Vous êtes sur la page 1sur 3192

Cet ouvrage est paru à l’origine aux Editions Larousse en 2003 ;

sa numérisation a été réalisée avec le soutien du CNL.


Cette édition numérique a été spécialement recomposée par
les Editions Larousse dans le cadre d’une collaboration avec la
BnF pour la bibliothèque numérique Gallica.
*Titre : *Grand dictionnaire de la philosophie / sous la dir. de Michel Blay

*Éditeur : *Larousse (Paris)

*Éditeur : *CNRS éd. (Paris)

*Date d'édition : *2003

*Contributeur : *Blay, Michel (1948-....). Directeur de publication

*Sujet : *Philosophie -- Dictionnaires

*Type : *monographie imprimée

*Langue : * Français

*Format : *XIII-1105 p. : couv. et jaquette ill. en coul. ; 29 cm

*Format : *application/pdf

*Droits : *domaine public

*Identifiant : * ark:/12148/bpt6k1200508p </ark:/12148/bpt6k1200508p>

*Identifiant : *ISBN 2035010535

*Source : *Larousse, 2012-129513

*Relation : * http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb39020257j

*Provenance : *bnf.fr

Le texte affiché comporte un certain nombre d'erreurs.


En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique
par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux
de reconnaissance obtenu pour ce document est de 100 %.

downloadModeText.vue.download 1 sur 1137

Cet ouvrage est paru à l’origine aux Editions Larousse en 2003 ;

sa numérisation a été réalisée avec le soutien du CNL.

Cette édition numérique a été spécialement recomposée par

les Editions Larousse dans le cadre d’une collaboration avec la

BnF pour la bibliothèque numérique Gallica.


downloadModeText.vue.download 2 sur 1137
downloadModeText.vue.download 3 sur 1137

Conception du projet et responsabilité éditoriale

Jean-Christophe Tamisier

Assistance et suivi d’édition

Myriam Azé, Marie Chochon, Tiphaine Jahier, Céline Poiteaux


Lecture-correction

Gilles Barbier

Conception graphique

Henri-François Serres-Cousiné

Composition et gravure

APS-Chromostyle

Fabrication

Nicolas Perrier

© Larousse / VUEF 2003

Toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle, par


quelque procédé que ce soit, du

texte et/ou de la nomenclature contenus dans le présent ouvrage, et qui


sont la propriété de

l’éditeur, est strictement interdite.

Distributeur exclusif au Canada : Messageries ADP, 1751 Richardson,


Montréal (Québec).

ISBN 2-03-501053-5
downloadModeText.vue.download 4 sur 1137

Présentation

▶ Ce Grand Dictionnaire de la philosophie s’efforce de passer en revue,


de manière à la fois

à la fois englobante et suffisamment détaillée, les origines, les


développements et les pro-

longements présents de la réflexion philosophique. Outre la présentation


de la philosophie

« pérenne » dans toute son extension occidentale, ont été


particulièrement mis en relief les

rapports de la philosophie et des sciences (« dures » et humaines et


sociales).

▶ Il est rendu compte sans parti pris ni exclusive de la cristallisation


progressive des notions

fondamentales et des principaux concepts opératoires. Une attention que


l’on a voulu aussi

scrupuleuse que possible à la complexité de l’histoire des idées, et que


renforce la présenta-

tion synthétique des principaux courants et doctrines significatives,


fait ressortir de manière

constamment référencée les problématiques récurrentes ou nouvelles. Tout


ce qui est ainsi

dégagé est enrichi par le jeu de va-et-vient ouvert entre ces entrées et
une abondante série de

textes d’auteurs, qui sont autant de « dissertations notionnelles » ou


de « mini-essais », stimulants

pour l’esprit et appelant la discussion. L’ensemble témoigne du


dynamisme de l’interrogation

philosophique, et tout le livre vise en somme à fonctionner comme une


authentique « machine

à philosopher ».

▶ Le public auquel cet ouvrage s’adresse se veut le plus large possible.


Il comprend les étu-

diants, les enseignants et chercheurs, mais aussi le grand public


cultivé conscient que le désir

de sens qui l’attire vers la philosophie doit être informé par un savoir
constitué, une juste

perception des jeux d’influence qui ont mené à la position actuelle des
questions et une sai-

sie exacte de la nature des débats et de leurs enjeux. L’ouvrage repose


ainsi sur un double

pari : 1) que ceux qui se forment ou se sont formés à l’étude de la


philosophie restent bien

convaincus de la nécessité de maîtriser l’ensemble du domaine, et que la


spécialisation n’a

de valeur qu’opérée sur fond d’une connaissance globale, permettant de


dépasser les pièges

de l’unilatéralisme et de la restriction des champs d’études ; 2) que


ceux qui sont intéressés

par le domaine peuvent sans technicité excessive accéder à une pratique


personnelle de la

philosophie qui aille bien au-delà de la consommation d’une certaine


philodoxie de consola-

tion, à mi-chemin entre le développement personnel chic et la


réactualisation de bons vieux

préceptes moraux.
▶ Les entrées notionnelles de l’ouvrage sont organisées de la manière
suivante : le libellé de la

notion est suivi généralement d’un aperçu étymologique, puis d’une


courte synthèse si la lon-
downloadModeText.vue.download 5 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

gueur et la complexité de l’entrée l’ont rendue souhaitable. Ensuite


viennent l’item ou les items

de traitement encyclopédique de la notion, précédé(s) de l’énoncé de la


ou des discipline(s)

concernée(s). La définition (en gras) est suivie d’un commentaire qui


met en scène les princi-

paux moments de l’histoire du concept et en précise le sens, et se


termine le cas échéant par

un paragraphe (marqué par ▶) qui souligne les enjeux actuels. Après la


signature de l’auteur
sont placés la liste des références signalées dans le texte par des
chiffres en exposant, et / ou

des conseils bibliographiques. Tout à la fin sont indiqués les renvois à


d’autres articles ou aux

dissertations en rapport avec l’item.

▶ Une entrée peut donc être mono thématique ou bien enchaîner plusieurs
items. Le prin-

cipe général a été de faire se succéder les items de philosophie


générale, en succession

chronologique (philosophie antique, puis médiévale, puis moderne, puis


contemporaine par

exemple) et les items spécialisés (par exemple, philosophie morale et


politique, épistémologie,

logique...).

▶ Le dictionnaire contient quelque onze cents entrées notionnelles et


présentations de cou-

rants et doctrines et soixante-dix dissertations. On trouvera page 1087


la liste des abréviations

utilisées pour caractériser les disciplines, et la liste générale des


entrées avec mention de leurs

signataires.

▶ Nous espérons que, tel qu’il est, avec ses qualités et inévitables
défauts, ce dictionnaire ren-

dra de réels services, et contribuera à sa manière et si modestement que


ce soit à affermir des

vocations et à maintenir à leur meilleur niveau les études


philosophiques. Et nous recueillerons

bien volontiers les avis et critiques des lecteurs et utilisateurs.

Jean-Christophe Tamisier
downloadModeText.vue.download 6 sur 1137

Avant-Propos

Aventures intellectuelles

« Mais l’obstacle numéro un à la recherche de la lumière,

c’est bien probablement la volonté de puissance,


le désir d’exhiber ses virtuosités ou de se ménager
un abri contre des objections trop évidentes.

La vérité est une limite, une norme supérieure aux individus ;


et la plupart d’entre eux nourrissent une

animosité secrète contre son pouvoir. »

André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la


philosophie, préface, PUF, Paris, 1926.

« C’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les
ouvrir, que de vivre sans
philosopher ; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue
découvre n’est point compa-
rable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu’on trouve
par la philosophie ;
et enfin cette étude est plus nécessaire pour régler nos moeurs, et nous
conduire en cette vie,
que n’est l’usage de nos yeux pour guider nos pas. » Cette phrase de
Descartes, tirée de la
lettre-préface qu’il adresse à l’abbé Picot, pour être placée en tête de
la traduction en français
des Principia philosophiae de 1644 (Principes de la philosophie, Paris,
1647), s’inscrit dans une
longue tradition où la philosophie s’est affirmée à la fois comme quête
de sagesse et souci de
connaissance, comme condition de possibilité de toute aventure
intellectuelle de chacun et de
l’humanité en tant qu’ils prennent conscience d’eux-mêmes.

En ce sens, l’entreprise philosophique commencée dans l’Antiquité, sur


le pourtour méditer-
ranéen, se donne comme une navigation indéfinie visant la vérité, la
recherche de la vérité,
dans la rencontre de soi avec soi. En cela, l’essentiel n’est donc pas
tant dans les systèmes
philosophiques, construits comme des monuments de la pensée, des
monuments assurément
très beaux, mais parfois un peu clos sur eux-mêmes, que dans les gestes
philosophiques, les
gestes créatifs, ceux qui produisent des concepts, qui ouvrent le monde
sur le monde. Tout
le sens de la démarche philosophique est à saisir dans la pensée en
marche, dans celle qui
se construit en s’interrogeant, toujours, dans la tension, jusqu’à
l’essentiel, jusqu’au silence.
Certains ont tendance, dans notre monde aux domaines d’études bien
séparés, à la vérité cir-
conscrite, où chacun est responsable de son pré carré, de ses méthodes
et de ses raisons, à
réduire la philosophie à une sorte de discipline qu’elle ne peut pas
vraiment être au regard des
divers champs disciplinaires ou même de ceux que constituent, depuis
quelques décennies,
downloadModeText.vue.download 7 sur 1137

les sciences humaines et sociales. La philosophie n’a pas vocation à


être une discipline, si ce
n’est du point de vue de l’étude de son histoire, mais plutôt à être une
discipline de l’esprit et
de la vie – et c’est en cela qu’aujourd’hui elle est parfaitement
insupportable et inadmissible :
mais précisément ne l’a-t-elle pas toujours été lorsqu’elle savait
échapper à l’académisme pour
retrouver son mouvement vers le haut, son indéracinable souci de vérité,
la plénitude de son

sens ?

Dans cette perspective, cet avant-propos ne peut avoir de justification


qu’en montrant le sens
qu’il y a, comme il y a eu, à philosopher, à poursuivre cette aventure
intellectuelle lancée
depuis plusieurs millénaires.

Poursuivre cette aventure intellectuelle, c’est précisément traverser


les champs du savoir, les
anciens comme les nouveaux, essayer les concepts, les déconstruire pour
les reconstruire et,
comme dans une sorte de geste de peintre cubiste, en saisir
simultanément les différentes
implications et la multiplicité des enjeux, pour vivre aujourd’hui,
c’est-à-dire vivre en pensant,
en ouvrant les yeux.

N’y a-t-il pas alors de lieu plus éclairant, plus propre à faire voir
toutes les choses du monde
qu’un dictionnaire ; feuilleter le monde – souvenirs d’enfance devant
les vieux Larousse – et
s’éblouir en découvrant des concepts ?

Le champ de la philosophie est vaste, vaste de tout ce qu’il y a à


penser ; et c’est en ce sens
qu’aujourd’hui la publication d’un dictionnaire s’impose. Elle s’impose,
en effet, d’abord pour
combler une lacune entre, d’une part, des ouvrages un peu anciens tels
que le remarquable
Vocabulaire technique et critique de la philosophie, mis au point par
André Lalande sous
l’égide de la Société française de philosophie, dans le premier quart du
xxe s., ou d’autres,
trop scolaires, ignorant les nouvelles avancées conceptuelles ; et,
d’autre part, ceux qui, trop
gros, trop techniques ou trop spécialisés, semblent comme se refuser et,
ignorant le quidam,
se referment sur leur savoir, comme dans un geste de mépris.

Nous nous sommes donc proposé dans ce Grand Dictionnaire de la


Philosophie de donner
une place significative, mais pas toute la place, à divers champs de
recherche et d’études
aujourd’hui en pleine réorganisation et dont il est nécessaire de
connaître les concepts et leur
enracinement historique pour les travailler, les penser et les juger.
Ainsi en est-il, par exemple,
des nouveaux chantiers que constituent les approches renouvelées de la
philosophie des
sciences et en particulier des sciences cognitives, approches mêlant
apports théoriques et
expérimentaux provenant de champs très divers. De même, la psychologie
du développement
comme la psychologie expérimentale ou les neurosciences, travaillées par
des analyses phi-
losophiques qui se situent autant dans la mouvance phénoménologique que
dans la tradition
analytique, dessinent, souvent contre les anciennes disciplines, de
nouveaux chemins qu’il
convient de regarder de très près pour éviter – le retour des ombres du
scientisme est toujours
possible – de voir se dissoudre définitivement la question du sujet, du
soi créateur. Il est bien
clair que ces études et la compréhension de leurs enjeux ne sont
possibles qu’en s’appuyant
sur un ensemble de connaissances scientifiques relevant de la logique,
des mathématiques,
de la physique et de la biologie. Les notions essentielles ont donc été
introduites dans ce dic-
tionnaire sans que, pour autant, ce dernier ait vocation à devenir un
dictionnaire spécialisé de
l’une ou de l’autre de ces sciences.

La philosophie de l’art (des arts) s’est aussi considérablement


renouvelée en associant les
approches spécifiques de la philosophie analytique et les analyses
d’orientation phénoménolo-
gique et ontologique. Il nous a donc semblé déterminant de donner une
large place à ces nou-
downloadModeText.vue.download 8 sur 1137

velles avancées, d’autant que, sur de nombreux points, elles rejoignent


les études cognitivistes

concernant, en particulier, la perception de l’espace, des couleurs, du


mouvement, etc. Ainsi,

l’oeuvre d’art, via les questions portant sur ce qu’il en est de


l’expérience esthétique, devient

comme un point de rencontre pour les réflexions relatives à l’analyse


des processus mentaux

et pour celles qui touchent aux enjeux culturels et symboliques.

La philosophie politique, longtemps dominée par la pensée d’orientation


marxiste, s’est ou-

verte, depuis quelques décennies, sur de nouveaux territoires. La


réflexion s’est développée

autour du débat sur ce que l’on peut appeler l’être en commun, les
droits de l’homme et du

citoyen, la question de la justice et de la gouvernance, la république.

À travers ces quelques exemples, et sans parler des discussions que


suscitent les avancées

récentes des sciences biologiques impliquant de réécrire, si l’on peut


dire, une éthique, c’est

l’ensemble des champs du savoir qui, aujourd’hui comme hier, requiert


l’exercice de la pensée

philosophique c’est-à-dire d’une pensée où chacun confronte, dans la


solitude, dans le silence,

dans l’isolement et dans la rigueur, sa pensée à d’autres manières de


penser. La mise en oeuvre

de cette pensée philosophique doit être amorcée de telle sorte que,


chacun, le quidam dont

nous parlions précédemment, puisse y entrer pour s’en nourrir et la


nourrir. C’est la raison

pour laquelle de petits essais, courts et percutants, des textes


d’auteurs, portant sur des ques-

tionnements d’intérêt général, relevant de ce qu’on nomme habituellement


les « grandes ques-

tions », ont été insérés dans le corps de ce dictionnaire. Ces essais ne


sont que des exemples,

des efforts de pensée, des signes vers la pensée de chacun, de chaque


lecteur, des signes qui

montrent qu’une pensée peut être construite, sérieusement construite et


reconstruite, ordon-
née, conceptuelle, bien référencée et ouverte sur le monde, pour tout le
monde ; de ce dic-

tionnaire, nous avons voulu faire, pour parler nettement, un instrument


de philosophie active.

En ce sens, la publication d’un tel dictionnaire, oeuvre collective


écrite et pensée par des

individus, tant par l’ensemble des définitions conceptuelles qu’il


offre, en les inscrivant dans

leur dimension historique, que par la mise en oeuvre de ces concepts


dans de brefs essais, n’a

pour but, à travers les divers champs de la réflexion philosophique, que


de tendre la main à

la pensée, que de l’aider à surgir, que de rendre à chacun, contre les


caricatures du savoir qui

s’affichent sur le devant de la scène, ces biens inaliénables que sont


la liberté intérieure et le

sens de la méditation.

* * *

Ce dictionnaire n’existerait pas sans les efforts, le travail, la


volonté farouche et, bien sûr – mais

cela va de soi –, les compétences de Fabien Chareix et de


Jean-Christophe Tamisier. Leur exi-

gence intellectuelle s’exprima à tout moment ; jamais ils ne voulurent


céder à la facilité. Je les

en remercie. Je tiens aussi à remercier les responsables des sections et


tous leurs collaborateurs

et collègues qui s’engagèrent dans cette entreprise, comme dans une


navigation au long cours

et qui, toujours, surent tenir le cap, en dépit, parfois, du gros temps


et des vents contraires. Je

ne voudrais pas non plus, dans ces remerciements, oublier tous ceux qui,
au quotidien, chez

Larousse, dans des conditions parfois très difficiles, donnèrent leur


temps et leur savoir avec

une immense générosité.

Quant aux imperfections et aux manques de ce dictionnaire, ils sont de


mon entière responsa-

bilité ; j’attends philosophiquement les critiques et les reproches.

MICHEL BLAY
downloadModeText.vue.download 9 sur 1137

Direction et auteurs de l’ouvrage

Direction d’ouvrage

Michel Blay

Comité scientifique

Michel Blay, Pierre-Henri Castel, Pascal Engel, Gérard Lenclud,


Pierre-François
Moreau, Jacques Morizot, Michel Narcy, Michèle Porte, Gérard Raulet

Suivi de la rédaction

Michel Blay, Fabien Chareix, Jean-Christophe Tamisier

Équipe interne de rédaction

Sébastien Bauer, André Charrak, Fabien Chareix, Clara Da Silva-Charrak,


Laurent

Gerbier, Didier Ottaviani, Elsa Rimboux

Ont collaboré à cet ouvrage

Olivier ABEL, Professeur, Faculté de théologie protestante,


Paris.

Jean-Paul AIRUT, Chercheur en histoire de la philosophie,


collaborant au centre Raymond de recherches politiques
(EHESS) et à l’Équipe internationale et interdisciplinaire de
philosophie pénale (Paris II).

Anne AMIEL, Professeur de philosophie en classes prépara-


toires, Lycée Thiers, Marseille.

Saverio ANSALDI, Maître de conférences associé en philoso-


phie, Université de Montpellier III.

Diane ARNAUD, Chargée de cours, Université de Paris III.

Anne AUCHATRAIRE, Responsable des scènes nationales et du


festival d’Avignon, direction de la musique, de la danse, du
théâtre et des spectacle, Ministère de la culture, Paris.

Benoît AUCLERC, Allocataire-moniteur normalien en philoso-


phie, Université de Lyon II.

Nicolas AUMONIER, Maître de conférences en histoire et philoso-


phie des sciences, Université de Grenoble I – Joseph-Fourier.

Anouk BARBEROUSSE, Chargée de recherches, CNRS, équipe


REHSEIS, Paris.

Sébastien BAUER, Directeur adjoint de l’Alliance française de


Sabadell, Espagne.

Raynald BELAY, Attaché de coopération et d’action culturelle,


Ambassade de France au Pérou.

Michel BERNARD, Professeur émérite d’esthétique théâtrale et

chorégraphique, Université de Paris VIII.

Michèle BERTRAND, Psychanalyste et Professeur de psychologie

clinique, Université de Franche-Comté.

Magali BESSONE, Allocataire-moniteur normalien en philoso-

phie, Université de Nice Sophia-Antipolis.

Alexis BIENVENU, Allocataire-moniteur normalien en philoso-


phie, Université de Paris I.

Jean-Benoît BIRCK, Professeur de philosophie, CNED, Vanves.

Michel BITBOL, Directeur de recherche, CNRS.

Michel BLAY, Directeur de recherche, CNRS.

André BOMPARD, Psychiatre, psychanalyste, ancien attaché des

Hôpitaux de Paris.

Vincent BONTEMS, Allocataire-moniteur, Université de Paris VII.

Jean-Yves BOSSEUR, Directeur de recherche, CNRS, et


compositeur.

Christophe BOURIAU, Maître de conférences en philosophie,


Université de Nancy II.
downloadModeText.vue.download 10 sur 1137

Isabelle BOUVIGNIES, Professeur de philosophie, Lycée Made-


leine Michelis, Amiens.

Laurent BOVE, Professeur de philosophie, Université de Picar-


die Jules-Verne.

Anastasios BRENNER, Maître de conférences en philosophie,


Université de Toulouse II – Le Mirail.

Fabienne BRUGÈRE, Maître de conférences en philosophie,


Université de Bordeaux III.

Jean-Michel BUÉE, Maître de conférences en philosophie,


IUFM de Grenoble.

Pierre-Henri CASTEL, Chargé de recherches, Institut d’Histoire


et de Philosophie des Sciences et des Techniques, CNRS,
Paris I.
Anne CAUQUELIN, Professeur émérite de philosophie, Univer-
sité de Paris X.

Jean-Pierre CAVAILLÉ, Maître de conférences, enseignant l’his-


toire intellectuelle, EHESS, Paris.

Fabien CHAREIX, Maître de conférences en philosophie, Uni-


versité de Lille I.

André CHARRAK, Maître de conférences en philosophie, Uni-


versité de Paris I.

Dominique CHATEAU, Professeur d’esthétique, Département


d’arts plastiques et sciences de l’art, Université de Paris I.

André CLAIR, Professeur de philosophie, Université de


Rennes I.

Françoise COBLENCE, Professeur de philosophie, Université de


Picardie Jules-Verne, Amiens.

Danièle COHN, Professeur de philosophie, EHESS, Paris.

Denis COLLIN, Professeur de philosophie, lycée Aristide


Briand, Évreux.

Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, Professeur de philosophie, Univer-


sité de Rennes I ; directrice, centre Marc-Bloch, Berlin.

Jean-Pierre COMETTI, Professeur de philosophie, Université de


Provence Aix-Marseille I.

Edmond COUCHOT, Professeur émérite, Arts et technologies de


l’image, Université de Paris VIII.

Cédric CRÉMIÈRE, Allocataire-Moniteur, Muséum national d’his-


toire naturelle, Paris.

Clara DA SILVA-CHARRAK, Professeur de philosophie, Lycée de


l’Essouriau, Les Ulis.

Jacques DARRIULAT, Maître de conférences en philosophie,


Université de Paris IV.

Olivier DEKENS, Chargé de cours, Université de Tours.

Natalie DEPRAZ, Maître de conférences en philosophie, Uni-


versité de Paris IV.

Olivier DOUVILLE, Membre de l’unité de recherche « médecine,


sciences du vivant, psychanalyse », Université de Paris VII.

Jacques DUBUCS, Directeur de recherches au CNRS et directeur


de l’IPHST, Paris I.

Jean-Marie DUCHEMIN, ancien élève de l’ENS de


Fontenay-Saint-Cloud.

Colas DUFLO, Maître de conférences en philosophie, Univer-


sité de Picardie Jules-Verne, Amiens.

Eric DUFOUR, Professeur de philosophie, T.Z.R., Bobigny.

Alexandre DUPEYRIX, Allocataire-moniteur normalien, ENS-


LSH, Lyon.

Pascal DUPOND, Professeur de première supérieure, Lycée St

Sernin, Toulouse.

Julien DUTANT, Allocataire-moniteur normalien, Université de


Paris IV.

Abdelhadi ELFAKIR, Maître de conférences en psychologie cli-


nique, Université de Bretagne occidentale, Brest.

Pascal ENGEL, Professeur de philosophie, Université de


Paris IV.

Raphael ENTHOVEN, Allocataire-moniteur normalien en philo-


sophie, Université de Paris VII.

Jean-Pierre FAYE, Philosophe.

Mauricio FERNANDEZ, Professeur, Université d’Antioquia, Me-


dellin, Colombie.

Wolfgang FINK, Maître de conférences en philosophie, Uni-


versité de Lyon II – Lumière.

Franck FISCHBACH, Maître de conférences en philosophie, Uni-


versité de Toulouse II – Le Mirail.

Jean-Louis FISCHER, Ingénieur de recherche, CNRS, Paris.

Denis FOREST, Maître de conférences en philosophie, Univer-


sité de Lyon III.

Marie-Claude FOURMENT, Professeur de psychologie de l’en-


fant, Université de Paris XIII.

Geneviève FRAISSE, Directrice de recherche au CNRS, députée


européenne.

Hélène FRAPPAT, Chargée de cours de philosophie, Université


de Paris III.

Pierre FRESNAULT-DERUELLE, Professeur, UFR Arts plastiques et


sciences de l’art, Université de Paris I.

Dalibor FRIOUX, Professeur de philosophie, Lycée Jean-Mou-


lin, Saint-Amand Montrond.

Frédéric GABRIEL, Chercheur, Université de Lecce, Italie.

Sébastien GALLAND, Professeur de culture générale en classes


préparatoires à Sciences Po., Saint-Félix, Montpellier.

Isabelle GARO, Professeur de philosophie, Lycée Faidherbe,


Lille.

Jean GAYON, Professeur, Université de Paris I.

Gérard GENETTE, Directeur d’études, CRAL, EHESS, Paris.

Laurent GERBIER, Maître de conférences en philosophie,


Aix-en-Provence.

Marie-Ange GESQUIÈRE, Aspirant chercheur, FNRS, Université


Libre de Bruxelles.

Cécile GIROUSSE, Professeur de philosophie, Lycée Claude Mo-


net, Paris ; chargée de cours, Université de Paris III.

Jean-Jacques GLASSNER, Directeur de recherche, CNRS (Labora-


toire « Archéologie et sciences de l’Antiquité », Paris.

Jean-Marie GLEIZE, Directeur du Centre d’études poétiques,


ENS, Lyon.

Jean-François GOUBET, Professeur de philosophie, Lycée Al-


fred Kastler, Denain.

Jean-Baptiste GOURINAT, Chargé de recherche, CNRS (Centre


de recherche sur la pensée antique), Paris.

Mathias GOY, Professeur de philosophie, Lycée Alain Colas,


Nevers.

Juliette GRANGE, Professeur de philosophie, Université de


Strasbourg.
downloadModeText.vue.download 11 sur 1137

Eric GRILLO, Maître de conférences, UFR communication, Uni-


versité de Paris III.

Laurent GRYN, Professeur de philosophie.

Xavier GUCHET, Attaché temporaire d’enseignement et de re-


cherche en philosophie, Université de Paris X – Nanterre.

Sophie GUÉRARD DE LATOUR, allocataire-moniteur normalien,


Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne.

Caroline GUIBET LAFAYE, Attachée temporaire d’enseignement


et de recherche, Université de Toulouse II – Le Mirail.

Antoine HATZENBERGER, allocataire moniteur normalien en phi-


losophie, Université de Paris IV.

Nathalie HEINICH, Directeur de recherches, CNRS, Paris.

Yves HERSANT, Directeur d’études, EHESS, Paris.

Jacques d’HONDT, Professeur émérite en philosophie, Univer-


sité de Poitiers.
Annie HOURCADE, Professeur de philosophie, Lycée
R. Doisneau, Corbeil-Essonnes.

Bérengère HURAND, Allocataire couplée en philosophie, Uni-


versité François-Rabelais, Tours.

Frédérique ILDEFONSE, Chargée de recherche, CNRS (Histoire


des doctrines de l’Antiquité et du haut Moyen Âge), Villejuif.

Nicolas ISRAEL, Attaché temporaire d’enseignement et de re-


cherche, Université de Lyon III.

André JACOB, Professeur émérite de philosophie, Université de


Paris X – Nanterre.

Pierre JACOB, Directeur de recherches au CNRS et directeur de


l’Institut Jean Nicod, CNRS.

Tiphaine JAHIER, Doctorante en philosophie.

Vincent JULLIEN, Professeur de philosophie, Université de Bre-


tagne occidentale, Brest.

Bruno KARSENTI, Maître de conférences en philosophie, Uni-


versité de Paris I.

Mathieu KESSLER, Maître de conférences en philosophie, IUFM


d’Orléans-Tours.

Étienne KLEIN, Physicien, CEA.

Mogens LAERKE, Doctorant en philosophie, Université de Pa-


ris IV – Sorbonne.

Michel LAMBERT, Assistant, Centre De Wulf Mansion, Université


catholique de Louvain.

Fabien LAMOUCHE, Allocataire-moniteur normalien, Université


de Rouen.

Valéry LAURAND, Attaché temporaire d’enseignement et de


recherche, Université de Bordeaux III.

Guillaume LE BLANC, Maître de conférences en philosophie,


Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne.

Jérôme LÈBRE, Professeur de philosophie, Lycée Olympe de


Gouges, Noisy-le-Sec.

Céline LEFÈVE, Attachée temporaire d’enseignement et de re-


cherche, Université de Bourgogne, Dijon.

Jean LEFRANC, Professeur émérite de philosophie, Université


de Paris IV.

Gérard LENCLUD, Directeur de recherches au C.N.R.S., Labora-


toire d’anthropologie sociale, Paris.

Jacques LE RIDER, Professeur, EPHE, Paris.


Véronique LE RU, Maître de conférences, Université de Reims.

Françoise LONGY, Maître de conférences en philosophie des

sciences, Université Marc-Bloch, Strasbourg.

Pascal LUDWIG, Maître de conférences en philosophie, Univer-


sité de Rennes I.

Fosca MARIANI ZINI, Maître de conférences en philosophie,


Université de Lille III.

Claire MARIN, Attachée temporaire d’enseignement et de re-


cherche, Université de Nice.

Eric MARQUER, Attaché temporaire d’enseignement et de re-


cherche, ENS-LSH, Lyon.

Olivier MARTIN, Maître de conférences en sociologie, Univer-


sité de Paris V.

Marianne MASSIN, Professeur de philosophie, ENSAAMA, Paris.

Florence de MÈREDIEU, Maître de conférences, UFR Arts plas-


tiques et sciences de l’art, Université de Paris I.

Marina MESTRE ZARAGOZA, Attachée temporaire d’enseignement


et de recherche, Institut d’études Ibériques, Université de
Paris IV.

Christian MICHEL, Prag en philosophie, Université d’Amiens.

Marie-José MONDZAIN, Directeur de recherches, CNRS (Com-


munication et politique).

Jean-Maurice MONNOYER, Maître de conférences en philoso-


phie, Université Pierre Mendés-France, Grenoble.

Michel MORANGE, Professeur de biologie, ENS (Ulm), Paris VI.

Pierre-François MOREAU, Professeur de philosophie, ENS –


LSH, Lyon.

Jacques MORIZOT, Professeur, Département d’arts plastiques,


Université de Paris VIII.

Jean-Marc MOUILLIE, Prag en philosophie, Faculté de Méde-


cine, Angers.

Gilles MOUTOT, Attaché temporaire d’enseignement et de re-


cherche, Université de Montpellier III – Paul-Valéry.

Michel NARCY, Directeur de recherche, CNRS (Histoire des


doctrines de la fin de l’Antiquité et du Haut Moyen Âge),
Villejuif.

Sophie NORDMANN, Allocataire-moniteur normalien, Université


de Paris IV.
Philippe NYS, Maître de conférences, Université de Paris VIII.

Michel ONFRAY, Philosophe.

Didier OTTAVIANI, Enseignant-chercheur, Université de Mon-


tréal, Québec.

Jean-Paul PACCIONI, Professeur de philosophie, Lycée Jean


Monnet, Franconville, lycée Hoche, Versailles.

Élizabeth PACHERIE, Chargée de recherche au CNRS, Paris.

Marc PARMENTIER, Maître de conférences en philosophie, Uni-


versité de Lille.

Charlotte de PARSEVAL, Titulaire d’un DEA de philosophie mo-


rale et politique.

Marie-Frédérique PELLEGRIN, Maître de conférences, Université


de Lyon III – Jean Moulin.

Isabelle PESCHARD, Doctorante en philosophie des sciences,


École doctorale de l’École Polytechnique, Paris.

Alain PEYRAUBE, Directeur de recherche, CNRS, EHESS, Paris.

Emmanuel PICAVET, Maître de conférences en philosophie,


Université de Paris I.
downloadModeText.vue.download 12 sur 1137

10

Mazarine PINGEOT, Allocataire-moniteur normalien, Université


d’Aix-Marseille.

Marie-Dominique POPELARD, Professeur de logique et philoso-


phie de la communication, Université de Paris III.

Michèle PORTE, Psychanalyste, professeur des Universités,


Université de Bretagne occidentale, Brest.

Roger POUIVET, Professeur de philosophie, Université de


Nancy II.

Julie POULAIN, Professeur de philosophie, Lycée Louise-Michel,


Gisors.

Dominique POULOT, Professeur, École du Louvre, Paris.

Jean-Jacques RASSIAL, Psychanalyste, professeur, Paris, Aix-


Marseille, Sao Paulo.

Paul RATEAU, Ancien élève ENS Fontenay.

Gérard RAULET, Professeur de philosophie, ENS-LSH, Lyon.

Olivier REMAUD, Chercheur, Fondation Alexander von Hum-


boldt, centre Marc-Bloch, Berlin.
Emmanuel RENAULT, Maître de conférences en philosophie,
ENS – LSH, Lyon.

Julie REYNAUD, Chargée de cours d’esthétique en Arts plas-


tiques, Université de Montpellier III.

Elsa RIMBOUX, Professeur de philosophie, Lycée Roumanille,

Nyons.

Denys RIOUT, Professeur, Université de Paris I.

Rainer ROCHLITZ, chercheur, CNRS, EHESS, Paris.

Christophe ROGUE, Professeur de philosophie, Lycée Per-


seigne, Mamers.

Georges ROQUE, Directeur de recherches, CNRS (CRAL),


EHESS, Paris.

François ROUSSEL, Professeur de philosophie en classes prépa-


ratoires, Lycée Carnot, Paris.

Pierre SABY, Maître de conférences en musicologie, Université


de Lyon II – Lumière.

Baldine SAINT-GIRONS, Maître de conférences en philosophie,


Université de Paris X.

Anne SAUVAGNARGUES, Prag, ENS-LSH, Lyon.

Jean-Marie SCHAEFFER, Directeur de recherches, directeur du


CRAL, CNRS, EHESS, Paris.

Alexander SCHNELL, Maître de conférences, Université de


Poitiers.

François-David SEBBAH, Prag, Université de technologie de


Compiègne.

Jean SEIDENGART, Professeur de philosophie, histoire des


sciences et épistémologie, Université de Reims.

Michel SENELLART, Professeur, ENS-LSH, Lyon.

Daniel SERCEAU, Professeur, Université de Paris I.

Pascal SÉVERAC, ATER, Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne.

Philippe SIMAY, Professeur de philosophie en école


d’architecture.

Suzanne SIMHA, Professeur de philosophie en première supé-


rieure, Lycée Cézanne, Aix-en-Provence.

André SIMHA, Inspecteur d’académie – Inspecteur pédago-


gique régional de philosophie (académie d’Aix-Marseille).

Hourya SINACEUR, Directeur de recherche, CNRS, Paris.


Igor SOKOLOGORSKY, Professeur de philosophie, Collège Royal,

Rabat, Maroc.

Léna SOLER, Maître de conférences en philosophie, IUFM,


Nancy.

Jean-Luc SOLÈRE, Chargé de recherche, CNRS (centre d’étude


des religions du Livre), Villejuif, ; chargé de cours, Université
libre de Bruxelles, Université catholique de Louvain.

Sylvie SOLÈRE-QUEVAL, Maître de conférences en philosophie


de l’éducation, Université de Lille III.

Gérard SONDAG, Maître de conférences en philosophie, Uni-


versité Blaise Pascal, Clermont-Ferrand.

François SOULAGES, Professeur de philosophie, Département


d’arts plastiques, Université de Paris VIII.

Jacques SOULILLOU, Chargé de mission, Ministère des Affaires


étrangères.

Wiktor STOCZKOWSKI, Maître de conférence, EHESS, Paris.

Ariel SUHAMY, Professeur de philosophie, CNED.

Jean TERREL, Professeur des Universités, professeur à l’UFR

de philosophie, Université de Bordeaux III – Michel de

Montaigne.

Patrick THIERRY, Professeur de philosophie, IUFM, Versailles.

Christelle THOMAS, Élève, ENS-LSH, Lyon.

Jean-Marie THOMASSEAU, Professeur, Département d’études

théâtrales, Paris VIII.

Claudine TIERCELIN, Professeur de philosophie, Université de

Paris XII.

Arnaud TOMÈS, Professeur de philosophie, Lycée Marc-Bloch,

Bischeim.

Jean-Marie VAYSSE, Professeur de philosophie, Université de

Toulouse II – Le Mirail.

Denis VERNANT, Professeur de philosophie, Université de

Grenoble II.

Bernard VOUILLOUX, Professeur, Département de littérature,


Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne.
Ghislain WATERLOT, Maître de conférences de philosophie,

IUFM, Grenoble.

Gérard WORMSER, Chargé de mission, ENS-LSH, Lyon ; maître


de conférences, IEP, Paris.

Carole WRONA, Chargée de cours, Université de Paris III.

Jean-Claude ZANCARINI, Maître de conférences en philosophie,


ENS-FCL, Lyon.
downloadModeText.vue.download 13 sur 1137
downloadModeText.vue.download 14 sur 1137
downloadModeText.vue.download 15 sur 1137

ABDUCTION
Du latin abducere, « tirer », et de l’anglais abduction.

PHILOS. CONN., LOGIQUE

Terme introduit par C. S. Peirce pour désigner le pro-


cessus de formation des hypothèses.

Peirce 1 appelle « abduction » un processus créatif de forma-


tion des hypothèses, par des raisonnements du type : le fait
surprenant C est observé ; mais si A était vrai, C irait de
soi ; il y a donc des raisons de soupçonner que A est vrai.
L’abduction se distingue de la déduction et de l’induction
quantitative, qui généralise à partir du particulier, mais elle
est proche de l’induction qualitative, qui comporte un élé-
ment de « devinette » (guessing). C’est une inférence « amplia-
tive », qui augmente notre connaissance, une des espèces de
l’épagôgè aristotélicienne. Inférence logique, l’abduction est
aussi liée à l’instinct : elle permet de deviner, et de deviner
juste. Introduisant à des idées nouvelles, elle a valeur expli-
cative, d’où son importance, aux côtés de la déduction et
de l’induction auto-correctrice, dans l’économie (réaliste) de
la recherche et de la connaissance, qui reste foncièrement
conjecturale et faillible.

▶ En philosophie des sciences, Popper 2 a repris la notion

d’abduction comme élément essentiel de la logique de la


découverte scientifique. On la désigne souvent sous le nom

d’ « inférence à la meilleure explication ». Ce type de raison-


nement a été particulièrement étudié en Intelligence artifi-
cielle, où il sert en particulier aux méthodes d’inférences à
partir de diagnostics.

Claudine Tiercelin

✐ 1 Peirce, C. S., Collected Paper, (8 vol.), Harvard University


Press, 1931-1958.

2 Popper, K., Conjectures et réfutations, trad. Complexe, 1986.


Voir-aussi : Charniak, E., et McDermott, D., Artificial Intelli-
gence, Addison Wesley, New York, 1985.

! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), CONJECTURE, HYPOTHÈSE,


INDUCTION

ABRÉACTION

D’après l’allemand Abreagieren, néologisme créé par Freud et Breuer


(1892), composé de reagieren, « réagir », et de ab- marquant la diminu-
tion, la suppression.

PSYCHANALYSE

Réaction émotionnelle par laquelle l’affect lié au sou-


venir d’un événement traumatique est exprimé et liquidé.

Si cette réaction (rage, cris, pleurs, plaintes, récit...) est répri-

mée, les affects sont « coincés » (eingeklemmt) 1, et les repré-


sentations qui leur sont liées, interdites d’oubli. Elles risquent
alors de devenir pathogènes (trauma).

Si l’abréaction thérapeutique des affects est le but pour-


suivi par la méthode dite cathartique, la cure analytique lui
accorde un rôle moindre, privilégiant l’élaboration par le lan-
gage, dans lequel « l’être humain trouve un équivalent de
l’acte », et grâce auquel « l’affect peut être abréagi à peu près

de la même façon » 2.

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Über den psychischen Mechanismus hysterischer


Phänomene, 1892, G.W. I ; le Mécanisme psychique des phé-
nomènes hystériques, in Études sur l’hystérie, PUF, Paris, p. 12.

2 Ibid., pp. 5-6.

! AFFECT, DÉCHARGE, ÉLABORATION, RÉPÉTITION, TRANSFERT

ABSOLU

Du latin absolutus, de absolvere « détacher, délier » et « venir à bout de


quelque chose, mener quelque chose à son terme, parfaire ». Le terme
absolutus signifie une relation, quand bien même cette relation serait
négation de la relation.

Ignoré par l’Antiquité grecque, le terme est d’abord utilisé sous forme
adjective, puis substantivé pour devenir le concept central de l’idéalisme
allemand. L’adjectif est également employé, depuis le XVIe s., pour
qualifier
des théories politiques dites absolutistes. Aux yeux de leurs auteurs, la
souveraineté de l’État doit être absolue, sinon elle n’est pas. Le
souverain
est ainsi délié de toutes entraves légales, religieuses ou traditionnelles,
sans toutefois que sa souveraineté contredise nécessairement la liberté
individuelle. Lorsque chaque individu transfère à la société toute la puis-
sance qui lui appartient, de façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes
choses un droit souverain, la société alors formée est une démocratie,
downloadModeText.vue.download 16 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

14

c’est-à-dire l’union des hommes en un tout, ayant un droit souverain


collectif sur tout ce qui est en son pouvoir. La souveraineté absolue n’est
pas, par conséquent, intrinsèquement monarchique.

GÉNÉR.

Ce qui se soustrait à tout rapport, à toute limitation.

C’est l’inconditionné.

L’absolu est l’indéterminé

Étant négation de tout rapport, l’absolu échappe à toute


détermination particulière et, par conséquent, à toute défi-
nition. Pour ces raisons il est nécessairement unique et se

soustrait au discours, à tous les noms – y compris divins –

par lesquels on voudrait le saisir. Le discours sur l’absolu

s’épuise dans une série indéfinie de négations, le désignant

comme l’indéterminé, l’incomposé, l’informe ou l’absolument

inconnaissable.

Cette appréhension strictement négative de l’absolu

s’épuise, comme le montre Hegel, dans la contradiction de

son propre objet, puisque force est d’admettre que l’absolu,


en lui-même, n’est rien, rien de ce qui est. L’être absolument
indéterminé est pur néant 1.

L’absolu est l’être en tant que tel

La détermination négative et aporétique de l’absolu oblige


à en chercher une détermination positive. L’attribution de
l’adjectif « absolu », dans le latin médiéval, est double. Il
concerne soit une forme ou une propriété quelconque, soit
l’être comme tel.

Lorsque l’absoluité concerne l’être et en accompagne les


déterminations, elle caractérise positivement le divin. Ainsi,
« l’être dit tout simplement et absolument s’entend du seul

être divin » 2. La conjonction de l’absolu et du divin s’opère,


dans ce cas, au sein de l’ontologie. Le terme « absolu » qua-
lifie alors, positivement, l’être lui-même, l’être pris dans son
emploi absolu, c’est-à-dire l’être de ce qui subsiste par soi,
et même l’être subsistant par soi. L’être et l’étant coïncident
alors. L’absolu est l’étant qui se suffit à soi-même et à quoi
tout le reste doit d’être, c’est-à-dire ce qui est absolument ou
l’absolument étant, mais, toujours, il se constitue moyennant
une opposition à un terme moins essentiel ou secondaire. Il

se trouve, donc, inscrit dans une relation à un autre, dans une


relation à son autre.

L’absolu est sujet

La préservation de l’absoluité, au sein de cette opposition,


n’est possible que si la relation à l’autre est intégrée dans
cette absoluité. L’absolu est absolument lui-même, lorsque

la relation à l’autre est comprise dans le même et se trouve,

alors, surmontée. Seule la structure du « sujet », au sens mo-


derne, c’est-à-dire du « soi » de la conscience de soi actualise
cette relation à l’autre, cette négation radicale.

L’esprit, le concept, conformément à sa détermination


hégélienne, est précisément ce qui fait abstraction de tout
ce qui lui est extérieur et de sa propre extériorité, c’est-à-
dire de son individualité immédiates 3. Il supporte la négation
de cette dernière. Cette absolue négativité du concept est ce
par quoi la liberté et, par conséquent, le soi se définissent.
La négativité est alors sans restriction et telle que le concept
n’a rien hors de soi. Sa négativité s’identifie à son identité
autarcique à soi-même, de telle sorte que l’absolu est, au sens
hégélien, esprit. L’interprétation de l’absoluité comme l’abso-

lument étant s’infléchit vers le soi, qui est absolu, parce qu’il

a converti toute relation à l’autre en relation à soi.

▶ L’absolu n’est donc pas un concept vide ou contradictoire,


comme sa détermination négative au titre de l’absolument
indéterminé le suggère. Il consiste en un processus de néga-

tion infini, qui porte en lui-même tout ce qui lui est autre, le

fini, le déterminé, le différencié. Ainsi, l’absolu n’a de rapport


à lui-même que comme totalité des déterminations possibles

qu’il pose, nie et reprend en lui.

Caroline Guibet Lafaye


✐ 1 Hegel, G. W. Fr., Science de la logique, t. 1, livre 1, « L’être »,
Aubier, Paris, 1976, p. 58.

2 Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate, Vrin,

Paris, 1983, 2, 3.

3 Hegel, G. W. Fr., Encyclopédie des sciences philosophiques,

t. III, Philosophie de l’esprit, § 382, Vrin, Paris, 1988, p. 178.

Voir-aussi : Aristote, Métaphysique, Vrin, Paris, 1991.

Fichte, J. G., Doctrine de la science 1801-1802, Vrin, Paris, 1987.


Hegel, G. W. Fr., Science de la logique, trad. P.-J. Labarrière et
G. Jarczyk, Aubier, Paris, 1976, 1978, 1981.

Heidegger, M., Chemins qui ne mènent nulle part, « Hegel et son


concept d’expérience », Gallimard, « Tel », Paris, 1962.

Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Aubier,


Paris, 1997.

Schelling, Fr. W. J., le Système de l’idéalisme transcendantal,


Louvain, Peeters, 1978.

! DIEU

« Y a-t-il un mal absolu ? »

ABSTRACTION

Du latin abstractio, « action d’extraire, d’isoler et son résultat ».

Dans le contexte de la reprise médiévale d’Aristote, l’aphairesis se trouve

hissée à la valeur d’une véritable catégorie philosophique qui permet en

particulier de mieux articuler, dans le jugement, individualité et univer-

salité. La critique de l’abstraction est faite par l’idéalisme allemand,


bien

après la révolution galiléenne qui en fait un critère d’établissement des

lois. Hegel oppose l’abstrait à l’effectif en des termes qui marquent dura-

blement l’ensemble des doctrines philosophiques nées sur les débris de

l’idéalisme absolu – marxisme compris.

PHILOS. ANTIQUE

Opération de l’esprit qui consiste à séparer d’une re-

présentation ou d’une notion un élément (propriété ou re-

lation) que la représentation ne permet pas de considérer

à part ; résultat de cette opération.

La notion d’abstraction a été élaborée une fois pour toutes

par Aristote. Dans le Traité de l’âme, il explique comment,

par une opération d’abstraction, l’esprit passe de la repré-

sentation d’un nez camus à la pensée de la concavité, qualité

d’un nez considérée séparément de la chair. C’est ainsi que


les objets mathématiques sont pensés comme séparés de la
matière, alors qu’en réalité ils n’ont pas d’existence séparée 1 :
ils sont eux-mêmes des objets abstraits, ou abstractions. Si
Aristote prolonge cette analyse en une critique des Idées pla-
toniciennes 2, la notion d’abstraction joue un rôle important
dans sa propre doctrine. De même que la quantité, tout ce
qui entre sous les catégories autres que celle de substance
(qualités, relations, etc.) est pensé par abstraction. C’est aussi
par abstraction que chaque science délimite son objet propre,
à commencer par la science de l’être en tant qu’être ou phi-

losophie première 3.
downloadModeText.vue.download 17 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

15

▶ La querelle des universaux (genre, espèce, différence,


propre et accident sont-ils de simples abstractions, comme le
penseront les nominalistes, ou, à titre de « causes » des êtres
individuels, ont-ils une existence propre ?) est un cas particu-
lier d’une controverse plus générale sur les idées abstraites,
qui traverse toute l’histoire de la philosophie.

Annie Hourcade

✐ 1 Aristote, Traité de l’âme, III, 7, 431 b 12-17 ; Métaphysique,


XI, 3, 1061 a 28-b3 ; Physique, II, 2, 193 b 22-194 a 12.

2 Aristote, Métaphysique, XIII, 1, 1076 a 18-19.

3 Ibid., XI, 3, 1061 b 3-5 ; IV, 1, 1003 a 21-26.

! CONCEPT, EIDOS, FORME, IDÉE, MATIÈRE, UNIVERSAUX

PHILOS. MODERNE

Après le XVIIIe s., les termes « abstrait » et « abstrac-


tion » prennent un sens en partie péjoratif, dans des philo-
sophies qui mettent l’accent sur la totalité, le devenir ou
la vie.

Chez Hegel, le moment de l’abstraction représente l’étape


de l’entendement dans le devenir de l’Esprit. L’attitude phi-
losophique qui lui correspond dans la Phénoménologie est
le dogmatisme. À la reproduction du réel sous la forme du
« concret pensé » par la « méthode qui consiste à s’élever de
l’abstrait au concret », Marx oppose « le procès de la genèse du
concret lui-même » ; les catégories ne peuvent exister autre-
ment « que sous forme de relation unilatérale et abstraite d’un

tout concret, vivant, déjà donné » 1. Pour Bergson, l’abstraction


arrache les idées à leur état naturel pour les dissocier en les
faisant pénétrer dans le cadre du langage. « Cette dissociation
des éléments constitutifs de l’idée, qui aboutit à l’abstraction,
est trop commode pour que nous nous en passions dans la

vie ordinaire et même dans la discussion philosophique » 2. Ce


phénomène est donc nécessaire ; mais il est source d’erreur si
nous croyons que cette dissociation nous livre l’idée concrète
telle qu’elle est dans la durée.
▶ Dans de telles problématiques, au moins dans leur forme
originelle, il s’agit moins de discréditer l’abstraction que d’en
indiquer les limites ou les conditions de validité.

Pierre-François Moreau

✐ 1 Marx, K., Introduction à la Critique de l’économie politique.

2 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience,

ch. II.

MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.

Formation d’une idée par distinction, discrimination,

dissociation, séparation, ou réunion des éléments com-


muns à plusieurs instances.

L’abstraction désigne à la fois la procédure cognitive qui ex-


trait un trait commun de propriétés particulières et le produit
de cette procédure, l’idée abstraite. En ce sens, le problème
de l’abstraction est le même que celui des universaux, et peut
recevoir trois grands types de solutions : le réalisme platoni-
cien, qui sépare les abstraits de leurs instances ; le concep-
tualisme réaliste aristotélicien et thomiste, selon lequel les
abstraits sont dans l’esprit et dans les choses (abstrahentium
non est mendacium : abstraire ce n’est pas mentir) ; et le
nominalisme, qui refuse d’hypostasier les idées abstraites et
les réduit à des signes.

▶ La querelle des idées abstraites, qui opposa Berkeley 1 à


Locke 2, traverse toute l’histoire de la philosophie. Elle est

particulièrement vive en philosophie des mathématiques, et

a ressurgi à la fin du XIXe s. avec l’idée de définition des

nombres par abstraction chez Dedekind 3 et Russell 4, et dans


les systèmes de construction du monde à partir du sensible
chez Carnap et Goodman.

Claudine Tiercelin

✐ 1 Berkeley, G., Principes de la connaissance humaine, Flam-


marion, Paris, 1991.

2 Locke, J., Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, Vrin,


Paris, 1970.

3 Dedekind, R., Was sind und was sollen die Zahlen ? trad. Ana-
lytica 12-13, Bibliothèque d’Ornicar, 1979.

4 Russell, B., et Whitehead, A. N., Principia Mathematica, Cam-


bridge, 1910.

Voir-aussi : Laporte, R., le Problème de l’abstraction, Alcan, Paris,


1946.

Vuillemin, J., la Logique et le monde sensible, Flammarion, Paris,


1971.

! ABSTRAIT, CONCEPTUALISME, MATHÉMATIQUES, PLATONISME,


UNIVERSAUX

LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES

Opération (ou produit de cette opération) consistant

à sélectionner une propriété sur un objet ou sur un en-


semble d’objets, pour la considérer isolément.

Dans les sciences en général, l’abstraction remplit deux fonc-


tions principales : elle isole certaines propriétés dans les ob-
jets pour en simplifier l’étude ; et elle permet de généraliser
certaines propriétés à des ensembles d’objets équivalents.

C’est notamment en logique (à distinguer des analyses


psychologiques) que le procédé d’abstraction fut étudié. Les
travaux de Frege, Dedekind, Cantor, Peano et Russell per-
mirent d’en proposer une formalisation rigoureuse. Suivis
par Whitehead et Carnap, ces auteurs cherchèrent les règles

strictes permettant de regrouper en classes (ou en concepts,


ensembles, etc., en fonction du contexte) des éléments parta-

geant une certaine propriété. Cette propriété est alors appe-


lée une « abstraite ». C’est ainsi « par abstraction » que Russell
définit le concept de « nombre » (selon lequel « le nombre
d’une classe est la classe de toutes les classes semblables à

une classe donnée »1), puis les concepts d’ordre, de grandeur,

d’espace, de temps et de mouvement.

Comme le résume J. Vuillemin 2, la « définition par abstrac-


tion » chez Russell, inspirée de Frege et Peano, se déroule en

quatre moments : 1) on se donne un ensemble d’éléments ;

2) on définit sur cet ensemble une « relation d’équivalence »


(relation réflexive, transitive et symétrique) ; 3) cette relation
partitionne l’ensemble donné en « classes d’équivalence » ;
4) « l’abstrait » est alors une propriété commune à tous les
éléments de l’une de ces classes d’équivalence. L’originalité
de Russell consiste à ajouter un cinquième moment, le « prin-
cipe » d’abstraction proprement dit, qui sert à garantir l’« uni-
cité » de la propriété obtenue.

Ces recherches métamathématiques sur l’abstraction


obéissaient, chez Russell, à un projet philosophique : montrer
que les mathématiques sont fondées sur la logique.

Après les désillusions sur ces tentatives logicistes, l’abs-


traction fut mobilisée à nouveau frais par A. Church, en 1932,
pour fonder les mathématiques sur le concept de « fonction »
(envisagé, cette fois, d’un point de vue « intensionnel », et
non plus « extensionnel »). C’est dans cette perspective qu’est

né le « lambda-calcul » 3, qui formalise les règles permettant


downloadModeText.vue.download 18 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

16

d’« abstraire » les fonctions, au moyen de l’opérateur lambda


(λ), à partir des expressions servant à les expliciter.

Là encore, l’entreprise fondationnelle a échoué. Mais cette


théorie s’est révélée très féconde d’un point de vue opéra-
toire. Elle a, en effet, pour but de considérer et de travailler
sur les fonctions « en elles-mêmes », comme pures « règles »
(et non comme « graphes »), indépendamment des valeurs
qu’elles prennent pour chaque argument. On peut ainsi
étudier directement les propriétés les plus générales de ces
fonctions, notamment leur calculabilité. L’abstraction devient

ainsi un véritable outil mathématique, et non plus seulement


métamathématique.

L’abstraction a, en outre, été étudiée d’un point de vue


psychologique. Amorcée dès l’âge classique, principalement
par les empiristes, cette étude a été profondément renouvelée
par J. Piaget, qui en a examiné le fonctionnement selon des
méthodes proprement expérimentales, et non plus seulement
d’un point de vue introspectif ou spéculatif 4. L’abstraction
« réfléchissante » (c’est-à-dire « seconde », par différence avec
l’abstraction « empirique », qui porte sur les classes d’objets,
et non sur les opérations exercées sur ces objets) naît, selon
Piaget, dans la prise de conscience par l’enfant de la coordi-

nation de ses gestes. Cela fournit, selon lui, la base psycholo-

gique de l’abstraction formelle.

▶ Les procédures abstractives représentent aujourd’hui un

domaine florissant de recherche en informatique, en ma-

thématiques et en sciences cognitives, car elles permettent

de gagner en généralité et en constructivité dans toutes les

études portant sur les propriétés communes à des ensembles

d’objets. L’abstraction est également travaillée actuellement


en « logique floue ».

Alexis Bienvenu
✐ 1 Russell, B., The Principles of Mathematics (1903), Routle-
dge, Londres, 1992, § 111, p. 115.

2 Vuillemin, J., la Logique et le Monde sensible, études sur les


théories contemporaines de l’abstraction, Flammarion, Paris,

1971, p. 31.

3
Church, A., The Calculi of Lambda Conversion, Princeton Uni-
versity Press, 2e éd. 1951.

4 Piaget, J. (dir.), Recherches sur l’abstraction réfléchissante,


PUF, Paris, 1977.

Voir-aussi : Barendregt, H. P., The Lambda Calculus, North Hol-


land P. C., Amsterdam, éd. rev. 1984.

Frege, G., les Fondements de l’arithmétique, recherche logico-


mathématique sur le concept de nombre (1884), trad. C. Imbert,

Seuil, Paris, 1970.

Geach, P., Mental Acts. Their Content and Their Objects, Routle-
dge and Kegan Paul, Londres, 1957.

! ABSTRAIT, CALCUL, CONCEPT, EXTENSION, FONCTION,


RÉCURSIVITÉ

ESTHÉTIQUE

Conception de l’art qui trouve sa justification en dehors


de toute référence à la réalité sensible et met délibéré-
ment l’accent sur les composantes plastiques. REM. Le
terme s’est conservé en dépit des résonances négatives
déplorées par les premiers défenseurs de l’abstraction ; au-
cun des termes alternatifs proposés (art concret, art réel,

etc.) n’a prévalu.

Toute oeuvre d’art est une abstraction : des analystes rigou-


reux ont prétendu à juste titre que chaque représentation
procédait d’une abstraction – stricte définition de l’opération
mentale grâce à laquelle l’artiste opère des choix en fonction

de ses intentions et de la nature de son art spécifique 1. Ainsi,


le dessinateur se distingue du cordonnier précisément parce
qu’il ne fabrique pas une chaussure, mais nous en donne à
voir certains aspects, jamais tous. Ceux qui raisonnent ainsi
voient dans l’abstraction une condition générale de toute acti-
vité artistique, et ils préconisent l’usage de la locution « art
non figuratif » pour désigner les réalisations qui renoncent
volontairement à tisser des liens de ressemblance entre les

formes créées et celles du monde extérieur, telles qu’elles


sont perçues par l’intermédiaire de nos sens. Cette distinction

demeure valide, du point de vue philosophique, mais l’usage

courant a retenu le terme abstraction pour qualifier des réa-

lisations qui rompent délibérément avec l’antique nécessité

d’un recours à la mimèsis. Ainsi comprise, la notion d’art abs-

trait n’a de sens que dans un contexte où la représentation,

aussi déformée ou allusive qu’elle puisse paraître, semblait


s’imposer comme une nécessité absolue. C’est pourquoi elle

apparut et se développa au sein des arts plastiques, voués à

l’imitation, une imitation considérée sinon comme but ultime,

du moins comme un moyen indispensable.

Tournant historique

et approfondissement réflexif

Dans cette perspective, l’abstraction – ou non-figuration –

constitue une rupture majeure, et les débats auxquels elle


donna lieu attestent de la violence du séisme qu’elle provo-

qua. L’une des interrogations récurrentes qui furent posées à

son sujet concernait son rapport avec l’art ornemental, plai-

sant à l’oeil mais dépourvu de plus hautes ambitions 2. Pour

contrecarrer ces attaques, les premiers créateurs de l’art abs-

trait ont souvent développé dans leurs écrits des thèses qui

tendaient à accréditer l’importance du contenu spirituel dont


leurs oeuvres seraient la manifestation visible 3. C’est égale-

ment ainsi que fut abandonnée la référence à l’ut pictura

poesis au profit d’un nouveau paradigme, l’ut pictura musica.

La musique recourt rarement à l’imitation et elle n’en a aucun

besoin pour proposer des compositions qui ne relèvent nul-

lement des seuls arts d’agrément.

Ainsi, au-delà de l’apparente rupture introduite au sein


des arts visuels, l’idée d’une fondamentale continuité dans

le développement des arts tendait à s’imposait. L’art abstrait


poursuivait les ambitions de toujours, celles que Hegel, par
exemple, avait mises au jour. Pour la vision téléologique
aimantée par la foi dans le progrès, l’abstraction constituait

une étape décisive. Se privant volontairement de l’assujet-


tissement aux apparences du monde, l’art abstrait gagnait
une liberté, une indépendance, qui lui permettait d’atteindre

plus sûrement à des vérités réputées d’autant plus substan-

tielles qu’elles ne ressortissent pas de l’ordre du visible trivial.

L’abstraction conforte alors la thèse d’une autonomie de l’art,


gage de sa dignité. Cette conquête facilite l’accès à des pra-
tiques réflexives : l’art, loin de nous entretenir du monde,
peut procéder à un retour analytique sur soi qui ouvre sur
une ontologie.

En dépit de ces perspectives stimulantes, la critique de


l’abstraction est demeurée vive jusqu’aux années 1960. On

accusait celle-ci de confondre liberté et vacuité ou autonomie

et autisme. Il lui était aussi reproché de proposer en guise de


création un quelconque maniérisme formel, menacé d’aca-
démisation rapide. Beaucoup s’accordaient aussi à lui faire

grief de n’exiger aucune compétence artistique spécifique,


downloadModeText.vue.download 19 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

17

de contribuer ainsi à la perte du métier et des repères axiolo-


giques qui lui sont attachés.

Malgré ces attaques, l’abstraction s’est imposée. Elle doit


son succès à sa vitalité, attestée par une grande diversification
des pratiques, des styles ou des manières et des intentions ex-
plicites qui la suscitent. Elle le doit aussi au fait qu’elle a, plus
ou moins durablement, étendu son empire. Après la peinture,
initiatrice en ce domaine, puis la sculpture, le cinéma ou la
photographie ont connu des réalisations non figuratives.

▶ L’abstraction n’a jamais éliminé l’art figuratif, elle a plutôt

contribué à le rendre plus exigeant. Elle a par ailleurs abouti

à une extension du domaine des arts plastiques où se croisent

aujourd’hui maintes techniques qui ne sont pas issues de la

tradition des beaux-arts, telles la vidéo ou la photographie

plasticienne, qui contribuent à une floraison d’images – de

nouvelles sortes d’images mais aussi des représentations que

l’abstraction congédiait.

Denys Riout

✐ 1 Kojève, A., « Pourquoi concret » (1936, inédit jusqu’en


1966), in Kandinsky, W., Écrits complets, t. II, la Forme, Denoël-
Gonthier, Paris, 1970.

2 Connivence dénoncée par les cubistes, notamment Kahnweiler


et Picasso, et réélaborée dans les années 1960 par les détrac-
teurs de l’expressionnisme abstrait.

3 En particulier chez Kandinsky, Mondrian, Kupka, Malevitch,


etc.
Voir-aussi : The Spiritual in Art : Abstract Painting 1890-1985,
catalogue de l’exposition éponyme, Los Angeles County Mu-
seum of Art, Abbeville Press, New York, 1986.

Mozynska, A., l’Art abstrait, 4 vol., Macght, Paris, 1971-1974.

Schapiro, M., l’Art abstrait (art. 1937-1960), trad. Éditions Carré,


Paris, 1996.

! CONTENU, FORMALISME

ABSTRAIT

Du latin abstractus, de abstrahere, abstraire.

GÉNÉR.

Ce qui est sans rapport direct avec l’expérience


quotidienne.

Les idées abstraites sont, dans une perspective empiriste,


celles qui s’obtiennent en séparant certaines propriétés de la
chose à laquelle elles sont liées dans l’expérience. Il est alors
possible de les envisager pour elles-mêmes et de considé-
rer qu’elles sont communes à plusieurs objets. L’abstraction
débouche donc sur la généralisation 1.

André Charrak
✐ 1 Locke, Essai philosophique concernant l’entendement hu-
main, liv. II, chap. XI, § 9, trad. Coste, Vrin, Paris, 1994, p. 113.
! ABSTRACTION, EMPIRISME, GÉNÉRALISATION

ABSURDE

Du latin absurdus, « discordant ».

D’abord conçu négativement comme révélant la vérité par contraste,

défaut et opposition, l’absurde se fait compagnon de la liberté, dans le

sillage des philosophies de l’existence. D’une problématique d’entende-

ment, on passe insensiblement à une perspective éthique.

LOGIQUE, MORALE

Ce qui est contraire au sens commun ou qui comporte

une contradiction logique. Par extension, sentiment que le

monde, la vie, l’existence, n’ont pas de sens (XXe s.). Pour


Camus, ce sentiment résulte de la rencontre entre les cla-

meurs discordantes du monde et notre « désir éperdu de

clarté », entre son silence et notre appel 1. Et, pour Sartre,

tout est contingent, superflu, jeté là dans un décor de


hasard 2.

Une première source du thème est issue de la prédication


protestante de la grâce, don gratuit de Dieu, qui peut donner
le sentiment que nos existences sont superflues, et l’inquié-
tude de savoir ce que nous faisons là, comme le demande
Kierkegaard, et d’une certaine manière Emerson. Une se-
conde source apparaît avec l’idée de Schopenhauer que le
vouloir-vivre n’a aucun sens, sinon sa propre prolifération
aux dépens de lui-même : l’absurde et la contradiction nous
conduisent alors au détachement, éventuellement accompa-
gné de compassion. Nietzsche réagit autrement à ces sen-
timents : l’acceptation de l’absurde et de l’insensé, loin du
renoncement, peut conduire par la révolte à une innocence
seconde. L’absence de finalité, la mort de Dieu nous ren-

voient à nous-mêmes, abandonnés à la responsabilité de


donner nous-mêmes sens et valeur à ce que nous sentons,
faisons et disons. C’est ce que fait le héros mythique de Ca-
mus, et « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Si, pour Sartre, le
sens n’est pas donné, c’est qu’il est à construire. Le problème
est, alors, que cette augmentation infinie de la responsabilité
peut s’accompagner d’une angoisse infinie, celle de la liberté.

Mais il y a aussi une source littéraire, et l’atrocité des


guerres contemporaines a ravivé le sentiment que le malheur
est trop injuste et, plus encore, absurde (Job), et qu’il n’y
a rien de nouveau sous le soleil (l’Ecclésiaste). Cette veine

biblique du genre sapiential se trouvait chez Shakespeare


(« une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de
fureur, et qui ne veut rien dire » 3) et chez Calderon 4, mais

elle prend toute son expansion avec Kafka 5 et le théâtre de


l’absurde (Beckett, Ionesco, Sartre, Camus). En revenant au
langage ordinaire et à l’humour de l’absurde quotidien, les
auteurs jouent sur les hasards des mots et des langues 6, et,
comme le dit Prévert : « Pourquoi comme ci et pas comme

ça ? » Ils jouent sur les conversations où les interlocuteurs ne


parlent pas de la même chose, ou ne cherchent pas à parler
de ce qui leur importe. Ils explorent l’impossibilité de com-
muniquer l’incommunicable ou d’expliquer l’inexplicable.

▶ La crise de l’absurde n’est pas par hasard contemporaine


d’une crise du langage, et de la confiance au langage or-
dinaire. La réponse à l’angoisse de l’absurde pourrait d’ail-
leurs bien se trouver dans cette euphémisation littéraire de
l’absurde, manière d’en rire ou de l’apprivoiser. Le modèle
en serait alors le jugement esthétique de Kant, et sa finalité
sans fin : le sentiment que cela a un sens même si on ne sait
pas lequel. Mais le labyrinthe kafkaïen nous place sans cesse

dans des situations dont le sens nous échappe et nous me-


nace d’autant plus, comme si les réponses et les questions ne

correspondaient jamais. Peut-être le sentiment de l’absurde,

où le fait le plus ordinaire n’a plus de sens commun et ne va


plus de soi, et où l’on n’est plus sûr ni d’exister soi-même ni
de jamais pouvoir rencontrer une autre existence, provient-il
d’un trop grand désir de clarté. Reste alors à multiplier les
voyages et les déplacements pour se faire croire que la vie
a un sens.

Olivier Abel

✐ 1 Camus, A., le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris,

1942. L’Homme révolté, Gallimard, Paris, 1951.


downloadModeText.vue.download 20 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

18

2 Sartre, J.-P., la Nausée, Gallimard, Paris, 1938. L’existentialisme


est un humanisme, Gallimard, Paris, 1946.

3 Shakespeare, W., Macbeth (1605).

4 Calderon de la Barca, P., La vie est un songe (1636), Garnier-


Flammarion, Paris.

5 Kafka, Fr., le Procès (1914) ; Journal (1910-1923).

6 Joyce, J., Ulysse (1922).

! COHÉRENCE, EXISTENCE, EXISTENTIALISME, SENS

∼ RAISONNEMENT PAR L’ABSURDE

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Depuis Aristote et Euclide, le raisonnement par l’ab-


surde (apagogique ou indirect) est d’usage courant en
sciences.

Plutôt que de procéder à un impossible examen de tous


les corbeaux pour vérifier la proposition : « Tous les cor-
beaux sont noirs », il suffit de s’arrêter au premier corbeau
non noir venu. Cette méthode du contre-exemple établit la
supériorité d’une stratégie de falsification sur celle directe de
vérification 1.

De même, en logique, il est plus aisé de procéder par

l’absurde plutôt que de prouver directement une proposition

à partir des axiomes et des théorèmes déjà connus 2. Soit à


évaluer A, on fait l’hypothèse de ¬A et on développe ses
conséquences. Si ¬A conduit à une contradiction, on a établi
qu’on ne peut falsifier A, qui est donc valide. Ce raisonne-
ment indirect repose sur le tiers exclu : le constat du carac-
tère contradictoire des conséquences de ¬A ne conduit à A
que par le truchement de A v ¬A. Un logicien intuitionniste,
disciple de Brouwer, qui n’admet pas le tiers exclu, récusera
donc toute procédure apagogique. De ce qu’il est contradic-
toire qu’il n’existe pas de nombre ayant telle propriété P, on
ne peut plus inférer que ce nombre existe. Est requise une
construction effective qui exhibe un tel nombre.

La tentative infructueuse du Père Saccheri en 1733 pour


démontrer par l’absurde le postulat euclidien des parallèles
ouvrit la voie aux géométries non euclidiennes.

Denis Vernant

✐ 1 Popper, K., la Logique de la découverte scientifique, trad.


Tyssen-Rutten N. et Devaux P., Payot, Paris, 1984.

2 Gardies, J.-L., le Raisonnement par l’absurde, PUF, Paris, 1991.

! APAGOGIQUE, FALSIFIABILITÉ, INTUITIONNISME, TIERS EXCLU

ACADÉMIE

Du grec Akademia, nom du jardin où enseignait Platon.

ESTHÉTIQUE

Institution culturelle, indépendante des universités et


des corps de métier, consacrée à la pratique ou à la théorie
des activités littéraires, artistiques ou scientifiques.

Inspirées du modèle antique, les académies se développèrent

en Europe à partir de la Renaissance, d’abord dans le do-


maine des arts libéraux, où elles entraient en concurrence

avec les universités et les salons, puis des arts mécaniques,


où elles prirent rapidement le pas sur les corporations médié-
vales. Ainsi, après les académies encyclopédistes et huma-
nistes du Quattrocento italien – telle l’Accademia platonica
de M. Ficin et Pic de la Mirandole, créée à Florence en 1462
– apparurent des académies plus spécialisées, qui prirent leur

essor en France au XVIIe s. : l’Académie française en 1635,


l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1648 (com-

plétée en 1666 par l’Académie de France à Rome), puis, sous

Louis XIV, celles de danse (1661), des inscriptions et belles-

lettres (dite « petite académie », 1663), des sciences (1666), de


musique (1669), d’architecture (1671). La province suivra au
XVIIIe s., tandis que fleurissaient de semblables initiatives dans

toute l’Europe.

Le phénomène académique procède, tout d’abord, d’un

effet d’institution, par une formalisation portant à la fois sur le

statut juridique, sur les liens avec le pouvoir politique et sur


les pratiques, étroitement codifiées. Il procède en outre d’un

effet de corps, le regroupement des pairs autorisant la forma-


tion d’une identité collective. C’est dire qu’il s’agit d’un pro-
cessus foncièrement élitaire, sélectionnant et regroupant les

« meilleurs ». Mais le principe de sélection est beaucoup plus


démocratique que ne l’étaient sous l’Ancien Régime le critère

aristocratique du nom et le critère bourgeois de la fortune ;

et il est plus souple que le critère universitaire des diplômes,


dans la mesure où il repose avant tout sur la qualité purement

individuelle et partiellement réversible qu’est le talent, qu’il

soit basé sur le travail et l’étude, selon le modèle classique,

ou sur le don inné selon le modèle romantique.

▶ Si le mouvement académique favorise ainsi l’émergence


d’une élite proprement culturelle, il connaît néanmoins d’iné-

vitables perversions : perversion de l’effet d’institution, par la

routinisation des pratiques et des normes, facteur d’immobi-

lité ; perversion de l’effet de corps, par la fermeture à tout élé-

ment extérieur, facteur de conformisme. Et ce sont ces effets


pervers que l’on désigne aujourd’hui par le terme, devenu

péjoratif, d’« académisme », stigmatisant une dérive indisso-


ciable du principe même de toute académie.

Nathalie Heinich

✐ Boime, A., The Academy and French Painting in the 19th

Century, Phaidon, Londres, 1971.

Hahn, R., The Anatomy of a Scientific Institution. The Paris


Academy of Sciences, 1663-1803, University of California Press,
Berkeley, 1971.

Heinich, N., Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à

l’âge classique, Minuit, Paris, 1993.

Pevsner, N., Academies of Art. Past and Present, Cambridge Uni-

versity Press, 1940.

Roche, D., le Siècle des Lumières en province. Académies et aca-

démiciens provinciaux, 1680-1803, Mouton, Paris, 1978.

Viala, A., Naissance de l’écrivain, Minuit, Paris, 1985.

Yates, F., The French Academies of the 16th Century, Londres,

Warburg Institute, 1947.


! ART, ARTISTE, BEAUX-ARTS, CANON, SOCIOLOGIE DE L’ART

ACATALEPSIE
Mot grec akatalepsia, « fait de ne pouvoir comprendre, saisir ».

PHILOS. ANCIENNE

Chez les Pyrrhoniens, disposition de l’âme qui, par prin-

cipe, renonce à atteindre une quelconque certitude.

! KATALÊPSIS, SCEPTICISME
downloadModeText.vue.download 21 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

19

ACCIDENT

Du latin accidens, part. présent de accidere, « arriver » (pour un événe-


ment), traductions respectives du grec sumbebêkos et sumbainein.

PHILOS. ANTIQUE

Propriété d’un être, non incluse dans sa définition.

Le concept d’« accident » (sumbebêkos) apparaît chez Aris-

tote, relatif au concept d’ousia, essence et substance. Alors

que l’ousia est au principe de l’identité d’un individu singu-

lier, les accidents en sont les modifications non nécessaires,


qui l’affectent plus ou moins provisoirement : on distinguera
entre hexis, « état stable », ou habitus, et diathesis, « disposi-
tion passagère ». « Accident se dit de ce qui appartient à un
être et peut en être affirmé avec vérité, mais n’est pourtant ni
nécessaire ni constant : par exemple, si, en creusant une fosse
pour planter un arbre, on trouve un trésor. C’est par accident
que celui qui creuse la fosse trouve un trésor, car l’un de ces
faits n’est ni la suite nécessaire ni la conséquence de l’autre,

et il n’est pas constant qu’en plantant un arbre on trouve un

trésor. 1 » En ce premier sens, l’accident se distingue de l’attri-

but par soi : « Ce qui appartient en vertu de soi-même à une

chose est dit par soi, et ce qui ne lui appartient pas en vertu

de soi-même, accident. Par exemple, tandis qu’on marche, il

se met à faire un éclair : c’est là un accident, car ce n’est pas


le fait de marcher qui a causé l’éclair, mais c’est, disons-nous,
une rencontre accidentelle. 2 » Mais, en un second sens, l’acci-
dent est un attribut par soi : par exemple, le fait pour tout
triangle d’avoir la somme de ses angles égale à deux droits 3.
En ce second sens très large, l’accident tend à se confondre
avec la qualité, qu’elle soit essentielle ou inessentielle : c’est

celui qui prévaudra chez les scolastiques.

À partir du même verbe sumbainein, les stoïciens élabo-

reront les deux concepts logiques de sumbama et de para-

sumbama : dégagés du joug de la substance, plus proches

du sens de la racine « ce qui arrive », il s’agira d’événements.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Aristote, Métaphysique, V, 30, 1025a14-16.

2 Aristote, Analytiques seconds, I, 4, 73b10-13.

3 Aristote, Métaphysique, V, 30, 1025a30-32.

Voir-aussi : Aristote, Topiques I, 5.

Porphyre, Isagoge, V, 4.

! ATTRIBUT, ESSENCE, SUBSTANCE

ACQUIS

! INNÉ

ACTE

Du latin actum, de agere, « agir » ; en grec : energeia.

Si l’on s’entend à dire, en philosophie, que le passage d’une puissance à


un acte est le symptôme d’un mouvement, i.e. d’un sujet en mouvement,
il convient de noter que l’actualisation est un processus dans lequel ce
sujet (hypokheimenon) est soit indéterminé et indéterminable (energeia

aristotélicienne), soit au contraire complètement exposé (l’acte d’ac-

complissement). De son origine grecque aux développements les plus

récents de l’analyse cognitive, la notion d’acte est irréductiblement liée

à une fonction de mise en relation dans laquelle le sujet est soit posé,
soit escamoté.

PHILOS. ANTIQUE

Chez Aristote, réalisation par un être de son essence ou

forme, par opposition à ce qui est en puissance.

En un premier sens, l’acte (energeia) s’entend « comme le

mouvement relativement à la puissance »1 : ainsi l’être qui

bâtit par rapport à l’être qui a la faculté de bâtir. Par cette


distinction, Aristote s’opposait aux mégariques, qui préten-
daient qu’« il n’y a puissance que lorsqu’il y a acte, et que,
lorsqu’il n’y a pas acte, il n’y a pas puissance : ainsi, celui
qui ne construit pas n’a pas la puissance de construire, mais
seulement celui qui construit, au moment où il construit » 2.

En un second sens, l’acte est « comme la forme (ou l’es-


sence, ousia) relativement à une matière »3 : c’est le fait pour
une chose d’exister en réalité, et non en puissance (duna-

mis). La distinction entre acte et puissance intervient dans


l’analyse physique du devenir : le mouvement naturel du
composé sensible, de matière et de forme, est le mouvement
de réalisation de sa forme, principe moteur de son devenir et
de sa détermination, absente de sa matière.

Antérieur à la puissance selon la notion et l’essence, l’acte


lui est, en un sens, postérieur selon le temps (l’actualisation
de la forme se fait à partir de la puissance) mais, en un autre
sens, antérieur, car, « si c’est à partir de l’être en puissance
que vient à être l’être en acte, la cause en est toujours un être
en acte, par exemple un homme à partir d’un homme [...] :
toujours le mouvement est donné par quelque chose de pre-
mier, et ce qui meut est déjà en acte » 4. Alors que la matière
est pure puissance en attente de la forme, l’acte est principe

d’actualisation et d’actualité de la forme : Dieu, pour Aristote,


est acte pur, dépourvu de toute potentialité et, pour cette
raison, quoique premier moteur, immobile.

Si, lorsque Aristote parle de l’acte comme action (par


exemple, le blanchissement), l’acte par excellence est pour
lui le mouvement, ce dernier n’est pourtant pour lui qu’un
« acte incomplet » (energeia ateles) ; en un autre sens, l’acte
est la « fin de l’action », ou ce qu’elle « accomplit » (ergon).
« C’est pourquoi, dit Aristote, le mot « acte » (energeia) est
employé à propos de « l’oeuvre accomplie » (ergon) et tend

vers l’entéléchie. 5 »

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Aristote, Métaphysique, IX, 6, 1048b8.

Ibid., 3, 1046b29-32.

3 Ibid., 6, 1048b9.

4 Ibid., 8, 1049b24-27.

5 Ibid., 8, 1050a22-23.

Voir-aussi : Aristote, Physique ; Métaphysique, IX.

! DEVENIR, ENTÉLÉCHIE, FORME, MOUVEMENT, PUISSANCE

GÉNÉR., PHILOS. MODERNE ET CONTEMPORAINE

Ce qui rend effective une forme, une essence ou une


notion, puis une saisie du regard.

Leibniz reprend à son compte 1, en tant qu’elle est conforme à


la philosophie naturelle des Modernes, la distinction aristoté-
licienne de la puissance et de l’acte. Si l’acte est toujours celui
d’un sujet ou d’une substance qui se tient sous des détermina-
tions, cela signifie précisément que, comme le signifiait Aris-
tote au point de départ de sa physique, c’est à la substance
(actiones sunt suppositorum 2) que revient le statut de prin-
cipe pour l’actualisation de ce qui n’est encore en elle que
tendance, volition, désir. Ainsi la définition selon laquelle le
downloadModeText.vue.download 22 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

20

mouvement est l’acte de ce qui est en puissance, en tant qu’il


est en puissance, c’est-à-dire en tant qu’il reste suspendu à
un processus d’effectuation, devient audible sous les espèces
de la dynamique leibnizienne qui confie à un supérieur, la
force, le soin d’être la cause et le principe de ce dont le mou-
vement relatif, géométrique, n’est que l’acte, c’est-à-dire aussi
le phénomène.

Dans la phénoménologie husserlienne 3, l’acte est plus gé-


néralement renvoyé à la structure même de l’intentionnalité.
La vie de la conscience se résume à un rapport au monde

qui est posé sous la forme de ses actes (ceux de la volonté


comme ceux de la simple saisie par la conscience, d’un corré-
lat donné à tous ses états, au-dehors, dans le monde).

▶ En ce sens la problématique de l’acte s’est déplacée et son


champ d’application, autrefois tourné vers la désignation de
la substance comme fondement de toutes les marques de
l’effectivité, est de nos jours plus orienté vers la description
des états de la conscience, tant dans la perception simple que
dans son expression par le langage.

Fabien Chareix

✐ 1 Leibniz, G.W., Discours de métaphysique, art. 10 et suiv.

Vrin, Paris, 1984.

2 Fichant, M., « Mécanisme et métaphysique : le rétablissement


des formes substantielles » (1679), Philosophie, 39, septembre
93, pp. 27-59, rééd. in Science et métaphysique dans Descartes
et Leibniz, PUF, Paris, 1998.

3 Husserl, E., Ideen, trad. P. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1985.

! ACTION, ENTÉLÉCHIE, INDIVIDU

PSYCHANALYSE

La mise au jour des processus inconscients et de leur


efficience crée une nouvelle catégorie d’actes : les accom-
plissements de voeux. Dans l’inconscient, toute représen-
tation vaut acte accompli ; intention et acte s’identifient.
Cette « réalité psychique » s’avère dans les rêves, symp-
tômes, actes manqués, etc. ; les sentiments de culpabilité

qui procèdent de fantasmes, et non d’actions effectives, en

démontrent l’existence. Ainsi, la psychanalyse ne propose


pas de théorie de l’acte, qu’elle envisage comme partie
visible de la vie pulsionnelle et des conflits qui l’animent.
SYN. : action.

« Au commencement était l’action. 1 » Sur le plan collectif, le


meurtre du père par les fils précède les interdits et rituels qui
répriment, refoulent et / ou répètent cet acte fondateur ; chez
l’individu, les voeux sont d’abord mis en acte avant que les in-
terdits n’imposent leur refoulement. Les seuls actes possibles
pour ces voeux deviennent l’accomplissement inconscient et
le passage à l’acte.

Dans la cure, l’acte est une résistance où le patient répète


ce qu’il ne peut se remémorer. Le transfert lui-même est une
répétition, utilisée néanmoins dans la cure « pour maintenir
sur le terrain psychique les pulsions que le patient voudrait
transformer en actes » 2.

▶ Dans son principe même, la psychanalyse met au jour


l’efficience thérapeutique de la parole, et préfigure en cela
la théorie des actes de langage de la linguistique prag-
matique. Mais la distinction entre actes et mots demeure,
sur laquelle se construit la cure. « Selon Platon, l’homme
de bien se contente de rêver ce que le méchant fait
réellement. 3 »

Benoît Auclerc

✐ 1 Goethe, J.W. (von) Faust (1887), cité par Freud, S., Totem

und Tabu, 1912, G.W. IX, « Totem et tabou », chap. IX, PUF,
Paris, p. 221.

2 Freud, S., Errinern, Wiederholen, Durcharbeiten (1914), G.W.

X, « Remémoration, répétition, et élaboration », in De la tech-


nique psychanalytique, PUF, Paris, p. 112.

3 Freud, S., Die Traumdeutung, 1900, GW. II/III, « L’interpréta-

tion des rêves », chap. VII, PUF, Paris, p. 526.

! ACTE MANQUÉ, PROCESSUS, PULSION, RÉPÉTITION, RÊVE,

TRANSFERT

∼ ACTE MANQUÉ

En allemand, Fehlleistung ou Fehlhandlung, de fehlen, « manquer », et Leis-


tung, « performance » ou Handlung, « action ». Néologismes de Freud.
Les mots désignant les actes manqués commencent tous par le préfixe
Ver-, signifiant que le procès est mal exécuté, manqué.

PSYCHANALYSE

Acte ne se déroulant pas conformément à l’intention


consciente, sous l’influence perturbatrice d’une idée in-
consciente refoulée.

« Des gens vous promettent le secret, et ils le révèlent eux-


mêmes, et à leur insu »1 : la théorie de l’acte manqué semble
s’inscrire dans la lignée de ces mots de La Bruyère.

Ce que Freud analyse comme acte manqué, dans Psycho-

pathologie de la vie quotidienne 2, recouvre des phénomènes


très divers : confusions de mots dans les lapsus linguae, ca-
lami ou dans les erreurs de lecture ; oublis d’un nom, d’une

séquence verbale, d’un projet ou de souvenirs ; méprises ou

maladresses. Mais Freud démontre qu’ils relèvent du même

processus psychique : l’acte manqué manifeste toujours le

conflit entre deux tendances inconciliables et constitue une

formation de compromis. Réalisation voilée d’un voeu incons-


cient, l’acte manqué est donc réussi. Il est signifiant, et l’inat-
tention, la fatigue ne sont que des rationalisations secondes

expliquant seulement la levée partielle de la censure.

Son caractère momentané enlève tout caractère patholo-


gique à l’acte manqué : comme le rêve et, plus tard, le mot
d’esprit, il permet à Freud de montrer l’universelle efficience
du matériel psychique inconscient et la continuité entre états

« normaux » et pathologiques.

▶ La théorie de l’acte manqué est, de plus, l’occasion de

reconnaître le déterminisme qui régit la vie psychique. Sa

méconnaissance par projection conduit à croire en un déter-

minisme extérieur se manifestant dans les superstition, pa-

ranoïa, mythes et religions. La psychanalyse, si elle confère

du sens à des faits quotidiens, détruit en revanche l’illusion

d’une réalité suprasensible : il s’agit bien de « convertir la

métaphysique en une métapsychologie » 3. Le succès du terme


dans l’usage commun est, en fait, le signe d’une défense par
la banalisation.

Benoît Auclerc
✐ 1 Cité in Goldschmidt, G.-A., « La langue de Freud », le Coq-
Héron, no 90, 1984, p. 52.

2 Freud, S., Zur Psychopathologie des Alltagslebens, G.W. IV,


« Psychopathologie de la vie quotidienne », chap. XII, Payot,

Paris, p. 299.

3 Ibid., p. 288.

! ACTE / ACTION, DÉTERMINISME, ESPRIT, LAPSUS, MÉMOIRE,


MÉTAPSYCHOLOGIE, RATIONALISATION, RÊVE
downloadModeText.vue.download 23 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

21

∼ ACTE DE DISCOURS
Calque de l’anglais speech act.

LINGUISTIQUE, LOGIQUE

Pour Frege, l’assertion est la manifestation de l’acte de


jugement comme reconnaissance de la vérité d’une pensée
par un locuteur 1. C’était, dès 1918, esquisser une analyse
proprement actionnelle du langage. Par la suite, J. Austin
dénonça « l’illusion descriptive » qui consistait à privilégier
indûment l’usage cognitif du langage 2. Le discours ordinaire
n’a pas pour seule fin de dire, mais aussi de faire en disant.
À côté des constatifs, Austin introduisait les performatifs qui,

tel « Je vous déclare unis par les liens du mariage », réalisent

effectivement une action sociale par le fait d’être proférés en

une situation déterminée par la personne autorisée. Outre

les traditionnelles conditions de vérité des énoncés, s’impo-

saient des conditions de succès : n’importe qui ne marie pas

n’importe quoi. Les actes de discours s’analysent alors à trois

niveaux : 1° – sémantique, du contenu locutoire (référence

et prédication), 2° – pragmatique, de la force illocutoire (une

assertion n’est pas un ordre, une promesse ou un souhait,

etc.) 3° – enfin, celui actionnel et non conventionnel des


effets perlocutoires produits sur l’auditeur.

▶ Les intuitions inaugurales d’Austin ont été théorisées par

J. Searle 3, puis formalisées par D. Vanderveken 4. La théorie

des actes de discours constitue un outil précieux d’analyse


du langage ordinaire. On peut toutefois lui reprocher notam-

ment une conception monologique qui fait du locuteur le

maître du sens et néglige la dimension interactionnelle de la

communication pourtant déjà nettement indiquée par Wit-

tgenstein avec ses « jeux de langage » 5.

Denis Vernant

✐ 1 Frege, G., « Recherches logiques », 1918-1919, in Écrits


logiques et philosophiques, trad. Imbert C., Seuil, Paris, 1971,
pp. 175-176 et 205, note 1.

2 Austin, J., Quand dire c’est faire (1962), trad. G. Lane, Seuil,
Paris, 1970.

3 Searle, J., les Actes de langage (1969), trad. H. Pauchard, Her-


mann, Paris, 1972, et Sens et expression (1975), trad. Proust J.,
Minuit, Paris, 1982.

4 Vandervecken, D., Meaning and Speech Acts, Cambridge UP,


vol. 1, 1990, vol II, 1991.

Vernant, D., Du discours à l’action, Paris, PUF, 1997.

! ASSERTION, DIALOGUE, ILLOCUTOIRE (ACTE), INTERACTION,

JEU DE LANGAGE, PRAGMATIQUE

ACTION

Du latin actio, de agere, agir.

Tendue entre la description simple du processus par lequel un agent

effectue ou déploie ses dispositions internes, et l’attribution d’un cri-

tère moral aux conduites proprement humaines, l’action ne se constitue

comme concept autonome que grâce au travail notionnel accompli par


les philosophes des Lumières. Certes, le contexte théologique de la Ré-
forme a contribué à poser, puis à nier, la question du salut par les
oeuvres.

Certes, les auteurs renaissants ont donné à l’action humaine un cadre


conceptuel inédit, délivrant la théorie morale de tout rapport nécessaire
à une phraséologie du destin ou de la fatalité. Mais c’est à la suite des
Lumières, dans les textes kantiens, qu’ont pu être dégagées les conditions

d’une lecture purement morale de l’action, tandis que les différentes

occurrences d’un principe physique de moindre action ont contribué à

renouveler l’idée de nature en un sens finaliste qui ne sera pas dénoncé


par la Critique de la faculté de juger de Kant.
GÉNÉR.

D’une façon générale, opération d’un agent matériel ou


spirituel ; mais il est essentiel de comprendre l’action dans
la spécificité de sa manifestation humaine.

L’action, pour être réelle et non simplement apparente, doit


être comprise comme une réalisation du sujet auquel on l’at-
tribue : c’est lui qui agit en propre et génère ainsi les déter-
minations qui le manifestent dans le monde. Selon la formule
de Leibniz, actiones sunt suppositorum, les actions supposent
toujours un sujet, ce qui a pour corrélat immédiat l’affirmation
que toute substance agit et contient la raison de ses actions.
Ainsi Leibniz conçoit-il que les vraies substances, celles que
Dieu fait passer à l’existence, produisent de leur propre fond
toutes leurs perceptions et toutes leurs actions : « [...] puisque
Jules César deviendra dictateur perpétuel et maître de la ré-
publique, [...] cette action est comprise dans sa notion, car
nous supposons que c’est la nature d’une telle notion parfaite
d’un sujet de tout comprendre, afin que le prédicat y soit
enfermé » 1. La différence entre les substances brutes (maté-

rielles) et les esprits tiendra uniquement au fait que ceux-ci


sont conscients de leurs déterminations et, en quelque sorte,
assument leurs actions.

Le problème vient de ce que, dans cette perspective, la


réalisation d’une action n’est pas foncièrement différente
de la production des modes d’une substance. Or, telle que
nous la vivons, l’action n’est pas simplement un mouvement,
elle s’organise toujours autour d’une intention. Il en résulte
qu’elle a pour condition fondamentale la liberté, qui permet
à la conscience humaine de s’écarter tout à la fois du monde

et de son propre passé, pour se saisir comme projet : « [...]


toute action, si insignifiante soit-elle, n’est pas le simple effet
de l’état psychique antérieur et ne ressortit pas à un détermi-
nisme linéaire, mais [...] elle s’intègre, au contraire, comme

une structure secondaire dans des structures globales et, fina-


lement, dans la totalité que je suis » 2.

Aussi l’action échappe-t-elle au régime de la série logique

intégralement déterminante retenu par Leibniz, qui ne voit


dans le temps que l’ordre des possibilités inconsistantes. Cette
lecture peut bien être celle que nous produisons rétrospec-
tivement de notre histoire, des actions que nous avons réali-
sées, mais elle est en décalage par rapport à la temporalité de
l’action en train de se faire, qui est continue et ne se saisit pas
comme un enchaînement logique : « La durée où nous nous
regardons agir, et où il est utile que nous nous regardions, est

une durée dont les éléments se dissocient et se juxtaposent ;


mais la durée où nous agissons est une durée où nos états se

fondent les uns dans les autres » 3. Cette description échappe

tout à la fois au déterminisme lié à l’inclusion de toutes les


actions dans le sujet et à l’illusion de la nouveauté absolue.
Le problème est qu’elle ne permet pas de caractériser concrè-
tement l’action comme la production d’une liberté typique-
ment humaine. Ce n’est pas que Bergson ramène la liberté
« à la spontanéité sensible » ; mais il doit considérer l’action
comme la « synthèse de sentiments et d’idées », comme une
affaire toute intérieure dont l’extériorisation doit encore être
questionnée.

▶ Il est donc nécessaire de comprendre finalement l’action

comme une modalité spécifiquement humaine de l’insertion


du sujet dans le monde. Par l’action, comme par le langage,
l’homme se révèle au-delà de sa simple présence physique
ou biologique – il prend sa part du monde qu’il change du
même coup : « C’est par le verbe et l’acte que nous nous
downloadModeText.vue.download 24 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

22

insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme


une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et as-
sumons le fait brut de notre apparition physique originelle » 4.
Ce n’est donc pas seulement, comme l’établissait Leibniz, que
chaque série d’actions constitue l’individualité de n’importe
quelle substance, mais bien qu’à travers l’action, l’homme
conquiert une individualité propre qui n’est pas donnée au
départ : « La parole et l’action révèlent cette unique indivi-
dualité. C’est par elle que les hommes se distinguent au lieu
d’être simplement distincts ».

André Charrak

✐ 1 Leibniz, G.W., Discours de métaphysique, art. 13, Vrin, Paris,


1993, p. 48.

2 Sartre, J.-P., L’Être et le néant, Gallimard, Paris, 1991, p. 514.

3 Bergson, H., Matière et mémoire, chap. IV, PUF, Paris, 1993,


p. 207.

4 Arendt, H., La Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy,


Paris, 1983, chap. V, p. 233.

! DÉTERMINISME, INDIVIDU, LIBERTÉ, SUJET

PHILOS. RENAISSANCE

L’action devient un thème central dans la réflexion huma-


niste à partir de F. Pétrarque 1 au XIVe siècle et tout au long
des XVe et XVIe siècles. Elle se caractérise par la mise en avant

des capacités inventives et productrices de l’homme, notam-

ment dans les domaines artistique et politique. G. Manetti 2,


dans son De dignitate et excellentia hominis, fait l’éloge de
l’architecte Ph. Brunelleschi pour avoir projeté et bâti la Cou-
pole du dôme de Florence, exprimant remarquablement les
possibilités propre à l’action humaine. Car les humanistes
considèrent l’action surtout comme production, fabrication,
transformation de la matière par l’alliance de la main et de
l’intellect, comme le souligne, dans ses Carnets, Léonard de

Vinci 3. L’homme actif est donc l’homo faber. Mais le terrain


privilégié de l’action devient la vie politique : l’homme peut
être le démiurge, à savoir l’artisan du monde politique et
social de même que le démiurge platonicien l’est du monde
naturel. Pour G. Manetti, De dignitate, le propre de l’homme
est agere et intelligere, agir et comprendre, pour gouverner
le monde terrestre, qui lui appartient. Ainsi l’action s’identi-
fie-t-elle progressivement avec l’efficacité, voire la force, en
particulier chez N. Machiavel, Le Prince (1513) 4 ou Les Dis-

cours (1513-1521) 5 : une action politique doit être évaluée


par sa réussite et ses effets, non par sa qualité morale. Ce qui
importe est « ce qu’on fait », « comment on vit » et non com-
ment on devrait vivre ou être. L’action est ainsi vue comme
une intervention dans le cours des choses ; on recherche les
meilleures stratégies, à savoir les plus efficaces et les plus
économiques, pour atteindre un but déterminé. C’est la ratio-
nalité propre au rapport entre les moyens et le fins qui carac-
térise alors l’action.

Fosca Mariani Zini

✐ 1 Pétrarque, F., Opera, Bâle, 1581.

Manetti, G., De dignitate et excellentia hominis, éd. E.R. Leo-


nard, Padoue, 1975.

3 Vinci, L. (de), Carnets, Paris, 1942.

4 Machiavel, N., Opere, éd. C. Vivanti, Turin, 1997.

5 Machiavel, N., Oeuvres, trad. C. Bec, Paris, 1996.

Voir-aussi : Baron, H., In Search of florentin civic Humanism,

Princeton, 1988.

Kristeller, P.O., Studies in Renaissance Thought and Letters,


1956-1985.

Rabil, A. jr. (éd.), Renaissance Humanism. Foundations, Form


and Legacy, Philadelphie, 3 vol., 1988.

Trinkaus, Ch., The Scope of Renaissance Humanism, Ann Arbor,

1973.

! ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), BIEN, BONHEUR, COSMOLOGIE,


ÉTHIQUE, HUMANISME, LIBRE ARBITRE

MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ESPRIT.


Ce que fait quelqu’un pour réaliser une intention.

La question de savoir comment caractériser l’action humaine


apparaît déjà clairement dans la réflexion d’Aristote sur le

volontaire et l’involontaire 1.

On distingue ce qui nous arrive (comme être mouillé par

la pluie) et ce que nous faisons (comme sortir nous prome-

ner). Mais tout ce que nous faisons (comme ronfler) n’est pas
intentionnel. Si en levant le bras, Pierre heurte le lustre qui
tombe sur la tête de Charles et le tue, Charles a tué Pierre :
on pourra hésiter à dire qu’il s’agit d’une de ses actions. Tout

dépend du genre de description qu’on croit devoir donner de


l’action, comme l’ont montré des philosophes comme Ans-

combe 2 et Davidson 3. Une action peut-elle être expliquée par

ses causes ou doit-elle être plutôt comprise en fonction de

ses raisons ?

▶ Pour traiter de tels problèmes, une philosophie de l’ac-


tion entremêle des considérations métaphysiques (différence
entre événement et action), épistémologiques (problème de
la causalité et particulièrement de la causalité mentale) et
morales (responsabilité, nature de la volonté).

Roger Pouivet

✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, VII.

2 Anscombe, G.E.M., Intention, Blackwell, Londres, 1957.

3 Davidson, D., Essays on Actions and Events, trad. Actions et

événements, PUF, Paris, 1993.

! CAUSALITÉ, INTENTION, RAISON, VOLONTÉ

« expliquer et comprendre »

PSYCHANALYSE

! ACTE

∼ ACTION COMMUNICATIONNELLE
De l’allemand kommunikatives handeln, « agir communicationnel ».

Concept central chez Habermas, développé dans la Théorie de l’agir com-


municationnel 1.

LINGUISTIQUE, POLITIQUE, SOCIOLOGIE

Type d’activité orientée vers l’intercompréhension


(verständigungsorientiertes Handeln), en opposition au
type d’activité orientée vers le succès (erfolgsorientiertes
Handeln). Cette distinction a remplacé, chez Habermas,
l’opposition entre interaction et travail qu’il reprenait de

Hegel 2. L’action communicationnelle possède une rationa-


lité fondée sur des présupposés empruntés à la pragma-
tique universelle.

Pour Habermas, les normes doivent être le résultat de dé-


bats constants et argumentés, et dont les conditions mêmes
d’exercice soient dégagées de toute contrainte. Ainsi, l’action
communicationnelle est un type d’interaction s’inscrivant
dans une éthique de la discussion et mue par un principe
d’universalisation. Cette rationalité, présente dans les diffé-
rents sous-systèmes sociaux comme dans les actes de langage
downloadModeText.vue.download 25 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

23

les plus quotidiens, est censée garantir une stabilité et un


mode de reproduction de la société fondés sur le consensus.

Alexandre Dupeyrix

✐ 1 Habermas, J., Theorie des kommunikativen Handelns


(1981), trad. Théorie de l’agir communicationnel, t. I et II,
Fayard, Paris, 1987.

2 Habermas, J., « Travail et interaction » (1967), in la Technique


et la science comme « idéologie » (1968), Gallimard, Paris, 1973.

! ESPACE PUBLIC, RAISON COMMUNICATIONNELLE

« raison et communication »

∼ PRINCIPE DE MOINDRE ACTION

PHILOS. SCIENCES

Forme intégrale des équations de la mécanique


analytique.

La formulation du principe de moindre action, qui joue un


rôle central dans l’expression de la mécanique classique,
trouve son origine dans le débat qui oppose Descartes et
Fermat à propos des lois de la réfraction. À cette occasion,
Fermat, en s’appuyant sur sa méthode d’adégalisation, affirme
que, lors de la réfraction, la lumière suit toujours la trajectoire
qui minimise le temps du déplacement. Cette approche est
reprise sous des formes diverses, entre autres par Leibniz,
dans son mémoire de 1682, Unicum opticae, catoptricae et
dioptricae principium, ainsi que par Jean Bernoulli, à l’occa-
sion de son étude de la courbe brachystochrone, en 1696 –
celle que décrit un point pesant pour descendre sans vitesse
initiale d’un point A à un point B dans le temps le plus bref.
Quelques années plus tard, Maupertuis (1698-1759) énonce
effectivement le principe de moindre action dans un mémoire
lu à l’Académie royale des sciences de Paris, le 15 avril 1744,

et intitulé Accord de différentes lois de la nature qui avaient


jusqu’ici parues incompatibles. Cependant, c’est Lagrange qui
va en donner, indépendamment des enjeux métaphysiques,
la formulation quasi définitive, sous la forme d’une simple loi
d’extremum : « De là résulte donc ce théorème général que,
dans le mouvement d’un système quelconque de corps ani-
més par des forces mutuelles d’attraction, ou tendantes à des
centres fixes, et proportionnelles à des fonctions quelconques

de distances, les courbes décrites par les différents corps, et

leurs vitesses, sont nécessairement telles que la somme des


produits de chaque masse [m] par l’intégrale de la vitesse [u]
multipliées par l’élément de la courbe [ds] est un maximum
ou un minimum [mʃuds] pourvu que l’on regarde les premiers
et les derniers points de chaque courbe comme donnés, en
sorte que les variations des coordonnées répondantes à ces
points soient nulles. 1 »

Un élargissement du principe de moindre action est in-

troduit au début du XIXe s. par Hamilton, qui transforme la

notion d’action de telle sorte que le principe considéré est


susceptible alors de s’appliquer à des systèmes dynamiques
dont les liaisons peuvent dépendre du temps. Le principe de
Hamilton permet de déterminer les mouvements ; celui de
Maupertuis ne concernait que les trajectoires, la loi du temps
étant alors fournie par l’intégrale première des forces vives.

Michel Blay

✐ 1 Lagrange, L. (de), Mécanique analytique (1788), t. I.

Voir-aussi : Actes de la journée Maupertuis, Vrin, Paris, 1975.

Dugas, R., Histoire de la mécanique, Éditions du Griffon, Neu-


châtel, 1950.

! ADÉGALISATION, FORCE

ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE)

PHILOS. RENAISSANCE

Opposition de deux rapports ou mondes, issue de l’An-

tiquité et particulièrement débattue à la Renaissance.

Le conflit entre la vie active et la vie contemplative se traduit

par l’affrontement entre la tradition platonicienne et la tradi-


tion aristotélicienne, entre M. Ficin ou C. Landino, et C. Salu-

tati, L. Bruni, L. Valla ou N. Machiavel. Cependant la vie active

est progressivement considérée comme la meilleure si bien


que même les partisans humaniste de la vie contemplative
estiment que l’homme de lettres doit se pencher sur les textes

de l’Antiquité pour intervenir activement dans la vie cultu-


relle et politique, et s’investir dans un rôle éducatif qui vise
l’épanouissement des capacités propres à l’homme en socié-

té, et non seulement l’apprentissage des disciplines. L’otium,


l’oisiveté romaine, correspond, comme dans Pétrarque 1, au

dialogue avec les auteurs du passé, et au tentative de les

faire revivre dans le présent. De plus, la vie contemplative,

n’est plus conçue comme un repli sur soi, visant la rencontre

avec Dieu, mais elle est intégrée dans un processus de trans-


formation : Comme le souligne M. Ficin 2, 3, l’homme devient,

par la fusion avec Dieu, comme un second dieu. Dans cette


perspective se situe l’extraordinaire reprise, sur les plans lit-
téraire et philosophique, de l’amour platonicien, considéré

comme une troisième vie, médiatrice entre la contemplation

et l’action, qui opère la transformation de l’une dans l’autre.

Mais c’est la vie active se situe essentiellement sur le

plan publique : le negotium devient, pour les humanistes,


la catégorie centrale, se traduisant dans l’exercice de l’acti-

vité politique. Tout en reconnaissant l’excellence de la vie

contemplative, C. Salutati 4 souligne qu’elle concerne très peu


d’hommes, tandis que la vie active est un modèle que tous

peuvent adopter. Pour L. Valla 5 le paradoxe d’Aristote est

d’avoir défini l’homme comme animal politique et d’avoir

pourtant préféré la vie contemplative : il faut au contraire


trouver dans l’action politique et dans ses effets historiques le
choix de la meilleure vie.

Fosca Mariani Zini

✐ 1 Pétrarque F., Epistulae familiares, éd. V. rossi, 3 vol., Flo-

rence, 1937.

2 Ficin M., Opera omnia, Bâle 1576 ; repr. éd. M. Sancipriano,


2 vol., Turin, 1959.

3 Ficin M., Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes,


éd. et trad. fr. R. Marcel, 3 vol., Paris, 1964-1970.

4 Salutati C., De laboribus Herculis, éd. B.L. Ullman, 2 vol., Zu-

rich, 1951.
5 Valla L., De vero et falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari,

1970.

! ACTION, BIEN, BONHEUR, ÉTHIQUE, LIBRE ARBITRE


downloadModeText.vue.download 26 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

24

ADAPTATION
Du latin médiéval adaptatio (de ad, « à », et aptare, « ajuster »), «
action
d’adapter, d’approprier ou d’ajuster ».

BIOLOGIE

Capacité des organismes vivants (individus ou espèces)


à répondre aux contraintes liées aux conditions et modifi-
cations de leur environnement à ajuster leur fonctionne-
ment ou celui d’une de leurs composantes aux variations
de leur milieu.

En physiologie, adaptation est synonyme d’accommodation


et désigne la capacité de régulation d’un organisme en ré-
ponse à des modifications du milieu. Cette adaptation n’en-
traîne que des modifications dites phénotypiques.

Les modifications génotypiques sont de deux ordres :


– l’adaptation organique, qui concerne des individus ;
– l’adaptation biotique, comprenant un ensemble taxino-
mique défini (espèce, genre, etc.).

Les hypothèses transformistes se sont évertuées à appré-


hender les mécanismes de l’adaptation, car ceux-ci consti-
tuaient une des clés de la compréhension des phénomènes
évolutifs.

Chez Lamarck (1744-1829), le besoin est créateur d’or-

ganes. Des modifications du milieu peuvent engendrer des


transformations morphologiques, transmises grâce à l’héré-
dité conservatrice. Ce qui fait dire au néolamarckien Anthony
(1874-1941) que le transformisme de Lamarck « a pris pour
point de départ l’évidence de l’adaptation »1 (1930).

Cette évidence sera âprement discutée par le darwinisme


et par le mutationnisme, qui laissent une place au hasard
et à la sélection naturelle pour expliquer l’évolution et qui
refusent un certain finalisme adaptatif.

Cuénot (1866-1951) propose le terme de « préadaptation »


et signale l’existence chez les organismes de caractères non
apparents, qui ne vont se développer que dans des condi-
tions particulières où le milieu sera modifié. Cette hypothèse
sera reprise par Goldschmidt 2 en 1940 et réapparaîtra en 1982
avec Gould et Vrba 3, sous le terme d’« exaptation ».
▶ La question du finalisme du concept d’adaptation naît du
terme même, fruit du regard de l’homme sur la nature.

Cédric Crémière

✐ 1 Anthony, R., « De la valeur en tant que théorie des théories

de l’évolution », première leçon du cours d’anatomie comparée


du Muséum, 2 mai 1930.

2 Goldschmidt, R., The Material Basis of Evolution, Yale Univer-


sity Press, New Haven.

Gould, S. J., Vrba, E. S., « Exaptation. A Missing Term in the


Science of Form », Paleobiology, 8, pp. 4-15.

Voir-aussi : Anthony, R., Le Déterminisme et l’adaptation mor-


phologiques en biologie animale, Doin, Paris, 1923.

Gasc, J.-P., « À propos du concept d’adaptation », in Inform. sci.

soc. 16 (5), pp. 567-580.

Gayon, J., « La préadaptation selon Cuénot (1866-1951) », in


Bull. soc. zool. fr., 1995, 120 (4) : 335-346.

Laurent, G., La Naissance du transformisme. Lamarck entre

Linné et Darwin, Vuibert-Adapt, Paris, 2001.

Rose, M. R., Lauder, G. V., Adaptation, Academic Press, San


Diego, etc., 1996.

! DARWINISME, FINALISME, RÉGULATION

◼ Le terme d’« adaptation » constitue une réponse au pro-


blème de la permanence ou non d’une structure ou d’une
fonction dans un environnement variable : l’adaptation est
l’ajustement du même à l’autre pour rester le même. Ce pro-

blème général se décompose, en biologie, au moins en trois :

jusqu’où une structure est-elle capable de varier pour exercer

la même fonction (adaptation réciproque d’une structure et

d’une fonction, adaptation d’une différence de degré à une

différence de nature, recherche du point limite auquel une


certaine élasticité se rompt) ? Lorsqu’une action ou une fonc-
tion cellulaire met en jeu plusieurs composants, le problème
de l’adaptation devient celui d’une gestion des priorités :

quelle priorité donner à certaines parties d’une structure pour

que la totalité de la fonction puisse être remplie, ou comment


hiérarchiser certaines priorités partielles pour que la priorité
totale de la survie l’emporte (permanence ou survie du tout
par rapport aux parties) ? Enfin, l’adaptation est-elle réver-
sible ou irréversible, et suffit-elle à expliquer la diversité des

espèces vivantes existantes ?

À la première question, la physiologie répond par les

notions de milieu intérieur 1, d’homéostasie (W. B. Cannon

[1871-1945]), de régulation, mais aussi d’accommodation,

d’acclimatation, de naturalisation ou de spécialisation. Callo-

sités, réflexes, accoutumance, immunité et même cicatrisation


en sont quelques-unes des modalités. À la deuxième ques-

tion, l’organisme répond aussi par la régulation, comprise

non plus comme un équilibre, mais comme le choix actif

d’un ordre des priorités. Quant à la troisième question, elle a

reçu au cours de l’histoire trois types de solutions. Le fixisme


(Linné [1707-1778], Buffon [1707-1788], Cuvier [1769-1832])
s’appuie sur la Bible et sur Aristote pour affirmer que toutes
les espèces ont été créées par Dieu. Cette immuabilité est à
l’origine du classement des organismes en règnes, classes,
ordres, genres, espèces et variétés. Mais le fixisme, pour res-
ter cohérent, refuse d’accorder une importance théorique aux
anomalies de la nature ou aux techniques d’hybridation. La
découverte d’états intermédiaires entre deux espèces accré-
dite peu à peu l’idée de leur évolution. Deux théories trans-
formistes rivales, celle de Lamarck, puis celle de Darwin,
s’opposent au fixisme. Lamarck (1744-1829) affirme que la

diversité des espèces s’explique par la tendance des êtres


vivants à se compliquer, que vient perturber l’influence des
circonstances, lorsque les variations du milieu produisent de

nouveaux besoins, qui causent de nouvelles actions, pouvant

elles-mêmes être fixées en habitudes, lesquelles, possédées

par les deux parents, sont transmises aux générations sui-


vantes 2. Ainsi, les modifications du milieu, par l’intermédiaire
des besoins, produisent des transformations morphologiques,
héréditairement transmises. En d’autres termes, jamais em-
ployés par Lamarck, l’adaptation et l’hérédité des caractères

acquis sont les deux causes de l’évolution 3. Au milieu du

XXe s., l’affaire Lyssenko (du nom du biologiste qui impose en

URSS, avec le soutien du pouvoir politique, la théorie fausse


d’après laquelle une variation du milieu détermine une modi-
fication de l’hérédité) rend biologiquement et politiquement

suspecte toute référence à Lamarck et aux idées d’adaptation


et d’hérédité des caractères acquis. S’opposant à Lamarck,
Darwin (1809-1882) postule l’existence d’une évolution par

sélection naturelle. Il ne s’agit plus d’une adaptation des indi-

vidus ni même d’une espèce aux nouvelles conditions de

l’environnement, mais d’une « sélection » entre les individus


capables de survivre dans ce milieu modifié et ceux qui ne le
sont plus, condamnés à mourir. En étudiant la dynamique des

fréquences géniques au sein d’une population d’individus, la


downloadModeText.vue.download 27 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

25

génétique des populations utilise pleinement ce concept de


sélection.

La naissance de la biologie moléculaire marque le ren-


versement de perspective qui fait passer du paradigme de
l’adaptation à celui de la sélection. Comment l’organisme

s’adapte-t-il aux variations très brutales de son environne-


ment nutritif ? Comme le colibacille ne consomme pas tout de
suite le lactose en présence duquel il est mis, les biologistes

supposent d’abord que l’enzyme responsable de cette opé-

ration doit être fabriqué par l’organisme d’après la forme du


sucre qu’il doit digérer et, pendant un demi-siècle, nomment
ce processus « adaptation enzymatique ». En 1953, J. Monod
et quelques autres savants demandent que le terme d’« induc-
tion enzymatique » soit substitué à celui d’adaptation, mais la

communauté scientifique croit encore qu’il existe un lien de

causalité directe entre la forme du sucre et celle de l’enzyme

chargé de le dégrader. Ce n’est qu’à la fin des années 1950

que les célèbres expériences d’A. Pardee, Fr. Jacob et Monod

établissent le rôle « sélectif » du lactose, puisque sa présence

sélectionne le processus (très finement régulé) qui va per-

mettre à l’organisme de le digérer.

Le problème essentiel du concept d’adaptation tient au

finalisme qu’il présuppose, à l’opposé de l’analytique réduc-

tionniste de toute explication scientifique. En reprenant la

distinction immunologique de N. Jerne entre instruction (cau-


salité directe) et sélection (causalité indirecte), le concept

d’adaptation ne peut plus être soutenu au sens d’une ins-

truction (du milieu à l’organisme), mais subsiste, au sein

du concept de régulation, comme sélection de la meilleure

réponse à une situation imposée.

Nicolas Aumonier

✐ 1 Bernard, Cl., Introduction à l’étude de la médecine expéri-


mentale, 1865, II, 3.

2 Lamarck, J.-B. (de), Philosophie zoologique, 1809, Garnier-

Flammarion, Paris, 1994, 236-237.

3 Ibid., 216-217.

Voir-aussi : Cannon, W. B., The Wisdom of the Body (1932), « La

Sagesse du corps », 1946.

Cohn, M., Monod, J., Pollock, M. R., Spiegelman, S., Stanier,

R. Y., « Terminology of Enzyme Formation », Nature, 172, 12 dé-


cembre 1953, p. 1096.

Cuénot, L., l’Adaptation, Paris, 1925.

Darwin, C., l’Origine des espèces au moyen de la sélection natu-

relle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la

vie (1859), trad. fr. Garnier-Flammarion, Paris, 1992.

Gayon, J., « La préadaptation selon Cuénot (1866-1951) » in Bul-

letin de la Société zoologique française, 1995, 120 (4), pp. 335-


346.

Gayon, J., article « Sélection », in Canto-Sperber, M., Dictionnaire


d’éthique et de philosophie morale (1996), PUF, Paris, 2001.

Gilson, E., D’Aristote à Darwin et retour, Vrin, Paris, 1971.

Jerne, N. K., « Antibodies and Learning : Selection versus Ins-

truction », The Neurosciences. A study program, G. C. Quarton,


T. Melnechuk &amp; F.O. Schmitt (éd.), The Rockefeller Univer-

sity Press, New York, 1967.

Karström, H., « Enzymatische Adaptation bei Mikroorganis-


men », Ergebnisse der Enzymforschung, 7, 1938, pp. 350-376.

Pardee, A. B., Jacob, Fr., &amp; Monod, J., « The Genetic Control
and Cytoplasmic Expression of “Inducibility” in the Synthesis
of β-galactosidase by E. coli », Journal of Molecular Biology, 1,
1959, pp. 165-178.

Rose, M. R., Lauder, G. V. (éd.), Adaptation, Academic Press,


San Diego, 1996.

! DARWINISME, FINALISME, RÉGULATION

ADDICTION

Calque de l’anglais addiction (terme médiéval désignant la servitude où


tombe un vassal incapable d’honorer ses dettes envers son suzerain).

MORALE, PSYCHOLOGIE

Dépendance à l’égard d’un toxique (toxicomanie), mais


aussi, par extension, d’une pratique (achats compulsifs) ou
d’une situation sociale (relations affectives, travail intense).
Sur le plan psychologique, l’addiction implique du désarroi

devant la répétition d’un rapport à un objet vidé de sens


par sa consommation abusive.

Depuis la transformation en phénomène de masse de la


consommation de drogues, la question se pose de savoir
si l’addiction est une forme historique particulière de l’alié-
nation, ou, du fait de l’appui ambigu qu’elle prend sur un
objet, d’abord à contrôler, mais qui à la fin maîtrise le sujet, le
révélateur d’une structure de la liberté jusque là méconnue.
Le thème moral du plaisir mauvais (les « paradis artificiels »)
passe alors au second plan. L’objet addictif est caractérisé
comme l’anti-sujet absolu (le sujet étant présumé libre et
conscient). On a même pu considérer comme addictifs des
rapports sexuels où les partenaires sont considérés comme
interchangeables. Dans le dopage, enfin, est-ce la substance,
ou la performance qu’elle permet, qui est addictive ?

▶ L’idée d’addiction reflète souvent des préjugés normatifs


sur l’autonomie. Mais dans la doctrine contemporaine de
l’addiction, l’effacement des oppositions qui servaient de
cadre d’intelligibilité aux classiques poisons moraux (naturel
et artificiel, normal et pathologique, médicament ou toxique,
sexuel ou non-sexuel), ainsi que l’extension de son domaine
par-delà la médecine à toute la vie sociale, comporte aussi
un enjeu théorique : l’opposition sujet / objet, considérée
comme trop métaphysique pour la réflexion morale concrète,

semble ici s’imposer avec une grande efficacité descriptive.

Pierre-Henri Castel

✐ Chassaing, J.-L. (éd.), Écrits psychanalytiques classiques sur


les toxicomanies, Paris, 1998.

Ehrenberg, A., Penser la drogue, penser les drogues, Association


Descartes (éd.), Paris, 1992.

Goodman, A., « Addiction : Definition and Implication », British


Journal of Addiction 85-11, 1990.
Richard, D., et Senon, J.-L., Dictionnaire des drogues, des toxico-
manies et des dépendances, Larousse, Paris, 1999.

! ALIÉNATION

ADDITION

Du latin additio, de addere, « ajouter », terme d’arithmétique et, plus


généralement, de mathématiques, d’abord traduit en français par « ajou-
ter », puis par « additionner ».

MATHÉMATIQUES

De façon générale, action qui consiste à ajouter une

chose à une autre, de même nature 1.

En mathématiques, un ensemble étant donné, l’addition est

une opération interne, associative, commutative et munie


d’un élément neutre. On définit ainsi l’addition de nombres,
de vecteurs, de fonctions, de matrices, etc. L’élément obtenu
est appelé somme. Si, en outre, chaque élément admet un
symétrique, on obtient un groupe additif abélien.

En arithmétique, cette opération a d’abord consisté à as-


socier des nombres entiers. Elle n’est pas définie dans les
Éléments d’Euclide, où l’on trouve « ce que l’on pourrait ap-

peler une réunion disjointe de monades ». En théorie des en-


downloadModeText.vue.download 28 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

26

sembles, l’addition est définie à partir de la réunion de deux


ensembles disjoints : le cardinal de la réunion est la somme
des cardinaux des deux ensembles de départ.

L’addition a été naturellement étendue, par prolongement,


aux nombres autres que les naturels. Il a fallu reconnaître,
en particulier que « en algèbre, ajouter ne signifie pas tou-
jours augmenter » (Enc., I, 22) dès lors qu’on additionne des
quantité qui peuvent être négatives. La possibilité de conce-
voir l’addition de certains objets a pu être déterminante pour
les reconnaître comme des nombres : ainsi de l’addition des

« rapports » qui n’est acquise que lors du dépassement de la

théorie des proportions par les algorithmes algébriques à la

fin du XVIIe s.

▶ Les discussions concernant les méthodes infinitésimales

ont bien mis en valeur la double nécessité, pour l’addition, de


n’opérer qu’entre choses de même nature (on n’additionne
pas un cercle et un disque) et de ne réaliser que des additions
finies (une infinité de lignes « additionnées » ne donnent pas
une aire).

Vincent Jullien

✐ 1 Euclide, les Éléments, trad. Vitrac B., vol. 2, 251, PUF, Paris,

1994.

ADÉGALISATION

MATHÉMATIQUES

Méthode mathématique introduite par Fermat (1601-


1665) pour la recherche des maxima et des minima, ainsi
que pour la détermination des tangentes à une courbe ou
pour celle des centres de gravité.

Cette méthode d’inspiration algébrique peut être présentée


en quelques mots : soit une expression dépendant d’une in-
connu a ; les extrema de cette expression sont déterminés en
substituant à a l’expression a + e, où e est une quantité très
petite, puis en supposant que les deux expressions obtenues
sont peu différentes, c’est-à-dire en les adégalisant et, finale-

ment, en posant e = o.

En notation moderne et en introduisant la notion de fonc-

tion, on dira qu’il s’agit d’un développement de la fonction f


au voisinage de l’extremum a, avec f (a + e) ≃ f (a) + ef ′ (a).

La méthode de Fermat est très astucieuse ; elle n’en reste

pas moins extrêmement délicate à appliquer sans une notion


claire du concept de fonction ; elle repose, en outre, sur une
procédure qui rompt avec la stricte égalité et peut donner
ainsi l’impression de transformer les mathématiques en un

calcul d’approximation.

Michel Blay

! MATHÉMATIQUES

AD HOC (HYPOTHÈSE)
Du latin ad hoc, « à cet effet ».

PHILOS. SCIENCES

Hypothèse auxiliaire, apparaissant comme arbitraire,


que l’on ajoute à une théorie dans le seul dessein de la

mettre en conformité avec un phénomène particulier qui


s’y intégrait mal.

Ce genre d’hypothèses créées « sur mesure » (ad hoc) pour


rendre compte d’un fait particulier permet à toute théorie
d’être sauvée de la réfutation. Mais cet avantage constitue
précisément leur faiblesse, car la présence de telles hypo-

thèses diminue la testabilité d’une théorie, donc sa valeur


informative. L’utilisation d’hypothèses ad hoc est généra-
lement condamnée comme un artifice illégitime. K. Pop-
per, notamment, rejette leur utilisation afin de sauver le
falsificationnisme.

▶ Comme l’a montré C. G. Hempel, le problème reste cepen-

dant qu’il n’existe pas de critère général pour reconnaître une


hypothèse comme ad hoc. Cette reconnaissance reste une

question d’appréciation subjective, dépendante de l’époque


et du contexte.

Alexis Bienvenu

✐ 1 Popper, K., la Logique de la découverte scientifique (1934),


trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Payot, Paris, 1973, p. 80

et sq.

2 Hempel, C.G., Éléments d’épistémologie (1966), trad. B. Saint-


Sernin, Armand Colin, Paris, 1972, pp. 43-46.

! FALSIFIABILITÉ

ADMIRATION

MORALE

À la fois sentiment de l’âme devant une qualité – ordre,


grandeur ou puissance – qui la dépasse, et étonnement que
suscite en elle la rencontre des objets qu’elle croit en être

pourvus.

Lorsqu’il dégage le caractère central de la notion d’admira-


tion, Descartes vise manifestement les conditions d’apparition
des objets qui l’inspirent. C’est dans les Passions de l’âme
qu’il dégage le critère selon lequel les passions se distinguent
les unes des autres – à la recherche impossible d’une dif-
férenciation immédiate des mouvements corporels qui les
suscitent se substitue alors l’examen des modalités selon les-
quelles les objets nous affectent. La diversité des passions
répond donc aux diverses façons dont les objets peuvent
nous nuire ou nous profiter. C’est ce critère d’apparition de
l’objet qui éclaire la primauté de l’admiration dans la classi-
fication cartésienne : si l’admiration est bien « la première de
toutes les passions » 1, c’est parce que, dans son cas, l’impor-
tance de l’objet repose uniquement sur la surprise que nous
avons de l’apercevoir – sur son apparition même, en somme.
Cette passion trahit donc, dans l’occasion qui, la plupart du
temps, la suscite, l’ignorance des hommes sur l’objet qui la
cause : à cet égard, elle doit disparaître avec les progrès de
la connaissance.

L’admiration s’épuise-t-elle cependant, lorsque se


conquiert la connaissance ? Est-elle destinée à disparaître
avec les lumières ? À deux égards, il convient de relativiser
cette appréciation. D’une part, chez Descartes même, élimi-

ner l’admiration conduit en retour à lui dégager un domaine

de pertinence spécifique, lorsqu’elle porte sur Dieu ou sur


ce qu’il y a de plus grand en nous – ainsi pouvons-nous
éprouver, lorsque nous considérons notre libre arbitre avec
le souci d’en bien user, une estime de soi particulière qui fait

la générosité.

D’autre part, la connaissance dont parle Descartes et qui


doit prendre la place d’une admiration ignorante porte sur
les seules causes efficientes, auxquelles tout le phénomène

est supposé réductible. Or l’admiration porte surtout sur la

finalité, que l’esprit s’imagine lire dans la nature ; et celle-ci,

selon Kant, possède un statut propre dans l’usage réfléchis-


downloadModeText.vue.download 29 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

27

sant de la faculté de juger qui, pour autant, ne renonce pas


au modèle de l’explication causale. Il devient alors possible
de comprendre que l’admiration est un « étonnement qui ne
cesse pas avec la disparition de la nouveauté » 2.

Du même coup, l’admiration survit à la stricte situation


passionnelle, pour caractériser une certaine constance des
qualités de l’âme, apatheika. La seule admiration que suscite
le principe d’unité des règles dans la finalité sera donc vérita-
blement fondée, une fois élucidé par la philosophie critique
le régime propre des jugements téléologiques : « (...) L’on
peut fort bien concevoir et même regarder comme légitime
le principe de l’admiration d’une finalité même perçue dans

l’essence des choses. »3

André Charrak

✐ 1 Descartes, R., les Passions de l’âme, 2e partie, art. 53.

2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, cf. remarque générale


sur l’exposition des jugements esthétiques réfléchissants.

3 Ibid., § 62.

AFFECT

Du latin affectus, « état de l’âme », de ad-ficere, « se mettre à faire


». En
allemand : Affekt. Le terme est repris par Freud et Breuer (1895) du
vocabulaire traditionnel de la psychologie et de la philosophie (saint
Augustin, Descartes, Maine de Biran, Spinoza, etc.). Le terme français, qui
traduit l’allemand, apparaît en 1908.

PSYCHOLOGIE

Forme d’action ou de passion qui constitue l’élément


de base de la vie affective. L’affect se distingue de l’affec-
tion (affectio) qui est une modification de n’importe quelle
sorte (affective ou physique).

Descartes 1 et Spinoza 2 définissent l’affect comme « passion de

l’âme » (animi pathema) et Spinoza consacre à la nature et à


l’origine des affects la troisième partie de l’Éthique. Mais Spi-
noza insiste sur la neutralité de l’affect : à côté des affects pas-
sifs (tristesse, crainte, humilité, repentir) existent des affects
actifs (force d’âme, générosité). Les affects tirent leur origine
soit des trois affects fondamentaux que sont le désir, la joie
(augmentation de la puissance d’agir) et la tristesse (dimi-
nution de cette puissance), soit de l’« imitation des affects »,
processus par lequel chacun reproduit spontanément les pas-
sions (ou actions) qu’il voit survenir chez ses semblables. Les
affects gouvernent les relations interhumaines, notamment la
vie politique puisque le droit naturel se fonde sur les prin-
cipes de fonctionnement de l’individu – qui, n’accédant pas
immédiatement à la Raison, se conduit d’abord d’après ses
passions. La violence des affects rend nécessaire la société,

dont la simple constitution d’ailleurs ne suffit pas à les maî-


triser, puisque chacun conserve son droit naturel, c’est-à-dire
le jeu de ses passions. L’État doit donc mettre en oeuvre
d’autres affects pour contrebalancer le mécanisme destruc-
teur des premiers : dévotion envers le souverain, amour de
la patrie, affects liés au jeu des intérêts matériels. L’éthique
individuelle, quant à elle, aboutit à l’affect le plus haut et
le plus constant, l’amour envers Dieu, qui n’appelle pas de
réciprocité et ne peut disparaître qu’avec l’individu qui en
est porteur. Enfin, l’amour intellectuel de Dieu n’est pas un
affect, puisqu’il est fondé sur une « joie » qui ne suppose pas
de modification de la puissance d’agir 3.

▶ On a longtemps hésité à user du terme d’affect pour rendre


le latin « affectus » – mais les mots « passion », « affection »,
« sentiment » ont chacun leurs inconvénients. Les traductions

françaises de Freud et les travaux psychanalytiques de langue


française ont enfin rendu le terme disponible.

Pierre-François Moreau

✐ 1 Descartes, R., Passions de l’Âme, IV, 190.

2 Spinoza, B., Éthique III, « Définition générale des affects ».

3 Spinoza, B., Éthique V.

PSYCHANALYSE

Part quantitative de la pulsion dans son émergence psy-

chique, quand la représentation en est la part qualitative.


Il désigne une quantité d’énergie psychique locale, auto-
nome, labile, et susceptible d’investir des représentations,

de provoquer des sentiments (culpabilité, douleur), et des


manifestations corporelles (conversion, angoisse).

Dans les Études sur l’hystérie 1, le symptôme provient de l’im-


possible expression (abréaction) d’un affect lié à une situa-
tion et à une représentation traumatiques. Ainsi « coincé »2

(eingeklemmt), l’affect s’incarne, investissant par conversion

une partie du corps sous la forme du symptôme. Délié de la

représentation lors du refoulement, l’affect, réprimé, connaît


des devenirs divers : conversion (hystérie de conversion),
déplacement (névrose de contrainte) ou transformation (né-
vrose d’angoisse). Les affects adviennent aussi comme senti-

ments, qui sont déchargés ou inhibés.

▶ Retrouvant les étymons du mot – « ce qui cherche sa


forme » et « ce qui pousse à agir » –, Freud définit l’affect

comme un invariant énergétique, antérieur à ses expressions


– qui seules le donnent à connaître – et qui impose travail et
invention psychiques. Bien qu’il soit amené, dans ses travaux,
à mettre toujours plus l’accent sur « le point de vue écono-

mique », c’est-à-dire le « facteur quantitatif » 3, la notion, d’un

maniement délicat et difficile d’usage, est peu utilisée par ses


successeurs.

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Studien über Hysterie (1895), G.W. I, Études sur

l’hystérie, PUF, Paris, 2002.

2 Ibid., p. 12.

3 Freud, S., Über einige neurotische Mechanismen bei Eifersucht,


Paranoia und Homosexualität, G.W. XIII, Sur quelques méca-
nismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homo-
sexualité, PUF, Paris, p. 277.

! ABRÉACTION, CONVERSION, DÉCHARGE, DÉNI, « NÉVROSE,

PSYCHOSE ET PERVERSION », PULSION, REFOULEMENT, REJET,


REPRÉSENTATION

AFFECTION
Du latin affectio ; en grec : pathos.

PHILOS. ANTIQUE

Modification subie sous l’effet d’une action extérieure.


Associée, chez un être vivant, au plaisir ou à la peine, l’af-
fection consiste en un sentiment, affectus.

Rangée par Aristote sous la catégorie de la qualité 1, l’affec-

tion, pathos, est, en un premier sens, « la qualité suivant la-

quelle un être peut être altéré » 2, comme le blanc et le noir,

le doux et l’amer, la pesanteur et la légèreté. En un second

sens, c’est l’altération elle-même : le fait d’être blanchi, noirci,

etc. Subie, elle est passive : d’où le sens psychologique de


passion, « tout ce qui arrive à l’âme » 3. Entendu en ce sens,

pathos prend bientôt une valeur négative : Zénon de Citium,


downloadModeText.vue.download 30 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

28

le fondateur du stoïcisme, définit le pathos comme « le mou-


vement de l’âme irrationnel et contraire à la nature ou encore
une impulsion excessive » 4. Cicéron qui, lorsqu’il traduit pa-
thos par adfectio, définit celle-ci de façon neutre comme « un
changement de l’âme ou du corps venant d’une cause ou
d’une autre » 5, traduit ici pathos par perturbatio 6.

À la différence des passions, que les stoïciens tiennent


pour des jugements irréfléchis et donc contraires à la sagesse,
les sensations, qui sont pourtant elles aussi des affections pas-
sives, sont susceptibles d’être assumées activement par l’âme
par le bon exercice de l’assentiment. Si l’idéal du sage stoï-
cien est d’éradiquer les faux jugements que sont les passions
et d’atteindre l’impassibilité, les stoïciens retiennent toutefois
trois « affections positives », eupatheiai : la joie, la circonspec-
tion, la volonté.

▶ À travers même la condamnation stoïcienne des passions


subsiste ainsi la conception aristotélicienne, moralement
neutre, de l’affection comme modification subie : c’est elle

qui préside à l’analyse thomiste 7 comme à la conception car-

tésienne des passions de l’âme 8.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Aristote, Catégories, 8, 9a28-10a10.

2 Aristote, Métaphysique V, 21, 1022b15-16.

3 Aristote, Traité de l’âme, I 1, 402a8.

4 Diogène Laërce, VII, 110.

5 Cicéron, De l’invention, I, 36.


6 Cicéron, Tusculanes, IV 6, 11.

7 Aquin, Th. (d’), Somme théologique, I, q. 79, a 2.

Descartes, R., les Passions de l’âme, première partie, article 1


(OEuvres de Descartes, publiées par Ch. Adam &amp; P. Tannery,
réimpr. Paris, 1996, p. 2-3).

! ALTÉRATION, ASSENTIMENT, IMPASSIBILITÉ, PASSION, QUALITÉ,

SUBSTANCE

AFFIRMATION
Du latin adfirmo, « affermir », puis « affirmer ». En grec :
kataphrasis, en
allemand : Affirmation, Bejahung, Behauptung.

ESTHÉTIQUE, LOGIQUE, MORALE, POLITIQUE

1. Au sens courant, proposition que l’on tient pour vraie,


assertion. – 2. Au sens logique, proposition de la forme S
est P, qui pose comme existante la relation entre le sujet
et le prédicat.

La philosophie morale fait de l’affirmation un usage qui re-


coupe le langage courant et inclut l’idée de prétention ainsi
que celle d’affirmation de soi. Chez Nietzsche, l’affirmation
(Bejahung) désigne l’acception active du devenir et de l’éter-
nel retour ; au lieu d’être subis comme destin ou fatalité, ils
font l’objet d’une adhésion par laquelle l’individu affirme (au
sens de behaupten) et reconquiert sa liberté, c’est-à-dire à la
fois son « vouloir vivre » et sa capacité à poser des valeurs.

Pour les représentants de la théorie critique (Marcuse,


Adorno), l’affirmation (qualifiée par le mot emprunté au
français Affirmation) désigne au contraire l’adaptation et le
conformisme, la perte de la vertu critique de la raison qui
culmine dans le développement de la culture de masse
(« industrie culturelle » – Kulturindustrie). Dans son essai
de 1937, « Sur le caractère affirmatif de la culture », Marcuse
expose les apories de la « culture affirmative » bourgeoise et
l’évolution qui la conduit à son « autodestruction » 1. Dans sa
Théorie esthétique (1970), Adorno reprend à son compte cette

réflexion en qualifiant « la presque totalité des oeuvres tradi-

tionnelles » d’oeuvres d’art « positives ou affirmatives » 2. Pour


lui, comme pour Marcuse, l’oeuvre d’art affirmative condense
le dilemme de toute production culturelle : le fait d’être à la
fois idéologie et utopie. « Aucun art n’est dépourvu de la trace

de l’affirmation dans la mesure où, par sa pure existence, il

s’élève au-dessus de la misère et de l’avilissement des simples

existants 3 ». Or, non seulement « l’affirmation et l’authenticité

sont amalgamées », mais « le moment affirmatif se confond


avec le moment de domination de la nature » 4. Par « culture

affirmative », il faut entendre « la culture propre à l’époque

bourgeoise, qui l’a conduite à détacher de la civilisation le

monde spirituel et moral en tant que constituant un domaine

de valeurs indépendant et à l’élever au-dessus d’elle » 5. On


construit par là sous le nom de culture un édifice qui paraît

harmonieux, mais camoufle les conditions sociales réelles,

qu’on abandonne à la « civilisation », au règne de la loi écono-


mique de la valeur 6. C’est au premier chef à l’art qu’incombe

cette fonction. N’ont place dans la « culture » que « la beauté

spiritualisée et la jouissance spirituelle de celle-ci » 7. Pourtant,


« la culture affirmative est la forme historique sous laquelle

ont été conservés les besoins de l’homme qui dépassaient

la simple reproduction de l’existence » 8. Dans la conclusion

de son essai, Marcuse esquisse une « suppression-réalisa-

tion » (Aufhebung) de la culture affirmative, qui annonce ses


oeuvres ultérieures, en particulier Éros et civilisation (1955).

Gérard Raulet

✐ 1 Marcuse, H., « Réflexion sur le caractère affirmatif de la


culture », trad. in Culture et société, Minuit, Paris, 1970, p. 140.

2 Adorno, T. W., Théorie esthétique, trad. Jimenez, M., Klinck-

sieck, Paris, 1974, p. 213.

3 Ibid., p. 214.

4 Ibid., p. 213 sq.

5 Marcuse, H., « Réfléxion sur le caractère affirmatif de la

culture », trad. in Culture et société, Minuit, Paris, 1970, p. 140.

6 Ibid., p. 132.

7 Ibid.

8 Ibid., p. 135.

! CIVILISATION, CULTURE, IDÉOLOGIE, UTOPIE, VALEUR, VIE

PSYCHANALYSE

Décision inconsciente d’accepter l’introjection des re-


présentants de la pulsion.

Examinant les fonctions du jugement dans l’article sur la dé-


négation 1, Freud oppose la Bejahung à l’expulsion, Ausstos-
sung. Suivant la lecture hégélienne d’Hyppolite, Lacan 2 fera

de cette opposition l’équivalent de celle entre refoulement


originaire et forclusion : ce qui est originairement refoulé
constituant le symbolique, ce qui est forclos restant dans le
réel.

▶ L’intérêt de cette lecture est de légitimer l’idée freudienne

que l’inconscient ne connaît pas la négation, et donc de

considérer au principe de l’inconscient une opération uni-


fiante qui obéit au principe de plaisir. La négation, grammati-
cale et secondaire, ne peut être assimilée à une destructivité
primaire, qui n’a pour effet que de produire le réel comme
impossible. Il est utile de comparer cette lecture de Lacan

à celle que peut faire M. Klein, dans la mesure où, pour


downloadModeText.vue.download 31 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

29

l’un comme pour l’autre, ces décisions primaires définissent


l’écart logique entre psychose et névrose.

Jean-Jacques Rassial

✐ 1 Freud, S., la Négation (1925), in Idées, Résultats, Problèmes,


PUF, Paris, 1985.

2 Lacan, J., Écrits, Seuil, Paris, 1966.

! FORCLUSION, NÉGATION, PLAISIR, REFOULEMENT

AFFORDANCE

De l’anglais to afford, « rendre présent ou disponible ». Concept forgé


par le psychologue J. J. Gibson.

PSYCHOLOGIE

Propriété saillante de l’environnement rendue dispo-


nible pour un agent.

Selon Gibson, certaines propriétés réelles des objets peuvent


devenir pertinentes pour un agent et garder ce statut indépen-
damment de ses décisions particulières. Ainsi, certains objets,
par leur position spatiale, par leur visibilité, sont disponibles
pour la préhension (un verre sur une table, le bouton d’une

porte). Cette notion, issue à la fois de la psychologie de la

forme et de la conception « écologique » de la perception de


Gibson, suppose une théorie de la perception directe, selon
laquelle les objets sont directement présents au sujet perce-

vant, et constituent des stimuli saillants de l’environnement.

Selon cette conception, la perception est une forme d’action

sur l’environnement.

Pascal Engel

✐ Gibson, J. J., The Senses Considered as Perceptual Systems,


Houghton Mifflin, Boston, 1966.

Gibson, J. J., The Ecological Approach to Visual Perception,


Houghton Mifflin, Boston, 1979.

! FORME (PSYCHOLOGIE DE LA), PERCEPTION

AGONISTIQUE

Du grec agonistikos, formé sur agon, « assemblée, lutte, combat ».

PHILOS. ANTIQUE

1. Aptitude corporelle à la lutte, particulièrement dans

les jeux publics 1 et, par dérivation, à l’argumentation so-

phistique 2. – 2. Technique de la lutte 3 ; débat, par opposi-

tion à la composition écrite 4. – 3. Se dit de celui qui excelle


dans les joutes oratoires 5.

Dans le Sophiste (225 a-226 a) de Platon, le terme désigne

une des techniques d’acquisition qui utilise la controverse,

mais aussi le combat corps à corps. La notion revêt un sens

beaucoup plus large que l’antilogie ou l’éristique, dont le

champ d’application se limite essentiellement au discours.

Même lorsqu’il se rapporte exclusivement à la rhétorique, le

terme « agonistique » ne perd jamais complètement son sens

initial de « lutte dans le cadre de jeux publics ». Le sophiste

est qualifié d’« athlète » dans le domaine de la lutte en ma-

tière de raisonnements 6. Le combat oratoire n’est qu’un jeu

dont l’unique but est de faire trébucher l’adversaire 7. Le débat


(agonistike), enfin, est un style rhétorique essentiellement
oral, qui suppose donc la présence d’un public 8, sans que le

terme revête néanmoins, dans cette dernière occurrence, la


connotation péjorative qu’il a toujours chez Platon.

Annie Hourcade

✐ 1 Aristote, Rhétorique, 1361b21.

2 Aristote, Réfutations sophistiques, 165b11.

3 Platon, Sophiste, 225a.

4 Aristote, Rhétorique, 1413b9.

5 Platon, Le Ménon, 75 c.

6 Platon, Sophiste, 232a.

7 Platon, Théétète, 167e.

8 Aristote, Rhétorique, 1413b9.

! ANTILOGIE, DIALECTIQUE, ÉRISTIQUE

AGRÉABLE

Adj. (de agréer, lui-même de gré) employé aussi dans un usage nominal.

En allemand : das Angenehme.

ESTHÉTIQUE

Ce qui plaît de prime abord, sans réflexion et sans dis-


cernement, mais aussi, en un second sens, ce qui entraîne
l’agrément. On considère donc comme agréable ce qui pro-
cure un ensemble mêlé de sensations, où l’oeil et – singuliè-
rement – l’oreille sont stimulés et à la fois réjouis, par oppo-

sition à d’autres suggestions comme la force, la majesté,


l’originalité ou la profondeur d’une oeuvre d’art.

Les philosophes ont souvent pensé que ce chatouillement de


l’agréable était l’indice de la réduction de l’expérience esthé-
tique à un pur divertissement. Pourtant ce sentiment doux
revient en principe à quelques « sujets » de prédilection, qu’ils
soient gracieux ou touchants, ou à la manière qu’ont certains

artistes de les traiter, sujets dans lesquels l’émotion est tempé-


rée ou suspendue, et non point véritablement induite comme
une réponse obligée où entre en jeu la représentation. On
a pu dire aussi que l’agréable était une offense faite à l’art
conçu en tant que source de connaissance. Et pourtant, les
oeuvres de Virgile, celles de Guardi et de Ravel ne souffrent

en rien de superficialité parce qu’elles sont attrayantes, et

pauvres en intentions signifiantes.

Sans être une qualité publique inhérente à la chose,


l’agréable appartient au dispositif spécifique d’un certain type
d’oeuvres d’art qui visent (entre autres choses) à charmer ou
à séduire. Cet effet ne peut être obtenu que si des propriétés
relationnelles sont activées qui réduisent ou invitent à sous-
estimer la teneur du symbole artistique. Un esthéticien améri-

cain comme Santayana 1 estime que l’agréable (comme le joli)


est une qualité tertiaire présupposant celles de la fermeté du
dessin ou de l’harmonie : ces qualités techniques joueraient
à son égard le même rôle que les qualités premières par rap-
port aux qualités secondes. Avant lui, Sulzer 2 avait déjà cher-
ché à sauver l’agréable (et le touchant) contre le sublime, ou
la recherche de l’expression universelle de l’idée.

▶ Si Kant et après lui Hegel ont contesté la dignité de


l’agréable, en affirmant que « ce qui plaît » n’est pas une
condition objective de plaisir, il reste que cette forme d’adhé-
sion spontanée n’a pas pour finalité d’entraîner le jugement.
Ce qui agrée ou ce à quoi l’on donne son agrément est par-
fois l’objet d’un traitement décoratif, et non pas structural, qui
vient bien en réalité à l’avant-plan : c’est le cas en musique et
en architecture, lorsque l’ornementation est chargée d’orien-
ter le divertissement sensoriel pour détourner l’attention de la
structure. On pourrait donc, sous ce rapport, comme l’a fait
downloadModeText.vue.download 32 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

30

Ruskin 3, considérer que l’agréable a aussi une fonction dans


notre appréhension chromatique et tectonique (notamment
celle des effets de surface) propres à l’art toscan et vénitien,
et même à l’art gothique, contre l’emprise de la signification.

Jean-Maurice Monnoyer

✐ 1 Santayana, G., The Sense of Beauty (1896), rééd. Dover,

1955.

2 Sulzer, J. G., Origine des sentiments agréables ou désagréables,

Paris, 1751.

3 Ruskin, J., The Seven Lamps of Architecture, Londres, 1849.

Voir-aussi : Hegel, Esthétique.

Kant, Critique de la faculté de juger.

AGRÉGAT

Terme introduit par Cavalieri (1598-1647) dans sa Geometria indivisibili-


bus continuorum nova quadam ratione promota, publiée à Bologne en 1635.

HIST. SCIENCES

Méthode mathématique qui conduit à des mesures


de surface et de volume en évitant les paradoxes liés à la
simple sommation des éléments.
Ce concept est associé à une méthode dite par la suite, un
peu abusivement, « méthode des indivisibles », et fondée sur
la possibilité de remplacer, lorsqu’on les met en rapport, les
figures géométriques, planes ou solides, par l’agrégat de tous
leurs indivisibles, c’est-à-dire de toutes les lignes, ou de tous
les plans qu’on peut imaginer tracés en elles.

Cette méthode, tout en inaugurant de nouvelles pistes


pour la géométrie infinitésimale, reste cependant – et c’est
l’essentiel pour Cavalieri – à l’intérieur du champ de la mathé-
matique euclidienne en évitant de s’engager sur la voie des
sommes d’indivisibles et des paradoxes de Zénon d’Élée.

Cette méthode a trouvé son application, en particulier,


dans les études relatives à la science du mouvement, tant
dans les travaux de Galilée (en particulier dans les Discorsi de
1637) que dans ceux de Torricelli (1608-1647).

Michel Blay

✐ Andersen, K., « Cavalieri’s Method of Indivisibles », Archive


for History of Exact Sciences, 1971-1972, pp. 329-410.

Giusti, E., Bonaventura Cavalieri and the Theory of Indivisibles,


Cremonese, Bologne, 1980.

AIDÔS
Mot grec pour « pudeur ».

PHILOS. ANTIQUE

Pudeur ; dans le Protagoras de Platon, condition de la


vie en société.

À la fin du mythe de Protagoras 1, Zeus dote tous les hommes

d’aidôs et de dikè (« justice »), et par là de l’art politique


qui leur faisait défaut. Aidôs et dikè répondent ici au couple

homérique 2 et hésiodique 3 d’Aidôs et Némésis, où Némésis

signifie la crainte du blâme d’autrui. Ce sont les conditions

inséparables, affectives et sociales, de la solidarité civique et

politique.

Aidôs signifie donc autant le sentiment de l’honneur,


de la dignité, que la pudeur, la retenue, la honte, la crainte
respectueuse : la « vergogne », dans son sens étymologique
de verecundia, terme latin par lequel Cicéron traduit aidôs.
Sentiment non pas seulement individuel, mais également
collectif, qui qualifie les sentiments de déférence mutuelle

au sein d’un groupe et renvoie à la nécessité d’obligations


communes. Respect de soi-même, aidôs nomme aussi la soli-
darité, à la fois honneur, loyauté, bienséance collective, qui
interdit certaines conduites – d’où suit le sens de « pudeur » et
de « honte » : « L’aidôs, c’est en quelque sorte l’oeil du témoin
quand on est sans témoin – le témoin intériorisé. » 4.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Platon, Protagoras, 320c-322d.

2 Homère, L’Iliade, XIII, 122.

3 Hésiode, Les Travaux et les jours, 317.

4 Wolff, F., Socrate, PUF, Paris, 1985, p. 88.

Voir-aussi : Benveniste, E., Le vocabulaire des institutions indo-


européennes, Minuit, Paris, 1969, II, [line] pp. 340-341.

! ÉTHIQUE, POLITIQUE

ALÉATOIRE

Du latin alea, « dé », « jeu de dés », « hasard ».

MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE

Qualifie un événement survenant « au hasard », sans


qu’une cause déterminante n’en ait été mise en évidence,
et sans qu’aucune explication ne puisse en être fournie
en termes de conformité à une règle de succession avec

d’autres événements.

Si la définition de l’aléatoire porte formellement sur un évé-


nement donné, elle implique une relation (ou une absence
de relation) entre cet événement et d’autres événements.
La marque apparente de l’aléatoire doit donc être cherchée
dans la structure des séquences d’événements. Selon R. von
Mises, une séquence est aléatoire si, la limite d’un nombre
d’événements tendant vers l’infini, la fréquence d’un certain
type d’événement est en moyenne la même dans la séquence
totale et dans toute sous-séquence qui en serait extraite sur
des critères ne faisant pas référence à son contenu. Plusieurs
raffinements de cette caractérisation ont été proposés par
A. Church, A. Wald et P. Martin. Une définition plus récente,

basée sur le concept de complexité algorithmique, énonce


qu’une séquence est aléatoire si le programme le plus bref
qui puisse permettre à un ordinateur de l’engendrer est cette
séquence elle-même.

▶ Aucun critère ne s’avère cependant décisif en ce qui

concerne la nature intrinsèquement aléatoire des événements


d’une séquence. Un théorème, appelé lemme de poursuite,
établit que toute séquence admet aussi bien un modèle déter-
ministe qu’un modèle indéterministe. Une séquence appa-

remment aléatoire peut être engendrée par un processus de


chaos déterministe (impliquant des phénomènes de sensibi-

lité aux conditions initiales) ; et une séquence apparemment


non aléatoire peut être engendrée par un processus complè-
tement indéterministe, à condition que les événements de
la séquence résultent d’une application de la loi des grands
nombres de ce processus. Le caractère ultimement aléatoire
ou non aléatoire d’un événement dans une séquence est
donc voué à demeurer indécidable.

Michel Bitbol

✐ Sklar, L., Physics and chance, Cambridge University Press,


1993.

Dahan-Dalmedico, A., Chabert, J. L., Chemla, K., Chaos et déter-

minisme, Seuil, coll. « Points », Paris, 1992.

! CHAOS, COMPLEXITÉ, CONTINGENT, HASARD, PROBABILITÉ


downloadModeText.vue.download 33 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

31

ALGÈBRE

De l’arabe Al jabr, « réduction », titre d’un ouvrage du mathématicien


Al-Khawarizmi (IXe s.).

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES

Discipline essentielle des mathématiques, dont le déve-


loppement à partir du XVe s. fut profondément influencé
par le legs arabe.

Classiquement, c’est-à-dire jusqu’au XIXe s., « l’algèbre » est la


théorie des équations. Le développement de cette dernière
fut parallèle à l’extension de la notion de nombre par l’intro-
duction des nombres négatifs, des nombres irrationnels et
des nombres complexes. L’« algèbre moderne » consiste en
l’étude de lois de composition et de relations définies sur
un ensemble d’éléments quelconques et constituant ainsi
des « structures », de groupe, de corps, d’anneau, d’espace
vectoriel, etc. De l’une à l’autre algèbre, il y a une parfaite
continuité historique malgré une transformation significative
dans la méthode.

Dès la plus haute antiquité, on rencontre des exemples


de résolution d’équations du premier et du second degré. Les
équations du troisième degré conduisirent les algébristes ita-
liens du XVIe s. aux nombres « imaginaires ». F. Viète introduisit
une écriture symbolique, développée par Descartes, qui per-
mit de traiter en général de chaque type d’équation au lieu de
s’en tenir à la résolution d’équations particulières. Les lois de
résolution générale se précisèrent jusqu’au « théorème fonda-
mental de l’algèbre », dont C.F. Gauss donna en 1799 quatre
démonstrations différentes. Les tentatives infructueuses de
résoudre généralement les équations de degré égal ou supé-
rieur à cinq conduisirent É. Galois à réorienter l’étude de
l’équation vers celle de la structure du groupe – dont il intro-
duisit le terme – de permutation de ses racines et à énoncer
une condition nécessaire et suffisante de résolution. L. Kro-
necker continua sur cette voie, tandis que d’autres types de
travaux, par exemple ceux de F. Klein sur la classification des
géométries, ceux de R. Dedekind en théorie des nombres,
imposèrent l’usage systématique des structures de groupe et
de corps. On situe dans l’oeuvre de E. Steinitz le moment où
l’algèbre prit définitivement la tournure abstraite et structurale
que nous lui connaissons à travers l’oeuvre de Bourbaki.

L’extraordinaire efficacité de l’algèbre, classique ou mo-


derne, vient de son langage symbolique. Des auteurs clas-
siques comme Descartes et surtout Leibniz l’ont souligné.
Plus près de nous, D. Hilbert voulait que toute discipline
mathématique visât le degré de formalisme de l’algèbre. Et
J. Cavaillès de rappeler aux philosophes que les formules
ne sont pas seulement un adjuvant pour la mémoire, mais la
matière même du travail mathématique.

▶ La fécondité de la langue formulaire de l’algèbre n’a pas


toujours levé les doutes philosophiques sur la nature des
êtres inventés pour les besoins du calcul : nombres négatifs,
nombres imaginaires, nombres infiniment petits, etc. L’his-
toire a connu ainsi des débats passionnés sur des notions
réputées fictives, qu’on cherchait à fonder sur la solidité de
notions tenues pour réelles comme celle de nombre entier.
Cette entreprise acharnée de réduction du fictif au réel n’a
pas mis fin à la floraison toujours plus riche et foisonnante
d’entités fictives, acclimatées peu à peu dans l’univers du
mathématicien.

Hourya Sinaceur

✐ Dieudonné, J., (dir.), Abrégé d’histoire des mathématiques,


1700-1900, Hermann, Paris, 1978.

Waerden, B.L. Van der, A History of Algebra, from al-Khawa-


rizmi to Emmy Noether, Springer-Verlag, 1985.

! ÉQUATION, FORMULE, STRUCTURE, SYMBOLE

ALGORITHME
De l’arabe Al-Khawarizmi, nom du mathématicien persan (début du IXe s.)
dont le traité d’arithmétique transmit à l’Occident les règles de calcul
sur la représentation décimale des nombres, antérieurement décou-
vertes en Inde.

LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES

Notion de base de l’algorithmique (celle-ci consiste en

la conception et l’optimisation des méthodes de calcul en

mathématiques et informatique).

Un algorithme consiste en un schéma de calcul spécifiant


une suite finie d’opérations élémentaires à exécuter selon
un enchaînement déterminé. En informatique, le mot est
synonyme de programme, ou suite de règles bien définies
pour conduire à la solution d’un problème en un nombre
fini d’étapes.

Divers algorithmes sont connus dès l’Antiquité : les al-


gorithmes des opérations arithmétiques fondamentales
comme l’addition ou la multiplication, l’algorithme d’Euclide
d’Alexandrie pour calculer le plus grand commun diviseur
de deux nombres, plusieurs méthodes de résolution d’équa-
tions en nombres entiers à la suite des travaux de Diophante
d’Alexandrie, le schéma établi par Archimède pour calculer
le nombre π qui exprime le rapport de la circonférence d’un

cercle à son diamètre. Plus récemment, les méthodes de ré-


solution numérique des équations algébriques ont conduit
à des algorithmes bien connus des mathématiciens : celui
de Newton pour approcher la solution d’une équation, celui

de Sturm pour calculer le nombre exact de racines réelles

d’une équation, la méthode, due à C.F. Gauss, d’élimination


de l’indéterminée entre deux équations pour déterminer si
ces équations ont au moins une solution commune, etc.

Les années 1930 constituent un tournant décisif du point de

vue théorique : des problèmes logiques de décidabilité – un


énoncé est décidable s’il existe une procédure de démons-
tration de cet énoncé ou de sa négation – conduisent à la
formalisation de la notion d’algorithme sous la double forme
des fonctions récursives de Gödel, Herbrand et Church et

des fonctions calculables par machine de Turing. L’appari-


tion des ordinateurs après la Seconde Guerre mondiale et
leur utilisation généralisée permettent des calculs bien plus
longs que les calculs manuels et surtout le traitement de types
nouveaux de problèmes, comme le tri, la recherche d’infor-
mations non numériques, etc. Les algorithmes sont classés en

fonction de leur complexité, c’est-à-dire du temps nécessaire


à leur exécution. Seuls ont une efficacité effective, et non pas
seulement de principe, ceux dont la complexité s’exprime
polynominalement en fonction des données. Les algorithmes
dont la complexité est exponentielle donnent lieu à un calcul
dont le temps d’effectuation sur ordinateur excède de beau-
coup, pour le moment, la durée d’une vie humaine.

▶ Après la création, à la fin du XIXe s., de la théorie des


ensembles infinis par G. Cantor, un grand débat a opposé
les partisans du calcul numérique et des méthodes algorith-
miques aux partisans des méthodes ensemblistes, abstraites

et axiomatiques. Les premiers considéraient qu’une entité


mathématique n’est définie que si on a indiqué un moyen
de la construire, un problème résolu que si sa solution abou-
downloadModeText.vue.download 34 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

32
tit à un calcul numérique. Les seconds raisonnaient sur des
ensembles infinis d’éléments en les caractérisant globalement
par leurs structures axiomatiques et prouvaient l’existence
d’une solution pour un problème sans forcément donner en
même temps un procédé de calcul de ladite solution. Au-
jourd’hui, avec le développement du calcul formel et d’autres
usages essentiels de l’outil informatique, l’opposition entre
structure et calcul s’est bien émoussée.

Hourya Sinaceur

✐ Auroux, S., (dir.), Articles « Récursivité » et « Décidabilité »


in l’Encyclopédie philosophique universelle, Les notions philoso-

phiques, PUF, Paris, 1990.

! CALCUL, DÉCIDABILITÉ, RÉCURSIVITÉ

ALIÉNATION
Du latin alienatio, « cession », « transmission », « éloignement », «
désaf-
fection », de alienus, « autre ». En allemand : Entäusserung, Entfremdung,
de fremd, « étrange », « étranger ».

Terme commun en français à la langue juridique, à la psychiatrie, à la


philosophie hégélienne et au marxisme. L’allemand distingue en revanche
Entäusserung (cession), Veräusserung (vente), Irrsinn (aliénation mentale)
et l’aliénation au sens hégélien ou marxien (Enfremdung, Entäusserung).
La notion d’aliénation est devenue une problématique philosophique
à part entière avec Hegel et Marx. Mais son histoire est d’autant plus
complexe qu’elle est très tôt présente de façon diffuse mais insistante
dans de nombreux domaines, allant de la théologie et de la mystique à
l’anthropologie et à l’ontologie, en passant par les rapports juridiques et
sociaux. En faisant d’elle un concept-clef de la philosophie de l’histoire,
Hegel, les jeunes Hégéliens et Marx l’ont promue au rang de catégorie
fondamentale de la philosophie politique moderne. Vulgarisée à la faveur
de son usage chez Marx puis chez Sar tre, l’aliénation est un concept dont
le sens a peu à peu quitté le terrain de la philosophie pour désigner des
processus propres aux objets créés par différentes sciences de l’homme
et de la société.

GÉNÉR., SC. HUMAINES

Dépossession de soi par soi ou par un autre.

Origines religieuses

Si le terme français renvoie au latin, la problématique qu’il

recouvre plonge en fait ses racines dans le Nouveau Testa-

ment 1 : c’est le terme grec allotrioô qui est rendu par le latin

alienare et dans la traduction de Luther par entfremden. Il

s’applique aux impies qui vivent dans l’ignorance et l’aveu-

glement. Dans la Vulgate alienatus désigne celui qui est ex-

clu de la communauté des croyants. En grec et en latin cet


usage religieux est déjà doublé d’un usage juridico-politique.

Aristote qualifie d’allotrios celui qui est exclu de la Cité 2, suivi

en cela par Cicéron.

Les hérésies et les mystiques chrétiennes donnent une


dimension nouvelle à ces acceptions. D’abord chez les Gnos-

tiques, ensuite chez Origène, puis au XIIIe s. chez Maître


Eckhart. Il s’en dégage la problématique opposant la vérité
à l’erreur et à l’égarement. Origène fait déjà de ce dernier,
qu’il nomme obturbatio, la conséquence d’une dépendance
de l’esprit libre à l’égard du corps sensible et parle en ce
sens d’alienatio mentis. Mais, à l’inverse, l’aliénation désigne
aussi le dépassement mystique de cet état et les Pères de
l’Église, tant Saint-Augustin que Saint-Thomas, ont promu
cette conception qui, chez eux comme chez les scholastiques
ou dans la mystique des Carmélites, prend pour référence la
vision de saint Paul.

On peut faire l’hypothèse que les racines religieuses de


cette notion n’ont pas été sans importance pour le rôle qu’elle
va jouer, à partir de Hegel, comme catégorie centrale de la

critique de la religion. Chez Schelling en effet l’aliénation est

au coeur de la protestation contre le savoir formel et séculari-


sé de l’Aufklärung. Dans sa « philosophie positive » Schelling

ne voit dans l’aliénation qu’une matérialisation du divin cor-


respondant à la catastrophe cosmologique de la conscience
humaine.

Hégélianisme

Le concept hégélien Entfremdung qualifie le sujet devenu

étranger à soi, une dépossession psychique qui n’exclut pas


la survie du désir de revenir à soi. En même temps, il s’agit
donc d’un moment dynamique du procès du développe-

ment de l’esprit en tant que procès de l’expérience de la


conscience – un moment nécessaire à l’abolition de l’immé-

diateté et au surgissement de la réflexion, dont l’abstraction

constitue le sommet 3. Dans le chapitre VI de la Phénoméno-


logie de l’esprit – chapitre de « l’Esprit », le moment de l’esprit
« étrangé » à soi succède au moment de l’esprit vrai (le monde
éthique, qui débouche sur le droit romain). C’est le monde de
la culture, qui est à la fois celui que l’esprit crée et une oeuvre
où il est constamment déchiré, insatisfait de ne pas se recon-
naître, le théâtre de la lutte des Lumières, de l’intelligence, et
de la foi religieuse identifiée à la superstition. Il connaît son
apothéose sanglante dans la Liberté absolue et la Terreur. Lui
succède (et l’abolit) le moment de l’esprit certain de lui-même
(la moralité, la philosophie idéaliste allemande). La désigna-
tion même de l’instance du dépassement (la certitude de soi)
authentifie sans équivoque la singularité phénoménologique
et le registre non-juridique du concept d’Entfremdung. Ce qui
est hors de soi n’est pas immédiatement un objet extérieur
à soi, mais un état où la familiarité avec soi ne subsiste que
dans le sentiment de sa parte. Le concept est au reste presque
exclusivement utilisé dans la Phénoménologie de l’esprit (qui

devient elle-même un moment « réduit » de la psychologie

dans l’articulation du système, telle que l’Encyclopédie des


sciences philosophiques la constitue et l’expose).

Tandis qu’Entfremdung n’a aucun sens juridique en alle-


mand, le terme Entäusserung s’applique certes aussi au sujet
mais pris comme « sujet du droit ». Il insiste sur la mise hors
de soi, ou le fait d’être hors de soi, et prend le sens métony-
mique d’état nouveau ou différent. Tandis que l’Entfremdung
désigne plutôt le processus en cours en ce qu’il est immédia-
tement perçu comme « perte », Entäusserung s’applique au
résultat « accompli » et assumé, quasi objectal. Stricto sensu,
c’est donc Entäusserung qu’il convient de traduire par le
terme juridique d’« aliénation ». J. Hyppolite, conscient de
cette différence, avait traduit Entfremdung par le néologisme
« extranéation » construit sur le radical extraneus (qui a donné
« étranger » en français).

Jeune-hégélianisme : Feuerbach

Si Entfremdung est chez Hegel une notion quasiment inexis-


tante ailleurs que dans la Phénoménologie de l’Esprit, elle
ne va pas moins jouer un rôle capital dans le jeune-hégé-
lianisme, puis dans le marxisme et dans les débats sur le
marxisme jusque dans la deuxième moitié du XXe s. Cela pour
une double raison : l’origine religieuse du concept d’une part
et la philosophie du sujet et de la conscience qu’il implique
d’autre part se conjuguent en un enjeu décisif d’une philoso-

phie de l’émancipation et de la reconquête par l’homme de

son « essence » dont le projet s’affirme par une critique de la

religion et débouche sur la critique matérialiste de toutes les


downloadModeText.vue.download 35 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

33

illusions spirituelles – y compris la philosophie hégélienne de


la réalisation de l’Esprit.

Feuerbach a proposé dans l’Essence du christianisme non


seulement une analyse psychologique du phénomène reli-
gieux mais surtout cette approche anthropologique fait redes-
cendre, comme le dira Marx, les « illusions religieuses du ciel
sur la terre » ; elle les démasque comme une aliénation, une
projection fantasmatique de l’essence humaine. Non seule-
ment Feuerbach emprunte la catégorie d’aliénation à Hegel
mais sa démarche triadique reste foncièrement hégélienne.
Au départ, elle pose l’humanité douée de raison (moment
subjectif). L’homme prend ensuite conscience des limites de
sa raison et imagine un être doué d’une Raison totale ; ce deu-
xième moment présente lui-même trois étapes : le vrai (Dieu
connaît l’infini), le bien (la perfection morale inaccessible
à l’homme), l’amour, qui réconcilie l’homme avec ce Dieu
supérieur. La critique de la religion, le troisième moment,
a pour tâche de dépasser cette réconciliation illusoire. Or,
dans la religion, l’humanité, quoique de façon fantasmatique,
a pris conscience de son essence ; aussi le dépassement va-
t-il s’accomplir lui aussi en trois phases : l’homme et Dieu
confondus dans l’amour religieux, la conscience humaine qui
s’éveille et écarte l’homme de Dieu et enfin l’anthropologie
qui réalise l’essence humaine. Au terme de la critique de la
religion, l’homme est, selon Feuerbach, à même de concevoir
ce qu’il croyait être la distance insurmontable entre lui et
Dieu comme étant en fait le rapport de l’individu à l’espèce.
Sous l’aspect de l’espèce, l’essence hérite au fond du statut
de l’identité absolue, propre chez Hegel au Concept – ce
que Feuerbach appelle « l’unité de l’essence humaine avec
elle-même » 4.

Marxisme

Pour Marx, Feuerbach n’a fait que pressentir que l’aliénation


spéculative recouvre une aliénation réelle ; il se contente de
dévoiler l’aliénation religieuse et croit, comme Marx le lui
reproche dès l’Introduction à la critique de la philosophie du
droit de Hegel, retrouver immédiatement le réel, alors que la
critique de la religion n’est que « médiatement la lutte contre
ce monde ». Pour Marx, en 1843-1844, c’est par une critique
de l’État et de la société qu’elle doit se concrétiser ; il reste
en cela hégélien, puisqu’il fait de l’État la vérité de la religion,
mais, dans la foulée, il découvre que la réalité de l’État, c’est
la société civile. Dans L’Idéologie allemande et les Thèses sur
Feuerbach (1845), il franchit un pas décisif : le matérialisme
sensualiste de Feuerbach réhabilite certes la nature et la ma-
tière mais en quelque sorte en inversant la vapeur, en misant
sur la nature et l’anthropologie, alors qu’il faudrait les histo-
riciser, les socialiser et les dialectiser – c’est-à-dire concevoir
l’histoire comme une relation dialectique de l’homme avec
la nature qui tout à la fois engendre des rapports particuliers
entre les hommes et s’accomplit dans le cadre de tels rapports
particuliers : les rapports de production.

Il n’y a pas d’essence humaine ailleurs que dans les rap-


ports sociaux. Mais du même coup, Marx, dans les Manus-
crits, rompt avec la conception progressive, « optimiste », de
l’aliénation : Hegel « voit seulement le côté positif du tra-
vail et non son côté négatif » 5. Concrétisée comme produc-
tion sociale de l’existence et de rapports sociaux détermi-
nés, l’aliénation n’est plus le mouvement de la conscience
qui s’objective et reconnaît le monde comme son monde ; le
moment de la reconnaissance est bloqué. Les Manuscrits de
1844 introduisent une coupure entre objectivation et aliéna-

tion alors que pour Hegel la conscience de soi, confrontée à


un objet étranger, le reconnaissait comme sien par le travail 6.
Les Manuscrits sont donc incontestablement le texte où se
prépare la coupure épistémologique qui fondera l’oeuvre de
la maturité. Le véritable enjeu est désormais l’organisation
sociale de la production et cet enjeu va remplacer la dialec-
tique hégélienne de l’objectivation par celle des formations
sociales.

Le premier manuscrit définit le capital, de façon déjà lu-


cide mais encore imprécise, comme « la propriété privée des
produits du travail d’autrui » 7. Marx découvre « que l’ouvrier
est ravalé au rang de marchandise, et de la marchandise la
plus misérable » 8. Il entreprend de montrer que le prétendu
« fait » de la propriété privée n’est pas originel mais actuel et
que ce « fait actuel » est en réalité un rapport. Ce rapport peut
prendre deux formes. En tant qu’autoproduction de l’homme,
qui est lui-même partie de la nature, par son travail sur la
nature, donc en tant que rapport de l’homme à la nature
et à soi-même à travers la nature, il s’agit de ce que Hegel
nomme rapport absolu, c’est-à-dire un rapport issu d’une
même substance – la réalité naturelle, commune à l’homme
et à la nature, qui s’auto-réalise ; il s’agit alors de l’aliénation-
objectivation au sens positif qu’elle a chez Hegel. La conclu-
sion du chapitre « Rapports de distribution et rapports de
production » du troisième livre du Capital dira dans le même
sens : « Tant que le procès de travail n’est qu’un procès entre
l’homme et la nature, ses éléments, simples, sont communs
à toutes les formes sociales de son développement ». Mais il
n’en est justement pas ainsi. Une scission se produit entre
l’homme et son objectivation ; il s’agit dès lors, dans la ter-
minologie hégélienne, d’un rapport séparatif, dans lequel les
termes en rapport perdent leur unité. Cette scission est carac-
téristique de la forme sociale de développement particulière
qu’est l’économie capitaliste, que les Manuscrits démasquent
en soumettant les discours de l’économie politique à une cri-
tique hégélienne 9.

Dans les Manuscrits la scission qu’introduit l’organisa-


tion sociale du travail vient couper la démarche de la dialec-
tique positive de l’aliénation-objectivation et la pervertir en
dialectique de l’aliénation comme perte de soi. Jusqu’à un
certain point les Manuscrits saisissent déjà ce que l’oeuvre
économique de la maturité concevra comme dialectique des
forces productives et des rapports de production. Ils percent
à jour cette perversion : le « fait » qui empêche la dialectique
du travail de s’accomplir comme chez Hegel. Le développe-
ment économique engendre une organisation particulière de
la production qui bloque ce que les Manuscrits appellent
encore la réalisation de l’essence humaine, son épanouisse-
ment « polytechnique » dans toutes les directions – héritage de
l’anthropologie feuerbachienne que Marx ne reniera jamais.

Certes, en tant que telle, cette dialectique des forces


productives et des rapports de production manque encore.
Toutefois, il n’y a donc pas lieu d’introduire une rupture
entre l’oeuvre de jeunesse et l’oeuvre économique. Dès les
Manuscrits de 1844, l’aliénation est inscrite dans le procès
de travail. Ce qui s’appelle encore aliénation de l’essence hu-
maine apparaît comme l’effet d’une aliénation du travailleur
non seulement dans le produit de son travail mais comme la
conséquence des conditions de la production de ce produit,
c’est-à-dire des rapports de production qui l’en dépossèdent.
L’aliénation conserve dans l’oeuvre économique sa vali-
dité comme catégorie recouvrant les aliénations idéologiques.
Ces dernières ont désormais leur modèle dans l’aliénation
downloadModeText.vue.download 36 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

34

économique, qui devient le modèle de toute aliénation (et


par voie de conséquence de toute production d’idéologie).
Très expressément Le Capital reprend sur ces bases à son
compte la critique de la religion et des idéologies dont est
partie la réflexion de Marx : pour trouver une analogie au
phénomène énigmatique du fétichisme de la marchandise,
qui n’est pourtant qu’un produit trivial du travail humain et, a
priori, qu’une simple valeur d’usage, « il faut la chercher dans
la région nuageuse du monde religieux. Là, les produits du
cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de
corps particuliers » 10.

Les débats du XXe s.

Pour les raisons précédemment indiquées – à savoir qu’il y va


de la reconquête par l’homme de son essence et que l’alié-
nation religieuse est en quelque sorte l’archétype de toutes
les formes d’aliénation –, la notion d’aliénation a été au XXe s.
au coeur de tous les débats – entre marxistes et chrétiens,
marxisme et existentialisme, marxisme et anthropologie – sur
la possibilité et le sens d’un « humanisme marxiste ».

Ce rôle de premier plan, alors qu’elle appartient à la pé-


riode de gestation du marxisme et qu’on peut la tenir pour
dépassée par les notions de réification et de fétichisme de
la marchandise, s’explique par les conditions politico-idéo-
logiques dans lesquelles l’héritage marxiste a été assumé à
l’Ouest et à l’Est. Dans les deux camps, en vertu de logiques
différentes, les écrits de jeunesse de Marx et la dimension
philosophique (hégélienne) du marxisme ont été remis à
l’honneur.

À l’Ouest, le marxisme – « horizon indépassable de notre


temps » selon Sartre – était réinterprété et assimilé dans cette

optique philosophique par l’existentialisme et l’humanisme

chrétien, à l’Est sa dimension « humaniste » servit de position


de repli offensif pour les résistances à l’économisme et au
stalinisme mais elle devint aussi une formule commode pour
juxtaposer à la réalité économique et politique socialiste une
production philosophique stéréotypée abondamment repré-

sentée dans tous les congrès internationaux.

L’« antihumanisme théorique » proclamé par Althusser 11

a non seulement voulu réaffirmer, en toute rigueur philolo-

gique, la spécificité du matérialisme dialectique mais aussi et


surtout tirer un trait sous toute une production philosophique
issue soit du stalinisme, soit de la résistance au stalinisme, soit
encore des appropriations « philosophiques du marxisme » et

qui s’incarnait, à l’Est comme à l’Ouest, par le couple écono-

misme / humanisme.

Gérard Raulet

✐ 1 Cf. Éph. 4, 18.

2 Aristote, Politique, II, 8, 126a40.

3 Hegel, G. W. F., Werke, t. III, pp. 392, 439.

4 Feuerbach, L., Das Wesen des Christentums, chap. 24, Reclam,


Stuttgart, 1969, p. 346, trad. l’Essence du christianisme.

5 Marx, K., Manuscrits de 1844, Éditions sociales, Paris, 1972,


p. 133.

6 Ibid., pp. 132-145.

7 Ibid., p. 21.

8 Ibid., p. 55.

9 Marx, K., op. cit., premier manuscrit « Le travail aliéné »,


pp. 56-70.

10 Marx, K., le Capital, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1963, p. 606.

11 Althusser, L., Positions, Éditions sociales, Paris, 1976, pp. 159


sq.

! FÉTICHISME, IDÉOLOGIE, PRODUCTION (RAPPORTS DE),


TRAVAIL

PSYCHANALYSE

Impression de fausse reconnaissance, de déjà vu, déjà


raconté, de doute devant la réalité, voire de dépersonna-

lisation – proche de l’Unheimliche 1. C’est le signe et l’effet


d’un refoulement. SYN. Etrangement.

Non répertorié comme concept psychanalytique, l’étrange-


ment qualifie chez Freud diverses séparations : étrangements
de l’enfant à l’égard de son entourage, de l’adulte à l’égard de

la réalité ou de son conjoint, étrangements entre je et libido


dans la névrose, vis-à-vis de l’organe génital féminin...

Devant l’Acropole 2, Freud pense : « Ce que je vois là n’est


pas effectif » (sentiment d’étrangement). La joie de voir l’Acro-
pole est empêchée par la culpabilité liée à ce désir même :
le voyage réalise le souhait de réussite, or « Tout se passe
comme si l’essentiel dans le succès était de faire son chemin
mieux que son père et comme s’il était encore et toujours non
permis de vouloir surpasser le père ».

Mazarine Pingeot

✐ 1 Freud, S., Das Unheimliche (1919), G.W. XII, l’Inquiétante


Étrangeté, in l’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Gallimard,
Paris, 1991, pp. 209-263.

2 Freud, S., Brief an Romain Rolland (eine Erinnerungstörung


auf des Akropolis) [1936], G.W. XVI, « Un trouble du souvenir
sur l’Acropole (Lettre à Romain Rolland) », in Résultats, idées,

problèmes II (1921-1938), PUF, Paris, 2002, pp. 221-230.

! LIBIDO, MOI, « NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION », PHALLUS,


REFOULEMENT

ALLAIS (PARADOXE D’)

PHILOS. CONN., SC. HUMAINES

Énigme empirique découverte par l’économiste fran-


çais Maurice Allais (né en 1911, prix Nobel en 1988),
consistant en une remise en cause du modèle classique de

l’utilité espérée 1. D’abord mis en évidence grâce à un ques-

tionnaire, dans une démarche de test empirique de la théo-


rie classique, le paradoxe d’Allais constituait, plus spécifi-
quement, un échec de prédiction pour la théorie de l’utilité
espérée axiomatisée par von Neumann et Morgenstern
dans la deuxième édition de leur Théorie des jeux (1947).

Dans l’une des versions du problème, on pose à l’assistance


les questions suivantes :

« Préférez-vous A ou B ? » (où A signifie « recevoir 100 mil-


lions de francs » et B, « recevoir 500 millions avec une proba-

bilité de 10 %, 100 millions avec une probabilité de 89 % et 0


avec une probabilité de 1 % »).

« Préférez-vous C ou D ? » (où C signifie « recevoir 100 mil-


lions avec une probabilité de 11 % et 0 avec une probabilité
de 89 % » et D, « recevoir 500 millions avec une probabilité de
10 % et 0 avec une probabilité de 90 % »).

D’après la théorie de l’utilité espérée, on devrait constater


que si A est préféré à B, C est préféré à D. Mais on observe

chez de nombreux sujets que A est préféré à B, alors que D


est préféré à C.

Conjointement avec la découverte d’autres paradoxes et


les travaux ultérieurs des psychologues, le paradoxe d’Allais
a jeté le doute sur la valeur prédictive du modèle de l’espé-
rance d’utilité et sur la portée de l’« axiome d’indépendance »
de von Neumann et Morgenstern (selon lequel, à partir d’is-
downloadModeText.vue.download 37 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

35

sues certaines u et v et d’une troisième issue w, l’ordre des


préférences sur la paire (u, v) est préservé si l’on élabore d’un
côté une loterie donnant u avec une certaine probabilité et w
avec une autre probabilité, et d’un autre côté, avec les mêmes
probabilités, une loterie donnant v ou w).

▶ Ayant conduit à une interrogation critique sur l’intérêt pré-


dictif des théories normatives usuelles de la décision ration-
nelle, la découverte d’Allais, constituant le premier exemple
connu d’une classe plus large de phénomènes (les « effets de
rapport commun » étudiés plus tard en psychologie), a joué
un rôle important dans le renouvellement de l’analyse de la

décision 2. M. Allais a nié le caractère paradoxal du phéno-


mène, refusant d’admettre la valeur normative de la théorie

classique. Au demeurant, le paradoxe a relancé l’examen de


la difficile articulation entre théorie normative et modèles
descriptifs ou explicatifs dans ce domaine. Allais a recom-
mandé de prendre en compte non seulement la moyenne
des valeurs (comme dans la théorie de l’utilité espérée) mais

aussi les moments d’ordre supérieur, ainsi que la déformation


psychologique des probabilités objectives, la théorie clas-
sique apparaissant dès lors comme un simple cas particulier,
dont la plausibilité ne concerne pas toutes les situations de
décision.

Emmanuel Picavet

✐ 1 Allais, M., « Le comportement de l’homme rationnel devant


le risque : critique des postulats et axiomes de l’École améri-
caine » in Econometrica, 21 (1953), pp. 503-546.

2 Allais, M., et Hagen, O. (dir.), Expected Utility Hypotheses and


the Allais Paradox : Contemporary Discussions of Decisions un-
der Uncertainty, with Allais’ Rejoinder, Dordrecht, Reidel, 1979.

! BAYÉSIANISME, DÉCISION (THÉORIE DE LA), ESPÉRANCE


MATHÉMATIQUE, JEUX (THÉORIE DES), PROBABILITÉ, RATIONALITÉ

« croire et juger », « Est-il rationnel d’être


rationnel ? »

ALLEMAND (IDÉALISME)

! IDÉALISME

ALTÉRATION
Du latin alteratio (de alter, « autre ») ; en grec alloiôsis.

PHILOS. ANTIQUE

Changement qualitatif, par acquisition ou perte d’une


qualité non essentielle.
Est altéré ce qui est ou a été rendu autre. Un accident sera,
pour un individu sensible, ce qui l’altère sans remettre en
cause son existence ni son essence. Pour Aristote, l’altération
est l’une des six espèces du mouvement, avec la génération,
la corruption, l’accroissement, l’amoindrissement et le chan-
gement selon le lieu 1, et n’en implique donc aucune autre :
dans la plupart de nos affections nous sommes en effet alté-
rés sans avoir part à aucun autre mouvement. Aristote rap-
porte l’altération au mouvement selon la qualité 2. Subie, elle
est une « passion » (pathos) : soucieux d’y soustraire le sujet,
substance ou forme, Aristote professe qu’elle n’existe que
« dans ce qui peut être dit pâtir par soi sous l’action des sen-
sibles. [...] Le fait d’être altéré et l’altération se produisent dans
les choses sensibles et dans la partie sensitive de l’âme, mais

nulle part ailleurs, sauf par accident » 3. Contre les physiciens


présocratiques, Aristote n’admet donc pas que la sensation
soit pure altération, car elle implique l’activité de l’âme.

Chrysippe au contraire n’hésitera pas à définir la « repré-


sentation » (phantasia) comme une altération dans l’âme 4,

cherchant à rendre compte ainsi, mieux que Zénon qui la dé-


finissait comme impression, de la multiplicité des perceptions.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Aristote, Catégories, 14, 15a13-14.

2 Ibid., 15b12 ; Physique, V, 2, 226a26.

3 Aristote, Physique, VII, 3, 245b4-5 et 248a6-9.

4 Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 244.

Voir-aussi : Ildefonse, F., les Stoïciens I, Les Belles Lettres, Paris,

2000, pp. 75-94.

! ACCIDENT, AFFECTION, AUTRE, DEVENIR, MOUVEMENT,


PASSION, PHANTASIA, QUALITÉ

ALTÉRITÉ
Du latin alteritas (de alter, « autre ») ; grec heterotês.

PHILOS. ANTIQUE

Caractère de ce qui est autre, relation entre des entités


mutuellement distinctes.

Comme le montre Platon dans le Sophiste, l’identité ne va pas


sans altérité, puisque être identique à soi, c’est être autre que
ce qui n’est pas soi. En ce sens très général, toute détermina-
tion constitue une altérité : pour Aristote, « autre » se dit en
autant d’acceptions que l’un, le même ou l’être, c’est-à-dire
selon chaque catégorie 1. À cette signification très générale,

et somme toute banale, de l’altérité, Platon en ajoute une


autre. Pour Antisthène ou les mégariques, rien ne peut être
dit proprement d’un être, si ce n’est sa propre désignation :
dire d’un homme, non pas simplement qu’il est un homme,
mais qu’il est grand ou petit, ignorant ou savant, c’est lui

attribuer quelque chose d’autre que lui. Dès lors que, avec

Platon, on admet l’autre parmi les genres de l’être, il n’y a là


nulle impossibilité ; on peut admettre que les attributs sont
autres que le sujet sans pour autant s’interdire de les lui attri-

buer : dire d’un homme qu’il est grand, etc., ou même de

tel individu qu’il est un homme, c’est admettre qu’il se défi-


nit, non seulement par opposition à, mais aussi par inclusion
de ce qui n’est pas lui. Échappant ainsi à la tautologie, Pla-

ton fonde la possibilité de la définition. On dit souvent qu’il


fonde aussi la possibilité de la prédication, ouvrant ainsi la
voie à Aristote. En réalité, la conception aristotélicienne de la
prédication, et donc de la définition, n’implique nullement,

comme chez Platon, une altérité interne au sujet lui-même.


Aristote, en effet, réserve le terme « autre » aux êtres « qui ont
pluralité d’espèce, ou de matière, ou de définition de leur

substance » 2. Si toute définition comporte l’indication de la


différence spécifique, celle-ci, précise Aristote, suppose une

identité, non pas numérique, mais générique, ou à défaut un

rapport d’analogie 3.

Si, à partir d’Aristote, la possession d’un attribut par un su-


jet n’est source d’aucune altérité pour celui-ci, le changement
qui affecte le sujet lui-même, par exemple la croissance ou le
passage de l’enfance à l’âge adulte puis à la vieillesse, a été

pour toute la pensée grecque une source d’interrogation sur

l’identité et l’altérité. Platon et Aristote s’appuyaient sur leurs

notions respectives de la forme pour concevoir une identité


downloadModeText.vue.download 38 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

36

maintenue à travers le changement ; à ceux pour qui, comme


les stoïciens, il n’est d’autre substance que la matière, les pla-
toniciens de la Moyenne Académie opposèrent l’« argument
croissant » 4, selon lequel un changement de forme d’une ma-
tière donnée entraîne nécessairement la disparition de l’être
qu’elle constituait sous sa première forme ; qu’on imagine
un homme qui a d’abord tous ses membres, puis est amputé
d’un pied : ce ne sera plus le même homme, au point qu’on
est en droit de dire que le premier a péri, et que le nouveau
ne saurait porter le même nom. En d’autres termes, si l’on
refuse l’idée de forme, l’identité d’un être sensible, selon ces
philosophes, n’est plus concevable.

En plaçant les formes intelligibles elles-mêmes dans la


dépendance d’un principe encore supérieur, Plotin introduit
en elles l’altérité : non seulement le monde intelligible com-
porte une multiplicité de formes, mais il est à la fois intellect
et intelligible ; autant l’intellect se pense lui-même, ce qui
implique l’unité de l’intellect et de l’intelligible, autant il est
autre que lui-même, puisque tout à la fois il se pense et est
ce qu’il pense 5. Ce qui n’est qu’une façon de radicaliser l’idée
de Platon dans le Sophiste, de l’altérité du même.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Aristote, Métaphysique, V, 10, 1018a37.

2 Id., V, 9, 1018a9-10.

3 Id., V, 9, 1018a12-13.

4 A. A. Long &amp; D.N. Sedley, Les Philosophes hellénistiques,


Paris, 2001, t. II, pp. 24-27, 37-42.

5 Plotin, Ennéades, V, 1, 4.

Voir-aussi : Sedley, D.N., « Le critère d’identité chez les Stoïciens »,


in Revue de métaphysique et de morale, 94, 1989, Recherches sur

les stoïciens, pp. 513-533.

! AUTRE, CATÉGORIE, DEVENIR, ÊTRE, MÊME ET AUTRE,


NÉOPLATONISME

AMATEUR

Du latin amare, « aimer », « avoir du goût pour quelque chose ».

ESTHÉTIQUE

Quiconque aime les oeuvres d’art, les recherche, les


apprécie jusqu’à développer une réelle familiarité avec
elles, et cultive une aptitude à éprouver des états affectifs

intenses et à prononcer des jugements grâce à la contem-


plation artistique.

L’amateur a un rapport personnel ou direct à l’art. Goethe 1


le décrit comme celui qui n’accorde pas d’importance aux
préjugés et fait appel à sa faculté d’étonnement. À l’inverse,
le connaisseur partage avec le dilettante une relation plus
indifférente à l’art. C’est que l’amour de l’art est une affaire de
disposition individuelle, d’expérience propre ; il se cristallise
dans des liens affectifs alors que la connaissance de l’art est
affaire d’expertise, elle déploie un savoir et une technique de
l’art, supposant l’accès à des données qui ne sont en général
pas répandues dans le grand public. Si l’amateur possède une
compétence artistique, son rapport à l’art n’en est pas moins
plus subjectif. L’art devient une source d’enrichissement pour
la personne même, à partir de ce qu’elle sent et apprécie.
Aussi Burckhardt décrit-il l’amateur de peinture comme celui
qui ressent et voit pour lui-même 2. Il apprend à développer

un sentiment personnel et intime des oeuvres sans se laisser


dicter sa conduite par le plaisir. Lorsqu’il fréquente un musée,
il ne veut pas tout voir, accumuler une masse d’impressions

multiples se succédant à toute allure ; il préfère établir un

contact direct avec tels maîtres et telles oeuvres. Un tel rap-


port à l’art suppose alors de reconnaître l’importance de la
rencontre dans l’art, de l’affinité ou de la préférence.

▶ La figure de l’amateur s’identifie-t-elle sans reste à cette

conception d’un rapport singulier, intense, sélectif à l’art ?

Comme tout autre spectateur, l’amateur n’est-il pas prison-

nier de contraintes de genre, de classe, sur lesquelles aucun

contrôle n’est possible ? Dans ses portraits de collectionneurs,

Haskell 3 met l’accent sur l’observation de conditions précises,

prosaïques et temporaires qui gouvernent le regard artistique.

Fabienne Brugère

✐ 1 Goethe, J. W., Le Collectionneur et les siens, trad. D. Modi-


gliani, Éditions de la maison des sciences de l’Homme, Paris,

1999.

2 Burckhardt, J., Leçons sur l’art occidental, trad. B. Kreiss, Ha-

zan, « Des grandes collections », Paris, 1998.

3 Haskell, F., L’amateur d’art, trad. P.E. Dauzat, LGF Livre de

poche, Paris, 1997.

AMBIVALENCE
En allemand : Ambivalenz, terme dû à E. Bleuler, 19101. Repris par Freud
à partir de 19122, 3.

PSYCHANALYSE

Coexistence, dans le rapport à un même objet, de vi-

sées affectives et pulsionnelles de valeurs opposées, fonda-

mentalement l’amour et la haine.

Avant de dénommer « ambivalents » les sentiments du pa-


tient envers l’analyste, Freud avait repéré les paires opposées
des tendances perverses 4 et l’investissement d’amour et de

haine des objets, notamment du père 5. Totem et tabou montre


ensuite que les tabous et rites des névrosés et des peuples
primitifs dépendent d’une ambivalence originaire. En 19156,

Freud propose qu’amour et haine ont des origines pulsion-


nelles diverses et ne se constituent en opposés qu’après avoir
suivi chacun leur développement. Plus tard, l’ambivalence
ressort du dualisme des pulsions de vie et de mort.

▶ Postuler un dualisme fondamental ou une loi d’attirance /


répugnance pour élucider l’ambivalence risque d’en étendre
par trop la signification. Or, les éléments psychiques oppo-

sés adoptent différentes formes lorsqu’ils convergent sur un


même objet ou lorsqu’ils harmonisent leurs buts. Ainsi, la
haine peut orienter l’amour vers le sadisme ou vers la décou-
verte de l’objet. « Je doute qu’un petit d’homme en se déve-
loppant soit capable de tolérer toute l’étendue de sa propre
haine dans un environnement sentimental. Il lui faut haine

pour haine » 7.

Mauricio Fernandez

✐ 1 Bleuler, E., « Vortrag über Ambivalenz » Zbl. Psychoanal,


Berne, 1910, p. 266.

2 Freud, S., Zur Dynamik der Übertragung (1912), G.W. VIII,


« La dynamique du transfert », in La technique Psychanalytique,

PUF, Paris, 1985.

3 Freud, S., Totem et tabou, Payot, Paris, 1965.

4 Freud, S., Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard,


Paris, 1968.

5 Freud, S., « Analyse de la phobie d’un petit garçon de cinq

ans », in Cinq Psychanalyses, PUF, Paris, 1970.

6 Freud, S., « Pulsions et destins des pulsions », in Métapsycholo-


gie, Gallimard, Paris, 1968.
downloadModeText.vue.download 39 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

37

7 Winnicot, D., « La haine dans le contre-transfert », in De la


pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris, 1990, p. 81.

! AMOUR, ÉROS ET THANATOS, LIAISON, OBJET, PULSION,

SADISME

ÂME

Du latin anima, « souffle », « air ». En grec, psuchê. En allemand : Seele.


Principe explicatif dans les philosophies naturelles comme dans les théo-
logies, l’âme est devenue le coeur de l’animisme émergeant aux XVIe-
XVIIe s. Le mécanisme lui est alors substitué dans le champ de la connais-
sance des corps. La conséquence principale du dualisme tient dans le
rejet des formes substantielles, des qualités occultes qui invoquent l’âme
lorsque les causes physiques n’appartiennent pas à l’ordre du connu. De
fait, même après réhabilitation des causes finales, l’âme a perdu son pou-
voir de structuration des énoncés relatifs à l’organisation et au complexe.
Seule l’union de l’âme et du corps, cette quasi substance de la doctrine
cartésienne, permet encore de considérer les relations entre une modifi-
cation de la vie psychique et une affection somatique dont aucune cause
physiologique ne peut être donnée. Le clinicien n’a-t-il pas pour vocation,
selon Canguilhem, de recueillir la façon dont un sujet perçoit les modifi-
cations pathologiques du corps dans lequel il est enfoncé ?

PHILOS. ANTIQUE

Principe de vie, d’unification et d’animation des vivants,


regroupant les facultés sensori-motrices et, éventuelle-
ment, intellectuelles, mais aussi, selon certains, les facultés

de croissance et de nutrition.

Si les anciens s’accordent pour considérer l’âme comme prin-


cipe de la vie, ils ne s’accordent ni sur sa nature (corporelle ou
incorporelle), ni sur ses fonctions (facultés sensori-motrices
seules ou aussi croissance et nutrition), ni sur sa localisation
(le coeur ou la tête), ni sur les êtres qui la possèdent (les ani-
maux seuls, ou les plantes également, voire le monde), ni sur
le nombre et la nature de ses parties et de ses facultés, ni sur
sa capacité de survie (immortelle selon les uns ; elle disparaît
avec le corps selon les autres). Toutes ces divergences et
les concepts qu’elles impliquent ne furent toutefois que pro-
gressivement élaborés, et thématisés comme tels seulement à
partir d’Aristote ou de l’époque hellénistique.

Thalès « fut le premier à déclarer que l’âme est une nature

toujours mobile ou capable de se mouvoir d’elle-même » 1.


C’est donc par sa motricité qu’il caractérisait l’âme, au point

de soutenir que « l’aimant possède une âme, puisqu’il meut

le fer » 2. Les présocratiques, en général, « pensent que c’est

l’âme qui donne le mouvement aux animaux », comme le dit


Aristote des atomistes 3. À cette capacité, certains ajoutent la
faculté sensitive : ainsi Heraclite aurait-il comparé l’âme à

une araignée au centre de sa toile sentant la mouche qui en


casse un fil 4. Tous, à l’exception peut-être de Pythagore, qui
considère l’âme comme un nombre 5, s’accordent sur la nature
corporelle de l’âme. Il s’agit d’une matière subtile : air, feu ou
exhalaison de l’humide 6.

On dit souvent que Platon tranche avec ces conceptions


« matérialistes », en considérant l’âme comme incorporelle.
Mais Aristote avait remarqué que Platon composait l’âme à
partir d’un mélange d’intelligible et de corporel et lui repro-
chait d’en avoir fait une grandeur 7. De fait, si Platon oppose
fréquemment l’âme et le corps, disant qu’il faut s’efforcer de
« détacher » l’âme du corps et que « l’âme du philosophe
méprise souverainement le corps, le fuit, et cherche à être à
part soi » 8, il n’a jamais écrit que l’âme était incorporelle. En
revanche, il a soutenu que l’âme est immortelle, appuyant
sa démonstration sur le mouvement automoteur perpétuel
de l’âme 9. Enfin, il est le premier à attribuer une âme aux

plantes 10, et à distinguer dans l’âme trois parties : une par-


tie rationnelle ; et deux parties irrationnelles, l’une désirante,

l’autre impulsive 11.

Aristote reproche à tous ses prédécesseurs de ne pas ex-

pliquer l’union de l’âme et du corps. Son point de vue, ni ma-

térialiste ni antimatérialiste, récuse le caractère automoteur de

l’âme. Il explique l’âme d’après l’opposition de l’entéléchie

et de la puissance, de la forme et de la matière. L’âme est

l’entéléchie et la forme d’un corps naturel possédant la vie en

puissance 12, c’est-à-dire son principe d’organisation. Il étend


ainsi la notion d’âme à l’ensemble des vivants : les plantes ont
une âme végétative (reproduction et croissance), les animaux
une âme sensori-motrice, et les hommes une âme rationnelle
ou intellectuelle 13. L’âme, en tant qu’entéléchie du corps, ne

lui survit donc pas. Chez Aristote, seul l’intellect « introduit de


l’extérieur », séparé et impassible, est incorruptible 14.

Les épicuriens et les stoïciens s’attachent à montrer que


l’âme ne peut être que corporelle : Zénon « jugeait qu’une
chose qui serait dépourvue de corps [...] ne pourrait produire
aucune sorte d’effet » 15. Épicure la décrit comme un mélange
de souffle et de chaleur, les stoïciens comme un souffle

inné 16 : l’âme étant le principe de la vie, elle est identifiée au


souffle qui quitte le corps à la mort. Par conséquent, selon
les stoïciens, l’âme, corps trop subtil, ne survit que rarement
à la séparation de l’âme et du corps, puis est détruite avec
l’univers, survie provisoire qu’Épicure lui refuse. L’identifica-

tion de l’âme avec un souffle a aussi pour conséquence que

les plantes n’ont pas d’âme (les anciens pensaient qu’elles

ne respiraient pas). En revanche, en s’inspirant de certains

passages du Timée, de Platon, les stoïciens attribuent une

âme au monde, conçu comme un organisme vivant. Mais ils

se séparent à nouveau de lui en récusant l’existence d’une

partie irrationnelle de l’âme.


La tradition néoplatonicienne réagira contre les doctrines

de l’âme corporelle en donnant une essence incorporelle à

l’âme, ce qui entraîne son immortalité 17.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Pseudo-Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 2.

2 Aristote, De l’âme, I, 2, 405 a 20-21.

3 Ibid., I, 2, 404 a 8-9.

4 Héraclite, B 67 a in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques,

Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988.

5 Pseudo-Plutarque, loc. cit.

6 Cf. J.-P. Dumont, op. cit., Anaxagore, B 29 ; Parménide, B 9 ;


Démocrite, B 102 ; Héraclite, B 15.

7 Aristote, De l’âme, I, 2, 404 b 16-27 ; 3, 407 a 3-22. Cf. Platon,

Timée, 34 b-37 c.

8 Platon, Phédon, 64 e-66 a.

9 Platon, Phèdre, 245 a-e. Les preuves avancées dans le Phédon


sont différentes.

10 Platon, Timée, 76 e-77 c.

11 Platon, République, 437 d-441 c ; cf. Phèdre, 246 a-d, 253


c-254 e.

12 Aristote, De l’âme, II, 1, 412 a 19-22, 27-28.

13 Ibid., II, 3 ; Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 13.

14 Aristote, De l’âme, 430 a 17 ; 408 b 18. Cf. Génération des


animaux, II, 3, 736 a 28.

15 Cicéron, Académiques, I, 39.

16 Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques, t. 1, ch. 14 ;


t. 2, ch. 53, Paris, 2001.

17 Plotin, Ennéades, IV, 7 [2].

Voir-aussi : Chaignet, A.-E., la Psychologie de Platon, Paris, 1862


downloadModeText.vue.download 40 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

38

(Bruxelles, 1966).
Gourinat, J.-B., les Stoïciens et l’âme, Paris, 1996.

Moreau, J., l’âme du monde de Platon aux stoïciens, Paris, 1939.

O’Meara, D., Une introduction aux Ennéades, Paris-Fribourg,

1992, pp. 15-58.

Romeyer Dherbey, G. (dir.), Viano, C. (éd.), Corps et âme. Sur le


De anima d’Aristote, Paris, 1996.

! AFFECTION, ASSENTIMENT, ENTÉLÉCHIE, INTELLECT, PHANTASIA,


RÉMINISCENCE, SENSATION

PHILOS. MÉDIÉVALE

Saint Augustin

Dans une certaine mesure, Augustin d’Hippone recueillera

cette conception « dualiste » de l’âme et du corps, qui s’ac-


corde aisément avec la croyance chrétienne en l’immortalité
personnelle, ainsi qu’avec les exhortations à se détourner
des sens et du monde. Selon lui, l’âme humaine (animus,

alors qu’anima désigne le principe vital de tout animal) est


une substance par elle-même, immatérielle et spirituelle, au-
tonome par rapport au corps. Néanmoins, il ne peut aller

jusqu’à soutenir avec les platoniciens que l’homme, c’est


l’âme seulement (Alcibiade maj., 130c). Les données anthro-
pologiques tirées de la Bible l’obligent à dire que l’âme a été
faite ex nihilo par Dieu immédiatement en vue d’animer le
corps 1 (elle n’est donc pas de nature divine ni déchue d’un

séjour céleste pour être enfermée en la prison du corps). Ou


encore, l’homme est défini comme « une substance ration-

nelle constituée d’une âme et d’un corps » 2. Cependant, non


sans une certaine tension théorique, la primauté de l’âme
reste marquée par le paradigme instrumental présent dans

cette autre définition : l’homme est « une âme raisonnable qui

se sert d’un corps » 3. Inversement, l’inférieur ne saurait agir


sur le supérieur, et donc le corps sur l’âme : comme le voulait
Plotin, la sensation n’est que l’attention que porte l’âme à une
modification subie par le corps, auquel elle est présente par

sa propre activité d’ « intention vitale ».

Mais l’âme a un rapport encore plus direct à Dieu, qui


est présent au plus profond d’elle-même et est la source de

l’illumination par laquelle elle perçoit les vérités éternelles,


les règles de tout jugement rationnel (du moins c’est par une
partie d’elle-même qu’elle les reçoit ; Augustin distingue en
effet plusieurs niveaux en l’âme : la « pensée », mens, en est
la fonction supérieure, qui contient la « raison », ratio, mou-
vement par lequel elle passe d’une vérité à l’autre, et l’« intel-
lect », intellectus ou intelligentia, ce qu’il y a de plus éminent
en l’homme et par quoi il reçoit la lumière divine). En retour,
connaître la nature de l’âme, se connaître, c’est aussi remon-

ter vers la connaissance de Dieu, dans la mesure où c’est

par son âme que l’homme a été fait à l’image et la ressem-


blance de son créateur. La méthode théologique déployée
par Augustin (De Trinitate, l. IX-XI) : entrevoir la nature tri-
nitaire de Dieu à partir des « traces » (vestigia) que l’ouvrier
a laissées sur son oeuvre, l’a conduit à dégager différentes
triades d’instances psychiques qui, à la fois, sont distinctes,
et, non pas seulement inséparables, mais identiques en subs-

tance. Mémoire (la mémoire intellectuelle, qui rend possible


le perpétuel rappel de la pensée à elle-même), intelligence
et volonté ne sont pas dans l’âme comme dans un substrat,
elles sont le sujet lui-même, et se trouvent dans une « imma-
nence réciproque » (circumincessio) qu’on ne voit nulle part
dans le domaine matériel. L’unité du moi se déploie dans les
trois dimensions de l’être, du connaître et du vouloir : « Je

suis celui qui connaît et qui veut, je connais que je suis et

que je veux, et je veux être et connaître. Combien dans ces

trois choses la vie forme un tout indivisible (...) comprenne

cela qui peut » 4. La notion d’âme évolue ainsi vers celle d’un
sujet qui ne constate plus seulement l’existence de la psuchê

comme principe vital objectif, mais l’éprouve de l’intérieur

comme activité, vie de l’esprit. L’âme humaine a connais-


sance de soi (de son existence et du fait qu’elle pense) par

une connaissance directe, intuitive : elle ne peut « jamais être

séparée d’elle-même », et se saisit comme pensée, du dedans

pour ainsi dire. Cette connaissance de soi appartient à son


essence, et donc l’accompagne nécessairement. Elle n’est

cependant pas toujours réfléchie : l’âme peut se « connaître »

(nosse) intimement, sans se « penser » (cogitare) explicite-

ment. Elle se trompe même, le plus souvent, sur sa propre

nature, en se fiant aux images qu’elle s’est formée des corps,

et en imaginant qu’elle est elle-même un corps. Mais il suffit

qu’elle écarte toutes les croyances surajoutées, pour qu’elle

se ressaisisse elle-même comme pure pensée. Elle peut ac-

quérir de sa propre existence une certitude absolue, qu’on


ne peut mettre en doute, car elle ne pourrait être trompée si
elle n’était pas, dit Augustin 5 en une formule qu’on a souvent

rapprochée de celle de Descartes.

Le Moyen Âge : d’Avicenne à Aristote

L’influence de ces analyses psychologiques d’Augustin (aux-

quelles il faudrait ajouter les considérations sur la volonté

et le libre-arbitre, et sur la temporalité comme distension de

l’âme) sera longtemps prédominante dans la pensée chré-

tienne latine. La traduction d’ouvrages d’Avicenne, vers le mi-

lieu du XIIe s., ne fera même, en un sens, que renforcer cette

conception spiritualiste de l’homme. Le philosophe persan,

parce qu’il s’appuie en fin de compte sur les mêmes concep-

tions néoplatoniciennes qu’Augustin, pense également que

l’âme humaine peut prendre conscience d’elle-même indé-

pendamment de toute expérience sensible (ainsi Simplicius

opposait à Alexandre d’Aphrodise, pour qui la connaissance


de soi n’est qu’un savoir dérivé qui accompagne la saisie
d’un objet, le fait que la conscience de soi est inhérente à la
raison : l’acte de la vie rationnelle se retourne sur lui-même,

et il n’est donc pas nécessaire d’appréhender un objet ex-

térieur pour se connaître soi-même). C’est ce qu’Avicenne


voulait mettre en évidence dans l’expérience idéale ou de
pensée (qu’on a aussi souvent comparée à celle du cogito
cartésien), dite hypothèse « de l’homme volant »6 : on suppose

un homme flottant dans les airs, dépourvu de toute sensa-

tion, interne comme externe ; il aurait néanmoins conscience

de lui-même, de son existence, et même plus précisément

de son moi pur, puisqu’il ne le confondra avec son corps,

qu’il ne sent pas. Cette expérience doit révéler que l’âme

est une réalité immatérielle indépendante (c’est une autre

ligne de démonstration que la voie aristotélicienne par la

connaissance des intelligibles abstraits qui ne peuvent exister

en un corps), et qu’on n’a pas besoin du corps pour saisir

son essence. Une faculté opérant à l’aide d’un organe n’est


pas capable de se connaître ; en revanche, la connaissance
de soi est l’acte d’un principe purement spirituel (chez Jean
Philopon, la connaissance de soi constituait déjà le principal

argument en vue de prouver le caractère incorporel de l’âme


downloadModeText.vue.download 41 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

39

rationnelle, la caractéristique propre d’un être immatériel


étant l’immanence à soi-même).

Mais en même temps qu’Avicenne, est traduit en Occident


le traité d’Aristote sur l’âme, puis le commentaire d’Averroès,
qui provoquent des bouleversements majeurs. Deux points
seront particulièrement controversés. D’une part, le statut
de l’intellect « venu du dehors ». Selon l’interprétation reçue
d’Averroès, non seulement l’intellect agent mais aussi l’intel-
lect possible est séparé de toute matière, et n’appartient donc
pas à l’homme individuel, mais est une instance supérieure 7.
Nombre de théologiens, Thomas d’Aquin en particulier 8,
déploieront tous leurs efforts pour réintégrer toute la fonc-
tion intellectuelle dans l’âme individuelle, de sorte que ce
soit bien chaque homme comme sujet particulier qui soit dit
penser.

L’autre thème de controverse est le statut de l’âme en tant


que forme substantielle du corps. Dans une large mesure,
la terminologie d’Aristote sera acceptée par tous, mais sa
doctrine subira de sérieuses distorsions. Par exemple, Bona-
venture de Bagnoreggio utilise le concept de forme, mais
continue de parler, dans la ligne augustinienne, de l’âme
rationnelle et du corps humain comme de deux substances
indépendantes d’abord qui se trouvent jointes ensuite ; si
unies soient-elles, elles ont chacune une totale autonomie

ontologique, ce qui fait apparaître l’homme, comme plus tard


aux cartésiens, sinon comme un paradoxe, du moins comme
l’alliance étrange de deux essences infiniment différentes :
« Pour que dans l’homme soit manifestée la puissance de
Dieu, il fut créé à partir des natures les plus distantes, en les
unissant dans une seule personne et nature » 9. L’âme ration-
nelle n’est en effet pas seulement une forme, mais une subs-
tance à part entière : elle possède d’après Bonaventure une
« matière spirituelle », qui n’est point étendue et quantitative,
mais est un principe de passivité, de mutabilité, correspon-
dant à ce qu’est la matière corporelle pour un corps 10. De son
côté, le corps humain est aussi une substance, indépendam-
ment de l’âme rationnelle, dans la mesure où sans elle il est

déjà organisé par des formes, toujours présentes en lui ne


serait-ce qu’à l’état latent de raisons séminales. En tant que
corps simplement – agrégat de matière –, il a au minimum la
« forme de corporéité » ; à cela viennent s’ajouter autant de
formes qu’il a de propriétés. Selon la hiérarchie des proprié-
tés, de plus en plus perfectionnées, les formes, végétative
puis sensitive, s’accumulent en se superposant, l’inférieure
servant de base à la supérieure, et n’étant précisément pas
supprimée par elle. En d’autres termes, il y un ordre préalable
et autonome du biologique, indépendant de l’ordre intellec-
tuel. L’homme est ainsi une unité, mais une unité multiple,
faite d’une pluralité de natures en acte. L’avantage, au regard
du christianisme, de cette conception, est que l’âme intellec-
tive propre à l’homme demeure ainsi parfaitement transcen-
dante au corps et à sa corruptibilité.

En se voulant plus fidèle à l’esprit de l’aristotélisme, Tho-


mas d’Aquin ramène au contraire les rapports de l’âme et du
corps au cas général de toute forme substantielle et de toute
matière : les deux éléments doivent être distingués, mais non
disjoints. « C’est la même chose, pour le corps », commente
Thomas, « d’avoir une âme, que pour la matière de ce corps
d’être en acte » 11. À la rigueur, il n’y a pas de problème de
l’union de l’âme et du corps ; c’est comme si l’on demandait
comment unir la circonférence à la roue : elles ne sont pas
deux choses préexistantes que l’on assemblerait après coup.
L’âme rationnelle, seule et unique forme substantielle dans

l’homme, structure par elle-même le corps. Elle est directe-

ment l’entéléchie du composé humain, et assume en l’homme

toutes les fonctions physiologiques du vivant. C’est le même

acte qui donne à l’homme sa pensée et sa corporéité ; c’est le

même sujet qui est un corps et qui pense. Thomas pense néan-
moins pouvoir démontrer l’immortalité de l’âme humaine en

s’appuyant sur l’immatérialité de l’intellect : comme il n’est


lié à aucun organe, qu’il est individuel et qu’il est précisé-
ment l’unique substantielle, son incorruptibilité est celle de
l’âme toute entière, donc de la personne en tant que telle
(néanmoins, puisque le rapport à la corporéité est inscrite
dans l’âme même en tant qu’elle est par nature forme subs-
tantielle 12, la personne humaine ne pourra être parfaitement
complète et heureuse si elle ne retrouve son corps à la résur-
rection : même plongée dans la vision béatifique, il lui man-
querait quelque chose13). Cependant, c’est parce que cette

anthropologie, au dualisme très atténué, paraît compromettre

la certitude de l’immortalité de l’âme que Thomas sera vive-


ment attaqué (notamment par les franciscains) sur sa doctrine
de la forme substantielle unique. Certains de ses disciples
seront amenés à concéder que l’immortalité de l’âme n’est
pas démontrable.

Jean-Luc Solère

✐ 1 Saint Augustin, De quantitate animae, chap. XIII, 22.

2 Saint Augustin, De Trinitate, l. XV, chap. VII, 11.

3 Saint Augustin, De moribus ecclesiae, l. 1, chap. XXVII, 52.

4 Saint Augustin, Confessions, l. XIII, chap. XI, 12.


5 Saint Augustin, De civitate Dei, l. XI, chap. XXVI.

6 Avicenne, Liber de Anima, l. 1, chap. 1 (in fine) et l. V, chap. 7.

7 Averroès, L’Intelligence et la Pensée. Grand commentaire du


De anima, livre III, trad., introd. et notes par A. de Libera, Paris,

Flammarion “GF”, 2e éd., 1998.

8 Aquin, Th. (d’), L’Unité de l’Intellect contre les Averroïstes,


trad., introd. et notes par A. de Libera, Flammarion, Paris, 1994.

9 Bonaventure, B. (de), Breviloquium, 2ème p., chap. 10, § 3.

10 Bonaventure, B. (de), Breviloquium, 2ème p., chap. 9, § 5.

11 Aquin, Th. (d’), Sententia super libros de anima, l. II, lect. 1.

12 Aquin, Th. (d’), Summa contra Gentiles, l. IV, chap. 81.

13 Aquin, Th. (d’), Compendium theologiae, 1ère p., chap. CLVI.

Voir-aussi : Casagrande C. et Vecchio S. (éd.), Anima e corpo


nella cultura medievale, SISMEL-Edizioni del Galluzzo “Millenio

Medievale”, Florence, 1999.

Heinzmann R., Die Unsterblichkeit der Seele und die Auferste-


hung des Leibes von Anslem von Laon bis Wilhlem von Auxerre,
Aschendorff, Münster, 1965.

Lottin, O., Psychologie et Morale aux XIIe et XIIIe siècles, 6 vol.,


J. Duculot, 2ème éd., Gembloux, 1957-1960.

Putallaz, F.-X., La Connaissance de soi au XIIIe siècle. De Mat-

thieu d’Aquasparta à Thierry de Freiberg, Vrin, Paris, 1991.

Wéber, E.-H., L’Homme en discussion à l’université de Paris en


1270, Vrin, Paris, 1970.

! FORME, HOMME, LIBERTÉ, MATIÈRE, PENSÉE, RAISON, SUBSTANCE,


TEMPS, VOLONTÉ

PHILOS. RENAISSANCE

La réflexion sur l’âme à la Renaissance est caractérisée par


la conception naturaliste de l’âme individuelle humaine qui
remet en question la théorie chrétienne de l’immoralité de
l’âme et de son possible salut. À la première n’est pas étran-
ger le renouveau de la médecine humaniste ; à la seconde
l’influence de la discussion entre Averroès et Alexandre

d’Aphrodise. Dans les universités italiennes du Nord et du

Centre s’impose dès le XIIIe s. une tradition médicale indé-

pendante de la théologie, qui renouvelle l’enseignement de


downloadModeText.vue.download 42 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

40

la discipline en l’orientant sur la pratique. Physiologie, ana-


tomie, chirurgie deviennent ainsi des matières essentielles,
de même que l’obligation de suivre de stages pratiques. Par
conséquent, l’étude du corps humain se développe dans une
direction pragmatique, centrée sur le soin : l’étude des fonc-
tions organiques prédomine alors sur l’apprentissage théo-
rique et l’attention se porte sur les fonctions organiques de
l’âme et sur son lien avec le corps. Scaliger 1 soutient même,

dans son Exotericarum exercitationum liber XV de subtilitate


ad Hieronymum Cardanum (1592) que l’âme végétative joue

un rôle quasi formateur dans le corps : c’est elle qui donne

à l’âme substantielle « son domicile », recouvrant donc une

fonction « architecturale ». On peut remarquer que les méde-

cins humanistes sont souvent tentés d’abandonner le point de


vue aristotélicien, selon lequel l’âme est la forme du corps,
pour se référer à Galien et à une définition plus spécifique de
ce qui fait la vie d’un être humain, sa virtus vitalis, identifiée
de plus en plus avec le coeur et le pouls.

C’est justement la difficulté de déterminer la cessation de

la vie chez un homme qui fait le lien entre l’étude des fonc-

tions organiques de l’âme et la question controversée de la

mortalité ou de l’immortalité de l’âme individuelle humaine,

qui engage des théories différentes de la connaissance. Le

point de vue le plus original est représenté par P. Pompo-


nazzi, philosophe et médecin, dans son De immortalitate
animae (1516). Pomponazzi critique la perspective averroïste
que beaucoup d’humanistes, comme A. Achillini 2 ou A. Nifo 3,
avaient adoptée, à savoir la thèse du monopsychisme : l’intel-
lect actif ainsi que l’intellect possible sont uniques et séparés

des corps. Il y aurait une seule âme dont les individus ne

sont que les manifestations. Pomponazzi 4, au contraire, dé-

fend la conception d’Alexandre d’Aphrodise, qui avait consi-

déré l’intellect possible comme matériel et individuel, faisant


de l’intellect agent une forme séparée, divine, indépendante
du corps humain. Par conséquent l’âme est mortelle si bien
qu’il n’est pas possible, souligne Pomponazzi, de la trans-
former par « une métamorphose ovidienne » en une nature
divine, comme le voudrait Thomas d’Aquin, avec son hypo-
thèse d’une présence directe dans l’âme des deux intellects.
La conception de l’âme comme mortelle ne doit pas, enfin,

conduire au désespoir : c’est au contraire par là que l’on peut

affirmer l’autonomie de la morale, et affranchir l’homme de

la peur des punitions ou de l’espoir des récompenses dans

une autre vie.

Fosca Mariani Zini

✐ 1 Scaligero J.C., Exotericarum..., Francfort, 1592.

2 Achillini, A., De intelligentiis, Bologne, 1494.

3 Nifo A., De intellectu, Venise, 1503.

4 Pomponazzi P., Tractatus de immortalitate animae, éd.

G. Morra, Bologne, 1954.

Voir-aussi : Olivieri, L. (éd.), Aristotelismo veneto e scienza mo-

derna, 2 vol., Padoue, 1983.

Poppi, A., Introduzione all’aristotelismo padovano, Padoue,

1970.

Siraisi, N.G., The Clock in the Mirror. Cardano and the Renais-

sance Medicine, Princeton, 1997.

! ARISTOTÉLISME, CONNAISSANCE, COSMOLOGIE

PHILOS. MODERNE

La révolution cartésienne provoque une rupture entre


âme et corps, mais du coup oblige à poser le problème de
leur union.

En distinguant nettement la sphère de l’étendue et celle de la


pensée, Descartes rend impensable tout ce qui pouvait rele-

ver de l’âme sensitive ou de toute forme intermédiaire entre


l’activité intellectuelle et le corps. Le problème de l’« anima-
tion » du corps disparaît. Le cogito inaugure une séparation
des domaines où la découverte de l’ego comme chose qui
pense, totalement distincte de la chose étendue, permet (une
fois complétée par le Dieu vérace), d’assurer la certitude des
sciences 1, l’immortalité de l’âme, la connaissance des pas-

sions 2. Ce point de non-retour est assumé par ses successeurs


(le coup de force de Spinoza consistera à penser, sous le
terme unique de mens, à la fois le siège de la pensée et
celui des affects3). Mais la distinction de l’âme et du corps
pose un nouveau problème – celui de leur union, car l’âme
n’est pas dans le corps « comme un pilote en son navire ».
Il faut donc expliquer comment, au moins dans le cas du
corps humain, nous sentons dans notre âme certains phéno-
mènes qui ont lieu dans le monde des corps, comment nous

sommes touchés affectivement, comment nous réagissons par

des mouvements volontaires. Chacun des grands philosophes

du XVIIe s., une fois rejetée la solution cartésienne, avance la


sienne propre : « parallélisme » pour Spinoza, occasionalisme
pour Malebranche, harmonie préétablie pour Leibniz – signe
qu’il s’agit bien d’un problème d’époque.

Hobbes indique une autre voie, qui sera explorée par le


matérialisme des Lumières : et si l’âme elle-même était un
corps très subtil ? Dans ce cas, les lois du mécanisme seraient
encore applicables au domaine des passions et des relations
interhumaines. Ici, l’unité des lois de la nature implique le
refus que l’âme constitue un royaume séparé 4. De même,

la question posée par Locke (la matière peut-elle penser ?)

recevra au XVIIIe s. des réponses positives, qui permettront


d’envisager une explication de l’homme n’ayant pas besoin
du recours à l’âme 5.

Wolff au contraire constitue définitivement la psychologie

rationnelle comme science de l’âme en deuxième section de


la métaphysique spéciale, entre la théologie et la cosmolo-
gie. Mais il la double d’une psychologie empirique, dont elle

semble bien tirer tout son savoir effectif, tout en le niant.

L’Allemagne du XVIIIe s. est en effet le lieu où s’élabore une

anthropologie, qui rend caducs tous les discours métaphy-

siques sur l’âme. L’observation et l’expérimentation préparent


la voie à une connaissance non spéculative du psychisme.
Kant essaie de distinguer les deux terrains 6. L’analyse des
« paralogismes de la raison pure » critique les justifications
métaphysiques de la simplicité et de l’immortalité de l’âme
(cette dernière ne peut être postulée qu’à titre de croyance
légitime de la raison pratique). Mais chez lui aussi perce
l’aveu que c’est la psychologie empirique qui dit la vérité sur
la psychologie rationnelle 7.

▶ Dans le discours sur l’âme à l’âge classique, on voit s’articu-


ler – et se heurter – la prise en compte de l’existence et de la
productivité des lois de la nature (qui excluent une influence
de la pensée sur l’étendue, et suggèrent l’existence d’une
nécessité analogue dans la pensée même), l’héritage d’une
théologie qui pense l’âme individuelle en termes d’immorta-
lité, de prédestination et de libre-arbitre, le développement

d’un intérêt croissant pour l’intériorité comme pour l’observa-


downloadModeText.vue.download 43 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


41

tion scientifique du comportement humain – d’où naîtront les


diverses variantes de la psychologie.

Pierre-François Moreau

✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques.

2 Descartes, R., Les Passions de l’âme.

3 Spinoza, B., L’Éthique.

4 Hobbes, Th., Léviathan.

5 Yolton, J.W., Thinking Matter. Materialism in Eighteenth-Cen-

tury Britain, Minneapolis, 1983.

6 Kant, E., Critique de la Raison pure, Dialectique transcendan-

tale, II, ch. 1.

7 Kant, E., Critique de la Raison pure, Théorie transcendantale

de la méthode, ch. 3 : « Architectonique de la Raison pure ».

BIOLOGIE

Principe philosophique, théologique, caractérisant le

vivant.

Les présocratiques ont donné le nom de « matière ignée »


(Pythagore, Heraclite), « aérienne » (Anaximène de Milet)
ou « éthérée » (Hippocrate) à ce qui est devenue l’âme, ou

psyché, chez Aristote 2. Ce dernier attribue la permanence


de la génération et de la forme à l’âme (« ce par quoi nous
vivons »), qu’il hiérarchise en végétative, sensitive et intellec-

tuelle. Ainsi, « si l’oeil était un animal, la vue serait son âme ».

Dans le mécanisme de Descartes (1596-1650) – installant

la dichotomie entre « esprit » (res cogitans) et « matière » (res

extensa) –, seul l’esprit, l’âme, est indivisible 3 ; la figure et le


lieu, doués d’étendue, sont divisibles.

Leibniz (1646-1716) infléchit cette position et attribue à


l’âme l’animalité : « Chaque corps vivant a une entéléchie

dominante qui est l’âme dans l’animal [...] 4. » Commençant


par création et terminant par annihilation divine, l’âme est
gradée, de sensitive à raisonnable.

Le concept d’âme est au coeur de la philosophie « ani-


miste » de Stahl (1660-1734), qui définit l’âme comme seul
principe actif, donnant toute activité à la matière, et ce par
trois moyens : la circulation, les sécrétions et les excré-
tions. Cette « force conservatrice » permet de lutter contre la
« corruptibilité » du corps et se substitue à toute explication
chimique ou anatomique des mécanismes du vivant. La mala-
die s’explique alors par un trouble de l’âme.

L’animisme se détache du pur spiritualisme en admettant

l’étendue et la matière pour l’âme.

Le vitalisme – Th. de Bordeu (1722-1776), P.-J. Barthez

(1734-1806) et X. Bichat (1771-1802) – s’ancre autour d’un

principe vital gouvernant la vie organique et la vie animale 5,

cette dernière seule répondant de l’âme pensante.

N’osant confondre l’organe complexe qu’est le cerveau et

l’âme, Littré et Robin (mi-XIXe s.) attribuent aux nerfs la capa-

cité de transmettre les sensations.

▶ Siège des sensations, de la volonté et du jugement, l’âme


est le lien entre l’individu et le monde.

Cédric Crémière

✐ 1 Canguilhem, G., La connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1971.

2 Aristote, De l’âme, traduction nouvelle et notes par J. Tricot,

Vrin, Paris, 1992.

3 Descartes, R., Les Passions de l’âme (1649), introduction et

notes par G. Rodis-Lewis, Vrin, Paris, 1955, nouveau tirage, 1994.

4 Leibniz, G. W. Fr., La Monadologie (1714), édition anno-

tée et précédée d’une exposition du système de Leibniz par


E. Boutroux (1880), LGF-Le livre de poche, Paris, 1991.

5 Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort (pre-


mière partie) (1800), Garnier-Flammarion, Paris, 1994, § 215.

! MÉCANISME, VITALISME

PSYCHANALYSE

En français, « âme » ne s’adjective pas : ce n’est pas une


qualité. Inétendue, elle est la singularité organisatrice de

ce qui en est animé : humain, violon ou tore. Mais la tra-

dition chrétienne l’isole de son déploiement, la personne

telle qu’elle se manifeste. La Seele allemande, au contraire,


s’adjective : seelisch. Ainsi, la Seele est continûment déployée

comme le psychisme, l’esprit, ou le mental – mais la singula-

rité organisatrice du déploiement manque.

Lorsque Freud soutient, via la théorie des pulsions, que

la « vie de l’âme », Seelenleben, dépend de celle du corps, et

intervient sur cette dernière, il surmonte le dualisme que la


tradition chrétienne et les sciences ont fomenté en Occident.
Immanence que la langue allemande suggère, mais dont l’in-

telligibilité nécessite l’hypothèse de singularités organisatrices

régissant les rapports des vies du corps et de l’âme : meurtre

de l’archipère, pulsion de mort, identification primaire, etc.

▶ Freud rejoint Aristote : « Si l’oeil était un animal complet,

la vue en serait l’âme » 1, et la dynamique qualitative, capable

de justifier et de rendre intelligibles les relations intrinsèques

entre une singularité organisatrice (âme), et son déploiement

(Seele).

Michèle Porte

✐ 1 Aristote, De anima, trad. fr. A. Jannone et E. Barbotin, Budé


/ Les Belles Lettres, Paris, 1966 ; 414a, 12 ; 412b, 19-20.

∼ BELLE ÂME

En allemand schöne Seele.

Notion clef des relations entre moralité et religion ainsi que moralité
et esthétique. À ce titre, elle est amenée à jouer un rôle central dans
l’esthétique philosophique du XVIIIe siècle.

ESTHÉTIQUE, MORALE, PHILOS. RELIGION

Expression, dans un individu, de la liaison entre moralité


et sensibilité.

Dans le livre IV de la République, qui traite de l’injustice


comme maladie de l’âme, Platon dit que la vertu est pour
l’âme « une sorte de santé, de beauté » 1. De ce point de dé-

part, deux traditions vont se développer : l’une, de Plotin 2

à saint Augustin 3, dissocie la beauté physique et la beauté


intérieure ; l’autre, de Cicéron 4 à l’esthétique des Lumières,

s’attache à leur harmonie. Rousseau fait de la belle âme, dans


la Nouvelle Héloïse, un être naturel que la civilisation cor-

rompt 5. C’est à cette problématique que se rattache le rôle

que joue la belle âme chez Schiller.

Pour Kant, le jugement esthétique est subjectif et l’on


cherche à tort l’universalité qu’il possède néanmoins du côté
de l’objectivité. Le jugement esthétique a sa manière propre
de constituer des normes tout aussi contraignantes que celles

des lois scientifiques et possédant même, de façon du moins


symbolique, une validité morale. C’est pourtant sur la base
de l’esthétique kantienne que Schiller va relancer le débat
sur l’objectivité du Beau. Il cherche dans l’accord des facultés
qui caractérise le jugement esthétique l’organon d’une nou-
velle rationalité dont l’objectivation réaliserait la synthèse de
l’ordre et de la liberté. La beauté n’est pas seulement belle
apparence, mais expression phénoménale de la liberté (Frei-
downloadModeText.vue.download 44 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

42

heit in der Erscheinung) 6. La belle âme est avec la grâce la


catégorie clef de cette tentative ; la grâce est le « reflet d’un
coeur beau », la belle âme, la figuration de la beauté morale 7.
Involontaire, spontanée, naturelle et libre en même temps,
elle n’a « d’autre mérite que d’être », et ne sait même rien de la

beauté de son action. On la rencontre plus fréquemment, dit


Schiller, parmi le sexe féminin. Chez la belle âme (le « beau
caractère »), la moralité est à l’origine de l’action mais confie
la réalisation du devoir à la sensibilité. Il y a « sympathie » et
non soumission pathologique aux penchants ; le critère in-

faillible est que la belle âme soit capable de se transformer en

une âme sublime. Cette relation entre la beauté et le sublime,

entre la grâce et la dignité, reste problématique. Schiller tente

de démontrer que l’adhésion qu’emporte la belle âme établit

la possibilité d’une moralité non tyrannique : la belle âme ne

contraint pas, elle « fait un devoir de » (verpflichtet), sa liberté

en appelle à la liberté, alors que la dignité caractérise celui

qui est contraint.

Dans le roman de Goethe les Années d’apprentissage de

Wilhelm Meister, la belle âme dit d’elle-même : « C’est un ins-

tinct qui me guide et toujours me conduit vers le bien. J’obéis


librement à mes sentiments et ignore autant la contrainte que
le repentir. Je remercie Dieu de pouvoir reconnaître à qui je
suis redevable de ce bonheur et de ne pouvoir penser à ces

privilèges qu’avec humilité 8 ». Hegel en prend acte et recon-

naît en elle « la génialité morale qui sait que la voix intérieure

de son savoir immédiat est voix divine », mais il lui reproche

de n’être que « contemplation de sa propre divinité ». « Toute

extériorité disparaît pour elle » au profit de « l’intuition du

Moi = Moi » 9. Mais cette identité n’est qu’une forme vide de la

conscience de soi absolue. Goethe, dans une lettre à Schiller

à propos du « chapitre religieux » de son roman, les « Confes-

sions d’une belle âme », va même jusqu’à parler de « nobles

duperies » et de « la plus subtile confusion du subjectif et de


l’objectif ». Pour prendre corps, elle doit s’engager dans la

dialectique du mal et du pardon ; car « la bonne conscience


est à considérer dans l’action » 10. Dans les Écrits théologiques

de jeunesse, elle apparaît sous les traits mystiques du Christ

fuyant devant le destin pour se réfugier dans le règne inté-

rieur de Dieu.

Gérard Raulet

✐ 1 Platon, La République, IV, 444d.

2 Plotin, Ennéades, I, 6 (1).

3 Saint Augustin, De vera religione, XXXIX.

4 Cicéron, Tusculanae disputationes, IV.

5 Rousseau, J.-J., Julie ou la nouvelle Héloïse (1761), in OEuvres


complètes, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, 1964, t. II,

p. 27.

6 Schiller, F., Kallias, oder über die Schönheit (Kallias ou sur

la beauté).

7 Schiller, F., « Über Anmut und Würde » (« Sur la grâce et la

dignité », 1793), fin de première section, in Werke, Nationalaus-


gabe, Weimar, 1962, t. XX, pp. 229 sq.

8 Goethe, J. W., Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister,


chap. V : « Confessions d’une belle âme », trad. J. Ancelet-Hus-
tache, Aubier, Paris, 1983, pp. 376 sq.
9 Hegel, F., Phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hippolyte, Au-
bier, Paris, s.d., t. II, pp. 186 sq.

10 Ibid., p. 190.

! BEAUTÉ, DIGNITÉ, GRÂCE, LIBERTÉ, MORALE, RELIGION, SUBLIME,


VERTU

AMITIÉ

Du latin amicitia, « amitié ».

L’amitié est une vertu cardinale dans l’éthique d’Aristote 1 ou de Cicé-


ron 2. Chez Montaigne, elle est le pur sentiment qui unit deux âmes.

MORALE

Sentiment d’attachement d’une personne pour une

autre. L’amitié se distingue de l’amour en ce qu’elle exclut


le désir sexuel.

L’amicitia est la traduction latine de la philia grecque. Elle

désigne, d’abord, toutes sortes d’attachements, des plus larges

(les camarades) aux plus restreints, des attachements symé-

triques (entre égaux, par l’âge, la condition sociale, etc.) aussi

bien qu’asymétriques (liens entre père et fils, entre maître

et élève). Elle prend ensuite un sens plus restreint : elle se

distingue de l’éros, fondé sur le désir, aussi bien que du « pur

amour » chrétien (agapé), qui est dirigé vers le prochain en

tant que tel. Elle est la relation d’affection désintéressée entre

des individus qui se considèrent, sous l’angle de leur rapport

mutuel au moins, comme des égaux.

L’approche aristotélicienne

Loin d’être conçue sur le mode du sentiment, l’amitié aris-

totélicienne est une vertu. Elle surgit d’abord naturellement,

puisque les hommes ont besoin les uns des autres pour vivre.

Mais, si la vie bonne n’est véritablement possible que dans

une cité, gouvernée par des lois, c’est-à-dire où règne la jus-

tice, seuls des hommes unis par les liens de l’amitié peuvent

constituer une telle cité. La cité étant une communauté de


communautés, chacune de ces communautés particulières

repose sur des liens d’amitié (de philia) d’une nature particu-

lière. L’appartenance à la communauté politique est raison-

nable, puisqu’elle procure à la fois la sécurité et les avantages

de l’union qui fait la force : elle pourrait se justifier seulement

par un calcul rationnel. Mais, pour qu’une communauté stable

existe, il faut que cette communauté soit un bien pour ceux

qui en font partie ; par conséquent, il faut qu’existe entre

ses membres une bienveillance réciproque qui est une autre

manière de définir l’amitié. Ainsi conçue, l’amitié, loin d’être


simplement un sentiment ou ce qui apporte un plaisir, est
une vertu politique, puisqu’elle est ce qui permet de souder
la cité. À cette amitié politique fait écho la thématique répu-
blicaine de la fraternité, dont Rousseau donne les linéaments.

Il existe cependant une forme supérieure de l’amitié, celle


qui unit des individus vertueux. Ce genre d’amitié n’est pas
cultivée en vue d’un bien quelconque, mais seulement pour
elle-même. Elle est le dépassement de tout égoïsme, puisque

l’autre devient un autre moi-même.

Il faut cependant se garder d’une vision trop intellectua-

liste. L’amitié étant un bien, elle s’accompagne de plaisir, et

donc elle est bien aussi un sentiment. Mais les plaisirs eux-

mêmes sont de nature diverse suivant la partie de l’âme à


laquelle ils correspondent. Aux divers types d’amitié corres-
pondent donc divers types de plaisirs, les plaisirs les plus
purs, ceux de la partie intellective de l’âme correspondant à
la forme supérieure de l’amitié entre hommes vertueux.

L’approche épicurienne

Si l’amitié aristotélicienne est politique, l’approche épicu-

rienne paraît résolument antipolitique. Le plaisir de vivre et


downloadModeText.vue.download 45 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

43

de philosopher entre amis s’oppose clairement aux malheurs


auxquels est vouée la vie publique.

Le groupe des amis (ceux qui se réuniront au Jardin d’Épi-


cure) est bien une société – une entente –, mais c’est une
société qui n’est fondée ni sur la religion, ni sur le besoin
social lié à la division du travail et aux échanges, ni sur la
politique. Au monde clos de la cité, elle substitue un monde
dans un monde, une tentative de construire un havre de paix
à l’abri des troubles du temps. C’est pourquoi, selon Diogène
Laërce, les amis d’Épicure se comptent « par villes entières ».
Ainsi l’amitié épicurienne est-elle « cosmopolitique » : « L’ami-
tié danse autour du monde habité, proclamant à nous tous
qu’il faut nous réveiller pour louer notre félicité. » 3.

L’approche moderne

Avec Montaigne, l’amitié engendre un type de communauté


entre les individus qui n’a aucun rapport avec les autres com-
munautés. L’amitié est recherchée pour elle-même, sans inté-
rêt, sans finalité, sans marchandage et sans contrat ; elle n’est
pas liée au désir et exprime cette inexplicable communion
des âmes, quelque chose qui n’est pas sans rapport avec la
grâce. Car, si elle est sans finalité, elle est aussi sans cause
particulière, elle ne vient pas récompenser les efforts et les
mérités. C’est une « force inexplicable et fatale, médiatrice
de cette union ». Et c’est pourquoi, « si l’on me presse de
dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer
qu’en répondant : “parce que c’était lui ; parce que c’était
moi.” » 4. Loin du holisme des sociétés antiques, Montaigne
annonce ici les grands thèmes de l’individualisme moderne.

Denis Collin

✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Vrin, Paris,


1997.

2 Cicéron, l’Amitié, Les Belles Lettres, Paris, 1984.

3 Épicure, Sentences vaticanes 52, in Lettres, Maximes, Sen-


tences, traduction J.-F. Balaudé, LGF, Classiques de la philoso-
phie, Paris, 1994.

4 Montaigne, M. (de), « De l’amitié », in Essais, I, Arléa, Paris,


1992.

AMOUR

Du latin amor. En grec : Eros ; en allemand : Lieb (Moyen Âge), «


plaisir »,
Liebe, du latin libens, « volontiers, avec plaisir », de même racine que
libido, « désir, volupté ».

Concept scindé en deux orientations générales au sein de l’histoire de


la philosophie, l’amour renvoie soit à un désir de transcendance, soit
à un désir immanent d’un autre qui renvoie à une théorie des affects.
Inscrit au coeur du mot même de philosophie, l’amour désigne donc, de
façon ambivalente, tout à la fois une idéalité ancrée soit dans l’ordre du
savoir, soit dans le registre mystique, et une appétence du fini pour le
fini.
C’est de la confusion de ces deux registres bien distincts que sont nés la
plupart des genres de l’amour : amour courtois, possession mystique des
stigmates charnels d’un Dieu immédiatement saisi, amour de soi.
PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. RENAISSANCE

Sentiment de nature intellectuelle ou charnelle qui


engendre le désir.

L’éros platonicien, qui est avec l’amicitia hellénistique et


romaine le plus proche parent de l’amour, se constitue es-
sentiellement dans une relation de l’âme aux Idées. Dans ce
processus qui est le propre d’une âme, une conversion se
produit. L’âme est, dans l’amour, sans cesse dans une pos-
ture ascensionnelle puisqu’elle ne peut aimer, à moins de
se perdre, que ce qui est élevé et radicalement séparé des
contingences du sensible. Contrairement à l’éros, l’agapè

chrétienne place dans la transcendance elle-même, en tant

qu’elle s’étend à toute créature finie dans la foi, la puissance


généreuse postulée par l’amour. La tradition platonicienne,
outre le fait qu’elle tend à intellectualiser le produit du désir,
ne contient rien en son sein qui la prédispose à faire de la
représentation du corps martyrisé de Jésus l’objet d’un amour
en soi.

Par-delà l’agapè chrétienne et l’amour courtois, la Renais-


sance rénove le culte de l’éros platonicien. Cette approche,
dans son goût du syncrétisme, n’efface pas les deux pre-
mières, mais réconcilie en un seul amour – l’amour de la
Beauté qui est Dieu – le platonisme du Banquet, l’amour
paulinien et le pétrarquisme, qui, déjà, donnait à la relation
amoureuse une dimension intellectuelle. Ainsi, Ficin et le

néoplatonisme opposent aux voluptés vulgaires de la chair,

à l’acte vénérien attristant l’esprit, un amour vrai, spirituel,


désincarné, céleste, qui apporte à l’amant la joie dont la pas-
sion est toujours dépourvue 1. Confondant la Vénus terrestre
avec la céleste, nous aimons mal. En restaurant la pratique
du banquet, Ficin redéfinit le sens de l’amour vrai, qui est
désir du beau : non de la beauté éphémère du corps qui
émeut les sens indignes – toucher, goût, odorat –, mais de
la beauté divine éternelle, accessible aux sens nobles – ouïe,
vue, raison. Cette fureur érotique, Éros, s’apparente au prin-

cipe d’attraction émanant de Dieu, à la puissance unificatrice,

ordonnatrice du cosmos, rappelle alors à l’âme son origine


divine. L’humaine et commune nature ainsi transcendée,
l’amant rayonnant de la beauté fascinante des anges, des
héros et autres virtuosi, devient le digne objet d’un amour

aristocratique 2.

Julie Reynaud

✐ 1 Ficin, M., In Convivium Platonis, II, 7, Opera Omnia, I,


Kristeller, Turin, 1962.

2 Pic de La Mirandole, De la dignité de l’homme, in OEuvres phi-


losophiques, PUF, Paris, 1993.
PHILOS. MODERNE, MÉTAPHYSIQUE, PSYCHOLOGIE

À l’âge classique, l’amour tend à devenir le modèle des


passions, alors que dans l’Antiquité c’était plutôt la colère
qui jouait ce rôle.

L’époque de l’humanisme a vu se multiplier les traités


ou les dialogues sur l’amour (où souvent les statuts et
les contenus de l’amour humain et de l’amour divin ren-

voient l’un à l’autre) ; l’oeuvre de Léon l’Hébreu en est


un bon exemple. À partir de Descartes, la théorie des
passions prend un tout autre aspect : elle se systématise
en cherchant à expliquer la variété des passions par leur
engendrement à partir de quelques passions fondamen-
tales ; non seulement l’amour est presque toujours l’une
de ces passions, mais surtout les passions sont presque

toutes pensées sur le modèle qu’il fournit, en tant qu’elles


sont conçues comme des relations à un objet. Une rupture
décisive a lieu dans la pensée de Spinoza, où au contraire
l’amour n’a qu’un statut de passion dérivée : il est la joie

accompagnée de l’idée d’une cause extérieure – ce qui


revient à dire que la passion ne se définit pas d’abord
par son objet. Cela n’empêche pas l’itinéraire éthique
de culminer dans la double pensée de l’ « amour envers
Dieu » et de l’ « amour intellectuel de Dieu », qui suppose
deux sortes de joie différentes (le premier renvoie à une
joie affective, transition vers une plus grande puissance

d’agir ; le second à une joie stable, non affective, et en ce


downloadModeText.vue.download 46 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

44

sens cet amour est identique à l’amour que Dieu a pour


lui-même et pour les hommes) 1. Chez Leibniz, aimer est
trouver du plaisir dans la félicité d’autrui 2. C’est l’amour

divin qui explique la Création et l’amour pour les perfec-

tions divines est la condition du salut.

▶ L’âge classique a connu la « querelle du pur amour » : l’âme


peut-elle aimer Dieu et s’abîmer en lui jusqu’à s’oublier elle-
même, sans aucun mélange d’intérêt, de crainte ou d’espé-
rance ? – Fénelon, Mme Guyon, Bossuet, Malebranche et
Leibniz y participent 3.

Pierre-François Moreau

✐ 1 Spinoza, B., Éthique III et V.

2 Leibniz, G.W., Confessio Philosophi.

3 Le Brun, J., Le Pur Amour : de Platon à Lacan, Seuil, Paris,


2002.

PSYCHANALYSE

Thème central de la psychanalyse, qui élucide la diver-

sité des acceptions des mots « amour » et « aimer », qui la

justifie et qui en déploie les sources organiques et la dyna-

mique : pulsion sexuelle, libido.

La vie amoureuse procède de celle de la première enfance.


Selon que le détachement psychique d’avec les amours infan-
tiles (figures parentales) a été plus ou moins accompli – et
la synthèse plus ou moins possible des courants tendre et
sensuel –, les vies amoureuse et sexuelle seront diversement
actualisables (de l’amour platonique au rabaissement psy-
chique en passant par le fétichiste collectionneur, le gourmet

et le sadique).

Proche de la pathologie, la « passion amoureuse » (Ver-

liebtheit) se caractérise par une surestimation psychique

de l’objet d’amour, qui prend la place de l’idéal du moi.

L’amour de transfert en est une forme. L’état amoureux

participe aussi de l’étiologie de la paranoïa, vue comme

transformation d’un désir homosexuel 1. Les mêmes pro-

cessus psychiques créent l’état d’hypnose et la soumission

au chef dans les masses (Psychologie des masses et analyse

du moi, 1921).

▶ En assignant une origine commune – la sexualité – à


toutes les formes d’amour, Freud s’inscrit dans la tradi-
tion qui affirme la continuité du désir sexuel à l’idéalisa-
tion : « Encore que les passions qu’un ambitieux a pour la

gloire, un avaricieux pour l’argent, un ivrogne pour le vin,

un brutal pour une femme qu’il veut violer, un homme

d’honneur pour son ami ou pour sa maîtresse, et un bon

père pour ses enfants, soient bien différentes entre elles,

toutefois, en ce qu’elles participent de l’Amour, elles sont

semblables. 2 »

Benoît Auclerc
✐ 1 Freud, S., Psychoanalystische Bemerkungen über einen
autobiographisch beschriebenen Fall von Paranoia (Dementia
Paranoides) (1910), G.W. VIII, Remarques psychanalytiques sur
un cas de paranoïa décrit sous forme autobiographique (Schre-

ber), O.C.F.P. X, PUF, Paris, p. 285.

2 Descartes, R., Les Passions de l’âme, 1649, II, 82, Vrin, Paris,

1955, pp. 123-124.

! AMBIVALENCE, ENFANTIN / INFANTILE, ÉROS ET THANATOS,


ÉTAYAGE, IDÉAL, LIBIDO, NARCISSISME, OBJET, SUBLIMATION,
TRANSFERT

∼ AMOUR DE SOI / AMOUR-PROPRE

ANTHROPOLOGIE, MORALE

Deux mouvements autocentrés de la sensibilité ; le premier


vise les conditions de la pure et simple existence, le second
est relatif à l’idée que se fait l’individu de la condition d’autrui.

Cette dichotomie arrache l’amour à sa dimension affective et


/ ou simplement morale pour l’inscrire dans le schéma d’une
analyse des fondements anthropologiques des relations sociales
et politiques. Elle est mise en place par Malebranche dans la
Recherche de la vérité : en lui-même, l’amour de soi qui nous

porte à conserver notre être est « toujours bon ». De surcroît,


il se manifeste encore empiriquement dans la réalisation des
vertus dont nous sommes capables, comme simples créatures :
« L’amour de la vérité, de la justice, de la vertu, de Dieu même,
est toujours accompagné de quelques mouvements d’esprit qui
rendent cet amour sensible. » 1. C’est pour avoir mêlé d’un tel

contentement sensible l’amour qui doit nous unir à Dieu que


Malebranche se trouve engagé dans la querelle du pur amour,
qui oppose Bossuet et Fénelon : il faut, selon l’oratorien, que
l’amour de soi accomplisse sa plus haute forme dans l’amour
de Dieu, sauf à nier la vertu théologale d’espérance. Toutefois,
l’amour de soi, s’il procède d’un mouvement droit, peut dégé-
nérer en un amour-propre déréglé, par où nous nous aimons
mal, car nous oublions que « c’est l’amour que Dieu se porte à
lui-même qui produit notre amour. » 2.

La différence entre amour de soi et amour-propre demeure


relative à l’analyse des comportements humains, quoi qu’il en
soit de son assise métaphysique. Rousseau peut ainsi reprendre
à son compte ces acquis de l’hédonisme malebranchiste pour
éclairer la genèse des affections morales dans l’homme. Contre
Malebranche, il affirme que l’homme est naturellement bon,
puisqu’animé, à l’état de nature, par le seul souci de sa conser-
vation immédiate, que ne perturbent pas des désirs supplémen-
taires. L’amour-propre, au contraire, sanctionne la préférence
abusive que nous nous accordons, en imaginant que notre bon-
heur dépend de l’acquisition de nouveaux avantages, qui nous
semblent profiter à autrui ou qui pourraient nous élever au-
dessus d’une condition dont nous imaginons qu’elle lui est pro-
fitable : « L’amour de soi, qui ne regarde qu’à nous, est content
quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l’amour-propre,

qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce


que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que
les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible. » 3. Aussi
le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes décrit-il la genèse et la dégradation des relations
sociales à partir de la mise en oeuvre de l’amour-propre, qui
requiert l’usage des capacités intellectuelles de l’homme et de sa
sensibilité active, puisqu’il engage l’imagination et le jugement
de comparaison qui complexifient l’amour de soi.

Il reste que l’amour-propre, en ce qu’il est essentiellement


relatif, permet également d’approcher ce qui fait la nature
morale de l’homme : au lieu de se préférer à tous ceux aux-
quels il se compare, Émile les considère avec compassion –
l’amour de soi ainsi généralisé devient amour de l’humanité.
Fera-t-il un bon citoyen ? Non, car une communauté politique
doit essentiellement se préférer selon Rousseau.

André Charrak

✐ 1 Malebranche, N., Recherche de la vérité, l. V, chap. II.

2 Malebranche, N., Conversations chrétiennes, III.

3 Rousseau, J.-J., Émile, l. IV.

! ÉTAT DE NATURE, PITIÉ


downloadModeText.vue.download 47 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

45

ANAGOGIQUE
Du grec anagogikos.

GÉNÉR., PHILOS. RELIGION

Terme employé en théologie pour désigner, parmi les


quatre sens de l’Écriture (littéral, allégorique, topologique

et anagogique), celui qui est considéré comme le plus pro-

fond et le plus spirituel, mais aussi le plus caché.

Leibniz a utilisé le terme « anagogique » pour qualifier un type


d’induction dans laquelle le raisonnement remonte vers les
premières causes (Tentamen anagogicum : essai anagogique
dans la recherche des causes).

Michel Blay

ANALOGIE

Du grec analogia, d’analogos, « qui a même rapport, proportionnel », ana


indiquant la répétition, logos le rapport. En allemand : Analogie,
Gleicharti-
gkeit, de gleich, « même, égal », et Art, « espèce ».

GÉNÉR., MATHÉMATIQUES, PHILOS. ANTIQUE

Proportion mathématique entre des termes.

L’analogie dérive des recherches pythagoriciennes sur les


rapports harmoniques entre les nombres. Théon de Smyrne
en a rappelé les différentes espèces 1. L’analogie entre trois
termes, a, b, c, telle que l’on ait : a / b = b / c, est appe-
lée continue. L’analogie à quatre termes, a, b, c, d, telle que
a / b = c / d, est dite discontinue 2. C’est la plus usitée. Si le
rapport a / b = c / d est aussi égal à (a + b) / (c + d), on a
alors nécessairement l’égalité b = c, ce qui ramène à l’expres-
sion à trois termes : l’image de la ligne chez Platon, exprimant

analogiquement les rapports entre les divers degrés de la

connaissance, fournit ici un exemple célèbre de cette consé-

quence 3. Le « calcul de la quatrième proportionnelle » est le

calcul de la valeur, manquante, d’un terme, sur la base de la

valeur connue des trois autres, et de leur rapport analogique.

L’analogie suppose une forme d’homogénéité des termes


mis en rapport 4. Entre un rectangle et toute autre figure géo-
métrique, on ne pourra poser au mieux qu’une « parenté » ;

deux carrés entre eux seront plutôt dits isomorphes ; seuls


deux rectangles ont quelque chance d’être jugés « analogu-

es », en comparant le rapport de leur longueur à leur largeur.

Si l’intérêt mathématique des rapports analogiques est évi-


dent – Euclide s’y consacrera au livre V de ses Éléments –,
leur attrait philosophique est non moins certain pour la pen-
sée, qui se repérera plus facilement dans les choses grâce aux
« identités de rapports » que les analogies suggèrent. Platon,
influencé en ce sens par le pythagorisme, fera grand usage
de l’analogie : les correspondances qui s’établissent analo-
giquement entre les choses témoignent, pour lui, de la pré-
sence même de l’intelligible ordonnant le cosmos. Interpréter

l’image de la ligne, déjà citée, comme une simple métaphore


à visée didactique serait sous-estimer l’importance ontolo-
gique que Platon attache aux égalités de rapports, lui qui sou-
ligne, à l’occasion, l’« égalité géométrique » qui prévaut entre

le monde des dieux et celui des hommes 5. La progression


analogique à trois termes sera définie comme « la plus belle »
des liaisons dans le Timée, et sera utilisée dans la constitution
du monde par le démiurge 6.

Sur les plans politique et juridique, la notion d’analogie


alimente évidemment la conception de la justice distributive

(à chacun selon ses mérites et besoins), là encore inaugurée


par Platon 7 et reprise par Aristote 8.

Aristote a donné une définition explicite de l’analogie :


« J’entends par analogie tous les cas où le deuxième terme
entretient avec le premier le même rapport que le quatrième
avec le troisième. » Il l’applique, en l’occurrence, à la méta-
phore, figure de style où le fonctionnement analogique de la

pensée s’appuie effectivement sur une identité de rapports 9.


L’idée de produire, par un rapport analogique, un effet de
sens là où le langage ne fournirait pas le quatrième terme
nécessaire peut rapprocher le procédé métaphorique du
calcul mathématique de la quatrième proportionnelle. D’un

point de vue plus strictement logique, Aristote ne dédaigne

pas les apports du « raisonnement par analogie » : ce mode

de pensée peut fournir des enseignements, quoiqu’il soit non

analytique 10. Kant, à son tour, évoquera la possibilité d’une


« connaissance par analogie », lorsqu’il s’agira, pour la rai-
son, de chercher à connaître des réalités telles qu’un Être

suprême 11.

La théorie scolastique de l’« analogie de l’être » (analogia

entis) est intimement liée à l’histoire de la réception médié-

vale de la philosophie aristotélicienne. D’un point de vue


philosophique, elle découle de la tension entre, d’une part, le
problème de l’unification requise des sens de l’être pour fon-

der la métaphysique comme science de l’être en tant qu’être,


et, d’autre part, la réflexion aristotélicienne sur les différents
types d’homonymie, Aristote ayant notamment relevé une
homonymie « par analogie » 12. Par leur importance dans la
transmission de l’aristotélisme, l’interprétation d’Avicenne
(Metaphysica), puis celle d’Averroès dans son Commentaire,
s’avéreront déterminantes quant à la solution des difficultés,

qui s’impose avec la grande scolastique. Chez Albert le Grand

et saint Thomas, l’analogia entis est ainsi conçue comme le

mode hiérarchique d’une participation graduelle des étants à

l’être, selon leur dignité, permettant par contrecoup de sauver

l’univocité du genre étudié par la métaphysique.

Christophe Rogue

✐ 1 Théon de Smyrne, Des connaissances mathématiques utiles


pour la lecture de Platon, II, 19 et suiv.

Ibid., II, 31.


3 Platon, République, VI, 509 d.

4 Théon, op. cit., II, 20.

5 Platon, Gorgias, 508 a.

6 Platon, Timée, 31 b et suiv.

7 Platon, Lois, VI, 756 e et suiv.

8 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 6, 1131 a 30 et suiv.

9 Aristote, Poétique, 1457 b 15.

10 Aristote, Premiers Analytiques, I, 46, 51 b 25.

11 Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future, §58.

12 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 6, 1096 b 26-31.

ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES

1. Transposition du concept mathématique de propor-


tion. 2. Identité ou ressemblance de rapports.

D’origine pythagoricienne, l’analogie est arithmétique


(A – B = B – C), géométrique (A / B = B / C) ou harmonique
[(A + B) / A = (B + C) / C ou (A + B) / (B + C) = A / C]. Platon
importe le modèle géométrique (essence / devenir = intelli-
gence / opinion) et l’applique à des rapports opératoires :
entre sophiste et pêcheur se manifeste l’identité de « captu-

rer par ruse ». Aristote accorde à l’analogie le privilège des


downloadModeText.vue.download 48 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

46

raisonnements transgénériques pour toute réalité mesurable


lorsque la communauté de méthode le permet. L’analogie
est donc une ressemblance de rapport, et non un rapport
de ressemblance. Le concept s’assouplit ensuite, prenant le
sens d’équivalence partielle, jusqu’à l’assimilation à la ressem-
blance superficielle et la transposition abusive de concepts.

Pourtant, outre l’utilité heuristique et pédagogique, « c’est


donc sur l’analogie que repose la méthode des modèles »1

dans chaque discipline 2. Elle apparaît forte ou faible, selon la


rigueur de la correspondance : « La caractéristique d’un vrai
système scientifique de métaphores est que chaque terme

dans son sens métaphorique retient toutes les relations for-


melles avec les autres termes du système qu’il avait dans son
sens original » (Maxwell) 3. Le réalisme des relations de Simon-

don pense la science en tant qu’analogie : la physique est


une relation entre deux systèmes de relations analogues (les
mathématiques et les processus d’ontogenèse). Il précise le

critère de validité : « Ces identités de rapport sont des identi-

tés opératoires, non des identités de rapports structuraux » 4.


La construction analogique d’objets scientifiques est intelli-

gible si le rapport entre deux relations ayant valeur d’être est


lui-même une relation ayant rang d’être.

Vincent Bontems

✐ 1 Canguilhem, G., Études d’histoire et de philosophie des

sciences, Vrin, Paris, 1994, p. 318.

2 Gonseth, F., Les Mathématiques et la Réalité, Blanchard, Paris,


1974.

3 Lichnerowicz, A., Perroux, F., Gadoffre, G. (dir.), Analogie et


Connaissance, Maloine, Paris, 1980, p. 184.

4 Simondon, G., L’individu et sa genèse physique-biologique,

Millon, Paris, 1995, p. 265.

Voir-aussi : Hesse, M., Models and Analogies in Science, Notre-


Dame University Press, Notre-Dame (Ind.), 1966.

! ÉPISTÉMOLOGIE

∼ PROCESSUS ANALOGIQUE

Freud a recours à l’analogie dès 1905 : hystérie adulte et expressivité

corporelle infantile sont analogues (entre autres) 1. Elle est


indispensable

entre psychologies individuelle et collective : depuis l’analogie inaugu-

rale de 1907, Actions de contraintes et Pratiques religieuses, jusque dans

l’Homme Moïse et la Religion monothéiste (1934-1938) en passant par

Totem et Tabou (1912-1913), où peuples primitifs, enfants, névrosés et

rêveurs sont les termes des analogies.

PSYCHANALYSE

1. Analyse des relations parties-tout de l’objet étudié,

et comparaison avec un ou plusieurs autres objets, consi-

dérés selon leurs relations parties-tout. – 2. Examen des

ressemblances et des différences entre objet étudié et


objets de comparaison. – 3. Transgression des temps pré-
cédents par un acte conceptuel qui construit une nouvelle
compréhension de l’objet étudié.

Restée vivace en théologie et dans le domaine du droit, l’ana-

logie a été dévalorisée, voire interdite en sciences, avec le

formalisme structural, et jusqu’en poésie 2. Elle est souvent

réduite à la simple comparaison ou supplantée par la méta-


phore (J. Lacan). Pourtant, la pensée commune et les langues
y ont souvent recours (« ailes de raie »). Les mathématiques
actuelles (dynamique qualitative, théorie des catastrophes 3 et

homologie) développent à nouveau l’analogie et offrent des

moyens pour la contrôler.

André Bompard

✐ 1 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 1905,


G. W. V, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard,
Paris, 1962.

2 Secretan, P., L’analogie, Que sais-je ?, PUF, Paris, 1984.

3 Thom, R., Stabilité structurelle et Morphogenèse. Essai d’une


théorie générale des modèles, InterÉditions, Paris, 1977.

! DYNAMIQUE, ENFANTIN / INFANTILE, MAGIE, MASSE

ANALYSE

En latin, analysis, du grec, id., « action de décomposer un tout en ses


parties, de dissoudre ».

De son origine mathématique, l’analyse conserve l’idée d’un processus


de réduction du complexe au simple. Si le doute cartésien implique l’acti-
vité analytique pour pouvoir passer d’une certitude à une autre, puis
de recomposer ainsi en une chaîne complète le donné complexe dont
l’exemple nous est donné par l’étude des polynômes, c’est avec Kant que
l’analyticité des jugements se révèle être le signe d’une pensée du fini
par le fini. Ainsi l’analyse est-elle comme l’expression d’une pensée qui
enchaîne ses déterminations selon l’ordre d’un temps qui ne permettra
jamais d’achever la connaissance phénoménale. Tant que l’activité philo-
sophique se borne à décrire le contenu de propositions analytiques, elle
demeure légitime, même si son contenu est aussi stérile que celui de
la démonstration des égalités triviales telles que 1 + 1 = 2. C’est en se
risquant à formuler des jugements synthétiques a priori que la pensée
prend le risque d’un point de vue transcendant. Toute la philosophie
contemporaine tient à la façon dont seront résolues les contradictions
d’une pensée qui osera réinventer ou réfuter encore, après Kant, la méta-
physique, c’est-à-dire le non-analytique.

GÉNÉR.

Produit de la décomposition en parties d’un donné

complexe.
! ANALYTIQUE / SYNTHÉTIQUE

MATHÉMATIQUES

Dans la préface du livre VII de sa Collection mathéma-


tique, qui date du IVe s., Pappus d’Alexandrie donne une fa-

meuse définition de l’analyse, telle qu’elle est en usage chez

les géomètres ; il s’agit d’une méthode pour parvenir, par des

conséquences nécessaires, depuis ce qu’on cherche et qu’on


regarde comme déjà trouvé, à une conclusion qui fournisse
la réponse à la question posée, c’est-à-dire à une proposition
connue et mise au nombre des principes. Au coeur de l’ana-
lyse, au sens pappusien, il faut donc reconnaître une modifi-
cation de statut de l’énoncé conclusif. Cet énoncé, qu’il soit
une proposition à démontrer ou une construction à réaliser,

n’est pas connu ni certain, au début du raisonnement ; l’ana-

lyse consiste à le considérer « comme tel » et à en inférer des


conditions nécessaires : « Pour que cet énoncé soit vrai, il faut
que telle et telle condition soient réalisées, que telle et telle
proposition soient vraies. » En retour, sous ces hypothèses
et sous les principes généraux de la science géométrique,
l’énoncé examiné et la construction envisagée sont rigoureu-

sement démontrés ; à moins que les inférences ne conduisent

à une contradiction, auquel cas la proposition sera démon-


trée fausse et la construction impossible.

Une remarque due à Castillon, dans l’Encyclopédie mé-


thodique (article « Analyse », vol. 1, 45 a), affirme que « les
anciens pratiquaient leur analyse à force de tête » car ils
« n’avaient rien qui ressemble à notre calcul ». Il s’agit d’une
reprise de la critique cartésienne de l’analyse des anciens,
qui est « si astreinte à la considération des figures qu’elle ne
downloadModeText.vue.download 49 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

47

peut exercer l’entendement sans fatiguer beaucoup l’imagina-


tion » (Discours de la méthode, II). Le remède, on le sait, sera
fourni par l’algébrisation de la géométrie. En effet, ce que
l’algèbre réalise en prenant en charge les grandeurs géomé-
triques sous la forme des écritures littérales et de leurs com-
binaisons simples et automatiques (algorithmiques) constitue
bien le noyau dur de l’analyse, au sens des anciens comme
des modernes : donner un statut intellectuel et logique com-
mun à ce qui est connu et à ce qui est inconnu. Les termes
connus et inconnus d’un problème diffèrent seulement en
ce que les premiers sont désignés par les premières lettres
de l’alphabet (a, b, c...), et les autres, par les dernières (x, y,
z...) ; le traitement « par l’entendement » des uns et des autres
est identique et les inconnus sont, par la mise en équation,
exprimés, décomposés selon les éléments connus. L’inconnu

est alors soumis à démontage, déduction et dévoilement. On


comprend ainsi que la géométrie algébrique cartésienne soit
couramment désignée comme géométrie analytique (ce qui
est inadéquat à l’histoire ultérieure des mathématiques).

Que l’algèbre ait fort à voir avec l’analyse, Viète en était si


persuadé que son traité d’Algèbre nouvelle est intitulé Intro-
duction en l’art analytique (1591). On trouvera, d’ailleurs,
une illustration frappante de cette proximité dans la défini-
tion de d’Alembert à l’article « Algèbre » de l’Encyclopédie
méthodique : « Dans les calculs algébriques, on regarde la
grandeur cherchée comme si elle était donnée, et par le
moyen d’une ou plusieurs quantités données, on marche de
conséquence en conséquence jusqu’à ce que la quantité que
l’on a supposée d’abord inconnue devienne égale à quelques
quantités connues. » On perçoit bien ici la proximité avec la
définition de l’analyse proposée par Pappus.

L’encyclopédiste persiste à l’article « Analyse » du même


ouvrage en écrivant : « L’analyse est proprement la méthode
de résoudre les problèmes mathématiques en les réduisant à
des équations » ; ou encore : « L’analyse, pour résoudre tous
les problèmes, emploie le secours de l’algèbre [...], aussi ces
deux mots, analyse, algèbre, sont souvent regardés comme

synonymes. »

C’est pourtant d’une sorte d’opposition dont le lecteur ou


l’étudiant contemporain prend connaissance lorsqu’il envi-
sage l’algèbre et l’analyse. La raison, d’ordre historique, est
intimement liée à l’introduction des concepts et des méthodes
infinitésimales en mathématique. En quelque manière, les
quantités ou procédures algébriques sont demeurées atta-
chées, sinon au fini, du moins au dénombrable, alors que
l’étude du continu et des algorithmes infinitésimaux (limites,
dérivées, intégration etc.) s’est annexé le domaine – en tout
cas, le nom – de l’analyse. L’Introduction à l’analyse infinité-
simale d’Euler (1748) a certainement joué un grand rôle dans
ce processus de séparation. P.-J. Labarrière propose une des-
cription de cette situation en notant que, « par opposition à
l’algèbre élémentaire, l’analyse s’attache non pas à construire
l’objet de cette science, mais à explorer le donné dont elle
traite » (article « Analyse », Encyclopédie philosophique univer-
selle, « Les notions », vol. I, 85 a).

J. Dieudonné prend acte de cette compréhension contem-


poraine de l’analyse mathématique qui, dit-il, est « le déve-
loppement des notions et résultats fondamentaux du calcul
infinitésimal. [...] On fait de l’analyse lorsqu’on calcule sur
des notions de limite ou de continuité » (article « Analyse »,
Encyclopaedia Universalis, 2, 7 c).

On ne peut toutefois manquer de signaler la contradiction


entre ce déploiement de puissance de l’analyse mathéma-

tique (infinitésimale, ce qui va, désormais, sans dire) et l’idée

originelle constitutive de l’analyse, de la décomposition du


tout en ses parties composantes ; l’infini étant précisément
cette chose où le tout n’est pas la somme des parties. Mais il
est vrai que la théorie mathématique a su inventer des pro-
cédures réglées décrivant les rapports qu’entretiennent les
différentielles et les infinis d’ordres distincts.

Vincent Jullien

PSYCHANALYSE

Terme employé pour signifier « psychanalyse », dès


Freud.

! PSYCHANALYSE

ANALYTIQUE

Du grec analutikos, de analusis, « décomposition ».

PHILOS. ANTIQUE

1. (adj.) Qui procède par analyse. – 2. (n. m.) On ap-


pelle traditionnellement « analytique » d’Aristote ce que
ce dernier appelle « science analytique » 1, c’est-à-dire les
règles de la démonstration (syllogisme), contenues dans
ses Premiers Analytiques.

La plus ancienne définition de l’analyse figure dans un pas-

sage interpolé d’Euclide : « L’analyse consiste à prendre ce

qui est recherché comme accordé, et, en passant par les rela-

tions de consécution, à arriver à quelque chose dont la vérité

est accordée. » 2. Mais Aristote connaissait déjà l’analyse des

géomètres 3, qui remonte par une suite d’équivalences d’un


problème donné à un théorème connu 4.

C’est la procédure suivie par Aristote, qui, par des règles

de conversion, des équivalences et des raisonnements par


l’absurde, réduit tout raisonnement à l’une des démonstra-

tions élémentaires du système. Par extension, on désigne


sous le nom d’« analytique » l’ensemble des règles d’inférence

de la science aristotélicienne de la démonstration. Les stoï-

ciens pratiquent aussi une analyse qui réduit tout raisonne-

ment à l’un des cinq anapodictiques.

Les procédures analytiques sont ce que les logiciens

contemporains appellent des procédures « syntaxiques ».

Jean-Baptiste Gourinat
✐ 1 Aristote, Rhétorique, I, 4, 1359b10.

2 Euclide, Éléments, XIII, vol. IV, éd. Heiberg-Stamatis, p. 198.

3 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 5, 1112b11-28.

4 Pappus, Collection mathématique, VII.

Voir-aussi : Gardies, J.-L., Qu’est-ce que et pourquoi l’analyse ?,

Vrin, Paris, 2001.

Lukasiewicz, J., La syllogistique d’Aristote, Armand Colin, Paris,

1972.

! ANAPODICTIQUE, CONVERSION, DÉMONSTRATION

∼ ANALYTIQUE / SYNTHÉTIQUE
En grec : analusis / synthesis, en allemand : analytisch / synthetisch,
en an-
glais : analytic / synthetic.

LINGUISTIQUE, LOGIQUE, PHILOS. CONN.

Distinction fondamentale en théorie de la connais-

sance. Il n’y a pas une, mais plusieurs définitions de cette


distinction, qui ne recoupe qu’en partie la distinction entre
connaissances a priori et a posteriori. La plus courante
désigne comme analytiques les jugements vrais en vertu
downloadModeText.vue.download 50 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

48

des concepts ou du sens des mots qui y figurent, et synthé-


tiques ceux qui sont vrais en vertu de l’expérience. Selon

Kant, il y a des jugements synthétiques a priori.

C’est Kant 1 qui a introduit cette distinction, mais elle est liée
à des distinctions plus anciennes. Les géomètres grecs dési-
gnaient par analyse une preuve qui suppose admis ce qui est
recherché et en dérive ses conséquences, et par synthèse la
démarche opposée, et c’est cette distinction qu’on retrouve
chez Descartes quand on oppose la méthode analytique de
résolution, propre à inventer des vérités nouvelles, et la mé-
thode synthétique de composition, faite pour exposer une
doctrine déjà acquise. À la suite d’Aristote, les médiévaux
appelaient a priori les connaissances acquises antérieurement
ou les preuves allant des causes aux effets, et a posteriori les
connaissances dérivées et les preuves allant des effets aux
causes. La distinction prend son sens moderne chez Leibniz,
qui oppose les vérités « de raison », indépendantes de l’expé-
rience et nécessaires, et les vérités « de fait », établies par
l’expérience, puis chez Locke, qui distingue des propositions
« frivoles » ou purement verbales (« une rose est une rose ») de
propositions prédicatives où le concept du prédicat n’est pas
déjà contenu dans celui du sujet, comme les propositions ma-
thématiques ; et chez Hume qui distingue « relations d’idées »
et « questions de faits ». Pour Kant, la propriété d’être d’ana-
lytique porte sur des jugements, de la forme « S est P », où le
concept du sujet est déjà « pensé » dans celui du prédicat (par
exemple « Tous les corps sont étendus ») et dont la négation
est contradictoire, alors que les jugements synthétiques sont
ceux pour lesquels le concept du prédicat « ajoute » quelque
chose au concept du sujet (« tous les corps sont pesants »). La
distinction kantienne ne recoupe cependant pas celle de l’a
priori et de l’a posteriori, puisque si tous les jugements analy-
tiques sont a priori, tous les jugements synthétiques ne sont
pas a posteriori. La possibilité de jugements synthétiques a
priori, comme le sont ceux des mathématiques, où construits
dans l’intuition pure, est précisément la pierre de touche de
la philosophie de Kant.

La distinction kantienne a été fortement critiquée, en parti-


culier par les logiciens. Dès le début du XIXe s., Bolzano rejette
la notion d’intuition pure et reproche à Kant de confondre la
représentation des concepts avec leur nature objective. Bolza-
no propose un concept purement logique d’analyticité : une
proposition est analytique si elle est une vérité logique ou
si elle peut être réduite à une vérité logique par substitution
de termes synonymes. Frege 2, le fondateur de la logique mo-
derne, reproche au critère kantien de l’analyticité de rendre
les propositions logiques stériles, alors qu’elles peuvent être
fécondes, et il rejette la thèse selon laquelle l’arithmétique
serait synthétique a priori. Selon lui, un énoncé est analytique
s’il est déductible de lois logiques ou de définitions.

L’approche positiviste

Le déclin de la conception kantienne de l’analyticité est indé-


niablement lié à l’avènement de la logique contemporaine,
qui permet d’inclure, selon la thèse logiciste, l’arithmétique
dans le domaine de l’analytique, mais aussi à l’avènement des
géométries non euclidiennes qui menace la théorie kantienne
de l’intuition. La critique de la distinction kantienne devint,
chez les positivistes du cercle de Vienne, l’un des principaux
enjeux de la théorie de la connaissance. Chez eux, l’analyti-
cité cesse de porter sur des jugements ou des concepts pour
devenir relative à des énoncés linguistiques et à la significa-

tion. Dans son Tractatus, Wittgenstein assimile les proposi-


tions de la logique et des mathématiques à des tautologies
qui ne disent rien du monde. Selon le critère adopté par

Carnap 3, un énoncé est analytique s’il est vrai en vertu de la


seule signification conventionnelle des termes qui y figurent
(comme « tous les célibataires sont non mariés »). Les énon-
cés synthétiques doivent leur sens aux expériences qui les
vérifient. Pour les positivistes viennois, seuls sont doués de
signification cognitive ces deux types d’énoncés ; les autres
énoncés (comme ceux de la morale et de la métaphysique)
n’ont pas de signification cognitive (bien qu’ils puissent avoir
une signification non cognitive), et il n’y a pas d’énoncés
synthétiques a priori.
La tentative des positivistes de réduire l’a priori à l’analy-
tique, et ce dernier au linguistique, visait à essayer d’échap-
per à l’alternative entre un rationalisme, qui les fonde dans
une faculté d’intuition mystérieuse, et un empirisme radical
(comme celui de Mill), qui rejette toute connaissance a priori.
Mais la version positiviste de la distinction est-elle tenable ?
Le philosophe américain Quine 4 l’a soumise à une critique
radicale. D’abord, l’idée selon laquelle les vérités logiques
seraient vraies par convention est incohérente, parce qu’il est
impossible de déduire les lois logiques de conventions sans
utiliser ces mêmes lois logiques dans ces déductions. Ensuite,
selon Quine, l’idée même d’énoncés qui seraient vrais en ver-
tu de leur signification présuppose les notions de signification
et de synonymie. Quine critique aussi l’atomisme sémantique
et épistémologique présupposé par la distinction analytique
/ synthétique des positivistes. Selon celle-ci, des énoncés iso-
lés sont analytiques ou synthétiques, mais la signification (et
donc la vérification possible) d’un énoncé n’est jamais indé-
pendante de celle des théories dont ils font partie, et dépend
en définitive de l’ensemble de notre savoir scientifique. Ce
holisme sémantique et épistémologique interdit de tracer une
frontière nette entre la signification d’un énoncé et le monde
sur lequel il porte, ou entre ce que signifient nos mots et les
croyances que nous exprimons avec eux. Plus radicalement
encore, Quine est conduit à rejeter toute idée d’un domaine
de connaissances qui soient par principe a priori et non su-
jettes à la révision. La philosophie elle-même et la théorie de
la connaissance ne peuvent, selon lui, porter sur des concepts
ou des significations seulement, ni constituer un domaine sé-
paré analysant les conditions du sens et du non-sens. Il n’y
a, selon lui, que des connaissances a posteriori, qui ne sont
« analytiques », c’est-à-dire soustraites à la révision, que de
manière relative, et il n’y a donc entre philosophie et science
qu’une différence de degré. Selon une lecture moins radicale
de ces thèses, il faudrait plutôt dire que le statut d’un énoncé
comme analytique n’est jamais garanti d’avance : un énoncé
qui avait ce statut peut le perdre, et d’autres énoncés peuvent
l’acquérir. Le progrès de la connaissance est lié à ces redis-
tributions de l’analytique et du synthétique qui conduisent à

traiter comme postulats des hypothèses empiriques, et à révi-


ser des principes qu’on tenait comme inébranlables.

▶ Les avatars de la distinction philosophique entre les connais-

sances analytiques et synthétiques traduisent le rejet progres-


sif par la pensée moderne de la distinction entre des vérités

nécessaires (ou essentielles) et des vérités contingentes, et de

l’idée que la nécessité existerait dans la nature des choses.

Avec Kant, celle-ci devient une catégorie de l’entendement


et une règle pour penser les objets. Avec les positivistes, elle

n’est plus associée qu’à des règles linguistiques. Même s’en-


downloadModeText.vue.download 51 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

49

suit-il qu’on doive rejeter toute notion d’une connaissance a


priori et la distinction entre l’analytique et le synthétique ? Les
difficultés permanentes de l’empirisme pour rendre compte
des vérités mathématiques semblent montrer que ce rejet a
toujours un prix exorbitant. La théorie de la connaissance a
besoin de distinctions de ce genre.

Pascal Engel

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Flam-


marion, Paris, 1996.

2 Frege, G., Les fondements de l’arithmétique, Seuil, Paris, 1970.

3 Carnap, R., Signification et nécessité, Gallimard, Paris, 1996.

4 Quine, W. V. O., Le mot et la chose, Flammarion, Paris, 1977.

! A PRIORI / A POSTERIORI, CONCEPT, CONNAISSANCE, ÉNONCÉ,

SIGNIFICATION

∼ PHILOSOPHIE ANALYTIQUE

GÉNÉR., LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN., PHILOS. ESPRIT

L’un des principaux courants philosophiques de la phi-


losophie contemporaine qui, en réaction à l’idéalisme (sur-

tout hégélien) de la fin du XIXe s., a défendu les pouvoirs de

l’analyse et un réalisme atomiste. Par la suite, l’analyse est

devenue méthode linguistique, et la philosophie analytique

s’est ouverte à des domaines très variés, sans perdre ses


idéaux de description, de clarté et de précision.

La philosophie analytique est née des critiques, chez Fre-


ge en Allemagne (mais aussi chez Brentano en Autriche) et
chez Russell et Moore en Grande-Bretagne, de l’empirisme
naturaliste et de l’idéalisme hégélien, conduisant ces philo-

sophes a affirmer la priorité de l’analyse logique des consti-


tuants de la pensée sur la synthèse. À ses débuts, le courant
est platonicien et défend l’objectivité des normes logiques
et un réalisme radical, et conduit à l’atomisme logique de

Russell et de Wittgenstein. Il subit ensuite, avec ce dernier


et le cercle de Vienne, un tournant qui affirme la priorité

d’une analyse du langage et des significations sur l’ontolo-


gie, surtout dans la perspective néopositiviste d’une unité du

langage de la science, réduit à sa seule syntaxe logique. Les


philosophes linguistiques d’Oxford, sous l’influence du se-
cond Wittgenstein, accentuent encore ce tournant, mais sans
adopter le scientisme et le logicisme des Viennois, en soute-
nant que les problèmes philosophiques sont essentiellement
des problèmes linguistiques, liés à une mécompréhension de
l’usage des mots dans le langage ordinaire. Après les années
1960, le courant analytique se distancie des thèses du positi-

visme logique, et admet la pluralité des méthodes d’analyse.

Il renonce à l’idéal d’une découverte des éléments simples

de la réalité ou du langage, pour adopter avec Quine des

formes de holisme et, avec S. Kripke, D. Lewis, J. Hintikka et

D. Davidson, une attitude moins antimétaphysicienne. Paral-

lèlement, la philosophie analytique s’ouvre largement à des

thématiques plus classiques, comme l’éthique, la philosophie

politique et l’esthétique, et perd une partie de son unité. Elle

conserve cependant celle-ci en raison du renouveau du men-

talisme et du naturalisme, inspirés par l’essor des sciences

cognitives, et par ses méthodes d’argumentation rationnelles,

qui accordent la priorité à la description et à la clarification,

à l’encontre de l’écriture syncrétique et des efforts de totali-

sation historiciste qui imprègnent la philosophie de tradition


allemande et « continentale ».

▶ Il était plus facile de dire ce qu’était la philosophie ana-


lytique à ses débuts qu’aujourd’hui. Si ce qui l’unifie est la
critique de l’idéalisme et la revendication de l’importance de
l’analyse logique et linguistique pour tous les secteurs de la
philosophie, il n’y a pas de thèse philosophique ni même
métaphysique qui n’ait été défendue à un moment ou un
autre au sein de cette tradition au XXe s., ni de domaine qui
n’ait été abordé. L’unité du courant tient donc plus aux mé-
thodes qu’aux doctrines, à un certain style et à certaines atti-

tudes, qu’on trouve plus souvent dans la tradition empiriste


et positiviste anglo-américaine (bien qu’il ne s’identifie ni à
la philosophie anglo-saxonne, ni au positivisme). L’affronte-

ment entre le style « analytique » et le style « continental » a

perdu aujourd’hui une partie de sa justification. Mais les phi-


losophes sont toujours divisés quant au rôle de leur discipline
face à la science, quant à la valeur de la raison et de l’argu-

mentation rationnelle, et quant à l’ambition de fournir une

vision globale du monde, de l’action et de la connaissance.


En ce sens, la philosophie analytique perpétue les idéaux
qui étaient ceux du rationalisme et de l’empirisme classique,
et ce qui la démarque de la tradition allemande et en partie
française en philosophie est le refus d’adopter l’idée que l’his-

toire de la philosophie soit nécessaire (et même quelquefois

suffisante) pour la pratique de la philosophie.

Pascal Engel

✐ Dummett, M., Les origines de la philosophie analytique, Gal-


limard, Paris, 1993.

Engel, P., La dispute, Minuit, Paris, 1997.

Passmore, J., A Hundred Years of Philosophy, Penguin, Londres,


1967.

! ANALYSE, PHILOSOPHIE, POSITIVISME LOGIQUE, RAISON

ANAPHORE

Du grec anaphora, composé de ana, « de nouveau », et d’un dérivé du


verbe pherein, « porter ».

LINGUISTIQUE

Expression d’un langage – souvent un pronom – dont les

propriétés sémantiques sont héritées de celles d’une autre

expression qui le précède dans le discours.

L’anaphore est un moyen linguistique de la détermination


de la référence ou de la co-référence. Elle peut être obligée
grammaticalement, dans le cas des pronoms réflexifs (« Paul
s’admire »), ou impliquée pragmatiquement, dans celui des
pronoms grammaticalement libres (« Paul croit qu’il a été élu

président »). Ce mode de désignation a été largement négligé

par les philosophes du langage, au profit de la nomination,


de la description, et de la désignation démonstrative. À la

suite des travaux de G. Evans 1, on a analysé les pronoms

anaphoriques comme des descriptions définies déguisées. La

théorie descriptiviste la plus aboutie est défendue par S. Nea-

le, qui interprète les pronoms comme des descriptions dont

le contenu doit être recouvré contextuellement, à partir de

matériel linguistique ou conversationnel 2. Le principal défaut

d’une telle approche consiste en ce qu’elle dissocie la séman-


tique des pronoms de celle des démonstratifs, dont ils sont

par ailleurs fort proches. L’exploration d’une théorie référen-

tialiste des pronoms anaphoriques est donc un défi important

pour la philosophie contemporaine du langage.

Pascal Ludwig

✐ 1 Evans, G., « Pronouns », Linguistic Inquiry 11, 337-62, 1980.


downloadModeText.vue.download 52 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

50

2 Neale, S., Descriptions, MIT Press, Cambridge (Mass.), 1990.

! DESCRIPTIONS, INDEXICAUX, RÉFÉRENCE

ANAPODICTIQUE

De l’adjectif grec anapodeiktos, « indémontrable ».

PHILOS. ANTIQUE

Se dit chez Aristote des prémisses des syllogismes, et


chez les stoïciens d’un raisonnement valide par sa forme
et qui ne peut pas être ramené à une forme plus simple.

Aristote qualifie d’anapodictiques (« indémontrables ») les


prémisses premières et immédiates d’où part le syllogisme

apodictique (« démonstratif ») 1. Il n’y a donc pas pour Aris-


tote de syllogisme « anapodictique ». En revanche, il existe,

pour les stoïciens 2, deux types de syllogismes, les indémon-


trables et ceux qui peuvent être analysés, c’est-à-dire rame-
nés aux indémontrables selon des règles de conversion (dites
« thèmes »). Les indémontrables sont des raisonnements qui
n’ont pas besoin d’être démontrés ni analysés parce qu’ils
sont élémentaires et formellement valides. Chrysippe a réper-
torié cinq indémontrables fondamentaux :

Si p alors q, or p, donc q.

Si p alors q, or non q, donc non p.

Non à la fois p et q, or p, donc non q.

Ou p ou q, or p, donc non q.

Ou p ou q, or non p, donc q.

▶ Ces formes de raisonnement sont valides et toujours en


usage chez les logiciens contemporains. La première est ap-
pelée modus ponens dans la logique médiévale et « règle de
détachement » dans le calcul propositionnel.
Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Aristote, Seconds Analytiques, I, 2, 71b27 ; 3, 72b20.

2 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII,


78-81 ; et Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 157-
158.

! ANALYTIQUE, DÉMONSTRATION, STOÏCISME

ANARCHISME
Du grec anarkhè, « absence de commandement ». Français du XIXe s.

MORALE, POLITIQUE

1. Doctrine selon laquelle le commandement politique,

c’est-à-dire l’existence même d’une forme de domination,

est jugée mauvaise. – 2. Symétriquement, pratique ayant

pour but l’abolition de toute forme de commandement.

Pour l’Antiquité, l’anarchie n’est pas un régime, parce qu’un


régime est la réponse à la question « qui gouverne ? » : « Puisque
politeia et « gouvernement » signifient la même chose, et qu’un
gouvernement, c’est ce qui est souverain dans les cités, il est
nécessaire que soit souverain soit un seul individu, soit un
petit nombre, ou encore un grand nombre. » 1. L’absence de
souverain est strictement identique à l’absence de cité. Or, si
l’homme est un animal politique, l’absence de cité le ravale au
rang de bête sauvage : l’anarchie est donc une monstruosité,
l’irruption du chaos dans le cosmos politique. Mais comment
le nom d’une tare de la cité peut-il se transformer en doctrine
positive, comment passe-t-on, en fait, de l’anarchie à l’anar-
chisme ? Le désir de n’être pas commandé reçoit sa première
conceptualisation positive à la Renaissance, au moment des

expériences d’autonomie urbaine, dans lesquelles la volonté

de se soustraire à un pouvoir opprimant est centrale : « Le


peuple désire n’être pas commandé ni écrasé par les grands,

et [...] les grands désirent commander et écraser le peuple. » 2.

On peut alors comprendre l’anarchie et l’anarchisme comme


deux regards critiques, idéologiquement orientés, jetés sur le
même phénomène : l’anarchie est le nom de la contestation
vue par le pouvoir, qui cherche à la dénoncer comme infra-

politique, tandis que l’anarchisme est le nom que se donne la


contestation elle-même, en tant qu’elle cherche à dénoncer la
domination comme contre-nature.

À l’époque moderne, la contestation de la domination

s’articule autour de deux axes : le premier (celui d’un strict


anarchisme politique) dissocie société et gouvernement ; et
le second (celui du socialisme utopique) conçoit la possibilité
d’une vie humaine hors de la cité. La première proposition
prend sa source dans la théorie du contrat, en posant qu’insti-

tuer une société ne consiste pas nécessairement à désigner un

souverain ; elle est tirée de la critique que Rousseau adresse


à Hobbes : ce n’est pas le même acte qui constitue un peuple

comme tel, et qui commissionne un gouvernement 3. Voire,


on peut considérer que la désignation d’un souverain contre-
dit l’idée même d’un contrat : c’est la position anarchiste
du « tout gouvernement corrompt » depuis Proudhon 4, qui
oppose la politeia, fondée en raison (sur le contrat d’asso-
ciation), au gouvernement et à ses lois, qui sont toujours
passionnels. Le socialisme utopique, de son côté, emprunte

aux théoriciens du contrat leur affirmation qu’il existe un

état de nature dans lequel l’homme est déjà humain. Cette


position moderne s’enrichit de sources antiques (stoïciennes,
cyniques) pour faire de l’état de nature un état pleinement
social. La sociabilité est ainsi la chose la plus naturelle du
monde (Kropotkine : « L’univers est fédératif »). L’influence

des différentes sources chez un même penseur donne à


l’anarchisme au sens large une multiplicité de formes, dont
l’unité se trouve plus facilement du côté d’un projet politique
que d’une théorie critique commune.

▶ Pratiquement, l’anarchisme comme doctrine commence

toujours par se concevoir comme critique d’une société pré-


sente dans laquelle s’exerce une domination : il a devant lui

ce dont il prône l’abolition. Un impératif pratique interroge

alors constamment l’élaboration même de la théorie critique,

et il est difficile d’évoquer de véritables expériences anar-


chistes, puisqu’il est toujours possible de trouver dans ces
expériences des éléments de domination qui les invalideront
aux yeux d’une critique plus radicale. Les réalisations poli-

tiques de l’anarchisme sont ainsi autant d’occasions de véri-

fier sa diversité. Or, puisque le fond de la doctrine anarchiste


consiste à dissocier la société de la hiérarchie, le fait même
que des formes de pouvoir aient continué à fonctionner dans
le cadre de toute expérience anarchiste tendrait à montrer
que ce n’est pas dans la hiérarchie que réside le principe

de la domination : la diffusion de formes de dominations


« douces » ou intériorisées par le dominé impose de reprendre
à neuf la compréhension de la domination elle-même 5.

Sébastien Bauer et Laurent Gerbier

✐ 1 Aristote, Politique, 1279 a 26-28.

2 Machiavel, N., Le Prince, ch. IX.


3 Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, ch. 4 à 7.

4 Proudhon, P., Du principe fédératif.

5 Foucault, M., « Le sujet et le pouvoir », in Dits et Écrits, IV.


downloadModeText.vue.download 53 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

51

ANGOISSE
Du latin angustia, « étroitesse », en allemand Angst.

Distincte de la peur dans la mesure où, contrairement à celle-là,


l’angoisse
est auto-référentielle et porte sur des possibles propres qui portent un
sujet vers sa négation ou vers sa mort, l’angoisse est une notion qui a
pris toute sa force au sein des philosophies de l’existence. D’un simple
sentiment, elle est devenue une catégorie proche de l’existential sartrien
typique.

MÉTAPHYSIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE

Malaise physique et psychique résultant d’un danger

réel ou imaginaire.

Cette notion, qui appartient d’abord à la psychologie et à la


psychiatrie, désigne un sentiment d’oppression, de resserre-
ment lié à une crainte devant laquelle le sujet se découvre
impuissant, faisant percevoir à la fois l’urgence et l’impos-
sibilité d’une action. Elle est reprise par les philosophies
de l’existence pour désigner une inquiétude métaphysique
propre à l’existence humaine jaillissant du néant et ouverte
sur l’avenir.

Kierkegaard lui donne une ampleur à la fois métaphy-


sique et religieuse. L’angoisse caractérise la réalité de la liber-
té comme ce possible qui est un rien. Distincte d’une faute ou
d’un fardeau, elle est foncièrement une inquiétude sans objet.
Si elle est d’abord ce rien effrayant d’une ignorance inno-
cente, telle qu’elle se formule dans les questions d’enfants,
elle procède ensuite de l’interdit qui éveille la possibilité de
la liberté. Suite au péché, elle a un objet déterminé du fait de
la position du bien et du mal et de la culpabilité de l’homme.
Empruntant à Kierkegaard et à Heidegger, Sartre conçoit l’an-
goisse comme une détermination de la conscience de liberté
qui fait que l’existence humaine est à la fois projective et
référée à sa contingence. Elle est également proche de la
nausée comme affect renvoyant à l’épaisseur et à la facticité
de tout ce qui est comme étant de trop. Chez Heidegger elle
reçoit une acception proprement ontologique. Il s’agit de la
tonalité révélant l’être du Dasein comme souci. Parce qu’il
n’est pas un sujet abstrait coupé du monde, le Dasein est tou-
jours disposé selon une « tonalité » (Stimmung) qui l’ouvre au
monde. Tonalité fondamentale, l’angoisse est un mode privi-
légié d’ouverture du Dasein. À la différence de la peur qui
porte toujours sur un étant, l’angoisse, qui ne sait pas de quoi
elle s’angoisse, dévoile l’être en faisant vaciller l’étant dans
son ensemble. Dans l’angoisse le Dasein découvre qu’il n’en
est rien de l’étant. Elle constitue ainsi un contre-mouvement

par rapport à la déchéance, en reconduisant cet étant qui a à


être qu’est le Dasein vers son être-au-monde et en le plaçant
dans son être-libre pour l’existence authentique. Il y a le un
solipsisme existential qui, à la différence du solipsisme du
sujet cartésien coupé du monde, place le Dasein devant son
monde et devant lui-même comme être-au-monde. Toutes
les autres tonalités affectives sont des modifications inauthen-
tiques de l’angoisse, seule tonalité authentique. Impliquant

une totale autarcie par rapport à la préoccupation quoti-

dienne, elle peut tout à fait coexister avec la sérénité la plus

grande. Peut ainsi surgir une interrogation concernant l’être

de l’étant, et l’angoisse peut être rapprochée de l’étonnement

comme commencement de la philosophie.

Jean-Marie Vaysse

◼ Dans l’anthropologie de la conscience anticipatrice sur


laquelle se fonde sa philosophie de l’utopie, Ernst Bloch
entend délivrer la conception psychanalytique et la concep-
tion existentialiste de l’angoisse de sa régressivité. Les affects

peuvent être classifiés, selon leur rapport au temps (tout

aussi décisif que chez Heidegger), en « affects possédant leur

contenu » et en « affects de l’attente » (gefüllte Affekte, Erwar-

tungsaffekte). Parmi les premiers on trouve l’envie, l’avidité


ou la vénération ; parmi les seconds, qui sont proprement
utopiques, l’angoisse, la « crainte » (Furcht), l’« espérance »

(Hoffnung) et la foi.

Gérard Raulet

✐ 1 Kierkegaard, S., Le concept d’angoisse, Gallimard, Paris,

1935.

2 Sartre, J.P., L’être et le néant, Gallimard, Paris, 1943 ; La nausée,


Gallimard, Paris, 1938.

3 Heidegger, M., Sein und Zeit, (Être et temps), Tübingen, 1967,


§ 40. Was ist die Metaphysik ? (Qu’est-ce que la métaphysique ?),
Frankfurt, 1976.

4 Bloch, E., Das Prinzip Hoffnung (Le principe Espérance),


Frankfurt, 1959, t. 1.

! AUTHENTIQUE, DASEIN, DÉCHÉANCE, DISPOSITION, ÊTRE,


EXISTENCE, EXISTENTIAL, MORT, UTOPIE

PSYCHANALYSE

Fonction biologique essentielle et réaction à un danger


manifestée par un état d’excitation et de tension ressenti
comme déplaisir et dont on ne peut se rendre maître par

une décharge, l’angoisse est ubiquiste ; elle se manifeste

devant les dangers externes et psychiques.

Ce concept subit un remaniement chez Freud. D’abord seule


envisagée, l’angoisse névrotique est accumulation de libido,

sans élaboration ni décharge 1. Ce processus fruste se retrouve

lors du refoulement, où la déliaison d’affect crée l’angoisse.

La phobie l’exprime dans une formation de substitut, comme

la peur du cheval chez Hans.

En 19252, Freud reconnaît l’angoisse comme fonction bio-

logique générique. L’ontogenèse de ses formes d’expression


procède de la déréliction du nourrisson, incapable de sur-
vie sans soins. Les dangers éprouvés du fait des excitations
internes ou du monde extérieur, et l’angoisse corrélative

sont alors liés au manque d’amour. Ce motif persiste. Il est


le noyau des angoisses ultérieures plus élaborées, qu’elles
soient « de réel », y compris l’angoisse de castration, ou névro-

tiques, liées aux pulsions.

▶ Restent les angoisses psychotiques, incommensurables avec


les précédentes et énigmatiques. Elles démontrent le mieux le
caractère endogène de l’angoisse, et le travail de métabolisa-
tion de l’angoisse que l’éducation tente d’accomplir, même si
les humains demeurent des animaux phobiques.

Mazarine Pingeot

✐ 1 Freud, S., Über die Berechtigung, von der Neurasthenie einen

bestimmten Symptomkomplex als « Angstneurose » abzutrennen

(1894), G.W. I, Du bien-fondé à séparer de la neurasthénie un

complexe déterminé, en tant que « névrose d’angoisse », OCP III,

PUF, Paris, 1998, pp. 29-58.

2 Freud, S., Hemmung, Symptom und Angst (1926), G.W. XIV,

Inhibition, symptôme, angoisse, OCP XVII, PUF, Paris, pp. 203-

286.
! ABRÉACTION, AFFECT, DÉCHARGE, DÉRÉLICTION, DUALISME,

ÉLABORATION, LIAISON / DÉLIAISON, NÉVROSE, PSYCHOSE ET

PERVERSION, PULSION
downloadModeText.vue.download 54 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

52

ANHYPOTHÉTIQUE
Du grec anhupotheton, de hupothesis, « hypothèse ».

GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. CONN.

Principe premier, inconditionné.

Le terme a été forgé par Platon pour désigner ce qui ne dé-


pend d’aucun présupposé (hypothesis, « sub-position »), c’est-
à-dire d’aucun principe qui lui soit antérieur logiquement et

ontologiquement, et constitue donc le « principe du tout »,


absolument premier et inconditionné : l’idée du Bien 1. La
démarche ordinaire des sciences n’est pas de remonter à ce
principe, mais, au contraire, une fois posées les hypothèses
qui leur sont propres, d’en rechercher par voie déductive les
conséquences. Ainsi les mathématiciens posent-ils le pair
et l’impair, les angles, les figures, qu’ils considèrent comme
choses connues et évidentes une fois définies, sans qu’ils
aient à en rendre autrement raison 2 ; ils n’en ont donc pas,

aux yeux de Platon, l’« intelligence complète » (noesis), et la

connaissance qu’ils ont des êtres mathématiques eux-mêmes

n’est que dianoétique 3. Seul le philosophe, parce que, par

la vertu de la dialectique – c’est-à-dire par une démarche

inverse de celle des sciences –, il est remonté d’hypothèse

en hypothèse jusqu’à l’anhypothétique 4, possède une science

complète de toutes les essences qui y sont subordonnées.

Aristote qualifie à son tour d’anhypothétique le principe

de non-contradiction, dans la mesure où il est présupposé

par tout énoncé pourvu de sens 5. Il se heurte immédiatement

à l’impossibilité de le démontrer, puisqu’il est impossible

d’énoncer aucune prémisse qui ne le présuppose : face à qui

rejetterait le principe de non-contradiction, il n’est possible


que de le « démontrer par réfutation » 6.
Proclus développera par un autre biais la même aporie à
propos de l’anhypothétique platonicien 7. Si, en effet, toute
science connaît ses objets par leur cause ou principe supé-
rieur, le Bien, dont il n’y a pas de principe, n’est pas objet
de science. Il n’est pas prouvable, puisqu’il est la source de
toute intelligibilité 8. La solution diffère cependant de celle
d’Aristote : le Premier peut être, non démontré, mais montré,
parce qu’il s’impose avec évidence, comme le soleil visible –
non pas toutefois par une évidence immédiate et accessible
à tous, mais par une évidence résultant d’une longue ascèse.
Ou encore, d’après Proclus 7, tout ce qu’on peut faire est de le

connaître selon la via negativa, par la « négation » (aphairesis)

de tout ce qui n’est pas lui, ou encore par ce qui dans l’intel-

ligible et connaissable y participe en premier, et le manifeste

ainsi le mieux (bien que n’étant que le « vestibule » du Bien),

à savoir la vérité, la beauté et la proportion.

Jean-Luc Solère

✐ 1 Platon, République, VI, 511 b 6-7.

2 Ibid. VI, 510 c-d.

3 Ibid., 511 b-c.

4 Ibid., 511 d.

5 Aristote, Métaphysique IV, 3, 1005 b 14 ; Seconds Analytiques,

I, 3 et 11, 77 a 10 et suiv.

6 Id., IV, 4, 1006a11-12.

7 Proclus, Commentaire sur la République, X, trad. A.-J. Festu-

gière, Paris, 1970, t. II, pp. 90-93.

8 Platon, République, VI, 509 b.

! APOPHANTIQUE, BIEN, DIALECTIQUE, DIANOIA, HYPOTHÈSE

ANIMAL

Du latin animal, « être animé », « animal ».

GÉNÉR.

Être vivant singulier, sujet de ses sensations et de ses


actes. Il est saisi dans sa proximité à l’homme en tant

qu’il est capable de mettre en oeuvre spontanément


ses facultés sensitives et motrices, et dans sa distance à
l’homme en tant qu’il ne dispose ni de raison, ni de parole,
ni d’histoire.

L’animal se présente comme un problème pour la philoso-

phie en tant qu’il engage la question du rapport que nous


entretenons avec lui. La forme primitive de ce rapport est la
prédation, qui conçoit l’animal selon ses usages possibles et
sa résistance propre. Cette prédation primitive fournit deux
modèles de l’animal : celui de la science (la dialectique elle-
même est d’ailleurs définie comme une « chasse logique »
dans le Sophiste 1) et celui de la norme (chasser l’animal, c’est
partager un monde avec lui, c’est donc inaugurer la possibi-
lité d’un rapport pratique à l’animal).

1) La « chasse logique » de l’animal est d’abord un art


des coupures. C’est en effet par des découpages successifs
qu’Aristote ordonne la connaissance des animaux, saisis sur
le fond de la puissance naturelle de croître qu’est la phusis :
les animaux sont classés par un système d’analogies descrip-
tives 2, puis analysés selon la finalité naturelle qui organise

leurs parties 3. C’est encore une coupure qui permet dans


le traité De l’âme de distinguer des degrés dans le vivant
défini comme « animé » (empsuchôn), en attribuant à l’ani-
mal les facultés nutritive et sensitive, mais pas la faculté
dianoétique 4 (ce qui permet en retour de définir l’homme,
sur le fond du genre animal, comme « animal politique » ou

« animal doué du logos »5). Il y a là une double coupure :


la distinction radicale de l’homme et de l’animal, articulée
à une décomposition de l’animal saisi dans le fonctionne-
ment de ses organes. On retrouve cette articulation chez

Descartes, qui affirme « que les bêtes n’ont pas d’“esprit”


(mens), et que par là le nom d’“âme” (anima) est équi-
voque selon l’homme et selon les bêtes » 6, pour pouvoir
après analyser la « machine naturelle » de l’animal 7 : il s’agit
de poser une communauté de genre à partir de laquelle on
affirme une différence spécifique. C’est même précisément
parce que l’homme se définit sur le fond du genre animal,
et qu’il entretien ainsi avec lui une parenté ou une proximité
originelles, que le processus de connaissance de l’animal
se présente avant tout comme la pratique d’une coupure
franche entre l’homme et l’animal. On distingue alors les
« animaux » (animales) des « bêtes » (brutes) comme Aristote

distinguait les zôa des thèria : l’animal est le genre que


nous partageons avec les bêtes, et ce genre n’est rien d’autre
qu’une mécanique. La chasse logique est finie, l’animal est

en pièces – mais des bêtes elles-mêmes, qui subsistent dans


le monde naturel, et qui ne sont mécanisées que pour et
par le processus qui les connaît comme animales, nous ne
savons toujours rien.

2) Il faut alors revenir sur la possibilité d’un rapport pra-


tique à l’animal, qui ne se réduirait pas à son démembrement
logique en classes ou en fonctions, mais qui déterminerait
un certain usage de l’animal. Le premier de ces usages est
donné dans la prédation : l’animal est une proie, ou un pré-
dateur. De ce premier usage, qui rencontre l’animal comme
une force en mouvement, opposant une résistance autonome

à mes propres projets, se tire un second usage, symbolique,


downloadModeText.vue.download 55 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

53

qui investit cette résistance et la retourne en une image. L’ani-


mal est alors à la fois utilisé et reconnu comme l’expression
de qualités morales humaines. Il ne se contente pas d’en être
l’image : il constitue, dans l’usage symbolique, une puissance

intérieure de l’humanité. Ainsi Machiavel recommande-t-il au

prince, en tant qu’il doit mobiliser toutes les formes de sa


puissance, de savoir en temps voulu « user de la bête 8 (usare
la bestia) ».

▶ Cet usage symbolique a-t-il cependant des effets sur la


façon pratique dont nous rencontrons l’animal ? Pouvons-
nous entrer en société avec lui ? L’article 528 du Code Pénal

n’envisage un tel rapport qu’en définissant l’animal comme


un « bien meuble ». Il serait erroné de croire que l’on trouve
ici l’ultime effet, dans le droit, du mécanisme « cartésien » :

au contraire, le législateur ne veut rien savoir des classes et

des organes, il instaure un rapport à la généralité de l’ani-

mal. Or ce rapport ne peut être participatif, autre façon de

dire que l’animal n’est poussé à ce rapport par aucun mou-

vement intérieur ; mieux, il l’ignore. C’est parce que nous


faisons rentrer l’animal dans notre propre forme juridique
à son insu que nous sommes contraints de l’y faire rentrer
comme chose. Or il ne s’agit pas seulement ici d’une appré-
hension juridique de l’animal : l’impossibilité pour l’animal
de se rapporter comme sujet à un monde de normes repose
sur l’équivocité de l’être-au-monde animal et de l’être-au-

monde humain (« l’animal est pauvre en monde » 9, selon


la définition de Heidegger, qui intègre ainsi à sa réflexion
les approches de l’éthologie naissante). C’est ainsi sur une
façon différente d’être au monde que se fonde la saisie

pratique de l’animal comme naturellement anomal : toute

norme pratique à laquelle il est annexé ne peut le saisir,

comme la science, que de l’extérieur.

Laurent Gerbier

✐ 1 Platon, Sophiste, 221e-226a, tr. A. Diès (1925), Les Belles


Lettres, Paris, 1994.

2 Aristote, Histoire des animaux, tr. P. Louis, Les Belles Lettres,

Paris, 3 vol., 1964-1969.

3 Aristote, Parties des animaux, tr. P. Louis (1957), Les Belles


Lettres, Paris, 1993 (voir aussi Parties des animaux, livre I, tr.

J.-M. Le Blond (1945), intr. P. Pellegrin, GF, Paris, 1995).

4 Aristote, De l’âme, II, 2-3, tr. R. Bodéüs, GF, Paris, 1993.

5 Aristote, Politiques, I, 2, 1253a2-10, tr. P. Pellegrin, GF, Paris,


1990.

6 Descartes, R., Lettre à Regius, mai 1641, édition Adam &amp;


Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. III, p. 370.

7 Descartes, R., Discours de la méthode, Ve partie, édition Adam


&amp; Tannery, Vrin-CNRS, Paris, vol. VI, 1996, pp. 43-44.

8 Machiavel, N., Le Prince, ch. XVIII, tr. J.-L. Fournel &amp; J.-

Cl. Zancarini, PUF, Paris, 2000, pp. 150-151.

9 Heidegger, M., Les concepts fondamentaux de la métaphy-


sique. Monde-finitude-solitude, II, ch. III-V (§§ 45-63), tr. D. Pa-
nis, Gallimard, Paris, 1992.

Voir-aussi : Frère, J., Le bestiaire de Platon, Kimé, Paris, 1998.

Gontier, Th., L’âme des bêtes chez Montaigne et Descartes, Vrin,


Paris, 1997.

Montaigne, M. de, Essais, II, 12, édition P. Villey, PUF, Paris,


« Quadrige », vol. II, pp. 452-485.

Pellegrin, P., La Classification des animaux chez Aristote, Les


Belles Lettres, Paris, 1982.

Romeyer-Dherbey, G. (dir.), L’animal dans l’Antiquité, Vrin,

Paris, 1997.

Aquin, Th. (d’), Somme Théologique, Ia pars, quaestio 96, art. 1


et 2.

! ÂME, BIOLOGIE, CORPS, VIE

« La nature a-t-elle des droits ? »

ANIMALISATION

BIOLOGIE

Processus par lequel ce qui n’est pas de l’ordre de l’ani-

malité le devient : (1) par transformation, dans le passage


de l’inerte au vivant ; (2) par réduction d’une partie de soi-
même, pour une vie humaine qui ne consisterait plus qu’en
vie organique.

Dans le premier cas, il s’agit d’acquérir une âme (souffle de

vie). Dans le second, il s’agit de la perte de l’âme, considérée

comme attribut humain, et / ou de la privation d’une disposi-


tion à l’humanité (devenir brutus).

La première perspective (Essais et observations de méde-

cine, 1742, où apparaît « animaliser ») est pensée comme


un processus d’assimilation : de la poudre de marbre trans-

formée en humus, puis en plante et finalement en chair1...


Sachant que c’est par la sensation et le désir qu’Aristote déter-

minait l’animalité de l’être pourvu d’une âme (De Anima II,

2-3), animaliser c’est actualiser de la matière sensible. Ce peut

être aussi, littéralement, revenir à l’état animal par diminution

des aptitudes du corps humain qui, simultanément, infirme la

vie véritablement « humaine », celle de l’esprit. Lorsque par

la terreur et la superstition le tyran isole ses sujets tout en


les soumettant à une discipline qui exclut toute résistance, il

transforme la société en « troupeau » et réduit l’humain aux

seules fonctions animales 2.

La seconde perspective exprime, au sein de la politique,

une limite et / ou une tendance à son extinction, corrélative


de celle de l’homme lui-même. À partir de la Phénoménologie
de l’esprit (et de l’identité homme-négativité), Kojève posait

l’enjeu de la fin de l’histoire : déification ou animalisation ?


En 1948, il écrit que le retour de l’homme à l’animalité (dans
un monde pacifié sans négativité ni manque, sans liberté ni

individualité) est une « certitude déjà présente » 3.

Laurent Bove

✐ 1 Diderot, D., Entretien entre d’Alembert et Diderot, Garnier-

Flammarion, Paris, 1973, p. 39.

2 Spinoza, B., Traité politique, V, 4-5, 1677, trad. É. Saisset, révi-


sée par L. Bove, Le livre de poche, « Classiques de la philoso-
phie », Paris, 2002.

3 Kojève, A., Introduction à la lecture de Hegel (1947), Galli-


mard, « Tel », Paris, 1979, pp. 436-437 et 492, note 1.
ANTHROPIQUE

Néologisme formé à partir du grec anthropos, « être humain », sur le


modèle de l’adjectif « entropique », qui vient d’« entropie », concept
central de la thermodynamique.

PHILOS. SCIENCES

Adjectif le plus souvent employé dans l’expression prin-


cipe anthropique, qui désigne, selon certains physiciens, un
nouveau principe de la physique ou, plus précisément, de la
cosmologie, selon lequel l’évolution de l’Univers doit être
expliquée en faisant appel à l’apparition de l’homme en
son sein.

Le raisonnement qui conduit à l’acceptation du « principe


anthropique », et qui est souvent considéré comme fallacieux,
part du caractère extrêmement faible de la probabilité de
downloadModeText.vue.download 56 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

54

la réalisation des conditions qui rendent possible la vie hu-


maine, étant donné les conditions initiales de l’Univers telles
que nous les devinons aujourd’hui. Si, en effet, les valeurs
des constantes fondamentales de la physique (constante de
gravitation, vitesse de la lumière, constantes de Planck et de
Boltzmann) étaient très légèrement différentes de ce qu’elles
sont aujourd’hui, la vie humaine telle que nous la connais-
sons serait impossible. Les tenants du « principe anthropique »
en concluent que l’évolution de l’Univers est, en quelque
sorte, dirigée vers l’apparition de la vie humaine, et que ses

lois obéissent à une causalité à rebours. C’est le caractère

téléologique du « principe anthropique », ainsi que la faiblesse


de l’argument probabiliste qui le fonde – puisque ce n’est
jamais seulement parce qu’un événement a une probabilité
très faible que l’on doit considérer qu’il est non plausible,
voire mystérieux –, qui le rend suspect.

L’adjectif « anthropique » est parfois utilisé aussi pour dési-


gner l’action de l’homme sur l’évolution à long terme de la
Terre ou du climat.

Anouk Barberousse

! CAUSALITÉ, CONSTANTE (LOGIQUE), ENTROPIE, PROBABILITÉ,


TÉLÉOLOGIE

ANTHROPOCENTRISME
Formé au XIXe s. sur anthropos, « homme » et centre.

GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE

Tendance à faire de l’homme le centre du monde et


à considérer son bien comme cause finale du reste de la
nature.

La critique de l’anthropocentrisme se développe au XVIIe s. en


même temps que celle des causes finales. Spinoza la porte
à son sommet à la fin de la première partie de l’Éthique 1.
L’origine de tous les préjugés se ramène à une seule source :
les hommes, conscients de leurs actions mais ignorants des
causes de celles-ci, se figurent être libres ; ils agissent tou-
jours en vue d’une fin, et recherchent ce qu’ils croient leur
être utile ; ils en viennent ainsi à considérer toutes les choses

existant dans la nature non comme des effets de causes


réelles, mais comme des moyens pour leur usage. C’est d’ail-
leurs cette attitude qui engendre chez eux la croyance en
un Dieu créateur : lorsqu’ils trouvent ces moyens sans les
avoir construits eux-mêmes, ils imaginent qu’ils ont été pro-
duits pour eux par une puissance plus efficace qui a tout
disposé dans leur intérêt. De même, ce qui dans la nature
leur est nuisible a dû être disposé par le même créateur libre
et tout-puissant à l’intention des hommes, comme épreuve ou
comme punition. Dans tous les cas, tous les objets naturels
sont interprétés en fonction de l’existence humaine.

La critique de l’anthropocentrisme n’est pas forcément


liée à un nécessitarisme de type spinoziste. Chez Leibniz au
contraire, elle se déduit du principe du meilleur et de l’idée
de l’ordre général de la Création : « Il est sûr que Dieu fait
plus de cas d’un homme que d’un lion ; cependant je ne sais
si l’on peut assurer que Dieu préfère un seul homme à toute
l’espèce des lions à tous égards : mais quand cela serait, il ne
s’ensuivrait point que l’intérêt d’un certain nombre d’hommes
prévaudrait à la considération d’un désordre général répandu
dans un nombre infini de créatures. Cette opinion serait un
reste de l’ancienne maxime assez décriée, que tout est fait
uniquement pour l’homme » 2.

▶ La critique de l’anthropocentrisme ne porte pas seulement

sur les relations de l’homme avec le reste de la nature : elle

concerne aussi la conception même de l’homme qui sous-


tend son rapport avec l’univers – pour Spinoza, l’illusion du
libre-arbitre est solidaire de l’illusion finaliste.

Pierre-François Moreau

✐ 1 Spinoza, B., Éthique I, Appendice.

2 Leibniz, G.W., Théodicée, § 118.

ANTICIPATION

Du latin anticipatio, trad. du grec prolêpsis, « saisie préalable ».

GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE

1. Chez Épicure, « notion générale emmagasinée » ou

« mémoire de ce qui est souvent apparu de l’extérieur » 1.


– 2. Chez les stoïciens, forme de notion (ennoia) emmaga-
sinée, qui se distingue par sa formation naturelle et sponta-
née des notions formées et acquises par l’enseignement 2. –
3. Chez Kant, « connaissance par laquelle je puis connaître
et déterminer a priori ce qui appartient à la connaissance

empirique » 3.

Épicure, le premier, donne au terme son sens philosophique,

en considérant l’anticipation comme l’un des critères. Le


terme est repris par les stoïciens, chez qui il est aussi l’un
des critères. Cicéron introduit la traduction par anticipatio 4
(Lucrèce ne parle que de notitia, qui traduit le grec ennoia, et
Cicéron utilise aussi le terme praenotio, « prénotion »).

Selon Cicéron, l’anticipation désigne chez Épicure « une


espèce de représentation d’une chose anticipée par l’esprit,
sans laquelle on ne peut ni comprendre quelque chose, ni

la rechercher, ni en discuter ». L’anticipation est une notion


« emmagasinée » (cheval, boeuf, par exemple), qui permet
d’identifier l’objet d’une sensation. Mais elle fournit aussi le
point de départ d’une recherche, en réponse à l’aporie du
Ménon de Platon (80 e) : ou bien nous ne connaissons pas
ce que nous cherchons et nous ne pouvons pas le chercher ;
ou bien nous le connaissons, et il est inutile de le chercher.

C’est ainsi que, selon les stoïciens, l’anticipation, naturel-


lement « implantée dans l’âme et préconçue par elle », est
« développée » pour constituer une notion plus technique 5.
Pour eux, c’est l’agrégation des notions et des anticipations
qui constitue la raison 6.

Kant, tout en se référant à la « prolepse » empirique d’Épi-


cure, en transforme le sens, faisant de l’anticipation une
forme de connaissance a priori portant sur la perception et
dépourvue de contenu. Toute perception étant empirique et
a posteriori, il est en effet impossible d’en connaître a priori
la qualité (couleur, goût, etc.), et on peut seulement antici-
per qu’elle a une « grandeur intensive », c’est-à-dire un degré
(toute perception est plus ou moins faible). Cette anticipation
de la perception permet à Kant de récuser l’existence du vide
(qui serait l’absence totale de réalité du phénomène), prin-
cipe de l’atomisme épicurien : toute perception est percep-
tion d’un certain degré de réalité.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres,

X, 33.

2 Pseudo-Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 11.

3 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique transcendan-


tale », livre II, ch. 2, s. 3, A 166, B 208.

4 Cicéron, la Nature des dieux, I, 43.


downloadModeText.vue.download 57 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

55

5 Cicéron, Topiques, VI, 31.

6 A.A. Long &amp; D.N. Sedley, les Philosophes hellénistiques,


Paris, 2001, ch. 53 V, t. II, p. 349.

! A PRIORI, CANON, CRITÈRE, ÉPICURISME, PERCEPTION,


STOÏCISME

ANTILOGIE, ANTILOGIQUE

Du grec antilogia, antilogikos, formés sur anti-, « en face », « en


opposition
avec », « à l’égal de », et logos, « parole », « proposition ».

PHILOS. ANTIQUE

1. Réplique, contradiction. – 2. Pratique qui consiste


à développer, sur un même sujet, deux argumenta-
tions contradictoires. – 3. (adj.) Propre à la discussion, à
la controverse. – 4. (n. f.) : Art de contredire (antilogike

[tekhne]) 1. – 5. (n. m. pl.) Dialecticiens versés dans l’art de


la controverse 2.

Les Antilogies (Antilogiai 3) est le titre d’un ouvrage de Pro-


tagoras, dont Diogène Laërce affirme qu’il fut le premier à
dire qu’il y a, au sujet de toutes choses, deux discours qui
s’opposent mutuellement 4. Un écrit anonyme, les Dissoi lo-

goi 5, fournit un exemple significatif de ce procédé sophis-


tique. La méthode mise en oeuvre consiste à proposer pour
chaque sujet deux raisonnements opposés. Le but n’est pas
de faire triompher une thèse, mais au contraire de montrer
l’égale force de chaque série d’arguments. Platon, dans la
République, met l’accent sur la dimension agonistique de
l’antilogie, sur le caractère purement formel de ce raisonne-
ment qui s’attache plus aux mots qu’aux choses 6. Pourtant,
indépendamment de l’usage qu’en firent les éristiques, cette
possibilité de tenir sur tout sujet deux discours opposés et
de même force a des implications importantes au niveau de
la logique (négation du principe de non-contradiction), de
l’épistémologie (abolition du critère de vérité) ainsi que de
la morale, notamment avec le scepticisme de Pyrrhon (les
choses sont également indifférentes (adiaphora) et de Timon
(il en résulte la « non-assertion » (aphasia) et l’« imperturba-

bilité » (ataraxia)7).

Annie Hourcade

✐ 1 Platon, Sophiste, 226a ; cf. 225b.

2 Platon, Lysis, 216a.

3 Diogène Laërce, IX, 55.


4 Id., IX, 51.

5 « Doubles Dits », in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, La

Pléiade, Paris, 1988.

Platon, République, V, 454a ; Théétète, 164c-d.

7 A.A. Long &amp; D.N. Sedley, les Philosophes hellénistiques,


Paris, 2001, 1 F, t. I, pp. 40-41.

! AGONISTIQUE, DIALECTIQUE, ÉRISTIQUE

ANTIMATIÈRE

PHYSIQUE

Composée d’antiparticules, c’est-à-dire d’éléments

caractérisés par la même masse que chacune des es-

pèces de particules constituant la matière, mais par des


charges électriques opposées. La rencontre d’antiparti-

cules avec leurs particules homologues a pour résultat une

annihilation réciproque : leurs traces (dans une chambre


à bulles, par exemple) disparaissent, et la totalité de leur

énergie cinétique et de leur énergie de masse au repos


se voit convertie en énergie électromagnétique (rayons
γ). À l’inverse, une concentration suffisante d’énergie, y
compris électromagnétique, permet la création de paires
particule-antiparticule.

La naissance du concept d’antiparticule est indissociable

de l’unification de la mécanique quantique avec la théorie

de la relativité restreinte par P. A. M. Dirac, entre 1928 et


1931. On comprend pourquoi, si on réalise que les proces-
sus de création-annihilation de paires particule-antiparticule
supposent une interconvertibilité de la masse et de l’énergie,
selon l’expression E = MC 2 issue de la théorie de la relativité.

Dirac s’aperçut dès 1928 que les équations d’onde relativistes


avaient des solutions d’énergie négative et de charge + e,
aussi bien que d’énergie positive et de charge - e. Sachant
que, en théorie quantique, la probabilité de transition vers
des états d’énergie négative ne pouvait pas être nulle, Dirac
suggéra en 1930-1931 : (1) que presque tous les états d’éner-

gie négative sont occupés, (2) que lorsque l’un d’entre eux
n’est pas occupé, le « trou » correspondant apparaît, pour nos
moyens de détection, comme une particule d’énergie positive
et de charge opposée à celle de la particule qui l’a quitté,
(3) que le retour de la particule dans son « trou » d’énergie né-
gative se manifeste comme une annihilation compensée par
une libération d’énergie électromagnétique. Après quelques
hésitations, le « trou » correspondant à la place laissée vide
par un électron fut identifié à un antiélectron ou positron de
même masse que l’électron, bien que de charge opposée.

Une trace dans une chambre de Wilson, d’incurvation

opposée à celle de l’électron sous un champ magnétique, fut


remarquée par C. Anderson en 1932 ; elle fut identifiée par lui
à un électron de charge positive, de façon indépendante des
recherches théoriques de Dirac. La même année, P. Blackett
et G. Occhialini établirent le lien entre ce genre de trace et
le positron de Dirac. La détection de l’antiproton, beaucoup
plus massif, dut attendre les années 1950. Une étape vers la
réalisation d’échantillons d’antimatière fut franchie en 1995,

par l’association d’antiprotons et d’antiélectrons dans des


atomes d’antihydrogène.

La conception des antiparticules comme « trou » dans un


continuum d’états occupés d’énergie négative est désormais

marginale. Plusieurs conceptions alternatives, favorisées par


les théories quantiques des champs ou par les théories de su-
percordes, l’ont remplacée. L’une d’entre elles, due à R. Feyn-
man (1949), est particulièrement suggestive : l’antiparticule
d’une particule ne serait autre que cette même particule se
propageant dans le sens opposé du temps, mais se manifes-
tant, pour nos moyens de détection, comme une autre parti-
cule de charge opposée qui se propage dans le sens ordinaire
du temps.

L’un des grands problèmes de la physique et de la cos-


mologie contemporaines est de rendre raison de la dispro-

portion entre la quantité de matière et d’antimatière dans

l’Univers. Le rapport de masse entre les deux est estimé à


109. Comment cela peut-il être compatible avec la symétrie

des processus de création-annihilation ? Une justification de


ce rapport implique des processus de brisure de symétrie, et
la non-conservation corrélative du nombre baryonique 1, tels
que les prévoient les théories de grande unification. Seules
ces théories s’appliquent aux processus à très hautes éner-
gies postulés par les modèles de big bang, et fournissent des
valeurs plausibles pour les abondances d’éléments et d’antié-
léments « initialement » produits.
downloadModeText.vue.download 58 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

56

▶ On voit, à travers deux exemples empruntés à Dirac et


Feynman, que la physique contemporaine manipule des re-
présentations très éloignées des phénomènes dont elle a à
rendre compte (les trous d’énergie négative, ou les particules
remontant le cours du temps), quitte à compenser cet éloi-
gnement par la méta-représentation d’une interaction limitée
entre processus représenté et appareillages expérimentaux.
La méta-représentation est ce qui permet d’assigner aux phé-

nomènes le statut de pures apparences, par rapport à des


structures représentatives investies d’une prétention, l’adé-

quation au réel. Cet éloignement de la représentation par

rapport aux phénomènes ne fait à vrai dire que porter au pa-


roxysme une tendance amorcée par la science moderne de la

nature au XVIIe siècle. Il s’explique aisément si l’on admet que


les représentations ne sont autre qu’une concrétisation de

structures invariantes à l’égard de la multiplicité des modes

d’exploration expérimentale. La généralité croissante des in-


variants se manifeste dans ces conditions par une distance
croissante des représentations correspondantes par rapport à
la diversité des phénomènes singuliers.

Michel Bitbol

✐ 1 Les baryons sont, selon leur étymologie grecque, des par-

ticules « lourdes », comme les protons ou les neutrons. Les


protons et les neutrons se voient attribuer un nombre baryo-

nique + 1, tandis que les antiprotons et les antineutrons ont un

nombre baryonique – 1. Le nombre baryonique d’une particule


se calcule en additionnant le nombre de quarks qui la consti-

tuent, puis en soustrayant le nombre d’antiquarks, et en divisant


le résultat par 3.

Voir-aussi : Davies, P. (éd.), The New Physics, Cambridge Univer-


sity Press, 1989.

Hanson, N. R., The Concept of Positron, a Philosophical Analy-

sis, Cambridge University Press, 1963.

! PARTICULE

ANTINOMIE
Du latin antinomia, du grec stymo.

GÉNÉR., LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Formulation contradictoire ou paradoxale qui n’admet

pas de solution.

Découvrant les paradoxes, les Mégariques y virent une me-


nace grave pour l’usage de la dialectique : certaines questions
n’admettaient pas de réponse par oui ou non. Ainsi de la

question « Est-ce que je mens ? » 1.

Pour Kant, la raison pure se heurte à des antinomies dès

lors qu’elle prétend s’émanciper de l’expérience possible.

Ainsi, elle peut par exemple admettre la thèse selon laquelle

le monde a un commencement dans le temps et est limité

dans l’espace et son antithèse selon laquelle le monde n’a ni

commencement ni n’est limité 2.

À l’aube du XXe s., les antiques antinomies resurgirent au


coeur même de l’entreprise de fondation des sciences for-
melles, ouvrant la « crise des mathématiques ». Sur le modèle

du paradoxe des classes de Russell, d’innombrables anti-


nomies prenaient la forme d’alternatives dont chacune des
branches conduisait à une impasse.

Ainsi, loin de s’avérer de simples erreurs de raisonne-


ments, d’usage de règles fiables, les antinomies mettent direc-

tement en cause la pertinence des « lois » (nomos) et principes

de la pensée et de la raison.

Denis Vernant

✐ 1 Muller, R., Les Mégariques, Fragment et témoignages, Vrin,

Paris, 1985.

2 Kant, E., Critique de la raison pure, Dialectique transcendan-


tale, livre II, chap. II (L’antinomie de la raison pure).

! CLASSES (PARADOXE DES), MENTEUR (PARADOXE DU)

APAGOGIQUE (RAISONNEMENT)
Du grec apagôgé, « action d’emmener ».

LOGIQUE

Raisonnement par l’absurde dont le schéma général


peut s’exprimer de la façon suivante : je veux démontrer la
vérité (resp. la fausseté) de p ; supposons que p soit fausse

(resp. vraie) ; cela entraîne alors q, qui est fausse ; donc p


est vraie (resp. fausse). On a également donné ce nom à
un raisonnement qui consiste à prouver une proposition
à partir d’une prémisse disjonctive ; ou p ou q... ou n est
vraie, or q est fausse... n est fausse ; donc p est vraie.

Michel Blay

! ABSURDE
APERCEPTION

Introduit par Leibniz dans le cadre d’une pensée de la conscience régie

par le principe de continuité, ce concept a été repris par Kant dans celui,

tout différent, de la distinction entre empirique et transcendantal.

MÉTAPHYSIQUE, PSYCHOLOGIE

Conscience de soi-même, appréhendée par la percep-

tion interne et par la réflexion sur soi. Cette aperception


empirique se distingue de l’aperception transcendantale.

Aperception et conscience de soi

L’aperception, comme perception distincte aperçue par la


conscience, se distingue d’une perception dont on ne s’aper-

çoit pas, d’une perception insensible. Ainsi, la perception,

définie par Leibniz comme « l’état passager qui enveloppe et


représente une multitude dans l’unité ou dans la substance
simple » 1, comporte des degrés relatifs à sa distinction. La na-
ture de la monade, ou substance simple, consiste donc, dans

la philosophie leibnizienne, dans la perception. Ainsi, toutes


les substances ou monades, en tant qu’elles sont douées de
perception, sont des réalités spirituelles. La monade n’est pas
seulement une substance, mais également un centre de per-
ception tel qu’entre les monades il n’existe qu’une différence
de degré entre des perceptions plus ou moins distinctes, et
par là entre le degré de perfection de ces monades. Ainsi,
l’aperception, qui est connaissance réflexive, par la monade,
de son état intérieur, c’est-à-dire conscience ou réflexion, ap-
paraît dans un continuum conduisant du non-perçu au plus

conscient.

L’aperception transcendantale

La détermination leibnizienne de l’aperception comme


conscience de soi persiste dans la philosophie critique,
quoiqu’elle s’inscrive dans une distinction pertinente, qui
n’est plus celle du conscient et de l’inconscient, mais de l’em-
pirique et du transcendantal. Alors que l’aperception, ou per-

ception avec conscience, s’étend à tout objet, puisque la mo-


downloadModeText.vue.download 59 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

57

nade, de nature fondamentalement représentative, ne saurait


être limitée à ne représenter qu’une partie des choses – bien
que cette représentation soit confuse dans le détail de tout
l’univers, et distincte uniquement dans une petite partie des
choses 2 –, elle est restreinte, par Kant, à la seule conscience
de soi, à l’objet du sens interne.

L’aperception empirique demeure la conscience de soi-


même, comme « représentation simple du moi » 3, laquelle est
toujours changeante, mais cette conscience de soi, appréhen-
dée à partir du sens interne, est distincte de la perception

de soi-même comme d’un sujet pensant en général, c’est-à-


dire de la conscience de la pensée. Cette dernière, en tant

qu’aperception transcendantale, est pure, originaire.

En effet, elle est la condition originaire de toute expé-

rience, qu’elle précède et rend possible. Comme telle, elle est

objective. L’unité transcendantale de l’aperception consiste

dans la conscience du « je pense », qui accompagne et qui

conditionne toute représentation et tout concept. Cette

conscience de soi purement formelle et toujours identique


à elle-même, à laquelle toute intuition et tout représentable

se rapportent, est la condition de toute connaissance, c’est-

à-dire de la liaison et de l’unité de nos connaissances entre

elles. Elle fait de tous les phénomènes possibles, qui peuvent

toujours se trouver réunis dans une expérience, un enchaî-

nement de représentations suivant des règles. Elle est ainsi

« le fondement transcendantal de la conformité nécessaire de


tous les phénomènes à des lois, dans une expérience » 4.

Or, ce n’est que dans cette liaison d’un divers de repré-

sentations, données dans une conscience, que l’on peut se

représenter l’identité de la conscience. L’unité analytique de

l’aperception n’est donc possible que sous la supposition de

quelque unité synthétique.

Caroline Guibet Lafaye

✐ 1 Leibniz, G. W., la Monadologie, § 14.

2 Ibid., § 60.

3 Kant, E., Critique de la raison pure, éd. de l’Académie, t. III,

p. 70.
4 Ibid., t. IV, p. 93.

Voir-aussi : Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement


humain, Garnier-Flammarion, Paris, 1990.

! CONNAISSANCE, PERCEPTION, SENS

APODICTIQUE

! ANAPODICTIQUE

APOLLINIEN

Adjectif formé sur le nom d’Apollon, dieu grec de la lumière et de la


beauté.

ESTHÉTIQUE

Figuration catégorique de l’esthétique de Nietzsche dé-

signant tout ce qui est clair, distinct, harmonieux, équilibré,

mais aussi sensible, apparent, superficiel, voire menson-


ger et parfois même menaçant. Bien que viril, l’apollinien

poursuit la grâce jusqu’à comprendre une part d’éternel

féminin en lui.

Dès 1872, le jeune Nietzsche affirme que « l’entier dévelop-


pement de l’art est lié à la dualité de l’apollinien et du diony-

siaque », deux mondes entre lesquels « le mot “art” qu’on leur

attribue en commun ne fait qu’apparemment jeter un pont » 1.

L’esthétique de Nietzsche est alors fortement influencée

par celle de Schopenhauer 2. Dans le Monde comme volonté

et comme représentation, celui-ci distinguait deux dimensions


de la réalité exprimables, d’une part par les arts plastiques qui
représentent le monde tel qu’il apparaît selon le principium
individuationis, c’est-à-dire comme une série d’individuali-
tés distinctes les unes des autres dans l’espace et le temps,
d’autre part par la musique, qui révèle le monde comme unité

originaire du vouloir-vivre, c’est-à-dire énergie fondamentale


de l’univers à partir de laquelle tout individu puise sa force.

Nietzsche approfondit cette métaphysique de l’art et tente


de la symboliser à l’aide du couple de l’apollinien et du dio-
nysiaque ; Apollon apparaît comme le dieu des arts plas-

tiques, visuels, tandis que la musique est placée sous le patro-


nage de Dionysos. La poésie occupe une place équivoque,
car le dialogue et le drame reflètent la clarté de la rationa-
lité apollinienne tandis que l’intrigue tragique provoquant la
destruction du héros incarne la destinée dionysiaque comme
rupture du principe d’individuation et retour à l’unité origi-
naire du vouloir-vivre universel. La danse est frappée d’une
semblable équivocité.

▶ Une difficulté se présente néanmoins lorsque Nietzsche


imagine l’existence d’une musique apollinienne qui serait

comme une « architecture dorique en sons » 3. Le classicisme


de Bach pourrait fournir un exemple d’une telle musique
apollinienne tandis que le romantisme de Wagner serait typi-
quement dionysiaque. Cette exception catégorique singulière
contient en germe la rupture avec l’esthétique dionysiaque
et wagnérienne de la dissonance exaltée par la Naissance de
la tragédie. En 1876, Nietzsche rompt explicitement avec le
romantisme wagnérien. Il amorce le devenir apollinien de sa
future « physiologie de l’art »4 qui exalte la forme et la beauté
classiques.

Mathieu Kessler

✐ 1 Nietzsche, F., la Naissance de la tragédie, trad. P. Lacoue-


Labarthe, § 1, Gallimard, Paris, 1977, p. 41.

2 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme repré-


sentation (1819 et 1844), trad. A. Burdeau revue par R. Roos,
PUF, Paris, 1966.

3 Nietzsche, F., op. cit. § 2, p. 48.

4 Nietzsche, F., le Cas Wagner, trad. J.-C. Hémery, § 7, Gallimard,


Paris, 1974, p. 33.

! DIONYSIAQUE

« Comment la musique a-t-elle été un objet

privilégié d’investigation philosophique ? »

APOPHANTIQUE

Du grec apophantikos, « déclaratif ».

PHILOS. ANTIQUE

Caractère d’un énoncé affirmant la réalité d’un état de

choses.

L’expression logos apophantikos (« discours déclaratif ») appa-


raît chez Aristote pour désigner l’énoncé susceptible de vérité

et de fausseté, à la différence par exemple de la prière 1. C’est

cependant au Phédon de Platon 2 qu’on peut faire remon-

ter l’idée de discours apophantique, c’est-à-dire d’un logos


downloadModeText.vue.download 60 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


58

(« discours », « argument », « raisonnement », « énoncé ») analy-


seur de la réalité. À ce compte, le discours apophantique se
confond avec l’énoncé prédicatif, dont la possibilité est fon-
dée dans le Sophiste de Platon : établissant l’altérité du prédi-
cat par rapport au sujet, l’Étranger fonde en même temps la
possibilité de dire d’une chose autre chose qu’elle-même, par
exemple de dire, non seulement que l’homme est homme et

2 Platon, Phédon, 99a.

3 Platon, Sophiste, 251b.

le bon, bon, mais que l’homme est bon 3.

✐ 1 Aristote, De l’interprétation, 4, 17a2-4.

Frédérique Ildefonse

Voir-aussi : Imbert, C., Phénoménologies et langues formulaires,

PUF, Paris, 1992 ; Pour une histoire de la logique. Un héritage


platonicien, PUF, Paris, 1999.

! ALTÉRITÉ, ÉNONCÉ, ÊTRE, NON-ÊTRE, PRÉDICATION, VÉRITÉ

APORIE
Du grec aporia, de a-poros, « sans passage ».

GÉNÉR.

Obstacle ou difficulté majeure rencontrée dans le cadre


d’un raisonnement.

Dans les dialogues platoniciens, la notion d’aporie sert à dési-


gner l’incertitude dans laquelle vont être plongés les inter-
locuteurs de Socrate dans leur recherche d’une définition
objective. Ce temps d’arrêt dans l’analyse est condition essen-
tielle de tout raisonnement philosophique en ce qu’il remet
en cause la validité des « opinions » (doxa). Chez Aristote,
l’aporie naît de la mise en présence de deux thèses égale-
ment raisonnées et cependant contraires. Loin d’être un frein,

voire une limite au raisonnement, comme ce sera le cas pour

les sceptiques, l’aporie aristotélicienne est avant tout une

méthode de recherche. C’est par un exposé aporétique des


opinions contraires que toute science doit commencer (Méta-

physique, B.1). L’aporie des modernes, prise dans un sens

plus fort, s’assimile à une difficulté logique insurmontable.

Michel Lambert

✐ Aubenque, P., « Sur la notion aristotélicienne d’aporie », in


Aristote et les problèmes de méthode, pp. 3-19, Louvain-Paris,
1961.
Motte, A., et Rutten, C., « Aporie » dans la philosophie grecque

des origines à Aristote (Aristote. Traductions et études), Peeters,


Louvain-la-Neuve, 2001.

! DIALECTIQUE, ÉRISTIQUE, RAISONNEMENT

APPARENCE

Du latin apparentia ou apparitio, de apparere, « être visible », qui a


donné
d’abord « apparition », puis « apparence », probable traduction du grec
phainomaï (« se manifester, être évident, rendre visible quelque chose à
la lumière du jour »), apparence, ayant dans les deux étymologies, le sens
de phénomène. La langue philosophique ou savante opte pour ce sens, la
langue usuelle a fait prévaloir le caractère d’aspect extérieur, de ce qui
est visible, et l’oppose à réalité ou même à vérité.

La notion d’apparence comme synonyme de phénomène est centrale


dans la philosophie sceptique antique (Sextus Empiricus, Esquisses pyrrho-
niennes), qui, elle-même, réagit au dualisme métaphysique et épistémolo-
gique des platoniciens. La notion est également au coeur de la réflexion
critique chez Kant, réagissant lui-même aux prétentions du rationalisme
dogmatique (dans la théorie de la connaissance), critique promouvant
un sens moderne du phénomène, qui dominera dans la pensée phéno-
ménologique (l’être d’un existant, c’est ce qu’il paraît). La
dévalorisation
de l’apparence émigre dans le domaine moral, depuis Rousseau, à la

recherche de l’authenticité. Mais toute philosophie se prévalant d’une


vision esthétique du monde ou d’une conception de l’être comme deve-

nir (Nietzsche et ses héritiers) en fera l’unique réalité, et non seulement

ce qui nous en paraît. Une définition univoque de l’apparence n’est donc

possible que si on la tient pour un genre de réalité, évaluée de façon

négative ou positive, selon les perspectives ontologiques concernées.

ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.

1. Ce qu’une chose ou un événement présente de lui-

même en existant, soit donc son aspect extérieur, son

être-là immédiat ; ce qui doit être dépassé. – 2. Appari-


tion, acte de se montrer aux yeux, manifestation ou venue

à l’être, donc existence concrète. Le caractère superficiel


de l’apparence s’efface alors pour laisser place à la positi-

vité épiphanique du phénomène (ce qui se montre dans la

« lumière », phaos).

Les philosophes ont privilégié tantôt l’un, tantôt l’autre de

ces sens, voire l’aspect iconique d’image de la réalité et, par


dérivation, l’aspect superficiel et trompeur, ou encore l’aspect

positif et révélateur de l’apparition.

Le privilège accordé à la profondeur (ou à l’intériorité)


invisible conduit dans le platonisme à donner à l’apparence la
signification et la valeur négative de ce qui masque la chose

plutôt qu’il ne la montre. Mais ce dualisme affecté à l’être


lui-même est inséparable de celui qui divise le sujet connais-

sant, sans la complicité duquel il ne saurait y avoir d’appa-

rence illusoire, de tromperie. L’opposition platonicienne du

monde sensible ou apparent et du monde intelligible ou vrai

n’a peut-être pas d’autre sens que celle des deux modes de

connaissance que les philosophes, dans l’ensemble, ont ad-


mis. Pour le platonisme, donc, l’apparence a un monde, est
un monde, et c’est le nôtre, celui où nous vivons et agissons
à la manière, aveugle, de ces prisonniers d’eux-mêmes dont
le regard, fasciné par l’ombre des choses, n’a pas encore su

se libérer de la vraisemblance et des convenances, la liberté

consistant alors à sacrifier les apparences, à se « dé-chaîner »

pour monter vers la lumière, pour oser regarder la vérité en

face (« le monde-vrai »), et à refuser les fables.

Toute la dialectique platonicienne est vouée à cette re-

montée vers l’être authentique, dont l’apparence n’est que

la présence dégradée. Elle veut sauver les apparences par

la science, en en rendant compte au moyen d’hypothèses

construites par le savoir rationnel et rejetant la simple opinion.

Les sceptiques et le phénomène

C’est contre cette exceptionnelle prétention à la vérité que se


sont dressés les sceptiques : ils ont cherché à sauver les appa-

rences en sauvant la croyance, ils ont donc interprété l’appa-

rence dans un autre sens, en l’identifiant au phénomène et


en donnant celui-ci comme réalité sensible, seule réelle et

donnée, l’autre n’étant que dans l’intellect, c’est-à-dire n’étant

que quelque chose de conçu. « Nous ne renversons pas, écrit


Sextus Empiricus, les impressions que reçoit passivement la
représentation et qui nous mènent involontairement à l’assen-
timent [...], c’est-à-dire des apparences. Chaque fois que nous

recherchons si l’objet est tel qu’il apparaît, nous en accordons


l’apparence, nous ne mettons pas en question l’apparence

mais ce qu’on dit de l’apparence. »1 Ainsi, explique-t-il, nous


avons la sensation de douceur, mais quand nous recherchons
si le miel est doux, nous recherchons l’essence, cela n’est

pas l’apparence, mais « un jugement sur l’apparence. » Le


scepticisme se présente, par la bouche de Sextus Empiricus,
downloadModeText.vue.download 61 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

59

« comme faculté d’opposer phénomènes et noumènes de


toutes les manières possibles... » 2.

Mais qu’est-ce qu’un sceptique entend par noumènes ?

Le mot peut simplement désigner ici un produit intellectuel,

conçu par l’entendement, correspondant à un objet que l’en-

tendement croit saisir, mais qui n’est que ce que croit sai-

sir l’entendement. Il n’est donc pas question de reproduire

l’opposition platonicienne entre réalités sensibles et réalités

intelligibles ; il est question d’une opposition entre les phé-

nomènes, c’est-à-dire les représentations formées par l’ima-

gination, et les concepts. Quant au mot « phénomène », il


ne faut pas l’entendre uniquement par opposition aux intel-
ligibles, car, comme le dit Sextus Empiricus dans la suite du
texte cité, « nous opposons [...] tantôt des phénomènes à des
phénomènes, tantôt des noumènes à des noumènes, voire
des phénomènes à des noumènes » (de toutes les manières
possibles). Le concept de phénomène a donc deux sens
complémentaires, un sens ancien (Timon) et un sens nou-
veau (Sextus Empiricus). Pour Timon, le phénomène est une
réalité mixte et corporelle, engendrée par le sens et le sen-
sible, et, chez Aenésidème, les phainomena sont des relatifs
(relatifs à ce qui juge). Au sens strict, l’ancien scepticisme
définit le phénomène comme notre manière de voir des réa-
lités extérieures qui s’opposent entre elles, qui se mesurent
relativement et qui ne sont perçues que relativement au sens
étant à l’origine de leur appréhension et de la croyance que
nous leur accordons. Chez Sextus Empiricus, le mot a une
valeur nouvelle, d’origine stoïcienne, il sert à désigner la re-
présentation imaginative ; le mot « phénomène » peut alors
désigner la prétention de la fantasia à être compréhensive,
mais il semble dès lors contradictoire d’affirmer une supério-

rité du phénomène. La confiance dans le phénomène est une


constante du scepticisme, comme on le voit encore dans le

texte cité plus haut de Sextus Empiricus. Comment admettre

que le phénomène soit « le critère » et, en même temps, que

le doute sceptique doive opposer entre eux les phénomènes

et les opposer aux noumènes ? Il faut, pour lever la contradic-

tion, que le mot ne soit pas pris dans le même sens dans les

deux cas : le phénomène ou l’apparence comme « critère »,

c’est la sensation indubitable, insoupçonnable, à quoi on doit

s’en tenir en opposant les phénomènes entre eux ; dans le

second cas, le sens qui l’emporte est celui de conscience de

sensation ou image, le critère demeurant la sensation. Peut-

on attribuer une orientation phénoméniste à cette doctrine

de l’apparence ?3 Les textes de Sextus Empiricus semblent le

permettre 4 : accorder l’apparence et n’accorder qu’elle, on ne

doute que de ce qui en est « dit », « le critère de l’orientation

sceptique est l’apparence » 5, mais le mot doit être pris en son

sens objectif, la règle de l’epoche ne s’applique donc qu’à la


reconnaissance de ce qui est certain. Le phénomène seul est
certain, c’est une certitude imposée, elle sert à faire croire que

la chose existe, « c’est une persuasion et une disposition invo-


lontaire » 6. Le phénoménisme se caractérise donc ici comme
une doctrine de la positivité de l’apparence, qui affirme que
toutes les choses sont en elles-mêmes « cachées » ; c’est pour-
quoi elles sont indifférentes et doivent l’être, mais cela ne
signifie pas que nous ne devons pas accorder de crédit aux
apparences, au contraire, « personne ne conteste que l’objet
apparaît tel ou tel » 7. J’accorde donc crédit à mes sensations,
mais je ne me prononce pas sur les choses telles qu’elles
n’apparaissent pas.

L’approche kantienne

C’est dans le cadre de la connaissance, et non de la croyance,


que l’identification de l’apparence au phénomène va faire
un retour remarqué dans la théorie kantienne de la connais-
sance : le mot même de « phénomène » signifie la chose telle
qu’elle nous apparaît. De cette définition est exclue l’appa-
rence au sens privatif, et n’est retenu que son sens de réalité
(empirique) : « On nomme phénomène l’objet indéterminé
d’une intuition empirique. » 8. Mais Kant maintient aussi le
dualisme idéaliste, qui dénonce l’apparence au sens privatif
(ce qu’il appelle une « simple apparence ») et la distingue
alors du phénomène : « Dans le phénomène, les objets et les
manières d’être que nous leur attribuons sont toujours consi-
dérés comme quelque chose de réellement existant ; mais, en
tant que cette manière d’être ne dépend que du mode d’intui-
tion du sujet, dans son rapport à l’objet donné, cet objet est
distinct comme phénomène de ce qu’il est comme objet en
soi. » 9. On ne dit pas que l’objet paraît simplement exister,
mais qu’il apparaît ou est donné dans l’intuition. Ainsi, l’appa-
rence peut n’être qu’illusion (paraître exister), alors que le
phénomène est l’apparition empirique de l’objet.

L’apparence signifie, de manière générale, un certain


usage du jugement où les principes subjectifs de la connais-
sance se mêlent aux principes objectifs. L’apparence est, à
ce titre, la source de toute erreur. Mais l’apparence n’est pas
une ; elle a un sens et une valeur différents selon qu’elle
siège dans la sensibilité (apparence sensible), dans l’enten-
dement (apparence logique) ou dans la raison (apparence
transcendantale). Dans la première, la faculté de juger est
déviée sous l’effet de l’imagination (illusion d’optique), la
deuxième est l’effet d’un défaut d’attention à la règle logique
(paralogismes), elle se dissipe dès que l’on se concentre
sur la règle. C’est sur l’apparence transcendantale que se
concentre la critique kantienne : elle se manifeste chaque
fois que la raison, en tant que raison pure, prétend connaître
quelque objet au-delà des limites de l’expérience possible ;
elle signifie la prétention de la raison spéculative à connaître
les choses indépendamment de leur présentation phénomé-
nale. La raison contrevient, par là, aux lois de la connais-
sance objective, mais cette illusion ne se dissipe pas comme
l’apparence logique, elle est tenace, et c’est délibérément que
la raison use de principes transcendants et nous porte à en
étendre illusoirement l’usage. La critique consiste à dévoiler
cet usage illusoire, mais elle ne peut détruire cette illusion,

car elle est « naturelle et inévitable » 10. Pour Kant, enfin, vérité

ou apparence ne sont pas dans l’objet en tant qu’il est intui-


tionné (donné), mais dans le jugement que nous portons sur
lui, en tant qu’il est pensé. Il n’y a donc d’apparence, quelle
qu’elle soit, que comme réalité mixte, subjective et objective
en même temps.

Quand la phénoménologie dit, avec Sartre, que « l’être


d’un existant, c’est ce qu’il paraît » 11, elle prétend aller plus

loin que Kant, elle prétend dépasser l’opposition kantienne

de « l’être de derrière et de l’apparition ». Si « nous ne croyons


plus à l’être de derrière, écrit Sartre, l’apparition [...] devient,
au contraire, pleine de positivité, son essence est un paraître
qui ne s’oppose plus à l’être mais qui en est la mesure » 12.
Ce propos réitère l’affirmation hégélienne de la nécessité de
l’apparence pour l’essence, « l’essence doit nécessairement
apparaître » 13, l’essence n’est pas derrière ni au-delà de l’appa-
rition, l’essence n’est rien que l’être en tant qu’il s’apparaît
à lui-même, c’est-à-dire comme réflexion. L’apparence n’est
downloadModeText.vue.download 62 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

60

donc pas quelque chose d’extérieur, elle est ce à travers quoi


l’essence transparaît, c’est sa transparence. Le procès de l’es-
sence n’est donc pas son actualisation, car l’essence est ce qui
existe, et l’apparence ou phénomène est son existence.

Reste à savoir si le « monde-vérité » est devenu une fable,


comme le prétend Nietzsche dans le Crépuscule des idoles 14,
et ce qui en résulte pour le « monde-apparence ».

La fable du « monde-vérité »

Le dépassement hégélien ou kantien est-il venu à bout de


la plus « longue erreur » ? Platon a-t-il été renversé ? C’est ce

dont Nietzsche a douté, le « monde-vrai », accessible au sage


(Platon) ou au vertueux (Kant), attend encore son destructeur

d’idoles. Le texte qui raconte cette longue erreur laisse en-


tendre qu’on peut se passer de l’idée qu’incarne cette « fable »,
mais que, comme l’illusion dont parle Kant, elle est inévitable
et qu’elle fait toujours retour. Cette antithèse, en effet, articule
au niveau de la connaissance une autre opposition aussi an-
cienne et aussi « erronée », celle de l’être et du devenir. Après
des hésitations de jeunesse où Nietzsche prétend se donner
« la vie dans l’apparence comme but » (Fragments posthumes,
1870-1871), entendant par là une promotion de la « vie-ar-
tiste », au détriment de la « vie-vérité », il laissera entendre que
ces oppositions, si elles ont pu, un temps, servir aux sages et
aux vertueux, ne servent plus à rien et n’obligent plus à rien,
mais qu’on n’abolira pas le « monde-vérité » si on ne renonce
pas aussi au « monde-apparent ». Que reste-t-il alors ? L’appa-
rence n’est plus qu’un mot, le nom donné à l’étant comme
tel, c’est-à-dire au flux vivant des figures que produit la puis-
sance (la volonté de puissance). Le phénomène n’est ni un
spectacle offert au sujet de la représentation ni la révélation
ou l’épiphanie de l’être, il est « la réalité agissante et vivante
elle-même » 15. Monde, vie, être ne sont pas des instances der-
nières (réalités en soi), ce ne sont que des figures du devenir,
mais cela n’est encore que la dernière des interprétations,
« puisqu’il n’y a pas de faits, rien que des interprétations » 16.
Il est nécessaire que midi passe et que l’ombre revienne plus
longue et, avec elle, la fable de « la contradiction entre le
monde que nous vénérons et le monde que nous sommes » 17,
à moins que nous abolissions soit nos vénérations, soit nous-
mêmes (nihilisme) ; mais le nihilisme aussi doit être dépassé,
ce qu’il faut entendre par l’abolition de la plus longue erreur,
c’est seulement cette ultime sagesse de Zarathoustra, qui dit
ne rien vouloir d’autre que ce monde retournant éternelle-
ment et ce moi comme anneau du devenir.

Suzanne Simha

✐ 1 Sextus Empiricus, « Hypotyposes pyrrhoniennes », in


OEuvres choisies, I, chap. X, Aubier, Paris, p. 162.

2 Ibid., chap. VIII-X.


3 Dumont, J.-L., le Scepticisme et le Phénomène, chap. II, Vrin,

Paris, pp. 131 et suiv.

4 Sextus Empiricus, op. cit., chap. X.

5 Ibid., chap. XI.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Kant, E., Critique de la raison pure, « Esthétique transcendan-


tale », § 1, p. 53. (Ed. Tremesaygues et Pacaud : TP)

9 Ibid., pp. 73-74.

10 Kant, E., op. cit., « Dialectique transcendantale », introduction,


pp. 253-54. (TP)

11 Sartre, J.-P., l’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, pp. 11-


12.

12 Ibid.

13 Hegel, G. W. Fr., Science de la logique, § 81, Vrin, Paris.

14 Nietzsche, Fr., Crépuscule des idoles, chap. 4, « Comment le


monde-vérité devint une fable ».

15 Nietzsche, Fr., Volonté de puissance, I, livre II, §§ 322-334.

16 Ibid.

17 Ibid.

! ART, CHOSE, DOUTE, ESSENCE, PHÉNOMÈNE, PLATONISME, RÉEL,

SAUVER LES APPARENCES

∼ SAUVER LES APPARENCES

ÉPISTÉMOLOGIE, PHYSIQUE

Position philosophique qui définit un type programme


que peuvent prétendre réaliser les théories physiques.

L’origine de cette tradition serait platonicienne ; elle est ainsi


transmise par Simplicius dans son Commentaire des quatre
livres du De Caelo d’Aristote : « Platon admet en principe
que les corps célestes se meuvent d’un mouvement circu-
laire, uniforme et constamment régulier ; il pose alors aux
mathématiciens ce problème : quels sont les mouvements
circulaires, uniformes et parfaitement réguliers qu’il convient
de prendre pour hypothèses, afin que l’on puisse sauver les
apparences présentées par les planètes ? » 1.

Il s’agit, en généralisant cette demande, de renoncer – au


moins provisoirement – à connaître les causes ultimes des
phénomènes et de concentrer les efforts sur l’élaboration de
modèles (en fait mathématiques) capables de rendre compte
de ceux-ci et d’en prévoir des développements encore
inobservés.

Selon Duhem, principal théoricien moderne de cette épis-


témologie, un argument décisif en faveur de celle-ci aurait
été fourni par Hipparque lorsqu’il établit que les modèles
épicycliques et excentriques étaient tous les deux capables
de « sauver les mouvements apparents des astres ». L’astrono-
mie pouvait donc se déployer comme science, sans qu’il soit
– encore – possible de départager les modèles concurrents.

Ainsi, les hypothèses sur lesquelles reposent les théories


physiques n’ont pas nécessairement de capacité explicative,
sans pour autant perdre leur puissance représentative.

Cette attitude s’oppose au réalisme épistémologique, qui


s’emploie à rechercher les « secrets ultimes de la nature »,
quête dont la vanité serait – pour les tenants de cette posi-
tion – régulièrement confirmée par l’histoire des sciences qui

offre le spectacle constant de la remise en cause des théo-


ries, des modèles par de nouvelles théories ou modèles plus

conformes à la connaissance des phénomènes sans cesse

renouvelés. Un avantage de cette attitude, parfois qualifiée

de phénoméniste, serait en outre de découpler la théorie phy-

sique de la métaphysique d’un savoir dogmatique a priori

concernant les éléments et les forces à l’oeuvre dans la nature.

Une difficulté de cette position réside dans la reconnais-

sance d’un progrès dans l’histoire des théories physiques. Les


théories ne se succèdent pas sur un mode relatif radical ;

c’est bien plutôt sur celui du dévoilement jamais achevé,


mais toujours plus transparent vers la vérité toute nue, vers la

« classification naturelle » dont on ne doit pas douter qu’elle

existe réellement.

Vincent Jullien

✐ 1 Simplicius, Commentaire des quatre livres du De Caelo


d’Aristote, livre II, com. 43, éd. Heiberg, p. 488, cité notamment
downloadModeText.vue.download 63 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

61

par P. Duhem in Sauvez les apparences, Hermann, 1908, rééd.


Vrin, Paris, 1983, p. 3.

APPARITION

En allemand Ercheinung, de erscheinen, composé de scheinen, « luire, éclai-


rer, briller », et du préfixe er-, qui signifie l’amorce, le début d’une
action.

Kant en fait un usage technique dans le cadre de sa théorie de la connais-


sance ; le terme apparaît aussi chez Lambert ; Hegel le mobilise dans la

Phénoménologie de l’esprit et dans l’Esthétique ; enfin, la notion devient

centrale chez Husserl et Heidegger.

ESTHÉTIQUE, ONTOLOGIE, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN.

Synonyme de phénomène, aussi bien chez les philo-


sophes allemands du siècle dernier qu’en phénoménologie

au XXe s. Le terme désigne l’ancrage de la connaissance et

de la vérité dans la sensibilité, qu’il s’agisse de la connais-

sance de la réalité objective par un sujet ou de l’accès à

la vérité de l’être. Mais la question est de savoir jusqu’où


le sujet peut connaître un objet ou parvenir à la vérité en
prenant appui sur la seule apparition de la chose dans l’es-

pace et le temps, ce qui pose le problème des limites de la

sensibilité.

Avant Kant, chez Lambert 1 par exemple, « apparition » est en-


tendu en un sens avant tout physiologique ou, du moins, em-
pirique : c’est le donné sensible naturel. Elle se confond dès

lors avec l’apparence (Schein), soit dans son aspect trompeur

et illusoire, soit dans sa qualité neutre de réalité sensorielle.

Le criticisme kantien

Avec Kant 2, l’apparition acquiert un rôle central dans la


connaissance d’un objet par le sujet. Distinguée de l’appa-
rence sensible empirique qui ressortit au chaos des sensa-
tions, l’apparition, comme donné effectif, reçoit sa forme de

l’intuition a priori qu’a le sujet de l’espace et du temps, et


se distingue de l’objet en soi. À ce titre, la sensibilité est
informée par l’intuition, ce qui fait de l’apparition le mode

de connaissance privilégié de la réalité spatio-temporelle. La


sensibilité joue ainsi un rôle essentiel dans la théorie de la
connaissance, aux côtés de l’entendement (concepts) et de
l’imagination (schèmes).

Mais, en conférant ce rôle à l’apparition, Kant pose la


question de ses limites : tout en étant détenteur des concepts
a priori de l’entendement, je ne peux connaître que ce qui
apparaît dans l’expérience spatio-temporelle ; ce qui n’ap-
paraît pas, je ne peux que le penser, en faire l’objet d’une
appréciation morale. La connaissance objective se voit ainsi
délimitée et souchée sur une expérience possible.

Idéalisme spéculatif

Hegel 3 confère à l’apparition une teneur réelle de vérité en la

présentant comme un moment effectif de l’essence : l’appari-


tion, en tant qu’apparition, est ce qu’il y a de plus réel. Que

ce soit dans le cadre du chemin que parcourt la conscience


se faisant à mesure esprit dans la Phénoménologie, ou bien
à propos de l’art dans l’Esthétique, l’apparition, cette immé-

diateté du sensible, est le support comme le moteur de la


découverte de soi-même en tant qu’esprit ou de l’entente de
l’art comme création. Quoique l’apparition soit dépassée dans

le concept ou transcendée dans l’oeuvre d’art et ainsi rejetée


dans l’inessentiel, elle y reste contenue à titre d’impulsion
nécessaire de la dynamique dialectique.

Phénoménologie

En phénoménologie, l’apparition devient la mesure même de

la vérité, qu’il s’agisse de l’objet ou et de l’être. Aussi ne déli-

mite-t-elle plus à partir d’elle le champ de la connaissance


possible, puisque, d’une part, connaître, c’est apparaître, et
que, d’autre part, apparaître, c’est être. La première équiva-

lence sera développée par Husserl, la seconde mise en évi-


dence par Heidegger.

Chez Husserl 4, l’apparition désigne le mode de connais-


sance de l’objet par le sujet : elle est tout à la fois l’objet

qui apparaît, ce qui apparaît (le quid), et la manière dont la

chose apparaît, le mode d’apparaître (le quomodo) : appari-


tion contient tout autant l’idée du résultat d’un processus que

celle de sa dynamique. Apparaître est ainsi un synonyme de

l’intentionalité (du côté du sujet) et de la donation (du côté

de l’objet).

Pour Heidegger 5, l’apparaître est la mesure de l’être et,


partant, de la vérité. Se ressourçant à la conception grecque

du phainomenon, il prétend débarrasser l’apparition de toute

subjectivité (et, aussi, du rapport à l’objet), pour l’envisager


exclusivement dans sa teneur ontologique.
Natalie Depraz

✐ 1 Lambert, J.H., Neues Organon oder Gedanken über die

Erforschung und Bezeichnung des Wahren und dessen Unters-

cheidung vom Irrtum und Schein, Akademie-Verlag, Berlin,

1990.

2 Kant, E., Critique de la raison pure, Gallimard, Paris, 1980.

3 Hegel, F., Phénoménologie de l’esprit, Aubier, Paris, 1941.

4 Husserl, E., Idées directrices...I, Gallimard, Paris, 1950.

5 Heidegger, M., Être et temps, Authentika, Paris, 1985.

! ÊTRE, CONNAISSANCE, PHÉNOMÈNE, SENSIBILITÉ, VÉRITÉ

APPÉTIT
Du latin appetitus, « instinct, penchant naturel ».

PSYCHOLOGIE

Spinoza définit l’appétit comme l’effort (conatus) par

lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être :

« Cet effort, quand on le rapporte à l’âme seule, s’appelle


volonté ; mais quand on le rapporte à la fois à l’âme et au

corps, il s’appelle appétit ». Quant au désir, c’est l’appétit avec

conscience de lui-même 1.

▶ La notion d’appétit réduit l’autonomie de la volonté et l’ins-

crit dans un processus nécessaire.

Pierre-François Moreau

✐ 1 Spinoza, B., Éthique, III, 9, scolie.

APPLICATION
Du latin applicatio, de applicare, « mettre contre ». Terme mathématique
de la théorie des fonctions.

ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES

Mise en correspondance des éléments d’un ensemble,

dit de départ, avec des éléments d’un ensemble dit d’ar-


rivée. Dans le cas d’une application, tous les éléments de
l’ensemble de départ ont un correspondant unique (ce qui
downloadModeText.vue.download 64 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


62

particularise une application par rapport à une fonction


qui peut n’être pas « partout définie »).

Les applications du plan ou de l’espace qui, à des points


associent des points, sont des transformations géométriques ;
ainsi les translations, symétries, rotations, homothéties, inver-
sions, projections, etc. Ces concepts ont permis de formaliser

rigoureusement les « mouvements » de figures ou d’ensembles

de points en géométrie.

Les courbes usuelles (coniques, trigonométriques, loga-

rithmiques, etc.) peuvent être définies comme graphe (c’est-

à-dire, comme ensemble des points antécédent / image)


d’applications réelles et la notion peut être étendue à des
ensembles de dimension supérieure à un.

La technique de l’application des aires a joué un grand


rôle dans la géométrie ancienne : « construire une aire équi-

valente à une figure donnée sur une droite donnée » (cf.


Éléments, I, prop. 44). Proclus attribue la découverte de cette
technique aux pythagoriciens.

▶ Soutenir la possibilité et la légitimité de l’application d’une


science à une autre, (en particulier des mathématiques à la
physique) revient à considérer l’ensemble des énoncés res-
pectifs concernant celles-ci, puis à établir une correspon-
dance entre les objets et les relations de l’une vers l’autre.
Un trait majeur de la naissance de la science classique réside
dans l’affirmation de cette possibilité, par Galilée notamment.
Ainsi, la théorie mathématique des espaces de Hilbert s’ap-

plique-t-elle aux états physiques des systèmes quantiques.

Le problème s’est posé au sein même des mathématiques

où « l’application de l’algèbre et de l’analyse à la géomé-

trie » a transformé l’ensemble des mathématiques. Descartes

puis Leibniz en furent les premiers grands instigateurs. Plus

récemment, à la fin du XIXe s., « l’arithmétisation de la géomé-

trie » a représenté une tentative d’application d’une science


à une autre.

Vincent Jullien

APPRÉHENSION
En allemand Auffassung de fassen, « saisir » ; « comprendre, concevoir,
interpréter ».
Opération centrale chez Husserl, utilisée dans un autre contexte de sens
mais de façon homologue par les psychologues.

PHÉNOMÉNOLOGIE

1. Opération cognitive par laquelle un sujet s’approprie


un objet. – 2. Chez Husserl 1 et 2, acte par lequel l’ego ou

la conscience égoïque vise et atteint un objet qui lui est

donné comme une unité de sens, qu’il s’agisse d’une per-


ception, d’une imagination, d’un jugement, ou encore de
l’expérience d’autrui.

Pour connaître, le sujet dispose d’un certain nombre d’actes

par lesquels il appréhende la réalité objective ou intersub-

jective, voire le monde. C’est depuis la position ouverte par

le premier volume des Idées directrices... en 1913, l’idéa-

lisme transcendantal, que l’acte d’appréhension reçoit en


tant qu’acte cognitif du sujet transcendantal son sens fort.
Mais, dans un contexte plus réaliste, celui que défend par
exemple R. Ingarden à la même époque, ou bien depuis le
cadre des Recherches logiques, neutre métaphysiquement,
l’acte d’appréhension se voit relativisé au profit de l’en soi

du monde ou encore de la donation des objets eux-mêmes


à la conscience.

Natalie Depraz

✐ 1 Husserl, Recherches logiques, PUF, Paris, 1959-61-62.

2 Husserl, Idées directrices...I, Gallimard, Paris, 1950.

! ACTE, CONCEPTION, IMAGINATION, INTENTIONNALITÉ,

JUGEMENT, PERCEPTION

APPRENTISSAGE

PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE

Modification de comportements, acquisition de savoirs


ou de savoir-faire sous l’effet de l’expérience.

On distingue généralement les apprentissages élémentaires,


qui sont sous le contrôle des stimuli de l’environnement
(imprégnation, habituation, conditionnement), des appren-
tissages complexes, qui font intervenir des médiations

représentationnelles.

▶ La question des savoirs susceptibles d’être acquis au contact


de l’expérience prend sa source dans les débats classiques

entre rationalistes et empiristes, ces derniers voyant dans l’ex-


périence la source ultime de toutes nos connaissances et dans
l’association le mode privilégié d’organisation de celles-ci. Au
XXe s., l’école de psychologie béhavioriste, continuatrice de
la tradition empiriste, a soutenu que les conditionnements

classique et instrumental, opérant des couplages entre stimuli

et réponses, étaient les mécanismes essentiels de l’apprentis-

sage. Les limites de ces mécanismes ont été soulignées par la

psychologie cognitive qui met l’accent sur les activités men-


tales (analogie, généralisation, induction, formulation et test

d’hypothèses) impliquées dans l’apprentissage 1.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 Weil-Barais, A., (éd.), l’Homme cognitif, PUF, Paris, 1993.

! BÉHAVIORISME, ÉDUCATION, MÉMOIRE

APPROXIMATION
Du latin approximare, de proximus, « proche ».

ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES

Valeur approchée d’une grandeur dont on ne peut, ou


ne veut, produire la valeur exacte.

L’idée d’approximation ouvre deux perspectives assez


opposées.

Selon la première, l’approximation est marquée de néga-


tivité ; elle est expression d’une impossibilité et d’un défaut
de précision. Descartes rejette ainsi hors de sa géométrie
le résultat qu’il a lui-même établi à propos de la courbe de

Debeaune, parce que les ordonnées sont encadrées par des


séries convergentes dont on ne sait pas exprimer la valeur
exacte. Leibniz opposera l’exactitude de la série « 1 – 1 / 3 +
1 / 5 – 1 / 7... », qui exprime « π / 4 » à toute écriture décimale
de π, qui n’est qu’une approximation.

L’approximation peut, en revanche et dans une seconde


perspective, être le signe d’une extension du domaine de
la connaissance scientifique. Si les sciences naturelles (en
particulier, la physique) devaient se cantonner à l’expression
exacte des mesures de grandeurs, elles seraient tout simple-

ment paralysées. L’approximation – procédé mathématique


downloadModeText.vue.download 65 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

63

– permet de définir l’intervalle, infini même s’il est petit,


des valeurs possibles de cette mesure. Comme l’ont montré
P. Duhem (la Théorie physique, 1906) et G. Bachelard (Essai
sur la connaissance approchée, 1927), la précision (qui ré-
sulte de l’approximation), et non l’exactitude, est la condition

même de la rationalité physique : « Les mathématiques de l’à-


peu-près ne sont pas une forme plus simple et plus grossière
des Mathématiques ; elles en sont, au contraire, une forme
plus complète et plus raffinée » (Duhem, op. cit.).

Vincent Jullien

APRÈS-COUP
En allemand, Nachträglichkeit et nachträglich, de nach, « après », et
tragen,
« porter ».

PSYCHANALYSE

Expériences vécues, fantasmes, souvenirs se manifes-


tant longtemps après être advenus, sous forme de symp-

tômes – conversions hystériques, rêves, traumas, etc. – se-

lon les réinterprétations auxquelles ils sont soumis.

Jusqu’en 1897, Freud postule que l’hystérie s’origine dans la

séduction de l’enfant par un adulte, mais précise : « Ce ne

sont pas les expériences vécues elles-mêmes qui agissent

traumatiquement, mais leur revivification comme souvenir,


après que l’adulte est entré dans la maturité. »1 Le décalage

entre développement des fonctions psychiques et maturité

pubertaire, dont résulte l’après-coup, explique la disposition

humaine à la névrose.

La découverte de la sexualité infantile remet en cause

la théorie de la séduction, mais Freud maintient la notion

d’après-coup et la développe : l’événement pathogène inter-


vient lui-même après coup par rapport à des scènes infantiles
survenues dans la première enfance et reconstruites dans

l’analyse. Le substrat de ces scènes infantiles reste probléma-

tique : archifantasmes hérités par phylogenèse ou s’étayant


sur des impressions reçues.

Dénotant l’efficience progrédiente du matériau infan-

tile, l’après-coup permet aussi son élaboration régrédiente :


« L’analysé se place [...] hors des trois phases temporelles et

place son moi présent dans la situation [...] révolue. »2


▶ La théorie de l’après-coup montre l’insuffisance d’une
conception linéaire du temps, que souligne parallèlement

Husserl : « Chaque rétention ultérieure est [...] non pas simple-

ment modification continue, issue de l’impression originaire,


mais modification continue du même point initial. »3

Benoît Auclerc

✐ 1 Freud, S., Weitere Bemerkungen über die Abwehr-Neuropsy-

chosen (1896), G.W. I, « Nouvelles remarques sur les névropsy-

choses de défense », O.C.F.P. III, PUF, Paris, 1998, p. 125.

2 Freud, S., Aus der Geschichte einer infantilen Neurose (1914),


G.W. XII, « À partir de l’histoire d’une névrose infantile », in

l’Homme aux loups, O.C.F.P. XIII, PUF, Paris, p. 48.

Husserl, E., Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren

Zeitbewusstsein (1928), Leçons pour une phénoménologie de la

conscience intime du temps, § 11, PUF, Paris, 2002, p. 44.

! ABRÉACTION, CONSTRUCTION, ÉVÉNEMENT, FANTASME,


ORIGINE, REFOULEMENT, SCÈNE

A PRIORI / A POSTERIORI

Termes latins signifiant « antérieur » / « postérieur » introduits par les


scolastiques à partir d’Aristote : « ce qui vient avant » et « ce qui vient
après ».

Distinction centrale chez Kant et dans l’épistémologie contemporaine.


Depuis Kant, cette distinction est étroitement liée à celle entre juge-
ments analytiques et synthétiques.

PHILOS. CONN.

Une connaissance est dite a priori si elle est indépen-


dante de l’expérience, a posteriori si elle en dépend.

Associée à la distinction leibnizienne entre vérité de raison

et vérité de fait, et à la distinction humienne entre « relations

d’idées » et « questions de fait », ainsi qu’aux distinctions néces-


sité / contingence et certain / incertain, cette distinction a été

introduite par Kant 1, qui la lie à l’opposition entre jugements


analytiques et synthétiques. Les jugements analytiques (où le
concept du prédicat est contenu dans celui du sujet) sont a
priori, et les jugements synthétiques (où le concept du pré-
dicat ajoute quelque chose à celui du sujet) sont a posteriori.
Kant admet néanmoins des jugements synthétiques a priori,
en particulier en mathématiques. La distinction connaît après
lui diverses reformulations dans l’épistémologie contempo-

raine, en particulier au sein du positivisme logique, qui l’asso-


cie à une division entre des types de propositions vraies en
vertu de leur signification et vraies en vertu de l’observation,
et traite les propositions a priori comme de nature essentiel-
lement conventionnelle.

▶ La question de savoir s’il y a des connaissances a priori est


centrale en théorie de la connaissance, car l’empirisme doute
que la simple pensée ou les relations de signification puissent
fournir des connaissances, et réduit l’a priori à ces relations,
ou en niant, comme Quine 2, la validité de la distinction. La

nature et la délimitation exacte des connaissances a priori


sont loin d’être réglées.

Pascal Engel

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure.

2 Quine, W. V. O., « Deux dogmes de l’empirisme », in P. Jacob


éd., De Vienne à Cambridge, Gallimard, Paris, 1980.

ARCHÉTYPE

Du grec arkhetupon, « modèle primitif », « original d’une chose », formé


sur arkhe, « origine », et tupos, « modèle », « type ».

GÉNÉR., PSYCHANALYSE

1. Au sens métaphysique, modèle résidant dans le


monde intelligible ou dans l’entendement divin. Les choses
sensibles ou les idées des êtres créés ne seraient que les
copies de ce modèle. – 2. Au sens psychologique, idée ori-
ginelle servant de modèle aux autres idées. – 3. Au sens
psychanalytique, structure dynamique de l’inconscient
collectif.

Même si le terme « archétype » n’apparaît pas dans les écrits


platoniciens, les représentants du moyen et du néoplatonisme
l’utilisent fréquemment comme synonyme de paradigme ou

d’Idée au sens platonicien 1. L’archétype est le modèle idéal


de la chose sensible qui a seulement valeur d’imitation. De
manière plus large, l’archétype peut signifier la cause ; ainsi
l’intelligence est-elle, dans la théorie des hypostases de Plo-
tin, l’archétype et le « modèle » (paradeigma) dont l’univers
est l’« image » (eikon) 2.

La notion d’archétype s’inscrit de manière plus tardive

dans le domaine psychologique, notamment avec Locke,


downloadModeText.vue.download 66 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


64

qui le définit comme une idée directement issue des don-


nées sensorielles et servant de « modèle » (pattern) à d’autres
idées 3. Dans la distinction qu’il opère entre « état archétype »
et « état ectype », Berkeley contribue cependant à redonner
à « archétype » un sens métaphysique. L’état archétype cor-

respond, en effet, à l’état éternel des choses qui existe dans

l’entendement divin, par opposition à l’état ectype et naturel,

qui existe dans les esprits créés 4.

Le sens psychanalytique du terme « archétype » est pro-

gressivement élaboré par C. G. Jung. Les archétypes sont des

notions psychosomatiques, comparables, par certains aspects,

à l’instinct. Ce sont des structures congénitales, des types ori-

ginels que Jung nomme parfois dominantes de l’inconscient

collectif. De ces types sont issues les représentations symbo-

liques. Si l’image archétypique peut varier en fonction des

cultures et des individus, les modèles dynamiques que sont


les archétypes sont communs à toutes les civilisations 5.

Annie Hourcade

✐ 1 Plotin, Ennéades, VI, 4, 10.

2 Id., III, 2, 1.

3 Locke, J., Essai sur l’entendement humain, IV, 4, 8.

4 Berkeley, G., Dialogues entre Hylas et Philonoüs, 3e dialogue

(in The Works of George Berkeley, vol. 2, p. 254).

5 L’ensemble de l’oeuvre de C. G. Jung témoigne de la lente

construction du concept d’« archétypes » par son auteur. On


pourra cependant plus particulièrement consulter C. G. Jung,
« Métamorphoses de l’âme et ses symboles », trad. Y. Le Lay,
Georg éditeur, 1953, ainsi que « Four Archetypes, mother, rebirth

spirit trickster », translated by R. F. C. Hull, Bollingen series


Princeton University Press, 1959, extracted from The Archetypes
and the Collective Unconscious, vol. 9, part I, of the Collected
Works of C. G. Jung. Die Archetypen und das kollektive Un-

bewusste Walter-Verlag, C. G. Jung Gesammelte Werke, neunter

Band, erster Halbband, Olten und Freiburg im Breisgau, 1976.

! IDÉE, IMAGE, INCONSCIENT, PARADIGME


ARCHI

! ORIGINE

ARCHIMÉDIEN

MATHÉMATIQUES

Se dit d’un ensemble de grandeurs lorsque, quelles que


soient deux grandeurs a et b avec a < b, il existe un entier

n tel que n.a > b.

Le lemme, dit d’Archimède, est explicitement énoncé comme


postulat 5 dans le Traité de la sphère et du cylindre pour

assurer que les lignes, les surfaces et les volumes sont res-

pectivement des grandeurs archimédiennes. La définition 4


du livre V des Éléments d’Euclide en fait un critère d’homo-

généité – ou plus exactement de possibilité de mise en rap-


port – entre grandeurs : « Des grandeurs sont dites avoir un
rapport l’une relativement à l’autre quand elles sont capables,

étant multipliées, de se dépasser l’une l’autre. » 1. Ainsi, des

grandeurs de dimensions différentes (comme les lignes et les

surfaces) ne se conforment-elles pas à ce lemme.

Un tel axiome était devenu indispensable après la décou-


verte des irrationnels qui rendait impossible l’identification

des rapports entre grandeurs géométriques aux rapports

numériques.

La construction des nombres réels, à la fin du XIXe s., sera


l’occasion d’une discussion sur le statut de cet énoncé. Cantor
estime en effet pouvoir le démontrer sur cet ensemble. Cette
possibilité n’étant du reste qu’une conséquence d’un axiome
de continuité sur les réels (ceux-ci étant pour Cantor « repré-
sentables sous la forme de segments continus et bornés sur

une droite »2), il s’agit – comme le soutient Frege – d’une


substitution d’axiomes. La discussion s’est poursuivie autour
de la notion de continuité dont Hilbert a montré qu’elle est
plus puissante que l’axiome d’Archimède qui n’en constitue

que l’un des aspects 3.

Les modèles de l’analyse non-standart, développés vers


1950 par A. Robinson s’appuient sur le prolongement des
réels dans un ensemble de pseudo réels où l’axiome d’Archi-
mède n’est plus valide. On y considère des éléments « infi-
niment petits » dont aucun multiple fini n’est supérieur à 1.

Vincent Jullien
✐ 1 Euclide, Éléments, vol. 3, éd. Vitrac, p. 38.

2 Cantor, G., Gesammelte Abhandlungen mathematischen une


philosophischen Inhalts, trad. Belna in la Notion de nombre chez
Dedekind, Cantor et Frege, Vrin, Paris, 1996, p. 139.

3 Hilbert, D., Über den Zahlbegriff, 1900, p. 183.

ARCHITECTONIQUE

Du grec arkhitektonikos, adjectif formé sur arkhitekton, « maître construc-


teur ». En philosophie, le terme désigne une instance rectrice ou
organisatrice.

PHILOS. ANTIQUE

Chez Aristote, technique ou science maîtresse et or-


ganisatrice avec laquelle d’autres sciences ou techniques

entretiennent un rapport de subordination 1, les fins que


poursuivent ces dernières étant fonction de celles de la

première 2.

Ainsi la science politique est-elle architectonique par rapport

à l’ensemble des sciences pratiques, dont les fins n’ont de


valeur qu’en vue de la fin de la science politique : le bonheur.
Aristote écrivant, par ailleurs, au début de la Métaphysique,

que la science « qui commande le plus » est celle qui non

seulement sait en vue de quoi il faut faire chaque chose, mais


connaît le bien le plus élevé dans la nature entière 3, il est

difficile de savoir laquelle, de la politique ou de la métaphy-


sique, occupe le premier rang.

Annie Hourcade

PHILOS. MODERNE

1. Chez Leibniz, fonction à la fois pratique et théo-


rique de l’âme : celle-ci organise nos actions volontaires

en fonction de la fin qu’elle conçoit 4, cependant que, en

tant qu’image de la divinité, elle est capable de connaître le

système de l’univers 5. – 2. Pour Kant, « art des systèmes »,

répondant à l’exigence d’unité qui est celle de la raison.

Dans la mesure où l’ensemble des connaissances est suscep-


tible d’être rassemblé dans l’organicité d’un système, l’archi-

tectonique de la raison pure révèle que la raison n’est pas tant

l’instrument des conduites rationnelles de l’homme (connais-


sance de la nature, exercice de la liberté) que leur fin même 6.

Michel Narcy

✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 2, 1094a28.


downloadModeText.vue.download 67 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

65

2 Ibid., I, 1, 1094a10.

3 Aristote, Métaphysique, I, 2, 982b4-7.

4 Leibniz, G. W., Principes de la nature et de la grâce, § 14.

5 Ibid., la Monadologie, § 83.

6 Kant, E., Critique de la raison pure, II, ch. 3, « Architectonique


de la raison pure ».

! PRINCIPE, SCIENCE, SYSTÈME

ARCHITECTURE
Du grec architêkton, « celui qui commande aux ouvriers (travaillant le
bois, traçant des plans et surveillant l’exécution des travaux) ».

ESTHÉTIQUE

Art qui traite l’espace comme son sujet, indépendam-

ment de la seule dimension plastique (sculpture). Les pro-


cessus stylistiques dérivés sont eux aussi nommés « archi-

tectures ». Par extension, tout ce qui facilite la mise en


ordre ou la compréhension d’un domaine donné. Il n’y a

pas d’art qui ait, par convention, aussi peu d’autonomie


esthétique.

Construction et architecture

Toujours déplacée dans le système des beaux-arts, l’architec-


ture exige d’être définie en relation (et par contraste) avec

l’art de « bâtir » (Baukunst). C’est pourquoi Schelling 1 a pu


dire que « L’architecture est l’allégorie de l’art de bâtir ». Il est
pourtant peu aisé de faire toujours une claire démarcation
entre les deux. Son domaine premier est celui des construc-
tions en trois dimensions, dont la finalité et la fonctionna-

lité sont presque toujours assignées par le maître d’ouvrage,


avant qu’elles soient appliquées par le maître d’oeuvre :
temples, palais, théâtres, musées, édifices religieux ou funé-
raires, gares, villas, etc. La liste des fonctions est indétermi-
née : un belvédère, un crématorium, un grand magasin, un
casino ou un hôtel, obéissent à une architecture, mais non
pas nécessairement à l’art de l’architecte. L’architecture, en
tant que discipline esthétique, n’implique guère moins stricto
sensu de critères urbanistiques, encore que là aussi il soit dif-
ficile de les exclure totalement (cf. projet de Sixte Quint pour
Rome). On a pu donner avec G. Semper 2 une origine anthro-
pologique à cet art et les discussions ont été vives quand on
prit conscience de l’historicité des vestiges qu’il fallait conser-
ver, restituer ou restaurer.

L’évolution des techniques : du bois et de la pierre (puis


du verre et du métal), est aussi intimement liée à la constitu-
tion des oeuvres de cet art que la parcimonie relative de son
vocabulaire. Ainsi s’explique le passage du tribunal romain à
la basilique, du portique au vestibule, de la voûte réticulée
à la coupole. Le poids des contraintes physiques et géomé-
triques s’exerçant sur ses moyens d’expression stylistiques a
tardivement été admis tel un motif servant à exemplifier mé-
taphoriquement certaines formes sans contenu, spécifique (le
projet de colonne gratte-ciel de Loos, la serre gigantesque du
Crystal Palace). Des éléments syntaxiques communs aux arts
maya, khmer, égyptien et mésopotamien peuvent d’ailleurs
être identifiés, comme si le déficit d’autonomie esthétique
était proportionnel à l’économie des conditions formelles qui
gouvernent l’instanciation de quelques types prévalents. Mais
c’est aux modèles hellénistiques et romains qu’une « univer-
salité » culturelle a été reconnue en Occident dans l’architec-
ture religieuse et séculière. À la classification par « ordres » de
certaines de leurs formules – systématisée et classicisée par

Vitruve (dès le Ier s.), puis Alberti, Vignole (dans sa Regola) et

Serlio au XVIe s. – s’oppose le dépassement combinatoire de


Bramante et de Palladio.

Au XIXe s., on découvre le classement contemporain de


l’analyse des arts roman et gothique dont les édifices ont
longtemps été regardés comme barbares. L’architecture mo-
derne (définition minimale) récuse les exigences rationnelles
de la classification comme du classement mimétique, au nom

d’une émancipation formelle des fonctions et du plan qui

permettrait de « voir la structure » et d’articuler les modules.


On appelle au contraire « post-moderne » l’architecture qui
perturbe l’idée même d’un progrès architectural en même
temps que les règles téléonomiques de la classification et
du classement (ainsi que leurs finalités supposées), tout en

revenant au décorum au détriment de la limitation stricte des

fonctions.

Architecture et symbolisation

L’architecture est avec la musique l’art le moins représentatif,


tantôt déprécié pour la fixité et la matérialité de ses résul-
tats, tantôt survalorisé dans l’expression d’une idée. Il est
aussi admis que la façon dont la fonction – pratique et poli-
tique – « symbolise » entre en compétition avec la façon dont
« fonctionne » le symbole, puisqu’il peut dénoter ou référer
à bien d’autres choses qu’aux propriétés formelles dont il
est porteur. Il n’est que de songer aux théories projectivistes
de l’imagination « en mouvement » qu’on trouve chez Wölf-
flin 3, ou (à l’opposé) aux théories normatives et prophétiques
des créateurs (Le Corbusier, Loos, Wagner, etc.) qui font de
l’architecture un discours engagé.

Sans entrer dans l’inventaire de ces considérations, il faut

voir qu’un ensemble d’attributions sociales et vitales (habi-


ter, célébrer, stocker, administrer, distribuer...) est mis en

correspondance avec une classe très diversifiée de conduites


(déambulation, célébration, production, échanges de presta-
tions et de biens), et que ces dernières appellent des édifices
finalisés et construits selon tel ou tel procédé dominant, dont
la production des éléments par unités conditionne la facture
d’ensemble (architrave, colonnes de pierre et de fonte, ogive,
poutres d’acier). Deux constantes : le couvrement et l’ha-
billage des structures portantes sont, à cet égard, irréductibles
à tout point de vue stylistique. Ce qui ne veut pas dire que
des critères de correction ou de convenance soient extrin-

sèques aux réalisations de cet art, et qu’elles ne s’imposent


pas en priorité au bâti. De manière hautement significative,
l’art de bâtir est ainsi enveloppé dans la synthèse des modes
perceptuels d’appréhension et il l’est probablement aussi
dans le groupe mathématique des mouvements du squelette
et des mouvements oculaires, par le rapport qui s’établit entre
la façade et le plan, puis entre le temps de franchissement et
l’espace clôturé qu’on occupe, qu’il soit ouvert ou cloisonné
selon les cas.

La signification de l’édifice peut donner lieu à une inscrip-


tion littérale ou métaphorique, depuis le temple jusqu’à la
gare, en sorte que – comme le soutient Goodman 4 – une éti-
quette puisse lui être apposée qui renvoie aux autres consti-
tuants de la référence dans le monde naturel. Enfin, la com-
plication cognitive ne préside pas seulement à la conception
de certains édifices comme le S. Ivo de Borromini, l’église de
Vierzehnheiligen de Neumann (1776), le sanatorium d’Aalto
(1928), ou même le Taj Mahal (pour ne citer que quelques
exemples incontestables), elle enferme dans l’organisation du

décor un type de comportement spécifique.


downloadModeText.vue.download 68 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

66

▶ À la différence de la peinture et de la musique, c’est bien


la relation de l’animal gravitationnel, capable de situer ses

conduites dans un environnement réel (plus qu’à la perspec-


tive réelle, dépeinte ou planimétrique) et sa relation tactile à

la syncope rythmique (plus qu’à la scansion temporelle), qui


se trouve sollicitée par un appareil fixe de composants inertes,
dont on peut dire alors de plein droit qu’il est architecturé.

Jean-Maurice Monnoyer

✐ 1 Schelling, F. W. J. von, Textes esthétiques, trad. fr. A. Pernet,

Klincksieck, Paris, 1978.

2 Semper, G., Der Stil in den technischen und tektonischen


Künsten oder praktische Aesthetik, Munich, 1863.

3 Wölfflin, H., Prolégomènes à une psychologie de l’architecture


(1886), trad. fr. B. Queysanne, Éd. Carré, Nîmes, 1996.

4 Goodman, N., « La signification en architecture », in Reconcep-


tions en philosophie, dans d’autres arts et d’autres sciences,
trad. J.-P. Cometti et R. Pouivet, PUF, Paris, 1994.

Voir-aussi : Choisy, A., Histoire de l’architecture (1899), Biblio-


thèque de l’Image, Paris, 1996.

Giedion, S., Espace, temps, architecture (Cambridge UP, 1941),

trad. Denoël Gonthier, Paris, 1968 et 1990.

Norberg-Schutz, C., Intentions in Architecture (Oslo, 1962),

trad. « Système logique de l’architecture », Mardaga, 1973.

Picon, A., Claude Perrault ou la curiosité d’un classique, Picard


Éditeur, Caisse Nationale des Monuments Historiques et des
Sites, Paris, 1988.

Riegl, A., L’Origine de l’art baroque à Rome (1907), trad. S. Mul-

ler, Klincksieck, Paris, 1993.

Scruton, R., The Aesthetics of Architecture, Princeton U.P, 1979.

Zevi, B., Apprendre à voir l’architecture, Minuit, Paris, 1959.

! BEAUTÉ, BEAUX-ARTS, DÉCORATIF, ESTHÉTIQUE, ESTHÉTIQUE


INDUSTRIELLE, PERCEPTION

ARGUMENT
Du latin argumentum, « preuve ».

GÉNÉR., LINGUISTIQUE, LOGIQUE

Ensemble linguistique formé d’une collection de pré-


misses, d’une règle d’inférence logique et des conclusions
qui en sont tirées par son moyen.

On distingue couramment la véritable « preuve » scientifique


des simples « arguments ». Si la preuve appartient au domaine
de la vérité et de la nécessité, l’argument est censé n’opérer
que dans le domaine de l’opinion et du probable. Cette dis-

tinction est inaugurée par Aristote dans les Topiques et dans


la Rhétorique. Il y distingue les raisonnements « analytiques »
des raisonnements « dialectiques », et fonde sur ces derniers
l’art de l’argumentation. L’étude formelle des arguments sert
toujours aujourd’hui comme composante des théories du lan-

gage et du droit, ainsi qu’en témoigne le Traité de l’argumen-

tation, de C. Perelman.

Au sens restreint, on appelle « argument » en logique, de-

puis Frege 1, un objet qui remplit la place vide de la variable


dans une fonction logique.

Alexis Bienvenu

✐ 1 Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert,


Seuil, Paris, 1971.

Voir-aussi : Toulmin, S. E., les Usages de l’argumentation (1991),

trad. P. de Brabanter, PUF, Paris, 1993.

! DÉMONSTRATION, DIALECTIQUE, FONCTION, RHÉTORIQUE

ARGUMENTATION

LOGIQUE, PHILOS. ANTIQUE

Au sens général, utilisation de raisonnements divers

pour convaincre une personne ou un auditoire.

À côté de la logique – science des inférences valides –, Aris-


tote faisait place à la dialectique comme étude de l’usage

dialogique d’inférences fondées sur des prémisses seulement

vraisemblables, ainsi qu’à la rhétorique, comme science des

pratiques persuasives prenant en compte l’ethos de l’orateur


– l’image qu’il donne de lui-même –, le logos – le choix des

modes discursifs d’argumentation – et le pathos – la disposi-


tion affective de l’auditeur sur laquelle on joue 1. Si la démons-
tration logique se déploie a priori et sub specie aeternita-

tis, l’argumentation rhétorique est construite par quelqu’un


et s’adresse à quelqu’un d’autre en un contexte déterminé.
De cette tradition, la scolastique avait notamment conservé

la pratique de la disputatio, entraînement scolaire au débat


contradictoire. L’époque moderne inaugurée par Descartes
abandonna avec la vieille logique la rhétorique. Ce que, dans

un premier temps, confirma l’avènement au début du XXe s.

de la logique formelle. Mais, avec le développement des

techniques de communication, partant de la manipulation


de masse (propagande, publicité), on a assisté à un renou-
veau des études de rhétorique 2 et même à l’apparition d’une

logique non formelle traitant des modes non démonstratifs de

raisonnement 3.

▶ Dans sa complexité, l’argumentation comme stratégie de

persuasion requiert une approche résolument pragmatique


qui prenne en compte, outre la dimension « logique » (les

divers types d’inférence, sans négliger les raisonnements fal-

lacieux, souvent les plus convaincants), les dimensions psy-

chologiques (croyances et désirs de l’auditoire), sociologique


(intérêts et positions), idéologique (valeurs et idéaux parta-
gés, « lieux communs » [topoï]). À quoi doit s’ajouter une di-

mension sémiologique, désormais essentielle dans la mesure

où le logos ne se cantonne plus au simple discours (oral ou


écrit) et use (et abuse) des fortes et sournoises séductions de
l’image, du film, de la télévision, etc. L’argumentation ainsi

n’est pas l’art de découvrir le vrai, mais bien « l’art d’avoir


toujours raison » 4.

Denis Vernant

✐ 1 Aristote, Topiques, Vrin, Paris, 1967 ; Réfutations sophis-

tiques, Vrin, Paris, 1977 ; Rhétorique, Livre I à III, Les Belles-


Lettres, Paris, 1989, 1991.

2 Perelman, C. et Olbrechts-Tyteca L., Traité de l’argumenta-

tion, la nouvelle rhétorique, PUF, Paris, 1958 ; Toulmin, S. E., les


Usages de l’argumentation (1958), PUF, Paris, 1994.

3 Walton, D. N., Informal Logic. A Handbook for Critical Argu-

mentation, Cambridge UP, 1989.

4 Titre d’un court traité de Schopenhauer (1864), trad. fr.

H. Plard, Circé, Saulxures, 1990.

ARIANISME

D’Arius, prêtre d’Alexandrie, 256-336.

PHILOS. ANTIQUE, THÉOLOGIE

Réflexion doctrinale sur les conditions de possibilité de

l’unicité de Dieu et de l’affirmation de la divinité du Christ,

la doctrine d’Arius est déclarée hérétique au concile de


downloadModeText.vue.download 69 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

67

Nicée (325), en ce que, dans le souci de préserver la trans-


cendance divine, elle nie la réalité trinitaire.

La crise arienne, qui déchire l’Église chrétienne durant le


IVe s., est rendue plus aiguë par divers facteurs qui ne sont
pas, pour la plupart, d’ordre théologique. Elle illustre, à cet
égard, la difficulté rencontrée par les premiers penseurs
chrétiens à établir une réflexion théologico-philosophique
sur les mystères de la foi. Omniprésence d’enjeux politiques
à l’intérieur des débats, incompréhensions entre les évêques
d’Orient et d’Occident, rivalités de personnes ou rancoeurs ;
autant d’éléments qui vont contribuer à l’éclosion d’une des
plus graves querelles doctrinales de l’Antiquité chrétienne.

Elle naît de l’enseignement d’Arius, prêtre Alexandrin,


qui, vers 320, répand des idées sur la Trinité, que son
évêque, Alexandre, juge hérétiques. Afin de préserver l’uni-
cité de Dieu, seul inengendré, Arius est amené à nier la
divinité du Christ. Soucieux d’éviter toute trace de sabel-

lianisme et tenant d’un subordinatianisme hérité à la fois


de l’enseignement condamné de Paul de Samosate et des
thèses trinitaires d’Origène, Arius va accentuer la transcen-
dance inaltérable du Père et l’infériorité du Fils qui en dif-
fère non seulement par hypostase, mais aussi par nature.
Le Père est inengendré, éternel, tandis que le Fils, le Verbe
incarné en Jésus, n’est ni éternel ni incréé. S’il avait été
coéternel au Père, il aurait dû être inengendré aussi, et,
puisqu’il ne peut y avoir deux non-engendrés, le Fils est
postérieur et inférieur au Père, duquel il tient son être. Vou-
lant éviter toute scission dans la monade divine, il n’accorde
même pas au Fils d’avoir été engendré par la substance du
Père, et il l’affirme créé par le Père à partir du néant 1. Bien
que dans la suite de son oeuvre il nuance cette expression
en se contentant de parler de génération du Fils par le Père,
c’est sur la base néoplatonicienne d’une hiérarchie d’êtres
divins entre la divinité et la création et sur des arguments
plus philosophiques que bibliques qu’il fait reposer le coeur
de sa doctrine.

Cette tentative d’explication du mystère de la Trinité et


de l’Incarnation à l’aide d’instruments conceptuels de la
philosophie grecque ne pouvait manquer de susciter de
vives réactions parmi les tenants de la doctrine tradition-
nelle. Arius fut condamné à la déposition et fut chassé, par
décision du synode d’Alexandrie, en 320. Mais l’influence
de son système est telle qu’il trouve de nouveaux partisans
parmi lesquels des évêques renommés, comme Eusèbe de
Nicomédie ou Paulin de Tyr. L’empereur Constantin, sou-
cieux de la paix de l’Église, convoque alors, en 325, une
assemblée générale de l’épiscopat dans son palais de Ni-
cée. Trois tendances se dessinent parmi les participants :
les ariens d’Eusèbe de Nicomédie ; leurs adversaires, réunis
autour d’Alexandre, qui cherchent à faire proclamer le Fils
consubstantiel (homoousios) au Père ; les modérés, autour
d’Eusèbe de Césarée, qui désirent avant tout l’unité et la ré-
conciliation. La formule finale condamne les thèses ariennes
et définit le Fils comme « Dieu venu de Dieu, lumière venue
de la lumière, vrai Dieu venu du vrai Dieu, consubstantiel

au Père, et par lui tout a été créé ». L’affaire serait donc ainsi
close si le terme homoousios ne pouvait être compris que
comme unité de nature entre le Père et le Fils. Mais, compte
tenu de la polysémie d’ousia, il apparaissait, aux yeux des
modérés, qui ne l’avaient accepté qu’à contre-coeur, comme
signifiant aussi unité d’hypostase, laissant ainsi le champ
ouvert au sabellianisme. Les dissensions deviennent plus
fortes après ce concile, et les évêques se divisent plus que

jamais autour de cette question. En 359, date à laquelle un


nouveau concile oecuménique doit rassembler les évêques,

on ne compte pas moins de douze symboles différents. On


distingue de nouveau trois clans : les anoméens (du grec
anomoios, « dissemblable »), avec pour chefs de file Aetius et

Eunomius, qui soutiennent que le Fils n’a rien de commun


avec le Père, seul celui-ci étant inengendré ; les homéou-
siens, qui tiennent que le Fils est semblable au Père selon la
substance, mais évitent le mot litigieux ; les nicéens, fidèles
au concile. Les évêques d’Occident se réunirent à Rimini ;

ceux d’Orient, à Séleucie. Tandis que ces derniers se ral-

liaient à la formule orthodoxe, les occidentaux, manoeuvres

par des évêques envoyés de la part de Constance II, décla-

rèrent que le Fils était semblable au Père (homoios), mais


sans préciser si cette union était substantielle ou non. À la

suite de manoeuvres politiques, ce credo fut ratifié par les

orientaux, et Constance II put proclamer l’unité de foi dans


tout l’empire, et « le monde chrétien s’étonna d’être arien ».

Mais cette unité ne dura que jusqu’à la mort de l’empereur


en 362. Son successeur, Justin, en tant que païen, ne mar-
qua que peu d’intérêt pour cette querelle et, rappelant les
exilés, favorisa l’antiarianisme des nicéens et des homéou-
siens, plus nombreux en Occident. Bien que divisés, les

orientaux restèrent ariens. Leur empereur, Valens, prit d’ail-


leurs position en faveur des ariens modérés et persécuta les
homéousiens. En 378, du fait de la mort de Valens et grâce
à l’oeuvre de Basile de Césarée de Cappadoce, les deux par-
tis se rapprochèrent, pour déboucher, au concile oecumé-
nique de Constantinople, en 381, à un accord : une ousia et

trois hypostases. C’était là le triomphe de l’orthodoxie et le

triomphe du credo de Nicée. L’arianisme survécut quelque


temps encore en Orient, mais pas au-delà du Ve s. ; en Occi-

dent, il reprit vigueur avec les invasions barbares. Quelques

années auparavant, le prédicateur chrétien Ulfila avait pro-

pagé cette doctrine parmi les Goths sous une forme radi-
cale. À l’heure des invasions, ces derniers gardèrent cette

religion comme signe distinctif de leur nationalité. Après

de nombreuses persécutions envers les catholiques, notam-

ment par les Vandales en Afrique du Nord aux Ve et VIe s.,


les Goths ariens se convertirent, signant ainsi la disparition
définitive de l’arianisme.

Michel Lambert

✐ 1 Arius, Lettre à Eusèbe de Nicomédie, 318.

Voir-aussi : Boularand, E., l’Hérésie d’Arius et la « foi » de Nicée,

Letouzet et Ané (éd.), Paris, 1972-1973.

Le Bachelet, « Arianisme », in Dictionnaire de théologie catho-

lique, I, Paris, 1936, pp. 810-814.

Meslin, M., les Ariens d’Occident, Paris, 1967.

Neuman, J. H., les Ariens du IVe siècle, Paris, 1988.

Simonetti, M., La crisi ariana nel IV secolo, Rome, 1975.

! HYPOSTASE, NATURE, PERSONNE, SUBSTANCE

ARISTOTÉLISME

La doctrine d’Aristote est, de toutes celles qui nous ont été restituées
par l’héritage latin et arabe, l’une des plus complètes. Ar ticulée
autour de
la physique et de la métaphysique, cette doctrine a en outre produit la

logique classique, une théorie de la connaissance, l’hypothèse cosmolo-

gique la mieux structurée avant le déploiement du système ptoléméen, la

classification naturelle et la biologie qui ont le plus durablement


influencé
les auteurs classiques jusqu’aux travaux de Linné.
downloadModeText.vue.download 70 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

68

PHILOS. ANTIQUE
1. Doctrine d’Aristote. – 2. Courant de pensée qui s’en
est réclamé.

Dans la Physique 1, qui dresse un état systématique des re-


cherches antérieures des physiologues présocratiques (re-

pris dans la Métaphysique2), Aristote a imposé la notion de

mouvement comme principe radical de la connaissance des

êtres naturels. Mais le mouvement est entendu ici comme un


processus général de changement qui affecte l’ensemble des

êtres naturels : la phora, « mouvement local », n’est pas plus

un mouvement que celui qui est issu de la rencontre des

âmes végétatives, sensitives, motrices ou intellectives avec

la matière qui leur correspond. L’hylémorphisme tient en


l’affirmation de l’existence de trois principes : la matière (la

substance ou le sujet), la forme et la privation de forme (acci-


dents). En ce sens Aristote inverse la théorie platonicienne
de la metexis, ou « participation », en pensant conjointement,
dans chaque individu, le principe matériel et le principe for-

mel, ou l’idée, qui est l’enchaînement concret des formes

qu’une matière, toujours en retrait, se donne à elle-même


dans l’incessant passage de la puissance à l’acte.

La métaphysique aristotélicienne pose, en particulier, la

question de l’être qui n’est qu’être, par opposition à l’être dé-

terminé (être ceci ou cela, être ici ou là, etc.). Toute connais-

sance déterminée de l’être, ou d’un étant en particulier, se

réduit à l’articulation du mécanisme et de la finalité dans le

jeu des quatres causes : cause matérielle et cause formelle


(selon le principe même de l’hylémorphisme), cause effi-

ciente (suivant en cela les indications liminaires de la Phy-

sique) et cause finale. Ce questionnement, dans la mesure

où il ne peut régresser à l’infini, doit nécessairement poser

comme son fondement authentique l’existence d’un prin-

cipe premier : d’où l’ambivalence de l’aristotélisme, qui peut


être conçu soit comme le point de départ de l’ontologie, soit
comme une onto-théologie dont l’objet serait l’être par excel-
lence ou l’être premier 3. La Métaphysique est aussi et surtout
une mise en forme des membra disjecta de l’analyse aristo-
télicienne du langage, de la signification et de l’opération
propre au connaître.

Mais il ne faut certes pas oublier que la doctrine d’Aris-

tote, et sa diffusion par Théophraste 4, est un système complet


dont on ne peut retrancher aucune partie. Ainsi l’étude de
la diversité naturelle conduit-elle Aristote à composer une

suite d’ouvrages qui sont comme le point d’ancrage, dans

la pensée occidentale, d’une science du corps vivant. Ainsi


peut-on dire aussi, suivant en cela Kant, que la logique, dans

son sens classique, est sortie toute faite du cerveau d’Aristote,

dans l’analyse qui est faite de la signification, de la valeur et

de l’herméneutique complexe des propositions 5. La syllogis-


tique, si décisive dans la théorie aristotélicienne de la science
(c’est le syllogisme scientifique, dont les termes ne sont pas

pris indifféremment, mais sont liés aux résultats de chaque


science spéciale), est aussi une théorie de la démonstration,
c’est-à-dire la première étude des propositions vraies du strict
point de vue de leur forme.

▶ Étendant son domaine d’activité dans l’ensemble des

champs du savoir, l’aristotélisme originel, celui du Stagirite,

ne pourra être réfuté par parties : il faudra en particulier que


Galilée ajoute à Copernic une physique complète, pour que
l’on commence à entrevoir la fissure dans un édifice dont

l’ambition aura été de poser la question centrale de l’être et

des modalités de la connaissance qu’on peut en avoir.

Fabien Chareix

✐ 1 Aristote, Physique, trad. H. Carteron, Belles Lettres, Paris,


1931.

2 Aristote, Métaphysique, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1970.

3 Aubenque, P., Le problème de l’être chez Aristote, PUF, Paris,

1962.

Théophraste à qui l’on doit le De causis plantarum et le livre

des Caractères, ouvrages dans lesquels la botanique prend

forme.

5 Aristote, Organon, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1995 (comprend :

le traité des Catégories, le traité De l’interprétation, les Analy-


tiques premiers et seconds).

! BIOLOGIE, HYLÉMORPHISME, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE,


NATURE, PHYSIQUE, PLATONISME, SUBSTANCE, VIE

ÉPISTÉMOLOGIE

Outre l’héritage contesté de la scolastique proprement

dite, la présence de l’aristotélisme dans la science moderne

puis contemporaine est surtout marquée par le débat autour

des causes finales. Ainsi Leibniz réintroduit-il les formes subs-

tantielles qui avaient été récusées par la distinction réelle de

l’âme et du corps chez Descartes. Le XVIIIe s., celui de Mauper-

tuis (principe de moindre action) et de Bernardin de Saint-

Pierre, ne dédaignera pas d’utiliser à son compte un certain

héritage aristotélicien en imposant l’existence, dans la nature,

d’un principe finalisé. De ce point de vue, c’est en biologie

que ce legs sera le moins problématique, puisque les phéno-

mènes vitaux liés à l’organisation du complexe qu’est le corps

verront très tôt apparaître des notations finalistes, y compris

dans le texte que Kant consacre à la question de la téléologie,

la Critique de la faculté de juger.

▶ Le témoignage le plus marquant d’une résurgence de


l’aristotélisme à des fins épistémologiques est sans conteste
l’oeuvre de René Thom 1. Mais encore faut-il remarquer que
cet aristotélisme ne voit dans la doctrine du Stagirite qu’une
philosophie de la forme, à partir de laquelle se construit
d’une part une grammaire isolée des formes qui permettent
de rendre compte de certains comportements chaotiques, et

d’autre part une sémiophysique qui pose comme principe


directeur l’homogénéité des phénomènes naturels et des
lois qui gouvernent les mécanismes de la conscience, par

saillances et prégnances.

Fabien Chareix

✐ 1 Thom, R., Stabilité structurelle et Morphogénèse, InterEdi-

tions, Paris, 1972 ; Paraboles et Catastrophes, Flammarion, Paris,

1983 ; Prédire n’est pas expliquer, Eshel, Paris, 1991.


! CATASTROPHES (THÉORIE DES), PLATONISME, TÉLÉOLOGIE

ARITHMÉTIQUE
Du grec arithmos, « nombre ».

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

1. Théorie de l’ensemble des nombres entiers natu-

rels (0, 1, 2, ...), muni de l’addition, de la multiplication ou

des deux opérations. – 2. On parle aussi d’arithmétique


à propos de la théorie des cardinaux transfinis, ainsi que
de diverses extensions des entiers naturels, pour autant
downloadModeText.vue.download 71 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

69

que les concepts de limite et de continuité n’y soient pas


impliqués.

Bien que l’arithmétique soit sans doute la discipline mathéma-

tique la plus anciennement attestée (selon l’opinion attribuée

à Pythagore 1, le monde consiste en nombres entiers et en

relations entre de tels nombres), il faut attendre le XIXe s. pour

que les fondements en soient examinés, et que l’addition et la

multiplication des entiers naturels soient caractérisées autre-

ment que par un simple appel à l’intuition. Ces recherches,

où s’illustre notamment Dedekind 2, aboutissent à l’axioma-

tique proposée par Peano 3 en 1889, laquelle contient, en par-

ticulier, l’énoncé du principe de récurrence : si une propriété

est satisfaite par zéro, et si elle est satisfaite par le successeur

de tout nombre qui la satisfait, alors elle est satisfaite par tout

nombre. Par ailleurs, Frege entreprend à la même époque

une réduction « logiciste » de cette discipline, selon laquelle

« l’arithmétique serait [...] une logique développée, et chaque


proposition arithmétique une loi logique, bien que dérivée » 4.

L’ouvrage dans lequel cette « réduction » est minutieusement


exposée contient malheureusement un axiome, la « Loi V » 5,
dont Russell a montré, dans une lettre fameuse adressée à
Frege 6, qu’il conduisait à une contradiction : le « paradoxe
de Russell ».
Jacques Dubucs

✐ 1 Aristote, Métaphysique, A5, 985 b23 sq, trad. J. Tricot, vol. I,


p. 41, J. Vrin, Paris, 1970.

2 Dedekind, R., Les nombres, que sont-ils et à quoi servent-ils ?,

trad. J. Milner et H. Sinaceur, Ornicar, Paris, 1978.

3 Peano, G., Arithmetices principia, novo methodo exposita,

Turin, 1889.

4 Frege, G., les Fondements de l’arithmétique, trad. Imbert,


p. 211, Seuil, Paris, 1969.

5 Frege, G., Grundgesetze der Arithmetik, vol. I, p. 36, Georg


Olms Verlag, Hildesheim, 1966.

6 Russell, B., Lettre à Frege, trad. J. Mosconi, in Rivenc et de

Rouilhan (dir.), Logique et fondements des mathématiques. An-


thologie (1850-1914), pp. 237-243.

Voir-aussi : Husserl, E., Philosophie de l’arithmétique, trad. J. En-

glish, PUF, Paris, 1972.

! CATÉGORICITÉ, GÖDEL (THÉORÈME DE), INFINI

ARROW (THÉORÈME D’)

POLITIQUE

Théorème général concernant les choix collectifs, dû à

l’économiste américain K. J. Arrow, selon lequel il n’existe


pas de procédure de choix collectif vérifiant simultané-

ment certaines conditions minimales jugées importantes


(les « conditions d’Arrow ») dès que le nombre d’options
est supérieur à deux 1.

Dès que le nombre d’options comporte au moins trois élé-


ments, le théorème établit qu’il est impossible de construire
une relation de préférence collective à partir des préférences
individuelles par une fonction de décision sociale respectant
simultanément les conditions suivantes :

1) Respect de l’unanimité (ou principe de Pareto) : si un


individu préfère une option a à l’option b et si personne n’a
de préférence de sens contraire, alors la relation de préfé-
rence sociale doit traduire cette préférence.

2) Absence de dictateur : il n’y a pas d’individu se trouvant


dans une position telle que, s’il préfère une option a à une

option b, cette préférence soit automatiquement reflétée par


la relation de préférence sociale.
3) Préordre de préférence sociale : la relation binaire de
préférence sociale doit être réflexive et transitive.

4) Domaine illimité : parmi les préordres de préférences


individuelles sur les options, aucun n’est a priori exclu.

5) Indépendance à l’égard des options non pertinentes :


la préférence sociale sur une paire d’options doit dépendre

exclusivement des préférences des individus sur cette paire


d’options.

Le théorème d’Arrow (dont la démonstration a été définiti-

vement acquise grâce aux précisions de J. H. Blau) est le pro-


duit de la rencontre de deux courants intellectuels distincts :

d’un côté, l’analyse des procédures de vote (antérieurement


illustrée par les travaux de Borda et de Condorcet) et, d’un
autre côté, la tradition de la philosophie morale utilitariste et,

dans le prolongement de cette dernière, la réflexion écono-


mique sur les moyens de parvenir à une définition du bien
collectif ou du bien-être agrégé dans une communauté.

▶ Interprété tour à tour comme une caractéristique procédu-


rale de la démocratie et comme une propriété des procédures
d’agrégation des jugements ou des préférences, le théorème
d’Arrow a été le premier résultat d’un champ d’étude désor-

mais unifié : la « théorie des choix collectifs » (ou théorie du


choix social). Il a contribué à clarifier la thématique de l’agré-
gation des jugements et de la formation d’une volonté (ou
préférence) commune. Dans le champ politique, le théorème
d’Arrow a attiré l’attention sur la nécessité de poser à l’éche-
lon des procédures de décision la question de la rationalité.

Le résultat négatif qu’énonce le théorème constitue un défi


pour les théories de la démocratie, qui accordent de l’impor-
tance à la prise en compte de plusieurs points de vue dans la
formation d’un jugement ou d’une décision.

Emmanuel Picavet

✐ 1 Arrow, K. J., Social Choice and Individual Values, Wiley,


New York, 1951 ; 2e éd. revue, 1963, trad. Tradecom, Calmann-

Lévy, Paris, 1974.

! AXIOMATIQUE, CHOIX SOCIAL (THÉORIE DU), DÉCISION


(THÉORIE DE LA), RATIONALITÉ

ARS INVENIENDI

Expression latine signifiant « art d’inventer ».

PHILOS. CONN.

Cette expression renvoie à l’idée qu’il pourrait y avoir


un « art d’inventer », c’est-à-dire que l’invention pourrait
être le résultat de procédures codifiées et bien réglées.

Une telle conception, déjà présente chez les stoïciens, a été


reprise au XVIe s. par Ramus (P. de La Ramée, 1515-1572),
assassiné lors du massacre de la Saint-Barthélemy. Bien vite,

au XVIe s., l’art d’inventer se trouve associé, en rapport avec

le développement de l’algèbre, qui permet de calculer à

l’aide précisément de procédure bien réglées des quantités

inconnues, à l’idée que l’inconnu peut être engendré par la

combinaison d’un nombre donné d’éléments. On peut rat-

tacher à cette perspective les travaux plus anciens de Lulle

(v. 1235-1315), tout comme ceux de Leibniz en rapport avec

son invention du calcul combinatoire.

Michel Blay

! ALGÈBRE, MÉTHODE
downloadModeText.vue.download 72 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

70

ART

Du latin ars, « pratique », « métier », « talent », mais aussi « procé-


dé », « ruse », « manière de se conduire », et seulement tardivement
« création d’oeuvres » ; terme traduisant le grec tekhnè. La signification
du terme art s’est historiquement déplacée du moyen vers le résultat
obtenu.

Au sens le plus neutre et le plus large, l’art est technique et se pose


comme une activité de transformation du donné naturel. Si un processus
peut mériter le nom d’art, c’est bien en vertu de l’existence de règles
à partir desquelles même la représentation la plus abstraite, même l’art
le plus conceptuel ne peuvent éviter d’être jugés. Recouvrant un champ
d’expression humaine bien plus large que celui du langage ou de la pen-
sée, l’art devance de très loin l’expression d’un besoin de rationalité.
Notre perception contemporaine de l’art est marquée par deux événe-
ments majeurs : d’une part la critique kantienne du jugement de goût,
qui a déplacé la question de l’oeuvre, typiquement renaissante, vers celle
du sujet pensant enfin réconcilié avec sa sensibilité. D’autre part l’abs-
traction grandissante des expressions de l’art contemporain, qui n’est en
rien contraire à l’esthétique kantienne. L’art n’a donc sans doute pas de
nos jours le sens qu’il possédait dans les premières figurations caverni-
coles et rupestres, puis dans les premières scènes animales minoéennes
connues. Écartelé entre les approches esthétiques, liées au romantisme
allemand, historiques, philosophiques ou sociologiques, l’art a néanmoins
retrouvé, au-delà des interrogations classiques sur le beau auquel il a
été réduit, une fonction salutaire d’interrogation et de perturbation de
la perception.

GÉNÉR., ESTHÉTIQUE

Ensemble d’activités en général productrices d’arte-


facts disponibles pour une appropriation esthétique.

« Art » possède une extension restreinte (le système des


beaux-arts) et une acception plus large qui englobe toute
forme d’activité réglée. La crise de la première a entraîné un
examen critique de chaque paramètre associé jusque-là à la
notion de l’art, et provoqué une mutation sans précédent de
ses formes, à la fois fuite en avant et retour aux sources.

La notion commune de l’art est celle d’une activité libre,

détachée des tâches de la vie ordinaire et poursuivie pour la


seule qualité de l’expérience qui s’y manifeste. Sans remettre
en cause la prévalence de cette conception aujourd’hui, il
convient cependant de ne jamais perdre de vue qu’elle est
relativement récente et qu’elle se trouve par ailleurs au centre
d’interrogations qui mettent en jeu la définition même de l’art.

Quelle identité historique ?

Dans le monde grec qui a fourni au classicisme le modèle


jugé indépassable de perfection formelle, il n’existe pas à
proprement parler d’art ou d’esthétique. Le terme de tekhnè
renvoie au savoir-faire en général, et s’emploie le plus sou-
vent accompagné d’un génitif qui le détermine : l’art de faire
ceci ou cela, au sens d’une compétence maîtrisée. Ce modèle
technique comporte d’ailleurs une tension interne entre une
version aristocratique, fondée sur la parole, et une version
démocratique, qui s’appuie de préférence sur les activités
manuelles (d’où l’indignation des interlocuteurs de Socrate

devant les exemples tirés du monde de l’artisanat1). Ce n’est


qu’à l’époque hellénistique, et à Rome, que s’est développé
un goût pour la collection de ce qu’on appellera plus tard
des « antiques ».

Jusqu’à la Renaissance, il n’existe aucune frontière précise


entre l’artiste et l’artisan. Cela ne signifie pas qu’on mécon-
naît la valeur du travail bien exécuté, mais au contraire que
la dignité de l’artiste est celle d’un artisan supérieur. Ainsi le
terme de « chef-d’oeuvre » désigne à l’origine le produit par
lequel un apprenti témoigne de sa capacité à devenir maître à
son tour. La distinction entre arts libéraux et arts mécaniques
est en fait relative à une hiérarchie de ses objets : d’un côté,
les activités qui sont relatives au corps (G. Duby rappelle que

le chirurgien entre dans la même catégorie que le barbier et

le bourreau, alors que le médecin est plus proche du juriste


et du théologien), de l’autre, celles qui s’adressent à l’âme et
mobilisent des facultés d’ordre intellectuel faisant de l’art una
cosa mentale. Pour les artistes, la reconnaissance officielle

de cette différence coïncide avec leur émancipation vis-à-vis


des corporations et leur allégeance aux académies et à la
commande nobiliaire.

En réaction contre la théorie romantique de l’inspiration,


l’époque moderne a vu se multiplier les tentatives de réin-
tégration de l’art dans la culture matérielle. Du mouvement

Arts and Crafts autour de W. Morris 2 au « Manifeste du Bau-


haus »3 et au-delà, une double tendance s’affirme qui réclame
non seulement la fusion des arts mais la réconciliation entre

beaux-arts et arts appliqués, puis entre art et vie.

Le problème de la définition

Du XVe s. à la fin du XIXe s., il y a eu consensus sur la notion de


l’art ; les seules contestations envisageables étaient relatives
au style, au sujet ou à l’expression, et menées sur la base
d’arguments identiques : ainsi, les querelles autour du manié-
risme ou de la couleur ne portaient jamais sur ce qui pouvait
ou non entrer dans l’art. L’avant-garde transforme la situation
en introduisant une fracture entre l’art reconnu par le public

et les institutions et une frange émergente qui revendique


d’être porteuse d’une conception plus authentique ou plus
radicale et destinée à devenir la norme future.

Devant la perte des repères qui en découle, la réaction


immédiate consiste à dire que l’art cesse désormais d’être
définissable puisqu’il n’existe pas de conditions nécessaires
et suffisantes d’appartenance de ses objets à un même en-
semble. M. Weitz 4 leur applique le critère wittgensteinien des
« ressemblances de famille » : il n’y a pas de propriétés que
tous les membres d’un groupe doivent partager en commun
pour recevoir le même nom mais cela n’empêche pas qu’ils
soient apparentés de multiples manières ; et il se présente
en permanence des cas ambigus qui ne cessent de modifier
les catégories admises. L’art serait donc un concept « à bords

flous », ouvert et évolutif.

Loin de mettre un terme à une recherche dénoncée

comme vaine, ce constat a eu pour effet une floraison de


nouvelles définitions. S. Davies 5 a montré qu’on peut classer
celles-ci en fonction de deux types de stratégie : soit l’art a
une essence au sens où quelque chose est une oeuvre d’art
s’il possède telles propriétés caractéristiques (quoique non
nécessairement exhibées), par exemple celles qui le dis-
tinguent formellement et sémiotiquement et qui lui assurent
des capacités de signifiance, de représentation et d’expres-
sion ; soit l’art a un statut au sens où quelque chose est une
oeuvre d’art s’il résulte de la procédure adéquate (théories
institutionnelles). Dans le premier cas, l’art reste inséparable
d’une démarche esthétique d’évaluation et de la spécificité de
chaque médium ; dans le second il est seulement tributaire
d’une instance de qualification (monde de l’art) et l’artiste
tend à faire indifféremment usage de n’importe quel médium.

▶ Lorsqu’on envisage l’art en tant qu’objet culturel et philo-


sophique, la difficulté est en définitive d’éviter l’écueil de la
diversité qualitative sans tomber pour autant dans le piège
de l’anachronisme, qui aboutirait à tenir la notion elle-même
pour intemporelle. L’avantage des définitions procédurales
est de faire abstraction de toute spécificité de contenu intrin-
sèque et, en conséquence, de faire l’économie des querelles
downloadModeText.vue.download 73 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

71

qui accompagnent sa détermination, mais on peut se deman-


der si elles ne font pas trop bon marché de l’histoire 6 et de
régularités d’ordre fonctionnel. Au-delà d’une définition no-
minale, il est en effet probable que la compréhension de ce
qu’est l’art passe par l’identification correcte de conventions
explicites ou tacites, et comporte donc une référence néces-
saire à de multiples aspects qui coexistent à différents ni-
veaux de son fonctionnement, ainsi qu’aux relations diverses
qu’il entretient avec d’autres disciplines.

Jacques Morizot

✐ 1 Platon, Gorgias 490b-491b, Hippias 291a, la République,


338c.

2 Morris, W., « Les arts mineurs » (1877), trad. in Contre l’art

d’élite, Hermann, Paris, 1985.

3 Gropius, W., « Manifeste du Bauhaus » (1919), trad. in Whitford,

F., le Bauhaus, Thames and Hudson, 1989.

4 Weitz, M., « Le rôle de la théorie en esthétique » (1956), trad.

in Lories, D., Philosophie analytique et esthétique, Klincksieck,


Paris, 1988.

5 Davies S., Definitions of Art, Cornell, U.P., Ithaca, 1991.

6 Levinson, J., « Pour une définition historique de l’art », trad. in


l’Art, la musique et l’histoire, éd. de l’Éclat, Paris, 1998.

Voir-aussi : Carroll, N., Philosophy of Art, Routledge, London and


New York, 1999.

Wollheim, R., l’Art et ses objets (1980), Aubier, Paris, 1994.

! ACADÉMIE, ARTISTE, BEAUX-ARTS, ESTHÉTIQUE, ONTOLOGIE

« La symbolisation est-elle à la base de

l’art ? »

∼ APPROCHE 1 : PHILOSOPHIE DE L’ART

ESTHÉTIQUE
Elle désigne à la fois l’intérêt presque constant des phi-
losophes pour l’art depuis l’Antiquité et une discipline plus
ou moins conçue comme autonome depuis la fin du XVIIIe s.
La question du beau domine dans la première acception, la

seconde vise plus précisément une théorie de l’art. La défi-

nition de ce qu’est l’art fait actuellement l’objet d’une dis-


cussion sans cesse renouvelée dans laquelle les « sciences
de l’art » ont parfois la prétention d’intervenir.

Il convient de distinguer deux manières d’aborder la philo-

sophie de l’art. D’un premier point de vue, elle recouvre tout

le corpus des textes philosophiques qui, depuis l’Antiquité,

abordent la question de l’art (de Platon à Kant) ; d’un second

point de vue, la discipline appelée explicitement « philoso-

phie de l’art » est née au début du XIXe s. sous la plume de


Schelling. Parmi les arguments qui militent pour le premier
point de vue, on peut remarquer que les considérations les
plus intéressantes sur l’art ne figurent pas seulement dans
les livres qui arborent le titre de « philosophie de l’art » ; de
même, le plus grand livre qui lui ait été consacré s’appelle
Esthétique, Hegel ayant décidé de s’aligner sur la popularité
de ce terme en dépit de son inexactitude. D’un autre côté,
si la philosophie de l’art revendique d’être une discipline à
part entière, il convient d’être attentif à sa définition en tant
que telle. C’est, en fait, une question d’épistémologie plutôt
que d’étiquette.

L’apport de l’Antiquité tourne autour de la mimésis, que sa


critique suscite une définition du domaine de l’art (Platon, So-
phiste) ou que son principe introduise le projet d’une poétique
(Aristote). Cette double voie accompagne une grande partie

de l’histoire occidentale. Mais c’est avec sa mise à l’écart que


la première théorie de l’art, comme activité du génie, émerge

chez Kant, quoiqu’il ne parvienne pas à dégager une théorie


autonome de l’art de sa perspective esthétique ; s’il distingue
l’oeuvre d’art (poème, morceau de musique, tableau) d’autres
choses faites avec art (service de table, dissertation morale,
sermon), il déplace le principe intime du caractère artistique

vers le pôle de la réception, l’assimilant à l’idée esthétique en

tant qu’elle est susceptible de mettre en branle le jeu libre de


l’entendement et de l’imagination 1.

Schelling avance d’un grand pas dans le sens d’une théo-


rie autonome de l’art, dans son cours intitulé Philosophie de
l’art (1802-1803), où non seulement il rejette le nom d’esthé-

tique, mais encore avance l’idée que la philosophie est la


seule à même de développer « une vraie science de l’art » 2.

Considérant, toutefois, que cette science est susceptible de

« former l’intuition intellectuelle des oeuvres d’art, et aussi


tout particulièrement former le jugement sur elles », il reste tri-
butaire du projet esthétique. Le cours de Hegel (1828-1929),
alors même qu’il consent à le nommer Esthétique, propose
en revanche l’avancée la plus significative vers une « vraie »

philosophie de l’art 3. Cette avancée est d’abord épistémolo-


gique : le philosophe réfléchit très précisément sur le statut

de la science de l’art, à la fois dirigée vers un objet spécifique


(le beau et l’art) et moment de la philosophie globale. Sa

théorie est prise entre ces deux tendances. D’un côté, il s’agit

de cerner la définition propre à l’art vis-à-vis de la religion


et de la philosophie (l’art comme sensible spiritualisé) ; de

l’autre, il s’agit de faire rentrer l’art dans le mouvement de

l’esprit absolu, ce qui implique son dépassement, d’abord par

la religion, puis par la philosophie. Avec Hegel, comme avec

Schelling, le débat est de savoir si la philosophie sert l’art ou

si elle se sert de l’art.

Peu de philosophes ont participé directement à ce débat


entre Hegel et la période « moderne », où il s’est quelque peu
réveillé, sous d’autres formes. On n’en finirait pas, toutefois,

d’énumérer les contributions à la théorie de l’art ou à la défi-

nition de l’oeuvre d’art (Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger,


etc.). La période « moderne » est dominée par deux grands
courants qui ont relancé le débat épistémologique sur la phi-

losophie de l’art. Le premier, représenté par Adorno 4, héritier

émancipé de Hegel et de Marx, a posé essentiellement la

question de l’autonomie de l’art. L’art cherche à se distin-

guer de son autre, principalement du social, mais ne peut

le faire sans assumer dans sa forme immanente le rapport à


cet autre ; l’art ne peut réussir sans rivaliser avec le social. Le
second, représenté par l’esthétique analytique, a posé essen-
tiellement la question de la définition de l’art 5. Débat intense

opposant, sur des bases souvent comparables (la logique et

sa philosophie), les tenants de l’analyse des usages du mot


art (tendance Wittgenstein 6) et les tenants de la théorie du
fonctionnement de l’art (tendance Goodman7).
▶ Problématique esquissée dès l’Antiquité, la philosophie de

l’art s’est longtemps inscrite dans le projet totalisant de la


philosophie. Resserrée sur son autonomie à partir de la fin
du XVIIIe s., elle cherche à singulariser la notion de l’art, à
travers sa nature et ses objets. Les interrogations contempo-
raines, particulièrement en France, relancent la question de

la capacité de la philosophie à poursuivre le débat sur l’art,


downloadModeText.vue.download 74 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

72

concurrencée qu’elle serait désormais par l’anthropologie et


la cognitique.

Dominique Chateau

✐ 1 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 48, trad.

A. Philonenko, Vrin, Paris, 1974.

2 Schelling, F. W. J., Philosophie der Kunst (1859), « Introduc-


tion », trad. in Lacoue-Labarthe, P., et Nancy, J.-L., l’Absolu litté-
raire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil,
Paris, 1978.

3 Hegel, G. W. F., Esthétique, trad. Bénard, 2 vol., le Livre de


Poche, Paris, 1997.

4 Adorno, T. W., Théorie esthétique (1970), trad. M. Jimenez,


Klincksieck, Paris, 1974 et 1995.

5 Cf. Chateau, D., la Question de la question de l’art, Presses


universitaires de Vincennes, Paris, 1994.

6 Cf. Weitz, M., « Le rôle de la théorie en esthétique » (1956),

trad. in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique,

Méridiens Klincksieck, Paris, 1988.

7 Goodman, N., Manières de faire des mondes (1978), trad. M.-

D. Popelard, J. Chambon, Nîmes, 1992.

Voir-aussi : Chateau, D., la Philosophie de l’art, fondation et fon-


dements. Qu’est-ce que l’art ?, Harmattan, Paris, 2000.

Genette, G., l’OEuvre de l’art, t. 1 et 2, Seuil, Paris, 1994 et 1997.

Schaeffer, J.-M., les Célibataires de l’art, pour une esthétique


sans mythes, Gallimard, Paris, 1996.

! ART, ARTS PLASTIQUES (ART), CRITÈRE, ESTHÉTIQUE,


PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ART, SOCIOLOGIE DE L’ART (ART)
« Quelle ontologie pour l’oeuvre d’art ? »

∼ APPROCHE 2 : PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ART

ESTHÉTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE

! PHÉNOMÉNOLOGIE

∼ APPROCHE 3 : SOCIOLOGIE DE L’ART

ESTHÉTIQUE, SOCIOLOGIE

Domaine de la sociologie consacré à l’étude des phéno-


mènes artistiques dans leur dimension socialisée.

Par rapport à la double tradition de l’histoire de l’art et de


l’esthétique, la sociologie de l’art pâtit à la fois de sa jeunesse
et de la multiplicité de ses acceptions, qui reflète la pluralité
des définitions et des pratiques de la sociologie.

On connaît, tout d’abord, la « sociologie de l’art » au sens

allemand, qui est plutôt une spéculation à base philoso-


phique ou esthétique, mettant les oeuvres en relation avec un
certain état de la culture, dans la tradition de l’école de Franc-

fort (Adorno), avec un état de la technique (Benjamin) ou


des superstructures idéologiques, dans la tradition marxiste
(Lukacs, Hauser ou Goldman).

Cette forme d’esthétique sociologique est contemporaine


d’autres courants issus de l’histoire de l’art, qui en élargissent
les limites de façon à englober l’ensemble des « formes sym-
boliques » d’une société en tant qu’elles trouvent leur cor-
respondant dans les oeuvres d’art : c’est – malgré bien des
différences – le point commun entre les démarches d’un
Panofsky et d’un Francastel. Les auteurs de cette première
génération, autour de la Seconde Guerre mondiale, mettent
en avant l’art et la société, en postulant entre les deux une re-
lation (l’un étant volontiers perçu comme le reflet de l’autre) ;
celle-ci implique toutefois qu’ait été posée préalablement une

disjonction, inévitable dès lors que le point de départ est


l’oeuvre d’art.

La deuxième génération, à partir des années 1960, s’inté-


resse plutôt à l’art dans la société. Issue de l’histoire littéraire
(Jauss en Allemagne, Viala en France) ou de l’histoire de l’art
(Antal, Haskell, Boime, Martindale, Baxandall, Castelnuovo,

Montias, Alpers, Warnke, Bowness, De Nora), elle s’intéresse


avant tout au contexte de production ou de réception des
oeuvres, auquel sont appliquées les méthodes d’enquête de
l’histoire : c’est ce qu’on nommera l’histoire sociale de l’art
qui se caractérise donc avant tout par ses méthodes, à savoir
son recours à l’investigation empirique.

Celle-ci fait également la spécificité de la troisième géné-


ration : celui, issu de la sociologie d’enquête (plutôt fran-
çaise ou anglo-saxonne), qui va considérer non plus l’art et la

société, ni l’art dans la société, mais l’art comme société, en

s’intéressant au fonctionnement du milieu de l’art, ses acteurs,

ses interactions, sa structuration interne. Lorsque l’enquête

porte sur des périodes du passé (le XIXe s. avec H. et C. White

sur les carrières des peintres, le XVIIIe s. avec T. Crow sur

l’espace public de la peinture, le XVIIe s. avec N. Heinich sur

le statut d’artiste), la différence avec l’histoire sociale de l’art

se réduit au refus d’accorder un privilège de principe aux


oeuvres sélectionnées par l’histoire de l’art : ce qui ne signifie

pas nier les différences de qualité artistique, mais prendre en


compte l’ensemble du fonctionnement de l’art.

Appliquée au temps présent et avec les méthodes d’en-


quête modernes (sondages, entretiens, observations de
terrain), cette nouvelle approche donnera la sociologie du

« champ » artistique selon Bourdieu, restituant les différentes

positions occupées par les créateurs et leurs homologies avec


celles des récepteurs ; la sociologie du marché selon R. Mou-
lin, donnant la parole à l’ensemble des acteurs en présence ;

la sociologie de la production selon Becker, centrée sur


l’observation des interactions entre toutes les catégories d’ac-

teurs présidant à l’existence des oeuvres ; la sociologie de la

médiation selon Hennion, explicitant les dispositifs articulant

l’oeuvre et sa réception ; la sociologie du jeu sur les frontières


de l’art selon Heinich, analysant la logique structurelle de l’art
contemporain ; ou encore la sociologie des institutions cultu-
relles et la statistique des publics de l’art, particulièrement

développée, à partir des années 1970, grâce aux services


d’études des administrations et des établissements publics.

Reste une dernière génération qui commence à émerger,


non pour se substituer aux précédentes mais pour les com-
pléter : celle qui élargit les limites de la sociologie en s’inté-
ressant non seulement au réel mais aussi aux représentations
que s’en font les acteurs, et ce non pour les critiquer ou les
« démythifier » (tel Etiemble à propos de Rimbaud ou Bour-
dieu sur les musées) mais pour en comprendre la logique.
Croisant la tradition de la « sociologie compréhensive » de
M. Weber avec l’histoire des idées et l’anthropologie, cette
perspective n’étudie plus l’art et la société, ni l’art dans la
société, ni même l’art comme société, mais la sociologie de
l’art elle-même comme production des acteurs, lesquels ne
cessent de prouver leurs capacités à interpréter les liens entre
l’art et le monde vécu, que ce soit pour les affirmer (version
matérialiste) ou pour les nier (version idéaliste).

▶ Dans la lignée de quelques grands précurseurs – Zilsel sur


la notion de génie, Kris et Kurz sur l’image de l’artiste, Elias
sur les ambivalences du statut de Mozart –, cette sociologie
des représentations de l’art applique la démarche construc-

tiviste à la discipline elle-même (la sociologie) et non plus


downloadModeText.vue.download 75 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

73

seulement à son objet (l’art). Aussi ne craint-elle pas de partir


des grands noms de l’histoire de l’art, tel Van Gogh, en raison
non plus de leur sélection par les savants mais de ce qu’ils
représentent pour toute une société. Et c’est probablement
par là que la sociologie de l’art a toutes chances de rejoindre
les préoccupations de la sociologie générale, et l’art de prou-
ver son impact bien au-delà de ses frontières consacrées.

Nathalie Heinich

✐ Becker, H. S., les Mondes de l’art, Flammarion, Paris, 1988.

Bourdieu, P., les Règles de l’art. Genèse et structure du champ

littéraire, Seuil, Paris, 1992.

Castelnuovo, E., « L’histoire sociale de l’art, un bilan provisoire »,


in Actes de la recherche en sciences sociales, no 6, 1976.

Francastel, P., Études de sociologie de l’art. Création picturale et

société, Denoël, Paris, 1970.

Hauser, A., Histoire sociale de l’art et de la littérature, 1951, Le

Sycomore, Paris, 1982.

Heinich, N., la Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de


l’admiration, Minuit, Paris, 1991 ; le Triple jeu de l’art contem-
porain, Minuit, Paris, 1998 ; Ce que l’art fait à la sociologie,
Minuit, Paris, 1998.

Hennion, A., la Passion musicale. Une sociologie de la média-

tion, Métaillé, Paris, 1992.

Zolberg, V., Constructing a Sociology of the Arts, Cambridge

U. P., 1990.

! MONDE DE L’ART (ART), ARTISTE

∼ APPROCHE 4 : HISTOIRE DE L’ART


ESTHÉTIQUE

Commémorant les oeuvres de l’homme qui passent aux

yeux de la postérité pour des oeuvres d’art, elle s’efforce

de formuler les lois qui président à leur évolution, tant du


point de vue de leur forme que de leur signification, selon
qu’on les considère comme des constructions plastiques ou
comme les monuments d’une culture, ou d’une civilisation.

L’histoire de l’art ne fut pendant longtemps qu’une histoire

des artistes. C’est pendant la Renaissance italienne que les ci-

tés, revendiquant farouchement leur indépendance, fières de

leurs traditions et de leur culture, incitent les chroniqueurs à

vanter le génie des artistes locaux, dont l’art vient d’être pro-

mu à la dignité des arts libéraux, et qui se distinguent mainte-

nant des artisans, assujettis au travail simplement manuel des


arts mécaniques. L’éloge prend la forme d’une biographie,

qui tend à faire de l’artiste un véritable héros national.

Telle est l’origine d’un genre qui se prolonge jusqu’à nos

jours, et qui cherche la clé de l’oeuvre dans l’aventure de sa


création. Une telle démarche est, sinon romantique, du moins

épique, et tend à transformer l’artiste en un héros valeureux

qui ne réussit sa prouesse, à l’image du chevalier des romans

courtois, qu’en triomphant des épreuves, et qui ne devient

ce qu’il est qu’au terme d’une vie romancée à la façon d’un

parcours initiatique. Certaines « vies passionnées de Vincent

Van Gogh » continuent aujourd’hui cette inusable veine. Le


premier ouvrage de ce genre est composé à la fin du XIVe s.
par un riche marchand de Florence, F. Villani, qui se met en
tête d’écrire, à la façon de Plutarque, les vies des hommes
illustres de la cité de Dante, et compte parmi eux les peintres.
Mais le plus célèbre auteur de biographies historiques reste
Vasari, qui publie à Florence en 1550 (il y aura une seconde
édition, considérablement augmentée, en 1568) les Vite de’
più eccellenti Architetti, Pittori e Scultori Italiani 1. Il s’agit
d’une oeuvre considérable qui apporte une quantité remar-

quable d’informations, et dont la documentation a longtemps


dominé, parfois à ses dépens, l’histoire de l’art.

Pourtant, Vasari cherche moins à construire une histoire (il


s’en tient sur ce plan au cycle approximatif de la naissance,
de la maturité et du déclin) qu’à proposer en exemple à la
postérité les plus fameux exploits des virtuosi de l’art. Les
Vies sont construites comme des fables qui, après un pré-
ambule chantant les vertus du courage et de la constance,
concluent sur une sage maxime composée en forme d’épi-
taphe. Aussi faut-il les lire comme autant de modèles intem-
porels proposés à l’imitation des jeunes artistes, plutôt que
comme des témoignages destinés à la réflexion de l’historien.
C’est seulement avec Winckelmann que, dans la seconde
moitié du XVIIIe s., l’art est l’objet d’une histoire, récollection
raisonnée d’un passé à jamais révolu, et non plus galerie de
génies commémorés pour l’émulation des modernes.

Winckelmann, pourtant, ne parvient que progressivement


à cette idée, et commence par l’imitation avant d’en venir
à l’histoire. Son premier écrit, qui le fait connaître, Pensées
sur l’imitation des oeuvres grecques en peinture et en sculp-

ture (1755) 2, conseille aux artistes de puiser à la source des


Anciens, insurpassable modèle de l’art éternel : « L’unique
moyen pour nous de devenir grands et, si possible, inimi-
tables, c’est d’imiter les Anciens. » Mais en 1764, dans sa
grande Histoire de l’art de l’Antiquité 3, Winckelmann réalise

que la Grèce idéale, qu’il situe au sommet de l’art, est irréver-

siblement perdue, éloignée de nous par l’abîme des siècles, et


que l’intemporel même est englouti dans le temps. Dans les
dernières lignes de son ouvrage, il se compare à une amante

éplorée qui verrait disparaître à l’horizon le navire emportant


son bien-aimé, sans espoir de retour. Dès lors, la recherche
de l’imitation paraît vaine, puisque imiter, c’est rendre pré-
sent, et que la Grèce est à jamais perdue, que l’âge d’or ne
reviendra plus. Il reste aux modernes à ramasser les débris
mutilés de ce qui fut autrefois vivant, à restaurer patiemment

l’image ruinée d’une grandeur qui n’est plus. Désormais


l’oeuvre d’art apparaît moins comme un modèle que comme
une ruine, le témoin précieux et dévasté d’une grandeur abo-
lie. Elle est un document pour une histoire. L’histoire de l’art
se fait archéologie et ne devient vraiment elle-même que par
la neuve conscience de l’irréversible et du révolu. Elle est le

travail d’un deuil plutôt que la résurrection des morts.

Cependant, si l’histoire de l’art n’est pas l’histoire des


artistes, de quoi sera-t-elle donc l’histoire ? Depuis des
siècles, les théories cycliques de l’histoire se réglaient sur le
modèle de l’évolution naturelle de l’individu, selon la suite

de l’enfance, de l’adolescence, de la maturité et de la vieil-

lesse. Winckelmann substitue à ce schéma le devenir pro-


prement esthétique de l’évolution des formes : au sublime
et au « grand goût » d’un Phidias, origine et source de l’art
grec, succèdent le beau et le gracieux de l’art hellénistique ;
le génie se tarissant, l’art n’a bientôt plus d’autre ressource,
pour demeurer, que s’imiter lui-même – les Romains seront
d’excellents copistes – jusqu’à ce qu’il décline dans la « ma-
nière » et succombe enfin sous le poids de l’ornement et
de l’artifice. Les formes ont un destin, et ce qui était vivant
symbole chez les Anciens dégénère nécessairement en froide
allégorie chez les modernes. L’histoire de l’art sans artistes est
une morphologie de la beauté. En ce sens, Winckelmann est
à l’origine de l’école allemande dite de la « pure visualité »
(Reine Sichtbarkeit) qui se développe en Allemagne à la fin

du XIXe s., dans le cercle formé par le philosophe K. Fiedler,


le peintre H. von Marées et le sculpteur A. von Hildebrand 4 ;
downloadModeText.vue.download 76 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

74

elle inspirera, au début du XXe s., les travaux d’un Wölfflin,


qui voulut à son tour entreprendre une « histoire de l’art sans
nom », Kunstgechichte ohne Nahmen 6.

Pourtant, si l’histoire des formes rend bien compte de


l’épanouissement d’un style et de sa pleine maturité, si elle
sait être encore attentive à la secrète éclosion de l’origine,
elle conduit en revanche à déprécier les époques tardives,
à les refouler en une incertaine et confuse « décadence ». Le

goût pour l’antique était indissociable, dans l’esprit de Winc-


kelmann, du dégoût pour le « baroque », la profusion orne-
mentale qui dominait au XVIIIe s. dans les cours allemandes, et

dont il rejetait abusivement la responsabilité sur l’art du seul


Bernin. Il faudra attendre le début du XIXe s. pour que l’on
retrouve la grandeur du style gothique, qui depuis la Renais-
sance paraissait barbare aux yeux de ceux qui admiraient les

Anciens, et la fin de ce même siècle (1888) pour que Wölfflin

réhabilite, encore bien timidement, l’esthétique « baroque ».

Et c’est seulement au XXe s. que le gothique tardif, ou « flam-


boyant », le « maniérisme », mais encore le « néoclassicisme »
(dont le théoricien est Winckelmann, qui dut ainsi ironique-
ment subir lui-même le sort qu’il réservait aux époques de
décadence) sont rétablis dans la plénitude de leur affirmation.

Cette prolifération des écoles et des styles conduit à re-


mettre en question le point de vue strictement morpholo-
gique de « l’histoire de l’art sans nom ». L’oeuvre d’art doit
être plutôt conçue comme l’expression d’une idée, comme
le témoin privilégié d’une « vision du monde », un emblème
muet dont l’historien, qui se fait alors interprète, doit délivrer
le sens. Art, culture, civilisation : ces trois notions deviennent
indissociables. Les travaux de Warburg, de Gombrich ou de

Panofsky donneront à cette orientation un splendide déve-

loppement au cours du XXe s.

▶ Cette méthode, à son tour, n’est pourtant pas sans faille :


elle tend à nier la singularité de l’oeuvre dans un relativisme
volontiers sociologique, et plus encore à la recouvrir sous le
poids des références, à dissoudre le fait de la beauté plas-
tique dans le réseau des textes, à traduire dans le champ du
discours l’énigmatique et souveraine manifestation de l’évé-
nement esthétique. L’histoire de l’art court alors le risque de
perdre son autonomie, et de n’être plus qu’un simple appen-
dice ajouté à la leçon d’histoire. C’est ainsi que la méthode
oscille entre la morphologie et l’herméneutique, la phéno-
ménologie et l’iconologie, la vie des formes et l’antagonisme
des cultures. Cette contradiction, qui n’est peut-être qu’appa-
rente, entre le fait et le sens, la force plastique et l’expression
de l’idée, ne semble guère dépassée et nourrit de nos jours
encore le débat entre les historiens de l’art.

Jacques Darriulat

✐ 1 Vasari, G., les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et ar-


chitectes, trad. A. Chastel, Berger-Levrault, Paris, 1981.

2 Winckelmann, J. J., Réflexions sur l’imitation des oeuvres


grecques en peinture et en sculpture, trad. M. Charrière, J. Cham-
bon, Nîmes, 1991.

3 Winckelmann, J. J., Histoire de l’art chez les Anciens, trad.

M. Huber, Barrois, Savoye, Paris.

4 Sakvini, R. (éd.), Pure Visibilité et formalisme dans la critique


d’art au début du XXe s., Klincksieck, Paris, 1988 ; Junod, P.,

Transparence et opacité. Pour une nouvelle lecture de K. Fie-


dler, L’Âge d’homme, Lausanne, 1976.

5 Wolfflin, H., Réflexions sur l’histoire de l’art, trad. R. Rochlitz,


Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1997.

Voir-aussi : Bazin, G., Histoire de l’histoire de l’art, de Vasari à


nos jours, Albin Michel, Paris, 1986.

Hegel, G. W. F., Cours d’Esthétique, trad. J.-P. Lefebvre, et V. von


Schenck, 3 vol., Aubier, Paris, 1998.

Kubler, G., Formes du temps (1962), trad. Champ libre, Paris,

1973.

Kultermann, U., Geschichte des Kunstgechichte. Der Weg einer


Wissenschaft, Munich / New York, 1990-1996 ; Storia della sto-
ria dell’arte, trad. E. Filippi, Vicence, Neri Pozza, 1997.

Pächt, O., Questions de méthode en histoire de l’art, trad. J. La-


coste, Macula, Paris, 1994.

Venturi, L., Histoire de la critique d’art, trad. J. Bertrand, Flam-


marion, coll. « Images et Idées », Paris, 1969.

∼ L’ART EN QUESTION 1 : MONDE DE L’ART


Décalque de l’anglais artworld.

ESTHÉTIQUE
Notion qui vise d’abord à expliquer que des objets de

consommation courante puissent être exposés comme


des oeuvres d’art, en raison d’une ambiance théorique qui

en remet en cause la définition « traditionnelle ». Dans


une acception ultérieure, contexte (puis ensemble des
contextes) socioculturel qui sert de support à l’activité ar-
tistique. REM. Notion introduite par Danto pour résoudre
un problème d’histoire de l’art et par la suite approfondie

(ou pervertie ?) dans une optique sociologique.

La notion de monde de l’art apparaît dans un article de Dan-


to : « Voir quelque chose comme de l’art requiert quelque
chose que l’oeil ne peut apercevoir – une atmosphère de
théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un
monde de l’art » 1. Cette phrase fait écho à une longue dis-
cussion au sein de l’esthétique analytique : doit-on, dans la
lignée de Wittgenstein 2, s’attacher aux propriétés apparentes

des oeuvres d’art ou bien, à l’instar de Mandelbaum 3, s’inté-

resser à leurs propriétés relationnelles, structurales ? Danto

choisit la seconde solution pour rendre compte du fait que


Warhol expose comme oeuvre d’art des fac-similés de cartons
d’emballage en 1964 à New York. Au-delà de ce fait, l’auteur
s’intéresse à la définition de l’art. Le monde de l’art qui déter-
mine le geste warholien correspond à un moment historique
et théorique où, la définition de l’art étant radicalement re-
mise sur le tapis, l’art entre en dialogue avec la philosophie.

Les successeurs de Danto, contre son gré, donnent à sa


notion un sens sociologique. Le monde de l’art, pour Dic-
kie, devient « la vaste institution sociale où les oeuvres d’art
prennent place » 4. Par institution, il n’entend pas un orga-
nisme (ministère ou musée), mais le système global qui règle
la pratique d’un art (y compris des organismes) et dans le
cadre duquel une oeuvre fait « candidature » à l’appréciation
esthétique. La prise en compte de la diversité des systèmes

des arts (plastiques, théâtral, musical, etc.) implique une ex-


tension de la notion de monde de l’art, qui porte en germe
le passage au pluriel des « mondes de l’art » proposé par le
sociologue H. Becker. Ce dernier désigne par là tout réseau
de personnes, y compris les artistes, dont l’activité consiste
à gérer la production des oeuvres d’art 5. Dans la variété de

ces réseaux, il considère autant les arts mineurs (peintres du

dimanche, musiciens de rock, etc.) que le microcosme new-


yorkais de l’art contemporain auquel se restreignait Danto,
puisque la sociologie s’intéresse moins aux conséquences

esthétiques des innovations artistiques qu’au champ social


réel de l’art (en un sens voisin de Bourdieu6).

Dominique Chateau
✐ 1 Danto, A., « The Artworld » (1964), trad. in Lories, D. (éd.),

Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, Pa-


downloadModeText.vue.download 77 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

75

ris, 1988. Voir aussi la Transfiguration du banal, une philoso-


phie de l’art (1981), trad. C. Hary-Schaeffer, Seuil, coll. Poétique,

Paris, 1989.

2 Wittgenstein, L., Investigations philosophiques (1936-1949),


trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1986.

3 Mandelbaum, M., « Family Resemblances and Generalization


Concerning the Arts », in The American Philosophical Quaterly,
vol. II, no 3, juillet 1965.

4 Dickie, G., Art and the Aesthetics, an Institutional Analysis,


Cornell University Press, Ithaca-London, 1974, p. 29.

5 Becker, H., les Mondes de l’art (1982), trad. J. Bouniort, Flam-


marion, Paris, 1988, p. 159.

Bourdieu, P., les Règles de l’art, genèse et structure du champ


littéraire, Seuil, Paris, 1992.

! EXPOSITION, MUSÉE, PHILOSOPHIE DE L’ART (ART), PUBLIC,


SOCIOLOGIE DE L’ART (ART)

∼ L’ART EN QUESTION 2 : L’ART POUR L’ART


Formulation employée incidemment par B. Constant (1804), puis par
V. Cousin dans son Cours de 1818 (publ. 1936), et qui s’impose avec la
préface que T. Gautier compose pour son sulfureux roman Mademoiselle
de Maupin (1835).

ESTHÉTIQUE

Courant issu du romantisme qui revendique une auto-


nomie formelle de la sphère artistique par rapport à la
société. Cultivant la perfection formelle pour elle-même
(Parnasse, symbolisme), il n’en affirme pas moins dans les
faits une posture emblématique et datée de la figure de
l’artiste.

Soucieux de préserver l’art des pressions d’une société en


pleine mutation, l’artiste romantique défend son indépen-
dance vis-à-vis des tutelles institutionnelles, qu’elles soient
d’ordre politique, moral ou artistique. Le mot d’ordre de la
bohème, à rebours de l’utilitarisme saint-simonien, clôt le
procès d’émancipation amorcé à la Renaissance (Alberti, Va-
sari) par lequel l’artiste conteste son statut servile d’artisan,
mais cette religion de l’art qui sanctionne son changement de
statut signale aussi la difficulté d’avoir troqué dépendance ar-
tisanale, protection de l’Académie, régime du mécénat aristo-
cratique, ecclésiastique et étatique, contre l’emprise aveugle
du marché 1 ; « l’art pour l’art » réclame pour l’oeuvre une
liberté de composition que son statut de marchandise, pro-
posée à la vente, à la consommation, contredit formellement.

En tant que manifeste esthétique, la notion annonce la


solidarité entre formalisme et avant-garde, qui caractérise une
part importante de l’art du XXe s. Dégagée de toute prescrip-
tion à l’égard du contenu, la forme pure prétend n’être jugée
que sur sa valeur esthétique, sans être assujettie à aucun dis-
cours, ni à aucune norme extérieure à elle-même. Ce repli
souverain confère à l’artiste la posture prophétique du génie
solitaire, qui anticipe sur le devenir de l’art autant que sur
celui de la société. « L’art pour l’art » annonce le goût pour
l’invention formelle qui atteste, au XXe s., la subordination de
l’idée (contenu) à la forme productrice, mais l’autonomie ne
suffit guère, non plus que l’isolement, pour valider l’effet de
l’art. Il est aujourd’hui clair qu’on ne peut rapporter la créa-
tion dans la culture à la seule individualité géniale, héraut de
l’art futur : le pathos de la rupture, l’isolement messianique
ont fait long feu.

▶ Anticipant sur les multiples courants qui émaillent le XXe s.,


« l’art pour l’art » rompt avec son usage populaire en affirmant
la position extérieure, solitaire, du créateur qui refuse de se
soumettre à aucune autre norme que celle qu’il invente lui-

même ; il exige apparemment pour l’art une indépendance à


l’égard du social, mais il contribue de fait à institutionnaliser

ce nouveau statut : la figure de l’« artiste » de la modernité.

Anne Sauvagnargues

✐ 1 Benjamin, W., Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apo-


gée du capitalisme, chap. I, trad. J. Lacoste, Payot, Paris, 1979,
rééd. 1990.

Voir-aussi : Adorno, T. W., « Engagement » (1962), in Notes sur la

littérature, trad. S. Muller, Flammarion, coll. « Champs », Paris,


1999, pp. 285-306.

Bourdieu, P., les Règles de l’art. Genèse et structure du champ


littéraire, Seuil, Paris, 1992, pp. 112-122.

Cassagne, A., la Théorie de l’art pour l’art en France chez les


derniers romantiques et les premiers réalistes, rééd. Champ Val-
lon, Seyssel, 1997.

Gadamer, H. G., l’Actualité du beau, trad. E. Poulain, Alinéa,


Aix-en-Provence, 1992, pp. 23-24.

Sartre, J.-P., l’Idiot de la famille, t. III, I, III, D, 1 et 3, Gallimard,

Paris, 1972, pp. 202-205.

! ACADÉMIE, AVANT-GARDE, CRITIQUE D’ART, FORMALISME,


MODERNE, MODERNISME, MODERNITÉ

∼ L’ART EN QUESTION 3 : FIN DE L’ART

ESTHÉTIQUE

Expression qui, pour répandue qu’elle soit devenue,


n’en est pas moins équivoque, sinon contradictoire : elle
peut désigner la finalité de l’art, c’est-à-dire le point de son
plus extrême accomplissement, ou bien au contraire sa

mort, c’est-à-dire l’aveu de son impuissance.

En un geste inusable et toujours recommencé, le XXe s., à


la suite de la provocation dadaïste, n’a cessé de proclamer
la « fin de l’art » et d’en porter l’interminable deuil. On peut
même dire, de l’art contemporain, qu’il vit de se savoir mou-
rir et, tel le roi renaissant le jour de ses funérailles, qu’il doit
son acte de naissance à son certificat de décès : l’art est mort,
vive l’art !

Il y a pourtant loin de la déclamation sur la « mort de


l’art » – qui aura théâtralisé l’histoire de la création depuis la
Première Guerre mondiale – au constat peut-être plus sub-
til de la « fin de l’art ». L’expression est en effet équivoque,
puisqu’elle désigne également la limite et la finalité, l’échec et
l’accomplissement, la disparition et l’assomption.

Au XIXe s. déjà, Baudelaire ne voyait en Manet que « le


premier dans la décrépitude de [son] art » (lettre du 11 mai
1865). Nostalgique d’un temps où le rêve l’emportait sur le
réel, le poète ne discerne, dans l’indifférence ennuyée, dans
l’indécence hébétée de l’Olympia, que ce qui s’achève, et
non ce qui commence. Zola saura pourtant deviner, dans l’art
de Manet, la naissance d’une autre peinture, jeu de sensa-
tions colorées qui prétend valoir pour lui-même, et ne renie
plus la platitude du tableau. La fin, c’est-à-dire la mort de la
peinture prophétisée par Baudelaire, est aussi la révélation
d’une peinture pure qui, devenue indifférente au sujet, ne
veut avoir d’autre fin qu’elle-même. Devenue autotélique,
l’oeuvre d’art ne célèbre sa fin qu’en se faisant elle-même
finalité sans fin, et la revendication de l’autonomie accom-

pagne invariablement la proclamation de la rupture, la dé-


nonciation militante d’une ère révolue. La peinture sera le

champ privilégié où s’exerce cette mise à mort qui vaut pour


une délivrance. Hegel n’avait-il pas mis en lumière la néces-

saire dissolution de l’oeuvre dans l’art romantique ? Il fallait

en effet que la pensée fasse l’expérience de son inadéquation


downloadModeText.vue.download 78 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

76

au sensible, que l’Idée s’élève à la reconnaissance de son irré-


ductible excès sur sa représentation phénoménale, pour que
la conscience, devenue rationnelle en devenant malheureuse,
se détourne du phénomène et s’effectue par le seul dévelop-
pement dialectique du concept.

▶ Depuis plus d’un siècle, le geste de l’artiste semble pri-


sonnier du double sens qui travaille la « fin de l’art » : selon
qu’il se réclame de Duchamp, qui réalise en 1918 sa dernière
toile intitulée Tu m’, prenant ainsi péremptoirement congé de
la peinture, ou de Kandinsky, qui date de 1910 sa première
aquarelle abstraite, régie par la seule « nécessité intérieure »
et affranchie des contraintes externes de la représentation, le
peintre décline la fin de l’art en en célébrant inlassablement
les funérailles, ou en élevant au contraire l’oeuvre à la dignité
de l’absolu. Cette ambivalence, source d’une infinité de varia-
tions, est cultivée avec délices. Il ne semble pas qu’elle soit
encore dépassée.

Jacques Darriulat

✐ Bataille, G., Manet, Skira, Genève, 1955.

Clair, J., Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, « Art et artistes »,


Gallimard, Paris, 2000.

Danto, A., Après la fin de l’art, trad. C. Hary-Schaeffer, Seuil,


Paris, 1996.

Démoris, R., les Fins de la peinture, actes du colloque organisé


par le Centre de recherches « Littérature et arts visuels » (9-
11 mars 1989), Desjonquières, Paris, 1990.

Hegel, G. W. F., Cours d’esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von


Schenck, 3 vol., Aubier, Paris, 1998.

∼ FOCALE 1 : ART ET NATURE

ESTHÉTIQUE

Autant que de l’art, l’esthétique se préoccupe du senti-


ment de l’homme devant le beau naturel. Le jardin occupe
à cet égard une situation privilégiée puisqu’il est une oeuvre

humaine inscrite dans la matérialité même du paysage. Le

moment crucial dans l’histoire du jardin, celui qui en fait un


révélateur irremplaçable de l’évolution de la sensibilité, se

place au bout d’une évolution des trois siècles, au XVIIIe s.,

lorsque le succès européen du jardin formel français (théo-


risé par Dézallier d’Argenville en 1709) cède la place au parc

paysager anglais et à la flambée des jardins anglo-chinois.

Le changement fondamental ne porte pas tant sur les élé-

ments du locus amoenus (l’eau, le végétal, la lumière) que


sur un changement de paradigme à la base des réalisations
in situ : celui de la peinture (Pope) et de la poésie (Girardin)
remplace celui de l’architecture et d’une géométrie quasi abs-
traite. L’art authentique des jardins et du paysage n’est plus
un spectacle qui se montre de manière ostentatoire, il devient
un art caché qui procède par l’éveil d’un état de l’âme plutôt
que par une mise en scène des corps inspirée par la danse
et le théâtre. Si scénographie il y a, c’est celle d’une nature

certes artificielle mais qui se donne comme une imitation des


formes et éléments de la nature capable d’éveiller des affects
correspondants, désirés en même temps que révélés.

C’est pourquoi la ligne serpentine (Hutcheson) est omni-


présente : les formes de l’eau sont des étangs mélancoliques
ou des lacs aux contours dissimulés plutôt qu’un canal, des
bassins ou des fontaines éclatantes. Des chaos rocheux et

sauvages prennent la place des statues équestres et autres


incarnations des dieux antiques. Les pelouses se répandent
jusqu’au seuil de la demeure, recherchant un enveloppement,
voire un enfouissement, de l’architecture dans le végétal
plutôt que sa prééminence. Des chemins étroits, sinueux et

courbes s’ajoutent aux grands axes et allées droites, larges et


claires, qui matérialisaient l’emprise et l’efficacité des lois de
la perspective sur l’organisation de l’espace, voire les rem-
placent. Des folies et des fabriques dispersées accrochent
et impressionnent le regard plutôt que le détail minutieux

des parterres de broderies. Des tableaux et scènes presque


indépendantes l’une de l’autre se présentent tout à tour aux
yeux du promeneur, reliées entre elles par le pas d’une pro-
menade méditative plutôt que par une lecture impérative ou
démonstrative.

La maîtrise symbolique et économique d’un territoire agri-


cole étant accomplie, le jardin devient une évocation nos-
talgique d’un paradis perdu (Stourhead) ou d’une Arcadie
retrouvée. Toute la terre peut être vue comme un jardin qui
s’étend à l’infini, note Walpole au sujet de William Kent. Il ne
s’agit pas seulement de perception, mais d’une interrogation

sur la place de l’homme au sein de la nature – comme en


témoigne le dispositif du « ha-ha » (ou « saut de loup ») – et

de la société. En exaltant la solitude et la rêverie, la pro-


menade prédispose au souci de l’intériorité et favorise un

sentiment d’harmonie cosmique. Terrain de prédilection qui

flatte l’expression et l’expansion de la sensibilité humaine, le


jardin est pourtant menacé dans ses codes esthétiques par
l’excès du pittoresque (justement critiqué par Quatremère de
Quincy en 1820) et ensuite par les effets de la mécanisation

et de l’urbanisation.

▶ Le XVIIIe s. constitue ainsi un tournant fondamental. Au mo-

ment même où les cadres esthétiques et épistémologiques


qui étaient les moteurs de la création plastique (la mimésis,
conçue comme augmentation iconique, et l’ut pictura poesis)
sont radicalement contestés (Hegel), l’art des jardins meurt
en tant qu’art, mort exemplaire et quasi tragique puisque cet

événement coïncide avec son accomplissement. Incarnant le

lieu de l’aura de l’art classique, le jardin, élargi au paysage,

anticipe la perte d’aura caractéristique de l’art moderne et

contemporain.

Philippe Nys

✐ Baltrusaïtis, J., « Jardins et pays d’illusion », in Aberrations.

Essai sur la légende des formes, Flammarion, Paris, 1983 (rééd.

Champs, 1995).

Dixon Hunt, J., et Willis, P., The Genius of the Place, MIT Press,

Cambridge, 1988.

Dixon Hunt, J., l’Art du jardin et son histoire, Odile Jacob, Paris,
1996.

Martinet, M.-M. (textes présentés par), Art et Nature en Grande-


Bretagne au XVIIIe s., Aubier, Paris, 1980.

Wiebenson, D., The Picturesque Garden in France, Princeton

U. P., 1978.

! ESTHÉTIQUE

∼ FOCALE 2 : ART ET SCIENCE

ESTHÉTIQUE, PHILOS. SCIENCES

Un lieu commun tenace oppose l’activité rationnelle

de la science, dont l’objet est la connaissance des lois de

la nature, et la démarche Imaginative sinon fantasque de

l’art, dont la visée serait de plaire et d’embellir. Cela n’a

pourtant de sens que si l’on réduit l’art à une conduite

de divertissement ou tout au moins de substitution. Il est


beaucoup plus pertinent de remarquer que cette bipola-
risation excessive est un sous-produit d’une conception
exagérément positiviste du savoir et qu’elle ne rend pas
downloadModeText.vue.download 79 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


77

justice à l’investissement théorique considérable dont ont


su faire preuve les artistes à toutes les époques.

L’art ne cesse en effet d’emprunter à la pensée scientifique


des outils de conceptualisation : rôle des mathématiques
dans l’élaboration de la perspective, avec les traités de Piero
della Francesca (vers 1490) ou, Dürer (1528), et dans la

déduction des lois harmoniques par Rameau (1722), et il


participe d’un questionnement qui s’alimente volontiers aux
mêmes sources intellectuelles. En retour, les artistes ont mis

leur talent graphique au service des sciences naissantes :


dessins anatomiques illustrant la Fabrica de Vésale (1543),
cartographie et images de choses vues au microscope (Hol-
lande, XVIIe s.). Nombre d’entre eux ont entretenu un rapport
privilégié avec la spéculation, que ce soit sur le plan de
leurs motivations personnelles, du contenu et de l’organisa-

tion de leurs oeuvres ou de la portée sociale de leurs idées,


jusqu’à s’élever comme Léonard de Vinci à la condition
d’esprit universel. À l’inverse, les adhésions à l’irrationnel
sont souvent une réponse maladroite à une présomption,
justifiée ou non, de scientisme.

Ces arguments n’ont nullement pour résultat une confu-


sion entre domaines, laquelle n’intervient qu’en cas de
contrainte idéologique forte (constructivisme russe) ou
d’une restriction de l’art à l’expérimentation. En fait, art et
science ne font pas fonctionner au même niveau les élé-
ments qu’ils partagent : alors que la pensée scientifique
procède verticalement, par réduction et hiérarchisation des
connaissances, l’art tisse des réseaux adjacents d’association
qui multiplient les modes de présentation et il ne cesse de
se réapproprier leur contenu. Même lorsqu’il s’abrite der-

rière l’apparence la plus objective ou la plus anonyme, l’en-


jeu reste de sensibiliser chaque paramètre et de renouveler
à partir de lui l’expérience du rapport avec le monde. D’où
en retour la facilité à appliquer des prédicats esthétiques
pour caractériser le travail scientifique (élégance d’une dé-
monstration, symétrie de propriétés, équilibre ou tension
créatrice de nouvelles investigations).

▶ Loin d’être ennemis ou étrangers l’un à l’autre, art et


science se révèlent des partenaires irremplaçables dans le
procès humain d’appréhension de la réalité.

Jacques Morizot

✐ Art et science : de la créativité (colloque de Cerisy, 1970),


UGE, Paris, 1972.

Kemp, M., The Science of Art : Optical Themes in Western Art

from Brunelleschi to Seurat, Yale U P, 1992.

Salem, L., la Science dans l’art, Odile Jacob, Paris, 2000.


Sicard, M., la Fabrique du regard. Images de science et appareils
de vision (XVe-XXe s.), Odile Jacob, Paris, 1998.

! ARTS TECHNOLOGIQUES

∼ FOCALE 3 : ART ET POLITIQUE

GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, POLITIQUE

Si le rapport entre production d’art et institutions


se révèle déterminant dans toutes les sociétés, ce n’est

qu’avec l’émergence de l’art comme sphère autonome de


la culture que se pose la question de l’interaction entre le

pouvoir qui prescrit ou restreint l’usage des arts et l’action


en retour de la création artistique sur la société : puissance

critique ou ornement apologétique du pouvoir ?

La production d’art relève du politique au sens large et se


lie à l’exercice du pouvoir depuis l’apparition des sociétés

sédentaires centralisées, comme le montre l’architecture, sa-


crée, militaire ou civile. La pratique artistique, même dans

les sociétés qui ne reconnaissent aucune indépendance ni


spécificité à l’art, s’inscrit dans le rituel et relève du « fait social
total » (Mauss). C’est dans les sociétés qui pensent le politique
que le statut de l’art fait essentiellement problème : en chas-
sant le poète de la cité, Platon 1 inaugure le lien entre l’art
et les moeurs. Par la séduction qu’il exerce, l’art agit sur le
peuple dont il transforme le goût. Il relève donc de la poli-
tique comme administration et gestion de la vie commune,
qu’elle soit effective ou prescriptive. Le rapport de l’art à la
politique renvoie alors aux diverses modalités par lesquelles
l’instance du pouvoir régit, utilise ou censure la production
et l’usage des arts, et à l’influence en retour que l’initiative
artistique exerce sur l’équilibre social.

Le mouvement historique d’émancipation des beaux-arts à


partir de la Renaissance favorise une liaison plus étroite entre
l’artiste et le pouvoir. Les cours princières italiennes, la Rome
papale, l’État centralisé en France se disputent l’artiste de
génie pour diffuser l’image d’un pouvoir raffiné et puissant.
Ainsi, l’art baroque du Bernin manifeste l’éclat de la Contre-
Réforme à Rome, tandis qu’à Versailles, Boileau, Lully ou Le
Brun assurent la représentation et le rayonnement du pouvoir
royal. La théorie normative du chef-d’oeuvre à l’antique et la
poétique du beau se figent en doctrine académique, pendant
que l’art devient une valeur sociale autonome. Cette géopoli-
tique du style subit au XVIIIe s. l’impact de la théorie kantienne
du jugement subjectif ; Schiller, suivi par les romantiques, fait
de l’art l’organe de libération suprême, la grâce esthétique
oeuvrant pour la dignité morale et le progrès cosmopolitique
de l’humanité 2. L’artiste devient l’instituteur, puis le « médecin

de la civilisation » 3.
À l’époque moderne, l’autonomie de l’art permet à l’artiste
de s’engager en son propre nom. L’artiste occupe vis-à-vis du
social une fonction médiatrice : chroniqueur lucide (roman
réaliste), mais aussi acteur partisan, opposant (Picasso, Guer-
nica) ou suppôt du régime (les films de propagande nazie
de L. Riefenstahl). Même un patient styliste comme Mallarmé
se comporte en prophète qui résiste au présent et s’engage
pour l’avenir. Enrôlant l’artiste dans l’action politique, la cri-
tique marxiste fait coïncider militantisme et révolution for-

melle (Lukacs, Brecht). Mais le pouvoir totalitaire (nazisme,

stalinisme) écrase la création. Le lien entre recherche formelle


et conscience sociale n’est ni immédiat ni causal, comme le
montrent Adorno 4 ou Sartre 5. Tandis que l’industrie et la
propagande attestent l’inféodation de l’art à l’exercice du
pouvoir (Benjamin), l’idéologie du progrès n’unit plus l’art
à la politique, même si l’art conserve sa fonction critique de
résistance.

▶ Aujourd’hui, l’art est en quête d’un nouvel usage social


capable de compenser la fracture entre art populaire et ins-

titutionnel, entre tentative isolée et récupération médiatique.


Il s’agit de penser le rapport entre création et mutation des
cultures, en art comme en politique.

Anne Sauvagnargues

✐ 1 Platon, République, not. III 398a et X 607e, trad. R. Baccou,


Flammarion, Paris, 1966.

2 Schiller, F. von, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme,


Lettre XXIV, trad. R. Leroux, Aubier, Paris, 1943. Voir également :
Schelling, F. W., Textes esthétiques, Klincksieck, Paris, 1978 ; et
Hegel, G. W. F., Esthétique, t. 1., Aubier, Paris, 1994, pp. 84 sq.
3 Nietzsche, F., le Livre du philosophe, II, trad. A. Kremer-Ma-
rietti, Flammarion, Paris, 1991.
downloadModeText.vue.download 80 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

78

4 Adorno, T. W., Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Klinck-


sieck, Paris, 1996.

5 Sartre, J.-P., Situations II, Gallimard, Paris, 1948.

Voir-aussi : Bourdieu, P., les Règles de l’art, Seuil, Paris, 1992.

Bourdieu, P., et Haacke, H., Libre échange, Seuil / Les presses


du réel, Paris, 1994.

Gerz, J., la Question secrète, Actes Sud, Arles, 1996 ; Esthétique

et marxisme (Raison Présente), U.G.E., 10 / 18, Paris, 1974.

Michaud, E., Un art de l’éternité. L’image et le temps du national


socialisme, Gallimard, coll. « Le temps des images », Paris, 1996.

∼ GENRE 1 : ARTS PLASTIQUES


Du grec plastikos, plassein, « modeler », « former ».

ESTHÉTIQUE

Héritée du vocabulaire grec, notion qui a un sens maté-


riel – formel : le modelage, la mise en forme de la matière,

et un sens plus abstrait qui soit s’applique à l’idée de plas-

ticité, soit implique cette idée (au-delà des arts plastiques

eux-mêmes). Des Grecs jusqu’à la période actuelle, on

assiste à une série de variations autour de ces deux signi-

fications plus ou moins concurrentes. REM. Notion très


étroitement liée à l’histoire de l’art et de la Kunstwissens-
chaft, d’abord transformée en concept par des philosophes
(Shaftesbury, Taine), surtout alimentée aujourd’hui par le
discours des praticiens-critiques.

La notion d’arts plastiques 1, qu’elle soit simplement classifi-

catoire ou renvoie au concept plus abstrait de plasticité, n’a

jamais renié son étymologie : plastikos est associé au mode-

lage, lequel non seulement s’applique à la matière malléable,

mais encore s’étend, dès Platon 2, à la forme et / ou idée

(eidos). Jusqu’au début du XVIIIe s., « la plastique » désigne

tantôt la classe restreinte des arts du modelage de la matière

molle, tantôt la classe plus étendue des arts de la mise en

forme d’une matière. La notion même d’art plastique ou d’arts

plastiques émerge avec un sens plus abstrait à la faveur de la


rencontre, dans la pensée de Shaftesbury 3, entre l’expérience
esthétique qu’il fait en Italie à la fin de sa vie et une théorie
philosophique atypique (inspirée par les néoplatoniciens de

Cambridge), celle de la « nature plastique », une notion qui

désigne le dynamisme de la nature tel qu’il s’incarne dans le

processus inconscient de la croissance des êtres et dans la

puissance libre et consciente du sens interne humain. Shaftes-


bury prend en compte aussi bien le travail de la matière (for-
mer, façonner, rectifier, polir, etc.) que son rapport à la forme
dont la détermination est d’abord intérieure, dans l’optique
de l’ut pictura poesis.

L’influence du philosophe britannique sur la pensée ger-


manique est connue 4. La diffusion de sa pensée est favorisée

par la richesse du vocabulaire allemand. Du grec procède

Plastik, « sculpture » (Skulptur) et « architecture », tandis que

la notion plus générale d’« arts plastiques », y compris la pein-


ture, est traduite par bildenden Künste, où l’adjectif est dérivé
de Bild, « image », et bilden, « former ». Le sens classificatoire
de bildenden Künste est mis en évidence par divers philo-
sophes, tel Kant 5 qui les définit comme « arts de l’expression

des Idées dans l’intuition des sens », y incluant la Plastik et

la peinture. Cette richesse de vocabulaire, croisée avec plu-

sieurs influences philosophiques (du côté britannique : Ber-


keley, Locke ; du côté français : Rousseau, Diderot), explique

l’importance que devait prendre dans la Kunswissenschaft


allemande, de Herder à C. Einstein en passant par Fiedler et

Riegl, le débat sur les valeurs tactiles et les valeurs optiques


(notion d’haptique, de visibilité pure, etc.).

La notion d’arts plastiques apparaît plus tardivement en

France, mais dans un contexte théorique fort, à travers l’intui-


tion de Lamennais 6 puis le travail plus approfondi de Taine
qui, avant M. Denis, met clairement en évidence la spécificité
du plan plastique : « Un tableau est une surface colorée, dans
laquelle les divers tons et les divers degrés de lumière sont ré-

partis avec un certain choix ; voilà son être intime (...) » 7. C’est
toutefois dans le monde de l’art, sous la plume des critiques

et des artistes, que la notion d’arts plastiques prend son es-


sor, en Europe et, par contamination, aux États-Unis dans la
première partie du XXe s. Conformément à son étymologie,

elle se développe dans un sens matériel-formel autant que


dans un sens abstrait, les deux niveaux étant souvent imbri-
qués, parfois mis en contradiction. Le postimpressionnisme,
le cubisme (et l’art nègre), le futurisme, le néo-plasticisme et
maints autres mouvements d’avant-garde connaissent le lan-
gage de la plasticité, non moins étendu rétroactivement à l’art
ancien et revendiqué par des mouvements de retour à l’ordre,
tel Valori plastici.

Après 1945, une orientation contraire se dessine, notam-


ment aux États-Unis. La notion de plastique est refoulée en
même temps que la perspective des mouvements d’avant-
guerre. B. Newman, par exemple, oppose le « plasmique »

au plastique 8, préconisant, contre l’héritage de l’art moderne


(transmis notamment par Bell et Fry), de faire passer l’expres-
sion de l’idée de l’artiste avant les qualités de l’oeuvre. On

notera, toutefois, qu’en France, au début des années 1970, la


notion d’arts plastiques non seulement était toujours vivace,
mais reprit de la vigueur avec l’introduction de leur enseigne-

ment à l’université (et l’usage de leur enseigne dans l’institu-


tion culturelle), selon un schéma d’interaction de la pratique
et de la théorie qui, une fois de plus, renvoie à l’origine du
mot plastique.

▶ Sur le plan strictement philosophique (bien que les philo-


sophes aient déserté le terrain), l’intérêt de ces discussions
d’une extension considérable réside, bien entendu, dans

l’approfondissement de la question de la forme, figurative ou


abstraite, mais aussi dans un processus de généralisation qui

associe la plasticité à toute forme d’art, y compris la musique


(Mondrian) et le langage (Duchamp).

Dominique Chateau

✐ 1 Chateau, D., Arts plastiques : archéologie d’une notion,


J. Chambon, Nîmes, 1999.

2 Platon, République VI, 510e - 511a ; voir aussi IX, 588be, et


Timée 55de.

3 Shaftesbury, A., Plastics or the Original Progress and Power


of Designatory Art (1712-1713), in B. Rand (éd.), Second Cha-

racters or the Language of Forms, Cambridge University Press.

4 Cf. notamment Larthomas, J.-P., De Shaftesbury à Kant, Ate-

lier national de reproduction des thèses, Diff. Didier érudition,


2 tomes, 1985.

5 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 48, trad.


A. Philonenko, Vrin, Paris, 1974.

6 Lamennais, F. de, Esquisse d’une philosophie, Pagnerre, Paris,

1840.

7 Taine, H., Philosophie de l’art (1864-1869, puis 1882), Fayard,


Corpus des oeuvres de philosophie en langue française, Paris,

1985.

8 Newman, B., « The Plasmic Image » (1945), in Selected Writings

and Interviews, éd. John P. O’Neill, New York, Alfred A. Knopf,


1990.
downloadModeText.vue.download 81 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

79

! FORMEL, IMMATÉRIEL, MATÉRIAU, PHILOSOPHIE DE L’ART (ART)


∼ GENRE 2 : ARTS TECHNOLOGIQUES

ESTHÉTIQUE

Ensemble des arts qui requièrent l’usage de technolo-


gies « de pointe » rompant non seulement avec les tech-
niques traditionnelles (peinture, sculpture, dessin, etc.),
mais aussi avec les techniques considérées comme mo-
dernes, telles que la photo ou le cinéma.

Certains artistes utilisent, par exemple, l’image (ou le son) élec-


tronique, l’image holographique, le laser, le néon, les métaux
à mémoire de forme ou des matières plastiques, voire, depuis
peu, les biotechnologies et, de plus en plus, les technologies
numériques (images et sons de synthèse, hypertextes, etc.) et
les technologies de la communication et de l’information. L’ex-
pression strictement technique « arts technologiques » n’augure
en rien de la singularité artistique des oeuvres extrêmement
variées qui en sont l’expression. Elles reflètent néanmoins chez
leurs auteurs une certaine conception de la technologie en tant
que champ d’expérimentations perceptives et logiques, liées à
la science et mises au service de l’art.

Les arts technologiques s’inscrivent dans une problématique


liant art, technique et science, qui s’affirme au début du siècle
(avec le constructivisme, le futurisme et le Bauhaus) et qui se
développe jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ils rebondissent
autour des années soixante-dix, tout en évoluant, avec notam-
ment les recherches de l’EAT (Experiments in Art and Techno-
logy) et celles du MIT sous l’impulsion de la cybernétique, du
cinétisme et, plus tard, des arts de la communication. L’explo-
sion de la micro-informatique et, au tournant des années quatre-
vingt-dix, l’apparition des réseaux (Internet) relancent encore
une fois l’intérêt des artistes pour la technologie.

▶ À travers le numérique qui tend à contrôler la quasi-totalité

du technocosme, le champ de l’expérimentation artistique s’élar-

git considérablement en même temps qu’il se redéfinit. Qu’il

s’agisse de dispositifs de réalité virtuelle, de multi- ou d’hyper-

médias, d’oeuvres « hors ligne » ou « en ligne », une esthétique

commune se dessine sous la diversité des oeuvres. Elle interroge

le corps et la subjectivité dans le dialogue avec la machine et


refonde les relations entre l’auteur, l’oeuvre et le spectateur.

Edmond Couchot

✐ Couchot, E., Images. De l’optique au numérique, Hermès,

Paris, 1988.

Lovejoy, M., Postmodern Currents. Art and Artists in the Age of


Electronic Media, Prentice Hall, 1997.
Popper, F., l’Art à l’âge électronique. Hazan, Paris, 1993.

! ART ET SCIENCE, VIRTUEL

L’art contemporain est-il

une sociologie ?

L’art contemporain ne constitue pas seule-

ment une avancée dans la progression des

avant-gardes : il opère une véritable rupture

dans les conceptions mêmes de l’art, ins-

taurant un nouveau paradigme artistique. Contempo-


rain de l’émergence de la sociologie, celui-ci en épouse

également le mouvement : d’une part, en expérimen-

tant en actes ce que la sociologie analyse conceptuel-

lement ; et, d’autre part, en opérant avec les concep-


tions de sens commun une rupture analogue à celle

que la sociologie opère avec la tradition philosophique.

Les démarches conceptuelles inaugurées au moment

de la Première Guerre mondiale – minimaliste avec les


monochromes de Malevitch, dadaïste avec les « ready-
mades » de Duchamp – réduisent l’intervention de
l’artiste à une dimension « infra-mince ». Le lieu de la
création se déplace ainsi de la matérialité de l’objet fa-

briqué par l’artiste à l’immatérialité du geste instituant

comme oeuvres d’art des propositions privées des carac-

téristiques habituellement requises.

DE MAUSS À DUCHAMP

C e déplacement des frontières de l’acceptabilité artistique,


qui alimentera un demi-siècle plus tard les différentes
déclinaisons du conceptualisme, entraîne une radicale relati-
visation des critères de l’art, qui rejoignait des mouvements
analogues apparus à la même époque non seulement dans
d’autres arts (musique, poésie, théâtre, danse) mais aussi
dans les premières avancées des sciences sociales.

Peu auparavant en effet, l’anthropologue M. Mauss avait


fourni la raison théorique, dans le domaine de la magie, de
ce que M. Duchamp allait expérimenter en pratique dans le
domaine de l’art, en analysant le fait magique comme repré-
sentation collective, qui assure à la fois la reconnaissance du

magicien en tant que tel et, à travers cette représentation, l’ef-


ficacité de son acte. De même que l’artiste, selon Duchamp,
ne se définit plus par la nature de ses oeuvres mais par sa
reconnaissance comme artiste, doté du pouvoir de rendre un
objet artistique par la seule puissance d’une signature inves-
tie de la croyance en son authenticité, de même le magicien

selon Mauss ne se définit pas par la nature de ses actes mais


par sa reconnaissance comme magicien, doté du pouvoir de
rendre un geste efficace par la seule puissance d’un rituel
investi de la croyance en son efficacité.

Si, désormais, n’importe quel objet du monde ordinaire


peut être traité comme une oeuvre d’art à condition que ce
traitement soit le fait d’un artiste, alors l’oeuvre d’art n’est

rien d’autre que ce qui est produit par un artiste – artiste


qui lui-même se définit comme celui qui a la capacité à faire
oeuvre d’art. La question se déplace alors vers les processus
de validation de cette capacité, qui constituent précisément
l’objet du sociologue. « Ce sont les regardeurs qui font les
tableaux », selon le mot fameux de Duchamp : ce ne sont pas
les propriétés des tableaux qui en font des tableaux, mais les

propriétés du regard porté sur eux. Le ready-made constitue


bien un « nominalisme pictural », homologue du constructi-

visme anthropologique : de Mauss à Duchamp s’est opérée

une double désubstantialisation – l’une en théorie, l’autre en


acte – des valeurs, magique et esthétique.

LA TRANSGRESSION DES FRONTIÈRES

T entée par les pionniers de ce qui deviendra l’art contem-


porain, cette transgression des frontières de l’art – du
moins dans leur acception de sens commun – constituera,
après la Seconde Guerre mondiale, le fil directeur de ce
qu’on peut considérer aujourd’hui comme un véritable
genre : élimination des contenus, avec les différentes ten-
dances du minimalisme ; déconstruction des contenants, avec
les mouvements du type « support-surface » et l’invention de
downloadModeText.vue.download 82 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

80

nouvelles techniques ou expressions (vidéo, installation,


performances) ; transgression des frontières entre l’art et le
monde ordinaire, ou des règles du bon goût, avec le nouveau
réalisme et l’hyperréalisme.

S’y ajoutent la transgression des frontières du musée, avec


le land-art, les performances ou les interventions dans l’es-
pace public ; la transgression des frontières de l’authenticité,
avec les multiples jeux sur la déconstruction de l’auteur indi-
viduel et sur la sincérité de ses intentions ; la transgression
des frontières de la morale, avec les oeuvres jouant sur le
blasphème, l’indécence ou la provocation idéologique ; en-
fin, la transgression des frontières du droit, avec les perfor-
mances en forme de vandalisme, les atteintes à la vie privée,
voire à la propriété ou au corps des personnes. Provocations
gratuites pour les uns, subversions positives pour les autres,
ces transgressions constituent le point commun à ce nouveau
genre de l’art qu’est l’art contemporain, lequel coexiste – dif-
ficilement – avec les tendances actuelles de l’art moderne,
voire, marginalement, de l’art classique.

Tentés par les artistes, acceptés ou refusés par les spec-


tateurs, enregistrés par les institutions puis, éventuellement,
radicalisés par d’autres artistes, les mouvements de transgres-
sion inversent les critères de la valeur artistique : ce sont
moins désormais des critères positifs, basés sur l’attestation
de la qualité technique ou de la maîtrise des codes esthé-
tiques, que des critères négatifs, basés sur la maîtrise des
limites à ne pas franchir, sur la fuite en avant dans le dépouil-
lement minutieux de l’objet d’art qui, à la limite, se trouve
ramené à son concept. Cette « dé-définition de l’oeuvre », se-
lon l’expression suggestive de Rosenberg, ou cette « vidange
généralisée du concept de peinture », cette « dialectique nomi-
naliste qui emporte l’histoire des avant-gardes », selon T. de
Duve, déplace la question de la valeur sur celle de la nature
de l’oeuvre : il ne s’agit plus tant de déterminer la place d’une
oeuvre sur une échelle de qualité – qu’est-ce qu’elle vaut ?
– que sa place de part ou d’autre de la frontière entre art et
non-art – qu’est-ce qu’elle est ?

D’UNE ONTOLOGIE À UNE SOCIOLOGIE

DES FRONTIÈRES

O n est confronté ici à la question des frontières de l’art :


non pas au sens géographique, qu’étudient l’histoire de
l’art ou l’ethnologie ; ni au sens hiérarchique, avec la dis-
tinction entre « grand art » et « art mineur », « art d’élite » et
« art de masse », « beaux-arts » et « arts populaires », qu’étudie
la sociologie ; mais en un sens plus général, celui du statut
ontologique des objets, entre art et non-art.

La « frontière » peut s’entendre ici soit comme frontière


matérielle, déterminée par les lieux d’exposition, les apparte-
ments des collectionneurs, les pages des revues spécialisées,
les murs des musées ; soit encore, de façon moins visible,

comme catégorie découpant la représentation de l’expé-


rience, portée par le langage. Qu’est-ce exactement qu’un
« auteur » ? Les « ready-mades » de Duchamp (art conceptuel)
sont-ils des oeuvres d’art, ainsi que les dessins d’aliénés (art
brut), d’autodidactes (art naïf) ou d’enfants ? Faut-il accep-
ter les délimitations instituées ou, au contraire, considérer

que la cuisine, la typographie ou l’oenologie sont des arts


au même titre que la peinture, la littérature ou la musique ?
Doit-on étudier les « pratiques culturelles » au sens large (loi-
sirs, pique-nique, spectacles sportifs) au même titre que les
activités artistiques nobles (théâtre, musées, opéra) ? Com-

ment se répartissent, dans une société, les représentations et


les pratiques permettant à certains objets de bénéficier d’une
perception et d’un jugement esthétiques, et quelles sont les
logiques sous-jacentes à ces catégorisations ? Telles sont les
grandes questions posées aux sciences sociales, notamment à
propos de l’art contemporain, auxquelles elles ont commencé
à produire des réponses non plus, comme l’esthétique, par la
spéculation ou l’introspection, mais par l’enquête.

Quel que soit l’angle sous lequel on la considère, cette


question des frontières de l’art a l’intérêt de mettre la sociolo-
gie à l’épreuve de sa propre définition, en l’obligeant à spé-
cifier clairement sa position. En effet, prendre parti pour l’un
ou l’autre côté d’une frontière, chercher à justifier l’inclusion
ou l’exclusion d’un objet dans la catégorie « art », ou au som-
met d’une échelle de valeur esthétique, c’est s’inscrire dans
une perspective normative, celle de l’esthétique, de la cri-
tique et de l’histoire de l’art, ou encore du droit. En revanche,
abandonner toute visée normative au profit d’une analyse des
valeurs et des pratiques que les acteurs appliquent aux objets
investis d’une qualité esthétique ou artistique, c’est s’inscrire
dans une perspective descriptive qui est plus spécifiquement
celle de l’anthropologie, de la sociologie, voire de la philo-
sophie analytique.

LE STATUT DE LA FRONTIÈRE

P enser en termes de « frontière » implique un découpage


clairement marqué entre dedans et dehors, art et non-art,
qui instaurerait une discontinuité ontologique, un saut dans
la nature même de l’objet. La frontière alors ne tiendrait pas à
une simple question de circonstances (liée à des critères ex-
ternes, relevant du contexte historique) mais à une question
de qualités substantielles, de définition intrinsèque (liée à des
critères internes, relevant de l’esthétique). Plutôt que d’avoir
à choisir entre ces deux perspectives, externe (sociologique)
et interne (esthétique), mieux vaut admettre que la frontière
entre art et non-art est à la fois historiquement relative et
fonctionnellement absolue : les gens doivent y croire comme
à une frontière naturelle, trans-historique, interne à l’objet,
pour pouvoir en faire un repère stable et consensuel ; mais
cette absolutisation fonctionnelle n’est nullement exclusive

d’une relativité de fait, laquelle permet de comprendre les


variations de frontières de l’art d’une époque à une autre,
d’une culture à une autre.

Ainsi les frontières de l’art sont discontinues et esthéti-

quement fondées lorsqu’elles servent à édicter des normes


esthétiques ; elles sont soumises à des variations continues,
selon leurs contextes et leurs usages, lorsqu’elles font l’objet
d’une description détachée d’un projet normatif. Dans cette
dernière perspective, il est désormais possible, comme le
suggère Jean-Marie Schaeffer, de « dédramatiser » la question
des frontières de l’art et, plus précisément, d’en observer le
fonctionnement sans tenter de l’accrocher à une définition

sémiotique. On voit ici comment l’art contemporain oblige


la philosophie comme la sociologie à spécifier leur posture
dénonciation, notamment par rapport à la conception tradi-
tionnellement normative de l’esthétique.
L’ART CONTEMPORAIN

EST UNE SOCIOLOGIE

S elon le paradigme moderne, la valeur artistique réside for-


cément dans l’objet, et tout ce qui est extérieur à celui-ci
ne peut exprimer quoi que ce soit de la valeur intrinsèque
downloadModeText.vue.download 83 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

81

de l’oeuvre ; selon le paradigme contemporain, la valeur ar-


tistique réside dans l’ensemble des connexions – discours,
actions, réseaux, situations, effets de sens – établies autour ou
à partir de l’objet, lequel n’est plus que l’occasion, le prétexte,
le point de passage. La valeur de Fountain ne réside pas dans
la matérialité de l’urinoir présenté au Salon des indépendants
de 1917 (et qui a d’ailleurs disparu), mais dans l’ensemble des
objets, des discours, des actes et des images que continue de
susciter l’initiative de Duchamp.

Récits de la fabrication de l’oeuvre, légendes biogra-


phiques, traces de performances, réseaux relationnels, éche-
veau des interprétations, murs des musées sollicités pour
intégrer ces objets qui leur font violence, contribuent à faire
l’oeuvre, tout autant, sinon plus que la matérialité même de
l’objet. Les oeuvres elles-mêmes ne suffisent pas alors à tran-
cher entre le premier degré, qui signe l’appartenance à la
tradition classique ou moderne, et le second degré, qui signe
l’appartenance à l’art contemporain. Il faut faire appel à des
indices périphériques pour déterminer la catégorie d’apparte-
nance de l’oeuvre et, concrètement, sa capacité à être intégrée
dans le monde de l’art contemporain, reconnue et achetée
par les collectionneurs et les institutions. Très souvent, c’est
l’itinéraire de l’artiste et, surtout, son discours, qui sont alors
convoqués par les experts. C’est dire que les critères d’ap-
partenance à l’art contemporain sont, pour une large part,
des critères « sociaux », c’est-à-dire associés à la personne de
l’artiste ou au contexte de production plus qu’aux caractères
proprement plastiques de l’oeuvre : l’art contemporain, en
tant qu’il expérimente systématiquement les capacités d’inté-
gration artistique, est bien une sociologie en pratique.

CE QUE L’ART CONTEMPORAIN

FAIT À LA PHILOSOPHIE

M is à l’épreuve de l’art contemporain, le discours philo-


sophique tend à osciller entre la recherche d’une règle
universelle, d’une ontologie perdue de l’esthétique, et l’illu-
sion désillusionnée d’un relativisme absolu, où l’art ne serait

plus soumis qu’à la pure liberté individuelle de l’artiste, à la


contingence, à l’émiettement des libres choix, ou encore à
l’arbitraire des institutions. Or ces deux positions extrêmes
sont également illusoires eu égard à la réalité observée par
le sociologue : les gens n’ont nullement besoin d’un abso-
lu, d’une ontologie universelle pour prononcer des juge-
ments sur les oeuvres, même lorsqu’ils se réclament d’une
conception universaliste de l’art, et les artistes, comme les
institutions, n’évoluent nullement dans un univers libéré des

contraintes d’acceptabilité.

Le double développement de la philosophie analytique


et de l’art contemporain a suscité en esthétique un considé-
rable mouvement de réflexions sur la nature de l’oeuvre d’art,

s’éloignant de la voie frayée par la métaphysique kantienne


mais développée par l’idéalisme spéculatif post-kantien dans
une direction incompatible avec elle ; il ne s’agit plus de
faire une ontologie normative du beau ou du sublime, mais
une sémiotique de l’oeuvre et, mieux encore, une phénomé-
nologie de sa perception ou une analytique de sa désigna-
tion. De Dickie à Danto et à Goodman aux États-Unis, ou
de G. Genette à J.-M. Schaeffer en France, les tendances les
plus avancées de l’esthétique inspirée par l’art contemporain
rejoignent asymptotiquement – dans leur nominalisme, leur
institutionnalisme, leur pluralisme, leur relativisme, voire leur
subjectivisme – l’observation empirique des conduites menée

par les sociologues. Mais le « relativisme » à quoi l’on aboutit

ainsi ne peut plus se confondre avec l’arbitraire ou l’instabilité


qu’y voit la tradition substantialiste : il ne fait que décrire la

pluralité des rapports à l’art et leur vulnérabilité à ces effets


de contexte – ni arbitraires ni contingents – que sont les insti-
tutions, le langage, l’époque historique, les normes sociétales.

▶ Ainsi, de même que l’art contemporain pousse la sociolo-

gie vers le constructivisme, de même il pousse la philosophie

de l’art à prendre en compte les critères externes à l’oeuvre

proprement dite, en tant que l’art est devenu une expérimen-

tation réglée des catégorisations et des effets d’étiquetage,

ce en quoi il rejoint, voire anticipe, le savoir sociologique.


Autant dire qu’il est, sur le plan des pratiques artistiques,

l’homologue de ce que la sociologie peut faire, sur le plan

conceptuel, à l’ontologie philosophique.

NATHALIE HEINICH

✐ Danto, A., la Transfiguration du banal. Une philosophie de


l’art (1981), Seuil, Paris, 1989.

De Duve, T., Nominalisme pictural. Marcel Duchamp, la pein-


ture et la modernité, Minuit, Paris, 1984.

Genette, G. (éd.), Esthétique et poétique, Seuil, Paris, 1992.


Genette, G., l’OEuvre de l’art. 2. La Relation esthétique, Seuil,
Paris, 1997.

Goodman, N., Langages de l’art (1968), J. Chambon, Nîmes,

1990.

Heinich, N., le Triple Jeu de l’art contemporain, Minuit, Paris,


1998.

Heinich, N., Ce que l’art fait à la sociologie, Minuit, Paris, 1998.

Heinich, N., Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain,


L’Échoppe, Paris, 2000.

Moulin, R., l’Artiste, l’institution, le marché, Flammarion, Paris,

1992.

Mauss, M., Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1902.

Rochlitz, R., Subversion et subvention. Art contemporain et ar-


gumentation esthétique, Gallimard, Paris, 1994.

Rosenberg, H., la Dé-définition de l’art (1972), J. Chambon,


Nîmes, 1992.

Schaeffer, J.-M., les Célibataires de l’art. Pour une esthétique


sans mythes, Gallimard, Paris, 1996.

L’art est-il en question ?

Une différence essentielle entre la révolu-

tion apportée par l’art « visuel » contempo-

rain et les innovations artistiques du passé,

même récent, tient peut-être à ceci : ces in-

novations-là ré(tro)agissaient constamment sur la per-

ception des oeuvres antérieures, en sorte que Cézanne

modifiait notre vision de Chardin, Braque, notre vision

de Cézanne, de Staël, notre vision de Braque, etc., et

ces modifications successives semblaient à chaque étape

procéder d’un aspect jusque-là méconnu des formes


passées.

L’illustration la plus frappante et la plus massive de ce pro-


cessus (la dernière, apparemment) fut la peinture « abstraite »,
qui, par un effet en retour aussi simple qu’efficace, invite à
considérer l’ensemble de la peinture figurative comme autant
d’objets formels, indépendamment de leur contenu iconique
– considération qui, bien entendu, ne se substitue pas à celle
de ce contenu, mais qui s’y ajoute plus intensément que par
le passé : je continue de regarder un Vermeer comme une
toile hollandaise (presque) classique, mais j’y vois en outre
ce que la contemplation de Klee ou de Mondrian me permet
downloadModeText.vue.download 84 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

82

aujourd’hui d’y voir, et que nul ne songeait à y chercher avant


l’émergence de ce nouveau paradigme. C’est un peu ce que
Proust appelait, sur un autre terrain, le « côté Dostoïevski de
Mme de Sévigné » : le côté Mondrian de Vermeer existait, si
l’on veut, avant Mondrian, mais il fallait que Mondrian fût
passé par là pour que ce « côté » vînt au jour. C’est encore ce
qu’on appelle, depuis Borges, « inventer ses précurseurs » :
chaque artiste ou groupe d’artistes (impressionnistes, fau-
vistes, cubistes, abstraits...) n’invente en réalité qu’un style
dont l’effet sur notre perception de ses prédécesseurs contri-
bue à les convertir en ses « précurseurs ».

DEUX PARADIGMES :

VISION ET DÉFINITION

L e propre de l’art dit contemporain, donc, tient sans doute


à ce qu’au lieu d’agir sur notre vision (du monde et, par
contrecoup, de l’art antérieur), il déplace le point d’applica-
tion de l’accomplissement artistique, et de la relation esthé-
tique du public à cet accomplissement, du champ de la vision
vers un autre champ que l’on a qualifié, un peu en cours
de route (après Warhol et le pop art, et donc bien après
Duchamp), de « conceptuel ». Ce qualificatif, qui n’est reven-
diqué stricto sensu que par un courant contemporain parmi
d’autres, s’applique assez légitimement, en un sens élargi, à
l’ensemble de ce nouvel « état de l’art », dont la sanction re-

vendiquée, et parfois obtenue, n’est plus à proprement parler


une appréciation esthétique – avec ce que cette notion peut
comporter d’adhérence à ce que Kant appelait les « attraits »
du plaisir d’agrément –, mais une sorte de reconnaissance
intellectuelle qui ne doit plus rien à la satisfaction des sens.
Dans un premier temps, cet art ne cherche ni ne parvient à
plaire, mais seulement à surprendre son public – en espérant
ou non que cet effet premier de surprise procurera un effet
second d’admiration. Je dis « seulement », parce que l’effet
de surprise n’a jamais manqué aux innovations antérieures ;
mais, comme le disait encore Proust à propos de Renoir (et,
dans l’ordre fictionnel, de son Elstir), il procédait d’un chan-
gement de vision, et cédait progressivement la place à une
sorte d’élargissement du champ visuel : « on peut maintenant
voir les choses comme ça ». La surprise déterminée par les
productions de l’art contemporain ne procède pas d’un tel
changement de vision, mais plutôt, comme le suggérait dès
1972 le titre d’un ouvrage célèbre de H. Rosenberg 1, d’un
changement de définition – sinon peut-être d’un abandon de
toute définition. Comme toute définition, celle-ci porte sur
un concept, et le concept ici modifié, ou plutôt déconstruit
(« dé-défini ») est celui de l’art lui-même ou, pour le moins,
de l’art en question – et l’on peut donner ici leur sens fort aux

mots en question.

LE MODE PRÉSENTATIF

DANS LES ARTS PLASTIQUES

O n pourrait bien, rétrospectivement, chercher dans l’avè-


nement de l’art abstrait un changement de paradigme
aussi radical, puisque la peinture y perdait un trait jusque là
définitoire (de et par sa fonction) : la représentation d’objets
du monde, mais l’autre trait (de et par son moyen) subsis-
tait : la présence de formes et de couleurs étalées sur un
support, cette présence que M. Denis avait déjà érigée en
critère décisif (« surface plane couverte de couleurs en un
certain ordre assemblées »). Avec Kandinsky et Mondrian, la
peinture cessait d’être « au service » d’une mimésis et passait

d’une fonction « représentative » à une fonction seulement


« présentative » (Souriau), mais elle ne faisait de la sorte que
s’émanciper, et donc s’accomplir glorieusement en se recen-
trant, comme le proclamera à peu près C. Greenberg, sur son
« essence »2 – ce qui suppose que l’essence d’un art consiste
dans ses moyens plutôt que dans sa fin. Cette supposition
n’a rien d’absurde, si l’on considère que les moyens d’un art
(par exemple, l’emploi de lignes et de couleurs disposées
sur un support à deux dimensions) lui sont plus spécifiques
que sa fin : par exemple, une représentation du monde que
la peinture figurative partageait depuis toujours, par d’autres
moyens, avec la sculpture ou la littérature, et depuis peu avec
la photographie.

On peut encore justifier le propos de Greenberg d’une


autre façon : Souriau explique que les arts représentatifs se
caractérisent par un « dédoublement ontologique » de leurs
« sujets d’inhérence » ; par exemple, un tableau représen-
tant un paysage comporte deux « sujets d’inhérence » : son
propre aspect visuel, lignes et couleurs, et le paysage qu’il
représente (Panofsky a montré de son côté que ce « dédou-
blement » pouvait, dans d’autres cas, comporter plus de deux
niveaux iconologiques, ce que Souriau confirme sans doute
en parlant aussi de « pluralité des sujets d’inhérence »). Un
morceau de musique (art seulement « présentatif ») ne com-
porte aucune dualité ni pluralité de cet ordre, puisqu’il ne
comporte aucune aboutness ou « structure de renvoi » à autre
chose qu’elle-même : « dans les arts présentatifs, oeuvre et
objet se confondent »3 – Greenberg dira, comme en écho :
« Le contenu doit se dissoudre si complètement dans la forme
que l’oeuvre, plastique ou littéraire, ne peut se réduire, ni
en totalité ni en partie, à quoi que ce soit d’autre qu’elle-
même. » 4. Par cet abandon d’un « sujet d’inhérence » exté-
rieur à son objet (d’immanence) que constituait le passage
au mode « présentatif », la peinture non-figurative constituait
ses oeuvres en objets absolus, délivrés de toute fonction exté-
rieure à eux-mêmes, et semblait ainsi accéder à un statut plus
purement esthétique – celui, comme on l’a dit si souvent au
tournant du siècle, de la musique, auquel tous les arts étaient

censés aspirer 5 – et l’on sait comment cette aspiration se ma-


nifeste, ou du moins se proclame, en littérature dans l’oppo-
sition (chez Mallarmé, Valéry, Sartre, Jakobson, entre autres)
entre discours ordinaire et « langage poétique », ou, de façon
peut-être moins utopique, dans l’idée qu’un texte poétique
est essentiellement « intraduisible » dans une autre langue ou
par un autre texte : à la confusion posée par Souriau entre
« oeuvre et objet » répond ici l’« indissolubilité du son et du
sens », qui fait selon Valéry la « valeur d’un poème » 6.

Il peut sembler difficile de concilier ces deux justifications,


l’une par la spécificité du médium propre à chaque art, l’autre
par l’aspiration commune de tous les arts aux « conditions »
d’un seul d’entre eux : la musique. La conciliation consiste
sans doute en ceci que la musique offre l’exemple d’un art
capable de s’en tenir à (de se « concentrer sur ») la spécifi-
cité de son matériau, exemple que chacun des autres devrait
suivre en s’en tenant à la spécificité du sien propre : que la
peinture, par exemple, se rende aussi « purement » picturale
que la musique a su depuis toujours être « purement » musi-
cale. La vraie question est peut-être de savoir si l’exaltation
de cet effort – si j’ose dire – de purification esthétique 7 ne
procède pas d’une conception un peu naïve, ou simpliste,
de l’investissement esthétique : si, comme je le crois, la rela-
tion esthétique peut affecter n’importe quel objet, matériel ou
idéal, il n’y a aucune raison pour qu’elle n’investisse pas aussi
downloadModeText.vue.download 85 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

83

bien la fonction (représentative, utilitaire, etc.) d’une oeuvre,


ou du moins la manière dont elle s’en acquitte ; l’accomplis-
sement artistique d’un édifice ou d’un discours tient autant à
son efficacité pratique qu’à son aspect formel. S’il est onto-
logiquement légitime, et même nécessaire, de distinguer en
art les statuts représentatif et présentatif, et s’il est historique-
ment correct de décrire l’évolution de la peinture, du milieu
du XIXe s. au milieu du XXe s. (de Manet à Pollock), comme
un mouvement progressif et presque continu du premier au
second « état », rien ne justifie en principe une valorisation
esthétique du second par rapport au premier, valorisation –
ou, si l’on veut, interprétation de l’adjectif progressif comme
signifiant : « porteur d’un progrès esthétique » – qui ne peut
résulter que d’une préférence, individuelle ou collective.

LES LIMITES DE LA DÉ-DÉFINITION

L e paradigme de l’art contemporain consiste, lui, non plus


à émanciper ses oeuvres en élargissant sa définition (par
abandon d’un trait fonctionnel comme la représentation),
mais plutôt à s’émanciper lui-même de toute définition. Cette
formule (que je ne fais encore une fois qu’emprunter à Ro-
senberg) me semble plus large et plus radicale que celle qui
prendrait seulement en compte, et à la lettre, comme je le
faisais plus haut, le propos d’art « conceptuel » – si décisif soit-
il dans le processus de dé-définition. Ce propos-là, en lui-
même fort définissable, n’est après tout nullement impossible
à appliquer, rétroactivement, à certains accomplissements de
l’art (peinture ou autre) antérieur, puisque toute oeuvre peut,
avec ou sans perte, être réduite à son concept. Mais une
dé-définition radicale, qui apparaît comme le geste le plus
caractéristique de l’art contemporain, n’est apparemment sus-
ceptible d’aucune application rétroactive – ni d’ailleurs, me
semble-t-il, d’aucune application d’aucune sorte, hors d’une
revendication, plus ou moins largement acceptée, d’appar-
tenance – sans autre spécification – aux manifestations du
« monde de l’art ». Que cet état de l’art soit esthétiquement
difficile à respirer n’est peut-être pas une raison suffisante
pour le rejeter. Pour parodier Valéry parlant d’autre chose,
« indéfinissable entre dans [sa] définition... l’impossibilité de
[le] définir combinée avec l’impossibilité de [le] nier » consti-
tue peut-être l’« essence » de cet art sans essence.

▶ Mais on ne devrait jamais oublier non plus que cette révo-


lution-là, davantage encore que les précédentes, ne touche

que les arts dits, beaucoup plus commodément que correc-

tement, visuels, quelque part entre peinture, sculpture, amé-

nagements d’intérieurs (« installations ») et d’extérieurs (land

art). Elle ne touche que très marginalement la musique, la

littérature – et même l’architecture, qui doit bien se contenter

du qualificatif moins engagé, et plus évasif, de « post-mo-

derne ». En faire le paradigme de l’« art contemporain » dans

son ensemble procède donc d’une généralisation abusive, ou

peut-être d’une illusion de spécialiste. Même si « l’art » en

général est aujourd’hui « en question », la question n’est sans

doute pas la même pour tous les arts.

GÉRARD GENETTE

✐ 1 Rosenberg, H., la Dé-définition de l’art, trad. J. Chambon,


Nîmes, 1992.

2 C’est du moins par cette formule que l’on résume couramment


sa prédication moderniste. « Il semble, écrit-il lui-même, que
ce soit une loi du modernisme [...] que les conventions non
essentielles à la viabilité d’un moyen d’expression (médium)
soient rejetées aussitôt que reconnues. Ce processus d’autopu-

rification... » (« Peinture à l’américaine » 1955-1958, in Art et


culture [1961], trad. Macula, Paris, 1988, p. 226). Il s’agit en

effet d’« éliminer [tout] élément quel qu’il fût, susceptible d’être

emprunté au médium de quelque autre art ou d’être emprunté


par lui » (« Modernist Painting » [1960], The Collected Essays and
Criticism, vol. IV, Chicago UP, 1993, p. 86).
3 Souriau, E., la Correspondance des arts, Flammarion, Paris,
1947, p. 65.

4 Greenberg, C., « Avant-garde et kitsch », in Art et culture, trad.


par Hindry A., Macula, Paris, 1988, p. 12.

5 La formule originale (« Tout art aspire constamment aux condi-


tions de la musique ») est dans les Studies in the History of the
Renaissance de W. Pater publiées en 1873, trad. Payot, Paris,
1917.

6 Valéry, P., OEuvres, t. I, Gallimard, Pléiade, Paris, 1957, p. 1333.


7 Greenberg, on l’a vu, parle d’« autopurification » et précise
par ailleurs : « “pureté” voulait dire autodéfinition » (« Modernist
Painting », loc. cit.).

ART CONTEMPORAIN

! CONTEMPORAIN (ART)

ARTISTE
De l’italien artista.

ESTHÉTIQUE

Depuis le XVIIIe s., praticien des arts du dessin (peintre,

graveur, sculpteur) ; au XIXe s., le terme s’étend aux inter-

prètes des arts du spectacle (musique, théâtre, puis ci-

néma), de sorte qu’aujourd’hui il évoque indifféremment


Édith Piaf ou Picasso.

Accompagnant ces glissements sémantiques, le terme « ar-

tiste » connaît un changement notable dans sa connotation :

de descriptif, il tend à devenir évaluatif, chargé de jugements

de valeur positifs (« Quel artiste ! »). Ce processus traduit

à la fois la valorisation progressive de la création dans les


sociétés occidentales et une tendance historique – repérée
par E. Zilsel depuis l’Antiquité – au glissement de l’oeuvre à
la personne de l’artiste ; à partir de la Renaissance, le point
d’application du jugement esthétique se détache de l’oeuvre
créée pour aller vers la démarche de création, puis vers le

créateur lui-même, inscrit à partir du romantisme dans un

nouveau cadre de représentations qui définit l’activité comme

vocation et l’excellence comme nécessairement singulière,

marquée par une triple exigence d’intériorité, d’originalité et

d’universalité.

Cet investissement de l’artiste en personne trouva sa plus


spectaculaire incarnation dans le cas Van Gogh, moment fon-

damental dans la superposition de l’excellence biographique

de l’artiste à l’excellence professionnelle du peintre : popu-

larisé par l’exemplarité de sa vie autant que par la qualité de

son oeuvre, il incarne un « changement de paradigme », cris-

tallisant en sa personne des qualités jusqu’alors réservées aux


héros ou aux saints. S’ajoute dorénavant un critère éthique

d’excellence dans la conduite : un artiste peut être grand par


sa vie autant que par ses oeuvres, voire par sa vie plus que
par ses oeuvres. En découle cette idée – devenue si populaire

qu’on n’en voit plus l’incongruité pour la tradition antérieure

– que l’on doive être « artiste » avant que d’être peintre, sculp-

teur ou, plus généralement, créateur ou interprète d’oeuvres


d’art.
downloadModeText.vue.download 86 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

84

▶ Cette valorisation du terme entraîne une tendance à son


extension, rendant les limites de la catégorie d’autant plus
floues qu’elle devient prestigieuse. Ce flou s’accentue avec
l’art contemporain, marqué par une constellation de nou-
velles pratiques, d’où le succès récent du terme « plasticien »
pour des activités mêlant peinture, sculpture, vidéo, photo-
graphie, scénographie, urbanisme, voire philosophie. Mais le
déplacement de l’intérêt pour l’oeuvre à l’intérêt pour l’artiste
n’est pas prêt de s’atténuer avec l’art contemporain : même
lorsque celui-ci tente de transgresser cette condition fonda-
mentale de l’art qu’est l’assignation de l’oeuvre à un auteur, il
ne peut complètement court-circuiter la présence de l’artiste,
dont la reconnaissance – notamment depuis Duchamp – ap-
paraît de plus en plus centrale, voire première, dans l’accré-
ditation des oeuvres.

Nathalie Heinich

✐ Heinich, N., la Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de

l’admiration, Minuit, Paris, 1991.

Heinich, N., Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à


l’âge classique, Minuit, Paris, 1993.

Kris, E., et Kurz, O., l’Image de l’artiste. Légende, mythe et image


(1934), Rivages, Marseille, 1987.

Moulin, R., et al., les Artistes. Essai de morphologie sociale, La


Documentation française, Paris, 1985.

Wittkower, R. et M., les Enfants de Saturne (1963), Macula, Paris,

1985.

Zilsel, E., le Génie. Histoire d’une notion, de l’Antiquité à la


Renaissance (1926), Minuit, Paris, 1993.

! ACADÉMIE, ART, AVANT-GARDE, SOCIOLOGIE DE L’ART (ART)

ASCÉTISME

Du grec askêsis, « ascèse », « exercice physique constituant l’entraîne-


ment d’un athlète ». Par extension, tout travail sur soi visant à
l’acquisi-
tion d’une capacité ou d’une vertu.

GÉNÉR., MORALE, PHILOS. RELIGION

Pratique d’une discipline de vie visant à la formation


et au perfectionnement de soi, qu’il s’agisse de réaliser
la vertu et la sagesse ou d’atteindre la pureté spirituelle.
Cependant, ces deux visées présentent une divergence fon-
damentale, qui sépare l’ascétisme des philosophes grecs de
celui des différents courants religieux, notamment chré-

tiens, qui ont pu subir son influence.

Les similitudes apparentes entre les formes religieuses et


philosophiques de l’ascétisme ne doivent pas conduire à
négliger leurs différences profondes. La forme religieuse de
l’ascétisme subordonne le progrès spirituel à un ensemble de
pratiques de restriction, voire de mortification du corps, qui
réalisent le renoncement volontaire au monde et aux pas-
sions. Mais il s’agit moins d’établir des règles négatives que
de s’élever à Dieu en ouvrant son coeur à l’amour, et en

pensant aux choses qui sont en haut 1. Cette forme spirituelle


d’ascétisme, qui oppose à la nature déchue une volonté qui
est essentiellement amour de Dieu, caractérise les orienta-

tions originelles du christianisme (d’Orient, avec saint Clé-


ment, ou saint Jean Chrysostome, ou d’Occident, avec saint
Ambroise, saint Augustin ou saint Benoît). Elle se retrouve
à chaque époque de renouveau du monachisme, avec une
rigueur variable, mais toujours dirigée vers l’obtention de
cette apathéia, ou « indifférence », propice à la contemplation
et à la familiarité de Dieu. Il est certes manifeste que l’ascé-
tisme chrétien a subi l’influence de la philosophie grecque,
du pythagorisme à la pensée de Plotin. Mais il s’agissait, dans
l’ensemble des écoles issues du socratisme, d’une tout autre

forme d’ascétisme, puisqu’il ne se proposait nullement de

lutter contre une nature corrompue ; par l’askésis, en tant


qu’ensemble réglé des exercices (du corps et de l’esprit), il
voulait disposer à la vertu, et réaliser, avec l’aide de la raison,
la nature et la puissance véritables de l’homme.
Ascétisme pratique et autonomie

dans la pensée grecque

Cette orientation philosophique, essentiellement éthique,

présente dans tous les courants socratiques (y compris l’épi-

curisme), prend une forme systématique chez les cyniques et

les stoïciens. Comme les premiers, les seconds identifient le

bonheur du sage à l’autarcie de son âme, qu’il obtient par un


véritable entraînement à la maîtrise des besoins du corps et

des affections de l’âme. Cependant, la signification de l’autar-

cie varie d’une école à l’autre, et détermine des divergences

importantes entre les formes cyniques et stoïciennes de l’as-


cétisme philosophique : tandis que l’ascèse cynique identifie
l’autarcie à l’apathie obtenue par la résistance du corps aux

souffrances (ponoï) auxquelles l’exposent la fortune ou le

destin, l’ascétisme stoïcien accorde au logos – lorsqu’il per-


met à l’homme d’accéder à la représentation compréhensive
– un rôle décisif dans la réalisation pratique de la sagesse. En

somme, les cyniques radicalisent l’enseignement socratique,

transmis par Antisthène, de l’iskus, la « vigueur », ou « puis-


sance », obtenue par une discipline de vie qui rend tempérant

et endurant, tandis que le stoïcisme met plutôt l’accent sur

la signification spirituelle de l’ascèse, cette liberté intérieure

immanente à la pratique de la vertu.

Lorsque Nietzsche met en garde contre la méconnaissance

des traits spécifiques de l’ascétisme pratique des philosophes


grecs (« Avons-nous été exercés à une seule des vertus an-

tiques à la manière dont les Anciens s’y exerçaient ? »2), il ne

manque pas de cerner la difficulté que nous avons à com-

prendre cet ascétisme, qui ne se constitue et ne se réfléchit

que par véritable expérimentation sur soi, qui est une mise
à l’épreuve de la conception morale qu’il exprime : nous
devons nous efforcer de comprendre « ces tentatives sévères

et courageuses pour vivre selon telle ou telle morale » 3.

Cette mise en garde vaut particulièrement pour la pres-


cription du Manuel d’Épictète : « Exerce-toi à la souffrance. »
Étrangère à toute valorisation de la souffrance, à toute idée
d’expiation ou de purgation par la souffrance, cette formule

a, de façon générale, dans le stoïcisme, le statut d’une règle

de vie ordonnée à une fin qui est l’autarcie : il s’agit de deve-

nir résistant à la crainte et à l’intempérance afin que l’âme ne

soit pas entamée par les affections du corps. Le rôle central

accordé par le stoïcisme à l’exercice, et à l’habitude qu’il per-

met d’acquérir, et qui est comme l’étayage de la volonté, doit

ici nous prémunir contre toute interprétation dualiste de son

ascétisme. Nulle trace, a fortiori, de manichéisme dans cette

doctrine, rien qui puisse y évoquer un quelconque mépris

du corps : nul besoin d’abaisser le corps pour élever l’âme,

si la raison est en l’homme une spécification de la tendance

naturelle et si ses conseils nous instruisent de ce à quoi la

nature tend en nous. Nous sommes commis à nous-mêmes,


comme tous les êtres qui appartiennent à la nature ; et notre
raison nous donne le pouvoir de nous occuper de nous-
mêmes. L’ascétisme des stoïciens consistera donc à enseigner

la pratique du perfectionnement incessant de soi. Apprendre


downloadModeText.vue.download 87 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

85

à vivre toute sa vie, et transformer sa vie en exercice, c’est


tout un.

Il faut examiner dans le détail cet exercice pour saisir la


spécificité de l’ascétisme des philosophes grecs. Comme le
montre M. Foucault, prendre soin de soi implique toute une
procédure : application à soi dans des travaux sur soi, mise
en place de régimes et d’exercices, temps de l’examen et de
l’évaluation de ses propres progrès, temps de la méditation ;
enfin, temps des conseils : pas de travail sur soi sans commu-
nication avec autrui 4.

Le rapprochement a souvent été fait entre ces pratiques


ascétiques et les pratiques médicales : l’ascétisme grec ne
considère-t-il pas que la situation de l’homme affecté, et non
exercé, est manifestement pathologique ? La différence de
l’ascétisme vient cependant du fait qu’en mettant l’accent sur
le renoncement, et en exerçant l’âme à devenir indifférente
aux exigences indéfinies du désir, il cherche autre chose que
le renoncement lui-même : il vise l’acquisition d’un pouvoir
de renoncer, grâce auquel le jugement peut exercer sa souve-
raineté sur les choses auxquelles les habitudes, les opinions,
notre éducation, ou encore le goût de l’ostentation, nous ont
attachés. L’objectif central et le sens véritable de l’exercice
du renoncement se trouvent ainsi dans un pouvoir de dis-
cernement appliqué aux représentations (laquelle doit être
approuvée, laquelle refusée et éloignée ?). Ainsi, les exercices
ascétiques rendent possible l’exercice le plus important, qui
est l’examen et la mise à l’épreuve des pensées.

L’ascétisme transforme la conversion platonicienne du


regard en une conversion à soi qui institue la potestas sui 5 :
dans l’exercice de la force maîtrisée, la pure jouissance de la
liberté comme puissance (« joie », gaudium, qui dépend de
nous, par opposition à la volupté, qui asservit à des objets
dont la présence ne dépend pas de nous).

Interprétation de l’idéal ascétique, selon la

généalogie nietzschéenne de la culture

C’est donc moins à cet ascétisme pratique qu’à une figure et


à un moment déterminés du devenir nihiliste de la culture
que se réfère la troisième dissertation de la Généalogie de
la morale, « Quel est le sens de tout idéal ascétique ? », de
Nietzsche : l’ascétisme y est pris dans son sens essentielle-
ment négateur. Moment de négation du monde de la sensibi-

lité, du corps et de la réalité matérielle, moment de refus de la


pluralité et du caractère mouvant de l’existence, au profit du
monde construit de l’idéal, l’idéal ascétique offre au désarroi
d’un monde privé de sens et livré à la souffrance, et à une
sensibilité exacerbée, un espoir de délivrance et un but. À
travers les figures du prêtre, du philosophe et de l’artiste, qui
se rejoignent dans l’exigence d’une spiritualité supérieure,
Nietzsche se propose d’interpréter les formes les plus élabo-

rées de l’idéalisme et leurs avatars modernes, l’anarchisme,

le pessimisme, le nihilisme actif, qui manifestent de façon


plus directe que l’idéalisme philosophique le nihilisme de
leur volonté.

L’idéal ascétique, tel qu’il est reconstitué par la généalo-


gie nietzschéenne, exprime ainsi sous une forme spiritualisée
l’ensemble des procédés psychologiques et interprétatifs qui
aboutissent à la définition de valeurs prises pour des absolus
(la valeur en soi du bien, du beau, du vrai). L’évaluation de
ces valeurs du point de vue de la vie conduit Nietzsche à une
critique radicale de la volonté de vérité. Mais cette critique
réaffirmant ce à quoi elle s’attaque (la volonté de savoir), le

philosophe généalogiste est conscient de réaliser l’accomplis-

sement et la relève du mouvement initié par le platonisme.

La forme positive et active de l’ascétisme pratique ne dessi-


nait-elle pas déjà, pour Nietzsche lui-même, cette possibilité
de dépassement du nihilisme, avec son ressort essentiel qui
est l’amour de soi (sous la forme pratique du soin de soi et
de l’estime de soi), sentiment prévalent et norme de l’éthique
des penseurs grecs, en deçà des formes négatives ou réac-
tives de l’ascétisme ?

Figures actuelles de l’ascétisme

Nous retrouvons à notre époque sous diverses formes d’en-


gagement personnel, qui relèvent de l’expérience de la vo-
cation et de la mission (religieuse, humanitaire, artistique,
politique), la plupart des significations, anciennes ou clas-
siques, de l’ascétisme : soumission de l’ensemble des intérêts
mondains à une valeur supérieure (de vérité et / ou de jus-
tice), souci de réalisation de soi dans une pratique qui vaut
autant par la mise à l’épreuve de son être propre que par
ses fins altruistes – l’autonomie du vouloir par l’acquisition
d’un pouvoir sur soi confère un sens à l’existence, tout en
donnant à l’action l’effectivité qui échappe au vouloir divisé
ou velléitaire.

L’éducation scientifique, elle-même, dans la mesure où


elle détourne des représentations premières, des idées géné-
rales et des images, au profit d’un travail de conceptualisation
et de vérification, impose à la pensée une véritable disci-
pline ; elle requiert, selon la Formation de l’esprit scientifique,
de G. Bachelard, « cet ascétisme qu’est la pensée abstraite ».

Est-il possible de considérer également comme ascétiques


les pratiques de régime ou de sport auxquelles nombre de
nos contemporains soumettent leur corps, alors qu’à l’indi-
vidu actuel fait souvent défaut la disponibilité à un sens ou à
une valeur qui dépasse la satisfaction de se conformer à une
simple image (celle qui a cours dans sa propre société) de la
santé, de la réussite ou de la beauté ?

▶ Mettant à part ces conduites communes, centrées sur une


représentation narcissique de l’individualité, Berdiaeff remar-
quait, dans Esprit et Réalité, que l’ascétisme sportif était pro-
bablement la seule forme d’ascétisme que puisse admettre
sans réserve l’homme contemporain, la concentration des
forces intérieures et la maîtrise de soi ne pouvant plus être
approuvées pour leurs seules valeurs spirituelles et éthiques.
N’est-ce pas, en effet, dans la forme du spectacle de haute
compétition que se mettent en jeu, aussi bien dans les sports
« de masse » que dans les sports « d’élite », des individuali-
tés dont le caractère exceptionnel est lié de façon manifeste
à toute une éthique, où s’articulent l’effort de dépassement
de soi, dans la souffrance même, une stricte discipline dans
l’entraînement et le dévouement au groupe (représenté ou
en action collective) au moment de l’épreuve ? Sans doute
retrouve-t-on ici, dans les records et les compétitions histo-
riques, ce que G. Canguilhem désignait comme une capa-
cité proprement humaine de dépassement et d’institution des
normes de vie et de santé de l’espèce ; sans doute est-ce là
une forme authentique d’ascétisme pratique.

André Simha

✐ 1 Saint Paul, Épître aux Colossiens, 2,20 et 3,5.

2 Nietzsche, F., Aurore, III, 195.


3 Ibid.

4 Foucault, M., le Souci de soi.

5 Sénèque, Lettres à Lucilius, 75, 8.


downloadModeText.vue.download 88 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

86

Voir-aussi : Vööbus, A., History of asceticism in the Syrian Orient,


Louvain, 1958 et 1960 ; « Les origines du monachisme chrétien »,
revue Louvain, no 97, avril 1999.

Paquet, L., les Cyniques grecs, éd. de l’Université d’Ottawa,


1975 ; les Stoïciens, trad. H. Bréhier, Gallimard, la Pléiade, Paris,
1962.

Nietzsche, F., la Généalogie de la morale, troisième dissertation,


trad. H. Albert, Mercure de France, Paris, 1960.

Foucault, M., Histoire de la sexualité, t. III ; le Souci de soi, Gal-

limard, Paris, 1984.

! CYNISME, PASSION, STOÏCISME, VERTU

ASSENTIMENT

Du latin adsensus, pour « approuver », traduction du grec sunkatathesis.

PHILOS. ANTIQUE

Adhésion ou approbation que l’âme donne à une repré-

sentation ou à une proposition, en acceptant l’idée que

celle-ci est conforme à ce qu’elle représente ; c’est l’une


des quatre facultés de l’âme distinguées par les stoïciens,
avec la « représentation » (phantasia), l’impetus et le logos.

C’est Zenon de Citium 1 qui a donné un emploi philosophique


à ce terme, désignant à l’origine l’accord avec quelqu’un, no-
tamment dans un vote.

L’assentiment diffère de la représentation que je puis me


faire de quelque chose comme de la proposition correspon-
dante. Ce n’est pas la même chose de se représenter ou de
dire : « ceci est un homme », et de reconnaître qu’il en est
ainsi.

Les stoïciens distinguent diverses formes d’assentiment :


l’« opinion » (doxa), ou assentiment faible à une représen-
tation fausse ou imprécise ; la katalêpsis, ou « assentiment
à une représentation exacte » ; la science, ou ensemble de
katalêpseis irrévocables. La « suspension de l’assentiment » est
l’epokhê.
Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Cicéron, Académiques, II, 145.

! EPOKHÊ, KATALÊPSIS, PHANTASIA, SCEPTICISME, STOÏCISME

ASSERTION

Du latin adsertio, de adserere, « affirmer ». En logique, concept intro-


duit par Frege qui en fit un double usage, logique et pragmatique, qu’il
convient aujourd’hui de séparer nettement.

LINGUISTIQUE, LOGIQUE

Opération qui consiste à poser la vérité d’une


proposition.

Usage logique

La Begriffsschrift analyse tout jugement en un contenu asser-


table, représenté par un tiret horizontal : – A, et en un acte de
jugement, représenté par la barre verticale initiale : ⊦ A. Soit
le contenu relatif à la mort de Socrate, le jugement correspon-
dant asserte « Socrate est mort » et signifie la reconnaissance
de sa vérité. On ne confondra pas assertion et affirmation.
L’affirmation, représentée par le simple tiret horizontal – A,
s’applique au contenu assertable et est l’opposé de la néga-
tion, marquée par un petit tiret vertical inférieur. On peut

asserter aussi bien un jugement affirmatif que négatif 1.

Conformément à Frege, la logique contemporaine définit


l’affirmation et la négation comme des fonctions de vérité. Si
la négation inverse la valeur de vérité (si p est vraie, alors ~p

est fausse et réciproquement), l’affirmation la conserve (si p


est vraie, p est vraie ; si p est fausse, p est fausse) [comme
l’affirmation ne modifie pas la valeur de vérité, elle est rare-
ment représentée symboliquement]. Quant à l’assertion, elle
vaut pour le jugement entier et s’applique aux axiomes et aux
théorèmes logiques. On peut toutefois s’interroger sur ce sens
logique de l’assertion. En vertu de quoi asserter tel contenu
propositionnel ? Dès 1919, Lesniewski parla, à propos des
assertions des Principia Mathematica, de « confession déduc-
tive des auteurs de la théorie en question » 2. Peu après, en

1921, Wittgenstein récusa l’emploi métalinguistique du signe

d’assertion : « Le “signe de jugement” [Urteilstrich] frégéen

est dépourvu de signification logique » 3. Depuis, la logique


contemporaine réduit l’usage proprement logique du sym-

bole frégéen à la seule opération syntaxique de déduction

par application mécanique dans un système donné du modus


ponens : « S’il existe une déduction d’une formule donnée B à
partir de A1,..., Am, nous disons que B est déductible à partir
de A1,..., Am. En symboles : A1,..., Am, B. Le signe peut se
lire “déduit” » 4.

Usage pragmatique

Frege esquissa aussi une analyse pragmatique de l’asser-


tion. Toute science est réponse à des questions et toute
réponse s’exprime par une assertion qui constitue un enga-
gement sur la vérité de la pensée proposée. Cette assertion
est l’expression d’un jugement explicitement tenu pour un
acte qui s’opère par le discours et qui suppose la référence
à un locuteur déterminé en un contexte d’usage spécifié 5 : le
locuteur impose une « force assertive » [behauptende Kraft]
à son dire. S’en inspirant, Austin introduisit par généralisa-
tion son concept central de force illocutoire 6. Dans la théorie

des actes de discours, l’assertion n’est plus qu’un type d’acte


parmi d’autres, définissable selon le schéma searlien, par (p)
où (p) représente le contenu propositionnel. Conformément à
Frege, on peut avoir aussi bien (p) que (~p). À quoi s’ajoute la
négation illocutoire, forme négative de l’assertion, d’où ¬F(p)

ou ¬F(~p) 7.

Toutefois, cette définition est loin d’épuiser toute la ri-

chesse de l’assertion. Celle-ci ne peut s’appréhender de façon

monologique à partir du seul locuteur. Peirce, déjà, insistait


sur sa dimension dialogique d’engagement sur la vérité à

l’égard d’un interlocuteur 3. De plus, s’engager sur la vérité

impose de définir les conditions de véridicité de ce qu’on


avance. Quel tiers permet de trancher dans le débat qu’une
assertion peut ouvrir ? De même, l’assertion est soumise à une
condition de sincérité. Moore rappelait déjà qu’on ne peut as-

serter p et ne pas croire que p 9. Comment s’assurer alors de la

véracité du locuteur ? Et doit-on condamner le mensonge ? 10.

Denis Vernant

✐ 1 Frege, G., Begriffsschrift (1897), trad. partielle in Logique

et fondements des mathématiques, Rivenc, F. et de Rouilhan, P.,


Payot, Paris, 1992, § 2, pp. 103-106 et § 7, pp. 113-114.

2 Lesniewski, S., Sur les fondements de la mathématique, trad.

Kalinowski, G., Hermès, Paris, 1989, p. 39.

3 Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, trad. Granger,


G., Gallimard, Paris, 1993, p. 442.

4 Kleene, S. C, Logique mathématique, A. Colin, Paris, 1971,


chap. I, § 9, p. 44.

5 Frege, G., « Recherches logiques », 1918-1919, in Écrits lo-


giques et philosophiques, trad. Imbert, C., Seuil, Paris, 1971,
pp. 175-176 et 205, note 1.
downloadModeText.vue.download 89 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

87

6 Austin, J.-L., Quand dire, c’est faire (1962), trad. G. Lane, Seuil,
Paris, 1970.

7 Frege, G., les Actes de langage (1969), trad. H. Pauchard, Her-

mann, Paris, 1972, pp. 71-72.

8 Brock, J. E., « An Introduction to Peirce’s Theory of Speech


Acts », Transaction of the C.S. Peirce Society, 1981, XVII, no 4,
pp. 319-326.

9 Daval, R., Moore et la philosophie analytique, PUF, Paris, 1997,

chap. VII, pp. 91-97.

10 Vernant, D., Du Discours à l’action, PUF, Paris, 1997, chap. II


et IV.

! ACTE DE DISCOURS, AFFIRMATION, DÉDUCTION, ILLOCUTOIRE


(ACTE), NÉGATION

ASSOCIATION

PSYCHOLOGIE

Relation élémentaire entre contenus mentaux indivi-


dualisés (sensations, représentations, émotions), par res-

semblance, contiguïté ou contraste.

Historiquement, le concept d’association est né du souci de

fournir pour l’esprit un pendant à l’explication newtonienne

de la nature, après Locke, et jusqu’à Hartley et à Hume. Son


inspiration mécaniciste a dominé la réflexologie (Carpenter)

et la psychologie naturaliste du XIXe s. (Ribot). La causalité

qu’il implique entre contenus mentaux n’a plus eu enfin de


sens que dans les « tests d’association », dus à Cattell et à Jung,

et encore, d’un point de vue plus esthétique (la manifestation

de tendances subjectives) que scientifique et expérimental.

Le problème central du concept d’association est la

contrainte qu’il fait peser sur les « éléments » supposés de

l’esprit, en les reliant d’une manière compatible avec une idée


de la causalité tirée des sciences de la nature. Ce naturalisme

a deux versions : soit un flux mental originaire (la puissance

créatrice de l’imagination) explique la liaison causale telle


qu’elle s’observe dans la nature (Hume, et Kant si on le com-

prend de façon psychologique), soit on décide que l’esprit

objectivé par les associations n’est une partie de la nature, ce


qui est la condition minimale de positivité pour faire naître
la psychologie scientifique, qui sera donc « associationniste »
ou rien.

▶ L’association est impuissante à expliquer deux traits impor-

tants de la vie de l’esprit : le langage, dont les unités séman-

tiques sont intrinsèquement compositionnelles, et le senti-


ment de continuité personnelle. Aussi la psycholinguistique
s’est-elle tournée plutôt vers une théorie des règles (la vie de
l’esprit, c’est suivre des règles, pas juxtaposer des unités psy-
chiques), tandis que la notion d’« actes psychiques » aux en-

chaînements résolument intentionnels a fourni une réponse à

la question de l’identité subjective. Toutefois, on peut rester


un humien critique : l’association devient alors un moyen de

détruire l’illusion du moi, ou du moins, de dénoncer sa fra-

gilité eu égard à la complexité idéative sous-jacente. L’usage

des tests d’association a eu une postérité en psychanalyse.

Pierre-Henri Castel

✐ Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la


conscience, PUF, Paris, 1927.

Bergson, H., Matière et Mémoire, PUF, Paris, 1939.

Husserl, E., L’Idée de la phénoménologie, PUF, Paris, 1969.

! ASSOCIATION (PSYCHANALYSE), EMPIRISME

PSYCHANALYSE

Modalités selon lesquelles des représentations, envisa-


gées comme des éléments discrets, donnent lieu, dans le
cadre d’une dynamique psychique, à des formes relative-
ment continues – chaînes associatives, complexes, etc. Le
terme s’emploie à divers niveaux : phénoménologie, expé-
rience (Jung), stylisation du psychisme, de ses mémoires,
de ses défenses et de son déterminisme, travail de la cure :

« association libre ». REM. : Terme emprunté par Freud à

l’associationnisme (en allemand Assoziation).


Dès 1895, Freud propose une « dynamique de la représenta-
tion » susceptible de rendre compte des processus associatifs
qui ont cours dans les cures 1. Il suppose un appareil psy-
chique multidimensionnel dans lequel les traces mnésiques
sont associées selon au moins trois « stratifications » : la pre-
mière, chronologique et linéaire ; la deuxième, concentrique,
fonction, d’un côté, de thèmes sémantiques, de l’autre côté,
de l’intensité du déplaisir que les représentations en cause
suscitent ; la troisième, « [...] la plus essentielle, [...] a un ca-
ractère dynamique au contraire du caractère morphologique
des deux autres ». Créant parmi les précédentes des trajec-
toires compliquées, elle comporte des « bifurcations » et des

« noeuds de communication ». Ses dessins correspondent à

la surdétermination des formations symptomatiques et aux

associations de pensée pendant la cure.

▶ L’analyse freudienne contredit le schéma selon lequel les

associations psychiques décalqueraient des successions tem-

porelles linéaires, voire causales, éprouvées dans les relations

à la réalité extérieure. Elles procèdent de résonances entre

deux systèmes dynamiques – réalité psychique, réalité exté-

rieure – qui s’y représentent. Ce processus compliqué dépend

de l’histoire individuelle autant qu’il la constitue.

La psychanalyse structurale a tenté de rendre compte du


déterminisme psychique tel qu’il s’avère dans le processus as-
sociatif par des « lois (combinatoires) du signifiant ». C’est pri-
vilégier la seule morphologie au détriment de la dynamique.

Michèle Porte

✐ 1 Freud, S., 1895, Studien über Hysterie, G. W. I, pp. 290-


303. Études sur l’hystérie, PUF, Paris, 1971, pp. 232-241.

! COMPLEXE, DÉTERMINISME, IDÉE INCIDENTE, MÉMOIRE,


REPRÉSENTATION

ATARAXIE

Du grec ataraxia, « absence de trouble ».

PHILOS. ANTIQUE

Absence de trouble, d’inquiétude ou d’anxiété, propre


au sage.

L’ataraxie apparaît dans les trois philosophies hellénistiques,


mais elle est plus importante dans le scepticisme et l’épicu-
risme que dans le stoïcisme (sauf chez Épictète, où elle apparaît
comme le complément de l’apatheia, l’« absence de passion »1).

Chez les sceptiques, Timon semble l’attribuer à Pyrrhon,


pour qui l’ataraxie aurait résulté de l’impossibilité de se
prononcer sur la réalité. Le trouble provoqué par l’irrégula-
rité des phénomènes provoque le désir d’y mettre fin, mais
cette irrégularité entraîne, en fait, l’epokhê, que l’ataraxie suit
« comme l’ombre suit le corps » 2. Beaucoup de sceptiques la

considèrent comme le but de la philosophie 3.

Chez Épicure, l’ataraxie, en tant qu’absence de tourment

psychique, et l’« absence de douleur corporelle » (aponia)


downloadModeText.vue.download 90 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

88

constituent les « plaisirs statiques », par opposition aux « plai-


sirs mobiles » (joie, gaieté et plaisirs corporels) 4. Ces plaisirs
statiques sont le summum du plaisir, qui est lui-même la fin
ultime 5.

▶ La notion d’ataraxie diffère de celle de « tranquillité », qui


traduit le grec euthumia 6, et consiste dans la paix avec soi-

même et la confiance en soi.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Épictète, Entretiens, II, 8, 23.

2 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 8 ; I, 29.

3 Ibid., I, 25.

4 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X,


136.

5 Cicéron, Des fins, I, 37-39.

6 Sénèque, De la tranquillité de l’âme, 2.

! ÉPICURISME, SCEPTICISME

ATEMPORALITÉ
Du latin temporalis, « temporaire », avec préfixe a- (du grec) privatif.

En allemand : Zeitlosigkeit, de Zeit, « temps », et suffixe -los, « ce qui


manque ».

PSYCHANALYSE

Qualité des processus inconscients qui « ne sont pas


ordonnés temporellement, ne se voient pas modifiés par le
temps qui s’écoule, [auxquels] on ne peut pas appliquer la
représentation du temps » 1.

Dès 1896, Freud pressent comme une qualité de l’inconscient


le fait de se manifester sous forme d’impression actuelle, et
non de souvenir (« Sur l’étiologie de l’hystérie »). Dans le
rêve, la présence de voeux inconscients toujours actifs révèle
leur caractère indestructible (l’Interprétation des rêves, 1900).
La cure, visant à les rendre conscients, leur fait perdre leur
actualité afin qu’ils soient reconnus comme passés.

▶ Sans l’expliciter après 1920, Freud maintient la notion


d’atemporalité, mais elle demeure paradoxale ; l’énergétique
de l’inconscient le fait dépendre de facteurs temporels : « Ce
qui objecte radicalement à l’atemporalité de l’inconscient est
le principe de plaisir auquel il est soumis. » 2.

Benoît Auclerc

✐ 1 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips (1920), G.W. XIII, « Au-


delà du principe de plaisir », O.C.F.P. XV, chap. 4, PUF, Paris,
p. 299.

2 Porte, M., « Atemporalité, histoire et sémiophysique », in Revue


internationale d’histoire de la psychanalyse, 1993, no 6, PUF,

Paris, p. 180.

! ACTION, APRÈS-COUP, INCONSCIENT, PRINCIPE, RÉGRESSION,


RÉPÉTITION, TRANSFERT

ATHÉISME

Du grec theos, « dieu » et α- privatif.

MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.

Doctrine qui nie l’existence de Dieu, directement ou

indirectement.

L’Antiquité avait connu peu de doctrines véritablement


athées ; mais on y trouvait des critiques de la superstition ou
des controverses liées par exemple au refus de l’anthropo-
morphisme. Quant à l’épicurisme, il niait non pas l’existence

des dieux, mais leur intervention dans les affaires humaines.


Cela a d’ailleurs suffit pour qu’on l’assimile à un athéisme.
Cette situation sera durable : on appelle athée non seule-
ment celui qui se revendique comme tel, mais aussi celui

dont on soupçonne que ses croyances affichées cachent des

convictions différentes, voire celui dont la doctrine met en

cause par ses conséquences au moins la gloire de dieu ou sa


Providence, même s’il accepte son existence. Ainsi, Hobbes,

Spinoza, Fichte ont été dénoncés comme athées alors que

leurs doctrines donnait une place, parfois importante, à un


dieu certes très différent de celui de la tradition religieuse.

La réfutation ou, plus souvent, la dénonciation de l’athéisme

est d’ailleurs devenue un genre obligé des philosophes spiri-


tualistes et des théologiens. À l’âge classique, on le dénonce

non seulement comme faux, mais comme dangereux : ne

craignant pas les châtiments divins, l’athée constitue un péril


pour la société. Le premier qui forgera un contre-argument

sera Pierre Bayle, pour qui l’idolâtrie est plus dangereuse que

l’athéisme, qui donne en exemple la vie de Spinoza, « athée

vertueux », et pour qui une société d’athées est possible 1.

Deux vrais courants athées se succèdent à cette époque :

un athéisme clandestin – celui des libertins et des manuscrits


clandestins, qui s’appuie sur l’héritage des doctrines antiques

en les remaniant. Un athéisme ouvert, ensuite, dans le cou-

rant le plus radical des Lumières, chez d’Holbach ou Diderot

– qui prend appui sur le développement des sciences, notam-

ment des sciences de la vie, pour affirmer que la matière

peut se mouvoir par elle-même et qu’elle peut penser ; la


négation de Dieu apparaît ainsi comme liée à la négation
de la spiritualité (donc de l’immortalité) de l’âme. Dans ces
deux courants, l’affirmation de l’athéisme est souvent liée à
une critique violente d’une religion historique particulière : le

christianisme ; il doit également se démarquer de formes de

pensée intermédiaire (le déisme, la religion naturelle), que

les théologiens chrétiens, au contraire, voient comme des

préludes à l’athéisme. Aux siècles suivants, l’athéisme sera


revendiqué par exemple par Marx ou par Sartre – pour qui il
est la condition de la recherche de la liberté humaine.

Les principaux arguments de l’athéisme sont les suivants :


– les attributs divins sont contradictoires, ce qui rend impensable
l’idée de Dieu : face au scandale du Mal, comment concilier la

justice, la bonté et la puissance divines ? Attribuer la cause der-


nière du monde à un dieu que l’on avoue ignorer, n’est-ce pas
légitimer une ignorance par une autre, plus confuse encore ?
– on peut expliquer l’idée de Dieu par la projection de

l’essence de l’homme (c’est la thèse feuerbachienne 2) ; on

peut aussi expliquer la religion soit par l’ignorance, soit


par l’imposture politique, soit (en faisant moins de place

à la construction volontaire) par son rôle idéologique.

– enfin l’athéisme peut rendre raison autrement de ce que la

religion dit expliquer grâce à la notion de Dieu. De ce point

de vue, il ne suffit pas de nier l’existence d’un dieu : il faut lui

substituer un autre principe ; c’est pourquoi l’athéisme à l’âge

classique apparaît souvent lié au matérialisme ou au moins

à la conviction que la démarche scientifique suffit à rendre

raison du monde et du sens de l’action humaine.

▶ Il faut observer que la plupart des arguments de la philoso-


phie pour et contre l’athéisme ont été constitués par référence
au monothéisme, ou au moins, dans le cas de l’Antiquité,

d’une doctrine de l’unité du divin. Il faut remarquer aussi que


downloadModeText.vue.download 91 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

89

les polémistes religieux ont souvent confondu scepticisme,


athéisme, panthéisme et critique de la superstition.

Pierre-François Moreau

✐ 1 Bayle, P., Pensées sur la Comète, 1682, STFM, Paris.

2 Feuerbach, L., L’essence du christianisme, trad. J.-P. Osier, Gal-

limard, coll. Tel, Paris, 1992.

Voir-aussi : Les Athéismes philosophiques, textes réunis par

E. Chubilleau et E. Puisais, Kimé, Paris, 2000.

ATOME

Du grec atomos, « indivisible ».

PHYSIQUE

Plus petite partie de matière ayant les propriétés réac-


tives d’un élément chimique. 1. Dans l’atomisme clas-
sique : corps matériel très petit et indivisible, séparé des
autres par le vide. – 2. En physique, à partir du début du
XXe s. : plus petite unité en laquelle la matière puisse être

partagée sans libérer des particules chargées électriquement.

Laissant de côté l’étymologie du mot, une part du pro-


gramme de la physique microscopique a consisté à décrire
les constituants et la structure interne de l’atome. Les princi-
paux constituants en sont le proton (chargé positivement),
l’électron (chargé négativement) et le neutron. La struc-
ture de l’atome, déterminée par diverses techniques de
diffusion de rayonnement, apparaît sphérique et concen-

trique, avec un noyau formé de nucléons (protons et de


neutrons) au centre, et un nuage d’électrons organisés en
« orbitales » emboîtées à la périphérie. L’ordre de gran-
deur du diamètre d’un atome est 10– 10 mètres.

Depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIe s., le concept d’atome est


resté dépendant d’un programme spéculatif d’explication de
l’apparaître naturel, y compris qualitatif, par les figures, les
combinaisons et les mouvements de petits corps insécables
séparés par le vide. Il s’agissait, selon J. Perrin, d’expliquer
du visible compliqué par de l’invisible simple. Mais vers la fin

du XVIIIe s., le concept d’atome a aussi acquis une signification


opératoire dans le cadre de la science chimique naissante. Le
premier moment d’un tel basculement fut la formulation de la
loi des proportions définies, par J.-L. Proust (1794), J. Dalton
(1808), J.-L. Gay-Lussac (1809) et A. Avogadro (1811). Selon
cette loi, des corps simples (ou éléments) ne peuvent s’unir
pour former les composés chimiques qu’en proportions de
poids déterminées. J. Dalton interpréta la loi des proportions
définies comme manifestation indirecte de la structure ato-
mique de la matière, et engagea un programme de détermina-
tion des poids relatifs des atomes. D.-I. Mendeleïev nota alors
en 1869 qu’à quelques exceptions près 1, lorsque les éléments
sont ordonnés selon leurs poids atomiques, une périodicité

de leurs propriétés chimiques se manifeste. Cette remarque

fut systématisée dans le tableau périodique des éléments.

La théorie cinétique des gaz, développée à partir du mi-

lieu du XIXe s., fournit par ailleurs des valeurs plausibles de

la dimension des atomes et de leur nombre dans un volume


fixé de gaz. Se basant sur des mesures de la conductivité
thermique et des coefficients de diffusion dans les gaz, inter-
prétées en termes de libre parcours moyen des atomes (ou
des molécules), J. Loschmidt fournit en 1865 des valeurs du
diamètre d’un atome et du « nombre d’Avogadro ». Ce dernier
était estimé à 6,022.1023 atomes pour 12 g de carbone.

La convergence ultérieure des déterminations du nombre


d’Avogadro, évalué par des méthodes et sous des hypothèses
théoriques variées, finit par convaincre la plupart des phy-

siciens, y compris les plus réticents comme W. Ostwald, du

bien-fondé du cadre de pensée atomiste. La description mo-


léculaire satisfaisante du mouvement brownien par Einstein
(1905) et par J. Perrin (1908), paracheva le consensus. Une

nouvelle étape de l’histoire du concept d’atome s’ouvrait :


d’un côté, celui-ci restait fixé par la signification opératoire
que lui avait donnée la chimie du XIXe s., tandis que, de l’autre

côté, la physique poursuivait une recherche d’esprit atomiste

des constituants indivisibles (ou dénués de structure) à des

échelles sub-atomiques. Sur les deux versants, le concept

d’atome perdait quelque chose de ses contenus initiaux.

Sur le versant de la chimie, on admettait dès le XIXe s. qu’un


atome, bien qu’indivisible par des procédés réactifs propre-

ment chimiques, pouvait s’avérer divisible par des procédés

physiques. L’atomicité devenait ainsi relative à la méthode


expérimentale. Sur le versant de la physique, la poursuite
des constituants élémentaires dénués de structure spatiale
s’est accompagnée d’une mise en question de plus en plus
radicale de leur assimilation traditionnelle à des corpuscules.

Michel Bitbol

✐ 1 Ces divergences ont été ultérieurement expliquées par la


différence entre le numéro atomique, reflétant le nombre de
protons chargés positivement, et le nombre de masse, reflétant
le nombre total de nucléons.

Voir-aussi : Bensaude-Vincent, B., et Stengers, I., Histoire de la

chimie, La Découverte, Paris, 1993.

Perrin, J., les Atomes, Champs-Flammarion, Paris, 1991.

Pullmann, B., l’Atome dans l’histoire de la pensée humaine,


Fayard, Paris, 1996.

! ANTIMATIÈRE, CORPUSCULE, PARTICULE

ATOMISME

PHILOS. ANTIQUE

Doctrine selon laquelle il n’existe que des principes


matériels, les atomes, ou particules indivisibles de matière
inerte, séparés par du vide. La formation de l’univers, son
état actuel et ses modifications sont expliqués uniquement
par les formes, positions, mouvements, chocs et agréga-
tions de ces atomes.

Historique

L’atomisme fut inventé par Leucippe et son disciple Démo-


crite, au Ve s. av. J.-C. On savait, dès l’Antiquité, si peu de
choses sur Leucippe qu’Épicure prétendait qu’il n’avait pas
existé 1. Démocrite naquit à Abdère, en Ionie, entre 494 et 460
av. J.-C., et vécut quatre-vingt-dix ans. Socrate étant né en 469,
Démocrite est plus son contemporain qu’un présocratique.
Il ne fonda pas d’école, mais l’atomisme connut un nouvel
avatar au siècle suivant dans la philosophie d’Épicure (341-
270). Né à Samos, après une jeunesse assez itinérante, il se
fixa à Athènes et s’installa dans une maison avec jardin, où il
fonda son école, qui reçut le nom de Kepos (« Jardin »). Il eut
de nombreux successeurs, mais le plus illustre des épicuriens
ultérieurs est le latin Lucrèce (96-52), dont le poème De la
nature contient les plus vastes développements conservés sur
la théorie atomiste.

Doctrines et problèmes

Les atomes sont des particules de matière insécables, comme


leur nom l’indique, mais aussi incorruptibles et éternelles. Ils

sont si petits qu’ils sont invisibles et ne peuvent donc être


downloadModeText.vue.download 92 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

90

perçus, mais seulement pensés. Infinis en nombre dans un


vide illimité, ils diffèrent par leur forme et par leur taille : les
uns lisses et ronds, les autres avec aspérités et crochets, etc.
Selon Démocrite, ils se déplacent dans le vide et finissent par
former un tourbillon au sein duquel les atomes semblables
s’agglomèrent les uns aux autres : de là naissent les éléments
(terre, eau, air, feu), et se constituent la terre et le ciel. Puis, à
cause de leurs différences de forme, les atomes s’accrochent
les uns aux autres et s’imbriquent les uns dans les autres,
et forment d’autres agrégats, plus complexes, qui constituent
progressivement minéraux, plantes et animaux 2. C’est la diffé-
rence des atomes ainsi que leur position et leur configuration
qui expliquent les différences entre les corps composés. Il n’y
a aucune finalité dans la nature.

Selon certaines sources, Démocrite n’admettait que deux


propriétés des atomes, la taille et la forme, et c’est Épicure
qui aurait ajouté une troisième propriété, le poids, par lequel
il aurait expliqué le mouvement des atomes : emportés par
leur propre poids, ils tombent droit dans le vide 3. Mais ces
témoignages sont contredits par celui d’Aristote, d’après qui
« Démocrite dit que chacun des corps atomiques est d’autant
plus lourd qu’il est plus grand »4 : il aurait donc attribué un
poids aux atomes. Il n’en est pas moins vrai qu’Épicure attri-
bue aux atomes un mouvement rectiligne vers le bas dû à
leur propre poids 5, ce qui diffère du mouvement tourbillon-

naire, dans l’univers sans haut ni bas de Démocrite. Celui-ci

parlait seulement, semble-t-il, d’un mouvement de « pulsa-


tion » (kata palmon) sans lui assigner le poids pour cause 6.
Pourtant, Épicure lui-même attribue moins le déplacement
des atomes à leur poids qu’à la « nature du vide », qui, « en
délimitant chaque atome » sans lui opposer de résistance,

entraîne sa « pulsation propre » 7.


Que les atomes se déplacent dans le vide a pour consé-
quence qu’ils se déplacent tous à la même vitesse, car le vide
oppose la même absence de résistance à tous les atomes :
c’est un des points sur lesquels Épicure s’oppose à Aristote,
lequel, n’admettant pas l’existence du vide, soutient que les

corps lourds tombent plus vite que les corps légers 8, ce que
Galilée réfutera. L’apparente différence de vitesse des atomes
tient aux collisions que certains subissent : ceux qui sont arrê-
tés, retardés ou déviés par un choc avec d’autres atomes arri-
vent moins vite à un point donné que ceux qui avancent sans

résistance à une vitesse si rapide qu’elle est inconcevable 9.

Une fois admis que les atomes tombent tous vers le bas
en ligne droite et à la même vitesse, il est impossible d’expli-
quer que certains atomes puissent en rattraper d’autres et
qu’ils puissent s’agréger entre eux, sans admettre que certains
atomes dévient de façon aléatoire de leur trajectoire 10. Cette
déclinaison rompt avec le strict déterminisme de Démocrite.
Il y a, dès lors, trois mouvements atomiques : une trajectoire
rectiligne vers le bas due au poids des atomes, des change-
ments de trajectoire dus aux collisions des atomes, et une
déviation infime qui explique ces collisions. Lorsqu’ils entrent

en collision, certains atomes, au lieu de rebondir, forment des


agrégats d’atomes.

Le haut et le bas sont, en un sens, des concepts relatifs :


est « en haut » ce qui est au-dessus de nos têtes, et « en bas »

ce qui est en dessous de nos têtes, et cela à l’infini 11. Mais cela

implique bien une direction et un sens absolus au sein de


l’univers, sans quoi il ne serait pas nécessaire d’expliquer par
la déclinaison la rencontre des atomes. Il en résulte évidem-
ment des difficultés (comment un univers infini dans toutes

les directions peut-il avoir un sens absolu ?) que ne posait pas

le mouvement tourbillonnaire de Démocrite, puisque c’est

un mouvement qui va dans tous les sens dans un univers

infini courbe. Aussi n’est-il pas impossible que la nécessité

morale d’échapper au déterminisme démocritéen ait imposé


à Épicure ces solutions compliquées. Car c’est aussi la décli-

naison des atomes qui permet d’expliquer la possibilité d’une

volonté libre, responsable de ses actes, en rompant le « pacte

du destin » 12.

L’un des soucis des atomistes était de tout expliquer par


la forme des atomes, leurs mouvements et leurs agrégations,

jusqu’aux phénomènes psychiques. L’âme est, selon Démo-


crite, une sorte de feu composé d’atomes comparables à des
grains de poussière en suspension dans l’air 13. Selon Épicure,
l’âme est un mélange de souffle et de chaleur, auxquels
s’ajoutent des atomes si fins qu’ils ont la capacité d’être en
communication avec le reste du corps et donnent à l’âme
la capacité de sentir 14. Bien qu’Épicure ait expliqué que ce
n’est pas la « nature des atomes » qui explique les actions des
animaux, mais la « superstructure » psychique elle-même 15, il
semble avoir estimé nécessaire d’introduire de l’indétermi-
nisme dans les atomes pour que la volonté humaine puisse
échapper au déterminisme.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Diogène Laërce, X, 13.

2 Démocrite A 37, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gal-

limard, La Pléiade, Paris, 1988.

3 Plutarque, Opinions des philosophes, I, 3 ; Cicéron, Du destin,


46.

4 Aristote, De la génération et de la corruption, 326a9-10.

5 Épicure, Lettre à Hérodote, 61.

6 Plutarque, op. cit., I, 23, 3.

7 Épicure, op. cit., 43-44.

8 Aristote, Physique, IV, 8 ; VIII, 8.

Épicure, op. cit., 46.

10 Lucrèce, De la nature, II, 216-293.

11 Épicure, op. cit., 60.

12 Lucrèce, loc. cit. ; Diogène d’OEnoanda, Inscription épicu-


rienne, fr. 54.

13 Aristote, De l’âme, I, 2, 404a1-5.

14

Épicure, op. cit., 63 ; Plutarque, op. cit., IV, 3.

15 Épicure, De la nature, fr. 34.

Voir-aussi : Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes il-


lustres, trad. dir. par M.-O. Goulet-Cazé, Paris, 1999, livres IX-X.

Dumont, J.-P. (dir.), les Présocratiques, Gallimard, Paris, 1988.

Kirk, G., Raven, J., Schofield, M., les Philosophes présocratiques,


Éd. universitaires Fribourg, Fribourg, et Le Cerf, Paris, 1995,
pp. 433-465.
Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques, t. 1, Paris,

2001.

Salem, J., l’Atomisme antique, LGF, Paris, 1997.

! DÉCLINAISON, DÉTERMINISME, ÉPICURISME

∼ ATOMISME LOGIQUE

LOGIQUE

Philosophie logique 1 de B. Russell, telle que ce dernier

l’a lui-même dénommée.

S’inspirant de Peano, et parallèlement à Frege, Russell a éla-

boré un outil logique qui, rompant avec la tradition aristotéli-

cienne, fournissait les moyens d’une critique rationnelle de la


downloadModeText.vue.download 93 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

91

langue naturelle et d’une réduction du langage mathématique


(logicisme).

D’emblée, son pouvoir analytique conduisit Russell à refu-


ser le monisme idéaliste d’inspiration hégélienne de Bradley.
Loin d’être une et accessible au terme d’un parcours dialec-
tique, la réalité est foncièrement plurielle et connaissable par
analyse progressive et partielle des relations externes entre
ses éléments, ses atomes : « Une vérité isolée peut être entiè-
rement vraie, [...] l’analyse n’est pas falsification » 2. La logique
autorise l’analyse des propositions : à partir de propositions
atomiques qui soit attribuent un prédicat à un particulier du
genre : « ceci est rouge », soit relient deux particuliers comme
dans : « ceci est à droite de cela », on peut construire, en re-
courant aux connecteurs et aux quantificateurs logiques, des
propositions moléculaires du genre « ceci n’est pas rouge » ou
« tous ces objets sont rouges », qui sont fonctions de vérité
des propositions atomiques qu’elles contiennent. Aux propo-
sitions atomiques correspondent des faits atomiques qui les
rendent éventuellement vraies : « Les choses du monde ont
diverses propriétés, et entretiennent entre elles diverses rela-
tions. Qu’elles aient ces relations et ses propriétés sont des
faits » 3. Si Russell ne reconnaît pas en 1918 de faits négatifs,
disjonctifs, etc., il admet des faits généraux pour garantir la
généralité de propositions du type « tous les hommes sont
mortels ».

Une telle philosophie a des conséquences gnoséologiques


et ontologiques importantes. D’abord, les atomes logiques
auxquels on parvient par analyse doivent être connaissables.
Russell admet une « connaissance directe » [acquaintance]
aussi bien des particuliers perceptibles que des universaux
qui correspondent aux prédicats et aux relations 4. En ré-
sulte un « réalisme analytique » qui se distingue du réalisme
naïf en ce que les atomes sont non des choses prosaïques,
mais des « données sensibles » [sense-data], et qui accepte
en même temps un engagement de type platonicien sur les
entités intelligibles que sont les universaux (engagement que
Russell n’aura de cesse de limiter sans toutefois l’éradiquer
totalement) 5.

Comme Russell le reconnaît lui-même, nombre de thèses


de son atomisme logique doivent beaucoup à ses débats avec
son élève Wittgenstein. Dans le Tractatus logico-philosophi-

cus, ce dernier radicalise l’approche logiciste en faisant de


la nouvelle logique l’unique critère de toute signification et
de toute vérité. Seules sont douées de sens des propositions
élémentaires qui nomment des objets et décrivent des états
de choses ainsi que les propositions complexes qui sont
fonctions de vérité des propositions élémentaires qu’elles
contiennent (thèse d’extensionalité). Et toute proposition est
l’image logique d’un fait du monde auquel elle a une relation
d’isomorphie structurale qui la rend éventuellement vraie 6.
Toutefois, Wittgenstein se garde bien de définir les objets
ultimes et d’en faire comme Russell des données sensibles.
L’objet simple n’apparaît que comme résultat de l’analyse. De
plus, il est conduit dès 1929 à abandonner la thèse de l’indé-
pendance des propositions élémentaires selon laquelle « les
états de choses sont mutuellement indépendants ». Ainsi, les
propositions qui attribuent une couleur à un objet ne peuvent
être indépendantes : si un objet est rouge, il ne peut être
en même temps bleu. Plus généralement, les propositions
de couleur sont tributaires d’une grammaire des couleurs :
« L’octaèdre des couleurs est grammaire car il dit que nous
pouvons parler d’un bleu tirant sur le rouge mais non d’un
vert tirant sur le rouge » 7. La généralisation de cette inter-

dépendance des propositions à l’égard d’une « grammaire »

conduira le « second Wittgenstein » à disqualifier l’approche


logiciste du langage au profit d’une description minutieuse
des différents jeux de langage gouvernant l’usage de la
langue naturelle 8.

Dans une perspective différente, Quine, réactualisant la


thèse de Duhem selon laquelle les énoncés d’une théorie
scientifique ne peuvent affronter isolément le tribunal de
l’expérience 9, professa un holisme à la fois sémantique et
gnoséologique, la signification et la vérité relevant d’une ap-
préhension globale et ne pouvant désormais résider en des
atomes absolument séparés et indépendants 10.

Denis Vernant

✐ 1 Russell, B., « Le réalisme analytique » (1911), [rééd. in Poin-


caré, Russell,...], Heinzmann, G., dir., A. Blanchard, Paris, 1986,

pp. 296-304 ; Notre connaissance du monde extérieur (1914)


trad. P. Devaux, Payot, Paris, 1969 ; « La philosophie de l’ato-
misme logique » (1918) in Écrits de logique philosophique, trad.
J.-M. Roy, PUF, Paris, 1989.

2 Russell, B., Histoire de mes idées philosophiques, trad. G. Au-


clair, Gallimard, Paris, 1959, chap. V, p. 80.

3 Russell, B., Philosophie de l’atomisme logique, chap. II, p. 351.


4 Russell, B., Problèmes de philosophie, trad. F. Rivenc, Payot,
Paris, 1989.

5 Vernant, D., la Philosophie mathématique de B. Russell, Vrin,


Paris, 1993.

6 Wittgenstein, L., Tractatus, 3.11, 3.12 ; 4.014, 4.0141, trad.

Granger, G., Gallimard, Paris, 1993, et Bouveresse, J., le Mythe


de l’intériorité, Minuit, Paris, 1976, chap. I, § 6, pp. 176-184.

7 Wittgenstein, L., Remarques philosophiques, trad. J. Faure, Gal-

limard, Paris, 1975, chap. IV, § 39, p. 73.

8 Wittgenstein, L., Investigations philosophiques, trad. P. Klos-


sowski, Gallimard, Paris, 1961, § 23, p. 125.

9 Quine, W.V.O., La théorie physique, son objet, sa structure,


1914 ; Brenner, A., Duhem, science, réalité et apparence, Vrin,
Paris, 1990, pp. 218-230.

10 Quine, W.V.O., « Two Dogmas of Empiricism » (1951), rééd.


in From a Logical Point of View, Harper &amp; Row, New York,
1953, pp. 42-43.

! DONNÉ, EXTENTIONALITÉ, FONCTION, GRAMMAIRE, HOLISME

ATTENTION

En allemand : Aufmerksamkeit, de merken, « marquer, remarquer »,


Achtung, de achten, « prendre garde à » ; Zuwendung, de sich wenden, « se
tourner vers ».

Thème de choix, quasiment vecteur de la psychologie (Wundt, Stumpf 1,


Külpe, Gestaltpsychologie, de Buser 2) ; présence thématique latérale en
phénoménologie, chez Husserl 3, Schütz 4 et Merleau-Ponty 5, quoique le
phénomène y soit déterminant dans la méthode comme dans la thé-
matique.

PHÉNOMÉNOLOGIE, PSYCHOLOGIE

Processus mental par lequel un objet ou une part de ma

vie psychique sont mis en relief pour moi.

L’opération attentionnelle procède d’un double mouvement


conjoint, par lequel le sujet porte son intérêt sur un objet au
moment même où celui-ci se manifeste à lui en l’affectant. Il
y a dans le phénomène de l’attention un mixte d’activité et
de passivité, ce qui pose la question de la pertinence de ce
couple pour l’aborder en sa vérité.

Comme l’indiquent les différents termes allemands men-


tionnés pour traduire « attention », on peut se demander si
ce phénomène correspond à une réalité unifiable, ou s’il ne
downloadModeText.vue.download 94 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

92

participe pas de gestes mentaux hétérogènes relevant de do-


maines distincts. Si l’on fait droit à la structure spatiale figure

/ fond, et que l’on désigne l’objet sur lequel porte l’attention


comme un objet remarqué, qui, ce faisant, se détache, on
insiste sur le pôle objectif dans la constitution de l’activité
attentionnelle. Cet accent est partagé par les psychologues de
l’École de Würzburg, par les phénoménologues (le dernier
Husserl, Merleau-Ponty ou Schütz), mais aussi par la psy-
chologie de la forme, qui l’érigera en méthode d’analyse des

phénomènes. Si l’on souligne la disposition proto-éthique du


sujet qui prend garde à tel aspect du réel, ou bien le mou-
vement pré-réflexif de se tourner vers la chose perçue, on
privilégie le geste subjectif inhérent à l’activité attentionnelle.
Telle est bien plutôt l’inflexion à l’oeuvre dans la phénomé-
nologie statique initiale de Husserl.

Natalie Depraz

✐ 1 Stumpf, C., Tonpsychologie, Hirzel, Leipzig, 1883.

2 De Buser, Cerveau de soi, cerveau de l’autre, Odile Jacob,


Paris, 1998, chapitre VIII, « Attention et pré-attention ».

3 Husserl, E., Idées directrices...I, Gallimard, Paris, 1950.

4 Schütz, A., Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, Springer,


Vienne, 1932.

5 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Galli-


mard, Paris, 1945.

! AFFECTION, CONVERSION, PERCEPTION

PSYCHOLOGIE

Orientation de l’activité mentale par des buts, qui maxi-

mise l’efficacité du traitement des informations reçues et


de leur réutilisation dans l’action.

Depuis l’origine de la psychologie scientifique, naturaliser


l’attitude subjective dans la perception et l’action en tant
qu’attitude subjective a été un enjeu central 1. Considérée par
Husserl 2 comme un « tendre-vers » intentionnel originaire du
Je, l’attention est encadrée, en psychologie cognitive, par une
théorie fonctionnelle et évolutionniste qui, pour surmonter
les limites des comptes rendus introspectifs, met l’accent sur
les étapes hiérarchisées du traitement de l’information, et
cherche à se vérifier en pathologie mentale.
L’attention est soumise ainsi à deux contraintes : le filtrage
des informations utiles, et la capacité des appareils qu’elle
mobilise (canaux sensoriels, mémoire de travail, etc.), selon
que l’attention est « focale » ou « partagée ». On sait que la
maximisation des informations reçues a des bases neurobio-

logiques distinctes de sa réutilisation dans l’action (puisque


dans l’action on ne prête plus attention aux informations
non-pertinentes) ; l’attention dépend d’élévations de seuil
précises dans la formation réticulée. Enfin, plusieurs théories
expliquent comment s’automatisent certaines tâches atten-
tionnelles pour diminuer la « charge mentale », et comment
l’attention se réveille (théorie du « priming »).

L’analyse cognitive de l’autisme offre une contre-épreuve


empirique de ces théories 3. Elle met l’accent sur la notion
d’« attention conjointe » : (chacun regarde ce que regarde
l’autre) et l’intègre dans une conception modulaire com-
plexe qui explique pourquoi les sentiments subjectifs et les
conduites psychomotrices particulières de l’autisme plonge-
raient leurs racines dans ce trouble spécifique de l’attention.

Pierre-Henri Castel

✐ 1 Ribot, T., Psychologie de l’attention, Paris, 1889.

2 Husserl, E., Expérience et jugement, chap. 1 et 2, Paris, 1970.

3 Baron-Cohen, S., Mindblindness, Cambridge (MA), 1995.

! PERCEPTION

ATTITUDE ESTHÉTIQUE

! ESTHÉTIQUE

ATTITUDE PROPOSITIONNELLE

! PROPOSITION

ATTRACTION
Terme introduit au XVIIe s. ; du latin attractio.

PHYSIQUE

Phénomène physique dans lequel deux ou plusieurs


corps abandonnés à eux-mêmes, sans impulsion initiale, se
rapprochent l’un de l’autre. On parlera ainsi d’attraction
électrostatique, d’attraction électromagnétique ou bien
encore d’attraction gravitationnelle.

Le concept d’attraction a acquis un statut en physique

mathématique avec la publication par Newton, en 1687, à

Londres, des Philosophiae Naturalis Principia Mathematica.

Le cas traité par Newton est celui de l’attraction gravitation-


nelle ou de la gravitation universelle. À l’occasion de l’étude

du mouvement de la Lune 1, Newton montre – en comparant

la distance que parcourrait la Lune en une seconde si elle

était privée de tout autre mouvement que celui dirigé vers


la Terre, avec la hauteur, estimée avec soin, que parcourt un
corps grave en tombant, dans le même temps, sur la Terre
vers le sol – que la force qui retient la Lune sur son orbite

n’est rien d’autre que la force de la gravité, la force par

l’action de laquelle les corps tombent. De ce résultat, et en

s’appuyant sur diverses mesures astronomiques relatives au


mouvement des planètes, Newton identifie définitivement
la gravité et les forces qui font mouvoir les planètes dans le

ciel. Se trouve ainsi construite la loi universelle d’attraction

gravitationnelle. L’approche newtonienne sera reprise à la


fin du XVIIIe s. par Coulomb, dans le cas de l’attraction des

forces électrostatiques. D’une façon générale, le cadre expli-

catif newtonien va constituer la base de l’interprétation de

l’ensemble des phénomènes physique et chimique pendant


tout le XVIIIe s. Ainsi, l’attraction gouverne tout aussi bien les
phénomènes chimiques, en donnant une structure concep-

tuelle précise à l’ancienne notion d’affinité, que les phéno-


mènes optiques, les rayons se trouvant attirés et détournés

en passant à proximité d’objets massifs (inflexion / diffrac-

tion, interférence, etc.).

Laplace donnera dans son Exposition du système du

monde, publié à Paris en 1796, la forme la plus aboutie de


l’approche newtonienne.

Michel Blay

✐ 1 Newton, I., Philosophiae Naturalis Principia Mathematica,

livre III, proposition 4.


downloadModeText.vue.download 95 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

93

ATTRIBUT

Du latin scolastique : attributum, dérivé de attribuere, « attribuer ».


PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE

Caractéristique distinctive d’une personne ou d’une


chose (d’un « sujet »).

D’origine scolastique, le terme « attribut » correspond, chez


Aristote, à la fois au « propre » (ce qui, sans exprimer l’es-
sence, n’appartient qu’à elle et peut lui être substitué pour
qualifier la chose) 1, et à l’« accident par soi »2 : il s’agit d’une
propriété qui, sans faire partie de la définition du sujet, lui
appartient pourtant nécessairement en vertu de cette défini-
tion (par exemple, le fait pour tout triangle d’avoir la somme
de ses angles égale à deux droits), et en donne donc une

connaissance.

Dans l’usage scolastique, le terme « attribut » désigne

presque exclusivement les attributs divins, telles la bonté, la

toute-puissance, la justice, l’infinité, etc. 3

Au contraire de l’usage scolastico-aristotélicien, l’attribut


ne désigne pour la physique stoïcienne aucune qualité réelle.
Exprimé par un verbe (« l’arbre verdoie » plutôt que « l’arbre
est vert »), il n’exprime plus un concept, mais seulement un
fait : un événement survenu à l’objet (être coupé, pour la
chair sous le scalpel) ou l’un de ses aspects, mais rien de sa
nature.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Aristote, Topiques, I, 5, 102a18-19.

2 Aristote, Seconds Analytiques, I, 22, 83b19 sq. ; Métaphysique,

V, 30, 1025a30-32.

3 Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, 33.

Voir-aussi : Bréhier, E., La théorie des incorporels dans l’Ancien

Stoïcisme, Vrin, Paris, 1928.

! ACCIDENT, AUTRE, ÊTRE, ÉVÉNEMENT, FAIT, INCORPOREL,


PRÉDICATION, SUBSTANCE

MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. MODERNE

L’attribut désigne traditionnellement la propriété qui

est prédiquée d’un sujet.

Les problèmes fondamentaux de la notion se posent avec et


après Descartes, qui établit que l’attribut se dit d’une subs-
tance. Nous ne pouvons connaître directement la substance
créée, mais nous avons l’idée claire et distincte de son attribut
principal, c’est-à-dire de la propriété qui lui est nécessaire-
ment liée et sans laquelle elle ne peut subsister. Cet attribut
constitue donc la nature même de la substance et il nous
permet de la connaître avec une certitude apodictique, parce
qu’il l’exprime sans réserve : « [...] il y en a [...] un en chacune
qui constitue sa nature et son essence, et de qui tous les
autres dépendent [ce sont alors des modes]. À savoir, l’éten-
due en longueur, largeur et profondeur, constitue la nature
de la substance corporelle ; et la pensée constitue la nature
de la substance qui pense » 1. Chaque attribut principal ne se
rapporte qu’à une substance : ainsi la pensée, qui appartient
à l’âme et non au corps. Mais Descartes présente également la
pensée comme un attribut de la substance divine, ce qui pose
le problème de l’équivocité du nom de substance.

C’est sans doute que l’on ne peut pas dire de Dieu qu’il
possède la pensée comme son attribut principal. Spinoza
établit ainsi que l’essence de Dieu consiste en une infinité
d’attributs, parmi lesquels nous ne connaissons que la pensée
et l’étendue : « J’entends par Dieu un être absolument infini,

c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attri-

buts dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » 2.

Ces attributs n’ont rien en commun mais sont l’expression


d’une seule et même substance : « [...] que nous concevions la

nature sous l’attribut de l’étendue ou sous l’attribut de la pen-

sée ou sous un autre quelconque, nous trouverons un seul


et même ordre ou une seule et même connexion de causes,
c’est-à-dire les mêmes choses suivant les unes des autres » 3.

Ce double caractère des attributs (ils sont réellement distincts


mais, chez Spinoza, ils représentent la même substance) met
en place ce qu’on a appelé la thèse du parallélisme : les
attributs sont des expressions équivalentes mais qui ne se
croisent pas.

▶ La critique de la notion d’attribut (et de sa relation excep-

tionnelle à la substance), conduite en particulier par Locke,

portera précisément sur le fait que nous ne sommes pas

certains que telle ou telle propriété exprime sans réserve la

chose dont elle est prédiquée, car cette liaison n’est jamais

donnée dans l’expérience. On ne peut donc tenir (provisoire-

ment) une certaine propriété pour l’expression d’une nature

que lorsqu’on la rencontre constamment : elle est alors géné-

rale, mais pas forcément essentielle.

André Charrak

✐ 1 Descartes, R., Principes de la philosophie, Ie partie, art. 53,


Alquié, Garnier, Paris, 1973, p. 123.
2 Spinoza, B., Éthique, Ie partie, définition VI, trad. Appuhn, Gal-
limard, Paris, 1965, p. 21.

Ibid., II, proposition VII, scolie, p. 76.

! SUBSTANCE

ATTRIBUTIF / RÉFÉRENTIEL

LINGUISTIQUE

Une description peut faire l’objet d’un usage soit réfé-


rentiel, soit attributif. Le premier vise à communiquer

une information portant sur un objet contextuellement

saillant, indépendamment du contenu conceptuel associé à


la description. Le second porte sur l’individu, quel qu’il soit,

qui se trouve satisfaire le contenu associé.

Dans un usage référentiel, la description « l’actuel directeur »


peut ainsi contribuer à exprimer une proposition concernant
une personne qui n’est plus directeur, à condition que l’acte
de communication porte clairement sur la personne en ques-
tion ; en revanche, un usage attributif de cette expression
dénotera nécessairement la personne, quelle qu’elle soit, qui
se trouve être actuellement directeur. Les usages référentiels
des descriptions ont été découverts par K. Donnellan, qui
en conclut à l’ambiguïté de ces constructions. Cette conclu-
sion a été remise en question, en particulier par S. Kripke,
qui soutient que l’existence d’usages référentiels et attributifs
doit être expliquée par des principes pragmatiques plutôt que
sémantiques : il n’y a pas selon lui un sens référentiel des
descriptions, mais uniquement des usages référentiels, ce qui
permet d’économiser les significations postulées par la théo-
rie sémantique.

Pascal Ludwig

✐ Donnellan, K., « Reference and Definite Descriptions », in


Philosophical Review, 75, 1966.

Kripke, S., « Speaker Reference and Semantic Competence », in


P. A. French, T. E. Uehling et H. K. Wettstein, Contemporary
downloadModeText.vue.download 96 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

94

Perspectives in the Philosophy of Language, University of Minne-


sota Press, Minneapolis, 6-27, 1977.

! DESCRIPTIONS (THÉORIE DES), PRAGMATIQUE, SÉMANTIQUE

AUFHEBUNG
ONTOLOGIE

Terme central du lexique hégélien qui désigne le double


mouvement de supprimer (aufhören lassen) et de conser-
ver (aufbewahren).

L’Aufhebung est la négation en tant qu’elle pose quelque


chose. La chose niée l’est comme un moment essentiel à

la réalisation d’un processus, en sorte qu’elle est en réalité


conservée comme une détermination idéale.

! DÉPASSEMENT, DIALECTIQUE, NÉGATION

AUGUSTINISME

PHILOS. RELIGION, THÉOLOGIE

1. Pensée de saint Augustin (354-430 après J.-C.) –


2. Les nombreux courants qui, plus ou moins fidèles à cette
pensée, se sont développés depuis le Ve s. jusqu’à nos jours.

L’augustinisme et saint Augustin

L’expression « Grand augustinisme » a été créée par P.E. Por-


talié 1 pour bien distinguer l’augustinisme tel qu’il apparaît du
vivant de saint Augustin, bref le « Grand augustinisme », des
« augustinismes partiels » ou « particuliers » qui auront pour
origine d’autres penseurs que saint Augustin et ne verront
le jour que plus tard et qui donc ne feront que s’inspirer du
« Grand augustinisme ».

Le « Grand augustinisme », qui synthétise l’ensemble des


grandes doctrines de saint Augustin, bien qu’assez proche
de l’augustinisme primitif ou historique, s’en distingue dans
la mesure où il est extrait de son contexte et où, selon les
termes de F. Cayré, « il laisse dans l’ombre des points secon-
daires pour s’en tenir aux thèses capitales » 2.

Dans un premier temps, nous nous pencherons donc sur


ce fameux « Grand augustinisme ». Dans la mesure où saint
Augustin n’a pas laissé de « système » proprement dit et où il
serait difficile d’épuiser tous les aspects de la pensée augusti-
nienne tant ils sont nombreux et de natures différentes (théo-
logique, philosophique, dogmatique, moral, politique...),
nous nous conterons de relever les traits principaux de la
pensée augustinienne.

Le premier trait marquant de cette pensée réside dans le


fait qu’entre la philosophie et la théologie, il n’a pas vraiment
de frontière. « Il n’est pas toujours facile chez lui de savoir où
s’arrête la philosophie et où commence la théologie » nous dit
H. I. Marrou dans Saint Augustin et l’augustinisme. Il est vrai
que s’il n’y avait qu’un point à retenir de la pensée augusti-
nienne, ce serait celui-ci tant cela a d’influence sur l’ensemble
de sa pensée. En effet, chez saint Augustin, la recherche de la
vérité, « l’effort intellectuel », sont subordonnés à l’amour de
Dieu, à « l’effort spirituel ». La raison est d’après lui le prolon-
gement de la foi, il n’y a pas de contradiction entre les deux.
Ce qui l’illustre le mieux, c’est la théorie de l’Illumination, que
saint Augustin emprunte pour une grande partie à Plotin et
Porphyre, et qu’il énonce clairement dans le De Magistro, ou
Le Maître. Ce maître, c’est Dieu lui-même qui, en dedans de

l’homme, par sa lumière, rend la vérité intelligible et permet


à l’homme d’accéder à la connaissance : « pour tout ce que

nous saisissons par l’intelligence, ce n’est pas une voix qui ré-
sonne au dehors en parlant, mais une vérité qui dirige l’esprit

de l’intérieur que nous consultons » 3. Par cette théorie, que


reprendront Roger Bacon au XIIIe s. et Malebranche au XVIIIe s.,
saint Augustin montre que Dieu ne se contente pas d’être un
dieu moral, il est aussi Dieu de Vérité, selon l’Évangile selon
St Jean (14, 6) que reprend ici saint Augustin : « Je suis la Vie,
la Voie et la Vérité ».

Mais on ne peut accuser saint Augustin de fidéisme car il

y a dans sa pensée l’absolue reconnaissance de la capacité


de l’homme à connaître et ce de manière rationnelle, quasi
scientifique. Comme l’affirme Gilson, « l’autorité précède la
raison dans le catholicisme, mais il y a des raisons d’accepter
son autorité. » 4. Le cogito (que l’on retrouvera sous une forme
assez proche chez Descartes dans les Méditations métaphy-
siques et dans le Discours même s’il est impossible de prouver
de manière absolument certaine que Descartes a eu connais-
sance du cogito augustinien avant de rédiger le sien) en est

l’exemple. Amené à tout mettre en doute comme les Acadé-


miciens, saint Augustin reconstruit pierre par pierre la pro-
gression de la raison qui, se retirant du sensible et « rentrant
en elle-même » est d’abord amenée à comprendre qu’elle
existe, puis qu’elle est de nature spirituelle et immatérielle et

qui, ultimement, comprend que Dieu existe et qu’il se tient


au plus profond de son âme, à la fois immanent et transcen-
dant : « interior intimo meo et superior summo meo » : « vous
étiez au-dedans de moi plus profondément que mon âme la

plus profonde, et au-dessus de mes plus hautes cimes. »5 Il y


a certes la nécessité d’adhérer à la foi, de soumettre sa raison
à l’autorité. Cette nécessité est première. Elle est formulée en
ces termes « Crede ut intelligas », littéralement « Il faut croire
pour comprendre » (la formule sera reprise par saint Anselme
dans le Proslogion au XIIe s.). Ainsi, selon Augustin, c’est la foi
qui sauve la raison du scepticisme, ce qui nous renvoie à la
propre existence de saint Augustin qui ne fut arraché du dé-
sespoir dans lequel le plongeait le scepticisme professé par la
Nouvelle Académie que par sa conversion au christianisme.

Cette soumission de l’intelligence à « l’autorité », à la foi


présuppose bien évidemment une grande humilité, vertu qui
est omniprésente dans l’oeuvre de saint Augustin et qui ne se
limite pas à la sphère morale, qui s’étend donc comme nous
le voyons ici au domaine de la connaissance.

Cette intrusion d’une vertu a priori morale dans le do-


maine gnoséologique nous amène à parler d’un second trait
de la pensée augustinienne, à savoir l’absence de frontière
entre philosophie et morale.

Il y a ainsi un caractère eudémonique de la philosophie


augustinienne : la recherche du vrai (identifié à Dieu comme
nous l’avons vu plus haut à travers la théorie de l’Illumina-
tion) et sa possession (limitée il est vrai ici-bas puisqu’elle ne
sera atteinte qu’après la mort) donnent à l’homme un avant
goût de la béatitude. La connaissance délivre l’homme de
l’inquiétude, la connaissance rend heureux : « l’aimer et le
(Dieu) connaître, c’est avoir une vie heureuse, que tous dé-
clarent chercher, alors qu’il y en a peu qui peuvent vraiment
se réjouir de l’avoir trouvée. » 6. Ou encore : « Est donc heu-
reux quiconque vient à la mesure suprême par la vérité. Pour
l’esprit c’est avoir Dieu, c’est-à-dire jouir de Dieu » 7. Ainsi,
comme le remarque G. Rotureau, chez saint Augustin, « la
spéculation n’est pas mue, à proprement parler, par la curio-
sité du vrai, mais par l’appétit du Bien suprême » 8, « il n’a
downloadModeText.vue.download 97 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

95

pas seulement l’ambition de voir, mais de posséder ». Ainsi,


il est difficile de distinguer chez saint Augustin son exigence
morale de son exigence intellectuelle, ce qui est logique
puisqu’il identifie Dieu moral et Dieu de vérité : celui qui se
fourvoie dans l’erreur est alors d’une certaine manière en état
de péché. On comprend mieux alors pourquoi saint Augustin
s’est donné tant de mal à réfuter les thèses de la Nouvelle
Académie (cf. Contre les Académiciens), et tout le soin qu’il a
mis d’une manière générale à « démonter » les hérésies, telles
que le donatisme (ou Église des Purs) ou le pélagianisme,
pour ensuite démontrer la véracité de la religion chrétienne.
L’originalité de saint Augustin réside dans le fait que pour lui,
la notion de péché dépasse le domaine simplement moral
pour s’étendre à tous nos actes imparfaits en général, c’est-
à-dire dans son esprit à tous nos actes qui ne sont pas mus
par le désir de connaître Dieu. Mais n’allons pas croire que
pour saint Augustin, le péché ait définitivement condamné
les chances que l’homme avait d’être sauvé, car il existe une
notion centrale dans la philosophie de saint Augustin : la
grâce de Dieu. Cette grâce divine manifeste l’absolue perfec-
tion de Dieu. D’où vient le mal alors ? C’est la question qui a
taraudé saint Augustin pendant une grande partie de sa vie.
Il crut un temps l’avoir résolue en adhérant au manichéisme,
cette « philosophie » matérialiste et dualiste qui professe qu’il
existe deux principes opposés : celui de la Lumière, qui est
absolument bon, et celui des Ténèbres qui est entièrement
mauvais et qui est à l’origine du mal. Une fois converti, saint
Augustin renonça à cette théorie et s’aperçut que « la cause du
mal n’est pas efficiente, mais déficiente », en d’autres termes
que « le mal n’est que la privation du bien ». 9

Contre le pélagianisme, sorte d’optimisme qui, depuis le


moine Pelage, accorde plus d’importance, dans le chemin
vers le salut, aux actes qu’à la grâce divine, saint Augustin
réaffirme l’importance de la grâce divine en affirmant qu’elle
est à l’origine de tous nos actes bons, et que par là même
notre salut dépend d’elle. Mais il reconnaît également que
sans libre arbitre, l’homme n’aurait plus de mérite à aimer
Dieu. En fait, ce que saint Augustin montre dans Le libre ar-
bitre, c’est que la grâce est nécessaire pour restaurer le libre
arbitre vicié par le péché originel, et que pour être sauvé
l’homme doit bien user de ce libre arbitre. Il faut ainsi qu’il y
ait une action conjuguée de la grâce et du libre arbitre pour
que l’homme puisse agir de manière bonne.

Enfin, cet exposé de la pensée augustinienne ne serait pas


complet sans un bref aperçu de la philosophie politique de
saint Augustin. Là encore, il est impossible de parler de la po-
litique sans parler de morale puisque comme le dit E. Gilson,
« c’est un trait remarquable de la doctrine de saint Augustin
qu’elle considère toujours la vie morale comme impliquée
dans une vie sociale. L’individu ne se sépare jamais à ses
yeux de la cité ». 10 (Cette conception de la politique, on la re-

trouvera d’une certaine manière à travers la Respublica Fide-

lium de R. Bacon au XIIIe s. et ensuite à travers la conception


de la monarchie universelle décrite par Dante.)

Les augustinismes « partiels »

ou « particuliers »

En définitive, nous voyons donc que dans la pensée de saint


Augustin, tous les aspects, théologique, philosophique, mo-
ral, politique, sont imbriqués les uns dans les autres. Il existe
un point central qui relie tous les éléments de la pensée
augustinienne entre eux, et ce centre c’est Dieu. Il est donc

impossible de traiter d’un aspect indépendamment des autres

sous peine de trahir ou de modifier la pensée de saint Augus-

tin. E. Gilson l’a bien compris qui compare la pensée augus-

tinienne à une chaîne : « Tout se tient et s’entretient si bien,

qu’Augustin ne peut saisir un anneau de la chaîne sans tirer à

soi la chaîne tout entière, et l’historien, qui tente à son tour de


l’examiner anneau par anneau, souffre constamment de lui

faire violence et, en chaque point où il lui assigne une limite

provisoire, de la briser. » 11. Et c’est pourtant ce qu’ont fait de


nombreux penseurs, tous ceux qui sont à l’origine d’augusti-
nismes partiels, ou particuliers. Nombreux sont les « héritiers »
de saint Augustin, trop nombreux pour qu’on les cite tous.
P. Cambronne en énumère quelques uns : « Les Confessions
de saint Augustin : un chef-d’oeuvre qui a traversé les siècles
en laissant des traces indélébiles, de Pelage, le contempo-

rain, ou Cassiodore, au XVIIIe s., à Huysmans, Péguy, Camus,


en passant par Anselme de Canterbury, Thomas d’Aquin,
Maître Eckhart, Luther, Calvin, Jean de la Croix et Thérèse
d’Avila qui en faisaient leur nourriture quotidienne, Pascal,

et tant d’autres encore. » 12. En fait, presque chaque siècle a


eu ses « augustiniens » même si ces derniers ne retiennent
parfois que quelques points de la pensée augustinienne :

– À l’époque de la scolastique (du IXe s. au XVIIe s.) : sur-


tout dans la première partie ou scolastique primitive (du
IXe s. au XIIe s.) : saint Anselme, Abélard, et au cours de la

Grande Scolastique (XIIIe s.) chez saint Thomas d’Aquin,


saint Albert le Grand, saint Bonaventure et Duns Scot.

– Plus tard, lors de la Réforme au XVIe s., saint Augustin


marquera considérablement le protestantisme à travers
la personne de Calvin et celle de Luther, qui s’inspireront
de la pensée de saint Augustin sur la grâce et la prédes-
tination tout en les déformant complètement : pour eux,
le péché a définitivement corrompu la nature humaine.

– À l’issue du XVIe s., en pleine influence humaniste,


c’est le jansénisme, en particulier Pascal, qui cette fois
s’inspirera de la théorie augustinienne de la grâce.

– C’est le XVIIe s. qui sera sans doute le plus marqué par


l’influence de l’augustinisme, à tel point qu’on le nom-
mera « le siècle d’or de l’augustinisme » à cause de son
influence sur Descartes et surtout sur Malebranche.

– Au XVIIIe s., Bossuet et Fénelon seront à leur tour séduits par


la philosophie de saint Augustin.

La liste est encore longue... et cette floraison de toutes


sortes d’augustinismes atteste de l’importance de la pensée
augustinienne dans l’histoire de la philosophie. Le mot de
la fin revient sans nul doute à H.-I. Marrou qui déclare que
« Augustin reste un des rares penseurs chrétiens dont les non
chrétiens savent qu’il existe et à qui ils feront au moins une
place, dans l’évolution de l’esprit humain ».

Tiphaine Jahier

✐ 1 Portalié, P.E., « Saint Augustin » in Dictionnaire de théologie.

2 Cayré, F., « Le grand augustinisme » in Études augustiniennes,


1951, fasc. IV.

3 Saint Augustin, Le Maître, paragraphe 38.

4 Gilson, E., Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin, Paris,

1987, p. 305.

5 Saint Augustin, Les Confessions, livre III, chapitre VI.

6 Saint Augustin, Le Maître, paragraphe 46.

7 Saint Augustin, La vie heureuse, paragraphe 35.


8

Rotureau, G., « augustinisme » in Dictionnaire de théologie,


p. 1038.

9 Saint Augustin, Confessions, livre III, chapitre VII.


downloadModeText.vue.download 98 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

96

10 Gilson, E., Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin,


Paris, 1987, p. 225.

11 Id., pp. 311-312.

12 Cambronne, P., Notes, in les Confessions, Gallimard, La


Pléiade, Paris, p. 1364.

AUTARCIE

Du grec autarkeia, de autarkès, « qui se suffit à soi-même,


autosuffisant ».

PHILOS. ANTIQUE, POLITIQUE

Autosuffisance d’un individu, d’un État.

Les morales antiques affirment ainsi souvent l’autarcie du

sage, délivré, tel un dieu, de toute dépendance extérieure. Ce

thème de l’autarcie individuelle a une origine socratique ; on

le retrouve chez les cyniques, chez Platon et, plus tard, dans

les écoles hellénistiques 1.

L’autarcie au sens actuel d’autosuffisance économique


d’un État se met en place à partir de Platon : dès lors, l’autar-
cie est conçue comme la réponse à la menace que consti-
tue le désordre économique. Platon explique la naissance
de la Cité par l’existence du besoin et la non-autarcie des
individus 2. Mais le passage de la première cité, autarcique
et répondant aux besoins, à la cité « gonflée d’humeurs »,
engagée dans de plus larges échanges, n’est accepté qu’à
regret. À la suite de son maître, Aristote a fait la théorie de la
Cité autarcique 3. Cet idéal est repensé par Fichte (L’État com-
merçant clos, 1800), dont l’utopie protectionniste d’un État
autosuffisant, planificateur et dirigiste, isolé dans ses « fron-

tières naturelles », aura une fortune certaine auprès des pen-


seurs allemands d’une « autarcie d’expansion » (conquête de
l’espace vital) dans l’entre-deux-guerres. En période de crise,
l’idéal d’autarcie tend à resurgir : en 1933, Keynes vantera,

contre les avantages comparatifs ricardiens, la self-sufficiency


de la nation.

Christophe Rogue

✐ 1 Xénophon, Mémorables, I, 6, 10 ; Platon, République, III,


387d. Cf. Rich, A. N. M., « The Cynic conception of αυταρκεια »,

in Mnemosyne, no 9, 1956, pp. 23-29.

2 Platon, République, II, 369b.

3 Aristote, Politique, VII, 4-5.

AUTEUR

Du latin auctor, litt. « celui qui augmente », « qui fonde » ou « qui


engendre ».

ESTHÉTIQUE

Celui qui fait oeuvre (littéraire et, par extension, artis-

tique) et en assume les implications, tant en ce qui concerne

sa démarche créatrice que sa dimension socio-culturelle.

Au sens juridique, être l’auteur d’une oeuvre en confère la


« propriété littéraire et artistique », notion qui apparaît pour la
première fois en France dans la loi du 24 juillet 1793. Parce
qu’il est censé donner librement à l’oeuvre ses traits spéci-
fiques et y refléter sa personnalité, la loi lui garantit des droits
moraux relatifs au respect de son intégrité (par exemple, lors
de traductions ou d’adaptations) et patrimoniaux (stipulés
dans un contrat d’édition ou son équivalent). Les conventions
de Berne (1886) et de Genève (1952), avec leurs actualisa-

tions postérieures, fournissent aujourd’hui la base juridiction-


nelle du droit d’auteur.

Parallèlement à la reconnaissance de son statut, la figure

de l’auteur a aussi beaucoup évolué dans son image exté-


rieure et dans son extension. Elle est passée en quelques

siècles du créateur omniscient d’un monde sui generis à

une sorte de partenaire s’engageant dans un pacte fictionnel

avec son lecteur. Entre les deux pôles se placent toutes les
variantes de l’auteur témoin de son temps, de l’humanisme
renaissant aux combats des Lumières et du socialisme. Le cas

le plus significatif à l’âge moderne est celui du romancier qui


bâtit une intrigue sur une base psychologique ou historique

et dont l’habileté se révèle propre à illustrer ou renouveler le


genre. Il n’est pas jusqu’aux philosophes qui n’aient été ten-
tés de se servir de cette personnalisation accrue du discours.

Corrélativement la place que prend pour l’écrivain son


médium n’a cessé de croître ; faire oeuvre n’est plus seule-
ment agencer des idées ou mettre en forme un récit, c’est tra-
vailler une matière spécifique, celle des mots et des phrases.

Barthes en résume le constat dans sa célèbre distinction entre

l’écrivant qui fait un usage instrumental du langage et l’écri-


vain qui joue de toutes les ressources de la langue, des plus
immédiates aux plus indirectes. En se mettant sur un pied
d’égalité avec les artistes qui ont appris à manipuler les sons

et les pigments, l’auteur entend se démarquer des produc-


tions commerciales, même s’il a de plus en plus de mal à
échapper aux contraintes imposées par les formes nouvelles
de communication, du feuilleton journalistique aux émissions
littéraires et à Internet.

Mort de l’auteur

Dans la seconde moitié du vingtième siècle, la notion d’auteur


a focalisé sur elle une série de critiques qui visaient à travers
elle la philosophie du sujet, l’institution de la littérature et la
portée de l’acte d’écrire, contribuant à dessiner un nouvel

espace de problématisation. Après Valéry, Sartre 1 et Blanchot 2


(entre autres) ont dénoncé la part d’illusion que comporte la
figure de l’auteur souverain, son origine idéologique dans
notre histoire sociale et les compromissions qu’elle dissimu-
lait. Les effets combinés du marxisme, de la psychanalyse, de

la linguistique et de la déconstruction ont contribué à vider

progressivement la notion de sa teneur traditionnelle.

Avec le structuralisme 3 et le « New Criticism » 4, l’unité

intentionnelle de l’oeuvre a été supplantée par la fabrique

du texte, c’est-à-dire le jeu des multiples régularités qui sont


appréhendables dans sa description et son fonctionnement.
L’auteur se trouve ramené à la position d’un « scripteur » qui
s’efface devant l’écriture conçue comme acte intransitif ; le

sens se constitue à travers un réseau d’effets qui débordent

son contrôle. Barthes en tire la conséquence qu’il serait pré-

férable de dire « je suis écrit » que « j’ai écrit »5 et Foucault


renchérit en voyant dans le Qu’importe qui parle « un des

principes éthiques fondamentaux de l’écriture contempo-


raine » 6. La fonction-auteur, instance irréductible à l’état civil
de l’homme signant un livre, est tout à la fois un foyer d’ex-
pression ou de focalisation et un principe subtil de différence.

Dans la mesure où cette analyse ne visait à renverser le


mythe de l’écriture que pour lui rendre son avenir, on conçoit
que son véritable résultat ait été en définitive d’inverser la
hiérarchie classique des rôles. Barthes n’hésitait pas à sou-
tenir que « la naissance du lecteur doit se payer de la mort

de l’Auteur »7 ; sous une forme moins dramatisée, c’est par


downloadModeText.vue.download 99 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

97

la reconnaissance du statut ouvert de l’oeuvre (Eco8), des re-


gistres d’intertextualité (Genette9), l’examen des repentirs ou
la stipulation des conditions énonciatives applicables à l’inter-
prétation que s’affirme désormais la prérogative du lecteur.

▶ Au-delà des aspects relevant de la théorie de la littéra-


ture, la notion d’auteur est un excellent révélateur d’évolu-
tions philosophiques majeures. Sa valorisation accompagne
l’importance donnée à la dimension créative et réflexive.
Inversement sa contestation reflète le déclin du point de vue
égologique et elle ouvre sur un nouveau rapport de l’homme
à la culture.

Jacques Morizot

✐ 1 Sartre, J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, Paris,


1964.

2 Blanchot, M., la Part du feu, Gallimard, Paris, 1949.

3 Après les travaux pionniers de Propp et Lévi-Strauss, on peut


mentionner parmi les textes significatifs : Barthes, R., l’Aven-
ture sémiologique, Seuil, Paris, 1985 ; Greimas, A. J., Essais de
sémiotique poétique, Larousse, Paris, 1972 ; Riffaterre, M., la
Production du texte, Seuil, Paris, 1979 ; Todorov, T., Poétique de

la prose, Seuil, Paris, 1971.

4 Richards, I. A., Principles of Literary Criticism, Routledge and


Kegan Paul, Londres, 1924 ; Wellek R. et Warren A., Theory of Li-
terature (1949), trad. fr., La Théorie littéraire, Seuil, Paris, 1971.

Beardsley, M., et Wimsatt, W. K., « The Intentional Fallacy »


(1954), trad. in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthé-
tique, Klincksieck, Paris, 1988.

5 Barthes, R., « Écrire, verbe intransitif », in OEuvres Complètes,


t. 2, Seuil, Paris, 1994, p. 979.

6 Foucault, M., « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in Dits et écrits, t. 1,


Gallimard, Paris, 1994, p. 792.

7 Barthes, R., « La mort de l’auteur », in OEuvres Complètes, t. 2,


Seuil, Paris, 1994, p. 495.

8 Eco, U., L’OEuvre ouverte, Seuil, Paris, 1965.

9 Genette, G., Palimpestes. La littérature au second degré, Seuil,

Paris, 1982.
Voir-aussi : Tadié, J.-Y., La Critique littéraire au XXe siècle, Bel-
fond, Paris, 1987, rééd. Pocket Agora, Paris.

! RÉCEPTION, ROMAN

AUTHENTIQUE

En allemand : eigentlich.

PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE

L’opposition authentique – inauthentique qualifie chez


Heidegger des possibilités d’existence propres à l’être-au-
monde de l’homme (Dasein).

Le couple authentique – inauthentique a dans la conception


heideggerienne de l’être-au-monde un sens ontologique. Il ne
renvoie pas à une opposition entre deux ordres de valeurs de
type intelligible – sensible et n’a aucune connotation morale.

L’être de cet étant qu’est le Dasein étant à chaque fois


mien, ce rapport de soi à soi peut présenter l’aspect de
l’appartenance à soi ou celui de la perte de soi. De prime
abord et le plus souvent, le Dasein, immergé dans la pré-
occupation quotidienne, n’est pas lui-même, n’existe pas
de manière authentique. Parlant à la première personne, il
s’auto-interprète comme une substance et le Je n’est en fait
que le On de la publicité qui fait passer ce qu’elle recouvre
pour le bien connu accessible à tous. En effet, le Dasein n’est
pas un sujet isolé, mais est être-là-avec, son monde étant le
monde commun de l’étant disponible intra-mondain dont il

se préoccupe. À cette existence inauthentique s’oppose l’être-

soi-même authentique qui, loin d’être un état d’exceptionna-

lité ontique, se joue à même l’immanence du On. L’être du

Dasein est le souci comme être-en-avant de soi ; il se tempo-

ralise vers l’avenir en une temporalité finie en tant qu’il est

être pour la mort. Si la mort est pour lui la possibilité de sa


propre impossibilité, le devancement vers la mort lui révèle
sa perte dans le On et le transporte devant la possibilité de
son existence authentique finie. Il existe ainsi sur le mode
de sa possibilité la plus propre en tant qu’il est à venir ou
avenant (zukünftig). Une telle possibilité ontologique exige

une attestation fournie par la résolution et la conscience, où

le Dasein trouve son pouvoir-être authentique comme possi-

bilité existentielle effective.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967,


§ 9, §§ 54 à 62.
! DASEIN, ON, SOUCI

AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE

PSYCHOLOGIE

Ensemble de phénomènes mentaux intelligents et fina-


lisés qui se produisent sans intervention de l’attention ni

de la volonté, tels que les révèlent l’hystérie ainsi que les


expériences d’hypnose.

Concept développé par P. Janet dans sa thèse de philosophie

du même titre, l’idée d’automatisme psychologique remonte

aux conceptions condillaciennes puis biraniennes d’une inté-


gration progressive du moi à partir d’une sensation dont on
n’a pas au départ conscience (la conscience est seconde).

Le sujet hypnotisé, pour Janet, est comme la « statue » : on

peut rendre manifestes en lui les sous-systèmes psychiques,


avec l’intentionnalité qui les caractérise, que masque l’acti-

vité créatrice et synthétique normale de l’esprit. Janet, par ce

biais, systématise la théorie de l’habitude dans la philosophie

française du XIXe s., et tente de lui donner des justifications

expérimentales. « Automatisme », ici, est équivoque. Il rend

compte psychologiquement de la spontanéité de l’intégration

des diverses associations dans une mémoire pré-personnelle,


ce qui suppose un gradualisme de la conscience (et donc un

subconscient) ; mais comme l’automatisme ne se révèle que

par la contre-épreuve pathologique, il décompose l’esprit en


sous-systèmes interagissant mécaniquement (par exemple,

une multiplicité de « personnalités » indépendantes). Même


dégradé, le subconscient (c’est-à-dire ce qui fonctionne de
façon automatique) demeure néanmoins entièrement psycho-

logique (ce n’est pas un inconscient cérébral) et intelligent

(ce n’est pas un pur mécanisme non intentionnel et parasi-

taire, comme l’automatisme mental psychiatrique).

L’invérifiabilité des preuves obtenues en manipulant des


sujets hypnotisés a discrédité une notion qui a néanmoins
popularisé l’idée d’un fonctionnement morbide du psychisme
(et pas du cerveau).

Pierre-Henri Castel
✐ Bergson, H., Matière et Mémoire, PUF, Paris, 1939.

Janet, P., L’automatisme psychologique, Masson, Paris, 1989.

! HABITUDE, INCONSCIENT, INCONSCIENT CÉRÉBRAL, MÉMOIRE


downloadModeText.vue.download 100 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

98

AUTONOMIE
Du grec autos, « soi-même » et nomos, « loi ».

Jusqu’à la fin du XVIIIe s., le mot appartient surtout à l’histoire


ancienne et
désigne le droit que les romains avaient laissé à certaines villes grecques
de se gouverner par leurs propres lois. Kant fait de l’autonomie de la vo-
lonté un concept essentiel de la philosophie morale : « l’autonomie de la

volonté est cette propriété qu’à la volonté d’être à elle-même sa loi. » 1.

GÉNÉR.

1. Capacité d’un être vivant à l’autorégulation, au


maintien d’une certaine indépendance vis-à-vis du milieu
environnant (par exemple, la thermorégulation). – 2. Chez
l’homme en tant qu’être doué de raison, la capacité à se

donner ses propres lois et à se régir d’après elles.

En ce dernier sens, l’autonomie est bien synonyme de liberté,


telle qu’elle est définie par Kant dans les Fondements de la
métaphysique des moeurs : « L’autonomie de la volonté est
cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi. » 1. Elle
s’oppose en cela à l’hétéronomie, ou dépendance à l’égard
de mobiles pathologiques sensibles ou d’une loi extérieure.

En tant que liberté transcendantale, elle est l’essence de


la loi morale, mais elle n’est connue de la raison qu’à travers
l’impératif catégorique. L’autonomie est essentiellement la
légalité à l’oeuvre dans la liberté.

Plus largement, l’autonomie est celle d’une entité ayant un

pouvoir de décision propre qui reste indépendant de toute

instance supérieure ou extérieure.

Elle concerne spécifiquement l’État souverain, qui s’auto-


administre et se gère dans le cadre d’un corpus législatif ad-
mis (concernant la politique intérieure autant que les rapports
extérieurs aux autres entités politiques).

Mais elle peut être entendue aussi comme autonomie


culturelle, religieuse, linguistique, liée au principe de l’au-
todétermination des peuples, édictée avec la création de la
Société des nations, après le premier conflit mondial.
Les revendications de certains groupes, qu’elles reposent
sur une assise culturelle, linguistique ou religieuse, peuvent
prendre la forme de l’indépendantisme, ou lutte pour la re-
connaissance d’une autonomie, se heurtant parfois à la norme

de l’instance supérieure qui entend englober ces groupes et


les régir (revendication d’un statut d’autonomie régionale aux
dépens de l’État).

▶ La difficulté de la notion d’autonomie tient tout entière

dans cette cohabitation entre la forme de la loi, du devoir,

de la contrainte, et la liberté, l’indépendance qui tend à se


délier de toute entrave de la loi (anarchie). L’autonomie au
sens kantien qui concilie ces deux points, est bien ce lieu où
la liberté se fixe à elle-même ses propres bornes.

Christelle Thomas

✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs (1785),


2e section, pp. 169-170, Delagrave, Paris.

! ANARCHISME, HÉTÉRONOMIE, LIBERTÉ

MORALE

Fait de n’être soumis qu’aux lois que l’on se donne


soi-même.

Définie d’une façon négative, la liberté de la volonté est sa


capacité à agir sans être soumise à des lois reçues de l’exté-
rieur ou à des causes extérieures qui la déterminent. Définie
positivement, la liberté est la propriété d’une volonté soumise
à la loi qu’elle se donne, elle est alors autonomie. L’autono-
mie de la volonté est le principe suprême de la moralité. Elle

permet de comprendre pourquoi il n’y a pas de contradic-

tion entre la liberté, exigée par la moralité comme condition

même de la responsabilité morale, et la soumission à l’impé-


ratif catégorique également exigée par la moralité. C’est qu’il
n’y a de véritable autonomie que si la maxime qui préside à
l’action peut-être aussi une loi (puisque l’autonomie est sou-
mission à la loi que l’on se donne soi-même). L’autonomie
s’identifie ainsi à l’impératif catégorique qui stipule d’agir uni-

quement d’après une maxime dont on peut vouloir en même


temps qu’elle devienne une loi universelle.

« En quoi donc peut bien consister la liberté de la volon-


té, sinon dans une autonomie, c’est-à-dire dans la propriété
qu’elle a d’être à elle-même sa loi. Or cette proposition : la

volonté, dans toutes ses actions, est à elle-même sa loi, n’est


qu’une autre formule de ce principe : il ne faut agir que
d’après une maxime qui puisse aussi se prendre elle-même
pour objet à titre de loi universelle. Mais c’est précisément la
formule de l’impératif catégorique et le principe de la mora-
lité ; une volonté libre et une volonté soumise à des lois

morales sont par conséquent une seule et même chose » 2.

Le contraire de l’autonomie est l’hétéronomie. Il y a hé-


téronomie chaque fois que la volonté cherche hors d’elle-
même la loi à laquelle elle se soumet. Toutes les philosophies
morales qui ne fondent pas la morale dans la raison sont
ainsi illégitimes. Qu’elles fondent la morale dans les com-
mandements divins, dans la recherche du bonheur, dans un

prétendu sentiment moral ou dans l’idée de perfection, elles


tombent dans l’hétéronomie et déduisent la morale d’un im-

pératif hypothétique.

Colas Duflo

✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, 2e sec-


tion, in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, t. II,

1985, p. 308.

2 Ibid., p. 316.

Voir-aussi : Kant, E., Critique de la raison pratique.

! IMPÉRATIF, LIBERTÉ, MORALE, MORALITÉ, RAISON PRATIQUE

AUTO-ORGANISATION
Du grec organon, « instrument de travail », et autos, « soi-même ».

Apparue dans le champ théorique contemporain au cours des années

1960, aux États-Unis 1, elle est introduite en France par les recherches de

H. Atlan 2. Le colloque de Cerisy de 1981 indique, en son sous-titre, com-

bien cette notion convie à l’interdisciplinarité 3. L’auto-organisation


est un
paradigme que nombre de disciplines ont mis en oeuvre (sciences bio-
logiques, écologiques, sociales, économiques, politiques, psychologiques,
linguistiques, cognitives, etc.) après que le concept eut été forgé dans
un immense archipel scientifique où l’on navigue entre physico-chimie,
biologie et cybernétique. C’est cependant essentiellement de l’univers
cybernétique (de l’autorégulation et de la rétroaction) qu’est née l’idée

d’une auto-organisation des systèmes complexes 4.

SC. HUMAINES

Activité de formation et de transformation de soi par


soi.

H. von Foerster (secrétaire des conférences Macy, New York-


Princeton, 1946-1953), promoteur de la « cybernétique du

second ordre » (au Biological Computer Laboratory de l’uni-


versité de l’Illinois, 1958-1976), développe d’abord l’idée d’un
« principe d’ordre à partir du bruit » qui explique les phéno-
mènes d’adaptation des organismes vivants 5. La reprise cri-

tique de ce modèle, du point de vue de la théorie de l’infor-

mation dans le domaine de la biologie, permettra d’étudier


downloadModeText.vue.download 101 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

99

la logique « autonome » de systèmes dont les programmes


se transforment indéfiniment de manière non prédéterminée,

mais selon les effets aléatoires de leur environnement (Atlan).

L’idée d’un programme génétique qui se programme lui-

même fut aussi l’axe des travaux de Fr. Varela et de H. Matu-

rana. Ce sont les initiateurs d’un paradigme parallèle à l’auto-


organisation, celui du système autopoiétique, qui produit et

reproduit indéfiniment l’invariant (adaptatif) dans lequel et


par lequel l’être vivant organisé se conserve tout en modifiant

ses constituants. Dans les processus de circulation de l’infor-

mation et du sens, l’idée d’autonomie fait référence, selon

Varela, à un système opérationnellement clos, à forte déter-


mination interne (auto-affirmation), et qui est nécessairement
interprétatif au sens d’une constitution de l’être 6. Et ce dans
la variété des comportements propres permis par la clôture
informationnelle d’un système qui ne peut être pensé que

de l’intérieur, ce que soulignera aussi C. Castoriadis pour les

domaines de la psyché et du social-historique 7. Indépendam-

ment (mais historiquement aussi en confrontation théorique


avec ce modèle), le « principe de complexité par le bruit »

d’Atlan avait introduit l’idée de la conversion continuée du

hasard en de nouvelles significations pour un système dont

le processus de complexification est la négation tendancielle

d’un ordre pourtant indispensable à cette conversion. C’est

alors entre deux formes de mort, le cristal (absence de com-

plexité) et la fumée (absence d’ordre), que se déploient les


structures fluides et dynamiques de l’organisation du vivant
comme autant de processus de désorganisation indéfiniment
rattrapée (qui en eux-mêmes sont capables aussi d’utiliser la

mort : ce que révéleront plus tard les phénomènes d’apop-


tose) 8. Pour aborder cette nouvelle complexité, E. Morin pro-
posera sept principes guides : systémique ou organisationnel,
hologrammatique, boucle rétroactive, boucle récursive, auto-
éco-organisation, dialogique, réintroduction du connaissant
dans toute connaissance 9.

▶ Dans le processus du « hasard organisationnel » (Atlan), la

matière s’auto-organise donc en se complexifiant. Et il dé-

pend ainsi de la puissance même des corps et / ou de leur

complexité (corps humains, corps politiques...) que l’aléa-

toire soit source de destruction ou de création. Le modèle

de l’auto-organisation pourrait ouvrir ainsi à une ontologie

immanente du temps et de l’histoire. Temps ouvert des coo-

pérations et des résistances, temps de la constitution de l’être

comme puissance collective de transformation.

Laurent Bove

✐ 1 Yovits, M.-C., Cameron, S. (éd.), Self-Organizing Systems,


Pergamon, New York, 1960. Foerster, H. (von), Zopf, H. (éd.),

Principles of Self-Organization, Pergamon Press, New York,


1962.

2 Atlan, H., l’Organisation biologique et la Théorie de l’informa-

tion, Hermann, Paris, 1972.

3 Dumouchel, P. et Dupuy, J.-P., l’Auto-organisation. De la phy-


sique au politique, Seuil, Paris, 1983.

4 Dupuy, J.-P., Les savants croient-ils en leurs théories ? Une lec-


ture philosophique de l’histoire des sciences cognitives, INRA,
Paris, 2000.

5 Foerster, H. (von), « On Self-Organizing Systems and their

Environments », Yovitz et Cameron (éd.), in op. cit., pp. 31-50.

6 Varela, Fr., Principles of Biological Autonomy, New York, Ox-


ford, Elsevier North Holland, 1979, trad. P. Bourgine, P. Dumou-

chel, « Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant », Seuil,


Paris, 1989.

7 Castoriadis, C., « La polis grecque et la création de la démocra-


tie », in Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe, II,
Seuil, Paris, 1986.
8 Atlan, H., Entre le cristal et la fumée. Essai sur l’organisation
du vivant, Seuil, Paris, 1979.

9 Morin, E., la Méthode (5 tomes), Seuil, Paris, 1977-2001.

Voir-aussi : Dupuy, J.-P., Ordres et Désordres. Enquête sur un


nouveau paradigme, Seuil, Paris, 1982.

AUTORITÉ

Du latin auctoritas, « garantie », « influence ».

MORALE, POLITIQUE

Faculté pour une personne physique ou morale d’être


l’auteur de ses propres actes.

Lorsqu’elle concerne la production d’un discours ou d’un


savoir, l’autorité désigne la figure particulière du sujet que
constitue l’auteur : l’autorité réside donc dans le pouvoir qu’a
un sujet de se présenter comme la source de son propre dis-
cours et du savoir qu’il porte.

De cette première définition se tire une extension juri-


dique et morale. Morale, parce que l’autorité définit très
exactement le rapport de reconnaissance et d’attribution
assumée qui lie une personne morale à ses propres actes, la
constituant ainsi en sujet véritable de toutes ses opérations.
L’autorité morale est donc avant tout une forme de la res-
ponsabilité, puisqu’elle implique l’assomption par le sujet de
tous les faits qui sont placés sous sa dépendance. Ce n’est
que par extension que cette autorité comme centrement du
sujet moral désigne le mouvement centrifuge par lequel un
tel sujet peut en retour « autoriser » un comportement ou une
pratique en elle-même.

Mais l’autorité possède également une forme technique,


en tant qu’on y considère la dissociation possible de la per-
sonne physique et de la personne morale : dans ce cas en

effet, on revêtira de l’autorité au sens juridique une instance


(personne, groupe, institution) qui concentre le droit d’agir

que lui ont remis une ou plusieurs personnes physiques.

L’autorité désigne alors précisément le transfert de la qualité

d’auteur, c’est-à-dire la possibilité pour l’instance « autorisée »

d’être actrice de faits que les personnes « autorisantes » recon-

naîtront pour leurs. L’articulation de ces notions permet, par

exemple chez Hobbes 1, d’organiser la transitivité de l’autorité,

de telle sorte que le souverain comme attributaire des pou-

voirs de ses sujets agisse par leur propre puissance de sujets.

Laurent Gerbier
✐ Hobbes, Th., Léviathan (1651), ch. XVI, trad. F. Tricaud,

Sirey, Paris, 1971, p. 161 sq.

Voir-aussi : Arendt, H., « Qu’est-ce que l’autorité ? », in La crise

de la culture, trad. P. Lévy (dir.), Gallimard, Paris, 1972, rééd.

« Folio », 1989, pp. 121-185.

! ÉTAT, FOI, FONDEMENT, POUVOIR, RECONNAISSANCE

AUTRE
Du latin alter ; en grec : heteros ou allos.

PHILOS. ANTIQUE

Opposé du même.

Platon, dans le Sophiste, fait de l’autre l’un des cinq « plus


grands » ou « très grands » (megista) genres, à côté de l’être,
downloadModeText.vue.download 102 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

100

du mouvement, du repos et du même. En effet, si le mouve-


ment et le repos ont en commun d’être, l’identité de chacun

tient cependant à son altérité par rapport à l’autre : chacun

est le même que soi et pour cette raison même autre que

son contraire. D’où la nécessité d’admettre, à côté du mou-

vement et du repos, le même et l’autre parmi les genres de

l’être. D’où aussi la constatation que le même et l’autre appar-

tiennent à chacun des autres genres, y compris à l’être : ad-


mettre l’autre parmi les genres de l’être, c’est admettre, contre

Parménide, la réalité ou l’être du non-être 1. Il en résulte que

dire ce qui n’est pas, c’est quand même dire quelque chose :

possibilité du discours faux et de l’erreur ; que définir un

objet (dire d’une chose ce qu’elle est), ce n’est pas affirmer


son identité à soi (A est A), mais lui attribuer une propriété
qui lui appartient sans qu’elle se confonde avec elle (A est

B) : possibilité de la prédication 2. L’autre est aussi pour Platon

principe du devenir : dans le Timée, le démiurge compose

l’âme du monde à partir de l’essence indivisible du même et


de l’autre et de l’essence divisible des corps 3.

Reprochant aux platoniciens d’avoir admis la réalité du


non-être, Aristote fondera la prédication dans sa doctrine des
catégories ou genres de l’être 4, dont ne font partie ni mou-
vement et repos, ni même et autre. Autre, pour lui, se dit
« des êtres qui ont pluralité d’espèce, ou de matière, ou de
définition de leur substance »5 et, corrélativement au même,
son opposé, en autant de sens qu’il y a de catégories de l’être.

Contestant à son tour que la catégorie de substance


puisse s’appliquer aussi légitimement aux substances sen-
sibles qu’aux intelligibles, Plotin limitera la validité des caté-
gories aristotéliciennes au monde sensible et rétablira les cinq
genres du Sophiste, y compris l’autre, dans le rôle de genres
de l’être véritable ou « genres premiers » 6.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Platon, Sophiste, 254d-258b.

2 Ibid., 262d-264b.

3 Platon, Timée, 35a-36d.

4 Aristote, Métaphysique, VI, 2.

5 Aristote, Métaphysique, V, 9, 1018a9-11.

6 Plotin, Énnéades, VI 2 [43].

! ALTÉRITÉ, CATÉGORIE, DEVENIR, ÊTRE, MÊME ET AUTRE,


NÉGATION, PRÉDICATION

AUTRUI

GÉNÉR., MORALE, POLITIQUE

Synonyme d’alter ego.

Par définition, un alter ego est contradictoire, comment peut-

il à la fois être même et autre que moi ? Cette difficulté joue


pleinement quand on considère que l’expérience d’autrui
engage le problème de l’accès à une autre conscience pour
une conscience qui ne se saisit que de l’intérieur d’elle-
même. C’est dans cette mesure que l’interrogation sur autrui
ne semble explicitement apparaître que dans le sillage de la
phénoménologie de Husserl au XXe s. Le rôle que l’epokhê ac-
cordait à l’« expérience interne transcendantale et phénomé-
nologique » conduit en effet à affronter, dans les Méditations
cartésiennes 1 le risque d’un « solipsisme transcendantal ». Il
est cependant envisageable de discerner une analyse de l’ex-
périence d’autrui tout au long de l’histoire de la philosophie.

Histoire du concept

On considère souvent que c’est dans la philosophie de Des-

cartes que le rapport à autrui devient problématique. Le


doute, conduit dans les Méditations métaphysiques 2, n’auto-
rise à admettre pour première certitude que la proposition « je
suis, j’existe ». Il n’y a cependant pas là un solipsisme, dans
la mesure où la certitude ne sera vraiment atteinte que par la

médiation de Dieu, qui garantira l’existence du monde et des

autres. C’est plutôt la manière dont Descartes doit définir la

pensée qui peut interdire l’expérience d’autrui (« tout ce qui

se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevions immédia-

tement par nous-mêmes ») 3.

Avec Malebranche, la connaissance d’autrui devient

conjecturale ; elle est dépendante de l’union de l’âme et du


corps et échappe au savoir proprement dit, c’est par l’intermé-
diaire des passions que s’effectue l’interaction avec l’autre 4.

Au XVIIe s. plusieurs auteurs vont développer une anthro-

pologie des passions selon laquelle le rapport affectif aux


autres joue un rôle essentiel dans l’action et le développe-
ment de l’individu. Ainsi, pour Hobbes, nous sommes tous
mus par la crainte de l’autre et par le désir qu’il reconnaisse
notre pouvoir. Les conflits provoqués par ce système d’in-
teractions passionnelles nous conduisent à entrer dans une
république 5.

Spinoza accordera, quant à lui, un rôle déterminant à

l’« imitation des affects » (imitatio affectuum). Imaginer les


sentiments d’un autre être humain n’engage ni un altruisme
spontané ni une comparaison : c’est d’emblée éprouver ses
sentiments. Des mouvements correspondant à ces derniers
s’esquissent dans notre corps, et les variations en jeu vont
augmenter ou diminuer notre puissance d’agir. Quand l’imi-
tation porte sur les désirs d’autrui, elle devient « émulation »
(aemulatio). C’est par son intermédiaire, et selon ses aléas,
que peut se développer une communauté humaine 6.

Au XVIIIe s., dans un contexte empiriste, Hume, définira la


« sympathie » (sympathy) comme une contagion affective, une

transmission d’émotion d’individu à individu 7. Mais Adam


Smith considérera que la sympathie est plutôt une substi-
tution imaginaire à l’autre. Ainsi, l’universalité du jugement
moral n’engage pas un lien émotionnel, mais la forme d’un
changement imaginaire de situation, par lequel l’autre est

posé de manière fictive en moi 8.

À l’inverse, pour Kant, le jugement moral ne peut être


fondé sur un sentiment. L’universalité et la nécessité en jeu
peuvent seulement être l’expression d’une raison pratique.
Un être raisonnable devient ainsi en lui-même une « fin en
soi ». C’est pourquoi l’impératif pratique me commande de

traiter l’humanité dans ma personne et dans celle de tout


autre « toujours en même temps comme une fin » 9. Dans ces
conditions, il semble que je rencontre autrui au centre même
de ce qui constitue ma liberté comme être rationnel. C’est
précisément un point que développera l’idéalisme allemand,
en élaborant le concept de « reconnaissance » (Anerkennung).

Fichte tente ainsi de déduire a priori l’existence d’autrui


comme une condition nécessaire de la conscience de soi 10. En

tant qu’elle appartient à un être raisonnable fini, la conscience


de soi rencontre une limitation. Pour que cette limitation soit
une condition du développement de cette conscience, il faut
qu’elle soit un appel à sa liberté. Elle doit donc provenir d’un
sujet libre pouvant la reconnaître comme un autre sujet.

Selon Hegel, la conscience de soi suppose aussi la recon-

naissance par une autre conscience. Mais Hegel ne tente pas


downloadModeText.vue.download 103 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

101

une simple déduction a priori, il élabore une science de l’ex-


périence de la conscience 11. Celle-ci va permettre de rendre
compte des formes historiques concrètes et contradictoires de
la reconnaissance, y compris de celles qui comportent une
domination. À la différence de Fichte, Hegel peut donner
d’emblée à ma conscience la certitude immédiate de l’autre
conscience. Mais la place accordée à cet « être hors d’elle-
même », à cet « être autre », implique que ma conscience de
soi ne peut se développer qu’en s’assurant qu’elle est recon-
nue. Kojève, dans son interprétation de la Phénoménologie
de l’esprit 12, en conclura que le désir humain est constitutive-
ment un désir de reconnaissance.

La structure générale qui se développe alors montre com-


ment l’expérience de la conscience tente d’élever la certitude
de soi et de l’autre à la vérité. Elle comporte divers moments
partiels, qui n’ont leur sens que par rapport à l’ensemble du
développement de la Phénoménologie. Sous l’influence de
Kojève, on s’en tient souvent aux deux premiers : la lutte à
mort et la dialectique de la maîtrise et de la servitude. Cela
ne doit pas faire oublier que le mouvement engagé trouve
son accomplissement en vérité dans le « oui réconciliateur »,
la représentation du « Je » divin dans le « nous » de la commu-
nauté, à l’issue de la section « Esprit ».

Les deux consciences qui se font face au début du pro-


cessus doivent accomplir l’une pour l’autre la même activité.
Elles doivent se manifester l’une à l’autre comme étant « pour
elles-mêmes ». Encore englouties dans l’être de la vie, il leur
faut abolir l’être immédiat. Elles doivent exposer leur vie, ten-
ter d’anéantir l’autre. C’est pourquoi elles doivent faire leur
preuve par un combat à mort.
Dans ce processus négatif, rien n’est retenu ni conservé
de ce qui est supprimé. Ce n’est pas le cas si l’une des deux
consciences cède devant l’autre par peur de perdre la vie.
C’est ainsi que se développe la dialectique de la maîtrise et de
la servitude comme forme de reconnaissance inégale et dis-
symétrique. La conscience du maître est celle qui a triomphé
en montrant qu’elle était pour elle-même, mais elle ne peut
le faire que par l’intermédiaire de la conscience serve. Cette
dernière n’est pas reconnue comme conscience, ne s’est pas
effectivement dégagée de l’être de la vie. Cependant, néces-
saire à la reconnaissance du maître, nécessaire à sa jouis-
sance par son travail, elle constitue la vérité de sa conscience.
Sa peur de la mort, la formation que lui donne son labeur
l’engagent dans une figure supérieure de la conscience de
soi qui s’éprouve comme libre. Dans ce contexte précis, la
question d’autrui comme alter ego semble soit se réduire à
une question de conflit et de domination (qu’on voit notam-
ment se rejouer dans les analyses de Sartre), soit appeler son
dépassement par une philosophie du travail, de la culture ou
de la reconnaissance sociale et politique.

Ainsi qu’il l’a été rappelé, la phénoménologie, telle


qu’elle est élaborée par Husserl au XXe s. est confrontée de
manière cruciale à la question d’autrui par la place qu’elle
est conduite à donner, à l’epokhê. Ma conscience est, par
définition, conscience de quelque chose, elle n’est que dans

l’intention qui la projette vers les objets et le monde, mais


par l’epokhê cette relation doit être située sur le plan de ce
qui lui apparaît. C’est ainsi que la transcendance est imma-

nente à la conscience. Comment donner une place à une

autre conscience qui n’en fasse pas seulement un objet pour

la mienne (Méditations cartésiennes, « 5e méditation ») 13 ? Pour

résoudre ce problème, Husserl, par une deuxième réduction,


fait apparaître ma « sphère d’appartenance », ou « sphère pri-

mordiale ». Elle s’organise autour de mon « corps de chair »

(Leib). Autrui peut m’être ainsi présenté indirectement par


son corps. Celui-ci m’en offre une « apprésentation analo-
gique » grâce à sa ressemblance avec le mien. Il n’y pas ici
un raisonnement, mais une synthèse passive, une association

mentale qui s’opère sans que j’y réfléchisse et par laquelle


s’opère un « appartement » (Paarung) de nos deux « corps de
chair » (Leib). Ainsi, il peut être rendu compte de l’immédiate-
té de l’expérience d’autrui et, en même temps, de son altérité.

Sartre, comme beaucoup de philosophes, considérera que


la tentative husserlienne échoue. Il opérera sur ce point un
certain retour à la phénoménologie hégélienne.

Selon lui, par l’intentionnalité, notre conscience est une


pure extériorisation et ne contient donc aucun ego. Ma
conscience est d’emblée consciente d’elle-même, mais elle
n’est pas conscience d’un contenu. Elle n’est pas immédia-
tement conscience d’un soi. Cette non-coïncidence définit
notre subjectivité comme un néant. Comme le prouve l’expé-
rience de la honte, c’est précisément le regard d’autrui qui va
me révéler mon moi comme un objet. Ce regard est donc une
condition nécessaire de l’apparition du moi, en même temps
qu’il nie ma liberté, fige mes possibilités. Autrui est indis-
pensable à l’existence de ma conscience comme conscience

de soi, mais je n’éprouve sa subjectivité qu’en tant qu’elle


m’objective. Ainsi, le conflit est le sens originel de notre rap-
port aux autres 14.

D’autres auteurs vont tenter de prolonger les analyses de

Husserl en mettant au contraire l’accent sur l’expérience de la

proximité avec l’autre. Max Scheler tente de corriger les des-

criptions de Husserl par une nouvelle analyse de la « sympa-

thie » (Mitfühlen) 15. Merleau-Ponty, en partant d’une analyse

de la perception, montre comment je coexiste avec autrui


dans une « intercorporéité » 16. De manière opposée, Lévinas

souligne que cette proximité n’est ni fusionnelle ni neutre 17.

Elle est marquée par la non-indifférence et l’asymétrie. L’autre

ne s’y réduit jamais au même.

▶ La question d’autrui engage des couples d’opposés cen-


traux et fondateurs dans l’histoire de la métaphysique ;
comme celui du même et de l’autre, elle interroge le rôle joué
par la conscience dans la philosophie moderne. En ce sens
elle intervient toujours en philosophie de manière critique,
voire « déconstructrice ».

Jean-Paul Paccioni

✐ 1 Husserl, E., Cartesianische Meditationen (1949), trad. E. Lé-

vinas et G. Peiffer, (« Méditations cartésiennes », 1931), Vrin,

Paris, 2001.

2 Descartes, R., Meditationes de prima philosophia (1641), trad.


de Luynes, (« Les méditations métaphysiques », 1647), édition
M. Beyssade, Le Livre de poche, Paris, 1990.

3 Descartes, R., Renati Descartes principia philosophiae (1644),


trad. Picot, (« Les principes de la philosophie », 1647), OEuvres
philosophiques, t. III, 1re partie, § 9, p. 95, Garnier, Paris, 1973.
4 Malebranche, N., De la recherche de la vérité (1674), OEuvres
complètes, t. I, Vrin, 2e édition, Paris, 1972, et Entretiens sur la
métaphysique et sur la religion (1re édition, 1688), OEuvres com-

plètes, t. XII, Vrin, 2e édition, Paris, 1972.


5 Hobbes, Th., Leviathan (1re édition anglaise, 1651 ; édition
latine, 1668), trad. F. Tricaud (« Leviathan »), Sirey, Paris, 1971.

Spinoza, B., Ethica (1677), trad. C. Appuhn (« Éthique »), Vrin,

Paris, 1983.

7 Hume, D., An Enquiry Concerning the Principles of Morals

(1751), trad. Ph. Barangeret et Ph. Saltel (« Enquête sur les prin-
cipes de la morale »), GF-Flammarion, Paris, 1991.
downloadModeText.vue.download 104 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

102

8 Smith, A., The Theory of Moral Sentiments (1759), trad. C. Gau-


tier, M. Biziou et J.-F. Pradeau (« Théorie des sentiments mo-

raux »), PUF, Paris, 1999.

9 Kant, E., Grundlegung zur Metaphysik der Sitten (1785), trad.

Delbos (« Fondements de la métaphysique des moeurs »), Dela-

grave, Paris, 1981.

10 Fichte, J. G., Grundlage des Naturrechts (1796), trad. A. Re-

naut (« Fondement du droit naturel selon les principes de la


doctrine de la science »), PUF, Paris, 1984.

11 Hegel, G. W. F., Phänomenologie des Geistes (1806), trad. J.-


P. Lefebvre (« La phénoménologie de l’esprit »), Aubier, Paris,

1991.

12 Kojève, A., Introduction à la lecture de Hegel (1947), Galli-


mard, Paris, 1976.

13 Husserl, E., Cartesianische Meditationen (1931), trad. E. Lévi-

nas et G. Peiffer (« Méditations cartésiennes »), Vrin, Paris, 2001.

14 Sartre, J.-P., l’Être et le Néant (1943), Gallimard, Paris, 1980.

15 Scheler, M., Wesen und Formen der Sympathie (1923), trad.

H. Lefebvre (« Nature et formes de la sympathie »), Payot, Paris,


1928.

16 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception (1945),


Gallimard, Paris, 1981.

17 Lévinas, E., Totalité et Infini (1961), Le Livre de poche, Paris,


1996, et le Temps et l’Autre (1948 / 1979), PUF, Paris, 1983.
Voir-aussi : Deleuze, G., « Michel Tournier et le monde sans au-
trui », postface au roman de Tournier, Vendredi et les limbes du
Pacifique, Minuit, Paris, 1972.

! AMITIÉ, CONSCIENCE, INTENTIONNALITÉ, PHÉNOMÉNOLOGIE,


SENS COMMUN

AVANT-GARDE

Désigne au XIIe s. la tête d’une armée, qui reçoit la première le choc de


l’ennemi. Le sens devient figuré dès la Renaissance, et qualifie tout
esprit
en avance sur son temps. C’est ainsi que, dans ses Recherches de la France
(1561-1615), É. Pasquier juge M. Scève d’avant-garde par comparaison
avec Du Bellay ou Ronsard. Ce second sens connaît une étonnante for-
tune, dans le domaine politique comme dans celui des arts, depuis 1848.

ESTHÉTIQUE

Depuis le XIXe s., ensemble des artistes – le pluriel est de


rigueur, l’avant-garde ne désigne pas un individu mais un
groupe, uni par une volonté commune de rénovation, pro-
clamée le plus souvent par voie de manifeste – qui se disent

précurseurs, et prétendent annoncer, à un présent que son

attachement au passé aveugle, un avenir inimaginable.

Transfuge passé du vocabulaire militaire à celui des beaux-


arts, « l’avant-garde » établit un lien qui peut surprendre entre
deux domaines qui ont pourtant coutume de s’ignorer. C’est
au XIXe s. que l’avant-garde – tête d’une armée qui s’aventure
sur la ligne de front – prend un sens éthique et politique.
S’honore d’abord de ce titre le militant engagé aux extrêmes,
d’un bord comme de l’autre, le contestataire de l’ordre établi.

Dès le second Empire, l’artiste s’enrôle à son tour dans cette


phalange. L’art d’avant-garde est d’abord un art qui se met
au service du progrès social et des idéaux révolutionnaires,
avant de se proclamer lui-même promoteur de toute révo-
lution, prophète et éclaireur des temps nouveaux, mage et
phare qui montre la voie au désarroi du présent. Religion du
futur et militantisme de l’innovation, l’avant-garde confie à
l’art la mission de changer la vie, et anticipe dans ses oeuvres
l’âge d’or que promet l’avenir à ceux qui oseront faire table
rase du passé.

Extrémiste de la rupture, l’avant-garde invente pour l’ar-


tiste une identité nouvelle : lui qui fut longtemps, du temps
du mécénat des Guermantes, l’héritier et l’interprète d’une

tradition qu’il fécondait en la renouvelant, doit désormais,


sous le règne des Verdurin, rompre tout lien avec le passé
et inaugurer une ère nouvelle, absolument. En 1886, le cri-

tique F. Fénéon 1, qui affichait ses opinions anarchistes, lan-

çait le mouvement « néo-impressionniste », ainsi baptisé par


lui-même, « à l’avant-garde de l’impressionnisme ». Un an
auparavant, l’amateur d’art et collectionneur T. Duret, ardent
républicain, qui fut ami de Courbet comme de Manet, rassem-

blait les textes qu’il avait rédigés pour la défense des impres-
sionnistes sous le titre de Critique d’avant-garde 2.

On le voit : l’avant-garde est l’affaire des théoriciens plus

que des artistes eux-mêmes, des écrivains plutôt que des

peintres. Aussi s’affirme-t-elle par le discours sur l’art tout


autant, sinon davantage, que par l’art lui-même ; elle répond

au discours par le discours, et publie coup sur coup procla-

mations et professions de foi, manifestes et contre-manifestes,

chaque fois définitifs mais toujours recommencés. Elle n’a ja-


mais été plus radicale que pendant les bouleversements poli-
tiques qui ouvrent le XXe s. : le constructivisme russe pendant

la révolution soviétique ; le futurisme italien se laissant attirer,


après la guerre, par le fascisme (avanguardista désigne dans
l’Italie mussolinienne le jeune membre d’une organisation pa-

ramilitaire au service du Duce)... Provocatrice, l’avant-garde


force l’avenir encore latent et le contraint à se déclarer.

Pourtant, le choc du futur est aussi mouvement rétro-

grade du vrai, et l’invention de l’avenir est réinterprétation

du passé : l’impressionnisme met en lumière certains aspects

jusqu’alors méconnus de l’art d’un Vélasquez ; le cubisme fait

redécouvrir des maniéristes oubliés, tel L. Cambiaso, et voir

avec d’autres yeux le luminisme d’un G. de La Tour ; le cri-

tique américain Greenberg, défenseur de l’action painting de


Pollock, attire l’attention sur les dernières oeuvres de Monet,

les études pour les Nymphéas, plus encore que les Nymphéas
eux-mêmes. Cette recherche en paternité peut porter le soup-

çon sur les intentions proclamées de l’avant-garde : icono-

claste, elle réinvente le musée pour la défense de sa propre

cause ; anarchiste, elle enrôle les autorités au service de sa

propre légitimation.

▶ Dès 1860, ce conformisme de l’anticonformisme avait


attiré les critiques acerbes de Baudelaire : « À ajouter aux
métaphores militaires : les poètes de combat. Les littéra-
teurs d’avant-garde. Ces habitudes de métaphores militaires
dénotent des esprits, non pas militants, mais faits pour la

discipline, c’est-à-dire pour la conformité, des esprits nés

domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu’en

société. » Modernité de la modernité, lancée dans une per-

pétuelle surenchère sur un avenir qui se fait attendre, s’en-

gageant solennellement devant le tribunal de l’histoire mais

pourtant de plus en plus éphémère, l’avant-garde finira par

lasser. Autour des années 1980, le « postmodernisme » choisit

de rompre avec la théologie de la rupture et préfère, à la radi-

calité de la table rase, les plaisirs ironiques de l’éclectisme et

de la citation. L’avant-garde, qui se voulait en avance sur son

temps, serait-elle à son tour dépassée ?

Jacques Darriulat

✐ 1 Fénéon, F., Au-delà de l’impressionnisme, Hermann, Paris,


1966.

2 Duret, T., Critique d’avant-garde, ENSB-A, Paris, 1998.

Voir-aussi : Bürger, P., Theorie der Avant-Garde, Suhrkamp, 1974.

Compagnon, A., Les cinq paradoxes de la modernité, Seuil, Pa-


ris, 1990.
downloadModeText.vue.download 105 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

103

Krauss, R., L’originalité de l’avant-garde et autres mythes mo-


dernistes, trad. Macula, Paris, 1993.

Morizot, J., « L’Avant-garde, entre histoire et généalogie », in Les


Frontières esthétiques de l’art, Harmattan, Paris, 1999, pp. 113-
124.

! CONTEMPORAIN (ART), FIN DE L’ART, MODERNE, MODERNITÉ,

POSTMODERNISME

« L’art contemporain est-il une sociologie ? »

AVERROÏSME

PHILOS. MÉDIÉVALE

Doctrine du philosophe arabe ibn Rushd (1126-1198),


nommé Averroès en latin.

Philosophe et médecin né à Cordoue, Averroès a commenté


tout Aristote, sauf la Politique, et a tenté de restituer la pen-
sée du Stagirite par-delà l’interprétation néoplatonicienne
et émanatiste d’Avicenne. Le courant latin que l’on a pu
nommer « averroïsme », de même que « l’avicennisme », n’est
pas clairement identifiable ; il n’est pas tant caractérisé par
sa fidélité aux commentaires d’ibn Rushd que par la perma-
nence d’un projet visant à comprendre l’authentique doc-
trine aristotélicienne. Pour cette raison, le nom d’aristoté-

lisme « total » ou « intégral » conviendrait mieux 1. Bien que la


pensée d’Averroès ne se limite pas à cela, l’« averroïsme » a
pu être identifié à partir de deux thématiques particulières :
celle de l’éternité du monde et celle que Leibniz définit, par-
lant des « averroïstes », comme un « monopsychisme » 2. Re-
prenant la question de l’intellect chez Aristote, Averroès dis-
tingue d’une part l’âme sensitive (corruptible), individuelle,
qui permet la connaissance humaine par le biais de l’ima-
gination et caractérisée par un intellect passible ; d’autre
part, l’intellect (incorruptible) « matériel » ou « possible »,
non substantiellement séparé de l’intellect agent, et qui est
commun à l’ensemble des hommes 3. Cependant, « Nul phi-
losophe n’aura été plus mal compris ni plus calomnié qu’Ibn
Rushd » 4, et, si l’on peut identifier des auteurs qui suivent fi-

dèlement la doctrine d’Averroès (comme Jean de Jandun au

XIVe s.), l’« averroïsme » est avant tout une dénomination qui
véhicule avec elle une condamnation implicite, désignant

originellement des auteurs du XIIIe s. comme Boèce de Dacie


ou Siger de Brabant, maîtres ès art à l’université de Paris.
Ce sont eux que vise Thomas d’Aquin lorsqu’il constate
que « cela fait quelque temps qu’une erreur sur l’intellect a
commencé de se répandre » 5, qu’il caricature en disant que,
selon les averroïstes, « l’homme ne pense pas », puisqu’il
est plutôt « pensé » de l’extérieur du fait de la séparation
de l’intellect entre agent et possible, non individualisé. En
1277, nombre de thèses attribuées aux « averroïstes » sont
condamnées, ces derniers étant accusés de refuser l’immor-
talité individuelle de l’âme, de prôner l’éternité du monde,
ou encore de considérer que les philosophes sont les plus
sages d’entre les hommes 6. De fait, l’accusation d’averroïsme
désigne avant tout une certaine attitude laïque, émergeant
au XIIIe s., qui revendique l’autonomie de la philosophie par
rapport à la théologie, et elle ne concerne pas directement
Averroès. Elle traduit l’émergence d’une crise universitaire,
essentiellement parisienne, que la censure transforme en
une doctrine hérétique connue sous le nom de « double
vérité ». Averroès 7, de même que les « averroïstes » latins,
prônent l’usage des démonstrations rationnelles en phi-

losophie, en distinguant nettement le champ de la raison


de celui de la foi, sans pour autant prétendre que l’une et
l’autre aboutissent à des conclusions contraires. Or, cette

revendication est transformée dans le prologue des condam-


nations de 1277, qui affirme qu’à « Paris, certains hommes
d’études es arts (...) disent en effet que cela est vrai selon
la philosophie, mais non selon la foi catholique, comme

s’il y avait deux vérités contraires » 8. Plus qu’un courant,


l’averroïsme est une hérésie, parfois créée de toutes pièces

par les censeurs. Il ne se limite cependant pas aux thèses


concernant l’intellect ou l’immortalité de l’âme, et connaît

une importante postérité avec l’idée d’une « félicité men-

tale » : face à des auteurs comme Thomas d’Aquin, affirmant

que la béatitude véritable ne peut être atteinte qu’après la


mort, « l’averroïsme » affirme la possibilité d’une béatitude
terrestre. Cette idée a une importante postérité en philoso-
phie politique, associée à l’idée d’autonomie du pouvoir
temporel par rapport au spirituel, et est défendue au début
du XIVe s. par Dante et Marsile de Padoue, qui déplacent la
noétique d’Averroès sur le champ politique.

Didier Ottaviani

✐ 1 Libera, A. de, Albert le Grand et la philosophie, Vrin, Paris,


1990, p. 269.

Leibniz, G. W., « Discours de la conformité de la foi avec la

raison », 7, in Essais de théodicée, Flammarion, « GF », Paris,


1969, pp. 54-56.

3 Sur la doctrine de l’intellect, cf. Averroès, L’intelligence et


la pensée (Grand commentaire sur le De anima d’Aristote,
livre III), trad. A. de Libera, Flammarion, « GF », Paris, 1998. Sur
Averroès, cf. Badawi, A., Averroès, Vrin, Paris, 1998 ; Ben-

makhlouf, A., Averroès, Les Belles Lettres, Paris, 2000 ; Hayoun,


M.-R. et Libera, A. de, Averroès et l’averroïsme, PUF, « Que sais-

je ? », Paris, 1991.

4 Libera, A. de, La philosophie médiévale, PUF, Paris, 1993,


p. 161.

5 Aquin, Th. (d’), Contre Averroès, trad. A. de Libera, Flamma-


rion, « GF », Paris, 1994, p. 77.

6 Piché, D., La condamnation parisienne de 1277, Vrin, Paris,


1999.

7 Averroès, Discours décisif, trad. M. Geoffroy, Flammarion,


« GF », Paris, 1996.

8 Piché, D., op. cit., pp. 73-75.

! AVICENNISME, ARISTOTÉLISME

PHILOS. RENAISSANCE
Dans le proème à sa traduction de Plotin, Ficin affirme
que les aristotéliciens italiens sont divisés en deux groupes :
les partisans d’Alexandre d’Aphrodise et les partisans d’Aver-
roès. Toutefois, les uns comme les autres nient la providence
chrétienne et conduisent à l’hypothèse de la mortalité de
l’âme humaine. Ils ne sont donc pas à même de concilier la
philosophie avec la religion comme le voudrait Ficin. Cepen-

dant, ses remarques traduisent l’influence de la tradition aver-

roïste qui s’était imposée, au XVe s., en particulier à Padoue,


Parme et Bologne. Au cours du XVIe s., l’averroïsme fut au
centre de la controverse sur les possibilités et les limites de la
connaissance humaine et sur le caractère mortel ou immor-
tel de l’âme individuelle. L’averroïsme padouan domine la
réflexion sur la philosophie naturelle. P. Pomponazzi s’en
détache pour adopter le point de vue d’Alexandre d’Aphro-
dise sur l’intellect possible et la mortalité de l’âme humaine.

Fosca Mariani Zini

✐ Olivieri, L. (éd.), Aristotelismo veneto e scienza moderna,


2 vol., Padoue, 1983.
downloadModeText.vue.download 106 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

104

Poppi, A., Introduzione all’aristotelismo padovano, Padoue,


1970.

! AME, ARISTOTÉLISME, INTELLECT

AVICENNISME

PHILOS. MÉDIÉVALE

Doctrine du philosophe persan ibn Sînâ (980-1037),


nommé Avicenne en latin.

Philosophe et médecin né à Afshana, commentateur d’Aris-


tote, et surnommé le « Prince des philosophes », Avicenne
a été, pour le monde latin, l’un des principaux vecteurs de
transmission d’un Aristote lu au travers du néoplatonisme.
Il fonde la métaphysique comme une théiologie, qui traite
de « l’être en tant qu’être » et non de Dieu, mais qui doit
cependant prouver l’existence de ce dernier, donnant ainsi
le courant de « l’avicennisme latin » du XIIe s. La cosmologie
avicennienne, posant une Cause première d’où émanent dix
Intelligences, est très fortement influencée par l’émanatisme
d’al-Farabi et trouve son origine dans la philosophie ploti-
nienne. La première cause, absolument simple, étant néces-
saire par soi, elle transmet sa nécessité aux choses, ce qui
permet de penser la distinction entre l’essence et l’existence
dont s’inspirera Thomas d’Aquin : l’essence des choses est
simplement possible, mais toute existence est nécessaire,
non par rapport à soi, mais par la transmission de nécessité
à partir du Premier, faisant que l’existence est un accident
de l’essence 1. La structure de la causalité qui se met ainsi
en place donne le courant de « l’avicennisme latin », illustré
principalement par Gundissalinus, et se propage au travers
de deux oeuvres majeures : le Liber de causis 2, et le Liber de
intelligentiis, ce dernier développant l’idée d’une causalité
fondée sur la propagation lumineuse.

L’avicennisme se caractérise aussi par sa gnoséologie, qui


se fonde sur l’intuition première de soi, à partir de l’argument
de « l’homme volant »3 : chaque individu peut avoir l’intui-
tion de soi sans passer par une expérience extérieure ; cette
constitution première du « soi » est le fondement de l’acti-
vité connaissante. La connaissance est ensuite possible par la
mise en place d’une théorie de l’abstraction qui part du sen-
sible, mais qui ne permet pas pour autant une saisie induc-
tive de l’universel : ce dernier ne peut être reçu que par une
connexion à l’intellect agent, séparé, et ne peut être conservé
dans l’individu. La postérité de la gnoséologie avicennienne
tient surtout à la mise en place d’une intentionnalité pour
caractériser l’universel : plutôt qu’une compréhension de la
chose, il est une visée de celle-ci, et permet de distinguer
l’intention d’un universel (qui ne contient pas d’idée d’unité
ou de pluralité) de l’intention de son universalité (qui est une
ou multiple) 4.

Si l’avicennisme latin s’écarte souvent de la pensée d’ibn


Sînâ, par exemple en ce qui concerne la création, le philo-
sophe persan ne pensant pas celle-ci comme volontaire et
refusant l’intervention de Dieu dans le cours du monde, il
conserve néanmoins certaines structures de pensée, ouvrant
le cadre d’une ontothéologie particulièrement manifeste à
partir de Duns Scot. Au XIIe s., la pensée latine se trouve forte-
ment influencée par la théorie de l’illumination, qui s’accorde
avec le vocabulaire chrétien de la lumière utilisé par des
auteurs comme le Pseudo-Denys de l’Aréopage. Cependant,
peut-on identifier un courant d’origine avicennienne, qui fut

nommé « augustinisme avicennisant »5 ? D’autant qu’un tel


courant apparaît également teinté d’autres influences, comme

celle d’Avicébron (ibn Gabirol) : parler d’« avicennisme latin »


risquerait de placer un ensemble de doctrines, qui sont en fait

des interprétations d’Aristote, sous la dépendance d’un auteur

qu’elles ne suivent pas à la lettre. L’avicennisme serait alors


limité à la stricte doctrine d’Avicenne, et il faudrait plutôt
parler, pour les courants latins, d’« aristotélisme hétérodoxe » 6.

Pourtant, le terme d’avicennisme peut être conservé (comme


celui d’« averroïsme »), à condition de lui faire correspondre,

non un courant philosophique, mais une série de schèmes

de pensée (intentionnalité, ontothéologie, indifférence de

l’essence, théorie particulière de l’abstraction...) qui se re-

trouvent dans les oeuvres d’auteurs du XIIIe et XIVe s., sans pour
autant que ceux-ci puissent être qualifiés d’« avicenniens ».

Didier Ottaviani

✐ 1 Avicenne, Livre des directives et des remarques, 4e groupe,


trad. A.-M. Goichon, Vrin, Paris, 1951, pp. 368-369.

2 Magnard, P., Boulnois, O., Pinchard, B., et Solère, J.-L., La


demeure de l’être. Autour d’un anonyme (Liber de causis), Vrin,
Paris, 1990.

3 Avicenne, Livre des directives et des remarques, 3e groupe, op.

cit., pp. 303 sqq.

4 Avicenne, La métaphysique du shifâ, V, 1, trad. G. C. Anawati,


Vrin, Paris, 1978, t. 1, p. 233. Cf. A. de Libera, La querelle des
universaux, Seuil, Paris, 1996, pp. 177-206.

5 Gilson, É., Les sources gréco-arabes de l’augustinisme avicen-


nisant, Vrin, « Reprise », Paris, 1986.

6 Van Steenberghen, F., La Philosophie au XIIIe siècle, Peeters,


Louvain-Paris, 1991, pp. 358-359.

Voir-aussi : Sebti, M., Avicenne. L’âme humaine, PUF, Paris, 2000.


Jolivet, J., et Rashed, R., Études sur Avicenne, Les Belles Lettres,
Paris, 1984.

! AVERROÏSME, ÉMANATION, ÉMANATISME, ESSENCE,


NÉOPLATONISME, ONTOLOGIE, UNIVERSAUX

AVORTEMENT

Du latin du XIIe s. abortare, « avorter ».

BIOLOGIE, MORALE, PHILOS. DROIT

Au sens propre, acte par lequel quelque chose de déjà


vivant meurt avant de voir le jour (un foetus, par exemple,
mais aussi, par extension, un projet, une insurrection, etc.).
Par métonymie, on le dit aussi de la mère qui portait en

elle cette vie interrompue, l’interruption de la vie pouvant

être spontanée ou provoquée.

À vrai dire, chacun des termes de cette définition a pu être


discuté, dans un conflit intense d’arguments et d’émotions,
qui touche particulièrement, depuis la légalisation de l’avor-
tement dans la plupart d’entre eux, les pays culturellement
marqués par le monothéisme et, notamment, par le christia-
nisme catholique romain ; mais pas seulement.

La position « libérale » insiste, d’abord, sur le fait que la


grossesse est un drame de la femme avec elle-même (S. de
Beauvoir1). Dans la tradition issue de Locke et du droit britan-

nique, si la femme est propriétaire de son corps, et si le sujet


est un être capable de se référer à lui-même (dans sa santé,
sa liberté, son bonheur), l’embryon est un « intrus » dont les

droits ne s’imposent pas à la mère sans son consentement

(Rothbard). Et ce d’autant moins que l’embryon n’a pas de

conscience de soi ni de son éventuelle douleur (M. A. War-

ren). Selon le célèbre apologue de J. Javis Thompson, on ne


downloadModeText.vue.download 107 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

105

pourrait obtenir de force le branchement d’un célèbre violo-


niste dans le coma sur le rein d’un « prêteur », même s’il était
le seul « compatible » et si c’était pour seulement neuf mois 2.

Les libéraux reprochent aux conservateurs de sacraliser la vie


et le processus biologique. Et ils ont obtenu des pouvoirs
publics la légalisation de l’IVG (l’interruption volontaire de
grossesse) à cause du drame des avortements clandestins,

et du fait que ceux qui pensent comme eux ne cherchent


pas à imposer leur morale aux autres, tandis que ceux qui

veulent interdire l’avortement veulent identifier leur morale

et le droit.

La position que l’on peut appeler « conservatrice » est,


d’abord, celle qui a été soutenue par les différents papes, et
qui tient à la doctrine de la foi catholique : la vie humaine
doit être absolument respectée dès la conception 3. Cette doc-

trine s’appuie sur un fait évident, qui est l’identité biologique

de l’individu, sa « persévérance dans l’être ». Elle développe

l’idée que la nature humaine ne dépend pas de la conscience

de soi, de l’autonomie ou de la responsabilité de la personne,


mais qu’elle existe aussi dans la précarité du vivant, et même
dans les handicaps qui nous semblent rendre la vie indigne
d’être vécue. Elle pointe le risque d’eugénisme attaché à l’IVG

pratiquée à la suite d’un diagnostic anténatal. Elle s’appuie

aujourd’hui sur un sentiment accru de la fragilité du vivant,


et sur l’idée que les libéraux sont aussi impuissants à voir

que les embryons humains sont des humains que jadis les
maîtres étaient impuissants à voir l’humanité de leurs esclaves
(R. Wertheimer4). Il est enfin reproché à ces mêmes libéraux

de majorer injustement la naissance, comme si celle-ci faisait


passer d’un coup d’une pratique quasi contraceptive à un
homicide.

▶ Dans ce dilemme, la difficulté d’une position intermédiaire


est de penser un conflit tragique des droits, selon que l’on
accorde plus ou moins à l’enracinement biologique et à la
reconnaissance sociale, à l’idée que l’embryon est vraiment
une personne, ou à celle qu’il existe selon la manière dont il
sera « traité » : car il est entre nos mains, et d’abord entre celles
de la mère, responsable de sa fragilité (J. English5). Si l’avor-
tement est un drame horrible que l’on ne saurait banaliser,
ni pour l’embryon ni pour la mère (séquelles physiologiques
ou psychiques), il vaut mieux admettre qu’il puisse être, dans
certains cas, un moindre mal, et l’on sait qu’une femme déci-
dée à avorter, à qui l’on refuse le secours médical, est prête
à risquer sa santé et sa vie dans des manoeuvres abortives
à hauts risques. Il vaut d’ailleurs mieux, comme le propose
S. Cavell, retourner le problème, accepter que l’avortement
soit l’échec de notre droit de l’adoption, de nos mesures
sociales d’accompagnement de la parentalité, de l’éduca-
tion contraceptive, de l’amour conjugal, de la responsabilité
parentale envers les mineures : « Plus on juge effroyable la
chose, plus on devrait juger effroyable l’accusation qu’elle
porte sur la société. » 6.

Olivier Abel

✐ 1 Beauvoir, S. (de), Le Deuxième Sexe, 1949.

2 Jarvis Thomson, J., « Abortion », in The Boston Review, XX,

no 3, 1995.

3 Jean-Paul II, Humanae vitae.

4 Wertheimer, R., « Understanding the abortion argument », in

Philosophy and Public Affairs, I, no 1, automne 1971.

5 English, J., « Abortion and the concept of a person », in Bio-


medical Ethics, 1991.

6 Fagot-Largeault, A. et Delaisi de Parseval, G., « Les droits de


l’embryon humain et la notion de personne humaine poten-
tielle », in Revue de métaphysique et de morale, 1987 / 3.

7 Cavell, S., les Voix de la raison, 1996.

Voir-aussi : Risen, J., Wrath of Angels : The American Abortion


War, 1998.

! BIOÉTHIQUE, EUGÉNISME, SEXUALITÉ

AXIOMATIQUE

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Organisation formelle et syntaxique d’un ensemble


d’énoncés.
Dans ses Éléments, Euclide présente l’arithmétique et la géo-
métrie sous une forme quasi axiomatique : à partir de notions

communes, postulats et définitions, il démontre des théo-

rèmes. Ce paradigme de la rationalité formelle exerça une

grande séduction (cf. Descartes et Spinoza) jusqu’à l’aube du

XXe s.

Inventeurs de la logique contemporaine, Frege et Russell

procédèrent de même à partir d’axiomes tenus pour des véri-

tés évidentes et au moyen de règles de déduction transmet-

tant mécaniquement, sans recours à une quelconque intui-


tion, ces vérités initiales. La logique nouvelle, exprimant les

« lois de l’être vrai », pouvait alors servir de fondement au

discours mathématique qui devait lui être réductible.

Mû par un même souci de rigueur et de précision, D. Hil-

bert construisit dès 1899 une axiomatique de la géométrie qui


évitait les manquements d’Euclide à son idéal de déductibilité

(recours subreptice aux figures, postulats et définitions non


explicités, etc.) 1. Il proposa alors une conception formaliste
des systèmes mathématiques qui en faisait des constructions
purement symboliques contrôlables par leur propriété méta-
mathématique de non-contradiction. L’apparition dès 1915 de
systèmes logiques non standards (logiques trivalentes, pluri-
valentes, intuitionnistes, etc.) conduisit à ne plus voir dans les
axiomes que des conventions initiales adoptées pour des rai-
sons pragmatiques. D’où le principe, de tolérance de Carnap :
« En logique, il n’y a pas de morale. Chacun a la liberté de
construire sa propre logique, i.e. sa propre forme de langage,
comme il le souhaite » 2.

Présenté axiomatiquement, un système logique se com-


pose d’une syntaxe, qui fournit les règles de formation des
formules bien formées du langage logique ainsi que d’un
stock limité d’axiomes et de règles de transformation (mo-
dus ponens) permettant la déduction de théorèmes ; d’une
sémantique, qui conditionne l’interprétation de ce langage
et assigne validité aux théorèmes, et d’une métalogique, qui
détermine la consistance (on ne peut y déduire A et ¬ A), la
complétude (tout théorème est valide et réciproquement) et
la décidabilité (toute formule est évaluable) du système.

Il ne faudrait pas croire pour autant que tout système

logico-mathématique doive adopter cette structure axio-

matique. On peut parfaitement substituer aux axiomes des

règles de déduction. C’est le cas, par exemple des systèmes


de déduction naturelle 3. La forme axiomatique désormais
n’est plus qu’un mode de présentation d’un système logico-

mathématique parmi d’autres.

Par-delà les différences techniques, le choix d’un mode de


présentation engage la définition de la logique 4 : Garde-t-elle
downloadModeText.vue.download 108 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

106

un rapport privilégié au vrai ? N’est-elle qu’un langage et un


calcul purement rationnel ou un simple système d’inférence ?

Denis Vernant

✐ 1 Hilbert, D., Les fondements de la géométrie, trad. P. Rossier,


J. Gabay, Paris, 1997.

2 Carnap, R., The Logical Syntax of Language, Routledge et


Kegan, London, 1937, trad. anglaise de l’original allemand de
1934, 17, p. 52.

3 Gentzen, G., Untersuchungen über das logische Schliessen,


trad. fr. J. Ladrière, Recherches sur la déduction logique, PUF,
Paris, 1955.

4 Engel, P., La norme du vrai, Gallimard, Paris, 1989.

Voir-aussi : Blanché, R., L’axiomatique, PUF, Paris, 1990.

! DÉDUCTION, INTUITIONNISME, LOGIQUE MULTIVALENTE

AXIOME
Du grec axiôma, de axioun, « juger digne ».

PHILOS. ANTIQUE

Proposition évidente par elle-même, qui constitue à ce


titre le principe indémontrable d’une science.

Euclide utilise déjà des axiomes sous l’appellation de « no-


tions communes » 1. Mais le terme apparaît pour la première
fois dans son sens épistémologique chez Aristote, qui se
réfère à l’usage des mathématiciens : « Les [principes] com-
muns, que l’on appelle “axiomes” sont les principes à partir
desquels on démontre. » 2. Il en donne comme exemple le
troisième axiome d’Euclide : « Si de deux [quantités] égales,
on enlève deux [quantités] égales, les restes sont égaux » 3,
principe commun à l’arithmétique et à la géométrie. Mais,
pour Aristote, il y a aussi des principes communs à toutes les
sciences, comme le principe de contradiction et le principe
du tiers exclu 4. Tous les axiomes sont des propositions néces-

saires, que doit connaître quiconque apprend une science 5.

Les stoïciens iront à contre-courant de cet usage en nom-


mant axiôma tout énoncé (lekton) vrai ou faux 6. Dans l’école

platonicienne, le terme retrouve son sens épistémologique

et est explicitement défini comme une proposition évidente


par soi 7.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Euclide, Éléments, « Notions communes », 1-5.

2 Aristote, Seconds Analytiques, I, 10, 76b13-14.

3 Ibid., I, 10, 76a41 ; I, 11, 77a31.

4 Ibid., I, 11, 77a10 ; 77a30.

5 Ibid., I, 10, 76b23-24 ; 2, 72a16-17.

6 Diogène Laërce, VII, 65.

Galien, Institution logique, I, 5 ; Proclus, les Commentaires


sur le premier livre des Éléments d’Euclide, Blanchard, Paris,

1940, p. 171.

ÉPISTÉMOLOGIE

Proposition admise sans démonstration qui, conjoint


avec d’autres axiomes, prend sens comme élément du

corps premier d’une théorie déductive.

La définition proposée ci-dessus suppose franchies d’impor-


tantes étapes de l’élaboration du concept. L’axiome, chez

Aristote ou Euclide, a bien un sens isolé, indépendamment

des autres énoncés premiers admis. C’est un principe géné-

ral (non lié à une science particulière), indispensable à tout

apprentissage scientifique, et qui n’est pas susceptible de

démonstration. Euclide les nomme « notion commune », par

exemple : « les choses égales à une même chose sont égales


entre elles », « et le tout est plus grand que la partie ». L’idée

qu’un axiome doive être évident, donné par l’intuition et, en

ce sens, nécessaire et indiscutable, a été dominante jusqu’à

la crise ouverte par l’établissement des géométries non-eucli-


diennes, à la fin du XIXe s. On doit cependant mentionner les
thèses leibniziennes selon lesquelles il convenait de réduire,

par démonstration, le nombre des axiomes euclidiens (tâche


envisagée déjà par Proclus, et tout prés de lui par Roberval) ;
le seul énoncé absolument indémontrable devant être finale-

ment l’axiome de l’identité.

Les théories axiomatiques formelles dont un modèle est

donné par les Fondements de la géométrie de D. Hilbert ont

transformé le statut des axiomes : ils n’ont, en principe, pas

de rapport avec l’intuition et surtout, logiquement associés à

d’autres, ils acquièrent un caractère définitoire si bien que la

distinction entre axiomes d’un part et définitions de l’autre


s’efface ; la définition étant dès lors implicite.

Vincent Jullien

! CONTRADICTION, LEKTON
downloadModeText.vue.download 109 sur 1137

BANALITÉ DU MAL

! MAL

BAYÉSIANISME

Du nom du révérend Thomas Bayes (1702-1761), mathématicien anglais.

MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES

Doctrine philosophique et scientifique, dans le champ


des probabilités et de la décision, accordant une impor-
tance centrale à la révision d’une distribution initiale de
probabilités au sujet de certains événements, cette dis-

tribution étant établie ou postulée en l’absence d’infor-


mation complète. Par extension, on parle également de
« doctrine bayésienne » à propos des théories de la déci-

sion qui reposent d’une part sur des postulats personna-


listes en ce qui concerne les jugements individuels sur le
probable et, d’autre part, sur le principe de l’utilité espérée
appliqué au moyen de probabilités subjectives.

Le traitement de la probabilité inverse chez Bayes 1 a constitué

le point de départ d’une approche spécifique du probable, de

la statistique et de la décision qui s’est développée en parti-

culier au XXe s. en mathématiques et en philosophie, ainsi que


dans les sciences sociales. Le « théorème de Bayes » n’est en
lui-même qu’une conséquence des axiomes traditionnels de
la probabilité, le propre de la doctrine bayésienne étant de
l’utiliser pour fonder une théorie de l’inférence. Considérons
un ensemble d’événements A1, ..., An formant une partition
de l’univers des possibles, et un événement D. Si l’on note p
(A / B) la probabilité conditionnelle de A sachant B, le théo-
rème énonce que la probabilité d’un Ai (pour i compris entre
1 et n) sachant D est égale au produit de la probabilité de
Ai et de celle de D sachant Ai, divisé par la probabilité de D.

Cette formule peut s’interpréter (selon l’« approche bayé-


sienne ») comme un moyen de réviser des croyances ini-
tiales (les probabilités des A1, ..., An), considérées comme
des degrés de croyance subjective, en les multipliant par la
« vraisemblance » de Ai (le produit de la probabilité de Ai et
de celle de D sachant Ai), normalisée par la probabilité de

D, pour obtenir finalement une croyance révisée (la proba-

bilité de Ai sachant D). On modélise ainsi, par une simple


interprétation d’un théorème élémentaire des probabilités, un

processus d’inférence à partir d’une observation ou d’une

information supplémentaire (la certitude que D s’est produit)


qui n’est autre qu’une induction. Une telle interprétation
s’enracine dans la conception des probabilités de Bayes, qui
donne le premier rôle aux attitudes ou aux propensions des

agents, à travers l’évaluation par ceux-ci d’un pari équitable


sur des perspectives aléatoires.

Cette approche est dite aussi « subjectiviste » ou « person-


naliste », pour marquer le lien entre cette doctrine et l’in-
terprétation subjectiviste de la probabilité que l’on rattache
en général à l’Ars conjectandi de J. Bernoulli. On trouvait
un exposé voisin et immédiatement influent dans la Théorie
analytique des probabilités de Laplace. La théorie de Jeffreys
est souvent considérée comme un bon exemple de traite-
ment bayésien de la probabilité 2. La doctrine s’est ramifiée,

donnant naissance, en particulier, au courant personnaliste


(subjectiviste) en théorie des probabilités et des fondements
des statistiques, illustré par les travaux de Ramsey, de De

Finetti et de Savage 3.

Très tôt, le bayésianisme a été considéré comme une voie


possible pour offrir une solution constructive au problème
de la justification de l’induction. Ainsi, présentant le travail
de Bayes, R. Price y cherchait un fondement « pour tout rai-
sonnement à propos du passé et de ce qui doit en découler »

et un acquis nécessaire pour quiconque souhaite se former


une idée claire de « la force du raisonnement analogique ou
inductif » 4. À ce titre, il a joué un rôle effectivement important
dans l’analyse philosophique de l’induction, dans la mesure
où l’on a pu chercher dans la révision de la distribution ini-
tiale de probabilités (au vu des observations successives ou
des expériences) le modèle de la confirmation empirique
progressive des hypothèses générales.
Les épistémologues ont mis en lumière certains présup-
posés du bayésianisme 5. Tandis que les théories de la proba-
bilité subjective et de la révision des croyances ont pénétré
downloadModeText.vue.download 110 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

108

différents domaines des sciences du comportement et des


sciences sociales, le bayésianisme reste l’objet de controverses
concernant la prise en compte du probable et la rationalité
des décisions. Il a joué un rôle critique dans les tentatives de
modélisation des aspects dynamiques de la croyance (théo-
ries de l’apprentissage) ou de la formation des préférences 6.
On peut également espérer que les théories bayésiennes

contribuent à une meilleure compréhension des mécanismes


cognitifs et sociaux par lesquels les agents découvrent l’utilité
des types de comportements que la théorie de la décision et

des jeux caractérise comme « rationnels » 7. Elles jouent un rôle


notable dans l’étude de la formation du consensus et de la
coïncidence des opinions des experts 8.

▶ Les critiques générales relatives à l’approche bayésienne


de la rationalité individuelle sont influentes. L’essentiel de
la controverse autour des conceptions bayésiennes de la ra-
tionalité concerne en fait le statut qu’il convient d’accorder
aux prétendues « réfutations empiriques » dans un contexte
de modélisation de la conduite humaine. D’autres critiques
visent le caractère formel de la conception bayésienne de la
rationalité et son indifférence aux finalités. On a pu mettre
en cause, également, la liaison entre rationalité, usage des
probabilités conditionnelles et résolution de suivre une règle
fixée d’avance pour faire évoluer ses propres croyances 9,
l’insuffisance des interprétations probabilistes traditionnelles

de la croyance partielle et de l’approche des préférences

par les espérance 10, ou encore, le rapport problématique

entre le type de rationalité associé à la révision bayésienne

des croyances et une conception plus forte de la rationalité

(conduisant par exemple à repérer des différences d’expertise

entre agents disposant des mêmes informations) 11.

Emmanuel Picavet

✐ 1 Bayes, T., « An Essay towards Solving a Problem in the


Doctrine of Chances », Philosophical transactions of the Royal
Society of London, 53 1763, pp. 370-418. Repris in E. Deming,
Facsimiles of Two Papers by Bayes, Washington (D.C.), 1940,
New York, 1963.
2 Jeffreys, H., Theory of Probability, Clarendon Press, Oxford,
1939, 1948.

3 Ramsey, F. P., « Truth and Probability » (1929), in The

Foundations of Mathematics and Other Logical Essays,


éd. de R. B. Braithwaite, Londres et New York, 1931.
De Finetti, B., « La prévision : ses lois logiques, ses sources

subjectives », in Annales de l’Institut Henri Poincaré, 7 (1937).


Savage, L. J., The Foundations of Statistics, New York, Wiley,
1954, 2e éd. New York, Dover, 1972.

4 Price, R., A Review of the Principal Questions and Difficulties


in Morals, 3e éd. augmentée, Londres, 1787, et Oxford, 1948.

5 Hacking, I., Logic of Statistical Inference, Cambridge (U. P.),


1965, chap. XII.

6 Cyert, R. M., et De Groot, M., « Adaptive Utility », in


R. H. Day et T. Groves, dir., Adaptive Economic Models, Aca-
demic Press, New York, 1979 ; Bayesian Analysis and Utility
in Economic Theory, Rowman &amp; Littlefield, Totowa, 1987.
Domotor, Z., « Probability Kinematics and the Representation of
Belief Change », in Philosophy of Science, 47, 1980, pp. 384-404.
Skyrms, B., The Dynamics of Rational Deliberation, Harvard
University Press, Cambridge (MA) et Londres, 1990.

7 Blume, L. E., et Easley, D., « Learning to be rational », in Jour-


nal of Economic Theory, 26, 1982, pp. 340-351.

8 Esteves, L. G., Wechsler, S., Leite, J. G., et Gonzalez-Lopez,


V. A., « Definettian Consensus », in Theory and Decision, 49,
2000, pp. 79-95.

9 Van Fraassen, B., Laws and Symmetry, Clarendon Press, Ox-


ford, 1989, chap. VI, VII et XIII.

10 Cooke, R. M., « Conceptual Fallacies in Subjective Probabi-


lity », in Topoi, 5, 1986, pp. 21-27.

11 Suppes, P., Logique du probable, Flammarion, Paris, 1981,


chap. II et III.

! DÉCISION (THÉORIE DE LA), PROBABILITÉ, RATIONALITÉ

BÉATITUDE

Du latin beatitudo, de beatus, bienheureux.

MORALE

Actualisation suprême du bonheur, en ce que la jouis-

sance de la chose (ou de l’état) n’est plus du tout affectée


du risque de la (ou le) perdre.

La question de la béatitude répond à une visée éthique, en

ce sens que la vie heureuse a sa première condition dans


la vertu de l’homme. La stabilité bienheureuse qu’apporte la
béatitude repose en effet, en premier lieu, sur l’aptitude de
l’homme de bien à supporter les aléas de l’existence avec
calme : « s’il en est bien ainsi, l’homme heureux ne saurait
jamais devenir misérable » 1. Mais c’est par excellence dans la
contemplation que s’accomplit ce bonheur constant, comme
le souligne particulièrement Plotin à propos des dieux :

« Telle est la vie impassible et bienheureuse des dieux » 2.

▶ Quel sens philosophique peut-on donner à la félicité des

élus (c’est le sens religieux de la béatitude), au contact avec

Dieu même ? D’une façon plus générale, faut-il considérer


que la béatitude est toujours comprise comme le résultat de
la vertu, que celle-ci promet mais qui lui demeure extérieur ?
Le sage spinoziste atteint finalement l’union immédiate avec
Dieu par la connaissance supérieure qu’il en a, qui est aussi
bien une prise de conscience de la nature de l’âme : celle-ci

comprend que son essence est dans la connaissance dont


Dieu est le principe (car la connaissance du troisième genre
saisit toutes les choses comme dérivées génétiquement de

Dieu). Attachée immédiatement à Dieu comme à sa cause,

l’âme accède elle-même à l’éternité. Aussi la connaissance du

troisième genre produit-elle en l’homme une joie accompa-


gnée de l’idée de Dieu comme cause : c’est la béatitude. Mais
à ce stade, celle-ci n’est pas autre chose que l’activité même
de l’âme qui connaît. La béatitude n’est donc plus la récom-

pense de la vertu, elle est la vertu même 3.

André Charrak

✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, liv. I, chap. 11, 1101 a, trad.

Tricot, Vrin, Paris, 1987.

2 Plotin, Ennéades, I, 8, § 2, trad. Bréhier, Les Belles Lettres,


Paris, 1989.

3 Spinoza, B., Éthique, Ve partie, prop. XLII et scolie, trad. Ap-


puhn, Gallimard, Paris, 1965, p. 340.

! BIEN, BONHEUR

BEAUTÉ

Du latin bellus, diminutif familier de bonus, « joli », « gracieux », «


char-
mant », qualifiant surtout les femmes et les enfants ; a éliminé
pulcher, et
decorus, qui désignaient la beauté plus grave, moins affective, de ce qui
est convenable, décent.

ESTHÉTIQUE
Norme sur laquelle prend appui l’appréciation positive
du jugement de goût, portant également sur la nature et
sur l’art. Elle peut être objective, et se définit alors par
downloadModeText.vue.download 111 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

109

l’harmonie des proportions, ou subjective, et désigne alors


un sentiment esthétique.

Selon Platon, l’Idée de la Beauté, solidaire de l’Idée de la

Vérité, n’est aperçue par l’intelligence que dans la lumière


de l’Idée du Bien, qui est l’Idée de la convenance et de la
justesse des Idées. La beauté définira donc la perfection d’une
forme portée au point le plus haut de son achèvement, som-

met que l’âme ne peut discerner que par l’Idée du Bien qui
lui donne la vue de l’esprit. Dans le monde du devenir où
tout va se déformant et se dépravant, la beauté est ainsi un
phénomène ambigu, image de l’intelligible dans le sensible

qui soulève en nous le désir de l’immortel, sous le patronage


d’Éros, non pas un dieu selon la Diotime du Banquet, mais
un grand démon qui fait communiquer entre eux les hommes

et les dieux, les mortels et les immortels 1.

Autarcique comme la divinité, la beauté dessine une par-


faite proportion qui n’a d’autre raison qu’elle-même, qui est à

elle-même son propre principe. Le modèle de cette plénitude


est, dès Gorgias et Platon, repris sur ce point par Aristote,
l’indivisible totalité de l’organisme vivant. La beauté est donc

affaire de proportions exactement accordées entre elles, ce


que les Grecs nomment summetria, qu’il ne faut pas entendre
dans un sens simplement géométrique, mais qui désigne
plutôt cette mesure qui est à elle-même sa propre mesure,

concordance d’une forme pleinement achevée qui compose


un tout harmonieux (le mêden agan, ou « rien de trop » pré-
conisé par la maxime apollinienne). Le canon de Polyclète l’a
mise en lumière pour le corps humain ; mais elle vaut encore
pour la disposition générale de l’édifice, l’architecte, selon
Vitruve, s’inspirant de cette proportion pour le dessin des
colonnes et l’agencement du temple 2. La summetria dessine
une forme au repos, immobilisée par le parfait accord qui la
réconcilie avec elle-même ; elle se complique et s’enrichit
en se mettant en mouvement, par l’eurythmie qui harmonise
entre eux les gestes du danseur.

Cette notion de summetria, d’origine pythagoricienne, est


pourtant remise en question par Plotin 3, qui remarque que
la proportion ne suffit pas à susciter la beauté : un visage
admirablement dessiné, dans les premiers instants de la mort
et avant que la corruption n’ait entamé son ouvrage, conserve
sa forme ; seule la vie qui l’animait s’est dissipée, et mys-
térieusement, sa beauté avec elle. En outre, l’harmonie des
proportions implique la composition des parties, et contredit
donc la nature même de la beauté, splendeur émanée du
divin qu’on ne saurait concevoir qu’une et indivisible. Plotin
en conclut que la beauté est, plutôt que la distribution pure-
ment quantitative de la summetria, la qualité d’une clarté qui

colore la chair et lui donne vie par l’émanation de l’esprit,


qualité qu’il nomme charis, ou « grâce ». C’est cette même
grâce que la Renaissance, se réclamant de l’art d’Apelle tel

que le décrit Pline, reconnaîtra aux figures de Raphaël (le


génie tourmenté de Michel-Ange passait en revanche pour
être privé de ce don), une « vénusté » que la théorie asso-
cie invariablement à l’incarnat, cette couleur rare qui rend la
chair vivante en lui communiquant le frémissement de l’es-
prit. C’est encore ce charme indéfinissable que les Français
se résigneront, après les Italiens, à nommer à l’âge classique
le « je ne sais quoi ».

L’indicible de la grâce introduit dans la détermination de


la belle forme un trouble qui compromet insidieusement l’au-
torité du canon et le calcul des proportions. Elle rend égale-
ment le regard attentif à l’extrême singularité du phénomène

qui se manifeste sous nos yeux. Elle prépare ainsi (le rococo
usant et abusant des séductions de la grâce, qui bientôt dégé-

nère en minauderies et mignardises) la révolution esthétique


qui s’accomplit au XVIIIe s., et qui répudiera pourtant l’esthé-
tique de la grâce, trop évidemment marquée par son origine
théologique.

La beauté ne consiste plus dès lors dans le dessin d’une


forme objective, respectant les proportions de l’harmonie et
transfiguré par l’aura de la grâce, mais dans un sentiment
subjectif éprouvé à l’occasion d’une rencontre nécessaire-
ment imprévisible et contingente, une émotion qui dépasse
les limites d’une définition par concepts. À l’harmonie objec-
tive des proportions, selon les préceptes du canon, se subs-
titue ainsi l’harmonie subjective de nos facultés dynamiques,
l’imagination jouant librement avec l’entendement ou avec la
raison dans ce qu’il faut désormais nommer avec Kant non
la beauté, mais le sentiment du beau. À la faveur de cette

expérience esthétique, le sujet s’éprouve réconcilié avec lui-


même, la réceptivité et la spontanéité dont la division limite
sa nature s’accordant alors par l’intensification de ses forces
vitales. À la calme proportion de la summetria, la modernité
opposera donc l’élan du sentiment esthétique : nous ne dis-
cernons plus dans la beauté l’image sereine de la divinité,
nous cherchons plutôt dans sa rencontre l’exaltation de la vie,
et du désir qui la motive.

▶ Pourtant, si la beauté est élan plutôt qu’équilibre, elle ré-


pugne à toute limitation et il n’est pas de proportion déter-
minée qui puisse la contenir. Dès la fin du XVIIe s., le senti-
ment du beau se complique ainsi du voisinage (plutôt que
de l’opposition) du sentiment du sublime, qui s’illimite dans
l’incommensurablement grand, ou dans l’infiniment puissant,
que le spectacle de la nature inspire à l’imagination. Le dif-
forme tout autant que l’harmonieux, le terrible tout autant
que le gracieux sont dignes d’émouvoir dans le sujet sen-
sible le transport du sentiment esthétique. La beauté devenue
convulsive, et désormais inscrite dans le temps, a une his-
toire. Le peintre de la vie moderne (Baudelaire) en poursuit
les éclats au hasard des rencontres, attentif passionnément à
la venue improbable mais pourtant imminente de « la bête
aux yeux de prodiges » (Breton).

Jacques Darriulat

✐ 1 Platon, le Banquet, in OEuvres complètes, tome IV, 2e partie,


les Belles Lettres, Paris, 1976.

2 Vitruve, les Dix Livres d’architecture, trad. Perrault revue par


A. Dalmas, Balland, Paris, 1979.

3 Plotin, Ennéades, I, VI, « Du Beau », trad. par É. Bréhier, les


Belles Lettres, Paris, 1976, pp. 95-106 ; V, VIII, « De la beauté

intelligible », pp. 135-151.

Voir-aussi : Baudelaire, C., « Le peintre de la vie moderne », in


OEuvres complètes, Gallimard, la Pléiade, Paris, 1961, pp. 1152-

1192.

Breton, A., l’Amour fou, Gallimard, Folio, Paris, 1976.

Burke, E., Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées


du sublime et du beau, trad. B. Saint-Girons, Vrin, Paris, 1990.

Hugo, V., « Préface de Cromwell », in OEuvres complètes, Critique,


Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1985, pp. 3-44.

Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flam-

marion GF, Paris, 1995.

Panofsky, E., Idea, Contribution à l’histoire du concept de l’an-


cienne théorie de l’art, trad. H. Joly, Gallimard, coll. « Tel », Paris,
1989.

Platon, Hippias Majeur, in OEuvres complètes, tome II, trad.

A. Croiset, les Belles Lettres, Paris, 1949.

! CANON, MODERNE, SUBLIME


downloadModeText.vue.download 112 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

110

BEAUX-ARTS
ESTHÉTIQUE

Ensemble des arts dont la seule finalité est de réaliser


la beauté.

À la distinction que fait le Moyen Âge entre les arts méca-


niques et les arts libéraux, qui se composent eux-mêmes
du quadrivium (arithmétique, géométrie, musique et astro-
nomie) et du trivium (grammaire, rhétorique et logique), le

XVIIIe s., accordant une large extension à une notion apparue

au milieu du XVIIe s., substitue la catégorie des « beaux-arts »,

qui désigne les techniques « nobles » ayant pour seule fonc-

tion de produire la beauté. Ce privilège sera contesté par

Diderot qui, dans l’article « Art » de l’Encyclopédie, réhabilite

le travail de l’artisan, depuis longtemps méprisé, et en fait

l’égal de l’artiste 1. La critique n’est pas demeurée sans effet, et

la locution « les beaux-arts » nous semble aujourd’hui suran-


née pour l’élitisme qu’elle suggère.

La classification médiévale des arts, formulée au Ve s. par

Martianus Capella, qui s’inspirait lui-même de Platon, corres-

pondait au développement dialectique des idées du Beau et

du Vrai, accordées entre elles par l’idée du Bien. L’ensemble

moins structuré des « beaux-arts » est en revanche solidaire

de la révolution esthétique qui prend pour centre, non la

définition par concept de la forme objective, mais la qualité


du sentiment éprouvé dans l’instant de la rencontre. L’art,

dans les beaux-arts, court le risque de se disperser dans la

rapsodie illimitée des singularités : comment coordonner la


nécessaire multiplicité des beaux-arts (le pluriel est présent
dès les premières mentions) dans l’unité devenue probléma-
tique de l’art ? L’ouvrage que l’abbé Batteux publie en 1746 a

le mérite d’énoncer clairement la question 2.

Dès la fin du XVIIIe s., se multiplient les systèmes des beaux-

arts qu’on souhaite substituer à la classification médiévale,

désormais oubliée. C’est ainsi que Kant, dans la Critique de la

faculté de juger, propose une division raisonnée qui se fonde,


dans la continuité des travaux de Condillac, sur l’expression
et sur la communication de nos « Idées esthétiques » 3. Hegel

en revanche, inversant la série génétique formulée par l’Aca-

démie à l’âge classique (le dessin engendre la peinture et la

sculpture, elle-même coordonnée à l’architecture), fait se suc-

céder les beaux-arts selon les progrès de l’Idée se réfléchis-

sant en ses oeuvres, du plus matériel des arts, l’architecture,


aux plus spirituels, la musique et la poésie 4.

▶ Il est vrai que cette volonté de système paraît hégémonique


aux yeux des contemporains. Le pluriel est devenu un titre
de gloire, qui revendique le privilège de la diversité contre
les prétentions de la totalité. C’est ainsi que les beaux-arts ont
fini par supplanter l’art, dont le concept est aujourd’hui bien
problématique.

Jacques Darriulat

✐ 1 Diderot, D., article « Art », dans Encyclopédie ou diction-


naire raisonné des sciences, des arts et des métiers (articles choi-
sis), t. I, Flammarion, GF, Paris, 1986, pp. 247-257.

2 Batteux, C., les Beaux-Arts réduits à un même principe, Aux


amateurs de livres, Paris, 1989.

3 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flam-


marion, GF, Paris, 1995.

4 Hegel, G. W. F., Cours d’esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von


Schenk, 3 vol., Aubier, Paris, 1998.

Voir-aussi : Kristeller, P. O., le Problème moderne des arts. Étude d’his-


toire de l’esthétique (1951-52), trad. B. Han, J. Chambon, Nîmes, 1999.

BÉHAVIORISME

Calque de l’anglais behaviorism, de behavior, « comportement ».

PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE

École de pensée qui considère que l’étude de l’esprit


est essentiellement l’étude du comportement, et non celle
d’états ou d’épisodes mentaux internes.

Le béhaviorisme psychologique

Le béhaviorisme florissant dans la première moitié du XXe s.,


a été largement influencé par le positivisme logique et sa
conception de la probité scientifique (dont le critère prin-
cipal est la vérifiabilité intersubjective). En psychologie, il a
pris, sous l’impulsion de J.B. Watson 1 et B.F. Skinner 2, une
forme essentiellement méthodologique et s’est développé en
réaction à la psychologie introspectionniste de W. Wundt et
W. James qui voyait dans la conscience, l’objet central de
la psychologie et dans l’introspection, la méthode propre à
son étude. Les psychologues béhavioristes soutiennent que la
psychologie est la science de la prédiction et du contrôle du
comportement, que les données sur lesquelles elle peut légi-
timement s’appuyer ne sont pas des états internes, mentaux
ou neurophysiologiques, mais des faits physiques publique-
ment observables – les réponses physiques à des stimulations
physiques – dont elle doit s’attacher à décrire les régularités.
Skinner pensait pouvoir, à l’aide de la notion de condition-
nement opérant, expliquer dans une large mesure la forme et
les régularités manifestées par les comportements.

Le béhaviorisme philosophique

En philosophie, le béhaviorisme prend une portée métaphy-


sique. Le béhaviorisme logique ou analytique emprunte le
détour linguistique et soutient que les énoncés faisant appa-
remment référence à des états ou à des épisodes mentaux
internes peuvent être analysés et traduits au moyen d’énon-
cés faisant référence au comportement observable, ou à des
dispositions au comportement observable en réponse aux sti-
mulations de l’environnement. Il postule donc que les attribu-
tions mentales sont sémantiquement équivalentes à des attri-
butions de dispositions comportementales. Le béhaviorisme

analytique de G. Ryle 3 prend pour cible l’idée dualiste d’une


séparation radicale de l’esprit et de la matière. La réduction
des propriétés mentales à des propriétés comportementales
vise à remettre en cause l’idée que des processus mentaux
complexes et mystérieux doivent nécessairement sous-tendre
les actions observées. Chez C. G. Hempel 4, le béhaviorisme
analytique se combine au physicalisme pour donner une
forme plus radicale de réduction. Non seulement les énon-
cés psychologiques sont analysables en termes de comporte-
ments, mais les comportements eux-mêmes sont analysables
en termes physiques. C’est donc une réduction des énoncés
sur les états mentaux à des énoncés sur des comportements
physiques, qui est proposée.

Le béhaviorisme peut aussi conduire à l’éliminativisme.


Watson et Skinner semblent avoir été tentés par l’idée que les
phénomènes mentaux n’existent tout simplement pas mais
sont des fictions projetées sur les mouvements complexes
des corps humains. W.V.O. Quine 5 est arrivé au béhaviorisme
éliminativiste par d’autres voies. D’une part, la physique est
pour lui la gardienne de l’ontologie (la physique décrit la
structure ultime de la réalité et aucun événement ne peut se

produire sans une redistribution d’états physiques). L’irréduc-


tibilité du vocabulaire intentionnel lui rend donc suspecte
downloadModeText.vue.download 113 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

111

l’existence des entités mentales auxquelles ce vocabulaire


prétend faire référence. Il s’appuie d’autre part sur la thèse de
l’indétermination de la signification (le choix d’une interpré-
tation est toujours sous-déterminé par la totalité des faits). Il
existe selon lui entre la signification et les croyances des liens
assez étroits pour que l’indétermination de la signification
renvoie à l’indétermination des notions intentionnelles.

Déclin du béhaviorisme

Le béhaviorisme se présente comme une alternative au dua-


lisme cartésien. Toutefois, le prix à payer – la répudiation
de toute intériorité – peut paraître trop élevé. L’apparition
d’autres alternatives au dualisme, comme la théorie de l’iden-
tité physicaliste proposée par J.J.C. Smart et U.T. Place dans
les années 1950, puis le fonctionnalisme développé par
H. Putnam et J. Fodor dans les années 1960, ont marqué son
déclin philosophique. La célèbre critique par N. Chomsky
de l’approche béhavioriste du langage, incapable de rendre
compte des modalités effectives d’acquisition d’une langue
par les enfants, et le développement du paradigme du traite-
ment de l’information ont pareillement contribué à son dis-
crédit en psychologie.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 Watson, J. B., le Béhaviorisme, trad. S. Deflandre, Centre

d’études et de promotion de la lecture, Paris, 1972.

2 Skinner, B. F., Pour une science du comportement : le béha-


viorisme, trad. F. Parot, Delachaux et Niestle, Neuchâtel, Paris,
1979.

3 Ryle, G., la Notion d’esprit : pour une critique des concepts


mentaux, trad. S. Stern-Gillet, Payot, Paris, 1978.

4 Hempel, C. G., « L’analyse logique de la psychologie », in Revue


de synthèse, 10, 1938, pp. 27-42.

5 Quine, W. V. O., Le mot et la chose, trad. P. Gochet, Flamma-


rion, Paris, 1977.

Voir-aussi : Merleau-Ponty, M., La Structure du comportement,


PUF, Paris, 1942.

! APPRENTISSAGE, ÉLIMINATIVISME, ESPRIT

BELLE ÂME

! ÂME

BEWANDTIS

! TOURNURE

BIEN
De l’adverbe latin : bene.

GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE

Fin ultime poursuivie par l’homme.

Le bien procure le bonheur le plus stable, ne laissant plus


rien à désirer : « C’est en effet [...] par la possession des choses
bonnes que les gens heureux sont heureux. Et il n’y a plus
lieu à demander en outre : “En vue de quoi souhaite-t-il d’être
heureux, celui qui le souhaite ?” Tout au contraire, c’est à un
terme ultime que semble toucher la réponse en question » 1.

Il est cependant manifeste qu’il existe différents biens, se-


lon qu’ils concernent le corps ou l’âme (qui, de surcroît, com-
porte plusieurs parties pour Platon). Contre cette dispersion,

les stoïciens, par exemple, affirment l’exigence de l’unité de

la tendance au bien que vise l’homme : « [...] tu peux saisir la


nature du souverain bien : il doit être, pour ainsi dire, touché

du doigt et ne point être éparpillé en une multitude d’objets.


À quoi sert en effet de le morceler quand on peut dire : le
souverain bien, c’est l’honnête » 2. C’est alors l’âme qui assume
le rôle de principe fondamental d’unité.

Tout le problème réside dans l’interprétation de cette re-


cherche de l’unité du Bien. À quel modèle l’âme peut-elle

se conformer pour viser le principe du bien derrière ses fi-


gures diffractées ? Il faut ici se référer au passage décisif de
la République dans lequel Platon énonce que la multiplicité
se rapporte d’une façon ultime à l’unité de l’idée du Bien :
« de lui [les connaissables] reçoivent en outre et l’existence et
l’essence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il soit
encore au-delà de l’essence, surpassant celle-ci en dignité et
en pouvoir » 3. Ce texte a donné lieu, parmi les néo-platoni-
ciens, à la thèse selon laquelle le Bien est une hypostase, qui
dépasse même sa représentation intelligible. Plotin cite fré-
quemment ce texte de Platon et affirme que l’un est le prin-
cipe dynamique de l’intelligence, qui fait que l’intelligence a
des objets auxquels se rapporter selon l’unité de son élan :
« Le Bien est principe ; et c’est de lui que l’intelligence a en

elle les êtres qu’elle a produits » 4.

André Charrak

✐ 1 Platon, Banquet, 205 a, trad. Robin, Gallimard, La Pléiade,


Paris, 1950.

2 Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 71, trad. Bréhier, in Les Stoï-


ciens, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1962, pp. 777-778.

3 République, VI, 509 b, trad. Robin in éd. citée.

4 Plotin, Ennéades, VI, 7, § 15, trad. Bréhier, Les Belles Lettres,

Paris, 1989.

! BÉATITUDE, NÉOPLATONISME, PLATONISME, STOÏCISME

PHILOS. MÉDIÉVALE

Aristote n’avait pas énoncé que l’être et le bien sont équi-


valents (convertibles), mais seulement que le bien s’énonce
de façon multiple, parallèlement à la diversité des sens de
l’être 1. À la suite de saint Augustin (et peut-être dans le même

contexte de lutte contre le manichéisme, c’est-à-dire contre le

catharisme, au début du XIIIe s.), les médiévaux soutiennent

que toute chose, en tant qu’elle est, est bonne (parce que,

comme l’avait rappelé Boèce, elle participe du Bien premier

qui donne l’être). Ils théorisent ce lien dans le cadre de la


doctrine des transcendantaux. Le bien et l’être ne diffèrent
pas en réalité (et donc l’Un-Bien ne se trouve pas au-delà de

l’être) mais seulement pour la raison. Autrement dit, la déter-

mination de bonté ne s’ajoute pas réellement à celle d’être,


elle exprime une caractéristique qui n’est pas immédiatement
lisible dans la notion d’être, celle d’être désirable. Le bien

est en effet ce qui est objet d’un appétit, comme l’avait lui-
même défini Aristote 2. Cependant, la bonté ne peut se réduire

à un rapport de convenance, mais doit désigner également


quelque chose d’absolu, de non-relatif, dans l’être bon, sur-
tout s’il s’agit de Dieu. Cela n’empêche pas que ce dernier
agisse en tant que tel, c’est-à-dire se propose comme objet
ultime de tout désir : sa nature est de se communiquer, d’être
diffusivum sui selon la formule empruntée au pseudo-Denys
l’Aréopagite. Mais cette diffusion est en fait une attraction,

car il crée justement comme cause finale, et la réalité de la


relation n’est posée que du point de vue de l’effet qui vient à

lui. La transcendance du Bien est ainsi sauvegardée, comme


downloadModeText.vue.download 114 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

112

dans le néoplatonisme proclusien, source d’ailleurs reconnue


de cette métaphysique médiévale : « Car c’est parce qu’ils sont
ce qu’ils [les dieux] sont qu’ils rendent bonnes toutes réalités,
puisque tout ce qui crée par son être crée sans contracter de
relation » 3.

Jean-Luc Solère

✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 4, 1096 a 23-24.

2 Ibid., I, 1, 1094 a 2.

3 Proclus, Éléments de théologie, 122.

Voir-aussi : Solère, J.-L., « Une passion de l’être. Les discussions


sur le bien transcendantal... », in Fine Follie, ss. la dir. de B. Pin-
chard, H. Champion, Paris, 1995.

! TRANSCENDANTAUX

PHILOS. RENAISSANCE

Bien que, dans l’Europe chrétienne, le bien le plus pré-

cieux consiste dans la contemplation de Dieu, émerge pro-


gressivement une réévaluation des biens mondains et princi-
palement du bien commun. Un indice de cette évolution est
la discussion sur les biens matériels : tout en reconnaissant,

comme C. Salutati 1, que ces biens peuvent mener à l’ava-


rice, beaucoup d’humanistes en soulignent la nécessité pour
la conduite d’une vie droite, mais aussi pour l’exercice de
deux des vertus qui caractérisent le bon mécène (dont ils
dépendent) : la largesse et la magnificence. Même un platoni-
cien comme C. Landino 2 reconnaît que si l’exercice de la ver-
tu est la source du bonheur, la possession des biens matériels
rend la vie encore plus heureuse. Ce qui prime, dans cette
nouvelle attention pour l’existence mondaine, est le refus de
concevoir le bien sous les espèces du sacrifice, de l’austé-
rité et de la mutilation des passions. Le bien ne peut pas
être uniquement l’exercice de la vertu. C’est pourquoi l’idéal
médiéval de la vie monastique et le modèle du sage stoïcien
sont critiqués : ceux-ci sont même accusés d’arrogance, car
ils conçoivent un idéal qui ne peut pas exister, l’homme étant
composé de corps et d’âme. Par conséquent, les humanistes
empruntent des aspects de l’épicurisme, considérant le plaisir,
sensible et intellectuel, comme un bien nécessaire, qui doit
accompagner l’exercice de la vertu. Émerge alors l’exigence
de considérer l’homme comme un être naturel pour qui la
vertu elle même doit être subordonnée au plaisir, lequel se
traduit par l’instinct de fuir le maux et de rechercher les biens
sur le plan de sa survie, position défendue, d’un point de vue
matérialiste par B. Telesio 3. Ce naturalisme se retrouve chez
L. Valla 4, qui cherche à intégrer le plaisir dans la spiritualité
chrétienne, critiquant radicalement la mortification de la vie
monastique et le sacrifice des passions propre à la conduite

stoïcienne.

Par conséquent, pour les humanistes, le bien véritable


n’est pas le bien de l’homme isolé, maître de soi, mais le bien
propre à l’homme mortel, union d’âme et de corps, et surtout
être naturellement intégré dans un monde commun, essen-
tiellement politique. Le bien véritable est donc le bien com-
mun, établi et partagé par une communauté. Cette politisation
du bien se traduit dans l’idéal de la « liberté républicaine »,
telle qu’on la trouve chez L. Bruni et ses partisans (jusqu’à
N. Machiavel 5) et qui signifie la liberté partagée des citoyens
dans une cité libre de choisir ses institutions et ses représen-
tants : dans ce cadre, la gloire de l’individu se convertit aus-
sitôt dans celle de la cité : la vertu est en effet l’explicitation
d’un acte politique qui a des effets sur la vie collective. C’est
ainsi qu’elle perd progressivement sa signification de valeur,

pour s’identifier, chez N. Machiavel, avec l’efficacité et le suc-


cès d’une action finalisée. En ce sens, l’éthique banalisée du

juste milieu aristotélicien est critiquée : L. Valla souligne que


les extrêmes sont souvent préférables, et que le juste milieu
peut être un vice, une fade mediocritas, médiocrité.

Fosca Mariani Zini

✐ 1 Salutati, C., De laboribus Herculis, éd. B.L. Ullman, 2 vol.,


Zurich, 1951.

2 Landino, C., Disputationes camaldulenses, éd. P. Lohe, Flo-

rence, 1980.

3 Telesio, B., De rerum natura juxta propria principia, Naples,


1586 (= Hildesheim, 1971).

4 Valla, L., De vero et falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari,

1970.

5 Machiavel, N., OEuvres, trad. C. Bec, Paris, 1996.

Voir-aussi : Baron, H., In Search of florentin civic Humanism,

Princeton, 1988.

Kraye, J. (éd.), Cambridge Companion to Renaissance Huma-


nism, Cambridge, 1986.

Senellart, M., Les Arts du gouverner, Seuil, Paris, 1995.

Skinner, Q., The Foundations of Modern Political Thought, Cam-


bridge, 2 vol., 1992 (5e édition).

! ACTION, ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), BONHEUR, ÉTHIQUE,

HUMANISME, LIBRE ARBITRE

PHILOS. MODERNE, MORALE

Le bien coextensif à l’être et le bien comme fin

La Bible enseigne que Dieu est bon et que toutes les choses
qu’il a créées sont bonnes (Genèse I, 31). Saint Augustin défi-
nit la relation de Dieu (principe unique de toutes choses) au
monde créé comme celle du Bien au bien. Il distingue le Bien
qui est « bien souverainement et par soi, qui ne l’est pas par
la participation de quelque bien mais par sa nature et son
essence propre » (Dieu) et un bien second et relatif qui « par-
ticipe au bien et tient ce qu’il a du souverain bien, lequel n’en
demeure pas moins le bien en soi et ne perd rien de soi » (la

créature) 1. Cette conception relationnelle du bien lie néces-


sairement bien et être : Dieu, l’Être suprême et premier, est
le Bien, la créature, être créé et second, est un bien. Conçu
selon la terminologie scolastique comme transcendantal,
c’est-à-dire comme attribut s’appliquant à tous les êtres, le
bien est coextensif à l’être : chaque chose, écrit saint Thomas,
« possède autant de bien qu’elle possède d’être », puisque
« le bien et l’être sont équivalents » 2. Le bien peut s’entendre
alors en deux sens : si tout être est bon en tant seulement

qu’il est, il peut l’être aussi selon son degré d’accomplisse-


ment comme être parfait, achevé. Ainsi, « si quelqu’un vient à
manquer de quelque chose [par exemple à l’homme la vue,
ou le bonheur] qui soit dû pour la plénitude de son être,
on ne dira pas qu’il est bon absolument, mais relativement,
et en tant qu’il existe ». En ce second sens, le bien est plus
que l’existence, il est la fin ou perfection ultime (ontologique
mais aussi éthique) atteinte par un être. Le bien, entendu ici
comme fin, est alors le « désirable », ce à quoi tendent tous
les êtres.

Le bien comme valeur

Pour Spinoza, les notions de bien et de mal n’indiquent abso-


lument rien de positif dans les choses : « modes d’imaginer » 3,
elles révèlent la manière dont les choses nous affectent, nous

sont utiles ou nuisibles. Nous ne désirons donc pas une chose

parce qu’elle est bonne (selon la définition scolastique), mais


downloadModeText.vue.download 115 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

113

la jugeons bonne parce que nous la désirons. Bien et mal


sont relatifs en un double sens : relatifs à l’état du corps de
chacun, donc différents d’un homme à l’autre, mais aussi rela-

tifs l’un à l’autre (un moindre mal sera dit bien par rapport à
un mal plus grand et un bien empêchant la jouissance d’un
bien supérieur sera dit mal). Ces notions doivent pourtant
être conservées, une fois définies, non plus du point de vue
de l’imagination mais selon la Raison : est nécessairement
bon « ce que nous savons avec certitude nous être utile » 4, ce
qui sert à la conservation de notre être, augmente ou seconde
notre puissance d’agir et nous conduit à la connaissance ;
est mauvais ce qui nous empêche d’acquérir un bien, nous
rend moins actifs. Bien et mal, quoique toujours relatifs l’un à
l’autre, ne le sont plus suivant les hommes : la Raison leur a
donné un contenu objectif valable pour tous.

La réflexion éthique qui croit, au-delà de la relativité des


valeurs, aboutir à la définition d’un bien « objectif », est selon
Nietzsche victime d’un préjugé fondamental : « la croyance
aux oppositions de valeurs » 5. Au-delà de tout dualisme, la
question n’est plus « qu’est-ce que le bien et le mal ? » (ques-
tion qui n’est pas une remise en cause de ces valeurs), mais
devient : « dans quelles conditions l’homme a-t-il inventé les
jugements de valeur bon et méchant ? Et quelle valeur ont-
ils eux-mêmes ? » 6. Dans le cas de la morale des « puissants »
– qui identifie bon à « noble », mauvais à « méprisable » –
comme dans celui de la morale des « esclaves » – où bon est
synonyme de « faible », méchant de « puissant » – c’est une
certaine volonté de puissance qui est à l’oeuvre et constitue
telle ou telle hiérarchie de valeurs, selon que telle ou telle
qualité (puissance ou faiblesse) est déclarée valeur suprême
(« bien »).

La critique nietzschéenne ne vise pas à ruiner les valeurs,


mais bien et mal doivent être interprétés dans le cadre du
système axiologique qui leur donne sens. Celui qui pense la
morale et interroge les valeurs est néanmoins celui qui doit,
pour éviter les préjugés de son époque, se placer « à l’exté-
rieur de la morale, [en] quelque par-delà bien et mal ». Alors
bien et mal n’apparaîtront plus comme des antithèses figées.

Si la réflexion sur les valeurs est toujours d’actualité, la


philosophie contemporaine ne semble aborder la question
du bien que secondairement ou indirectement, notamment à
travers le problème du mal.

Paul Rateau

✐ 1 Saint Augustin, Des moeurs des Manichéens, IV, 6, p. 263,


t. 1, Desclée de Brouwer, Paris, 1949.

2 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, q. 18 a. 1,


conclusion.

3 Spinoza, B., Éthique, 1ère partie, appendice, t. 1, Garnier, Paris,


1953, pp. 109 à 113.

4 Ibid., IVe partie, définition 1, t. 2, p. 11.

5 Nietzsche, F., Par delà le bien et le mal, I, § 2, Garnier-Flamma-

rion, Paris, 2000, p. 48.

6 Nietzsche, F., la Généalogie de la morale, Gallimard, Paris,

1971, p. 10.

∼ BIEN SUPRÊME

En latin : summum bonum, « bien suprême », « souverain bien ».

MORALE

Idée d’un maximum (en intensité ou quantité) et d’un


optimum (le meilleur, l’excellence). C’est en même temps
le bien le plus grand absolument (parfait) et relativement
aux autres biens qui ne sont par rapport à lui que des

moyens. Au sommet de la hiérarchie des biens, il ne peut


être recherché que pour lui-même (c’est une fin en soi).

Le bien suprême n’est pas un bien, mais le Bien par excel-


lence, vers lequel tendent toutes les activités humaines : pour

Aristote, il n’est autre que le bonheur 1, fin parfaite se suffisant


à elle-même. Le bonheur, que le Stagirite définit non comme
une disposition ou un état, mais comme un acte, est une acti-
vité de l’âme en accord avec la vertu et, parmi les vertus, avec
celle qui est la plus haute : l’activité théorétique ou contem-
plation. Alors que la vie conforme aux vertus morales ne pro-
cure qu’un bonheur de second rang (un bonheur humain),
l’activité contemplative, qui est celle de ce qu’il y a de divin
en l’homme (l’« intellect », noûs), produit une félicité parfaite,
souverain bien dont nous ne pouvons jouir qu’à de brefs
moments 2, mais dont Dieu jouit éternellement. Épicuriens et
stoïciens assimilent également le souverain bien au bonheur,
entendu (pour les premiers) comme l’« état d’une âme sans
trouble » (ataraxie) et d’un « corps sans douleur » (aponie),
et (pour les seconds) comme la félicité d’une âme vertueuse.

Le souverain bien désigne donc à la fois la fin dont on


désire jouir et la possession ou jouissance de cette même
fin. Ainsi, selon le premier sens, saint Thomas peut identifier
le bien suprême à Dieu comme « fin dernière de l’homme »
et selon le second, faire du bien suprême la béatitude elle-
même, comme union de la créature à Dieu 3.

Pour Kant, l’erreur des « Anciens » a été de faire du sou-


verain bien le principe suprême de la morale déterminant
absolument la volonté, au lieu de la loi morale. Or le souve-

rain bien ne consiste ni dans le bonheur, ni dans la vertu, pris


séparément, mais dans leur accord, de telle sorte que celui
qui s’est rendu digne du bonheur par sa conduite (en obser-
vant la loi morale) y participe dans la même mesure. Mais
la raison ne peut se représenter le souverain bien comme
possible qu’à condition de poser un monde moral et de pos-
tuler l’existence d’une cause suprême de la nature (Dieu),
y assurant l’exacte proportion entre moralité et bonheur. Le
souverain bien est ainsi « l’objet tout entier de la raison pure
pratique »4 et notre devoir est de travailler à sa réalisation
dans le monde.

Paul Rateau

✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 2, 1095a, Vrin, Paris, 1990.

2 Aristote, Métaphysique, A, 7, 1072b, Vrin, Paris, 1992.

3 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, Q. 3 ar-


ticle 1, Cerf, Paris, 1997.

4 Kant, E., Critique de la raison pratique, PUF, Paris, 1943,

pp. 120 et 128.

BIOÉTHIQUE

Du grec bios, « vie », et êthos, « moeurs ». Le terme anglais bioethics


appa-
raît dans Bioethics : Bridge to the Future (Englewoods Cliff,
Prentice-Hall,
1971), l’ouvrage de Rensselaer van Potter.

MORALE

Ensemble de recherches et de pratiques visant à com-


prendre les implications morales des avancées des sciences
biologiques et des techniques médicales, et à normer ces
dernières.

La bioéthique naît de la condamnation des expériences me-


nées par les médecins nazis pendant la Seconde Guerre mon-
diale et de la rédaction du code de Nuremberg sur l’expéri-
mentation humaine (1947). Elle se développe dans les années
1960-1970, aux États-Unis d’abord, dans l’opinion publique
downloadModeText.vue.download 116 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

114

et les institutions, liée à l’efficacité de techniques médicales


nouvelles et à leur utilisation à des fins qui ne sont ni immé-
diatement ni strictement thérapeutiques (recherche, contra-
ception, traitement de la stérilité, avortement, prévention des
maladies, prélèvements d’organes, soins palliatifs, traitements
de confort). Elle se focalise actuellement sur les applications
de la génétique.

La bioéthique recouvre des recherches théoriques, les pra-


tiques quotidiennes de professionnels de santé, des avis et
déclarations d’institutions spécialisées et des lois. Elle tente
d’articuler ce qui est techniquement possible et ce qui est
éthiquement acceptable. Elle s’attache aux problèmes croi-
sés relatifs à la recherche et à l’expérimentation humaine
(principe du consentement éclairé, statut de l’embryon), à
la procréation (procréation médicalement assistée, diagnos-
tic prénatal, avortement thérapeutique, eugénisme), à la
connaissance et à la modification génétique du vivant et de
l’homme (clonage, implications en matière de parenté et de
filiation, de médecine prédictive et de thérapie génique, de
discrimination sociale), aux interventions sur le corps humain
(statut et non-commercialisation du corps humain, prélève-
ment et utilisation des produits qui en sont issus), aux inter-
ventions pharmacochimiques sur le cerveau et l’esprit, à la fin
de la vie et à la mort (acharnement thérapeutique, soins pal-
liatifs, euthanasie). La bioéthique englobe aussi les questions
de la justice sociale et de l’accès aux soins, les questions du
partage mondial de la recherche scientifique et de ses appli-
cations thérapeutiques (brevetabilité des organismes vivants)
et les questions de l’éthique environnementale.

Traditionnellement, la relation médecin-malade est enca-


drée par la déontologie médicale, fondée, d’une part, sur le
serment d’Hippocrate, qui prescrit le respect du bien-être et
de la volonté du malade, du secret médical et de la vie, et,
d’autre part, sur les droits de l’homme, qui promeuvent la

dignité de la personne humaine. Ces principes, déontolo-

giques et juridiques, ont inspiré les déclarations internatio-


nales de bioéthique depuis 1945 et, plus particulièrement,
les lois françaises de bioéthique (1994). Cependant, loin de
se réduire à une question juridique, la bioéthique, en amont,
met en question les principes du droit (définition et primat de
la personne humaine), et, en aval, elle n’édicte pas le droit,
même si elle peut le modifier. En outre, la bioéthique excède
l’éthique médicale : d’une part, elle s’intéresse au vivant dans
son ensemble et non pas seulement à l’homme ; et, d’autre
part, elle interroge la nature et les fonctions de la médecine.
La réduction de la norme individuelle de la santé à un fait
biologique objectif, la conception de la souffrance comme
maladie et l’extension des notions de pathologie et de thé-
rapeutique, la confusion de l’art médical et de la science,
l’idéal de maîtrise du corps et de l’existence qui traverse nos
sociétés, tous ces éléments impliquent une réflexion qui dé-
passe la compétence strictement scientifique ou médicale, sur
les normes sociales qui déterminent la pratique médicale et
qu’elle détermine à son tour. Ainsi la bioéthique, reflet du
besoin d’une régulation démocratique des pratiques portant
sur le corps humain, est précédée et englobée par l’éthique,
réflexion sur les règles de conduite sociales. Elle ne relève
donc pas d’une discipline particulière, mais consiste en un
champ de recherches impliquant la coopération de la méde-
cine et de la biologie, des sciences humaines, du droit, de
la philosophie et de l’histoire des sciences. Néanmoins, sa
méthode pluridisciplinaire ne saurait réduire la bioéthique à
la recherche d’un consensus minimal relatif à ses fondements,

ni à l’examen casuistique de cas particuliers. Elle devrait plu-

tôt inciter à une réflexion sur le sens des fins que l’homme
se donne.

Aux États-Unis, la bioéthique est présentée comme disci-


pline et travaillée, sous l’influence de la philosophie morale,
par l’opposition entre déontologie et téléologie utilitariste,
autonomie individuelle et justice, et, plus fondamentalement,

par la tension entre la recherche de normes universelles qui

fonderaient une éthique appliquée (« principisme » de Beau-

champ et Childress, recherche d’un fondement consensuel

de l’éthique chez Engelhardt) et l’élaboration de procédures

de décision s’appuyant sur l’analyse et la comparaison de

cas particuliers et dont dériveraient les principes éthiques

(« contextualisme » et casuistique de Jonsen et Toulmin).

Céline Lefève

✐ Beauchamp, T., et Childress, J., Principles of Biomedical

Ethics, Oxford Univ. Press, New York, 1989.

Canto-Sperber, M., Dictionnaire d’éthique et de philosophie mo-

rale, PUF, Paris, 1997.

Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966.


Engelhardt, H. T., The Foundations of Bioethics, Oxford Univ.

Press, New York, 1986.

Hottois, G., et Parizeau, M.-H., les Mots de la bioéthique, De


Boeck, Bruxelles, 1995.

Lecourt, D., À quoi sert donc la philosophie ? Des sciences de la

nature aux sciences politiques, PUF, Paris, 1993.

Jonsen, A., et Toulmin, S., The Abuse of Casuistry : a History of

Moral Reasoning, Univ. of California Press, Berkeley, 1988.

Parizeau, M.-H., les Fondements de la bioéthique, De Boeck-


Erpi, Bruxelles-Montréal, 1992.

Reich, W. T., Encyclopedia of Bioethics (1989), Macmillan, New


York, 1995.

Voir-aussi : Lagrée, J., Le Médecin, le malade et le philosophe,


Paris, Bayard, 2002.

BIOLOGIE

Terme d’apparition récente qui succède, au début du XIXe s., à la notion


d’histoire naturelle. Du grec bios, « vie », et logos, « science ». La
biologie
est la science qui a pour objet d’étude la vie.

BIOLOGIE

Ensemble des sciences de la vie.

Le terme de « biologie » est utilisé pour la première fois par


Lamarck et par le médecin X. Bichat. Dans un texte manuscrit
datant de 1801, Lamarck caractérise la zoologie comme une

« biologie » dont l’objet est l’étude du développement des


corps vivants 1. La même année, Bichat refuse de considérer
la « biologie » selon le modèle des sciences physiques 2. Les
corps vivants ne peuvent relever des mêmes protocoles que

les corps inertes. L’Allemand Trevinarus généralise la signi-

fication de la biologie. Pour lui, la biologie doit s’appliquer

aux « différents phénomènes et formes de la vie », en recher-

chant les conditions de son existence et les causes de son


activité 3. Là où l’histoire naturelle consistait essentiellement

en une classification des êtres vivants 4, la biologie veut res-

saisir la vie dans son activité de résistance à la mort 5. Une

biologie de la vie devient, de ce fait, une biologie de la mort 6.

Elle s’attache à décrire les phénomènes intrinsèques à la vie


comme l’activité organique de la régulation 7 et de maintien
de certaines normes dans un milieu de vie extérieur 8. Comme
de telles activités sont des activités strictement individuelles

qui ne peuvent être résumées sous un genre commun à la


downloadModeText.vue.download 117 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

115

manière des phénomènes physiques ou chimiques, la biolo-


gie devient donc une science des singularités 9.

Guillaume Le Blanc

✐ 1 Lamarck, J.-B. (de), Discours d’ouverture, Bulletin scien-

tifique de la France et de la Belgique, t. XL, 1907, p. 101. Cité


par Gusdorf, G., les Sciences humaines et la Pensée occidentale,
t. VIII, Payot, Paris, 1978, p. 432.

2 Bichat, X., Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la


médecine (1801), Paris, « Préambule », art. 2.

Trevinarus, Biologie ou philosophie de la nature vivante.

4 Foucault, M., les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966,


pp. 140-144 et 275-292.

5 Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort,


Flammarion, Paris, 1994.

6 Klarsfeld, A. et Revah, Fr., Biologie de la mort, Odile Jacob,


Paris, 2000.

7 Canguilhem, G., « La formation du concept de régulation bio-


logique aux XVIIIe et XIXe siècles », in Idéologie et Rationalité dans
l’histoire des sciences de la vie, Vrin, Paris, 1977.

8 Comte, A., « Quarante-troisième leçon », in Cours de philoso-

phie positive, Hermann, Paris, 1998, pp. 795-820.

9 Canguilhem, G., « Du singulier et de la singularité en épisté-


mologie biologique », in Études d’histoire et de philosophie des
sciences, Vrin, Paris, 1968.

∼ PHILOSOPHIE DE LA BIOLOGIE
Calque de l’anglais philosophy of biology.

Expression introduite en anglais par W. Whewell en 1840. Utilisée spo-


radiquement, elle devient dans les années 1970 le nom conventionnel
d’une sous-discipline au sein de la philosophie des sciences. À partir de
la fin des années 1920 jusque dans les années 1990, le terme se diffuse
dans d’autres contextes linguistiques.
BIOLOGIE, PHILOS. SCIENCES

Au sens strict, et à l’époque contemporaine, secteur


particulier de la philosophie des sciences. En un sens plus

large, synonyme tantôt de ce que l’on appelait autrefois


« philosophie biologique », tantôt de ce que l’on préfère
nommer, dans l’aire culturelle de la philosophie continen-

tale, « épistémologie des sciences de la vie ». Bien qu’en


pratique ces expressions soient souvent confondues, elles
renvoient à des conceptions historiquement différentes du
rapport de la philosophie aux sciences de la vie.

Le premier usage connu du mot « biologie » au sens de


« science de la vie » date de 1766. Si quelques auteurs comme
Bichat, Lamarck, Treviranus l’utilisent dans les années 1800,

il n’est véritablement adopté par la communauté scientifique


qu’à la suite de son utilisation solennelle et systématique
par Comte, dans les leçons du Cours de philosophie positive
consacrées aux phénomènes de la vie (leçons 40-45, 1837).
Dans ces leçons, Comte utilise souvent l’expression de « phi-
losophie biologique ». Composée sur le modèle d’expressions
comme « philosophie naturelle » ou « philosophie chimique »,
la « philosophie biologique » consiste dans les conceptions
fondamentales de la « biologie » ; elle constitue donc la par-
tie théorique de celle-ci. Cet usage a vieilli. On le trouve
cependant encore chez certains auteurs qui entendent par là
une certaine conception théorique très générale des phéno-
mènes de la vie (par exemple : les travaux de X « témoignent
d’une philosophie biologique qui... »). Dans le courant des
XIXe et XXe s., cependant, l’expression « philosophie biolo-
gique » a pris un sens plus vague. Elle a été appliquée à
toute réflexion philosophique sur les phénomènes de la vie
et sur les sciences de la vie en général – dans leurs aspects
pratiques aussi bien que théoriques. Cet usage du terme est

très libéral : il embrasse des questions épistémologiques et

éthiques, et des méthodes philosophiques aussi différentes


que l’on voudra (méthode historico-critique, analyse, phéno-

ménologie, etc.).

La formule « philosophie de la biologie » a été, quant à


elle, introduite en langue anglaise par W. Whewell, dans sa
Philosophie des sciences inductives (1840). Dans ce livre, qui
a établi l’usage en langue anglaise de l’expression « philo-
sophie de la science », Whewell plaide aussi en faveur de

l’usage du nouveau terme de biology par les Anglais. La « phi-


losophie de la biologie » est comme un chapitre spécial de la
philosophie de la science. Elle est constituée par la discus-
sion critique de concepts, théories et méthodes spécifiques
des sciences des phénomènes vitaux. Quoique éclairée par
l’histoire des sciences, elle s’en distingue, car son but est de
clarifier et critiquer.

Après Whewell, l’expression « philosophie de la biologie »


a été utilisée sporadiquement, en Angleterre d’abord, puis en
Amérique du Nord, mais on ne la trouve pas dans d’autres
langues. Cependant, jusque dans les années 1960, il faut bien
reconnaître qu’elle est dans la plupart des cas synonyme de
« philosophie biologique », dont elle partage les ambiguïtés.
Les choses ont changé après la publication par D. Hull, en
1969, d’un article intitulé « What Philosophy of Biology Is

Not » [« Ce que la philosophie de la biologie n’est pas »]. Ce


texte, écrit par un jeune philosophe, critiquait les tentatives
pour faire entrer de force l’analyse philosophique des théo-

ries biologiques dans les catégories de la philosophie des


sciences néopositiviste (par exemple, en tentant d’axioma-
tiser les théories biologiques, ou en appliquant un modèle
unique de l’explication scientifique à l’ensemble des sciences
empiriques). À la suite de cet article, l’expression « philoso-
phie de la biologie » s’est répandue chez un certain nombre
de philosophes et biologistes qui partageaient ce point de
vue, ou qui s’accordaient au moins à voir là un objet de
discussion légitime. Une communauté particulière s’est ainsi
constituée, qui se distinguait à la fois d’une conception de la
philosophie des sciences jugée trop unitaire, et des réflexions
philosophiques variées sur les phénomènes de la vie. C’est
ainsi que l’expression philosophy of biology a supplanté celle
de biological philosophy, dont elle ne se distinguait guère

auparavant. Les philosophes de la biologie, presque tous


américains ou canadiens au départ, se sont reconnus dans
une forme particulière de réflexion sur les sciences de la vie,
que l’on peut en gros définir de la manière suivante : dis-
tinction de principe entre problèmes philosophiques et pro-
blèmes historiques, évitement des problèmes d’éthique (en
tant qu’ils ne relèvent pas de la philosophie des sciences),
méfiance à l’égard d’une « philosophie biologique » tradition-
nelle trop encline à parler de la vie et de l’organisme en géné-
ral, refus d’une distinction en nature entre activité scientifique
et activité philosophique, et (positivement) concentration de
la discipline sur les problèmes conceptuels soulevés par les
théories biologiques contemporaines (par exemple, défini-
tion des unités de sélection, statut ontologique de la catégorie
d’espèce biologique, etc.).

▶ La philosophie des sciences de la fin du XXe s. a été carac-


térisée par un « tournant régionaliste » (scepticisme à l’égard
des conceptions générales de la science, concentration des
recherches sur des secteurs particuliers de science) et par un
« tournant historique » (scepticisme à l’égard des conceptions

atemporelles de la science). L’émergence de la philosophie

de la biologie est un excellent exemple du tournant régiona-


downloadModeText.vue.download 118 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

116

liste. Elle va, en revanche, à rebours du tournant historique.


Pour cette raison, elle est en conflit avec ce que les philo-
sophes continentaux appellent de préférence « épistémologie
des sciences de la vie », « épistémologie » étant alors pris, le
plus souvent, au sens d’une réflexion historico-critique sur les
théories et pratiques scientifiques. Il y a là matière à un débat
méthodologique fondamental. Cependant, il est clair que l’in-
ternationalisation du terme « philosophie de la biologie » tend

aujourd’hui à en élargir le sens et à gommer cette distinction.

Jean Gayon

✐ Duchesneau, F., Philosophie de la biologie, PUF, Paris, 1997.

Gayon, J., « La philosophie et la biologie », in Encyclopédie phi-

losophique universelle, vol. IV, « Le discours philosophique »,

J. Fr. Mattéi (dir.), PUF, Paris, 1998, pp. 2152-2171.

Hull, D., « What Philosophy of Biology Is Not », in Journal of the


History of Biology, 2, 1969, pp. 241-268.

Hull, D., Philosophy of Biological Science, Englewood Cliffs (NJ),

Prentice-Hall, 1974.

MacLaughlin, P., « Naming Biology », in Journal of the History of


Biology, 35, 2002, pp. 1-4.

Ruse, M., Philosophy of Biology Today, State University of New


York Press, Albany (NY), 1988.

∼ BIOLOGIE DES CAUSES PROCHAINES, BIOLOGIE


DES CAUSES ULTIMES
Distinction due au biologiste germano-américain E. Mayr (Kempten,
1904).

BIOLOGIE

Distinction de deux types de sciences et d’explications

biologiques : fonctionnelle et évolutionniste.

Les travaux de Mayr, professeur émérite de zoologie à l’uni-


versité de Harvard, portent sur la taxinomie, sur la génétique
des populations et sur la biologie de l’évolution. Dans un
article de 1961, il distingue la question « comment ? », défi-
nissant la biologie fonctionnelle, de la question « pourquoi ? »
définissant la biologie évolutionniste. La biologie fonction-
nelle est celle des « causes prochaines » (proximate causes) ;
la biologie évolutionniste, celle des « causes ultimes » (ulti-
mate causes). Dans la première, le biologiste élimine, puis
contrôle tous les paramètres jusqu’à ce qu’il puisse expliquer
le rôle exact de l’élément qu’il considère. Établir ce fonction-
nement de proximité est la tâche propre de la physiologie,
de la biologie moléculaire ou de la biochimie. Dans la se-
conde, le biologiste cherche à comprendre l’existence d’une
structure, d’un organe ou de caractères à l’aide d’un point de
vue historique. Impressionné par la très grande diversité du
monde organique, il cherche à connaître les raisons de cette
diversité, à reconstituer les chemins suivis pour y parvenir. En
génétique moléculaire, par exemple, le biologiste fonctionnel
cherche à connaître la fonction du gène qu’il a identifié, ou le
déclenchement de la synthèse d’une protéine, tandis que le
biologiste évolutionniste s’intéresse aux lois qui contrôlent la
conservation de ces processus de régulation. La migration des
fauvettes, le 25 août, dans le New Hampshire, peut dépendre
de causes physiologiques prochaines : une baisse de la quan-
tité de lumière et de la température nécessaires à leur méta-
bolisme, et de causes ultimes, comme l’absence d’adaptation
de leur métabolisme aux conditions de l’hiver. L’addition de
ces deux types de causes est nécessaire à la compréhension
de tout phénomène biologique.

L’intérêt de cette distinction tient à la nature même de


tout processus vivant, résultat de déterminations strictes, mais

multiples, issues d’une histoire strictement déterminée, mais

imprévisible.

Nicolas Aumonier

✐ Mayr, E., « Cause and effect in Biology », in Science, 134,


3489, pp. 1501-1506, 1961 ; The Evolutionary Synthesis, 1980 ;
The Growth of Biological Thought, 1982 ; Towards a New Philo-
sophy of Biology, 1988 ; This is Biology, 1998.

BIOPOLITIQUE
Néologisme contemporain forgé à partir du grec bios, « vie ».

Concept inventé et thématisé par Michel Foucault. Le terme est repris


dans des perspectives différentes par des philosophes comme Giorgio
Agamben ou Antonio Négri.

MORALE, POLITIQUE

Processus par lequel les caractéristiques de la vie sont

investies par les dispositifs et les calculs du pouvoir poli-


tique 1. Elle se définit comme une forme de gouvernement
constitué autour de la délimitation et du contrôle de para-
mètres collectifs (hygiène, pathologies, natalité, longévité,
sexualité, typologies raciales). Portant sur des « popula-
tions », des « masses », plutôt que sur des individus, elle
désigne alors une forme de pouvoir (un « biopouvoir »)
que M. Foucault différencie des formes disciplinaires visant
à dresser ou à redresser des corps individualisés (ce qu’il
nomme « anatomo-politique ») 2.

L’approche foucaldienne

Le terme de « biopolitique » apparaît dans certains textes de


M. Foucault relatifs à l’histoire de la médecine moderne. Il

vise à renouveler la formulation de problèmes épistémolo-


giques et politiques, dès lors la médecine prend une place
de plus en plus importante dans la connaissance, la gestion
et le contrôle des populations et qu’elle doit être considérée
comme une composante essentielle des formes modernes de
pouvoir. Cet effort de « problématisation » est explicitement
situé dans la continuité des travaux de G. Canguilhem sur les
normes du vivant 3.

L’émergence de la biopolitique est exposée dans le der-


nier chapitre de La volonté de savoir : « Droit de mort et pou-
voir sur la vie », et développée dans certains cours donnés
par M. Foucault au Collège de France entre 1975 et 19804.
Ces développements s’inscrivent dans l’analyse de la « gou-
vernementalité », terme qui vise à se démarquer nettement
d’une approche trop exclusivement centrée sur l’État et sa
légitimation juridique comme pouvoir souverain. Dans cette
perspective, la notion de population, entendue comme réalité
statistique, permet d’identifier une nouvelle « économie du
pouvoir », une nouvelle forme de gouvernement des hommes
succédant à d’autres qui se sont dessinées depuis le XVIe s.
dans la tradition politique occidentale.

En forgeant le terme de « biopolitique », M. Foucault a


donc cherché à repérer la naissance d’un objet qui ne vient
pas s’ajouter purement et simplement aux préoccupations
ordinaires du pouvoir politique, mais qui le modifie dans sa
forme même. La biopolitique apparaît alors comme un nou-

veau régime de pouvoir où l’exercice de la loi souveraine (ce

que Foucault caractérise comme pouvoir de « faire mourir »)

tend à s’effacer devant celui de « normes régulatrices » dans

lesquelles les institutions médicales jouent un rôle détermi-


nant, articulé à d’autres normativités éthiques, juridiques, ad-
ministratives, religieuses (ce que Foucault caractérise comme

pouvoir de « faire vivre ») 5.


downloadModeText.vue.download 119 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

117

Usages dérivés

La définition de la biopolitique comme rationalité politique


nouvelle investissant la vie de part en part ne signifie pas
pour autant sa critique ou sa condamnation ; pour M. Fou-
cault, elle constitue le terrain sur lequel doit se situer la com-
préhension du pouvoir moderne. C’est pourtant cet aspect
dépréciatif qui semble avoir marqué l’usage ultérieur des
termes de « biopolitique » et de « biopouvoir », fréquemment
invoqués aujourd’hui comme une obsession de la vie exaltée
pour elle-même, comme le mot d’ordre ultime, la préoccu-
pation exclusive d’une toute-puissance économique et tech-

nologique indifférente à des valeurs considérées comme plus


fondamentales, telles la dignité de la personne ou l’intégrité
de l’espèce humaine.
Dans une perspective plus radicalement négative,
G. Agamben propose une compréhension de la biopoli-
tique qui englobe l’ensemble de la tradition métaphysique.
D’autres philosophes ou politologues restreignent à l’inverse
le sens du terme à une réaffirmation de la prééminence du
pouvoir politique face à l’inflation éthique induite par les
transformations technologiques du vivant 6. Plus attentif à la
dimension économique, Antonio Négri dissocie le biopou-
voir, défini dans la continuité des analyses de M. Foucault,
et la biopolitique qui serait plus spécifiquement la résistance
vitale interne à ce pouvoir qui a investi la vie de part en part 7.

François Roussel

✐ 1 Foucault, M., « Naissance de la biopolitique » in Dits et


écrits, vol. III, Gallimard, Paris, 1994.

2 Foucault, M., « Les mailles du pouvoir » in Dits et écrits, vol. IV,


Gallimard, Paris, 1994.

Canguilhem, G., Le normal et le pathologique, PUF, Quadrige,

Paris, 1998.

4 Foucault, M., « Crise de la médecine ou crise de l’anti-méde-

cine » et « La naissance de la médecine sociale », conférences

publiés dans Dits et écrits, vol. III, Gallimard, Paris, 1994.

5 Foucault, M., Il faut défendre la société, Gallimard, Paris, 1997.

6 Foucault, M., La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976,

chap. V.

7 Dagognet, F., La maîtrise du vivant, Paris, Bordas, 1989.

8 Négri, Antonio, Du retour. Abécédaire biopolitique, Calmann-

Lévy, Paris, 2002, p. 89.

BIVALENCE (PRINCIPE DE)

LINGUISTIQUE, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE

Principe selon lequel tout énoncé doué de sens est ou

bien vrai, ou bien faux.

Accepter un tel principe revient à donner son assentiment,


pour toute proposition P, à la disjonction « P est vraie ou
non P est vraie », c’est-à-dire à soutenir que toute assertion
est ou vraie, ou fausse, de façon déterminée, et donc qu’il
n’existe que deux valeurs de vérité qu’une proposition puisse
prendre. Il fut discuté très tôt dans l’histoire de la logique,
puisque Aristote s’interroge dans le traité De l’interprétation
sur son application aux énoncés portant sur le futur.
Le principe de bivalence est au centre de l’interprétation
du réalisme proposée par M. Dummett, qui le caractérise
comme « la croyance selon laquelle une certaine classe de
phrases problématiques possède une valeur de vérité objec-
tive, indépendamment de nos moyens de la connaître » 1.
Selon Dummett, le réaliste pousse jusqu’à ses conséquences

radicales le principe de bivalence : un énoncé doit posséder

une valeur de vérité même si nous ne possédons en principe

aucun moyen de la connaître.

Pascal Ludwig

✐ 1 Dummett, M., « Realism », 1963, repr. in Truth and Other


Enigmas, Duckworth, Londres, 1978.

Voir-aussi : Engel, P., Davidson et la philosophie du langage, PUF,


Paris, 1994.

! LOGIQUE, RÉALISME

BONHEUR

Composé de « bon » et de « heur » (du latin agurium, dérivé de augu-


rium, « augure, chance »).

GÉNÉR., MORALE, PSYCHOLOGIE

État psychologique de satisfaction de toutes nos incli-


nations, tant extensive, quant à leur variété, qu’intensive,
quant au degré, et protensive, quant à la durée. Il est à la

fois distinct du plaisir, de la joie et de la béatitude de l’âme.

Le bonheur est l’objet d’un désir universellement partagé par


les hommes. Il est cette fin dont « on peut supposer [qu’elle
est] effectivement poursuivie par tous les êtres raisonnables »
et que vise une action ayant une « nécessité naturelle » 1.

Bien que le bonheur puisse être formellement défini

comme la « conscience qu’a un être raisonnable de l’agré-

ment de la vie, accompagnant sans interruption toute son

existence » 2, la nature de cet agrément et les moyens d’y


parvenir (accumulation des plaisirs, vertu ou renoncement)
restent à préciser.

Le bonheur comme souverain bien ?

Tout être tend vers son bien, mais il est une fin que nous
souhaitons pour elle-même, et non en vue d’autres fins. Cette
fin en soi, ce souverain bien serait le bonheur, puisqu’il est
au nombre « des activités désirables en elles-mêmes, et non

de celles qui ne sont désirables qu’en vue d’autre chose » 3. En


effet, le bonheur n’a besoin de rien, car il se suffit pleinement
à lui-même. Comme tel, il est « en toute action, la fin que
nous visons et en vue de laquelle nous faisons tout le reste ».
Il est « la chose la plus désirable de toutes » 4.

Bonheur et plaisir

Pourtant, le bonheur est « un concept si indéterminé que,


malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, per-
sonne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents avec

lui-même ce que véritablement il désire et veut » 5. Les élé-

ments contenus dans ce concept sont empiriques et doivent

être empruntés à l’expérience ; or, l’idée du bonheur suppose


un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état pré-

sent et futur. Il est impossible qu’un être fini, si perspicace

et si puissant soit-il, mais non omniscient, fasse se faire un

concept déterminé de ce qu’il veut véritablement.

En effet, le sentiment de plaisir et de déplaisir ne peut


s’appliquer universellement aux mêmes objets, car ce en quoi
chacun place son bonheur dépend du sentiment particulier
de plaisir et de peine qu’il éprouve. Ainsi le bonheur est-il
un motif d’action tout à fait contingent et distinct d’un sujet
à un autre. Il ne peut donc jamais fournir de loi universelle à
l’agir. Il n’est connu qu’empiriquement. Dès lors, il convient

de distinguer deux types d’impératifs : d’une part, la loi pra-


downloadModeText.vue.download 120 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

118

tique qui a pour mobile le bonheur. Cette règle pragmatique


de prudence se distingue de la loi morale qui « n’a pas d’autre
mobile que celui-ci de mériter le bonheur » 6. La quête du
bonheur se trouve alors médiatisée par l’interrogation : « Que
dois-je faire ? », à laquelle Kant répond : « Fais ce qui te rend
digne d’être heureux. » Ainsi, il est nécessaire de supposer
que « chacun a sujet d’espérer le bonheur dans la mesure
précise où il s’en est rendu digne dans sa conduite » 7.

La conversion de la recherche du bonheur dans l’effort


pour s’en rendre digne induit une liaison nécessaire du sys-
tème du bonheur et de celui de la moralité, qui se réalise
toutefois « uniquement dans l’idée de la raison pure » 8. Cette
liaison ne peut être espérée dans l’effectivité que « si une
raison suprême commandant suivant des lois morales est
en même temps posée au fondement comme cause de la
nature », l’idée d’une telle cause étant alors l’idéal du sou-
verain bien. Ainsi, pour notre raison, le bonheur n’est pas
le bien complet. Seul « le bonheur exactement proportionné
à la moralité des êtres raisonnables qui les en rend dignes »
constitue le souverain bien.

L’expérience nous permet seulement de sentir que le


bonheur a pour condition la cessation de la souffrance et
du besoin. « Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne
nous satisfait pas ; donc il est souffrance, tant qu’il n’est pas

satisfait. » 9. La volonté est cet effort, selon Schopenhauer,


cette tendance, indéfinie et incessante, telle que, lorsqu’un
obstacle est dressé entre elle et son but, elle souffre. En re-

vanche, « si elle atteint ce but, c’est la satisfaction, le bien-être,

le bonheur » 10. Pourtant, la volonté manque totalement d’une


fin dernière. Elle est un désir que ne remplit aucun objet. Seul
un obstacle peut l’arrêter. Parce que « la souffrance est le fond
de toute vie » 11, nulle satisfaction ne dure ; elle n’est que le
point de départ d’un désir nouveau.

Dès lors, « la satisfaction, le bonheur, comme l’appellent


les hommes, n’est au propre et dans son essence rien que de
négatif ; en elle, rien de positif » 12, faute de se perpétuer. Ne
pouvant jouir d’un bonheur durable, cette aspiration commu-
nément partagée par les hommes se dédouble en « un but
négatif et un but positif : d’un côté éviter douleur et privation
de joie, de l’autre rechercher de fortes jouissances » 13, but
auquel finit par se réduire la notion de bonheur. Le principe
de plaisir détermine alors le but de la vie et gouverne les
opérations de l’appareil psychique. L’interprétation psychana-
lytique vérifie celle que propose Schopenhauer : « Ce qu’on
nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satis-
faction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute
tension, et n’est possible de par sa nature que sous forme
de phénomène épisodique. » 14. Le bonheur se conçoit alors
comme « un problème d’économie libidinale individuelle »,
dont la résolution est propre à chacun.

Bonheur individuel et bonheur collectif

Le bonheur, ainsi entendu comme satisfaction d’un désir,


comme bien-être, peut entrer dans un calcul des plaisirs et
des peines, visant à atteindre le plus grand bonheur possible.
Il ne s’agit alors pas seulement, dans la perspective utilitariste
benthamienne, de penser le bonheur individuel, mais égale-
ment le bonheur collectif, c’est-à-dire « le plus grand bonheur
du plus grand nombre ». La qualité de l’action est évaluée,
en termes de plaisir et de douleur, au regard de ses consé-
quences sur la vie de l’individu et la vie publique. De même
que le bien-être d’une personne est constitué par les séries

de satisfactions expérimentées à différents moments et qui

constituent l’existence individuelle, de même le bien-être de


la société consiste dans la satisfaction des systèmes de désirs
des nombreux individus dont elle est constituée.

Or, puisque chaque homme, lorsqu’il satisfait ses propres


intérêts, est libre de comptabiliser ses propres pertes face
à ses propres gains, nous pouvons nous imposer à nous-
mêmes un sacrifice en escomptant un avantage plus grand
par la suite. Dès lors, pourquoi une société n’agirait-elle pas

selon le même principe, appliqué au groupe ? Une société


d’inspiration utilitariste est alors justifiée à mettre en balance
les satisfactions et les insatisfactions des différents individus
la composant. Pourtant, l’idée que les gains de certains com-
pensent les pertes des autres, et pour lequel la violation de
la liberté d’un petit nombre serait acceptable dès lors qu’elle
permet de réaliser, conformément à la formule de Hutchen-
son, « le plus grand bonheur du plus grand nombre », ne se
justifie par aucune raison de principe.

La résolution du bonheur individuel dans le bonheur

collectif tend à nier la valeur de l’homme et à lui dénier le


statut de fin en soi, au même titre que les tentatives d’un
législateur bienveillant pour imposer aux individus des fins
qu’ils croient être meilleures pour eux, mais qu’eux-mêmes
ne percevraient pas. Loin de pouvoir être imposé aux indivi-
dus, au nom d’une fin plus noble que celle qu’ils poursuivent
individuellement, le bonheur est relatif à chacun. Nous ne

pouvons y être contraints, car « ce en quoi chacun doit placer


son bonheur dépend du sentiment particulier de plaisir et de

peine qu’il éprouve » 15. Le principe du bonheur varie d’un


sujet à un autre et ne peut donc fournir de loi universelle.

▶ Faut-il en conclure que le bonheur est seulement et finale-


ment un « idéal, non de la raison, mais de l’imagination » 16, un
état « reposant sur la pure et simple réflexion » 17 plutôt qu’un
état ressenti ? Il n’y a de bonheur possible pour nous que
relatif, c’est-à-dire distinct de la félicité ou de la béatitude. À
la différence du bonheur et de la satisfaction s’offrant à nous,
celles-ci ne peuvent être augmentées. Elles ne subissent pas
l’épreuve du devenir et se trouvent être, par conséquent,
soustraites au changement. Toutes choses étant susceptibles
d’être connues par nous comme actuelles, soit en relation
à un temps et à un lieu déterminés, soit suivant leur néces-

sité, c’est-à-dire avec une sorte d’éternité 18, le bonheur est


cet état que nous connaissons, dans notre vie soumise au
changement, lorsque nous éprouvons un mieux, alors que la
béatitude est un contentement vrai et éternel, éprouvé dans
la conscience éternelle de soi et des choses, et appréhendé
dans la connaissance vraie de la joie réelle.

Caroline Guibet Lafaye

✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, éd. de


l’Académie, t. IV, p. 415.

Kant, E., Critique de la raison pratique, éd. de l’Académie,

t. V, p. 22.

3 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 6, 1176 b 3-4.


4 Ibid., I, 6, 1097 b 17.

5 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit.,


t. IV, p. 418.

6 Kant, E., Critique de la raison pure, op. cit., t. III, p. 523.

7 Ibid., p. 525.

8 Ibid., p. 525.

9 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représen-


tation, livre IV, 56, PUF, Paris, 1966, p. 392.

10 Ibid., pp. 391-392.


downloadModeText.vue.download 121 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

119

11 Ibid., p. 393.

12 Ibid., livre IV, 58, p. 403.

13 Freud, S., Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1971, p. 20.

14 Ibid., p. 20.

15 Kant, E., Critique de la raison pratique, éd. de l’Académie,


t. V, pp. 25-26.

16 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit.,


t. IV, p. 418.

17 Kant, E., Leçons sur la doctrine philosophique de la religion,


éd. de l’Académie, t. XXVIII, p. 1089.

18 Voir Spinoza, B., Éthique, V, 39, Démonstration.

Voir-aussi : Alain, Propos sur le bonheur (1928), Gallimard,


« Idées », Paris, 1966.

Mauzi, R., l’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée


françaises au XVIIIe siècle, Albin Michel, Paris, 1994.

! BIEN (SOUVERAIN), EUDÉMONISME, PLAISIR, SAGESSE,


UTILITARISME, VERTU

PHILOS. ANTIQUE

Ferment de la volonté qui incline, par-delà la conserva-


tion de soi, à viser le souverain bien.

Les systèmes antiques ont très largement identifié le bonheur


à une vertu : celle qui est propre à l’acte réussi. On ne saurait
trouver, chez Platon, d’autre définition du bonheur que celle
qui le relie aux dispositions vertueuses de l’âme et l’incline à
commettre l’action juste 1.

De ce point de vue, le bonheur est la fin la plus haute qui


soit assignée à l’âme et il ne saurait donc être rapporté à la
simple possession d’une chose. Il relève de la satisfaction de
l’âme : « S’il est vrai que le bonheur est l’activité conforme à la
vertu, il est de toute évidence que c’est celle qui est conforme
à la vertu la plus parfaite, c’est-à-dire celle de la partie de
l’homme la plus haute. » 2. Aristote introduit le bonheur dans
sa dimension éthique et politique : là s’exprime toute la va-
leur d’un bien qui n’est désirable que pour lui-même, autoté-
lique et distingué des biens qui ne sont pour l’action que de
simples moyens.

Identifié à la recherche du souverain bien, le bonheur

subsiste au coeur de la pensée chrétienne comme affirma-


tion, en contrepoint de toute mystique de la chute et de la
déréliction, comme ce vers quoi universellement le désir
tend : « tous les hommes, affirme Pascal, désirent d’être heu-

reux ». En tant qu’articulation du désir et de la volonté, le


bonheur est toujours susceptible de verser d’un côté ou de
l’autre de l’action vertueuse à laquelle une tradition tenace
l’enracine. L’individualisme foncier du bonheur ne le destine-
t-il pourtant pas à une recherche sans fin de la jouissance ?
Ni l’épicurisme, qui identifie le bonheur à la suspension de
l’action (ataraxie) 3 plutôt qu’à sa poursuite dans l’ubris, ni
l’ensemble des doctrines issues de la tradition platonicienne
(au nombre desquelles l’affirmation plotinienne d’une locali-
sation du bonheur dans les régions les plus élevées de l’âme,
à l’écart des revers de la simple fortune4), on ne peut conce-
voir de parade efficace au renversement du bonheur dans
son autre : la recherche d’une satisfaction simple du désir ou
des tendances.

▶ C’est sans doute pour échapper à cette difficulté ou à cette


indétermination du bonheur qui ne le rend vivable que par
le sage, que Kant 5 substitue à une morale du bonheur une
morale du devoir. L’action par devoir, en tant qu’elle se fait
sous la conduite d’une règle d’airain, ne laisse aucune place à
l’appréciation personnelle et au calcul du rapport de moyen

à fin qui est toujours susceptible de travestir le bonheur en

une jouissance de soi.

Fabien Chareix

✐ 1 Platon, République, I, 350a et suiv., trad. L. Robin, Galli-

mard, Paris, 1950.

2 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, VII, trad. J. Tricot, Vrin,

Paris, 1987.

3 Épicure, Maximes principales, trad. R. Genaille, Garnier, Paris,

1965.
4

Plotin, Ennéade, I, IV, trad. E. Bréhier, Les Belles Lettres, Paris,


1997.

5 Kant, E., Critique de la raison pratique, « Analytique de la

raison pure pratique », Livre I, Ch. I, théorème 3, trad. L. Ferry


et H. Wizmann, Gallimard, Paris, 1985.

! ATARAXIE, DEVOIR, RAISON PRATIQUE

PHILOS. MÉDIÉVALE

Saint Augustin, en résorbant dans l’idéal de « sagesse

chrétienne » la recherche philosophique d’une « vie bonne


et heureuse », avait transposé le concept antique de « bon-

heur » (beatitudo), en y incluant la connotation religieuse

que pouvaient avoir en grec les termes d’eudaimonia et de

makariotès : est « heureux » ou « bienheureux » (beatus) celui

qui participe à la vie divine. Mais les débats de la fin du

XIIIe s. sur la légitimité d’une contemplation et d’un bonheur

proprement philosophiques en cette existence-ci, tels que le


péripatétisme gréco-arabe en véhiculait l’idéal, ont instauré
une distinction lexicale entre felicitas et beatitudo. Les aris-

totéliciens stricts, maîtres de la faculté des arts, reprenant les


thèses du livre X de l’Éthique à Nicomaque, ont réactivé le
projet d’un genre de vie théorétique, vouée à la connaissance
intellectuelle, ultimement de Dieu et des substances sépa-
rées, en lequel l’homme accomplit totalement sa nature et
trouve son souverain bien, c’est-à-dire acquiert un bonheur

stable et parfait. Alertés par l’autosuffisance revendiquée de

ce programme philosophique (dont on trouve l’expression

dans le De summo bono de Boèce de Dacie1), les théologiens


ont rappelé que pour l’Évangile la fin dernière de l’homme

réside dans la perfection d’une union à Dieu qui ne peut être

donnée qu’en une autre vie. Concédant éventuellement aux

philosophes la possibilité d’une félicité intellectuelle, ils ont

réservé le terme de beatitudo à l’état post-mortem de vision

béatifique, où les ressuscites jouissent de la plénitude du


bonheur. Il faut rappeler qu’au demeurant, les théologiens,

notamment dominicains et franciscains, divergeaient sur les


conditions de cette béatitude, les uns donnant dans l’union à

Dieu le primat à l’intellect les autres à la volonté.

Jean-Luc Solère

✐ 1 Du souverain bien, trad. fr. dans Philosophes médiévaux des

XIIIe et XIVe siècles, ss. la dir. de R. Imbach et M.-H. Méléard, UGE,

coll. « 10 / 18 », Paris, 1986.

Voir-aussi : de Libera, A., Albert le Grand et la Philosophie, Vrin,

Paris, 1990, p. 268 sq.

de Libéra, A., Penser au Moyen-Âge, Seuil, Paris, 1991.

Piché, D., La Condamnation parisienne de 1277, Vrin, Paris,


1999.

Trottmann, C., La vision béatifique, des disputes scolastiques à


sa définition par Benoît XII, Bibliothèque des Écoles Françaises

d’Athènes et de Rome (no 289), Rome, 1995.

! BIEN, EUDÉMONISME, FRUITION


downloadModeText.vue.download 122 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

120

PHILOS. RENAISSANCE

Les humanistes refusent de réduire le bonheur à la béati-


tude dans l’Au-delà. Même les platoniciens, comme M. Ficin 1
ou F. Patrizzi, tout en considérant que le véritable bonheur
consiste dans les retrouvailles de l’âme avec sa patrie spi-
rituelle, reconnaissent la nature intermédiaire, voire propé-
deutique de la félicité terrestre. Des traces de bonheur sont
disséminées dans le monde, et l’amour, d’origine divine, peut
et doit les reconnaître et remonter par là au bien suprême.
L’idéal ascétique et contemplatif est également un objet de
réticences, identifié souvent avec l’idéal de la tradition mo-
nastique médiévale. C. Salutati 2 soutient, au contraire, que
l’homme se définit par son activité politique et son apparte-
nance à une communauté, c’est pourquoi le bonheur doit se
situer sur le plan de la vie active : celle-ci est peut-être infé-
rieure à la vie spirituelle et contemplative, mais « préférable »,
car accessible à tous. Dans ce contexte, on comprend que le
bonheur stoïcien soit considéré comme un idéal d’excellence

inaccessible (pour Pétrarque), mais aussi comme un modèle


qui rabaisserait l’homme à l’état de la « pierre », dépourvu
de toute sensibilité, comme le souligne L. Bruni 3. La condi-
tion mortelle de l’homme est considérée progressivement
comme un élément naturel qui, loin d’ouvrir la porte à l’éter-
nité, clôt définitivement son activité politique et détruit sa vie
affective : la mort est un sujet de peine, comme le souligne
C. Salutati. Ainsi, le plaisir est réévalué et avec lui la tradition
épicurienne : le plaisir est d’abord conçu comme l’état pro-
duit par l’éloignement du mal et par la jouissance du bien,
sur le plan de la survie biologique. Ce naturalisme, présente
chez L. Valla 4, conduit à une réflexion plus pessimiste chez
N. Machiavel 5, pour qui la condition mortelle se traduit par
la peur de sa propre mort et par la recherche du pouvoir sur
les autres.

Fosca Mariani Zini

✐ 1 Ficin, M., Opera omnia, Bâle 1576 ; repr. éd. M. Sancipria-


no, 2 vol., Turin, 1959.

2 Salutati, C., De laboribus Herculis, éd. B.L. Ullman, 2 vol.,

Zurich, 1951.

3 Bruni, L., Opere letterarie e politiche, éd. P. Viti, Turin, 1996.

4 Valla, L., De vero et falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari,

1970.

5 Machiavel, N., OEuvres, trad. C. Bec, Paris, 1996.

Voir-aussi : Christianson, G. et al. (éds.), Humanity and Divinity


in Renaissance and Reformation, Leyde / New York, 1993.

Fubini, R., Umanesimo e secolarizzazione da Petrarca a Valla,


Rome, 1990.

Trinkaus, Ch., The Scope of Renaissance Humanism, Ann Arbor,

1973.

! ACTION, ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), BIEN, ÉTHIQUE, LIBRE


ARBITRE

Le bonheur est-il vraiment

dans le pré ?

« Ce qu’on nomme bonheur, au sens le

plus strict, résulte d’une satisfaction plu-

tôt soudaine de besoins ayant atteint une

haute tension, et n’est possible de par sa

nature que sous forme de phénomène épisodique. »1

Nul ne se doutait, quand le film intitulé le Bonheur est

dans le pré est sorti sur les écrans de cinéma, de l’invrai-


semblable faveur que connaîtrait son titre 2. De fait, le
« bonheur est dans le pré » est – bien plus qu’un film – un

proverbe, un adage en vogue, une métaphore familière

à chacun. Quoi de plus courant qu’une telle affirmation,

quoi de plus admis que ce qu’elle sous-entend ? Com-

ment expliquer un tel succès ? Ou, pour le dire autre-

ment, de quelle pathologie contemporaine une renom-

mée si consensuelle est-elle le symptôme ? Car, qu’on y

souscrive, ou qu’on s’en méfie, il faut bien admettre que


le « pré » est, de nos jours, le lieu commun du bonheur.
Or, demander si le bonheur est vraiment dans le pré, ou
faire d’une évidence collective une question, est, d’em-
blée, une façon de ne pas y consentir : autrement dit, de
quoi est dupe celui qui l’énonce ?

UNE IDÉE NAÏVE DU BONHEUR

D e quoi cette expression, tout comme l’assentiment qu’elle


recueille, est-elle l’indice ? Que suppose une chose aussi
bien partagée ? Annonçons d’emblée que « le bonheur est
dans le pré » équivaut, selon nous, dans la mesure où le pré
désigne un lieu, ou l’état d’une félicité promise, à se faire une
idée d’autant plus naïve du bonheur qu’elle témoigne de la
volonté de ne pas être dupe du culte de la réussite sociale. Il
y a, en d’autres termes, d’autant plus de candeur dans cette
expression, qu’elle est brandie par l’homme prétendument
lucide qui déclare ne pas se satisfaire d’une vie seulement
active.

L’adage identifie d’abord, et au pied de la lettre, le bon-


heur à l’interruption d’une activité que l’on présume épui-
sante, vaine, absurde. Dire « le bonheur est dans le pré », c’est
déclarer que le bonheur échoît à celui qui rompt avec une
existence fébrile. Vivre « dans le pré », c’est respirer les bras

ouverts, reprendre son souffle, changer de rythme, pécher à


la ligne, ou encore cultiver son jardin ; le bonheur est dans le
pré, autant dire loin des affres inauthentiques de la quotidien-
neté urbaine... En d’autres termes, notre métaphore popu-
laire fait du bonheur la négation de l’état qui, d’hyper-activité
en lassitude, semble interdire tout bien-être. Le bonheur est
identifié à l’absence de douleur, à la rupture à l’endroit du
chaos dément de nos existences sacrifiées. D’une vie fébrile,

citadine, l’on dira qu’elle n’est pas heureuse. La métaphore


d’un « bonheur dans le pré » témoigne d’abord de l’inconfort
ou de l’insatisfaction propre à ceux dont la vie les confronte,
un jour ou l’autre, au sentiment de sa vacuité. Le bonheur
est, ici, à la vie que nous menons ce que le repos est à la
veille, ce que le sens est à l’absurde, ce que la campagne est
à la ville, c’est-à-dire son négatif, ou le second moment d’une

dialectique sans fin. Que l’on convoque une hypothétique


authenticité contre l’ordre superficiel de nos parcours, ou que
l’on se dise qu’il ne faut pas perdre sa vie à vouloir la gagner,
le bonheur est non pas l’opposé, mais le contraire intime
et gémellaire de ce qui disconvient, le second terme d’une
alternative aussi vaine que ce qui nous invite à y souscrire.

Ainsi, la popularité d’une telle expression témoigne du désir


collectif d’une vie plus sereine : le bonheur est l’effet, le fait,
d’un lieu, d’une circonstance, il serait un état, le moment d’un

bien-être venu se substituer au malaise d’une activité vaine en

général, mercantile en particulier, pénible dans tous les cas.

Si « le bonheur est dans le pré », il dépend alors – davantage


que la seule cessation de nos tourments – de circonstances
ou de personnes. Autrement dit, dans cette perspective, il
dépend moins de nous-mêmes, que de ce qui nous est exté-
downloadModeText.vue.download 123 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

121

rieur. C’est, plus largement, de la possibilité-même de penser


le bonheur comme pouvant être saisi, dont il est question ici :
« le bonheur est dans le pré » signifie qu’il est un objet, une
possession, ou bien un état auquel nous pouvons parvenir.

UN BONHEUR DE NOSTALGIE

E t si l’on étend encore davantage le spectre qu’embrasse


une telle définition implicite du bonheur, on s’aperçoit
qu’à double titre – et par l’image même du « pré », et par
le fait que c’est dire du bonheur qu’il s’obtient, tel un objet
dont certains savent se saisir quand d’autres n’y parviennent
pas – cette évidence collective procède de la nostalgie trop
humaine d’un âge d’or. Identifier le bonheur à la cessation de

ce qui nous accable, c’est en faire un lieu, un quelque chose,

ou l’idéal douloureux de celui qui ne se remet pas, depuis


que Dieu l’y contraint, de la nécessité de quitter l’Éden, et de
gagner son pain à la sueur de son front. En négation d’un
état, et pourtant identifié à un autre état, la métaphore du pré

remplace le jardin primitif, rappelle la rédemption, et semble


reconduire, ici-bas, le modèle d’une félicité céleste – ou pos-
thume. Penser le bonheur comme ce qui nous soustrait aux
motifs qui gouvernent une existence vénale n’est pas diffé-

rent en nature que le fait de penser le bonheur comme ce qui


nous affranchit des bassesses de la vie ici-bas. Voilà donc un

bien – tangible ou suprême, palpable ou céleste – comme


véritable fin – exogène – de toutes nos actions. « Le bonheur

est dans le pré » : en d’autres termes, nous entretenons avec


lui un rapport transitif, il est à l’extérieur de nous, il fait l’objet
d’un culte collectif, tous s’accordent sur sa nature, quoique
chacun s’en fasse une idée différente. La topologie du bon-

heur est le signe douloureux d’une société d’abord malade


de l’hypertrophie de ses univers clos, l’indice ordinaire et
commun d’un monde qui assigne une valeur absolue à ce qui
lui manque, qui confond le bonheur et la négation des souf-
frances endurées, comme d’autres confondent la trêve et la
paix, qui souffre tant qu’elle tient pour un remède ce qui ne
la soulage que provisoirement. Est heureux, ou croit l’être, en
somme, celui dont l’existence lui fournit soit l’occasion de ne
pas songer, le temps d’un moment, à sa propre mort, soit de
s’en accommoder en spéculant sur l’éternité de la vie après
la vie. Serait heureux l’homme capable de se satisfaire d’un
bonheur pensé selon le modèle impensable d’un objet apte à
le combler une fois pour toutes. Un tel paradoxe est la preuve
que la définition que nous donnons ici du bonheur est, en
elle-même, l’expression d’un insondable regret, puisqu’elle
l’identifie, en son fond, à un état définitivement révolu, et
dont la quête ressemble au comblement infini d’un manque.
Tout se passe comme si la nature humaine avait horreur du
vide. Qu’il s’agisse de considérer que le bonheur est aisément
accessible, ou qu’il tient aux circonstances de la vie que nous
menons, qu’il s’agisse de vivre sous le régime nostalgique du
lait et du miel, d’opposer les vertus de la « nature » aux vices
et à la frénésie de nos jungles urbaines, de vanter un hypo-
thétique « retour aux sources » où l’homme renouerait avec
une innocence native et oubliée, qu’il s’agisse, tout simple-
ment, et au pied de la lettre, de maudire les gaz d’échappe-
ment et un consumérisme fervent, rares sont ceux, en vérité,
pour qui le bonheur n’est pas « dans le pré ». Et quiconque, en
ce sens, ne vit pas « dans le pré » ne saurait prétendre au bon-
heur ; plus exactement, quiconque ne saurait se donner une
existence affranchie de l’inconfort et de l’agitation ne saurait
y parvenir. Ainsi, le point commun à tout ce que suggère une

telle sentence est le fait de concevoir le bonheur tant comme


un but, que comme le contraire de ce qui disconvient, et
l’homme heureux pour celui qui sait y parvenir. Qu’est-ce à
dire, sinon qu’il n’y a, en somme, qu’une différence graduelle
entre le pacte d’une félicité posthume et un bonheur réduit à
l’accumulation de plaisirs ? Le bonheur est de même nature,
qu’on l’identifie à la réussite la plus ordinaire, ou au repos
éternel, qu’on le reconnaisse dans le bien-être éphémère, ou
dans la félicité absolue. Dans les deux cas, nous remplissons,
en malcontents, le tonneau des Danaïdes d’un désir inféodé

à l’objet qu’il se donne.

Le paradoxe veut donc que, dans le même temps, le pro-


verbe témoigne de la volonté de ne pas être dupe d’un bon-

heur confondu avec la seule réussite sociale, tout en repro-


duisant les termes-mêmes de ce que suppose une vision
triviale du bonheur comme réussite. Il s’agit, en apparence,
de cultiver une sorte d’authenticité contre une vision basse-

ment « matérialiste », ou vénale, du monde, mais c’est là un

marché de dupes, ou une monnaie de singe. Dire « le bon-


heur est dans le pré », c’est reconduire, malgré soi, et au sein
d’une existence inapte à la plénitude comme à l’omniscience,
le fantasme d’une vie soustraite à ce qui la contrarie. C’est
le comble du calcul inconscient, du faux-monnayage méta-

physique, qui prolonge ce dont il s’agit de se défaire, du mal


qui se prend pour un remède. Dans tous les cas, le bonheur
dépend des circonstances de notre vie, ou de notre vie au-
delà de la vie ; dans tous les cas, on ne fait qu’escompter les

dividendes de nos actions..., jusqu’au jour où nous sommes


fauchés.

DU DÉSIR COMME EXCÈS

U ne discussion sur le bonheur ne nous semble pas, dès


lors, pouvoir faire l’économie d’une réflexion sur la véri-
table nature de notre désir. C’est à ce prix que l’on peut ces-
ser de tenir indûment le pré pour la métaphore d’une Terre
promise à ceux qui savent s’y rendre. Car, si l’expression « le
bonheur est dans le pré » reconduit ce dont, pourtant, elle
semble vouloir nous défaire, à la manière d’un système qui
s’abreuve des contradictions qu’on lui adresse, c’est en vertu,
selon nous, d’une représentation inadéquate du désir pensé
comme manque.

L’alternative, en termes spinoziens, est la suivante : est-ce


parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, ou est-ce
parce que nous la désirons qu’elle est bonne 3 ? Autrement dit,
sommes-nous mus par ce qui nous fait défaut, ou en avons-
nous le sentiment, à défaut de savoir ce qu’il en est vérita-
blement de notre désir ? Le paradoxe veut, nous semble-t-
il, qu’un désir pensé comme déterminé par le manque ne
s’achève pas dans la satiété, dans le comblement de son
manque, de la même façon qu’il ne suffit pas de manger
pour ne plus jamais avoir faim. Or, peut-on admettre que le
désir ne se satisfasse jamais de l’obtention de ce vers quoi il
tend ? Le désir ne s’abolit pas dans la possession de ce qu’il
se donnait comme une fin. Le désir n’est que secondairement
déterminé par l’objet qu’il se donne : si, contre l’habitude
que nous en avons, on ramène le désir à la définition inso-
lite d’une puissance originaire, alors il est, de facto, irréduc-
tible à l’objet qui semble le susciter. Ainsi, la liberté, pour
celui qui identifie le désir au manque, et qui fait, en consé-
quence, l’expérience indéfinie d’une satisfaction provisoire,
ne s’obtient, en dernière analyse, et à défaut de pouvoir véri-
tablement faire ce qu’il veut, que dans l’abolition des désirs,
downloadModeText.vue.download 124 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

122

dans une espèce d’idéal apathique né de l’illusion qu’ont les


hommes de pouvoir, par l’esprit, être maîtres de leur corps.
Le fantasme d’un bonheur tributaire de l’objet se double de
l’illusion selon laquelle, en termes cartésiens, « il n’y a point
d’âme si faible qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir
un pouvoir absolu sur ses passions. » 4. Dire « le bonheur est
dans le pré », c’est donc, en un sens, souscrire fondamentale-
ment à la représentation mutilée et contradictoire d’un désir
à la fois dicté par le manque, et déterminé par l’objet qu’il se
donne. Nous désirons jusqu’à la douleur, et nous ne pouvons
nous satisfaire de ce qui ne nous satisfait qu’un temps : c’est
en vertu d’une telle définition du désir que Schopenhauer
récuse la possibilité du bonheur. La quête du bonheur res-
semblerait alors soit à la quête illusoire de la satiété, soit à
l’illusion qu’une telle satiété est le bonheur. La métaphysique
schopenhauerienne procède de la subordination du désir à
l’objet, sans quoi elle ne prônerait pas l’extinction du désir :
si le bonheur est dans le pré, alors le bonheur est impossible
et c’est folie que de désirer, puisque nous désirons en vain.
Pour Schopenhauer, si le bonheur est impossible, c’est en
raison de la nature-même du désir. Le désir y est insatiable, et
la souffrance – l’insatisfaction – est toujours suivie de l’ennui
– la satiété 5. Nous oscillons donc, d’une douloureuse insatis-
faction à une ennuyeuse et éphémère plénitude : la critique
schopenhauerienne du bonheur ainsi compris est donc cor-
rélé au désir d’en finir avec le désir. Il faut, tel le serpent
qui se mord la queue, être avide de ne plus désirer, vouloir
d’abord l’extinction du vouloir-vivre. L’ascèse, comme l’hédo-
nisme, témoigne d’une identification du bonheur à un objet,
ou à un but. Or, si le bonheur est une affaire singulière, ce
n’est pas en ce que chacun se donne un objet différent, mais
c’est en ce qu’il est immanent à la vie que nous menons. S’il
ne saurait en être le but ultime, c’est moins parce qu’un but
ultime n’est jamais atteint, que parce qu’il n’y a pas de sens à
élaborer une téléologie du bonheur : l’irréductibilité du désir
au seul manque interdit de consentir la moindre pertinence
à une vision finaliste du monde. La théologie est, de tous les
marchandages, le plus contraignant. Que la satisfaction soit
éternelle, ou qu’elle soit immédiate, de l’hypothèse – ascé-
tique – du paradis posthume, au règne – orgiaque et déses-
péré – de la concupiscence sur nos facultés, la différence
n’est, finalement, que de degré, puisque, dans tous les cas,
nous continuons de tenir pour heureux ce qui a vocation à
nous soulager de la terreur qu’inspire la certitude de notre
mort. Autant se contenter de donner de l’aspirine à celui dont
la migraine est le symptôme d’un cancer.

Lorsque Kant, dans les Fondements de la Métaphysique


des Moeurs 6, expose que faire du bonheur une fin ultime est
indigne de l’homme, c’est parce que ce serait là rappeler cha-
cun à sa nature essentiellement empirique. La critique kan-
tienne du bonheur se fait au nom de la définition du bonheur
qu’implique le fait de dire « le bonheur est dans le pré ».
Autrement dit, dans une perspective kantienne, la fausseté
d’une telle sentence tient à des raisons qui sont la singularité
de chacun. Si le pré n’est pas le même pour tous, alors le
bonheur est indigne de l’homme, au titre qu’il se réduit à la
représentation empirique et singulière d’un bien, de là l’indé-
termination du concept de bonheur qui, non seulement, est
relatif à chacun, mais interdit également qu’un homme dési-
reux d’être heureux parvienne à dire ce qu’il entend vérita-
blement par là 7. Kant affirme, en cela, qu’« Assurer son propre
bonheur est un devoir ; car le fait de ne pas être content de
son état, de vivre pressé de nombreux soucis et au milieu de

besoins non-satisfaits pourrait devenir une grande tentation


d’enfreindre ses devoirs. » La bonheur est la condition néces-
saire et non-suffisante de l’obtention de ce qui, seul, garantit
la dignité de l’homme et doit faire l’objet de sa quête. Le
bonheur est un moyen au titre qu’il a un contenu, qu’il est un
objet – la réussite, les honneurs, la santé... Dans la Doctrine
de la Vertu, Kant dit, en ce sens : « L’adversité, la douleur, la
pauvreté, sont de grandes tentations à [...] violer son devoir. ».
Le bonheur n’est pas une fin, mais seulement la condition de
possibilité d’une existence digne. Le refus kantien de faire du
bonheur une fin de l’homme conserve les termes d’une défi-
nition identifiant hâtivement le bonheur avec le bien-être de
chacun, confondant le bonheur avec la possession d’un objet
par définition insuffisant. Il ne s’agit pas ici de refuser toute
recherche du bien-être, ce serait aussi absurde que de refuser
de manger sous le prétexte qu’un repas n’apaise que provi-
soirement la faim. Il importe juste de ne pas être dupe de la
nature de ces biens. Comme le dit Spinoza : « ...l’acquisition
de l’argent, ou la lubricité et la gloire, nuisent aussi longtemps
qu’on les recherche pour elles-mêmes et non comme des
moyens pour d’autres choses, tandis que si on les recherche
comme des moyens, alors elles auront mesure, et nuiront
très peu ; au contraire, elles contribueront beaucoup à la
fin pour laquelle elles sont recherchées... » 8. Le bien-être est
désirable, la propriété, la possession, la détention, sont inévi-
tables ; reste qu’il ne faut pas les confondre avec le bonheur,
ni avec la joie, et qu’une telle confusion tient à une méprise
sur la nature du désir dont nous soutenons, contrairement à
la définition qu’on en donne le plus souvent, qu’il procède
moins du manque, que de l’excès. Le bien-être n’est donc pas
un mal, tant qu’on ne cède pas à la tentation de l’identifier
au bonheur.

LE BONHEUR COMME ACTIVITÉ,

OU COMME INSTANT

S ituer le bonheur dans le pré est donc, nous semble-t-il,


largement aporétique, et invite, en conséquence, à sous-
crire à une définition du bonheur qui se refuse à inscrire sa
quête dans la domestication de ce qui ne dépend pas de
nous 9. Car le « pré », si le terme conserve une pertinence,
est à comprendre comme ce qui n’est pas différent de nous-
mêmes ; s’il n’appartient qu’à nous d’être heureux, c’est parce
que, dans cette autre perspective, le bonheur tient moins à
l’obtention de quelque chose, qu’au renoncement salutaire
à une telle illusion. Le bonheur est ici l’effet d’une réforme
de l’entendement ou du regard, au terme de laquelle son
avènement dépend non pas du pouvoir extensif et éphémère
que nous exerçons sur le cours de nos vies, mais seulement
de l’expression intensive et instantanée de la puissance qui
nous constitue. Au diptyque qui identifiait le bonheur à un
objet ou un état, il s’agit de substituer ici le couple instant-
activité : il est inopportun de réduire le bonheur à un état,
parce qu’à moins d’une félicité éternelle, un état, tout comme
l’objet dont il dépend, ne détermine jamais qu’une satisfac-
tion provisoire ; il nous semble, à l’inverse, moins injuste de
penser le bonheur sur le modèle de l’instant, car l’instant
est à comprendre, à la différence du « moment », comme ce
qui ne s’insère dans aucune perspective, aucune dialectique.
L’instant est à lui-même sa propre fin, de même que l’activité
renvoie davantage à l’expression intensive, non-finalisée, « in-
sensée », d’une puissance, lors que l’action se donne comme
le moyen d’obtenir quelque chose. Le bonheur est, en l’oc-
downloadModeText.vue.download 125 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

123

currence, l’effet de notre aptitude à interpréter ce qui nous


arrive de telle sorte qu’on s’en réjouisse, ou encore à aimer
ce qui est au point d’en désirer ardemment le retour éternel.
On ne saurait se contenter d’un bonheur de satiété, parce que
c’est autant faire dépendre le bonheur des circonstances de
notre vie, que s’exposer à la dialectique de la souffrance et
de l’ennui. D’un bonheur qui ne passe pas par la médiation
d’un objet, l’on dira donc qu’il est immédiat à double titre :
d’abord, en ce qu’il est étranger à l’objet dont le sens com-
mun voudrait le faire dépendre, ensuite en ce qu’il relève de
ce que Bergson désignait comme la « durée », à savoir une
temporalité intime, ou l’usage singulier que nous faisons des
impressions que le monde dépose en nous. L’immédiateté
du bonheur nous soustrait, en un sens, au temps comme
à l’espace, en ce qu’elle nous rappelle à la seule logique
interne de nos émotions.

Paradoxalement, alors que le « matérialiste » est communé-


ment identifié au triste sire exclusivement soucieux de son
intérêt bien compris, le matérialisme est, selon nous, l’école
qui nous dissuade de commettre une telle erreur. Se faire
« matérialiste » au sens noble du terme, c’est refuser d’assi-
gner à toute matière la vocation ingrate de nous rendre heu-
reux, ou de nous satisfaire ; c’est refuser à l’objet, puisqu’il
ne donne que des satisfactions provisoires, le privilège de
nous contenter. Le discours qui sous-tend la définition d’un
bonheur soustrait au vocabulaire de la possession, ou de
l’obtention, trouve sa source dans le « choix » d’accorder son
attention à la matière avant la forme, au chaos avant le sens,
ou encore au phonème avant la signification. Le bonheur est
incorrélé, indépendant, il procède de l’intensité, non pas de
l’extension. Contre la dissociation de l’âme et du corps, qui
induit un rapport au bonheur comme à ce qui nous est étran-
ger, et telle qu’elle enfante l’idée inadéquate d’un bonheur
comme étant ce qui peut et doit être saisi, telle qu’en somme,
elle étaye la fiction d’une âme immortelle flottant au-dessus
d’un corps exposé, lui, à la décomposition, contre le désir
pensé comme manque – et donc inféodé à la représentation
de l’objet qui ne le comble qu’un temps –, l’ontologie radi-
cale d’une matière incorrélée à une forme permet de pen-
ser autant le désir sous l’aspect d’une puissance originaire,
que le bonheur comme la disponibilité que l’on manifeste à
l’endroit de la nécessité interne qui donne de la consistance
à nos actes. Se faire matérialiste, c’est refuser de confondre

le bonheur avec le comblement d’un manque, ou affirmer,


en somme, que le bonheur ne vient pas du dehors, mais du
dedans. Pour un matérialiste conséquent, il n’appartient qu’à
nous d’être heureux, dans la mesure où le bonheur véritable
doit se passer de toutes conditions externes de possibilité.

C’est en cela que l’ontologie moniste de Spinoza – qui


fonde une anthropologie libérée de la transcendance – nous
semble pouvoir être dite « matérialiste ». Si, comme il l’expose
dans l’Éthique, Dieu n’est rien d’autre que la nature, dans l’in-
finité de ses aspects, et si tous les attributs de la substance ne
font que développer une seule et même réalité, la tendance
de l’homme au bonheur – ou à la Joie entendue comme le
développement de notre puissance d’agir – retrouve toute
légitimité, car la vocation humaine au bonheur n’est intelli-
gible qu’au sein de la perspective immanente d’un univers
qui est à lui-même sa propre fin, qui n’emprunte son sens à
nulle transcendance. Le mouvement de l’homme vers le bon-

heur ne se comprend qu’au sein d’un tel discours, c’est-à-dire


au sein d’un discours où l’homme cesse d’être une âme avant
d’être un corps, cesse de chercher un sens à ce qui n’en a

pas, où l’homme est heureux indépendamment des raisons

qu’il peut avoir de l’être... L’homme se définit par l’effort


pour persévérer dans son être, puis par le déploiement de cet
effort sous la forme du désir. Ce que le désir poursuit, c’est

l’accroissement de la puissance intérieure d’exister, autrement

dit de la joie. C’est donc l’effet d’une connaissance partielle


de notre désir, que de le tenir pour déterminé par l’objet qu’il

ne se donne que provisoirement. Dire que « le bonheur est


dans le pré » est une façon moderne de prolonger un rapport
inadéquat et collectif au monde, c’est à la fois ne pas se
satisfaire d’une existence tournée vers l’objet... et prolonger
cette existence par la fiction d’un palliatif qui n’en est que

le symptôme. Le bonheur est donc dans le pré pour celui


qui, tout en voulant se défaire de l’existence qui l’accable,

emploie, à cette fin, des moyens qui en assurent la pérennité.

Le désir reste, en l’occurrence, soumis à l’imagination, quand

bien même on lui donnerait un objet moins ostensiblement

vénal. L’homme pour qui le bonheur est dans le pré pro-

longe la servitude qui l’accable. Le bonheur n’est donc pas

davantage dans le pré, que dans le ciel, mais dans le fait


de vivre selon le seul déterminisme de son essence : il est,

pour reprendre une terminologie chère à Rousseau 10, non pas


dans l’amour-propre – où notre satisfaction tient au regard
d’autrui, ou à l’objet dont on se saisit –, mais dans l’amour de
soi – où la plénitude est le fait premier. Pour prétendre, ici et
maintenant, au bonheur, il faut, indépendamment des lieux,
des êtres et des circonstances, et au contraire de l’égoïsme,
dépendre de soi-même et non des autres.
L’ÉCLAIRCIE, LA JOIE

▶ Le bonheur ne tient ni à l’objet, ni à l’état dont l’avènement


nous fait, pour un instant seulement, et à la manière d’un
culte, oublier l’emprise du néant et l’imminence de la mort ;

le bonheur ne doit pas être identifié à ce qui nous dispense

provisoirement, par la satisfaction, d’être confronté au non-

sens de nos vies, mais au déploiement intensif, absolu et

intime de la « mélodie ininterrompue de la vie intérieure » 11


qui nous distingue de chaque autre. Le bonheur n’est pas de

l’ordre de la satisfaction obtenue par la médiation d’un objet,


il est de l’ordre de la plénitude dont sont capables les Happy

few avisés en eux-mêmes de la vacuité – ou de la perversité

– de tout ce que nous faisons pour ne pas songer au vide

de nos existences. Autrement dit, le bonheur n’est pas dans

le pré, mais dans un gai savoir qui, tel une éclaircie qu’il
ne tient qu’à nous de faire advenir, nous enseigne à ne pas

inventer un sens à ce qui n’en demande pas. Le bonheur n’est

pas dans le pré, car il n’est autre, pour ceux qui le peuvent,

que le pré lui-même, c’est-à-dire une vie où l’on soit, pour le

meilleur et dans la joie, à soi-même sa propre fin.

RAPHAËL ENTHOVEN

✐ 1 Freud, S., Malaise dans la civilisation.

2 Car si l’expression vient de Paul Fort, il n’est pas douteux que


c’est le film lui-même qui lui a donné l’ampleur actuelle qu’on
lui connaît.

3 Spinoza, B., Éthique, trad. B. Pautrat, Seuil, coll. « L’ordre phi-


losophique », Paris, 1988.

4 Descartes, R., les Passions de l’âme, art. 50.

5 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représen-


tation, IV, 56, PUF, Paris, 1996 : « Vouloir, s’efforcer, voilà tout

leur être : c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a

pour principe un besoin, un manque, donc une douleur : c’est

par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de


leur douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet,
downloadModeText.vue.download 126 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

124

qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de


désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans

l’ennui : leur nature, leur existence, leur pèse d’un poids into-

lérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à

gauche, de la souffrance à l’ennui [...] ».

6 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, et An-

thropologie d’un point de vue pragmatique, trad. A. Renaut, Gar-

nier-Flammarion, Paris, 1993.

7 Spinoza, B., ibid., « [l’homme] est incapable de déterminer avec

une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait


véritablement heureux : pour cela, il lui faudrait l’omniscience. »
8 Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement.

Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 3, trad. J. Tricot, Vrin,

Paris, 2001 : « Les hommes, et il ne faut pas s’en étonner, pa-


raissent concevoir le bien et le bonheur d’après la vie qu’ils
mènent. La foule et les gens les plus grossiers disent que c’est le
plaisir : c’est la raison pour laquelle ils ont une préférence pour

la vie de jouissance. [...] l’honneur apparaît comme une chose

trop superficielle pour être l’objet cherché, car, de l’avis géné-


ral, il dépend plutôt de ceux qui honorent que de celui qui est
honoré ; or nous savons d’instinct que le bien est quelque chose
de personnel à chacun, et qu’on peut difficilement nous ravir. »
Si nous souscrivons à l’eudémonisme aristotélicien, c’est essen-

tiellement en ce que le bonheur consiste moins, pour Aristote,


dans la possession de la vertu, que dans sa pratique, c’est-à-dire

dans la vie raisonnable à laquelle la vertu nous dispose, et dont

le plaisir est le couronnement sans en avoir été l’objet ultime.


Autrement dit, le bonheur doit être pensé non pas sur le modèle

d’un mouvement qui tend à son achèvement, d’un processus qui


s’abolit dans la saisie de son but, mais d’une activité qui a sa fin
en elle-même, dans son propre exercice.

10 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de


l’inégalité parmi les hommes, « L’amour de soi-même est un sen-

timent naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conser-


vation et qui, dirigé dans l’homme par la raison et modifié par la
pitié, produit l’humanité et la vertu. L’amour-propre n’est qu’un
sentiment relatif, factice, et né dans la société, qui porte chaque
individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire
aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement, et qui
est la véritable source de l’honneur. »

11 Bergson, H., le Rire, III.

Voir-aussi : Alain, Propos sur le bonheur, Gallimard, Folio, Paris,

1985.

Nietzsche, F., le Gai Savoir, in OEuvres philosophiques complètes,


trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1976.

Pascal, B., OEuvres Complètes, Seuil, Paris, 1993.

BON SENS
Du latin : bona mens.

GÉNÉR., PHILOS. MODERNE, PHILOS. CONN.

Capacité de bien juger, sans passion, d’une situation


ou de ce qu’il est raisonnable de faire, compte tenu des
circonstances.

Le bon sens constitue la partie la plus sensible du jugement.

Il exprime, selon Bergson 1, une attention à la vie et peut

être tenu pour une faculté d’adaptation au monde. Le bon

sens signifie la sagesse, la raison, le fond commun qui sera

jugé raisonnable dans le comportement des hommes. Mais

il peut aussi être considéré négativement comme une raison


grossière, ordinaire et emplie de préjugés. Le bon sens est
tiraillé entre l’esprit de finesse et le « gros bon sens ». On le
considère soit comme un foyer de sagacité et de perspicacité
quand on le tire vers l’esprit (bona mens), soit comme un état
d’ignorance où dominent l’opinion et le préjugé quand on le

tire vers l’archétype de l’homme de la rue (pour Socrate, la


philosophie doit se détacher du bon sens grossier).

Cependant, Descartes a contribué à rendre la référence


au bon sens positive en ouvrant le Discours de la méthode
sur ces mots : « Le bon sens est la chose du monde la mieux

partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que


ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute
autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en
ont. » 2. Toutefois, il ajoute que « ce n’est pas assez d’avoir
l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». Mais
l’universalité du bon sens chez tous les hommes n’empêche
pas l’inégalité des esprits dans leur aptitude à bien l’exercer,
d’où le discours sur la méthode, nécessaire pour actualiser
la puissance de bien juger et savoir distinguer le bien d’avec

le faux.
Véronique Le Ru

✐ 1 Bergson, H., la Pensée et le Mouvant, PUF, Paris, 1938.

2 Descartes, R., Discours de la méthode, in OEuvres, t. VI, pu-


bliées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909, rééd.

en 11 tomes par Vrin-CNRS, 1964-1974 ; 1996.

! ESPRIT, JUGEMENT, MÉTHODE, RAISON

BOUDDHISME
Du terme Bouddha, « l’Éveillé », attribué à son fondateur.

LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. RELIGION

Religion née au VIe s. avant J.-C. dans le nord de l’Inde,

qui, au contraire des autres religions universelles, se passe


de l’idée d’une transcendance divine (monothéiste ou po-
lythéiste), comme de celle d’une âme personnelle et per-
manente. Héritier des traditions yogiques, le bouddhisme
se définit comme un chemin vers la délivrance qui suppose
éradiqués les désirs et les illusions de la conscience.

Le détachement

Le bouddhisme n’est pas une philosophie. Il a sécrété une


tradition philosophique toujours clairement subordonnée à
la quête religieuse. Il faut donc partir de ce qu’il est : une
des grandes religions universelles. Son contenu central ré-
serve des surprises à notre culture monothéiste : le Bouddha
n’est qu’un homme, parvenu à son plein accomplissement
(« l’Éveil »), comme une infinité d’autres avant et après lui.

Le bouddhisme est une thérapeutique offerte aux hommes

malades de vouloir, de désirer, de croire à des objets et à


des idées. Selon les schémas de la médecine indienne, la
maladie est définie, puis sa cause ; puis la suppression de
cette cause ainsi que les moyens nécessaires sont envisagés.

Le constat fondamental de la pensée bouddhiste est non pas


tant celui de la souffrance humaine (le bouddhisme n’est pas
un pessimisme) que celui de l’irréductible insatisfaction cau-

sée par tout attachement. Cette insatisfaction comprend tous


les degrés, de l’inquiétude diffuse à la plus grande souffrance
physique. De même, les attachements en question ne sont
pas seulement affectifs : ils concernent toute saisie fixe du
réel, de la passion physique à l’intelligence systématisante. Si
ces attachements sont malheureux, c’est qu’ils nient le cours
du réel : l’impermanence, l’absence absolue de fondements.
L’homme est d’abord malade non pas d’une conception erro-
née qu’il se fait de la réalité (ce serait la morale stoïcienne),
mais du désir de se faire une conception de la réalité. Or,
le dharma (« réel ») est une voie du milieu : il n’est ni une

réalité (l’affirmation qu’il y a une réalité) ni la non-réalité


downloadModeText.vue.download 127 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

125

(l’affirmation que rien n’existe) : le bouddhisme n’est pas un


positivisme, encore moins un nihilisme ou un culte du néant.
Toute conception arrêtée peut avoir une vérité de conven-
tion ; il faut manger, il faut vivre. Mais, au-delà, elle est une
attrape. Les racines de la douleur et de l’aveuglement ne sont
pas dans la nécessité d’assurer sa subsistance, mais dans le
débordement d’idées et de « confections mentales » qui, dans
l’homme, ensevelissent cette simplicité.

Développant cet impératif thérapeutique, le bouddhisme


enseigne une cosmologie, fondée sur l’idée d’interdépen-
dance des phénomènes. Elle annonce l’idée occidentale
d’un strict déterminisme universel, mais en tire les ultimes
conséquences : si tout est cause et effet, rien n’a d’identité
propre. Dans la perspective bouddhiste, le principe de cau-
salité ne libère pas l’énergie du projet techno-scientifique, où
l’homme devient lui-même un « agent cosmique », il montre
l’inconsistance de l’idée de chose. Tout n’est que relation.
Au contraire de l’atomisme ancien, le bouddhisme n’a jamais
postulé l’existence d’éléments irréductibles. À la façon de la
phénoménologie, la psychologie bouddhique n’a jamais pris
l’extériorité au sérieux : il y a, tout au plus, une certaine quali-
té de conscience liée aux idées d’espace, d’action, de monde.
L’intériorité ne résiste pas plus à la flamme de l’attention :
cette chose appelée « moi » subsiste tout aussi peu que cette
autre appelée « matière ». Le bouddhisme hérite néanmoins
de l’hindouisme l’idée d’un karma (« actes ») s’attachant à tout

être et produisant un cycle, paradoxal parce que imperson-


nel, de réincarnations jusqu’au nirvana (« délivrance ») final,
sortie de l’existence.

La méditation

À ce point de réalité ou d’irréalité, il n’est plus de démons-


tration communicable qui vaille. « Comment pourrait-on
enseigner le Réel ? Celui qui enseigne le Réel n’explique
et ne montre rien. Celui qui écoute le Réel n’entend et ne
perçoit rien » (Soutra de Vimalakirti). C’est pourquoi, dans
le bouddhisme, l’expérience personnelle semble occuper la
place de la révélation chrétienne. Le Bouddha s’est aussi
nommé « le Silencieux » ; il ne livre pas un message extra-
ordinaire : le dharma bouddhique désigne indifféremment
l’enseignement et les choses mêmes. Il s’aide, mais n’a pas
besoin de compréhension et de théorie, simplement d’atten-
tion. D’où l’importance donnée à la méditation, à l’expé-
rience de la conscience, à une intimité absolue avec soi-
même, qui est intimité avec « l’ainsité » du réel. On parlera
moins de dogmes que de vérités dont chacun est invité à
faire l’expérience. On ne cherche pas à fonder une science
ou des croyances ouvrant un espace public, mais à libérer
son existence, à la reconduire à la source. Le Bouddha, l’in-
tellect et le langage ne sont explicitement que les passeurs
de ces vérités. Apophatique, le bouddhisme commence par
une mise à l’écart de toute idée sur le bouddhisme et par
une plongée douloureuse et sincère dans la pureté des phé-
nomènes, en deçà des mots. Loin d’être un Verbe incarné,
la littérature bouddhique est un immense jeu de piste, un
grand courant qui se moque des mots et des concepts. Le
bouddhisme est indifférent à son propre nom, il n’est qu’un
indice du réel. C’est ainsi que pour le Soutra du Diamant,
texte capital, « le Bouddha n’a jamais rien enseigné ». Le
Bouddha lui-même n’est qu’un prête-nom, c’est l’idée que
tout homme peut vivre d’une vie rendue à sa simplicité et
à son infinité premières. Le maître zen Lin-tsi n’enjoignait-il
pas : « Si vous rencontrez le Bouddha, tuez le Bouddha » ?

Car « le Bouddha, c’est la pureté de notre propre esprit »,

qu’il serait illusoire de rencontrer, toute prête, devant soi.

La métaphysique bouddhiste culmine avec l’idée de la


vacuité, liée à celles d’interdépendance et d’impermanence.

Le philosophe indien Nagarjuna (IIe-IIIe s.) démontre que la

relation, excluant la possibilité d’un objet, contraint l’esprit à

reconnaître la vacuité, milieu sans extrêmes, ineffable, espace

de jeu des phénomènes. Là encore, il faut prendre garde à ne

pas hypostasier ce qui doit être expérimenté comme instru-


ment de libération : la vacuité n’est pas le slogan métaphy-
sique, le concept clé du bouddhisme. Elle est le nom propre

du remède à ingérer.

L’influence du bouddhisme

Il y aurait bien des traditions occidentales parallèles au

bouddhisme, à commencer par le scepticisme, de Pyrrhon

à Hume, ou l’idéalisme transcendantal de type kantien, sans


parler du pessimisme romantique de Schopenhauer, qui enrô-
la rétrospectivement le Bouddha dans une Weltanschauung
personnelle, déformation dont Nietzsche a été la plus illustre
victime. Mais le plus proche en esprit pourrait bien être Spi-
noza : son rationalisme intégral fait pour guérir de toute ser-

vitude, par l’activité de l’entendement, constate néanmoins

que « la Raison n’a pas le pouvoir de nous conduire à la santé

de l’âme » et recourt à un troisième mode de connaissance,

qui suppose mais dépasse la connaissance par les notions

communes.

▶ Depuis quelques dizaines d’années, l’expansion rapide et


profonde du bouddhisme en Occident a favorisé l’explora-
tion d’un continent philosophique de très haute antiquité. On
peut espérer que le temps des approximations philologiques,

des malentendus métaphysiques, des enthousiasmes vagues

ou de la condescendance ethnocentriste est bel et bien révolu.

À côté de Platon, de Plotin ou de Lao-tseu, les grands textes

bouddhiques s’imposent dans l’horizon philosophique occi-

dental. Une des raisons du succès actuel du bouddhisme est


d’avoir été, dès ses origines, porteur d’un non-dogmatisme et
d’un non-dualisme que la pensée occidentale n’a su admettre

que par les avancées de la science, des sciences humaines et


du phénomène démocratique. L’ironie, le soupçon, la contin-
gence, l’historicité de toute chose, le caractère construit de la

réalité, la relativité des valeurs, l’invention du sacré, l’incon-

sistance des hiérarchies, les illusions du sujet et du langage

sont devenus des lieux communs de la culture occidentale.

Étonnamment précoce dans l’évolution de l’humanité, le dia-

gnostic bouddhique n’offrirait-il pas à l’individu postmoderne


la méthode permettant de refaire, pour lui-même, ce chemin
vers la dissolution des certitudes collectives à laquelle aboutit

notre civilisation, tout en le reliant à une sagesse millénaire ?

Dalibor Frioux

✐ Bareau, A., En suivant Bouddha, Ph. Lebaud, Paris, 1985.

Faure, B., Bouddhismes, Philosophies et Religions, Flammarion,

Paris, 1998.

Nagarjuna, Traité du Milieu, trad. Driessens, Seuil, Paris, 1995.

Silburn, L., Aux sources du bouddhisme, Fayard, Paris, 1997.

Dhammapada, trad. Osier, Garnier-Flammarion, Paris, 1997.

Soutra de Vimalakirti, trad. Carré, Fayard, Paris, 2000.

Soutra du Diamant, trad. Carré, Fayard, Paris, 2001.


downloadModeText.vue.download 128 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

126

BOURGEOISIE
Du latin médiéval burgensia (vers 1200), qui désigne la redevance due par
les habitants des villes.

Le terme s’applique d’abord aux habitants des villes, puis désigne, à


partir
du XVIIe s., une couche sociale non noble mais privilégiée. Au XVIIIe s.
appa-
raît l’idée de sa prépondérance économique. Au XIXe s., la bourgeoisie est
définie comme classe sociale dominante, non assujettie au travail manuel
et détentrice du capital.

POLITIQUE

Classe ou ensemble de couches sociales dont l’essor a

motivé des réflexions d’ordre politique (la domination d’un


groupe à travers le pouvoir socio-économique mais aussi
idéologique), éthique (l’égoïsme dont le bourgeois est sup-
posé porteur) et esthétique (l’étroitesse du goût).

Désignation d’abord juridique, le terme acquiert progressive-


ment ses dimensions économiques et sociales. Dès le XIIIe s.,
il commence à désigner principalement les détenteurs de
fortune mobilière et les membres des professions libérales.
En même temps que s’accroît sa puissance économique, la

bourgeoisie conquiert son rôle politique et soutient le diri-

gisme économique étatique. En France, elle sera générale-

ment l’alliée du pouvoir royal contre la noblesse, jusqu’à ce


que la réaction nobiliaire du règne de Louis XVI l’oppose
frontalement à la monarchie.

Au moment où le mode de production capitaliste entre


dans sa maturité, la bourgeoisie se définit par sa suprématie
économique, sociale et politique, et sa domination coïncide
avec la généralisation du salariat et l’organisation de la pro-
duction en vue de l’accumulation. L’analyse de la bourgeoisie
moderne apparaît donc d’abord sur le terrain de l’économie
politique, et non sur celui de la philosophie.

Si on rencontre chez Hegel la notion de « société civile-


bourgeoise » (die bürgerlische Gesellschaft), l’expression dé-
signe d’abord la société civile par opposition à l’État, telle
qu’on la trouve définie chez Smith. Mais Hegel insiste sur le
fait que cette société civile moderne est caractérisée par le
règne de l’intérêt privé et par le heurt des égoïsmes 1. Marx
reprendra aussitôt l’idée d’un antagonisme consubstantiel à la
réalité sociale, mais en l’étudiant à la lumière de la notion de
classe, empruntée aux historiens libéraux français (Thierry,
Guizot, Thiers), ainsi qu’aux économistes du XVIIIe s.

La bourgeoisie se définit alors non par son statut juridique


spécial ni par son revenu, mais par sa place fonctionnelle au
sein du mode de production capitaliste, qui a, au moins, le
mérite d’avoir instauré l’égalité juridique. La bourgeoisie est
la classe qui impose sa domination, parce que la propriété
des moyens de production qui la caractérise rend possible

à la fois l’exploitation du travail (c’est-à-dire l’extorsion de


la plus-value) et la reproduction à l’identique des rapports
de domination. Elle est donc aussi la classe qui parvient à
imposer sa vision du monde, sous la forme de l’« idéologie
dominante » chargée de légitimer son pouvoir social.

Pour Marx, cette classe n’est ni unie ni homogène : la né-


cessité de l’accumulation engendre en son sein une concur-

rence entre plusieurs fractions de la bourgeoisie (commer-


çante, industrielle, financière, par exemple), qui peuvent
entrer en lutte, même si l’opposition cardinale qui structure
la réalité sociale moderne est celle de la bourgeoisie et du
prolétariat, laquelle doit déboucher sur l’abolition de toutes
les classes dans le communisme.

Cette analyse soulèvera de nombreuses critiques. Weber,


rejetant l’idée d’une détermination économique de l’action
sociale et lui préférant un pluralisme causal, fait place aux
croyances religieuses et aux normes éthiques dans son étude
du capitalisme, sans opérer cependant de rupture radical
avec Marx. D’autres théoriciens s’efforceront également de
réélaborer la notion de classe : Gurvitch, Schumpeter, Hal-
bwachs et Veblen notamment. Mais les études de la classe

bourgeoise en tant que telle restent rares.

▶ Plus délaissée que critiquée, la notion de bourgeoisie sus-

cite néanmoins des questions actuelles. Si l’on peut discuter


de la pertinence de la catégorie de prolétariat, celle de bour-
geoisie définit encore précisément aujourd’hui un groupe so-
cial vigoureux, qui présente une permanence indéniable, une
unité réelle et une conscience de soi affirmée. Capital écono-
mique, capital social et capital culturel se cumulent pour lui
assurer une prépondérance sans égale sur la scène mondiale,
l’idéologie du mérite masquant la formation des lignées qui
la composent. Solidarité interne et conscience de soi, que
Marx prêtait à la seule classe ouvrière, ne sont-elles pas deve-
nues, paradoxalement, le propre de la seule bourgeoisie, au
rebours même des attentes de son fondateur ?

Isabelle Garo

✐ 1 Hegel, G. W. Fr., Principes de la philosophie du droit,


p. 261, PUF, Paris, 1998.

Voir-aussi : Marx, K., et Engels, Fr., l’Idéologie allemande, Édi-


tions sociales, Paris, 1976.

Weber, M., l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon,


Paris, 1964.

Pinçon et Pinçon-Chariot, Sociologie de la bourgeoisie, La Dé-

couverte, Paris, 2000.

! CLASSE, COMMUNISME, LUTTE DES CLASSES


downloadModeText.vue.download 129 sur 1137
C

ÇA

En allemand : es, pronom neutre substantivé. Notion reprise de G. Grod-


deck, Das Buch vom Es (le Livre du ça, 1923).

PSYCHANALYSE

révérence inscrit la réflexion freudienne dans la continuité

des philosophies de la critique du sujet et du primat de la

conscience.

Christian Michel

Concept dynamique et énergétique, le ça est une no-


tion équivoque et ambiguë – le choix du mot l’indique.
Réservoir de l’énergie pulsionnelle – « chaudron plein
d’excitations qui bouillonnent »1 –, le ça est une des trois
instances de la seconde conception topique de la person-
nalité psychique.

L’introduction de la notion de ça est un enjeu théorique.


Après le second « pas »2 dans la théorie des pulsions qui a
montré que la libido pouvait investir le moi (narcissisme),
Freud promeut le ça, qui en est le répondant topique et dyna-
mique. La psychanalyse ne risque plus dès lors de se réduire

à une psychologie du moi – qui n’est que « le disque germi-

natif », quand le ça est « l’oeuf » 3.

Moi et surmoi étant des différenciations ontogénétiques


du ça, les frontières qui délimitent les instances sont incer-
taines. Le moi, « partie du ça qui a été modifiée sous l’in-
fluence directe du monde extérieur », n’en est pas séparé et

« fusionne avec lui dans sa partie inférieure » 4. Le moi tente de

mettre le principe de réalité à la place du principe de plaisir


(Wo Es war soll Ich werden5), mais, tel un cavalier, il va là
où sa monture l’entraîne. Le sur-moi « plonge profondément
dans le ça »6 lui aussi : il est l’héritier des premiers objets
d’investissement du ça, les figures parentales. Tout le ça est
inconscient, et si « le refoulé [...] se fond avec le ça, il n’est
qu’une partie de celui-ci » 7, puisqu’il se compose pour partie
d’empreintes phylogénétiques héréditaires.

Le ça est soumis à la dynamique des pulsions de vie et de

mort. « Grand réservoir de la libido » 8, il est pourtant en lutte


contre Éros : dominé par le principe de plaisir, il s’efforce
d’atteindre à la réduction complète des tensions induites par
la libido.

▶ Freud crédite Nietzsche, par-delà G. Groddeck, de l’inven-


tion de la notion de ça. Bien qu’inexacte à la lettre, cette

✐ 1 Freud, S., Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in


die Psychoanalyse (1932), G.W. XV, Nouvelles Conférences sur
la psychanalyse, PUF, Paris, p. 99.

2 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips (1920), G.W. XIII, Au-delà


du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris,
2001, p. 99.

3 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), G.W. XIII, le Moi et le ça,
in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001, p. 236.

4 Ibid., pp. 236 et 237.

5 Freud, S., « Là où ça était, je dois advenir », in Nouvelles Confé-


rences sur la psychanalyse, op. cit., p. 107.

6 Le Moi et le ça, op. cit., p. 263.

7 Ibid., p. 236.

8 Ibid., p. 242.

! DÉCHARGE, INCONSCIENT, LIBIDO, MOI, NARCISSISME, PRINCIPE,


PROCESSUS, REFOULEMENT, TOPIQUE, VIE

CADRE (PROBLÈME DU)


Calque de l’anglais frame problem.

ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. ESPRIT

Problème général de représentation des connaissances,

consistant à trouver un format représentationnel permet-


tant une modélisation efficace et adéquate d’un monde
complexe et changeant.

Historiquement, le problème du cadre a été étroitement lié


aux recherches en intelligence artificielle sur la résolution

de problèmes et sur la planification. Comment représenter


une situation et les lois qui la régissent de manière à pouvoir
inférer correctement les effets pertinents d’une action sur la
situation ? Les difficultés rencontrées dans cette tâche ont

montré que ce problème n’était pas seulement technique,

mais avait d’importantes ramifications ontologiques et épisté-


downloadModeText.vue.download 130 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

128

mologiques. Il pose la question des entités, des catégories et


des lois fondamentales de notre monde. Il pose également la
question des représentations canoniques susceptibles de re-
fléter cette ontologie, et celle des principes épistémologiques
que nous utilisons pour exploiter efficacement les connais-
sances ainsi représentées 1.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 Pylyshyn, Z. W., (éd.), The Robot’s Dilemma : the Frame

Problem in Artificial Intelligence, Norwood, New Jersey, Ablex,

1987.

! INFÉRENCE, REPRÉSENTATION

CALCUL

Du latin calculus, « caillou, pion servant à compter ». Terme d’arithmé-


tique et, plus généralement, de mathématique.

MATHÉMATIQUES

Méthode qui permet de combiner entre elles des gran-

deurs, d’effectuer des opérations ou des associations entre

deux ou plusieurs de ces grandeurs.

La nature du calcul dépend donc, en premier lieu, de la na-


ture des grandeurs sur lesquelles il effectue ses opérations. Le
calcul arithmétique a pris son essor en combinant des entiers
naturels, en les ajoutant, les soustrayant, les multipliant et les
divisant (lorsque cela est possible). C’est ainsi que sont nées
les « quatre opérations » de l’arithmétique. D’autres possibi-
lités, c’est-à-dire d’autres calculs, sont imaginables si l’on a
affaire aux nombres rationnels (l’extraction des racines leur
convient dans des conditions bien déterminées). Avec les
nombres réels, le calcul prend une extension remarquable,
en ce sens qu’il opère sur des grandeurs continues et peut,
dès lors, exprimer des propriétés et des résultats de nature
géométrique. Il y a encore bien d’autres genres de calcul, se-
lon que l’on considère les combinaisons réalisées à partir des

nombres complexes ou encore des vecteurs, des matrices,

des fonctions, etc.

Le concept de calcul dépend ensuite des opérations dont

on dispose. On vient d’évoquer les quatre opérations de

base ; il en existe bien d’autres qui relèvent de la notion de

calcul et qui contribuent à en modifier le sens. L’extraction

de la racine carrée, possible sur les réels positifs ou sur les

complexes, faisait partie du « calcul » dès le XVIe s. Les calculs

trigonométriques, logarithmiques ou exponentiels accroissent

encore le champ du calcul sur les grandeurs continues. Le


calcul vectoriel permet de combiner, ayant des dimensions

(des coordonnées) multiples. Les opérations peuvent y por-

ter des noms similaires à celles qui sont à l’oeuvre en arith-

métique, sans relever des mêmes règles ; ainsi en va-t-il de


l’addition ou de la multiplication vectorielle. Le calcul matri-

ciel généralise encore les possibilités exploitées par le calcul


vectoriel.

En inventant, à la fin du XVIIe s., le calcul différentiel et inté-


gral, Leibniz et Newton réalisent une sorte de révolution dans
l’idée de calcul pour au moins deux raisons : d’abord, ces

calculs soumettent la notion d’infini à des règles opératoires


cohérentes et sûre, ils donnent sens à une variation instan-
tanée ou ponctuelle, mais aussi à une sommation infinie de
valeurs continûment variables ; ensuite, ils offrent un modèle
dans lequel le résultat du calcul n’a pas la même dimension
que les objet qu’il combine, l’intégrale définie d’une fonction

réelle donne une aire, ou encore la dérivation d’une trajec-


toire à variable temporelle donne une vitesse instantanée.

Il convient d’insister sur l’interaction entre les grandeurs


« calculées » et les opérations inventées. Ainsi, c’est en éten-
dant par symétrie l’addition que l’on peut construire axio-
matiquement l’ensemble des entiers relatifs à partir de l’en-
semble des entiers naturels ; c’est en étendant par symétrie la
multiplication que l’on peut obtenir l’ensemble des nombres
rationnels, ou encore l’extension de l’extraction des racines

est une des voies d’accès au concept de nombre complexe.


À l’inverse, c’est la recherche d’une sommation cohérente des

grandeurs continues (identifiables aux réels) qui a permis


d’élaborer le calcul intégral et son opération « ∫ ».

Le destin du calcul mathématique s’est joué autour de la


façon dont il a pu être noté. La mise au point de notations

adéquates et performantes a été décisive à chaque étape de


son histoire. Pour l’arithmétique, l’invention des chiffres et

de l’écriture de position, la disposition des opérations ont


été de puissants stimulants de son développement, même s’il
faut remarquer que cette science a pu être exprimée dans la
langue usuelle chez les Grecs et jusqu’à une période avan-
cée du Moyen Âge. D’une certaine manière, on peut sou-
tenir que « l’arithmétique est devenue algèbre », du fait des
changements dans les notations : dès lors que l’on a com-
mencé à « faire avec des lettres, les calculs qu’on faisait avec

des chiffres », comme le dit Descartes, l’algèbre entrait dans


son âge d’or. Les a, b, c ... x, y, z devenaient les symboles
que ce calcul combinait ; les opérations recevaient (au cours
d’un processus long et sinueux, qui va du XVe au XVIIe s.) leur
symbolisme adapté : +, ±, =, etc. Depuis, chaque nouvelle

extension de l’idée de calcul exige une notation symbolique


adaptée, que ce soit en logique ou dans le domaine des ap-
plications des mathématiques.

Enfin, une caractéristique commune aux calculs est leur


automaticité. On peut être habile, sûr, virtuose même en
calcul, mais la place de l’invention, de l’imagination y est ré-

duite. Cette remarque ne concerne pas les stades de l’inven-

tion des objets et des règles de calcul, mais bien ceux où il


est mis en oeuvre, effectué. Les algorithmes calculatoires sont

aveugles, ils se déroulent de manière systématique, et c’est

évidemment la raison profonde pour laquelle ils peuvent être

traités par des machines. Cela ne doit cependant pas être in-

terprété trop strictement, puisqu’il y a généralement plusieurs

voies pour mener un calcul, et certaines sont meilleures que

d’autres ; si les calculatrices sont assez puissantes pour les

examiner et les évaluer toutes, la perspicacité, l’intuition et

la capacité d’anticipation sont des armes propres à l’enten-

dement humain pour opérer des choix dans la manière de

mener un calcul.

Vincent Jullien

∼ CALCUL INFINITÉSIMAL

MATHÉMATIQUES

Technique analytique consistant à maîtriser des varia-


tions infinitésimales. Le calcul différentiel et le calcul inté-

gral en sont les parties principales.

L’analyse infinitésimale comprend deux éléments éminents.


La manipulation, d’une part, de quantités qui sont comme
rien, c’est-à-dire telles que l’on peut les négliger dans le résul-
tat mais pas dans le processus résolutoire. La compréhension,

d’autre part, de phénomènes liés à la variation, c’est-à-dire


downloadModeText.vue.download 131 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

129

qu’elle correspond parfaitement à la partie cinématique de la


physique classique.

Dérivées

Le calcul de la dérivée d’une fonction continue et déri-


vable, c’est-à-dire définie en chacun de ses points, corres-

pond essentiellement à la pente de cette fonction, c’est-à-dire


au taux de variation instantané de cette fonction par rapport
au temps. Soit la fonction :

On a :

qui est l’expression de la fonction f ′ dérivée de f. Les tech-

niques différentielles engagent la compréhension de phéno-

mènes liés à la variation, c’est-à-dire qu’elles correspondent

parfaitement à un usage cinématique.

Si f(t) est définie sur un intervalle de variation de t, la

dérivée de f par rapport à t en un point t0 est définie comme


la limite quand t tend vers t0 du rapport de l’accroissement de
f dans l’intervalle [t – t0] = Δt, soit :

Primitives

Si f(t) a pour dérivée f ′(t), on peut montrer que, à l’inverse,

f(t) est une primitive de f ′(t). Toute fonction F′(t) = f(t) est

une primitive de f(t). Pour retrouver cette primitive dans le

cas énoncé, il faut considérer le schéma suivant (en haut à

droite)

où l’on perçoit bien le principe de l’intégration : sommer des


triangles infinitésimaux circonscrits par la base Δt et par le
pente d’équation y = f ′(t). L’aire obtenue est mesurée par la
primitive de la courbe cherchée. Si le calcul différentiel est

la prolongation des recherches sur les valeurs prises par les

tangentes en un point d’une courbe, le calcul intégral se situe

dans le cadre des recherches sur la quadrature des surfaces.

Fabien Chareix

! CALCUL DIFFÉRENTIEL, CALCUL INTÉGRAL

∼ CALCUL DIFFÉRENTIEL

HIST. SCIENCES, MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE

Méthode analytique consistant à déterminer la mesure


d’une tangente à une courbe en un point déterminé.

Le calcul différentiel est né à la fin du XVIIe s., issu de façon

indépendante des travaux de Leibniz sur les propriétés des

triangles semblables, et des recherches de Newton sur les

méthodes dites de fluxion. C’est dans un mémoire de 16841

que Leibniz publie les résultats de travaux ayant pour finalité


la réduction du raisonnement géométrique à un simple calcul

algébrique. Il en donne d’abord les définitions : dx est une


« différence de x » quelconque, dy, dv, dz etc. sont les diffé-
rences d’ordonnées définies par le rapport :

où XB, XC, XD et XE sont les valeurs d’abscisses correspon-


dant respectivement à chaque ordonnée.

Il apparaît à l’évidence que Leibniz veut exprimer, par


ces définitions, le coefficient de la pente, ou tangente, en

un point. Cela revient à exprimer par une droite la varia-

tion des valeurs des ordonnées lorsque les abscisses x varient


très peu, c’est-à-dire lorsque leur différence est aussi petite

que l’on veut. Les propriétés des courbes sont alors aussi

celles des triangles caractéristiques qui sont semblables aux

triangles YxB, VxC, etc. Leibniz écrit :

« Ce qui constitue d’après moi le principe général de me-

sure des courbes, [est de] considérer qu’une figure curviligne

équivaut à un polygone d’une infinité de côtés, il s’ensuit que

tout ce qu’on peut établir quant à un tel polygone, qui soit ne


dépende pas du nombre de côtés, soit devienne d’autant plus
vrai qu’on prend un nombre de côtés plus grand, de sorte
que l’erreur finisse par devenir plus petite que toute erreur

donnée, on peut également l’affirmer de la courbe. » 2.

Le principe de l’analyse infinitésimale n’est pas né chez

Leibniz et l’on retrouve certaines techniques analogues d’en-


cadrement dès 1621 dans les travaux de Bonaventura Cava-

lieri. Il publie un ouvrage en 1635, la Geometria indivisibi-

libus cominuorum nova quadam ratione promota, dont la


downloadModeText.vue.download 132 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


130

diffusion est attestée par l’usage réel dans les opérations de

mesures complexes des surfaces qui en fut fait, en particulier


dans les travaux de Huygens 3, Wallis 4 et Newton 5. C’est à ce
dernier que l’on doit, dès 1665 (c’est-à-dire après la lecture
qu’il fit de la méthode de Wallis), une variante du calcul diffé-
rentiel : le calcul des fluxions ou des vitesses de variation des

grandeurs algébriques. Mais les sources de Leibniz semblent


devoir être trouvées dans les recherches de Fermat (extrema

des fonctions algébriques), de Pascal (quadratures liées à


des propriétés de tangentes dans certaines figures, dont la
« roulette ») et de Roberval (méthode de détermination ciné-

matique des tangentes à une courbe donnée). Quelles que


soient les sources de Leibniz, le mémoire de 1684 est d’une

concision et d’une discrétion extrêmes 6, presque stupéfiantes.


Seules sont données par la suite les règles de formation qui
structurent le calcul, sans autre justification :

Soit a une constante : da = 0

si y = v alors dy = dv

Addition et soustraction :

z – y + w + x = v alors

Multiplication :

soit, si y = xv

Leibniz remarque que le passage des valeurs à leurs diffé-

rences se fait sans discussion. Il n’en est pas de même lorsque

les différentielles sont posées d’abord. Ce dernier passage,

des différences vers les valeurs originales des segments,


constitue le principe même du calcul intégral.

Division :

Une discussion sur les signes montre alors la nécessité

de recourir, pour ces opérations complexes de composition


des différences, à la figure elle-même : selon l’intersection
des tangentes d’un côté ou de l’autre du point d’abscisse pris
comme origine, on considérera le plus et le moins dans le
calcul. Leibniz donne enfin les règles des différenciations des

puissances :

et

et des racines :
L’ensemble ne présente aucune explication, si l’on met
à part le groupe d’exercices finaux dans lesquels Leibniz
montre la puissance du calculus et son pouvoir de résolution
rapide des problèmes qui pouvaient autrefois occuper lon-
guement les meilleurs géomètres.

▶ Très critiquée dès son origine pour son aspect non rigou-
reux, l’analyse des infiniment petits est cependant adoptée
par l’ensemble des physiciens classiques, dans le contexte de
la mécanique newtonienne. Si Bernoulli, Euler, d’Alembert
puis Laplace et Monge en font progressivement un outil com-
plet en le prolongeant vers le calcul variationnel ou vers l’in-
vention de systèmes d’équations différentielles aux dérivées
partielles dont l’application est pertinente pour la résolution
des problèmes de physique, il faut attendre les travaux de
Cauchy, de Riemann et de Lebesgue pour que le statut exact
du calculus et de ses paramètres évanescents soit examiné
d’un point de vue purement mathématique. Abraham Robin-
son, dans les années 1960, substitue aux techniques infinité-
simales anciennes une nouvelle façon de poser les quantités
infinies : c’est l’analyse non-standard. Les grandeurs manipu-
lées avec inventivité mais sans rigueur par les physiciens clas-
siques y deviennent des nombres (infiniment grands et leurs
inverses infiniment petits) déterminés et non plus de simples
grandeurs limites. Cette opération rend possible l’application

aux nombres infiniment grands ou petits des règles et pro-


priétés des nombres ordinaires.

Fabien Chareix

✐ 1 Leibniz, G. W., Nova Methodus pro Maximis et Minimis,


itemque Tangentibus, quae nec fractas nec irrationales quanti-
tates moratur, et singulare pro illis calculi genus, in Acta Eru-
ditorum, Leipsig, 1684 (Mathematische Shriften, Band 6, ed.
Gerhardt, Hildesheim : Olms, 1971, pp. 220-225).

2 Leibniz, G. W., Naissance du calcul différentiel, traduit par


Marc Parmentier, Vrin, Paris, 1995, Addition à l’article sur le
calcul des mesures des figures, 1684, pp. 93-94.

3 Christiaan Huygens (1629-1695) récuse, dans sa correspon-


dance avec Leibniz, la légitimité des techniques révélées dans le
mémoire de 1684. Il fait lui-même usage de sommations dans
les manuscrits qui consignent ses recherches sur la courbe iso-
chrone. Voir J. Yoder, Unrolling Time, Christiaan Huygens and
the mathematization of nature, Cambridge : CUP, 1988.

4 Wallis, J., (1616-1703), Arithmetica infinitorum, Londini, 1655.

5 Newton, I., Philosophiae naturalis principia mathematica,


édition I.B. Cohen &amp; A. Koyré, 2 vol., Harvard University
Press, Cambridge, 1972.
downloadModeText.vue.download 133 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

131
6 Leibniz, G. W., Naissance du calcul différentiel, op. cit. Les notes
de Marc Parmentier éclairent la démarche générale de Leibniz.

! CALCUL, CALCUL DIFFÉRENTIEL

∼ CALCUL INTÉGRAL

HIST. SCIENCES, MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE

Méthode analytique consistant à déterminer la mesure

d’une surface.

La quadrature des surfaces est une technique connue des ma-


thématiciens grecs dans le cas de certaines figures de l’espace
à deux dimensions. Leibniz systématise, dans un mémoire
de 16861, le calcul des aires inscrites sous une courbe quel-
conque, entre deux bornes correspondant à la variation des
abscisses. C’est à Jacques Bernoulli que l’on doit, en 1690,
l’introduction du terme « intégral » (en lieu et place de l’adjec-
tif « sommatoire » employé par Leibniz) pour désigner un
calcul qui lie l’expression du tout à celle de ses parties qui
entrent dans la sommation. Le calcul intégral, attaché à l’essor
des notations leibniziennes, est moins le fruit du travail de
Leibniz que celui des Bernoulli, de l’Hospital puis de Euler,
Clairaut et d’Alembert (à qui on doit les équations aux déri-
vées partielles). Ces derniers contribuèrent à l’adoption défi-
nitive des outils de l’analyse par les physiciens classiques.
Travaillant à la résolution de problèmes demeurés insolubles
dans la première modernité (manoeuvre des vaisseaux, har-
moniques, modélisation de l’action du vent, etc.), leur apport
à l’histoire du calculus devance, et de loin, celui de la voie
anglaise : Taylor ou McLaurin ont seulement attaché à leur
nom des séries rapportées à des sommations, sans que l’on
puisse véritablement leur attribuer un rôle dans la rénovation
et l’expansion du calcul intégral.

Fabien Chareix

✐ 1 Leibniz, G. W., De geometria recondita et Analysi indivi-


bilium atque infinitorum, in Acta Eruditorum, Leipsig, 1686
(Mathematische Shriften, Band 6, ed. Gerhardt, Hildesheim :
Olms, 1971, pp. 226-233).

! CALCUL, CALCUL DIFFÉRENTIEL

CALCULABILITÉ

Du latin calculus, « petite pierre », et, par extension, « calcul »


(opération
de comptage primitivement effectuée à l’aide de cailloux).

LOGIQUE

Propriété d’une fonction pour laquelle il existe un algo-


rithme de calcul, c’est-à-dire dont la valeur pour un argu-
ment donné peut être uniformément obtenue par une mé-
thode effective ou mécanique. Ainsi, l’addition des entiers
naturels est une fonction (effectivement) calculable.
Née dans les années 1930 de tentatives pour montrer que

certaines fonctions n’étaient pas effectivement calculables, la

théorie de la calculabilité est aujourd’hui une branche impor-


tante de la logique mathématique ; elle joue, notamment, un

rôle central dans l’analyse et la mise au point des machines


informatiques.

Jacques Dubucs

✐ Boolos, G.S., et Jeffrey, R.C., Computability and Logic, Cam-


bridge UP, 1996.

! CHURCH (THÈSE DE), DÉCIDABILITÉ, EFFECTIVITÉ, MACHINE


(LOGIQUE, DE TURING)

CAMÉRALES (SCIENCES)

De l’allemand (XVIe s.) Kammer, « cour, chambre du Trésor », d’où l’adjec-


tif kameral, et Kameralwissenschaft, « science camérale, caméralistique ».

Lié d’abord aux « chambres » des princes, ces organes de planification et


de contrôle bureaucratique qui se substituèrent peu à peu aux conseils
traditionnels dans les États germaniques, l’adjectif kameral s’appliqua, à
partir du XVIIIe s., à l’enseignement destiné à la formation des futurs
fonc-
tionnaires.

PHILOS. DROIT, POLITIQUE

Sciences de l’administration qui se sont développées


en Allemagne, sous l’État absolutiste. Au sens étroit, tech-
niques permettant d’accroître les revenus du prince ou, au
sens large, ensemble des disciplines relatives à l’État (éco-
nomie, police, finances).

On distingue deux étapes dans la formation des sciences ca-


mérales : la première (XVIe-XVIIe s.) correspond aux efforts de
divers auteurs (Obrecht, Seckendorff) pour développer une
technique d’administration conforme aux besoins matériels
des États de l’Empire. Faute de moyens militaires permettant
de mener une politique de puissance, c’est la bonne gestion
du domaine princier, source principale des revenus de l’État,
qui devait assurer la force de ce dernier. L’économie se trou-
vait ainsi subordonnée à l’intérêt du prince, selon la logique
mercantiliste, tout en gardant un caractère patriarcal, proche
de la signification première du mot (oikonomia : « administra-
tion domestique »). La seconde étape correspond à la systé-
matisation des matières camérales au XVIIIe s. Promues au rang
de discipline universitaire, celles-ci s’organisèrent en une vé-

ritable science, dont les deux principaux représentants furent

Justi (1720-1771) 1, en Prusse, et Sonnenfels (1733-1817) 2, en


Autriche.

C’est en 1727 que Frédéric-Guillaume Ier de Prusse, sou-


cieux de moderniser l’administration de son royaume, créa
les premières chaires de sciences camérales. Son exemple fut

rapidement suivi par de nombreux princes, et l’enseignement

de cette discipline, en une cinquantaine d’années, se répan-


dit dans tous les pays de langue germanique. Cette création
résultait de la volonté de former une classe nouvelle de fonc-
tionnaires, instruits, dévoués au prince et capables de prendre

en charge les multiples aspects de l’administration étatique.


Les sciences camérales se divisaient en trois branches : l’éco-

nomie, la police (Policey) et la caméralistique au sens étroit,

c’est-à-dire la science des finances : la première se rapportait


aux conditions matérielles (subsistances et richesse) du bien-

être des sujets ; la deuxième, au bon ordre de la société ; et


la troisième, aux revenus du prince. Étroitement interdépen-
dantes, toutes trois étaient ordonnées à la poursuite du bon-

heur commun. Elles formaient donc l’armature théorique et


pratique de l’État administratif de bien-être (Wohlfahrtsstaat),
ou État de police.

▶ Les sciences camérales ont été, dès le XVIe s., mais surtout
après la guerre de Trente Ans (1618-1648), un instrument
essentiel de construction de l’État dans les pays allemands,
et représentent une tradition de pensée originale, associant la
puissance de l’État et la poursuite du bien-être par la voie de

la rationalisation bureaucratique.

Michel Senellart

✐ 1 Justi, J. H. G. (von), Grundsätze der Policey-Wissenschaft,


Göttingen, 1756, « Éléments généraux de police », Paris, 1769.

2 Sonnenfels, J. (von), Grundsätze der Polizey-, Handlungs- und


Finanzwissenschaft, Vienne, 1765.

Voir-aussi : Brückner, J., Staatswissenschaften, Kameralismus

und Naturrecht, C.H. Beck, Munich, « Sciences de l’État, camé-


downloadModeText.vue.download 134 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

132

ralisme et droit naturel », 1977.

Maier, H., Die ältere deutsche Staats- und Verwaltungslhere,


« L’ancienne théorie allemande de l’État et de l’administration »,
1966 ; 2e éd. revue et complétée, Beck, Munich, 1980 ; rééd.
DTV, 1986.

Schiera, P., Il Cameralismo e l’assolutismo tedesco. Dall’Arte del


Governo alle Scienze dello Stato, « Le caméralisme et l’absolu-
tisme allemand », A. Giuffrè, Milan, 1968.

Senellart, M., « Raison d’intérêt et gouvernement du bien-être :


le Teutscher Fürstenstaat (1656) de Seckendorff », in G. Borrelli

(dir.), Prudenza civile, bene commune, guerre giusta, pp. 221-


234, Naples, Archivio della ragion di Stato, Quaderno 1, 1999.
Small, A. W., The Cameralists. The Pioneers of German Social

Polity, « Les caméralistes. Les pionniers de la politique sociale


allemande », Chicago- Burt Franklin, Londres, 1909.

! ÉCONOMIE, ÉTAT, POLICE

CANON

Du grec kanon : au sens propre, « règle à l’usage des charpentiers per-


mettant de mesurer ou de déterminer » ; par comparaison, « la recti-
tude d’un objet ». Apparaît d’abord dans le domaine administratif, puis
religieux, le canon désignant alors la partie essentielle de la messe où
sont prononcées les paroles de la Consécration. En français, retrou-
vant l’un des sens que lui donnaient les Anciens, le mot s’applique aux
beaux-arts, d’abord pour la musique (fin du XVIIe s.), puis, au début du
XIXe s., pour la sculpture, dans le climat néoclassique et en référence
à la
statuaire de la Grèce antique.

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MODERNE

1. Chez Épicure, critère de la vérité. – 2. Chez Kant,

« ensemble des principes a priori de l’usage légitime de


certaines facultés de connaître » 1.

L’usage philosophique du terme « canon » se fonde sur son


sens propre de règle ou étalon de la rectitude d’une construc-
tion ou d’un tracé. En appelant Canon la statue qui illustrait
les proportions du corps humain exposées dans l’ouvrage du
même nom 2, le sculpteur Polyclète avait infléchi le sens du
mot vers celui de « modèle ». Pourtant, même dans le registre
éthique, c’est le sens de « critère » qui prévaut en philoso-
phie : chez Aristote, le « vertueux » (spoudaios) représente
le canon ou « la mesure » (metron) qui permet d’apprécier la
convenance de toute chose à la poursuite du bien humain 3.

Démocrite aurait été le premier à prendre le terme en


ce sens, dans l’ouvrage intitulé Canons, où il distinguait la
connaissance intellectuelle « légitime » de la connaissance
sensible « bâtarde » : par une convention due aux sensations,
il y a des qualités sensibles ; en réalité, il n’y a que les atomes
et le vide, connus par l’intelligence 4. Le terme est ensuite
repris par Épicure, chez qui il est synonyme de « critère » 5.

Kant reprend le terme pour désigner les lois et principes


du bon usage d’une faculté : ainsi, la logique est un canon de
la faculté de juger et de l’entendement, mais il n’y a pas de
canon d’un usage spéculatif de la raison pure, car celui-ci est
illégitime 6. Le canon de l’appréciation morale est que « nous
puissions vouloir que la maxime de notre action devienne
une loi universelle » 7.

Jean-Baptiste Gourinat, Annie Hourcade

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Méthodologie trans-

cendantale, ch. 2.

2 Polyclète, A 3, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Galli-


mard, La Pléiade, Paris, 1988.

3 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 4, 1113a33.

4 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 135-138.

5 Diogène Laërce, X, 31.

6 Kant, E., Critique de la raison pure, loc. cit.

7 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, II.

! ATOMISME, CRITÈRE, LOGIQUE

ESTHÉTIQUE

Dans le domaine des beaux-arts, modèle, défini par le


système de ses proportions, de la belle forme.

Pline l’Ancien nous apprend que le sculpteur Polyclète, qui

travaillait à Athènes au Ve s. avant notre ère, fut « l’auteur de la


statue que les artistes appellent Canon, à quoi ils demandent
les “traits” (lineamenta) de l’art, comme à une loi » ; un siècle

plus tard, Galien évoque à son tour un traité de Polyclète,


intitulé le Canon, dans lequel l’artiste « a enseigné les “pro-
portions” (summetrias) du corps ; et il assura son discours

par une réalisation, en fabriquant une statue répondant à la

prescription du discours, et il donna à la statue, comme il


avait fait pour le traité, le nom de Canon ».

On identifie cette oeuvre, qui définit la parfaite proportion

du corps humain (le mot kanôn en grec signifie en effet « la

règle »), au Doryphore, ou « Porteur de lance », une copie en


marbre de l’original perdu, qui était en bronze. Le Canon de

Polyclète, sans doute dérivé de spéculations arithmétiques


d’origine pythagoricienne, fascinera la première Renaissance,

et tout particulièrement le néoplatonisme qui fleurit à Flo-

rence à la fin du Quattrocento. On se réclame alors du ca-

non de Vitruve 1, tel qu’on le trouve au chapitre premier du


livre III du De architectura, qui fait du nombril le centre du
corps (l’homme vitruvien, inscrit dans un cercle et dans un

carré, a donné lieu à un célèbre dessin de L. de Vinci), ou

bien du canon de Varron, qui refuse d’admettre que l’ombilic

soit le centre du corps.

Cependant, dès le XVIe s., les artistes s’affranchissent de ce

« schème structural » (selon l’expression de Panofsky) 2, et se

plaisent à en pervertir la trop parfaite harmonie. C’est ainsi


que, dans son traité posthume sur les proportions du corps

humain (1528), Dürer déprave le canon par projections ana-


morphotiques et dérive de la norme vitruvienne, par contrac-

tion, la figure d’un paysan corpulent, par étirement, celle


d’un grand échalas décharné 3. À la suite de Michel-Ange, qui

méprisait le secours du canon et se flattait d’avoir le compas

dans l’oeil, les peintres maniéristes se plairont à soumettre le

corps humain à de fantastiques déformations.

Le dogmatisme néopythagoricien se flattait de définir la

forme de la beauté par concept, c’est-à-dire par proportions

géométriques ; mais l’extrême diversité des beautés empi-


riquement rencontrées déjoue nécessairement la rigidité de
ce dogme. Il revenait au philosophe qui a su montrer l’ina-

déquation nécessaire du concept à la forme de la beauté de

tirer la conclusion de cet échec : au § 17 de la Critique de la


faculté de juger 4, Kant montre comment la « norme » (Norma-
lidee) de la beauté, qu’on a longtemps prise pour un idéal de
la raison, n’est en vérité qu’une représentation de l’imagina-

tion, une moyenne soumise aux conditions de l’expérience.


À l’universalité rationnelle du canon succède alors la pluralité

des modèles tous aussi contingents les uns que les autres, la

forme de la beauté différant selon qu’on l’imagine en Europe,


en Chine ou en Afrique.

▶ Le canon détenait le monopole de l’Idéal. Son abandon


est simultanément renoncement à la beauté et découverte de

l’illimité des rencontres singulières, qui diffractent le modèle


géométrique dans le prisme des sensations. Au paradigme
downloadModeText.vue.download 135 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


133

exclusif se substitue l’ici-maintenant de l’expérience esthé-


tique, chaque fois unique et indéfiniment multiple.

Jacques Darriulat

✐ 1 Vitruve, les Dix Livres d’architecture, trad. Perrault, Balland,


Paris, 1979.

2 Panofsky, E., « L’évolution d’un schème structural : l’histoire de


la théorie des proportions humaines conçue comme un miroir
de l’histoire des styles », in l’OEuvre d’art et ses significations,
essais sur les arts visuels, trad. M. et B. Teyssèdre, Gallimard,
Paris, 1969, pp. 55-99.

3 Dürer, A., Lettres et écrits théoriques ; traité des proportions,


trad. P. Vaisse, Hermann, Paris, 1964.

4 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flam-


marion, Paris, 1995.

Voir-aussi : Hume, D., De la norme du goût, in Essais esthétiques,


Flammarion, Paris, 2000.

Pigeaud, J., « La nature du beau ou le Canon de Polyclète », l’Art


et le vivant, Gallimard, Paris, 1995, pp. 29-44.

! ART, BEAUTÉ, GOÛT

CARACTÈRE

PSYCHOLOGIE

Structure permanente des dispositions psychologiques


d’une personne.

La notion de caractère s’efforce de capter la stabilité des dis-


positions psychologiques dans deux directions distinctes. La
première, c’est de la dériver de la physiologie. On peut, dans
l’esprit de la médecine antique (les caractères sanguins, mé-
lancoliques, etc.), corréler divers traits caractériels à la struc-
ture du corps et en dériver une typologie (E. Kretschmer). Le
caractère est alors identique au tempérament. On peut aussi
l’identifier à la personnalité, la rigidité en plus. En ce cas,
le caractère est la somme des dispositions psychologiques
réelles, celles qui résistent à l’imputation arbitraire des in-
tentions et paraissent endogènes. Il justifie alors un style de
conduite dans l’interaction, style parfois pathologique (carac-
tère paranoïaque, pervers, etc.). Comme la personnalité, on
l’objective avec des tests. Son acquisition est l’objet de la
caractérologie génétique 1.

Pierre-Henri Castel

✐ 1 Wallon, H., les Origines du caractère chez l’enfant, PUF,


Paris, 1947.

! CONDUITE, PERSONNALITÉ
CARACTÉRISTIQUE

Du grec kharakteristikos.

PHILOS. CONN., LOGIQUE

1. Propriété qui s’attache à une chose. – 2. Système


logique servant au raisonnement (chez Leibniz).

La caractéristique d’une chose est une propriété exprimée par


un prédicat qui dénote une chose. Par exemple, la caracté-
ristique d’une boule sera nécessairement d’être circulaire et

accidentellement d’être rouge.

Au XVIIe s., Leibniz a développé une « caractéristique uni-


verselle », système logique dont les signes représenteraient
les choses elles-mêmes, et permettant de réaliser des raison-
nements (sous forme de calculs logiques). Selon lui, l’arith-
métique et l’algèbre étaient des échantillons de la caractéris-

tique universelle qu’il appelait de ses voeux 1. Un projet d’une


nature comparable est repris par Frege dans sa Begriffschrift 2.

▶ Une caractéristique, si elle était possible, permettrait ainsi


de raisonner sans encourir les risques sémantiques inhérents
au langage ordinaire : vague, imprécision, polysémie, etc.

Roger Pouivet

✐ 1 Cf. Couturat, L., la Logique de Leibniz, Alcan, Paris, 1901.

2 Frege, G., Begriffschrift (1879), trad. l’Idéographie, Vrin, Paris,

1998.

! CALCULABILITÉ, MACHINE (LOGIQUE, DE TURING)

∼ CARACTÉRISTIQUE UNIVERSELLE

Concept proche de celui de Lingua philosophica, présent chez Kircher ou

Wilkins et développé par Leibniz à la fin des années 1670.

PHILOS. MODERNE, LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Pour Leibniz, calcul universel des concepts : « C’est cette

langue ou caractéristique universelle, que j’ai coutume

d’appeler le tableau des choses, l’inventaire des connais-

sances et le juge des controverses. C’est le grand organe

de la raison qui portera aussi loin les forces de l’esprit

que le microscope a poussé celles de la vue » 1. Grâce à


cette caractéristique, « raisonner et calculer sera la même
chose » 2.
Ce projet d’une ambition extrême peut être mis en oeuvre
dans les domaines qui s’y prêtent le mieux, parce qu’ils sont

ceux où la langue est le moins équivoque : la logique et

la géométrie. Un concept dérivé de la caractéristique uni-

verselle est ainsi celui de caractéristique géométrique, qui

en constitue une sorte d’échantillon. Réussir à constituer la

caractéristique géométrique est alors comme une preuve de

la possibilité du projet général.

Il faut donc faire mieux qu’Euclide, dont l’axiomatique

reste insuffisante, et que Descartes, dont l’écriture algébrique

est trop liée à l’étendue des grandeurs. Il convient de réduire


les Éléments à un calcul des signes et, pour cela, introduire
des caractères qui ne doivent ni à l’intuition, ni aux figures.
Par exemple, « “A.B” représente la situation mutuelle des
points A et B, c’est-à-dire un extensum (rectiligne ou curvi-

ligne, peu importe), qui les relie » 3.

Les résultats exposés dans des fragments des années 1675-


1679 restent toutefois modestes.

Vincent Jullien

✐ 1 Leibniz, G. W., Ausgabe, 1679, II, 1, pp. 557-558.

2 Leibniz, G. W., Opuscules et fragments inédits, édités par

L. Couturat, Paris, 1903, p. 28.

3 Leibniz, G. W., La caractéristique géométrique, fragment X de

l’édition Echeverria, Vrin, Paris, 1995, p. 235.

CARDINALE (VERTU)

! VERTU

CARTÉSIANISME

GÉNÉR.

Dans l’usage courant, ce terme désigne tout à la fois


la philosophie propre de Descartes et ses suites au XVIIe s.,
downloadModeText.vue.download 136 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

134
jusqu’aux grands systèmes classiques de Spinoza ou de
Malebranche.

En 1759, d’Alembert propose une histoire des progrès de

la raison dans laquelle les lectures successives de Descartes

produites durant tout un siècle permettent de repérer les

principales étapes de la modernité philosophique, depuis

l’adoption des principes du mécanisme jusqu’au geste cri-


tique des encyclopédistes : « Enfin Descartes au milieu du

XVIIe s. a fondé une nouvelle philosophie, persécutée d’abord


avec fureur, embrassée ensuite avec superstition, et réduite
aujourd’hui à ce qu’elle contient d’utile et de vrai » 1. L’intérêt
de cette présentation tient à ce qu’elle ne masque pas la com-
plexité du rapport à Descartes, même si d’Alembert prétend
définir une vérité féconde du cartésianisme, qu’il ne faudrait
pas confondre avec les énoncés explicites de la doctrine et
qui constitue l’axe d’un progrès continu. Cette interpréta-
tion a peu ou prou forgé l’idée d’un rationalisme cartésien
dressé contre l’autorité, dogmatique à ses débuts mais qui
accomplirait son destin philosophique dans l’émancipation
de l’homme des Lumières.

Le problème est tout à la fois de rendre raison de cet arte-


fact interprétatif, de le saisir dans sa positivité et de se faire
une idée plus nuancée, moins homogène au fond, d’un cou-
rant essentiel de l’histoire de la pensée classique. D’une façon
plus précise, l’intelligence du cartésianisme réclame tout à la
fois que l’on reconnaisse les bouleversements conceptuels
fondamentaux que Descartes lègue à ses « neveux » ; que l’on
saisisse les choix que les grands systèmes classiques opèrent
dans cet héritage, en nommant des problèmes qui ne sont
pas forcément ceux de Descartes ; que l’on renonce à posi-
tionner tous les auteurs majeurs du XVIIe s. par rapport à cette
seule référence.

Il est permis de repérer, dans la métaphysique cartésienne,


une décision majeure dont l’héritage s’impose à tous ses prin-
cipaux successeurs : au lieu que, depuis Platon et Aristote, il
est traditionnel de distinguer en l’âme diverses parties, dont
la plus basse est en charge de l’animation du corps, Descartes
réduit la nature de l’âme à sa seule dimension de substance
pensante, en établissant du même coup qu’elle est réellement
distincte du corps – cette découverte est le premier principe
conquis par la méthode après le doute : « [...] je connus de
là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature
n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu,
ni ne dépend d’aucune chose matérielle » 2. Au fond, après
Descartes, il n’est plus possible de postuler la distinction des
âmes végétative, sensitive et rationnelle ou intellective. Seule
demeure l’âme intellective, compte bien tenu du fait que les
sensations elles-mêmes sont des pensées ou des modes de
l’âme. Ce bouleversement fondamental permet d’ordonner
un certain nombre de problèmes, relatifs à la méthode, à la
matière et à l’union, qui constituent les lignes de force du
cartésianisme.
Le cartésianisme généralisé – Soit d’abord la question de
la méthode qui, chez Descartes, fait l’objet d’une élaboration
complexe, depuis la mathesis universalis (qui ne sera plus
mentionnée après les Regulae abandonnées autour de 1619),
jusqu’aux préceptes du Discours de la méthode de 1637 et à
la « règle générale » qui apparaît dans le même texte. Outre
que le doute ne se développe complètement que dans les
Meditationes de prima philosophiae de 1641, qui l’appliquent
aux natures simples intellectuelles et non simplement aux
choses matérielles (comme c’est pour l’essentiel le cas dans
le Discours), il faut considérer que Descartes a toujours soin

d’en définir précisément le champ d’application. La négation


provisoire, par le doute, des connaissances qui ne reposent
que sur les préjugés des sens ou sur l’autorité de l’École est
soigneusement limitée : elle n’atteint pas les principes de la
morale et de la religion ; du même coup, l’histoire n’est pas
soumise aux préceptes de la méthode. En revanche, en milieu
réformé et singulièrement chez Pierre Bayle, cette méthode
critique est élargie à l’analyse des témoignages, à la critique
des fausses prophéties et à la dénonciation de la supersti-
tion 3. Cette suite infidèle du cartésianisme est sans doute ce
qui donne lieu aux philosophes des Lumières de saluer en
Descartes le défenseur d’une pensée libre.

Le cartésianisme critiqué – Qu’en est-il de l’ambition


de Descartes de produire une exposition certaine de toute
la science des hommes ? Cette prétention suscite non plus
des déplacements mais de lourdes critiques. D’une façon
typique, c’est alors son explication des choses matérielles
à partir de l’inspection, par l’esprit, des idées qu’il en pos-
sède, qui concentre les attaques des partisans de la méthode
expérimentale. L’affirmation que les idées des corps, qui
sont les mêmes que celles des objets des mathématiques
(la grandeur, la figure et le mouvement), expriment sans
réserve la nature des choses conduit Descartes à privilégier
la construction intellectuelle de modèles mécaniques, contre
une expression mathématique relativement indépendante de
l’assignation des causes : en cela, il ne participe pas à une
certaine histoire de la physique mathématique, qui conduit
de Beeckman à Galilée, à Huygens, à Leibniz et à Newton. La
physique cartésienne est sans équation. La science classique
se construit-elle cependant sans rapport au cartésianisme ?
On objectera d’abord que Descartes, plus nettement que ses
contemporains, assume la réduction de toutes les causes à la

seule efficiente, en sorte qu’il prescrit au physicien la tâche


d’un mécanisme intégral. Il faut surtout se rendre attentif à
l’importance du concept de loi de la nature mis en place
dans les Principia philosophiae de 1644 : Descartes introduit
l’idée de « lois » générales (elles ne sont pas limitées à telle ou
telle région du monde physique), assorties de conditions de

quantification (avec, par excellence, l’affirmation d’un bilan


d’invariance de la quantité de mouvement dans le monde) et
pourvues d’une assise causale, dans le concours ordinaire de
Dieu. Le fait, si souvent répété, que ses règles du mouvement
sont presque toutes fausses (on excepte la première) s’avère
alors très secondaire. D’Alembert, une fois encore, est très
conscient de ce point et distingue entre les résultats positifs
de la science cartésienne et le cadre formel qu’elle met en
place : « Reconnaissons donc que [...] s’il s’est trompé sur les
lois du mouvement, il a du moins deviné le premier qu’il
devait y en avoir » 4.

Le cartésianisme inventé – Descartes aurait malgré tout


manqué sa physique, pour avoir trop préjugé des capacités
de l’âme à tout connaître par idées. Mais cette connaissance

implique l’engagement du sentiment (qui, bien sûr, est aussi


un mode de l’âme), lorsqu’il s’agit de saisir l’union de l’âme
avec un corps auquel elle est étroitement associée. Tout le
traité des Passions de l’âme est consacré à déchiffrer cette
union « en physicien », c’est-à-dire en découvrant les raisons
des phénomènes sensibles qui nous apparaissent effective-
ment. Et c’est l’union qui, dès le XVIIe s., fut bien comprise
comme le grand problème du cartésianisme. Il est certain
qu’elle constitue un problème pour les cartésiens, qui éla-

borent diverses solutions pour expliquer la correspondance

des modifications des deux substances : l’occasionnalisme


downloadModeText.vue.download 137 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

135

malebranchien, où Dieu est en chaque circonstance (mais


suivant des lois générales) la vraie cause de cette concor-
dance ; ce qu’on a appelé le parallélisme de Spinoza, où les

deux attributs (la pensée et l’étendue) expriment la même

substance ; et, dans une certaine mesure, l’hypothèse leib-

nizienne de l’harmonie préétablie, où l’âme produit de son


propre fond toutes les perceptions qui répondent à l’état du
corps, sans que celui-ci soit jamais cause en elle. Mais l’union
n’est pas le problème de Descartes lui-même, qui la rencontre
comme un fait d’expérience ; on l’a dit, c’est bien plutôt la
distinction réelle de l’âme et du corps qu’il doit conquérir,
contre l’héritage péripatéticien. En somme, le fameux pro-

blème du « dualisme » est largement inventé après Descartes

et projeté sur lui.

Le cartésianisme « ignoré » – Est-ce à dire, pour conclure,

que tous les problèmes de la philosophie classique sont

construits en référence à Descartes, sur le mode de la trans-


position, de la critique ou de l’invention ? Le témoignage de
Leibniz est ici essentiel, qui atteste que l’héritage d’Aristote
demeure déterminant tout au long du XVIIe s., et jusque dans
la constitution de la science. Dès ses écrits de jeunesse, il
signale expressément que c’est de l’extérieur qu’il considère
l’auteur des Principes de la philosophie (dont il proposera

bien plus tard une réfutation détaillée) : « [...] je l’avoue, je ne

suis rien moins qu’un cartésien » 5, c’est-à-dire, non seulement

anti-cartésien, mais, foncièrement, non cartésien. C’est ce qui

lui permettra, en particulier, d’envisager le rétablissement des

formes substantielles, contre l’auteur qui, en fin de compte,


incarne par excellence le mécanisme des modernes.

André Charrak

✐ 1 D’Alembert, J., Essai sur les éléments de philosophie, chap. I,


Fayard, Paris, 1986, p. 10.

2 Descartes, R., Discours de la méthode, IVe partie, éd. Alquié,

Garnier, Paris, 1988, p. 604.

3 Labrousse, E., « Pierre Bayle et l’histoire », Notes sur Bayle,

Vrin, Paris, 1987, p. 23.

4 D’Alembert, J., Discours préliminaire de l’Encyclopédie, Vrin,


Paris, 2000, p. 129.

5 Leibniz, G. W., Correspondance avec Thomasius, 30 avril 1669,

trad. Bodeüs, Vrin, Paris, 1993, p. 98.

Voir-aussi : Alquié, F., La Découverte métaphysique de l’homme

chez Descartes, PUF, Paris, 1996.

Beyssade, J.-M., La Philosophie première de Descartes, Flamma-


rion, Paris, 1979.

Guéroult, M., Descartes selon l’ordre des raisons, Aubier, Paris,

1968.

Kambouchner, D., L’Homme des passions, Albin Michel, Paris,

1995.

Laporte, J., Le Rationalisme de Descartes, PUF, Paris, 1988.

Manon J.-L., Sur la théologie blanche de Descartes, PUF, Paris,


1991.

! DOUTE, MÉCANISME, MÉTHODE, RATIONALISME

CATASTROPHES (THÉORIE DES)

ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES
Théorie mathématique développée par R. Thom 1, dans

le cadre de laquelle la transition discontinue entre deux


régimes de fonctionnement affecte l’évolution d’un pro-
cessus dynamique, et peut être corrélée à l’existence, dans

l’espace des variables du processus, d’une singularité d’un

type référencé.

La théorie des catastrophes propose une interprétation des

processus morphogénétiques indifférente à la nature particu-

lière des substrats des formes ou des forces agissantes. Elle


montre qu’une évolution régie par une fonction qui dérive
d’un potentiel, et déterminée par au plus quatre paramètres

de contrôle (théorème de classification), peut connaître

seulement sept types de transitions catastrophiques, appe-


lées catastrophes élémentaires, correspondant à la traversée
d’une valeur critique d’un paramètre de contrôle. Ces transi-

tions ont pour corrélat de brusques changements qualitatifs,

accidents morphologiques, observables dans l’espace subs-

trat du système décrit par la fonction. Un tel ensemble de

discontinuités constitue une forme. Si donc les catastrophes


peuvent être associées à des accidents morphologiques spé-

cifiques, l’identification des catastrophes doit permettre une

classification des processus morphogénétiques qui sera, en

outre, indépendante des substrats. Inspirée des travaux de


l’embryologiste C. H. Waddington, cette théorie de la forme

s’applique immédiatement à la compréhension des formes en

biologie. L’émergence de formes est pensée en tant que pro-

cessus dynamique soumis à des lois de stabilité structurelle

pour lesquelles l’espace devient un paramètre déterminant.

L’approche morphologique se propose ainsi de résoudre


l’antagonisme entre l’approche réductionniste, en termes de

constituants élémentaires, et l’approche finaliste, en terme de

structure fonctionnelle.

▶ La constitution d’un niveau morphologique autonome


ouvre la perspective d’une généralisation permettant de re-

fonder « l’ensemble des approches perceptives, cognitives,


sémantiques, phénoménologiques, sémiolinguistiques du

concept de forme » 2.

Isabelle Peschard

✐ 1 Thom, R., Stabilité structurelle et morphogenèse, Benjamin,


New York, Ediscience, Paris, 1972.

2 Petitot, J., dir., Logos et théorie des catastrophes (colloque de

Cerisy en l’honneur de R. Thom), éd. Patino, Genève, 1989.

Voir-aussi : Zeeman, C., Catastrophe Theory : Selected Papers

1972-1977, Addison-Wesley, Massachusetts, 1977.

! FORME

CATÉGORÉMATIQUE

LOGIQUE

Terme de la logique médiévale correspondant à la dis-

tinction entre les termes qui ont un sens par eux-mêmes

et ceux qui sont seulement la marque d’une relation entre

termes significatifs (comme, et, si, alors...) ; cette distinc-

tion se retrouve en logique contemporaine (variables de

proposition, prédicats d’un côté ; connecteur, opérateur,


quantificateur d’un autre côté). D’autre part, on parle d’in-

fini catégorématique à propos de l’infini dont les éléments


downloadModeText.vue.download 138 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

136

sont non seulement en acte, mais distincts et séparés, et


constituent le tout par leur addition.

Michel Blay

CATÉGORICITÉ
Du grec katègoria, « catégorie ».

LOGIQUE

Propriété d’une théorie ou d’un système d’axiomes

dont tous les modèles sont isomorphes, c’est-à-dire ne

sont séparés par aucune différence « substantielle », et ne


sont que de simples variantes les uns des autres.

Si une théorie est catégorique, on peut établir entre les do-


maines de deux quelconques de ses modèles une correspon-
dance bi-univoque qui préserve toutes les relations spécifiées
dans la théorie. Ainsi, l’arithmétique de Peano du « second
ordre » est catégorique, car tous ses modèles ont la même
structure, à savoir celle d’une « progression » infinie de la
forme x0, x1, x2, xn, possédant un premier terme et dont
chaque terme possède un successeur différent de lui. Une
théorie catégorique caractérise ses modèles aussi précisément

qu’on peut envisager de le faire, c’est-à-dire « à un isomor-


phisme près », et l’on peut donc dire qu’elle n’a « essentielle-
ment » qu’un seul modèle.

Jacques Dubucs

! ARITHMÉTIQUE, MODÈLE

CATÉGORIE

Du grec kategoria.

PHILOS. ANTIQUE

Classe d’attributs définie par l’un des sens de la copule

« est ».

Le concept philosophique de « catégorie » (kategoria) appa-

raît chez Aristote. Toute la terminologie aristotélicienne de

la prédication lui est apparentée : « prédicat », kategorema ;


« prédiqué », kategoroumenon ; « être prédiqué de », ou « se
prédiquer de », kategoreisthai. L’origine en est juridique : ini-
tialement, kategoria signifie « imputation », ou « accusation ».

Dans les Catégories, distinguant entre « ce qui se dit » (ta


legomena) et « ce qui est » (ta onta), Aristote divise ce qui se
dit en « ce qui se dit en combinaison, et [ce qui se dit] sans

combinaison – en combinaison, par exemple (un) homme

court, (un) homme vainc ; sans combinaison, par exemple,

homme, boeuf, court, vainc. » 1. La fameuse liste des « catégo-


ries » d’Aristote est ensuite très exactement celle des différents
signifiés de « ce qui se dit sans combinaison » : « Ce qui se dit
sans combinaison signifie soit la substance, soit le quantifié,
soit le qualifié, soit le relatif, soit le où, soit le quand, soit
le se trouver dans une posture, soit l’avoir, soit l’agir, soit

le pâtir. » 2. Aristote varie sur le nombre des catégories, les

plus importantes étant de toute façon les quatre premières

(substance, quantité, qualité, relatif). Plus importante encore


est la différence de statut entre la catégorie de « substance »
(ousia) et toutes les autres : la substance est ce dont tout le
reste se dit, sans être elle-même l’attribut de rien d’autre ;
c’est donc par rapport à elle que les autres catégories se défi-
nissent comme sens de l’être 3. Cette idée que la substance est
la « signification focale » de l’être (Owen) est le principe de

la correspondance, assurée, dans la pensée d’Aristote, par les


catégories, entre langage et réalité.

L’histoire de la doctrine des catégories est marquée par

plusieurs dissidences. Les stoïciens réduisirent à quatre le

nombre des catégories : les « substrats » (hupokeimena), les


« qualifiés » (poia), les « manières d’être » (littéralement : « dis-

posés d’une certaine manière », pôs ekhonta), et les « manières

d’être relatives » (littéralement : « disposés d’une certaine ma-


nière relativement à quelque chose », pros ti pôs ekhonta) 4.
Plotin, contestant que les mêmes catégories, en particulier
celle de substance, puissent s’appliquer à la fois à l’intelligible
et au sensible, limita au sensible la pertinence de l’analyse ca-
tégoriale aristotélicienne et fit des cinq « très » ou « plus grands

genres » (megista gene) du Sophiste de Platon les « genres

premiers » du monde intelligible et par là de l’être en général 5.


Enfin et surtout, à ces conceptions, toutes substantialistes,
s’oppose celle, nominaliste, d’Ockham, qui, tout en acceptant
la liste aristotélicienne des catégories, ne voit en elles que des
distinctions linguistiques ou des principes de la pensée, sans
correspondance dans l’organisation du réel. Il est permis de
voir là le point de départ de la « révolution copernicienne »
accomplie par Kant, dont les catégories seront les concepts
purs de l’entendement 6.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Aristote, Catégories, 2, 1a16-19. Cf. Platon, Sophiste, 262b5-


c7.

2 Aristote, Catégories, 4, 1b25-27 ; Topiques, I 9, 103b22-23.

3 Aristote, Métaphysique, IV, 2, 1003a33-1003b10.

4 Simplicius, Commentaire des Catégories d’Aristote, 66, 32-67,


2, Kalbfleisch.

5 Plotin, Ennéades, VI 1-3 (42-44).

6 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique transcendan-


tale », livre Ier, chap. I, 3e section.

Voir-aussi : Benveniste, E., « Catégories de langue et catégories


de pensée », in Problèmes de linguistique générale, Gallimard,
Paris, 1966.

Derrida, J., « Le supplément de copule », in Marges de la philo-


sophie, Minuit, Paris, 1972.

Owen, G.E.L., « Logic and metaphysics in some earlier works of


Aristotle », in I. Düring and G.E.L. Owen (éds.), Aristotle and
Plato in the Mid-Fourth Century, Göteborg, 1960.

Vuillemin, J., De la logique à la théologie. Cinq études sur Aris-


tote, Flammarion, Paris, 1967.

! ÊTRE, PRÉDICATION, QUALITÉ, QUANTITÉ, RELATION,


SUBSTANCE

∼ THÉORIES MODERNES DES CATÉGORIES

Du grec katègoria, de katègorein, « juger ».

LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.

Forme fondamentale de concept, de prédicat ou de


propriété, que les théories contemporaines dérivent des
formes logiques.

Les théories modernes et contemporaines des catégories ont

visé, à l’instar de celle de Kant 1, à donner une forme systé-


matique à la table aristotélicienne, ou à la réviser. Kant dérive
les catégories de table des jugements en quatre groupes de
trois : quantité (unité, pluralité, totalité), qualité (réalité, néga-
tion, limitation), relation (inhérence, causalité, réciprocité),
modalité (possibilité, existence, nécessité). Les philosophes
contemporains, inspirés par le renouveau de la logique, cri-
tiquent Kant pour avoir privilégié la substance et la forme

logique sujet / prédicat, au détriment de la catégorie de rela-


downloadModeText.vue.download 139 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

137

tion, et ils cherchent le principe de la division des catégories


dans les formes logiques et linguistiques plutôt que dans les
formes de l’entendement. Frege n’adopte que deux catégo-
ries fondamentales, les concepts et les objets, les premiers
pouvant être des relations. Tout comme Cassirer 2, Russell 3
insiste sur la priorité de la relation et de la fonction par rap-
port à la substance, et, dans sa logique, divise les entités en
types hiérarchisés, chaque type dépendant de celui qui lui
est inférieur, afin d’éviter les antinomies de la théorie des
ensembles. Ainsi, un ensemble n’est pas une entité du même
type que ses éléments. Russell développe l’idée, déjà pré-
sente chez Aristote : les confusions de catégories produisent
des non-sens syntaxiques et sémantiques, également avancée
par Husserl dans les Recherches logiques, et reprise par Ryle,
qui dénonce comme une « erreur de catégorie » la confusion
de l’esprit avec une substance, alors qu’il est une propriété.
En dépit des « grammaires catégorielles » formulées par le lo-
gicien Ajdukiewicz, il n’existe pas de logique exhaustive des
catégories. La théorie contemporaine la plus compréhensive
des catégories est celle de Peirce 4, qui distingue les catégories
de Priméité (spontanéité du quale sensible), de Secondéité
(force réactive de l’existence) et de Tiercéité (intelligibilité et
réalité du sens et de la loi), dans le triple cadre d’une analyse
logique (élargie à une théorie des signes, ou sémiotique),
d’une description phénoménologique (ou phanéroscopique)
et d’un engagement ontologique réaliste.

▶ Le problème fondamental d’une théorie des catégories est


celui de savoir si ce sont des formes de la pensée et du dis-
cours, ou des formes de l’être et de la réalité. Mais Aristote

disait que l’être n’est pas un genre, idée que Wittgenstein a


en partie retrouvée quand il soutient que les catégories du
langage se montrent, mais que leur structure ne peut pas
être dite.

Claudine Tiercelin

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique transcen-


dantale », AK III, 83-93, IV, 56-66, trad. Renaut, Flammarion,

Paris, 1998.

2 Cassirer, E., Substance et fonction, Minuit, Paris, 1980.

3 Russell, B., Écrits de logique philosophique, trad. Roy, PUF,


Paris, 1989.

4 Peirce, C. S., Collected Papers (8 vol.), Harvard University

Press, Cambridge, 1931-1958.

! FORME LOGIQUE, RELATION, SÉMIOTIQUE, SUBSTANCE,


TIERCÉITÉ, TYPE

CATÉGORISATION
Du grec katègorein, « juger ».

PSYCHOLOGIE

Activité psychologique consistant à classer, à former

des catégories ou types d’objets. La psychologie cognitive


contemporaine a analysé les processus de groupement des
objets en catégories naturelles et en prototypes.

Les catégories sont, selon Aristote, les formes de la prédica-


tion (substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, etc.)
et, chez Kant, les formes a priori de l’entendement. En psy-
chologie, les catégories sont les classes d’objets naturels ou
d’artefacts, comme « humain », « animal », « oiseau », « table ».
Le terme est souvent synonyme de concept. Une théorie de la
catégorisation décrit les processus de classement et d’abstrac-
tion de la pensée naturelle. Les premiers travaux de psycholo-

gie cognitive définissent les catégories comme des ensembles

d’éléments équivalents au sein d’une classe et définis par


leurs conditions nécessaires et suffisantes. Ainsi, la psycho-
logie génétique étudie comment les enfants établissent des
catégories de forme, de couleur, de taille, et Piaget suppose
qu’elles obéissent à des contraintes logiques strictes, acquises
dans le cours du développement. La psychologie cognitive
contemporaine a remis en question cette approche depuis les
travaux de E. Rosch : au lieu de supposer l’existence de défi-
nitions associées à chaque catégorie, on a mis en valeur l’idée

que les exemplaires d’une catégorie se regroupaient par rap-

port à un gradient de représentativité jouant le rôle de proto-

type. Ainsi « moineau » est typique de la catégorie « oiseau »,

mais pas « autruche », ou « 4 » est typique de « nombre pair »


mais pas « 245 678 ». Selon certaines conceptions, les effets

de typicalité proviennent d’un calcul inconscient de mesures

d’informations. Selon d’autres, une simple ressemblance de

famille (au sens de Wittgenstein) suffit.

▶ L’enjeu des recherches sur la catégorisation porte sur la


possibilité de combiner les concepts (par exemple, « oiseau
blanc » à « bec jaune ») sans possession préalable de concepts
linguistiques, et pose donc non seulement la question de la

nature des mécanismes de l’abstraction mais aussi celle de la

relation de la pensée au langage.

Pascal Engel

✐ Houdé, O., Catégorisation et Développement cognitif, PUF,


Paris, 1992.

Piaget, J., Inhelder, B., la Genèse des structures logiques élémen-

taires, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1959.

Rosch, E., « Natural Categories », in Cognitive Psychology, 4,

pp. 328-360.

! ABSTRACTION, CATÉGORIES (THÉORIES MODERNES DES),

CONCEPT, TYPE

CATHARSIS

Du grec katharsis, « purification », « évacuation », « purgation », de


kathairein, « nettoyer, purifier ».

GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE

Notion empruntée au vocabulaire médical, d’abord

employée métaphoriquement par Aristote pour désigner


la purgation et l’expression des émotions par la représen-
tation théâtrale, reprise par Freud dans le sens de l’abréac-
tion des affects.

Catharsis a un sens médical de « purgation », qu’on trouve

dans le corpus hippocratique et parfois chez les auteurs 1.


Parallèlement, le terme a un sens religieux de « purification ».

Toute une tradition liée à l’orphisme et aux cultes à mystères

fait de la purification de l’impétrant une étape essentielle

de son initiation : l’âme doit se purifier des souillures de


son séjour avec un corps mortel. Ce thème marque aussi les
règles d’ascèse pythagoriciennes ou d’Empédocle (Purifica-

tions). Platon en retrouve l’inspiration dans ses textes les plus

ascétiques, comme le Phédon, où la philosophie elle-même

devient catharsis de l’âme apprenant à penser sans le corps 2.


Parfois, le terme est employé de façon plus figurée, renvoyant
par exemple à la dialectique comme moyen de purifier l’âme
de ses opinions fausses 3. Aristote en retrouve l’inspiration
médicale, lorsqu’il fixe, dans la Poétique, le sens littéraire du

terme. Chez les néoplatoniciens, la catharsis est un travail


downloadModeText.vue.download 140 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

138

d’ascèse de l’âme qui, par ses vertus, se recueille en elle-


même et se libère du corps pour s’identifier à l’Intelligence 4.

Christophe Rogue

✐ 1 Platon, Lois, I, 628 d ; Aristote, Histoire des animaux, VI, 18,


572 b 30 (pertes menstruelles), par exemple.

2 Platon, Phédon, 69 b.

3 Platon, Sophiste, 230 d.

4 Plotin, Ennéades, I, 2, § 3.

Voir-aussi : Aristote, La Poétique, texte, traduction, notes par

R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, Paris, 1980.

ESTHÉTIQUE, PSYCHOLOGIE

La catharsis intervient dans la définition même de la tra-


gédie, « imitation faite par des personnages en action et non

au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la


purgation propre à de pareilles émotions » 1. C’est donc bien

la fiction mimétique qui, par la mise en forme rigoureuse,

permet à la fois la purgation des émotions liées à la pitié et à

la crainte éprouvées pour les héros de l’action, et le plaisir lié

à la forme de la représentation. La purgation que la musique

aussi opère, par les chants d’action notamment, la rend utile

dans l’éducation 2.

La postérité de la notion de catharsis sera grande dans

la tradition théâtrale classique du XVIIe s., la purgation étant

étendue à toutes les passions. La catharsis est utilisée, dans le

débat sur la moralité ou l’immoralité du théâtre : elle justifie

la tragédie en invitant à modérer les passions par l’exposition

de leurs excès. Corneille ou Racine s’y réfèrent en ce sens.

On a pu, au contraire, accuser la catharsis d’entraîner une

complaisance affective.

À la fin du XIXe s., à l’écart de toute fin morale, Freud et

Breuer mettent en évidence le caractère pathogène de l’af-

fect qui n’a pas été « abréagi » 3. Ils nomment cathartique la

méthode qui relie l’affect à la représentation dont il a été

séparé, pour qu’il soit exprimé et évacué, par voies verbale

et motrice. Freud reprend par ailleurs l’idée que la représen-

tation théâtrale épargne de la souffrance au spectateur par

l’identification au héros et le déchaînement des affects. Le

plaisir est alors lié à une décharge quantitative, mais la forme


artistique en assure la nature qualitative 4.

▶ Par sa référence médicale, la catharsis implique la justifica-


tion de l’affect et la légitimité de son expression. Que Freud,
après les Études sur l’hystérie, ait abandonné cette notion
pour mettre l’accent sur l’élaboration psychique, conduit à

insister sur le rôle de la fiction poétique à laquelle elle est


liée pour Aristote, et qui empêche de la confondre avec une
simple décharge.

Françoise Coblence
✐ 1 Aristote, Poétique, 6, 1449 b 27, trad. J. Hardy, Les Belles
Lettres, Paris, 1985, pp. 36-37.

2 Aristote, Politique, VIII, 6, 1341 a 24 ; VIII, 7, 1342 a 10, trad.

J. Tricot, t. II, Vrin, Paris, 1962, pp. 578 et 584.

Breuer, J., et Freud, S., Études sur l’hystérie (1895), trad.

A. Berman, PUF, Paris, 1956, pp. 1-8.

4 Freud, S., « Personnages psychopathiques sur scène » (1905), in


Résultats, idées, problèmes, trad. J. Laplanche, PUF, Paris, 1984,
pp. 123-129.

! ABRÉACTION, HUMOUR, HYSTÉRIE, PASSION, PSYCHANALYSE

PSYCHANALYSE

! ABRÉACTION, DÉCHARGE

CAUSALITÉ

GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE

Principe d’enchaînement, généralement pensé comme


nécessaire, entre deux événements.

Ce principe est loin de posséder une signification unique, car


les « causes » auxquelles il se réfère ont vu leur définition va-
rier profondément au cours de l’histoire. On peut distinguer
trois ensembles de questions ayant évolué historiquement :
ce principe s’applique-t-il à tous les êtres uniformément ? Tra-
duit-il l’existence d’un pouvoir effectif dans les choses, ou

n’est-il qu’un outil intellectuel ? Et implique-t-il un détermi-


nisme intégral ou non ?

Si Aristote pensait la causalité de façon plurivoque, et non


strictement déterministe, l’époque classique, en revanche,

avec Descartes 1, réduit la causalité physique à un pouvoir de

production ou de transmission de mouvement, sur le modèle

du choc. Cependant, même chez Descartes, la causalité n’est

pas seulement physique : ainsi, Dieu est causa sui, et cer-

taines idées (comme celle d’« infini ») sont « causées » en

nous par Dieu 2. Chez les rationalistes classiques, la causalité


devient synonyme de « raison » : le corporel est soumis à
l’intelligible.

Hume opère un renversement : constatant que nous ne


percevons jamais strictement ce pouvoir causal par les sens,
il situe ce principe non plus dans les choses, mais dans l’ima-
gination. Ce passage d’un statut objectif à un statut subjectif
est corrélatif du passage de la causalité comme « pouvoir »
producteur, à la causalité comme simple « loi » de succession,
ainsi qu’en témoignent Kant, puis le positivisme du XIXe s.

Cependant, même dans le cadre de cette causalité pen-


sée comme pure relation légale, sa signification est contro-
versée. Certains considèrent ce principe comme a priori,
d’autres comme empirique. Et, surtout, sa signification clas-
sique est contestée par des épistémologues probabilistes

(comme H. Reichenbach 3) et par une partie des théoriciens


de la mécanique quantique (W. K. Heisenberg, N. Bohr4).
Aujourd’hui, les controverses sur sa signification physique
sont certes moins vives, mais non résolues.

Alexis Bienvenu

✐ 1 Yakira, E., La causalité : de Galilée à Kant, PUF, Paris, 1994.

2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, III.

3 Reichenbach, H., « Causalité et induction », in Bulletin de la

société française de philosophie, 5 juin 1937.

4 Bohr, N., Physique atomique et Connaissance humaine (1958),


éd. établie par C. Chevalley, 1991.

Voir-aussi : Kistler, M., Causalité et Lois de la nature, Vrin, Paris,

2000.

Salmon, W., Scientific Explanation and the Causal Structure of


the World, Princeton University Press, Princeton, 1984.

! CAUSE, FORCE, MÉCANISME, PROBABILITÉ, QUANTIQUE


(MÉCANIQUE)

CAUSE

Du latin causa, « cause, motif, raison, affaire judiciaire », en grec


aitia,
aition : « cause, raison, responsabilité, culpabilité, accusation ».

L’origine juridique du concept de cause met en avant l’idée d’une en-


quête qui pose une relation entre deux événements : la cause et son
effet. C’est dans le cadre de la science classique puis contemporaine
qu’est apparue une véritable crise de la notion de cause. Le sens en est
fixé par Aristote dans les Seconds Analytiques, lorsque se trouve promue
l’idée que toute connaissance enracinée dans la phusis ou « nature »
procède par la formation d’un double syllogisme « scientifique ». D’une
downloadModeText.vue.download 141 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

139
part celui qui part du fait observable pour aller vers la formulation d’une
hypothèse, d’autre part celui qui part du principe ou de la cause et se
dirige vers le fait. La question n’est alors plus celle du « fait »
(oti) mais
du « pourquoi » (dioti). Ce double mouvement opère un partage général
entre les méthodologies idéalistes et empiristes, sans qu’il soit toutefois
possible de séparer complètement les deux voies, ainsi que Galilée l’a
bien vu en empruntant à la tradition scolastique de Zabarella un mouve-
ment de double regressus démonstratif qui seul peut donner à la philoso-
phie naturelle le contenu d’une science qui dispose de preuves et non de
simples discours. Patente dans le conflit entre cartésiens et newtoniens,
la crise de la notion de cause trouve chez Kant une forme de résolution :
la physique ne saurait, sans outrepasser ses droits, prétendre au titre
de science des causes. Il ne lui reste que les phénomènes, les effets, en
partage, sans qu’il lui soit possible de prouver la vérité de la causalité
elle-même par la mention d’une cause inconditionnée. Les causes en
ce sens ne sont rien d’autre, pour une connaissance finie, que des effets
antérieurs d’où surgissent d’autres effets. C’est ici qu’apparaît la nature
proprement métaphysique de la notion de cause puisqu’il n’est pas pos-
sible d’achever une science des causes sans faire intervenir une cause pri-
mitive, originaire, dont toute réalité serait l’effet dérivé. La
microphysique
contemporaine accentue encore cette dichotomie méthodologique, du
moins jusqu’à l’intervention décisive de Heisenberg, connexe de celle de
Russell, qui pose l’impossibilité radicale de toute interprétation réaliste
des objets manipulés ou créés par la physique. Ainsi s’ouvre, pour la
notion de causalité, une ère peu favorable qui ne pourrait prendre fin
qu’avec l’invention d’une représentation cohérente et unifiée des diffé-
rentes parties de la science contemporaine. Plus qu’une réalité, la cause
est de l’ordre du besoin d’achèvement et de complétude – sans doute
impensable et impossible – du savoir humain.

PHILOS. ANTIQUE ET MÉDIÉVALE

La distinction classique entre causalité et responsabilité

– voire culpabilité – ne présente pas, dans l’Antiquité, un

caractère évident. En témoigne ce débat entre Périclès et Pro-

tagoras, suscité par la mort accidentelle d’un jeune homme


au pentathlon : qui, du lanceur de javelot, des organisateurs

du jeu ou du javelot lui-même, devait être considéré comme

aitios (« coupable, responsable, cause » de l’accident) ?1

C’est pourtant déjà en un sens strictement mécanique que


certains présocratiques entendent le terme de « cause ». Ainsi,

chez Démocrite, l’aitiologia 2, la « recherche ou exposition des

causes », a-t-elle essentiellement pour but l’explication des


phénomènes par les premiers principes que sont les atomes
et le vide. Les causes des phénomènes sont les différences
entre les atomes (forme, position, ordre) qui président à leur
agrégation 3.

Cette conception de la cause, qui préfigure, en partie au


moins, l’acception moderne du terme, n’a cependant pas
prévalu dans l’Antiquité, précisément parce qu’elle n’accorde
aucune place à une explication de type téléologique. Dans le
Phédon, le Socrate de Platon décrit son enthousiasme de jeu-
nesse pour les sciences de la nature ; l’espoir que suscite en
lui la théorie d’Anaxagore qui considère que le Nous, l’« Intel-
lect », est cause ordonnatrice de toutes choses 4 ; sa déception
enfin lorsqu’il découvre qu’Anaxagore ne confère au Nous

« pas la moindre responsabilité quant à l’arrangement des

choses »5 et se contente, à l’instar des autres physiologues,


de ne retenir pour causes que les conditions mécaniques et
matérielles. Moins radical dans le Timée 6, Platon reconnaîtra

l’existence de causes mécaniques, mais ne verra en elles que


des « causes auxiliaires » (sunaitiai), les « causes véritables »

(aitiai) étant celles qui sont mises en oeuvre intentionnelle-


ment par le démiurge en vue du meilleur : la cause véritable,
c’est la fin.

Tout en affirmant que savoir consiste à connaître la cause,


c’est-à-dire le « pourquoi » (dioti) 7, Aristote, comme Platon,
critique la conception purement mécaniste de la cause. Il
refuse néanmoins la thèse platonicienne selon laquelle les
Formes ou Idées sont causes des autres êtres 8. Il définit la

cause selon quatre acceptions 9, qui complètent et systéma-

tisent ce que ses prédécesseurs n’avaient qu’obscurément

entrevu 10 : 1) ce à partir de quoi une chose est faite : la


« matière » (hule) ou le « substrat » (hupokeimenon) du chan-

gement ; en ce sens, le bronze est la cause de la statue. Ce


type de cause deviendra la cause matérielle des scolastiques.
2) La « forme » (eidos) ou le « modèle » (paradeigma), l’ousia

ou la « quiddité » (to ti en einai) qui correspond à la raison

d’être d’une chose : la cause formelle des scolastiques. 3) Le


premier principe du changement ou du repos, qu’il soit déli-

béré – le sculpteur est la cause de la statue – ou non – il s’agit


alors d’une cause mécanique : les scolastiques l’appelleront
la cause efficiente. 4) Enfin – et surtout – la « fin » (telos), et

qui, précisément, répond à la question « pourquoi ? », par


exemple la santé comme cause de la promenade : cette cause

recevra des scolastiques le nom de cause finale. Les trois

dernières causes (formelle, efficiente et finale) « convergent


souvent en une » et s’opposent par conséquent à la matière 11.

Ce rôle central de la relation causale en physique se retrouve


identiquement dans la logique d’Aristote. Dans le syllogisme
démonstratif, les prémisses sont les causes de la conclusion 12.

Enfin la conception aristotélicienne du Premier moteur immo-


bile, cause première du mouvement aux Livres VII et VIII de la

Physique et cause finale qui meut comme objet d’amour au

Livre λ de la Métaphysique 13, contribue à rendre effectif, par

le biais de la notion de cause, le passage entre physique et

théologie.

D’autre part, la physique est définie comme la science

des êtres dont la nature est la cause, i.e. de ceux qui ont en

eux-mêmes le principe de leurs mouvements : « Parmi les

êtres, en effet, les uns sont par nature, les autres par d’autres

causes ; par nature, les animaux et leurs parties, les plantes et

les corps simples, comme terre, feu, eau, air ; de ces choses,
en effet, et des autres de même sorte, on dit qu’elles sont par
nature. Or, toutes les choses dont nous venons de parler dif-
fèrent manifestement de celles qui n’existent pas par nature ;

chaque être naturel, en effet, a en soi-même un principe de

mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant

à l’accroissement et au décroissement, d’autres quant à l’alté-

ration » 14. Posant sur cette base la question de savoir si la


nature existe, Aristote considère que la réponse va de soi :
« On vient de dire ce qu’est la nature, ce que c’est que d’être

par nature et conformément à la nature. Quant à essayer de

démontrer que la nature existe, ce serait ridicule ; il est mani-

feste, en effet, qu’il y a beaucoup d’êtres naturels 15. Cette

affirmation motivera les critiques de tous les auteurs (en par-

ticulier Malebranche) qui reprocheront au Stagirite de définir

la nature à partir de l’expérience sensible. Il est donc évident

que la nature est, pour les choses qui en relèvent, un principe

de mouvement et de repos immanent (c’est par là qu’elle se

distingue de l’art). Selon la fameuse définition du 1er livre de

la Métaphysique, « l’art est principe en une autre chose, la

nature est principe dans la chose même » 16. Il faut ajouter que
l’évidence que revendique Aristote ne relève pas seulement

de l’expérience sensible. Il est évident que la nature existe,


qu’il y a dans les corps naturels un principe immanent de
changement car, si tel n’était pas le cas, on se trouverait dans

une doctrine mécaniste (Démocrite) où tous les mouvements

sont reçus du dehors – et il s’agirait alors de mouvements


downloadModeText.vue.download 142 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

140

sans cause 17. Tout autre principe du mouvement que naturel


est, du point de vue de la recherche de la cause, inintelligible.

Partisans du déterminisme et de la téléologie, les stoïciens


s’attachent aussi à élaborer une classification des causes, y
compris, et peut-être surtout, dans une perspective morale.
La cause sustentatrice 18 correspond au souffle : principe
actif d’existence, d’organisation, d’unification des choses.
Elle est parfois aussi appelée « cause complète » (autoteles),
« puisqu’elle est par elle-même, d’une façon qui se suffit à

elle-même, productrice de l’effet » 19. La cause auxiliaire, en

revanche, ne produit d’effet qu’en tant qu’elle se trouve as-


sociée à la cause complète. Cause auxiliaire et cause préli-

minaire ont des sens similaires, mais alors que la première

intensifie l’effet de la cause complète, la seconde en constitue


le facteur déclenchant. Chrysippe s’appuie, semble-t-il, sur
la distinction entre cause complète et cause auxiliaire pour

apporter une solution au problème éthique posé par le rap-

port entre destin et responsabilité humaine. Le destin, qui agit


sur nous par le biais des impressions, est enchaînement de
causes auxiliaires, préliminaires, qui vont déclencher notre
action. Mais c’est notre caractère, cause complète et véritable
de nos actes, qui en assume, en définitive, la responsabilité 20.

Annie Hourcade

✐ 1 Protagoras, A 10 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques,

Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988.

2 Démocrite, B 118, ibid.

3 Démocrite, A 38, ibid.

4 Anaxagore, B 12, ibid.

5 Platon, Phédon, 96a-99d.

6 Platon, Timée, 46c-47a ; voir aussi Lois, X, 897a-b.

7 Aristote, Métaphysique, I, 1, 981a29.


8 Ibid., I, 6, 987b17.

9 Aristote, Métaphysique, I, 7, 983a25 sq ; V, 2, 1013a22 sq. ;

Physique, II, 3, 194b23sq.

10 Aristote, Métaphysique, I, 7, 988a23.

11 Aristote, Physique, II, 7, 198a25.

12 Aristote, Seconds analytiques, I, 2, 71b97 sq.

13 Aristote, Métaphysique, XII, 7, 1072b3.

14 Aristote, Physique, II, 1, 192 b.

15 Aristote, Ibid., 193 a.

16 Aristote, Métaphysique, 3, 1070 a 7.

17 Aristote, Physique, VIII, 1, fin.

18 Cicéron, Du destin, 28-30 (= Long, A.A. &amp; Sedley, D.N.,


Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 55 S).

19 Clément d’Alexandrie, Mélanges VIII, 9, 33, 1-9 (= Long, A.A.


&amp; Sedley, D.N., op. cit., 55 I).

20

Cicéron, Du destin, 39-43 (= Long, A.A. &amp; Sedley, D.N.,


62 C).

Voir-aussi : Duhot, J.-J., La Conception stoïcienne de la causalité,


Vrin, Paris, 1988.

Frede, M., « Les origines de la notion de cause », in Revue de

Métaphysique et de Morale, 94, 1989, Recherches sur les stoï-


ciens, pp. 483-511.

Hankinson, R.J., Cause and Explanation in ancient Greek

Thought, Oxford, 1998.

Ioppolo, A.-M., « Le cause antecedenti in Cic. De Fato », in


Barnes, J. &amp; Mignucci, M. (edd.), Matter and Metaphysics,
Napoli, 1988.

Morel, P.-M., Démocrite et la recherche des causes, Klincksieck,

Paris, 1996.

Robin, L., « Sur la conception aristotélicienne de la causalité »,

in Archiv für Geschichte der Philosophie, 23, 1910, I, pp. 1-28 ;


II, pp. 184-210.

Sorabji, R., Necessity, Cause and Blame, Perspectives on Aris-


totle’s Theory, Ithaca, New York, 1980.
! ACTE, CAUSALITÉ, FIN ET MOYEN, MOUVEMENT, NÉCESSITÉ,
PRINCIPE, PUISSANCE, RESPONSABILITÉ

PHILOS. MODERNE

La cause, à l’âge classique, est le croisement, dans la


nature, de l’efficience et de la loi.

L’évolution du statut de la cause à l’âge classique passe


d’abord par une réduction directement liée au développe-
ment du mécanisme : la seule causalité efficiente suffit à
produire tous les phénomènes de la nature. Dans les deu-
xième et troisième parties des Principes de la philosophie,
Descartes exclut respectivement les causes formelles (la co-
hésion même des corps est suffisamment expliquée par le

mouvement commun de leurs parties) et finales (dont nous


ne pouvons rien connaître et qui sont inutiles à l’explication
des changements survenant dans le monde matériel).

Toutefois, cette réduction s’accompagne d’une profonde


interrogation sur la nature de la relation causale. La théorie
classique de la causalité se construit contre l’héritage péripa-
téticien et elle récuse l’évidence alléguée par Aristote : « Aris-

tote parlant de ce qu’on appelle nature, dit qu’il est ridicule

de vouloir prouver que les corps naturels ont un principe


intérieur de leur mouvement et de leur repos ; parce que,
dit-il, c’est une chose connue d’elle-même. Il ne doute point
aussi qu’une boule qui en choque une autre, n’ait la force
de la mettre en mouvement. Cela paraît tel aux yeux, et c’en
est assez pour ce philosophe, car il suit presque toujours le
témoignage des sens, et rarement celui de la raison ; que cela

soit intelligible ou non, il ne s’en met pas fort en peine » 1. La


mise en question de la définition aristotélicienne des corps

naturels est solidaire du mécanisme universel (ce que montre


déjà le texte de la Physique du Stagirite, en réalité). L’hypo-
thèse d’une efficace immanente des causes secondes (d’une

interaction réelle des substances) n’est pas immédiatement in-


telligible, même si les relations particulières qu’entretiennent
les corps matériels constituent le lieu d’application des lois
générales qui sont l’autre nom de la nature. Se trouvent ainsi
distingués, sur la base d’une réduction de l’enquête à la seule
efficience, les deux aspects de la relation causale, à savoir son
fondement ontologique dans une véritable puissance et ses
déterminations relationnelles, qui s’énoncent dans des lois. La
doctrine occasionnaliste incarne, sous une forme exacerbée,
la difficulté qui est ainsi visée. Elle l’exprime en un chiasme
remarquable, où les rapports selon lesquels s’effectuent les
changements naturels sont parfaitement intelligibles (ce sont

les lois du mouvement), mais où ils ne nous instruisent nul-


lement sur la cause première de ces phénomènes (Dieu)

qui, si elle enveloppe toute efficience, demeure strictement


inintelligible.

Leibniz mobilise le principe de raison suffisante contre la


disjonction assumée par Malebranche entre cause et raison.
En effet, cette séparation radicale, caractéristique du système
des causes occasionnelles, rend particulièrement probléma-
tique l’existence même des êtres naturels – dire que les choses
ne comportent aucune puissance propre revient à affirmer
qu’elles n’ont pas en elles-mêmes la raison suffisante de leur
persistance et qu’à ce titre, elles ne sauraient être considérées
comme de véritables substances : « Loin d’augmenter la gloire
de Dieu en supprimant l’idole de la nature, [la doctrine des
causes occasionnelles] fait plutôt s’évanouir les choses créées
downloadModeText.vue.download 143 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

141

en de simples modifications de l’unique substance divine, et


elle paraît faire de Dieu, en accord avec Spinoza, la nature
même des choses : car ce qui n’agit pas, ce qui est dépourvu
de puissance active, de toute marque distinctive, en un mot
ce qui est privé de toute raison de subsister, cela ne peut en
aucune façon être une substance » 2. En outre, pour rendre
raison des propriétés qui ne sont lisibles et mesurables que
dans des états futurs du corps matériel (ainsi la force), Leib-
niz procède au « rétablissement des formes substantielles ».
Le recours au principe de raison et la reprise du concept de
forme expriment ainsi la fondation de la physique dans une
métaphysique de la cause.

Mais il est essentiel de saisir dans l’occasionnalisme le mo-

ment crucial où, avant Hume, se met en place l’idée essen-


tielle selon laquelle la source de la relation causale n’est pas
assignable au terme de l’analyse des termes qu’elle met en
rapport : « Quelque effort que je fasse pour la comprendre, je
ne puis trouver en moi d’idée qui me représente ce que peut
être la force ou la puissance qu’on attribue aux créatures » 3.
La causalité, en somme, n’est pas un rapport analytique. C’est
le point que Kant dégage explicitement à la fin de la période
pré-critique, en soulignant qu’il n’est pas possible de déduire
analytiquement l’effet de la cause : « Analysez maintenant,
autant qu’il vous plaira, le concept de volonté divine, vous
n’y rencontrerez jamais un monde existant, comme s’il y était
maintenu et posé par l’identité : il en est de même dans les
autres cas. [...] comment par le mouvement d’un corps se
trouve détruit le mouvement d’un autre corps, et sans que
ce dernier soit en contradiction avec le premier, voilà qui
est une autre question [que simplement analytique] » 4. Ainsi
le rapport de la cause à l’effet est-il irréductible au rapport
de principe à conséquence, au motif d’une distinction fonda-

mentale entre raison logique et raison réelle.

André Charrak

✐ 1 Descartes, R., XVe Éclaircissement à la Recherche de la vé-


rité, éd. G. Rodis-Lewis, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1979, t. I,

p. 973.

2 Leibniz, G. W., De Ipsa natura, § 15, trad. Schrecker, in Opus-


cules philosophiques choisis, Vrin, Paris, 1978, p. 110.

3 Malebranche, N., XVe Éclaircissement, éd. citée, p. 970.

4 Kant, E., Essai sur les grandeurs négatives, Remarque géné-


rale, Vrin, Paris, 1980, pp. 60-62.

! CAUSALITÉ, CRITICISME, LOI

PHILOS. SCIENCES

Dans la science classique, ensemble des forces qui


agissent sur les objets.

En physique newtonienne, une cause est ce qui fait qu’un


objet subit un changement dans sa vitesse, c’est-à-dire ce
qui perturbe son état d’inertie. Cette cause est quantifiée par
une « force », proportionnelle au changement du mouvement
(seconde loi de Newton1). Mais la cause elle-même peut de-
meurer obscure quant à sa nature propre, comme dans le cas
de l’attraction universelle chez Newton. D’Alembert accentue
cette focalisation de la physique sur les effets sensibles, aux

dépens des causes cachées 2. Il remarque que le mot « force »


n’a de sens précis que s’il se borne à désigner des effets
sur le mouvement des corps, et non des « causes motrices »
inhérentes. Cela lui permet de régler la vieille querelle, selon
lui, purement verbale, des « forces vives » comprises comme
causes de la « force du mouvement ». Cette querelle se résout
immédiatement, pourvu que l’on ne considère que les effets

de cette « force de mouvement », sur lesquels, dit-il, tout le

monde s’accorde à la différence des causes.

La physique, au long du XIXe s., abandonne le vocabulaire


de la cause productrice pour celui de la loi de succession.
C’est ce qui permet à la physique statistique de formuler de
nouvelles lois sans devoir recourir à des causes individuelles.

Les causes de l’évolution des phénomènes statistiques sont


alors référées plutôt aux grands principes thermodynamiques
qu’aux principes strictement mécanistes 3.

Einstein renouvelle la signification de la pensée causale.


D’une part, la relativité restreinte fait de la simultanéité,
donc aussi de la succession, une convention dépendant du
repère de l’observateur 4. Or, puisque la cause implique la
succession, son application est aussi touchée par ce caractère
conventionnel. Et, d’autre part, la relativité générale ne fait
plus appel aux « forces » newtoniennes, donc aux « causes »
traditionnelles, pour expliquer la gravitation.

Enfin, la mécanique quantique n’utilise plus les causes


d’une manière classique : elle fournit seulement des probabi-
lités d’obtenir un certain résultat dans des circonstances don-
nées, mais, lors de la mesure, la « cause » de l’actualisation

d’un de ces résultats plutôt que d’un autre n’est pas donnée 5

(du moins dans la version standard, à la différence des théo-

ries « à variables cachées »6).

Alexis Bienvenu

✐ 1 Blay, M., les « Principia » de Newton, PUF, Paris, 1995.

2 Alembert, J. (d’), Traité de dynamique, J. Gabay, Sceaux, 1990.

3 Barberousse, A., la Physique face à la probabilité, Vrin, Paris,


2000.

4 Einstein, A., la Relativité (1917), trad. M. Solovine, Payot, Paris,


1964.

5 Bitbol, M., Mécanique quantique, une introduction philoso-


phique, Flammarion, Paris, 1996.

6 Bohm, D., Causality and Chance in Modern Physics (1957),

Routledge, Londres, 1997.

Voir-aussi : Fetzer, J. (dir.), Probability and Causality : Essays in

Honor of W. C. Salmon, Dordrecht, Reidel, 1988.

! CAUSALITÉ, CONVENTIONNALISME, DÉTERMINISME, FORCE,


PROBABILITÉ, QUANTIQUE (MÉCANIQUE), RELATIVITÉ

∼ CAUSES PROCHAINES, CAUSES ULTIMES

BIOLOGIE

! BIOLOGIE

CENSURE

Du latin censura (« office du censeur », « censure »), de census (« cens »,


« recensement »). En allemand : Zensur.

Liée, sous la république romaine, à l’institution du cens, la censure


s’appliqua au contrôle des moeurs, avant de s’étendre, sous l’influence
de l’Église, à celui des écrits et des opinions. Si le mot n’a rien retenu,
aujourd’hui, de sa signification d’origine, il n’en va pas de même jusqu’au
XVIIIe s, où il reste lié, chez certains auteurs, au vocabulaire
républicain.

PHILOS. DROIT, POLITIQUE, SOCIOLOGIE

Acte de soumettre un écrit ou un spectacle à un exa-

men préalable, en vue de son autorisation ; condamnation

qui les frappe en totalité ou en partie.


La censure nous apparaît avant tout comme une limitation
ou une négation de la liberté d’expression, pour des raisons

morales, politiques ou religieuses. Dans la pensée politique


downloadModeText.vue.download 144 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

142

classique, en revanche, chargée de veiller au maintien des


moeurs, elle apparut longtemps comme la condition d’une
république vertueuse.

Le mot, dans son sens moderne, est d’usage courant


au XVIIIe s. Le sens ancien n’est cependant pas oublié :
« Ce nom est emprunté des censeurs de l’ancienne Rome,
dont une des fonctions était de réformer la police et les
moeurs » 1. Au-delà de l’identité du nom, toutefois, la cen-
sure romaine et la censure moderne recouvrent des réalités
très différentes. La censure des livres ou des opinions a,
certes, pour fin de préserver les moeurs, mais selon une
procédure, des critères et des modalités qui n’ont rien à
voir avec la censure romaine.

Les censeurs, à Rome, remplissaient une double fonction :


dénombrer le peuple et, par une extension progressive de
leur compétence, contrôler les moeurs. La fonction de dé-
nombrement correspondait au « cens » (census), institué au
VIe s. av. J.-C. afin de classer les citoyens en catégories par la
définition de leurs obligations militaires, fiscales et politiques.
Cette opération impliquait la prise en compte de leur mérite,

ou « vertu ». La juridiction censoriale s’appliquait à un autre


niveau que la loi ; bien plus, elle tirait sa justification de la
nécessité de sanctionner, par le blâme ou par l’amende, les

fautes échappant, par nature et non par accident, à la répres-

sion légale. Elle constituait donc l’un des fondements de la

vie civique. Bodin, après Machiavel 2, le souligne encore au

XVIe s. : « Le rôle des censeurs est si important, si capital dans

une république que l’étonnante prospérité de Rome paraît

principalement due à leur institution. 3 ».

Rousseau fut l’un des derniers à défendre le principe

d’une telle censure. « Utile pour conserver les moeurs, mais


jamais pour les rétablir » 4, toutefois, elle ne convenait plus
à l’époque moderne, caractérisée, selon lui, par la perte du

sens civique. Quelques décennies plus tard, Constant lui don-


nait définitivement congé, affirmant, contre les imitateurs de
l’Antiquité, que « ce n’était pas la censure qui avait créé les
bonnes moeurs [à Rome], [mais] la simplicité des moeurs qui
constituait la puissance et l’efficacité de la censure » 5. À l’âge

de la liberté individuelle, c’est à l’opinion publique qu’il reve-

nait de régler les moeurs.

▶ La censure apparaît ainsi comme un élément essentiel du

débat, ouvert au XIXe s., entre la liberté des anciens et celle

des modernes. Elle témoigne, dans la tradition républicaine


classique, du souci de mettre la vertu au coeur du système po-

litique, soumettant ainsi les hommes, dans leur conduite pu-


blique et privée, au regard permanent de la société. Incompa-
tible avec l’exigence moderne d’autonomie individuelle, elle
n’apparaît plus, désormais, que comme une entrave à la libre
expression des idées et des sentiments. Son effacement, tou-
tefois, laisse ouverte la question de la morale civique propre
aux sociétés démocratiques.

Michel Senellart

✐ 1 Encyclopédie (1777), t. 6, art. « Censeur », p. 644.

2 Machiavel, N., Discours sur la première décade de Tite-Live


(v. 1520), I, 49, Laffont, Paris, 1996, p. 271.

3 Bodin, J., la Méthode de l’histoire (1566), VI, PUF, Paris, 1951,

p. 417.

4 Kousseau, J.-J., Du contrat social (1762), IV, 7, in OEuvres com-


plètes, t. 3, Gallimard, Paris, 1964, p. 458.

5 Constant, B., De l’esprit de conquête et d’usurpation (1814),


Garnier-Flammarion, Paris, 1986, p. 283.

Voir-aussi : Nicolet, Cl., le Métier de citoyen dans la Rome répu-

blicaine, ch. II, « Census. Le citoyen intégré », Gallimard, « Tel »,


Paris, 1988, pp. 71-121.

Senellart, M., « Censure et estime publique », in Cahiers philoso-


phiques de Strasbourg, printemps 2003, t. 13, pp. 67-105.

! LIBERTÉ, RÉPUBLIQUE, VERTU

PSYCHANALYSE

Fonction de répression qui interdit l’accès des contenus


inconscients à la conscience.

Le rêve est un lieu privilégié de l’analyse de la censure, qui


officie comme un « gardien »1 et s’exerce à deux niveaux.
« L’inconscient, à la frontière du [préconscient], est renvoyé
par la censure », mais ses rejetons « peuvent tourner cette
censure, [...] accroître leur investissement dans le [précon-
scient] jusqu’à une certaine intensité puis, [...] lorsqu’ils [...]
veulent s’imposer à la conscience [...], [ils] se voient refoulés
de nouveau à une nouvelle frontière – la censure entre [pré-

conscient] et [conscient] » 2.

De même que la censure politique rend certains articles

incompréhensibles, en les « caviardant » 3, la censure psy-

chique caviarde les rêves. Mais le travail du rêve, qui « dé-


forme » (Enstellung) les pensées latentes du rêve selon la
logique du processus primaire, sert aussi la censure.

En seconde topique, la censure est rattachée en partie au

moi, comme mécanisme – inconscient – de défense, en partie

au sur-moi, instance à laquelle est dévolue, avec l’idéal du


moi, la « censure morale » 4.

▶ La psychanalyse a découvert les pulsions sexuelles et leurs


avatars dans la vie psychique, ainsi que les répressions intra-
psychiques qui leur sont opposées. Si les premières mani-
festent la puissance vitale d’Éros, les secondes dépendent des

pulsions de mort, et leur dangerosité ne peut être surestimée.

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung (1899), G. W. II-III, l’Interpré-


tation des rêves, PUF, Paris, 1999, p. 483.

2 Freud, S., Das Unbewusste (1915), G. W. X, Métapsychologie, in


l’Inconscient, Gallimard, Paris, 1971, p. 105.

3 Freud, S., l’Interprétation des rêves, op. cit., p. 130.

4 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), G. W. XIII, le Moi et le ça,
in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001, p. 250.

! CONDENSATION, DÉFENSE, DÉPLACEMENT, MOI, PROCESSUS,


RÊVE, SURMOI, TOPIQUE, TRAVAIL

CERCLE

LOGIQUE

Raisonnement qui, poursuivi à partir de la conclusion,


revient aux prémisses.

Soit le raisonnement suivant : la liberté d’expression est un


aliment absolument indispensable à la vie démocratique, car

la vie démocratique, par sa nature même, n’est rendue pos-


sible que par l’expression libre des citoyens. C’est aussi ce
qu’on peut appeler une pétition de principe, ou diallèle. Il en
est un autre célèbre : je vois clairement et distinctement que
Dieu existe, et ce que je perçois clairement et distinctement
est vrai. Donc, Dieu existe. Or, ce qui justifie la prémisse
que les perceptions claires et distinctes sont vraies, c’est la
connaissance de l’existence de Dieu.

▶ Les raisonnements circulaires sont logiquement valides

(puisque « p ! p » est toujours vrai). Bien présentés, ils sont


downloadModeText.vue.download 145 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

143

généralement fort convaincants. Mais la question est de


savoir quelle est leur pertinence. Le philosophe et logicien

américain N. Goodman a ainsi pu accorder en philosophie

une place de choix à des « cercles vertueux », et non vicieux,

sous l’appellation d’équilibre réfléchi 1.

Roger Pouivet

✐ 1 Goodman, N., Fact, Fiction, and Forecast, trad. Faits, fic-


tions et prédictions, « La nouvelle énigme de l’induction », Mi-
nuit, Paris, 1984.

! INFÉRENCE, PARALOGISME, RAISONNEMENT, SYLLOGISME

CERTITUDE

PHILOS. CONN.

Propriété d’une croyance telle que l’on n’a pas de raison


de douter de sa vérité. C’est le cas si elle est logiquement

vraie, mais aussi, comme le propose Wittgenstein, si elle


participe à la justification d’autres croyances sans avoir

elle-même besoin d’être justifiée 1.

L’existence même de croyances absolument certaines pose


problème, de même que leur rôle éventuel dans la connais-
sance. À quelles conditions peut-on, en effet, considérer
que la vérité d’une croyance ne peut être soumise à aucun
doute ? Ces conditions sont-elles subjectives ou objectives ?
Le cas des propositions logiquement vraies est un cas limite :
leur mise en doute semble menacer la notion de système de
croyances d’un agent tout autant que les fondements objectifs
de la rationalité.

Les croyances certaines jouent dans une perspective car-


tésienne le rôle de fondement absolu de toute connaissance ;

si, cependant, on met en cause l’existence des croyances cer-


taines, tout l’édifice des connaissances est alors susceptible
de s’écrouler. C’est pour éviter une telle conséquence scep-

tique que certains, comme Dewey 2, préfèrent dénier tout rôle


aux croyances certaines dans la connaissance.
Anouk Barberousse

✐ 1 Wittgenstein, L., Über Gewissheit, 1969, « De la certitude »,

Gallimard, Paris, 1987.

2 Dewey, J., The Quest for Certainty, 1960.

Voir-aussi : Descartes, R., Méditations métaphysiques.

! CROYANCE, PRAGMATISME, SCEPTICISME

CHAIR
En allemand : Fleisch, Leib.

Omniprésent dans la Bible de Luther, Fleisch traverse nombre de mys-

tiques (Eckhart, Boehm, Baader), tandis que Leib n’apparaît qu’avec la

problématique rationaliste et empiriste au XVIIIe s. Tous deux prennent

conjointement des accents idéalistes ou réalistes au XIXe s. en


philosophie,
avant que Leib se trouve mobilisé en psychologie, puis, techniquement,

dans la phénoménologie husserlienne.

PHÉNOMÉNOLOGIE, THÉOLOGIE

Dimension la plus sensible, intime, vulnérable et labile


du corps qui, en tant qu’organisme, se définit en revanche
par sa structure morphologique. Cependant, si une telle

acception paraît s’imposer pour Fleisch, que l’on traduit


spontanément par « chair » et qui désigne couramment la

viande, la question est plus délicate pour Leib qui, dans son
lien étymologique avec la « vie » (Leben), contient une telle

inflexion de sens mais désigne aussi plus largement l’unité


globale, organique et psychique de l’individu.

Genèse des notions

Fleisch est une notion centrale de la Bible luthérienne et dé-

signe le corps de l’homme et de l’animal, les êtres vivants,

ou encore la pudeur, l’être humain dans sa dimension fragile


voire impuissante au regard de Dieu, bref, le côté terrestre ; à
ce titre, il entre en opposition directe avec Geist (l’« esprit ») ;

émergeant avec le rationalisme (Leibniz, Wolff) et l’empi-

risme qui lui est associé, Leib désigne l’organisme, selon un


double couplage oppositif avec Körper d’une part (« corps

inerte »), et Seele (le « psychisme »).


Idéalisme allemand

Avec Kant 1, Fleisch et Leib se trouvent pour la première fois

conjoints au titre de la sensibilité comme chaos de sensations

ou comme a priori formel (Opus posthumum 2) ; en revanche,


les post-kantiens tireront Leib du côté de Fleisch, soit pour
en faire l’objectivation de l’amour dans le cadre d’un idéa-
lisme absolu qui prend son inspiration dans l’Évangile de
Jean (Fichte), soit pour désigner par là l’ensemble des forces
psychiques inférieures (Schleiermacher).

Psychologie et phénoménologie

Tandis que les psychologues de la fin du XIXe s. relient à

nouveau Leib au double couplage Körper / Seele, que ce soit

sur le mode schopenhauerien du Willensorgan ou dans le

cadre de la psycho-physique (Fechner, Wundt), Husserl 3, tout

faisant fond sur la dimension psycho-physiologique, confère

à Leib une portée transcendantale qui remet en chantier le

statut de son couplage avec le Geist. C’est à l’aune d’une

telle extension de sens que l’on peut aussi comprendre la

portée ontologique de la chair chez Merleau-Ponty 4, laquelle

se voit rétro-traduite en allemand, de façon intéressante, par

le vocable Fleisch.

Natalie Depraz

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Gallimard, Paris, 1980.

2 Kant, E., Opus Posthumum, PUF, Paris, 1986.

3 Husserl, E., Idées directrices...II, PUF, Paris, 1982.

4 Merleau-Ponty, M., Le visible et l’invisible, Gallimard, coll. Tel,


Paris, 1979.

! ÂME, CORPS, ESPRIT, MATIÈRE, ORGANISME, PSYCHISME, VIE

CHAMBRE CHINOISE

(ARGUMENT DE LA)

PHILOS. ESPRIT, SC. COGNITIVES

Argument visant à montrer les limitations du modèle

computationnel de l’esprit, et spécifiquement à réfuter


certaines prétentions de l’intelligence artificielle.
Cet argument, dû à J. Searle 1, doit son nom à une parabole
mettant en scène un individu ne parlant pas chinois, qui est
enfermé dans une pièce, et qui a pour tâche de manipuler

des ensembles de symboles chinois en suivant des règles dé-


finissant un programme de questions et réponses en chinois.
Searle souligne que même si pour un observateur extérieur
les performances de ce système sont indistinguables de celles
d’un authentique locuteur du chinois, l’individu enfermé qui
manipule les symboles en fonction seulement de leur forme
ne comprend pas le chinois. Si le comportement des pro-
grammes d’ordinateurs est déterminé par leurs seules pro-
downloadModeText.vue.download 146 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

144

priétés formelles ou syntaxiques, l’esprit a lui des propriétés


sémantiques. Par cette parabole, Searle veut illustrer le fait

que la syntaxe ne suffit pas à la sémantique. Il entend ainsi


réfuter la thèse de l’intelligence artificielle « forte », qui sou-

tient que l’esprit est un programme informatique implémenté


par le cerveau.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 Searle, J., « Esprit, cerveaux et programmes », in D. Hofstad-


ter et D. Dennett (éd.), Vues de l’esprit, trad. J. Henry, InterÉdi-

tions, Paris, 1987, pp. 354-373.

! FONCTIONNALISME, INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, SÉMANTIQUE

CHANGEMENT

« Identité et changement sont-ils compa-

tibles ? »

CHAOS

Du grec khaos : dans la cosmogonie antique, « vide obscur, sans borne ».

ÉPISTÉMOLOGIE

1. Dans un sens métaphorique, se dit d’un espace de

comportement soumis au règne de l’aléatoire. – 2. Chaos

déterministe, type d’évolution temporelle déterministe et

imprédictible caractérisé par une dépendance sensitive


aux conditions initiales du mouvement engendrée par des
processus non linéaires.
L’opposition classique entre déterminisme et imprédictibi-

lité, et le découpage corrélatif du réel entre domaines de

l’ordre et du désordre, ont été ébranlés par les théories non

linéaires des systèmes dynamiques 1. Celles-ci montrent que

par amplification des petites perturbations, les interactions

non linéaires peuvent engendrer des dynamiques imprédic-


tibles au sein de systèmes d’équations déterministes, n’ayant
même qu’un petit nombre de degré de liberté 2. La limitation
du pouvoir prédictif est liée à une complexité organisation-
nelle créatrice de potentialités dont l’actualisation dépend du
contexte. Cette dépendance est spécifique des systèmes dis-
sipatifs maintenus hors de l’équilibre thermodynamique par
une relation de couplage à l’environnement.

▶ Des systèmes générateurs de chaos déterministe per-

mettent une représentation physique du caractère auto-en-


tretenu et innovateur de l’organisation vivante qui dénonce

l’interprétation vitaliste du processus biologique et ont fourni

aux sciences humaines, dans de nombreux domaines, un


nouvel instrument de modélisation.

Isabelle Peschard

✐ 1 Dumouchel, Dupuy, J.-P., l’Auto-Organisation, De la phy-

sique au politique, Seuil, Paris, 1983.

2 Bergé, P., dir., le Chaos : Théorie et expériences, série « Syn-


thèses », 1988.

Voir-aussi : Boutot, A., « La philosophie du chaos », Revue philo-

sophique de la France et de l’étranger, no 2, 1991.

Dalmedico, A. D., « Le déterminisme de P. S. Laplace et le déter-

minisme aujourd’hui », dans Chaos et Déterminisme, Seuil, Paris,

1992.

! COMPLEXE, COMPLEXITÉ, ÉMERGENCE, INTERACTION

CHARISME

POLITIQUE, SOCIOLOGIE

Qualité personnelle attachée à un individu, qui suscite


l’adhésion de disciples ou de militants indépendamment

de toute médiation institutionnelle.

M. Weber dit avoir emprunté la notion de charisme à la ter-


minologie du christianisme ancien, se référant notamment

à l’ouvrage R. Sohm sur le droit canonique, Kirchenrecht 1.


Il élargit considérablement le champ d’application de la
notion en s’autorisant à l’utiliser non seulement dans le cas

des prophètes ou des chefs religieux en général, mais aussi

pour qualifier le lien qui attache partisans ou militants à de

fortes personnalités, chefs politiques ou guerriers. Le mode

de domination charismatique constitue, à côté du mode de


domination traditionnel et du mode de domination légal, le
troisième type de « domination légitime » : en d’autres termes,
le charisme du chef est un principe de légitimité, dans tous
les cas où les dominés se soumettent au chef ou aux ordres

qu’il énonce du fait du « caractère sacré », de la « vertu hé-

roïque » ou de la « valeur exemplaire » que ce chef revendique

pour lui-même 2. Si les dominations rationnelle (reposant sur


la validité de la loi impersonnelle) et traditionnelle (reposant
sur l’autorité immuable de la tradition) sont caractéristiques

des pouvoirs du quotidien, c’est-à-dire inscrits dans la durée,


la domination charismatique est, au contraire, un pouvoir de

rupture avec les ordres du quotidien : elle est extraordinaire


ou, pour rendre littéralement le terme de Weber, ausserall-
täglich, « extra-quotidienne » et, en conséquence, essentielle-
ment instable. La disparition du chef ou, plus généralement, le

procès d’institutionnalisation de cette domination entraînent


une « routinisation », Veralltäglichung, littéralement « quoti-
dianisation », au cours de laquelle la logique de la tradition

ou celle de la loi codifiée se substituent progressivement à la


légitimité charismatique.

Pour faire pièce au procès de bureaucratisation, qui


constituait à ses yeux à la fois le trait marquant des condi-
tions politiques en Allemagne au début du XXe s. et la ten-
dance naturelle d’évolution des structures d’exercice de la

politique dans les sociétés occidentales modernes, Weber

défendit l’idée d’une « démocratie plébiscitaire des chefs ».

Celle-ci devait marier les formes de la démocratie parlemen-


taire, appuyée sur des partis, avec une sélection plébiscitaire
de chefs, dirigeants de partis et chefs de cabinet par exemple,
par l’ensemble des électeurs. Le principe de légitimité charis-
matique se trouvait ainsi intégré à l’intérieur d’un fonctionne-
ment ordinaire des institutions.

Plus récemment, I. Kershaw s’est essayé à user du concept


wébérien de charisme pour rendre compte du rôle de Hitler
dans l’économie de la domination nationale-socialiste 3. En
concurrence avec les notions de césarisme ou de bonapar-
tisme lorsqu’il s’agit de qualifier une domination fortement

personnalisée, la notion de domination charismatique y

ajoute une nuance affective (renvoyant à l’économie pulsion-


nelle en jeu dans les processus d’assujettissement des domi-
nés) qui appelle des moyens d’explication autres que ceux de
l’histoire et de la sociologie.

Catherine Colliot-Thélène

✐ 1 Weber, M., Économie et Société, I, Plon, Paris, 1971, p. 222.

2 Ibid., p. 222.

3 Kershaw, I., Hitler. Essai sur le charisme en politique, Galli-


mard, Paris, 1995.
downloadModeText.vue.download 147 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

145

CHÂTIMENT
Du latin castigare pour « corriger, réprimander sévèrement », dérivé de
castus pour « chaste », au sens de « conforme aux règles ».

MORALE, PHILOS. RELIGION

Punition d’un crime selon la justice, humaine ou divine.

« Écriture, essentiellement arabe ou latine dans son usage oc-


cidental, représentant le nombre. Par extension, on identifie
le chiffre, dans le langage courant, au nombre lui-même, puis
à une écriture symbolique dont le message n’est plus transpa-
rent, proche de la notion de code et de secret. »

Dans le cadre d’une éducation ou d’une instruction, le


châtiment est synonyme de blâme, sens qu’on retrouve dans
la locution verbale « Qui aime bien châtie bien » ; davantage
que la punition, il marque la gravité de la faute commise.

Le mot a acquis une connotation religieuse judéo-chré-


tienne, dans le sens de « sanction méritée par le pécheur »,
qui spécifie le premier usage : Dieu châtie non pas seule-
ment pour blâmer, mais en vue d’une conversion. Le châti-
ment est la conséquence du péché et l’exigence de la justice ;
il est synonyme de réparation ; d’où le châtiment infligé à
soi-même, à la place de Dieu, signifiant plus précisément
« flagellation », « mortification ». Le châtiment renvoie donc
à l’idée d’une justice divine transcendante, qui punit pour
condamner le mal (Sodome et Gomorrhe) et pour obtenir la
conversion des hommes endurcis dans le péché. Il est une
manifestation, une révélation de cette justice, qu’on retrouve
dans l’usage symbolique et poétique du terme (Dostoïevski,
Crime et Châtiment).
Bérangère Hurand

! JUSTICE, PÉCHÉ

CHIFFRE

De l’arabe sifr, « vide » ; en allemand, Chiffre, Chiffer.

Ce terme originellement mathématique (il désigne en arabe la valeur


zéro) a connu une postérité dans une tradition de la philosophie de
la nature qui prend sa source chez J. Böhme et T. Paracelse, et dont
l’interrogation sur le rapport de la nature au divin est demeurée vivante
au XVIIIe siècle (Hamann), et même au-delà. On le retrouve chez des

penseurs contemporains comme Jaspers ou Bloch.

PHILOS. MODERNE, ESTHÉTIQUE, MATHÉMATIQUES, THÉOLOGIE

Écriture, essentiellement arabe ou latine dans son

usage occidental, représentant le nombre. Par extension,

on identifie le chiffre, dans le langage courant, au nombre


lui-même, puis à une écriture symbolique dont le message
n’est plus transparent, proche de la notion de code et de
secret.

Le terme « chiffre » s’est introduit dans les langues romanes et


germaniques avec son sens arabe originel au XIIIe s. Cette ac-

ception une fois supplantée par l’italien « nulla », il prit le sens

général de signe mathématique. Le sens de message chiffré,


écriture secrète, est attesté dès le XVe s. et se communiqua à
l’allemand au XVIIIe s. par le français. C’est ce dernier sens qui
porte la conception de la nature comme deuxième source de
la révélation divine (le « Livre de la nature ») au Moyen Âge,
chez l’alchimiste et médecin suisse Paracelse, et ensuite, chez
le théosophe et mystique allemand Böhme, qui voit dans le
monde des signatura du divin 1. J. G. Hamann fait du chiffre

un concept métaphysique perpétuant au XVIIIe s., et au-delà,


l’inspiration mystique de la philosophie de la nature. Chez
lui, la théorie du symbole est en fait une ontologie ; le sym-
bolisme englobe à la fois la nature, le langage et l’art. Cette

théorie subvertit la distinction traditionnelle entre allegoria in

verbis et allegoria in factis : les signes naturels ne sont pas de

simples moyens d’expression (conception qu’a renforcée le


rationalisme du XVIIe s. en distinguant signes naturels et signes

arbitraires). Le symbolisme est organiquement fondé dans la


nature et constitue une expression de la nature ; Herder parle

de Natursymbol. La beauté et la force de l’expression ne sont

pas le résultat du travail de l’artiste mais celle d’une « force


de la nature ». Ce sont là les linéaments de la conception

romantique du génie. Mais Kant lui-même parle de l’écriture


des chiffres comme d’une écriture secrète « par laquelle la
nature, en ses belles formes, nous parle de manière figurée » 2.

Cette tradition a été ravivée par deux penseurs contem-


porains. Le chiffre est chez E. Bloch la catégorie de l’« em-
brassement réciproque du sujet et de l’objet » 3. La nature est

« co-productrice » du sens de l’histoire humaine sécularisée.

Tandis que l’allégorie est vouée à l’extensio et à l’alteritas,

le symbole, à la profondeur ou à la transcendance, dans les

« chiffres » sont censés s’exprimer non seulement le sens de

cette histoire mais aussi un sens propre à la nature elle-même.

Le « chiffre » relève de la matérialité naturelle mais vise, au-

delà de l’allégorie qui exprime la chute dans la matérialité, un


sens unique, comme le symbole.

Le chiffre est par ailleurs au centre des débats théolo-


giques entre Jaspers et K. Barth 4. Il est la rencontre entre
la transcendance et l’existence humaine (Dasein), le langage
de l’englobant (das Umgreifende) au sein de la scission, « la
langue historique du dieu lointain ». Pour Jaspers, la foi mo-

nothéiste dans la révélation s’illusionne lorsqu’elle croit que


nous pouvons faire l’expérience du divin autrement que sous

la forme d’une expérience particulière 5.

Le chiffre joue également un rôle central dans la poésie

contemporaine. Chez des poètes comme P. Celan, il recouvre

une pratique de l’image verbale différente de la métaphore


traditionnelle. Dans le chiffre se noue la capacité de la langue

à créer un monde plus authentique en transgressant les li-


mites de la désignation et de la comparaison.

Gérard Raulet

✐ 1 Böhme, J., De signatura rerum, oder : von der Geburt und

Bezeichnung aller Wesen (1622), in Sämtliche Schriftent, Stut-

tgart, 1957, t. IV.

2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 42.

3 Bloch, E., Experimentum mundi, Francfort, M. Suhrkamp,


1972.

4 Jaspers, K., et Bultmann, R., Die Frage der Entmythologisie-


rung, Munich, Piper, 1954.

5 Jaspers, K., Der philosophische Glaube angesichts der Offenba-

rung, Munich, Piper, 1962, pp. 482-485.

! MÉTAPHORE, SYMBOLE

CHOIX (AXIOME DE)

LOGIQUE

Axiome de la théorie des ensembles selon lequel si A

est un ensemble disjoint (sans aucun élément commun


avec un autre ensemble) composé de sous-ensembles dont
aucun n’est vide, alors il existe un ensemble qui regroupe
exactement un élément de chaque sous-ensemble. Cet
downloadModeText.vue.download 148 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

146

axiome permet de montrer que tout ensemble peut être


bien ordonné.

Michel Blay

CHOIX SOCIAL (THÉORIE DU)

MORALE, POLITIQUE

Étude des opérations d’agrégation effectuées à partir


des préférences, des choix ou des jugements des individus
et visant à la sélection d’une ou plusieurs options dispo-

nibles. Relevant à la fois de la philosophie morale et poli-


tique (problèmes de définition de l’intérêt général ou du
bonheur collectif et analyse des procédures politiques), de
l’économie normative (théorie du bien-être collectif) et
des mathématiques (théorie des relations binaires), cette
théorie, dite aussi des choix collectifs, se distingue d’abord,
sous sa forme contemporaine, par le type d’objet mathé-
matique qu’elle étudie et dont elle contribue à dégager
l’interprétation : des fonctions exprimant l’agrégation
des préférences individuelles en un ordre de préférences
unique ; en d’autres termes, des manières de mettre en
correspondance les souhaits individuels et un classement
« social » sur lequel s’appuient les choix ou les jugements

d’une collectivité.

Ce domaine d’étude a été ouvert par l’ouvrage classique de


K. Arrow, Social Choice and Individual Values, et par une
étude contemporaine de G.-T. Guilbaud. La théorie du choix
social fit en 1970 l’objet d’une nouvelle synthèse dans un
autre ouvrage classique, dû à A. K. Sen, Collective Choice
and Social Welfare 1. L’analyse s’est développée autour de
deux faisceaux de problèmes : ceux qui ont trait aux déci-
sions collectives proprement dites (autour des procédures de
vote particulièrement), et ceux qui concernent la possibilité
de parvenir à une définition du bien-être collectif à partir
d’indices (« fonctions d’utilité ») repérant le bien-être (ou les
préférences) des personnes. Sous ce second aspect, la théo-
rie des choix collectifs est étroitement liée aux débats plus
anciens concernant le bonheur global d’une collectivité, tel
qu’il est approché notamment dans la tradition utilitariste.

Cette théorie a permis à la fois de faire progresser l’ana-


lyse des procédures de vote 2 et la clarification des bases
informationnelles des critères éthiques 3. Elle se développe

aujourd’hui en étroite relation avec la théorie des jeux et la


philosophie politique.

▶ La théorie du choix social pose des problèmes philoso-


phiques spéciaux dans la mesure où elle se présente comme
une sorte de mathématique universelle des évaluations et des
choix opérés dans l’existence collective : on s’interroge en
particulier sur ses critères de rationalité, ses implications mo-
rales et politiques (a-t-elle vraiment rendu impossible de par-
ler d’intérêt collectif ou de rationalité des procédures démo-
cratiques ?), ses implications économiques (a-t-on vraiment
démontré l’impossibilité de construire une fonction de choix
social ?) et l’on met en question la modélisation sous-jacente
des préférences ou des choix 4.

Emmanuel Picavet

✐ 1 Arrow, K. J., « A Difficulty in the Concept of Social Wel-


fare », Journal of political Economy, 58, 1950 ; et Social
Choice and Individual Values, Wiley, New York, 1951, 2e éd.
revue 1963 (trad. Tradecom, Calmann-Lévy, Paris, 1974).
Guilbaud, G.-T., « Les théories de l’intérêt général et le pro-
blème logique de l’agrégation », Économie appliquée, 5, 1952.

Sen, A. K., Collective Choice and Social Welfare, Oliver and


Boyd, Amsterdam, North Holland et Edimbourg, 1970.

2 Black, D., The Theory of Committees and Elections, Cambridge


(U. P.), Cambridge, 1958. Schofield, N. J., Social Choice and

Democracy, Springer, Berlin, 1985. Moulin, H., The Strategy of


Social Choice, Amsterdam, North Holland, 1983.

3 Sen, A. K., Choice, Welfare and Measurement, Basil Blackwell,

Oxford, 1982.

4 Kolm, S.-C., Philosophie de l’économie, Seuil, Paris, 1986.


Elster, J. et Hylland, A. (dir.), Foundations of Social Choice Theo-
ry, Cambridge (U. P.), Cambridge, 1986. Picavet, E., Choix ra-
tionnel et vie publique, PUF, Paris, 1996. Mongin, P. et Fleurbaey,
M., « Choix social (théorie du) », in Dictionnaire de philosophie

politique, dir. P. Raynaud et S. Rials, PUF, Paris, 1998.


! ARROW (THÉORÈME D’), DÉCISION (THÉORIE DE LA),
RATIONALITÉ, UTILITARISME

CHOSE

Du latin causa, « cause » au sens juridique. En allemand, Ding signifie


d’abord « tribunal », puis « cause juridique », enfin « chose ».

La chose est certainement l’entité philosophique qui, dans les termes


de la logique classique, possède le plus d’extension et le moins de com-
préhension. Si la relation de la personne à la chose, d’origine juridique
et romaine, a été supplantée par celle du sujet aux objets, d’extraction
métaphysique et cartésienne, du moins la problématique philosophique
est-elle demeurée identique à elle-même : qu’elle soit « acte » (ener-
geia) où la « substance » (ousia) est en retrait chez Aristote, objecti-
vité produite par l’activité du sujet chez Descartes, ou constituée par
le schématisme transcendantal chez Kant, la chose demeure ce qui est
posé en face de la pensée et l’interroge. C’est le sens du retour « aux
choses-mêmes » qui apparaît dans la phénoménologie. Car c’est dans
cette philosophie mise en oeuvre par Husserl avant que d’être modifiée
par la tradition heideggerienne, que se joue le statut ontologique de
l’ensemble des objets constitués en un monde par le sujet. La chose est la
pure positivité de l’être telle qu’elle ne peut être posée que par
l’activité
d’une pensée qui vise, juge, constitue et se constitue dans les choses, au-
dehors. À l’isolement classique de l’âme répond l’idée d’une présence au
monde sous la forme de la chair dans les avancées les plus récentes de la
tradition phénoménologique. Dès lors il n’est pas étonnant de constater
que c’est vers l’art (Heidegger, Sartre et Merleau-Ponty) que se tourne
la phénoménologie, plus que vers la science et son conflit ancestral entre
réalisme et instrumentalisme ou idéalisme physique, lorsqu’elle veut ten-
ter de penser la relation entre le sujet et la chose. Fait déterminant,
c’est à la chose, plutôt qu’à l’objet, que le sujet s’oppose dans la
relation
complexe de constituant à constitué, relation dans laquelle on reconnaît
l’inspiration la plus marquante de la philosophie contemporaine.

ÉPISTÉMOLOGIE

N’importe quelle réalité, plus ou moins individuée, sta-

tique, et indépendante du sujet qui l’observe, ou résistant à


des modifications arbitraires.

La référence aux choses se situe soit en deçà (Aristote), soit


au-delà (d’Espagnat) de la problématique de l’objectivité
scientifique où le réalisme de la chose ne peut que se dis-
soudre (Bachelard) ou s’inscrire en faux (Heidegger). Une
chose est un système isolable, supposé fixe, de qualités et de
propriétés. Elle est antérieure à l’objet, dont la constitution
suppose l’élimination de faux objets. Se référer à l’ordre des
choses n’implique aucune différence entre représentation et
représenté 1. Aristote forme une science des choses en tant
qu’elles constituent un monde 2. Le droit romain (Justinien)

oppose les choses, supports de propriété, aux actions et aux


personnes. Le déploiement de la problématique du sujet et

de l’objet (Descartes, Kant, Hegel...) entraîne l’abandon de la


notion. La critique de ce recouvrement par Heidegger peut
être considérée comme une résurgence ou comme une ré-
gression : « Le savoir de la science a déjà détruit les choses,
longtemps avant l’explosion de la bombe atomique. » 3. En re-
vanche, la psychanalyse de la connaissance vise à dissoudre
les certitudes mal dégrossies du sens commun : « La science
downloadModeText.vue.download 149 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

147

contemporaine veut connaître des phénomènes et non pas


des choses. Elle n’est nullement chosiste. La chose n’est qu’un
phénomène arrêté. » 4. Toutefois, certains réalistes insistent sur
la valeur régulatrice du « quelque chose » résistant aux varia-
tions techniques et symboliques de l’activité scientifique 5.

Vincent Bontems

✐ 1 Foucault, M., Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966.

2 Aristote, Physique, Les Belles Lettres, Paris, 1931.

3 Heidegger, M., Qu’est-ce qu’une chose ?, Gallimard, Paris, 1971.

4 Bachelard, G., La philosophie du non, p. 109, Vrin, Paris, 1975.

5 D’Espagnat, B., À la recherche du réel, Bordas, Paris, 1981.

! ÉPISTÉMOLOGIE, FAIT SCIENTIFIQUE

PSYCHANALYSE

Ce qui a été radicalement perdu du premier objet, la

mère en tant que sein maternel, par-delà les objets pul-

sionnels et partiels.

Lacan propose d’isoler par ce nom l’objet premier, dont la

perte inaugure la possible objectalité des mondes interne


ou externe. Sans qu’il le dise, la chose renvoie probable-
ment à ce qui existe d’un objet totalitaire, avant que, selon

l’approche kleinienne puis winnicottienne, la réconciliation


du bon et du mauvais objet, paradoxalement associée à la
position dépressive, ne donne à la mère la compétence à
présenter les objets. En d’autres termes, c’est la part réelle des
objets qui s’indique en ce mot.

▶ Si l’« objet a » se constitue, dans un temps logiquement se-


cond, de ce qui choit de l’Autre et insiste dans les objets de la

pulsion comme de l’identification, la chose n’est rien d’autre

que le nom donné à la mère primordiale, Autre réel, dans la

théorie lacanienne. Outre son intérêt pour la cohérence de


la doctrine, une telle différenciation permet sans doute de

comprendre, dans la clinique, ce qui s’observe d’un certain

rapport à l’objet, tout autant dans l’autisme ou la schizophré-

nie que dans la mélancolie.

Jean-Jacques Rassial

✐ Lacan, J., Écrits, Seuil, Paris, 1966.

! NARCISSISME, OBJET, SOUHAIT

CHURCH (THÈSE DE)

D’après le logicien américain Alonzo Church (1903-1995).

LOGIQUE

Affirmation selon laquelle toutes les fonctions effecti-


vement calculables sont « récursives », et qui revient donc
à identifier la notion informelle de calculabilité par algo-
rithme à la notion formellement définie de récursivité, ou
à l’une des notions équivalentes à cette dernière, comme

la « lambda-définissabilité » ou la calculabilité par une

« machine de Turing ».

La thèse de Church 1 n’est pas un théorème susceptible de


démonstration (puisque l’un des termes de l’identification

n’est, justement, pas formellement défini), mais une assertion


en faveur de laquelle une batterie d’arguments extrêmement
convaincants peuvent être avancés, au nombre desquels
(1) le fait que toute fonction reconnue comme effectivement
calculable s’est à ce jour avérée récursive, (2) la convergence
des définitions d’allure fort dissemblables qui ont pu être pro-

posées pour caractériser formellement la notion calculabilité

par algorithme.

L’année même (1936) où la thèse de Church était avancée


par son auteur, Turing 2, de manière indépendante et guidée
par des considérations sensiblement différentes, proposait
quant à lui d’identifier les fonctions effectivement calculables
aux fonctions capables d’être calculées par une « machine de
Turing ». Compte tenu de l’identité, postérieurement établie,
entre les fonctions calculables au sens de Turing et les fonc-
tions que Church avait en vue, la « thèse de Turing » équivaut
à la thèse de Church, et les deux sont souvent désignées sous
le nom de « thèse de Church-Turing ».

Jacques Dubucs

✐ 1 Church, A., An Unsolvable Problem of Elementary Num-


ber Theory, repris dans M. Davis (éd.), The Undecidable, Raven
Press, New York, 1965, pp. 89-109.
2

Turing, A., On Computable Numbers, with an Application to


the Entscheidungsproblem, repris dans M. Davis (éd.), op. cit.,
pp. 116-154.

! CALCULABILITÉ, DIAGONAL (ARGUMENT), EFFECTIVITÉ,

MACHINE (LOGIQUE, DE TURING)

CINÉMA

Abréviation courante (dès 1893) de cinématographe (1892), litt. « écri-


ture du mouvement », du grec kinêma, « mouvement », et graphein,
« écrire ».

ESTHÉTIQUE

Projection lumineuse de l’enregistrement photogra-


phique d’un spectacle en mouvement, l’illusion étant ren-
due possible par le phénomène de persistance rétinienne.

Apparu dans les dernières années du XIXe s., le cinéma


s’est rapidement imposé comme un art majeur et même

comme l’art le plus représentatif du XXe s.

L’acte de naissance officiel du cinéma est la projection pu-


blique réalisée par les frères Lumière, le 28 décembre 1895,
dans les sous-sols du Grand Café, à Paris. Son invention est la

résultante d’une longue série de travaux scientifiques destinés


à l’étude des phénomènes de la nature (Marey, Muybridge),
mais également de la tradition des spectacles d’ombre et de

lumière obtenus à l’aide de la « lanterne magique ». Dès son


apparition, le cinéma a suscité une fascination particulière,

autant du point de vue du spectateur que de celui du théo-


ricien pour lequel il renouvelle les vieilles interrogations de
Zénon sur la continuité. Il n’est donc pas surprenant que
les premières mentions philosophiques se soient concentrées
avec Bergson 1 sur la question du temps et de la décompo-

sition du mouvement. Le grand public a été surtout sensible


aux progrès techniques qui jalonnent son histoire : passage
du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur, intégra-
tion du son, effets spéciaux, etc., en oubliant souvent que
le cinéma renvoie à bien d’autres formes et usages que les
films diffusés en salle : cinéma scientifique, documentaire,
expérimental, films d’animation, d’entreprise, de propagande,

cinéma institutionnel, pédagogique, etc.

Fiction et documentaire

Instrument de saisie du réel, du moins tel que la caméra per-


met de le conserver et de le restituer, le cinéma est néan-
moins devenu très tôt un puissant mode d’expression tourné
vers l’imaginaire : « N’est-ce pas un rêve que le cinéma ? » se

demande Valéry. La tension entre réalité et fiction est donc


downloadModeText.vue.download 150 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

148

à la base même de la réflexion cinématographique, dès la


polarité entre Lumière et Méliès, mais surtout à travers l’in-
teraction des deux pôles, toute fiction contenant une part
documentaire et tout documentaire tendant à fictionaliser le
réel. C’est pourquoi le concept d’« évasion » attaché au spec-
tacle cinématographique conserve toute sa valeur opératoire.
L’on peut même se demander si la principale fonction sociale
du cinéma (à tout le moins celle qui motive le plus grand
nombre d’entrées dans les salles) ne relève pas d’une insatis-
faction fondamentale : le monde qui est ne devrait pas exister
et celui qui devrait être n’existe pas. « Le cinéma substitue
à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs », fait
dire J.-L. Godard à A. Bazin au début de son film le Mépris.
Célèbre formule qu’il convient certainement de compléter en
la dialectisant. On l’a souvent dit, tout film est (en pratique)
toujours vécu au présent. De sorte que le cinéma s’appuie
pleinement sur cet attribut de la conscience : être présent
à ce qui l’affecte actuellement. Aussi le cinéma se nourrit-
il d’une double opposition : la volonté de substitution d’un
monde à un autre, en somme réalisée pour le spectateur le
temps d’une projection, conduit aussi bien à la négation qu’à
l’affirmation du seul monde existant – celui que le specta-
teur retrouve inéluctablement au sortir de la salle mais dont

il ne prend pas nécessairement une conscience propre. Le


souci « documentaire » oriente le cinéma vers une fonction de
monstration du réel ou, comme préfère dire Rossellini, vers
la recherche de la connaissance. Le souci « fictionnel », ici
entendu au sens premier, sert le besoin de refuge ou de fuite
dans l’imaginaire. À ce titre, la distinction également classique
entre cinéma de spectacle et cinéma d’art et d’essai semble
bien peu pertinente, l’un et l’autre cinéma privilégiant l’un et
l’autre souci selon les films, les époques ou les auteurs.

▶ Mixte d’art et d’industrie, le cinéma est partagé entre la


tendance à l’uniformisation imposée par les lois économiques
de l’institution et le besoin de diversité et de renouvellement
recherché par le spectateur. Plus profondément encore que
la reproductibilité relevée par Benjamin, une nouvelle culture
visuelle fondée sur l’essor des technologies numériques est
en voie de transformer son statut d’art et au-delà celle des arts
en général, y compris dans leurs implications esthétiques et
leur mode individuel d’appropriation.

Daniel Serceau

✐ 1 Bergson, H., l’Évolution créatrice (1907), PUF, Édition du


centenaire, Paris, 1959, pp. 752-754. Voir les commentaires de
Deleuze, G., in Cinéma 1. L’image-mouvement, Minuit, Paris,
1983.

Voir-aussi : Metz, C., « Le film de fiction et son spectateur », in


Psychanalyse et cinéma, Communications, no 23, Seuil, Paris,
1975.

Mitry, J., Histoire du cinéma, Éditions universitaires, Paris, 1973.


Morin, E., le Cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropo-
logie, Minuit, Paris, 1956.

! CINÉMA ET PHILOSOPHIE, FICTION, FILM, VISIBLE

∼ CINÉMA ET PHILOSOPHIE

ESTHÉTIQUE

Dès son apparition, les théories du cinéma n’ont cessé


de s’interroger sur les divers aspects de ce phénomène (in-
vention technique, pratique sociale, expression artistique
du mouvement) et d’envisager cette succession d’images-
sons projetés sur l’écran de la salle obscure selon différents
modèles (langage cinématographique, « texte » filmique,

« dispositif » de projection, « signifiant imaginaire », lieu


de pensée, instance de restitution du réel).

Approches théoriques du cinéma

Les propos de cinéastes et des critiques des années 1920,

notamment le manifeste de Canudo 1, se conçoivent dans une

perspective de promotion et d’élection du cinéma en tant que

« septième art ». Ces poétiques d’auteurs, de Gance à Delluc,

ne constituent pas de réels discours théoriques, sauf peut-être

chez Epstein qui réfléchit le cinéma comme « une machine

philosophique à re-monter le temps » 2. Les premiers théori-

ciens du cinéma s’inscrivent dans la mouvance du gestaltisme


(Münsternberg, Arnheim 3) et dans la tradition du formalisme
(Balázs et les cinéastes russes 4, de Vertov à Eisenstein). Avec
des différences notables, ils établissent les caractéristiques
fondamentales du « langage cinématographique », en insistant
sur le montage, dans leur défense du cinéma muet en tant
qu’art de transformation stylistique du réel.

Le dialogue entre le cinéma parlant et le discours théo-

rique ne s’est noué qu’après la Seconde Guerre mondiale 5. Il

convient de distinguer chronologiquement les théories onto-

logiques sur l’essence du cinéma (la défense du réalisme de

A. Bazin ou l’essai anthropologique de E. Morin 6 qui enracine


le cinéma dans l’imaginaire), les théories méthodologiques
sur la pertinence des différentes perspectives d’approche
(l’approche sémiologique du cinéma, « langue ou langage »,
conduite par C. Metz, l’analyse textuelle, l’éclairage psycha-

nalytique de la place du spectateur dans le « dispositif ») et


enfin des réflexions nourries par les problématiques que sou-
lèvent les oeuvres filmiques (la pensée figurale de l’image

développée par J. Aumont, la notion de « l’entre-images »


articulée par R. Bellour, la proposition croisée de montages
cinématographiques et de montages interprétatifs énoncée

par M. Gagnebin).

Éclairages philosophiques :
cinéma, pensée et réalité

La relation entre cinéma et philosophie a pour origine le

questionnement par l’image du réel et de la pensée. A. Bazin

a développé dans l’après-guerre une réflexion ontologique


sur le cinéma à partir du rapport entre septième art et réalité.

Dans son optique esthétique et métaphysique, l’objectivité

de la représentation, la reproduction du réel, se comprend


comme le fondement de la vérité artistique. Le premier es-

sai du recueil théorique, Qu’est-ce que le cinéma ?, définit


l’« ontologie de l’image photographique » comme l’objectivité

essentielle garantie par le dispositif mécanique de prise de

vue. Le cinéma « apparaît comme l’achèvement dans le temps


de l’objectivité photographique » 7. En ajoutant à « l’empreinte

digitale » de la photographie la reproduction du temps dans

la durée, il entretient un rapport existentiel avec la réalité.

Le cinéma non seulement adhère au réel par la puissance de


crédibilité des images, mais il participe aussi à son existence

en le révélant. Cette pensée du cinéma, qui fait émerger le

réalisme ontologique du septième art d’une description phé-


noménologique, peut être mise en étroite relation avec la phi-

losophie de Merleau-Ponty. L’auteur de la Phénoménologie de

la perception a réfléchi sur les accords et les désaccords du


cinéma et de la pensée. Pour lui, « le cinéma est particulière-
downloadModeText.vue.download 151 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

149
ment apte à faire paraître l’union de l’esprit et du corps, de
l’esprit et du monde et de l’expression de l’un dans l’autre » 8.

Par réaction contre les approches en termes de texte fil-


mique dans les années 1970, Deleuze a réactivé le lien entre
le cinéma et la philosophie dans ses deux ouvrages fonda-

mentaux 9. Il précise que le cinéma « est une nouvelle pratique

des images et des signes, dont la philosophie doit faire la


théorie comme pratique conceptuelle » 10. Aussi le cinéma est-

il présenté comme un « lieu de pensée », mais il ne lui appar-


tient pas de construire ses concepts. La philosophie de De-
leuze consiste ainsi à classer les différentes formes filmiques
dérivées de la théorie des signes de Peirce et de la pensée du
mouvement de Bergson. Elle reprend donc l’articulation entre
les trois niveaux bergsoniens : les ensembles et leurs parties,

le Tout, le mouvement qui se décompose d’après les éléments


entre lesquels il joue dans un ensemble et qui se recompose
comme expression du changement qualitatif du Tout dans la

durée. Trois types d’images sont ainsi isolés : « l’image-instan-


tanée », c’est-à-dire le photogramme, instant quelconque de
la prise de vue ; « l’image-mouvement », la « coupe mobile de
la durée » donnée immédiatement par le cinéma ; et « l’image-
temps », qui est une image de la durée elle-même. Le passage
du cinéma classique (Hawks, Hitchcock, Kurosawa,...) au ci-
néma moderne (Antonioni, Resnais, Godard...) se comprend
comme la crise de l’image-mouvement dans sa composante
« d’image-action », et l’émergence de l’image-temps dans son
aspect fondateur d’« image-cristal ».

▶ La relation entre cinéma et philosophie a été particuliè-

rement illustrée par Bazin et Deleuze. Le cinéma aura donc

intéressé les penseurs au point de donner véritablement une


image à la pensée et de faire participer le septième art à
l’existence même.

Diane Arnaud

✐ 1 Canudo, R., Manifeste des Sept Arts, 1923, Séguier, Paris,


1995.

2 Aumont, J., Jean Epstein. Cinéaste, poète, philosophe, « Cinégé-


nie ou la machine à re-monter le temps », Cinémathèque fran-
çaise, Paris, 1996, pp. 87-108.

3 Arnheim, R., Film als Kunst (1932), « Le cinéma est un art »,

trad. de F. Pinel, L’Arche, Paris, 1989.

4 Albéra, F., les Formalistes russes et le cinéma. Poétique du film,


Nathan, Paris, 1996.

5 Casetti, F., les Théories du cinéma depuis 1945, 1993, trad. de


S. Saffi, Nathan, Paris, 1999.
6 Morin, E., le Cinéma ou l’homme imaginaire, 1956, Minuit,
Paris, 1985.

7 Bazin, A., Qu’est-ce que le cinéma ? (1958), chap. 1, « Ontolo-


gie de l’image photographique » (1945), Cerf, Paris, 1997, p. 14.

8 Merleau-Ponty, M., Sens et non-sens, « Le cinéma et la nouvelle


psychologie », Gallimard, Paris, 1996, p. 74.

9 Deleuze, G., Cinéma 1. L’image-mouvement, Minuit, Paris,

1983.

10 Deleuze, G., Cinéma 2. L’image-temps, p. 366, Minuit, Paris,

1985.

Voir-aussi : Aumont, J., À quoi pensent les films, Séguier, Paris,


1996.

Bellour, R., l’Entre-images 2. Mots, Images, P.O.L., Paris, 1999.

Cavell, S., The World Viewed. Reflections on the Ontology of Film


(1971), trad. [line] Ch. Fournier, « La projection du monde. Ré-
flexions sur l’ontologie du cinéma », Belin, Paris, 1999.

Gagnebin, M., Du Divan à l’écran. Montages cinématogra-


phiques, montages interprétatifs, PUF, Paris, 1999.

Metz, C., Langage et cinéma, Albatros, Paris, 1982 ; le Signifiant


imaginaire, Bourgois, Paris, 1993.

Schefer, J.-L., l’Homme ordinaire du cinéma, Cahiers du Ciné-


ma, Paris, 1997.

! ART, EXPRESSION, FILM, IMAGE, MOUVEMENT, PERCEPTION, RÉEL,


SÉMIOTIQUE, VISIBLE

CINÉMATIQUE

ÉPISTÉMOLOGIE, HIST. SCIENCES

Partie de la mécanique qui étudie la géométrie des


mouvements indépendamment des forces ou des causes
qui sont supposées le produire. SYN. : phoronomie.

La cinématique commence à se constituer comme discipline

au tournant des XVIIe et XVIIIe s. avec la construction par Vari-


gnon (1654-1722) de l’algorithme de la science du mouve-

ment ou algorithme de la cinématique. La vitesse y est alors

définie comme la différentielle de l’espace par rapport au

temps, puis l’accélération comme celle de la vitesse par rap-

port au temps. L’organisation du champ de la cinématique du


point trouve sa forme définitive avec la rédaction par Euler
de son traité de mécanique du point, en 1736, sous le titre

Mechanica, sive motus scientia analytica exposita et par celle

du Traité de dynamique de d’Alembert, en 1743.

Michel Blay

✐ Blay, M., La naissance de la mécanique analytique. La


science du mouvement au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, PUF,

Paris, 1992.

CITATION

Du latin citare, « convoquer en justice », d’où « invoquer le témoignage


de », « mentionner ».

ESTHÉTIQUE

Insertion d’un fragment d’oeuvre au sein d’un nouveau


contexte, cet emprunt devant être normalement repé-
rable par l’interprète.

Lorsque l’on passe du niveau textuel au niveau opéral, c’est


l’effectivité du lien référentiel et non la simple présence d’une
réplique syntaxique qui constitue l’aspect déterminant ; celle-
ci se trouve en pratique validée par l’indication de la source,
le plus souvent sous forme de note. La musique offre par

ailleurs une circonstance privilégiée, en raison de l’existence

d’un genre « thème et variations ».

Se pose aussi la question délicate de la généralisation de


la citation au-delà du domaine linguistique et notationnel.
Puisqu’une peinture est dénuée d’articulation sémiotique, on

ne saurait parler strictement de citation iconique, même si


c’est un fait que de nombreux artistes se sont explicitement
inspirés d’autres oeuvres et les ont parfois utilisées littérale-
ment, sur le mode de l’hommage, du prolongement ou du
détournement. La possibilité d’une citation trans-sémiotique

est encore plus problématique, en dépit des perspectives


ouvertes par les procédés de numérisation.

Jacques Morizot

✐ Compagnon, A., la Seconde main ou le travail de la citation,


Seuil, Paris, 1979.

Goodman, N., Manières de faire des mondes, chap. 3, J. Cham-


bon, Paris, 1992.

Lipman, J., et Marshall R., Art about Art, Dutton and Whitney
Museum, New York, 1978.

! POST-MODERNISME, USAGE / MENTION


downloadModeText.vue.download 152 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

150

LINGUISTIQUE

Moyen conventionnel au travers duquel un signe linguis-


tique ou un ensemble de tels signes peuvent être mention-
nés, plutôt qu’utilisés.

La citation appartient au langage en tant qu’il est écrit plutôt


que parlé : un matériel linguistique est cité s’il se trouve
entre deux guillemets. Elle tire son importance philoso-
phique des relations étroites qu’elle entretient avec la men-
tion. La citation permet en effet d’utiliser les signes d’un
langage pour désigner d’autres signes. C’est le cas lorsqu’on
formule les propriétés d’un langage objet dans un métalan-
gage, comme dans « Paris est la capitale de la France » qui
est une phrase grammaticale du français. On utilise d’autre
part la citation pour rapporter les propos d’autrui. Au dis-
cours direct, les paroles sont explicitement citées, comme
dans (1) « Paul a dit : “J’aime Marie.” » ; en revanche, la cita-
tion disparaît au discours indirect, comme dans (2) « Paul
a dit qu’il aimait Marie ». Les rapports au discours indirect,
comme ceux effectués au discours direct, sont opaques : on
ne peut y substituer les termes coréférentiels salva veritate.
Certains philosophes ont soutenu, pour cette raison, que le
discours indirect faisait intervenir un mécanisme caché de
citation 1.

Pascal Ludwig

✐ 1 Davidson, D., « On Saying that », 1968, repr. et trad. par


Engel, P., in Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, Jacqueline
Chambon, Paris, 1993, pp. 144-166.

Voir-aussi : Cappellen, G., et Le Pore, E., « Varieties of Quota-


tion », Mind, 106, 1997, pp. 429-450.

! ATTITUDE PROPOSITIONNELLE, USAGE / MENTION

CITOYEN

Du latin civis, pour le grec politès, littéralement, « membre de la cité ».

PHILOS. DROIT, POLITIQUE

Celui qui appartient à une société politique quelconque.


Cette appartenance peut impliquer la participation effec-
tive à toutes les décisions qui concernent la communauté,

ou être réduite à un ensemble d’obligations et de droits


spécifiques.

Adopter la définition large, c’est reprendre une tradition qui


remonte à la cité grecque et à la république romaine, et qui
a acquis une nouvelle vitalité dans certaines cités italiennes à
la Renaissance (Florence, Venise) : dans une libre république,
les « citoyens » participent nécessairement aux décisions com-
munes, à la différence des « sujets » des États monarchiques
ou de la même république (ceux qui y résident sans bénéfi-
cier des privilèges de la citoyenneté).

Adopter la définition étroite (réduire la citoyenneté à un


simple statut juridique), c’est être tributaire d’une autre défi-
nition de la société politique. La république devient l’en-
semble des sujets qui obéissent au même souverain, même
s’il s’agit d’un monarque ; lui appartenir revient à obéir
aux lois qui vous protègent. Cette réduction du citoyen au
sujet peut être plus ou moins complète. En 1576, Bodin
distingue encore le sujet ordinaire et le citoyen – un sujet
auquel le souverain laisse la liberté de gouverner sa famille
et ses biens, qui partage avec ses pairs de la même cité
(une république peut comporter plusieurs cités) une même
législation à propos de laquelle il peut être consulté 1. Tout
en distinguant les francs sujets (ou citoyens libres) et les

esclaves (des sujets de l’État assujettis aussi à certains de

leurs concitoyens) 2, Hobbes assimile le citoyen au sujet 3 :


l’activité civique est réduite à l’obéissance volontaire et au
pacte fictif par lequel chacun est censé avoir institué l’État

qui le protège.

L’homme et le citoyen

Pour les tenants de la libre république antérieurs à Rousseau,

tout homme a une capacité politique (une capacité à coopé-

rer à une oeuvre commune) que les rares citoyens sont seuls

à réaliser dans sa plénitude. Tous sont hommes, certains le


sont plus que d’autres !

Chez les tenants du droit naturel moderne (Hobbes, Pu-

fendorf, Locke), la réduction du citoyen à un sujet qui accepte


d’obéir pour protéger ses droits conduit à séparer l’homme et
le citoyen. Que l’homme soit insociable ou sociable, il n’est

plus, comme le voulait Aristote, un animal politique. Le droit

politique (qui inclut les droits reconnus aux citoyens) est un


moyen subordonné à une fin extérieure à l’État, la sauve-

garde des droits attachés également à tous les hommes du


seul fait de leur nature.

Rousseau tente de concilier les deux définitions. Héritier


du droit naturel moderne, il postule l’égale liberté de tous.

Héritier du républicanisme, il refuse de séparer l’homme et


le citoyen : l’homme naturel (celui qui vivrait en dehors de

toute société politique et de toute relation stable avec ses


semblables) est presque un animal : ce qui en lui est propre-

ment humain (la capacité de se perfectionner et de s’écarter


de la nature) ne peut se développer sans vie politique organi-

sée. C’est en devenant citoyen que l’animal stupide et borné

accède à l’humanité 4 : « sujet » par sa soumission aux lois de


l’État, il est « citoyen » par sa participation à l’autorité souve-

raine définie de manière nouvelle 5 : elle consiste uniquement

à légiférer, c’est-à-dire à décider des règles qui valent pour

tous, abstraction faite des particularités de chacun 6. Les droits


naturels que la république doit sauvegarder ne peuvent être

ceux de l’animal stupide et borné. Si on devient homme en

devenant citoyen, on ne peut protéger les droits de l’homme


en faisant appel à un principe naturel extérieur à la répu-

blique. On cherchera plutôt des institutions qui, par leur

fonctionnement (la claire distinction des fonctions législative

et executive, du souverain et du gouvernement), contrain-

dront les citoyens à exercer leur souveraineté en respectant

les droits de chacun.

▶ À définir le citoyen par l’activité civique, bien peu d’entre


nous sont citoyens, car l’État représentatif tend à réduire

notre citoyenneté à ce que Hobbes avait imaginé : l’obéis-


sance volontaire. À nous de résister à cette réduction.

Jean Terrel

✐ 1 Bodin, J., la République, I, chap. 6, p. 111 sq., Fayard, Paris,

1986.

2 Hobbes, Th., De cive, chap. 5, § 11.

Ibid., chap. 9, § 9.

4 Rousseau, J.-J., Du contrat social, II, chap. 8.

5 Ibid., I, chap. 6.

6 Ibid., II, chap. 4 et 6.


downloadModeText.vue.download 153 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


151

Qu’est-ce qu’un citoyen ?

Nous usons et abusons du vocabulaire de

la citoyenneté. Alors que la plupart des

grandes démocraties subissent un vaste

mouvement de désintérêt à l’égard de la

chose publique, les actes les plus ordinaires de la vie so-


ciale doivent, pour avoir quelque valeur, être affublés du
qualificatif « citoyen ». La politesse, le respect, la tolé-

rance, le souci des « exclus », l’humanitarisme, voilà les

traits de cette nouvelle citoyenneté. Mais cet usage sans

mesure du mot ne traduit-il pas le fait que nous sommes

en train de perdre le sens de la citoyenneté ? Né il y a

quelque 2 500 ans en Grèce, le citoyen est-il encore une

figure pertinente de l’existence digne d’un homme ?

L’ANIMAL POLITIQUE

É tymologiquement, le citoyen est celui qui vit dans une cité


gouvernée par des lois. Quand Aristote dit que l’homme
est un « animal politique », il affirme que l’homme est, par
nature, citoyen. Mais, pour un citoyen d’Athènes, cette défi-
nition est très précise. Elle exclut tous ceux qui ne sont pas
athéniens « de sang » – les étrangers restent, sauf dans des
cas restreints, des métèques – ainsi que les femmes et les
esclaves. D’un autre côté, cependant, elle affirme l’égalité des
citoyens comme condition de leur liberté.

Se posant la question du meilleur gouvernement, Aristote


examine plusieurs possibilités 1. Le gouvernement d’un seul,

ou monarchie, qui relève d’une généralisation de la domina-

tion paternelle et dont le principe est l’amour du monarque

pour le bien de ses sujets. Mais, réaliste, Aristote constate

que ce genre de gouvernement est prompt à dégénérer en

despotisme, lequel correspond au rapport du maître à ses

esclaves. Le gouvernement de la minorité des meilleurs

(l’aristocratie) est, quant à lui, menacé de se transformer

en une oligarchie où la puissance de l’argent remplace la

vertu. C’est que en dépit des menaces de dégénérescence


en anarchie, le gouvernement de la masse des citoyens, tout

bien pesé, est, sans doute, le meilleur en pratique. Mais quoi

qu’il en soit, si « le pouvoir du chef de famille est une mo-

narchie », un gouvernement non dégénéré, qu’il soit celui

d’un seul ou celui de la majorité, n’est jamais assimilable au

pouvoir d’un maître. En effet, dans la plupart des régimes

politiques, on est tour à tour gouvernant et gouverné (car


on veut être égaux de nature, sans différence aucune) 2. C’est
pourquoi, « un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux
défini que par la participation à une fonction judiciaire ou à
une magistrature » 3.

La citoyenneté n’est possible que là où il existe un espace

public, là où les hommes se rencontrent directement, là où


la parole est action. Ce qu’exprime la citoyenneté grecque,

c’est une certaine conception de la vie digne d’un homme,

une vie qui n’est pas enfermée dans la sphère privée, mais
s’exprime d’abord dans l’espace public. Cela signifie que les
intérêts privés – aussi importants soient-ils en pratique – ne
peuvent dominer la vie publique. D’où la condamnation
comme « contre nature » de ce qu’Aristote nomme « chréma-
tistique », c’est-à-dire l’activité consacrée à la recherche de
l’argent pour lui-même.

CITOYEN ET SUJET

C ette prodigieuse invention de la démocratie grecque


doit cependant être comprise sans anachronisme. Tout
d’abord, l’homme grec n’est pas citoyen par nature. C’est,
inversement, le citoyen qui, seul, est un homme au sens
plein du terme. Celui qui n’est pas citoyen ne l’est pas pour
de bonnes raisons : il diffère en nature de l’homme libre.

Ainsi les « barbares » étaient-ils esclaves « par nature », car les


Grecs se demandaient comment des hommes libres auraient

pu accepter de vivre sous la coupe d’un despote. En second


lieu, la conception grecque de la citoyenneté est aux anti-
podes de la conception individualiste moderne. La cité n’est
pas une assemblée d’individus ; elle est un tout qui forme le
Bien suprême. L’homme recherche le bonheur, certes, mais
le bonheur réside dans la vie dans une cité régie par des
lois. La liberté est essentiellement la liberté politique, celle
de participer à la vie publique, mais nullement la liberté de

conscience, au sens des Modernes – l’impiété, pour les Grecs,


est un crime majeur, car en offensant les Dieux, c’est à la cité
tout entière qu’on s’attaque.

Ainsi semble justifiée l’affirmation de Hegel selon laquelle


la liberté des Grecs fut « une fleur due au hasard, caduque,
renfermée dans d’étroites bornes et, d’autre part, une dure
servitude de ce qui caractérise l’homme, de l’humain » 4. La
philosophie moderne, fondée sur la théorie du contrat, tente
de construire l’état civil à partir d’une conception de l’homme
profondément différente. L’homme est, par nature, libre.
Comment dès lors concilier cette liberté essentielle et l’obéis-
sance au pouvoir politique ? Tout simplement en concevant
le pouvoir politique comme le résultat des volontés libres
des individus qui s’associent pour régler leurs différends et
protéger leurs biens et, à cette fin, instituent un gouverne-
ment commun. Par nature, l’homme a le droit de faire tout ce

qu’il juge nécessaire pour la défense de sa propre vie, mais


la raison lui dicte la voie de l’association politique comme la
plus appropriée.

Pourtant, si l’homme est citoyen au sens où l’existence de


la cité est, en dernière analyse, fondée sur un acte de sa vo-
lonté, il est aussi, et presque immédiatement, sujet. Car, une
fois le pouvoir politique institué, il doit lui obéir. « Est sujet,
dit Spinoza, celui qui fait, par ordre du Souverain, ce qui
est utile à la communauté et, par conséquent, à lui-même » 5.
L’habitant de la cité peut donc être considéré tantôt comme
citoyen, tantôt comme sujet. Tantôt comme auteur des lois,
tantôt comme celui qui obéit aux lois. Mais dans les deux,
si la cité est bien gouvernée, il reste libre. Cette ambiguïté
traverse toute la philosophie politique classique. Elle autorise
la division kantienne entre le citoyen actif – celui qui peut
effectivement participer à l’exercice du pouvoir législatif – et
le citoyen passif, qui jouit des libertés fondamentales mais
non de la participation à la décision politique.

L’ALIÉNATION POLITIQUE

R ousseau 6 perçoit clairement ce problème. Le Contrat


social ne peut tirer sa légitimité que de l’identification
du sujet et du citoyen. Étant donné que la liberté consiste
à n’obéir qu’à soi-même, le sujet ne reste libre dans l’obéis-
sance à l’autorité politique que s’il est lui-même une partie du
corps qui exerce cette autorité politique. La volonté générale
et la volonté de tous sont une seule et même chose.

Il faut en tirer les conséquences. La volonté ne saurait être

représentée, car personne ne peut, à ma place, vouloir ce


downloadModeText.vue.download 154 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

152

que je veux. Par conséquent aucune autre autorité n’est légi-


time que celle du peuple assemblé, délibérant dans le silence
des passions. Être soumis au pouvoir des représentants, c’est
accepter d’être dessaisi de sa propre liberté. Autrement dit,
l’État de droit traditionnel, y compris la démocratie représen-
tative, n’est qu’une des figures de l’aliénation politique. Ce
qui m’est propre a été transféré à quelqu’un d’autre, repré-
sentant élu ou monarque, au fond peu importe. Est-ce encore
être libre que de pouvoir une fois tous les quatre ou cinq
ans choisir qui va décider de tout à la place des citoyens,
et, de plus, se trouve même expressément dégagé de toute
obligation envers ses mandats, puisque la démocratie repré-
sentative exclut tout mandat impératif et toute forme de sou-
mission du député à l’assemblée de ses électeurs ?

Ainsi cette exigeante conception rousseauiste de la ci-


toyenneté conduit-elle paradoxalement à penser que les
démocraties réellement existantes sont bien plutôt conformes
au modèle hobbesien. Le citoyen est celui qui a autorisé
de manière irréversible le représentant du corps politique à
parler en ses lieux et places. L’entrée dans l’état civil est la
renonciation à la liberté naturelle pour passer sous le joug de
l’obligation légale, et devenir citoyen, c’est seulement cela.
D’un côté, donc, nous avons une conception rigoureuse de
la liberté politique et de la citoyenneté, mais qui semble inap-
plicable – c’est un régime fait pour les dieux et non pour
les hommes, semble parfois penser Rousseau. Et, de l’autre
côté, seul demeure le froid réalisme machiavélien de Hobbes
qui énonce que, dans son essence, tout État, quelle qu’en
soit la forme – régime d’assemblée ou monarchie – est un
État absolu. Ne reste plus alors qu’à estimer que c’est l’État
lui-même, et donc le politique, en tant que tel, qui doit être

remis en cause. L’homme n’est pas, par nature, un citoyen,


un « animal politique ». La soumission de la vie à la politique
est aliénation. Si la politique est le passage au « nous », sortir
de l’aliénation politique, c’est, si on suit M. Stirner, refuser ce

« nous », retourner au « je » unique.

LA SOCIÉTÉ CIVILE ET L’ÉTAT

L a contradiction dans laquelle nous conduit l’analyse de


l’aliénation politique tient à ce que l’homme, dès qu’il
est entré dans la vie sociale, est défini exclusivement comme
citoyen ou comme sujet, c’est-à-dire dans le rapport direct au
politique. L’État est conçu comme une totalité indifférenciée
formée d’individus libres et rationnels. Mais ce qui nous fait
proprement citoyens, c’est l’appartenance à des sphères diffé-
rentes, certes liées, mais ayant leur propre autonomie. L’État
au sens de Hegel, ce n’est pas le pouvoir de faire des lois ou
d’administrer ; c’est la sphère englobant toutes ces sphères
de la vie sociale.

L’État est, comme le dit Hegel, la réalité effective de la


liberté des individus. Il repose sur une double reconnais-
sance : reconnaissance négative par l’État de la liberté et des
droits de l’individu de mener une vie privée et d’exercer une
profession librement choisie, et reconnaissance positive par
l’individu que l’État est vraiment le domaine des satisfactions
individuelles. Reposant sur des lois, l’État garantit la recon-
naissance de l’égale dignité des personnes. Dans l’État, les
droits deviennent effectifs, puisque la puissance publique
seule peut organiser les conditions générales dans lesquelles
chacun peut poursuivre ses propres buts. Le citoyen n’est
donc pas posé face à l’État. Il n’est pas un individu abstrait.
« Ce qui assure l’État et les gouvernés contre le mauvais usage
du pouvoir de la part des autorités et de leurs fonctionnaires,
c’est, pour une part leur hiérarchie et leur responsabilité,
pour une autre part, l’attribution de droits aux communautés,

aux corporations » 7. Autrement dit, la citoyenneté réside dans


l’appartenance à une société organisée, réglée par un sys-
tème de droits, à des communautés ou des corporations, qui
constituent la réalité effective de l’État.

Si séduisante que soit cette réconciliation des oppositions,


elle reste cependant problématique. N’est-elle pas la rationa-
lisation, post festum, d’un système étatique qui éloigne dura-
blement le citoyen de tout pouvoir proprement politique ? Ou
encore une manière sophistiquée de reconduire l’opposition,
posée par B. Constant, de la liberté des anciens (liberté exclu-
sivement politique) et de la liberté des modernes (liberté de
conscience et liberté de vivre selon ses goûts et ses talents
dans la société civile) ? Hegel permet de penser la complexité
de nos sociétés, mais c’est peut-être au prix de ce qui fai-
sait la valeur de la définition traditionnelle de la citoyenneté.
Peut-on être citoyen aux yeux de la loi tout en étant privé
de pouvoir de décision effectif dans le domaine politique ?
Et si la liberté est garantie par les droits des « corporations »
auxquelles nous appartenons, par exemple dans le travail,
être citoyen, n’est-ce pas être en mesure de participer à la
décision dans chacune de ces sphères ?

CRISE DE LA CITOYENNETÉ ?

N ous ne pouvons pas rêver d’un retour à la cité antique


ou à la république de Genève idéalisée par Rousseau,
quelles que soient la force et la valeur d’idéal normatif des
conceptions aristotélicienne ou rousseauiste du citoyen.

Pourtant, nous ne pouvons accepter que la liberté politique


n’existe que comme une abstraction rationnelle face à l’indi-
vidu réduit, lui, du statut de citoyen à celui de consommateur.

Tout d’abord, l’interconnexion croissante des économies

et des politiques de toutes les nations semble laisser peu


de place à la souveraineté du peuple – à moins de tom-
ber dans l’utopie d’un État mondial, dont Kant avez perçu

la dimension potentiellement tyrannique 8. Nous sommes, en


tant que membres de la communauté humaine, des citoyens
du monde. Mais cette citoyenneté abstraite doit être articulée
concrètement : l’appartenance à un État de droit en constitue
le premier étage ; la garantie du droit des nations – le droit
des gens, dit Kant – en constitue le second ; et le troisième
résiderait alors dans une association internationale des États
nationaux, acceptant des règles communes pour garantir la
paix et l’universelle hospitalité. C’est donc bien comme ci-
toyen d’une nation particulière que nous pouvons participer
à un ordre mondial juridiquement organisé. De ce point de
vue, la dislocation des espaces publics nationaux au profit
d’un « monde en réseaux » défait la citoyenneté au seul profit
des réseaux disposant d’un pouvoir réel, grandes multinatio-
nales et réseaux financiers.
Ensuite, la « marchandisation » croissante de la vie humaine,
qui va de pair avec les progrès d’un certain individualisme
hédoniste, met en cause l’idée même d’appartenance à un
corps politique. Le bien public s’efface devant la recherche
du bonheur privé. Sans doute sommes-nous prêts à partici-
per à la vie associative quand il y va de nos intérêts ou de
ce vers quoi nous portent nos bons sentiments. Mais cette
montée de la « société civile », loin d’être une manifestation de
l’esprit « citoyen », pourrait bien n’être que la contrepartie de
la désaffection croissante à l’égard du politique. Au lieu d’un
downloadModeText.vue.download 155 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

153

espace public, nous aurions des communautés. À la place de


la raison politique, le triomphe du sentiment.

Enfin, le caractère de plus en plus technique des tâches

du gouvernement tend à faire du politique le domaine par


excellence des spécialistes. Si Platon confiait le pouvoir aux
« philosophes-rois », c’est parce que le politique était consi-
déré comme l’objet d’une science théorique. Si l’exercice du
pouvoir dépend de la capacité technique à appliquer ce que
la science (économique) prescrit, il faut donc, selon la même
logique, confier le pouvoir aux spécialistes de la technique,
ce qui donne, au sens étymologique, la technocratie. Dès
lors, on comprend que le citoyen, expulsé de son pouvoir de
citoyen par la montée de cette technocratie, ne trouve plus
d’autre recours que de s’en prendre à l’État lui-même.

▶ Si nous sentons que la pente de l’évolution sociale et his-


torique conduit à l’effacement de la figure du citoyen, nous
savons pourtant, en même temps, qu’à nous laisser aller à ce
mouvement, nous perdrions notre bien le plus précieux, cette
liberté publique qui donne sens à l’existence humaine. Pen-
ser la citoyenneté dans la complexité de la société contempo-
raine, voilà la question devant laquelle nous nous trouvons.
Et cela nous ne le pourrons pas sans reprendre appui sur la
tradition classique, celle qui a donné au citoyen ses lettres
de noblesse.

DENIS COLLIN

✐ 1 Aristote, les Politiques, trad. P. Pellegrin, Garnier-Flamma-

rion, Paris, 1992.

2 Ibid., pp. 127-128.

3 Ibid.

4 Hegel, G. W. F., Leçons sur la philosophie de l’histoire, 1837,


trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1963.

5 Spinoza, B., Traité théologico-politique, trad. P.-F. Moreau et


J. Lagrée, OEuvres III, PUF, Paris, 2000.

6 Rousseau, J.-J., Du contrat social, in OEuvres III, Gallimard, La


Pléiade, Paris, 1964.

7 Hegel, G. W. F., Grundlinien der Philosophie des Rechts, 1820,


trad. J.-L. Vieillard-Baron, Philosophie du droit, Garnier-Flam-
marion, Paris, 1999.

8 Kant, E., Zum ewigen Frieden, 1795, trad. H. Wismann, Projet


de paix perpétuelle, in OEuvres III, Gallimard, La Pléiade, Paris,
1986.

Peut-on être citoyen du

monde ?

Le citoyen du monde est à la croisée de deux


problématiques politiques majeures. La pre-
mière relève du problème classique de l’ex-

tension de la théorie contractualiste au-delà

des frontières nationales et de la question de la construc-

tion d’un monde commun. La seconde s’inscrit dans un

contexte contemporain : c’est désormais le problème de

l’institution d’un monde réellement démocratique qui

se pose. Partant d’un état de fait (la mondialisation de

l’économie), il s’agit de repenser une souveraineté élar-

gie, et de donner à la politique une nouvelle envergure.

On lit dans l’Encyclopédie (1754) à propos du mot « cos-


mopolite » : « On se sert quelquefois de ce nom en plai-
santant, pour signifier un homme qui n’a point de demeure

fixe, ou bien un homme qui n’est étranger nulle part. Il


vient de cosmos, “monde”, et polis, “ville”. Comme on
demandait à un ancien philosophe d’où il était, il répon-

dit : “Je suis cosmopolite, c’est-à-dire citoyen de l’uni-

vers”. “Je préfère, disait un autre, ma famille à moi,

ma patrie à ma famille, et le genre humain à ma pa-

trie.” ». Est cosmopolite celui qui à la fois refuse toute

assignation à résidence et qui est membre d’une cité

sans bornes, tel le Socrate des stoïciens, pour lesquels

est citoyen du monde, naturellement, tout homme,


du fait même de son appartenance à l’humanité.
Citoyen du monde.$$$ 1 N’est-ce là que le statut privilé-
gié de l’élite lettrée, voyageuse et polyglotte de la ré-
publique universelle des esprits libres ? Une expression
imagée que l’on ne pourrait pas prendre vraiment au

sérieux ? Ou peut-il y avoir, en deçà d’une humanité abs-

traite, une citoyenneté positive, garantie par un ordre


politico-juridique à l’échelle mondiale ? Le sujet du droit
naturel peut-il devenir membre d’une société civile

universelle ?

LE « DROIT DE CITOYEN DU MONDE »

F aisant observer que « la nature a renfermé tous les hommes


ensemble (au moyen de la forme sphérique qu’elle a don-
née à leur séjour, en tant que globus terraqueus) à l’intérieur
de certaines limites », Kant prend conscience que la finitude

du monde et la « communauté du sol » signifient la « possi-

bilité d’entrer dans une relation continuelle de chacun avec

tous les autres » 2. Et, en constatant que « la communauté (plus


ou moins étroite) formée par les peuples de la terre ayant
globalement gagné du terrain, on est arrivé au point où toute
atteinte au droit en un seul lieu de la terre est ressentie en

tous » 3, il fait du cosmopolitisme une question juridique, et


non plus seulement philanthropique.

C’est en plaçant l’individu hors de son État que Kant définit


le « droit de citoyen du monde » (Weltbürgerrecht). Il s’agit
du « droit que possède le citoyen de la Terre de faire la ten-
tative d’une communauté avec tous et, à cette fin, de visiter
toutes les régions de la Terre » (Doctrine du droit, § 62), droit
que le troisième article définitif en vue de la paix perpétuelle
restreint « aux conditions de l’hospitalité universelle », c’est-
à-dire au « droit pour l’étranger, à son arrivée sur le territoire
d’un autre, de ne pas être traité par lui en ennemi ». Le droit

cosmopolitique « s’arrête à la recherche des conditions de


possibilité d’un commerce avec les anciens habitants ».

Comme le résume J. Habermas, « la clef du droit cosmo-

politique réside dans le fait qu’il concerne, par-delà les sujets


collectifs du droit international, le statut des sujets de droit
individuels, fondant pour ceux-ci une appartenance directe
à l’association des cosmopolites libres et égaux » 4. Kant sort
du cadre strict du droit des gens pour poser la question de
l’organisation juridique des relations transnationales et définir
le « droit d’être étranger ». Cependant, si le droit de citoyen du
monde « suppose qu’il existe un standard juridique minimal et
universel définissant ce à quoi l’étranger a droit » 5, l’individu
demeure le sujet d’un État donné et, même doté de certains
droits, reste donc un étranger par rapport aux autres États.

La gageure est de penser l’existence de citoyens du monde


et la nécessité de lois universelles pour garantir leurs droits,
au regard de l’impossibilité d’un État mondial. En effet, si « à
la faveur de l’extension vraiment excessive d’un tel État des

peuples [une universelle union des États], jusqu’à de lointains


territoires, son gouvernement finit nécessairement par deve-
nir impossible » (Doctrine du droit, § 61), seule est donc pos-
downloadModeText.vue.download 156 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

154

sible, pour Kant, une « union de quelques États », organisée


en un « congrès permanent ». Le projet kantien d’une Société
de Nations reposant sur le pluralisme des États – projet qui a
servi de modèle aux organismes internationaux du XXe s. – ré-
vèle bien une tension entre la définition de droits de citoyen
du monde et les difficultés de réalisation d’une constitution
mondiale qui fonderait une cosmocitoyenneté entière.

VERS UNE « DÉMOCRATIE COSMOPOLITE »

L a totalité du monde est aujourd’hui constituée sur des


bases économiques. Les activités industrielles, les flux de
capitaux, les systèmes de communication ont pris une dimen-
sion supranationale, affaiblissant la souveraineté des États-
nations, et rendant caduque leur forme de gouvernement
et de citoyenneté. Comme l’analysent M. Hardt et A. Negri,
« la souveraineté a pris une forme nouvelle, composée d’une
série d’organismes nationaux et supranationaux unis sous
une logique unique de gouvernement » : c’est l’avènement de
« l’Empire », c’est-à-dire d’un « appareil décentralisé et déterri-
torialisé de gouvernement, qui intègre progressivement l’es-
pace du monde entier à l’intérieur de ses frontières ouvertes
et en perpétuelle expansion » 6. Que devient le citoyen dans
un tel contexte ? Le paradigme du commerce suffit-il à fonder
une communauté mondiale ? La question du cosmopolitisme
ne doit-elle pas se poser dans des termes neufs, si la citoyen-
neté ne doit pas se résoudre en simple sujétion ?

Pour C. Schmitt, très critique à l’égard de la Société des


Nations, « si l’unité de l’humanité et de la terre entières se
réalisait effectivement sur une base relevant exclusivement
de l’économie et de la technique des communications, il n’y
aurait d’unité sociale à ce stade qu’au titre où les locataires
d’un même bâtiment, les abonnés du gaz reliés à une même
usine ou les voyageurs d’un même car constituent une uni-
té sociale » 7. Face à une conception du droit interétatique
fondée sur des accords de libre-échange, ou sur des pro-
grammes communs de défense, se tient la cité aristotélicienne
qui n’était pas définie d’abord comme un marché commun
ou une alliance militaire, mais essentiellement comme un

ensemble de citoyens participant au pouvoir délibératif et

judiciaire et cherchant ensemble la vie bonne 8.

Réfléchir à la possibilité d’une cosmocitoyenneté, c’est


donc chercher « une réponse politique aux défis de la constel-

lation postnationale » 9, et tenter de reconduire cette exigence


de participation. C’est l’objectif des tenants de la « démocratie
cosmopolite » 10, selon lesquels, prenant appui sur une société
civile mondiale naissante, et prenant pour modèle l’Union
européenne, il faut renforcer les procédures démocratiques
de représentation au niveau international (notamment en
réformant l’Organisation des Nations unies).

Or, si la cosmocitoyenneté suppose idéalement une com-


munauté constitutionnelle à l’échelle du globe, une défiance
par rapport à un État mondial subsiste dans ces projets cos-
mopolitiques, et la référence à l’appartenance nationale est
conservée comme condition d’adhésion à la citoyenneté

européenne. Penser « un nouveau sens du “nous”, au-delà

de l’habitus national » 11 revient alors à concevoir une « plu-

ralité ordonnée » 12, « une politique intérieure à l’échelle de


la planète sans gouvernement mondial » (Après l’État-nation,

p. 120), de « nouveaux modes de citoyenneté dans lesquels

identités et loyautés politiques multiples sont en rupture avec


la conception unitaire de la souveraineté » (Re-imagining
Political Community, p. 130). Mais peut-on se satisfaire pour

une « citoyenneté différenciée » 13 de ce type d’une « base de


légitimation moins exigeante » (Après l’État-nation, p. 119)
que celle des citoyennetés nationales ? Le citoyen du monde
n’est-il pas encore majeur ?

DES CITOYENS SANS ÉTATS

E n radicalisant la logique fédérative qui étend la sphère

de citoyenneté à partir d’une partie du monde (l’Europe),


la cosmocitoyenneté peut être envisagée selon une stratégie
rhizomatique qui vise à la création d’une nouvelle subjecti-
vité politique à l’horizon du monde entier. Pour Bergson en

effet, « entre la nation, si grande soit-elle, et l’humanité, il y


a toute la distance du fini à l’indéfini, du clos à l’ouvert », ce

qui fait que « de la cité à l’humanité, on ne passera jamais par


voie d’élargissement » : « Nous n’arrivons [pas] à l’humanité
par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que,

d’un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu’elle

et que nous l’ayons atteinte sans l’avoir prise pour fin, en la


dépassant » 14. La cosmocitoyenneté, c’est la « société ouverte ».

Pour Hardt et Negri, le droit cosmopolitique doit rattraper


le fait de la mobilité de la main-d’oeuvre induit par la produc-
tion capitaliste. La « multitude » peut s’ériger en pouvoir poli-
tique contre « l’Empire », grâce au nomadisme et au métissage.
« La citoyenneté mondiale est le pouvoir de la multitude de
se réapproprier le contrôle sur l’espace, et de dessiner ainsi
la cartographie nouvelle » (Empire, p. 481).

Bolo’bolo dessine sur cette carte une image concrète de


ce que pourrait être la cosmocitoyenneté : un « patchwork

ouvert de micro-systèmes » 15. Par une politique planétaire


fondée sur l’hospitalité généralisée, une coopération réelle et
des contacts directs entre les citoyens des régions des pays
occidentaux, de l’ancien bloc de l’Est et du tiers-monde, un

réseau transcontinental peut s’établir indépendamment des

gouvernements nationaux ou des organisations internatio-


nales. Le respect des droits cosmopolitiques serait assuré par
une assemblée planétaire, et par la présence d’observateurs
extérieurs dans toutes les assemblées locales.

▶ L’idéal de cosmocitoyenneté est ravivé par le contexte


contemporain. Dans la mesure où, « objectivement, la popu-
lation mondiale forme depuis longtemps une communauté
involontaire de risques partagés » (Après l’État-nation, p. 38),
il ne suffit plus aux États-nations de passer des traités pour
garantir leur sécurité ; il est désormais indispensable à l’es-
pèce humaine de se protéger contre ses propres excès. Il
faut être citoyen du monde. Dans cette perspective globale,
l’ensemble des citoyens est pensé comme une « une tribu
dans le désert, au lieu d’un sujet universel sous l’horizon de
l’Être englobant » 16. Et si le gouvernement d’un État universel
est impossible, voire peu souhaitable, c’est à la société mon-
diale des citoyens qu’il faut donner ses chances.

ANTOINE HATZENBERGER

✐ 1 Mattelart, A., Histoire de l’utopie planétaire. De la cité pro-


phétique à la société globale, La Découverte, Paris, 1999.

2 Kant, E., Metaphysische Anfangsgründe der Rechtslehre, 1797,


trad. Doctrine du droit, § 62, Garnier-Flammarion, Paris, 1994.

3 Kant, E., Zum ewigen Frieden, 1795, trad. Vers la paix perpé-
tuelle, tome II, 3, Garnier-Flammarion, Paris, 1991.

4 Habermas, J., Kants Idee des ewigen Friedens – aus dem histo-
rischen Abstand von 200 Jahren, 1996, trad. la Paix perpétuelle
– le Bicentenaire d’une idée kantienne, p. 57, Cerf, Paris, 1996.
5 Chauvier, S., Du droit d’être étranger. Essai sur le concept kan-
tien d’un droit cosmopolitique, chap. II, Harmattan, Paris, 1996.
downloadModeText.vue.download 157 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

155

6 Hardt, M., et Negri, A., Empire, trad., pp. 16-17, 67, Exils, Paris,
2000.

7 Schmitt, C., Der Begriff des Politischen, 1932, trad. la Notion de


politique, chap. VI, Flammarion, Paris, 1992.

8 Aristote, les Politiques, trad., II, 2, III, 1, III, 9, Garnier-Flam-

marion, Paris, 1990.

9 Habermas, J., Après l’État-nation. Une nouvelle constellation


politique, trad., p. 48, Fayard, Paris, 2000.

10 Archibugi, D., Held, D., et Köhler, M., Re-imagining Political


Community. Studies in Cosmopolitan Democracy, Polity Press,
Cambridge, 1998.

11 Ferry, J.-M., la Question de l’État européen, p. 39, Gallimard,


Paris, 2000.

12 Delmas-Marty, M., Pour un droit commun, Seuil, Paris, 1994.

13 Kymlicka, W., Multicultural Citizenship, p. 174, Clarendon


Press, Oxford, 1995.

14 Bergson, H., les Deux Sources de la morale et de la religion,


PUF, Paris, 1932, pp. 27-28, 284.

15 Bolo’bolo, P. M., 1983, trad., p. 84, Paris, L’Éclat, 1998.

16 Deleuze, G., et Guattari, F., « Traité de nomadologie », in Mille


Plateaux, p. 470, Minuit, Paris, 1980.

CIVILISATION

« Du projet de civilisation au tout culturel »

et « Culture ou civilisation »

CLASSE

Du latin classis.

POLITIQUE, SOCIOLOGIE

Groupe d’individus constituant au sein d’une société un


sous-ensemble caractérisé par son statut socio-politique

et / ou sa position économique.

Toutes les sociétés historiquement connues se caractérisent


par des différences de statut politique ou socio-économique
entre leurs membres. Les Romains connaissaient cinq classes
(pluriel de classis). Elles ne correspondent toutefois pas plus
aux états de l’Ancien régime qu’aux classes économiques

dont parle le marxisme. Les classes romaines sont issues de

la réforme du census et de la composition des centuries par

le roi Servius Tullius (Ve-IVe s. av. J.-C.). Contraints de déclarer

leurs revenus les citoyens romains furent désormais classés,


tant pour l’accès à l’exercice de la citoyenneté que pour leur

service dans l’armée, selon leur fortune 1. S’il était donc origi-

nellement lié à un statut à la fois socio-économique et poli-

tique, ce n’est que progressivement, au fur et à mesure de la

mise en question d’un ordo voulu par Dieu au sein duquel

les états ou ordres sociaux avaient leur place assignée, que

le terme de classe acquit un sens politique spécifique. Dans

l’Encyclopédie, il n’est encore question que des ordres et des

états, et A. Smith n’utilise le terme de classe que pour carac-

tériser des statuts particuliers au sein des états 2.

Les physiocrates (Necker, Quesnay, Turgot) ont fortement

contribué à la spécification à la fois politique et économique


du terme de classe, mais dans les limites de leur théorie. Ainsi
Quesnay oppose la « classe productive », qui travaille la terre,
à la « classe des propriétaires » (nobles et bourgeois qui la
possèdent) et à la « classe stérile », qui est extérieure à la pro-
duction de la richesse et ne s’occupe que de sa gestion. Tur-
got distingue quant à lui la « classe productive » de la « classe

stipendiaire », qui tire ses revenus d’une autre source que le

travail de la terre ; mais il perçoit que la classe productive se


décompose en propriétaires et en non-propriétaires et crée

la catégorie de « classe disponible » pour désigner ceux qui

peuvent se consacrer aux fonctions politiques et militaires.

Pendant la période révolutionnaire, la « classification » se

politise. Sieyès parle de quatre classes de citoyens utiles (agri-

culture, artisanat et industrie, commerce, services) et lorsqu’il

envisage les quatre « fonctions publiques » (noblesse d’épée,


noblesse de robe, clergé, administration), il ne reconnaît qu’à
la dernière une véritable utilité et qualifie la noblesse et le
clergé de « classes inutiles ». C’est également dans le contexte

révolutionnaire qu’apparaît l’expression « classe ouvrière » 3.

Dans cette politisation et cette spécification socio-écono-

mique, le saint-simonisme fait figure de diversion. Certes la

« classe des industriels », productive, s’oppose à la « classe

bourgeoise », improductive, et à la « classe noble », tout aussi


improductive, et saint Simon prédit la prise du pouvoir par la

classe des industriels. Mais celle-ci recouvre à la fois les in-


dustriels, les manufacturiers, les commerçants, les banquiers

et la masse des artisans et des salariés. Le mérite de saint

Simon réside plutôt, à terme, dans la création de la notion


de « classes intermédiaires » pour désigner les couches de la

noblesse et de la bourgeoisie vouées à être dépassées par

l’évolution économique. Marx ne négligera pas cet apport


dans son Manifeste communiste lorsqu’il formulera l’idée de
la polarisation de la société en deux classes antagonistes. À

cet égard, Blanqui est également un maillon important ; il dis-


tingue les « classes très élevées » et les « classes laborieuses »

mais tient compte lui aussi de la « classe moyenne ».

Marx s’efforce de remettre à plat toute cette sociologie

balbutiante. Pour lui « l’histoire de toute société jusqu’à nos


jours est l’histoire de luttes de classes » 4. Le premier chapitre

du Manifeste communiste (1848) énumère les formes prises


par ces luttes : entre hommes libres et esclaves, patriciens et
plébéiens, maîtres et compagnons, etc. Si cette déclaration
provocante assimile les classes romaines, les états de l’Ancien
régime et les classes qui se constituent dans le mode de pro-
duction capitaliste, la conception économique de la société

et de l’histoire définit les classes stricto sensu par les rapports

de production. Un noble ne cesse pas d’être noble s’il devient

capitaliste ; la bourgeoisie, quant à elle, est partie du tiers-

état ; elle devient une classe en tant que propriétaire des

moyens de production. « Le capital n’est pas une puissance

personnelle, il est une puissance sociale » 5. Au fur et à mesure

de l’accumulation et de la concentration du capital, l’histoire

européenne moderne a en quelque sorte simplifié la struc-

ture sociale en dressant face à face une classe de moins en

moins nombreuse de capitalistes et une classe de plus en plus

nombreuse de prolétaires – ainsi nommés parce que ce pro-

cessus implique nécessairement une aggravation de l’exploi-

tation. La classe n’est cependant pas uniquement un concept

économique ; c’est aussi, dès l’Introduction à la critique de


la philosophie du droit de Hegel (1844) et dans le Manifeste
communiste, un concept politique et sans doute le concept-
pivot de la conception marxienne de la praxis. Il n’y a pas à
proprement parler de classe sans conscience de classe. C’est
de cette proposition que se réclame Lukács dans Histoire et
conscience de classe (1923). Dans la démarche hégélienne de
l’Introduction de 1844, la classe en soi (économique) doit
downloadModeText.vue.download 158 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

156

devenir classe pour soi (consciente de soi, apte à s’organiser


et à agir).

Le Manifeste définit quant à lui ainsi la lutte de classes :


« Le but immédiat des communistes est le même que celui de
tous les autres partis prolétariens : constitution du prolétariat
en classe, renversement de la domination de la bourgeoisie,
conquête du pouvoir politique par le prolétariat » 6. Le prolé-

tariat ne conquiert cependant pas le pouvoir politique pour


exercer à son tour une domination de classe. Non seulement

dans l’Introduction et dans le Manifeste, mais dans toute


l’oeuvre de la maturité, la conception selon laquelle le prolé-
tariat, classe radicalement exploitée, tendanciellement vouée
à n’être rien, est du même coup investie de la mission de
libérer toute l’humanité se maintient : « Lorsque dans la lutte
contre la bourgeoisie, le prolétariat s’unit nécessairement en
une classe, qu’il s’érige en classe dirigeante par une révo-
lution et que, classe dirigeante, il abolit du même coup les
conditions d’existence de l’opposition des classes, les classes
en général et par suite sa propre domination de classe. À la
vieille société bourgeoise avec ses classes et ses oppositions
de classes se substitue une association dans laquelle le libre
développement de chacun est la condition du libre dévelop-

pement de tous » 7. La dictature du prolétariat ne saurait être

que transitoire ; elle doit conduire à la société sans classes 8.

Si l’usage marxiste du terme (en allemand : Klasse) a


constitué une clarification épistémologique décisive, le terme
de classe tant dans son acception sociologique empirique
que dans son acception politologique (« classe dirigeante »)
reste plus vague (le marxisme parle quant à lui de « classe do-
minante ») 9. L’usage empirique a son origine chez M. Weber,
dans le concept de « situation de classe » 10, qui a pu servir à

dépolitiser la notion de classe pour en faire une instrument

de caractérisation de la stratification sociale en fonction de


critères de revenus, de culture, d’accès aux fonctions, etc. La

« classe dirigeante » au sens politologique se recrute, selon


les régimes politiques, tout autant dans l’establishment éco-
nomique que parmi les élites intellectuelles, les apparatchiks

et les caciques des systèmes politiques représentatifs 11. C’est


aussi l’usage que font du concept de classe des sociologues

comme Bourdieu 12. Même dans le registre strictement socio-


économique la notion de classe prend des contours flottants
lorsqu’il est question des « classes moyennes ». La pensée
marxiste n’a d’ailleurs pas été insensible à ce flou, qu’elle a
bien plutôt traité comme une donnée essentielle de la lutte
des classes, envisageant la polarisation politique du conflit
économique fondamental comme « hégémonie » (R. Luxem-
burg, A. Gramsci) permettant d’agréger à un noyau prolé-
tarien des oppositions politiques et socio-économiques non
prolétariennes. Dans le Manifeste communiste, Marx avait du
reste encouragé cette démarche politique.

Gérard Raulet

✐ 1 Cf. Tite Live, Histoires (Ab urbe condita), I, 42, 43.

2 Smith, A., Inquiry into the Nature and the Causes of the Wealth
of Nations, Londres, 1776, cf. Introduction, I, 10 et IV, 9.

3 Frey, M., les Transformations du vocabulaire français à


l’époque de la révolution, Paris, 1925.

4 Marx, K., Manifeste du parti communiste, Flammarion, Paris,


1998, p. 73.

5 Ibid., p. 93.

6 Ibid., p. 92.

7 Ibid., p. 102.

8 Marx, K., Lettre du 5 mars 1852, MEW, 28, 508.

9 Aron, R., « Classe sociale, classe politique, classe dirigeante » in


Archives européennes de sociologie, vol. I, 1960.

10 Weber, M., Wirtschaft und Gesellschaft, éd. Güterson, Winc-


kelmann, 1964, 223ff, 368ff.

11 Birnbaum, P., les Sommes de l’État, Seuil, Paris, 1977.

12 Bourdieu, P., la Distinction, Minuit, Paris, 1979.

! COMMUNISME

∼ LUTTE DES CLASSES

Expression empruntée par Marx aux économistes du XVIIIe s. et aux his-


toriens français du XIXe s.

POLITIQUE

Tentative des classes dominées pour s’assujettir la


société.
Ce sont les rapports sociaux de production, c’est-à-dire un
facteur objectif, qui distinguent les différentes classes. Sub-
jectivement, les classes dominées luttent contre les classes
dominantes et, lorsque les forces productives rentrent en
contradiction avec les rapports de production (l’union des
travailleurs est de plus en plus large, du fait que leurs compé-
tences particulières sont dépréciées par la machinerie), s’en-
gage le processus révolutionnaire : « [...] il suffit de cette prise
de contact pour centraliser les nombreuses luttes locales, par-
tout de même caractère, en une lutte nationale, pour en faire

une lutte de classes » 1.

André Charrak

✐ 1 Marx, K., et Engels, P., Manifeste du parti communiste, Édi-


tions sociales, Paris, 1986, p. 68.

◼ La notion de lutte des classes est une notion composite,


qui présente plusieurs dimensions. En effet, on peut affirmer
que toute l’histoire de la philosophie politique est marquée
par l’effort pour caractériser les différents groupes qui struc-
turent la société et pour définir leurs rapports. On peut trou-
ver, en particulier, une première analyse avant la lettre des
luttes sociales et politiques chez Machiavel. Au XVIIIe s., des
théoriciens politiques comme Sieyès ou Babeuf précisent une
telle analyse. Parallèlement, dans son Tableau économique
(1758), Quesnay distingue des classes, et non plus des états
ou des ordres, en définissant leur rôle propre au sein de la
production.

Cette distinction se trouve reprise par l’économie politique


anglaise, Smith et Ricardo notamment, qui définissent les trois
grandes classes modernes (salariés, capitalistes, propriétaires
fonciers) à partir de leurs types de revenus (salaires, profits
et rentes foncières). Il s’agit de définir les intérêts propres
à chaque groupe, mais surtout les conditions d’un équilibre
social réalisant l’intérêt général, par-delà une opposition de
surface.

Mais on rencontre l’idée d’un affrontement essentiel entre

groupes sociaux chez les historiens français du XIXe s. dont

certains sont aussi des responsables politiques de premier


plan : A. Thierry, Fr. Guizot, A. Thiers. M. Foucault a montré
qu’ils héritent de l’analyse des théoriciens de la noblesse du
XVIIe s., réactivant le thème de la guerre des peuples et des
races au sein de l’analyse moderne de la lutte des classes.

Dans la littérature sociale et politique française, certains


analystes, comme Le Play et Chevalier, justifient le rapport
de force existant et théorisent la peur d’une classe ouvrière
organisée et revendicative, alors que les théoriciens socia-
listes dénoncent, à l’inverse, la domination et l’exploitation de
downloadModeText.vue.download 159 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


157

la classe ouvrière par la bourgeoisie. Ces derniers appellent


à mener jusqu’à son terme cette lutte de classes imposée par
ceux qui détiennent la puissance politique, économique et
sociale.

Marx, bon connaisseur de ces analyses, mais aussi héritier


direct de l’analyse hégélienne de la société civile comme lieu
d’affrontement des intérêts privés, reprend d’abord la notion
de classe, puis donne un rôle central à l’idée d’une lutte de
classes comme moteur du devenir historique et débouchant
sur la victoire du prolétariat et sur l’instauration d’un nou-
veau mode de production, le communisme. Les classes ne

se distinguent pas par un type de revenu, pas plus que par


des formes juridiques de propriété, mais par des rapports
de production, rapports caractérisés par la domination et par
l’exploitation de ceux qui ne disposent que de leur force de
travail. En ce sens, la définition de chaque classe inclut son
rapport aux autres et enveloppe un certain état des luttes de
classes.

Si, dans les modes de production antérieurs au capita-


lisme, ces rapports de domination sont manifestes, dans le
capitalisme la forme du contrat tend à en masquer la nature.
C’est pourquoi la lutte des classes est alors définie de manière
originale, comme un rapport de force incluant la conscience
de chacun de ses protagonistes. Se voulant descriptive, la
notion marxienne présente une nette dimension prescriptive
et militante, puisque la connaissance du rapport de force
contribue à le modifier. Marx est partagé entre la thèse d’une
nécessité historique, la victoire du prolétariat et la dispari-
tion concomitante des classes, d’un côté, et, de l’autre côté,
l’affirmation du primat de l’action sociale et politique, seule

capable de décider du terme de l’affrontement. Part subjec-


tive du devenir historique moderne, la lutte de classe est, en
même temps, le nom du rapport social objectif, historique-
ment déterminé, qui en conditionne la possibilité.

▶ La notion de lutte de classes a subi un discrédit encore plus


fort que celle de classe. La thèse marxienne d’une polarisa-
tion croissante des conflits sociaux a été clairement démentie.

Mais la question reste de savoir si on assiste à une réelle


homogénéisation sociale, qui donne enfin son contenu à
l’idée d’harmonie et d’intérêt collectif, ou bien si l’effacement

relatif des lignes d’affrontement, détruisant l’idée d’un but à


atteindre qui soit une autre organisation sociale et politique,
n’est pas la source première de cette désaffection.

Isabelle Garo

✐ Chevalier, L., Classes laborieuses et classes dangereuses, Livre


de poche, Paris, 1982.

Foucault, M., Il faut défendre la société, Gallimard-Seuil, Paris,


1997.

Marx, K., et Engels, P., Le Manifeste du parti communiste, Flam-

marion, Paris, 1998.

Smith, A., La richesse des nations, Flammarion, Paris, 1991.

! CLASSE, CLASSES (LUTTE DES), COMMUNISME

CLASSES (PARADOXE DES)

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

En construisant, parallèlement à Frege, les premiers

systèmes de logique, Russell se heurta dès 1901 au fameux

paradoxe des classes (dit paradoxe de Russell) 1. Si on


admet que toute classe peut appartenir à elle-même : la

classe de toutes les classes est une classe, elle peut aussi
ne pas s’appartenir : la classe des hommes n’est pas un

homme. Mais alors la classe de toutes les classes qui ne


s’appartiennent pas s’appartient-elle ? Si oui, elle possède

la propriété qui la caractérise et ne s’appartient pas ; si-

non, elle ne possède pas sa propriété caractéristique : il est

faux qu’elle ne s’appartienne pas, donc elle s’appartient.

On aboutit à un paradoxe : chaque branche de l’alternative

conduit inéluctablement à une contradiction.

Russell communiqua à Frege ce paradoxe sous la forme sui-

vante : soit W la classe des classes C qui ne s’appartiennent

pas : {C : C ∉ C}, on a alors : (C) [(C ∈ W) = (C ∉ C)]. Puisque


W est une classe comme une autre, on peut la substituer à
la variable C dans la formule précédente, ce qui inéluctable-

ment engendre la contradiction : [(W ∈ W) = (W ∉ W)] 2.

Retrouvant les réflexions des Mégariques sur les limites de


la rationalité discursive, Russell prit très au sérieux ce para-
doxe et chercha le moyen de l’éviter. Après six ans d’efforts,
il proposa une solution : sa théorie des types. Il s’agissait
de prohiber la circularité tératologique en interdisant à une

classe de s’appartenir, toute classe devant être d’un type su-


périeur à ses membres.

Denis Vernant

✐ 1 Russell, B., Principes des mathématiques, chap. X, § 100-


106, in Écrits de logique philosophique, trad. J.-M. Roy, PUF,
Paris, 1989, pp. 148-158.

2 Russell, B., Lettre du 16 juin 1902.

Voir-aussi : Vernant, D., la Philosophie mathématique de B. Rus-


sell, chap. II, § 41-42, pp. 271-289.

! ANTINOMIE, TYPES (THÉORIE DES)

CLASSIFICATION

Du latin classis, pour « classe ». Du latin médiéval classificatio, « je


fais
(facio) des classes (classis) ». Le terme de « classification » apparaît au
milieu du XVIIIe siècle.

On sait depuis Michel Foucault que classer ne consiste pas en une atti-
tude passive face au monde et à sa représentation. Ainsi la recherche
d’une articulation des êtres qui soit au plus près des desseins de la
nature
répond à l’un des plus anciens problèmes de la philosophie : comment
accorder le multiple, l’effroyablement divers de la création des êtres
naturels, et l’un, principe ou cause. L’histoire des classifications est
aussi
celle des principes requis pour penser la diversité des êtres qui sont dans
le monde. Aristote, Leibniz puis les grands biologistes qui interviennent
sur cette scène donnent avec l’idée de classification une justification de
la création du monde qui est souvent de l’ordre de la rationalisation du
divers.

HIST. SCIENCES, LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES

Opération de l’esprit consistant à ranger par catégo-

ries les multiples objets qui s’offrent à la connaissance de

l’homme afin d’y mettre de l’ordre.

Si le terme n’apparaît qu’au XVIIIe s., l’activité de classifica-

tion est pratiquée dès la philosophie grecque et semble être


inhérente à la raison. Aristote est le premier philosophe à
construire, par sa distinction des genres, des substances

secondes (espèces) et des substances premières (êtres indi-

viduels), une classification ou un système de concepts qui


permet d’élaborer une théorie de la définition : une subs-

tance seconde est définie par la mention du genre duquel elle


relève et de la différence spécifique qui la caractérise 1. Par

exemple, l’homme est un animal raisonnable. Quant à l’indi-


vidu, si on peut le ranger sous telle espèce et sous tel genre
en ce qu’il est le support de toute classification en genres et

en espèces, il échappe toujours, en tant qu’être individuel, à


une définition : on ne peut définir Socrate, mais on peut dire
downloadModeText.vue.download 160 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

158

que Socrate est un homme (qu’il appartient à l’espèce homme


et au genre animal).

Aristote, s’il est l’auteur des Catégories, est aussi l’auteur


de la première histoire naturelle, qu’il a appelée les Parties
des animaux. Il exprime ainsi, dans son oeuvre, la corréla-
tion d’un système logique de classification et d’une pratique
effective de classification des êtres qui se double, comme
toute classification, d’une hiérarchisation des êtres. Aristote
distingue les êtres naturels (qui ont un principe interne de
mouvement) des êtres artificiels (qui ont un principe externe
de mouvement), puis, au sein des êtres naturels, il distingue
les êtres animés (dotés d’une âme, c’est-à-dire d’un principe
de vie) des êtres inanimés et, enfin, au sein des êtres animés,
il sépare les espèces végétales (qui ont une âme seulement
végétative ou nutritive) des espèces animales (qui ont une
âme dotée en plus d’une fonction sensitive ou motrice, au
sein desquelles il isole l’espèce humaine, qui est la seule à
posséder une âme dotée d’une fonction rationnelle).

La classification devient aux XVIIe et XVIIIe s. une discipline

à part entière, mais qui, paradoxalement, n’a pas de contenu

disciplinaire : elle vise tout objet, aussi bien les êtres vivants,
les concepts, les connaissances que les sciences, les arts ou
les métiers. Elle répond, avec l’entreprise encyclopédique,
au projet cartésien d’une mathesis universalis, d’une science
universelle de l’ordre et de la mesure, dotée d’une double
exigence d’unité (qui dit classification dit hiérarchie et unité
donnée par l’objet premier ou la valeur première, que ce
soit un être transcendant – Dieu [pour les métaphysiciens
du XVIIe s.] ou l’Esprit ou la Raison [pour Hegel] – ou une
science [les mathématiques, par exemple]) et d’exhaustivité –
on cherche à classer tous les êtres vivants, d’où l’émergence
de la taxinomie qui est la science de classification des êtres
vivants.

Linné, au XVIIIe s., construit un système de classification

qui est aujourd’hui encore incontournable 2. Il invente la clas-


sification des êtres par nomenclature binominale en latin (un
substantif dont la première lettre est en majuscule pour le
genre, un adjectif pour l’espèce : par exemple, tout botaniste
reconnaît derrière Brassica rapa la plante qu’on appelle com-
munément en français le chourave). Le système de Linné, qui
donnait une langue pratique, simple et universelle aux bota-
nistes, s’est révélé tellement économique qu’il s’est étendu à
toutes les espèces, y compris les espèces paléontologiques
(Homo habilis, par exemple). Cette extension du système de
classification de Linné à la paléontologie s’explique par la
proximité de la taxinomie et de la théorie de l’évolution : c’est
au cours de la classification des Invertébrés et par sa mise
en ordre que Lamarck a commencé à construire sa théorie
de l’évolution 3. On pourrait dire la même chose de Darwin,
qui a effectué pendant plusieurs années, lors de son voyage
à bord du Beagle, un immense travail d’observation et de
classification des espèces avant d’écrire l’Origine des espèces 4.

La classification permet dorénavant de ranger les êtres


vivants selon une perspective synchronique, mais également
diachronique. Aujourd’hui, la distinction des caractères apo-
morphes (évolués, dérivés) et plésiomorphes (ancestraux
et primitifs) permet un raisonnement classificatoire et phy-
létique. Un caractère apomorphe indique que l’espèce s’est
engagée dans une spécialisation, et cette dérive est irréver-
sible : si les caractères apomorphes d’une espèce A n’existent
pas chez une espèce plus récente B, alors A ne peut être à
l’origine de B. Au contraire, un trait plésiomorphe est un trait
archaïque au sens d’ancestral, il peut être retenu par une

espèce, mais n’apporte pas d’information d’ordre phylétique :

que les caractères plésiomorphes d’une espèce A existent ou

n’existent pas chez une espèce plus récente B, on ne peut rien


en conclure. Par exemple, Homo neandertalensis (espèce A)
a le trait plésiomorphe d’une main à cinq doigts ou d’un
pied à cinq orteils ; l’espèce actuelle du Cheval (espèce B)
ne possède pas ce trait (il a un pied à seul doigt, caractère
apomorphe), et Homo sapiens (autre espèce B), en revanche,
le possède, mais aucune information classificatoire entre A
et B n’émane de ces constats ; si, à présent, on appelle A
l’espèce du Cheval archaïque qui vivait il y a 200 000 ans, cet
ancêtre du Cheval actuel avait déjà le trait apomorphe d’un
pied à un seul doigt, et, si l’on prend pour espèce B Homo
neandertalensis (qui a vécu entre 150 000 et 30 000 ans) ou
Homo sapiens (apparu il y a environ 120 000 ans), on en
conclut que A, le Cheval archaïque, ne peut être à l’origine
de B, Homo neanderthalensis ou Homo sapiens.

Véronique Le Ru

✐ 1 Aristote, Les Catégories, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1959 ; Les

Parties des animaux, trad. J.-M. Leblond, livre premier, Aubier,


Paris, 1945.

2 Linné, C. (von), L’équilibre de la nature, textes traduits par

B. Jasmin, Vrin, Paris, 1972.

3 Lamarck, J.-B. (de), La philosophie zoologique, 1809, Garnier-


Flammarion, Paris, 1994.

4 Darwin, Ch., L’origine des espèces, 1880, trad. E. Barbier, La


Découverte, Paris, 1989.

Voir-aussi : Coppens, Y., Pré-ambules : les premiers pas de


l’Homme, Odile Jacob, Paris, 1988.

Mayr, E., « Classification », in Dictionnaire du darwinisme, PUF,


Paris, 1996.

Tort, P., La raison classificatoire, Aubier, Paris, 1989.


! ENCYCLOPÉDIE, ENCYCLOPÉDISME, MÉTHODE, ORDRE

BIOLOGIE

En biologie, distribution d’êtres naturels dans des


classes logiques (ordre, genre, espèce, etc.).

L’essor des classifications du monde vivant au XVIIIe s. a ra-


vivé les anciennes querelles des universaux. Nominalistes et
essentialistes se sont opposés, les uns proposant des « sys-
tèmes » artificiels utilisant le moins de critères possibles et
revendiquant des qualités heuristiques ; les autres décrivant
des « méthodes », souvent « naturelles », réunissant le plus de
critères possibles pour affirmer la naturalité des regroupe-
ments effectués.

La classification linnéenne (1758), dite « descendante »,

repose sur l’absence / présence d’un ensemble de caractères


diagnostiques, et ne prend pas en compte une potentielle

parenté.

La classification phylogénétique, s’appuyant sur l’hypo-


thèse darwinienne d’ancêtre commun, reflète les parentés
entre les organismes grâce à des critères morphologiques.

La méthode cladiste (W. Hennig, 1950) fonde sa classifi-


cation sur des groupes dits « monophylétiques », c’est-à-dire
comprenant tous les descendants d’un même taxon (groupe
d’organismes désigné comme unité formelle dans un cadre
classificatoire : classe, genre, famille, etc.) ancestral.

▶ Les nouvelles méthodes d’investigation du vivant permettent


de prendre en compte, entre autres, des caractères molécu-
laires qui complètent ainsi les données morphologiques.

Cédric Crémière

✐ Dagognet, Fr., le Catalogue de la vie. Étude méthodologique


downloadModeText.vue.download 161 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

159

sur la taxinomie. PUF, Paris, 1970.

Daudin, H., De Linné à Jussieu : méthodes de la classification et


idée de série en botanique et en zoologie (1740-1790), F. Alcan,
Paris, 1926 (Éditions des archives contemporaines, Montreux,

1983).

Daudin, H., Cuvier et Lamarck : les classes zoologiques et l’idée


de série animale (1790-1830), F. Alcan, Paris, 1926 (Éditions des
archives contemporaines, Montreux, 1983).
Simpson, G. G., « The principles of classification and a classi-

fication of mammals », in Bulletin of the American Museum of

Natural History, 1945, 85 : 1-350.

Tassy, P., l’Arbre à remonter le temps. Les rencontres de la systé-


matique et de l’évolution, Bourgois, Paris, 1991.

Tassy, P. (coord.), l’Ordre et la diversité du vivant, Fayard-fonda-


tion Diderot, Paris, 1986.

CLIMAT

Du grec klima, l’inclinaison (de la Terre par rapport aux rayons du


Soleil).

POLITIQUE

Dans la pensée politique classique, le milieu physique

(essentiellement atmosphérique) en tant qu’il exerce une

influence sur les moeurs des différents peuples.

Selon la fameuse formule de Montesquieu, « l’empire du cli-

mat est le premier de tous les empires » 1, en ce sens qu’il


constitue chronologiquement le premier élément qui déter-
mine l’histoire des peuples. C’est essentiellement la tempé-
rature de l’air qui permet à l’auteur de l’Esprit des lois de
distinguer des grandes zones et d’associer l’esprit d’un peuple
à son environnement climatique – la chaleur se prêtant au
despotisme, le froid à la liberté et les températures tempérées
à l’industrie.

Il convient d’éviter une interprétation simpliste du rôle


du climat. En effet, Montesquieu précise qu’il faut toujours
rapporter les lois au « genre de vie des peuples » qui, ici,
désigne avant tout le mode économique d’existence. Autre-
ment dit, de l’étude des pesanteurs physiques proprement
dites, il convient de passer à une prise en compte des besoins

naturels, selon laquelle « la qualité du terrain » et l’organi-

sation économique et sociale conduisent les peuples à des

institutions politiques (nature) et à des lois civiles (principe)

déterminées 2. De plus, le fait que les lois se rapportent au

déterminisme géographique ne signifie pas systématiquement


qu’elles doivent le ratifier : « Plus les causes physiques portent

les hommes au repos, plus les causes morales doivent les en

éloigner » 3. Autrement dit, la liberté et le devoir du législateur

sont partie prenante dans la nature des choses, qui s’exprime


dans les lois.

André Charrak

✐ 1 Montesquieu, Ch.-L. (de), Esprit des lois, liv. XIX, chap. XIV.

2 Ibid., liv. I, chap. III.

3 Ibid., liv. XIV, chap. V.

Benrekassa, G., Montesquieu, la liberté et l’histoire, Le Livre de


Poche, Paris, 1987.

Binoche, B., Introduction à l’Esprit des lois de Montesquieu,

PUF, Paris, 1998.

! MOEURS

CLINAMEN

! DÉCLINAISON

COEUR

En allemand : Herz ; Gemüt, dont la racine est Mut, « le courage ».

Herz : central chez les poètes et philosophes romantiques allemands

(Goethe) jusqu’à Hegel compris ; présent dans la psycho-physiologie de


la fin du XIXe s. (Fechner, Helmholtz, mais aussi Feuerbach, Schopenhauer,
Nietzsche) ; Gemüt : déterminant dans la mystique allemande (Eckhart,
Boehm, Angelus Silesius ; réinvesti en un sens plus neutre par Kant et
Fichte ; encore utilisé dans l’idéalisme du XIXe s. (Schlegel, Hegel),
mais en
un sens beaucoup plus restreint ; en phénoménologie, le terme apparaît
aussi, selon une acception très limitée ; enfin, c’est en psychopatholo-
gie et en psychiatrie que Gemüt retrouve certaines de ses lettres de
noblesse.

PHÉNOMÉNOLOGIE, PSYCHOLOGIE

Herz et Gemüt ont en partage la sphère des émotions


et des affects ; mais leurs terrains respectifs d’enracinement

demeure hétérogène, et leur histoire ne se recoupe au fond

que fort partiellement : le premier terme trouve son inflexion


principale dans la dimension organique voire physiologique,

tandis que le second reçoit une acception plus globale, soit

spirituelle, soit affective et existentielle. En fonction des pers-


pectives et des époques, on sera néanmoins amené à inter-
roger la pertinence de cette polarisation entre le physique /
physiologique et le spirituel / existentiel.

De la mystique au romantisme : émergences et

empiétements
Dans la mystique allemande (Echkart 1, Boehm), Gemüt dé-
signe le monde intérieur de l’homme, la profondeur et la
force de son intimité avec Dieu, au point de faire s’effondrer

l’opposition entre raison / entendement et sensation / sensi-

bilité ; c’est d’ailleurs une acception globale, quoique laïcisée,

que perpétuent à leur manière Kant 2 et Fichte, en faisant du

Gemüt un principe général de l’être humain qui excède les

différentes facultés (entendement, imagination, raison, sen-


sibilité), et se trouve en ce sens parfois traduit par « esprit »
ou entendu comme le foyer de l’affectivité originaire ; par
contraste, Schopenhauer 3 identifie le Gemüt au thumos grec
(« courage »), ce qui le situe dans la sphère des valeurs et
des affects ; c’est là qu’intervient une première conjonction
possible avec Herz, lequel a été principalement thématisé par
les romantiques (Herder, Goethe) au titre de foyer des senti-
ments et des affects ; il en va de même chez Hegel, qui, dans
son Esthétique, place ensemble Herz et Gemüt du côté des
pulsions naturelles et des passions.

Psycho-physique, phénoménologie et

psychiatrie : lignes de fracture

Alors que Herz acquiert un sens exclusivement physiologique


dans la psycho-physique de la fin du XIXe s. (Fechner, Wundt,
Helmholtz), Gemüt se voit délimité par les phénoménolo-
gues (Brentano 4, Husserl 5, Scheler 6) comme ressortissant de
l’expression des actes émotionnels (sentiments, affects) ; ce

n’est que dans la psychiatrie naissante (E. Kraepelin 7) ou plus

récente (H. Albrecht 8, H. Tellenbach 9) que Gemüt acquiert un

sens à nouveau plus englobant, étendu à la dimension sociale


via la perception des atmosphères (moods, Stimmungen) ;

très récemment, enfin, le phénoménologue G. Strasser 10 a su

ressaisir l’ampleur du phénomène du Gemüt en lui conférant

à son tour le statut intégrant de la dimension centrale, affec-

tivo-spirituelle, de notre vie psychique.

Natalie Depraz

✐ 1 Echkart, J., Sermons-Traités, Gallimard, Paris, 1987.

2 Kant, E., Opus Posthumum, PUF, Paris, 1986.


downloadModeText.vue.download 162 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


160

3 Schopenhauer, A., Die Welt als Wille und Vorstellung, Frank-


furt, Suhrkamp, 1986.

4 Brentano, F., La psychologie d’un point de vue empirique, 1883.

5 Husserl, E., Idées directrices...I, Paris, 1950.

6 Scheler, M., Wesen und Formen der Sympathie, Bern &amp;


München, Francke Verlag, 1973.

7 Kraepelin, E., Psychiatrie, 1889.

8 Albrecht, Über das Gemüt, 1961.

9 Tellenbach, H., Le goût et l’atmosphère, PUF, Paris, 1982.

10 Strasser, G., Das Gemüt, Utrecht, 1956.

! AFFECT, ÂME, ÉMOTION, ESPRIT

COGITO

Mot latin signifiant je pense.

MÉTAPHYSIQUE

Premier principe, donné dans une expérience radicale


où l’âme suspend toutes ses connaissances, que rencontre

Descartes dans la recherche de la vérité.

Le cogito est le premier principe que rencontre Descartes dans


l’itinéraire qui conduit du doute généralisé à la constitution
d’une science certaine. Lors même que je doute, je découvre
ce doute comme l’opération de l’ego qui pense et, dans ce
moment, qui se saisit comme existant. Et cette découverte est
immédiatement féconde, puisqu’elle permet de dégager une
règle générale de vérité qu’il sera possible d’appliquer aux
autres connaissances : « Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du
tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis
la vérité, sinon que je vois très clairement que pour penser il
faut être : je jugeai que je pouvais prendre, pour règle géné-
rale, que les choses que nous concevons fort clairement et

fort distinctement sont toutes vraies » 1.

Le cogito me désigne donc mon existence en toute évi-


dence au moment où je la pense, même s’il ne m’instruit pas
encore sur le caractère substantiel de cette existence. Autre-
ment dit, et jusque dans l’hypothèse d’un Dieu trompeur qui
ferait tomber dans l’incertitude les évidences passées, il est
certain que j’existe lorsque je pense, même si je ne reconnais
pas encore la pensée comme l’essence de cette existence :
« [...] qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais
faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque
chose » 2. Cette vérité exceptionnelle résiste donc au doute,
mais elle ne le supprime pas, en ce qu’elle ne convertit pas
les raisons de douter en raisons de croire ce qu’elles nient.
En somme, le doute ne s’arrête pas devant un objet privilégié,
mais, bien plutôt, se renverse : il cesse de viser un objet pour
s’apercevoir lui-même comme acte de l’ego et laisse place à
une affirmation d’existence.

Faut-il cependant considérer que l’existence est conclue


de la pensée ? Cette présentation du cogito comme opération
réflexive ne correspond sans doute pas à la vérité de l’expé-
rience visée par Descartes. Les changements qui, du Discours
de la méthode aux Méditations, affectent la présentation de
l’ego cogito s’avèrent à cet égard très instructifs. Selon la for-
mule du Discours, il revient bien à la cogitatio de conduire
à l’existence : je pense donc je suis. La formulation originale
de la seconde Méditation est bien plus adéquate, qui biffe le
moment antérieur de la cogitatio pour passer directement à
l’existence : « Ego sum, ego existo ». Ce n’est pas que la pen-
sée disparaisse ici ; elle se donne plutôt comme un acte (pen-
sée pensante), et non comme un objet qui devrait être pensé

pour accéder à l’existence. Il reste évidemment à déterminer


comment l’existence peut ainsi intervenir dans la cogitatio.
C’est ce que permet de comprendre la thèse de Hintikka sur
la performance du cogito – le cogito est un performatif parce
qu’énoncé en première personne, il n’a besoin d’aucune véri-
fication empirique mais valide ce qu’il dit du simple fait qu’il
le dit 3. L’énoncé est performatif lorsqu’il se réalise du moment
qu’il s’énonce ; et c’est ainsi que le cogito conclut à l’exis-
tence, non point à partir d’une pensée pensée, mais bien de
la pensée pensante qui pense directement qu’elle est. L’exis-

tence ne s’ajoute pas à l’énoncé comme un résultat distinct


mais elle se confond véritablement avec lui, comme le sou-

ligne très clairement Descartes : « [...] enfin il faut conclure, et

tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est

nécessairement vraie, toutes les fois que je prononce, ou que


la conçois en mon esprit » 4.

André Charrak

✐ 1 Descartes, R., Discours de la méthode, IVe partie, éd. Alquié,


Paris, Garnier, 1988, t. I, p. 604-605.

2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, Méditation seconde,


éd. citée, t. II, p. 415.

3 Hintikka, J., « Cogito ergo sum, comme inférence et comme


performance », trad. in Revue de métaphysique et de morale,
2000 (1).

4 Descartes, R., « Méditation seconde », p. 415-416.

! DOUTE, PRINCIPE

∼ LE COGITO CHEZ SAINT AUGUSTIN

GÉNÉR., PHILOS. CONN.


Acte mental par lequel le sujet, par un retour de sa

conscience sur elle-même, s’assure du fait indiscutable de

son existence en tant que sujet pensant.

Saint Augustin est sans doute l’un des premiers à avoir for-
mulé ce principe, sous forme d’un argument contre la phi-
losophie de la Nouvelle Académie. Cette École, fondée par
Arcésilas de Pitane au IIIe s. avant J.-C., qui s’apparente fort au
scepticisme, nie qu’il y ait des critères de vérité et préconise
la suspension du jugement. S’étant mis dans l’état d’esprit
d’un académicien qui, par crainte de se tromper, préférerait
douter de tout, y compris de sa propre existence, une cer-
titude s’impose alors à saint Augustin : pour douter il faut
être, on peut donc douter de tout sauf d’exister : « Celui qui
n’existe pas ne peut pas se tromper. C’est pourquoi je suis,
si je me trompe. Donc, puisque je suis si je me trompe, com-
ment puis-je me tromper en croyant que je suis ? »1

La portée du cogito est beaucoup plus large qu’elle n’en


a d’abord l’air, en effet, ce n’est pas tant l’objet du cogito
qui importe, à savoir la certitude que nous existons, que la
manière dont ce cogito se déploie : si l’homme est capable de
connaître quelque chose avec certitude, à savoir lui-même,
c’est qu’il possède une faculté qui lui permet d’accéder à
cette certitude : la pensée. Par le cogito, l’homme prend donc
connaissance non seulement de son existence mais aussi et
surtout de sa nature pensante : « Même s’il doute, il vit ; s’il
doute d’où vient son doute, il se souvient ; s’il doute, il com-
prend qu’il doute ; s’il doute, il veut arriver à la certitude ; s’il

doute, il pense ; s’il doute, il sait qu’il ne sait pas ; s’il doute,
il sait qu’il ne faut pas donner son assentiment à la légère. On

peut donc douter du reste, mais de tous ces actes de l’esprit,

on ne doit pas douter ; si ces actes n’étaient pas, impossible


downloadModeText.vue.download 163 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

161

de douter de quoi que ce soit. » 2. Le cogito augustinien vient


ainsi réfuter l’aporie développée par Sextus Empiricus (IIe-IIIe
s. après J.-C.), sceptique grec qui professe que « si l’intelli-
gence se perçoit elle-même, ou bien c’est elle tout entière qui
se perçoit, ou bien elle se perçoit par quelque partie d’elle-
même. Or le premier cas est impossible ; car si c’est elle tout
entière qui se perçoit, elle sera tout entière perception et
percevante, et, si elle est tout entière percevante, il n’y aura
plus rien qui soit perçu [...]. L’intelligence ne peut davantage
user d’une partie d’elle-même pour se percevoir : car com-
ment cette partie se percevra-t-elle elle-même ? Est-ce cette
partie tout entière qui se perçoit ? Elle n’a plus alors rien à
percevoir. Est-ce par une partie d’elle-même ? On demande

alors comment cette partie se perçoit, et ainsi à l’infini. » 3. Si


saint Augustin arrive à résoudre le problème de la réflexivité
de la pensée sur elle-même, c’est parce qu’il met en lumière
que l’aporie de Sextus Empiricus repose sur un postulat erro-
né selon lequel la connaissance de soi procède de la même
manière que la connaissance objective, c’est-à-dire en distin-
guant ce qui connaît de ce qui est connu, en séparant le sujet
de l’objet de la connaissance. Or, en réalité, comme le montre
saint Augustin (en particulier dans La Trinité, X, III, 5), dans
la connaissance de soi, l’âme se connaît simultanément en

tant que sujet et objet.

Cogito augustinien et cogito cartésien

On peut voir une certaine ressemblance entre le cogito au-


gustinien et le cogito cartésien, mais en ce qui concerne une
possible influence de la pensée de saint Augustin sur celle de
Descartes, les avis divergent. Pour certains commentateurs, le
cogito cartésien est véritablement novateur et introduit une
dimension nouvelle par rapport au cogito augustinien. Ainsi,
Pascal affirme que là où saint Augustin ne fait que parler du
cogito « à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue
et plus étendue », Descartes, lui, a aperçu dans ce mot « une
suite admirable de conséquences. » 4.

Mais il faut reconnaître que l’attitude de Descartes semble


ambiguë : face à l’accusation portée contre lui par Arnauld 5,
accusation selon laquelle Descartes se serait très amplement
inspiré du cogito augustinien pour élaborer le sien, Descartes
ne se justifie pas réellement. Plutôt que d’opposer des argu-
ments pour s’innocenter, Descartes feint de prendre l’accu-
sation d’Arnauld pour un hommage, et il répond : « Je ne
m’arrêterai point ici à le remercier du secours qu’il m’a donné
en me fortifiant de l’autorité de saint Augustin. » 6. Il ajoute
encore : « il ne me semble pas s’en servir à même usage que
je fais. » 7.

Portés par cette ambiguïté de Descartes, certains com-


mentateurs pensent voir dans la pensée de Descartes une
influence certaine de la pensée de saint Augustin. Descartes
ne serait alors qu’un « plagiaire », et sa formulation du cogito
serait beaucoup moins probante que celle de saint Augus-
tin : « Saint Augustin est en fait parti du cogito pour prouver,

non seulement l’existence de la certitude et de la vérité, mais

encore l’existence de Dieu, l’immatérialité de l’âme, la distinc-


tion de l’homme et de l’animal. » 8. Ainsi « le cogito n’est pas
un mot écrit à l’aventure comme le laisserait entendre Pascal,

mais le résultat d’une réflexion longuement mûrie et reprise


par cinq fois, depuis le moment de sa conversion jusqu’à la
fin de sa vie. »9 (d’abord dans les Soliloques, puis dans la
vie heureuse II, 7, puis dans le libre arbitre II, 3, 7, ensuite
dans la Trinité X, 10, 14-16, et enfin dans la cité de Dieu

XI, ch. 26). Fénelon déclare ainsi que « si un homme éclairé

rassemblait dans les livres de saint Augustin toutes les vérités


sublimes que ce Père y a répandues comme par hasard, cet

extrait fait avec choix, serait très supérieur aux Méditations de


Descartes, quoique ces Méditations soient le plus grand effort
de l’esprit de ce philosophe. » 10.

L’attitude la plus sage semble donc être celle de E. Gilson


d’après qui : « [...] nous ne saurons sans doute jamais dans
quelle mesure Descartes a pu être touché, directement ou

indirectement, par saint Augustin ou par la tradition augus-

tinienne, et il serait d’ailleurs imprudent de méconnaître ce

qu’a d’original le cogito cartésien, mais la parenté des doc-

trines est évidente même à qui ne pousse pas la comparaison

des textes jusque dans le détail ; pour l’un et l’autre philo-


sophe, le doute sceptique est une maladie d’origine sensible

dont l’évidence de la pensée pure est le remède, et cette

première certitude ouvre la route qui, par la démonstration

de la spiritualité de l’âme, conduit à la preuve de l’existence

de Dieu. » 11.

Il faut remarquer que malgré les nombreuses ressem-

blances qui existent entre le cogito augustinien et le cogito

cartésien, il y a également une différence essentielle entre

les deux démonstrations. En effet, il est significatif que là

où Descartes passe directement du doute à la pensée puis à

l’être (« Je doute, donc je pense, donc je suis. »), saint Augus-


tin pose une étape supplémentaire, à savoir la vie. Dans un

cas l’accent est mis sur la pensée (chez Descartes) tandis que

dans l’autre cas l’accent est mis sur la pensée de la vie (chez

saint Augustin) 12. Il y a donc un réalisme immanent au cogito

augustinien, alors que chez Descartes, c’est l’idéalisme qui

découle du cogito 13. En résumé, il y a donc chez Descartes un

idéalisme provoqué par le fait qu’il prend le cogito en dehors

de l’être alors que saint Augustin, lui, rend indissociables être,

vie et pensée. Ainsi, les deux cogito étant de natures dis-

tinctes, il n’y a peut-être pas lieu de chercher une filiation ou


un héritage entre les deux.

Tiphaine Jahier

✐ 1 Saint Augustin, La cité de Dieu, XI, XXVI.

Saint Augustin, La Trinité, X, X, 14.

3 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 310.

4 Pascal, B., De l’art de persuader in Pensées et Opuscules, Ha-

chette, éd. Brunschvicg (minor), Paris, p. 192.

5 Arnauld, Quatrièmes objections aux méditations métaphy-

siques, Descartes in OEuvres philosophiques, op. cit., t. II, Paris,


1996, p. 633.

Descartes, R., Réponses aux quatrièmes objections aux médi-


tations métaphysiques, in OEuvres philosophiques, op. cit., t. II,
Paris, 1996, p. 658.

7 Descartes, R., Lettre à Mersenne du 25 mai 1637.

8 Boyer, Ch., L’idée de vérité dans la philosophie de saint Augus-


tin, Beauschesne, Paris, 1920, p. 40.

9 Vannier, M.-A., « Les anticipations du cogito chez saint Augus-

tin », p. 668, in Revista Augustiniana, Madrid, 1997.

10 Fénelon, Lettre sur la métaphysique, (lettre quatrième).

11 Gilson, E., Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin,

Paris, 1987, p. 55.

12 Allard, G.-H., « Le contenu du cogito augustinien », Dialogue,


1965-1966, p. 466.

13 Cayré, F., Initiation à la philosophie de saint Augustin, Des-

clée de Brouwer, Paris, 1947, p. 267.

! AUGUSTINISME, DOUTE
downloadModeText.vue.download 164 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

162

∼ LE COGITO CHEZ KANT ET HUSSERL

GÉNÉR., PHILOS. CONN.


Le cogito est un principe qui survivra à Descartes. C’est
par le cogito que va s’opérer un retournement complet

dont on percevra l’écho dans la « révolution copernicienne »

décrite par Kant dans la Critique de la raison pure : par

le primat de la pensée sur tout objet connu, la connais-

sance de la constitution de la raison devenant la condition


nécessaire et suffisante, l’étape obligée pour connaître les
objets extérieurs : « Les diverses représentations qui sont
données dans une certaine intuition ne seraient pas toutes

ensemble mes représentations si elles n’appartenaient pas

toutes ensemble à une conscience de soi, c’est-à-dire qu’en


tant qu’elles sont mes représentations (bien que je n’en aie

pas conscience à ce titre) elles doivent pourtant être néces-

sairement conformes à la condition sous laquelle seulement

elles peuvent être réunies dans une conscience générale de


soi, puisque autrement elles ne m’appartiendraient pas en-

tièrement ». Ainsi, la condition nécessaire à la connaissance


est chez Kant l’unification par le sujet du divers des don-
nées sensibles : « Tout le divers de l’intuition a un rapport
nécessaire au Je pense dans le même sujet où se rencontre
ce divers. » 1. Mais, selon A. Philonenko qui se fait ici le
porte-parole de Kant, « penser cette condition transcendan-
tale uniquement comme sens interne, ou comme conscience

empirique, c’est sombrer dans le psychologisme et ébaucher

une philosophie du sujet, auquel toutes les représentations

seront réduites et intégrées puisqu’il manquera un principe


de détermination – enfin, penser cette conscience empirique
elle-même comme substance, comme le fait Descartes, c’est
élever au rang de « chose en soi » [...] le simple phénomène

déterminable qu’est le sens interne et ainsi succomber aux

paralogismes de la dialectique de la raison pure. » 2. Selon

Kant, si Descartes a eu le mérite de poser, à travers le cogi-

to, le Je pense comme condition suprême de toute pensée,

il reste qu’il a confondu la condition ou méthode qu’est le

cogito avec un existant, un être ou une chose, ce qui l’a


conduit, erreur fatale, à séparer le Je pense de la connais-
sance dont il est le principe méthodique.

Dans sa phénoménologie, Husserl reprend lui aussi la


formulation cartésienne du cogito, même s’il se refuse à
« réifier » la pensée, à en faire une chose coupée de l’objet
à connaître, et s’il suppose par sa conception de l’intention-
nalité que la pensée est nécessairement pensée de quelque

chose. Et c’est sans doute lui qui résume le mieux la place

fondamentale qu’occupe, à travers le cogito, la pensée

de Descartes dans l’histoire de la philosophie : « Avec lui

(Descartes) la philosophie change totalement d’allure et

passe radicalement de l’objectivisme naïf au subjectivisme

transcendantal. » 3.

Tiphaine Jahier

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, PUF, Analytique trans-


cendantale, I, ch. II, Section 2, para 16.

2 Philonenko, A., L’oeuvre de Kant, Vrin, Paris, t. 1, 1969, p. 164.


3 Husserl, E., Méditations cartésiennes, Introduction à la phéno-

ménologie, Paris [Armand Colin, 1931], Vrin, Paris, 2001, p. 21.

! DOUTE

COGNITION

« Les sciences cognitives »

COHÉRENCE (THÉORIE DE LA VÉRITÉ

COMME)

Cette théorie est attribuée aux philosophies monistes de Spinoza, de

Hegel ou de Bradley, mais aussi à certains épistémologues contempo-

rains.

ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.

Thèse selon laquelle la vérité d’une pensée dépend

de son appartenance à un ensemble cohérent d’autres

pensées.

Le concept de vérité comme cohérence remonte aux idéa-

listes britanniques du XIXe s., comme F. H. Bradley, qui sou-

tenaient des versions de l’idée hégélienne selon laquelle « le

vrai c’est le tout ». Dans la mesure où la relation de cohé-


rence porte sur des jugements, indépendamment de leur rap-
port à une réalité extérieure, la théorie cohérentiste du vrai
tend à réduire l’être à la pensée. Russell 1 la critiqua au nom
de l’atomisme logique, selon lequel nos jugements peuvent
être rendus vrais par des faits indépendants, au nom d’une

conception de la vérité comme correspondance. Ensuite, la


théorie cohérentiste a été défendue par des épistémologues
positivistes, comme Neurath, qui soutiennent que les énoncés

scientifiques ne sont pas vrais isolément, mais globalement.

Cette thèse est souvent associée au « holisme » de Quine, qui


s’inspire de la philosophie des sciences de Duhem.

▶ Si on la dissocie de ses implications mystiques renvoyant


à une intuition du Tout, la théorie de la vérité-cohérence
fait face à deux difficultés. Comment définir la relation de

cohérence ? La simple non-contradiction entre jugements


est insuffisante, car des ensembles d’énoncés faux mais non

contradictoires peuvent être cohérents. Et si la vérité d’un

ensemble de propositions dépend seulement de leurs rela-

tions entre elles, comment rendre compte des connaissances


perceptives, qui semblent dépendre de l’expérience d’une
réalité externe ?

Pascal Engel

✐ 1 Russell, B., Signification et vérité, Flammarion, Paris, 1969.

Voir-aussi : Walker, R., The Coherence Theory of Truth, Routle-

dge, Londres, 1989.

! CONNAISSANCE, CORRESPONDANCE, HOLISME, VÉRITÉ

Les sciences cognitives

Le mot « cognition » vient du latin cognos-

cere et il a approximativement la même

extension que le mot « intelligence ». Les

sciences cognitives étudient l’ensemble des

manifestations de l’intelligence humaine. Comment un

bébé humain apprend-il la référence des mots de sa


langue maternelle ? Comment reconnaît-on un visage

qu’on n’a pas revu depuis vingt ans ? Pourquoi est-il plus

facile de mémoriser le Petit Chaperon rouge qu’une liste

de numéros de téléphone ? Pourquoi est-il plus facile de


downloadModeText.vue.download 165 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

163

juger « 9 est plus grand que 2 » que « 6 est plus grand


que 5 » ? Pourquoi la couleur des objets nous paraît-
elle constante en dépit des variations dans les longueurs

d’onde de la lumière qu’ils réfléchissent ? Quel rôle

jouent les émotions dans les prises de décision ?

L’importance théorique des sciences cognitives tient à trois

caractéristiques. Premièrement, les sciences cognitives pour-


suivent par d’autres moyens – des moyens scientifiques, for-

mels et expérimentaux – le projet traditionnel de ce qu’on


nomme en philosophie l’« épistémologie », c’est-à-dire la

théorie de la connaissance. Les sciences cognitives ont en


effet pour ambition de fournir une connaissance des méca-

nismes de la connaissance qui soit aussi exacte, objective


et impartiale que la connaissance physique des particules
élémentaires, la connaissance chimique des molécules ou la

connaissance biologique des cellules vivantes. Deuxième-

ment, les sciences cognitives occupent l’interface entre les

sciences humaines et les sciences de la nature. Comme les

sciences humaines, elles étudient la formation et la transfor-

mation des représentations mentales. Comme les sciences de

la nature, elles ont l’ambition d’offrir des explications cau-

sales. Enfin, si les sciences humaines ont pour vocation d’étu-


dier le rôle des idées dans la vie des hommes et des femmes,

les sciences cognitives ont pour vocation de nous renseigner

sur le propre de l’homme, c’est-à-dire sur ce qui distingue

l’intelligence humaine de l’intelligence des machines et des

animaux.

Dans le foisonnement des paradigmes théoriques et expé-

rimentaux en sciences cognitives, trois thèmes retiendront

notre attention en raison de leur intérêt philosophique intrin-

sèque. La théorie computationnelle de l’esprit constitue un

cadre pour une conception moniste matérialiste de la pen-


sée. Les recherches sur le développement ontogénétique des
capacités cognitives du bébé humain suggèrent que l’intelli-

gence humaine n’est pas un système polyvalent de résolution


de problèmes généraux. Enfin, les recherches sur les illusions
cognitives démontrent l’importance du format dans lequel les
problèmes sont traités par l’esprit humain.

LA THÉORIE COMPUTATIONNELLE DE L’ESPRIT

L ’étude des capacités cognitives du cerveau humain re-


monte au milieu des années 1950. Grâce aux progrès spec-
taculaires de la logique et des mathématiques, la construction
des premiers ordinateurs capables d’accomplir des opérations
numériques réhabilita sur des bases scientifiques l’idée déjà
émise au XVIIe s. par Hobbes et Leibniz selon laquelle pen-
ser, c’est calculer. Calculer, c’est manipuler, selon des règles,
des symboles dans un système formel, indépendamment de
leur sens. Un système formel est un langage dans lequel on
peut déterminer de manière mécanique si un ensemble de
propositions apporte la preuve d’un théorème. On dispose
de règles explicites déterminant si une suite de symboles est
une formule du système. On détermine la structure logique
des suites de symboles qui sont des formules du système.
On dispose de règles explicites de déduction ou de preuves
qui déterminent si une séquence de formules est une preuve
valide d’un théorème. Selon la célèbre thèse de Turing /
Church, toute manipulation ou fonction d’entiers que l’esprit
humain peut calculer effectivement peut être aussi calculée
par une « machine de Turing ». Une machine de Turing est
une machine abstraite munie d’un ruban abstrait infini, d’une
tête de lecture-et-d’écriture, et d’une table d’instructions (un
programme). À chaque instant, la tête est placée devant l’une

des cases du ruban. Elle est capable (1) de déterminer si la


case contient un symbole ; (2) si oui, de le lire ; (3) d’effacer
ce symbole ou (4) d’en inscrire un nouveau. Elle est enfin ca-
pable (5) de se déplacer d’une case le long du ruban à droite
ou à gauche en fonction des instructions contenues dans sa
table. Si la tête est placée devant une case dont le « contenu »
ne correspond à aucune instruction contenue dans la table,
la machine s’arrête.

Deux sortes d’arguments militent en faveur de la théorie


computationnelle de l’esprit : des arguments épistémolo-
giques ou méthodologiques et des arguments ontologiques.
Premièrement, grâce au « computationnalisme », un système
cognitif peut être étudié à trois niveaux complémentaires
(Chomsky, Marr, Newell). On commence par caractériser une
compétence cognitive : par exemple, la capacité d’effectuer
des additions, c’est-à-dire d’associer un entier positif à toute
paire d’entiers positifs. On caractérise ensuite l’algorithme ou
la procédure particulière employée pour exécuter la compé-
tence. Pour exécuter une addition, il faut choisir un système
de représentation des nombres entiers (par exemple, le sys-
tème décimal et les chiffres arabes) et un ordre d’application
des opérations. Enfin, on recherche le mécanisme physique
grâce auquel l’algorithme est « implémenté » : une calculatrice
électronique et un cerveau humain sont deux mécanismes
physiques distincts susceptibles d’implémenter un algorithme

d’exécution d’une addition 1. Deuxièmement, la théorie com-

putationnelle de l’esprit est compatible avec une conception

moniste matérialiste de la pensée. Souscrire au monisme ma-


térialiste, c’est s’opposer au dualisme cartésien entre des enti-
tés (une « substance ») pensantes immatérielles et des entités
(une « substance ») étendues matérielles. Selon cette théorie

aujourd’hui défendue par Fodor 2 et Pinker 3, la pensée n’est


en effet rien d’autre qu’un ensemble d’opérations élémen-
taires effectuables par un dispositif physique inconscient.

L’ESPRIT HUMAIN : UN ENSEMBLE DE

COMPÉTENCES SPÉCIALISÉES

A u milieu des années 1950, les travaux de Chomsky sur


les propriétés combinatoires des grammaires des langues

humaines mirent en évidence le fait que savoir parler ou


avoir la « faculté de langage », c’est connaître implicitement
des règles syntaxiques et que ce savoir est riche, complexe,
largement inconscient et partiellement inné. Selon l’argument
dit de « la pauvreté du stimulus », tous les enfants humains ap-
prennent uniformément la grammaire de leur langue mater-
nelle. Or, grâce à leur expérience linguistique, ils n’ont accès
qu’à un sous-ensemble fini de l’ensemble infini des phrases
grammaticales de leur langue. Donc : les enfants humains
sont prédisposés génétiquement à acquérir la grammaire
d’une langue naturelle. Selon Chomsky, cette prédisposition
(nommée « grammaire universelle ») est propre à l’espèce
humaine et elle est spécialisée dans l’acquisition du langage 4.

Les travaux formels sur la faculté de langage ont donné


naissance à des recherches expérimentales en psycholin-
guistique sur la compréhension du langage chez l’adulte et
sur l’acquisition du langage chez le bébé humain. L’étude
de l’apprentissage du langage a, à son tour, inspiré des
recherches expérimentales sur le développement ontogé-
nétique des capacités cognitives humaines dans différents

domaines cognitifs. Ces recherches s’appuient sur le para-

digme méthodologique de la mesure de la durée du regard


du bébé. Cette méthodologie suppose qu’un bébé est enclin
downloadModeText.vue.download 166 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

164

à regarder plus longuement un événement inattendu qu’un


événement familier. En mesurant la durée du regard du bébé,
les psychologues du développement ont obtenu des indices

expérimentaux sur la surprise, les anticipations et donc les


« connaissances » du bébé sur son environnement dans les

domaines de la physique naïve, la géométrie naïve, l’arithmé-

tique naïve et la psychologie naïve.

Dans une série d’expériences réalisées par Wynn, des bé-


bés de 4-6 mois voient un théâtre de marionnettes muni d’un

écran. Lorsque l’écran est abaissé, ils voient une main appor-

ter un Mickey sur la scène. La main repart vide et l’écran est

relevé. Puis ils voient une main tenant un second Mickey

passer derrière l’écran et repartir vide. L’écran est abaissé et

on présente au bébé deux conditions : tantôt le bébé voit

deux Mickey sur la scène (situation arithmétiquement pos-

sible), tantôt il voit un Mickey (situation arithmétiquement


impossible). Les bébés de 4-6 mois regardent plus longtemps

la situation impossible que la situation possible. Les bébés


préfèrent-ils contempler un objet que deux objets ? Cette
hypothèse est réfutée par le fait que si on leur présente
deux Mickey et qu’on en soustrait un, les bébés regardent
plus longtemps deux objets qu’un seul. Peut-être les bébés
pensent-ils, non pas que 1 + 1 = 2, mais simplement que
1 + 1 = 1. L’expérience montre que les bébés regardent plus
longuement la situation correspondant à l’addition incorrecte
1 + 1 = 3 que celle correspondant à l’addition correcte. Les
bébés semblent capables d’extraire certaines informations
numériques élémentaires à partir des stimuli perçus 5.

À la suite d’expériences réalisées par Cheng et Gallistel sur


des rats adultes, Spelke et Hermes ont étudié les capacités
humaines de navigation. Elles ont constaté que, dans une

tâche de réorientation spatiale, à la différence des adultes,

les enfants de moins de 5 ans n’exploitent que les indices

géométriques sur la forme de l’environnement et négligent

les couleurs. Elles en concluent, d’une part, que la cognition

humaine inclut un « module » spécialisé dans le traitement

des propriétés géométriques de l’environnement. Elles sup-

posent, d’autre part, que l’aptitude à combiner les informa-

tions géométriques et non géométriques dépend de la ca-

pacité d’utiliser des expressions spatiales du langage public

comme les mots « droite » et « gauche ». Spelke et Hermes ont


de surcroît montré que l’interférence entre une tâche de répé-

tition verbale et une tâche de réorientation spatiale diminue

considérablement l’aptitude des adultes à combiner les infor-

mations géométriques et non géométriques requises pour

résoudre la tâche de réorientation spatiale. Ces recherches

suggèrent que la faculté de langage contribue à la flexibilité

des comportements humains de navigation dans l’espace, qui

se manifeste dans l’emploi d’artefacts aussi complexes que

les directions verbales, le compas, la boussole ou les cartes


géographiques 6.

Les recherches sur le développement ontogénétique des

capacités cognitives du bébé humain suggèrent fortement


que l’intelligence humaine n’est pas un système polyvalent
capable de résoudre n’importe quel problème général. La co-
gnition humaine ne peut pas avoir pour tâche de construire
des « solutions générales » parce que, dans la nature, il n’existe
pas de « problème général ». L’intelligence humaine se révèle
donc être un ensemble adapté d’aptitudes à résoudre des
problèmes particuliers apparus au cours de l’évolution de
l’espèce.

L’ÉTUDE DES ILLUSIONS COGNITIVES

ET LA RATIONALITÉ

L es illusions de la perception visuelle – comme l’illusion


de Müller-Lyer – ont été abondamment étudiées par la
psycho-physique de la vision. L’étude psychologique des
inférences démonstratives et inductives (ou non démons-

tratives) soulève la question de savoir s’il existe aussi des


illusions cognitives. À la différence du modus ponens et du
modus tollens, la négation de l’antécédent – conclure « – q »
à partir des prémisses « p ! q » et « – p » – et l’affirmation du
conséquent – conclure « p » à partir des prémisses « p ! q »
et « q » – sont des sophismes. L’étude expérimentale du rai-
sonnement démonstratif révèle que l’esprit humain succombe
facilement au charme des sophismes. L’étude des inférences
inductives et des jugements dans l’incertitude suggère que
l’esprit humain éprouve des difficultés dirimantes à apprécier
les probabilités.

Les psychologues Tversky et Kahneman, qui ont mené


des études pilotes sur l’aptitude humaine à raisonner dans
l’incertitude, ont notamment donné à des sujets la description
suivante : « Linda est une jeune femme intelligente de 31 ans.
Elle a une licence de philosophie. Lorsqu’elle était étudiante,
elle a milité contre les discriminations raciales et contre l’in-
justice sociale ». Ils ont demandé ensuite aux sujets d’estimer
respectivement la probabilité que Linda soit caissière dans
une banque et la probabilité qu’elle soit caissière dans une
banque et active dans le mouvement féministe. Typiquement,
80 % – 90 % des sujets violent la règle de la conjonction
de la probabilité selon laquelle la probabilité d’une conjonc-
tion ne peut excéder la probabilité de chaque membre de la
conjonction. Tversky et Kahneman ont expliqué cette illu-
sion en invoquant ce qu’ils nomment l’« heuristique de repré-
sentativité » : compte tenu de la description, Linda est jugée
plus représentative (ou prototypique) des caissières dans
une banque qui sont féministes que des caissières dans une

banque en général 7. Le psychologue évolutionniste Gigeren-


zer a fait valoir que cette illusion cognitive diminue lorsque
le même problème est formulé en termes de fréquences natu-
relles : les sujets sont informés que 200 femmes satisfont la
description de Linda. Combien d’entre elles sont caissières
dans une banque ? Combien sont caissières dans une banque
et actives dans le mouvement féministe ? La violation de la

règle de la conjonction n’est plus commise que par 0 % à


20 % des sujets 8.

Supposons que la probabilité a priori qu’un individu ait le


cancer du côlon soit 0,3 %. La probabilité qu’un individu réa-
gisse positivement à la coloscopie s’il a le cancer du côlon est
50 %. La probabilité qu’un individu réagisse positivement à la
coloscopie s’il n’a pas le cancer du côlon est 3 %. Quelle est
la probabilité qu’un individu ait le cancer du côlon s’il réagit
positivement à la coloscopie ? Dans cette version, la solu-
tion du problème requiert l’usage du théorème de Bayes 9.
Or, la même information peut être présentée dans un format
fréquentiste : 30 / 10 000 individus ont le cancer du côlon.
15 / 30 individus ayant le cancer réagissent positivement à la
coloscopie. 300 / 9 970 individus qui n’ont pas le cancer réa-
gissent aussi positivement à la coloscopie. Dans cette popula-
tion, si un individu réagit positivement à la coloscopie, quelle
est la probabilité qu’il ait le cancer du côlon ? On calcule la
réponse en divisant le nombre des individus ayant le cancer
du côlon et réagissant positivement au test par la somme de
ceux qui réagissent positivement au test sans avoir le cancer
downloadModeText.vue.download 167 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

165

et de ceux qui ont le cancer et ne réagissent pas au test :


15 / (300 + 15). Ce nombre est légèrement inférieur à 5 %.
L’esprit humain paraît incontestablement mieux adapté pour
traiter l’information dans sa version fréquentiste que dans sa
version probabiliste.

Tversky et Kahneman ont découvert que certains pro-


blèmes de raisonnement dans l’incertitude engendrent de
véritables illusions cognitives lorsque le problème est pré-
senté dans un certain format. Dans le domaine visuel, une
illusion perceptive conduit à une représentation fallacieuse
d’un stimulus visuel. Une illusion cognitive pousse l’esprit à
accepter une conclusion que les prémisses ne justifient pas.

Cette découverte ne plaide pas en faveur de la rationalité

des processus de raisonnement humains. Gigerenzer sou-


tient cependant que l’esprit humain est spécialement préparé
pour la manipulation des fréquences naturelles et non pas
pour apprécier la probabilité des événements individuels. Ce
débat donne raison à Marr, le spécialiste de la vision compu-
tationnelle, qui avait souligné qu’un système de traitement de
l’information est sensible au format dans lequel l’information
lui est présentée.

▶ Grâce aux sciences cognitives, les êtres humains seront-ils


capables d’atteindre une compréhension scientifique détail-
lée de l’intelligence humaine ? Une connaissance scientifique
authentique des mécanismes de la connaissance est-elle pos-
sible ? Il est sans doute prématuré de prétendre répondre à
ces questions. Parce qu’elles occupent le carrefour entre les
sciences humaines et les sciences de la nature, les sciences
cognitives peuvent toutefois d’ores et déjà faire une contribu-
tion à la fameuse querelle sur le « dualisme méthodologique »
entre les Geisteswissenschaften (ou « sciences de l’esprit ») et
les sciences de la nature. Selon une tradition philosophique
allant d’Aristote à Hempel en passant par Hume et Mill, toute
explication scientifique est une explication causale et expli-
quer un phénomène particulier consiste à le subsumer sous
une ou plusieurs lois générales. Pour les partisans du « dua-
lisme méthodologique », les « sciences de l’esprit » ont pour
tâche de comprendre les actions humaines. À la différence
des phénomènes physiques, astronomiques, chimiques,
géologiques ou biologiques, les actions humaines n’ont pas
seulement des causes, elles ont aussi des raisons. À la diffé-
rence de l’explication causale d’un phénomène non humain,
la compréhension d’une action humaine consiste aussi, selon
les partisans du dualisme méthodologique, à découvrir ses
raisons. De surcroît, seule l’empathie permet de comprendre
les raisons d’un agent. Comme le montrent les recherches sur
le développement ontogénétique des compétences psycho-
logiques, la perception d’une action humaine ne provoque
pas chez un bébé humain la même réponse que sa percep-
tion d’un stimulus physique quelconque. Non seulement les
sciences cognitives modifient les frontières entre les sciences
de la nature et les sciences humaines et sociales, mais grâce
à leur démarche expérimentale, elles contribuent aussi à une
meilleure compréhension scientifique des mécanismes de
l’empathie elle-même.

PIERRE JACOB

✐ 1 Marr, D., Vision, Freeman, San Francisco, 1982.

2 Fodor, J. A., The Elm and the Expert, MIT Press, Cambridge
(MA), 1994.

3 Pinker, S., How the Mind Works, Norton, New York, 1997.

4 Chomsky, N., Reflections on Language, Pantheon Books, New


York, 1975.

5 Dehaene, S., la Bosse des maths, Odile Jacob, Paris, 1997.

Hermer, L., et Spelke, E., « Modularity and Development : the


Case of Spatial Reorientation », Cognition, 61, 1996, pp. 195-232.

Hermer-Vasquez, L., et Spelke, E., « Sources of Flexibility in


Human Cognition : Dual-task Studies of Space and Language »,
Cognitive Psychology, 39, pp. 3-36, 1999.

7 Kahneman, S. D., et Tversky, A. (dir.), Judgment under Uncer-


tainty : Heuristics and Biases, Cambridge UP, 1982.

8 Gigerenzer, G.

9 Le théorème de Bayes se formule ainsi : « P(H/D) = P(H)


P(D/H)/P(H)P(D/H) » où « H » désigne l’hypothèse, et « D », les
données.

COLLECTION
Du latin collectio (de colligo), « action de réunir » et résultat obtenu,
d’abord utilisé dans le domaine littéraire et pour des objets rares, avant
d’être généralisé et démocratisé.

ESTHÉTIQUE

« Assemblage d’objets d’art ou de science » (Littré) qui


permet classiquement la transmission à la postérité d’ob-
jets choisis. De son archétype, l’arche de Noé, la collection
garde le double souci du nombre et de l’unité.

Pausanias 1 a laissé la description de collections conservées


dans des temples fameux, et l’Histoire naturelle de Pline four-
nit un premier panorama encyclopédique du phénomène. Si
les églises du Moyen Âge rassemblaient les offrandes consen-
ties pour obtenir une protection particulière de la commu-
nauté, les cabinets de curiosités des XVIe et XVIIe s. obéissent

au principe de la cornucopia susceptible d’illustrer la maîtrise


de leur propriétaire sur le monde et d’alimenter ses fables.
Ces collections de merveilles, dévolues au précieux, au rare,
au monstrueux, se nourrissent des voyages de découverte,
témoignant d’une construction de l’identité et de l’altérité fon-
dée sur l’appropriation et le baptême de toutes choses.

À l’époque contemporaine, la collection incarne de ma-


nière exemplaire une série de médiations dont s’inquiètent
l’histoire et la sociologie des arts (architectures, classements,
catalogues, suggestions de visites, états de liquidation, volon-
tés testamentaires). Simultanément, le triomphe de l’indivi-
dualisme et de la consommation multiplie les types et les
modalités du collectionnisme et remet en question, certes à
la marge, le processus de « singularisation » de ses objets par
rapport à ceux qui sont simultanément consommés, négligés,
détruits. Les cultures de collectionneurs engagent ce faisant
des identités sociales construites sur la différenciation des
usages de matériaux communs autant que sur la mobilisation
de sémiophores singuliers ; elles tendent aussi à s’identifier
à des styles de vie, à des passions privées 2. L’objet de col-
lection s’inscrit idéalement dans la construction d’un univers
cohérent, qui donne à voir comment l’amateur revient sur
son goût, élabore et pense son développement pour mieux
l’affirmer.

▶ Pour reprendre une formule de Lévi-Strauss à propos du


totémisme, la collection réunit des objets « bons à penser »
au sein des sociétés : elle renvoie aux constructions du re-

gard et du savoir dans leurs aspects sociaux, institutionnels,

idéologiques. Mais la collection produit aussi ses propres


pratiques, dont l’efficacité sociale et culturelle est elle-même
considérable.

Dominique Poulot

✐ 1 Pausanias, Description de la Grèce, trad. en cours, Les


Belles Lettres, Paris.
downloadModeText.vue.download 168 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

166

2 Passions privées. Collections particulières d’art moderne et


contemporain de France, Musée d’art moderne de la ville de
Paris, 1995.

Voir-aussi : Alsop, J., The Rare Art and Traditions. The History of
Art Collecting and its Linked Phenomena wherever these Have
Appeared, Thames and Hudson, Londres, 1982.

Benjamin, W., « Eduard Fuchs, collectionneur et historien », in


OEuvres, III, Gallimard, Paris, 2000.

Benjamin, W., Je déballe ma bibliothèque, une pratique de la

collection, Payot-Rivages, Paris, 2000.

Pomian, K., Collectionneurs, amateurs et curieux, Gallimard,


Paris, 1987.

Praz, P., La Casa della vita, Adelphi, Milan, 1979.

COMBINATOIRE

MATHÉMATIQUE

Domaine des mathématiques qui se donne pour objet


de former par ordre toutes les combinaisons possibles d’un

nombre donné d’objets afin de les dénombrer et d’étudier


leurs relations.

Raymond Lulle d’abord, puis plus tard G. W. Leibniz 1 sont


attachés à combiner des concepts afin d’en dégager de

nouveaux ; cette approche essentiellement calculatrice se

confond finalement avec l’art d’inventer (Ars inveniendi).

Michel Blay

✐ 1 Leibniz, G. W., De Arte combinatoria, 1666.

! ALGÈBRE, ARS INVENIENDI, MÉTHODE

∼ LOGIQUE COMBINATOIRE

LOGIQUE

Logique qui prend pour objet spécifique les règles de

combinaison et de transformation de séquences de sym-

boles quelconques.

Pour H.B. Curry, un combinateur est conçu comme une

action de transformation d’une séquence de symboles en

une autre obtenue en changeant l’ordre, le groupement ou

en supprimant un élément (mais sans ajout d’élément nou-

veau) : Xx 1, ..., xn ! y 1, ..., yn (où la relation de réductibilité !

est réflexive et transitive et où les métavariables valent pour

tout élément simple ou complexe, y compris les combina-


teurs). On admet par exemple

Ix ! x (Identificateur)

Kxy ! x (Éliminateur)

Wxy ! xyy (Duplicateur)

Cxyz ! xzy (Permutateur)

Bxyz ! x(yz) (Compositeur)

Sxyz ! xz(yz) (Distributeur).

On peut montrer que tous les combinateurs sont réduc-


tibles aux deux opérateurs primitifs K et S. Par exemple,
l’Identificateur est ainsi définissable : I = Df SKK parce que
Ia ! a et SKKa ! Ka(Ka) ! a. Un calcul axiomatisé devient
possible qui satisfait les exigences métalogiques habituelles 1.

Un tel calcul permet de formaliser toutes les combinaisons


possibles de symboles. À ce titre, il constitue une « prélo-
gique » qui explicite des opérations généralement sous-en-
tendues dans la présentation habituelle des calculs logiques.
Denis Vernant

✐ 1 Curry, H. B., et Feys, R., Combinatory Logic 1, North-Hol-


land Publ. Comp., 1958.

Voir-aussi : Ginisti, J.-P., la Logique combinatoire, PUF, Paris,


1997.

Leibniz, G. W., Recherches générales sur l’analyse des notions et

des vérités, PUF, Paris, 1998.

Ginisti, J.-P., la Logique combinatoire, PUF, Paris, 1997.

COMÉDIE

Du grec kômôidia, chanson rituelle accompagnant les kômoi ou « cor-


tèges dionysiaques ».

ESTHÉTIQUE

Pièce de théâtre destinée à faire rire en montrant gé-

néralement les travers des moeurs et des caractères. Elle

recouvre, dès l’origine, un corpus composite de textes et

de situations de jeu qui se présentent comme l’antidote et

le renversement de l’angoisse tragique.

Dans ses Papiers 1, après une lecture d’Aristote et de Hegel,

Kierkegaard laisse apparaître l’idée que le comique constitue

l’aboutissement d’un « mouvement à travers l’esthétique » qui


atteindrait précisément ce territoire – dernière étape avant

l’éthique – où « l’esthétique est dépassée ». Dans ce droit

fil, en établissant un classement des formes de comédies, il

place au sommet le vaudeville, l’utilisant à nouveau dans la

Reprise 2, sous la dénomination de « farce-vaudeville », pour

démontrer que ce comique joue un rôle de passeur entre un


« monde artificiel » et la réalité.

Une telle proposition place la comédie loin du mépris tra-

ditionnellement attaché à la réception des différents genres

comiques. Dès l’Antiquité pourtant, les Grecs conféraient


aux pitreries du « drame satyrique » le soin d’être la cauda

bouffonne de la tétralogie, la porte de sortie du tragique.


Dans ce contexte, on regrette d’autant plus la disparition des

chapitres de la Poétique d’Aristote consacrés à l’étude du co-


mique. Le malentendu, qui dure pourtant, tient au fait qu’il
est malaisé de cataloguer et de différencier les composantes

contrastées d’un nuancier comique allant, par exemple chez

Molière, d’un trait d’esprit de Célimène aux bastonnades de

Scapin. Si l’analyse désespère de venir à bout de l’observa-

tion de tous les rouages, c’est aussi que le comique n’est pas

réductible à la seule comédie et que les solutions proposées

par exemple par Schopenhauer 3 d’expliquer le risible par


un désaccord entre le sujet et le monde, ou par Bergson 4
de caractériser le rire par du « mécanique plaqué sur du
vivant », restent, par leur généralité même et malgré leur

pertinence, insatisfaisantes. En effet, au-delà de l’opposition


du concept et de l’intuition, ou d’une simple automatisation
des comportements, la comédie, quelle qu’elle soit, propose
de vivre dans un lieu et un temps protégés, hors des ultimes

conséquences du quotidien qu’elle dépeint. Pour elle, ce

qui compte, rappelle Gouhier 5, c’est « moins de finir que de

bien finir ».

▶ Cette prise de distance à l’égard du monde extérieur, qui


adopte souvent l’alibi de la peinture et de la correction des
moeurs (castigat ridendo mores est la devise traditionnelle de

la comédie) n’est, en somme, qu’une façon de se position-


ner dans un espace cerné de vide pour quérir une vérité ou

du moins chercher un sens. Nietzsche 6 rappelle ainsi qu’à la

mort de Platon, on trouva sous son oreiller un exemplaire


d’Aristophane : « Comment un Platon, commente Nietzsche,
downloadModeText.vue.download 169 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

167

aurait-il pu supporter la vie – cette vie grecque à laquelle il


disait non – sans Aristophane ? »

Jean-Marie Thomasseau

✐ 1 Kierkegaard, S., Papiers, 4, C, 127, cité dans la Reprise, éd.

de N. Viallaneix, note 85, Flammarion, Paris, 1990.

2 Kierkegaard, S., la Reprise, op. cit.

3
Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représen-

tation, trad. Burdeau, PUF, Paris, 1966.

4 Bergson, H., le Rire. Essai sur la signification du comique

(1900), PUF, coll. Quadrige, Paris, 2000.

5 Gouhier, H., le Théâtre et l’existence, Vrin, Paris, 1973.

6 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, § 28, trad. H. Albert,

revue par M. Sautet, le Livre de Poche, Paris, 1991.

! DRAME, TRAGÉDIE

COMMANDEMENT
Du latin commendare, construit à partir de mandare, « prescrire ».

« confier ».

MORALE, PHILOS. RELIGION, POLITIQUE

Ordre, injonction, se distinguant de la loi par leur carac-

tère impératif, par le fait qu’ils « s’adressent à ».

Le commandement apparaît notamment dans le texte bi-


blique où, comme le montre F. Rosenzweig, il permet de
constituer le « tu » en une extériorité absolue. Pour l’homme,
le commandement est comme l’irruption, au sein de la sub-
jectivité, d’une altérité radicale, celle de l’injonction. Il est
brisure de l’autonomie de l’homme et relation à l’absolument
autre qui l’investit du dehors. À l’inverse, la loi est formula-
tion spécifique d’un principe qui concerne le comportement
de l’homme dans le monde. Alors que la loi désigne un état,
un donné toujours antérieur à la conscience qui s’y soumet,
le commandement est au contraire découverte toujours nou-
velle et toujours fulgurante. Seul le commandement est expé-
rience, alors que la loi est objet de connaissance : « L’impéra-

tif du commandement ne fait aucune prévision pour l’avenir ;

il ne peut imaginer que l’immédiateté de l’obéissance. [...] La

loi compte sur des périodes, sur un avenir, sur une durée. Le

commandement ne connaît que l’instant [...] » 1.

▶ La question du statut du commandement, en tant qu’il s’im-


pose à l’homme du dehors, se situe au coeur des débats sur
l’autonomie de l’homme, la nature de la morale et le statut de
la religion. Kant place la morale sous le signe de l’autonomie,
à partir de quoi la religion doit nécessairement être rame-
née à un noyau éthique. Les tentatives, après Kant, pour lui
donner un statut autre passent souvent par une philosophie
du « commandement », qui laisse une place à l’hétéronomie.

Sophie Nordmann
✐ 1 Rosenzweig, F., l’Étoile de la Rédemption, Seuil, Paris, 1982,

p. 210.

! HÉTÉRONOMIE, PROCHAIN, RELIGION

COMME

! STRUCTURE DU COMME

COMMENSURABILITÉ

Du latin commensurabilis, de mensura, « mesure ».

MATHÉMATIQUES

Propriété de deux grandeurs ou plus, qui ont une me-


sure commune.

Le premier sens de la commensurabilité est presque entière-


ment traité dans les livres VII à IX des Éléments d’Euclide et

dans les commentaires de ces textes (commentaires poursui-

vis jusqu’au XIXe s.). Cette notion ne se comprend qu’à partir

de celle de multiples. Si deux grandeurs A et B sont telles

qu’il existe deux nombres entiers m et n tels que mA = nB,

alors elles sont commensurables ; leur rapport est analogue

au rapport de ces deux nombres entiers et elles admettent

l’unité comme mesure commune. Les pythagoriciens esti-

maient que le rapport des choses entre elles devait pouvoir

être exprimé ainsi. La crise dite des irrationnelles naît de la

découverte que des grandeurs simples – qui ne pouvaient

pas ne pas entretenir de rapport – n’étaient pas commensu-


rables : c’est par exemple le cas de la diagonale et du côté du

carré. Il fallu étendre la théorie des proportions (l’intelligibi-

lité des rapports) à de telles grandeurs. Cette tâche est effec-


tuée dans le livre V des Éléments (largement du à Eudoxe) ;

l’élaboration de critères de commensurabilité l’est notamment

au livre VII. La résolution complète de la question ne sera

acquise qu’avec l’élargissement du concept de nombre, non

seulement aux nombres sourds, ou rationnels, obtenus par le

rapport de commensurables), mais encore aux réels.


En un second sens, plus radical, la commensurabilité entre

grandeurs exige que celles-ci soient comparables. Bien évi-

demment, ceci implique que les surfaces et les lignes, les


volumes et les surfaces sont incommensurables, mais aussi
les angles et les surfaces par exemples. Pour être commensu-
rables, les grandeurs doivent être homogènes. Mais encore, il
faut que l’une ne soit pas infiniment plus grande qu’une autre,
ce qui ôterait toute possibilité de leur trouver une commune
mesure. Cette exigence fut la source des difficultés liées aux

infiniment petits, difficultés surmontées, dans les faits avec les

algorithmes infinitésimaux du XVIIe s. et, en théorie, avec la

formalisation de l’analyse des deux siècles suivants.

Un cas particulièrement intéressant d’emploi d’un argu-

ment d’incommensurabilité (en ce second sens) est donné


par Copernic lorsque son cosmos, du fait du modèle hélio-
centriste, devient un immensum. Si les effets attendus comme
la parallaxe sont indétectables, c’est justement parce que les
distances de la terre aux planètes, et au soleil ne sont pas

commensurables avec les distances de la terre (ou du soleil)

avec la sphère des fixes.

Vincent Jullien

COMMUNAUTARISME

Concept essentiel à l’aune du débat qui oppose aujourd’hui, aux États-

Unis et en Europe, les philosophes libéraux aux « communautariens ».

MORALE, POLITIQUE

Courant de pensée contemporain, qui érige la valeur

de la communauté (religieuse, sociale, ethnique, culturelle

ou politique) au même rang que celles de liberté et / ou


d’égalité, voire lui accorde la priorité. En ce sens, les com-
downloadModeText.vue.download 170 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

168

munautariens reprochent principalement au libéralisme


ses fondements individualistes.

Le « front » communautarien, qui rassemble principalement


des Anglo-Saxons comme A. MacIntyre, M. Sandel, Ch. Tay-
lor et M. Walzer, semble plus difficile à cerner que celui
des libéraux. Ne serait-ce que parce que certains des philo-
sophes désignés par cette appellation la récusent. On peut
cependant constater que ces auteurs, qui se réfèrent dans
l’ensemble à Aristote (à son éthique des vertus et du souve-
rain Bien) et à Hegel (tout jugement pratique s’inscrit dans
une vie éthique partagée), s’accordent sur l’importance de
l’espace intersubjectif et social dans l’élaboration d’une pen-
sée morale et politique.

De l’anthropologie à la morale

Selon les communautariens, une perspective extérieure à la


communauté n’existe pas, car il est impossible de s’arracher
à son histoire et à sa culture. Au contraire, notre existence

puise son sens dans des contenus moraux substantiels, qui


ordonnent l’histoire de chacun. Or, parce que ces valeurs et
ces fins sont déjà inscrites dans le tissu social, elles précèdent
l’individu et déterminent non seulement la manière dont il
définit son identité, mais aussi celle dont il exerce sa liberté.

Cette dernière est alors conçue comme l’autoréalisation de


l’homme au sein d’une communauté politique ou culturelle
particulière 1.

De cette anthropologie, qu’on peut qualifier de « holiste »,


découle une définition substantielle et téléologique de la mo-
rale. Substantielle, car celle-ci est conçue comme le fruit d’un

consensus autour de valeurs traditionnelles (historiquement


situées). Téléologique, car, à la morale d’inspiration kan-
tienne des règles formelles de justice défendue par les philo-
sophes libéraux, les communautariens préfèrent une éthique
aristotélicienne des vertus et des fins de la vie humaine.

Les conséquences politiques

Pour la plupart des communautariens, la communauté pré-


cède l’individu non seulement en fait, mais aussi en droit. Dès

lors, ils voient dans la recherche du bien commun – dans la

quête d’un idéal partagé – une exigence politique tout aussi


impérieuse que la défense du droit à la liberté individuelle 2.
En outre, parce que ce bien se définit à l’aune du mode de
vie de la communauté, l’État ne peut ni ne doit, dans une lo-
gique communautarienne, garder une quelconque neutralité
vis-à-vis des choix de vie culturels de ses citoyens. Ce qu’il
est politiquement juste de faire est déterminé en référence à
un ensemble de valeurs sociales 3, de sorte que la légitimité
des institutions est avant tout traditionnelle. C’est sur ce point
que les communautariens s’opposent le plus radicalement
aux philosophes libéraux, selon lesquels l’État ne doit en
aucun cas promouvoir une conception morale ou religieuse
particulière, et tire sa légitimité d’un contrat.

Charlotte de Parseval

✐ Bibliographie
1 Sandel, M., le Libéralisme et les limites de la justice (1982),
trad. J.-F. Spitz, Seuil, Paris, 1999. MacIntyre, A., Après la vertu
(1981), trad. L. Bury, PUF, Paris, 1997, p. 210.

2 Taylor, Ch., la Liberté des modernes, trad. P. de Lara, PUF, Paris,


1997, pp. 223-283.

3 Walzer, M., Sphères de justice (1983), trad. P. Engel, Seuil, Paris,


1997, pp. 23-32.

Voir-aussi : Berten, A., Da Silveira, P., Pourtois, H. (dir.), Libéraux

et Communautariens, PUF, Paris, 1997.

! LIBÉRALISME, RECONNAISSANCE

COMMUNAUTÉ
En anglais : community.

PHILOS. CONTEMP., POLITIQUE

Concept forgé par le philosophe américain J. Royce


pour désigner une figure de l’absolu, et repris par les prag-

matistes contemporains, comme G. H. Mead et J. Dewey.

J. Royce 1 appartient à la branche idéaliste du pragmatisme :


l’une de ses idées forces est que la réalité est une conscience
étendue dans le temps ou un « soi absolu » qui connaît toutes
les vérités. Ce monisme idéaliste a des accents hégéliens et
chrétiens, mais il se rattache aussi à la conception de Peirce

selon laquelle le soi n’a de réalité que dans la communica-


tion et l’interprétation des signes, qui ne sont jamais l’affaire
d’un individu isolé, mais d’une communauté d’interprètes
(« l’intelligence scientifique »). Aussi la communauté est-elle,
à la fois, la condition de la pensée et de l’accès au réel et
la fin visée par toute vie éthique et religieuse. Cette idée,
même débarrassée de ses accents spiritualistes, est au coeur
du pragmatisme américain : c’est au sein d’un monde social
et public que s’épanouissent la pensée et l’enquête (et en
ce sens, contrairement à l’image reçue, la pensée américaine
classique est tout sauf une forme d’individualisme). L’idée
de communauté a des fondements évolutionnistes : c’est au

sein de l’espèce que l’homme comme animal social acquiert

sa nature. On retrouve ce thème chez G. H. Mead 2, qui déve-


loppe une conception holiste de la société : l’identité des
individus se construit par leur appartenance à la société et
par leurs rôles et leur gestuelle sociale au sein d’un processus
de communication des signes (idée qui influencera l’école de
sociologie de Chicago). On le retrouve aussi chez Dewey 3, lui

aussi lié au fonctionnalisme social de l’école de Chicago, et


promoteur aux États-Unis d’une théorie de l’éducation et de

la réforme sociale. Dans le néopragmatisme contemporain,

des philosophes comme R. Rorty, qui insistent sur la priorité


de l’idéal de solidarité sociale par rapport à celui de justice,

restent fidèles à cette inspiration. Des philosophes allemands,

comme Tönnies, K. O. Apel et Habermas, ou encore le phé-

noménologue A. Schutz, ont été, eux aussi, influencés par ce

thème pragmatiste.

Claudine Tiercelin

✐ 1 Royce, J., The World and the Individual, McMillan, New


York, 1899.

2 Mead, G. H., Mind, Self and Society, Chicago, 1934.

3 Dewey, J., Expérience and Nature, Chicago, 1925.

Voir-aussi : Smith, J. E., America’s Philosophical Vision, Univer-


sity of Chicago Press, 1992.

« Communauté et société »

Communauté et société

Le débat communauté-société habite


toute la pensée occidentale ; c’est un de
ces grands débats qui resurgit à intervalles

réguliers et avec une virulence toujours


downloadModeText.vue.download 171 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

169

égale, jusqu’à son dernier avatar en date : le débat entre


libéraux et communautaristes américains. Il scande les
tentatives pour maîtriser la modernité politique, qui

sont la grande affaire de notre horizon philosophique

commun. Si la notion de société (du latin societas, de

socius, « compagnon, associé, allié » ; de l’allemand Ge-

sellschaft) est relativement limpide, celle de communau-

té (du grec koinônia ; du latin communio, communitas ;

de l’allemand Gemeinschaft) se révèle particulièrement

complexe. « Dans notre langue, dit Kant, le mot com-

munauté est ambigu et peut signifier tout aussi bien


communio que commercium. 1 » L’étymologie, tant gréco-
latine qu’allemande, permet de prendre la mesure de
cette complexité. En allemand, la Gemeinschaft n’est pas
seulement l’ensemble d’un pays ainsi que la vie publique,

mais aussi communio – au sens religieux et mystique –

et, par ailleurs, le jugement juste d’un arbitre ou d’un

médiateur ; le lien qu’elle établit entre les personnes

renvoie en ancien haut allemand à une communauté de

penser et de parler (meinan). Du fait de cette extension

sémantique, la communauté est une catégorie qui joue

un rôle charnière dans l’histoire de la philosophie, fonc-

tionnant dans les domaines de la philosophie politique


(et de la sociologie), de la philosophie de la religion (et
de la théologie) et de la philosophie de la connaissance.
La raison en est que, dans l’histoire philosophique de
cette catégorie logique, théologie et politique sont
indissociablement imbriquées. C’est autour d’elle que

s’articulent les grands enjeux métaphysiques et poli-

tiques de la pensée occidentale et en elle que se noue

la conversion de la métaphysique et de la théologie en

politique, donc le problème même de la modernité.

DE LA PHILOSOPHIE DE LA CONNAISSANCE À

LA PHILOSOPHIE PRATIQUE

C hez Platon déjà, le terme koinônia est commun au do-


maine logico-métaphysique et à la politique. Désignant
la communauté des genres ou, au contraire, celle des Idées,
il constitue une notion fondamentale de la théorie des Idées.
Utilisé par Platon en un sens négatif lorsque les Idées ne sont
connues qu’à travers l’indistinction de leur communauté 2, il
recouvre cependant aussi la tâche du dialecticien, qui doit
appréhender la liaison des Idées entre elles 3. Dans les dialo-
gues tardifs comme le Sophiste et le Politique, la dialectique,
au moyen de la diairesis, consiste tout à la fois à concevoir la
communauté et la liaison des Idées (koinônia, sumplokè) et
à les distinguer. L’usage politique du terme désigne, quant à
lui, la cohésion parfaite de la cité (koinônia politikè) reposant
sur la réciprocité des droits et des devoirs et sur la solidarité
de citoyens libres et égaux devant la loi. On retrouve cette
double dimension, métaphysique et politique, chez Aris-
tote. Dans le premier registre, la koinônia prend chez lui un
sens ontologique : dans le De anima, elle désigne l’union
originelle de l’âme et du corps 4. Dans l’ordre politique, sa
signification est moins spécifique que chez Platon, car elle
recouvre, en fait, toute forme d’association humaine, qu’elle
soit naturelle ou fondée par un contrat – étant entendu, tou-
tefois, que « toutes les communautés sont des parties de la
communauté civile » 5. Les traductions d’Aristote par les sco-
lastiques du XIIIe s. et par les humanistes des XVe et XVIe s.
feront de l’éthique et de la politique d’Aristote une référence
incontournable pendant toute la période d’émergence du
droit naturel rationnel.

Pour comprendre le statut que Kant va donner à la catégo-


rie de communauté, il importe, cependant, de ne pas sauter

le maillon essentiel que représente le christianisme médiéval.


D’abord, dans le registre à la fois religieux et politique, la
Cité de Dieu, de saint Augustin, qui oppose les « modes ter-

restres et impurs de socialisation » (societas improborum) à la


communauté spirituelle, universelle et éternelle de l’Église,
« communauté des élus » (communio electorum) et commu-

nion dans le Christ, qui est aussi participation à une même


totalité d’essence divine. La vision chrétienne de la commu-

nauté, au sens de cité, repose en ce sens sur une théologie

qui demeure l’horizon métaphysique jusqu’au XVIIIe s.

Dans la tradition issue d’Avicenne, le sujet dont traite la


métaphysique est l’ens commune, dans la mesure où cette
science doit viser les principes les plus universels 6. Ces prin-
cipia omnium entium sont dits « communs » dans la mesure
où l’ens commune est l’ens quod de omnibus praedicatur. Il
convient, toutefois, de distinguer entre ce qui est commun
fer praedicationem et ce qui est commun per causalitatem :
il y a communauté de prédication dans la mesure où tous
les étants ont en commun des principes analogues, mais il
y a communauté par causalité dans la mesure où certains
étants existent per se, et sont donc principes pour tout le
reste. Donc la communauté per causalitatem est principium
essendi pour tous les étants, et l’on doit distinguer l’ens com-
mune du purum esse divin, et subordonner la métaphysique
à la théologie. Telles sont les données du problème chez
saint Thomas d’Aquin, pour qui la question décisive est celle
de la connaissance de Dieu, et où il s’agit de rendre compte

de la communication de tous les êtres dans l’ens 7.

Leibniz propose, sans rompre complètement avec cet


horizon métaphysico-théologique, une nouvelle approche

du problème d’un commerce et d’une interaction des subs-


tances : comment une causalité est-elle pensable dès lors que
les monades sont conçues comme des substances séparées ?
Pour lui, l’action réciproque n’est, en définitive, que l’har-
monie préétablie d’un commerce des substances programmé
par Dieu. Mais, pour la concevoir, il doit envisager un vincu-
lum substantiale, c’est-à-dire une liaison existentielle comme
relation synthétique assurant l’unité de la multiplicité des
monades 8. Il est évidemment significatif que Leibniz élabore
cette notion dans sa correspondance avec le père Des Bosses
à propos d’un débat sur l’eucharistie : c’est que cette ques-
tion semble bien fournir le paradigme d’une relation com-
prise comme synthèse. A est B, comme le Christ est le pain.
À l’instar du vinculum substantiale, le Christ est le médiateur,
le lien qui institue la communauté et qui permet de penser
celle-ci comme une communion, de même que l’Église du
Christ est le tout des relations de charité 9.

Héritier, via la dogmatique de Ch. Wolff, de toutes ces


spéculations sur le commerce des substances, Kant va leur
substituer le synthétique a priori comme forme transcendan-
tale d’une liaison de l’hétérogène. Sa rupture avec la tradi-
tion théologico-métaphysique découle de sa réception de
Newton. Dès la Monadologie physique de 1756, il s’efforce
d’articuler les principes de la mécanique newtonienne avec
une métaphysique de la substance, ce qui le conduit, suivant
Newton, à désubstantialiser la force. Newton, en effet, ne

parle plus de substance, mais de masse. Un corps n’est, pour


lui, rien d’autre qu’un état d’équilibre dans un jeu de forces
contraires, le mouvement n’est lui-même qu’un jeu de forces
contraires. Alors que, pour Leibniz, la question de la synthèse

relevait d’une sorte de mystère substantial, la troisième analo-

gie de l’expérience reformule le principe de la communauté

des substances selon une règle de simultanéité, et donne, par


downloadModeText.vue.download 172 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

170

là, un fondement métaphysique à la loi de l’action réciproque


et de l’égalité de l’action et de la réaction.

Dans la table kantienne des catégories, la communauté est


le troisième titre de la relation, c’est-à-dire la fonction pré-
supposée dans un jugement disjonctif : « Il y a dans un juge-
ment disjonctif une certaine communauté des connaissances,
qui consiste en ce qu’elles s’excluent réciproquement l’une
l’autre tandis qu’elles déterminent cependant la vraie connais-
sance dans le tout par le fait même que dans leur ensemble
elles constituent le contenu total d’une unique connaissance
donnée. 10 ». Cette caractéristique concerne cependant tout
concept de l’entendement, car il a, en tant que représenta-
tion universelle ou repraesentatio per notas communes, pour
forme nécessaire la communauté 11. En même temps, la caté-
gorie de communauté permet de rendre compte de la for-
mation de l’Idéal transcendantal. Celui-ci résulte de l’usage
transcendant que la raison pure fait de cette notion selon
la démarche d’un syllogisme disjonctif. La communauté, en
tant qu’elle exige une relation de la connaissance au tout,
produit l’Idée théologique comme « un inconditionné de la
synthèse disjonctive des parties dans un système ». Comme
dans le cas de l’idée leibnizienne d’un « substrat idéal de
toutes possibilités » (Inbegriff aller Möglichkeiten) renfermant
en soi la somme de « toute réalité » (omnitudo realitatis), il
s’agit d’un ens realissimum. Mais, pour Kant, la raison ne
peut en rien prouver l’existence d’un tel Être. Du même coup,
le véritable problème se situe dans l’ordre pratique et dans
la relation entre l’individu et la communauté. Ce dont il s’agit
alors n’est rien d’autre que l’invention de la liberté humaine,
dans la mesure où la destruction kantienne de la théologie
rationnelle institue la liberté comme problème de fond de
la métaphysique refondée 12. Aussi n’est-il pas étonnant de
voir avec Fichte, dès la Wissenschaftslehre de 1793-1794, la
communauté resurgir comme principe juridico-politique de
la constitution de l’intersubjectivité. Alors que, pour Kant, la
catégorie de communauté relevait du syllogisme théologique
et qu’il n’en retenait que l’usage immanent de détermination
transcendantale de la simultanéité dans la théorie physique,
Fichte en fait le principe même de l’ontologie de la praxis, de
l’action réciproque des individus au service d’un idéal com-
mun. Il n’est nullement abusif de voir, dans cette mobilisation

à la fois ontologique et pratique de la communauté, l’origine


de toutes les dérives ultérieures auxquelles a donné lieu la
catégorie de communauté.

Ce n’est pas, en effet, sans étonnement qu’on la voit d’abord


mobilisée par le marxisme, et non seulement dans la glorifi-
cation par la philosophie officielle des « nouvelles formes de
communauté sur la base de la propriété sociale des moyens
de production : le peuple soviétique et la communauté des
États et des peuples socialistes » 13, mais, pour commencer,
par le jeune Marx. Ainsi, dans la Question juive : « L’homme
s’émancipe politiquement de la religion en la bannissant du
droit public et en la confinant dans le droit privé. Elle n’est
plus l’esprit de l’État [...] où l’homme se comporte en représen-
tant de l’espèce, en communauté avec d’autres hommes, elle
est devenue l’esprit de la société civile, sphère de l’égoïsme,
du bellum omnium contra omnes. Elle n’est plus l’essence de
la communauté mais l’être de la différence. 14 ». La solution de
l’État hégélien, qui ne s’opposait pas seulement à la société
civile, mais qui, en la dépassant, reconstituait la communauté,
s’étant révélé une illusion, société et communauté se mettent
à fonctionner dans le marxisme comme un couple d’opposés.
La communauté devient une utopie politique.

Chez Kant, l’opposition entre la « communauté nouménale »


(res publica noumenon) organisée selon la loi morale et la
communauté « phénoménale » régie par le droit est cependant
repensée par la Critique du jugement dans une optique qui
confère à la communauté un statut, avant tout, esthétique.
Si la Critique de la raison pratique situe la communication
entre les hommes au niveau de la loi morale universelle, la
Critique du jugement envisage cette même communication
comme directe : comme « sens commun » ou, plus préci-
sément, gemeinschaftlicher Sinn, c’est-à-dire comme « une
faculté de jugement qui, dans sa réflexion, tient compte en
pensée (a priori) du mode de représentation de tout autre
homme, afin de rattacher, pour ainsi dire, son jugement à
la raison humaine tout entière », qui réfléchit « d’un point de
vue universel qu’[elle] ne peut déterminer qu’en se plaçant
du point de vue d’autrui » (§ 40). Cette approche reprend à
son compte la redéfinition dynamique du sensus communis,
opérée par l’Aufklärung, en concevant la société comme l’es-
pace d’une communication intersubjective, et non seulement
comme l’espace public (Öffentlichkeit) dont il est question
dans Qu’est-ce que les Lumières ?, mais, en un sens proche
du modèle communicationnel, dialogique et exotérique es-
quissé par Lessing dans ses Dialogues maçonniques, comme
une communauté plus fondamentale que la loi morale et la
publicité des maximes qu’elle requiert. Car, si une communi-
cation immédiate n’existait pas, ni la connaissance ni l’action
morale ne seraient intelligibles. C’est bien pourquoi la téléo-

logie traite de la communauté humaine comme communauté


de sens dans le monde et l’esthétique – à cet égard plus
radicale encore – de la constitution même de cette commu-
nauté de sens (notamment dans le jugement de goût). Le
sens commun rattache directement le jugement à la raison ;
il n’est ni un simple accord empirique ni une reconnaissance
selon la médiation de la loi morale ou de la règle concep-

tuelle, mais peut cependant être dit « transcendantal ». Dans


l’ordre esthétique, il peut même prendre deux formes : celle
de l’universalité sans concept du beau dans l’accord d’une

légalité sans loi et d’une finalité sans fin qui produisent une
satisfaction désintéressée ; et celle du sublime, engendrant
cet enthousiasme et cette « sympathie d’aspiration » que Kant,
dans le Conflit des facultés, constate chez les spectateurs de

la Révolution française 15.

Négligeant ce redéploiement téléologique et esthétique, le


dépassement du dualisme de la raison pure et de la raison
pratique prend, chez Fichte, la forme d’un narcissisme poli-
tique qui inspirera tout autant l’affirmation de la communauté

du peuple germanique comme Moi (peuple originel) dans les


Discours à la nation allemande que l’autarcie de l’État com-
mercial fermé. Il en va tout autrement chez les autres acteurs

du « romantisme d’Iéna ».

COMMUNAUTÉ ET MODERNITÉ

L es Conférences sur la philosophie transcendantale, de


Schlegel, sont un texte injustement méconnu, sous le
prétexte qu’il est apocryphe, alors qu’il s’agit d’un document
clé tout autant pour l’évolution de Schlegel que pour celle
de l’idéalisme allemand. Sous une apparence scolairement
dialectique (« Théorie du monde », « Théorie de l’homme »,
« Retour de la philosophie en elle-même ou philosophie
de la philosophie » – cela cependant dans les années 1798-
1800, donc avant la maturité hégélienne), Schlegel pose le
problème de la Bildung comme harmonisation des relations
downloadModeText.vue.download 173 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

171

réciproques du Moi et du monde. Mais le Moi de Schlegel


n’est plus le « je pense » kantien et il n’est pas non plus l’Ich

fichtéen : c’est le moi « moderne » qui ne connaît plus que


des fragments de lui-même et qui, pourtant, « porte en lui

un roman nécessaire qui n’est rien d’autre que l’expression

de son être tout entier, c’est-à-dire une organisation néces-


saire et non une cristallisation contingente » 16. La séparation,

la fragmentation « doit cesser », déclare le début des Confé-


rences. Schlegel cherche donc le « milieu commun » (gemeins-
chaftlicher Mittelpunkt) des oppositions afin de surmonter la
division à l’infini de l’expérience moderne. Il est, ce faisant,
frappant que ni la théorie du monde ni la théorie de l’homme
ne partent de l’objet ou du sujet – précisément parce que
l’univers est inconnaissable en tant que tout, et que le sujet
est devenu insaisissable en tant qu’identité. « Notre tâche, la
définition de l’homme, se transformera donc en une construc-
tion de la vie humaine parce que la vérité du tout ne peut être
trouvée que par la construction. » Ce sont donc les complexes
culturels qui constituent le véritable objet des Conférences. Le
« milieu commun » s’identifie aux oeuvres de la culture, anti-
cipant déjà la « philosophie positive » de Schelling. Car il ne

s’agit pas seulement de voir dans les oeuvres, comme ce sera

le cas chez Hegel, la réalisation effective de l’esprit. Schle-

gel fait plutôt de la communauté en actes que les oeuvres

représentent le milieu et le fondement d’une maîtrise de la

modernité. D’autres aspects mériteraient d’être étudiés chez

Schlegel : notamment la fonction médiatrice de l’amour – un

des ressorts idéologiques essentiels de la communauté, qu’on


retrouve chez Hölderlin, chez le Hegel d’Iéna ou chez Nova-

lis. Chez ces quatre auteurs, le pouvoir médiateur de l’amour

est, de plus, indissociable de celui de la vie. La communauté

est vivante et doit accomplir la réconciliation de l’organisa-


tion naturelle et de l’organisation rationnelle. Vue ainsi, la
référence organiciste qui habite la notion de communauté
n’est pas seulement antirationaliste et antimoderne, en dépit
de la Chrétienté ou l’Europe, de Novalis.

La communauté n’est pas, contrairement à ce qui est gé-


néralement admis, une notion prémoderne ou antimoderne,
mais un opérateur logique essentiel dans la manière dont
la modernité se pense. La communauté est l’un des idéolo-
gèmes mobilisés par la « modernité » pour se penser, c’est-
à-dire pour prendre conscience d’elle-même et produire, à
chacune des époques auxquelles la récurrence, entre autres,

de cet idéologème permet d’attribuer le qualificatif de « mo-

derne », un discours nouveau. En dépit de ses références

prémodernes et de sa détermination antimoderniste, elle se


révèle constitutive de la production de discours modernes et,

par conséquent, inséparable des stratégies de modernisation

des discours. Si communauté et modernité constituent tradi-

tionnellement un couple d’opposés, à y regarder de plus près

il n’a jamais été plus question de la communauté que dans les

époques qui tentent de maîtriser leur modernité. Il en résulte,

d’ailleurs, des effets ambivalents qui se traduisent politique-

ment et idéologiquement par l’interchangeabilité des énoncés


entre droite et gauche – phénomène qui peut notamment
être illustré par la conjoncture florissante de la référence à
la communauté dans le romantisme politique, une référence
qui prit un tour funeste sous la République de Weimar, mais
qui demeure très présente dans l’horizon politique moderne
jusqu’à nos jours, avec le retour « postmoderne » aux racines.

COMMUNAUTÉ ET SOCIÉTÉ

O n a pu parler de « romantisme politique » ou de « roman-


tisme anticapitaliste » à propos des oeuvres du jeune
Lukács, du jeune Bloch et encore du jeune Marcuse. Tous
trois reprennent de Hegel l’opposition de la « belle totalité »
du monde grec et de la modernité, mais sont aussi fortement
influencés par la philosophie de la vie. Selon Dilthey, « tous
les états relativement durables et toutes les formations de la
vie collective dont [les sciences de l’esprit] s’occupent [...]
naissent et se nourrissent exclusivement sur le sol commu-

nautaire qu’est la totalité de la réalité historique et sociale » 17.


Le jeune Marcuse n’hésite pas à investir de conceptions
marxistes cette « totalité de la réalité historique et sociale » 18.
La nostalgie de la communauté, qui persistera dans toute
l’oeuvre de Marcuse, est, sous la République de Weimar, un
thème commun aux courants de droite et de gauche. « La
communauté fut un des mots magiques de la République de
Weimar. » 19. Le courant de pensée protéiforme qu’on désigne
par l’appellation de « révolution conservatrice » a, quant à lui,
produit des mixtes dans lesquels la catégorie de communau-
té sert à conjuguer des inspirations théoriques qu’on pour-
rait, de prime abord, considérer comme opposées. W. von
Schramm (Radikale Politik. Die Welt diesseits und jenseits des
Bolschewismus, 1932) fait, par exemple, du bolchevisme « la
conséquence directe de la conception romantique de l’État et
de la société » ; la révolution russe aurait accompli le premier
pas vers une restauration de la communauté prémoderne
que Schramm identifie, à la suite du romantisme catholique,
avec l’ordre chrétien médiéval : retour aux valeurs hiérar-
chiques, « intégration de l’individu dans le tout, « adhésion »
(Bindung) et non plus liberté, culte de la communauté et
des forces créatrices du simple peuple ». Pour S. Rubinstein
(Romantischer Sozialismus, 1921), le modèle de la nouvelle
communauté est, au contraire, antihiérarchique ; c’est le cor-
poratisme et le « coopérativisme » de la vie bourgeoise dans
le ville du Moyen Âge qui constitue le modèle du lien social.

Explicitement ou implicitement, l’opposition entre « com-


munauté » (Gemeinschaft) et « société » (Gesellschaft) se réfère
aux thèmes développés par Tönnies dans Communauté et
Société, un ouvrage qui remonte à 1887, mais qui a connu
de nombreuses rééditions 20. Tönnies a profondément inspiré
la Kulturkritik, la critique conservatrice de la culture et du
déclin du monde occidental, si répandue dans l’Allemagne de
la seconde moitié du XIXe s. et de la première moitié du XXe s.

Malgré les multiples avertissements de l’auteur, la commu-

nauté a été interprétée comme ce qui est originellement bon

et juste, la société comme ce qui est mauvais et à rejeter. Dans


leur croisade contre la mécanisation du monde et la « civilisa-

tion », le « Mouvement de la jeunesse » (Jugendbewegung) et


un nombre considérable d’intellectuels allemands exploitent

ce thème – qui a fait la fortune du Déclin de l’Occident, de

Spengler – en s’appuyant sur la vision critique et pessimiste

de la civilisation développée par Tönnies. L’idéologie de la

communauté n’est toutefois pas un phénomène exclusive-

ment allemand ; on l’observe également dans les courants an-

tilibéraux, antiparlementaires et anticapitalistes de la « géné-


ration non conformiste » française de l’entre-deux-guerres 21.

À la base de toutes les formes de groupements humains se


trouvent, selon Tönnies, deux modes fondamentaux de rap-
port entre des volontés humaines. « Les volontés humaines,
écrit-il au début de son livre, se trouvent entre elles dans des

rapports multiples. Chacun de ces rapports est une action


downloadModeText.vue.download 174 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

172

réciproque [...]. L’association peut être comprise soit comme


une vie réelle et organique, c’est alors l’essence de la commu-
nauté, soit comme une représentation virtuelle et mécanique,
c’est alors le concept de la société. » 22 Cette distinction cor-
respond, mais de façon inversée, à celle qu’établit Durkheim
dans De la division du travail social (1893) entre deux formes
d’intégration sociale : la solidarité mécanique et la solidarité
organique. Pour Durkheim, qui a, du reste, rédigé un compte
rendu du livre de Tönnies en 1888, mécanique renvoie aux
sociétés primitives et organique aux sociétés développées.

Or, le problème que pose l’ouvrage de Tönnies réside jus-


tement dans le statut ambigu de ces deux catégories : s’agit-il
de modèles sociologiques ou anthropologiques, ou bien de
formes sociales historiques successives ? Chez l’un des rares
contemporains à critiquer le mythe communautaire, Plessner,
il s’agit clairement de deux formes de socialisation également
légitimes. Plessner distingue, en outre, des variantes de la
socialité communautaire : la communauté intime, fondée sur
l’amour ou sur la consanguinité ; et la communauté de solida-
rité intellectuelle, orientée vers une cause et dont le médium
social est l’argumentation et la discussion 23. Tönnies oppose,
lui, les communautés de sang, de lieu, d’esprit – réglées
par la concorde, la coutume, la religion –, et les formes de
société qui se manifestent dans l’échange, le commerce, le
capitalisme, le public, l’État, qui sont réglées par le contrat,
la convention, la réflexion et issues du droit naturel ration-
nel. D’un côté règnent l’instinct, le sentiment, des rapports
organiques ; de l’autre, la raison calculatrice, l’abstraction et
des rapports mécaniques. « L’on peut [...] comprendre la com-
munauté comme un organisme vivant, la société comme un
agrégat mécanique et artificiel. » 24 Mais il ajoute, par ailleurs,
que « deux ères se font face dans les grands développements
culturels : l’ère de la société suit celle de la communauté. » 25
En outre, « il se peut alors que les germes primitifs épars
restent vivants, que l’être et les idées de la communauté
soient à nouveau cultivés, et qu’une culture nouvelle s’épa-
nouisse discrètement au milieu de celle qui sombre » 26. Ces
germes « d’une ère nouvelle, celle d’une communauté hu-
maine supérieure » 27, Tönnies les voit partout. Ses préfaces et
annexes aux rééditions successives en témoignent : au début,
c’était l’idée d’un nouveau communisme ; ensuite, il a cru
que « le principe de l’économie communautaire acquiert une
vitalité nouvelle susceptible d’un développement très impor-
tant » 28. Après la défaite de l’Allemagne, alors que, plus que
jamais, l’appel à la communauté s’imposait, il n’en vit plus
l’expression vitale que dans l’économie parallèle des associa-
tions d’achat en gros et des communautés de producteurs 29 ;
quant à la communauté incarnée dans l’idée du mouvement
ouvrier, elle était réduite à une force purement éthique 30.
Pour finir, il se contenta d’assigner à la conservation de l’idée
de communauté un rôle de frein face à l’inévitable proces-
sus de déclin de la culture occidentale 31. Les ambiguïtés de
Tönnies sont tout à fait représentatives du statut épistémolo-
gique complexe de la notion de communauté et des dérives
politiques auxquelles il a pu donner lieu. D’un côté, société
et communauté sont des « concepts structurels » (Struktur-
begriffe) désignant la transformation historique d’un type
d’organisation sociale et économique en un autre ; c’est ainsi
que les reprend Freyer dans son ouvrage la Sociologie comme
science des réalités 32. Mais faut-il voir, comme Weber, dans le
passage de communauté à la société un processus irréver-
sible qui rend impossible, historiquement, toute alternative

à l’ère de la société, ou bien faut-il envisager, avec Marx, un

dépassement de la société bourgeoise et capitaliste dans une

troisième phase ?

La deuxième édition, en 1912, tente de lever l’ambiguïté :


ces deux notions sont des « catégories fondamentales de la
sociologie pure » 33. Elles représentent deux types de « nor-
malité » (Normaltypen) et non de « types réels » (Realtypen).

Ces « idéal-types » peuvent coïncider et se superposer : « Je


ne connais pas un état culturel dans lequel des éléments de

communauté et des éléments de société ne soient pas pré-


sents en même temps. » 34. Dans l’Introduction à la sociologie,
de 1931, communauté et société deviennent des « entités so-

ciales » (soziale Wesenheiten) 35. C’est sous cette forme qu’elles


vont se prêter à l’interprétation phénoménologique qui a été
introduite entre-temps par Husserl et Scheler.

Dans la Vocation actuelle de la sociologie, Gurvitch s’en


prend aux « faux problèmes » de la sociologie du XIXe s. 36 Il
rejette comme un de ces faux problèmes le prétendu conflit
entre individu et société, et souligne que « l’individu retrouve
le social également dans les profondeurs de son moi ». « L’in-
dividu est immanent à la société et la société est immanente

à l’individu. 37 » Comme le rapport social est intériorisé et


comme, selon Husserl, « les essences pures sont des géné-
ralités, des structures universelles [...], elles sont extratempo-
relles », tandis que « les faits empiriques sont des individua-
lités ou singularités qui sont situées dans le temps et dans
l’espace » 38, il se félicite, par conséquent, que Tönnies, dans
son Introduction à la sociologie, ait renoncé à « la transposi-
tion des formes de la sociabilité en phases historiques de dé-
veloppement, leur variété infiniment plus grande ne semblant
pas permettre un transposition pareille » 39. Il reprend ainsi les
interprétations phénoménologiques des catégories de Tön-
nies proposées par Litt, Vierkandt et beaucoup d’autres. Litt,
dans l’introduction à Individu et Communauté, justifie son
attachement à la phénoménologie par le fait qu’elle se place
au-delà de la séparation entre l’individu et le lien social 40.
Il fonde ce dépassement essentiellement sur la « réciprocité
des perspectives » qui, avec l’intégration d’un tiers, permet
de constituer un « cercle fermé » servant de base à tout rap-
port social, de sorte que chaque moi constitue un « horizon
vital » (Lebenshorizont) au sein duquel la famille, la commu-
nauté, la société, le peuple et la nation se groupent en cercles
concentriques de moins en moins intimes et de plus en plus
éloignés 41.

Dans l’important Handwörterbuch der Soziologie, pu-


blié en 1931, sous la direction de Vierkandt, et regroupant
tous les sociologues allemands importants de l’époque 42,
l’article sur la communauté fut confié à Geiger 43. Comme
pour Litt, la communauté exprime, selon lui, l’aspect inté-
rieur de chaque groupement et, en conséquence, la « solida-
rité des consciences sous la forme du nous » (Wir-Form des

Bewusstseins), la société représente, par contre, la projection


de ce fait psychique dans l’ordre du monde extérieur. Com-
munauté et société deviennent ainsi « deux éléments struc-
turaux complémentaires et corrélatifs qui sont nécessaires à
l’essence de tout groupe » 44.

Schütz a essayé également de surmonter la dualité du moi


et du nous, en s’appuyant sur la réciprocité des perspectives

de Litt, et en posant que, dans le monde intersubjectif, les


deux consciences sont confrontées au même monde vécu du
nous 45, bien qu’elles constituent leur rapport à l’environne-

ment social selon des degrés différents d’intimité ou d’éloi-


downloadModeText.vue.download 175 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

173

gnement 46. Ceux avec qui les contacts ne sont qu’indirects et


abstraits représentent le monde anonyme du « on », qui était
déjà une des catégories fondamentales de Heidegger, chez
qui, par ailleurs, se trouvent également la notion de « volonté
essentielle » (Wesenswille) et le thème de la communauté 47.
C’est cette nébuleuse de notions gravitant autour de la com-
munauté qui, dans la sociologie politique, connut un destin
critique sous le régime nazi. Et l’ambiguïté que Tönnies avait
tenté de lever se révélera finalement indifférente, comme
le montre le cas de C. Schmitt, qui commence son fameux
essai de 1927 sur la Notion de politique par la phrase deve-
nue célèbre 48 : « Le concept d’État présuppose le concept de
politique. [...] Peu nous importe ici la nature propre de l’État,
machine ou organisme, personne ou institution, société ou
communauté. » 49. Le politique peut se manifester et s’imposer
dans n’importe quel domaine, religieux, moral, économique,
ethnique, parce qu’il désigne uniquement « le degré extrême
d’union ou de désunion, d’association ou de dissociation » 50.

Tönnies s’imaginait mal quel rôle la « communauté du


peuple » allait jouer sous le national-socialisme. Heidegger,
dans son discours rectoral de 1933, a vu, dans le mouvement
nazi, l’incarnation de sa philosophie et réfuté, au nom de
l’être allemand essentiel, toute liberté « abstraite » au profit

d’une soumission totale à la communauté du peuple 51. Sch-


mitt, lui, a redéfini l’opposition entre communauté et société
comme opposition entre ami et ennemi, et a légitimé, au
moyen de ces catégories, l’assassinat par Hitler de ses propres
amis, devenus des ennemis 52. En 1934, au cours du congrès
des sociologues qui s’est tenu à Iéna, Höhn, rival éternel de
Schmitt, affirmera que la communauté doit devenir l’objet pri-
mordial de toute analyse sociologique, et, plus tard, il définira
l’essence du droit national-socialiste comme un vécu en com-
munauté qui n’a pas besoin d’être codifié pour être respec-
té 53. La même année, Tönnies écrit à son fils : « Quelques-uns
disent que ce fut le succès de ma théorie de la communauté
et de la société qui inspira l’idéologie nazie, et il y a quelques
raisons à cela. » 54.

LIBÉRALISME ET NÉOCOMMUNAUTARISME

L e débat entre les libéraux (Rawls) et les néocommunauta-


ristes américains (Taylor, Sandel, Walzer) a relancé récem-
ment le thème de la communauté. Les néocommunautaristes
s’efforcent de prendre la mesure de la différence entre les
communautés de voisinage, ou de proximité, et les commu-
nautés plus vastes. Pour Walzer, la communauté de voisi-
nage, qui n’est pas une communauté du sol ou du sang, est
librement choisie, et l’on peut donc aussi en sortir à tout mo-
ment. En tant que telle, elle ne pose pas de réels problèmes.
Ce qui fait problème, c’est la transposition d’un tel modèle
aux communautés vastes qui supposent des motifs d’identifi-
cation infiniment plus forts ou plus structurés – disons : plus
infrarationnels ou, au contraire, plus suprarationnels.

En dépit de certains aspects qui véhiculent la nostalgie


d’une communauté sinon prérationnelle, du moins se repliant
sur la sauvegarde de valeurs échappant à la problématisa-
tion rationnelle, il faut reconnaître au néocommunitarisme le
mérite de miser sur le paradigme d’une justification commu-
nicationnelle. C’est le sens de la distinction établie par Walzer
entre « découverte », « invention » et « interprétation ». La mo-
rale n’est ni « découverte », ou révélée, ni « inventée » (déduite
rationnellement), mais fait l’objet d’une évaluation des repré-
sentations morales existantes et, le cas échéant, conflictuelles.

Cette démarche intègre d’emblée le pluralisme dans ses pré-


misses. Le patriotisme réside, pour elle, plutôt dans la capaci-
té du citoyen à « approuver la diversité sociale que dans le fait
de jurer fidélité à une “République une et indivisible” » 55. Par-
tant des « inevitable conflicts of commitments and loyalty » 56,
Walzer estime que « c’est seulement lorsque les discussions
affectent une certaine continuité et que la compréhension
mutuelle se densifie peu à peu que nous obtenons quelque
chose qui ressemble à une culture morale » 57. Walzer part,
certes, d’un corpus de valeurs héritées – s’il ne croit pas à la
réalité immuable d’un caractère national, il croit aux valeurs
partagées qui se sont constituées dans l’histoire 58 –, mais elles

n’ont, pour lui, de validité qu’actualisées par la discussion,


en sorte que c’est bien plutôt le différend qui est la clé de sa
démarche : « Le débat implique que nous avons [ces valeurs]
en commun, mais ce bien partagé ne garantit aucun accord.
Il y a une tradition, un corpus du savoir moral ; et il y a un
groupe de sages qui débattent. Il n’y a rien d’autre. » 59. Walzer
ne cherche même pas, comme Apel et Habermas, à postuler
que le fait qu’on puisse débattre suppose une « communauté
idéale de communication ». Il ne retient que le moment de la
discussion, qui devient ainsi un moment de validation, mais

n’a que la valeur d’un « jugement » provisoire. Cette concep-


tion est donc aussi plus radicale que celle de Rawls, pour qui
l’accord entre les partenaires de la discussion ne peut prendre
la forme que d’un overlapping consensus, c’est-à-dire que les
partenaires n’adhèrent qu’à ce qui correspond à leurs convic-
tions propres ; ce recoupement des points de vue constitue,
selon Rawls, ce qu’il y a d’effectivement universalisable – une
universalité qui n’est pas celle du bien, mais celle du juste.

Ce qu’il y a assurément de radical dans la démarche du


néocommunitarisme américain, c’est sa tentative pour recons-
tituer les bases mêmes du républicanisme à partir du constat
(libéral) de la différence. Il en résulte une tension extrême
entre la prise en compte de cette dernière et l’attachement
aux vertus républicaines. Le problème classique de la trans-
formation des volontés individuelles et de la volonté de tous

en volonté générale n’est qu’apparemment démultiplié par


les socialisations « par le bas », c’est-à-dire par le biais des

néocommunautés de toutes natures.

GÉRARD RAULET

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, B 260 sq.

2 Platon, République, 476 a.

3 Ibid., 531 c-d.

4 Aristote, De anima, 407 b, 17 f.

5 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1160 a 8-9.

6 Gilson, E., l’Être et l’essence, Vrin, Paris, 1981. Courtine, J.-F.,

Suarez et le système de la métaphysique, PUF, Paris, 1991.

7 Vaysse, J.-M., « De la catégorie de communauté » in Raulet, G.,

et Vaysse, J.-M., Communauté et Modernité, Harmattan, Paris,

1995, p. 31 et sq.

8 Belaval, Y., Leibniz, p. 240 et sq., Vrin, Paris, 1969. Boehm, A.,
le Vinculum substantiale chez Leibniz, Paris, 1962. Fremont, C.,
l’Être et la relation, Vrin, Paris, 1981.

9 Vaysse, J.-M., « De la catégorie de communauté », in op. cit.,


p. 36.

10 Kant, E., Critique de la raison pure, B 99.

11 Kant, E., Logique, trad. Guillermit, Paris, 1970, p. 99.

12 Vaysse, J.-M., « De la catégorie de communauté », in op. cit.,


p. 40.

13

Klaus, G., Buhr, M., Philosophisches Wörterbuch, art. « Ge-


meinschaft », p. 450, Leipzig, 1964.
downloadModeText.vue.download 176 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

174

14 Marx, K., Die Judenfrage, in Marx-Engels-Werke, Berlin, 1969,


t. I, p. 356.

15 Kant, E., le Conflit des facultés, Vrin, Paris, 1955, p. 101.


16 Schlegel, F., Literarische Notizen, 1797-1801, Frankfurt/Ber-

lin/Wien, 1980.

17 Dilthey, W., Gesammelte Schriften, t. I, p. 87.

18 Raulet, G., Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation,

Vrin, Paris, 1992.

19 Sontheimer, K., Antidemokratisches Denken in der Weimarer

Republik, München, 1978, p. 251.

20 Huit entre 1887 et 1935. trad. fr. : Communauté et Société.

Catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, 1944,

rééd. Paris, Retz, 1977. Pour les analyses qui suivent : Gangl, M.,

« La communauté contre la société. Apories de la sociologie alle-


mande entre les deux guerres mondiales » in Raulet, G., Vaysse,
J.-M., Communauté et Modernité, op. cit.

21 Rémond, R., Notre Siècle de 1918 à 1988, Paris, 1988, p. 143.

22 Tönnies, F., Communauté et société, trad. fr., p. 47.

23 Plessner, H., Grenzen der Gemeinschaft. Eine Kritik des so-

zialen Radikalismus, Bonn, 1924.

24 Tönnies, F., Communauté et société, trad. fr., p. 48.

25 Ibid., p. 280.

26 Ibid.

27 Préface à la 3e édition, 1919.

28 Annexe de 1912 à Communauté et Société, op. cit., p. 236.

29 Ibid., p. 237.

30 Préface à la 3e édition, 1919, pp. 60-63.

31 Préface aux 4e et 5e éditions (1922).

32 Freyer, H., Soziologie als Wirklichkeitswissenschaft, Leipzig /

Berlin, 1930.

33 Sous-titre du livre à partir de la 2e édition de 1912.

34 Tönnies, F., « Soziologisches Symposion », in Zeitschrift für


Völkerpsychologie und Soziologie, Jg. VII, 1931, p. 135.

35 Tönnies, F., Einführung in die Soziologie, Stuttgart, 1931.


36 Gurvitch, G., la Vocation actuelle de la sociologie. Vers une

sociologie différentielle, PUF, Paris, 1950.

37 Ibid., p. 26 et sq.

38 Gurvitch, G., les Tendances actuelles de la philosophie alle-


mande, Vrin, Paris, 1930, p. 38.

39 Gurvitch, G., la Vocation actuelle de la sociologie, op. cit.,

p. 215.

40 Litt, T., Individuum und Gemeinschaft, Leipzig/Berlin, 1924,


p. 6.

41 Ibid., pp. 241 et sq.

42 Vierkandt, A., Handwörterbuch der Soziologie, Stuttgart, 1931.

43 Geiger, Th., « Gemeinschaft », in Vierkandt, A., op. cit., pp. 173-


179. Voir aussi dans le même volume son article « Gesellschaft »,

pp. 201-211.

44 Ibid., p. 175.

45 Schütz, A., Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, 1932,


rééd. Wien, 1960, pp. 186 et sq.

46 Ibid., pp. 220 et sq.

47 Graf von Krockow, Ch., Die Entscheidung. Eine Untersuchung


über Ernst Jünger, Carl Schmitt, Martin Heidegger, Stuttgart,

1958, p. 99.

48 Schmitt, C., la Notion du politique, suivi de Théorie du parti-

san, Calmann-Lévy, Paris, 1988.

49 Ibid, p. 59.

50 Ibid., p. 66.

51 Heidegger, M., Die Selbstbehauptung der deutschen Universi-

tät, Breslau, 1933.

52 Schmitt, C., « Der Führer schützt das Recht », 1934, in Positio-

nen und Begriffe im Kampf mit Weimar-Genf-Versailles, 1923-


1939, pp. 199-203, Hamburg, 1940, rééd. Berlin, 1988.

53 Höhn, R., « Vom Wesen des Rechts » in Zeitschrift für auslän-


disches Privatrecht, Jg. 11, p. 174, 1937.

54 Cité d’après Dieter Erdmann, K., Wissenschaft im Dritten


Reich, p. 13, Kiel, 1967.
55 Walzer, M., « What Does It Mean to be an American » in Social
Research, 57, p. 603, 1990.

56 Walzer, M., « The Idea of Civil Society » in Dissent, printemps

1991, p. 298.

57 Walzer, M., Interpretation and Social Criticism, Cambridge/


Mass, 1987, cité d’après la traduction allemande : Kritik und

Gemeinsinn, Berlin, 1990, p. 35.

58 Walzer, M., Sphären der Gerechtigkeit, Frankfurt-New York,


1994, p. 61.

59 Ibid., p. 42.

Voir-aussi : Brumlik, M., Brunkhorst, H., (dir.), Gemeinschaft


und Gerechtigkeit, Frankfurt/M, 1993.

Freyer, H., Soziologie als Wirklichkeitswissenschaft, Leipzig/Ber-


lin, 1930.

Gangl, M., « La communauté contre la société. Apories de la


sociologie allemande entre les deux guerres mondiales » in Rau-

let, G., Vaysse, J.-M., (dir.), Communauté et Modernité, Paris,


1995. Geiger, T., « Gemeinschaft », in Vierkandt, A. (Hg), Hand-
wörterbuch der Soziologie, Stuttgart, 1931.

Harro Müller, « Sur quelques usages de la notion de communau-


té dans la modernité », in Raulet, G., Vaysse, J.-M., Communauté

et Modernité, op. cit.

Litt, T., Individuum und Gemeinschaft, Leipzig/Berlin, 1924.

Nancy, J.-L., la Communauté désoeuvrée, Bourgeois, Paris, 1990.

Novalis, Fr., « Die Christenheit oder Europa » in Werke in einem


Band, Berlin, 1989.

Plessner, H., Grenzen der Gemeinschaft. Eine Kritik des sozia-


len Radikalismus, Bonn, 1924.

Rawls, J., A Theory of Justice, Cambridge, Mass., 1971.

Rawls, J., Political Liberalism, New York, 1993.

Riedel, M., « Gesellschaft, Gemeinschaft » in Handbuch der Ges-

chichtswissenschaft, 2, Stuttgart, 1975.

Sandel, M., Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge,


Mass., 1982.

Schütz, A., Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt (1932), rééd.

Wien, 1960.
Taylor, Ch., Negative Freiheit ? Zur Kritik des neuzeitlichen Indi-
vidualismus, Frankfurt, 1988.

Taylor, Ch., « Cross Puposes : the Liberal-Communitarian De-


bate », in Rosenblum, N. (dir.), Liberalism and the Moral Life,
Cambridge, Mass., 1989.

Tönnies, F., Gemeinschaft und Gesellschaft. Grundbegriffe der


reinen Soziologie, reprod. de la 8e éd. de 1935, avec les préfaces
des éditions antérieures, Darmstadt, 1979.

Walzer, M., Spheres of Justice, New York, 1984.

COMMUNICATION
(PSYCHOLOGIE DE LA)

LINGUISTIQUE, PSYCHOLOGIE

Étude empirique des processus psychologiques (in-


ternes, par contraste avec la sociologie de la communica-

tion) impliqués dans les comportements de communica-


tion, chez l’homme et l’animal.

La psychologie de la communication met en évidence les


difficultés fondamentales qui guettent toute tentative d’objec-
tiver des comportements qui véhiculeraient par eux-mêmes
du sens. Sans penser d’emblée aux formes de communica-
tion ritualisée ou intentionnelle des êtres humains, comment

distinguer l’interaction comportementale communiquante de


celle qui ne l’est pas ? Les animaux usent en effet de moyens
non linguistiques (ils sont d’ailleurs aussi présents dans l’es-
pèce humaine, et, par exemple, affectent les rapports mère
/ enfant avant les premières verbalisations, réintroduisant du
downloadModeText.vue.download 177 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

175

continu là où la parole passe pour une coupure). Mais alors,


tout mouvement du corps devient, à un degré ou un autre,
posture, mimique, ou gestuelle. Ensuite, si le comportement
communiquant doit être spécifique, l’émission d’un signal ne
suffit pas à le définir : il y faut l’interprétation de ce signal par
autrui. Souligner le caractère social de l’interaction n’épuise
pas pour autant les difficultés, dans la mesure où restent inex-
pliquées l’autoprésentation de l’agent et la manière dont il in-
tègre sa relation personnelle au contexte social en s’opposant
parfois à lui. À cet égard, la psychologie de la communication
s’efforce sans succès de naturaliser l’intersubjectivité.

L’école de Palo Alto (Bateson, Watzlawick), conjuguant


cybernétique et pragmatique, a souligné le rôle pathogène
des injonctions paradoxales dans la communication. Certains
messages impossibles à traiter (double-bind) circulant préco-

cement dans les familles contribueraient à la schizophrénie.


Beaucoup de psychothérapies actuelles s’inspirent de sa stra-

tégie de rectification de la communication.

Pierre-Henri Castel

✐ Watzlawick, P., et Weakland, J. (éds), Sur l’interaction. Palo-

Alto 1965-1974, Seuil, Paris, 1981.

! INTERSUBJECTIF, LANGAGE, PRAGMATIQUE, SIGNIFICATION

COMMUNISME

POLITIQUE

Courant de pensée et projet politique, économique et


social de l’époque moderne et en particulier du XIXe s., qui

puise ses origines tant dans l’antiquité grecque que dans

les religions bibliques et orientales.

Les origines bibliques

Tant selon les Actes des Apôtres que selon le Talmud, Samuel,
« le premier des prophètes », a été le créateur des communau-
tés connues sous le nom d’« écoles des prophètes », qui s’éta-
blissaient en dehors des agglomérations et au sein desquelles
la règle était la vie en commun. À cette première source réelle
du « communisme » s’ajoute chez les prophètes l’égalitarisme
indissociable du message messianique ; dans le royaume
futur il ne devait plus y avoir ni rois ni seigneurs. Pendant
les deux siècles précédant l’avènement du christianisme, la
cupidité des classes supérieures ainsi que les marchandages
dont faisaient l’objet les hautes fonctions du Temple susci-
tèrent une aspiration à la régénération religieuse et sociale
qui s’incarna en particulier dans l’essénisme. La communauté
essénienne peut être considérée « comme le prototype d’une

société communiste » 1. Saint Luc signale aussi qu’avant Jésus,


Jean-Baptiste exigeait des possédants qu’ils partagent leurs
biens avec les pauvres.

Selon le témoignage des Actes des Apôtres (2, 44-45 et 4,


34-35) la première communauté chrétienne se constitua à
Jérusalem entre 35 et 37 de notre ère ; ses adhérents mirent
leurs biens en commun et renoncèrent à toute propriété
privée. Toutefois – distinction importante pour la définition
du communisme – ce communisme n’était pas un commu-
nisme de production mais uniquement de consommation. Au
XVIIIe s., l’utopiste Morelly verra dans Jésus la personnification
de l’idéal communiste ; au XIXe s., Cabet l’appellera « Prince
des communistes ». Ces jugements se justifient par l’image
de Jésus qui se dégage du troisième évangile. L’égalitarisme
chrétien trouve en effet son plus ardent porte-parole en saint

Luc ; le livre 6, versets 22 à 34, appelle à rayer de sa mémoire


la distinction entre le mien et le tien. Les préceptes de Luc
seront repris dans les années 80 à 90 de notre ère par la
Doctrine des Douze Apôtres. Après Luc, l’Épître de Jacques
accusera les riches non seulement d’abuser des jouissances
matérielles et d’accaparer les capitaux mais d’avoir recours à
toutes sortes de subterfuges au moment de la paie pour dé-
tourner à leur profit la plus grande part possible des sommes
dues aux ouvriers.

L’idéal communiste se développera et se concrétisera dès


le IIe s. chez les hérétiques – chez les manichéens, chez les
nicolaïtes, qui sont partisans de la communauté des femmes,
chez les disciples de Carpocrate d’Alexandrie, auteur du Livre
de la justice – puis dans le communisme monastique. Dans
son Règlement, saint Basile prescrit aux membres des com-
munautés religieuses : « Que tout soit commun à tous, et
que personne n’ait rien en propre, ni vêtement, ni chaussure,
ni rien de ce qui est à l’usage des corps ». Quant aux Pères
de l’Église, saint Augustin le premier, ils ne doutaient pas
que Dieu avait créé le monde pour que ses richesses fussent
communes à tous les hommes. Mais c’est d’une part dans le
monachisme, d’autre part dans les hérésies que va s’affirmer
l’idée d’un retour à l’égalité naturelle comme solution aux
maux du temps. Le mouvement prend de l’ampleur pendant
tout le Moyen Âge ; à des degrés divers il contribue à la Ré-
forme (mouvement des Taborites, inspirés par J. Huss, Frères

Moraves de J. Hutter, anabaptistes de Münster, qui prônaient


la pauvreté et la mise en commun des biens au sein de com-

munautés d’élus...), et lui imprime une dimension messia-


nique qu’elle ne satisfera pas.

Tout autant que le christianisme primitif, l’islam primi-


tif est imprégné d’une morale égalitaire et communautaire

exprimant la fraternité qui unissait les premiers disciples de


Mahomet. L. Gardet dit d’Abu Dharr al-Ghiffari qu’il fut « un
socialiste avant la lettre ». Cette idéologie s’est maintenue
jusqu’au seuil du monde moderne dans les « communautés
villageoises » (djemaa), les « corporations » (sinf), les « socié-
tés d’entraide » (akhi). Massignon, Laoust et Gardet insistent
sur le caractère égalitaire et communautaire de la culture poli-
tique mulsulmane, qu’exprime la notion d’umma 2.

Égalitarisme et communisme

dans l’Antiquité

L’égalitarisme pouvait s’appuyer en Grèce sur les deux prin-


cipes fondateurs de la Cité : l’isonomie, qui suppose l’égalité
de tous les membres de la Cité devant la loi, et l’eunomie,

qui implique une organisation harmonieuse de la commu-


nauté civique. Des versions radicales apparaissent de très
bonne heure dans les milieux intellectuels athéniens, notam-
ment chez les cyniques de l’école d’Antisthène ainsi que chez
Diogène de Sinope, tous deux auteurs d’une République. La
comédie d’Aristophane les Ecclésiazuses met quant à elle en
scène un coup d’État des femmes, qui s’introduisent dans l’as-
semblée pendant le sommeil de leurs maris et entreprennent
de corriger les dysfonctionnements de la démocratie athé-
nienne par des mesures communistes (abolition de la pro-
priété privée, communauté des femmes, etc.). Dans sa Poli-
tique, Aristote évoque les projets de réorganisation sociale
conçus par Phaléas de Chalcédoine et Hippodamos de Milet,
architecte célèbre, dans le contexte des Ve-IVe s. avant J.-C.,
lors de la crise que la guerre du Péloponnèse a engendrée
dans les Cités. L’apport du premier consiste à ne plus distin-
guer dans son État idéal que deux catégories de sujets, les
downloadModeText.vue.download 178 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

176

propriétaires et les ouvriers, et à placer ces derniers certes


sous l’entière dépendance de l’État mais également sous sa
protection. L’État concentre entre ses mains toute l’organisa-
tion de la production. Si Aristote discute ces projets, c’est que
la question de la répartition équitable de la propriété privée
est au coeur de sa propre réflexion. Autant il tient pour secon-
daire la question de la communauté des femmes, autant celle
du droit de propriété est à ses yeux « la base de son étude ».
Le sol doit être commun à tous, car « l’unité de biens consti-
tue l’unité de cité et le tout appartient en commun à tous les
citoyens » 3. Aristote n’abolit pas, en revanche, la propriété pri-
vée des biens, mais ces derniers deviennent propriété com-
mune par l’usage social qui en est fait. Comme Xénophon, il
donne en exemple l’État spartiate, alors que ce dernier avait
en réalité une organisation sociale hiérarchique et nullement
égalitaire ; comme dans l’État idéal de Phaléas, l’État Spartiate
contrôle toutes les activités, l’individu ne s’y appartient plus,
et c’est en ce sens qu’aucun citoyen n’a sur ses biens un droit
de propriété absolue. Aristote, au demeurant, ne s’illusionne
ni sur le communautarisme des repas en commun (il relève
qu’il n’était pas facile aux pauvres d’y participer), ni sur l’éga-
lité politique, car « celui qui ne peut pas payer le contingent
perd ses droits politiques ».

Selon Diodore il semble en revanche qu’à une époque la


vie en commun fut imposée à la population de Crète. Aris-
tote lui aussi évoque ce temps, dont sont restés les gymnases
publics et les repas en commun. Mais à l’examen, le système
social et politique crétois se révèle avoir été plutôt aristo-
cratique, tant en ce qui concerne les cosmes qui gèrent les
affaires publiques que la composition du Sénat. Bref, si l’anti-
quité grecque a considérablement contribué à la réflexion
sur l’égalitarisme, elle ne présente guère d’exemples de réa-
lisations ou même de tentatives de réalisation, mise à part
sans doute la communauté fondée vers le milieu du VIe s.
avant notre ère par Pythagore à l’extrémité méridionale de
la péninsule italienne, dans la cité commerçante de Crotone.
Selon Diogène Laërce, elle se composait de pythagoristes et
de pythagoriciens. Tandis que ces derniers pouvaient conser-
ver leur fortune et ne se réunissaient qu’aux heures d’étude,
les premiers pratiquaient la communauté des biens et vivaient
en commun. Eux non plus n’ont pas échappé à la verve sa-
tirique d’Aristophane, qui les présente comme des ascètes
faméliques.

C’est évidemment la République de Platon qui doit être


considérée comme le véritable premier projet d’institution
d’un régime communiste. Pour que la justice règne, les gar-
diens de l’État et les guerriers ne posséderont « rien en propre
excepté les choses absolument nécessaires » 4. Dans leur cas la
propriété privée apparaît à Platon comme néfaste puisqu’ils
doivent se consacrer sans réserve à la chose publique. En
revanche, et à la différence de Phaléas, Platon ne prévoit
pas une égalité absolue de fortune pour les citoyens de la
troisième classe, les laboureurs. Il laisse donc subsister dans
son État idéal deux régimes sociaux opposés, l’un reposant
sur la communauté des biens, l’autre sur la propriété privée.
D’autres aspects font partie de l’arsenal pratiquement cano-
nique de toutes les utopies communistes ultérieures : l’éga-
lité des hommes et des femmes dans l’exercice des charges
publiques, l’éducation commune des filles et des garçon, la
communauté des femmes des guerriers. Platon, du reste, ac-
cepte expressément le caractère utopique de son projet, qui
« n’existe que dans nos rêves ». Dans Les Lois il cherchera à

formuler un code se rapprochant autant que faire se peut de


la Cité idéale.

La Grèce créa véritablement le genre de l’utopie littéraire


communiste : le Pays des Méropes de l’historien Théopompe
de Milet, la Chronique sacrée d’Evhémère, où il est question
d’une île très éloignée du monde connu, située quelque part
aux confins de l’Arabie, dans la partie est de l’Océan Indien,
la Cité du Soleil de Jambulos, qui contient en germe les uto-
pies de More (1516) et de Campanella (1602). Evhémère dis-
tingue trois classes : les prêtres, à la tête de l’État, la classe des
laboureurs et la troisième classe, composée de pasteurs. Chez
lui aussi s’affirme un des traits qui demeureront fondamen-
taux dans la tradition utopique et communiste : une forte cen-
tralisation du pouvoir, permettant à l’État de contrôler toutes
les richesses. Il en va de même chez Jambulos, en dépit de
l’extension de sa République utopique composée de sept îles
dont aucune n’a moins de cinq mille stades de circonscrip-
tion. Toute la production, mais aussi toute la consommation,
est réglementée par l’État.

La tradition orientale

À de nombreuses reprises, Mao Tsé Tong a présenté le com-


munisme comme l’« accomplissement » du confucianisme :
« Le pouvoir d’État et les partis politiques en viennent tout
naturellement à disparaître, permettant à l’humanité d’en-

trer dans l’ère de datong » 5. Le datong, l’ère de la « grande


concorde », puise à la source du très ancien Livre des Rites
(Li Ji), que connaît encore aujourd’hui tout Chinois cultivé.
On y trouve l’évocation d’une société fraternelle dans la-
quelle l’intérêt mutuel prime sur l’intérêt privé, conception
reprise par Mencius au IVe s. avant notre ère, apôtre d’un
communisme agraire (Jingtian) reposant sur l’égalité et la
communauté d’intérêt de tous ceux qui cultivent le même
jing. Cette tradition est demeurée vivace jusqu’au XXe s. ; dans
les années 1930 encore les marxistes voient en elle non seule-
ment la version chinoise du communisme primitif mais aussi
une donnée durable du « mode de production asiatique ». Il
faut cependant différencier. Si Mao invoque le confucianisme,
l’école taoïste (Ve-VIe s. avant notre ère) et l’école des agrariens
(Nongjia) ont également nourri le communisme chinois, les
Nongjia s’affranchissant même des vues de Confucius sur la
nécessité de faire diriger l’État par des sages. Enfin et surtout,
le bouddhisme, sous sa forme méridionale du Theravada ou
du « Petit Véhicule » (Hinayand) a fortement contribué à la
tradition égalitaire et utopique 6.

Du communisme utopique au marxisme

En Occident, ce sont, sur le continent, les aspirations déçues


des hérésies contemporaines de la Réforme et, en Angleterre,
les effets de l’instabilité politique dont l’Utopie de More était
déjà un témoin qui entretinrent l’inspiration du communisme
utopique, notamment chez les Diggers (bêcheurs), qui consti-
tuaient l’aile gauche des Niveleurs. En 1652, G. Wistanley
soumet à Cromwell son livre la Loi de la liberté : chacun
apportera le produit du travail dans des magasins généraux
et n’en tirera que ce qui est nécessaire pour sa subsistance et
son travail. Il fonde le principe « à chacun selon ses besoins ».
Mais en France et plus globalement en Europe continentale,
le devenir de l’utopie communiste est évidemment indisso-
ciable de la percée des Lumières. Selon A. Soboul, deux cou-
rants traversent le XVIIIe s. : « L’un maintient la propriété, mais
la restructure sur le fondement de l’égalité : socialisme éga-
downloadModeText.vue.download 179 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

177

litaire, plus exactement égalitarisme, ce qui fut le socialisme


des partageux de 1848. L’autre, plus radical, supprime la pro-
priété privée et entend instaurer une société communiste :
communisme critico-utopique, selon l’expression de Marx. » 7.
Le Curé Meslier n’établit certes pas de lien de détermina-
tion entre la structure sociale et l’économie mais du moins
voit-il une relation directe entre l’inégalité des conditions et
celle des biens. Aussi conclut-il à la communauté des biens,
d’après l’exemple des communautés monastiques. Éclipsé par
le retentissement du Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes de Rousseau, paru un an aupa-
ravant, le Code de la nature de Morelly, publié anonymement
en 1755, présente dans sa quatrième partie (« Modèle de légis-
lation conforme aux intentions de la Nature ») une construc-
tion politique et économique idéale, qu’avait déjà anticipée
sur le mode utopique sa Basiliade de 1753. Aux habitants
de ce continent fertile et riche « la propriété, mère de tous
les crimes qui inondent le reste du monde, [...] était incon-
nue : ils regardaient la terre comme une nourrice commune ».
Morelli part d’une psychologie de l’homme naturel, innocent
et heureux, et vise à recréer cet âge d’or par l’abolition de la
propriété et du commerce privés, le contrôle de l’éducation
par l’État, le service civique agricole obligatoire, les repas en
commun, etc. Morelli est sans doute le premier utopiste pour
qui l’abolition du droit de propriété est la condition sine qua
non du bonheur. En accord avec Rousseau, il exige en outre
une « démocratie totale ». Enfin, par sa conception de l’« iné-
galité harmonique » il formule le principe « de chacun selon
ses capacités à chacun selon ses besoins ».

Pour Morelly le communisme est déjà plus qu’une utopie,


c’est déjà un projet d’économie politique. Pour Babeuf, qui
lui doit tout autant qu’à Rousseau ou Mably, c’est un pro-
gramme d’action. Dans le contexte de l’effroyable misère de
l’hiver de l’an IV (1795-1796), il tentera de le réaliser ; ce fut
la Conjuration des Égaux, qui, par ailleurs, rompt avec les
formes du mouvement populaire en introduisant l’organisa-
tion clandestine. Sa conception, qu’il énonce une première
fois en 1789 dans le Discours préliminaire du Cadastre per-
pétuel, va bien plus loin que l’égalité de jouissances reven-
diquée par les Sans-culottes. Mêmes les enragés (J. Roux) ne
mirent jamais en question le principe de la propriété privée,
malgré le jugement élogieux que Marx porte sur eux dans la
Sainte Famille 8. Marx a certes raison de créditer le Cercle so-
cial, qui commença son activité en janvier 1790, de tendances
égalitaristes mais, comme il ne manque pas de le relever,
l’idéal d’un « minimum égal pour tous » repose sur la petite
propriété et se ramène à l’examen à la revendication d’une
réforme du système des successions 9. Babeuf va plus loin en
estimant que le seul moyen de parvenir à « l’égalité de fait »
consiste à supprimer la propriété particulière et à établir « la
communauté des biens et des travaux » – programme exposé
dans le Manifeste des Égaux publié par le Tribun du peuple
du 9 frimaire an IV (30 nov. 1795). Buonarotti, qui selon
Marx « réintroduisit en France [l’idéal communiste] après la
révolution de 1830 », fera bien ressortir dans son Analyse de
la doctrine du tribun du peuple, dans son Projet de décret éco-
nomique et dans son histoire de la Conspiration pour l’égalité
dite de Babeuf (1828) que Babeuf, dès avant la révolution, a
le premier conçu la nécessité d’une organisation collective du
travail (en l’occurence encore celui de la terre), d’un commu-
nisme de la production.

Dans les premières décennies du XIXe s., c’est en Angle-


terre que se forgent de nouvelles formes de communisme,

au premier chef le communisme coopératif d’Owen. Owen,


qui commence par mettre en pratique de façon patriarcale
à New Lanark, près de Glasgow, une communauté de tra-
vail permettant aux ouvriers de profiter des progrès de la
productivité, avant de se lancer dans l’aventure américaine
de New Harmony (1824-1829) : créer de toutes pièces une
communauté socialiste. Malgré l’échec de cette tentative, il
reste convaincu de l’avenir des villages de coopération et, de
retour en Angleterre, devient un des guides du mouvement
ouvrier. L’« owénisme » va connaître un grand rayonnement
jusque vers 1840, il constitue une composante essentielle de
la nouvelle « science sociale » en train d’émerger. Au cha-
pitre III du Manifeste du Parti communiste, Marx reprochera
à Owen, comme aux autres « inventeurs de systèmes » que
« l’histoire future du monde se résout pour eux en la propa-
gande et la mise à exécution de leurs projets de société » 10.
Il inclut dans cette critique le phalanstère de Fourier et l’Ica-
rie de Cabet. Ce qu’on peut reprocher au premier, c’est que
sa vision d’une « industrie sociétaire » repose encore avant
tout sur l’activité agricole : « Les manufactures [...] ne figurent
dans l’état sociétaire qu’à titre d’accessoires et compléments
du système agricole » 11. En outre, dans le phalanstère, les

hiérarchies subsistent, mais une répartition des bénéfices doit


permettre à tous, jusqu’aux plus pauvres qui ne sont même
pas salariés, de participer à la « propriété sociétaire ». Quant
à Cabet, son activité théorique (son utopie Voyage en Icarie,
1839) et pratique (sa colonie communiste en Amérique, 1888)
reprend à son compte le néo-babouvisme de Buonarotti, et
avant tout deux idées centrales du communisme : d’abord,

pas d’égalité de fait sans communauté des biens, ensuite né-

cessité d’une dictature. Cabet est toutefois hostile à la prise


du pouvoir politique par la violence. Il a même cru pouvoir
composer avec la bourgeoisie.

Le communisme selon Marx

Marx n’a donc pas inventé le mot « communisme » ; il le re-


prend de toute une tradition de la pensée sociale et s’efforce,
notamment dans le Manifeste du Parti communiste (1847),

de lui donner un sens nouveau 12. D’abord, écrivent Marx et

Engels, « le communisme n’est pour nous ni un état qui doit


être créé, ni un idéal sur lequel la société devra se régler.
Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit
l’état actuel ». Définition décisive : le communisme n’est plus
un simple projet politique quand bien même il ne serait plus
seulement une construction utopique purement théorique ;

c’est une réalité qui se forme dans le mouvement historique


de l’évolution économique et sociale. Comme le dira le Mani-
feste communiste « les propositions théoriques des commu-
nistes ne reposent nullement sur des idées, sur des principes

inventés ou découverts par tel ou tel utopiste » 13.

Dans les Manuscrits de 1844, le « communisme » n’est


encore que pensé ; il est la « forme nécessaire de l’avenir
prochain » 14. Une nécessité logique : on peut dire ce que doit
être le communisme mais on ne dit pas comment il naîtra pra-
tiquement de la même dialectique que celle de la genèse de
la propriété privée – dont l’élucidation n’est du reste qu’amor-
cée. Alors même qu’ils engagent le dépassement de la dialec-
tique hégélienne, les Manuscrits ne peuvent encore penser
ce dépassement que selon la logique hégélienne et, pour pas-

ser de l’Idée du communisme à sa réalisation, il leur faut un


acteur – le prolétariat – qui est lui-même encore conçu selon
la logique philosophique de l’Introduction à la critique de la
downloadModeText.vue.download 180 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

178
philosophie du droit de Hegel. Dans la critique de la réflexion
qu’il applique à l’économie politique classique, le commu-

nisme représente en quelque sorte le moment hégélien de

la « réflexion de la réflexion ». La dialectique matérialiste de

l’économie politique doit encore remplacer la dialectique

spéculative. Au début du troisième manuscrit, consacré à la


nécessité du communisme, le communisme trouve sa « base

tant empirique que logique dans le mouvement de la proprié-


té privée » 15, mais Marx ne précise pas encore quelle logique
réelle peut le produire.

Du moins la définition que donnera l’Idéologie allemande


se dessine-t-elle : « Le communisme se distingue de tous les

mouvements qui l’ont précédé jusqu’ici en ce qu’il bouleverse


la base de tous les rapports de production et d’échanges anté-

rieurs et que, pour la première fois, il traite consciemment

toutes les conditions naturelles préalables comme des créa-

tions des hommes qui nous ont précédés jusqu’ici, qu’il dé-

pouille celles-ci de leur caractère naturel et les soumet à la


puissance des individus unis » 16. Il y a dans cette définition

deux choses. D’abord la référence au mode de production.

Le Manifeste communiste dira que « ce qui distingue le com-


munisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général,
mais l’abolition de la propriété bourgeoise » 17, c’est-à-dire de

l’organisation de la production en fonction de « l’appropria-

tion des produits reposant sur des oppositions de classes,


sur l’exploitation des uns par les autres » 18. Marx et Engels,

dans cette définition, assument cependant aussi la dimension


utopique du communisme. Dans le Manifeste communiste

Marx remplacera le mot « unis » par « associés » ; le commu-

nisme est une libre association des producteurs 19. En somme,


dès l’Idéologie allemande, comme ensuite dans le Manifeste,

Marx conçoit le communisme comme théorie-praxis, c’est-


à-dire tout à la fois comme connaissance du mouvement de
la société et comme un modèle social. À ce dernier égard

le Manifeste reprend à son compte les moments que nous

avons identifiés dans la tradition : le renversement des struc-


tures politico-économiques requiert un moment étatique :
la « conquête du pouvoir politique par le prolétariat », en
d’autres termes la dictature du prolétariat, au moins à titre

transitoire, avant la libre association des producteurs.

▶ L’histoire du communisme semble avoir été reléguée en


1989 dans le magasin des accessoires de l’histoire et ne plus

appartenir qu’au « passé d’une illusion », selon l’expression

de F. Furet. La dimension anthropologique de l’aspiration


communiste, ses liens intrinsèques avec les droits naturels
et sa présence indéracinable dans tous les systèmes de pen-

sée politiques, tant religieux que séculiers, depuis l’Antiquité

incitent toutefois à ne pas confondre le diagnostic historique

contemporain avec une extinction de la problématique philo-

sophique et politique.

Gérard Raulet

✐ 1 Walter, G., les Origines du communisme, Payot, Paris, 1975,

p. 34.

Gardet, L., la Cité musulmane, Vrin, Paris, 1953.

3 Aristote, Politique, livre II, 5, 1263-a.

4 Platon, la République, III, 416-d.

5 Mao Tsé Tong, De la dictature de démocratie populaire, 1949.

6 Chesneaux, J., « Les traditions égalitaires et utopiques en

Orient », in Droz, J. (dir.), Histoire générale du socialisme, t. 1,


PUF, Paris, 1972.

7 Soboul, A., « Lumières, critique sociale et utopie pendant le


XVIIIe siècle français », in Droz, J. (dir.), Histoire générale du so-

cialisme, op. cit., p. 107.

8 Marx, K., la Sainte famille (1845), chap. VI, Éditions sociales,


Paris, 1972, p. 145.

Soboul, A., « Utopie et révolution française », op. cit., pp. 226-

231.

10 Marx, K., Manifeste du parti communiste, Flammarion, Paris,

1998, p. 113.
11 Fourier, C., cité par J. Bruhat, « Le socialisme française de
1845 à 1848 », in Droz, J. (dir.), Histoire générale du socialisme,
op. cit., p. 355.

12 Marx, K., Manifeste du parti communiste, op. cit., chap. III,

pp. 103-115.

13 Ibid., p. 92.

14 Ibid., p. 99.

15 Ibid., p. 88.

16 Marx, K., l’Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1968,

p. 97.

17 Marx, K., Manifeste du parti communiste, op. cit., p. 92.

18 Ibid.

19 Ibid., p. 102.

! ÉGALITÉ, PRODUCTION (MODE DE), UTOPIE

COMMUTATIVE (JUSTICE)

! JUSTICE

COMPACITÉ (THÉORÈME DE)

Du latin compactus, participe passé de compingere, « réunir ensemble ».

LOGIQUE

Pour qu’un ensemble de formules du premier ordre


possède un modèle, il suffit que chacun de ses sous-en-

sembles finis en possède un.

Jacques Dubucs

! MODÈLE

COMPARATISME

SC. HUMAINES

Attitude épistémologique fondée sur la recherche des

apports nouveaux résultant de l’étude comparée d’objets


d’études voisins ou éloignés et des approches dont ils sont
tributaires.

La comparaison, l’examen de rapports de différence ou de


ressemblance, est une opération commune à tout être pen-

sant, dès lors qu’il a pris conscience de l’existence de l’Autre.


Champollion se plaisait à comparer les membres de l’Institut
à des animaux ; usant de la comparaison au sens commun
du terme, il ne faisait qu’établir, de façon très intuitive, des

rapprochements sur le mode de l’analogie entre des êtres de


nature différente.

Les prémisses

Dans son étude fondée sur l’analyse comparée des traits psy-
chologiques et socioculturels des bédouins et des citadins,
Ibn Khaldun (1332-1406) fait figure de précurseur, car il faut
attendre la Renaissance européenne, à la suite des grandes
découvertes et sous l’influence de l’humanisme, pour voir
downloadModeText.vue.download 181 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

179

une telle démarche prendre véritablement son essor. Elle


s’oriente dans deux directions, soit une axiomatique rela-
tiviste (Montaigne), soit une typologie des cultures ordon-
nées hiérarchiquement entre barbarie et civilisation (école de
Salamanque).

L’usage du comparatisme s’impose avec les philosophes


du siècle des Lumières. Le barbare, désormais et plus volon-
tiers le sauvage, n’est plus seulement l’Autre perçu sous la
figure de l’étranger, il est le primitif. Prennent alors naissance
les couples nature-culture et état sauvage-civilisation, l’état
sauvage étant déprécié en raison de ses manques (Diderot,
Buffon), et la civilisation, en raison des inégalités qui la carac-
térisent (Rousseau).

Historique

Trois disciplines, tout particulièrement, ont recours au

comparatisme.

1) La linguistique historique ou la grammaire comparée

Elle naît à la suite de la découverte, à la fin du XVIIIe s.,

de la parenté existant entre le sanscrit et les langues euro-

péennes. On lui attribue conventionnellement l’année 1818

pour date de naissance, l’année de la parution du livre de

Bopp, Système de conjugaison de la langue sanscrite, compa-

ré à celui des langues grecque, latine, persane et germanique

(Francfort).

Son projet consiste à préciser les liens qui unissent ces


diverses langues entre elles. Elle part du principe que le
changement linguistique ne résulte pas de la seule volon-

té consciente de l’homme, que tout état d’une langue n’est

qu’une modification d’un état antérieur, que le changement

est régulier et respecte des règles précises. Cherchant à établir

des correspondances entre langues, elle obtient son meilleur

succès dans le domaine de la phonétique.

La méthode est perfectionnée et élargie, au XXe s., princi-


palement par les linguistes du cercle de Prague, à des lan-
gues non apparentées et dissemblables dans leurs structures.
Elle donne naissance à la phonologie, l’étude des sons de la
langue, et non plus des sons de la parole.

Une seconde méthode comparative existe en linguistique,


la typologie. Elle met en lumière l’existence de caractères
communs à des langues non apparentées.

2) La littérature comparée

Voltaire en trace les prémisses dans son étude sur la poé-


sie épique, lorsqu’il sépare ce qui lui paraît appartenir en
propre au genre de ce qui est lié à l’environnement social,
aux moeurs et aux usages. Elle préconise comme méthode
l’analyse formelle et l’histoire littéraire. Ce faisant, elle peine à
se démarquer du champ de l’histoire. Elle a pour objectif des
enquêtes sur l’ensemble des grands problèmes en suspens,
comme la notion d’invariants esthétiques (Étiemble), ou de
« faire connaître les lois fondamentales de toute littérature et
de toute la culture de l’humanité » (Mao Dun).

3) L’anthropologie

Son objet même la conduit à s’intéresser, en premier lieu,


à la démarche comparative, suivant laquelle elle se propose

de décrire une société particulière ou de mettre en évidence

des universaux.

Au XIXe s., L. H. Morgan (1818-1881) est le premier à l’ap-

pliquer aux données recueillies sur le terrain. Il établit, en


effet, l’inventaire et le classement des terminologies de pa-
renté propres aux Indiens d’Amérique du Nord. Il complète
son étude en réunissant des informations sur les systèmes

de parenté à travers le monde et pense l’unité de toutes les


différences observées en termes d’évolution.

À peu près au même moment, E. B. Tylor (1832-1917)


effectue une étude comparative sur le mariage, recueillant
des informations concernant trois cent cinquante sociétés.
Préoccupé davantage par la culture, il s’intéresse surtout aux
productions de l’esprit humain, mettant en relief une suc-
cession de configurations cognitives qu’il classe plutôt qu’il
ne hiérarchise. Il n’échappe pas totalement, cependant, au
travers de l’évolutionnisme.

Plus récemment, G. P. Murdoch (1897-1986) consacre


presque toute sa carrière à mettre au point une méthode et
un outil devant permettre l’analyse comparative des données
ethnographiques. Il réunit un échantillon de plusieurs cen-
taines de cultures différentes, mais définies par une trentaine
de traits qui sont autant de rubriques uniformisées. De cet
échantillon, il fait un instrument à fin de comparaison, en

même temps qu’une machine à distribuer des renseigne-


ments. Tel est l’objet des Human Relations Area Files, l’outil
de référence de la méthode comparative. Il plaide en faveur
du recours aux méthodes statistiques.

Les travaux de Cl. Lévi-Strauss, tout particulièrement son


étude sur les mythes, font bénéficier l’anthropologie de l’ap-
port du comparatisme dans la linguistique structurale. Les
critères de comparabilité, désormais, sont transformés. Le
choix des objets de la comparaison n’est plus déterminé à
l’avance, mais il est le résultat de la démarche comparative.
Il en va ainsi des thèmes qui relient les mythes entre eux.

Leur sélection fait suite à l’analyse d’un mythe de référence


choisi arbitrairement, et se fait au moyen d’une méthode de
segmentation par opposition paradigmatique ou syntaxique

reliant divers mythes entre eux. Ils n’ont de valeur que par
les relations qui les unissent ou qui les opposent au sein du
système envisagé et auquel ils appartiennent.

L’oeuvre de G. Dumézil

Sa recherche s’inscrit dans une perspective linguistique, celle


du champ des langues indo-européennes. Mais le compara-
tisme auquel il se livre repousse considérablement les limites
qui sont habituellement les siennes.

Il consacre sa vie à explorer une découverte de jeunesse,


l’idéologie des trois fonctions. Il entend par idéologie une
vision du monde. Reconnaissant les différences qui séparent
les divers peuples indo-européens les uns des autres, il est en
quête des traces du tronc commun dont ils sont issus. Quant
aux fonctions, elles bénéficient d’une définition différentielle,
chacune s’opposant aux deux autres auxquelles, pourtant,
elle est étroitement associée pour former un ensemble homo-
gène ; chacune d’elles renvoie, en outre, à un mode d’action
spécifique.

Le comparatisme dumézilien se fonde sur les correspon-


dances mises en évidence entre les diverses langues indo-
européennes, non point au plan des mots isolés, mais à celui
d’unités plus importantes, comme les mythes, les rites, les
épopées, les narrations littéraires. Ce sont, en réalité, tous
les modes d’expression qui lui servent de prétexte jusqu’à
l’expression artistique.

Le comparatisme aujourd’hui
L’objet du comparatisme est l’analyse des différences et des
similitudes qui existent entre des unités données. Cela dit, la
démarche n’est pas à l’abri de certains malentendus, comme
downloadModeText.vue.download 182 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

180

la tentation de l’histoire. Il menace de se confondre, alors,


avec l’étude des rapports qui ont existé entre les unités prises
en considération et consiste à repérer des jeux d’influences,
d’emprunts, d’héritages ou de contextes, à rechercher des in-
termédiaires. A. R. Radcliffe-Brown, à juste titre, met en garde
contre cette démarche.

D’autres malentendus se font jour, qui ont trait à la diffi-


culté de percevoir l’Autre autrement que par rapport à soi.
Nombre d’unités sont étudiées en recourant au modèle du
manque. D’une manière générale, les relations entre compa-
ratisme et classification sont loin d’être clarifiées. Un malen-
tendu initial a conduit pendant longtemps à classer certaines
unités ordonnées hiérarchiquement en ayant recours à la
théorie évolutionniste.

Or, les comparables ne sont ni des types ni des formes


propres à construire des typologies ou à établir des morpho-
logies. Ils ne sont ni de simples figures ni de banales occur-
rences positives qui peuvent faire en tant que telles l’objet
d’un comparatisme, mais les réseaux de relations qui les
font exister et au sein desquels elles se meuvent. En d’autres
termes, dès lors où, au sein d’une unité, est décelé un trait

significatif ou une attitude de l’esprit, ce trait ou cette attitude


fait partie d’une configuration. Et la manière dont ils sont
reliés à cette dernière n’est pas due au hasard, celle-ci faisant
système. Telles sont les leçons de F. de Saussure pour la lin-
guistique, ou de C. Geertz pour l’anthropologie. On est donc
conduit à repérer des logiques sociales, des mécanismes de

pensée.

Bref, il convient de choisir une entrée en forme de catégo-


rie au sein d’une unité avec sa configuration particulière, qui
ne soit ni trop générale ni trop spécifique (M. Détienne) afin
de poursuivre de l’intérieur pour chacune des unités avec les-
quelles la comparaison est proposée (J.-P. Vernant). Ce sont

elles qui peuvent faire l’objet du comparatisme. Par essence,


elles résultent de choix parmi des possibles.

On ne peut comparer que ce qui est comparable, dit-on,


comme pour mieux mettre en garde contre le recours à cette
méthode. E. E. Evans-Pritchard conseille de ne s’adonner qu’à
des comparaisons limitées et contrôlées portant sur des socié-
tés relevant des mêmes aires culturelles ou du même type
d’organisation. Les choix préalablement effectués permettent,
cependant, de se libérer de ces contraintes comme ils mettent
à l’abri du danger de recouvrir de quelconques phénomènes
de diffusionnisme. Les seules contraintes consistent dans la
reconnaissance des configurations mises en perspective.

Le comparatisme se veut une démarche empirique qui


procède par hypothèses et par expérimentations. Il veut se
donner comme champ d’exercice les représentations cultu-
relles des sociétés passées et présentes. La démarche a le
souci de briser la singularité supposée de certaines situations
historiques ou culturelles en les confrontant avec d’autres.
C’est de cette confrontation que naît l’objet de la recherche.

Mais, au sein des sciences de l’homme et de la société,


chaque discipline a sa cohésion, son passé, ses habitudes, ses
méthodes, ses traditions académiques, ses modes de ques-
tionnement ; la comparaison vise aussi à ouvrir un espace
interdisciplinaire de circulation de questions et d’outils de
recherche.

Il ne s’agit pas d’établir une typologie des sociétés or-


données et hiérarchisées suivant un schéma évolutionniste
et à l’intérieur de laquelle chacune trouverait sa place. Il ne
s’agit pas non plus de mettre en parallèle des sociétés ou des
cultures entre elles ou par rapport à la nôtre. Il ne s’agit pas

davantage de faire l’analyse comparée de faits sociaux ou

culturels ponctuels, ni de mettre systématiquement en paral-

lèle des sociétés différentes présentant des traits similaires, ni


de trouver des lois générales permettant d’expliquer la varia-
bilité des inventions culturelles de l’humanité.

La comparaison permet alors d’apporter un surcroît de

compréhension au terrain de recherche particulier de chaque


spécialiste. Elle apparaît comme le moyen de mettre en évi-
dence des constellations de facteurs et des enchaînements

de relations causales qui enracinent un objet ou un champ


de recherche dans la culture, l’organisation sociale, l’histoire

d’une communauté humaine particulière.

Car le but ultime recherché consiste à décrire et à com-


prendre une unité déterminée, le comparatisme s’entendant
pour sa valeur heuristique : en suscitant une multiplication
des questions posées, il aboutit à une conversion dans la
manière d’interroger les données, il permet alors une meil-
leure connaissance de l’objet étudié.

▶ Le comparatisme est donc une de ces « sciences diago-


nales » dont rêvait R. Caillois. La comparaison, commandant
de travailler à plusieurs, est affaire de spécialistes. Elle se
construit à travers un réseau composé d’historiens, d’anthro-

pologues, de philosophes ou de linguistes, persuadés que,

n’étant plus soumis au seul regard d’un observateur unique,

nourris du savoir et du questionnement des autres comme de


la connaissance en profondeur dont chacun, à sa place, est

l’interprète, l’objet étudié leur devient plus intelligible.

Jean-Jacques Glassner

✐ Détienne, M., Comparer l’incomparable, Seuil, Paris, 2000.

Vernant, J.-P., « Religion grecque, religions antiques », in Vernant,


J.-P., Religions, histoires, raisons, Maspero, Paris, 1979.

COMPÉTENCE / PERFORMANCE
Calque de l’anglais.

LINGUISTIQUE

Distinction entre la connaissance, éventuellement ta-


cite, que les locuteurs possèdent de leur langage (compé-
tence), et les usages qu’ils font de cette connaissance dans
des productions linguistiques réelles (performance).

Cette distinction a été introduite par N. Chomsky 1 afin


d’expliquer l’écart que l’on peut observer entre l’ensemble
des phrases d’une langue bien construites selon les règles
de la grammaire, et l’ensemble des phrases de cette langue
facilement compréhensibles et utilisables par des locuteurs.
Une telle distinction entre une capacité linguistique idéale
et sa réalisation psychologique apparaît nécessaire lorsqu’on
considère le concept d’une grammaire générative au sens
de Chomsky, c’est-à-dire le concept d’une grammaire qui
permette d’engendrer une infinité de phrases correctement
construites, de complexité éventuellement très grande. Les
humains ayant une mémoire finie, il existe une limite psycho-
logique à la complexité des phrases correctes qu’ils peuvent
interpréter. Par ailleurs, Chomsky soutient que nous pouvons
considérer des phrases que nous n’utiliserions jamais comme
grammaticalement correctes, en nous laissant guider par
notre compétence linguistique. Ainsi : « Le chien à qui le chat
qui a chassé la souris qui a mangé le fromage a volé son os
dort dans sa niche ». En relisant attentivement cette phrase,
on peut s’apercevoir qu’elle est grammaticalement correcte.
Néanmoins, nul n’utilisera jamais une telle construction, qui
est difficile à interpréter en raison de la façon dont fonc-
downloadModeText.vue.download 183 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

181

tionne le système psychologique analysant grammaticalement


les phrases.

Pascal Ludwig

✐ 1 Chomsky, N., Language and Mind, Harcourt Brace, New


York, 1968.

COMPLÉTUDE
Du latin completus, de complere, « accomplir ».

LOGIQUE

1. Au sens fonctionnel (ou au sens expressif), propriété


satisfaite par un système de connecteurs propositionnels
assez riche pour exprimer toutes les fonctions de vérité ;

ainsi, la négation et la disjonction, prises ensemble, consti-

tuent un système complet de connecteurs ; ce n’est pas


le cas du système constitué de l’implication et de la dis-

jonction, car aucune formule écrite avec ces deux seuls

connecteurs n’est logiquement fausse. – 2. Au sens séman-


tique, propriété satisfaite par une présentation axioma-
tique d’une partie de la logique, lorsque toutes les for-
mules logiquement valides qui y sont exprimables y sont

prouvables ; ainsi, les axiomatiques usuelles pour le calcul

propositionnel et pour le calcul des prédicats du premier


ordre sont sémantiquement complètes ; par contre, la lo-

gique du second ordre ne possède aucune axiomatisation

sémantiquement complète. – 3. Au sens syntaxique (ou au


sens déductif, ou encore au sens « des théories »), propriété
d’une théorie mathématique consistante dans laquelle
tout énoncé du langage de la théorie est ou bien prouvable,
ou bien réfutable ; ainsi, la théorie de la seule multiplica-

tion des entiers naturels est syntaxiquement complète ;


en revanche, l’arithmétique de Peano, pas plus qu’aucune
de ses extensions, n’est syntaxiquement complète, car si
ces théories sont consistantes, elles contiennent toujours

des énoncés indécidables, c’est-à-dire ni prouvables ni


réfutables.

Jacques Dubucs

! ARITHMÉTIQUE, CONSISTANCE, DÉCIDABILITÉ, EFFECTIVITÉ,


GÖDEL (THÉORÈME DE), MACHINE (LOGIQUE, DE TURING)

COMPLEXE

Du latin complexus, « embrassement, enchaînement ». En allemand,


Komplex.

Le complexe est abordé dès la période présocratique, au sein de la


physiologia élémentaire afin d’articuler le principe unique d’où dérive
toute chose (apeiron, l’« illimité ») et l’infinie production des choses
dis-
semblables dans le monde. Mais c’est avec la biologie cartésienne que
se pose de façon cruciale la question du complexe, qui devient aussi
celle de l’organisation. Comment une partie est-elle disposée en vue
d’un tout ? Kant, qui réfute dans la période critique toute spéculation sur
l’origine radicale des phénomènes, est contraint d’admettre une finalité
relative dans l’organisation des corps complexes. Dans les sciences phy-
siques, la complexité, qui avait jusqu’alors été anéantie par la confiance
orgueilleuse de la science newtonienne, revient à la faveur de la physique
statistique puis dans la suite des avancées liées à la seconde loi de la
ther-
modynamique. L’étude des systèmes stochastiques conduit à la volonté
de donner au chaos des formes organisées. La science contemporaine,
selon une thèse défendue par Ilya Prigogine dans La nouvelle alliance, se
définit par une relation étroite aux phénomènes au caractère complexe,
affirmé et posé comme tel. En cela, la science actuelle se distingue de la
science classique, qui réduisait tout complexe à un simple et procédait
ainsi à des réductions sans commune mesure avec la complexité du réel
lui-même.

ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN.

1. Se dit de ce qui est composé d’éléments distincts.

– 2. Système constitué de parties liées entre elles par des


processus d’interaction qui induisent l’émergence de diffé-

rents niveaux d’organisation ; phénomène engendré par ce


type de système.

En philosophie de la connaissance, les idées complexes

sont celles qui peuvent être analysées en éléments irréduc-


tibles, ou être engendrées par l’esprit. Elles sont composées
d’idées simples qui, elles, sont connues immédiatement : par

l’intuition chez Descartes, par la seule expérience chez les

empiristes à la suite de Locke. En mécanique classique aussi


le complexe s’opposait au simple par sa multiplicité : par
exemple, la complexification d’un système fluide jusqu’à l’état
turbulent était comprise comme une accumulation de modes

indépendants. Mais la physique non linéaire a fait apparaître

une distinction très forte entre « complexe » et « composé », et


qui s’est généralisée : est complexe ce qui, n’étant pas simple,
n’est pas non plus réductible à la réunion de ses composants.
La non-linéarité traduit une complexité de type relationnel,
organisationnel, posant à la connaissance un obstacle qui
apparaît comme essentiel, contrairement à un système com-
pliqué où la difficulté est quantitative (complexité algorith-
mique). L’impuissance de la méthode analytique à réduire le
complexe pour déterminer son comportement le place hors
du champ de connaissance scientifique : « c’est bien l’un des
accomplissements majeurs de la physique que de réussir à
traiter de vastes pans de l’univers comme s’ils n’étaient pas
complexes 1 ». Mais la complexité du réel se manifeste par une
codépendance entre les différents niveaux d’investigation qui

ressortissent à des disciplines distinctes.

▶ Face au paradigme de la simplification et de la séparation,


E. Morin milite pour une science du complexe qui assume les
rapports d’interaction entre parties ou processus 2. Ces rap-
ports font qu’un système complexe est ouvert, physiquement,
du fait d’une relation de couplage essentielle avec un milieu
extérieur ; et épistémologiquement, du fait d’une dynamique
auto-organisatrice induite par des relations causales circu-
laires et rétroactives entre les niveaux d’organisation. Un sys-

tème complexe réunit ainsi des caractères contradictoires, dé-


pendance et autonomie, déterminisme et imprédictibilité, qui

doivent être pensés ensemble par une approche dialogique.

Isabelle Peschard

✐ 1 Lévy-Leblond, J.-M., « Une science sans complexe ? », les


Théories de la complexité, Autour de l’oeuvre de H. Atlan (col-
loque de Cerisy), Seuil, Paris, 1991.

2 Morin, E., Introduction à la pensée complexe, ESF éditeur,

Paris, 1990.

! AUTONOMIE, CHAOS, COMPLEXITÉ, INTERACTION

PSYCHANALYSE

Ensemble organisé de représentations, en partie in-


conscientes et investies d’affect.

D’emploi intermittent en psychiatrie allemande, dans le XIXe s.,

le terme est précisé par Jung comme « la totalité des idées en

relation, un événement particulier doté d’une coloration émo-


tionnelle » 1, séparé en partie du conscient et responsable de
troubles psychologiques. Par les « expériences d’association »,
l’élément central du complexe peut être dégagé et traité.

Freud restreint d’abord l’usage de la notion aux parties


inconscientes refoulées des représentations, puis la limite aux

complexes d’OEdipe et de castration.

▶ Ferenczi a critiqué la notion 2. Elle néglige, en effet, la dyna-

mique des processus inconscients et paraît trop vague pour


être pertinente. Son succès dans la langue courante achève
downloadModeText.vue.download 184 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

182

de la discréditer dans la mesure où elle fait accroire, comme


chez Jung, qu’existent des types ou des personnalités psycho-
logiques rigides.

Jean-Marie Duchemin

✐ 1 Jung, C.G., 1906, Diagnostische Assoziationsstudien, G. W.,


t. II, Olten-Freiburg, Br., Walter.
2 Ferenczi, S., Perspectives de la psychanalyse (1924), in OEuvres

complètes, 3, Payot, Paris, 1977.

! ASSOCIATION, FANTASME, OEDIPE

COMPLEXITÉ

ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN.

Dans la théorie algorithmique de l’information, taille


minimale de la description algorithmique d’une informa-
tion. 1. D’un point de vue probabiliste, c’est l’entropie d’un

objet constitué d’un ensemble d’éléments, mesurée par la


probabilité de réalisation de la combinaison qui détermine

cet objet. – 2. Dans un sens non formalisé, c’est le caractère


d’un objet constitué par l’interaction non analysable entre

différents niveaux d’organisation.

La réflexion autour de la notion de complexité algorithmique


prend sa source dans la question formulée par Hilbert au su-
jet de l’existence d’un algorithme, qui, dans le cadre d’un sys-
tème formel, permette de décider en un nombre fini d’opéra-
tions si une proposition du système est vraie ou fausse. À ce
« problème de la décision », les travaux de Gödel (1931) et de
Turing (1936) ont apporté une réponse négative et ont orien-
té la recherche vers la détermination de la complexité algo-
rithmique comme mesure de la difficulté des problèmes dont
la solution est connue. Un problème est d’autant plus com-
plexe que le programme qui le résout, implémenté sur une
machine universelle, est long (Chaitin et Kolmogorov vers
1965). La notion de « programme » génétique témoigne de
la tentation d’étendre le champ des théories algorithmiques
à la caractérisation des processus vivants. Mais, ainsi que le
souligne H. Atlan 1, ce projet se heurte à la difficulté de déter-
miner la fonction associée à une structure particulière et à la
critique du finalisme. H. Atlan a proposé d’appeler « compli-
cation » la complexité algorithmique pour réserver la notion
de « complexité » à ce qui représente pour la connaissance
une limitation intrinsèque. Ce sont alors des processus, des
dynamiques, qui sont visés plus que des états. Il s’agit d’une
complexité relationnelle, organisationnelle qui rend possible
l’émergence de structures cohérentes mais parfois imprédic-
tibles, et de comportements erratiques mais sous-tendus par
des lois déterministes. La physique non linéaire a identifié ces
organisations émergentes au sein de systèmes dissipatifs te-
nus loin de l’équilibre thermodynamique par une relation de

couplage avec l’environnement 2. La production d’entropie ne


conduit pas le système à l’homogénéité de l’état d’équilibre
mais se traduit ici par l’existence de corrélations à longue
échelle qui invalident une description en terme de mouve-
ments ou de parties indépendantes. La non linéarité des lois
d’évolution marque les limites de la méthode analytique et
induit une détermination mutuelle du tout et des parties,
constitutive de ce que E. Morin 3 appelle l’« unitas multiplex ».

▶ Le monde que décrit une physique du complexe ne plus


être exempté de l’irréversibilité, de l’indétermination, des
relations d’interdépendance, qui caractérisent le monde dans
lequel le vivant évolue et se constitue. Et en retour, l’organi-

sation vivante en tant que structure dissipative soumise aux

contraintes d’un milieu extérieur peut être intégrée à l’en-


semble des systèmes décrits par les lois de la physique.

Isabelle Peschard

✐ 1 Atlan, H., les Théories de la complexité. Autour de l’oeuvre


d’Henri Atlan (colloque de Cerisy), Seuil, Paris, 1991.

2 Prigogine, I., la Fin des certitudes, Odile Jacob, Paris, 1996.

3 Morin, E., Introduction à la pensée complexe, ESF éditeur,

Paris, 1990.

! CHAOS, COMPLEXE, ÉMERGENCE, ENTROPIE, INTERACTION

COMPORTEMENT

En anglais américain behavior, en allemand Verhalten.

PSYCHOLOGIE

Manifestation objective et globale des dispositions.

Introduit par Piéron (qui dit reprendre Pascal) à la même

époque que les expériences de Pavlov sur le conditionne-

ment, et un peu avant le développement du béhaviorisme


par Watson 1, le terme a retenu en France certaines nuances

de son contexte d’introduction : il a un caractère holiste, voire

fonctionnel, et exclut la complète mécanisation des dispo-

sitions sous-jacentes qui donnent une nuance expressive à

la manifestation phénoménale objectivement mesurée. C’est

là un aspect intentionnel du comportement qu’on n’élimine

pas en rejetant par ailleurs l’introspection. La psychologie a

même été définie par Watson comme la « science du com-

portement » en un sens anti-mentaliste (qui n’a pas survécu,

puisque les dimensions du vécu personnel et de la réflexivité

ne sont pas moins les objets de la psychologie).


On distingue en général les comportements innés, les
comportements par « empreinte » (Lorenz), tous deux rigides,
les comportements conditionnés, et les intelligents (planifiés
et impliquant une restructuration cognitive), tous deux adap-
tatifs et souples. On le voit, le concept est plus thématique
qu’opératoire : il circonscrit des provinces psychologiques, il
ne les cartographie pas. Plus d’ailleurs on détaille la structure

fonctionnelle du comportement, plus il reflète une segmenta-

tion physiologique où l’aspect psychologique s’efface.

▶ Savoir si tout en psychologie est un comportement est

controversé. En psychologie du langage, quel statut donner

aux observations internes du locuteur sur la signification ou

la grammaticalité d’une phrase ? Naturaliser ces observa-

tions comme des comportements, c’est perdre la dimension

de règle qu’on suit, intrinsèque au langage ; c’est traiter le

langage comme un réflexe. Or si le comportement est une

notion transversale s’appliquant à tous les animaux (l’étholo-

gie est la biologie du comportement), le comportement lin-

guistique est uniquement humain.

Pierre-Henri Castel

✐ 1 Watson, J., « Psychology as the behaviorist views it », in


Psychological Review, 1913, 20, pp. 158-177.

Voir-aussi : Chauvin, R., l’Éthologie, étude biologique du compor-

tement animal, PUF, Paris, 1975.

Merleau-Ponty, M., La Structure du comportement, PUF, Paris,

1943.

! CONDITIONNEMENT, CONDUITE, LANGAGE, STIMULUS-


RÉPONSE
downloadModeText.vue.download 185 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

183

COMPOSITIONNALITÉ (PRINCIPE DE)

LINGUISTIQUE

Principe selon lequel la signification d’un signe linguis-


tique grammaticalement complexe est fonction, d’une
part, de sa structure grammaticale et, d’autre part, de la
signification des signes simples qui le composent, à l’exclu-
sion de tout autre facteur.

L’idée de compositionnalité remonte aux recherches de Frege


sur le problème de la généralité multiple que posent les for-
mules comme « tous les entiers possèdent au moins un suc-
cesseur ». Frege a exposé une théorie dans laquelle toutes les
formules d’un langage logique possèdent une structure qui
détermine leur signification par un processus progressif de
composition des sens des signes atomiques. C’est cependant
à D. Davidson et à R. Montague qu’on doit la formulation
exacte du principe de compositionnalité. Selon Davidson,
toute théorie adéquate de la signification pour un langage
donné doit être capable d’expliquer la façon dont un nombre
infini de phrases douées de signification peut être engendré
à l’aide d’un nombre fini de signes atomiques. Le principe de
compositionnalité possède donc un rôle central dans la théo-

rie de la signification qu’il défend 1. De son côté, Montague


a le premier montré qu’une analyse sémantique strictement
compositionnelle d’un fragment de l’anglais était possible 2.

▶ Le principe de compositionnalité est aujourd’hui discuté


tant par les philosophes du langage que par les philosophes
de l’esprit. Les philosophes du langage s’interrogent sur les
limites de la compositionnalité. Les philosophes de l’esprit
examinent l’applicabilité du principe au domaine des pen-
sées. J. Fodor a ainsi soutenu qu’une théorie des pensées
devait expliquer leur productivité – une propriété qui est
le corrélat mental de la compositionnalité des significations
linguistiques 3.

Pascal Ludwig

✐ 1 Davidson, D., Inquiries into Truth and Interpretation, Ox-


ford University Press, New York, 1984, trad. P. Engel, Enquêtes
sur la vérité et l’interprétation, J. Chambon, Nîmes, 1993.

2 Montague, R., Formal Philosophy, édité par R. H. Thomasson,


Yale University Press, New Haven et Londres, 1974.

3 Fodor, J., The Language of Thought, Harvard University Press,

Cambridge (MA), 1975.

! LANGAGE DE LA PENSÉE, SÉMANTIQUE, SIGNIFICATION

COMPOSSIBLE

Du latin (médiéval) compossibilis, de possibilis, « possible », et cum,


« avec ».

PHILOS. MODERNE, PHILOS. MÉDIÉVALE

1. Dans la scolastique médiévale, « ce qui peut être vrai

en même temps qu’autre chose » 1. – 2. Chez Leibniz, « ce


qui n’implique pas contradiction avec autre chose » 2.

Notion étrangère à la philosophie antique, qui apparaît pro-

bablement au XIIIe s., notamment chez saint Thomas d’Aquin

et Duns Scot, qui la définit comme équivalente à la « non-in-


compatibilité » 3. Thomas distingue ce qui est possible absolu-
ment (simpliciter) de ce qui est compossible quand quelque
chose d’autre est posé 4.

Leibniz intègre cette notion dans sa théorie des mondes


possibles. Selon lui, tout ce qui n’est pas contradictoire est
possible et tend à l’existence. Mais « il n’en suit pas que tout

possible existe : cela suivrait seulement si tous les possibles

étaient compossibles » 5. Dieu, en choisissant le meilleur des


mondes, choisit une certaine combinaison de compossibles.

Les compossibles ne le sont pas seulement « en même temps,

mais même par rapport à toute la suite des choses » 6.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 De Raedt, G., Commentaria in summulas Petri Hispani,

1488, p. 219.

2 Leibniz, G. W., Définitions, textes inédits, par G. Grua, Paris,

1943, p. 325.

3 Duns Scot, Ordinatio, II, 344.

4 D’Aquin Th., (saint), Commentaria in de caelo, I, 12, 29, 5.

5 Leibniz, G. W., Résumé de métaphysique, Opuscules et frag-


ments inédits, par L. Couturat, Paris, 1903, p. 534.

6 Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain,


III, 6, § 12.

! POSSIBLE

COMPRÉHENSION

En allemand : Verstehen.

PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE

Chez Heidegger, ouverture propre au Dasein.

En tant qu’existential, la compréhension n’est pas une faculté

cognitive ni un sujet : ce qui est su dans la compréhension


n’est pas un objet, mais existe. Elle désigne l’ouverture du
Dasein en tant que projet.
Ayant un rapport intrinsèque à l’être, le Dasein implique
une compréhension d’être et se comprend à partir d’une
possibilité d’être ou de ne pas être lui-même. Impliquant le
Dasein comme pouvoir-être, elle l’ouvre sur la dimension

projective du possible. Contrairement à son acception méta-


physique, la possibilité a ici un sens positif, car elle est la dé-
terminité ontologique ultime du Dasein, le dévoilant comme

possibilité de l’être-libre pour le pouvoir-être le plus propre.

La compréhension est donc la structure existentiale du projet

en laquelle de l’étant est ouvert en sa possibilité, constituant


la vue du Dasein, « l’être-éclairci » caractérisant l’ouverture de

son là. Un tel voir ne désigne ni l’intuition ni la pensée, mais

la possibilité de rencontrer l’étant qui est accessible. Dire que

toute vue se fonde sur le comprendre revient à enlever à

l’intuition la primauté que la métaphysique lui accorde. Si


le Dasein se comprend à partir de ce qui n’est pas son être

propre, la compréhension est dite inauthentique. Ce n’est


qu’en comprenant sa mort qu’il peut s’arracher à l’existence

inauthentique et accéder à la temporalité constitutive de son

être. L’avenir est la temporalité propre au comprendre.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967,

§ 31, 50.

! AUTHENTIQUE, DASEIN, EXISTENTIAL, SOUCI

COMPULSION

Du latin compulsare, « donner des coups, pousser fort ». Traduction


française ancienne de certaines occurrences de Zwang, « contrainte ».
downloadModeText.vue.download 186 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

184

Par exemple : Zwangshandlung, « action compulsionnelle » ; Wiederho-


lungszwang, « compulsion de répétition ».

PSYCHANALYSE

La terminologie psychanalytique récente a abandonné


ce terme 1, parce qu’il procède du mot « pulsion », Trieb,
alors que l’allemand Zwang n’a rien à voir avec Trieb, et
qu’il impliquait de traduire d’autres occurrences de Zwang
par « obsession » ou « obsessionnel ».

✐ 1 Bourguignon, A., Cotet, P., Laplanche, J., et Robert, F., Tra-

duire Freud, PUF, Paris, 1989.

! ACTE, CONTRAINTE, OBSESSION, RÉPÉTITION

CONATUS
Mot latin signifiant impulsion.

ONTOLOGIE

Détermination instantanée du mouvement et, par ex-


tension, puissance du corps.

Le conatus introduit dans le mécanisme des classiques un


élément dynamique, en désignant la détermination du corps
à se mouvoir. C’est ainsi que Hobbes en produit la carac-
térisation philosophique moderne dans le De Corpore. Par
rapport au triptique mécaniste strictement cartésien de la
grandeur, de la figure et du mouvement, le conatus introduit
un élément supplémentaire, savoir l’état instantané du corps
qui comporte une tendance à se mouvoir : « Nous définirons
le conatus comme un mouvement se déroulant en un espace
et un temps moindres qu’il n’en peut être donné, c’est-à-dire
moindre que ce qui est déterminé ou assigné par exposition
ou nombre ; il s’agit d’un mouvement se déroulant en un
point. » 1. Leibniz reprend, tant dans la Theoria motus abstrac-
ti que dans le Specimen Dynamicum, la définition produite
par Hobbes du conatus comme « velocitas cum directione
sumpta », et toute sa Théorie du mouvement abstrait (1671)
envisage les corps sous la seule détermination de cet élément
de vitesse.

En tant qu’il est une tendance dont les effets sont mesu-
rables, le conatus est une puissance toujours active, et c’est
à ce titre que Spinoza trouve en lui l’expression de la thèse
selon laquelle l’essence du mode fini est d’exprimer un cer-
tain degré de la puissance infinie de la substance (c’est-à-dire
de Dieu). Le conatus est donc l’essence même du mode sin-

gulier : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persé-


vérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle
de cette chose. » 2.

André Charrak

✐ 1 Hobbes, T., De Corpore, liv. III, chap. XV.

2 Spinoza, B., Éthique, liv. III, prop. VII, trad. Appuhn, Galli-
mard, Paris, 1965, p. 143.

! CORPS, PUISSANCE

CONCEPT
Du latin conceptus, du verbe concipere, contenir.

Si on limite le sens du concept à celui qu’il possède dans ce que Hegel


nomme les déterminations d’entendement, on ne décrit qu’une certaine
opération de l’esprit face au donné : il définit, articule et met en ordre
les propriétés d’une chose. C’est là sans nul doute le sens fixé par Platon
à l’activité du dialecticien, ce bon boucher qui sait reproduire les bonnes
articulations des choses pour en produire la définition. Bien différente
est
l’interprétation hégélienne du concept comme vie et automouvement

des essentialités logiques par où la science de la logique devient une


authentique odyssée de la conscience se faisant conscience d’elle-même.

GÉNÉR., PHILOS. MODERNE

1. Représentation générale ou réfléchie de ce qui est


commun à plusieurs objets. En tant que tel, le concept
s’oppose à l’intuition. – 2. Produit de l’activité abstrayante
de la pensée et outil logique de raisonnement, le concept
se conçoit, avec l’idéalisme allemand, comme étant imma-

nent au réel.

La connaissance par concepts, procédant à partir de détermi-


nations abstraites, est un mode de connaissance spécifique-
ment distinct de la connaissance intuitive qui, à partir d’une

représentation singulière, se rapporte immédiatement aux

objets de l’expérience.

Concept, idée, représentation

Parmi les pensées, certaines sont comme les images des

choses, et c’est à celles-là seules, selon Descartes, que


convient proprement le nom d’« idée », comme lorsqu’on
se représente un homme ou une chimère, le ciel, Dieu ou

un ange 1. Ces idées semblent être nées avec nous, d’autres


viennent du dehors, d’autres enfin sont faites et inventées par
nous-mêmes. Le concept est donc, au même titre que toute
idée, « un ouvrage de l’esprit, sa nature est telle qu’elle ne de-
mande de soi aucune autre réalité formelle que celle qu’elle
reçoit et emprunte de la pensée ou de l’esprit, dont elle est
seulement un mode, c’est-à-dire une manière ou façon de

penser » 2, en d’autres termes, un attribut de la pensée.

Bien que Descartes les pense en termes de « tableaux »


ou d’« images », les idées ou représentations que sont les
concepts n’impliquent pas la ressemblance, puisque des deux
idées que nous avons du Soleil, par exemple, l’une tire son
origine des sens et, par conséquent, vient du dehors, alors
que l’autre est prise des raisons de l’astronomie, c’est-à-dire
de notions nées avec moi, ou bien encore se trouve formée

par moi-même, de telle sorte que, par elle, le Soleil me pa-


raisse plusieurs fois plus grand que la Terre. Par la première
idée, en revanche, le Soleil paraît extrêmement petit. Par
conséquent et puisque ces deux idées du Soleil ne peuvent
pas être toutes deux semblables au même Soleil, on peut en
déduire que celle qui vient immédiatement de son apparence
est celle qui lui est le plus dissemblable.

L’origine des concepts

Cette origine multiple des concepts est confirmée par Locke


dans l’Essai philosophique concernant l’entendement humain
de 1690. Toutes nos idées tirent leur origine de deux prin-
cipes : « Les choses extérieures et matérielles qui sont les ob-
jets de la sensation, et les opérations de notre esprit, qui sont
les objets de la réflexion. 3 ». Ainsi, la sensation est la source
des qualités sensibles, c’est-à-dire des idées du blanc, du

jaune, du chaud, du mou, du doux, de l’amer. La réflexion,


pour sa part, est au principe d’une autre espèce d’idées, que

les objets extérieurs ne peuvent pas fournir, comme les idées


de ce qu’on appelle apercevoir, penser, douter, connaître,
vouloir.

Dans les deux cas, toutefois, l’expérience demeure le


fondement de toutes nos connaissances, et c’est d’elle que
les idées et les concepts tirent leur première origine. Seule
l’introduction par Hume, dans l’Enquête sur l’entendement
humain, du terme d’« impression » permet de distinguer et
de spécifier le concept au sein des perceptions de l’esprit.
downloadModeText.vue.download 187 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

185

Constatant que nous pouvons diviser toutes les perceptions


de l’esprit en deux classes ou espèces, à partir de leur degrés
de force ou de vivacité, il propose d’appeler « impressions »
« toutes nos plus vives perceptions quand nous entendons,
voyons, touchons, aimons, haïssons, désirons ou voulons »,
d’une part ; et « idées » ou « pensées », d’autre part, celles « qui
sont les moins vives perceptions, dont nous avons conscience
quand nous réfléchissons à l’une des sensations ou à l’un des
mouvements que je viens de citer » 4.

Les concepts ou idées naissent de la réflexion, lorsqu’elle


prend pour objet les affections et sentiments passés. Ils sont
un « miroir fidèle » de nos perceptions originelles plus vives
qu’elles copient. Le concept est donc la copie d’une impres-
sion semblable 5.

Abstraction et représentations générales

L’opération intellectuelle à partir de laquelle s’engendre le


concept s’analyse en comparaison, réflexion et abstraction 6.
La comparaison consiste dans la confrontation des représen-
tations entre elles, en relation avec l’unité de la conscience.

La réflexion est la prise en considération de la manière


dont diverses représentations peuvent être saisies en une
conscience. Enfin, l’abstraction consiste à mettre de côté
ce par quoi les représentations se distinguent. À elle seule,
l’action d’abstraire ne permet pas de produire des concepts.
Elle a seulement pour fonction d’achever cette opération, en
l’enfermant dans des limites bien définies.

Le concept est alors l’élément le plus simple qui, au sein


d’un raisonnement déductif, se combine à d’autres concepts
pour donner lieu à un jugement qui, lui-même et par conju-
gaison avec un autre jugement, produira un syllogisme.

Alors que Locke et Hume s’accordent à voir dans l’expé-


rience l’unique origine de nos concepts, l’analyse kantienne
de nos facultés de connaissance découvre que ces derniers
peuvent être soit empiriques, soit purs. Dans ce dernier cas,

le concept est produit par la spontanéité de l’entendement 7,


et non par une comparaison des objets de l’expérience, à
laquelle l’entendement confère la forme de la généralité.
Toutefois, dans la mesure où aucune représentation ne se
rapporte à l’objet, si ce n’est par l’intuition, un concept se rap-
porte toujours à une autre représentation de l’objet (intuition
ou concept), et non directement à celui-ci.

Concepts et catégories

La table des concepts purs de l’entendement, établie par


Kant, dans la Critique de la raison pure, vient corriger et sys-
tématiser la liste des prédicaments aristotéliciens, relatifs à
la substance, à la quantité, à la qualité, à la relation, au lieu,
au temps, à la position, à la possession, à l’action et à la
passion 8. Aucun de ces termes n’a de signification en et par
lui-même. Ces catégories sont la liste des prédicats les plus
larges pouvant être affirmés essentiellement des diverses enti-
tés nommables. Ils permettent de penser l’identité, la réalité
et les modalités d’existence de celles-ci. Ces outils de toute
description de l’expérience sensible, en son universalité, et
d’élaboration de ses déterminations, présentent une analogie
avec les structures du langage.

Ainsi É. Benveniste, dans les Problèmes de linguistique gé-


nérale, remarquant, d’une part, que les six premières catégo-
ries aristotéliciennes correspondaient à des formes nominales
du grec, et, d’autre part, que la division en noms propres
et noms communs est à l’origine de la discrimination entre

substance première et substances secondes, formule l’hypo-

thèse selon laquelle les catégories aristotéliciennes seraient

des abstractions obtenues à partir des structures linguistiques.


Toutefois, l’insuffisante systématicité de la démonstration de
Benveniste met en doute la thèse d’une conaturalité globale
de la pensée et du langage. Qu’il ait pour principe le langage
ou un acte spontané de la pensée, le concept ne peut se
concevoir hors de la relation au réel qu’il a pour fonction de
décrire, de comprendre et de penser.

L’Idée, unité du concept et de la réalité

Lorsque le rapport du concept au réel est simplement exté-


rieur et immédiat, il est simple représentation. Toutefois la
détermination du concept, comme produit de l’entendement
ou représentation, est unilatérale et finie, car le concept
contient en lui comme supprimées toutes les déterminations
antérieures de la pensée : par exemple, l’opposition de la
forme et du contenu. En tant que tel, il est l’absolument
concret. Le concept n’est donc pas seulement une forme, en
soi sans contenu, de notre pensée subjective. Il est forme
infinie, créatrice qui renferme en elle-même et laisse aller
hors d’elle la plénitude de tout contenu. Le concept est alors
au principe d’un processus dialectique, par lequel se trouve
posé ce qui est en soi déjà présent 9.

Ainsi entendu, le concept est essentiellement productif : il


se différencie activement de lui-même en un sujet et un objet,
ou bien en universel, particulier et singulier, et tout à la fois
cherche à restaurer son unité. L’Idée, en tant qu’unité absolue
du concept et de l’objectivité, est alors le Vrai en et pour soi.

Cependant, elle est la vérité, non pas parce que l’objecti-


vité correspondrait au concept, c’est-à-dire à une représenta-
tion subjective, mais parce que tout être effectif, pour autant
qu’il est un être vrai, est l’Idée et n’a sa vérité que par l’Idée
et en vertu d’elle. C’est seulement dans cet être et dans sa

relation à d’autres effectivités que le concept est réalisé.

Cette coappartenance de l’être et de la pensée se trouve


repensée et reformulée par la phénoménologie, à distance
aussi bien du sens spéculatif que du sens représentatif du
concept, afin de se rendre attentif à la dispensation de l’être.

Caroline Guibet Lafaye

✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, III, in OEuvres de


Descartes, publiées par Ch. Adam et P. Tannery, Cerf, volume IX,

Paris, 1897 à 1913, p. 29.

2 Ibid., III, AT, volume IX, p. 32.

Locke, J., Essai philosophique concernant l’entendement hu-


main, livre II, chap. I, § 4, Vrin, Paris, 1994, p. 62.

4 Hume, D., Enquête sur l’entendement humain, section II, Gar-


nier-Flammarion, Paris, 1983, p. 64.

5 Ibid., p. 65.

6 Kant, E., Logique, t. IX, § 6, éd. de l’Académie, p. 94.

7 Kant, E., Critique de la raison pure, éd. de l’Académie.

8 Aristote, Catégories, 4, 1 b 25-27.

9 Hegel, G. W. Fr., Encyclopédie, t. I, Science de la logique, § 161,


Add., Vrin, Paris, 1986, p. 591.

! ABSTRACTION, CATÉGORIE, REPRÉSENTATION


GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN.

Représentation intellectuelle, générale et abstraite


d’un objet.

La pensée conceptuelle désigne l’acte de réflexion et d’inven-


tion d’ordre spéculatif ou théorique, et se démarque de la

pensée commune et de l’opinion. Selon Aristote, le concept


downloadModeText.vue.download 188 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

186

résulte de l’activité de l’intellect qui compare entre elles des


impressions semblables jusqu’à en dégager une essence for-
melle, détachée des qualités concrètes et particulières, et qui
porte la signification de l’universel également présent en
toutes 1.

Le problème que soulève Porphyre, au IIIe s. apr. J.-C.,


dans son Introduction à Aristote (Isagogé), est celui du rap-
port de l’universel au particulier et du statut de l’essence for-
melle : n’est-ce qu’un concept de l’esprit ou existe-t-elle à
l’état séparé ? Cette question qui interroge le rapport d’Aris-
tote à Platon a soulevé la fameuse Querelle des universaux,
où s’affrontent trois positions principales : celle qui s’est
inspirée du platonisme, selon laquelle l’universel existe à
l’état séparé (« réalisme » défendu notamment par Bernard
de Chartres et Guillaume de Champeaux aux XIe et XIIe s.) ;
la position inverse, selon laquelle les universaux sont de
simples noms qui n’ont aucune réalité en dehors du langage
(« nominalisme » défendu notamment par Roscelin à la même
époque) ; enfin, la position selon laquelle ce qui est visé par
le concept (l’universel) dans le réel est une propriété n’exis-
tant pas à l’état séparé, mais appartenant réellement au sujet
ou aux individus auxquels il s’applique (« conceptualisme »
défendu notamment par saint Thomas d’Aquin au XIIIe s.). En
ce sens, le concept est l’outil privilégié de la science et de la
philosophie.

Mais l’acte de penser par concepts peut aussi signifier, de


manière non normative, l’inhérence d’un découpage concep-
tuel à tout langage de par sa fonction de référence à la réalité,
et la prégnance de ce découpage conceptuel dans l’expres-
sion de la pensée. Bergson explique que le concept comme
l’outil sont des médiations entre l’homme et son environne-

ment, au service d’une tactique de la vie : nommer, c’est clas-


ser 2. Or, pour nommer, il faut penser, donc penser conduit
transitivement à classer ; autrement dit, penser, c’est opérer
un découpage conceptuel de la réalité. Cependant, on n’est
pas libre d’opérer n’importe quel découpage conceptuel, car
un individu, pour parler et penser, se plie d’abord à celui que
lui impose la langue qu’il a apprise. Mais penser peut signifier
autre chose qu’exprimer, par le fait même de parler, tel ou tel
découpage conceptuel lié à telle ou telle langue, telle culture,
telle histoire. Penser peut signifier s’approprier une classifi-
cation ou un système de concepts, qu’il soit d’ordre scienti-
fique ou philosophique, et même inventer et construire une
nouvelle classification ou un nouveau système de concepts,
d’où une corrélation entre la théorie du concept et la théorie
de la classification. La philosophie aristotélicienne est, à ce
titre, pionnière : Aristote est tout aussi bien le premier logi-
cien du concept (l’Organon est la boîte à outils du logicien
philosophe) que le premier systématicien des êtres vivants
(son histoire naturelle est un système de concepts visant à
rendre intelligibles les formes essentielles que réalisent les
êtres individuels). Le concept actualise la puissance d’inven-
ter qui s’exerce en science ou en philosophie.

L’approche scientifique du concept

Un concept, avant d’acquérir une valeur scientifique, a


d’abord le statut d’une hypothèse qui est soumise à l’épreuve
des faits. Aussi bien H. Poincaré que, plus récemment, R. Car-
nap insistent sur le fait que la méthode expérimentale est une
méthode quantitative en trois étapes : on commence par re-
pérer, dans les conditions de l’expérience, une relation entre
deux grandeurs (qui peuvent être extensives : par exemple,
l’espace et le temps ; ou intensives : par exemple, la pression

et la température) ; on mesure cette relation dans un certain


nombre de cas, ce qui permet de construire un tableau à
deux colonnes que l’on transcrit en deux axes de coordon-
nées, les x en abscisses, les y en ordonnées ; on obtient
ainsi un nuage de points que l’on cherche à relier dans la
courbe la plus simple ou la plus plausible – c’est l’étape de
la généralisation, qui comporte un risque logique, puisque
la courbe que l’on trace comporte une multitude de points
qui ne correspondent à aucune mesure réellement effectuée.
Reste la difficulté de donner à cette courbe une signification
mathématique, autrement dit de trouver l’idée ou le concept
de la courbe, la fonction mathématique qui la caractérise.
Cette troisième étape est celle de l’invention du concept par
le décryptage de la courbe. Par exemple, Kepler a décrypté
la signification de la trajectoire elliptique des planètes autour
du Soleil à partir des tables astronomiques de Tycho-Brahé :
il n’a certes pas inventé le concept géométrique d’ellipse,
mais il a inventé la loi selon laquelle pour toute position de
la planète, si on envisage en même temps quelques autres
points, parmi lesquels le Soleil, de façon à obtenir une figure
géométrique, on peut énoncer entre ces points la relation
quantitative qui sert de définition aux points d’une ellipse
et aux foyers. La proposition que les planètes avaient une
trajectoire elliptique, Kepler ne l’a pas conclue, par voie lo-
gique, de la connaissance des faits, mais l’a d’abord risquée
comme une hypothèse plausible qui devait être jugée par ses
conséquences expérimentales et par la fécondité et la validité
des prévisions qu’elle permet. Quand cette hypothèse passe

l’épreuve des faits, elle acquiert le statut de loi ou de concept


scientifique, sinon elle est abandonnée. Ce qui fait dire à
Poincaré que le problème de la probabilité des hypothèses

qui prétendent au titre de lois ou de concepts est le problème


essentiel de la méthode expérimentale 3. L’avantage majeur de
cette méthode quantitative est qu’elle permet de corréler des
concepts quantitatifs en une loi quantitative. Carnap insiste
sur l’efficacité des lois quantitatives pour expliquer les phé-
nomènes observés et pour en prédire de nouveaux, et note
que, même à l’aide d’un langage qualitatif très riche, on serait
bien en peine d’exprimer une loi, aussi simple soit-elle 4. Ce-
pendant la science ne saurait ignorer, remarque G. Canguil-

hem, les concepts qualitatifs, à moins de prétendre annuler


les variétés qualitatives par leur réduction à une différence

quantitative, prétention qui tourne court au premier coup


d’oeil : les couleurs perçues par l’oeil humain, c’est-à-dire les
variétés qualitatives des lumières simples, ne sauraient être

réduites à la différence quantitative des longueurs d’onde 5.

L’approche philosophique du concept

C’est précisément dans la réflexion sur le rapport entre


concepts quantitatifs et concepts qualitatifs que se joue
l’approche philosophique du concept. Hegel soutient, en ce
sens, que la quantité, par son accroissement ou sa diminu-
tion, se change en qualité, ce qui serait inconcevable si un
rapport à la qualité ne persistait dans la qualité « réduite » à
une différence quantitative 6. Il conçoit ce passage de la quan-
tité à la qualité comme un moment du devenir des essentia-
lités logiques. Par exemple, la vieillesse peut être considérée
comme l’aboutissement d’un phénomène quantitatif (nombre
d’années qui déterminerait des seuils d’âge : l’âge de la re-
traite, l’âge de la mise en retraite sociale dans les résidences
de « personnes âgées », etc.). Mais, si le premier seuil – l’âge
de la retraite – a un sens légal, il n’est évidemment pas pos-
downloadModeText.vue.download 189 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

187

sible de fixer le seuil de la vieillesse et de dire à une année


près à quel âge quelqu’un devient vieux ou une personne
âgée (à moins de dire qu’on devient vieux dès sa naissance
et que toute personne a un âge et, par conséquent, est âgée).
C’est l’interaction de ces deux types de concepts (passage
de la qualité à la quantité et de la quantité à la qualité) que
la philosophie cherche à arbitrer, tâche que Kant assigne à
l’usage régulateur des idées de la raison 7. Kant se sert du terme
d’horizon pour désigner le rôle régulateur et non constitutif
des principes rationnels d’homogénéité du divers selon les
genres, et de variété de l’homogène selon les espèces. L’hori-
zon, c’est la circonscription d’un territoire déterminé par des
points de vue, c’est la circonscription d’un genre, d’une es-
pèce ou d’une sous-espèce déterminés par des concepts. Le
concept, selon Kant, est le point de vue. On peut retenir de
sa métaphore visuelle qu’un horizon ne se décompose qu’en
horizons et jamais en points sans circonscription. De même
un concept ne s’analyse qu’en concepts, mais la conception
des concepts, leur horizon logique, ne peut être un concept
ordinaire. L’horizon logique renvoie à une structure trans-
cendantale de la connaissance, parfaitement résumée dans la
fameuse locution allemande als ob, « comme si » : les hommes
n’ont pas le droit d’espérer pouvoir se placer au point de
vue d’un intellect archétypal, mais doivent faire comme si
ce point de vue existait, idée régulatrice qui leur donne à la
fois l’unité systématique de la nature et l’unité rationnelle des
règles. Seul l’intellect archétypal aurait le point de vue cen-
tral, c’est-à-dire le concept qui serait aussi bien connaissance
qu’intuition, concept qui recevrait la forme (« concept » vient
de concipere, « recevoir »), mais qui également la produirait.
Or, ce que Kant s’interdit de penser, à savoir l’identification
entre l’horizon logique des concepts et les forces de la nature
naturante qui donnent des formes à connaître, Hegel ose le
penser dans la sursomption du moment du savoir représenta-
tif par le penser spéculatif, qui fait coïncider concept et réa-
lité dans la vie même du savoir, la connaissance ne pouvant
s’auto-organiser que par le développement ou la vie propre
du concept, condition sine qua non de la science. Pour
Hegel, la présentation que la logique habituelle donne de la
nature du concept permet simplement d’accéder à un enten-
dement qui immobilise l’activité de penser dans un ensemble
de représentations et de caractéristiques formelles. Seule la
logique dialectique peut accueillir en elle la puissance infinie
du concept, c’est-à-dire du concret et de ce qu’il y a de plus
riche dans la réalité. Le concept est, en effet, le fondement et
la totalité des déterminations antérieures, des catégories de
l’être et des déterminations de réflexion qu’il produit et qu’il
exprime. Dès lors, ce que Hegel demande au langage natu-
rel, c’est d’offrir au penser spéculatif, c’est-à-dire au concept,
toutes les ressources, non plus d’un symbolisme logique uni-
voque par convention, mais d’un discours toujours en procès
de production et de création de sens. Hegel met ainsi en
évidence le concept dans sa signification la plus radicale, qui
est d’exprimer la pouvoir humain d’inventer.

Véronique Le Ru

✐ 1 Aristote, De Anima, III, 4, trad. Barbotin, Les Belles Lettres,


Paris, 1966 ; Seconds Analytiques, II, 19, trad. Tricot, Vrin, Paris,
1962.

2 Bergson, H., La Pensée et le Mouvant, PUF, Paris, 1938.

Poincaré, H., La Science et l’Hypothèse, Flammarion, Paris,

1902.

4 Carnap, R., Les Fondements philosophiques de la physique,


Armand Colin, Paris, 1973.

5 Canguilhem, G., « Le concept et la vie », in Études d’histoire et


de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1968.

6 Hegel, G. W. Fr., Science de la logique (3 vol.), trad. P. J. La-


barrière et G. W. Jarczyk, Aubier-Montaigne, Paris, 1972-1981 ;
Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. M. de Gandillac,
Gallimard, Paris, 1966.
7 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et
B. Pacaud, PUF, Paris, 1968.

! CATÉGORIE, CLASSIFICATION, DIALECTIQUE, IDÉE, INVENTION,


LANGAGE NATUREL, LOGIQUE, PHILOSOPHIE, RÉALITÉ, SCIENCE

PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE

Entité intensionnelle, constituant d’un contenu de

pensée.

Le terme de concept a été utilisé dans l’histoire de la philo-


sophie dans diverses acceptions techniques. Dans son accep-
tion traditionnelle la plus courante, un concept est une idée
abstraite générale, constituant le sens d’un prédicat général.
(Cet usage n’est pas celui de Frege 1 pour qui un concept
est une entité objective abstraite, indépendante de l’esprit et
constituant la référence d’un prédicat.) Dans une conception
réaliste des concepts, un concept se distingue à la fois du pré-
dicat qui l’exprime et de la propriété qu’il signifie. Si Socrate
est philosophe, il exemplifie la propriété d’être philosophe,
et tombe sous le concept exprimé par le prédicat « est philo-
sophe ». On distingue, en outre, l’extension ou la dénotation
d’un concept – les objets auxquels il s’applique – de son
sens ou connotation – les propriétés qu’il connote. Ainsi, les
concepts exprimés respectivement par « est triangulaire » et
« est trilatéral » ont la même référence, mais une connotation
différente.

La philosophie de l’esprit contemporaine reprend l’usage


le plus courant du terme, selon lequel un concept est une
manière de penser à un objet particulier, une propriété, une
relation, ou un autre type d’entité (outre les concepts géné-
raux, certains philosophes admettent également l’existence
de concepts individuels, par exemple le concept associé au
nom « Socrate »). Elle se concentre essentiellement sur le rôle

que jouent les concepts dans l’explication des processus psy-


chologiques. Celle-ci présuppose qu’un individu donné peut
être dans le même type d’état cognitif en différentes occa-
sions, ou que des individus différents peuvent être dans le
même état psychologique. L’une des fonctions assignées aux
concepts est de rendre compte de cette stabilité cognitive
intra- et interindividuelle. C’est également en faisant appel

aux concepts que l’on cherche à expliquer les relations infé-

rentielles entre les pensées d’un individu et les propriétés de

productivité et de systématicité de celles-ci. Le débat contem-


porain porte donc en particulier sur ce que doivent être les
concepts pour pouvoir remplir ces rôles et sur les conditions
qu’un sujet doit satisfaire pour posséder un concept donné.

Selon la théorie classique, un concept est défini par un


ensemble de conditions nécessaires et suffisantes que doit
satisfaire un objet pour tomber sous le concept, et posséder
un concept revient à connaître cette définition. Wittgenstein 2
a soutenu, contre l’approche classique, que de nombreux
concepts, comme celui de jeu, étaient caractérisés non par
des conditions nécessaires et suffisantes, mais par des « res-
semblances de famille », ou des ensembles de similitudes par-
tielles. La psychologue E. Rosch, a développé, sous le nom de
théorie des prototypes, une approche voisine selon laquelle

un concept est représenté mentalement par un prototype réu-


nissant les propriétés les plus typiques des objets tombant
downloadModeText.vue.download 190 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

188

sous le concept. L’appartenance d’un objet à un concept est


alors fonction de son degré de ressemblance au prototype.
Plusieurs philosophes, dont Fodor 3, ont toutefois reproché
à la théorie des prototypes de ne pas permettre de rendre
compte de la compositionnalité des représentations mentales
et linguistiques. À la théorie classique s’oppose également
l’approche causale développée par H. Putnam et T. Burge
(voir extemalisme / internalisme), qui soulignent que le sens
de nombreux concepts n’est pas assimilable à une défini-
tion connue des utilisateurs, mais comporte une dimension
indexicale et dépend en partie des relations causales qu’un
individu entretient avec son environnement physique ou
sociolinguistique.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert,


Seuil, Paris, 1971.

2 Wittgenstein, L., Investigations philosophiques, trad. P. Klos-


sowski, Gallimard, Paris, 1961.

Fodor, J. A., Concepts, Clarendon Press, Oxford, 1998.

Voir-aussi : Peacocke, C., A study of Concepts, MIT Press, Cam-


bridge (MA), 1992.

! CONTENU, EXTERNALISME / INTERNALISME, REPRÉSENTATION,


SÉMANTIQUE

CONCEPTION
Du latin conceptio, concipere, pour « recevoir ». En allemand Auffassung,
de fassen, « saisir », « comprendre, concevoir, interpréter ».

GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES

Formation d’un être à la suite de la fécondation d’une


ovule par un spermatozoïde. De ce premier sens dérive
le sens logique du terme qui désigne la formation d’un
concept ou d’une représentation d’une chose dans l’esprit.

Du point de vue du sujet connaissant, la conception est l’ac-


tion de concevoir, l’acte de l’intelligence qui lie les idées des
choses, saisit des rapports et les enchaîne dans un raisonne-
ment. Du point de vue de l’objet, la conception est le résultat
de cette activité intellectuelle, la représentation ou l’ensemble
des concepts produits par cette activité.

La conception ordonne et enchaîne les concepts fournis


par l’exercice des facultés intellectuelles. En tant qu’enchaîne-
ment, la conception est l’expression même du raisonnement

et de la science, si l’on se réfère à la distinction qu’opère

Socrate, à la fin du Ménon, entre l’opinion vraie et la science :


les opinions vraies sont comme les statues de Dédale qui
prennent la fuite si on néglige de les fixer, alors que la
science les attache par un raisonnement de causalité 1. Aris-

tote insiste également sur la corrélation de la science et de


la causalité : on parvient à la science quand on est instruit
de la cause, la science est la conception des principes et des
causes 2. Mais parfois l’esprit, faute d’attention, de réflexion
et de méthode, ne saisit pas adéquatement les rapports des
choses, d’où il arrive qu’il ne les conçoit pas ou les conçoit
mal. Descartes indique que la prévention et la précipitation
sont les deux sources principales des conceptions erronées
et propose de chercher dans les arts mécaniques l’illustration
de processus intellectuels méthodiques pour exercer l’esprit
à être attentif et à se faire des conceptions vraies des choses 3.
Dans la règle X des Règles pour la direction de l’esprit, il incite
à exercer l’esprit à découvrir les différents types d’ordre que
présentent les arts mécaniques, à imiter les artisans qui ont

pour méthode de suivre scrupuleusement un ordre ou un

principe simple, ce qui conduit à la méthode de résolution de

problèmes difficiles. Ainsi, l’esprit s’accoutume à se représen-


ter les choses sous les rapports qui leur sont propres, c’est-à-
dire à se rendre familière la conception rigoureuse des choses
par l’attention et à l’étendre par l’exercice.

Véronique Le Ru

✐ 1 Platon, Ménon, trad. Croiset, Les Belles Lettres, Paris, 1923.

2 Aristote, Métaphysique, A, 2, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1966.

3 Descartes, R., Regulae ad Directionem Ingenii, in OEuvres

(t. X), publiées par Adam et Tannery (11 tomes), Paris, 1897-

1909 (et un tome XII, supplément contenant la vie de Descartes


par Charles Adam, publié en 1913), rééd. en 11 tomes par le
CNRS et Vrin, Paris, 1964-1974, 1996 ; Règles pour la direction
de l’esprit, trad. J. Brunschwig, in OEuvres philosophiques (t. 1),
Garnier, Paris, 1963.

! CONCEPT, MÉTHODE, REPRÉSENTATION

Opération centrale chez Husserl, entendue en un sens plus étroit par la


philosophie critique kantienne.

PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN.

Alors que la philosophie critique 1 entend dans la

conception une opération exclusive de l’entendement for-


mateur de concepts a priori, les catégories, et qui s’oppose

à l’opération de l’imagination, qu’elle soit reproductrice ou

créatrice, la phénoménologie étend l’opération en ques-

tion à tous les actes de la conscience 2.

« Conception » est une traduction possible de Auffassung,


au même titre que « appréhension », sans doute plus courant
dans les traductions françaises de textes de phénoménolo-

gie. Aux antipodes de tout conceptualisme, qui verrait dans

cette opération la simple saisie ou formation d’un concept,

la conception, au sens de la phénoménologie, est l’acte par


lequel un sujet appréhende un objet, qu’il soit perçu, ima-

giné, empathisé ou prédiqué dans le cadre d’un jugement 2 et 3.

Natalie Depraz

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Gallimard, Paris, 1982.

2 Husserl, E., Recherches logiques, PUF, Paris, 1959-61-62.

3 Husserl, E., Idées directrices...I, PUF, Paris, 1950.

! ACTE, APPRÉHENSION, CONCEPT, IMAGINATION,


INTENTIONNALITÉ, JUGEMENT, PERCEPTION

CONCEPTUALISME

GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES

Théorie suivant laquelle les concepts sont considérés

comme les produits d’une construction de l’esprit.

À l’origine, c’est la position défendue au XIIIe s. par saint


Thomas d’Aquin, qui cherche à surmonter l’opposition des
deux positions antagonistes du réalisme (les universaux
comme les genres et les espèces existent à l’état séparé)
et du nominalisme (les universaux sont de simples noms)
dans la Querelle des universaux. Selon lui, les genres et les
espèces sont des prédicables quand on les dit ou les attri-
bue à un sujet (aspect logique), et sont des universaux en
tant qu’ils sont dans plusieurs sujets (aspect métaphysique).
Il leur refuse cependant l’existence réelle hors des choses

d’où l’esprit les tire par abstraction. Par exemple, Socrate


est réellement un homme, mais l’humanité n’a pas d’exis-

tence réelle hors des individus humains qui la composent.


downloadModeText.vue.download 191 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

189

Guillaume d’Occham, au siècle suivant, refuse cette com-


promission thomiste. Dans une position franchement nomi-
naliste, il nie qu’aucun universel soit une substance hors de
l’âme dans un sujet quelconque ; l’universel n’est qu’une

intention de l’âme, c’est-à-dire une conception apte à être


attribuée à un grand nombre de sujets.

Cette Querelle des universaux, si elle cesse avec le


Moyen Âge et le renversement, aux XVIe et XVIIe s. du para-

digme aristotélicien, renaît pourtant de ses cendres aux XVIIe

et XVIIIe s., quand on cherche à fonder une théorie de la


définition. Comme on ne peut pas tout définir ni tout prou-
ver, il faut poser, selon Pascal, des termes primitifs qui ont
un sens universel, même s’ils ne désignent pas la réalité de
la chose, mais seulement le rapport du nom à la chose 1. Sa
théorie de la définition est nominaliste, elle repose sur les
termes primitifs qui servent à composer des définitions de
noms, c’est-à-dire sur des explications de ce qu’on entend
par un mot. À l’inverse, selon la conception réaliste, une
théorie de la définition repose sur des définitions de choses,
c’est-à-dire sur des définitions qui expliquent l’essence
des êtres. Leibniz se démarque de ce débat entre nomi-
nalisme et réalisme au fondement du débat par la théorie

de la définition qu’il propose : le problème du raisonne-

ment se résout par l’élaboration de définitions adéquates,


c’est-à-dire conformes au degré de composition des idées,

toute démonstration n’étant qu’un enchaînement de défini-

tions 2. Sur la question des universaux, Leibniz, même s’il

repousse le réalisme des idées, confère aux concepts un


fondement dans la réalité en tant qu’ils correspondent à l’es-
sence objective des choses. Il maintient une ressemblance
des choses singulières entre elles dans laquelle consiste la
généralité. C’est dans cette ressemblance, qui est une réalité,
qu’il faut chercher l’essence des genres et des espèces, ce
qui le conduit, dans les Nouveaux Essais sur l’entendement
humain, à opposer Théophile (son porte-parole) à Phila-

lèthe (Locke). Ainsi, pour Leibniz, tout se passe comme si


les universaux étaient des réalités, bien qu’ils n’en soient
pas. D’Alembert considère, de manière pragmatique, que
ce sont les intérêts pratiques d’une définition qui importent,
et non les discussions d’ordre métaphysique sur la nature

du langage : les définitions expliquent la nature de l’objet

tel qu’on le conçoit, mais non tel qu’il est 3. Sa théorie de la


définition reste cependant sous-tendue par une conception

des termes primitifs ou des idées simples brouillée de natu-

ralisme, même si elle annonce en un sens le conceptualisme


critique de Kant 4. Pour ce dernier, les concepts purs et a

priori de l’entendement sont des catégories qui structurent


toutes nos représentations.

Véronique Le Ru

✐ 1 Pascal, Bl., L’esprit géométrique, in OEuvres complètes, Seuil,


Paris, 1963.

2 Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain,

Garnier-Flammarion, Paris, 1966.

3 Alembert, J. (d’), Les éléments de philosophie suivis des éclair-


cissements, « Éclaircissement II », Fayard, Paris, 1986.

4 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et


B. Pacaud, PUF, Paris, 1968.

! CONCEPT, NOMINALISME, RÉALISME, UNIVERSAUX

CONCERNEMENT

En allemand, Betroffenheit.

PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE

Chez Heidegger, disposition propre au Dasein : la récep-

tivité de ce dernier à autrui et aux choses dans le com-


merce avec le monde ambiant.

Le Dasein étant toujours disposé selon une tonalité affec-


tive, le commerce avec le monde ambiant ne relève ni de la

simple perception, ni de l’observation, car autrui et les choses


m’abordent selon différentes modalités allant de l’attraction

à la répulsion. N’étant pas simplement ressenties ou vues,


les choses me concernent, faisant encontre en m’affectant de

façon plus ou moins forte.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 29, § 30, Tü-
bingen, 1967.

! DASEIN, DISPOSITION
PSYCHOLOGIE

Moment originaire d’entrée dans la folie, caractérisé


par l’expérience irrépressible d’un individu qui se retrouve
au centre des mouvements et des intentions du reste des

hommes. Dépourvue de signification au départ, cette ex-


périence se colore ensuite des nuances du délire, qui naît
de la tentative de l’expliquer.

La notion a été introduite par H. Grivois dans ses travaux sur


la « psychose naissante ». Fréquents dans les bouffées psycho-
tiques à l’adolescence, les récits d’expérience de concerne-
ment, ou de glissement de l’individu en position de « centra-
lité » où il s’oppose au reste du monde, sont rapportés à une
expérience de déréglage des harmonies non conscientes qui
ajustent notre motricité à celle de nos semblables. Ce trouble
primaire, fin de l’interaction motrice, est asémantique, mais
sert de fondement aux attributions d’intention à autrui et aux
choses qui font le texte ultérieur des délires (de relation, de
persécution, etc.). Le concept rompt avec l’idée d’un sens
caché du délire.

▶ Le concernement apparaît comme le coeur conceptuel de


toute théorie qui pense la folie comme un phénomène initia-
lement unitaire, à la charnière du physiologique et du mental.
Le recours décisif à la notion d’intentionnalité précise ici des
intuitions cliniques classiques en psychiatrie.

Pierre-Henri Castel

✐ Grivois, H., le Fou et le mouvement du monde, Grasset, Paris,

1995.

Grivois, H., et Dupuy, J.-P., Mécanismes mentaux, mécanismes

sociaux, La Découverte, Paris, 1995.

! FOLIE, INTENTIONNALITÉ, PSYCHOSE

CONCORDANCE

! ANALOGIE

CONDENSATION
En allemand : Verdichtung, « condensation », « compression »,
« concentration ».

PSYCHANALYSE

Mécanisme caractéristique des processus inconscients


(processus primaire) par lequel les investissements – les
downloadModeText.vue.download 192 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

190
quantités d’énergie psychique –, détachés des représen-
tations auxquelles ils sont liés, sont sommés par dépla-

cement sur une seule, située au carrefour de plusieurs

chaînes associatives. L’intensité de l’investissement pro-


voque un changement d’état de la représentation, qui est

hallucinée.

La condensation se retrouve au principe de toutes les forma-


tions de l’inconscient (actes manques, lapsus, mots d’esprit,
symptômes psycho-névrotiques), mais l’hystérie et l’interpré-
tation du rêve 1 sont, pour Freud, l’occasion privilégiée de son

étude. La condensation est, avec le déplacement, la prise en


compte de la figurabilité et l’élaboration secondaire, un des
quatre mécanismes du travail du rêve, qui transforme – dé-
forme – le contenu latent du rêve en son contenu manifeste.

Le récit du contenu manifeste du rêve est plus court que ce


que les associations du rêveur permettent de reconstruire de
son contenu latent. Chaque élément du contenu manifeste
renvoie à plusieurs significations latentes (surdétermination).
La condensation favorise ainsi la contraction du rêve, même

si chaque signification latente détermine plusieurs éléments


différents du contenu manifeste : « Des associations d’idées
mènent d’un élément du rêve à plusieurs pensées [latentes],

d’une pensée à plusieurs éléments » 2.

▶ L’articulation – problématique – des processus inconscients,


des mécanismes de la langue et des figures de rhétorique
pose la question du symbolisme. R. Jakobson, reprenant l’op-
position saussurienne entre paradigme et syntagme, distingue
deux types d’aphasie, selon que les troubles touchent l’acti-
vité de sélection ou celle de substitution. La condensation

et le déplacement, relèvent, selon lui, de l’association par

contiguïté, comme la synecdoque et la métonymie 3 ; Lacan


identifie, quant à lui, condensation et métaphore 4.

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung (1899), G.W. II-III, l’Interpré-


tation des rêves, [line] chap. VI, 1, PUF, Paris, 1999.

2 Ibid., p. 247.

3 Jakobson, R., « Deux aspects du langage et deux types d’apha-


sie » (1956), in Essais de linguistique générale, Minuit, Paris,
1963.

4 Lacan, J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient » (1957), in


Écrits, Seuil, Paris, 1966.

! AFFECT, DÉPLACEMENT, INCONSCIENT, « NÉVROSE, PSYCHOSE


ET PERVERSION », PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, RÊVE

CONDITIONNEL

En grec : sunéménon, en latin : connexum.

LINGUISTIQUE, LOGIQUE

Se dit de toute proposition de la forme « Si p, alors q »,


et conditionnel le connecteur correspondant.

Les propositions conditionnelles (ou hypothétiques) sont


celles qui unissent un antécédent p et un conséquent q au
moyen du connecteur « si... alors ». Dès l’Antiquité, la ques-
tion de leur sens et de leurs conditions de vérité a fait l’ob-
jet de rudes disputes, au point qu’un poète grec a dit que
même les corbeaux sur les branches discutent de la nature

des conditionnels.

Ce sont les stoïciens, bien plus qu’Aristote, qui ont intro-


duit en logique l’étude des propositions conditionnelles, qui
jouent un rôle essentiel également dans leur théorie de la
connaissance. Dès les Mégariques, un débat s’instaura sur ces

propositions : Philon soutenait que si p alors q est faux seu-


lement si l’antécédent est vrai et le conséquent faux, et vrai
et équivalant à non p ou q (conditionnel dit philonien ou
vérifonctionnel, ou implication matérielle) ; Diodore soute-

nait au contraire qu’elles ne sont vraies que si le conséquent


suit nécessairement de l’antécédent (« si p est vrai, alors q doit

être vrai »).

Pascal Engel

CONDITIONNEMENT

PSYCHOLOGIE

Acquisition de comportements par stimulation puis


réponse de l’organisme.

Il en existe deux types. Le premier fut isolé par Pavlov : un

stimulus « neutre » (sonnerie) devient par répétition le déclen-

cheur (ou stimulus « conditionnel ») de la réponse (saliva-

tion), même quand le stimulus « inconditionnel » (viande)


manque. À ce cas « classique » s’ajoute le conditionnement
« opérant » de Skinner, où la réponse (le rat appuie sur le
levier, au début par hasard) est nécessaire pour obtenir le

stimulus inconditionnel (nourriture) qui vient donc après, en-

clenchant un cycle qui explique la conduite instrumentale du


rat. Cette « loi de l’effet » (Thorndike) réduit la conduite donc
finalisée à un comportement standard d’essais et d’erreurs.
Les deux types sont soumis aux même lois (d’extinction, de

généralisation et de discrimination). Ils ont des applications


en psychothérapie (méthodes d’aversion, d’exposition, etc.)
et pour l’éducation. Skinner a enfin étendu sa théorie gé-
néralisée du conditionnement à l’apprentissage du langage,
et même à une philosophie radicalement instrumentale des
valeurs morales et sociales.

▶ C’est d’ailleurs ce caractère purement instrumental du


concept qui l’obscurcit. Les deux conditionnements sont-ils

deux faces d’un même processus, ou bien leur rapproche-

ment n’est-il que verbal ? Ensuite, ni le rôle de la disposi-


tion de l’organisme à répondre au stimulus, ni la produc-
tion spontanée de comportements selon des règles (comme
quand on prononce une phrase jamais dite auparavant, ob-
servait Chomsky) n’ont jamais pu s’intégrer à une théorie du
conditionnement. D’explication ultime, il a été relégué par
le cognitivisme à un moyen local et partiel d’expliquer le

comportement.

Pierre-Henri Castel

✐ Le Ny, J.-F., Conditionnement et apprentissage, PUF, Paris,

1975.

! COMPORTEMENT, RÉACTION, STIMULUS-RÉPONSE

CONDUITE

PSYCHOLOGIE

Restriction sur la classe des comportements pour


isoler des manifestations particulières comme l’attente,

l’échec, la prise de risque, l’aide, etc., qui toutes exigent la

personnalité.

Adoptée à partir de Janet, la distinction entre comportement


et conduite témoigne de la dimension contextuelle et ho-
listique des comportements quand on les appréhende dans
le milieu social et comme doté de sens. En particulier, une
downloadModeText.vue.download 193 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

191

conduite peut-être liée à un caractère. Une conduite implique


aussi la possibilité de la prise de conscience et de la respon-

sabilité. Elle procède donc du refus d’une confiscation béha-


vioriste de la notion de comportement.

Pierre-Henri Castel

! COMPORTEMENT

∼ CONDUITE DE VIE

Traduction de l’allemand Lebensführung, expression centrale de la sé-


mantique de M. Weber, qui peut être considérée comme un équivalent
d’« ethos », d’« habitus » (parfois précisé comme « psychophysiolo-
gique »), ou encore de « style de vie », expressions que Weber utilise
également à l’occasion. L’expression ne fait jamais l’objet d’une défini-
tion explicite de la part de Weber.

SC. HUMAINES

1. Type de pratiques rapportées à un champ déterminé


(ainsi, « conduite de vie économique »). – 2. Unité du com-
portement d’un groupe social dans l’ensemble de ses pra-
tiques et manifestations.

La systématisation de la traduction du terme Lebensführung


par « conduite de vie », dans les traductions françaises de

Weber, est récente 1. Les traductions anciennes faisaient

usage de différents termes et expressions, de sorte que le


rôle cardinal de ce concept dans la terminologie wébé-
rienne y est généralement occulté. La récurrence du terme et
de la problématique qui lui est attachée est particulièrement
frappante dans la Sociologie des religions de Weber. On ren-
contre cette expression dès l’Éthique protestante et l’esprit
du capitalisme (1904-1905) 2, ainsi que dans l’Anticritique 3,
où la référence à la conduite de vie permet à Weber de pré-
ciser, en réponse à ses critiques, l’objet exact de sa démons-
tration dans l’Éthique protestante : non pas « déduire » le ca-
pitalisme du protestantisme, mais rendre compréhensible un
aspect de la conduite de vie des entrepreneurs capitalistes
(l’ascèse professionnelle) du point de vue de son condi-
tionnement religieux originaire. La différence des conduites
de vie, singulièrement dans leurs dimensions économiques,
demeure l’un des axes de la comparaison interculturelle ef-
fectuée dans l’Éthique économique des religions mondiales
(1915-1920) 4. Cette comparaison illustre la solidarité de la
thématique de la conduite de vie avec l’interrogation sur la
différence des types d’homme 5 façonnés par les différentes
civilisations, ainsi qu’avec la distinction des types de ratio-
nalisation propres à ces civilisations.

Récemment redécouverte par les commentateurs de


Weber, la thématique de la conduite de vie n’a pas de véri-
table postérité. C’est à partir d’autres références, avec des
prémisses et des conséquences en partie différentes, que
P. Bourdieu élabore par exemple la notion d’habitus. On
peut toutefois considérer que l’entreprise de N. Elias 6 pour
penser conjointement les transformations des structures des
sociétés occidentales et celles de l’« économie psychique »

des agents s’inscrit dans la continuité de la thématique


wébérienne.

Catherine Colliot-Thelene

✐ 1 Weber, M., Sociologie des religions, Présentation par


J.P. Grossein, Gallimard, Paris, 1996, p. 120.

2 Weber, M., Die protestantische Ethik und der Geist des Kapi-
talismus, 1re publication in Archiv für Sozialwissenschaft und
Sozialpolitik, 1905. Version augmentée in Gesemmelte Aufsätze

zur Religionsoziologie, 1920. Trad. fr. : L’éthique protestante et


l’esprit du capitalisme, Flammarion, Paris, 2000.

3 Weber, M., Antikritik zum « Geist des Kapitalismus », 1re pu-


blication in Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik,
Bd. 30, 1910, p. 176-202.

4 Weber, M., Die Wirtschaftskritik der Weltreligionen, I, II, III,


1re publication in Archiv für Sozialwissenschaft und Soziologie,
resp. Bd. 41, 1916, Bd. 42, 1916/17, Bd. 44, 1917/18. Version

en partie remaniée de l’ensemble in Gesammelte Aufsätze zur

Religionssoziologie, 1920/21. Sont disponibles en français le Ju-


daïsme antique, Pocket, Paris, 1997 ; Confucianisme et Taoïsme,
Gallimard, Paris, 2000 ; divers extraits in Weber, M., Sociologie
des Religions, op. cité (note 1), 329-486.

Hennis, W., la Problématique de Max Weber, PUF, Paris, 1996.

6 Elias, N., Über den Prozess der Zivilisation, Shurkamp Ver-

lag, Francfort, 1997, trad. en deux ouvrages : la Civilisation des


moeurs, France Loisirs, Paris, 1997 ; la Dynamique de l’Occi-
dent, Presses-Pocket, Paris, 1990.

CONFIRMABILITÉ

PHILOS. SCIENCES

Capacité d’une hypothèse ou d’une théorie scientifique


à être soumise à un test empirique.

Seules les hypothèses et théories dont on peut tirer des

conséquences empiriques sont confirmables. La question de

savoir à quelles conditions le résultat d’observations ou d’ex-

périences peut être considéré comme confirmant une théorie


ou une hypothèse fait l’objet de la théorie de la confirmation

ou de l’inférence inductive 1. La question, logiquement anté-

rieure, de la confirmabilité, a pu être envisagée, par Popper

par exemple 2, comme synonyme de celle de la démarcation


entre théories scientifiques et non scientifiques : seules les

théories qui possèdent des conséquences empiriquement tes-

tables peuvent être qualifiées de scientifiques, les autres ne

portant pas sur la réalité. Même au sein des théories scienti-


fiques, il n’est pas toujours facile de savoir si telle hypothèse
singulière est confirmable, car, comme l’a montré Duhem,

ce n’est jamais une seule hypothèse qui est testée dans une

expérience, mais tout un ensemble d’hypothèses, parmi les-

quelles les hypothèses dites « auxiliaires » sur le fonctionne-

ment des appareils de mesure 3.

Anouk Barberousse

✐ 1 Carnap, R., Logical Foundations of Probability, 2e éd., 1962,


The University of Chicago Press, Chicago. Et Hempel, C. « Stu-
dies in the logic of confirmation », 1945, in Aspects of Scientific
Explanation and Other Essays in the Philosophy of Science, The
Free Press, New York, 1965.

2 Popper, K., Logik der Forschung, 1934, « La logique de la dé-


couverte scientifique », Payot, Paris, 1982.

3 Duhem, P., la Théorie physique, son objet, sa structure, Vrin,


Paris, 1906.

! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), EXPÉRIMENTATION,


HYPOTHÈSE, INDUCTION

CONFIRMATION (THÉORIE DE LA)

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

Théorie de la relation entre une hypothèse scientifique


et les données empiriques qui l’étayent, développée princi-
palement au XXe s. au sein du positivisme logique.

Les précurseurs de la théorie contemporaine de la confir-


mation sont Leibniz, pour qui un langage de la science logi-
quement transparent permettrait de résoudre toutes les dis-
downloadModeText.vue.download 194 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

192

putes, et la logique inductive de Mill. Au XXe s., les positivistes


logiques essayèrent de formaliser le degré de confirmation

d’une hypothèse H par des données. E. Carnap 1 le définit

comme la proportion des états de choses possibles dans les-


quels H et E valent, comparé au nombre de cas dans les-

quels les données valent. L’école bayésienne a développé


cette théorie de la mesure de la probabilité des hypothèses

et incorporé la logique inductive au sein de la théorie des

probabilités subjectives.

▶ Parmi les obstacles à l’entreprise, il y a le fait que les


données sont nécessairement finies, alors que les hypo-
thèses couvrent un nombre infini d’instances, la varia-
bilité du langage dans lequel se confirment les hypo-
thèses, et des paradoxes, comme ceux de Hempel et de
Goodman. Popper, contre Carnap, rejette l’idée même de
confirmation des hypothèses, pour lui opposer la notion
de falsifiabilité.

Pascal Engel

✐ 1 Carnap, R., Logical Foundations of Probability, University

of Chicago Press, Chicago, 1950.

! BAYÉSIANISME, ÉNIGME DE GOODMAN, FALSIFIABILITÉ, HEMPEL

(PARADOXE DE), INDUCTION

CONJECTURE

Du latin cum, « ensemble », et jacere, « jeter » : « jeter ensemble,


projeter,
présumer ».

PHILOS. SCIENCES

Énoncé encore non démontré, mais qui paraît plausible


ou fécond.

Au sens courant, une conjecture est une supposition plus

ou moins arbitraire. La science reprend ce terme en raffi-

nant son usage : une conjecture est une supposition qui


attend d’être effectivement démontrée ou vérifiée. Certaines
conjectures sont célèbres, notamment en mathématiques,
telles la conjecture de Riemann à propos des racines d’une
fonction particulière (la fonction « zêta ») ou celle de Fermat,
à présent démontrée.

Dans les sciences empiriques, les conjectures sont accep-

tées comme des hypothèses particulièrement utiles.

K. Popper a étendu le rôle des conjectures à l’ensemble

de la démarche des sciences empiriques 1. Selon lui, ces

sciences ne peuvent avoir pour but de vérifier des lois


(car elles ne sont jamais universellement vérifiables), mais

seulement de tester des conjectures en cherchant à les

« réfuter ». Plus une conjecture résiste aux tentatives de

réfutations auxquelles elle est soumise, plus elle possède

de valeur.

▶ La science empirique, sans perspective de fondation ul-


time, serait alors intrinsèquement conjecturale, et non plus
seulement par défaut.

Alexis Bienvenu

✐ 1 Popper, K., Conjectures et Réfutations (1963), trad. M.-I. et

M.-B. de Launay, Payot, Paris, 1985.

Voir-aussi : Poincaré, H., la Science et l’Hypothèse (1902), Flam-


marion, Paris, 1968.

! DÉMONSTRATION, FALSIFIABILITÉ, HYPOTHÈSE, MÉTHODE

CONJONCTION

LINGUISTIQUE, LOGIQUE

Particule logique « et », ou relation qu’elle exprime. La

conjonction « et » est un connecteur logique liant deux


propositions. Une proposition conjonctive est vraie si et

seulement si ses deux constituants le sont.

Dans la logique des propositions des stoïciens, les conditions


de vérité des propositions conjonctives servent de modèle à
leur conception du mélange des éléments : un élément faux
suffit à les rendre fausses, comme une goutte de vin s’étend
à la mer entière. Les médiévaux s’intéressaient à la question
de savoir s’il y a différentes sortes de conjonctions, car, si
un livre contient une proposition fausse, il semble difficile

de dire qu’il est tout entier faux. Dans la langue naturelle,

la conjonction n’a pas toujours son sens vérifonctionnel de


constante logique (« il tomba et mourut » n’équivaut pas à « il
mourut et tomba »).

▶ Au-delà des liens entre propositions, la conjonction in-

dique-t-elle une relation ontologique ? Le monde est-il une


conjonction de faits séparés ?

Pascal Engel

✐ Brunschwig, J., Études sur les philosophies hellénistiques,


PUF, Paris, 1993.

! CONDITIONNEL, CONSTANTE LOGIQUE, DISJONCTION

« Epistémologie et théorie de la connais-


sance »

CONNAISSANCE

GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN.

Classiquement, « croyance qui soit à la fois vraie et

justifiée » 1.

Cette définition ne concerne que la connaissance proposi-

tionnelle, ou factuelle, alors que nous pouvons également


connaître des gens, des lieux, de même que nous savons
nager ou rouler à bicyclette. Ce dernier type de connaissance
peut être qualifié de « pratique » et conçu comme une com-
pétence, acquise ou non. La différence entre connaissance
propositionnelle et connaissance d’objets singuliers a été thé-
matisée par Russell sous l’opposition entre « knowledge by

description » et « knowledge by acquaintance » 2.

La définition classique de la connaissance proposition-


nelle, qui met l’accent sur la justification, engage à mettre
en relation les croyances d’un sujet qui sont susceptibles
d’être des connaissances avec d’autres croyances pouvant
être considérées comme des raisons de les tenir pour vraies.
On peut cependant mettre en cause cette conception inter-
naliste de la connaissance, et considérer que les croyances
méritant le titre de connaissances sont celles qui pro-

viennent de notre contact avec les faits extérieurs, à condi-


tion qu’elles soient causées en nous par des mécanismes

fiables. La conception causale de la connaissance 3 est sus-

ceptible de donner naissance à une « théorie naturalisée de


la connaissance » (naturalized epistemology 4) qui considère
que les questions à résoudre sont plus scientifiques que
philosophiques. Il est enfin possible de prendre en compte
l’origine sociale de l’immense majorité de nos connaissances

et de faire la théorie de la transmission de connaissances par


downloadModeText.vue.download 195 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

193

le témoignage d’autrui 5. Quelle que soit l’option choisie, la


question principale est de déterminer dans quelles condi-
tions une croyance peut être tenue pour vraie lorsqu’il ne
s’agit pas simplement d’un heureux hasard cognitif.
Les connaissances scientifiques ont souvent joué le rôle
d’exemple privilégié dans la réflexion sur la connaissance,
comme étant justifiées par excellence. À la suite des travaux
de Kuhn 6 et de ceux qu’il a inspirés, les historiens, philo-

sophes et sociologues des sciences ont insisté sur l’impor-


tance des connaissances tacites, c’est-à-dire dont la justifica-
tion est difficilement accessible, dans l’activité scientifique.

Anouk Barberousse

✐ 1 Platon, Théétète, Flammarion, Paris, 1994. Et Locke, J., An


Essay concerning human understanding (1690), « Essai concer-
nant l’entendement humain », Vrin, Paris, 2001.

2 Russell, B., Our Knowledge of the External World (1914), « La


méthode scientifique en philosophie », Payot, Paris, 2002.

3 Dretske, F., Knowledge and the Flow of Information (1981),


MIT Press, MA, Cambridge.

4 Quine, W.O., « Epistemology naturalized » (1969), in Ontologi-


cal Relativity and Other Essays, New York, Columbia University
Press. Et Kornblith, H., éd., Naturalized Epistemology, MA, Cam-

bridge, MIT Press, 1985.

5 Goldman, A., Knowledge in a Social World, Oxford University


Press, Oxford, 1999.

6 Kuhn, T., The Structure of Scientific Revolutions (1962), « La


structure des révolutions scientifiques », Flammarion, Paris,
1983.

Voir-aussi : Bonjour, L., The Structure of Empirical Knowledge,


Harvard University Press, Harvard, 1985.

Craig, E., Knowledge and the State of Nature, Oxford University


Press, Oxford, 1990.

Lehrer, K., Theory of Knowledge, Westview Press, 1990.

! CROYANCE, JUSTIFICATION, RAISON, VÉRITÉ

∼ CONNAISSANCE TACITE

PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE

Se dit des connaissances dont le contenu n’est pas expli-

citement présent à l’esprit, qui ne sont pas conscientes ni

accessibles à la conscience.

On peut, à la suite de P. Engel 1, distinguer trois catégories de


connaissances tacites. La première renvoie aux dispositions
et aux habitudes qui peuvent être manifestées dans nos ac-
tions ou comportements sans être immédiatement présentes à
l’esprit. On appelle également connaissances tacites certaines
connaissances qui sont des conséquences plus ou moins di-
rectes de notre savoir global. Par exemple, nous savons taci-
tement que les chats sont plus petits que les autobus, même
si nous n’avons jamais considéré explicitement cette proposi-
tion. Enfin, sont appelées tacites les connaissances produites
ou exploitées par des systèmes modulaires de traitement de
l’information dissociés des systèmes conscients, comme les

principes qui guident les inférences inconscientes opérées


par les systèmes perceptifs, ou la connaissance des règles
grammaticales postulée par la linguistique chomskienne.

▶ La notion de connaissance tacite n’est pas sans rencon-


trer de résistance. Certains voient une dérive intellectualiste
dans son application à des dispositions ou habitudes qui
relèvent plutôt d’une pratique ou d’un savoir-faire. En outre,
l’idée de connaissances tacites en principe inaccessibles à la
conscience paraît incohérente à des philosophes qui, comme

J. Searle 2, font de l’accessibilité à la conscience un critère

essentiel du mental.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 Engel, P., Philosophie et Psychologie, Gallimard, Folio, Paris,


1996.

2 Searle, J., la Redécouverte de l’esprit, trad. C. Tiercelin, Galli-


mard, Paris, 1994.

Voir-aussi : Polanyi, M., The Tacit Dimension, Routledge,


Londres, 1967.

! CONNAISSANCE, CONSCIENCE, MODULARITÉ

CONNEXIONNISME

Calque de l’anglais connectionism.

PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE

Conception de la modélisation de la cognition qui s’ins-

pire du fonctionnement des réseaux de neurones.

Le connexionnisme, encore appelé théorie des réseaux de


neurones, ou traitement parallèle distribué, est une approche
de la cognition rivale du paradigme symbolique, qui s’est lar-
gement développée à partir des années 1980. Cette approche
est issue de la tradition cybernétique, dont les fondateurs,

W. McCullogh et W. Pitts 1, ont proposé en 1943 la première


modalisation des neurones formels.

Qu’est-ce qu’un réseau connexionniste ?

Le connexionnisme propose une conception de l’activité co-


gnitive inspirée de ce que l’on sait du système nerveux. L’idée
fondamentale est qu’un réseau connexionniste est constitué
par un ensemble d’unités élémentaires, dont chacune pos-
sède un certain niveau d’activation ; ces unités sont connec-
tées entre elles de sorte que les unités actives puissent activer

ou inhiber d’autres unités. Le réseau forme ainsi un système


dynamique tel que, lorsqu’on lui fournit une entrée initiale,

l’activation se propage dans le réseau jusqu’à atteindre un


état stable. Les réseaux connexionnistes comportent en outre
une méta-dynamique : le poids des connexions entre uni-
tés élémentaires peut être modifié, ce qui les rend suscep-
tibles d’apprentissage. Il existe plusieurs types d’architec-
tures connexionnistes, qui sont différents par leurs modes de
connectivité entre unité, et par leurs règles d’activation pour
les unités. Il existe également différentes familles de méta-dy-
namiques ou modes d’apprentissage de ces réseaux 2.

Paradigme connexionniste
et paradigme symbolique

Ces deux paradigmes peuvent être considérés comme des


approches computationnelles de la cognition. Ils mettent tou-
tefois en jeu une conception très différente du calcul. Alors
que le paradigme symbolique conçoit la cognition comme un
processus de manipulation de symboles en conformité avec
des règles, le connexionnisme la conçoit comme un calcul
parallèle distribué sur l’ensemble d’un réseau. Le connexion-
nisme se distingue également par sa conception des repré-
sentations. Celles-ci ne sont plus conçues comme des suites

de symboles dotés d’une syntaxe et d’une sémantique com-

positionnelles et ayant un format propositionnel, mais ce sont


les états d’activation d’un réseau qui reçoivent une interpré-

tation sémantique. Les représentations ne sont pas discrètes,

mais distribuées et surimposées de telle sorte que les mêmes


downloadModeText.vue.download 196 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

194

unités ou connexions peuvent remplir de multiples rôles


représentationnels plutôt qu’un rôle donné. Enfin l’interpré-
tation assignée à ces états d’activation n’est pas arbitraire,
comme c’est souvent le cas dans les systèmes symboliques.
Dans la mesure où le réseau est connecté à des entrées sen-
sorielles réelles, où les états d’activation sont le produit d’un
apprentissage, l’intentionnalité des représentations peut être
considérée comme authentique et non comme projetée par
un interprète externe.

Forces et faiblesses du connexionnisme

Les réseaux connexionnistes ont l’avantage d’une certaine


plausibilité neurobiologique. Leurs capacités d’apprentis-
sage, de modélisation des processus de catégorisation et de
reconnaissance des formes constituent leurs points forts 3.
Toutefois, certains critiques voient dans le connexionnisme
une résurgence de l’associationnisme, et mettent en cause
les capacités des réseaux à modéliser les capacités cognitives
supérieures impliquées notamment dans les tâches de raison-

nement. Fodor et Pylyshyn 4 soutiennent que ces réseaux, qui

n’emploient pas de représentations symboliques dotées d’une


syntaxe compositionnelle, ne sauraient rendre compte de la
productivité et de la systématicité de la pensée, autrement dit
de la capacité à produire et à comprendre des propositions
appartenant à un ensemble infini. En réponse à ces critiques,
certains connexionnistes essayent de montrer que l’on peut
rendre compte de la systématicité de la pensée sans faire
intervenir des représentations dotées d’une syntaxe composi-
tionnelle explicite, d’autres admettent la complémentarité des
approches symbolique et connexionniste et développent des
modèles hybrides.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 McCulloch, W. S., et Pitts, W., « A Logical Calculus of the


Ideas Immanent in Nervous Activity », in Anderson, J. A., et
Rosenfeld, F. (éd.), Neurocomputing : Foundations of Research,
MIT Press, Cambridge (MA), 1988.

2 Bechtel, W., et Abrahamsen, A., le Connexionnisme et l’esprit,


trad. J. Proust, La Découverte, Paris, 1993.

3 McClelland, J. L., et Rumelhart, D., Parallel Distributed Pro-


cessing. Explorations in the Microstructure of Cognition, MIT
Press, Cambridge (MA), 1986.

4 Fodor, J. A., et Pylyshyn, Z. W., « Connectionism and Cognitive


Architecture : a Critical Analysis », Cognition, 28, 1988, pp. 3-71.

Voir-aussi : Horgan, T., et Tienson, J., Connectionism and the Phi-


losophy of Psychology, MIT Press, Cambridge (MA), 1996. McDo-
nald, G., et McDonald, C., Connectionism, Blackwell, Oxford,

1995.

! NEUROSCIENCES

CONNOTATION
Du latin connotare, composé de cum, « avec », et de notare, « noter ».

LINGUISTIQUE

Condition qu’un objet doit satisfaire pour qu’on puisse


lui appliquer correctement le terme.

C’est J. S. Mill 1 qui introduit, dans son Système de logique,


la distinction devenue classique entre termes dénotatifs et
termes connotatifs. Selon Mill, la contribution d’un terme
dénotatif n’est rien d’autre que l’individu qu’il permet de
désigner. On peut donc l’identifier à ce qu’on appellerait au-
jourd’hui sa référence. La signification d’un terme connotatif,
en revanche, est une condition qui doit être satisfaite par un
ou plusieurs objets pour que le terme puisse être appliqué à

ces objets. Ainsi, dans la phrase « Paris est une capitale », le

nom propre dénote une certaine entité mais ne connote rien,

tandis que la partie prédicative connote la condition d’être

une capitale. La conception millienne des noms propres


comme termes non connotatifs a été défendue par Kripke,
dans ses conférences sur la nomination 2, et elle fait figure
d’orthodoxie. Elle pose cependant certaines questions. Si les
noms propres ne connotent pas, comment expliquer que

des noms qui n’ont pas de réfèrent puissent exprimer une


information ? Comment expliquer, d’autre part, que des noms

propres possédant la même dénotation puissent contribuer


par des informations différentes à certaines phrases ?

Pascal Ludwig

✐ 1 Mill, J. S., Système de logique, Mardaga, Bruxelles, 1988.

2 Kripke, S., la Logique des noms propres, Minuit, Paris, 1982.

! DESCRIPTION, RÉFÉRENCE

CONSCIENCE

Du latin consciencio. En allemand, Bewusstsein, « conscience psycholo-


gique », et Gewissen, « conscience morale ».

Traditionnellement visée comme une instance morale faisant contre-

poids à la scientia en la redoublant et en l’enroulant dans un mouvement


réflexif et spéculatif, la conscience prend une valeur autonome dans l’his-
toire de la philosophie lorsque, pour désigner l’identité de l’ontogenèse
et de la phylogénèse, Hegel choisit de donner à la conscience une place
inédite. Désignant alors le sujet pris dans le mouvement dialectique où
se produit son effectivité, la conscience, qui avait encore un sens pra-
tique chez Kant, devient pour la philosophie contemporaine une catégo-
rie aussi distincte du sujet pensant qu’elle l’est du simple moi. Bien
loin,
alors, de renvoyer à l’intimité des sentiments, elle prend la valeur d’une
unité fondatrice qui sait se porter vers la chose pour la viser et la
réduire.

PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE

Chez Heidegger, ce qui atteste de la possibilité existen-


tielle d’un pouvoir-être authentique du Dasein.

Si le Dasein atteint dans le devancement de la mort à la trans-

parence de son existence, cette transparence n’est qu’une


possibilité ontologique exigeant une attestation ontique. La
conscience donne cette attestation. Elle est un phénomène
originaire du Dasein qui doit se comprendre hors de toute
connotation théologique ou morale. Appel du souci, elle est
caractérisée comme une voix qui ne dit rien, mais convoque

le Dasein à son pouvoir-être authentique. L’appel le rappelle


à sa facticité, le constituant comme projet nul et jeté. Cette
voix apparaît comme extérieure, car elle est celle du Dasein
dans son étrangeté, en tant qu’il n’est pas chez soi. Le Dasein
déchu est donc appelé par le Dasein factice à être authen-

tique en tant qu’il se projette dans l’avenir, devant assumer sa

facticité selon une non-maîtrise constituant sa nullité. Perdu

dans la déchéance, le Dasein n’entend plus que le On ; seul

l’appel de la conscience peut briser l’écoute du On, s’oppo-

sant au bavardage et se manifestant comme silencieux. La


conscience convoquant l’être soi-même du Dasein hors de
la perte dans le On, son appel vient de moi tout en me dé-
passant. Comprendre la conscience comme appel du souci

signifie vouloir-avoir-conscience. Cette compréhension exis-


tentiale de la conscience permet d’expliquer la conception
vulgaire de la conscience morale comme juge ou guide. L’ap-

pel de la conscience parlant sur le mode du faire-silence, il ne

saurait donner une prescription normative positive. Il s’agit

donc d’exhiber une instance originaire, selon laquelle l’appel,

en tant que rappel d’un pouvoir-être authentique factice, livre


downloadModeText.vue.download 197 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

195

au Dasein sa possibilité la plus propre, en le renvoyant dans


l’appel du souci à son être-jeté.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967,


§ 54-57.

! AUTHENTIQUE, DASEIN, DÉCHÉANCE, ÊTRE-JETÉ, EXISTENTIAL,


ON, SOUCI

PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE

Au sens large, ensemble des phénomènes qui consti-


tuent notre vie mentale à l’état d’éveil. En divers sens tech-
niques, formes particulières de manifestation de notre vie
mentale ou d’accès à nos processus mentaux.

Variétés de la conscience
Le terme de « conscience », au sens psychologique, comporte
plusieurs acceptions renvoyant à différents phénomènes de
notre vie mentale.

En un premier sens, un animal ou un être humain sont


dits conscients s’ils sont en état d’éveil et sont réceptifs aux
stimulations sensorielles provenant de leur environnement.
La conscience phénoménale désigne les aspects qualitatifs de
notre expérience perceptive tant interne qu’externe ; la ma-
nière dont les choses nous apparaissent subjectivement, par
exemple, ce que nous éprouvons lorsque nous ressentons
une douleur ou avons une sensation. La conscience intros-
pective ou réflexive renvoie à la capacité que nous avons
d’inspecter mentalement le cours de nos pensées, et notam-
ment la capacité que nous avons de former des pensées de
second ordre sur le fait que nous sommes dans un certain
état mental. La conscience de soi consiste en la possession
par un sujet d’un concept de soi, et en la capacité à utiliser
ce concept pour conférer une certaine unité à sa vie mentale
en appréhendant ses pensées et expériences comme siennes.
Enfin, on peut dire d’un état mental qu’il est accessible à la
conscience si une représentation de son contenu peut être
librement mobilisée dans le raisonnement ou le contrôle
de l’action et peut être rapportée verbalement. N. Block 1 a
récemment proposé de désigner cette acception du nom de
conscience-accès.

Les états mentaux sont-ils

par définition conscients ?

La thèse de Descartes et de Locke selon laquelle tout le


domaine du mental est conscient est aujourd’hui largement
contestée. Deux grandes catégories d’états mentaux doivent
être distinguées : les états comme les croyances ou les désirs,
qui ont un contenu intentionnel, et les états sensoriels ou
qualia, comme les douleurs et les sensations de rouge. Un
grand nombre de philosophes s’accordent pour penser que
tous les états sensoriels, sont conscients au sens phénoménal,
l’idée de sensation inconsciente paraissant incohérente dans
la mesure où le fait d’avoir une certaine qualité subjective
apparaît constitutif de ce qu’est une sensation. En revanche,
beaucoup pensent aujourd’hui que les états intentionnels
ne sont pas toujours conscients. C’est toutefois la notion de
conscience-accès plutôt que de conscience phénoménale qui
est alors en jeu, car il ne semble pas qu’une phénoménolo-
gie distinctive soit associées aux croyances et autres attitudes
propositionnelles. Une pensée sera alors dite consciente ou
inconsciente selon que son contenu sera ou non accessible
à un moment donné aux systèmes de raisonnement et de

verbalisation. Certains philosophes récusent toutefois au-

jourd’hui les deux notions de conscience phénoménale et de


conscience-accès et proposent une théorie purement méta-

représentationnelle de la conscience, selon laquelle un état


n’est conscient que pour autant qu’il est accompagné d’une
pensée d’ordre supérieur.
Inconscient cognitif et

inconscient freudien

Si nombre de philosophes de l’esprit partagent avec la psy-


chanalyse l’idée que conscience et intentionnalité sont disso-
ciables et donc que la notion de pensée inconsciente n’a rien
d’incohérent, inconscient freudien et inconscient cognitif pré-

sentent toutefois des caractéristiques assez différentes. L’in-


conscient freudien au sens strict consiste en des désirs et des

pensées qui cherchent sans cesse à se manifester, mais sont


rendus inaccessibles à la conscience par l’action constante
de mécanismes de refoulement. L’inconscient freudien n’est
pas en principe inaccessible à la conscience puisque les
techniques psychanalytiques de levée du refoulement ont
précisément pour objectif de permettre au sujet de prendre
conscience de ces désirs et pensées. En revanche, dans les
sciences cognitives et en philosophie de l’esprit, l’idée d’états
mentaux en principe inaccessibles à la conscience est cou-
ramment admise. Cette inaccessibilité n’est pas considérée
comme l’effet d’une dynamique des pulsions, mais comme
une conséquence de la manière dont notre système percep-
tivo-cognitif est structuré. Il comporte des sous-systèmes mo-
dulaires et des niveaux de représentation subpersonnels. On
a donc affaire à un inconscient structurel et non dynamique.

▶ La notion de conscience la plus problématique aux yeux


des philosophes de l’esprit contemporains est très certaine-
ment celle de conscience phénoménale. Il semble que nous
nous trouvions devant un fossé explicatif : les approches
fonctionnalistes ou physicalistes de l’esprit ne semblent pas
pouvoir expliquer l’existence de notre expérience subjective.
Pour l’essentiel, trois tendances se dessinent face au carac-
tère mystérieux de l’expérience subjective. À un extrême,
les éliminativistes, comme D. Dennett 2, nient la cohérence
de la notion traditionnelle de la conscience phénoménale

et l’existence même des phénomènes auxquels cette notion


renvoie. À l’autre extrême, des philosophes tels D. Chalmers 3
ou F. Jackson 4 considèrent que la conscience phénoménale

est irréductible et que cette irréductibilité manifeste l’incom-


plétude fondamentale des conceptions fonctionnalistes ou
physicalistes de l’esprit. Enfin, certains philosophes pour-
suivent une voie moyenne et, tout en admettant l’existence
de la conscience phénoménale, nient son irréductibilité, soit
qu’ils tentent, comme D. Rosenthal 5, d’en rendre compte
dans le cadre d’une théorie méta-représentationnelle de la
conscience, soient qu’ils considèrent, comme F. Dretske 6,
que les états phénoménaux correspondent à un type particu-
lier de représentations dotées d’un format représentationnel
non-conceptuel.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 Block, N., « On a Confusion about a Function of

Consciousness », Behavioral and Brain Sciences, 18, 1995,


pp. 227-287.

2 Dennett, D., La conscience expliquée, trad. P. Engel, Odile

Jacob, Paris, 1993.

3 Chalmers, D., The Conscious Mind, Oxford University Press,


Oxford, 1996.
downloadModeText.vue.download 198 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

196

4 Jackson, F., « What Mary didn’t Know », Journal of Philosophy,


1986, pp. 291-295.

5 Rosenthal, D., « Two Concepts of Consciousness », Philosophi-


cal Studies, 49, pp. 329-59, 1986.

6 Dretske, F., Naturalizing the Mind, MIT Press, Cambridge

(MA), 1995.

Voir-aussi : Block, N., Flanagan, O., et Güzeldere, G. (éd.), The

Nature of Consciousness –Philosophical Debates, MIT Press,

Cambridge (MA), 1997.

Searle, J., le Mystère de la conscience, trad. C. Tiercelin, Odile


Jacob, Paris, 1999.

! CONNAISSANCE TACITE, MATÉRIALISME, NEUROSCIENCES,


QUALIA

PSYCHOLOGIE

Propriété spécifiquement humaine de subjectivité

puis de réflexivité (conscience d’être conscient) des expé-

riences mentales.

Pour le psychologue, la notion de conscience a longtemps

été de celle qui ne s’offre à une étude non-philosophique (ou


positive) que par la pathologie, soit par ses absences ou ses
troubles partiels, soit dans le cadre d’une théorie des instances
qui composent la personnalité (en psychanalyse notamment).
Une difficulté notoire en psychiatrie est ainsi qu’une vigilance

réactive et structurée aux événements internes ou externes

n’est nullement incompatible avec une maladie mentale ai-


guë 1, ni n’empêche, parfois, l’abolition du discernement au
sens médico-légal (commandant la responsabilité). Le souci
récent de naturaliser la conscience par la neurobiologie, en
définissant les paramètres physiologiques de la vigilance
cérébrale (Crick et Koch) a en revanche l’intérêt de fixer
l’horizon de ce qui serait peut-être irréductiblement psycho-
logique dans la conscience (le quale, « l’effet que ça fait »
d’être conscient, dit Nagel2), parce qu’aucune explication
matérielle n’épuise l’intuition de la subjectivité. Mais ce n’est
pas plus qu’un horizon et il n’existe pas de programmes de
recherche consistants sur la conscience en neuropsychologie.
Une exception est le cas des sujets qui n’ont pas conscience
de percevoir certains stimuli visuels, s’avèrent capables d’en
décrire des propriétés (Young 3 et Revonsuovo) ; une autre,

les « états de conscience modifiés » (hypnose, etc.) dans les-

quels on tente de corréler des écarts de la vigilance cérébrale

avec l’intentionnalité des états mentaux, voire les relations au


monde qui découlent de tels « éveils » 4.

Plusieurs distinctions psychologiques réduisent cepen-


dant la généralité du terme. La « conscience en acte » de
Piaget 5 s’oppose ainsi à la « prise de conscience » comme le
savoir-faire au savoir réfléchi qu’on sait faire. Piaget, en inté-
grant ainsi la conscience à l’agir, récuse l’interdit béhavioriste
jeté sur les entités introspectives. Sauf ce facteur de l’agir, la
conscience en acte évoque le contraste, net en anglais, entre
l’awareness pré-réflexive et la consciousness réfléchie dont
la conscience de soi est la forme achevée. L’awareness est
aussi stratifiée : il y a un état fonctionnel d’accès aux faits

dont on a conscience, et qui saisit plutôt des occurrences sin-

gulières, état qui se différencie d’un autre, non-fonctionnel,

qui traite plutôt des types, et qui émerge notamment dans les

comportements où je me montre « au courant » de ce dont


je parle. L’effort réductionniste porte plutôt sur la conscience

d’accès ; l’awareness qualitative est la cible d’un matérialisme


éliminativiste 6.

▶ Ces distinctions isolent des niveaux opératoires de


conscience. Elles font bon marché des usages du mot dans
l’interlocution (dire « j’ai conscience de... » c’est exclure qu’au-

trui puisse avoir conscience comme moi ; cela n’a ni contenu

informatif, ni n’en revendique). Ainsi la conscience sert à

marquer l’insubstituabilité des places, ce qui complique la

querelle sur l’irréductible vécu conscient d’un égard néces-

saire pour le contexte des jeux de langage qu’on joue quand


on en parle. Il se peut alors que des facteurs culturels conta-
minent l’objectivation psychologique de la conscience.

Pierre-Henri Castel
✐ 1 Ey, H., La conscience, Desclée de Brouwer, Paris, 1963.

2 Nagel, T., Mortal Questions, Cambridge, 1979.

3 Young, A.W., et Revonsuo, A., Consciousness in Philosophy

and Cognitive Neurosciences, New York, 1994.

4 Etévenon, P., L’homme éveillé, Tchou, Paris, 1990.

Piaget, J., La prise de conscience, PUF, Paris, 1974.

6 Dennett, D., La conscience expliquée, Odile Jacob, Paris, 1993.

! INCONSCIENT, PSYCHANALYSE

PSYCHANALYSE

« La psychanalyse ne peut placer l’essence du psychique

dans la conscience, mais il lui faut au contraire envisager

la conscience comme une qualité du psychique, qui peut


s’ajouter à d’autres qualités ou demeurer absente. [...] Ici
est le premier schibboleth de la psychanalyse. »1

Partant de l’efficience de la suggestion posthypnotique et


de l’analyse des symptômes, rêves, lapsus et traits d’esprit,
Freud postule un inconscient dynamique, étranger au pré-
conscient-conscient. Système, lieu et qualité, ce dernier per-
çoit, et a fonction d’interface et de pare-excitation vis-à-vis du
monde extérieur. Il n’accède aux processus psychiques que

par perception des représentations de mots et des sensations

de plaisir-déplaisir. L’analogie de l’appareil psychique avec


une ardoise magique place la conscience au lieu de la feuille
transparente protectrice : mémoire et conscience s’excluent 2.

▶ « Les deux éclaircissements, à savoir la vie pulsionnelle de

la sexualité n’a pas à être complètement domptée en nous,

et les processus psychiques sont en soi inconscients, et ils ne


deviennent accessibles au moi et soumis à lui qu’à travers une

perception incomplète et non fiable, sont équivalents à l’affir-


mation que le moi n’est pas maître dans sa propre maison. Ils
présentent ensemble la troisième blessure de l’amour-propre
[après Copernic et Darwin] que je souhaiterais nommer la
blessure psychologique. »3 Freud a mis en cause les philoso-

phies de la conscience. On attend encore une philosophie


qui tiendrait compte de l’inconscient freudien.

Michèle Porte
✐ 1 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), « Le moi et le ça », in

OEuvres complètes. Psychanalyse, XVI, PUF, Paris, 1991, p. 258.

2 Freud, S., Notiz über den « Wunderblock » (1925), « Le bloc-

notes magique », in OEuvres complètes. Psychanalyse, XVII, PUF,

Paris, 1992, pp. 137-144.

3 Freud, S., Eine Schwierigkeit der Psychoanalyse (1917), G. W.,

XII, p. 11, « Une difficulté de la psychanalyse ».

! INCONSCIENT, MÉMOIRE, REPRÉSENTATION, TOPIQUE


downloadModeText.vue.download 199 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

197

MORALE

Sentiment intérieur par lequel l’homme juge ses

propres actions selon leur valeur morale, connaissance

intuitive du bien et du mal qui permet ce jugement.

En français, le sens moral du terme précède de loin de

sens cognitif, qui n’apparaît qu’au XVIIe s. Il traduit le latin

conscientia, qui traduit lui-même le grec suneidêsis, en par-

ticulier dans cette phrase de saint Paul : « Quand des païens,

sans avoir de loi, font naturellement ce qu’ordonne la loi, ils

se tiennent lieu de loi à eux-mêmes, eux qui n’ont pas de loi.

Ils montrent que l’oeuvre voulue par la loi est inscrite dans

leur coeur ; leur conscience en témoigne également ainsi que

leurs jugements intérieurs qui tour à tour les accusent et les


défendent. » 1.

Pour saint Augustin, l’homme reçoit de Dieu une


conscience morale, en tant qu’il est un être qui doit agir,
comme il reçoit la lumière naturelle en tant qu’il est un être

qui doit connaître. C’est une illumination morale par laquelle

le Maître intérieur enseigne à tous ce qu’il faut faire (vivre

avec justice, subordonner les choses moins bonnes aux meil-

leures, attribuer à chaque chose son dû, etc.) 2.


Thomas d’Aquin insiste en revanche, en ramenant la
conscientia à l’étymologie cum alio scientia, sur le fait que la
conscience n’est pas une puissance mais un acte de l’intellect

qui connaît la loi morale et l’applique aux cas particuliers 3.

Dès lors, deux interprétations de la conscience morale


sont possibles (qui ne sont pas nécessairement incompa-
tibles), selon qu’on souligne en elle l’acte intellectuel ou
l’illumination intérieure. De la première témoigne encore
aux XVIIIe s., la définition donnée par l’Encyclopédie Dide-
rot-d’Alembert : « Acte de l’entendement, qui indique ce qui
est bon ou mauvais dans les actions morales, et qui pro-
nonce sur les choses qu’on a faites ou omises ; d’où il naît
en nous-mêmes une douce tranquillité ou une inquiétude im-
portune » (de Jaucourt). De la deuxième témoigne quelques

années plus tard la définition du Dictionnaire de l’Académie


de 1762 : « Lumière intérieure, sentiment intérieur par lequel
l’homme se rend témoignage à lui-même du bien et du mal
qu’il fait ». C’est à cette dernière tendance qu’il faut rattacher
le célèbre passage de Rousseau qui, dans la Profession de foi
du vicaire savoyard, fait de la conscience, qu’il définit comme
un principe inné de justice et de vertu qui nous permet de

juger nos propres actions et celle des autres comme bonnes

ou mauvaises, un guide naturel pour l’homme en matière mo-

rale dont la présence est témoignage immédiat de l’existence

de Dieu en nous : « Conscience ! conscience ! instinct divin,

immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant

et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et

du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui

fait l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions. » 4.

Colas Duflo

✐ 1 Saint Paul, Épitre aux Romains, 2, 14-15, Traduction OEcu-


ménique de la Bible, Livre de Poche, Paris, 1980.

2 Cf. saint Augustin, le Libre arbitre, II, 28.

3 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, Q. 79, art. 13, cité par

E. Balibar dans sa préface à John Locke, Identité et différence,


L’invention de la conscience, Seuil, Paris, 1998, p. 22.

4 Rousseau, J.-J., Émile, L. IV, Garnier-Flammarion, Paris, 1966,


p. 378.

La conscience morale est-

elle l’effet des bons senti-


ments ?

La conscience morale est-elle l’effet des

bons sentiments ? Le problème vient de

ce que l’expression « bons sentiments »

est devenue péjorative – au jugement de la

conscience morale, et aussi de l’immoraliste qui, de plus,

les met dans le même sac. Le moraliste reproche aux

bons sentiments d’ignorer la réalité du mal ; l’immora-


liste, d’en ignorer la nécessité, et il va jusqu’à réduire

toute conscience morale à ce que la conscience morale


réprouve : si la conscience morale est l’effet des bons
sentiments, elle vaut autant qu’eux, et il n’y a plus alors

de sentiments que l’on puisse qualifier de bons. Mais

les bons sentiments sont-ils finalement si mauvais ?

Ce que la conscience, morale ou immorale, reproche aux

bons sentiments, n’est-ce pas d’étouffer la conscience

sous la morale ? Si la conscience ne veut pas tomber


dans ce qu’elle dénonce, elle doit distinguer entre ce que

sont les « bons sentiments » et ce qu’il faut en penser.

EXIGENCES DES BONS SENTIMENTS

O n peut définir les bons sentiments en trois points :


d’abord, ils se donnent pour appréhension immédiate et

évidente du bien, inscrit dans la nature bonne de l’homme ;

en conséquence, ils agissent directement pour le bien, en


obéissant au premier mouvement, sans calcul, sans souci des
conséquences, sans hésitation ni remords, sans principes et
sans règles. Ainsi, sûrs de leur droit, certains de détenir l’uni-
versel dans leur singularité, épris de justification, ils reven-
diquent l’approbation et la reconnaissance.

RÉPONSE DE LA CONSCIENCE MORALE

F ace à cette dernière exigence, la conscience morale est


embarrassée. Elle est partagée entre ce qu’elle ne peut
accepter et ce à quoi elle ne peut se soustraire. La recon-
naissance est en effet un devoir, mais non un droit qu’on
puisse exiger d’autrui. Exiger la reconnaissance, quoi de plus
immoral ?

Sur tous les points mentionnés, la conscience morale est


tentée d’accuser les bons sentiments d’immoralité. D’abord,
les bons sentiments ne font de bien qu’à ceux qui les
éprouvent. Manquant de force, de prudence et de justice,
ils sont versatiles, aveugles, égocentriques. Elle montrera en

outre que les trois traits qui les définissent forment une lo-
gique de l’impuissance : c’est parce que les bons sentiments
font consister la morale dans la seule évidence de la sensibi-

lité subjective qu’ils se heurtent à l’ordre du monde, et que


leur déconvenue les réduit à en appeler à l’approbation pour

se consoler et se consolider devant les malheurs du monde.


En somme, ce que la conscience morale peut reprocher aux
bons sentiments, c’est de n’être ni conscients ni moraux.

Le bien, enseigne-t-elle, n’est jamais donné. En matière


morale, la conviction d’être du côté du bien est délirante et
présomptueuse ; les bons sentiments traitent les symptômes

plutôt que les causes, ils sont irréfléchis et potentiellement


catastrophiques : sous couvert de bonté, s’arrogeant tous
downloadModeText.vue.download 200 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

198

les droits « par humanité », ils font plus de dégâts que les
princes de ce monde mus par leur seul intérêt. C’est ainsi,
par exemple, que Freud et Bullitt 1 accusent impitoyable-
ment l’idéalisme d’un président américain d’être à l’origine
« d’une véritable condamnation à mort de la civilisation euro-
péenne » : ils décèlent dans cet idéalisme « la véritable anti-
thèse de la force qui “toujours désire le mal et toujours crée le
bien” ». Au reste, la plupart du temps, comme ils se heurtent
au cours du monde, qui s’oppose à leurs bonnes intentions,
les bons sentiments sont sans efficacité et se retranchent dans
une vertu immaculée qui refuse de se compromettre avec la
réalité, ne serait-ce que pour la comprendre 2. Ils rabattent la
raison sur la conscience du bien : pourquoi alors se fatiguer à
comprendre, puisque ce qu’on déplore est autant irrationnel
que déraisonnable ? Il ne leur reste plus qu’à s’indigner du
mal et à élever le ton devant ceux qui cherchent à connaître

les causes des choses et des passions 3. Les bons sentiments


sont alors soupçonnés de n’être pas si inconscients qu’on
le croit. À la bonne foi apparente se substitue la mauvaise
foi revendicative, à l’inconscience réelle, la volonté d’ignorer.
Ainsi Sartre 4 montre que, si l’on défend si farouchement l’in-
nocence enfantine, c’est pour charger quelqu’un d’ignorer ce
que nous savons et ne voulons pas savoir. Bref, les bons sen-
timents n’ont qu’une apparence de moralité, ils dissimulent la
mauvaise foi, l’hypocrisie et la lâcheté. Les bons sentiments
sont devenus de mauvais sentiments.

On le voit : si la conscience morale dérivait des bons sen-

timents, tels qu’elle les juge, elle serait anéantie. Le bien se


réduirait à un sentiment instable et subjectif, la volonté à la
velléité, la loi à une généralité.

LA RECONNAISSANCE DE LA DETTE

C ’est que le tort des bons sentiments réside dans leur pré-
tention à légiférer immédiatement, à réduire la loi aux
moeurs, à confondre le coeur et la raison : ils confondent
la véritable universalité avec une généralité consensuelle
(se montrant ainsi complices du mal qu’ils combattent) et
la justice avec le lynchage (en pourchassant le mal au lieu
d’établir le droit). Inconscients des principes, ils peuvent les
contredire : « Une certaine tendresse de coeur, écrit Kant 5, qui
entre aisément dans un chaud sentiment de pitié, est belle et
aimable [...]. Seulement cette passion, née d’un bon naturel,
est toutefois faible et toujours aveugle. Car supposez que ce
sentiment vous entraîne à secourir à vos frais un indigent,

mais que vous ayez une dette à l’égard d’un autre et que vous
vous mettiez par là hors d’état de remplir le rigoureux devoir
qu’impose la justice... ». Nécessité fait loi, disent les bons
sentiments secourables ; nécessité n’est pas vertu, répond la
rigoureuse conscience morale.

Remarquons que l’argumentation de Kant suppose que,


abstraction faite du motif, l’acquittement de la dette est en
toute rigueur supérieure à la bienfaisance envers les indi-
gents, la justice à la charité. Il y a en effet toujours quelque
chose d’embarrassant dans la bienfaisance, car, d’une part,
celle-ci n’est jamais aussi manifestement morale que la
conscience de la dette alors que, d’autre part, la conscience
de la dette présuppose de fait l’existence de la bienfaisance.

Les bons sentiments sont en effet essentiellement ceux qui


nous poussent à venir en aide aux hommes malheureux, à
les soulager de misère, maladie et captivité. Avec la dépen-
dance qui en découle mûrit un autre fruit, moins plaisant :
le sentiment de la dette. C’est donc chez ces malheureux

qu’apparaît la conscience morale : les bons sentiments ne se

métamorphosent pas en conscience chez ceux qui les ont,


mais produisent cette conscience chez ceux qui bénéficient
de leurs effets. La conscience morale est l’effet des bons senti-
ments dans la mesure où elle est réponse à leur action.

Quand Nietzsche 6 affirme que « le sentiment du devoir, de


l’obligation personnelle, a tiré son origine des plus anciennes
et primitives relations entre créancier et débiteur », il observe
que nous pouvons nous acquitter du mal que nous avons fait
(par le châtiment), mais jamais du bien qu’on nous a fait. La
conscience morale n’est pas née du châtiment – qui en a re-
tardé l’apparition –, mais du « bienfait » de la société, dont les
hommes ne peuvent plus s’acquitter, dont ils sont devenus
définitivement dépendants et redevables. On peut dire que
ces analyses répondent à celles de Kant dans la Métaphysique
des moeurs. La reconnaissance, lit-on dans la Doctrine de la

vertu (§ 32), est l’unique devoir saint, auprès duquel tous les
autres devoirs sont simplement ordinaires, c’est-à-dire « un
devoir dont la violation peut anéantir (comme exemple scan-
daleux) le mobile moral de la bienfaisance dans son principe
même ». L’obligé demeure en effet toujours obligé : « il n’y a
aucun moyen de s’acquitter d’un bienfait reçu parce que celui
qui le reçoit ne peut jamais compenser l’avantage du mérite
que s’est acquis celui qui a donné, et qui consiste à avoir été
le premier à avoir été bienveillant », et cela quelle que soit la

nature de son motif 7. La conscience morale est donc bien un

effet de la bienfaisance qu’opèrent les bons sentiments, mais


un effet qui doit se retourner aussitôt sur son origine, pour
la modifier et la moraliser, pour l’empêcher de produire de
mauvais effets. Son devoir est de ne pas envenimer les sen-
timents. Face à leur priorité, la conscience morale n’a pas le
droit de protester, affirme Kant. Au lieu de les dénoncer pour
leur immoralité potentielle, elle doit faire au contraire comme
si les bons sentiments étaient moraux afin d’en prévenir les
revendications : elle doit non pas chercher, par la reconnais-
sance, à augmenter la bienfaisance, mais veiller simplement
à ce que celle-ci ne cesse pas d’être bienveillante et agir
comme si la bienveillance morale était son unique mobile.
La véritable conscience morale n’a pas le droit de supposer
que la bienfaisance d’autrui a un mobile autre que moral ;
sans cela la moralité ne commencerait jamais. Elle peut bien
critiquer en général les bons sentiments, mais ne peut accuser

quiconque de « bons sentiments ».

▶ La conscience morale ne doit donc pas être occasion de

scandale pour les bons sentiments, qu’il lui faut au contraire

cultiver. Si les sentiments, sans conscience, sont aveugles, la

conscience coupée des sentiments est vide. C’est parce que la

volonté humaine n’est pas sainte (c’est-à-dire toujours tournée


vers le bien) que la reconnaissance doit l’être, pour appuyer

la moralité sur la confiance en une possible coopération entre

les hommes. Il s’agit donc d’éviter que les bons sentiments


exigent un retour pour leur bienfaisance, en faisant d’un petit
bienfait pour moi un grand bien pour l’humanité.

JEAN-BENOÎT BIRCK ET ARIEL SUHAMY

✐ 1 Freud, S., et Bullitt, W., le Président T. W. Wilson. Un por-


trait psychologique (1938), trad. M. Tadié, Payot, Paris, 1990,
pp. 17 et 446.

2 Cf. Hegel, F., La Phénoménologie de l’esprit, « La Loi du coeur


et le Délire de la présomption » et « La Vertu et le cours du
monde », trad. J. Hyppolite, tome I, Aubier, Paris, 1983, pp. 302-

321.

3 Cf. Spinoza, B., Éthique, partie I, appendice, et partie III, pré-


face.
downloadModeText.vue.download 201 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

199

4 Sartre, J.-P., Vérité et existence, Gallimard, Paris, 1989, pp. 99-


101.

5 Kant, E., Observations sur le sentiment du beau et du sublime,

trad. B. Lortholary, tome I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1980,


pp. 461-462.

6 Nietzsche, F., Généalogie de la morale, II, § 8, trad. I. Hil-

denbrandt et J. Gratien, in OEuvres philosophiques complètes,


vol. VII, Gallimard, Paris, 1971, p. 232.

7 Cf. Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine de la vertu,


§§ 29-35, trad. J. et O. Masson, tome III, Gallimard, La Pléiade,
Paris, 1986, pp. 745-752.

Voir-aussi : Jullien, F., Fonder la morale, dialogue de Mencius

avec un philosophe des Lumières, Grasset, Paris, 1995, repris

sous le titre Dialogue sur la morale, Le Livre de Poche, Paris,


1998.

CONSÉQUENCE

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

La logique a pour objet l’usage rationnel du discours, elle


fournit les règles du raisonnement correct. Ainsi, les stoïciens,
esquissant le calcul propositionnel, avaient dégagé des sché-
mas d’inférence qu’ils nommaient tropes et qu’ils tenaient
pour évidents et principiels. Le premier schéma s’exprimait
sous la forme suivante (les propositions sont représentées
par des variables numériques ordinales) : « si le premier, le
second, or le premier, donc le second » et admettait l’applica-
tion canonique : « s’il fait jour, il fait clair, or il fait jour, donc
il fait clair ». Ce schéma est encore généralement repris dans
les systèmes de logique propositionnelle sous la forme de la
règle de détachement ou modus ponens (du latin ponere, « af-
firmer »), suivante : étant donné une proposition condition-
nelle et son antécédent, on peut détacher son conséquent.
Dans un système présenté axiomatiquement, cette règle per-
met déduction ou démonstration.

La déduction (notée ⊦) dérive une proposition B à partir

m
d’une suite finie d’hypothèses A1, A2, ..., An en recourant au
modus ponens.

La démonstration constitue un cas particulier de déduction


dans lequel ne figure plus aucune hypothèse. La proposition
démontrée B dérive alors des seuls schémas d’axiomes du
système au moyen du modus ponens. D’où : B, qui est alors
un théorème du système considéré. Déductions et démonstra-
tions, constituant des procédures syntaxiques de dérivation
des formules du système, relèvent de la théorie de la preuve.

Calcul, la logique est aussi un langage qui peut être inter-


prété, ce qui relève de la théorie des modèles inventée au
début des années 1930 par Tarski. En calcul des propositions,
par exemple, on appelle modèle une distribution de valeurs
de vérité qui rend vraie une formule donnée et on définit une
formule B comme conséquence logique d’une autre formule A
si et seulement si tout modèle de A est modèle de B, ce qui se
note : A ¬ B 1. On a ainsi : p, p ! q ¬ q, car si p et p ! q sont
vraies, alors, en vertu de la table du conditionnel (qui exclut
que l’on puisse déduire le faux du vrai), q est vraie. On défi-
nit alors comme valide toute formule C telle qu’on ait ¬ C, i.e.
une formule qui s’avère pour toute interprétation. Dans un
système complet, tel le calcul propositionnel, on établit que
toute formule démontrable est valide et réciproquement : A
si et seulement si ¬ A. Ainsi, dérivation syntaxique et séman-
tique se correspondent exactement.

Denis Vernant

✐ 1 « Sur le concept de conséquence logique », in A. Tarski,

Logique, sémantique, métamathématique, Granger, G. (éd),


A. Colin, vol. 2, Paris, 1974, pp. 114-152.

! DÉDUCTION, DÉDUCTION NATURELLE, MODÈLE, VALIDATION

CONSERVATION
Du latin conservatio, « action de maintenir et de sauvegarder ».

ESTHÉTIQUE

Principe de gestion raisonnée des monuments, adminis-


trée par des spécialistes et garantie par la loi, qui accom-

pagne dans l’histoire culturelle de l’Occident le souci des

« pierres de la Cité », et qui n’a cessé de s’étendre à de


nouveaux domaines.

Dans sa forme moderne, la conservation remonte aux huma-

nistes de la Renaissance, et notamment aux cercles de la curie

romaine, soucieux d’empêcher la disparition des monuments

antiques. L’impératif de conserver coïncide souvent au cours


de l’histoire avec des crises majeures de la culture, crises reli-
gieuses ou idéologico-politiques, marquées par la remise en
cause des liens traditionnels entre passé, présent et avenir.
Les origines de la conservation anglaise sont liées aux des-
tructions de la Réforme, tandis que la conservation française
naît largement de la Révolution, et de la condamnation du
« vandalisme » initiée par l’abbé Grégoire. La conservation dis-
tingue alors entre ce qui fait figure de déchets de l’histoire et
ce qui peut servir l’authenticité recouvrée de la communauté
nationale, au sein d’un espace public régénéré. Elle accom-
pagne ensuite l’élaboration d’une intelligibilité inédite du
passé, une fois les esprits « devenus capables de comprendre
l’homme à tous les degrés de civilisation » (F. Guizot).

Dans la seconde moitié du XIXe s., sous l’influence de la


Kultur allemande qui brandit « le drapeau de la politique
ethnographique et archéologique » (Renan), la conservation

s’élargit à tous les témoignages d’un milieu géographique et


humain : elle se territorialise au rythme de la construction des
différents États-nations. La pédagogie du sol natal s’accom-
pagne d’une multiplication des registres de conservation tan-
dis que la logique de l’indice gouverne, comme l’a montré
Ginzburg 1, les nouveaux savoirs gagés sur les objets, qu’ils

soient artistiques ou historiques. Enfin, au seuil du XXe s., l’his-


torien d’art viennois Riegl 2 juge qu’à « l’histoire événemen-
tielle de l’humanité, des peuples, des États, de l’Église » a suc-
cédé « l’histoire culturelle, qui valorise le fait le plus minime ».
Dès lors on assiste à la « réduction constante et inévitable de

la valeur monumentale objective » au profit de « l’objet le plus


insignifiant par son matériau, sa facture et sa fonction ».

Les multiples initiatives conservatrices de l’âge contempo-


rain se réclament tantôt d’une démarche savante aux curiosi-

tés chaque jour élargies, tantôt de légitimités politiques nou-


velles, tantôt enfin d’un principe de précaution récemment
apparu dans le débat public. Ainsi la « nature », considérée
comme bien commun de l’humanité, est-elle entrée dans

le champ de la conservation, tandis que la notion de patri-


moine mondial dessine un nouveau corpus des monuments
d’art et d’histoire, des sites, des lieux de mémoire ou des us
et coutumes ; les deux phénomènes ouvrent de nouvelles
perspectives au droit international, autant qu’elles requièrent
des définitions universelles (charte de Cracovie, 2000) et une
perspective dé-territorialisée.

▶ Les modalités de conservation et leur légitimité ont nour-


ri sur la longue durée des réflexions souvent exemplaires ;
downloadModeText.vue.download 202 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

200

par-delà les expertises spécialisées, celles-ci renvoient régu-


lièrement aux valeurs souvent antagonistes du savant et du
politique.

Dominique Poulot

✐ 1 Ginzburg, C., Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et his-

toire, trad. M. Aymard et al., Flammarion, Paris, 1989.


2 Riegl, A., le Culte moderne des monuments. Son essence et sa
genèse (1903), trad. D. Wieczorek, Seuil, Paris, 1984.

Voir-aussi : Haskell, F., l’Historien et les images, Gallimard, Paris,


1998.

Patrimoine, temps, espace. Patrimoine en place, patrimoine


déplacé. Entretiens du patrimoine 1996, sous la présidence de

F. Furet, Fayard, Paris, 1997.

Schnapp, A., la Conquête du passé. Aux origines de l’archéolo-

gie, éditions Carré, Paris, 1993.

CONSERVATION (PRINCIPE DE)

PHYSIQUE

Dans un système physique isolé, de nombreuses gran-

deurs physiques restent globalement constantes (lorsque


celui-ci subit certaines transformations), c’est-à-dire
qu’elles obéissent à un principe physique de conservation.
Dans de nombreux cas, la conservation d’une grandeur
physique s’exprime par l’invariance d’un être mathéma-
tique rattaché à cette grandeur.

Le point de départ de l’idée de conservation en physique


appartient de plein droit à la philosophie cartésienne. Dans
le chapitre VII du Monde ou Traité de la lumière, rédigé par
Descartes entre 1629 et 1633, ce dernier introduit trois règles
suivant lesquelles Dieu, qui « est immuable et agit toujours

de même façon », « fait agir la Nature de ce nouveau monde

et qui suffiront, comme je crois, pour vous faire connaître


toutes les autres ». Ainsi, l’immutabilité divine, la permanence
de son action, sert de fondement, étant entendu que l’action
par laquelle Dieu a créé le monde est la même que celle par

laquelle il le conserve, à ce que l’on est en droit d’appeler,


en termes modernes, des lois ou des principes généraux de
conservation. Ce faisant, les « règles » expriment, à l’intérieur
de ces principes généraux de conservation, les transforma-

tions pouvant intervenir dans les mouvements des différentes


parties de la matière.

Ces règles reprises et transformées par Huygens, Newton


et Leibniz conduiront à la formulation, dans un système isolé,
au principe de la conservation de la quantité de mouvement

au cours du temps. Si

(V, Vitesse, M, Masse) repré-

sente la quantité de mouvement, alors la somme vectorielle


des quantités de mouvement de chacun des éléments du sys-

tème considéré est constante au cours du temps :

Le principe de conservation de l’énergie mécanique d’un


système s’exprime par la somme des énergies cinétique Ec et
potentielle Ep. L’énergie Ec résulte du mouvement des élé-

ments, et Ep, des positions relatives des éléments.

Le principe de conservation de l’énergie constitue, au-

jourd’hui, un élément central dans la construction des nou-


velles théories, en ce sens que l’on préfère toujours, semble-t-

il, introduire de nouvelles entités ou de nouveaux paramètres

plutôt que d’envisager une possible violation dudit principe.

Michel Blay

CONSERVATIVITÉ

Du latin conservare, « conserver ».

LOGIQUE

Propriété satisfaite par une extension T′ d’une théorie T,


lorsque tous les théorèmes de T′ qui sont exprimables dans
le langage de T sont déjà des théorèmes de T ; autrement
dit, lorsque les seuls théorèmes nouveaux que contient
T′ sont des théorèmes qui ne peuvent pas être énoncés
dans le langage de T. La conservativité de T′ sur T entraîne
évidemment la consistance relative de T′ par rapport à T :
si T′ introduisait une contradiction non contenue dans T,
tout deviendrait prouvable dans T′, et notamment chaque

énoncé exprimable dans le langage de T.

La notion de conservativité, qui joue un rôle central dans


le « programme » de Hilbert 1, est aujourd’hui très largement

utilisée dans les discussions philosophiques qui ont trait à


l’ontologie. Typiquement, l’on dira que si nous acceptons
l’ontologie d’une certaine théorie, alors l’usage d’une exten-
sion de cette théorie ne nous engage nullement à étendre
notre ontologie, dans le cas où l’extension en question est

conservative.

Jacques Dubucs

✐ 1 Hilbert, D., Sur l’infini, trad. française dans J. Largeault

(éd.), Logique mathématique, Textes, A. Colin, Paris, 1972,


pp. 215-245.

! CONSISTANCE

CONSISTANCE
Calque, en ce sens, de l’anglais consistency, « cohérence ».

LOGIQUE

Propriété d’une théorie dans laquelle un énoncé et sa

négation ne sont jamais simultanément des théorèmes ;


ou, de manière équivalente, propriété d’une théorie dans

laquelle il existe au moins une formule capable d’être ex-


primée dans le langage de la théorie mais qui n’y est pas

prouvable.

La recherche de preuves de consistance pour diverses théo-


ries mathématiques a toujours été un élément moteur dans
le développement de la logique contemporaine. Les résul-
tats obtenus ont, le plus souvent, la forme de théorèmes de

consistance « relative » : si telle théorie est consistante, alors

telle autre l’est aussi. L’« indépendance » du 5e postulat d’Eu-

clide est un résultat de cet ordre : si la géométrie euclidienne

est consistante, alors la géométrie hyperbolique (obtenue en

ajoutant aux autres axiomes d’Euclide la négation du 5e pos-


tulat) est également consistante. On s’efforce toujours d’éta-
blir la consistance d’une théorie à l’aide des moyens les plus

faibles possibles. Le second théorème d’incomplétude de


Gödel montre que la consistance d’une théorie suffisamment
riche ne peut jamais (sauf si la théorie en question est incon-

sistante !) être établie à l’aide des seules ressources démons-

tratives disponibles dans la théorie elle-même.

Jacques Dubucs

! CONTRADICTION, GÖDEL (THÉORÈME DE)


downloadModeText.vue.download 203 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

201

CONSTANCE

! CONSTANTIA

CONSTANTE LOGIQUE

LOGIQUE

Expression fondamentale de la logique.


Les constantes logiques sont les expressions qui déterminent

la forme logique des phrases et la nature des inférences pos-

sibles dans une logique. En logique classique, ce sont les

fonctions de vérité, « et », « ou », « si... alors », « ne... pas » et

les quantificateurs « pour tous » et « il existe ». Ces expressions


déterminent également la nature de la vérité logique. À la

suite de Bolzano, Quine 1 les définit comme les expressions

qui ont une occurrence « essentielle » dans un énoncé, et défi-


nit comme une vérité logique un énoncé qui reste vrai sous
toutes les substitutions de ses constantes non logiques (par
exemple « ¬ A ⊃ (A ⊃ B) » reste vrai pour toute substitution
d’une autre lettre de proposition à « A » ou à « B »). Wittgens-

tein 2 soutenait que les constantes logiques ne désignent pas


des objets, et que c’est en ce sens que la logique ne porte
pas sur le monde.

▶ Mais comment déterminer l’extension des constantes lo-

giques ? Peut-on en étendre la liste, et selon quelles condi-


tions ? Si la logique modale par exemple est considérée
comme une extension légitime de la logique classique, on
introduira des opérateurs comme « il est nécessaire que » et
« il est possible que » dans liste des constantes logiques, ou
des constantes comme « il fut le cas que » dans une logique
temporelle. Tout dépend dans quelle mesure on est prêt
à considérer ces systèmes comme des logiques. Un autre
problème est celui du sens des constantes logiques. Est-il
déterminé uniquement par les règles d’inférence canoniques
(règles de déduction naturelle) qui les introduisent – auquel
cas on pourrait spécifier ce sens arbitrairement ? Ou bien
est-il déterminé aussi par les conditions de vérité des phrases
dans lesquelles elles figurent ? Les intuitionnistes préfèrent
définir la vérité en termes de démonstration, à la différence
des logiciens classiques, et cela affecte leur définition des
constantes logiques.

Pascal Engel

✐ 1 Quine, W. V. O., Philosophie de la logique, Flammarion,


Paris, 1970.

2 Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, trad. Granger,

Gallimard, Paris, 1993.

! DÉDUCTION NATURELLE, FORME LOGIQUE, LOGIQUE

CLASSIQUE, LOGIQUE NON CLASSIQUE

CONSTANTIA

Du latin, « stabilité », « constance », de constare, « se tenir


fermement ».
PHILOS. ANTIQUE

Chez les stoïciens, forme raisonnable des inclinations

qui, débridées et excessives, deviennent des passions. Ca-


pacité qu’a le sage de ne pas être affecté par ce qui blesse
les autres hommes et de le supporter avec fermeté.

Au sens strict, constantia est le terme utilisé par Cicéron 1


pour traduire la notion stoïcienne d’eupatheia, c’est-à-dire
l’impulsion (impetus) sous sa forme raisonnable et contrôlée :

par exemple, la joie est la forme raisonnable de l’impulsion


dont le plaisir est la forme passionnée. Il y a trois constantiae

fondamentales : joie, volonté et crainte 2.

Mais constantia désigne plus généralement la capacité du


sage de ne pas être atteint par les injustices et les injures, et
de manière générale par ce qui est insupportable aux autres
hommes, en se laissant guider par la raison en toute circons-

tance et en restant maître de ses émotions 3. Paradoxalement,

cette conception large de la constance vient du titre d’un

traité de Sénèque que celui-ci ne semble pas lui avoir donné

et où il n’emploie jamais le terme ; le titre du traité De la


constance était Ni l’injustice ni l’injure n’atteignent le sage.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Cicéron, Tusculanes, IV, 11-14.

2 Ibid., Diogène Laërce, VII, 116.

3 Sénèque, De la constance du sage.

! AFFECTION, IMPETUS

CONSTRUCTION

De l’allemand : Konstruktion. Ne s’emploie qu’au sens syntaxique et


narratif.

PSYCHANALYSE

Travail préliminaire de l’analyste sur les fragments li-

vrés par le patient, de préférence à « interprétation » 1.

La reconstruction d’une séquence, voire d’un pan entier


de l’histoire infantile oubliés à partir d’indices ressemble à
la démarche de l’archéologue. La communication de cette
construction induit chez le patient des réactions diverses :
résistance, négation... Avant que la construction soit ensuite
confirmée par des souvenirs, associations, etc., Freud ne lui
attribue que la valeur d’une « supposition » 2. La construction,
une fois avérée, a, « du point de vue thérapeutique, le même
effet qu’un souvenir retrouvé » 3.

Enfin, Freud considère les délires des malades comme des


équivalents des constructions de l’analyste. Elles sont rendues
possibles par la logique sous-jacente des fantasmes, construits
à partir d’éléments réels (les « théories » sexuelles infantiles).
Les constructions de l’analyste répondent aux constructions
de l’inconscient et dans cet échange se jouent les enjeux de
la cure.

Mazarine Pingeot

✐ 1 Freud, S., « Konstruktionen in der Analyse », 1937, G.W.,


XVI, « Constructions dans l’analyse », in Résultats, Idées, Pro-
blèmes, II, PUF, Paris, 2002, p. 273.

Ibid., p. 276.

3 Ibid., p. 273.

! ABRÉACTION, DÉCHARGE, FANTASME, INCONSCIENT, MOI,


NÉGATION, RÉALITÉ

CONSTRUCTIVISME

Du latin construere, « bâtir ».

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

1. Orientation logique qui rejette les preuves « non


constructives », celles qui prétendent établir l’existence
d’un objet mathématique doté de certaines propriétés
sans pour autant présenter aucun exemplaire de l’objet
en question, ni donner une indication pour la construction
d’un tel objet. Par exemple, un constructiviste exigera,
downloadModeText.vue.download 204 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

202

d’une preuve du théorème selon lequel, pour tout nombre


premier, il en existe un plus grand, qu’elle indique explici-
tement, un nombre premier étant donné, un nombre pre-
mier plus grand que celui-là (ou, à défaut, une borne supé-
rieure pour un tel nombre). – 2. Doctrine philosophique

selon laquelle les objets mathématiques doivent être


considérés comme des constructions mentales, et non pas
comme des réalités indépendantes préexistant à l’activité
du mathématicien.

La première formulation du constructivisme moderne a été,

à la fin du XIXe s., le fait de Kronecker 1, qui demandait que


tous les objets soient construits à partir des entiers naturels,
que l’infini « actuel » soit banni des mathématiques, et que

les preuves d’existence fournissent toujours une méthode


permettant de trouver en un nombre fini d’étapes une ap-

proximation arbitrairement proche pour le nombre dont


l’existence était prouvée. Dans la phase suivante, consécutive
aux paradoxes découverts dans la théorie cantorienne des
ensembles, deux types de principes font précisément l’objet
des critiques constructivistes. D’une part, et ceci est le fait de
l’intuitionnisme, le principe du tiers-exclu A v ¬A et celui de
la double négation ¬¬A A sont récusés : établir qu’il serait
absurde qu’un objet doué de certaines propriétés n’existe pas
n’équivaut pas à établir (constructivement) l’existence de cet
objet. D’autre part, et cette seconde critique est l’apanage
du « prédicativisme », les définitions « imprédicatives », qui
définissent un objet en termes d’une collection à laquelle cet
objet appartient, sont réputées illégitimes.

Jacques Dubucs

✐ 1 Kronecker, L., Vorlesungen über Zahlentheorie (K. Hensel


éd.), p. 6, Leipzig, Teubner Verlag, 1901.

! DÉFINITION, INFINI, INTUITIONNISME

CONTEMPLATION
Du latin contemplatio, de templum, « espace délimité du ciel que les au-
gures scrutaient pour prononcer leurs auspices ».

GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE

Moment le plus élevé d’un projet de connaissance,


terme où l’âme atteint le face-à-face direct avec l’objet de

sa recherche.

Platon en a développé, dans la République, la caractérisation


la plus célèbre. La theôria platonicienne se définit, d’abord,
par la dignité de son objet : le Bien, principe suprême de
toutes choses, situé « au-delà de l’essence » 1. En deuxième

lieu, elle se définit par sa démarche : appuyée sur la « puis-

sance »2 de la dialectique, elle dépasse, grâce notamment


à la vertu synoptique de celle-ci 3, la démarche hypothé-
tico-déductive linéaire des sciences dianoétiques. Son effort
vers une saisie directe du principe premier anhypothétique
marque une discontinuité fondamentale par rapport à l’ordre
de recherche antérieur : elle résout en intuition immédiate ce
qui était discursif. « Moment le plus digne entre tous d’être
vécu » 4, la contemplation donne à l’âme une vue directe sur
les Idées, lui offrant ce point d’ancrage à l’immuabilité intelli-
gible, qui la délivre définitivement des errances attachées aux
apparences. En ce sens, elle est à la fois le point d’aboutis-
sement de la science comme effort de connaissance (dialec-
tique ascendante), et son point de départ véritable, marquant
son affranchissement définitif de l’opinion et sa capacité,
désormais, de formuler le logos vrai de tout être (dialectique
descendante). Aristote disjoint la contemplation d’une dia-
lectique dont il conteste le statut épistémologique chez Pla-
ton. La theôria n’en reste pas moins, chez lui, un moment
exceptionnel, dans la lignée de cette « assimilation au dieu »
dont parlait Platon. Entre les trois genres de vie qui s’offrent

à l’homme, la vie contemplative est la plus haute 5 ; elle cor-


respond, en effet, à l’activité du noûs, qui est ce qu’il y a de
plus élevé chez l’homme, et elle est à elle-même sa propre
fin. Toutefois, si c’est par la contemplation que l’homme imite

au mieux le divin, force est de reconnaître l’inadéquation de


la condition d’homme à cet état, qui ne peut donc être atteint
que par intermittences, et non durablement 6. Plus que chez
Platon, la contemplation aristotélicienne reste un horizon de
la pratique philosophique. Les néoplatoniciens orienteront
l’usage du terme vers une signification plus nettement mys-
tique. La contemplation devient alors, au terme du mouve-
ment de conversion de l’âme, ce moment extatique où elle
est enfin amenée, après s’être dépouillée de tout ce qui le lui
voilait, à une vision directe du Principe, dans l’unité complète

de la pensée, de l’acte de penser et de l’objet pensé 7.

Le sens philosophique ainsi dégagé conduit assez natu-


rellement au sens plus couramment religieux du terme. La
contemplation désigne alors le rapport direct de l’âme du
fidèle à Dieu, tel qu’il se trouve thématisé chez divers mys-
tiques (Thérèse d’Ávila, Jean de la Croix). Dans le même
sens, on trouve les ordres contemplatifs, destinés à l’oraison
et retirés du monde.

La notion de contemplation porte de fait, par elle-même,


l’idée d’un renoncement à l’action et au monde, comme déjà,
chez Aristote, l’élection de la vie théorétique pouvait se faire
contre la vie pratique.

Dans une modernité vouée à la domination de l’action tech-

nique, la contemplation peut donc apparaître largement déva-


luée. On prendra garde, cependant, que l’antithèse traditionnelle

contemplation / action n’est qu’imparfaitement recouverte par

l’opposition moderne entre théorie et pratique. Lorsque Kant


réfléchit à la relation entre ces deux notions 8, on doit se souve-
nir qu’il entend par théorie une construction de l’esprit à visée

scientifique dont le caractère concerté et a priori n’a plus guère


de rapport avec la theôria grecque comme recueillement par
l’âme, sur un mode passif, de l’être tel qu’il se donne.

Le dernier sens du terme est esthétique. La contempla-


tion désigne alors l’attention particulière de l’esprit à l’oeuvre
d’art. Kant l’a définie en mettant l’accent sur son désintéres-
sement, détaché de toute considération de l’existence réelle,
de l’usage ou de la fin de l’objet considéré 9. Cette « calme
contemplation » esthétique sépare le jugement portant sur le
Beau de celui porté sur le sublime, où l’esprit se sent, au
contraire, « mis en mouvement » 10.

Christophe Rogue

✐ 1 Platon, République VI, 509b.

2 Id., 511b.

3 Id., VII, 537c.

4 Platon, Banquet, 211d.

5 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 7.

6 Ibid., 1177b26sqq.

7 Plotin, Ennéades, III, 8, 6.

8 Kant, E., « Sur l’expression courante : c’est bon en théorie,


mais non en pratique », in Théorie et Pratique, Vrin, Paris, 1972.

9 Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 5, 12, 22 (remarque).

10 Ibid., § 27.

Voir-aussi : Festugière, A. J., Contemplation et vie contemplative


selon Platon, Paris, 1937.
downloadModeText.vue.download 205 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

203

CONTEMPORAIN (ART)

ESTHÉTIQUE

Catégorie servant à caractériser non une phase chro-

nologique de l’art mais, à travers le couple moderne /

contemporain, une transformation de sa nature et de son


fonctionnement.

Le terme contemporain semble indiquer un moment du


temps, celui qui est vécu au présent ; il qualifierait alors de
manière générale tous les événements actuels, quels qu’ils

soient. « Contemporain » ne désignerait, de ce fait, aucun

contenu spécifique des oeuvres d’art, mais indiquerait seu-

lement la portion du temps où elles se trouvent élaborées.


« Art contemporain » serait en ce cas une appellation vide et
inutile. À la différence de « moderne » qui, en art, qualifie un
style, l’art contemporain semble n’offrir aucun repère stylis-
tique consistant. Pour le définir, il faut en fait recourir aux
conditions de sa production, affectée par un changement de
régime : alors que le moderne était tributaire du régime de la
consommation, l’art contemporain est marqué par la société
de communication.

Le régime de la consommation exige des positions dis-


tinctes pour le producteur (artiste), le produit (oeuvre) et le
consommateur (amateur ou spectateur). Entre ces trois ac-
teurs s’insèrent bien sûr de nombreux intermédiaires (mar-

chands, galeristes, conservateurs, critiques d’art), mais les


relations, quoique médiées, restent directes, de préférence
en face à face. L’originalité de l’oeuvre, son unicité, celle de
l’auteur, sont des réquisits de la consommation. L’art mo-
derne perpétue ainsi les traits de la vulgate postkantienne
et romantique : les figures de l’artiste de génie et de l’oeuvre

symptôme y dominent.

Le régime de la communication, en revanche, casse la li-


néarité du dispositif traditionnel d’échange par l’introduction
du réseau. La réticularité transforme les données : rôles des
acteurs, action et concept de l’art. L’auteur unique s’efface au
profit de coauteurs, les récepteurs intervenant physiquement
sur l’oeuvre. Celle-ci n’est plus unique, ni achevée, elle évo-
lue constamment, simple état parmi les états successifs d’un
projet ; de même s’efface la distinction entre les arts et leurs
supports au profit d’un métissage généralisé (audio-visuel,
kinohaptique, etc.). Ce métissage affecte aussi l’exposition,
la conservation et la critique, qui doivent être redéfinies dans
l’optique des propriétés du réseau et de l’« effet de bouclage »

qui en résulte.

▶ La distinction de ces deux régimes qui coexistent tout en


s’excluant permet, d’une part, de dresser un tableau objectif
des particularités de l’art contemporain et, d’autre part, de
comprendre les raisons d’une mécompréhension des formes
d’art contemporaines, encore trop souvent jugées d’après les
critères « modernes » qui ne leur correspondent plus.

Anne Cauquelin

✐ Cauquelin, A., l’Art contemporain, PUF, Que sais-je ?, Paris,


6e éd., 2001 ; Petit Traité de l’art contemporain, Seuil, Paris,
1996.

Couchot, E., la Technologie dans l’art, Jacqueline Chambon,


Nîmes, 2000.

Revue d’esthétique, « Technimages », no 24 ; « Autres sites, nou-

veaux paysages », no 39.

Les Cahiers de Noësis, « Notions d’esthétique », Vrin, Paris, 2000-

2001.

« L’art contemporain est-il une sociologie ? »,

« La symbolisation est-elle à la base de l’art ? »


CONTENU

Calque de l’anglais content.

PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, SÉMANTIQUE

Ce que signifie ou ce à quoi renvoie un état mental


représentationnel.

On dit d’un état mental qu’il a un contenu s’il fait référence


à des objets, à des propriétés ou à des relations, et s’il est
sémantiquement évaluable. Croire que Paris est la capitale de
la France, espérer que l’hiver sera doux ou voir le chat sur le
paillasson sont des états dotés de contenu, qui seront vrais ou
faux, satisfaits ou frustrés, véridiques ou illusoires, selon que
le réfèrent possède ou nom la propriété que lui attribue ce
contenu. On opère souvent une distinction entre le contenu
large, correspondant aux conditions de vérité ou de satisfac-
tion d’une pensée, et le contenu étroit, correspondant à la
signification cognitive ou au rôle fonctionnel de cette pensée.
Ainsi, la croyance que Stendhal a écrit le Rouge et le Noir et
la croyance que l’auteur de la Chartreuse de Parme a écrit le
Rouge et le Noir ont le même contenu large, mais un contenu
étroit différent.

▶ Les débats actuels sur le contenu recouvrent largement les

débats sur la notion très voisine d’intentionnalité, en particu-

lier en ce qui concerne les problèmes de naturalisation du

contenu.

Élisabeth Pacherie

✐ Fodor, J. A., A Theory of Content, MIT Press, Cambridge (MA),

1990.

Jacob, P., Pourquoi les choses ont-elles un sens ?, Odile Jacob,

Paris, 1997.

Pacherie, É., Naturaliser l’intentionnalité, PUF, Paris, 1993.

Putnam, H., « The Meaning of “Meaning” », in Mind, Language


and Reality, Cambridge University Press, Cambridge, 1975.

! EXTERNALISME / INTERNALISME, INTENTIONNALITÉ,


REPRÉSENTATION

ESTHÉTIQUE

Tout ce qui, dans une oeuvre, est irréductible au niveau


formel et en révèle le sujet, le sens et la teneur.

Par contraste avec ce qui est immédiatement lisible dans son


apparence sensible, le contenu renvoie aux significations
d’une oeuvre, depuis celles relatives à son thème explicite
jusqu’à des implications indirectes et parfois involontaires.
Dans la mesure où chaque oeuvre propose une voie d’accès
originale au monde, il n’est pas surprenant que l’art tout en-
tier ait été classiquement compris comme moyen de « mani-
fester, sous une forme sensible et adéquate, le contenu qui
constitue le fond des choses » (Hegel) 1.

Pendant longtemps, la question du contenu n’a pas posé


de problème de principe puisqu’il était abordé d’entrée de
jeu dans une perspective représentationnelle. L’existence de
l’abstraction constitue alors un véritable défi : comment une
oeuvre non figurative pourrait-elle posséder un contenu à part
entière ? Il est remarquable que les artistes de la modernité se
sont sentis tenus de défendre la légitimité du sujet ; d’Apol-
linaire à Mondrian, l’idée s’impose que l’oeuvre exprime le
monde, non plus sur le plan de ses apparences contingentes
mais du point de vue de son essence ou de sa nécessité (réa-
lisme de conception) ; plus radicalement, Motherwell et New-
downloadModeText.vue.download 206 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

204

man font de l’abstrait le seul mode adéquat d’expression de


l’émotif et du ressenti. À l’encontre des critiques formalistes,
McEvilley rappelle à bon escient que « tous les commentaires
formulés à propos des oeuvres d’art font intervenir des attri-
butions de contenu – avouées ou non » 2.

L’analyse de contenu dépend bien entendu du choix de


méthodes interprétatives, il appartient à celles-ci de souli-
gner ce qui revient aux traits génériques, aux coordonnées
socioculturelles et à la particularité de chaque exemple, sans
qu’il soit toujours facile de décider du degré de complétude
atteint par chaque configuration. En revanche, ces méthodes
font ressortir la place désormais prépondérante reconnue à
la dimension contextuelle : le contenu constitue moins une

propriété absolue de l’oeuvre qu’une fonction complexe et


évolutive des variables relatives à sa situation de lecture.

▶ Au-delà de la dualité stérile du fond et de la forme, la


question du contenu est celle de la vie même des oeuvres,
dans le questionnement de leur identité et le renouvellement
incessant de leurs significations.

Jacques Morizot

✐ 1 Hegel, F., Esthétique, trad. Bérard revue, le Livre de poche,


t. 1, Paris, 1997, p. 748.

McEvilley, T., Art, contenu et mécontentement, trad. C. Bounay,


J. Chambon, Nîmes, 1994, p. 61.

Voir-aussi : Newman, B., « The Plasmic Image » in Selected Wri-


tings and Interviews, University of California Press, Berkeley,
1992.

! EXPRESSION, FORMALISME, FORMEL, ICONOLOGIE, RÉCEPTION,


REPRÉSENTATION

CONTEXTE

LINGUISTIQUE

Ensemble des informations nécessaires à un locuteur

pour déterminer la signification d’un acte de communi-


cation, la phrase utilisée dans cet acte et les conventions
de la langue à laquelle elle appartient étant présupposées
connues.

Il convient de distinguer deux notions de contexte, qui


sont apparues dans des champs disciplinaires différents.
Les sémanticiens défendent une conception extensionnelle
du contexte. D. Kaplan, dans ses travaux sur la logique des
démonstratifs 1, nomme ainsi « contexte » une séquence de
paramètres permettant d’interpréter les signes indexicaux
(« je », « maintenant », « ici »). De telles séquences contiennent
au moins un agent, un lieu et un moment du temps. En re-
vanche, les pragmaticiens défendent une conception inten-
sionnelle du contexte. Selon des auteurs comme D. Sperber

et D. Wilson 2, il est nécessaire, pour pouvoir interpréter un


acte de communication, de disposer non seulement d’infor-
mations portant sur les circonstances d’énonciation, mais por-
tant également sur ce que pense le locuteur, c’est-à-dire sur la
façon dont il conçoit ces circonstances. Le contexte compris
de cette façon se modifie au fur et à mesure que l’échange
linguistique se développe, puisque la façon dont les locuteurs
conçoivent les situations dont ils parlent se transforme tout
au long du discours.

Pascal Ludwig

✐ 1 Kaplan, D., « Démonstratives », in Almog, J., Perry, J., et


Wettstein, H., (dir.), Themes from Kaplan, Oxford University
Press, New York, 1989.

2 Sperber, D., et Wilson, D., la Pertinence, Minuit, Paris, 1989.

! IMPLICATURE, INDEXICAUX, PERTINENCE (PRINCIPE DE),

PRAGMATIQUE, SÉMANTIQUE

CONTINGENT
Du latin contingens, part. présent de contingere, « arriver par hasard ».

Le terme français apparaît en 1361 dans un contexte théologique, où il

s’agit de concilier la libre création divine et la liberté humaine.

GÉNÉR., LOGIQUE

Ce qui n’est pas nécessaire, ce qui aurait pu ne pas être.


Et, selon Aristote « ce qui peut (ou pourrait) être autre-

ment qu’il n’est » 1.

Une chose est contingente lorsqu’elle advient sans appartenir


à aucune nécessité, que celle-ci soit d’ordre logique, méta-
physique ou mathématique. Elle n’a donc pas son principe
d’être en elle-même mais en autre chose, quand elle n’est
pas dénuée de tout principe. La notion prend sa source chez

Aristote, avec la question des futurs contingents 2. Contre une

vision nécessitariste, Aristote affirme la présence de l’indéter-


mination et de la contingence dans le monde, notamment en
ce qui concerne les existences singulières. Il y aura ou il n’y

aura pas une bataille navale demain : seule l’alternative est


nécessaire ; ces deux faits, pouvant se confirmer ou non, sont
contingents. Une vérité contingente concerne ainsi le registre

des faits d’existence, dont l’absence de nécessité peut être


l’indication d’un autre type de raison ou même, comme pour

Sartre, l’absence de toute raison.

De plus, si le contingent ne s’inscrit pas dans le registre


des lois nécessaires, il ne les contredit pas pour autant, sauf

dans le cas spécifique des miracles. En effet, comme le re-


marque E. Boutroux, ce qui est contingent résulte du défaut

d’un certain type de détermination, d’une indétermination

partielle 3. La contingence s’oppose ainsi à la nécessité, mais


non au déterminisme, elle n’est pas une négation de la cau-

salité. C’est pourquoi, selon Boutroux, si les lois de la nature

sont contingentes, ce n’est pas parce qu’il pourrait ne pas y


en avoir, mais parce qu’il pourrait y en avoir d’autres sans
contradiction pour l’entendement : elles n’expriment que des
nécessités relatives en ce qu’elles résultent de l’observation,
et non de la déduction. Cela rend possible, au sein de ces
lois, l’émergence de la liberté.

Leibniz et la contingence relative

Leibniz situe la contingence dans le cadre du lien problé-

matique entre l’omniscience divine et la liberté humaine :

l’homme est à la fois libre et créé, contenant dans sa subs-

tance tout ce qui pourra lui arriver 4. Son existence et ses

actions sont contingentes, en ce que leur contraire n’implique

pas contradiction et qu’elles échappent ainsi à la nécessité.

Mais elles n’en sont pas moins conformes au projet divin


de créer le meilleur monde possible. Ainsi, rien n’est sans
raison, et il faut distinguer, pour rendre compte de ce qui
est, les vérités nécessaires, établies par la simple analyse des
termes, et les vérités contingentes, qui demandent de recourir

au choix divin. En effet, Dieu fait advenir, parmi les possibles,

les événements contingents, qui passeront de la virtualité à


l’effectivité, selon le principe du maximum de perfection.
downloadModeText.vue.download 207 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

205

Sartre et la contingence absolue

Sartre radicalise la notion de contingence en pensant la pure

gratuité de l’être, qui ne peut être ni dérivé du possible ni

ramené au nécessaire 5. L’existence du monde et celle de

l’homme, absolument contingentes, sont sans raison ni fon-

dement. Ne pouvant dépasser cette contingence en fondant

notre existence et celle du monde, nous sommes ainsi rivés à

elle, ce qui amène à la constatation paradoxale d’une néces-

sité de ma contingence.

Mathias Goy

✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1140 b 27 ; 6,


1141 a 1 ; 8, 1141 b 9-11 (où est bien établi le lien entre contin-

gence, prudence et délibération). De l’interprétation, ch. 9.

2 Aristote, De l’interprétation, ch. 9, trad. Tricot, Vrin, Paris,


1966.

3 Boutroux, E., De la contingence des lois de la nature, PUF,

Paris, 1991.

4 Leibniz, G. W. Fr., Recherches générales sur l’analyse des no-


tions et des vérités, éd. J.-B. Rauzy, PUF, Paris, 1998. Discours

de métaphysique et autres textes, éd. C. Frémont, Flammarion,


Paris, 2001. Monadologie et autres textes, éd. C. Frémont, Flam-
marion, Paris, 1996.

5 Sartre, J.-P., L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943.

! LIBERTÉ, NÉCESSITÉ

CONTINU
Du latin continuum.

MATHÉMATIQUES, MÉTAPHYSIQUE

Notion mathématique désignant la cardinalité de l’en-


semble des points sur une ligne et, en métaphysique, une
hypothèse sur l’essence des processus naturels.

Dans le livre V de la Physique, Aristote 1 fait du continu un cas


particulier du contigu (sont contigus les termes qui sont en
contact les uns avec les autres), lui-même un cas particulier du
consécutif. Il y a continuité lorsque « les limites par lesquelles

deux choses se touchent sont une seule et même chose ».

Suivant Euclide, il définit les nombres comme consécutifs,

et les grandeurs comme continues. Mais les Grecs, qui n’ont

pas d’entité intermédiaire entre les entiers et les nombres


réels positifs, ne distinguaient pas le continu du dense ; or
l’ensemble des rationnels est dense, mais non continu. Le

mathématicien allemand R. Dedekind suit Aristote en définis-


sant le continu linéaire comme l’ensemble des points sur une
droite, mais il définit une série linéaire comme continue si,
étant donné toute division de cette série qui détermine deux
sous-ensembles, ou le premier a un premier élément ou le
second a un dernier élément (élément qui ne peut appartenir
aux deux sous-ensembles à la fois). La théorie cantorienne
des ensembles donne une représentation du continu : si on
compare l’infinité des points rationnels d’un segment linéaire
avec l’infinité de tous les points, rationnels ou non, du même
segment, le premier est inclus dans le second, alors que le
second n’est pas inclus dans le premier. Cantor montre, par
son « argument diagonal », qu’il est possible d’avoir une re-
lation bi-univoque entre le premier ensemble et l’ensemble
infini des entiers, mais que cette relation est impossible pour
le second, établissant ainsi la singularité de la cardinalité du
continu.

L’hypothèse du continu est la conjecture qu’il n’y a pas


de cardinalité intermédiaire entre celle du continu et celle

de l’ensemble des entiers. En 1938, Gödel 2 a montré qu’elle

était consistante avec les axiomes de la théorie des ensembles

de Zermelo-Frankel, et, en 1964, P. Cohen 3 a montré que la

négation de cette hypothèse était aussi consistante avec ce


système, autrement dit, il a montré l’indépendance de l’hypo-

thèse du continu.

En métaphysique, la notion de continuité porte sur la

question de savoir s’il y a de la continuité dans la nature, et


a été élaborée principalement dans la philosophie de Leibniz
à l’âge classique (où elle fait partie de sa critique de l’ato-
misme) et, chez les contemporains, dans celle de Peirce 4,

où elle désigne l’idée que le possible outrepasse toujours


l’actuel. C’est ce que Peirce appelle le « synéchisme », et cette

hypothèse est étroitement liée à sa conception réaliste des


universaux et à l’idée que l’essence de la réalité est fonda-
mentalement « vague » (« tiercéité ») : la continuité idéale est

une possibilité inépuisable et créatrice inscrite dans la réalité.

Claudine Tiercelin

✐ 1 Aristote, Physique, trad. Pellegrin, Flammarion, Paris, 1999.

2 Gödel, K., « What is Cantor’s Continuum problem ? » (1938), in


P. Benacerraf et H. Putnam, Philosophy of Mathematics, Selected
Readings, Cambridge University Press, Cambridge.

3 Cohen, P., Set Theory and the Continuum Problem, Reading,


Benjamin, 1964.

4 Peirce, C. S., Collected Papers (8 vol.), vol. 6, Harvard Univer-


sity Press, Cambridge, 1931-1958.

! ENSEMBLE, TIERCÉITÉ, UNIVERSAUX

CONTINUITÉ
Du latin continuatio, « succession ininterrompue » ; du verbe continuo,
« faire suivre immédiatement ».

MATHÉMATIQUES

Caractère de ce qui est continu.

Comme le note G. Granger, chez Aristote, le continu est pré-

senté comme une spécification particulière du lien qui existe

entre des parties d’un tout, lesquelles, outre qu’elles doivent


être consécutives et contiguës, ont, de plus, leurs limites adja-

centes communes 1. Telles sont donc les conditions néces-

saires et suffisantes à la continuité. On devra rappeler que,

pour le stagirite, la continuité est d’abord donnée dans la

chose sensible et si le concept se déploie dans les mathéma-


tiques, c’est parce que la grandeur linéaire a la même struc-
ture que la durée et le mouvement, par nature continus.

Deux modèles numériques s’imposent dans l’histoire des

mathématiques comme représentant respectifs de la discon-

tinuité et de la continuité, à savoir l’ensemble N (ou Z) des


entiers et l’ensemble R des réels. Les efforts pour maîtriser la
continuité d’objets mathématiques nécessaires au développe-
ment de l’analyse se sont longtemps adossés à un donné a
priori de cette propriété dont on tachait de restituer un rap-
port efficace avec les algorithmes bien établis sur les quan-
tités discrètes. Ainsi en est-il de la méthode des indivisibles,
qui sans « constituer » les grandeurs continues, devaient per-
mettre de les atteindre. Pour Leibniz, « la discussion de la
continuité et des indivisibles » constitue, avec celle « du libre
arbitre et du nécessaire », l’un des « deux labyrinthes où notre
raison s’égare bien souvent » 2. C’est dans la métaphysique de

l’harmonie universelle et de l’entre expression des monades

qu’il tentera de fonder une solution qui, il est vrai, lui permet-
downloadModeText.vue.download 208 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

206

tra d’établir les algorithmes fondamentaux de la continuité


mathématique classique, le calcul différentiel et intégral.

Les grandes synthèses de Dedekind et Cantor, la pre-


mière consistant en une codification du continu comme sys-
tème opératoire de nombres (les réels), la seconde en une
construction ensembliste de R, ont doté les mathématiques
d’un concept de continuité rigoureux et axiomatiquement
fondé. Depuis, on dispose notamment d’une définition pré-
cise de la continuité d’une fonction réelle, obtenue en un
point x0, d’image y0 = f(x0) lorsque pour tout voisinage V de
y0, il existe un voisinage W de x0 tel que f(W) soit inclus dans
V. Deux obstacles se dressent toutefois contre l’illusion qui
pourrait faire croire que l’on soit, ainsi, sorti du labyrinthe. Le
premier tient au fait que la théorie naïve des ensembles est
contradictoire et que des axiomes indécidables sont néces-
saires à son usage, la seconde est bien exprimée par H. Weyl
lorsqu’il note qu’« on ne doit pas oublier que dans le continu
des nombres réels les éléments individuels sont dans les faits
exactement aussi isolés les uns par rapport aux autres que,

par exemple, les nombres entiers » 3. Les développements ré-


cents des mathématiques et de la logique prouvent assez la
permanence et l’ouverture toujours actuelle de la discussion.

Vincent Jullien

✐ 1 Granger, G., « Le concept de continu chez Aristote et Bol-


zano », in les Études philosophiques, 4, pp. 513-523.

2 Leibniz, G. W., Essai de Théodicée.

3 Weyl, H., « Das Kontinuum und 3 Monographien », trad. J. Bou-


veresse in « Weyl, Wittgenstein et le problème du continu »,
le Labyrinthe du continu, [line] J. M. Salanskis et H. Sinaceur,
Springer-Verlag, 1992, p. 213.

CONTRACTUALISME
Néologisme récent, utilisé pour désigner une réalité qui serait apparue
au milieu du XVIIe s., avec les penseurs qui se réfèrent au droit naturel
moderne.

PHILOS. DROIT, POLITIQUE

Tendance philosophique à faire du contrat la forme pri-


vilégiée des relations sociales, qui combine l’idée que la

validité du contrat tient d’abord aux volontés des contrac-

tants, la valorisation du contrat comme moyen d’agir en

toute connaissance de cause, ou manifestation de l’auto-


nomie des volontés, et enfin l’idée que le contrat tend à
devenir ou doit devenir la forme privilégié du lien social.

La volonté et le contrat

Selon Aristote, les échanges volontaires ne sont qu’une des


formes possibles d’échange : il existe des échanges involon-
taires par exemple quand un voleur est contraint de réparer le
dommage qu’il a causé à sa victime. Même quand l’échange
est un contrat, la volonté a un rôle limité : entre un vendeur
et un acheteur, la justice de la transaction dépend d’abord de
l’égalité des choses échangées, et non de l’accord réalisé 1.

Dans certains textes du Digeste (XIV, 7, 2, L, 16, 9),


l’échange est réduit au contrat, mais la volonté conserve un
rôle subordonné : un pacte nu (deux volontés qui se décla-
rent leur accord) ne suffit pas à créer une obligation ; le
contrat exige toujours plus, des formes légales à respecter ou
une équivalence des choses échangées.

Pour Grotius, la volonté est déterminante : un pacte nu


suffit à produire l’obligation 2 ; la validité d’un pacte ne dé-
pend pas de la valeur éthique ou politique de l’accord réalisé.
À ceux qui refusent aux hommes le droit de choisir la servi-

tude, Grotius répond qu’« un peuple peut choisir la forme de

gouvernement qu’il veut », et que « le droit doit être mesuré à

partir de la volonté » 3.

Hobbes inscrit cette évolution dans le vocabulaire : il y a


contrat, c’est-à-dire « transfert mutuel de droit » sans que rien
d’autre ne soit nécessaire que la volonté présente clairement
exprimée des parties concernées. Un contrat peut être simple
(en cas d’exécution immédiate de part et d’autre) ; il peut être
un pacte mutuel, si on se contente d’échanger des promesses,
ou pacte unilatéral, si une des parties s’exécute et se fie à
la promesse de l’autre 4. Le rôle de la volonté est décisif : la
justice de la transaction ne tient pas à « l’égalité de la valeur
des choses sur lesquelles porte le contrat », car « la valeur de
toutes les choses qui font l’objet d’un contrat est mesurée par
l’appétit des contractants » 5.

Le contrat, la transparence de l’action et


l’autonomie de la volonté

Pourquoi valoriser ainsi la volonté des contractants ? Si le


contrat est l’oeuvre de volontés conscientes de ce qu’elles
font, on peut l’utiliser pour construire fictivement l’édifice po-
litique exactement ajusté aux buts que les hommes cherchent
à atteindre quand ils instituent des États : dans un contrat, on

est censé agir en toute connaissance de cause. Ce dispositif


inventé par Hobbes est mis en oeuvre par l’auteur du Contrat
social : rigoureusement formulé, le problème politique admet
une solution et une seule. À Rousseau revient l’invention de
l’autonomie : grâce au contrat social, chacun n’obéit qu’à
lui-même et reste aussi libre qu’auparavant 6. Cet idéal est
absent chez les « contractualistes » antérieurs, même quand

ils approuvent le bon sens de celui qui veut se gouverner

lui-même (Hobbes) ou reconnaissent à l’homme le pouvoir


de consentir à une loi dont il peut toujours s’écarter (Pufen-
dorf, Locke) : consentir à un contrat ordinaire ou au pacte
politique, c’est renoncer à une partie de sa liberté, et non se
réaliser comme être autonome.

Le contrat, forme privilégié du lien social

Si le contrat sert l’autonomie et si cette dernière est la réalisa-

tion des valeurs humaines les plus hautes, il devient le prin-


cipe du droit et une forme privilégiée de relation à l’autre : il
faudrait « contractualiser la société ».

Il faudrait, d’abord, légitimer l’ordre politique à partir de

l’autonomie, ce que permettent les théories du pacte social.

Il faudrait, ensuite, réduire autant que possible ce qu’il


subsiste d’hétéronomie dans la pratique politique : si la loi,
même votée par nos représentants, est toujours une interven-
tion autoritaire de l’État, nous devons de plus en plus déter-
miner par contrat les règles qui nous concernent.

▶ La notion de contractualisme est un artefact souvent utilisé

pour dénoncer ou pour célébrer certains aspects de la pen-


sée moderne : tentation de reconstruire la société comme on
construit une machine ; réduction de la société aux individus
dont part la reconstruction ; culte de la volonté, éloge de
l’autonomie. C’est se donner, avec le contractualisme, une
histoire reconstruite pour les besoins de sa cause. Pour Gro-
tius et Hobbes, la nature humaine, et non la volonté, est le
principe ultime du droit. Construire en pensée l’État, c’est
démontrer le droit politique, et non désirer la reconstruction
planifiée de toute la société. L’autonomie visée par Rousseau
est strictement politique. Il ne s’agit pas de remplacer le lien
politique de la loi par le lien juridique du contrat : le citoyen
downloadModeText.vue.download 209 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

207

devient autonome, parce que la séparation du législatif et de


l’exécutif le contraint à préférer le bien commun à tout ce qui
en lui est particulier (sexe, âge, métier, richesse, résidence,
etc.).

Jean Terrel

✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 1131 b 25 sq.

2 Grotius, Droit de la guerre et de la paix (1625), II, chap. 11,

§ 1.

3 Ibid., I, chap. 3, § 8, 2.

4 Hobbes, Th., Leviathan, chap. 14, pp. 132-142, Sirey, Paris,

1971.

5 Ibid., chap. 15, p. 150-151.

Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, chap. 6 et 8.

Voir-aussi : Archives de la philosophie du droit (t. 13), « Sur les


notions du contrat », Sirey, Paris, 1968.

Terrel, J., Les théories du pacte social : droit naturel, souverai-


neté et contrat de Bodin à Rousseau, Seuil, Paris, 2001.

CONTRADICTION
Du latin contradictio, décalque du grec antiphasis, de anti ou contra,
« contre », et phasis ou dictio, « énoncé ».

La contradiction a été interprété de deux façons dans l’histoire de la


philosophie. Formellement, elle est la fausseté même, stérile et propice,
lorsqu’elle n’est pas aperçue, à l’introduction de raisonnements subrep-
tices, ceux dans lesquels Kant voyait l’origine des querelles sans fin
de la
métaphysique. Ontologiquement, cependant, de l’agôn présocratique à la
science de la logique hégélienne (tout comme dans la théorie kantienne
de l’histoire), la contradiction est productrice de mouvement et de vie.
Elle est même, pourrait-on dire, la forme normale des processus qui se
font dans le temps.

PHILOS. ANTIQUE

Opposition de deux propositions ou énoncés dont l’une


affirme ce que l’autre nie. On appelle principe de contra-

diction (ou de non-contradiction) le principe selon lequel

deux énoncés contradictoires ne sont pas tous les deux


vrais.
Même si c’est Aristote qui a le premier énoncé précisément
le principe de contradiction, Platon, dans un passage du So-
phiste, explique qu’une réfutation doit porter sur l’assertion
d’une même chose à propos des mêmes objets et en même
temps (230b-d), posant ainsi les conditions d’une contradic-
tion. Dans la République (IV, 436b), il affirme à propos de
l’âme qu’« il est évident que le même ne consentira pas en
même temps à produire ou à subir les contraires selon le
même et relativement au même », ce qui est une formulation
du principe.

Aristote définit la contradiction dans le traité De l’interpré-


tation (17a33-37) et dans les Seconds Analytiques (I, 2, 72a13-
14) comme l’opposition entre deux assertions dont l’une af-
firme ce que l’autre nie. Il ne discute pas cette définition dans
ces traités et n’y énonce pas le principe de contradiction.
C’est en effet l’objet du livre gamma de sa Métaphysique 1, qui
contient trois formulations du principe : logique, ontologique
et psychologique. Selon la formulation psychologique, il est
impossible de croire en même temps deux énoncés contra-
dictoires (3, 1005b23-26). Selon la formulation logique, il est
impossible que deux énoncés contradictoires soient vrais en
même temps (6, 1011b13-14). Selon la formulation ontolo-
gique, « que le même en même temps appartienne et n’appar-
tienne pas, c’est impossible pour le même et selon le même »
(3, 1005b19-23).

Le principe psychologique dépend du principe ontolo-


gique, qui entraîne le principe logique. Mais ce principe est

indémontrable : pour Aristote, ceux qui en demandent une

démonstration manquent de formation aux Analytiques car

« tous ceux qui démontrent se rapportent à cette ultime opi-


nion » (1005b32-34). En effet, toute démonstration suppose

que l’on admette des prémisses : on ne peut donc pas à

la fois refuser le principe de contradiction et en demander


une démonstration car il faudrait pour cela accepter des pré-
misses non contradictoires. Aristote se contente donc d’indi-

quer qu’on peut réfuter ceux qui refusent le principe et qui


en demandent la démonstration en leur montrant qu’ils ne
peuvent pas parler sans admettre ce principe, car, dès qu’ils
disent quelque chose, ils admettent que ce qu’ils disent a une
signification et n’en a pas une autre en même temps, ce qui
est une forme minimale du principe.

Aristote réfute ensuite ceux qui récusent le principe dans


le cadre du relativisme, comme Protagoras et Héraclite. Ce
relativisme s’appuie sur des sensations contradictoires pour
en tirer la conséquence que toutes nos sensations sont vraies

et qu’il n’y a pas de substance. Ni nos sensations ni la réa-

lité ne seraient donc soumises au principe de contradiction.


Aristote récuse l’existence de sensations contradictoires (5,
1010b18-19).
Ainsi, pour Aristote, le principe de contradiction n’est pas
un principe logique, mais il est d’abord d’ordre métaphysique
car ceux qui refusent le principe refusent aussi la notion de
substance.

Le principe de contradiction ne doit être confondu ni avec


le principe du tiers exclu, dont Aristote le distingue, ni avec le
principe de bivalence (toute proposition est vraie ou fausse),
qu’il semble bien rejeter dans le traité De l’interprétation
(9, 19a36-39). Si les stoïciens n’ont pas formulé le principe
de contradiction, ils ne le rejettent pas, puisque, selon eux,
chaque proposition a une contradictoire, sa négative. Mais ils

ont préféré formuler le principe de bivalence 2, qui entraîne le

principe de contradiction.

▶ Le bien-fondé des arguments d’Aristote dans sa discussion


du principe a été critiqué par les logiciens qui ont remis en
cause ce principe, notamment dans les logiques pluriva-
lentes, mais la discussion d’Aristote reste sur ce point la réfé-
rence incontournable.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Aristote, Métaphysique, IV, in B. Cassin, et M. Narcy, la


Décision du sens. Le Livre Gamma de la Métaphysique d’Aris-
tote, Vrin, Paris, 1989.

2 Cicéron, Premiers Académiques, II, 95.

Voir-aussi : Lukasiewicz, J., le Principe de contradiction chez


Aristote, L’Éclat, Paris, 2000.

! ARISTOTÉLISME, MÉTAPHYSIQUE, TIERS EXCLU

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

Situation créée par l’admission simultanée de deux pro-

positions dont l’une est la négation de l’autre.

Le premier philosophe à avoir affirmé qu’une proposition


pouvait être vraie en même temps que sa négation est sans
doute Héraclite, qui écrit : « Nous entrons et nous n’en-
trons pas dans les mêmes fleuves ; nous sommes et nous
ne sommes pas » 1. Aristote, au contraire, considère comme
« le plus certain de tous les principes » qu’« il est impossible
pour la même chose en même temps d’appartenir et de ne

pas appartenir à une même chose sous le même aspect » 2.

Le principe de non-contradiction défendu par Aristote a été


downloadModeText.vue.download 210 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

208
généralement retenu, au motif que d’une proposition et de
sa négation prises ensemble, toute proposition peut être
déduite (ex contradictione quodlibet). Demeurent cependant
de nombreux cas où il semble qu’une contradiction puisse
être acceptée sans qu’il en découle que n’importe quoi doive
l’être également. Ainsi des propositions relatives aux objets
inexistants, comme le cercle carré (à la fois carré et non car-
ré), de celles qui sont en jeu dans un paradoxe comme celui
du Menteur (la phrase « ce que je dis est faux » semble à la
fois vraie et fausse), ou encore de celles qui contiennent des
termes vagues, sans « bords » nettement définis (un adolescent
est, et n’est pas, un adulte).

La solution apportée au problème posé par des cas de ce


genre consiste, le plus souvent, à « désambiguïser » les termes
utilisés en introduisant quelque paramètre supplémentaire,
dont l’explicitation est supposée montrer que la contradiction
n’est qu’apparente : s’il est midi, et qu’il n’est pas midi, c’est
qu’il est midi à ta montre, et qu’il n’est pas midi à la mienne ;
si un adolescent est un adulte et n’en est pas un, c’est qu’il
l’est en un certain sens et qu’il ne l’est pas en un autre sens.
Compte tenu du caractère souvent artificiel de cette stratégie
de « paramétrisation » (est-il si clair que le mot « adolescent »
soit ambigu ?), une autre perspective est parfois adoptée, qui

consiste à admettre la réalité de certaines contradictions, mais


à éviter qu’elles « prolifèrent » : ce qui est alors en cause est le
principe ex contradictione quodlibet, qui autorise à conclure
n’importe quoi d’une contradiction. Les logiques, dites « para-
consistantes », dans lesquelles ce dernier principe fait défaut,
sont aujourd’hui l’objet d’études très actives.

Jacques Dubucs

✐ 1 Héraclite, Fragments (133 ; 49a), PUF, Paris, 1986, p. 455.

Aristote, Métaphysique, t. III (1005b 18-23), trad. J. Tricot,

J. Vrin, Paris, 1970.

Voir-aussi : Priest, G., In Contradiction. A Study of the Transcon-


sistent, Dordrecht, Martinus Nijhoff Publ., 1987.

Priest, G., Routley, R., et Norman, J. (éd.), Paraconsistent Logics.

Essays on the Inconsistent, Philosophia Verlag, Munich, 1989.

! CONSISTANCE, FLOU (LOGIQUE DU)

CONTRAINTE

Du latin constringere, de cum, « avec », et stringere, « serrer ». En


allemand,
Zwang, du verbe zwingen, « comprimer », puis « forcer », « contraindre ».

POLITIQUE
Violence employée contre un sujet libre pour lui faire
faire quelque chose contre son gré.

Dans sa théorie du Contrat social, Rousseau met en place


une opposition forte entre l’obligation, qui est l’adhésion sin-
cère du citoyen à la loi de l’État, et la contrainte, qui n’est
que l’exercice autoritaire d’une force extérieure destinée à
lui imposer les décisions du gouvernement. Le citoyen ver-
tueux agit par obligation et reconnaît dans la volonté géné-
rale l’élément généralisable de sa propre volonté, au lieu que
le simple sujet (celui qui, par exemple, survit dans les pays
modernes) n’obéit qu’autant qu’on peut l’y contraindre. Aussi
bien le risque de la contrainte dégage-t-il l’aspect moral des
théories du contrat – l’adhésion au pacte social ne réclame
pas seulement que se prononce le sujet juridique, mais bien
que l’état des moeurs, des dispositions affectives du peuple
rende inutile le recours à la contrainte. Sans le secours des
moeurs, les lois ne peuvent probablement s’imposer que du

dehors : « La loi n’agit qu’en dehors et ne règle que les ac-

tions ; les moeurs seules pénètrent intérieurement et dirigent

les volontés. » 1. Mais ces indications permettent aussi bien de


penser, en dehors du cadre des doctrines contractualistes,
qu’il existe une forme de contrainte qui ne passe pas par

l’exercice d’une violence effective, mais qui mobilise des


techniques disciplinaires susceptibles d’obtenir l’intériorisa-
tion des normes, et l’expression publique de cette intériori-
sation : « Le pouvoir disciplinaire s’exerce en se rendant invi-
sible ; en revanche il impose à ceux qu’il soumet un principe
de visibilité obligatoire. » 2.

André Charrak

✐ 1 Rousseau, J.J., Fragments politiques, XIV, [Des moeurs], 6,


in OEuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, t. III, Paris, 1961,

p. 555.

2 Foucault, M., Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 189.

! AUTORITÉ, VIOLENCE

PSYCHANALYSE

Manifestation essentielle de l’efficience des processus


psychiques inconscients et de leur déterminisme, qui for-
cent à penser, à agir, à créer des symptômes et à répéter,
sans égard pour la volonté ni l’intelligibilité conscientes.
Névrose de contrainte (Zwangsneurose, « névrose ob-
sessionnelle ») et contrainte de répétition (Wiederho-
lungszwang, « compulsion de répétition ») en sont deux
figures exemplaires.

De la suggestion posthypnotique à la névrose de destinée,


en passant par les rites et rituels des névrosés de contrainte
et des religions, la psychanalyse met au jour les figures de la
contrainte psychique, individuelles et collectives. Elle en rend
compte par les processus défensifs, qui stabilisent des com-
promis psychiques entre la dynamique pulsionnelle, visant
continûment à réaliser des souhaits déterminés, et la dyna-
mique du Je, tentant de se conformer aux réalités.

▶ Le raffinement dans l’internalisation de contraintes externes


– adaptation de l’espèce, éducation des individus –, qui crée

la richesse du psychisme humain et de ses cultures, se paie


par une exquise sensibilité à l’excès de contraintes, énergé-

tique ou formel, pendant l’enfance : névroses, psychoses et


perversions le démontrent.

Michèle Porte

! ÇA, DESTIN, ÉROS ET THANATOS, INCONSCIENT, « NÉVROSE,


PSYCHOSE ET PERVERSION », RÉPÉTITION

CONTRAT SOCIAL

Du latin contrahere, lier avec.

POLITIQUE

Application de la notion de contrat par laquelle une ou


plusieurs personnes s’obligent réciproquement sur cer-
taines questions explicitement prescrites – la société civile,
constituant, à l’âge classique, le fondement idéal du droit

politique.

Il revient aux écoles hellénistiques d’avoir introduit cette


notion dans le champ de la philosophie politique (elle est
absente chez Aristote qui n’y recourt pas pour fonder sa
théorie de l’animal sociable). C’est la contribution spécifique
d’Épicure de chercher dans la notion de contrat le fondement
le plus ferme possible des relations sociales : il s’agit de mon-

trer que tous les usagers y trouvent leur compte. Cette idée
downloadModeText.vue.download 211 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

209

présente une connotation apparemment conventionnaliste ;


mais Épicure ne recourt pas à la volonté des contractants,
puisque seul importe leur intérêt réciproque : « La justice n’est
pas un quelque chose en soi, mais, quand les hommes se ras-

semblent (...), un certain contrat sur le point de ne pas faire

de tort ni d’en subir. » 1. L’ambiguïté se noue chez Lucrèce,


sur la question de savoir si l’exposition du contrat est un récit
historique ou une construction rationnelle.

À l’âge classique, et après Hobbes en particulier, le mo-


dèle du contrat permet de comprendre l’association politique
des individus réduits à leur dimension de sujets juridiques. La

souveraineté tire toute sa légitimité des volontés individuelles

de ceux qui s’y soumettent. Le contrat social désigne alors

le moment où chacun a renoncé à ses droits pour les trans-


mettre au souverain afin de protéger sa vie (Hobbes) et / ou
ses biens (Locke). Il n’est pas absolument requis de donner
à cette origine un sens historique – elle énonce surtout le
fondement logique de la société civile : « L’union qui se fait
de cette sorte forme le corps d’un État, d’une société, et pour
le dire ainsi, d’une personne civile ; car les volontés de tous
les membres de la République n’en formant qu’une seule,
l’État peut être considéré comme si ce n’était qu’une seule
tête ; aussi a-t-on coutume de lui donner un nom propre, et
de séparer ses intérêts de ceux des particuliers. » 2.

Les théories du contrat connaissent une reformulation ori-


ginale avec Rousseau – les sujets ne contractent plus les uns

avec les autres, mais chacun avec le souverain, qui est le

peuple institué par le pacte lui-même : « Chacun se donnant

à tous ne se donne à personne. (...) Chacun de nous met en

commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême

direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps


chaque membre comme partie indivisible du tout. » 3. Dans la
mesure où chacun s’aliène entièrement à la communauté, la
condition est égale pour tous et ne peut déboucher sur une
nouvelle oppression. Chaque citoyen est soumis au même
souverain dont il est membre.

La critique essentielle adressée aux thèses contractualistes


est formulée par Hegel et porte sur l’enracinement du pacte
social dans les volontés en tant qu’individuelles. Tel qu’exa-
miné dans la première partie des Principes de la philosophie
du droit, consacrée au droit abstrait, le contrat social est ré-
vélé dans la pluralité des actes qu’il entraîne et qui ne com-

portent pas la médiation requise pour constituer l’unité réelle


d’un tout. Hegel dénonce ce préjugé atomiste qui voudrait
rendre compte de l’État selon le schéma d’une combinaison
proportionnée des intérêts particuliers : « La nature de l’État
n’est pas (...) le résultat d’un contrat, que l’on comprenne

celui-ci comme un contrat de tous avec tous ou de tous avec


le prince ou avec le gouvernement ». Les thèses contractua-

listes conduisent donc à « transposer les déterminations de la


propriété privée dans une sphère qui est d’une nature toute
différente et plus éminente » 4. On ne saurait rabattre l’État
sur le modèle de la propriété, manifestation immédiate de la

volonté individuelle. Ce serait perdre de vue la nécessité qui


lui donne son statut de fondement : « C’est à l’État lui-même
qu’appartient d’accorder [à l’homme] la permission d’y entrer
ou d’en sortir. Cela ne dépend donc pas du libre arbitre de
l’individu et l’État ne repose pas sur un contrat, car le contrat
suppose le libre arbitre. »5 Par la négative, l’idée de contrat

social est ainsi révélée solidaire d’une conception libérale des


relations sociales.

André Charrak

✐ 1 Épicure, Maximes capitales, XXXIII.

2 Hobbes, T., De Cive, 2e section, chap. V, § IX.

3 Rousseau, J.-J., Contrat social, l. I, chap. VI.

4 Hegel, F., Principes de la philosophie du droit, § 75.

5 Ibid., addition.

! ÉTAT, SOCIABILITÉ

CONTREFACTUEL

Calque de l’anglais counterfactual.

LINGUISTIQUE

Se dit d’énoncés conditionnels qui possèdent la forme


suivante : « si P était le cas, Q serait aussi le cas », dans
des circonstances où l’on sait que ce n’est pas le cas que P.

Synonyme : énoncé conditionnel subjonctif.

De tels énoncés posent un épineux problème d’interprétation.


On ne peut pas les analyser à l’aide du connecteur d’implica-
tion matérielle « si P, alors Q » de la logique propositionnelle.
Il suffit en effet que l’antécédent d’une implication matérielle
soit faux pour que l’implication soit vraie. Or, l’antécédent

d’un énoncé contrefactuel est faux par définition, mais cela


ne le rend pas toujours vrai.

L’analyse contemporaine la plus influente des contrefac-

tuels est celle de D. Lewis 1, qui soutient qu’un contrefactuel


« si P était le cas, Q serait le cas » est vrai si Q est vrai dans

les mondes possibles suffisamment semblables au monde


réel dans lesquels P est vrai. La difficulté de cette analyse
réside dans la notion de mesure de similarité entre mondes
possibles. Une telle notion semble présupposer celle de loi
de la nature : des mondes semblables doivent au moins être

soumis aux mêmes régularités naturelles. Mais l’analyse des


lois de la nature fait elle-même appel, de façon centrale, au

concept de contrefactuel. En effet, un critère essentiel per-


mettant de distinguer une simple généralisation accidentelle
d’une loi consiste en ce que la seconde, contrairement à la
première, peut justifier un contrefactuel.

Pascal Ludwig

✐ 1 Lewis, D., Counterfactuals, Blackwell, London, 1973.

Voir-aussi : Jackson, F. (éd.), Conditionals, Oxford University


Press, Oxford, 1991.

Kistler, M., Causalité et lois de la nature, Vrin, Paris, 1999.

! CONDITIONNEL, LOGIQUE, LOGIQUE MODALE, MONDE

CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE
(PENSÉE)

POLITIQUE

Courant opposé au processus révolutionnaire de 1789.

Parmi ses thèmes fondateurs, le premier est le rejet de l’idée


de révolution, ou encore de « la révolution comme idée »

– toute-puissance revendiquée de la théorie sur la pratique,


de l’idée sur les faits. Les révolutionnaires ont voulu inno-

ver, renverser ce qui précède, mettre à bas les institutions et


introduire dans l’histoire une ligne de fracture qui affranchit
définitivement la société du poids de la tradition. Or, on n’in-
downloadModeText.vue.download 212 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

210

nove pas dans le domaine des choses politiques et morales.


Selon Burke, auteur, en 1790, des Réflexions sur la Révolution
de France, il faut même se flatter en la matière de ne faire
aucune découverte, si l’on ne veut pas laisser à ses succes-
seurs « une ruine à la place d’une habitation » 1. La tradition est
ce qui donne aux institutions toute la force qu’elles peuvent
avoir, et c’est bien plus dans la continuité assumée de leur
histoire que dans le surgissement et l’imposition volontaire
d’une idée abstraite que se loge leur vrai principe.

Sous ce premier aspect, la contre-révolution joue donc


clairement l’histoire contre la philosophie. Elle oppose le dé-
veloppement continu d’une société à sa recréation artificielle
selon un dogme philosophique, le principal étant celui du
contrat social pris comme moment politique inaugural, seuil
séparant l’état de nature de l’état de société. Cela confère
d’emblée à ce courant un triple caractère : un caractère reli-
gieux, qui réhabilite le préjugé ancré dans les moeurs contre
le rationalisme hérité des Lumières ; un caractère empirique,
qui dénie à la science du politique toute dimension a priori
et qui l’astreint à prendre en compte les particularités histo-
riques concrètes d’un État dans la définition des règles qui
conviennent à son gouvernement ; un caractère sociologique,
qui rompt avec l’artificialisme et les présupposés individua-
listes impliqués par le contractualisme politique tel qu’il s’af-
firme depuis la Réforme et l’âge classique.

Si on met l’accent sur la dimension empirique du propos,


on voit le combat contre l’illusion législatrice et le volonta-
risme politique donner lieu à une valorisation de la juris-
prudence comme « recueil de la raison de tous les siècles » 2,
traduction de la régulation immanente du corps social telle
qu’elle se produit dans la durée. En un sens pragmatique,
très apparent chez Burke, l’activité législatrice est renvoyée
à la convenance et à l’expérience. Réfracté dans la pensée
allemande, ce thème empiriste s’articule à un thème d’origine
préromantique : celui de l’unité organique du peuple, dont la
vie propre s’exprime à travers ses coutumes et ses institutions
configurées singulièrement et auxquelles on attribue un sens
spécifique. C’est dans ce sillage que prend forme, avec Savi-
gny, une approche indissolublement historique et nationale
du droit, où l’histoire des règles juridiques et morales sup-
plante le constructivisme théorique des constitutionnalistes
et des codificateurs. Avec le rationalisme philosophique, c’est
l’universalisme des Lumières qui est rejeté au profit d’un par-
ticularisme national.

Mais cet historicisme est loin d’être univoque. En effet,


le concept d’histoire varie sensiblement, selon qu’on l’inter-
prète comme un recueil de faits, comme le développement
d’un organisme vivant, ou encore comme la manifestation
d’un dessein supérieur. En suivant cette dernière voie, la
pensée contre-révolutionnaire s’éloigne sensiblement de la
tradition empiriste pour rejoindre une pensée de type théolo-
gico-politique profondément enracinée dans le catholicisme.
Chez Bonald et de Maistre, principaux représentants de cette
tendance, l’historicisme se concilie avec le providentialisme
sans pour autant s’annuler. Seules les conditions d’existence
concrètes d’un État, ses composantes sociales, le jeu des inté-
rêts et des forces en présence permettent de déterminer si
la nature du pouvoir telle qu’elle est voulue par Dieu – la
monarchie héréditaire de droit divin – peut effectivement
parvenir à sa réalisation. Le tort des défenseurs classiques de
l’absolutisme (Bossuet, Fénelon) n’a pas été très différent à
cet égard de celui des révolutionnaires eux-mêmes. Les pre-
miers s’attachaient à la définition abstraite des droits de la

royauté, comme les seconds à ceux des sujets. Or, la leçon


de l’événement révolutionnaire est que la royauté est, avant
tout, une forme historique, qu’elle accède plus ou moins à
la réalité de son essence, parce que cette essence elle-même
n’existe qu’incarnée dans les faits et qu’elle n’est pas disso-
ciable de la société concrète où elle tend à s’exprimer.

C’est donc vers la société qu’il faut se tourner, comme


vers la réalité objective, irréductible à la somme de ses com-
posantes, où la volonté divine cherche directement à s’affir-
mer. Pour Bonald, son « principe constitutif » réside dans la
triade « pouvoir, ministre, sujet », traduction sociale du dogme
trinitaire. Par la voie théologique, une nouvelle philosophie
politique tend à se formuler, qui coïncide exactement avec ce
qui commence alors à s’appeler la « science de la société »,
sujet « le plus vaste et le plus important que l’homme puisse
soumettre à ses méditations » 3. La vérité politique essentielle
réside dans la structuration naturelle du corps social, ordre
fixe et immuable de la totalité dont la dissolution est l’effet
majeur de la rupture avec la tradition. Antihistorique, rationa-
liste et athée, la pensée révolutionnaire se devait aussi d’être
individualiste, c’est-à-dire « anti-sociale ». Pour la même rai-
son, elle s’avère despotique : aveugle à la nature sociale de
l’homme, elle est contrainte d’engendrer un nouvel État au
pouvoir exorbitant, puissance normative extérieure et exclu-
sive s’appliquant uniformément et sans frein à des individus
préalablement isolés. On voit ainsi s’amorcer une critique
du pouvoir moderne, qui trouvera ses prolongements chez
des penseurs libéraux comme Tocqueville. Mais, surtout, on
reconnaît dans la pensée contre-révolutionnaire les prémisses
d’une réflexion sociologique qui aboutira, avec Comte et
Durkheim, à la fondation d’une science autonome.

Cependant, dire que le pouvoir est social, ce n’est pas


dire qu’il se dissipe dans la société. Ou encore, si une société
peut être dite « constituée », ce n’est pas par elle-même, mais
par la puissance supérieure qui agit en elle et qui l’orga-
nise intérieurement. La nuance est décisive. Elle affecte la
référence contre-révolutionnaire au concept de société d’une
profonde ambivalence. La véritable « volonté générale » est
bien la volonté sociale, c’est-à-dire la volonté « du social »,
expression de la volonté divine. Elle n’est pas pour autant
la volonté de la société, comprise comme l’ensemble des
sujets sociaux. Autrement dit, la volonté sociale n’est surtout
pas la volonté populaire. Entre les deux, une frontière passe,
séparant nettement le particulier du général, les composantes
subjectives du corps social de l’ordre qui le produit et qui
le conserve dans son unité. Cet ordre, à l’inverse, suppose
l’existence d’un « homme-pouvoir » 4, monarque dépositaire
d’un pouvoir absolu, un et indivisible. Ainsi, si la pensée
contre-révolutionnaire interdit de séparer le social et le poli-
tique, elle interdit aussi de dissoudre complètement le second
dans le premier : car elle suppose que la société s’engendre
et se règle politiquement à partir d’un point qui l’ouvre sur
autre chose qu’elle-même, et sur lequel elle ne peut avoir
prise sous peine de voir son unité disparaître.

C’est ce point, aveugle par définition pour le corps social,


mais à partir duquel il s’ordonne et s’éclaire, que de Maistre
nomme « souveraineté » dans l’ordre temporel, « infaillibilité »
dans l’ordre spirituel 5. La légitimité du pouvoir tient bien
moins au contenu des normes qu’au fait normatif lui-même,
c’est-à-dire à son existence comme pouvoir, sa vérité se révé-
lant dans sa non-contestation. Car c’est « exactement la même
chose, dans la pratique, de n’être pas sujet à l’erreur, ou de
ne pouvoir en être accusé » 6. Dans ces conditions, l’erreur
downloadModeText.vue.download 213 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

211

révolutionnaire fut simplement d’avoir voulu investir cette


vérité, d’avoir cherché à briser la tautologie selon laquelle est
vrai ce qui ne peut pas être dénoncé comme faux. Dans cette
perspective, la pensée contre-révolutionnaire se déplace du
pôle présociologique vers un pôle politico-juridique, pour se
concentrer sur une définition de la souveraineté en termes de
pure décision, qui sera reprise au XXe s. par un juriste comme
C. Schmitt. Mais on ne doit pas perdre de vue qu’elle naît
de l’intention, apparemment contraire, et qui est tout aussi
essentielle à la pensée républicaine, d’articuler étroitement
constitution sociale et gouvernement politique, le paradoxe
étant ici que la plus intime conjonction des deux instances
fait surgir l’écart irréductible où le pouvoir souverain se fonde
en dernière analyse.

Bruno Karsenti

✐ 1 Burke, E., Réflexions sur la Révolution de France (1790),

p. 120, trad. P. Andler, Hachette, Paris, 1989.

2 Ibid., p. 121.

Bonald, L. (de), Théorie du pouvoir politique et religieux


(1796), p. 103, Librairie A. Le Clere, Paris, 1854.

4 Ibid., pp. 172 et sq.

5 Maistre, J. (de), Du pape (1817), p. 27, Droz, Genève, 1966.

6 Ibid., p. 30.

Voir-aussi : Lamenais, F. (de), Réflexions sur l’état de l’Église en


France pendant le dix-huitième siècle et sur sa situation actuelle
(1808), in OEuvres complètes, 12 vol., éd. Daubré-Cailleux, Paris,
1836.

Schmitt, C., Théologie politique (1922), trad. J.-L. Schlegel, Gal-


limard, Paris, 1988.

CONVENTIONNALISME

Du latin conventio, de convenire, convenir.

PHILOS. SCIENCES

Mouvement de pensée qui apparaît dans le contexte de


la crise de la science au tournant des XIXe et XXe s. Plusieurs
scientifiques et philosophes sont conduits à repenser les
conditions qui président à l’élaboration de la connaissance
scientifique, en mettant l’accent sur la part de convention

ou décision.

À la fin du XXe s., les avancées de la science provoquent un


sentiment d’insatisfaction à l’égard des diverses théories de la
connaissance qui avaient été proposées. En effet, la décou-
verte des géométries non euclidiennes met en cause l’unicité
de notre notion d’espace. Et de nouveaux champs de phéno-
mènes sont annexés par la physique mathématique. Ces pro-
priétés vagues ou insaisissables pour la perception naturelle
que sont le chaud, l’électrique et le magnétique donnent prise
au raisonnement mathématique et expérimental pour consti-
tuer la thermodynamique et l’électromagnétisme.

En 1891, Poincaré proclame la nature conventionnelle des


hypothèses géométriques ; en 1894, Duhem affirme le carac-

tère global du contrôle expérimental. En posant l’existence


de conventions ou, mieux, de libres décisions au coeur de la
science, Poincaré coupe court au projet traditionnel de fon-
dation : ni le synthétique a priori de Kant ni les faits géné-
raux de Comte ne sauraient expliquer la nature de l’activité
scientifique. L’analyse du contrôle expérimental effectuée par
Duhem montre que la réfutation est moins simple que les
classiques ne l’ont laissé entendre. Duhem condamne la tech-
nique de l’expérience cruciale et en vient à rejeter la méthode
newtonienne des inductions. Le rapport des grands principes

de la science avec l’expérience ne peut être qu’indirect : une

signification empirique leur est conférée à travers toute une

série d’intermédiaires théoriques.

Se saisissant de ces thèses, Milhaud et Le Roy, deux ma-


thématiciens venus à la philosophie, en donnent une généra-
lisation : l’activité scientifique comporte une part non négli-
geable de création et de contingence. Et Le Roy d’appeler de
ses voeux la constitution d’un programme qui formulerait un
positivisme nouveau. Cette tentative ne manquera pas d’atti-
rer l’attention des penseurs du cercle de Vienne. Mais ce qui
distingue les conventionnalistes, c’est qu’ils nous proposent
une analyse interne de la science sans verser dans l’exclusion
de la métaphysique.

Anastasios Brenner

✐ Brenner, A., les Origines françaises de la philosophie des

sciences, PUF, Paris, 2003.

Duhem, P., la Théorie physique : son objet et sa structure (1906),


Vrin, Paris, 1989.

Granger, G., « Vérité et convention », in Philosophia Scientiae,


1 (1), 1996, pp. 3-19.

Le Roy, É., « Un positivisme nouveau », in Revue de métaphysique

et de morale, t. 9, 1901, pp. 138-153.

Milhaud, G., le Rationnel (1898), Alcan, Paris, 1939.

Poincaré, H., la Science et l’Hypothèse (1902), Flammarion, Paris,


1968.

MORALE, POLITIQUE
Position théorique des doctrines politiques selon les-
quelles le lien social n’existe pas naturellement.

Le lien social, pour les théories conventionnalistes, réside

d’un contrat (comme chez Rousseau) ou d’une convention

(selon Durkheim). Cette orientation soulève certaines difficul-

tés méthodologiques, puisqu’elle tend à considérer la forma-

tion de la société à partir des individus isolés (réduits à leur


dimension abstraite de sujets juridiques dans les doctrines

contractualistes) : contre cette orientation, Marx adopte une


position conventionnaliste tout en étant holiste. Plus concrè-

tement, le conventionnalisme soutient que l’usage de la


force collective contre les individus est soumis à la condition
qu’une convention sociale, dont le statut est explicitement
juridique, désigne les institutions autorisées à produire du
droit et les conditions dans lesquelles elles peuvent légitime-
ment s’exercer.

André Charrak

! CONTRAT, DROIT, SOCIÉTÉ

CONVENTION T
Abréviation pour true en anglais.

LOGIQUE

Condition fondamentale d’adéquation d’une théorie de

la vérité sémantique, selon Tarski.

Dans son entreprise de construction d’une sémantique lo-


gique, Tarski 1 entend définir un prédicat de vérité pour
un langage formel L. Une théorie de la vérité ne satisfait la
« convention T » que si toute instance du schéma « S est vrai si
et seulement si p » est dérivable dans L. « S » est une descrip-
tion d’une phrase du langage-objet L, et p est sa traduction
dans la métalangue. Si nous étions incapables de dire sous

quelles conditions S est vraie, nous ne pourrions pas dire

quelle est la forme des phrases de L. Tarski considérait que la


downloadModeText.vue.download 214 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

212

vérité ne peut être définie que dans une langue formelle, et


pas dans une langue naturelle.

▶ La convention T est devenue centrale chez Davidson 2,


qui propose d’étendre la sémantique tarskienne aux langues

naturelles, moyennant des contraintes sur l’indexicalité et le

contexte. Tarski prend la notion de traduction pour acquise,

alors que Davidson prend celle de vérité pour primitive, et

cherche à définir à partir de la signification.

Pascal Engel

✐ 1 Tarski, A., « Le concept de vérité dans les langues for-


melles », 1930.

2 Davidson, D., Enquêtes sur la vérité et l’interprétation,


J. Chambon, Nîmes, 1993.

! REDONDANCE, SÉMANTIQUE, SIGNIFICATION, VÉRITÉ

CONVERGENCE
Du latin cum vergere, « incliner ensemble vers ».

MATHÉMATIQUES

Une suite u converge vers I si, pour tout ε > 0, il existe

n0 tel que, pour tout n > n0, un – I < ε. Une suite de fonctions
f converge vers la fonction f si pour tout x, f (x) converge
nn

vers f(x). Une suite de fonctions f converge uniformément

vers la fonction f si pour tout ε > 0 et pour tout x, il existe

n0 tel que pour tout n > n0, fn (x) – f(x) < ε.

La notion de convergence de séries est – de fait – à l’oeuvre


très tôt en mathématiques ; la quadrature du segment de pa-
rabole par Archimède en est un exemple, la résolution du

problème de De Beaune par Descartes au XVIIe s., en est un


autre. Mais, longtemps, l’absence de méthodes infinitésimales

satisfaisantes paralyse le développement de ce domaine de

recherche. Leibniz, Wallis, Newton, Mercator s’engagent dans

cette voie en découvrant d’importantes convergences (de

limite π notamment) et les appliquant au calcul de surfaces

et de volumes. Cauchy, vers 1820 donne toute sa rigueur

à la définition de la convergence ; il est suivi par les du


Bois-Reymond, Abel, Dirichlet, Dedekind, Weierstrass, dont

les travaux soulignent l’importance de l’idée de convergence

uniforme.

En probabilité, la notion de convergence est essentielle

mais elle diffère de la notion classique : ainsi, dans la loi


(faible) des grands nombres, la loi de probabilité de fré-
quence f , se concentre, converge, autour d’une valeur p ;

ici cela signifie qu’une distance fixée quelconque à p n’est

dépassée qu’avec une certaine probabilité, qui devient petite

si les épreuves sont en grand nombre.

Vincent Jullien

CONVERSATION

Du latin conversatio, « fréquentation ».

LINGUISTIQUE, SOCIOLOGIE

Échange de propos, entretien.

Selon son usage français ou anglo-saxon, ce terme n’a pas la


même extension.

En France, au XVIIe s., la conversation fut une forme ma-


jeure de sociabilité. Elle se développa en un véritable art pra-
tiqué en des « salons » où l’on parlait littérature ou sciences 1.

Par la suite, le terme s’appliqua à des entretiens ayant une

finalité phatique.

Dans son acception anglo-saxonne, le terme est syno-


nyme de dialogue. Ainsi, Grice voit dans la conversation une
forme de transaction rationnelle qui répond à un principe de
coopération monnayé en quatre maximes : de quantité (ni
trop ni trop peu d’informations) ; de qualité (sincérité) ; de
relation (pertinence) ; de modalité (clarté). Le viol délibéré
d’une de ces règles peut conduire à une implicitation conver-
sationnelle, inférence pragmatique où l’interlocuteur rétablit

le sens non communiqué 2.

La conversation, comme pratique sociale, fait aussi l’ob-

jet d’analyses ethno-méthodologiques qui l’appréhendent


comme rite d’interaction 3.

Denis Vernant

✐ 1 Hellegouarc, H. J., Anthologie : l’art de converser, Dunod,


Paris, 1997.

2 Grice, P., « Logique et conversation » (1975), Communications,


no spécial 30, Seuil, Paris, juin 1979, pp. 57-72.

3 Gumperz, J., Engager la conversation. Introduction à la socio-


linguistique interactionnelle, Minuit, Paris, 1989.

! DIALOGUE

CONVERSION

Du latin conversio, « action de tourner, mouvement circulaire », « change-


ment », « conversion religieuse » ; trad. du grec epistrophe. En allemand,
Konversion.

LOGIQUE

Dans une proposition, interversion du sujet et du


prédicat.

En logique aristotélicienne, la conversion est l’opération par

laquelle on infère d’une proposition donnée celle qui a pour

sujet le prédicat de celle-ci et son sujet pour attribut. Pour


être valide, cette inférence doit respecter la quantité des cha-

cun des termes : de « tout A est B », on ne peut inférer « tout

B est A », mais « quelque B est A » (conversion partielle ou


par accident). En revanche, de « nul A n’est B », on peut légi-

timement inférer « nul B n’est A », et de « quelque A est B »,

« quelque B est A » (conversion simple).

Michel Narcy

✐ Aristote, Premiers Analytiques, I, 2.

PHILOS. ANTIQUE

Chez les néoplatoniciens, le terme « conversion » dé-


signe l’acte par lequel chaque hypostase se retourne vers
son principe.

Définie parfois comme le mouvement inverse de celui de la

procession, la conversion en est indissociable dans la mesure

où l’une et l’autre désignent les deux aspects complémen-


taires d’un même processus. La procession est le mouvement
par lequel les hypostases : l’Un, l’Intellect, l’Âme, dérivent
l’une de l’autre. La conversion désigne le retour sur soi-même
qui permet à l’Âme de saisir qu’elle dérive de l’Intellect, et

à l’Intellect qu’il a son principe en l’Un. Par la conversion,


chaque hypostase procède d’elle-même, jouant un rôle actif
dans sa propre constitution. La conversion atteste, en outre, la
présence de l’Un à tous les niveaux du processus ainsi unifié.

Principe ou « puissance de tout », l’Un se répand par sura-


bondance, et de lui procède un effet encore indifférencié.
Mais parce que l’Un est aussi cause finale, cette procession
downloadModeText.vue.download 215 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

213

s’accompagne nécessairement d’une conversion qui marque


son arrêt et, par certains aspects, la parachève. L’effet se
constitue comme un Être dans cet arrêt de la procession,
ce recueillement vers l’Un-Bien ; il se détermine lui-même
comme un Intellect connaissant par le regard rétrospectif qu’il
porte sur son principe 1. En cela, l’Un est présent à l’Intellect,
non dans son unité inconnaissable, mais comme multiplicité
de Formes éternelles 2. Imitant l’Un, l’Intellect en participe et

procède ainsi à sa propre constitution comme entité diffé-


renciée de son principe. La troisième hypostase, l’Âme, est,
de la même façon, l’effet de la surabondance de l’Intellect et
résulte de la conversion constituante qu’elle effectue vers ce

dernier et par-delà lui-même, vers l’Un.

La conversion est parfois décrite par Plotin comme une


forme d’attraction exercée par l’Un vers le haut ou en direc-
tion du centre ; mais elle est aussi souvent considérée comme

retour sur soi. Cette conception de la conversion s’appuie


sur le fait que l’Un ne se perd pas dans la procession, qu’il
est, par conséquent, toujours et partout présent, jusque dans

l’âme individuelle. La conversion, dans sa dimension spéci-

fiquement morale, est alors ce changement intérieur à l’âme,

associé à la purification, qui fait l’âme vertueuse et qui lui

permet de se libérer de l’emprise exercée sur elle par la ma-

tière ou non-être. Elle conduit progressivement l’âme à la


contemplation, et même, par-delà l’acte de penser, à retrou-
ver ce contact direct, de l’Esprit encore indifférencié, avec le
Bien 3.

Annie Hourcade

✐ 1 Plotin, Ennéades, V, 2 (11), 1.

2 Id., VI, 7 (38), 3.

3 Ibid., VI, 7 (38), 5.

Voir-aussi : Aubin, P., Le problème de la « conversion »,


Beauchesne, Paris, 1963.
Dodds, E.R. (éd.), Proclus. The Elements of Theology, Oxford,
1933, 1963.

Fraisse, J.-C., L’Intériorité sans retrait, lectures de Plotin, Vrin,

Paris, 1985.

Hadot, P., Plotin, Porphyre, études néoplatoniciennes, Les Belles

Lettres, Paris, 1999.

Moreau, J., Plotin ou la gloire de la philosophie antique, Vrin,


Paris, 1970.

Trouillard, J., La purification plotinienne, PUF, Paris, 1955.

! HYPOSTASE, NÉOPLATONISME, PROCESSION

PSYCHANALYSE

« Transformation d’une excitation psychique en symp-


tôme somatique durable ». 1

Mécanisme de défense d’abord rencontré dans l’hystérie, la

conversion a été isolée par Freud et analysée ainsi : lors du


refoulement d’une représentation, la libido qui l’a investie
s’en détache et innerve le corps en y créant un symptôme.
Toujours symbolique, ce dernier présuppose une « complai-
sance somatique » et « donne expression aussi bien au but

de souhait de la motion pulsionnelle qu’à la tendance à la

défense ou à la punition du système CS » 2.

▶ « Saut du psychique dans l’innervation somatique que nous


ne pouvons pourtant jamais suivre avec notre compréhen-
sion » 3, la conversion incarne des expressions de la langue

(« J’en ai plein le dos ») et remet au jour les fondements cor-


porels du système symbolique des langues.

Benoît Auclerc

✐ 1 Breuer, T., Freud, S., Studien über Hysterie (1893-1895),


G.W. I, « Études sur l’hystérie », PUF, Paris, p. 67.

2 Freud, S., Das Unbewusste (1915), G.W. X, « L’inconscient »,


O.C.F.P. XIII, PUF, Paris, p. 224.

3 Freud, S., Bemerkungen über einen Fall von Zwangsneu-

rose (1909), G.W. VII, « Remarques sur un cas de névrose de


contrainte », O.C.F.P. IX, PUF, Paris, p. 136.

! DÉFENSE, DÉTERMINISME, DYNAMIQUE, ÉNERGIE, REFOULEMENT

COPERNICIENNE (RÉVOLUTION)

ÉPISTÉMOLOGIE, HIST. SCIENCES, PHILOS. SCIENCES


Acte historique lié au tournant des XVIe et XVIIe s. par

lequel le système entier des représentations du monde a


subi un bouleversement inaugural.

Utilisée sans doute pour la première fois par Kant afin de

désigner par analogie une inversion des rapports entre le

sujet connaissant et l’objet représenté 1, l’expression ne de-

vient une catégorie historique précise qu’après les analyses

de Th. Kuhn 2 et de A. Koyré 3. Concept central d’une lec-

ture discontinuiste de l’histoire des sciences, qui oppose ici


les notion de révolution et d’évolution (P. Duhem en est le

plus illustre avocat 4) dans l’histoire des théories physiques, la


« révolution copernicienne » désigne, chez Kuhn, le moment

d’une rupture complète du paradigme associé à la science et

au monde aristotélico-ptolémaïque. Ainsi, ce n’est pas seule-


ment en astronomie que se fait ressentir, comme le montre
Koyré à de nombreuses reprises, la destruction de l’univers
fini et géocentrique au terme de la publication du De revo-

lutionibus orbium caelestium libri sex, en 1543. Le boulever-

sement culturel et idéologique qui s’empare de l’Europe ne


s’achèvera, il faut le noter, que lorsque, à la suite de Galilée
et de Huygens, la conviction ou l’« opinion » copernicienne se

verra confirmée par une théorie physique qui en sera comme

la preuve. Géométriquement, en effet, rien ne peut départa-

ger les systèmes concurrents de Ptolémée, Copernic et Brahé.


L’observation astronomique, de plus en plus précise et ins-
trumentée au XVIIe s., aura tôt fait de montrer l’inanité du
système ptoléméen. Mais c’est avec Newton et la publication
des Philosophiae naturalis principia mathematica, en 1687,
que se trouve confirmée l’affirmation copernicienne centrale :

le double mouvement de la Terre autour d’un soleil central.


Newton, en synthétisant les lois de Kepler, montre, en effet,
que le seul système astronomique conforme à l’hypothèse et
à la loi d’attraction est celui de Copernic. Ce qui n’était, au dé-

part, qu’une réaffirmation de la doctrine antique d’Aristarque

devient un corrélat nécessaire de la physique naissante 5.

▶ L’idée qu’il y ait une « révolution » copernicienne, gali-


léenne, cartésienne ou newtonienne, a été vivement débattue
et se présente donc tout à la fois comme un problème qui
concerne la méthode générale de l’histoire des sciences et
le contenu même de notre connaissance de la science clas-
sique. Duhem pensait, et d’autres plus tard avec lui, que les
« révolutionnaires » en science s’appuient sur les travaux qui
les précèdent (en l’occurrence, l’école médiévale d’Oxford
ou celle de la Sorbonne). L’épistémologie discontinuiste, qui
a dominé la seconde moitié du XXe s., considère, au contraire,
downloadModeText.vue.download 216 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

214

qu’une science nouvelle commence en instaurant une rupture

radicale entre les outils nouveaux et ceux que l’on détruit.

Fabien Chareix

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, PUF, Paris, 1968 (trad.

Tremesaygues et Pacaud), Préface à la seconde édition.

2 Kuhn, T. S., la Révolution copernicienne, Fayard, Paris, 1973.

3 Koyré, A., Du monde clos à l’univers infini, PUF, Paris, 1962.

4 Duhem, P., le Système du monde, Hermann, Paris, 1973.

5 Voir Szczeciniarz, J.-J., Copernic et la révolution copernicienne,


Flammarion, Paris, 1998.

! PARADIGME

COPIE
Du latin copia, « abondance ».

ESTHÉTIQUE

Ce qui est fait à l’image d’autre chose ; dans les arts


plastiques, pratique qui consiste à prendre comme sujet

une oeuvre existante.

On ne saurait parler de copie sans la référence à un origi-

nal, mais quelle relation lie les deux entités ? Platon avait

déjà perçu que la ressemblance recelait un double piège :


en effet, si la conformité imparfaite qui varie avec le point
de vue ne livre qu’une illusion sans consistance (Sophiste
236 bc), la ressemblance trop parfaite qui rivalise avec le
modèle (simulacre) ne convient pas davantage car la bonne
image doit respecter la distance entre ce qui est original et
dérivé (Cratyle, 432 bc). Sa rectitude doit manifester un écart
puisque l’imitation ne disparaît pas seulement lorsque fait
défaut la fidélité envers le modèle mais aussi lorsque la copie
devient le double de ce qu’elle imite, que ce soit dans la
jonglerie verbale du sophiste ou l’illusionnisme pictural. C’est
bien pourquoi le jeu ornemental du trompe-l’oeil (les raisins
de Zeuxis) ou le cas des fac-similés qui sont visuellement
indifférentiables d’objets ordinaires (Boîte Brillo de Warhol) a
exercé une telle fascination sur le questionnement esthétique.
Il n’est pas non plus surprenant que la contestation moderne
d’une problématique de l’origine ait débouché sur une réha-

bilitation du simulacre, promu vérité d’une société réduite à

ses seules apparences (Baudrillard1).

Dans le domaine artistique, la pratique de la copie a été


longtemps solidaire du contexte de l’atelier et du besoin de
diffuser plusieurs versions des oeuvres marquantes ou des
gravures réalisées d’après leur modèle. Par la suite, elle a
évolué vers un exercice pédagogique de virtuosité technique,
à ce titre valorisé par les académies. Vidée de son rôle tradi-

tionnel par le déclin de la théorie mimétique et l’accent mis

sur l’originalité et la spontanéité, elle fait cependant retour

sur un plan mercantile, avec les procédés de reprographie à

grande échelle et la fabrication de faux.

▶ Envisagée sous l’angle épistémologique, la réflexion sur la

copie dépasse le simple problème de la reproduction ; elle

conduit à nous interroger sur les conditions pertinentes d’au-


thenticité d’une oeuvre d’art et en conséquence sur le statut

ontologique qui lui revient.

Jacques Morizot

✐ 1 Baudrillard, J., Simulacres et simulations, Galilée, Paris,


1981.

Voir-aussi : Haskell, F., et Penny, N., Pour l’amour de l’antique


(1981), trad. F. Lissarrague, Hachette, Paris, 1988.

! ONTOLOGIE DE L’OEUVRE D’ART, REPRODUCTION

« Quelle ontologie pour l’oeuvre d’art ? »

COROLLAIRE

Du latin corollarium, « ce qui est donné par-dessus, gratification ».

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Proposition qui dérive immédiatement d’une autre, par


déduction logique.

Il s’agit donc d’une conséquence formelle directe d’une pro-

position antécédente. La distinction entre un corollaire et un

théorème, lui aussi nécessairement déduit, tient à un juge-


ment d’immédiateté et de simplicité. On rencontre ainsi le

terme de « corollaire » lorsque la déduction concerne un cas

particulier, établi à partir d’un théorème plus général. Par


exemple, de la propriété pour un triangle isocèle d’avoir
deux angles égaux, on tirera comme corollaire qu’un triangle
équilatéral a trois angles égaux.

Vincent Jullien

CORPS

Du latin corpus (racine indo-européenne krp, « forme »), « ensemble


relativement stable et solidaire de parties et de propriétés ».

Le statut du corps dépend dans la philosophie grecque de la valeur


qui est accordée à la sensibilité : si pour Platon celle-ci correspond à
une des deux directions possibles de l’âme, celle qui la détourne de
l’Idée et la livre à la passivité, elle est au contraire pour Épicure ce
sans quoi nous ne saurions accéder au réel ni trouver de règle de vie.
La philosophie cartésienne distinguera l’ordre de la science, qui traite
des corps comme de substances matérielles relevant des propriétés
de l’étendue (physique mécaniste), et celui de l’existence, qui nous fait
éprouver l’union intime de notre âme avec notre corps. C’est cependant
la physiologie du XVIIIe s. qui s’efforcera de penser la causalité
spécifique
du corps vivant en la distinguant de la causalité mécanique (Kant). Le

thème du corps vécu, ou du corps propre, ouvre avec la phénoméno-


logie (Merleau-Ponty, Henry) une perspective nouvelle sur le statut du
corps en tant que sujet. Les discussions actuelles sur le statut éthique et
juridique du corps humain ne manquent pas de s’y référer.

GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. DROIT

Dès l’Antiquité, substance se présentant à la perception


comme un sujet (substrat) matériel qui oppose la résis-

tance de sa forme et de ses propriétés (configuration spa-


tiale, impénétrabilité, masse) aux modifications que lui
imposent les rencontres avec les autres corps. C’est toute-
fois la question du statut et de la signification spécifiques

du corps humain qui est au coeur des diverses approches


philosophiques du corps.

Le corps et l’âme dans la philosophie grecque

Confortée par un certain usage de la langue, qui oppose le


corps à l’esprit, une vue extérieure laisse penser qu’il y aurait
dans la philosophie grecque, et en particulier chez Platon,
une dépréciation du corps qui ferait fond sur sa matérialité.

Faut-il rappeler, avec J.-P. Vernant 1, l’essentielle corporéité


des dieux grecs, dont le corps humain exprime par sa forme
et par ses qualités une image temporelle et déficiente, certes,
mais positive au point de pouvoir signifier dans l’éclat de la
présence la valeur et la vertu ? Il est vrai que Pythagore, creu-
sant l’opposition entre les biens du corps (qui ne s’obtiennent

pas sans perte) et ceux de l’âme (qui ne cessent de s’accroître


et de se communiquer sans perte), donne une portée phi-

losophique aux conceptions ascétiques de l’esprit (l’esprit


connaît toujours plus que ce qu’il apprend en son existence
downloadModeText.vue.download 217 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

215

corporelle). Mais une lecture attentive de Platon montre que


les célèbres formules du Phédon (le corps considéré comme
une entrave, une prison, un obstacle à l’intellection) ou du
Gorgias (le corps-tombeau) dénoncent moins la matérialité
du corps (ou son infériorité) qu’une direction que prend
l’âme lorsqu’elle se laisse prendre à une sensibilité qui la rive
au corps. La dialectique platonicienne est ainsi méthode et
expérience de l’affranchissement de la pensée par rapport
à la doxa et à l’image qui donne à celle-ci présence et pré-
gnance ; « envoyer promener le corps », c’est en effet s’effor-
cer de « saisir le réel »2 par un tout autre biais que celui de la
sensibilité et de l’affectivité. « En lui-même, le corps n’est ni
bon ni mauvais. »3 Dans le Gorgias, par exemple, la cuisine
en tant que gastronomie n’est pas condamnée pour le plaisir
qu’elle procure, mais parce qu’elle finit par prétendre se subs-
tituer à la médecine, comme le fard et la toilette par tenir lieu
d’hygiène de vie. Ce qu’on appelle le dualisme platonicien
pourrait bien signifier plutôt une opposition plus profonde,
ou une hiérarchie, entre deux directions de vie, celle de l’acti-
vité propre au soi essentiel (« s’isoler le plus complètement
en soi-même »4), d’une part ; et celle de la passivité, liée à
la fascination pour le simulacre, ou le faux-semblant, d’autre
part. En reprenant dans le Timée la question de la situation
de l’être humain dans le cosmos, Platon insistera sur la signi-
fication essentielle de la structure même du corps humain,
corps qui est le plus propre à l’âme, corps fait pour la vision
et la compréhension.

Lorsqu’il aborde en naturaliste la forme spécifique du


corps humain, Aristote l’ordonne au désir en tant que prin-
cipe ultime – et immanent – d’animation des êtres qui sont
« par nature » ; si nos organes rendent possibles la technique
et le langage articulé, c’est en vue de l’exercice de la rai-
son dont l’horizon, au-delà de la délibération, est le savoir :
« Tous les hommes désirent naturellement savoir ». Ainsi,
l’étude de la sensation, et des diverses fonctions de la psy-
ché humaine, en tant qu’elles impliquent des organes cor-
porels, n’a de sens, pour Aristote, qu’à fonder une éthique :
c’est dans la vie même, sous chacune de ses formes, que
se trouvent indiquées les normes de vie. Le plaisir propre
à l’homme est la mesure de la perfection de son activité.
Dans la « sagesse » (phronesis), la vie atteint une forme de
présence supérieure à toute autre, la présence à soi de l’âme,
le bonheur de vivre impliquant un rapport essentiel à la vie
elle-même, dans l’usage suprême de l’âme, la contemplation.
Comment cette signification ultime de nos dispositions na-
turelles se retrouvera-t-elle dans la vie pratique ? Dans une
éthique du bonheur lié au savoir-vivre, le sujet de l’action
se découvre dans l’accomplissement des actions justes, et il
éprouve la jouissance de s’y réaliser ; l’exercice de la vertu le
reconduit à lui-même, existence corporelle qui se réalise dans
l’action non plus comme nature, ou « être commun », mais
comme existence propre, « être soi-même ».

La nécessité, l’urgence même, de répondre au besoin vi-


tal de philosopher est sans cesse rappelée par Épicure, qui
assigne cependant à la philosophie une tout autre signifi-
cation que Platon et Aristote : thérapeutique des craintes et
des errances des hommes, plutôt que réalisation en soi, dans
la contemplation, de cette perfection propre de l’homme à
laquelle notre nature nous destinerait. Le salut se trouve en
effet, pour Épicure, non dans la conception anthropomor-
phique d’un ordre cosmique qui assignerait à chaque forme
d’existence sa structure et son mouvement propres, mais
dans la seule physique qui soit assurée de ses fondements

dans la sensation, cette garantie unique et fondamentale de


tout savoir sur la réalité des corps. Le décentrement épicu-
rien a, en effet, deux significations conjointes : dans l’ordre
de la connaissance des corps, en tant qu’ils impliquent de
façon immuable, dans leurs changements par composition ou
décomposition, l’existence des atomes, éléments et principes,
avec le vide qui permet leurs mouvements ; dans l’ordre de la
pratique de la droite raison (condition de la vie heureuse), en
tant qu’elle enseigne, toujours en se référant aux sensations
et aux sentiments, la certitude que l’âme elle-même est un
corps composé d’atomes, « qui est disséminé dans tout l’agré-
gat constituant notre corps » 5. Si la mort est désagrégation du
corps et dissipation de l’âme, qui s’en échappe « comme une
fumée », dira Lucrèce 6, il n’y a rien à en redouter : elle signifie
l’absence de toute sensation et de toute affection. Comment
l’âme pourrait-elle être incorporelle si, pendant la vie, elle
est capable d’agir et de pâtir ? Et que pourrait-on redouter
pour une âme qui, en se dissipant, perd la possibilité de sen-
tir ? L’impérissable, c’est l’atome ; partant, c’est la nature des
choses corporelles qui est elle-même impérissable. Et il n’y a
aucun autre pouvoir dans la nature que celui de l’atome pour
produire aussi bien la pensée que la vie dans les corps. La
sagesse et le bonheur ne dépendent que de cette pensée et
du développement de ses conséquences.

Approche cartésienne

Le projet cartésien d’une science certaine et capable de réa-


liser sa maîtrise de la nature dans des techniques toujours en
progrès ne pouvait que rompre avec cette conception téléo-
logique du corps, et des corps : le modèle mécaniste évacue
de l’explication des corps les notions d’âme animatrice, de
forme et de vie. Les concevoir distinctement, c’est définir leur
configuration spatiale et l’enchaînement des mouvements qui
modifient leurs positions respectives ou celles de leurs par-
ties. En établissant la réelle distinction des deux substances,
l’âme et le corps, Descartes réduit la réalité de la première à
l’acte de penser (entendre, vouloir, imaginer, sentir), et de
la seconde aux propriétés de l’étendue (divisibilité, figure,
mouvement). Son modèle mécaniste signifie que le point de
vue externe et analytique, qui considère le corps comme un
assemblage de parties distinctes (partes extra partes) peut
seul permettre de rendre compte scientifiquement du fonc-
tionnement des organes (et du tout) comme autant de dépla-
cements, la seule énergie à prendre en compte étant l’énergie
motrice (dont l’origine serait la chaleur du coeur) : ce n’est
plus une « âme » qui organiserait et dirigerait la machine,
l’unité structurale et fonctionnelle du corps relevant de la
complexité de la composition et des mouvements internes
des composants.

On ne peut pas reprocher à Descartes d’avoir négligé,


d’un point de vue ontologique (qui excéderait les ambitions
de la méthode et du mécanisme), la spécificité du corps vi-
vant ; mais c’est seulement à propos du corps humain qu’il
fait intervenir l’expérience, fondatrice de la pratique du vivant
en tant que tel, du corps propre. Il revient, en effet, à l’affecti-
vité, plus précisément au sentiment, en deçà de la distinction
méthodique et réelle des substances, comme seul recours
pour s’assurer de la réalité des corps. Et, dans un passage cé-
lèbre, qui sera médité par la phénoménologie, il montre que,
sans ce sentiment d’« être comme un tout avec lui » (notre
corps), dans le plaisir ou la souffrance, la faim ou la soif,
nous ne saurions vivre et agir, puisque nous n’aurions pas de
normes naturelles indiquant la différence entre la bonne et
downloadModeText.vue.download 218 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

216

la mauvaise disposition de notre corps. Ainsi, l’enseignement


de la nature nous avertit à la fois, par la sensation, de l’exis-
tence des corps extérieurs et des conditions de notre santé,
et il nous enseigne les normes qui dérivent des fins vitales de
nos dispositions corporelles. Deux ordres s’articulent donc
sans se confondre jamais : celui de l’ordre vital (union des
substances) et celui de l’intellect (distinction des substances).

Si l’intelligence analytique doit bien procéder par modé-


lisation, donc par fiction méthodologique, elle n’en souligne
pas moins, comme par défaut, les différences qui résistent à la
comparaison entre le modèle et le réel : supposons, remarque
Leibniz, qu’on entre dans un vivant comme en un moulin, on
n’y verra jamais que des pièces qui se poussent les unes les
autres, et jamais de quoi expliquer une perception 7.

Pour éviter l’écueil de l’anthropomorphisme, qui prête au

corps animal des pensées et au fonctionnement organique

une forme d’intentionnalité, faut-il négliger cette différence


qui spécifie les corps vivants et qui prend forme d’intériorité
sur un mode plus ou moins réflexif (jusqu’à ce degré supé-

rieur qu’est la perception) ? De plus, comment penser, sans

déroger aux exigences rationnelles de la science cartésienne,


cette tendance des corps vivants à solidariser leurs compo-

sants, à renouveler leur matière et à produire jusqu’à la mort,

par formation, assimilation, information, cette communauté

de parties différenciées jusqu’à l’individuation ?

Le problème de la physiologie au XVIIIe s.

La difficulté, comme l’a montré Kant, est de penser ce qui est

l’analogue d’une oeuvre, mais sans concept ni projet (Nach-

bild ohne Vorbild) 8 : dès le végétal, la triplicité fonctionnelle

minimale (coordination, subordination, régénération) sépare

le corps vivant de l’automate, et traduit la présence en lui

d’une causalité particulière ou d’une force formatrice (et non

plus seulement motrice). Chaque partie étant à la fois moyen

et fin pour les autres et pour le tout, l’unité du corps renvoie

à un processus d’individuation et à un degré d’intégration et

d’unification dont aucun modèle existant ailleurs ne saurait

rendre compte.

Le corps vécu

Le caractère « autopoétique » de l’activité organique suggère

fortement la prise en compte du corps non plus comme sché-

ma spatial, assemblage disposé selon un plan et en vue d’une

fin, mais comme un système d’action. Telle est précisément la

perspective de Bergson, qui substitue aux schèmes spatiaux

du mécanisme celui, temporel, de la vie, celle-ci se caractéri-

sant par sa capacité à résoudre, par le mouvement même de

son effectuation, les problèmes posés par la formation de la

forme (de l’organisme et de ses organes) dans un milieu et à

partir d’une matière déterminés. Soulignant l’irréductibilité du


corps aux schémas de l’intelligence fabricatrice, cette concep-
tion du corps en fait un centre d’actions possible, la matière

étant l’ensemble des images perçues en tant qu’elles sont rap-

portées à l’action possible du corps. S’appuyant sur la durée,


continuation positive du passé, la vie s’est faite comme un art
de surmonter les obstacles et de triompher de la stabilité et de
la pesanteur ; ce que nous enseigne notre mémoire, en effet,
c’est qu’il y a en nous, en deçà de la conscience, une intuition
de notre structure intérieure et de ses possibilités d’action et,
au-delà, une compréhension de notre devenir. C’est ce qui

rend possible l’apprentissage par l’exercice : « Un mouvement

est appris dès que le corps l’a compris. » 9.

Dans une optique différente, mais qui revient sur la cen-

tralité du corps, Merleau-Ponty souligne la vanité de toutes

les tentatives de décrire et de penser le corps à une distance

réflexive qui en trahit l’expérience première, celle d’une unité


indissoluble de l’être corporel et de l’existence consciente.

La phénoménologie aura pour tâche de retrouver ce « savoir


de situation », caractérisé dans l’acte par toute la richesse du
sensible, qui dépasse toujours ce qui est actuellement senti et
aperçu : comment notre corps pourrait-il reconnaître le senti
et l’exprimer s’il ne retrouvait pas dans les autres corps du
monde la faculté expressive d’être visible, sonore, d’avoir une
saveur, une consistance ? En deçà de la perception objecti-
vante, il y a le corps propre comme existence, où « tout déjà

demeure, toutes les possibilités et ébauches d’actions inten-

tionnelles » 10. L’expérience du corps propre renvoie cepen-


dant à une dualité, déjà mise en évidence par Maine de Biran,
à propos du sentiment de l’effort : celle qui résulte de la résis-

tance du corps organique. M. Henry montre ainsi comment le

vécu corporel manifeste la résistance du corps organique au

corps subjectif et, en même temps, l’accès à la forme première


de transcendance de soi dans l’effort, comme détournement

de soi, de la pure ipséité et ouverture au monde 11. Le sujet


n’est sujet que parce qu’il est « incarné », ce qui implique que
le corps objectif soit « sien » tout en n’étant pas « soi-même ».

Statut juridique du corps

Le Code civil situe par principe le corps hors du domaine des

choses, qui sont échangeables : le corps a le statut de la per-

sonne, c’est par lui qu’il peut y avoir contrainte ou violence,

et c’est en lui que le droit rend la personne effectivement


« inviolable » et « indisponible ». Le rapport du Conseil d’État

de 1988 proclame « l’indivisibilité du corps et de l’esprit, du


corps et de la personne ». Les lois de 1994 formulent les prin-
cipes d’inviolabilité et d’indisponibilité du corps humain. Juri-

diquement hors du commerce, le corps est inaliénable ; il ne

saurait être objet de contrat, même en cas de consentement


libre et éclairé des parties.

▶ Entre tous les corps, le vivant manifeste le plus haut de-

gré d’autonomie qui soit, par la prévalence d’une forme qui

révèle au cours de la vie son pouvoir interne (spécifique et

individuel) d’information, d’intégration et d’organisation ; et

là où l’individualité se manifeste au plus haut point, à l’oppo-

sé de la simple objectivité du corps spatial, lorsque le corps

humain, corps par excellence, se donne un statut qui, au-delà

de l’existence dans le monde, se confond avec celui du sujet,

la forme d’unité que met en évidence la notion de corps

devient celle, juridique et morale, de la personne.

André Simha

✐ 1 Vernant, J.-P., l’Individu, la Mort, l’Amour, Gallimard, Paris,


1996.

Platon, Phédon, 65 c, Gallimard, Paris, 1991.

3 Platon, Lysis, 217 b, PUF, Paris, 1963.

4 Platon, Phédon, 65 c, Flammarion, Paris, 1991.

5 Épicure, Lettre à Hérodote, § 68, Flammarion, Paris, 1997.

6 Lucrèce, De natura rerum, III, 583.

7 Leibniz, G. W. Fr., la Monadologie, Delagrave, Paris, 1970, § 17.

8 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Vrin, Paris, 1993.

9 Bergson, H., Matière et Mémoire, PUF, Paris, 1990.


downloadModeText.vue.download 219 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

217

10 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Galli-


mard, Paris, 1976.

11 Henry, M., Philosophie et Phénoménologie du corps. Essai sur


l’ontologie biranienne, PUF, Paris, 1965.

Voir-aussi : Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Vrin, Paris,


1970.

Aristote, Traité de l’âme, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1972.

Bergson, H., Matière et Mémoire, Édition du Centenaire, PUF,


Paris, 1970.

Bergson, H., l’Évolution créatrice, PUF, Paris, 1970.

Descartes, R., Méditations métaphysiques, Garnier-Flammarion,

Paris, 1979.

Henry, M., Philosophie et Phénoménologie du corps. Essai sur


l’ontologie biranienne, PUF, Paris, 1965.

Kant, E., Critique de la faculté de juger.

Leibniz, G. W. Fr., la Monadologie, Delagrave, Paris, 1970.

Merleau-Ponty, M., le Visible et l’Invisible, Gallimard, Paris, 1964.

Merleau-Ponty, M., l’OEil et l’Esprit, Gallimard, Paris, 1964.

Platon, Gorgias, Lysis, Phédon, Timée, Les Belles Lettres, Paris,

1983.

Spinoza, B., l’Éthique, Garnier-Flammarion, Paris, 1965.

Documents, actes et rapports : Du corps humain à la digni-

té de la personne humaine. Genèse, débats et enjeux des lois

d’éthique biomédicale, direction C. Ambroselli et G. Wormser,

CNDP, Paris, 1999.

! ACTION, ÂME, ASCÉTISME, BIOÉTHIQUE, CHAIR, GÉNÉALOGIE,


INDIVIDU, MÉCANISME, PERSONNE

« Le corps : ultime raison ? »

PSYCHANALYSE

L’intérieur par rapport à un extérieur. REM : le corrélat

est l’interface entre les deux.

Pour le fonctionnement autistique de la prime enfance, l’exté-

rieur sont les soins maternels, sans lesquels il ne saurait sub-


sister. Il est complété par l’hallucination de la satisfaction et

par l’auto-érotisme, où la satisfaction des zones érogènes a

lieu sur place. L’opposition entre narcissisme primaire anob-


jectal et relation d’objet primaire s’élucide grâce à la fronce

de R. Thom et au copli 1.

L’augmentation de tension produite par les représentants


psychiques des pulsions nécessite de nouveaux mécanismes
de défense. Selon le principe de plaisir, ce travail imposé
au psychique doit maintenir les excitations au plus bas. Une
issue est le renvoi vers le corps : c’est l’expressivité corporelle
infantile précoce (cris et gigotements). Puis le moi se consti-
tue par une « nouvelle action psychique »2 sous la pression de
la réalité extérieure, selon le principe de réalité. L’interface
entre intérieur et extérieur s’élabore : « Le moi est avant tout
un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface
mais il est lui-même la projection d’une surface »3 ; « Le moi
est en dernier ressort dérivé de sensations corporelles, princi-
palement de celles qui naissent de la surface du corps. Il peut
ainsi être considéré comme une projection mentale de la sur-
face du corps à côté du fait [...] qu’il représente la superficie
de l’appareil mental. » 3.

Parmi les mécanismes de défense, le refoulement et la


conversion renvoient aussi vers le corps la part du représen-
tant de la pulsion qui n’a pu être traitée. Les autres troubles
fonctionnels ont lieu sur le même modèle, utilisant les points
d’appel somatiques liés à la complaisance somatique.

Il reste les domaines de la psychose, avec la mélancolie et


les maladies psychosomatiques, distinguées des précédents,
car moins liées aux représentations inconscientes.

▶ Les étapes de ce que l’on peut appeler l’ontogenèse du


corps – corrélatives de celle du psychisme –, qui persistent,
excluent une doctrine simple du corps, construit en outre
comme corps érogène.

André Bompard

✐ 1 Porte, M., la Dynamique qualitative en psychanalyse, PUF,


Paris, 1994.

2 Freud, S., Zur Einführung des Narzismus, 1914, G. W. X, « Pour


introduire le narcissisme. La vie sexuelle », PUF, Paris, 1969.

3 Freud, S., le Moi et le ça (1923), OCP XVI, PUF, Paris, 1996,

pp. 255-301.

! CONVERSION, ENFANTIN / INFANTILE, MOI, NARCISSISME,


PULSION

Le corps : ultime raison ?

Qu’il soit seulement reconnu comme la


condition d’existence dans le monde d’un

sujet dont la réalité propre, en tant qu’es-

prit, lui serait irréductible, ou qu’il soit


investi d’un tel pouvoir d’orienter les conduites et de

se signifier en elles qu’il finisse par désigner l’instance

originaire, le sujet de l’existence individuelle et la rai-

son ultime de ses propriétés, le corps humain impose


à la pensée l’épreuve d’une difficulté qui se déploie à
différents niveaux d’analyse et d’expérience. La notion

du corps, en tant que distincte de celle de l’organisme,

semble, en effet, ne pouvoir être comprise que sur le

mode d’une ambiguïté essentielle : origine manifeste

de l’action, le corps apparaît en même temps comme

relatif à son activité (corps actif et affecté, percevant et

se mouvant, parlant, etc.). Le corps est l’être qui rend

possible l’actualisation de l’intentionnalité dans des

conduites effectives, mais celles-ci ne cessent en retour

de le structurer et de déterminer sa disponibilité à de


nouvelles conduites.

Pour le sujet de ce corps, qui le saisit comme son propre


corps, comme pour le droit qui a à statuer sur le corps, à
l’époque où la disposition de soi peut prendre la forme aussi
bien du refus des soins que du don d’organes, cette ambi-
guïté est exprimée par le rapport de possession : ni proprié-
té d’un sujet (au sens où les choses peuvent l’être, en tant
qu’extérieures à leur propriétaire), ni disponibilité absolue
dans l’usage, la possession est à la fois libre disposition de
son corps et inséparabilité de la personne et de son corps.
Cette possession sui generis intègre, en outre, l’image de soi

et l’usage de soi, ce qui implique malgré tout pour le sujet un


pouvoir d’écart entre lui-même et son corps : celui-ci est, en

partie au moins, déjà constitué, mais il reste disponible à di-


verses modifications, dans l’apparence ou dans les aptitudes,

par ses possibilités indéfinies d’usage et d’exercice.

Évaluer ce que la raison (dans la vie humaine, individuelle

et collective) doit au corps, c’est, selon la tradition philoso-

phique, repérer dans la configuration et le fonctionnement du

corps humain ce qui rend possible la parole et la délibération

(la vie politique), ainsi que le geste technique ; mais ce que

révèle cette recherche, c’est moins la présence d’organes qui


livreraient à première vue leur fonction qu’un usage spécifi-

quement humain de ces organes – ce n’est pas parce qu’il a


downloadModeText.vue.download 220 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

218

des mains que l’homme est intelligent, c’est parce qu’il est le
plus intelligent des animaux qu’il a des mains, disait Aristote.

La configuration du corps humain rassemble bien les


conditions corporelles de possibilité de la raison, mais ces
conditions ne se présentent pas à la vie du vivant comme
des dispositions suffisantes et prêtes à l’emploi : elles expri-
ment les problèmes que la vie a eu à surmonter au cours de
l’évolution. À cet égard, la conception bergsonienne de la
cérébration (passage du spinal au cérébral) comme acqui-
sition d’une capacité d’affût chez l’animal, de détour et de
prudence chez l’homme, met en évidence l’insuffisance du
rapport fonctionnel qu’on voudrait établir entre la raison et
le corps de l’homme ; Bergson considère le cerveau moins
comme un organe de commande que comme un dispositif
retardateur de la réponse, il n’est ni le sujet ni l’instrument
unique de cette réponse. Le corps ne serait-il donc qu’un
centre d’actions possibles, et le cerveau, un organe de pan-
tomime au service de l’esprit, comme le soutient Bergson ?
Son unité n’est-elle que par et pour l’esprit, qui le dépasserait
infiniment ?

L’autre option, consistant à faire du corps l’ultime raison


de nos orientations, spirituelles autant que vitales, indivi-
duelles autant que collectives, et de nos pouvoirs comme
de nos défaillances, en somme notre grande raison, comme
dit Nietzsche, remet en cause d’un même mouvement la tra-
dition spiritualiste et la conception fonctionnaliste du corps.
Le corps, unité instable d’une multitude d’organismes, forme
sans cesse renouvelée d’un ensemble de pulsions jamais en-
tièrement soumises à un ordre qui les transcenderait, ne cesse
de déjouer nos schémas explicatifs ; il excède infiniment nos
discours. Mais s’agit-il seulement de destituer l’esprit de ses
pouvoirs prétendus et de restituer à la pensée son apparte-
nance à la vie du corps ? Comme le montre déjà la critique
spinoziste du finalisme, le préalable à la reconnaissance de ce
que peut le corps est la connaissance des origines corporelles
des valeurs et des normes attribuées à l’esprit ; mais que le
corps ait ses raisons (dans les conduites et les représenta-
tions qui semblent relever de la seule conscience) n’abolit
nullement, mais renforce, au contraire, l’exigence éthique de
qualification des diverses possibilités de vie liées aux états du
corps. Seul un projet d’appropriation réfléchie de la normati-
vité immanente au corps peut, en effet, donner un sens à la
conception moderne du corps-sujet.

La réflexion critique contemporaine sur le corps se trouve


appelée à définir (ou redéfinir) le statut du corps, souvent
dans l’urgence de choix éthiques et juridiques imposés par
la mise en oeuvre des nouvelles possibilités scientifiques et
techniques d’intervention médicale en amont ou en aval de
la vie biologique individuelle : assistance à la fécondation,
à la naissance, à la souffrance, à la mort ; don et utilisation
d’organes ou d’éléments et produits du corps humain ; statut
des embryons. Le rapport entre la personne et son corps se
trouve ainsi interrogé selon deux modalités de la possession
qui s’imposent ensemble, inéluctables et contradictoires par
certaines de leurs conséquences pratiques : la possession
n’autorise-t-elle pas jusqu’à un certain point l’instrumenta-
lisation de son corps ? Mais en quel sens cette possession
exprime-t-elle, au contraire, l’intégrité et la dignité éminente
de la personne ? En termes juridiques, comment la libre dis-
position de son propre corps est-elle compatible avec l’indis-
ponibilité du corps humain assimilé à la personne ? En quel
sens le corps peut-il être considéré comme le fondement de
l’existence humaine ?

L’INTELLIGENCE DU CORPS

S i, comme le soutient Aristote 1, le caractère propre de


l’homme est d’être capable d’avoir le sentiment du bien et
du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales,
cette capacité ne saurait exister sans la parole, qui n’est pas à
confondre avec la voix : tandis que celle-ci, destinée à expri-
mer la joie et la peine, se retrouve chez les autres animaux,
l’homme seul dispose de la parole afin de dire dans le dis-
cours l’utile ou le nuisible et, par suite, le juste ou l’injuste. La
raison s’enracine ainsi dans la nature politique de l’homme,
qu’elle excède cependant par son rapport à la vie ; être vi-
vant, c’est être déjà dans la vie, le seul choix possible portant
non sur la vie elle-même, mais sur la meilleure manière de

vivre, que la raison a pour vocation chez l’homme de saisir en


toute clarté. À l’insensé, l’aphrôn, qui est hors de soi dans la
mesure où il sort de la réflexion, s’oppose le phronimos, dont
la sagesse n’est autre que la vie prenant conscience d’elle-
même et de ce vers quoi elle tend. Être en état de sortir du
faux (l’image, l’illusion, le rêve) et de satisfaire le désir de
savoir, c’est pouvoir accéder à son être propre : le plaisir de
vivre qui résulte de l’usage de l’âme dans la connaissance la
plus haute exprime la vie véritable. Car c’est dans l’âme et
par elle que s’accomplit le corps vivant. Encore faut-il que
ce corps soit disposé à une telle vie, et qu’il y ait une cor-
respondance entre les organes de la sensibilité, par exemple,
et les sensations de l’âme, celles-ci trouvant leur sens et leur

unité dans un sens commun où s’enracinent l’imagination et


la pensée.

Le dualisme de l’âme et du corps se trouvant ici dépassé


grâce à l’usage de la distinction puissance/entéléchie (l’âme
comme entéléchie d’un corps physique qui ne possède la vie
qu’en puissance). Il est alors nécessaire de comprendre com-
ment et en quel sens le corps humain possède en puissance
cette vie qui nous est propre, cette vie qui peut atteindre sa
perfection dans l’activité du phronimos, cet homme étant le
plus humain qui se puisse rencontrer, par sa capacité à parti-
ciper au logos jusque dans son savoir-agir ; la réalité humaine
n’est pas seulement ordonnée à la science, elle comprend
aussi les choses à propos desquelles la délibération est pos-
sible, et requise. Tel est, en tout cas, le sens de la connais-
sance de la vie dans la diversité des vivants, de nous faire
comprendre cette sorte d’intelligence de la vie qui spécifie
les organes en fonction de l’accomplissement de l’activité qui
lui est propre. Ainsi, le corps humain ne se comprend (et ne
trouve son sens ultime) que dans l’accomplissement de l’acti-
vité la plus haute de son âme, qui participe au logos. Cepen-
dant, cette compréhension de la structure et de l’activité de
la vie relève également, lorsqu’il s’agit de la vie humaine,
d’une réflexion sur la pratique (réflexion de la pratique elle-
même sur elle-même), comme domaine de la droite règle et
de son application dans des conditions et des circonstances
variables. Là où ces circonstances prennent une configuration
imprévue intervient ce moment privilégié de l’action qu’est le
kaïros ; c’est alors que la responsabilité de l’action est entière,
pour un sujet qui n’est plus en mesure de s’appuyer sur un
savoir-faire acquis par tradition et enseignement. C’est aussi
un moment de jouissance aux deux sens du terme : posses-
sion et plaisir de rapporter à soi les actions justes qui s’ac-
complissent. Ce que confirme donc l’expérience de la vertu,
dans l’accomplissement de l’action, c’est que ni la vie en gé-
néral ni l’âme seule ne sont capables de vertu, mais un sujet
qui est un corps animé, un corps en vie et en action, présent
downloadModeText.vue.download 221 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

219

au monde et à lui-même : ce qui est en danger quand je me


montre courageux, c’est moi-même, mon corps et ma vie. Il
n’est pas d’homme vertueux qui n’ait à prendre sur lui-même
et qui ne doive s’appuyer sur lui-même. Ainsi, l’exercice de la
vertu ne va pas sans un ensemble de dispositions qui s’incor-
porent ; l’éthique ne s’adresse pas à un être désincarné, mais
à un sujet qui s’est mesuré avec les choses et qui appréhende
aussi sur un mode physique la résistance des choses. Être à
ce que l’on fait, s’occuper avec soin de son oeuvre propre,
cela ne va pas sans une certaine intelligence du corps ; et
il faut entendre par là non seulement la compréhension in-
tuitive de son propre corps que le sujet développe dans sa
pratique, de façon immanente, mais aussi l’intégration par le
corps lui-même des schèmes d’action et des mouvements qui
contribuent à la réussite de l’action.

Le grand mérite de la conception aristotélicienne du corps


est d’avoir situé le principe d’organisation du corps dans l’ac-
tivité : identifier ce principe à la Forme (l’âme), c’est lier l’uni-
té, l’ordonnancement et la coordination des parties conçues
comme des moyens (organon, « instrument ») à l’action, qui
réalise les dispositions du corps (d’où la fameuse analogie :
si l’oeil était un animal complet, son âme serait la vue). Sa
limite se trouve cependant dans l’interprétation de la pluralité
des formes, et donc des espèces de corps, dont la diversité se
trouve ordonnée par la hiérarchie des activités : ce holisme
est un hiérarchisme, et il est inséparable d’un principe téléo-
logique pris dans un usage du jugement qui n’est pas seule-
ment réfléchissant, mais aussi déterminant, pour reprendre
la distinction kantienne. Aristote définit, en effet, le corps
humain comme le corps par excellence, le corps qui contient
et dépasse toutes les formes d’intégration réalisées par les
corps inférieurs (en lui, l’animal absorbe le végétal, et il est
à son tour enveloppé et dépassé par l’humain). La configu-
ration même de ce corps, son équilibre propre, sa verticalité
renversent l’axe de l’être corporel végétal pour lui assurer
la mobilité et l’autonomie la plus complète ; l’échelle des
configurations traduit la prééminence virtuelle partout, mais
enfin réalisée dans le corps de l’homme, de la puissance de
l’âme (l’homme a des mains parce qu’il est le plus intelligent
des animaux).

À cette conception s’oppose celle de la science moderne


pour qui l’intelligence scientifique et la maîtrise technique
des phénomènes sont indissociables ; science dont la voie
royale a été tracée par le mécanisme, dont il ne faut pas
oublier qu’il dérive de la physique des machines. Le terme
même de « mécanisme » vient du grec méchané, qui signifie à
la fois machine et stratagème ; et le corps selon le mécanisme
est d’abord caractérisé par l’ingéniosité de son agencement
et de son fonctionnement. Cependant, pour établir un strict
déterminisme dans l’étude des corps, pour prévoir et maîtri-
ser les phénomènes qui nous intéressent parce qu’ils nous
affectent essentiellement (défaillances organiques, maladies,
vieillissement des organes des sens, par exemple), il est né-
cessaire d’exclure de la science des corps toute notion qui,
de près ou de loin, évoquerait l’intentionnalité ; l’ingéniosité
des corps renvoyant au mystère de la création, la science
n’étudiera que le produit observable et analysable de celle-ci.
Il faut donc concevoir le corps comme un assemblage, un
montage mécanique, pour expliquer son fonctionnement et
pour agir efficacement sur lui. Excluant de son objet la tem-
poralité et l’intériorité, la science classique des corps s’interdit
de comprendre les processus immanents de formation, qui
ne seront mis en évidence que par l’embryologie. Ainsi, le

mécanisme cartésien, en rapportant à Dieu la formation de


ces corps analogues à des machines, ne libère pas la science
de l’anthropomorphisme sans lui interdire l’accès à la com-
préhension du sens des phénomènes spécifiquement biolo-
giques – d’autoproduction, de reproduction, de régulation,
de vicariance, par exemple ; on ne ruse apparemment pas
avec la nature sans la déposséder de toute ruse et de toute
ingéniosité. C’est donc hors de la science, dans l’ordre du
sentiment (dans l’expérience, vécue dans le plaisir ou dans la
peine, de l’union de l’âme et du corps) que se connaît l’unité
vivante et personnelle du corps propre, selon Descartes. Senti-
ment qui est comme un don, essentiel à notre vie (une insti-
tution de la nature, selon l’expression de Descartes), puisque
sans lui nous ne serions pas instruits des normes naturelles
indiquant la différence entre la bonne et la mauvaise disposi-
tion de notre corps, et nous ne saurions pas nous régler afin
de nous maintenir en vie et en bonne santé.

La difficulté reste bien, cependant, de penser le corps


comme une totalité sans déterminer celle-ci par un principe
hiérarchique qui, même interne, renverrait à un principe
transcendant (la création des corps vivants, dans la pensée
cartésienne) ; il s’agit plutôt de concevoir une forme de plu-
ralité qui accorde une certaine autonomie et une certaine hé-
térogénéité aux parties du corps, permettant l’ouverture des
possibles à l’initiative du corps lui-même ; il s’agit aussi de
comprendre la formation de ce dispositif dont les potentialités
de régulation, d’harmonisation et d’évolution semblent devoir
déjouer tous nos calculs, sans projeter sur elles les modèles
d’intentionnalité qui viennent de la pratique de notre propre
intelligence technique.

Comment comprendre que ce corps vivant est dans et


par son activité autre chose qu’une réalité physique dotée
d’une intelligence (sur le modèle analytique et synthétique),
et autre chose qu’un objet ? Comment penser cet « objet doué
d’un projet », pour reprendre l’expression de J. Monod ? Et
quelle spécificité accorder au corps humain, sans pour autant
supposer de principe hiérarchique réglant la distribution des
espèces idéalement et de façon intemporelle ?

C’est la physiologie expérimentale qui a permis de tem-


pérer, puis de modifier radicalement le modèle unitaire et
pyramidal des corps vivants. Bordeu, Spallanzani, Haller sug-
gèrent un modèle « fédéraliste » pour concilier les interdé-
pendances organiques et la relative autonomie de chaque
organe ; comme une communauté d’animaux, ou une ruche
d’abeilles, selon la métaphore de Diderot 2, les organes par-
ticipent à l’oeuvre commune par une sorte de fédération. Le
cerveau lui-même va cesser d’exercer un pouvoir despotique
pour assurer une fonction d’équilibre entre ce qu’il reçoit et
ce qu’il rend, entre la sensibilité et la motricité ; il est essen-
tiellement « sensori-moteur ».

Le corps pourrait-il avoir, en tant que vivant, et tout en étant


composé en dernier ressort uniquement d’éléments matériels,
son propre mode d’unification et de mise en oeuvre de cette
collectivité d’organes, de tissus, de cellules, qui le constitue ?
Avant même que ces composants soient connus, la question
prend forme dans le cadre d’une réflexion sur la causalité qui
caractérise la formation, le développement et la reproduction
d’un organisme ; il doit bien y avoir un processus de corré-
lation, immanent à la totalité, et qui tient lieu de Forme ou
d’idée du tout. La difficulté, comme Kant l’a montré, est ainsi
de penser le corps vivant comme l’analogue d’une oeuvre,
mais sans concept ni projet (au sens où une idée présiderait
à sa réalisation) ; s’agissant d’un être qui s’organise lui-même
downloadModeText.vue.download 222 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

220

selon une finalité interne (chaque partie est à la fois moyen


et fin à l’égard des autres), il faut se détourner du modèle
de l’automate (composé de parties juxtaposées), et donc des
concepts de l’intelligence fabricatrice, pour pouvoir recon-
naître une forme de production et d’organisation originale,
caractérisée par une triplicité minimale, déjà présente dans le
végétal, coordination, subordination et régénération, triplicité
relevant d’une force formatrice irréductible à la force motrice.
À la rationalité technologique du modèle cartésien de la
commande par un dispositif ou une liaison mécanique se
substitue donc celle, politique, de l’institution progressive
d’un ordre lié à la communauté de formation et d’activité ;
ce n’est donc pas non plus dans l’ancien modèle politique de
type monarchique et hiérarchique qu’on trouvera le schème
permettant de comprendre le corps, mais dans l’expérience
d’une société républicaine, caractérisée par la détermination
de l’activité et de la responsabilité de chaque membre par
l’idée du tout, en tant qu’il implique corrélation, génération
et régénération. Dans un vivant, cependant, il s’agit d’autre
chose que de la constitution d’une volonté ; on parlera plu-
tôt d’orientation ou de sens des processus, de tropisme, de
tendance.

Il faudra donc reprendre la question de la spécificité du


corps humain selon une perspective nouvelle. En quel sens
peut-on dire que dans chacun des règnes il existe différents
degrés d’unification et d’intégration ?

« Le vrai corps, écrit Fr. Dagognet, ne tolère ni les divisions,


ni l’essaimage direct, ni la restauration complétive. Chez les
mammifères s’estompe, au fur et à mesure qu’on s’élève le
long de l’échelonnement animal, ce sourd dynamisme sup-
plétif [...]. Mais avec le corps de l’homme, aux organes plus
intégrés encore, cessent les reliquats de ce végétatif : il béné-
ficie de la propriété d’inséparabilité. Il est muré en quelque
sorte dans son identité. »3 L’embryologie confirme pleine-
ment cette perspective, en imposant une dialectique de la
segmentation et de l’enchevêtrement, de la différentiation et
de l’unification. Les organes, une fois formés, ont complè-
tement effacé la disposition première, parcellaire, segmen-
tée ; la complexité des structures et des activités éloigne de
la mosaïque que suggèrent encore certains végétaux. Mais
un tel processus de formation ne va pas sans une mémoire
qui dépasse l’espèce et qui implique une certaine continuité,
une certaine forme d’unité qui corrèle les vivants. L’indivi-
duation doit être pensée sur fond de participation à une com-
mune évolution. Au plus haut degré d’évolution, le corps de
l’homme exprime la plus forte intégration possible ; l’identité
ne se situe pas seulement dans le tout, mais au coeur même
de chaque élément.

Le développement actuel des possibilités de greffes, loin


de remettre en question cette spécification du corps humain,
lui donne un éclairage expérimental : soit il s’agit d’introduire
un tissu (osseux, par exemple) qui ne reconstitue pas par
lui-même l’organe lésé, mais provoque une reconstruction
qui se terminera par la dissolution de l’élément étranger ; soit
il s’agit de suppléer l’organe défaillant ou perdu en luttant
indéfiniment contre la physiologie du rejet.

L’apport fondamental de la physiologie a été de modifier


de façon décisive le rapport de l’intelligence scientifique à
son objet lorsque cet objet présente les caractéristiques d’un
corps vivant ; savoir que par son individualisation ce corps
résiste toujours pour une part aux protocoles expérimentaux
qui reposent sur une comparaison entre corps, par addition
ou soustraction d’une variable, ou sur une comparaison de
deux situations différentes et successives d’un même corps,
c’est prendre en compte l’irréversibilité d’une histoire, l’irré-
ductibilité d’une constitution individuelle qui relève de façon
significative d’une intériorité biologique. Savoir que l’expé-
rimentation est nécessairement, à la lettre, factice, c’est se
donner l’obligation de retrouver, dans l’interprétation des
phénomènes, le sens qu’ils ont pour ce corps vivant en tant
que sujet. Grâce à son concept de milieu intérieur, qui ren-
voyait pour lui à une véritable création de l’organisme, spé-
ciale à chaque vivant, Bernard a eu l’insigne mérite de réussir
à dépasser les représentations anthropomorphiques du corps,
qu’elles soient finalistes (une république d’artisans) ou mé-
canistes (une machine sans machiniste) ; au lieu d’assimiler
les organes à des instruments, à l’image des relations que le
corps humain entretient avec le monde extérieur, le biolo-
giste doit prendre en compte le caractère autopoétique de
l’activité organique, le fait qu’elle ne relève ni de la logique
ni de l’analyse instrumentale des situations. G. Canguilhem
souligne avec force cette originalité requise par une compré-
hension véritable du corps vivant : « Il faut abandonner cette
logique de l’action humaine pour comprendre les fonctions
vivantes. » 4.

La notion de fonction biologique implique déjà par elle-


même un écart par rapport à la conception mécaniste ou
physicaliste des corps ; une fonction a un sens biologique
qui correspond à la solution d’un problème. Si la vie est
« l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort », selon le
mot de Bichat, les fonctions vivantes ne seront compréhen-
sibles que par une pensée authentiquement biologique, c’est-
à-dire attentive aux enjeux et aux normes qui s’imposent à la
physiologie de l’organisme, du point de vue de l’organisme
lui-même, en tant que sa situation vitale dans son milieu se
présente comme problématique.

Quelle différence y a-t-il entre le sens du problème que


possède le corps et la logique de l’action humaine ?

Tandis que celle-ci invente des problèmes afin de contour-


ner les obstacles que notre intelligence rencontre et formule
(d’où le mécanisme comme modèle explicatif et comme stra-
tagème), dans le corps lui-même la vie s’incarne comme art
de résoudre les problèmes, ceux-ci n’étant jamais posés sans
leur solution.

Ce paradoxe, développé par Bergson, constitue sans doute


l’une des approches les plus fécondes de l’organisation cor-
porelle vivante. La construction de celle-ci est, en effet, à
la fois position de problèmes et solution, si l’on veut bien
comprendre que son fondement n’est pas un acte méca-
nique d’assemblage qui fixerait les propriétés structurales et
fonctionnelles du tout à partir d’un concept, mais la durée
concrète qui se définit dans le vivant par l’ensemble des
transformations qui s’opèrent en lui, dans une continuité indi-
visible. Partant du principe que c’est la spatialisation du corps
qui rend insoluble pour l’intelligence le problème de la possi-
bilité de l’organisation vivante, Bergson propose d’utiliser les
schèmes temporels concrets, et non plus spatiaux et abstraits,
de l’expérience pour penser la vie, avant même de statuer sur
la matière et le mécanisme, qui relèvent des formes exten-
sives et abstraites (en tant que compositions de l’intelligence
fabricatrice) de la réalité.

La compréhension de la durée relève ainsi, à la différence


de la pratique fabricatrice, liée à la disposition spatiale d’élé-
ments homogènes partes extra partes, d’une expérience de
la continuation ; l’esprit, en retrouvant le sens de son propre
effort, se dispose à retrouver dans l’intuition de la durée le
downloadModeText.vue.download 223 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

221

fondement de cette construction continuée qui fait la chaîne


des vivants. L’évolution, de même que la croissance, néces-
site une certaine durée ou continuité de vie qui intègre l’hé-
térogénéité des moments, de façon irréversible, l’altération
étant en même temps devenir et formation : « La vie se fait,
sans compter, et sans se demander “ce qu’elle aurait pu faire”,
ni si ce qu’elle fait a le droit d’exister. » 5. Un corps vivant est
donc une totalité prise dans et sur cette durée, une indivi-
dualité composée de parties hétérogènes et coordonnées, et
dont la vie, précisément, consiste à découvrir sans cesse de
nouvelles virtualités en les actualisant. Ouvert à la durée, le
vivant ne l’enregistre pas sans y prélever de quoi se transfor-
mer. Chaque moment concentre dans son indivisibilité tout
le perçu, tout l’éprouvé, tout en intégrant ce que le présent
y ajoute de nouveau ; moment original et forme originale
d’une histoire singulière, où rien ne se répète réellement. Le
temps du corps vivant est ainsi constitué de continuité et de
renouvellement incessant, participation de tout le passé à la
résolution de problèmes toujours nouveaux. Conservatrice et
créatrice, l’évolution s’appuie sur la transmission de la vie,
sorte de courant qui va d’un germe à un autre par l’intermé-
diaire d’un organisme développé 6.

Et, en un sens, à propos, cette fois, de l’apprentissage, nous


retrouvons transposée dans le corps même la distinction que
Bergson établissait entre intuition de la durée et intelligence
analytique et spatialisante : dans la répétition active, celle de
l’effort, chaque nouvel essai appelle l’attention du corps sur
un nouveau détail, le situe par rapport aux gestes appris, l’in-
tègre à la compréhension de la structure intérieure du mou-

vement ; après avoir décomposé l’ensemble, la répétition le

recompose. En somme, elle « parle à l’intelligence du corps » 7.

LE SUJET DU CORPS ET LE CORPS-SUJET

L a conscience se voit ainsi comme engagée dans un corps


dont elle paraît bien dépendre. Quelle est la nature de
cette dépendance ? Bergson part de la disproportion entre
l’immensité de la mémoire (individuelle et générique) et le
fonctionnement du cerveau. Toujours en excès par rapport à
ses représentations actuelles, l’imagination nous dote d’une
ubiquité virtuelle. Quel est donc le rôle du corps ? Il n’est tout
d’abord qu’un centre d’action : il reçoit et il restitue des mou-
vements. Et, dans ce centre d’action, l’axe nerveux a pour
fonction de recevoir des excitations et de les prolonger en
mouvements. Tandis que la moelle épinière permet à l’exci-
tation de se réfléchir en réaction motrice, le cerveau, lui, joue
un rôle de retardateur ; il ajourne la réponse. Des capacités
d’affût et d’attente se développent ; la puissance de s’abste-
nir initie, dans la cérébration, l’ouverture à l’imprévisible :
prudence, rancune, prévision, promesse deviennent donc
possibles, et, avec elles, l’expérience réfléchie, qui libère une
immense capacité à emmagasiner l’énergie et l’information
apportées par les impressions afférentes et à les dépenser
au-delà des besoins présents. Tout en prolongeant la fonction
spinale de réaction, le cerveau nous fait gagner du temps ; il
nous ouvre la possibilité de la création et de la liberté. Instru-
ment de sursis et de liberté, le cerveau assure, selon Bergson,
une fonction de mise en scène, de pantomime de l’activité
spirituelle ; il permet à cette activité de prendre figure, de se
symboliser.

Ne sommes-nous pas conduits de nouveau à une forme de


dualisme ? Faut-il admettre que le sujet du cerveau transcende
le corps ? En déterminant le rôle du cerveau comme mise en

scène du spirituel, Bergson entend plutôt insister, loin de tout


dualisme ou parallélisme, sur l’élasticité infinie du fait spiri-
tuel, qui est apte virtuellement à égaler l’univers et qui est
totalité, tandis que le fait cérébral, pris dans l’actualisation,
reste limité et partiel, ne jouant à chaque moment qu’une
expression parmi l’infinité des possibles qu’implique le fait
spirituel. Bergson attaque ainsi de front le réductionnisme,
récusant, par exemple, l’idée de localisation cérébrale, réfu-
tant l’hypothèse des centres d’images. À propos de l’aphasie,
il montre que l’action du cerveau est liée à la fonction des
mots, non au souvenir même (la première peut être atteinte
lors d’une lésion, sans que le second disparaisse) ; le souve-
nir, comme fait spirituel, est totalisation – tout autre chose
que les innombrables occurrences visuelles ou auditives qui
participent à la mémorisation des formes (mots, figures...).
Lésions et localisations cérébrales sont ainsi des détermina-
tions spatiales, tandis que la fonction, elle, est temporelle ;
sans organe, la fonction est impossible, mais cela ne signifie
pas qu’elle ait son siège dans l’organe. C’est en ce sens que la
pensée excède le cerveau ; mais on pourrait en dire autant de
la vie : vivre, c’est se dépasser perpétuellement, c’est décou-
vrir en soi plus de ressources et de réponses qu’en attend la
situation présente. Le rôle du corps ne sera plus seulement de
disposer à l’action, mais aussi de limiter, en vue de l’action, la
vie de l’esprit. Car l’esprit ne se réduit pas à l’action ; ce n’est
pas parce que nos mouvements impliquent une sélection des
représentations et des mouvements appris que les souvenirs
ainsi refoulés disparaissent.

Est-ce une nouvelle façon, plus subtile encore, de réhabili-


ter le dualisme ? Mais n’est-ce pas parce que le statut matériel
du corps n’a pas été explicité que cette question des rapports
entre l’esprit et le corps fait retour en ces termes ? Ne faut-il
pas penser la matérialité en s’affranchissant de la notion géo-
métrique de la spatialité comme extension divisible en parties
séparées les unes des autres ? Bergson, reprenant la notion
de matière à partir de l’intuition de la durée concrète, met
l’accent sur la continuité réelle qu’elle implique ; il s’agit de
retrouver, en deçà des représentations spatiales de la matière,
l’expérience perceptive du mouvement. Il faut penser ici à
l’interaction incessante entre les corps pour se représenter la
forme de totalité que constitue la matière ; plus fondamenta-
lement, avec l’intuition de l’étendue concrète, la conscience
retrouve dans la matière le mouvement réel, la durée et la
mémoire. Entre esprit, vie et matière, il n’y a pas opposition,
mais continuité. La matière comme plus bas degré de l’esprit,
le corps comme forme de conscience qui réduit l’activité de
l’esprit pour fournir à l’action l’appui de l’habitude et de la
motricité.

Mais d’où vient l’image de la distinction des corps si ce


n’est du corps vivant lui-même et de l’intériorité qui l’indi-
vidualise ? Sans doute l’origine des divisions (en zones, en
territoires, en directions) opérées par l’intelligence analytique
dans la continuité réelle du changement se trouve-t-elle dans
la détermination par les besoins des moyens de satisfaction,
en termes d’actions délimitées à réaliser successivement, et
d’objets séparés à disposer selon un usage préétabli. Mais
ce découpage n’est possible qu’à partir de l’expérience ori-
ginaire du corps individuel, en tant qu’il se saisit lui-même
comme distinct de tout ce avec quoi il est en relation.

Cette expérience de l’intériorité par laquelle la vie se re-


connaît elle-même, Descartes l’avait caractérisée comme celle
de la conscience affective : dans la souffrance et le plaisir
s’éprouve la réalité irréductible de l’union qui fait de l’homme
downloadModeText.vue.download 224 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

222

réel non pas seulement une âme unie à un corps (ce qui
maintient la distinction des substances, telle que l’exige la
science de l’entendement – d’où la conception mécaniste des
corps), mais aussi, plus fondamentalement, un sujet qui est
un tout avec son corps, un être qui ne peut, dans le senti-
ment, se distinguer de sa chair, et qui ne se connaît qu’en
éprouvant, dans sa chair même, les affections par lesquelles
il connaît l’existence et les existants (à commencer par les
corps).

Pour Maine de Biran, le fait primitif est précisément le sen-


timent initial d’effort propre par lequel je saisis ma réalité
effective s’accomplissant par la mise en oeuvre du corps, dans
la motricité et la sensibilité ; expression, langage et pensée
en dépendent. C’est dans le sentiment d’une action ou d’un
effort voulu que le sujet identifie son existence individuelle,
et c’est en lui que commence la personnalité. En effet, l’effort
est un mouvement qui ne m’éloigne pas de moi, mais me
révèle à moi-même. L’expérience constitutive du sujet est
ainsi l’expérience éminemment subjective du corps propre.

Il ne faut donc plus considérer, sauf par abstraction pro-


visoire (en vue d’une action technique sur lui), que le corps
puisse être connu par exploration externe, comme le croyait
Condillac, pour qui la main découvre le corps par une suc-
cession de sensations de solidité ; l’expérience de l’effort
est, à la différence de cette exploration externe, celle d’une
immanence du sujet à son corps. Merleau-Ponty parle d’une
fusion de l’âme et du corps dans l’acte 8. Ce qui est décisif
dans une telle notion, c’est qu’elle introduit la temporalité
et l’historicité dans la description des modalités de cette
immanence ; l’existence biologique du corps ne saurait se
faire existence personnelle sans une structuration temporelle.
Dans l’action, le corps propre assume une certaine configu-
ration du monde autour de lui (configuration de personnes
et d’objets qui appellent certaines attitudes et certains mou-
vements) en fonction de son histoire ; dès la perception, le
corps propre recueille ce qui est de l’ordre du sensible, il
s’en imprègne. Ce qu’Aristote appelait l’acte commun du
sentant et du senti pour définir la sensation, implique cette
participation du corps et du monde, qui s’élabore à travers
une histoire ; en deçà de la perception objectivante, en deçà
même de la proprioception, il y a le corps propre comme
existence, où demeurent toutes les possibilités, toutes les
ébauches d’action.

Centre d’actions virtuelles, le corps est ainsi puissance qui


dispose de soi dans un mouvement incessant de projection et
l’évocation ; toute action implique l’ébauche des mouvements
qui ne s’actualiseront pas sans s’accompagner d’une recon-
naissance de l’aire du monde qui est chargée de significations
pour le sujet. Le corps est savoir incorporé et exprimé pour
soi et pour autrui.

Jusqu’où maintenir cette immanence du sujet à son corps ?


La question se pose déjà à partir de l’expérience de l’effort,
qui inclut, bien entendu, le sentiment d’une résistance. En
dirigeant nos mouvements vers les choses et en y produisant
des changements, nous faisons naître en nous des sensations,
dont les plus manifestes, remarque Maine de Biran, sont tac-
tiles ; nous éprouvons alors le lien intime qui unit le mouve-
ment comme effort du sentir et ce qui lui résiste, présent dans
la sensation tactile : une réalité subjective qui transcende la
subjectivité. Et, en deçà de cette transitivité de la sensation
(sensation du lisse, du dur, du froid, etc.), il y a déjà cette
résistance du corps propre à l’effort, et qui relève de l’orga-
nique (muscles, articulations, organes).

Il n’est donc pas possible d’identifier purement et simple-


ment le corps propre et le corps organique, si celui-ci est
éprouvé sur le mode de la résistance et pas seulement sur
celui de la transitivité, qui s’accompagne, dans l’action ac-
complie avec aisance, d’un oubli du corps. Il y a bien unité
des deux, dans la mesure où le corps organique n’est pas
extérieur au sujet et à son pouvoir d’agir, dont il recèle toutes
les dispositions ; mais l’organique peut à ce point contrarier
l’activité et même la vie du sujet que celui-ci doit bien le
considérer, parce qu’il le vit comme déficient, douloureux
ou même menaçant (la maladie peut être représentée dans
une rémission comme quelque chose qui se cache, qui at-
tend son heure pour revenir), comme un obstacle, un han-
dicap et, d’un point de vue technique, comme une chose
(une res extenso) à analyser et à traiter de façon à pouvoir
agir efficacement sur elle. Rien n’est plus significatif, rien
n’est plus éclairant, tant d’un point de vue scientifique que
du point de vue de l’éthique médicale, que cette ambiguïté
du rapport du sujet à son corps organique, comme aimait à
le rappeler le grand chirurgien R. Leriche 9. Si l’existence du
moi est nécessairement incarnée, le corps n’en est pas pour
autant identique au moi, ne fût-ce que parce qu’il appartient
à l’ensemble du monde des corps tout en étant la condition
de l’individuation et du moi lui-même. M. Henry rappelait la
difficulté rencontrée par Descartes à rendre compte du droit

particulier que j’ai de considérer comme mien ce corps objec-


tif, cette portion d’étendue qui appartient aussi à l’extériorité

de plein droit 10. Comment puis-je posséder en tant qu’ego


subjectif cette transcendance qu’est le corps objectif auquel
renvoie le corps organique et les vécus corporels qui le mani-
festent pour la conscience ?

En vertu de quoi ce corps est-il mien sans être pour autant,


et de façon absolue, moi ?

LES RAISONS DU CORPS, ET SON DROIT

O pposée à toute forme de dualisme, la neurologie de la


fin du XIXe s. soutenait la thèse d’une continuité dyna-
mique de l’activité cérébrale, du réflexe à l’activité idéative
ou volontaire (unité du système neurocérébral, selon Jack-

son), et y voyait un argument décisif en faveur de l’imma-


nence de la conscience à cette activité. Cependant, « prendre
pour fil conducteur le corps », ce sera pour Nietzsche aller
encore plus loin dans la mise en cause du dualisme, puisque
le corps, collectivité d’êtres vivants, fait intervenir autant de
« consciences » qu’il a de constituants, le sentiment d’unité
étant lui-même à la fois l’instrument et la résultante de cette
activité collective.

L’assimilation de l’esprit à un langage chiffré du corps


restitue à celui-ci l’unité attribuée à celui-là, et le renvoie à
un sens qu’il méconnaît (ou dénie) ; elle conduit également
Nietzsche à suspendre l’exigence d’unité du sujet au profit
d’une pluralisation de la référence au corps considéré comme
ensemble mouvant et conflictuel de pulsions et d’affects. Le
corps désigne ici la mémoire incorporée, qui superpose l’ex-
périence individuelle, le langage et la culture, et l’histoire de
l’espèce. Il est le soubassement inconscient de nos attitudes
fondamentales, de nos valeurs et de nos croyances. Comme
le fera la psychanalyse, la généalogie, démontant les méca-
nismes de dénégation et d’idéalisation des discours reçus (à
commencer par le discours moral), « prête l’oreille à ce qui,
dans les entrailles de l’esprit, voudrait rester coi » 11. Toujours
en excès sur ce qui est figurable (d’où la métaphore de l’aus-
downloadModeText.vue.download 225 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

223

cultation), requérant une écoute fine, une « troisième oreille »


capable de relayer les autres sens, surtout celui de la vue,
le corps est cette activité-affectivité originaire dont les res-
sources excèdent infiniment les représentations, naïves ou
savantes, de l’organisme. Sans doute les approches anthro-
pologiques, historiques et psychologiques contemporaines
sont-elles redevables à ce questionnement des orientations
les plus décisives de leur recherche théorique. Mais, au-delà
de son intérêt théorique, la reconnaissance des raisons du
corps (l’ensemble des besoins, des désirs, des passions) n’a
de sens qu’à s’inscrire dans un projet éthique : si le corps se
voit reconnaître ne fût-ce qu’une participation à la constitu-
tion du sujet, c’est bien en vue de la prise en compte d’une
normativité vitale sans laquelle nos projets de vie seraient
voués à l’échec. Tout en empruntant à la neurologie de son
temps la métaphore de la collectivité des âmes qui constituent
le moi, tout en insistant sur le caractère mouvant et instable
des formes d’unification et d’organisation de cette collecti-
vité qui se représente elle-même comme un sujet conscient,
Nietzsche ne cesse de diagnostiquer les divers états de santé
et de maladie du corps pour qualifier aussi bien les idiosyn-
crasies individuelles que les formes de civilisation. Que le
corps soit très largement dépendant des usages et de l’acti-
vité qui lui sont imposés dans une culture déterminée n’ex-
clut nullement qu’on puisse qualifier sa vie selon le mode
d’activité ou de passivité, de créativité ou de soumission aux
normes externes, dont il est capable. Si le thème du phi-
losophe-médecin de la civilisation ne cesse d’imposer une
orientation éthique à son oeuvre, c’est bien parce qu’il n’est

pas possible de faire du corps une grande raison sans y cher-


cher les possibilités diverses de normativité parmi lesquelles

l’individu aura à se retrouver. L’idée de cultiver une sagesse

tragique, capable de comprendre les formes les plus terribles

de l’existence comme expressives de la vie en tant que puis-

sance s’affirmant, sans intention ni sens prédéterminés, tend

à promouvoir une forme de vie et de santé supérieure : af-

franchie de toute transcendance, elle s’éprouve comme gai

savoir dans l’affirmation du caractère créateur de la vie.

LE CORPS SCRUTÉ ET DISPONIBLE

Àl ’opposé de ce mouvement de réappropriation de la vie


du corps par la pensée et de la pensée par le corps vi-
vant, l’évolution des représentations artistiques du corps au
cours du dernier siècle est particulièrement significative de
l’ambiguïté qui caractérise le statut du corps dans notre socié-
té. L’art témoigne d’une tension entre deux attitudes : la valo-
risation de la vie et de l’expressivité du corps, d’une part ; et
le désir illimité de scruter la réalité corporelle, d’autre part, en
tant qu’elle se donne à la perception dans sa matérialité, dans
sa structure ou sa texture, ou dans ses métamorphoses. De
plus en plus défiguré, y compris dans la photographie, défait
par ses affections ou décomposé par un regard qui le scrute
et qui l’objective, le corps semble n’être plus un sujet, ne plus
appartenir même à un sujet, mais être une chose livrée sans
réserve à la connaissance et à l’expérience. Ce qui caracté-
risait la médecine moderne, selon M. de Certeau, à savoir
l’assimilation du corps à un chiffre en attente de décryptage,
semble se retrouver dans l’art contemporain, dans l’ouverture
de l’intériorité du corps en un ensemble d’éléments qui ne
forment plus figure de corps, et d’autant plus présents, par là,
au regard de la pratique qui se dispose à en user.

L’intégrité du corps est, par ailleurs, de plus en plus fré-

quemment l’objet d’une transgression symbolique, l’utilisa-

tion commerciale de son image, dans des situations où il se

trouve réduit de façon exclusive au statut de signal ou d’ins-

trument, ne faisant qu’habituer le regard à perdre toute rete-

nue et, finalement, tout sens de la dignité de l’autre homme.

Abstraite de l’individualité à qui elle appartient et qu’elle

contribue à constituer, une partie du corps, la peau (ou tel

autre organe ayant une signification charnelle, quelle qu’elle

soit), devient un objet qu’aucun usage, qu’aucune manipula-


tion ne semblent pouvoir affecter désormais. Si le désir per-
vers se complaît dans la désubjectivation du corps humain,

les occasions qui lui sont offertes de se satisfaire de façon


symbolique ne manquent pas dans un monde où, dans une
certaine mesure, le corps peut être dissocié de la personne,

avec, sans doute, le consentement de celle-ci.

Mais c’est encore sur le terrain de la médecine que va se

jouer de façon décisive le rapport entre ces deux nécessités,


si difficiles à concilier, de devoir poursuivre sans cesse le

projet de la science moderne, d’exploration et d’intervention


technique sur le corps de l’homme, et de suivre au plus près

les normes de vie et de santé de ce corps, normes que le sujet


perçoit plus ou moins distinctement, mais qu’il ne perçoit

jamais sans leur donner forme d’exigences impératives. Dans


quelles limites le droit de disposer de son corps et de sa vie

reste-t-il compatible avec la dignité qu’une civilisation comme

la nôtre reconnaît au corps humain en posant le principe

juridique de son indisponibilité ?

LE CORPS INDISPONIBLE
C ette difficulté s’exprime dans l’article 16-3 de la loi de
juillet 1994 relative au respect du corps humain : « Il ne

peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en

cas de nécessité thérapeutique pour la personne. ». En fixant

des limites à l’objectivation du corps, le droit reconnaît sa


possibilité légale ; mais il reste alors à en définir les condi-

tions, ce qui revient à donner une interprétation, qui ne sau-

rait être univoque et stable, des normes de santé qui rendent

l’acte thérapeutique nécessaire. Les demandes d’intervention

chirurgicale se multiplient, qui font intervenir des exigences

subjectives vécues par les sujets comme de véritables impéra-

tifs thérapeutiques. Du changement d’apparence sexuelle à la

modification de la morphologie générale ou de la forme du

visage, les exemples ne manquent pas, qui posent la redou-

table question de la légitimité d’une réponse médicale à une

demande de conformité à un modèle que le sujet considère


comme ce vers quoi il doit tendre pour jouir de la meilleure

qualité de vie possible. Le droit de disposer de son corps ne

transforme-t-il pas le corps en la propriété d’un sujet qui s’en


distinguerait, alors même que le droit affirme, conformément
au rapport du Conseil d’État de 1988, l’indivisibilité du corps

et de l’esprit, du corps et de la personne ? L’ambiguïté, pour ne

pas dire la contradiction des formules juridiques, correspond


sans doute à la situation que la médecine actuelle assigne au

corps, en tant qu’il n’est plus seulement l’être corporel d’un

individu, mais une source de tissus, d’organes et de produits

qui peuvent, en premier lieu, avoir une valeur infinie pour

d’autres (à qui ils assurent dans les greffes la survie, ou la

vie dans le don de cellules reproductrices) et, en second lieu

(parfois simultanément), être un indispensable recours pour

une expérimentation (qui s’impose parfois dans l’urgence).


downloadModeText.vue.download 226 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


224

De fait, dans son interprétation la plus courante, le droit


de disposer de son corps réhabilite la représentation dualiste
qui distingue la personne, en tant qu’entité incorporelle, de
son corps. Car cette représentation est confortée par la possi-
bilité de produire artificiellement toute une série d’éléments
du corps, ce qui, en retour, permet aux juristes de considérer
certains éléments naturels isolés du corps comme échappant
à l’indisponibilité du corps humain ; c’est à ce titre précisé-
ment que la directive européenne du 30 juillet 1998 parle
de la brevetabilité du vivant. Ainsi, la distance entre corps
naturel et corps artificiel s’estompe inévitablement, dès que
l’intégrité du corps de l’homme ne semble pas menacée par
une intervention à visée thérapeutique et/ou expérimentale.
Mais s’il est admis – à l’occasion, notamment, des transferts
d’organes – que la dignité de ce corps exclut qu’il puisse se
réduire, en totalité ou en partie, au statut d’une marchandise,
s’il est établi en droit français qu’il ne saurait être l’objet d’un
droit patrimonial, il n’en reste pas moins que la condition
pour que la pratique médicale de la greffe soit actuellement
possible en droit est que l’union fondamentale qui continue
d’être proclamée entre la personne et son corps ne puisse
plus être entendue comme une fusion. La nécessité du don
d’organes conduit à renoncer au caractère intangible du
corps-personne. Pour autant, le droit ne saurait être fidèle
à ses principes, et, en particulier, à celui de l’indivisibilité
du corps et de la personne, sans fixer des limites au pou-
voir que le sujet de droit a sur son propre corps afin que le
corps, quelque divisible qu’il paraisse (et qu’il soit sans doute
effectivement dans la pratique d’un mécanisme aujourd’hui
extrêmement raffiné), obtienne le respect qui lui est dû, en
tant que sa dignité tient à son être même, qui n’est pas celui
d’une propriété, mais de l’existence, affectée et agissante, du
sujet lui-même.

DU DROIT, ET DE LA NORME IMMANENTE

DU DÉSIR

D ans ce contexte, et parce qu’il échappe aux difficultés


théoriques et pratiques du dualisme, le modèle spino-
ziste du corps pourrait bien trouver, tout comme dans le
champ de la biologie et de la psychologie contemporaines,
un surcroît d’intérêt et d’actualité. Dans son débat avec le

cartésianisme, ne pose-t-il pas, en effet, la question du statut


du corps humain à partir d’un parallélisme qui exclut autant
le rapport de propriété que l’union (ou la confusion vécue)
entre l’esprit et le corps ? Et ce parallélisme ne se définit-il pas
par l’exacte équivalence des pouvoirs de perception, d’action
et d’affection de l’esprit, et des aptitudes du corps, liées à la
complexité de ses structures et de ses mouvements ? Individu
formé d’un très grand nombre d’individus, le corps humain
se caractérise, en effet, pour Spinoza, par une extrême di-
versification des organes et donc par l’individuation la plus
poussée de ses parties ; et son unité s’exprime dans l’esprit,
qui est l’idée de ce même corps – se produisant et produisant
dans l’ordre de la pensée la même complexité et la même
puissance d’existence (c’est-à-dire d’action et d’intégration)
que son corps.

L’identité d’être et de puissance de l’esprit et du corps,


dans l’Éthique, a remplacé la thèse de l’influence réciproque,
telle qu’elle était encore soutenue dans le Court Traité ; il
était nécessaire, selon Spinoza, de déprendre la pensée de
tout résidu de dualisme pour la libérer des présupposés té-
léologiques de l’union et de l’interaction de l’âme et du corps.

Et, en établissant une correspondance entre le modèle dyna-


mique de la corporéité et le modèle conatif de l’idée, Spinoza
permet d’aborder de façon très originale la question de l’inté-
riorité, organique et psychologique, de l’individu, en tant que
celle-ci est inséparable de l’ensemble des activités qui mettent
cet individu en relation d’exploration et de composition avec
l’extériorité (en particulier, avec les corps aussi complexes
que le sien, les corps humains) ; les normes de sa vie et de
son perfectionnement étant immanentes à son conatus (effort
constitutif de l’existant, et qui prend une forme consciente
chez l’homme, la forme du désir – qui est donc l’essence de
l’homme), la mesure de son droit est exactement égale à celle
de sa puissance, celle-ci ne pouvant pas atteindre son plus
haut degré sans une organisation sociale et politique appro-
priée à l’existence d’hommes libres et raisonnables.

Il n’est donc pas de normes sociales ou juridiques qui


puissent être effectives sans se rapporter à la norme de l’utile
propre, dont la raison enseigne qu’elle implique la recherche
de l’utilité commune : la puissance de chacun doit être secon-
dée et alimentée par celle des autres individus dont la nature
s’accorde avec la sienne 12. Ni réductible à sa physiologie
ni assimilable à un ensemble d’instruments disponibles, le
corps humain est la forme même que prend le dynamisme de
l’existence individuelle dans la durée ; sa valeur est celle de
cette existence, qui est qualifiée et se qualifie elle-même par
la puissance qu’elle déploie. En un sens, c’est donc bien le
corps qui est le fondement et la mesure de cette puissance :
accrue ou diminuée (ce qui définit les affections de joie et
de tristesse), cette puissance exprime la nature individuelle,
c’est-à-dire le désir de chacun en tant qu’effort pour persévé-
rer dans son être. C’est par les dispositions et les affections
du corps que nous différons les uns des autres. Cependant,
le besoin d’un mutuel secours appelle une vie commune, qui
ne se développe pas sans favoriser les affections communes,
et, avec elles, des jugements et des règles valables pour tous.
L’effectivité des normes communes de conduite repose donc
sur la solidarité fondamentale et, en ce sens, naturelle, qui
nous constitue en être sociaux et disposés à obéir à des pou-
voirs institués afin de défendre les droits communs. En tant
qu’instituées, les normes du juste et de l’injuste sont des no-
tions extrinsèques 13, mais elles ne peuvent être effectivement
des normes que par le consentement commun à ce qui est
perçu comme l’utilité commune.

Par là se définissent le droit du corps et le pouvoir du


droit concernant le corps. En tant qu’il relève d’un ensemble
de soins qui ne sont disponibles que dans une Cité, et que
sa puissance individuelle ne s’épanouit que là où il y a des
droits communs, le corps dépend, en partie au moins, d’une
collectivité qui ne saurait, sans se détruire, admettre pour
chaque individu le droit à une disposition de soi absolue.

L’indivisibilité du corps et de l’esprit fonde en droit l’indis-


ponibilité du corps humain (cf. l’article 1128 du Code civil : il
n’y a que les choses qui sont dans le commerce qui peuvent
être objet de convention) ; ce corps ne peut être objet de
contrat, même en cas de consentement libre et éclairé des
parties. D’un point de vue spinoziste, ce statut du corps hu-
main n’est pas fondé réellement sur le caractère sacré de la
personne (il est sans doute nécessaire d’enseigner une telle
croyance, puisque tous les hommes ne sont pas conduits par
la raison), mais sur la norme, immanente à l’existence hu-
maine, du désir, la recherche de l’utile propre ; cette norme
étant fondatrice des autres normes, à commencer par celles
de la législation, elle situe l’individualité humaine au-des-
downloadModeText.vue.download 227 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

225

sus des autres formes d’existence. « La règle de la recherche


de l’utile nous enseigne bien la nécessité de nous unir aux
hommes, mais non aux bêtes ou aux choses, dont la nature
est différente de l’humaine », écrit Spinoza, ajoutant que s’il
ne nie pas que les bêtes sentent, il ne voit pas en quoi cela

nous interdirait d’user d’elles et de les traiter selon ce qui


nous convient le mieux 14.

▶ En tant qu’humain, doué d’aptitudes que l’esprit exprime à


proportion de leur puissance et de leur complexité, le corps
individuel est ainsi la source d’une normativité qui exclut
qu’il puisse être réduit à la disponibilité, comme les choses,
et qui affirme en même temps son droit naturel de disposer
de soi dans la mesure où cela ne cause pas de dommage à
autrui ; le droit d’agir selon son propre intérêt et son plaisir
n’est pas aboli, mais instruit par la nécessité de droits com-
muns. Cependant, désirer pour les autres le bien qui est dési-
ré pour soi-même, et être capable de don authentique, relève
de la vertu, qui est puissance de connaître et d’agir selon ce
qui s’accorde avec la nature de l’homme et, par suite, de tout

homme : rien n’est plus utile à l’homme que l’homme.

Revenir à la norme du désir, en tant que dynamisme de


composition et d’unification individuelle de cette multiplicité
qu’est le corps, ce n’est donc nullement opposer les droits de
l’individu aux exigences éthiques et juridiques de la société,
c’est instruire celle-ci des raisons de son existence et de sa

constitution, donc de son dynamisme propre (son conatus) :


l’utile commun, générateur de solidarité, assume nécessaire-

ment la prise en compte du désir individuel. La vie et les


droits du corps individuel (sa santé, sa joie) fondent les règles
d’une vie collective puissante et libre et résistent aux entre-
prises d’asservissement. Si la seule « obligation » qu’implique
le conatus de chacun n’est en fait, par droit de nature (c’est-à-
dire par l’affirmation naturelle de sa puissance), que celle de
ne pas se détruire, de ne pas manquer à soi-même et, donc,
de ne pas laisser agir sur soi les choses qui peuvent causer sa

propre ruine 15, cette obligation n’en est pas moins fondatrice

de cette prudence (precautio) qui seule peut conduire les

individus à être solidaires et à se constituer en corps politique


aussi rationnel que possible ; c’est dans la démocratie, en
effet, que les individus sont les plus nombreux à pouvoir se

constituer en sujets, à la fois de leur désir et de l’institution

des normes de leur vie commune.

La perspective spinoziste offre ainsi la possibilité de traiter


le problème éthique et juridique de la possession et de la
disposition du corps en se référant à cette norme d’existence
et de résistance individuelle qu’est le désir, sachant que la
puissance effective de ce désir est fonction de la complexité
de l’organisation corporelle et de ses possibilités de composi-
tion et d’échange avec les autres corps. À quelle autre norme,
en effet, une médecine digne de ses fins vitales et humaines
pourrait-elle se référer ? Comme le montre H. Jonas, c’est
toujours, par-delà l’espace des droits, la vocation et la mis-
sion dernière de la médecine de revenir à la notion de vie et
à l’obligation envers la vie, exprimée dans le droit de vivre,
y compris lorsque ce droit s’exprime dans le désir de ne pas
être dépossédé de soi et de la fin de sa vie par une souffrance
entretenue dans le maintien artificiel de la vie 16.

En ce sens, l’ultime raison pourrait bien se retrouver du


côté du corps, dans l’affirmation de son pouvoir de résis-
tance, cette disposition, qui est son droit de nature et son
obligation de nature, de ne pas être contraire à lui-même
ou de ne pas devenir son propre ennemi ; devoir et droit,

par conséquent, de vivre et d’agir avec cette prudence dont

Spinoza nous dit qu’elle « n’est pas une obéissance, mais au

contraire la liberté de la nature humaine » 17.

ANDRÉ SIMHA

✐ 1 Aristote, Politique, I, 2, Vrin, Paris.

2 Diderot, D., Le rêve de d’Alembert, Garnier, Paris, 1875.

3 Dagognet, Fr., Le corps multiple et un, Delagrange, Paris, 1992.

4 Canguilhem, G., Le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966,


p. 124.

5 Bergson, H., L’évolution créatrice, in OEuvres, « Édition du cen-

tenaire », PUF, Paris, 1970, p. 272.

6 Ibid., p. 517.
7 Bergson, H., Matière et mémoire, in OEuvres, « Édition du cen-
tenaire », PUF, Paris, 1970, p. 256.

8 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Galli-


mard, Paris, 1945, p. 100.

9 Leriche, R., La philosophie de la chirurgie, Flammarion, Paris,


1951.

10 Henry, M., Philosophie et phénoménologie du corps, PUF,


Paris, 1965.

11 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, § 230, Garnier-Flam-

marion, Paris, 2001.

12 Spinoza, B., Éthique, IV, appendice, ch. VIII, Garnier-Flam-


marion, Paris, 1965.

13 Ibid., Proposition 37, scolie II.

14 Ibid., Proposition 37, scolie I.

15 Spinoza, B., Traité politique, ch. IV, introd. Laurent Bove, « Le


livre de poche », Paris, 2002.

16 Jonas, H., Le droit de mourir, Payot, Paris, 1996.

17 Spinoza, B., Traité politique, IV, 5, Vrin, Paris, 1968.

Voir-aussi : Aristote, De l’âme, Les Belles Lettres, Paris, 1966.

Descartes, R., Méditations métaphysiques, Gallimard, La Pléiade,

Paris, 1953.

Jaquet, C., Le Corps, PUF, Paris, 2001.

Lagrée, J., Le médecin, le malade et le philosophe, Bayard, Paris,


2002.

Mauss, M., Les techniques du corps, in Sociologie et Anthropolo-

gie, PUF, Paris, 1950.

Marzano-Parisoli, M. M., Penser le corps, PUF, Paris, 2002.

Nietzsche, F., Ainsi parlait Zarathoustra, Garnier-Flammarion,


Paris, 2001.

CORPUSCULE

Du latin corpus, « corps », avec suffixe diminutif.

PHYSIQUE

Corps matériel microscopique.

Un corpuscule se voit classiquement attribuer toutes les pro-


priétés définissant les corps matériels : l’extension spatiale,
l’impénétrabilité, la capacité à exercer des forces répulsives
et / ou attractives, et enfin la masse. S’ajoute à cela une consi-
dération d’échelle évolutive : à la fin du XVIIe s. et au XVIIIe s.,
le corpuscule était défini comme un petit corps matériel invi-
sible à l’oeil nu mais visible au microscope. Dans la phy-
sique du tournant des XIXe et XXe s., un corpuscule pouvait
tantôt être un corps matériel d’assez petite taille constitué
d’une multiplicité de molécules (c’était le cas des corpuscules
polliniques soumis à un mouvement brownien), tantôt un
corps d’échelle subatomique (c’était en particulier le cas de
l’électron).

« Corpuscule » intervient en physique classique comme


substitut du mot « atome » lorsque la question de l’indivisibi-

lité est laissée en suspens. L’un des auteurs qui en ont le plus
downloadModeText.vue.download 228 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

226

systématiquement fait usage est sans doute R. Boyle, dans


les ouvrages où il expose sa « philosophie corpusculaire »
inspirée par Épicure, Galilée et Gassendi. Selon Boyle, les
qualités des corps étudiés par le chimiste ne s’expliquent pas

par la possession d’une forme substantielle, mais comme effet

à grande échelle de la combinaison de corpuscules ayant des


dimensions, des formes, des positions et des vitesses variées.
La théorie corpusculaire de la lumière proposée par Newton
dans son Opticks vise pour sa part à expliquer la couleur, la
réflexion et la réfraction par des modèles mécaniques.

La théorie quantique a suscité une réflexion renouvelée


sur le concept de corpuscule. Alors que la théorie ondula-
toire de la lumière, proposée par Huygens et développée par
Fresnel, s’était imposée au XIXe s., Einstein formula en 1905
une théorie selon laquelle le rayonnement électromagnétique
est constitué de quanta d’énergie localisés, en mouvement
dans le vide. Ces quanta, ultérieurement nommés « photons »,
ont été qualifiés par Einstein de nouveaux corpuscules de
lumière. Sa théorie permettait d’une part de dériver la loi
de rayonnement du corps noir de Planck, et d’autre part de
rendre compte de l’effet photoélectrique. Einstein n’igno-
rait cependant pas que certains aspects des phénomènes
optiques (comme les effets d’interférence) ne pouvaient être
pris en compte que par le biais d’une théorie ondulatoire.
Entre 1909 et 1911, il élabora alors l’idée d’une dualité onde-
corpuscule des processus électromagnétiques. En 1923, L. de

Broglie étendit cette idée à la matière.

Vers 1926, le concept de corpuscule subit une déconstruc-


tion phénoméniste, lorsque Bohr proposa de remplacer la
dualité onde-corpuscule par la complémentarité onde-cor-
puscule. Chez ce dernier, ondes et corpuscules n’étaient plus
deux constituants intrinsèquement associés dans les objets
atomiques, mais (1) deux aspects complémentaires des phé-
nomènes se manifestant dans des configurations expérimen-
tales distinctes, et (2) deux images classiques mutuellement

exclusives, mais conjointement indispensables pour appré-

hender par esquisses les processus échappant aux lois de la


physique classique. La nature, désormais, ne devait plus être

considérée comme composée de corpuscules et / ou d’ondes,

mais de processus prenant alternativement une apparence


ondulatoire ou une apparence corpusculaire selon le type
d’expérimentation.

En physique contemporaine, le concept de corpuscule


n’occupe plus qu’une place modeste. Initialement coexten-
sif à celui de particule, il s’en est séparé : le concept de

corpuscule est resté un quasi-invariant historique, alors que

celui de particule a dérivé. Les deux seules fonctions que


remplit encore le concept de corpuscule en physique quan-

tique sont (1) celle, bohrienne, de désignation de l’aspect

discontinu de certains phénomènes expérimentaux, (2) celle

qui résulte d’une réactualisation de la dualité onde-corpus-

cule de Broglie, par des interprètes minoritaires des théories


quantiques. Ainsi, la théorie à variables cachées proposée par
D. Bohm en 1952 postule des corpuscules dotés d’une trajec-
toire, mais pilotés par une onde véhiculant instantanément

des influences provenant d’objets distants.

Michel Bitbol

! PARTICULE

CORRÉLATIFS

Du latin médiéval correlativus (de cum et relativus).

GÉNÉR., LOGIQUE

Termes en relation réciproque et définis par cette

relation.

Par corrélatifs, on entend ce qu’Aristote appelle « les rela-

tifs opposés » (ta pros ti antikeimena) 1 ou des « termes ré-

ciproques » (antistrephonta) 2. Par exemple, l’esclave est dit

esclave du maître, et le maître, maître de l’esclave ; le double,


double de la moitié, et la moitié, moitié du double. La langue

peut masquer certaines corrélations, soit par une apparente

dissymétrie (la connaissance est connaissance du connais-

sable, et le connaissable, connaissable pour la connaissance),

soit par impropriété dans l’usage (oiseau, au lieu d’ailé,

comme corrélatif d’aile ; homme, au lieu de maître, comme

corrélatif d’esclave), ou enfin parce qu’elle manque du terme

approprié (le gouvernail n’a pas pour corrélatif le bateau,

mais le « gouvernaillé »). Dans la logique scolastique, la cor-

rélation fut analysée en disant que le sujet et le terme de la

relation échangent leurs positions : père de Salomon, David

est le sujet de la relation de paternité dont Salomon est le

terme ; fils de David, Salomon est le sujet de la relation de

filiation dont David est le terme.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Aristote, Catégories, 10, 11b24-33.

2 Aristote, Catégories, 7, 6b28.

! PARONYME, RELATIF

CORRESPONDANCE
Du latin adequatio.

MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.

Conception la plus classique de la vérité, ordinairement

définie comme correspondance de nos pensées ou de nos

énoncés à des faits.

D’après Aristote, un énoncé est vrai s’il dit de ce qui est qu’il

est et de ce qui n’est pas qu’il n’est pas 1, mais la théorie de


la vérité-correspondance va au-delà de cette platitude, com-
mune à toutes les théories de la vérité. Elle soutient qu’il
est possible de définir la relation en question et la nature
des faits. La conception traditionnelle, chez saint Thomas
d’Aquin, d’une adéquation de l’intellect aux choses suppose,

par exemple, que la nature de la réalité commune aux choses

et à l’intellect soit spécifiée. Mais comment pouvons-nous


avoir accès aux faits indépendamment des énoncés que nous

faisons sur eux ? Comment comparer nos jugements à une

réalité appréhendée autrement que par nos jugements, ou

par la relation de ceux-ci à d’autres jugements (comme le

soutient la conception de la vérité comme cohérence) ?

Pascal Engel

✐ 1 Aristote, Métaphysique, Γ, IV, 101.

Voir-aussi : Aquin, Th. (d’), (saint), Questions disputées sur la

vérité, Vrin, Paris, 1997.

Russell, B., Problèmes de philosophie, Payot, Paris, 1989.

! COHÉRENCE (THÉORIE DE LA VÉRITÉ COMME), FAIT, VÉRITÉ


downloadModeText.vue.download 229 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

227

CORROBORATION
En allemand, die Bewährung. Le degré de corroboration se dit Grad der
Bewährung.

ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES

Chez Popper, évaluation, valable à un instant t spécifié


du temps, de la manière dont une théorie scientifique T
s’est, depuis sa naissance jusqu’à t, montrée apte à résister

à des tests empiriques sévères.

T est dite « résister à des test empiriques » tant qu’elle n’est


pas réfutée par l’expérience (tant que les énoncés de base
déduits d’elle ne contredisent pas les énoncés de base ac-

ceptés). La condition supplémentaire de sévérité des tests

renvoie au fait que tous les événements singuliers prédits

par T et effectivement observés jusqu’à t n’ont pas le même


poids pour l’estimation du degré de corroboration. La nième

confirmation, en l’an 2000, de la chute des corps à la sur-

face de la Terre n’augmente pas de manière significative

le degré de corroboration de la théorie de Newton dans

son domaine de validité. En revanche, la prédiction, émise


en 1846 à partir de la physique de Newton, de l’existence,
auparavant insoupçonnée, de la planète Neptune contribua
fortement à corroborer cette physique. D’une manière gé-
nérale, les conséquences empiriques de T constituent des
tests d’autant plus sévères (et d’autant plus corroborants s’ils
sont passés avec succès) qu’ils sont des tentatives sérieuses
de réfutation, c’est-à-dire qu’ils apparaissent plus inatten-
dus avant d’être effectivement observés. Un phénomène est
« inattendu » (et, corrélativement, la théorie T dont il découle

est « audacieuse »), quand les théories en vigueur sans T (la

connaissance supposée acquise avant que T ne soit pro-


posée, ou background knowledge) interdisent sa survenue
(par ex. la tache de Poisson et la théorie corpusculaire de
la lumière), ou bien n’en disent strictement rien (par ex.
l’existence de Neptune et la théorie de Newton en 1846), ou
encore la rendent fort peu plausible...

L’évaluation du degré de corroboration, quand elle est

possible, est presque toujours de nature comparative : en


général, on peut seulement dire que T1 a, au temps t, un
degré de corroboration plus élevé que T2, ou, ce qui revient
au même, que T1 est préférable à T2. Il s’agit en outre d’une
évaluation essentiellement qualitative qui n’est, sauf dans

certains cas limites, pas susceptible d’être numériquement

chiffrée.

Le fait que T soit hautement corroborée au temps t ne dit


absolument rien sur le destin ultérieur de T, car la corrobo-
ration n’est rien de plus qu’un bilan valable au temps t des
résultats passés de la théorie : dans le futur, T peut fort bien

être réfutée par de nouvelles expériences ou supplantée par


une théorie rivale. « Corroborée » est donc un prédicat épis-
témique toujours révisable, et non une propriété intrinsèque,
éternelle, de la théorie à laquelle il s’applique. Il se distingue
en cela des prédicats « vrai » et « faux » supposés caractéri-
ser la théorie dans l’absolu, indépendamment de l’état de la

connaissance humaine.

En outre, insiste Popper, le degré de corroboration n’est


pas assimilable à une probabilité (au sens de la théorie des
probabilités), notamment à la probabilité que T soit vraie étant
donné certains résultats d’expérience. Le degré de corrobora-
tion est donc bien distinct du « degré de confirmation », élé-
ment central de la méthodologie inductiviste et probabiliste
de la science développée par les positivistes logiques, Carnap
en tête, à partir du milieu des années 1930. Carnap pensait

que c’était la probabilité logique pour qu’une hypothèse soit

vraie étant donné un ensemble d’informations disponibles à

un moment arrêté du temps 1 – ou « degré de confirmation »

de l’hypothèse examinée – qui devait fournir des raisons ob-


jectives, supposées servir en pratique, d’accepter, de rejeter
ou de préférer l’une à l’autre les propositions scientifiques.
Mais Popper, lui, estime que toute théorie probabiliste de la

préférence conduit à des absurdités, et c’est justement pour


se démarquer nettement de la conception de Carnap qu’il in-
troduit le terme relativement neutre de « corroboration » (celui
de « confirmation » évoquant immanquablement les idées de

« vérifier », d’« affirmer », d’« établir fermement », etc. mises sur

la touche par le faillibilisme de Popper) 2.

Toutefois, Popper accorde crédit à l’idée intuitive d’un

lien entre degré de corroboration et vérisimilitude (plus ou

moins grande proximité de T à la vérité). Si T est corrobo-

rée, il est peu vraisemblable que ce soit par hasard : tel

semble être en substance le contenu de l’intuition, à laquelle


Popper n’entend pas renoncer. Le degré de corroboration
n’est certes pas une mesure de la vérisimilitude, mais il peut,
soutient Popper, en être considéré comme un indicateur :

« Le degré de corroboration [...] nous dit uniquement [...]


qu’une des théories proposées semble – à la lumière de la
discussion – la plus proche de la vérité »3 à l’instant t. Le

lien entre corroboration et vérisimilitude introduit dans la


méthodologie falsificationniste popperienne, essentielle-

ment négative (les théories sont scientifiques si elles sont

réfutables, retenues tant qu’elles sont non réfutées, etc.),

un élément plus positif : l’idée que l’expérience soutient

d’une certaine manière positivement la théorie, même si ce

n’est que pour l’instant et relativement aux autres théories


disponibles, et même s’il y a là moins qu’une confirmation
au sens de Carnap.

▶ Du fait du caractère pour le moins ténu et foncièrement

intuitif du lien entre corroboration et vérité, et du fait de l’im-

possibilité de déduire du degré présent de corroboration quoi

que ce soit quant au destin ultérieur de la théorie, l’impor-

tance méthodologique de la corroboration est controversée,

même si, historiquement, les corroborations de conjectures

audacieuses impressionnent incontestablement les esprits et


jouent en faveur de la théorie, ainsi qu’y a notamment insisté
I. Lakatos 4.
Lena Soler

✐ 1 Carnap, R., Logical Foundations of Probability, 1950, trad.

« Les fondements logiques des probabilités », Chicago University

Press, Chicago, 1950.

Popper, K., la Logique de la découverte scientifique, 1934,

p. 256, note no 1, Payot, Paris, 1973.

3 Popper, K., la Connaissance objective, 1972, p. 175, Flamma-

rion, Paris, 1991.

4 Lakatos, I., Histoire et méthodologie des sciences, 1978, PUF,

Paris, 1994.

Voir-aussi : Popper, K., le Réalisme et la science, 1983, Hermann,

Paris, 1990.

Schlipp, P. A., The Philosophy of R. Carnap, 1963, Open Court,

1963.

! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), FAILLIBILISME, FALSIFIABILITÉ,

PROBABILITÉ, RÉFUTABILITÉ, VÉRIFICATION, VÉRITÉ


downloadModeText.vue.download 230 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

228

COSMOLOGIE
Terme formé au XVIIIe s. par le philosophe allemand Ch. Wolff, à partir
du grec kosmos, « ordre, bon ordre, organisation, ordre de l’univers », et
logos, « discours, raison, savoir ».

ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.

Ensemble des disciplines qui étudient, avec les moyens


et les approches qui leur sont propres, l’univers en tant
qu’il constitue une totalité englobante. Plus précisément,
la cosmologie se déploie à partir d’une interrogation sur
tout ce qui permet à la réalité physique spatio-temporelle
de constituer une totalité unifiée sous la forme d’un ordre

de coappartenance dont il s’agit de déterminer la struc-


ture, l’origine et l’évolution.

La pensée des premiers sophoï à l’aurore de la philosophie


grecque, presque entièrement investie dans une perspec-
tive cosmologique, orienta la destination de la philosophie

non pas vers la totalité exhaustive du savoir, mais vers la

recherche du savoir de la totalité. En effet, la belle totalité que

désigne le terme de kosmos présuppose, à son tour, comme


condition préalable de son intelligibilité l’unification et la
totalisation du savoir. Ainsi, la tâche des toutes premières
cosmologies ne consistait pas à accroître tant l’extension des
connaissances que leur compréhension au sein d’un réseau
de corrélations, de correspondances et d’oppositions mul-
tiples chargées d’en assurer la consistance globale, l’équilibre
harmonieux et la signification philosophique. Ce n’est qu’à
partir de cet arrière-plan cosmologique que purent émerger
peu à peu et se dessiner, de façon dérivée, les divers objets
particuliers de la réflexion philosophique. Ainsi, chacune
des investigations particulières de la philosophie ancienne
fut toujours considérée comme issue d’un vaste projet d’en-
semble, cohérent et ordonné, permettant d’assigner à chaque
élément la place qui lui revient organiquement au sein de
cette totalité englobante.

Toutefois, le terme même de « cosmologie » ne reçut sa


consécration traditionnelle ou institutionnelle qu’au XVIIIe s.,
chez le philosophe leibnizien Ch. Wolff, qui fit de la cos-
mologie l’une des pièces maîtresses de la métaphysique,
dans sa célèbre classification des branches principales de
la connaissance philosophique. La cosmologie figurait aux
côtés de l’ontologie générale, de la théologie naturelle et de
la psychologie naturelle. Dès son Discours préliminaire sur
la philosophie en général, Wolff écrivait : « On appelle cos-
mologie la partie de la physique qui examine et enseigne
l’étude de tous les corps du monde, ainsi que la manière dont
ils constituent ce dernier. Par conséquent, la Cosmologie est
la science du monde en tant que tel. » 1. Cette nouvelle parti-
tion systématique des sciences philosophiques fut approuvée
plus ou moins implicitement et reprise par l’ensemble de la
philosophie (on la retrouve dans l’Encyclopédie de Diderot)
jusqu’au XIXe s., sans que soit retenue pour autant sa méthode
synthético-déductive procédant du tout à la partie.

Les schèmes et les concepts à pouvoir totalisant consti-


tuent les instruments privilégiés de la cosmologie, dans la
mesure où ils permettent de soustraire la multiplicité des phé-
nomènes naturels connus à leur dispersion spatio-temporelle
et à la séparation ontologique, génératrice d’altérité, d’exté-
riorité, d’incohérence et de désordre. Parmi ces concepts,
celui de système manifeste d’une manière particulièrement
prégnante comment la dépendance réciproque des parties
permet à celles-ci de former une totalité cohérente et struc-
turée. Quelle que soit la forme de systématicité envisagée
par les diverses théories cosmologiques, celle-ci est toujours

présente, et elle en constitue, pour ainsi dire, le fondement.

Le réseau connexe des relations qu’entretiennent entre eux


tous les éléments constitutifs de la réalité physique dans leurs
interactions est précisément ce qui assure leur co-apparte-
nance au sein de la totalité cosmique. La cosmologie est une

entreprise de totalisation de l’ensemble des phénomènes et


des événements physiques dans un ordre de co-apparte-
nance unique et irréductible, avec les problèmes qu’entraîne
la recherche d’un discours totalisant et intégralement autolé-
gitimé. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle cette synthèse
ultime n’est jamais totalement achevée de façon définitive.
La cosmologie se trouve, par conséquent, déchirée entre
l’impossibilité de totaliser de façon achevée son objet (sans
résidu d’aucune sorte) et de le laisser dans une pure et simple
indétermination chaotique. Cette entreprise de totalisation
doit donc être prise en un sens inchoatif, qui se ressaisit pé-
riodiquement en fonction des progrès de l’outillage mental
et de l’appareil conceptuel, propres à chacune des grandes
étapes de son développement historique.

L’idée moderne d’univers implique une nouvelle défini-


tion des critères de totalité et de totalisation. Or, la question
se pose de savoir si cette totalisation englobante est le fait
du sujet épistémique ou, au contraire, la conséquence d’une
co-appartenance factuelle des étants, en raison de leur nature
propre, ou de leur réductibilité à des constituants élémen-
taires (au niveau quantique, par exemple), ou du système
de leurs interactions qui les coordonne ou les subordonne,
malgré leurs différences et leur dispersion spatio-temporelle
(conformément à la théorie relativiste de la gravitation). Le
concept de totalité cosmique implique celui de co-apparte-
nance et d’interaction, mais il ne préjuge nullement des diffé-
rences d’échelle ni de la hiérarchisation des différents ordres

de complexité emboîtés ou non. D’un autre côté, si l’homme


s’efforce de connaître et de penser cette totalité cosmique,
c’est bien qu’il se situe, d’une certaine manière, qui reste à
déterminer, à la fois au sein de cette totalité et au-delà d’elle.

La cosmologie contemporaine nous apprend (grâce aux


enseignements de la théorie de la relativité générale qui
s’accordent avec ceux de l’observation des objets métagalac-
tiques) qu’il existe un temps unique : le temps de l’expansion
de l’Univers. Désormais, il est devenu possible de retracer
(au moins partiellement) l’histoire de l’Univers en s’appuyant,
d’une part, sur une estimation correcte de la constante « H »
de Hubble (qui reste encore à établir en toute rigueur), et,
d’autre part, sur la physique nucléaire, qui nous permet d’es-
timer (entre autres) la durée nécessaire au cycle du carbone
et au cycle proton-proton. Comme il s’agit là de transfor-
mations nucléaires irréversibles, on retrouve bien un temps
unique muni d’une flèche, c’est-à-dire d’un sens irréversible.
En prenant l’inverse de la constante de Hubble (1 / H), il
devient possible de déterminer l’âge de l’Univers, c’est-à-dire
le temps qui fut nécessaire à l’expansion pour que l’Univers
présente les apparences qu’il offre actuellement, en partant
de la singularité du big bang (désormais admise au sein du
« modèle standard »). Ces indications peuvent être recou-
pées par celles de la physique des particules, car l’histoire
de l’Univers, c’est aussi l’histoire des galaxies et des étoiles,

donc celle des atomes et des particules subatomiques qui


les constituent. Il semble que le point de rencontre de notre
rapport vécu au monde et de la science de l’Univers se si-

tue au niveau de la notion de présence, sans retomber pour


autant dans l’impasse bergsonienne de la simultanéité non

relativiste. Si les notions de présence et de présent renvoient


downloadModeText.vue.download 231 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

229

nécessairement à un observateur, c’est que la cosmologie ne


peut en faire pour autant l’économie.

C’est d’ailleurs ce que montre, de façon exemplaire, l’ap-


pel récent au « principe cosmologique anthropique », qui met
en jeu la relation entre l’homme et l’Univers pour fixer des
contraintes déterminées à la question des conditions initiales
de la formation de l’Univers 2. En schématisant (car ce prin-
cipe a reçu plusieurs formes faibles ou fortes), le principe
anthropique revient à penser que l’Univers doit être constitué
de telle façon que la cosmologie, les cosmologistes et les
hommes existent ; ce qui ne serait pas le cas selon n’importe
quel modèle cosmologique, pourtant compatible avec les lois
actuelles de la physique. Le principe anthropique accorde
donc une place déterminante à la présence de la vie et de
l’homme dans l’Univers, ce qui implique un certain état de
développement des amas galactiques, de la galaxie, des
étoiles et des planètes, au sein duquel ils réussirent à émer-
ger. C’est donc le retour d’une certaine forme de téléologie
en cosmologie, puisque le principe anthropique assume au
moins une « fonction régulatrice », comme dirait Kant. Autre-
ment dit, les astrophysiciens ont à modéliser un Univers pré-
sentant des propriétés telles que la présence de la vie et celle
de l’homme puissent aussi en être tirées.

Jean Seidengart

✐ 1 Wolff, Ch., « Discursus praeliminaris de philosophia in ge-


nere », in Philosophia rationalis sive Logica, 1728, ch. III, § 77.

2 Ce principe anthropique a été ainsi nommé par le physicien


anglais Br. Carter et par R. Dicke depuis plus de vingt ans, puis
il a été repris par J. A. Wheeler.

Voir-aussi : Andrillat, H., Introduction à l’étude des cosmologies,

Armand Colin, Paris, 1970.

Duhem, P., Le système du monde, t. I à X, Hermann, Paris, 1913-


1959.

Heidmann, J., Introduction à la cosmologie, PUF, Paris, 1973.

Koyré, A., Du monde clos à l’Univers infini, Gallimard, « Tel »,

Paris, 1988.
Koyré, A., Études galiléennes, Hermann, Paris, 1966.

Koyré, A., La Révolution astronomique, Hermann, Paris, 1961.

Koyré, A., Les Études newtoniennes, Gallimard, Paris, 1968.

Koyré, A., Études d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard,

Paris, 1973.

Kuhn, T. S., La Révolution copernicienne, Fayard, Paris, 1973.

Collectif, Avant, avec, après Copernic. La représentation de


l’Univers et ses conséquences épistémologiques, Blanchard, Paris,
1975.

Merleau-Ponty, J., Cosmologie du XXe siècle, Gallimard, Paris,


1965.

Merleau-Ponty, J., Morando, B., Les trois étapes de la cosmologie,


Laffont, Paris, 1971.

Merleau-Ponty, J., La Science de l’Univers à l’âge du positivisme,


Vrin, Paris, 1983.

Verdet, J. P., Astronomie et Astrophysique, Larousse, Paris, 1993.

! COSMOS, ESPACE, MATIÈRE, MONDE, TEMPS, UNIVERS

PHILOS. RENAISSANCE

La visée principale de la cosmologie humaniste est la ten-


tative d’unifier les mondes sublunaire et lunaire, en réduisant
de différentes façons la césure héritée de la physique d’Aris-
tote. On vise ainsi à dégager un espace d’autonomie pour
la philosophie naturelle. Le monde est en effet considéré
comme le lieu propre de l’homme, dont il peut interpréter
les lois afin d’intervenir et de le transformer : le savoir naturel
n’est pas tant un acte de contemplation qu’une connaissance
efficace, solidaire d’un pouvoir et d’un savoir faire. Ce projet
est mené suivant deux perspectives majeures : l’une met en
avant la continuité et l’homogénéité des différents niveaux

de l’ordre cosmologique ; l’autre souligne la césure entre le

monde naturel et le monde divin. La première approche se

rencontre surtout dans un milieu néoplatonicien et se tra-


duit par une conception magique de l’univers ; la seconde
approche, d’origine aristotélicienne ou stoïcienne, affirme
le caractère radicalement naturel et nécessaire de l’ordre du
monde. M. Ficin, dans sa Theologia platonica (1482), conçoit
l’univers comme une hiérarchie des cinq différents niveaux
de l’être : le corps, la qualité, l’âme, l’ange et Dieu. L’âme joue
ici un rôle médiateur qui permet d’unifier les différents ni-
veaux : il s’agit d’un univers graduel et continu. L’âme s’insère
dans les choses mortelles sans en être et s’élève également
aux choses célestes : elle est à la fois mobile et immobile, par-
ticipe des différents mondes sans en abandonner aucun. Elle
est, en définitive, toutes les choses puisqu’elle porte en elle
l’image des choses divines, mais elle contient aussi les raisons
exemplaires des choses sensibles, qu’elle produit d’une cer-
taine façon. Ainsi, par son rôle médiateur l’âme humaine, qui
exprime individuellement l’Âme du monde, peut comprendre
et reconstituer les liens entre les degrés cosmologiques et
interpréter les phénomènes de l’univers. Mais par cette par-
ticipation à tous les niveaux de l’être, l’âme peut également
s’insérer, prévoir, détourner et même transformer les évé-
nements du monde naturel. C’est à ce niveau que se situe
l’engouement des humanistes platoniciens, avant tout Ficin,
pour la magie qui n’est pas considérée comme une forme de
sortilège, mais comme une méthode et une technique natu-
relle alliant un savoir et un pouvoir : la connaissance intime
des lois de la nature et la possibilité d’intervenir sur elle. Une
position particulière est occupée par G. Bruno qui, dans son
De la causa, principio e uno (1584), formule l’hypothèse de
l’infinité de l’univers et de la multiplicité des mondes, ce qui
lui permet de concevoir d’une manière unifiée les mondes su-
blunaire et lunaire : cette exigence d’unification le conduit à
une forme de panthéisme, où chaque chose est son contraire,
la matière est divine, le divin matériel. Mais il est impossible
de connaître Dieu sinon dans la nature, ce qui fait de cette
limitation même la condition d’une recherche autonome.

Cette recherche d’autonomie est plus poussée chez des


penseurs hostiles comme P. Pomponazzi et Telesio. Pom-
ponazzi, dans son De incantationibus (1520) considère tout
événement dans le monde comme soumis à des causes né-
cessaires, si bien qu’il interprète même l’histoire des hommes
comme régie par un déterminisme naturel, c’est-à-dire un
cycle nécessaire de génération et de corruption. L’approche
de Telesio, dans son De rerum natura iuxta propria principia
(1565), est plus innovatrice car il soutient décidément qu’il
faut étudier la nature selon « ses propres principes », indé-
pendamment de toute considération métaphysique ou théo-

logique : Dieu n’est pas la cause des événements naturels, il


en est tout au plus le garant. Ce qui compte est de savoir per-

cevoir les qualités sensibles de la réalité des phénomènes : le

naturalisme humaniste devient avec Telesio une philosophie


axée sur l’expérience sensible, anticipant ainsi les exigences
de la science expérimentale de F. Bacon et de G. Galilei.

Fosca Mariani Zini

✐ Bruno, G., De la causa, principio e uno, trad. fr. Y. Hersant,


intr. M. Ciliberto, De la cause, du principe et de l’un, éd. G. Ac-
quilecchia, Paris, 1996.

Dagron, T., L’unité de l’être et dialectique. L’idée de philosophie


naturelle chez G. Bruno, Paris, 1999.

Ficin, M., Théologie platonicienne, trad. et éd. R. Marcel, Paris,


3 vol., 1964-1970.

Garin, E., Rinascite e rivoluzioni, Bari, 1975.


downloadModeText.vue.download 232 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

230

Gilbert, N. W., Renaissance Concepts of Method, New York, 1960.

Pine, M., P. Pomponazzi : Radical Philosopher of the Renais-


sance, Padoue, 1986.

Pomponazzi, P., De incantationibus, Bâle, 1556.

Poppi, A., Causalità e infinità nella scuola padovana dal 1480


al 1513, Padoue, 1966.

Telesio, B., De rerum natura juxta propria principia, Naples,


1586 (= Hildesheim, 1971).

Zambelli, P., L’ambigua natura della magia, Milan, 1991.

! MICRO / MACROCOSME, NATURE, SCIENCE

COSMOPOLITISME

i« Peut-on être citoyen du monde ? »

COSMOS

Du grec kosmos, « ordre », « ornement », « ordre du monde », « univers ».

PHILOS. ANTIQUE

Partie précise de l’univers ou même l’univers dans son


ensemble.

Le cosmos peut signifier le ciel, la terre, l’homme lui-même


ou, de manière plus large, le Tout, l’ensemble ordonné et
harmonieux que forment le ciel et la terre, les dieux et les
hommes 1. Pythagore fut le premier, semble-t-il, à appeler
le ciel « cosmos » 2. Le terme désigne par la suite, chez les
présocratiques, le monde conçu comme un système. Confor-
mément à son sens initial, le cosmos s’oppose au désordre
(akosmia), il constitue un système fini, limité, même s’il peut
exister, selon les atomistes notamment, une infinité de cos-
mos 3. Cette conception du cosmos ne reflète cependant qu’un

aspect de la notion dont le sens – esthétique, moral, politique

– dépasse le domaine de la physique. Le terme kosmos, en


grec, signifie la parure des femmes 4, mais aussi l’ordre mili-
taire 5 et l’ordre de l’État ou du gouvernement 6. Le terme est

fréquemment assimilé à la notion de convenance, ce qui est

fait kata kosmon est fait « comme il convient » 7.

La richesse sémantique du terme se manifeste sans nul

doute dans la conception platonicienne du cosmos, décrit


comme une oeuvre belle, dotée par le démiurge d’une âme

et d’un corps, divinité bienheureuse vivant en parfaite autar-

cie 8 ; ainsi que dans la perspective des stoïciens, pour qui le

cosmos est Dieu 9, et qui assimilent le monde à une cité dont

tous les hommes sont citoyens 10. Le cosmos peut aussi parfois
désigner, dans la tradition biblique, le monde ou l’humanité

dans son opposition à Dieu 11, ou même être considéré, no-


tamment par les gnostiques, comme l’oeuvre mauvaise d’un

démiurge ignorant 12.

C’est sans doute la conception aristotélicienne du cosmos,

ensemble clos et hiérarchisé, géocentrique, mû par un pre-

mier moteur qui lui est extérieur, qui est la plus représenta-

tive du cosmos des Anciens. Cette conception précisément


devait être remise en cause, à partir du Moyen Âge, par de

Cues, puis par les héritiers de la pensée de Copernic, tel

Bruno et sa thèse de l’infinité de l’univers 13.

Annie Hourcade

✐ 1 Platon, Gorgias, 508 a.


2 Diogène Laërce, VIII, 48.
3 Diels-Kranz 67 A 21.

4 Homère, l’Iliade, 14, 187.


5 Homère, l’Odyssée, 13, 77.

6 Hérodote, I, 99.

Homère, l’Iliade, 10, 472.

8 Platon, Timée, 28 b sq.

9 Diogène Laërce, VII, 137.

10 Long, Sedley, les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 67 A.

11 Évangile selon st Jean, 12.31.

12 Irénée, Contre les hérésies, I, V.

13 Bruno, G., La Cena de le Ceneri, Premier Dialogue.

Voir-aussi : Brisson, L., Meyerstein, F. W., Inventer l’univers : le


problème de la connaissance et les modèles cosmologiques, Les
Belles Lettres, Paris, 1991.
Duhem, P., le Système du monde : histoire des doctrines cosmolo-
giques de Platon à Copernic, 10 vol., Hermann, Paris, 1958-1995.
Koyré, A., Du monde clos à l’univers infini, trad. R. Tarr, Galli-
mard, Paris, 1973.

Lerner, M., le Monde des sphères, 2 vol., Les Belles Lettres, Paris,
1996-1997.

! COSMOLOGIE, DÉMIURGE, LOGOS, MICROCOSME /

MACROCOSME, MONDE, NOMOS

ÉPISTÉMOLOGIE, ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.

Totalité englobante, bien ordonnée, constituée de par-


ties symétriquement disposées, où viennent s’équilibrer
les éléments opposés selon un jeu de combinaisons systé-
matiques et périodiquement alternées.

L’objet de la pensée cosmologique, qui est le Tout de la réali-


té, les anciens Grecs le nommaient : to pan, to holon en faisant
ressortir son caractère de totalité englobante. Le calque latin
de ce terme est l’universum, qui désigne l’ensemble unifié du
réel, par opposition au diversum, qui souligne, au contraire,
les différences et disparités dont est composée la réalité. Par
ailleurs, le terme même de cosmos, dont fut tardivement tiré

celui de cosmologie, évoque l’idée d’un ordre universel, d’un

bon ordre, où chaque chose est à sa place en raison des fonc-

tions qui lui sont assignées, selon des limites strictes, au sein

de la totalité. Selon l’historien Ch. H. Kahn, l’idée de beauté

est venue se surajouter à celle de bon ordre plus tard, aux

alentours du IVe s. av. J.-C. 1 : ce dont la « cosmétologie » se sou-


viendra ultérieurement. Le vocable mundus, qui est le calque
latin du cosmos grec, vient renforcer tout particulièrement
le caractère esthétique ou ornemental de tout agencement
régulier. Le français conserve certaines de ses connotations,
puisque monder, mondifier ou émonder signifient purifier,
assainir et remettre en ordre. Ces remarques sémantiques et
étymologiques font manifestement ressortir à quel point les
idées de monde et d’univers sont empreintes de significations
d’ordre esthétique, éthique, théologique et architectonique.
Tout se passe comme si la contemplation des phénomènes
célestes avait fourni à l’homme le paradigme d’un ordre légal
de coappartenance auquel il est absolument impossible de
se soustraire, contrairement aux lois que font les hommes
eux-mêmes. Le kosmos grec était considéré comme un « en
soi », un grand vivant, une belle totalité bien liée et finalisée,
englobant tous les étants, dans laquelle l’homme prend place
comme spectateur, mais à laquelle il participe également, car
il doit y assumer pleinement son rôle, conformément à une
nécessité implacable.

▶ Cette idée de « cosmos » s’est maintenue jusqu’à la fin du


Moyen Âge, mais elle fut réactivée au sein des philosophies
de la Renaissance (avant de connaître ses dernières heures
de gloire dans la Naturphilosophie, au début du XIXe s.). Les
philosophes de la Renaissance concevaient l’unitotalité cos-
mique comme un organisme unique, où se succèdent alter-
downloadModeText.vue.download 233 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

231

nativement (c’est le thème de la vicissitude) les phénomènes


multiples produits par une impulsion intérieure et se diri-
geant vers une fin commune dans laquelle ils trouvent leur
unité. D’où l’idée d’une dépendance réciproque de tous les
membres de la totalité cosmique, participant à la vie uni-
verselle, où chacun des membres du Tout est en relation
réciproque avec tous les autres membres, et sous la dépen-
dance directe de l’unique principe recteur qui anime la tota-
lité cosmique : l’âme du monde. Celle-ci constituait le nexus
spirituel, assurant non seulement la cohésion interne des
êtres composés, mais aussi celle de la totalité cosmique. Tant
que la science naissante n’avait pas formé le concept de loi
physique, elle n’avait d’autre moyen que de recourir à l’idée
d’âme du monde et à l’animisme pour expliquer la vie orga-
nique de la totalité cosmique.

Jean Seidengart

✐ 1 Kahn, Ch. H., Anaximander, 1960.

Voir-aussi : Aristote, Traité du ciel, Belles Lettres, Paris, 1965.

Cassirer, E., Individu et Cosmos dans la philosophie de la Re-

naissance, Minuit, Paris, 1983.

Duhem, P., le Système du monde, t. 1 à X, Hermann, Paris, 1913-


1959.

Koyré, A., Du monde clos à l’Univers infini, Gallimard, « Tel »,

Paris, 1988.

Kuhn, T. S., la Révolution copernicienne, Fayard, Paris, 1973.

Lerner, M. P., le Monde des sphères, 2 vol., Les Belles Lettres,


Paris, 1996-1997.

Lloyd, G., les Débuts de la science grecque, 2 vol., La Découverte,

Paris, 1990.

Platon, Timée, Les Belles Lettres, Paris, 1963.

Collectif, Avant, avec, après Copernic. La représentation de


l’Univers et ses conséquences épistémologiques, Blanchard, Paris,
1975.

! COSMOLOGIE, ESPACE, MATIÈRE, MONDE, TEMPS, UNIVERS


COULEUR

ESTHÉTIQUE

Un des principaux moyens d’expression artistique. Poly-

valent et polysémique, il peut être utilisé de façon déco-


rative, symbolique, constructive, ou expressive, pour ne
mentionner que quelques-uns de ses usages.

Ce n’est pas le moindre paradoxe de cet objet fascinant et


complexe qu’est la couleur que tout le monde puisse saisir
ce qu’elle est, bien qu’il n’en existe pas de définition satis-
faisante. Toute tentative de la définir entraîne en effet de

nombreuses difficultés dues non seulement aux concepts uti-


lisés pour l’appréhender, mais aussi au fait que la notion de
couleur ne semble claire qu’à rester dans le vague. Elle réfère
en effet à des phénomènes bien distincts, quoique liés : la
qualité d’une surface qui réfléchit la lumière, ou d’un milieu
qui filtre la lumière, ou encore l’attribut d’une sensation vi-
suelle. Le même terme renvoie ainsi au stimulus comme à la
sensation, ainsi qu’aux propriétés physiques de la lumière qui
produisent l’impression visuelle, de même qu’il désigne à la
fois les pigments (naturels ou artificiels), et le résultat de leur
combinaison dans une oeuvre. Cette multiplicité de significa-
tions, qui fait la richesse du vocable, n’en facilite évidemment
pas l’analyse.

Aussi n’est-il pas étonnant de constater que la couleur


continue de poser un grand nombre de problèmes philoso-
phiques : est-elle objective ou subjective, relative ou absolue,
est-elle une qualité primaire ou secondaire, etc. ?1 Elle a été

considérée depuis Aristote comme un prédicat accidentel (la

particularité d’être blanc n’appartient pas en propre à l’es-

sence de l’homme puisqu’il existe des hommes noirs) 2 ; ou


encore, à partir de Locke, comme une qualité secondaire (à
la différence de la solidité et de la forme, qui seraient des
qualités primaires des choses) 3. Comme, en outre, la couleur
est instable (elle se modifie souvent avec le temps) et relative
(à l’éclairage, à la couleur du fond, aux couleurs contiguës, à
la distance, etc.), il n’en fallait pas plus pour lui attribuer une
fonction secondaire.

Il existe en ce sens un imaginaire de la couleur, dont les


conséquences esthétiques sont nombreuses, et qui s’est ca-
ractérisé par le fait de la confiner à un rôle décoratif, à une
fonction d’« attrait » (Reiz) dira encore Kant 4. D’où sa sujétion
générale au dessin (qui a fait l’objet de nombreux débats au
sein de l’Académie, à l’époque classique5), et le fait qu’elle

fut, en tant qu’ornement, associée dès l’Antiquité à la femme,


au maquillage, à la rhétorique, à la séduction, aux sentiments
et au plaisir. Cette polarité sexuée la situe, face au dessin, du
côté du coeur, de la passion et de la ruse, le dessin incarnant
l’esprit, la raison et la vérité 6. Le vieux débat entre le dessin et
la couleur, qui pourrait sembler bien suranné, persiste cepen-
dant de nos jours, quoique sous des formes différentes : c’est
ainsi que de nombreux photographes continuent de soutenir
que le noir et blanc constitue l’« essence » de la photo, la cou-
leur n’étant une fois de plus qu’un ajout superficiel et décora-
tif qui n’apporterait rien mais représenterait au contraire une
distraction pour l’oeil.

Le plaisir optique que procure la vision d’une plage de cou-


leur pure a sans nul doute aidé à reléguer la couleur à cette
fonction superficielle et secondaire – « supplémentaire », dirait

Derrida – d’ornement ou de décoration dont il semble à pre-


mière vue difficile de la détacher. Pourtant, les mêmes savants

du XIXe s. qui soulignaient le plaisir que procure la couleur pure

(Goethe, Chevreul, Helmholtz) ont énormément contribué à

transformer l’imaginaire de la couleur en montrant que son

statut de « sensation » n’empêchait pas qu’elle soit tributaire de

lois régissant certains de ses mécanismes 7, de sorte que son

caractère subjectif ne devrait plus être un obstacle suffisant


pour soutenir que, dès lors, elle serait ineffable.

Il n’en reste pas moins qu’un tel préjugé reste tenace et


explique sans doute pourquoi la couleur, bien qu’elle soit un
objet esthétique par excellence, n’a paradoxalement que peu
retenu l’attention des esthéticiens. Aussi l’esthétique de la cou-
leur est-elle encore largement à constituer, parallèlement aux
efforts entrepris par les historiens de l’art afin de comprendre
les théories chromatiques dont les artistes ont pu faire usage 8.
La tâche restant à accomplir est énorme. D’un côté, il s’agira de
repenser le statut dévolu à la couleur par l’imaginaire occiden-
tal en mettant systématiquement en question les catégories mé-
taphysiques sur lesquelles il repose, ainsi que les connotations
négatives qui lui restent attachées, notamment l’idée qu’elle
constitue une distraction au double sens de dévier sur elle-

même l’attention qui devrait se porter sur le sujet (dans le cas


d’un tableau), et d’être simplement un délassement. D’autre
part, il s’agira de s’attaquer à l’idée que la couleur ne serait
qu’une « sensation », ce qui revient à la confiner dans son statut
superficiel de plaire à l’oeil. De ce point de vue, les recherches
cognitives s’avèrent fort utiles, en montrant que la couleur a
une fonction discriminatoire et classificatoire.

▶ Dès lors que l’on conçoit que la couleur revêt aussi une
fonction cognitive, la compréhension de son statut esthétique
downloadModeText.vue.download 234 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

232

s’en trouve élargie. En ce sens, une sémiotique de la couleur,


intégrant sa fonction cognitive, devrait permettre à la fois de
revaloriser son rôle esthétique, et fournir des éléments métho-
dologiques de nature à analyser le chromatisme des oeuvres
d’art 9. Si certains artistes contemporains continuent de s’en
méfier en la considérant comme superficielle, décorative et
« bourgeoise », d’autres en revanche, soucieux de mettre en
évidence sa valeur éthique et sociale, l’avaient, dès Delacroix,
mise en étroit rapport avec le sujet représenté, afin d’en faire
un signe à part entière. Le relatif discrédit dont elle a fait l’ob-
jet en esthétique ne l’a pas empêchée d’être présente dans
les oeuvres d’art, où elle s’est particulièrement développée au
début du XXe s., à partir du fauvisme, puis avec l’abstraction.
C’est que, comme l’a signalé Matisse, salué comme un des
plus grands coloristes, « les tableaux [...] appellent des beaux
bleus, des beaux rouges, des beaux jaunes, des matières qui
remuent le fond sensuel des hommes » 10.

Georges Roque

✐ 1 Byrne, A., et Hilbert, D. R. (éds.), Readings on Color, vol. 1,


The Philosophy of Color, MIT Press, Cambridge (MA), 1997.

Aristote, Métaphysique, V, 30, 1025 a 13-20.

3 Locke, J., An Essay Concerning Human Understanding, II, VIII,


9-26.

4 Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 14, trad. A. Philo-


nenko, Vrin, Paris, 1984, p. 66.

5 Lichtenstein, J., La couleur éloquente : rhétorique et peinture à


l’âge classique, Flammarion, Paris, 1989.

6 Roque, G., « Portrait de la couleur en femme fatale », in Art


&amp; Fact, no 10, 1991, pp. 4-11.

Roque, G., Art et science de la couleur : Chevreul et les peintres,


de Delacroix à l’abstraction, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1997.

8 Gage, J., Colour and Culture : Practice and Meaning from


Antiquity to Abstraction, Thames and Hudson, Londres, 1993 ;
Colour and Meaning : Art, Science and Symbolism, Thames and
Hudson, Londres, 1999.

9 Groupe μ, Traité du signe visuel : pour une rhétorique de


l’image, Seuil, Paris, 1992, pp. 226-250 ; Roque, G., « Quelques
préalables à l’analyse des couleurs en peinture », in Techné,
no 9-10, 1999, pp. 40-51.

10 Matisse, H., Écrits et propos sur l’art, Hermann, Paris, 1972,

p. 128.

Voir-aussi : Goethe, J. W., Traité des couleurs, Paris, Centre


Triades, 1990.
! ESTHÉTIQUE, PERCEPTION

COUP D’ÉTAT

POLITIQUE

Action exceptionnelle du souverain déliée de toute


norme, pour fonder ou conserver un État.

Le terme est utilisé dès la fin du XVIe s. Avec ses Considéra-


tions politiques sur les coups d’État, Naudé élabore, dans le
sillage de Machiavel, une action qui permette de fonder une

institution politique ou de prévenir et d’endiguer tout danger


qui pourrait l’atteindre, car, par sa nature même, le corps po-
litique se dérègle 1. Naudé distingue radicalement cette action
de la raison d’État, laquelle concerne les maximes communes
du gouvernement. Pour lui, les circonstances exceptionnelles
entraînent le pouvoir à manifester son essence : le coup
d’État. Il répond à la pure nécessité, dépend d’une décision
secrète du prince et doit se préparer selon une « prudence
extraordinaire ». Son efficacité dépend de l’évaluation du mo-

ment opportun et de l’économie du geste qui doit néanmoins

coïncider avec les plus grandes conséquences. C’est pourquoi


le coup d’État est éminemment singulier et radical : impré-

visible, fulgurant et audacieux, il doit joindre la souplesse à

la violence. En cet instant précis, il est délié de toute norme


et renverse l’ordre naturel. Il induit ainsi une suspension
du sens, tant en ce qui concerne les conditions habituelles
de l’action que son interprétation. Réussi, il peut être perçu
comme un miracle religieux et produire la croyance popu-
laire d’où procédera l’assentiment politique. Les impératifs
de brièveté dans le déroulement et de rareté dans la mani-
festation caractérisent le coup d’État en même temps qu’ils
l’empêchent de se changer en violence indomptable.

La transgression de la loi par celui qui en est le garant et,


éventuellement, le créateur est au coeur de la stabilité poli-
tique, où conservation de l’État, bien du peuple et salut du
prince forment un tout. Le coup d’État, manifestation du pou-

voir nu, unit deux fonctions : fonder (pouvoir constituant),


conserver ou rétablir (pouvoir de continuité). Le centre de gra-
vité de l’État est un principe d’exception, légitime et légitimant.

Mais, dès le XVIIIe s., le coup d’État n’est plus perçu que

comme un danger. Aujourd’hui, la définition s’est inversée :


il désigne l’usurpation, la prise violente et illégale du pouvoir

par un groupuscule, comme l’ont exposé C. Malaparte (1931)


et E. Luttwak (1967).

Frédéric Gabriel

✐ 1 Naudé, G., Considérations politiques sur les coups d’État


(1639), Paris, 1989.

Voir-aussi : Beaud, O., Les Derniers Jours de Weimar, chap. IV,

Descartes et Cie, Paris, 1997.

Bercé, Y.-M., « Les coups de majesté des rois de France, 1588,


1617, 1661 », in Complots et Conjurations dans l’Europe mo-
derne, École française de Rome, Rome, 1996.

Bianchi, L., « Tra Rinascimento e barocco : forza e dissimula-


zione nelle Considérations politiques di G. Naudé », in Studi
filosofici, XXI, Napoli, 1998.

Carlton, E., The State against the State, Aldershot, 1997.

Cavaillé, J.-P., « Gabriel Naudé, les Considérations politiques sur


les coups d’État : une simulation libertine du secret politique »,
in Libertinage et Philosophie au XVIIe siècle, 2, A. Mc Kenna et
P.-F. Moreau (éd.), Saint-Étienne, 1997.

Courtine, J.-F., Nature et Empire de la loi, chap. I et VI, Vrin,


Paris, 1999.

Gomez, C., « Sabery poder politico en Gabriel Naudé », in Res

publica, 5, 2000, pp. 111-132.

Malaparte, C., Technique du coup d’État, Grasset, Paris, 1992.

Marin, L., « Pour une théorie baroque de l’action politique », in


Naudé, op. cit., 1989.

Naudé, G., La bibliographie politique, trad. Ch. Challine (éd.

originale latine de 1633, Venise), Paris, 1642, pp. 57-62.

Saint-Bonnet, F., « Technique juridique du coup d’État », in


Bluche, F., le Prince, le Peuple et le Droit, PUF, Paris, 2000.

Saint-Bonnet, F., L’État d’exception, PUF, Paris, 2001.

Schmitt, C., Théologie politique (1922), I, Gallimard, Paris, 1988.

Senellart, M., Les arts de gouverner, Seuil, Paris, 1995.

! ÉTAT

COUPURE

LOGIQUE

Règle selon laquelle, si C se déduit d’un ensemble de

prémisses Γ, et si D se déduit de C et d’un autre ensemble


de prémisses Δ, alors D se déduit de Γ et de Δ.

Introduite en 1934 par G. Gentzen 1 dans son « calcul des

séquents », la règle de coupure peut être intuitivement justi-


downloadModeText.vue.download 235 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

233

fiée comme suit : si D découle de Δ et de C, alors elle doit


aussi découler de Δ et de tout ensemble de prémisses capable
d’entraîner C (la règle fait passer d’une situation dans laquelle
C intervient à une situation dans laquelle elle a été « coupée »

et a disparu). Cette règle, qui n’est pas une règle « logique » à


proprement parler (aucune constante logique ne figure dans
son énoncé), est plutôt une règle « structurelle », dont on peut
donner la représentation suivante :

Si l’on convient de nommer « séquent » une proposition du

type « l’ensemble de prémisses Γ permet de déduire l’énoncé


A », on peut présenter comme suit le résultat majeur (« Haupt-
satz ») de Gentzen : la règle de coupure est « éliminable »,
au sens où un calcul dans lequel cette règle est admise ne

permet pas de dériver plus de séquents qu’un calcul d’où

elle est absente. Ce résultat fondamental a pour conséquence

la propriété dite de la « sous-formule » : puisque les cou-

pures peuvent toujours être éliminées de la dérivation d’un


séquent, c’est que cette dérivation peut être mise sous une
forme « directe », « sans détours », dans laquelle les seules for-
mules qui interviennent sont des sous-formules des formules
qui figurent dans le séquent final.

Jacques Dubucs

✐ 1 Gentzen, G., Recherches sur la déduction logique, trad.

J. Ladrière, PUF, Paris, 1955.

! DÉDUCTION, DÉMONSTRATION, MODUS PONENS

COUPURE ÉPISTÉMOLOGIQUE

PHILOS. SCIENCES

Discontinuité forte dans l’évolution d’un système de

pensée, le faisant passer d’un état préscientifique à un état

scientifique.

Le terme de « coupure » est introduit par L. Althusser, autour


de 19651, par emprunt à G. Bachelard, qui utilise cependant
plutôt le terme de « rupture ». Bachelard regroupe sous ce
nom les brusques mutations des conceptions scientifiques,
qui permettent de dépasser les « obstacles épistémologiques »2
dus aux préjugés de l’opinion. Althusser redéfinit ces discon-
tinuités en étudiant l’évolution des sciences humaines. Il voit,
dans l’invention du matérialisme historique par Marx et En-
gels, une « coupure épistémologique » permettant à l’histoire
et à la philosophie de sortir de l’« idéologie » pour devenir

réellement scientifiques.

Alexis Bienvenu

✐ 1 Althusser, L., Pour Marx, Maspero, Paris, 1965, pp. 24 et sq.

2 Bachelard, G., le Rationalisme appliqué, Alcan, Paris, 1949,


p. 104.

Voir-aussi : Balibar, E., « Le concept de coupure épistémolo-


gique », in Cahiers philosophiques, ministère de l’Éducation

nationale, Paris, vol. 12, sept. 1982.

! RÉVOLUTION (SCIENTIFIQUE)

COUTUME

Consuetudo signifie à la fois coutume et habitude.

MORALE, POLITIQUE, ANTHROPOLOGIE

Habitude commune, manière de se « tenir » (habi-

tude vient de habere, « tenir », « se tenir ») qui concerne


aussi bien un comportement moral, une manière de vivre

propre (l’éthos aristotélicien dépend de la racine indo-

européenne swedhos) qu’une manière de se vêtir comme


signe d’appartenance (« habit » vient d’habitus et « cos-
tume » de consuetudinem).

La coutume renvoie donc aux habitudes (aux « moeurs ») en

tant qu’elles forment un système d’opinions en rapport avec


des usages. Comme manière d’être, elle désigne à la fois le

fait collectif (une culture traditionnelle et / ou une imagina-

tion singulière) et la force qui lie en chaque mémoire des


images, des sentiments, des idées. Chaque coutume multiplie
donc les différences (des manières d’être) tout en les unifor-
misant 1. Et c’est parce que ces manières d’être ont paru aussi
essentielles que l’être lui-même, que la coutume-habitude a

intéressé très tôt les philosophes, avant de devenir objet de


connaissance pour les moralistes, les anthropologues et les
sociologues.

L’articulation coutume-nature est le leitmotiv de l’histoire


de la notion. La coutume est « comme » une nature, dit Aris-
tote (De la mémoire et de la réminiscence, 2, 452 a), préser-
vant ainsi une différence que Montaigne – qui en fait une
« seconde nature »2 – puis Pascal – elle est « notre nature »3

– semblent effacer. D’Aristote à Vauvenargues, la coutume

sera « invincible », elle « peut tout ». Disposition active dans

l’accoutumance (éthos), elle est aussi, comme disposition sta-

bilisée, une possession et une puissance (hexis). Après l’âge


classique, la coutume s’efface derrière l’habitude dans le
bouillonnement métaphysique que celle-ci suscite. Merleau-
Ponty réduira la coutume aux domaines des automatismes,

tandis que c’est encore l’habitude (sous la figure de l’habitus)

qui anime la pensée sociologique contemporaine 4.

Pourtant, en se substituant à une première nature per-

due, le plan d’immanence de la seconde nature obligeait à


reconsidérer positivement le statut de la coutume : « puis-
sance trompeuse » ou voix anonyme de la puissance créa-
trice de la multitude ? Voix qui n’est certes point autorisée
par son origine (dans laquelle on ne peut lire que « défaut
d’autorité et de justice », 60-94), mais qui pourtant constitue
effectivement dans l’histoire droit et justice, par le fait de la
puissance naturante de son imagination collective. Et cela à
travers le droit traditionnel, nourri des valeurs ancestrales, ou

à travers le droit coutumier qui, de par sa plasticité même,

exprime au plus près (à l’encontre de la fixité de la loi) les

transformations effectives des manières communes de penser

et de vivre.

Laurent Bove

✐ 1 Vauvenargues, L. (de), Introduction à la connaissance de


l’esprit humain (1747), « Des lois de l’esprit », éd. J. Dagen, Des-
jonquères, Paris, 1997, p. 47.

Montaigne, M. (de), Essais, III, 10, éd. Villey par Saulnier, PUF,

Paris, 1978, p. 1010.

3 Pascal, B., les Pensées, 419-89, in OEuvres complètes, éd. Lafu-


ma, Seuil, Paris, 1963.

4 Kaufmann, J.-C., Ego. Pour une sociologie de l’individu, deu-


xième partie, Nathan, Paris, 2001, pp. 103-183.

Voir-aussi : Lévi-Strauss, Cl., Histoire de lynx, ch. XVIII, Plon,


Paris, 1991.
downloadModeText.vue.download 236 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

234

CRAIG (THÉORÈME DE)

LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES

Théorème du logicien W. Craig sur la définissabilité

dans un système formel, qui a des applications en philoso-

phie des sciences.

Craig a montré comment, si nous distinguons au sein du


vocabulaire d’un système formel deux sortes de termes, les
termes théoriques T et les termes observationnels O, alors s’il
y a un système complètement formalisé T avec un ensemble
de conséquences ne contenant que des termes O, il y a aussi
un système O contenant seulement les termes du vocabulaire
O mais suffisamment fort pour produire le même ensemble
de conséquences.

▶ Ce théorème logique peut encourager l’idée, chère à l’ins-


trumentalisme et au positivisme en philosophie des sciences,
que l’on peut se dispenser des termes théoriques d’une théo-
rie scientifique (comme « électron ») au bénéfice des termes
observationnels puisqu’on peut dériver des seconds les
mêmes conséquences. Mais, en fait, la procédure de Craig
ne donne aucun moyen de se dispenser d’avance des termes
théoriques.

Pascal Engel

✐ Putnam, H., « Craig’s Theorem », in Philosophical Papers, I,


Cambridge University Press, Cambridge, 1985.

! THÉORIE

CRÉATION

Du latin creare, « créer », causatif de crescereo, « naître, croître ».

GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE

Acte par lequel une chose vient à l’existence.

En un sens radical, on ne devrait pas parler de création


lorsque des éléments ou un matériau préexistent à l’appari-
tion de la chose créée. Ainsi la notion de création renvoie-t-
elle spontanément à la création du monde par Dieu, à partir
du néant : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre
(...) Dieu dit : “que la lumière soit” et la lumière fut » (Genèse,
1, 1-3, La Bible de Jérusalem). Cette contiguïté entre création
et commencement absolu, dans un contexte monothéiste,

permet d’exclure de l’idée de création les notions voisines


de fabrication et de production, dans lesquelles préexiste une
matière. Le concept de création à partir du néant (création
ex nihilo) se distingue d’un acte simplement démiurgique tel
que pourrait le dépeindre l’Antiquité grecque, par exemple.

C’est donc au Moyen Âge, dans la pensée scolastique, que


la notion de création se voit pleinement thématisée – on dis-
tingue ainsi, dans la création, le terminus a quo, le point de
départ, du terminus ad quem, le point vers lequel tend l’acte
créateur. Si une telle conceptualité s’appuie sur un dispositif
théorique inspiré d’Aristote (la question de la causalité ne
cesse d’alimenter cette réflexion), c’est bien le christianisme
qui définit en propre la création comme creatio rei ex nihilo.

Mais, après saint Anselme et la patristique, c’est Descartes


qui s’empare de la question pour la placer au centre de sa
philosophie, et qui initie ainsi l’un des débats fondamentaux
de l’âge classique : comme il l’écrit à Mersenne le 27 mai 1630,
Dieu est cause totale, « il est aussi bien auteur de l’essence
comme de l’existence des créatures : or cette essence n’est
autre chose que ces vérités éternelles ». C’est donc Dieu qui
crée les vérités éternelles, elles dépendent de lui – les vérités

mathématiques ont avec Dieu le même rapport que le reste


des créatures, autrement dit elles sont elles-mêmes créées.
Descartes l’écrit dans une autre lettre de 1630 (15 avril) : « que
les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éter-
nelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement,
aussi bien que tout le reste des créatures ». La doctrine de la

création des vérités éternelles a de lourdes conséquences, à la


fois métaphysiques, sur l’ontologie proprement cartésienne,
et sur sa théorie de la connaissance, puisque la physique de
Descartes découle entièrement de ce premier principe.

Ce que Leibniz reproche à Descartes, c’est l’idée d’une


création que ne précède aucune conception et qui épuise
tout le possible, puisque celui-ci est chez Descartes placé sur
le même plan de dépendance par rapport à la toute-puis-
sance divine que les choses créées ; la création, pour Leibniz,
ne dépend pas de la seule puissance de Dieu, car elle repose
sur le choix du meilleur de tous les mondes possibles qui se
trouve dans l’entendement de Dieu. Avant de relever de la

puissance, elle engage donc la sagesse et la bonté : le Dieu


des philosophes doit être celui que nous espérons.

L’empirisme des Lumières, puis la philosophie critique de


Kant réduiront la science au plan des phénomènes, de ce
qui apparaît, de telle sorte que les premiers principes des
choses feront chez Kant l’objet d’une connaissance par idée,
et non par concept, c’est-à-dire d’une connaissance entière-
ment indépendante de l’expérience, et de ce fait vouée à ne
pas recevoir de solution.

Clara da Silva-Charrak

✐ La Genèse, « Les origines du monde et de l’humanité, la créa-


tion et la chute », La Bible de Jérusalem, traduite par l’École
française de Jérusalem, Desclée de Brouwer, Paris, 1975.

Descartes, R., Lettre à Mersenne du 15/4/1630, Garnier, Paris,


1988, tome I, p. 254.
Lettre à Mersenne du 27/5/1630, ibid., p. 267.

Lettre à Mesland du 2/5/1644, ibid., tome III, p. 68.

Principes, I, art. 27.

Leibniz, G. W., Discours de Métaphysique, I, Vrin, Paris, p. 25 ;


Théodicée, « La cause de Dieu », GF, Paris, p. 425.

Voir-aussi : Platon, Timée, trad. et notes de L. Robin, Gallimard,

Paris, 1950.

PHILOS. MÉDIÉVALE, THÉOLOGIE

1. Au sens large, la création est l’acte productif par ex-


cellence. – 2. Dans la pensée chrétienne, c’est l’acte par
lequel Dieu crée le monde, à partir de rien, en lui donnant
l’être ; ensemble des êtres créés résultant de cet acte.

Si les traducteurs de la Bible des Septante intitulèrent « Ge-


nèse » le récit biblique de la création, c’est parce qu’ils ne
trouvèrent aucun mot grec pour exprimer l’idée de création.
Cette idée est en effet étrangère à la pensée grecque, pour
laquelle rien ne procède de rien et toute « genèse » a lieu à
partir de quelque chose. Pour parler de la création, les écri-
vains grecs chrétiens, et déjà avant eux Philon d’Alexandrie 1,
choisirent le verbe ktizo, « fonder ».

En tout état de cause, la création reste explicitement, chez


les chrétiens, un mystère. Dieu, selon l’Écriture, est l’unique
créateur du ciel et de la Terre 2. Cet acte commun au Père, au
Fils et à l’Esprit est une promotion à l’être d’une réalité qui
n’existait en aucune façon avant lui (« creatio ex nihilo »). Il y a
ainsi lieu de le distinguer de la procession qui naît du partage
d’une même nature ; de l’émanation selon laquelle l’être créé
partage la substance du créateur et en est en quelque sorte

une partie séparée ou un mode d’être ; de la transformation,

de la génération ou du changement, lesquels ne s’opèrent


downloadModeText.vue.download 237 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

235

qu’entre deux termes réels. Dieu produit le monde tant quant


à sa forme que quant à sa matière, à partir de rien, par un
acte de sa toute-puissance. Cette création ex nihilo ne doit
pas être entendue comme une fabrication du monde avec
pour matériau le rien, en tant que matière première. Pro-
duire ex nihilo, de rien, c’est produire ex Deo 3. De nombreux
scolastiques, sur la base des textes sacrés, vont s’attacher à
l’étude du sens de la formule « de rien », comme Anselme de
Canterbury 4 ou Bonaventure 5. Ainsi faut-il comprendre le de,
non pas comme le signe d’une origine, matérielle, mais plu-
tôt comme indiquant seulement un ordre de succession 6. Ils
vont aussi développer une terminologie extrêmement précise
en proposant diverses définitions qui serviront de matériaux
communs à l’étude du mystère. Le néant, point de départ
de la création, est le terminus a quo, tandis que la réalité
nouvellement créée, est le terminus ad quem. Cette création
est quant à son origine creatio rei ex nihilo (création d’une
chose à partir de rien), quant à son résultat, creatio rei secun-
dum totam substantiam (selon la totalité de sa substance) ;

quant à sa fin creatio entis in quantum ens (création d’un être


en tant qu’il est). D’autres distinctions vont naître du grand
souci de clarté des scolastiques : la création peut ainsi être
active, quand elle est considérée comme l’acte créateur, pas-
sive lorsqu’elle est entendue comme devenir de l’effet, par-
ticipative lorsqu’elle est comprise dans son principe (l’agent
et ses facultés), terminative, quant à son résultat, la créature.
Ces réflexions vont aussi permettre de séparer, dans le récit
de la Genèse, une création première qui est la création de la
matière cosmique, de l’oeuvre des six jours, appelée création
seconde.

Michel Lambert

✐ 1 Philon d’Alexandrie, De somniis, I, 13.

2 Genèse, I, 1.

3 Saint Augustin, Opus imperf. Contra Jul., l. V, c. 42.

4 Anselme de Canterbury, Monologion, 8.

5 Bonaventure, In IV Sent., l. II, dist. I, p. 1, a. 1, q. 1, ad 6.

6 Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, qu. 45, art. 1, ad 3.

Voir-aussi : Guelluy, R., La création (Mystère Chrétien. Théologie


dogmatique), Desclée de Brouwer, Tournai, 1963.

Sertillanges, A.D., L’idée de création et ses retentissements en


philosophie, Aubier, Paris, 1945.

! DIEU, ÉTERNITÉ, LIMITE, MATIÈRE

ESTHÉTIQUE

Action d’engendrer une oeuvre dotée de nouveauté si-


gnificative. Par extension, l’oeuvre réalisée, en particulier la
première manifestation publique d’un spectacle (pièce de
théâtre, opéra, chorégraphie...).

L’idée de création artistique découle, non sans ambiguïtés, de


la conception théologique d’un Dieu créateur. Cet héritage
contribue à éclairer sa complexité ainsi que les problèmes
qu’elle pose.

La notion de création s’est lentement imposée dans le


champ de l’art, par un renversement significatif puis par
déplacements successifs. Si le Moyen Âge comparait Dieu à
l’artiste pour faire comprendre la nature de la création di-
vine, en revanche, comme le souligne [line] E. Panofsky, « les
temps modernes comparent l’artiste à Dieu afin d’“héroïser”
la création artistique » 1. Cela se fait progressivement. L’artiste
qui s’inspire du modèle divin, dans le contexte humaniste
de la Renaissance, proclame encore son obédience vis-à-vis
du Créateur suprême. Peu à peu, et parallèlement à la lente

conquête de son autonomie sociale et culturelle, il va reven-


diquer son plein statut de créateur et l’imposer à la fin du
XVIIIe s. Il se détache alors résolument des arts mécaniques,
affirmant qu’il n’est ni le servile imitateur de la nature ni le
simple exécutant d’une production, mais qu’il fait venir à
l’être de l’inédit et ouvre ainsi de nouveaux horizons.

Cette ambition contribue à fixer durablement un arché-


type de la création artistique qui magnifie la toute-puissance
du sujet créateur et garde ainsi en creux la trace du modèle
divin. Une telle toute-puissance transcende la matière em-

ployée et les thèmes travaillés ; elle se manifeste dans le


surgissement d’une oeuvre originale. À la représentation de
l’artiste « inspiré », souple instrument de la volonté divine,

succède la conception d’un être d’exception que le génie sin-

gularise – conception explicitement proposée au XVIIIe s. et

que le romantisme développera et amplifiera. Le génie, don

naturel, rend son oeuvre exemplaire 2. Ses créations, envisa-

gées dans leur irréductible unicité, revêtent une valeur aura-

tique ; rassemblées, elles constituent un univers qui trouve en

lui-même sa valeur.

La notion de création permet donc de comprendre la

place accordée à l’artiste, l’éventuelle sacralisation de l’art 3

qui en résulte, ainsi que la valeur conférée à l’originalité.

Mais on peut se demander si elle n’est pas plus suggestive

qu’explicative et si elle n’occulte pas d’autres dimensions

fondamentales.

Une notion problématique

Car l’horizon implicite d’une création ex nihilo peut faire

oublier le legs fécond d’un héritage et d’une culture, la force

vive des appropriations mimétiques, des réinterprétations

parfois conflictuelles 4. De même, la glorification d’un créa-


teur démiurge minore le fait que l’artiste se trouve dans un

monde existant qu’il peut contribuer à révéler ou à exalter,


dans la saisie attentive ou la mise en perspective de telle ou

telle matière, de tel ou tel paysage (qu’on songe ici au « land

art » ou encore à la « musique concrète »). La célébration de

la puissance créatrice relègue dans l’ombre les brouillons et

les repentirs, les choix opérés et, plus globalement, la place


permanente du travail et de l’effort. Dès lors, parce qu’elle est

envisagée hors de tout contexte et de toute lignée, l’oeuvre

risque de n’être appréciée qu’à l’aune de la personnalité re-

marquable de son concepteur, lequel transcende ses créa-

tions, qui ne sont plus que des symptômes ou des reliquats.

L’héroïsation de l’artiste contribue donc paradoxalement à

ruiner l’exigence de compréhension d’une oeuvre au profit


du sujet qui l’engendra et d’une recherche effrénée de radi-

cale nouveauté.

Pour réagir contre ces dangers, contre la sacralisation aussi

de l’acte créateur et le culte de l’originalité, la seconde moitié

du XXe s. a souvent tenté de prendre ses distances avec l’idée

de création. Elle l’a fait en pratique de diverses manières : par

le recours manifeste aux emprunts, aux collages, aux cita-


tions, par le travail assumé sur les matériaux, par la mise en
jeu d’autres notions (« happening », « performance »...) qui
se réfèrent à une temporalité circonscrite, indiquent expli-
citement les conditions de leur mise en oeuvre et sollicitent
l’interactivité du spectateur. Parallèlement, pour s’interdire le
trop facile recours à la biographie d’un sujet réputé génial, la
réflexion théorique s’est centrée sur la structure des oeuvres,

leurs correspondances et leurs mises en relation réciproque,


downloadModeText.vue.download 238 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

236

ou encore sur la notion même d’oeuvre et la capacité de


quelque chose à « fonctionner comme oeuvre d’art » 5.

▶ La création est une notion centrale dans l’histoire de l’es-


thétique – notion séduisante mais également ambiguë, trop
flatteuse sans doute pour n’être pas dangereuse. Dans cette

perspective, elle présente l’intérêt d’obliger chacun à s’inter-


roger et à adopter une position vis-à-vis d’elle ; pour préser-
ver la puissance de liberté qu’elle souligne, certains estime-
ront alors nécessaire de « sauver ce concept, en le libérant
de la gangue métaphysique agglutinée autour de lui » 6, tan-

dis que d’autres préféreront l’abandonner, n’y voyant qu’un


terme écran incapable de rendre compte de la genèse effec-

tive des oeuvres.

Marianne Massin

✐ 1 Panofsky, E., Idéa. Contribution à l’histoire du concept de


l’ancienne théorie de l’art, trad. H. Joly, Gallimard, Paris, 1989,
pp. 150-151.

2 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 46 et sq., Vrin,


Paris, 1968.

3 Schaeffer, J.-M., l’Art de l’âge moderne. L’Esthétique et la philo-


sophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Gallimard, Paris, 1992.
4 Malraux, A., les Voix du silence, Paris, Gallimard, 1959.

5 Goodman, N., Ways of Worldmaking (1978), trad. « Manières


de faire des mondes « Jacqueline Chambon, Nîmes, 1992, p. 90.
6 Revault d’Allonnes, O., la Création artistique et les promesses
de la liberté, Klincksieck, Paris, 1973, p. 5.

Voir-aussi : Chrétien, J.-L., Corps à corps, in « Du dieu artiste à

l’homme créateur », Minuit, Paris, 1997.

Flahault, F., et Schaeffer, J.-M., « La Création », in Communica-


tions, no 64, Seuil, Paris, 1997.

Platon, Timée, trad. et notes de L. Robin, Paris, Gallimard, 1950.

! GÉNIE, POÏÉTIQUE, TALENT

CRÉATIONNISME

De « création ». Doctrine revendiquant une cosmogonie démiurgique


reposant sur une lecture littérale du texte biblique, et refusant en cela
les hypothèses explicatives scientifiques, notamment le transformisme
en biologie.

PHILOS. RELIGION

Le créationnisme comme idéologie « débute » véritable-

ment au XVIIIe s., avec la datation de la terre par l’évêque

irlandais Ussher, qui, en comptant les générations de l’Ancien

Testament, lui donne un âge de quatre mille quatre ans. Buf-

fon avait été obligé de faire acte de foi auprès des pères de
la Sorbonne, en 1753, après avoir estimé l’âge de la terre à
cent mille ans.
Au XIXe s., la doctrine, fidèle à une interprétation stricte
du dogme religieux, refuse les hypothèses évolutionnistes
lamarckiennes et darwiniennes.

Devenu, au XXe s., un lobby religieux extrémiste très


influent aux États-Unis, le créationnisme fit parler de lui à
travers deux procès restés célèbres : « Scopes », en 1925, et

« Arkansas », en 1987, visant à faire interdire l’enseignement

des théories de l’évolution.

▶ Cette position radicale n’inclut pas les positions religieuses


modérées, qui intègrent sans difficulté foi et rationalité,
déisme et évolutionnisme ; à l’image du père Teilhard de
Chardin (1881-1955), paléontologue, ou de Sabatier (1834-

1910), embryologiste protestant, faisant de la compréhension

de la vie une « philosophie de l’effort » (1903).

Cédric Crémière

! ÉVOLUTIONNISME

CRISE
Du grec krisis, « décision ».

GÉNÉR.

Déséquilibre, manifestation violente d’un trouble, d’un

malaise ou d’une maladie.

Cette première évocation désigne davantage les manifesta-

tions de la crise ou ses conséquences que la crise elle-même.


L’une des questions essentielles est alors de savoir si la crise

est simplement une manifestation désordonnée, dont le prin-


cipe d’intelligibilité échappe aux acteurs et aux spectateurs,

ou bien si la crise désigne ce moment où le principe d’intel-


ligibilité est absent. Peut-il y avoir une interprétation de la
crise au même titre que tout autre phénomène ? La crise est-
elle une impasse ou une épreuve, un mauvais chemin ou un

moment nécessaire ?

La crise est, en premier lieu, un conflit, un affrontement

entre des forces. La crise désigne le moment où le malade


combat la maladie, combat qui se terminera par un échec ou

une victoire. En ce sens, c’est pendant la crise que se décide


l’issue : elle est un moment critique et décisif. Le moment de

la crise est celui de l’antagonisme des forces, qui sera suivi de


l’agonie ou de la convalescence.
Si la maladie, le vocabulaire et les métaphores médicales
ont fréquemment servi à désigner la crise, c’est peut-être
parce que la médecine, le corps malade et le vivant ne consti-

tuent pas seulement un modèle permettant de rendre plus


commode l’intelligibilité de la crise, mais parce qu’ils sont à

l’origine même de la notion de crise. Seul le vivant peut être

en crise, et seule une pensée qui juge la science, l’histoire


ou la culture à l’aune de ce qu’exige le vivant peut évaluer
la crise, ses dégâts et aussi ses bienfaits. La question qui se
pose alors est celle des rapports entre l’ordre du vivant et
l’ordre historique.

On peut remarquer que, avant la constitution de l’éco-

nomie comme science, le vocabulaire de la médecine est

largement utilisé pour décrire la crise. Ainsi R. Burton, au


début de l’Anatomie de la mélancolie (1621), a-t-il recours au

vocabulaire médical pour caractériser ainsi que juger la crise

qui affecte l’Angleterre au tout début du XVIIe s. Le discours

économique s’accompagne d’un discours moral, et affecte


l’ensemble des systèmes de représentation. La crise devient
ainsi totale pour une conscience qui l’interprète dans le cadre
général d’un effondrement des valeurs. La crise n’est ici le

moment décisif que parce que s’y décide le sort d’une cer-
taine conception de l’ordre, et est une crise du vivant dans la

mesure où le vivant pose des valeurs et qu’il ne les reconnaît


plus comme telles.

On peut considérer que la crise est un moment favorisant


les emprunts d’un discours à un autre, puisqu’elle désigne ce
moment où cherche à émerger une nouvelle forme de ratio-
nalité, sans que celle-ci ait nécessairement les instruments
pour le faire. Il y a ainsi une fécondité de la crise, liée à la
redéfinition des champs du savoir. De manière plus générale,
c’est la crise de la pensée qui impose la recherche d’un nou-
veau modèle de rationalité, et l’on peut comprendre la crise
downloadModeText.vue.download 239 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

237

comme le moment où un modèle de rationalité trouve ses


limites. En ce sens, chaque fois qu’il y a un moment fonda-
teur de la pensée, cela correspond à une crise.

Eric Marquer

✐ Arendt, H., la Crise de la culture, trad. P. Lévy, Gallimard,


Paris, 1972.
Blumenberg, H., la Légitimité des temps modernes, Gallimard,
Paris, 1999, trad. M. Sagnol, J.-L. Schlegel, D. Trierweiler, « Com-
paraison systémique des crises de l’Antiquité et du Moyen Âge »,
pp. 156-201.

Burton, R., Anatomie de la mélancolie, trad. B. Hoepffner, José


Corti, Paris, 2000.

Caillé, A., Splendeurs et Misères des sciences sociales : esquisses


d’une mythologie, Droz, Genève, 1986.

Donne, J., Méditations en temps de crise (1624), trad. F. Le-

monde, Payot-Rivages, Paris, 2002.

Habermas, J., Raison et Légitimité, problèmes de légitimation


dans le capitalisme avancé, trad. J. Lacoste, Payot, Paris, 1978.

Hazard, P., la Crise de conscience européenne, 1680-1715, Gal-


limard, Paris, 1968.

Husserl, E., la Crise des sciences européennes et la phénoméno-


logie transcendantale, trad. G. Granel, Gallimard, Paris, 1976.

Klossowski, P., Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France,


Paris, 1969.

Kortian, Garbis, Métacritique, Minuit, Paris, 1979.

Koselleck, R., le Règne de la critique, trad. H. Hildenbrand, Mi-

nuit, Paris, 1979.

Kuhn, T., la Structure des révolutions scientifiques, trad.

L. Meyer, Flammarion, Paris, 1982.

PHILOS. SCIENCES

À la veille de la révolution einsteinienne, Poincaré fait état

d’une « crise de la physique » qui annonce une transformation

profonde. Les scientifiques ont, d’abord, pris leurs distances

avec le schéma explicatif des forces centrales ; ils ont ensuite

été conduits à s’interroger sur les grands principes qui leur

servaient de guide. Cette crise succède à des bouleversements

dans le domaine des mathématiques : l’extension et l’appro-

fondissement de l’arithmétique et la découverte des géomé-

tries non euclidiennes. Elle s’accompagne d’une réflexion à la

fois critique et historique sur la science, sur l’épistémologie,


selon un terme qui s’introduit alors dans la langue.
Il s’agit là d’un processus habituel du changement scien-
tifique, et les philosophes des sciences se sont efforcés d’en
décrire le mécanisme. Ainsi, selon Kuhn, une crise corres-
pond à la remise en cause d’un paradigme scientifique, cet
ensemble de principes, de méthodes et de valeurs, qui ex-
plique la parenté des théories pendant de longues périodes.
La communauté scientifique prend alors conscience des diffi-
cultés ou anomalies rencontrées par le paradigme. Le consen-
sus caractéristique de la pratique scientifique ordinaire, de la
science normale, est rompu. C’est une époque d’interrogation
et d’innovation que Kuhn qualifie de science extraordinaire.

Anastasios Brenner

✐ Bachelard, G., la Philosophie du non (1940), PUF, Paris, 1994.

Feyerabend, P., Contre la méthode (1975), Seuil, Paris, 1979.

Koyré, A., Études d’histoire de la pensée scientifique (1966), Gal-


limard, Paris, 1973.

Kuhn, Th., la Structure des révolutions scientifiques (1962),


Flammarion, Paris, 1983.

Poincaré, H., la Valeur de la science (1905), Flammarion, Paris,


1970.

CRITÈRE

Du grec kritêrion, mot de la famille de krinein, « juger », pouvant


désigner
aussi un tribunal.

Notion centrale de la philosophie de la connaissance dans la philoso-

phie hellénistique, cristallisant l’opposition entre les écoles dites «


dog-
matiques » (stoïcisme, épicurisme) et le scepticisme, qui conteste à ces

écoles qu’il existe un critère de la vérité. Un critère est ce qui


permet de

juger si une connaissance est vraie ou fausse, ou si une action doit être
ou non accomplie. Le premier critère était appelé dans la philosophie

hellénistique un « critère logique », ou « critère de la vérité ».

PHILOS. ANTIQUE

Élément discriminant permettant de mettre en oeuvre


le jugement.

Le premier philosophe à employer le terme « critère » semble


avoir été Platon, pour désigner la faculté qui permet à
l’homme de juger de la vérité de ses sensations (Théétète,

178 b) : même si le terme a été rétroactivement appliqué à

l’ensemble des philosophes présocratiques, il s’agit là d’un


anachronisme.

C’est Épicure qui, le premier, utilise le terme de façon


technique, dans son ouvrage le Canon, où il énumère trois

critères : sensations, anticipations et affections. Toutes celles-


ci sont vraies et évidentes, et nous permettent de juger de la
vérité de nos opinions sur ce qui n’est pas évident, principa-
lement les sensations qui jouent le rôle de critère immédiat,
tandis que les anticipations proviennent d’évidences passées.

Quant aux affections (plaisir et douleur), elles jouent plutôt


le rôle d’un critère d’action 1.

Le sens du critère est différent chez les stoïciens : pour

eux, toutes les impressions des sens ne sont pas vraies, et

il faut un critère pour départager les vraies des fausses. Le

critère de la vérité est donc la représentation compréhensive

(katalêpsis) : nous sommes assurés que notre représentation

est vraie si elle provient d’un objet réel et lui est conforme.
Une telle représentation se reconnaît à son évidence.

Les académiciens sceptiques contestèrent l’existence d’un

tel critère 2. La discussion du critère soulève alors deux ques-


tions : le critère existe-t-il, et si oui, quel est-il ? Les scep-

tiques tirent argument du dissentiment entre dogmatiques

pour montrer l’impossibilité d’un critère fiable 3. L’essentiel de


la polémique porte sur l’évidence de la représentation com-
préhensive, contestée par les académiciens, qui lui opposent
l’impossibilité de discerner entre deux représentations ou
deux objets similaires. Pour les stoïciens au contraire, il n’y a
pas d’objets identiques et indiscernables. L’évidence est pour
eux une propriété de certaines représentations qui résulte de
l’affinement des sensations par l’exercice : une oreille avertie

reconnaît la façon de jouer d’un musicien, une mère sait dis-

tinguer ses deux jumeaux.

La notion de critère de la vérité tombe en désuétude à la

fin de l’Antiquité après le Critère et l’hégémonique de Claude


Ptolémée au IIe s. ap. J.-C., au point que Kant s’en moquera

dans la Critique de la raison pure en disant que demander

un critère de la vérité revient à « donner le ridicule spectacle


de deux personnes dont l’une trait le bouc tandis que l’autre
tient une passoire » (trad. Barni-Archambault, p. 114). L’une

des composantes essentielles de la doctrine, la notion d’évi-


dence, est pourtant restée une notion centrale de la philo-
sophie de la connaissance, notamment depuis Descartes, et

la polémique hellénistique reste très éclairante pour mieux

comprendre ce débat.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Diogène Laërce, VII 41-42, 54 ; X 30-34.

2 Cicéron, Premiers Académiques.

3 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 14-79.


downloadModeText.vue.download 240 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

238

! ANTICIPATION, CANON, ÉPICURISME, KATALÊPSIS, SCEPTICISME,


STOÏCISME

PHILOS. CONN.

Condition suffisante pour la présence d’une certaine

propriété ou pour la vérité d’un énoncé.

À la différence des symptômes, définis comme relevant de


l’évidence empirique inductive, un critère q en faveur de l’af-

firmation que p est une raison de la vérité de p, mais en vertu

simplement de règles grammaticales et non d’une hypothèse

inductive ; q est donc une partie de la signification de p. Ain-

si, un comportement peut être considéré non pas simplement

comme un symptôme de la signification d’un terme psycho-

logique, mais en constitue un critère 1 ; par exemple, certains

comportements ne seraient pas des symptômes de l’amour,

mais des critères, aussi bien que certaines performances sont

des critères de potentialité, et non leurs symptômes.

▶ La question reste de savoir si une conception critériolo-


gique de certains phénomènes ne se réduit pas à une prise
de position antiréaliste : les phénomènes décrits n’existe-

raient pas véritablement et devraient être réduits à ceux qui

constituent leurs critères. Cela ne revient-il pas à éliminer

toute ontologie au profit de l’épistémologie (conditions de


connaissance) ? Ainsi, un réaliste mental considère que les

comportements sont des témoignages (symptômes) d’événe-

ments intérieurs, accordant une réalité véritable aux événe-

ments mentaux.

Roger Pouivet

✐ 1 Wittgenstein, L., Blue and Brown Books, trad. le Cahier bleu


et le Cahier brun, Gallimard, Paris, 1996, pp. 24-26.

! RAISON

ESTHÉTIQUE

Trait distinctif ou règle permettant de porter un juge-


ment ou une appréciation.

Critères techniques

La question des critères se pose en esthétique, à partir du


moment où il y a incertitude sur l’attribution des phénomènes
artistiques ou esthétiques à certaines catégories, sur la valeur
et l’importance qu’il convient d’accorder soit aux oeuvres
d’art, soit à la beauté ou à la qualité de certains objets, per-
sonnes ou paysages, etc.

Les questions d’attribution relèvent de considérations

techniques ou génériques : tel texte relève-t-il ou non du

genre poétique, dramatique ou romanesque ? Tel poème est-


il un sonnet, tel tableau est-il une scène de genre, un paysage

ou un tableau historique, etc. ? La réponse à ces questions

consiste à actualiser la définition des genres ou des catégories


en question.

La question devient plus délicate lorsqu’il s’agit de déci-

der si un texte relève de la littérature ou plutôt d’une autre


catégorie : du document, de l’histoire, de la philosophie, etc.
Certains pensent alors que l’appartenance à tel genre règle
en même temps la question de la littérarité (ou, dans le cas
des images, de l’articité). Le problème se complique lorsque
des catégories entières ou des genres (par le passé, le roman,
les dessins d’enfants ou de fous, la photographie, le film)
sont exclus de l’art. Et, lorsque le principe a été admis que
certaines de ces oeuvres pouvaient légitimement prétendre au

titre d’oeuvre d’art, la question était de savoir pourquoi cette


qualification ne s’appliquait pas à toutes.

Critères esthétiques

Certains ont pensé que l’appartenance à la « littérature » ou


à « l’art », loin d’être une question de genres ou de catégo-

ries, ne pose pas seulement un problème factuel de classifi-


cation. On a alors invoqué des critères précis pour considérer

que telle réalisation textuelle, plastique ou musicale était ou

n’était pas une oeuvre d’art « digne de ce nom », et on est entré

dans des considérations de qualité et de valeur.

Nul doute que de tels critères sont couramment appli-

qués. Ce sont là, tout d’abord, des critères de fait, fondés

sur des goûts individuels et surtout collectifs. Toute société,

tout groupe, voire tout individu, manie des critères qui lui

sont propres, mais qui sont aussi susceptibles de contesta-

tion, d’évolution ou de révision. Quel que soit l’élargissement


des critères de sélection, certains candidats sont classés dans
la catégorie des produits d’amateur et ne sont pas publiés
ni exposés. On leur reproche, parmi d’autres choses, leur

insuffisance technique, leur signification purement privée ou

leur caractère documentaire et non artistique. Reste à savoir

si, parmi ces critères fréquemment appliqués, il en existe qui

permettent dans tous les cas de porter un jugement correct

ou acceptable pour tous. C’est la question des critères « de

droit », des critères universels. En existe-t-il pour décider si

un produit est ou n’est pas une oeuvre d’art, pour dire si cette

oeuvre est grande, bonne, moyenne ou mauvaise ?

Critères d’exclusion et critères d’excellence

Certains (M. Beardsley notamment) ont tenté de montrer que

de tels critères existent : l’unité de l’oeuvre, par exemple, l’in-

tensité ou la complexité. Ces critères sont à la fois des critères

d’inclusion ou d’exclusion (les oeuvres qui répondent à ces


critères font partie de la catégorie « oeuvre d’art », les autres

en sont exclues) et des critères d’excellence (les oeuvres en

question sont « bonnes »). Il n’y aurait donc pas d’« oeuvres
d’art mauvaises » ni « ratées ». Or on peut penser qu’une
oeuvre mauvaise ou médiocre ne cesse pas forcément d’être
une oeuvre d’art.
Critères universels et critères factuels

Au nom de ses critères, Beardsley a été amené à exclure de

l’art des créations que la plupart des critiques considèrent

pourtant comme des oeuvres importantes ou significatives

(sculptures surréalistes de Giacometti). De plus, il n’a pas

tenté d’appliquer ces critères, pour en tester la validité, à

des oeuvres de cultures non occidentales ou à la culture de


masse.

De ce fait et dans la mesure où aucune autre proposition

de critères ne s’est imposée jusqu’à présent, il semble diffi-

cile d’établir des critères universels du jugement esthétique.


On ne dispose que de critères factuels propres à certaines
cultures, à certains arts et à certaines périodes. Dans le cadre
du drame baroque ou de la tragédie classique, de la musique
symphonique classique ou romantique, de la peinture réaliste
ou impressionniste, de la sculpture tribale d’Afrique, de la
danse ou de l’installation contemporaine, on dispose chaque

fois d’un certain nombre de repères, de modèles ou d’attentes


downloadModeText.vue.download 241 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

239

qui déterminent les sélections et les hiérarchies, mais qui ne


permettent pas d’extrapoler des critères plus généraux.

Si la notion de valeur esthétique n’est pas dénuée de sens,


sa justification doit sans doute emprunter d’autres voies que
celle qui consiste à invoquer des critères passe-partout et
infaillibles.

Rainer Rochlitz

✐ Beardsley, M., Aesthetics. Problems in the Philosophy of Criti-


cism, Hackett, Indianapolis et Cambridge, 1958 et 1981.

Michaud, Y., Critères esthétiques et jugement de goût, Jacqueline


Chambon, Nîmes, 1999.

Rochlitz, R., l’Art au banc d’essai. Esthétique et critique, Galli-

mard, Paris, 1998.

! NORME, PLURALISME, RELATIVISME

CRITICISME
Le terme de « criticisme » a été utilisé par Kant lui-même, dans sa ré-

ponse à Eberhard 1, pour désigner sa position philosophique entre scep-

ticisme et dogmatisme. Schmid, l’un des premiers à avoir fait cours sur

Kant à l’université d’Iéna, reprend presque littéralement dans son diction-

naire la définition du maître : le criticisme est « la maxime d’une


méfiance

universelle à rencontre de tous les jugements synthétiques a priori »,

méfiance consécutivement à laquelle il convient d’apprendre à pénétrer

« le fondement universel de leur possibilité, les conditions


essentielles de

notre faculté de connaître » 2. Quoique la philosophie critique soit inti-

mement liée au nom de Kant, il ne faut pas pour autant confondre criti-

cisme et kantisme. Krug rappelle, au début du XIXe s., que la


philosophie et

la méthode kantiennes, si grand que fût leur auteur, portaient les traces

d’« une unilatéralité et d’une limitation individuelles » qui les empê-

chèrent d’exprimer complètement l’Idée critique 3. Ce fut justement afin

de pallier les défauts particuliers qu’on prêtait à l’entreprise du maître

que toute une génération de penseurs se lança dans la spéculation.

GÉNÉR., PHILOS. MODERNE

Il fallait, tout d’abord, répondre aux reproches théma-


tiques pleuvant de toutes parts. Parmi les contempteurs du
criticisme se trouvaient notamment des dogmatiques qui
se réclamaient de Leibniz et de Wolff, comme Eberhard,
Maass ou Kästler, ainsi que des sceptiques qui chantaient la
louange de Hume, comme Feder, Schulze ou Jacobi. L’esthé-
tique transcendantale de la Critique de la raison pure avait
fait l’objet de nombre d’attaques de la part des dogmatiques,
quant à la différence du phénomène et de la chose en soi, à
l’idéalité du temps et de l’espace ainsi qu’à la nature du savoir
mathématique. L’analytique transcendantale ne demeura pas
en reste, puisqu’il se révéla nécessaire d’en justifier la parti-
tion des jugements en analytiques et en synthétiques, la vali-
dité des catégories ou la doctrine du schématisme 4. L’un des
premiers à défendre la philosophie nouvelle de toutes ces
attaques fut Schultz, le prédicateur et mathématicien de Kö-
nigsberg. Il désira apporter sa contribution à la philosophie
des mathématiques en réaffirmant les positions kantiennes 5,
car c’était bien là que se trouvait le véritable fondement sup-
portant le système tout entier 6.

Il s’agissait, ensuite, de formuler à nouveaux frais les dé-


couvertes du fondateur de la philosophie critique. La réé-
criture de l’oeuvre de Kant s’imposait, car la novation pré-
tendue de son vocabulaire lui aliénait une partie importante
du public savant. Herder ou Hamann exprimèrent ainsi leur
mécontentement au sujet du cant style, jargon propre à la
philosophie critique, une « langue qu’aucune école ne s’était
permise avant elle » 7. De nombreux recenseurs s’étaient
plaints également de l’incompréhensibilité de la pensée nou-
velle. Selon l’expression de Schultz, l’obscurité alléguée de la
Critique venait en fait de ce qu’on l’avait traitée comme un

« livre scellé » ou comme une oeuvre d’une profondeur telle

que « la lumière du jour du sens commun essaierait en vain


de l’éclairer » 8. À la suite du Kant des Prolégomènes à toute
métaphysique future, il convenait de donner quelques expli-
cations sur le criticisme et d’en lever les obscurités. Reinhold

suivit cette voie, lorsqu’il voulut mettre son talent d’écrivain


au service de la philosophie nouvelle, afin de la laver du
reproche le plus universel qui lui fût adressé, celui d’avoir
péché par incompréhensibilité.

Reinhold nourrit l’espoir de concilier les sectateurs de tous


bords. Ce fut, tout d’abord, ses Lettres sur la philosophie kan-
tienne, qui, quelques mois après la querelle du panthéisme,
vantèrent l’évangile de la raison contre ceux qui, tel Men-
delssohn, avaient reproché à Kant d’avoir broyé toute chose,
ou contre ceux qui, tel Jacobi, avaient prôné un saut péril-

leux dans la foi 9. Les résultats de la Critique que Reinhold y

communiqua au public instruit concernaient, avant tout, les

« vérités fondamentales de la religion et de la morale ». Ce


fut, ensuite, l’Essai d’une nouvelle théorie de la faculté hu-
maine de représentation qui entendit clarifier le concept de
« simple représentation ». Par ce moyen, l’auteur de la Philo-
sophie élémentaire pensait pouvoir jeter le fondement distinct
de l’entreprise kantienne, dont ni les partisans de Leibniz ni
ceux de Locke ou encore de Hume n’auraient pu disconvenir
sitôt qu’ils l’auraient connu. La démarche critique de Kant
ne pouvait qu’être analytique, méthode de découverte ; la
consolidation des acquis kantiens devait désormais suivre un
autre ordre, celui de l’exposition, des prémisses jusqu’aux
conséquences 10.

En un mot, à la critique de la raison, simple propédeu-


tique, devait succéder le système de la raison, la science pro-

prement dite 11, comme procédant d’un principe unique. Cette


compréhension du criticisme trouva en Fichte et en Schelling
deux continuateurs. Fichte pensa que le propre de la critique
était d’« instituer des recherches sur la possibilité, la significa-
tion propre, les règles d’une telle science ». Après la critique,
moment méthodique, devait survenir le système métaphy-
sique, la doctrine de la science comme « déduction génétique
de ce qui survient dans notre conscience » 12. La philosophie
véritable avait besoin d’un premier principe pour achever de
faire ce que la critique promettait. Schelling, dès la préface
de Du moi, rappela que « toute la démarche de la Critique
de la raison pure ne saurait en aucune façon se confondre
avec celle de la philosophie comme science », qui s’ébran-
lait non à partir d’un simple sentiment de nécessité et d’uni-
versalité, mais bien d’un principe unique 13. Le scepticisme,
le dogmatisme et la philosophie populaire, courants rejetés
comme obsolètes, et qui n’avaient pas reconnu en la philo-
sophie kantienne une révolution dans la manière de penser,
devaient être terrassés par son achèvement systématique.

Cette conception fondationniste du criticisme, c’est-à-dire


cette tentative d’accomplissement systématique selon la mé-
thode synthétique, du fondement vers les théorèmes, ne fut
pas universellement partagée. Beck s’en prit au principe rein-
holdien, présenté comme axiome, Grundsatz, et lui substitua
une demande, ou Postulat. Les éclaircissements personnels
qu’il donna de l’oeuvre de Kant devaient révéler la vraie na-
ture du criticisme 14. Maimon tint, quant à lui, Reinhold pour
un écrivain perspicace et au style presque inimitable, mais
trouva son entreprise purement formelle, sans que le pen-

ser réel soit pris en compte. La « philosophie critique » était

« déjà achevée par Kant » et ne pouvait être améliorée que


par le bas, dans une confrontation serrée avec l’expérience
downloadModeText.vue.download 242 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

240

factuelle, et non par le haut, dans la recherche d’une propo-


sition première 15. À la fin du siècle, Kant lui-même dut rap-

peler publiquement que la philosophie de Fichte ne consti-

tuait pas un « authentique criticisme », et que la différence

qu’elle introduisait entre propédeutique et système lui était

incompréhensible 16. Le vieux maître, qui veillait déjà sur ses


ennemis, eût souhaité que Dieu le gardât encore de ses amis

hypercritiques.

Le scepticisme envers la Grundsatzphilosophie, le criti-


cisme entendu à la manière de Reinhold, de Fichte, puis de
Schelling, connut, en outre, une importante diffusion dès que
ceux-ci commencèrent à en faire profession. Toute une série
de penseurs, comme Erhard ou Niethammer, Schlegel ou

Novalis, inclinèrent très tôt vers une autre compréhension du

kantisme, davantage entendu comme un travail d’« approche

infinie » que comme la recherche d’un principe premier de

toute déduction 17. Indépendamment de ce rejet portant sur


l’aspect systématique formel, la coloration pratique que Rein-
hold avait donnée au criticisme ne se démentit pas. Le méde-
cin et philosophe Erhard entendait bien se servir des outils
théoriques kantiens pour défendre le droit des peuples à la
révolution, tandis que le philosophe, pédagogue et théolo-

gien Niethammer se proposait de diffuser à son tour l’évan-

gile de la raison 18.

▶ Le criticisme était synonyme de bouleversement, non pas


seulement dans les manières de penser, eu égard à la seule

spéculation, mais aussi dans les manières d’agir, eu égard à

la morale et à la politique. Dès 1785, Schultz, l’un des fon-


dateurs de l’Allgemeine Literatur-Zeitung, une institution de
poids dans la diffusion du criticisme, avait écrit qu’« avec

la Critique de la raison pure [...] a commencé une nouvelle


époque de la philosophie », puis prédit que la « révolution

qu’elle apportera, et doit apporter, n’en est encore qu’à ses

débuts ». Les différentes facultés universitaires, notamment à

Iéna, subirent à l’époque l’influence du criticisme 19. Plus au


loin, un Fichte, qui dira vivre dans un nouveau monde, où le
devoir ne doit plus être biffé de tous les dictionnaires, mais
obtient à nouveau un sens, depuis que la seconde Critique

l’a dessillé, puis qui entreprendra de tirer les conséquences

politiques de ce que, « réveillé par Rousseau », l’esprit « s’est


mesuré lui-même » 20, se montrera, à l’instar de toute sa géné-
ration, fils de l’événement primordial qu’a constitué l’irrup-
tion du criticisme.

Jean-François Goubet

✐ 1 Kant, E., Gesammelte Schriften, éd. par l’Académie royale


des sciences de Prusse, Berlin, Reimer, puis De Gruyter, à partir
de 1900, t. VIII, p. 226.

2 Schmid, K. C. E., Wörterbuch zum leichtern Gebrauch der


Kantischen Schriften, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesell-
schaft, 1975, art. « Criticismus », p. 161.

3 Krug, W. T., Allgemeines Handwörterbuch der philosophischen

Wissenschaften, vol. II, Leipzig, Brockhaus, 1833, art. « Kriticis-


mus », p. 653.

4 Cf. l’anthologie de Ciafardone, R., La « Critica della ragion

pura » nell’Aetas Kantiana, t. 1 et 2, Japadre, Rome, 1987, puis

1990.

5 Schultz, J., Prüfung der Kantischen Critik der reinen Vernunft,

première partie, Hartung, Königsberg, 1789, p. V.


6 Ibid., seconde partie, Nicolovius, Königsberg, 1792, p. VI.

7 Hamann, J. G., et Herder, J. G., Aufklärung. Les Lumières alle-

mandes, textes et commentaires par G. Raulet, Garnier-Flamma-


rion, Paris, 1995, pp. 32 et 108.

8 Schultz, J., Erläuterungen über des Herrn Professor Kant Cri-


tik der reinen Vernunft, Königsberg, Hartung, 1791, pp. 5-6.

9 Reinhold, K. L., « Über die bisherigen Schicksale der kantis-


chen Philosophie », Versuch einer neuen Theorie des menschli-
chen Vorstellungsvermögens, Darmstadt, Wissenschaftliche Bu-
chgesellschaft, 1963, pp. 13 et 8n.

10 Ibid., pp. 57 et 65s.

11 Kant, E., Critique de la raison pure, B XXXVI.

12 Fichte, J. G., Essais philosophiques choisis, trad. L. Ferry et


A. Renaut, Vrin, Paris, 1984, pp. 23-24.

13 Schelling, F. W. J., Premiers Écrits (1794-1795), PUF, Paris,


1987, pp. 49-50.

14 Beck, J. S., Einzig möglicher Standpunkt aus welchem die kri-


tische Philosophie beurteilt werden muss, Hartknoch, Riga, 1796.

15 Maimon, S., Streifereien im Gebiete der Philosophie, Aetas


Kantiana, Bruxelles, 1968, pp. 182 et 187.

16 Kant, E., dans Fichte, J. G., OEuvres choisies de philosophie


première, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1990, p. 313.

17 Frank, M., « Unendliche Annäherung ». Die Anfänge der phi-


losophischen Frühromantik, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main,

1997.

18 Erhard, J. B., Du droit du peuple à faire la révolution et


autres écrits de philosophie politique, trad. A. Perrinjaquet, L’Âge
d’homme, Lausanne, 1993, et Niethammer, F. I., Korrespondenz
mit dem Herbert- und Erhard-Kreis, éd. par W. Baum, Turia +
Kant, Vienne, 1995.

19 Cf. le recueil Der Aufbruch in den Kantianismus : der Früh-


kantianismus an der Universität Jena von 1785-1800 und seine
Vorgeschichte, dir. N. Hinske, Frommann-Holzboog, Stuttgart-
Bad Cannstatt, 1995, pp. 92 et 233s.

20 Léon, X., Fichte et son temps, t. 1, Alcan, Paris, 1922, p. 86s,


et Fichte, J. G., Considérations sur la Révolution française, trad.

J. Barni, Payot, Paris, 1974, p. 103.

! CRITIQUE (PHILOSOPHIE), IDÉALISME ALLEMAND

CRITIQUE (PHILOSOPHIE)
Du grec krinein, « examiner, distinguer, trier, séparer, juger après un
libre
examen ».

C’est avec Kant que les expressions « philosophie critique » et « criti-


cisme » reçurent leur consécration philosophique définitive. De même,
c’est encore à Kant que se réfèrent le néo-criticisme et l’idéalisme cri-
tique des philosophes néo-kantiens.

ÉPISTÉMOLOGIE, ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. CONN.

Principe méthodologique préalable à toute véritable


recherche philosophique, qui consiste à commencer par
examiner réflexivement et par analyser les fondements,
l’étendue légitime et les limites de notre connaissance et
de toutes les formes de l’agir humain. Ce qui caractérise la
philosophie critique, c’est que sa critique ne s’exerce pas
tant sur les productions de la raison que sur la raison elle-
même : c’est donc essentiellement une autocritique de la
raison afin d’en prévenir les mésusages et les illusions.

Cette expression caractérise, avant tout, la philosophie dont


Kant fut le promoteur (que l’on appelle également le cri-
ticisme), ainsi que celle de ses disciples et aussi celle des
philosophes néo-kantiens qui se réclamèrent expressément
de l’idéalisme critique. La philosophie critique s’oppose di-
rectement au dogmatisme et au scepticisme. Tout d’abord, la
philosophie critique substitue à la question de l’être ou aux
questions que pose le contenu de nos connaissances d’objets,
un examen du fondement, de la valeur, de l’étendue et des
limites de toutes nos formes de connaissances. En effet, Kant
entend examiner le pouvoir de la raison afin de discerner ou
de distinguer ce dont elle est capable et ce qu’elle ne peut
légitimement entreprendre. Prise en ce sens, la philosophie
downloadModeText.vue.download 243 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

241

critique est une philosophie du jugement, c’est-à-dire une


philosophie des limites du pouvoir de connaître et de l’agir
moral humains.

Contrairement au dogmatisme, qui fait un usage non cri-


tique de nos facultés cognitives et qui affirme de façon pé-
remptoire ses « certitudes métaphysiques » (en prétendant que
tout est à la portée de notre connaissance) ; et contrairement
au scepticisme, qui désespère de la connaissance en allant
jusqu’à nier la possibilité d’atteindre à une quelconque vérité
certaine, la philosophie critique entreprend de déterminer,
préalablement à toute tentative philosophique de quelque
ordre que ce soit, comment nous connaissons ce que nous
connaissons et ce que nous pouvons connaître. Kant a claire-
ment montré que, lorsque la raison s’engage dans une solu-
tion dogmatique des grands problèmes philosophiques, son
effort reste inutile, dans la mesure où il est nécessairement

condamné à l’échec. Née de la crise de la métaphysique au


XVIIIe s. (c’est-à-dire de l’incapacité de celle-ci à recevoir le

statut d’une science), la philosophie critique de Kant restait


cependant bien consciente que la raison ne saurait éviter ces
grands problèmes métaphysiques, car ils lui sont imposés par
sa nature même. Toutefois, ce n’est que lorsqu’on connaîtra
véritablement le pouvoir et les limites de la raison humaine
que la philosophie renoncera aux prétentions sans fonde-
ment du dogmatisme et pourra passer à une manière critique
de philosopher, car la philosophie s’attellera ainsi à une tâche
à sa mesure et sera enfin consciente de son propre statut. La
méthode critique rend impossible d’ériger une croyance en

savoir.

Ce serait un grave contresens de croire que Kant aurait


renoncé à la métaphysique à la suite de cette critique de la
connaissance humaine, puisqu’il publia, peu après la Critique
de la raison pure (1781-1787), les Fondements de la métaphy-
sique des moeurs (1785), les Premiers Principes métaphysiques
d’une science de la nature (1786) et, enfin, la Métaphysique
des moeurs (1797). C’est donc parce qu’il a passé la raison
pure au crible de la critique, en faisant « comparaître la raison
devant son propre tribunal », c’est-à-dire en pratiquant une
autocritique de la raison, que Kant pense avoir débarrassé la
philosophie de tout arbitraire, en lui évitant ainsi de retom-
ber dans le « vieux dogmatisme vermoulu ». La philosophie
critique représente, aux yeux de Kant, un signe de maturité
dont L’Aufklärung portait déjà les prémices en elle : « Notre
siècle est proprement le siècle de la critique à laquelle tout
doit se soumette. La religion, parce qu’elle est sacrée, et la
législation, à cause de sa majesté, veulent communément s’y
soustraire. Mais elles suscitent dès lors vis-à-vis d’elles un
soupçon légitime et ne peuvent prétendre à ce respect sans
hypocrisie que la raison témoigne uniquement à ce qui a pu
soutenir son libre et public examen. » 1.

Pourtant, la philosophie critique de Kant est très diffé-


rente de la critique qu’on pratiquait au XVIIIe s. Il faut que la
critique de la raison porte non point sur ses produits, mais
sur elle-même. Il lui faut s’atteler à une tâche plus difficile,
à une tâche d’allure socratique : sinon la connaissance de
soi par soi-même, du moins la connaissance de nos moyens
de connaître pour en apprécier la juste valeur. Le terme de
« critique » n’a donc pas le même sens chez Kant que chez les
autres philosophes du siècle des Lumières, où il manifestait
une attitude plutôt orgueilleuse. Ici, au contraire, elle est une
manifestation de sa propre modestie, qui la conduit à renon-
cer à celles de ses prétentions étant sans fondement afin de
ne plus déraisonner avec la raison : « Je n’entends pas par là

une critique des livres et des systèmes, mais celle du pouvoir


de la raison en général vis-à-vis de toutes les connaissances
auxquelles il lui est loisible d’aspirer indépendamment de
toute expérience, par conséquent le fait de trancher quant à
la possibilité ou l’impossibilité d’une métaphysique en géné-
ral et la détermination tant de ses sources que de son étendue
et de ses limites – tout cela à partir de principes. » 2.

Kant a réussi à montrer clairement, dans sa première Cri-


tique, que toute connaissance d’objet implique de l’a priori,
mais que l’usage des concepts et principes purs de l’enten-
dement n’est légitime que si on fait un usage « immanent »
de la raison, c’est-à-dire qui n’outrepasse pas le champ
de l’expérience possible. Dès lors, la métaphysique, prise
comme connaissance a priori par concepts, est une science
qui dégage tous les concepts purs de l’entendement qui s’ap-
pliquent aux objets des sens et qui peuvent être confirmés
par l’expérience dont ils assurent la connaissance de façon

universelle et nécessaire. Entendue en ce sens, la philoso-


phie critique est également appelée par Kant philosophie
transcendantale.

Jean Seidengart

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Préface à la 1re édition,

1781, AK, IV, 9, trad. Renaut, Garnier-Flammarion, Paris, 2001,


note p. 65.

Ibid.

Voir-aussi : Deleuze, G., la Philosophie critique de Kant, PUF,


Paris, 1967.

Ferrari, M., Retours à Kant : introduction au néo-kantisme, Cerf,

Paris, 2001.

Kant, E., Critique de la raison pure (1781-1787), trad. Renaut,


Garnier-Flammarion, Paris, 2001.

Kant, E., Critique de la raison pratique (1788), tr. Picavet, PUF,


Paris, 1997.

Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), trad. Philonenko,

Vrin, Paris, 1993.

Philonenko, A., l’OEuvre de Kant, 2 vol., Vrin, Paris, 1969.

Renaut, A., Kant aujourd’hui, Aubier, Paris, 1997.

! A PRIORI, CRITICISME, NÉOKANTISME, TRANSCENDANTAL

CRITIQUE D’ART

Du grec krinein, « juger », « discerner », par le biais du latin criticus.

ESTHÉTIQUE

Genre littéraire, puis journalistique, dont l’objet est la

présentation et l’appréciation réfléchie des oeuvres d’art.

Qu’est-ce que la critique d’art ? Conforme à la tradition ita-


lienne, l’ouvrage de référence publié par Venturi aux États-
Unis en 1936, History of Art Criticism 1, retrace et analyse
l’ensemble des écrits consacrés à l’art, y compris ceux qui re-
lèvent de l’esthétique ou des études historiennes. À l’inverse,
une conception restrictive, celle qui s’est largement imposée,
tend à distinguer la critique d’art des autres approches discur-
sives. Elle apparaît alors comme un genre littéraire dévolu à
l’art de son temps et qui se donne pour mission d’en jauger
la valeur. Ainsi comprise, la critique d’art apparaît en France
au XVIIIe s., lorsque le Salon s’institutionnalise. Le public, invité
à voir et à juger les productions récentes des artistes vivants,
devait être éclairé : les comptes rendus critiques aspirent à
l’informer et à guider son goût.

Les écrivains avaient vocation à jouer un rôle de premier


plan au sein de cette activité nouvelle. En effet, les arts vi-

suels et la littérature entretenaient, au moins depuis la Renais-


downloadModeText.vue.download 244 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

242

sance, des rapports de connivence et de rivalité. La doctrine


de l’ut pictura poesis, fondée sur une relation privilégiée entre
la peinture – « poésie muette » – et la poésie – « peinture par-
lante » –, autorisait les glissements sémiotiques d’un registre

à l’autre. L’antique pratique de l’ekphrasis avait largement

contribué à faire admettre que peindre et dépeindre rele-


vaient d’activités homologues. Ainsi, l’écrivain peut « donner

à voir » l’oeuvre qu’il commente mais, pour accéder au rang

de critique, il doit en outre prendre le risque d’en évaluer la


qualité. Distribuant l’éloge ou le blâme, le critique d’art par-
ticipe à l’élaboration des réputations. Ce pouvoir symbolique
revêt à partir du XIXe s. une importance grandissante, liée à la

violence des querelles esthétiques.

Au fil des décennies, une professionnalisation du métier

de critique s’est imposée. Si les grands écrivains d’art du pas-


sé, tels Diderot, Baudelaire ou Zola, demeurent des figures

emblématiques qui ont contribué à donner ses lettres de no-


blesse au genre, les critiques influents du XXe s. sont le plus

souvent des spécialistes qui consacrent toute leur énergie à

ce qui est devenu un métier. Leur activité requiert une capa-

cité de juger, bien sûr, mais aussi une aptitude à formaliser


leurs intuitions pour élaborer des argumentaires susceptibles
d’entraîner l’adhésion d’un lectorat que l’élégance du verbe,

l’autorité acquise du critique ou encore son enthousiasme, sa


fougue, ne sauraient convaincre, en l’absence d’une démons-
tration rigoureuse, étayée par un appareil conceptuel solide.
Ainsi le critique n’est-il pas uniquement un pourvoyeur
d’appréciations ; il est surtout un inventeur de grilles d’inter-
prétation. À partir de l’expérience concrète des oeuvres qu’il
choisit de commenter, il élabore des concepts capables de
modeler la réception qui les accueille. Il ne suffit pas d’être
bouleversé par un tableau ou une sculpture, il faut encore
discerner pourquoi et comment. Ainsi, par exemple, Green-
berg et Rosenberg ont aimé, chacun à sa manière, les drip-
pings de Pollock. Mais les raisons qu’ils donnent pour justifier
leur admiration sont pourtant fort dissemblables.

Appelé à juger des oeuvres singulières, le critique d’art


s’engage auprès des artistes qu’il défend. Militant, il est géné-
ralement d’autant plus convaincant qu’il déploie son énergie
intellectuelle pour partager ses choix, en expliciter les rai-
sons. Les détestations du critique contribuent à mieux cerner
son idiosyncrasie, et donc à comprendre ses a priori. Mais
la grandeur de sa mission auprès des artistes et du public
repose bien davantage sur sa capacité à aimer, à découvrir, à
soutenir par la richesse de ses plaidoyers les oeuvres encore
vilipendées, ou méprisées, négligées faute d’avoir rencontré
un regard approprié, modelé par une prédisposition men-
tale propre à permettre de saisir leurs qualités spécifiques.
Ses jugements « à chaud » et, davantage encore, les outils
conceptuels qu’il emploie ou qu’il invente afin de fonder ses
jugements contribuent à construire la richesse du sens, tou-
jours pluriel, des artefacts proposés par l’artiste à l’apprécia-
tion esthétique. Paratexte, l’ensemble des critiques n’est pas
uniquement un témoignage de la réception car elle se méta-

morphose toujours, peu ou prou, en un élément constitutif

de l’oeuvre, objet immergé dans une histoire, tissé de textes.

▶ Le critique d’art n’est pas seulement un expert ou un juge


prêt à partager des réactions subjectives, pas davantage un
témoin et un intercesseur chargé d’expliquer au public les
intentions des artistes, bien que cette activité constitue un

volet important de son action. Il est un acteur à part entière

du « monde de l’art ».

Denys Riout

✐ 1 Dutton and Co., New York, 1936 ; nombreuses éditions

étrangères, notamment en italien et en français, Histoire de la

critique d’art, trad. J. Bertrand, Flammarion, Paris, 1968.

Voir-aussi : À propos de « la Critique », Harmattan, Paris, 1995.

Dresdner, A., Die Kunstkritik. Ihre Geschichte und Theorie,

F. Brickmann, Munich, 1915.


La Critique artistique, un genre littéraire, PUF et Publications

de l’université de Rouen, Paris, 1983.

La Promenade du critique influent. Anthologie de la critique

d’art en France 1850-1900 (textes présentés par J.-P. Bouillon

et al.), Hazan, Paris, 1990.

Traverses, no 6, Centre Pompidou, Paris ; la Critique I, été 1993 ;

la Critique II, automne 1993.

! ART, EKPHRASIS, JUGEMENT (ESTHÉTIQUE)

CROYANCE

Du latin credere, creditum, « croire », « avoir confiance » et « confier ».

GÉNÉR.

Assentiment qui comporte tous les degrés de

probabilité.

La croyance peut être prise en plusieurs sens, mais elle im-


plique d’une manière générale de faire crédit, ou de se fier, à
quelqu’un ou à quelque chose sans faire intervenir de doute.
En ce sens, la croyance implique une forme de confiance.

En un premier sens, la croyance apparaît comme une


connaissance imparfaite, qui ne cherche pas à voir les choses
telles qu’elles sont mais telles qu’on nous les a racontées ;
ainsi les prisonniers de la Caverne de Platon 1 croient-ils
voir la réalité des objets, alors qu’ils n’en perçoivent que

les ombres projetées sur le fond du mur qu’ils contemplent.

Platon voit dans cette croyance première et source d’erreurs

une métaphore de la connaissance sensible et trompeuse.

La croyance est ici le sol de l’illusion, parce qu’elle entre-

tient encore un rapport avec le corps (c’est le sens de la vue

qui est en cause chez les prisonniers), et que la perception

sensible ne peut constituer le fondement de la connaissance

authentique, appelée science (epistêmê). Une fois traîné hors


de la caverne, celui qui aperçoit la lumière du jour accède à
cette vraie connaissance, et renonce à la croyance : c’est lui,
désormais, qui est acteur de son savoir, il ne se fie plus à un
tiers pour regarder le soleil ou l’Idée du Bien.

On peut comprendre ainsi que la notion de croyance sup-


pose une dimension de passivité, comme le souligne Platon
dans son allégorie. La première croyance est plus confortable
que la découverte, douloureuse (le prisonnier est d’abord
ébloui), de la véritable lumière. La croyance appartient donc
pour Platon au registre du monde sensible, elle constitue le
mode de connaissance propre aux réalités matérielles dont
les copies font l’objet.

La croyance semble du même coup s’opposer à la vérité,

ainsi que le montre Descartes dans le parcours des Médita-

tions métaphysiques 2 : le geste inaugural de la philosophie

revient à écarter les croyances jusque-là admises, à suspendre

son jugement. Pour se mettre en état de découvrir une vérité

ferme et assurée, il faut rejeter toutes les idées reçues (sous-


downloadModeText.vue.download 245 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

243

entendu : des autres et passivement), se défaire de toutes les


approximations.

Mais l’on peut aussi considérer que cette « méfiance »


philosophique à l’égard de la croyance est la marque d’une
volonté de vérité qui traduit elle-même une sorte de foi :
comme le montre Nietzsche 3, il y aurait alors quelque chose
d’irrationnel au principe même de la quête de la rationalité
scientifique et philosophique.

Clara da Silva-Charrak

✐ 1 Platon, République, VII, 514a-517b, trad. L. Robin, Galli-

mard, Paris, 1950, p. 1091-1101.

2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, I, OEuvres philoso-


phiques, tome II, Garnier-Flammarion, Paris, 1996, p. 404.

3 Nietzsche, F., Le Gai savoir, § 344.

Voir-aussi : Kant, E., Critique de la raison pure, Méthodologie


transcendantale, ch. II, sect. 3.

Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’Esprit, ch. I, « La certitude

sensible, ou le ceci et ma visée du ceci ».

Merleau-Ponty, M., Le Visible et l’invisible, ch. I, « Réflexion et


interrogation ».

! CORPS, ILLUSION, RAISON, RELIGION, SENSIBLE, VÉRITÉ

Croire et juger

On appelle ordinairement « croyance » l’at-


titude psychologique qui conduit à donner

son assentiment à un contenu de représen-

tation dont le sujet n’est pas objectivement

certain. En ce sens, la croyance a des degrés qui peuvent

aller de la simple opinion, ou de l’accord avec une repré-

sentation seulement probable, à la certitude subjective

ou à la conviction, et elle s’oppose au savoir. L’un des

problèmes fondamentaux de la théorie de la connais-

sance est celui de savoir ce qu’il faut de plus à la simple

croyance vraie pour être justifiée et pour devenir une


authentique connaissance. L’empirisme, surtout quand
il prend des formes sceptiques, tend à considérer que la
différence entre croyance et connaissance n’est que de
degré, et que, même si les croyances peuvent devenir ra-
tionnelles, elles ne sont jamais complètement fondées.
Le rationalisme tend, au contraire, à voir entre croyance
et connaissance une différence de nature, et à rejeter les

croyances du côté des représentations nécessairement

fausses, douteuses ou illusoires, produits de la supersti-

tion et du préjugé. C’est pourquoi il oppose souvent la

croyance, assentiment irréfléchi et mal informé, qui est

encore sous l’empire de la sensation et de l’imagination,

au jugement, réfléchi et informé, qui porte la marque

de raison. Mais cette distinction est-elle bien assurée ?

I l est difficile de parler de croyance s’il n’y a pas un contenu


propositionnel auquel le sujet donne son assentiment : en
ce sens, de simples sensations ne forment pas une croyance.
Si l’on définit, de manière minimale, la croyance comme
assentiment de l’esprit à une proposition tenue pour vraie,
rien ne semble distinguer celle-ci d’un jugement, puisque ce
dernier est traditionnellement défini, par exemple dans la
Logique de Port-Royal, comme la réunion d’idées dans l’es-
prit conduisant à l’affirmation de leur liaison. Mais, à ce titre,
même des jugements obtenus passivement par la répétition
d’impressions semblables et renforcés par l’habitude peuvent

compter comme tels, et, en ce sens, Hume ne distingue pas le

belief de l’assentiment ou du jugement, et il n’y a pas d’obs-


tacle à soutenir que les enfants au stade prélinguistique ou les
animaux aient des croyances. De simples croyances tacites,
comme la croyance que j’ai qu’il pleut en entendant la pluie
sur les carreaux, mais sans penser consciemment qu’il pleut,
peuvent ainsi compter comme des jugements. On peut alors
chercher à distinguer croyance et jugement en disant que le
second est nécessairement réfléchi et conscient, et qu’il fait
l’objet d’un assentiment actif, et non pas passif, de la part
de l’esprit. Telle était l’image stoïcienne, qui conduisait l’idée
de degrés d’assentiment : « Montrant sa main ouverte, les
doigts étendus », « telle est la “représentation” (phantasia) »,
disait Chrysippe. Puis, ayant replié légèrement les doigts, « tel
est l’“assentiment” (sunkatathèsis) ». Puis, lorsqu’il avait tout
à fait fermé la main et serré le poing, il disait que c’était
la “compréhension” (katalèpsis)... Enfin, de sa main gauche
qu’il approchait, il serrait étroitement et fortement son poing
droit : telle était, selon lui, « la “science” (dianoia), que per-
sonne ne possède, sauf le sage » 1. Ce qui distingue la simple

représentation de l’assentiment et de la compréhension, c’est


la volonté qui donne son accord à des représentations claires.

Descartes adapte cette conception stoïcienne en soutenant

que tout jugement authentique est sous l’influence de la


volonté qui affirme le contenu des idées que lui présente
l’entendement : quand la volonté, infinie, va au-delà de ce
que lui offre l’entendement, l’erreur se produit, qui est donc
toujours propre au jugement. Cela ne veut pas dire que tout
usage de la volonté dans le jugement est bon, puisqu’il y
a aussi un mauvais usage de la volonté quand celle-ci af-
firme ce qu’il lui plaît de juger, ce que Pascal appellera, dans
l’Art de persuader, la « voie basse » par laquelle les opinions
entrent dans l’esprit, par opposition aux opinions qui sont le
produit de jugements fondés sur des « preuves ».

Mais la psychologie cartésienne (ou stoïcienne) du juge-


ment fait problème sur trois points au moins. D’abord, elle
suppose qu’il est toujours possible d’isoler un acte mental de
la volonté, qui donne librement son accord à des idées pour
les unir en un jugement. Mais nombre de philosophes, de
saint Thomas d’Aquin à Ryle et à Wittgenstein, ont douté qu’il
existe de tels actes de la volonté à titre d’événements men-
taux indépendants et privés. Ils nient que la volonté soit indé-
pendante de dispositions du sujet à donner son assentiment,
qui se manifestent autant dans le comportement (y compris
le comportement linguistique d’assertion d’une proposition)
que dans un hypothétique for intérieur. En ce sens, comme le
soutiendront des pragmatistes tels que Peirce, les croyances
sont plus des dispositions à agir de diverses manières qui se
définissent par leur rôle global dans le système des actions et
des inférences d’un agent, plutôt que par des actes de voli-
tions spécifiques. Ensuite, Descartes, pas plus que les empi-
ristes classiques, ne distingue clairement le jugement comme
affirmation de la liaison d’idées de l’affirmation de la vérité

d’une proposition objective. En ce sens, ce n’est que chez des


auteurs comme Bolzano et Frege que l’on fera clairement
la distinction entre l’appréhension d’un contenu proposition-
nel articulé et le jugement de cette proposition comme vrai.
Quand Frege introduit ce qu’il appelle la « barre de juge-
ment » (ou d’assertion) dans son symbolisme, il entend faire
porter la force assertive sur la proposition complète, et non
pas sur le prédicat. Enfin, Descartes soutient que l’assenti-
ment n’est pas susceptible de degrés, car il rejette toute idée
de jugements qui seraient plus ou moins probables : le juge-
downloadModeText.vue.download 246 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

244

ment est catégorique et ne vise que la certitude. Mais les


médiévaux, puis Locke admettent, au contraire, qu’il y a des
degrés d’assentiment, proportionnés au degré d’évidence. Se-
lon cette conception, qui trouve dans la philosophie contem-
poraine son expression dans la conception « bayésienne »
des croyances comme « degrés de probabilités subjective »,
l’affirmation et la négation pleine ne sont que les extrêmes
opposés (1 et 0) d’une échelle de degrés de croyance com-

prise entre ces extrêmes. Selon ce probabilisme, qui avait été


anticipé par Cournot, et dont l’expression contemporaine est
représentée par la théorie des degrés de confirmation des hy-
pothèses scientifiques chez Carnap, le savoir ne peut jamais
atteindre une certitude objective entière, sinon comme une
limite supérieure.

Existe-t-il une voie moyenne entre ce probabilisme et


une conception rationaliste qui oppose radicalement les
croyances passives et de degré de certitude variable à des

jugements pleins et entiers, fondés en raison ? Oui, si l’on


réfléchit à la difficulté fondamentale de ce probabilisme, qui
est que, pour pouvoir assigner une probabilité à une pro-
position donnée, il faut bien tenir certaines croyances, au
moins provisoirement, comme certaines, c’est-à-dire tenir
pour acquis certains jugements, pour pouvoir en évaluer la
probabilité d’autres. La distinction appropriée n’est plus alors
celle qu’on fait entre croire et juger, mais celle qu’on peut
faire entre croire et accepter. Pour que la connaissance objec-
tive soit possible, il faut accepter certaines hypothèses, quitte
à les rejeter ensuite ; le progrès de la connaissance provient
ensuite des révisions plus ou moins grandes que l’on est prêt
à faire par rapport à ces croyances d’arrière-plan. Selon cer-
tains philosophes des sciences, comme Van Fraassen, le pro-
grès scientifique consiste à accepter certaines théories comme
conformes aux données empiriques, et non pas à les affirmer
comme vraies. Dans la veine de James, qui soutenait, dans
son essai la Volonté de croire, qu’un savant peut accepter cer-
taines théories même quand il n’a pas assez de données pour
la confirmer, Van Fraassen soutient qu’il existe en ce sens un
élément foncièrement actif dans la connaissance. On n’est

pas obligé de le suivre dans cet intrumentalisme. On peut

soutenir que cet élément actif dans le choix et la révision des


hypothèses est au service de la recherche de théories vraies.

Ce qui vaut dans le domaine théorique vaut aussi dans le


domaine pratique. Un agent rationnel peut avoir certaines
croyances, plus ou moins informées, le conduisant à certaines
décisions. Mais la rationalité de ses décisions et de ses raison-
nements pratiques ne dépend pas exclusivement du degré de
probabilité de ces croyances et du degré d’utilité des actions
correspondantes. Elle dépend aussi des principes qu’il a ad-
mis conditionnellement et de la manière dont il est capable
de les réviser. L’action rationnelle, comme la connaissance
rationnelle, dépend alors de la rationalité de ces processus
de révision. Peut-on espérer jamais en codifier les principes
et produire une logique de la décision pratique, comme une
logique de la décision théorique ? C’est douteux, et ici la
fonction du jugement au sens aristotélicien de la phronèsis,
ou de la prudence, semble être un élément essentiel, bien

qu’incodifiable, de la rationalité.

PASCAL ENGEL

✐ 1 Cicéron, Premiers Académiques, II, 47, p. 145 in les Stoï-


ciens, Gallimard, La Pléiade, Paris.

Voir-aussi : Descartes, R., Méditations métaphysiques, Flamma-


rion, Paris, 1979.

Engel, P. (éd.), Believing and Accepting, Kluwer, 2000.

Hume, D., Traité de la nature humaine, Garnier-Flammarion,

Paris, 1993.

James, W., La volonté de croire, Garnier-Flammarion, Paris, 1920.

Jeffrey, R., Probability and the Art of Judgment, Cambridge Uni-

versity Press, 1992.

Van Fraassen, B., Lois et Symétries, Vrin, Paris, 1996.

CULPABILITÉ
Du latin, culpabilis, « coupable », de culpa, « faute ». En allemand,
Schuld,
du verbe sollen, « devoir » : « dette, faute, culpabilité ».

MORALE, PHILOS. RELIGION

Sentiment par lequel la conscience morale s’accuse


d’elle-même pour des fautes qui, normalement, peuvent
faire l’objet d’une imputation rationnelle.

La culpabilité est en quelque sorte la dimension subjective


de la responsabilité, sa reprise subjective. Être coupable, en

effet, ce n’est pas seulement être reconnu objectivement res-

ponsable par une instance sociale supérieure et extérieure à

l’individu, qu’elle soit institution familiale, religieuse ou judi-

ciaire. C’est bien plutôt se reconnaître subjectivement respon-

sable devant ce juge purement intérieur qu’est la conscience


morale 1. En somme, avec la culpabilité, « la conscience de la

faute devient la mesure de la faute » 2. C’est précisément le

sens du moment chrétien, selon Nietzsche, de changer la di-

rection du ressentiment. Désormais, l’homme cherche en lui-

même la cause de sa souffrance. La faute, comprise comme


péché, renvoie à ma propre faute et devient ainsi culpabilité :
« Le péché est resté jusqu’à présent l’événement capital dans
l’histoire de l’âme malade ; il représente pour nous le tour

d’adresse le plus néfaste de l’interprétation religieuse. » 3. Il


ne s’agit plus seulement d’accuser, mais bien de se sentir
coupable.

La conscience coupable s’exprime dans le remords, dans


l’impossibilité d’oublier, qui fait que la faute passée continue
de vivre au présent. L’homme de la faute vit le temps selon

une dimension tragique, où seul compte l’idée que ce qui

a été fait ne pourra jamais être défait : la culpabilité ultime

réside alors dans le péché originel. Comme l’indique Kierke-

gaard, avec la conscience du péché, la temporalité devient

culpabilité 4.

▶ La culpabilité ne doit pas être saisie seulement sous l’angle

du pathos et des passions tristes (honte, dépréciation de soi,


etc.), bien qu’elles en constituent inévitablement le cortège.

Dans son essence, elle constitue bien une activité par laquelle
un sujet moral est reconnu comme l’auteur libre de la faute.
À ce titre, en tant que produit d’une imputation rationnelle,
la catégorie de culpabilité est l’essence même de la respon-
sabilité pénale. En effet, si la responsabilité, en droit pénal,
ne repose pas sur l’aveu de la faute et des intentions qui

l’ont rendue possible, alors cette discipline se réduit à n’être

qu’un pur système de contraintes qui s’applique non à des

personnes, mais bien à de simples forces psycho-physiolo-

giques que l’on pourra, le cas échéant, objectiver. Comme


l’établit Hegel, considérer certaines circonstances (telles que

les passions, l’ivresse, la colère, la vengeance, etc.) comme si


elles pouvaient supprimer la culpabilité du criminel conduit

aussi bien à cesser de le traiter « selon son droit et son hon-


neur d’homme » – si l’on tient qu’être un homme implique de
downloadModeText.vue.download 247 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

245

situer sa pensée et son action sur le plan de déterminations


universelles 5.

André Charrak

✐ 1 Rousseau, J.-J., Émile, livre IV, « Profession de foi du vicaire

savoyard », Gallimard, Paris, 1995.

Ricoeur, P., Finitude et culpabilité, t. II, Aubier, Paris, 2002.

3 Nietzsche, F., Généalogie de la morale, 3e dissertation, § 20,

Flammarion, Paris, 1996.

4 Kierkegaard, S., le Concept d’angoisse, Gallimard, Paris, 1977.

5 Hegel, F., Principes de la philosophie du droit, § 132, PUF,

Paris, 2003.

! CONSCIENCE, RESSENTIMENT

PSYCHANALYSE

La « conscience de culpabilité » (Schuldebewusstsein)

provient de l’angoisse infantile (perte d’amour) de-


vant l’autorité externe. Le « sentiment de culpabilité »
(Schuldgefühl), conscient ou non, résulte de la tension entre

les tendances du moi et les exigences du surmoi.

Le désir de tuer le père, lors du complexe d’OEdipe, se heurte

à la crainte de castration qui impose le refoulement de cette


motion agressive et qui donne forme à la conscience de
culpabilité dont la partie consciente est la « conscience mo-

rale » (Gewissen). Par la suite, le surmoi intériorise l’interdit

et exerce la pulsion sadique sur le moi, qui en tire une jouis-


sance masochiste.

Sur le plan collectif, la « faute originaire » (Urschuld) est


le meurtre du père par les fils, qui s’élabore en conscience

de culpabilité et qui impose des interdits (Totem et Tabou,


1912). Cultures et religions se développent ainsi par la répres-
sion des pulsions sexuelles et agressives, s’appuyant sur le
sentiment de culpabilité des individus, qui, une fois amorcé,
s’amplifie de lui-même (Malaise dans la civilisation, 1930).
Benoît Auclerc

! AMBIVALENCE, CONTRAINTE, CULTURE, MASSE, SURMOI

CULTURALISME

GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE

Courant américain de pensée (R. Benedict, M. Mead,


R. Linton et A. Kardiner) qui pense l’individualité comme

le produit déterminé des faits culturels et de leurs configu-

rations locales dans une société donnée.

La culture est posée ici comme un système de patterns qui


s’impose, dès la socialisation enfantine, aux individus d’une
même société, et qui prend la forme des valeurs. Elle n’est
pas autre chose que la somme des faits et comportements

que les membres d’une société ont en commun, sans relation

à un quelconque contenu universalisable.

Fabien Chareix

✐ Benedict, R., Patterns of Culture, Houghton Mifflin, 1934,


trad. Échantillons de civilisation, trad. W. Raphaël, Gallimard,

Paris, 1950.

Kardiner, A., L’Individu dans sa société, trad. T. Prigent, Galli-

mard, Paris, 1969.

Mead, M., Moeurs et sexualité en Océanie, trad. G. Chevassus,


Plon, Paris, 1963 et L’un et l’autre sexe, Gonthier, Paris, 1966.

! CULTURE, FONCTIONNALISME

CULTURE

Du latin cultura, de colere « habiter », « cultiver » et « vénérer ». En


allemand, Kultur.

Le mot de culture comporte deux sens. L’un, en mouvement, désigne


le processus par lequel un esprit se forme, par l’éducation mais aussi
par expérience, à l’autonomie du jugement. L’autre, statique, désigne
un ensemble figé de contenus de savoir dont le nombre et la nature
sont fixés par l’état d’une civilisation. Ainsi l’existence de
contre-cultures
ou de sous-cultures font-elles partie de la culture elle-même, en tant
que norme statique à partir de laquelle on pourra désigner les formes
expressives qui relèvent d’une pédagogie elle-même normalisée. Dans
la période moderne, la culture a pu être opposée à la science et à la
technique, comme si les oeuvres qui relèvent de ces disciplines devaient
être jugées à part et bannies de ce qu’un citoyen doit connaître pour
apprendre à juger seul. L’un des enjeux contemporains de la culture
tient dans cette réconciliation entre humanités et sciences. Une question
demeure : la culture de masse est-elle encore culture ? Tous les processus
d’acquisition et de mise en culture des savoirs sont-ils également rece-
vables au titre d’une politique culturelle ? Les modèles qui nous servent
à définir une culture sont souvent partie prenante d’un passé que l’on
ne veut pas révolu. Le propre d’une culture, c’est d’être connue comme
telle dans l’après-coup, lorsqu’une civilisation a passé et a figé ses
formes
les plus saillantes.

MORALE, POLITIQUE

Tout ce qui n’est pas de l’ordre du donné immédiat ou


« naturel ». Ainsi la culture désigne-t-elle tout ce qui est
produit par la main de l’homme, elle concerne tout ce qui
est artificiel. Mais il entre aussi, dans l’idée de culture, celle
d’une volonté consciente et agissante, qui s’exprime de
manière cohérente : la culture, c’est un ordre qui fait sens.

Dans cette perspective, on parlera des différentes cultures

comme on évoque diverses civilisations : « Posons que tout


ce qui est universel, chez l’homme, relève de l’ordre de la
nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui
est astreint à une norme appartient à la culture et pré-

sente les attributs du relatif et du particulier. » 1.

La notion de culture engage donc une réflexion sur l’éduca-

tion. La culture est ce qui permet aux hommes, selon Kant,

de « sortir de leur minorité », c’est-à-dire de développer ce


dont la nature les a dotés : leur raison. La culture prend ici
un sens fort ; elle est la seule chance pour les hommes de

« redresser » le « bois courbe » dont ils sont faits 2. La culture et


l’éducation sont bien le résultat d’une volonté humaine d’agir

sur la nature ; la culture, qui repousse les instincts naturels,

équivaut alors à la morale, dont il est toujours difficile de réa-


liser les fins : « Si en effet l’idée de moralité appartient bien à

la culture, la mise en pratique de cette idée, qui n’aboutit qu’à


une apparence de moralité dans l’amour de l’honneur et la
bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation. » 3.
Les termes de la pensée kantienne sur l’éducation présup-
posent donc une distinction claire et radicale entre nature
et culture.

On peut toutefois mettre en cause cette partition, comme


le fait Merleau-Ponty : « Il est impossible de superposer chez
l’homme une première couche de comportements que l’on
appellerait “naturels” et un monde culturel ou spirituellement
fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme,
comme on voudra dire. » 4. Définir la notion de culture revient

donc à définir la nature de l’homme, qui consiste, précisé-


ment, à nier sa nature, à se dépasser, sans qu’on puisse véri-
tablement distinguer ce qui, en lui, relève des conditions de
départ (ce dont la nature le dote, son « tempérament » 5) et ce
qu’il en fait (ce qu’il choisit délibérément, son « caractère »6).
La culture décrit ce paradoxe de l’existence de l’homme, qui
le fait s’arracher perpétuellement à ce qu’il est.

André Charrak

✐ 1 Lévi-Strauss, C., les Structures élémentaires de la parenté,


downloadModeText.vue.download 248 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

246

W. de Gruyter, Berlin, 2002.

2 Kant, E., Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmo-


politique, 5e proposition, Flammarion, Paris, 1990.

3 Ibid., 7e proposition.

4 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, chap. IV,


Gallimard, Paris, 1976.

5 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, 1ère sec-

tion, Hatier, Paris, 2000.

6 Ibid.

! LIBERTÉ

PSYCHANALYSE

S’opposant aux polémiques nationalistes franco-alle-


mandes sur les significations de « culture » et de « civili-

sation » 1, Freud définit ainsi « la culture humaine » : « [...]

j’entends par là tout ce en quoi la vie humaine s’est éle-


vée au-dessus de ses conditions animales et en quoi elle
se différencie de la vie des bêtes, et je dédaigne de séparer

culture et civilisation [...] » 2.

Outre son influence sur la culture occidentale, la psychana-

lyse étudie certains aspects des cultures humaines.

Freud et ses élèves empruntent aux mythes et aux reli-

gions leurs thèmes – OEdipe, Prométhée, naissance des héros,

Moïse et Christ, etc. Ils en explicitent la rhétorique incons-

ciente, et y trouvent l’expression de fantasmes organisateurs

de la vie psychique.
Freud propose une analyse des formes et des dynamiques

qui constituent les groupes humains et les stabilisent (horde,

matriarcat, groupe totémique) ; il élucide la métapsycho-

logie des membres de ces groupes, ainsi que les niveaux

d’échanges (symboliques ou non) qui s’ensuivent.

Il montre enfin comment la culture se transmet aux dé-

pens des pulsions partielles de la sexualité infantile, pendant

la période de latence qui singularise les humains. Découvrant

que l’intériorisation corrélative de la répression sexuelle n’est

pas régulée 3, il souligne que le développement culturel favo-

rise Thanatos, et que le vernis de la culture est très instable.

▶ Anti-idéaliste, critiquant l’importance de la conscience,

Freud décrit les relations intrinsèques entre biologie et


culture : l’immaturité des humains et le narcissisme subsé-
quent rendent intelligible l’aliénation à des groupes totali-
taires ; le confinement des enfants auprès des adultes rend
intelligible la confusion entre proie, prédateur et objet
d’amour : le semblable, etc.

L’opposition aux analyses freudiennes est fournie. Le ré-


cent cognitivisme vise à rendre compte de la culture, sans
référence au corps sexué, aux affects, ni à l’immaturité spéci-
fique des humains : retour de l’idéalisme.

La contribution freudienne aux sciences politiques et à


la sociologie n’a pas été exploitée. Elle manque de complai-
sance envers nos illusions.

Michèle Porte

✐ 1 Le Rider, J., « Cultiver le malaise ou civiliser la culture », in

Autour du malaise dans la culture de Freud, PUF, Paris, 1998,


pp. 79-118.

2 Freud, S., l’Avenir d’une illusion, OCP XVIII, 1927, PUF, Paris,
1995, p. 146.

3 Freud, S., le Malaise dans la culture, OCP XVIII, 1929, PUF,


Paris, 2002, p. 245-333.

! DESTIN, ÉROS ET THANATOS, GUIDE, LATENT, MASSE, OEDIPE,


PULSION

∼ CRITIQUE DE LA CULTURE

Traduction de l’allemand Kulturkritik.


GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, POLITIQUE

Énonce ce que la culture devrait être. En critiquant le


présent en dehors de toute analyse des rapports sociaux
et des rapports de pouvoir, elle prend parfois l’allure d’une

anthropologie pessimiste, voire négative. Le critique de la

culture se fait, ou bien le défenseur de la « vraie » nature

humaine, ou bien le chantre d’un « état historique supé-

rieur » au nom duquel il dénonce un présent dont il est


pourtant entièrement imprégné 1.

L’ancrage dans le siècle des Lumières

À ses débuts, la critique de la culture est liée au projet éman-

cipateur des Lumières allemandes où le terme de Kultur revêt

la même signification que celui de « civilisation » en français.

Elle mesure les acquis moraux et intellectuels à l’aune de

son idéal humaniste. Pour Schiller, le processus de civilisation

éloigne d’un état naturel jugé entièrement positif ; se pose

donc le problème d’une réconciliation entre liberté et civilisa-

tion. L’homme était entièrement nature ; désormais, la raison

et la culture doivent le reconduire à la nature si bien que le

retour à la nature s’apparente à une utopie séculaire 2. Schiller

n’élude pas totalement la dimension sociale puisqu’il accuse,

dans le sillage de Rousseau, la division du travail d’avoir

corrompu l’homme, divisé ses facultés et causé l’immaturité

morale qui s’est manifestée dans la Terreur de 1793. L’avè-

nement de l’homme « véritable » auquel doit contribuer

« l’éducation esthétique » est une affaire de siècles. C’est cette

dimension utopique qui manque aux auteurs contemporains

de Schiller, comme Forster ou Pestalozzi, qui dénoncent « les

moeurs dépravées des peuples civilisés » 3, voire une civili-

sation basée sur les « instincts barbares de l’homme » 4. Tous

deux conjuguent critique et pragmatisme, et misent sur les

effets de l’instruction afin de parer au plus pressé. Ils se dis-


tinguent ainsi des romantiques qui critiquent leur présent à
l’aune d’un Moyen Âge imaginaire 5 et annoncent le tournant

de la critique de la culture au cours du XIXe s.

De Nietzsche à la modernité weimarienne

Sous l’impulsion de Nietzsche appelant de ses voeux « un

style artistique dans toutes les manifestations de la vie d’un


peuple » 6, la critique de la culture prend un tour esthétisant et
élitiste. Conscient de la dimension aporétique de sa formule,
Nietzsche postule qu’une culture « supérieure » existe seule-
ment dans une société antagoniste caractérisée par le clivage
entre travailleurs et oisifs 7. Son cynisme tranche avec la radi-

calisation de la critique de la culture aux débuts du XXe s.,

même si cette dernière lui est largement redevable. L. Ziegler

croit ainsi constater dans son présent un minimum de culture

mais un maximum de civilisation et conclut que pour exister

la culture a besoin que certains « états » (Stände) en soient

exclus 8. Son ouvrage, peu connu, annonce non seulement


la critique de la culture de masse telle qu’elle s’exprimera

avec des accents libéraux (Canetti, Freud) ou néo-marxistes


(école de Francfort) dans les années 1920 et 1930, mais éga-
lement l’accusation générale de la technique moderne telle
qu’elle sera formulée, au nom de la « vie » par des auteurs

aussi importants que Klages et Spengler 9. La critique de la


culture s’empare alors de tous les courants de la philosophie
downloadModeText.vue.download 249 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

247

allemande qui, en exprimant le malaise dans la civilisation,


contribuent à saborder la République de Weimar.

Wolfgang Fink

✐ 1 Adorno, T., Prismen, Francfort, 1976, p. 7.

2 Schiller, F., Über naive und sentimentatische Dichtung, in


Schiller, F., Sämtliche Schriften, tome V, Munich, 1967, Bd. 5.

3 Forster, G., Reise um die Welt, in Georg Forster, Werke, Franc-


fort, 1967.

4 Pestalozzi, J. H., ÜberBarberei und Kultur, in Pestalozzi, J. H.,


Sämtliche Schriften, tome XII, Berlin, 1938.
5 Cf. les anthologies réunissant les textes les plus représenta-
tifs : Droz, J. (éd.), le Romantisme politique en Allemagne, Paris,
1963 ; Peter, K., Die politische Romantik in Deutschland, Stut-
tgart, 1985.

6 Nietzsche, F., Unzeitgemässe Betrachtungen, 1 : David Strauss


als Bekenner und Schriftsteller, in Nietzsche, F., Werke, Berlin
und New York, 1972, 3. Abt., Bd. 1, p. 159.

7 Nietzsche, F., Menschlich, Allzumenschliches 1, 439, in

Nietzsche, F., Werke, Berlin und New York, 1972, 4. Abt., Bd. 2,
p. 296.

8 Ziegler, L., Das Wesen der Kultur, Leipzig, 1903.

9 Klages, L., Der Geist als Widersacher der Seele, 6e éd., Bonn,
1981 ; Spengler, O., Der Untergangdes Abendlandes (1923),
Munich, 1998.

! ÉDUCATION

« Du projet de civilisation au tout culturel »

Du projet de civilisation au

tout culturel

La culture entendue comme progrès vers


la moralité des moeurs, et la civilisation en-
tendue comme l’air de famille structurant

une aire culturelle, ont cessé à l’époque

contemporaine d’être des notions dynamiques. Elles ne


désignent plus des changements – hypostasiés ou réels
– dans le comportement humain rapportés à une no-
menclature de valeurs normatives, mais évoquent une
juxtaposition de modes de pensée et de codes indiffé-
remment considérés comme des phénomènes sociaux
et culturels. Le relativisme érigé en valeur unique inves-

tit les sciences humaines et soulève la question de savoir

s’il n’est pas nécessaire de réapprendre la différence

entre culture et civilisation.

LA VISION OPTIMISTE DES LUMIÈRES : DEUX

CONCEPTS POUR UN MÊME COMBAT

E n 1954, Benveniste faisait remarquer que la civilisation


était au XVIIIe s. une notion dynamique, désignant un pro-
cessus : « De la barbarie originelle à la condition présente de
l’homme en société, on découvrait une gradation universelle,
un lent procès d’éducation et d’affinement, pour tout dire un
progrès constant dans l’ordre de ce que la civilité, terme sta-
tique, ne suffisait plus à exprimer et qu’il fallait bien appeler
la civilisation pour en définir ensemble le sens et la continui-
té. Ce n’était pas seulement une vue historique de la société,
c’était aussi une interprétation optimiste et résolument non
théologique de son évolution qui s’affirmait, parfois même
à l’insu de ceux qui la proclamaient, même si certains, et

d’abord Mirabeau, comptaient encore la religion comme le

premier facteur de la “civilisation” » 1. La « civilisation » rejoint


ainsi le « progrès » pour former avec lui une entité indisso-

ciable jusqu’à la fin du XIXe s., et ce en dépit des attaques des


contre-révolutionnaires comme Bonald ou Maistre, identifiant

la fin de l’Ancien Régime à celle de la « civilisation ».

Une autre caractéristique du terme réside dans sa forte


connotation nationale : déjà chez Mirabeau et chez Condor-
cet, il va de soi que la civilisation est une mission française
en Europe, un progrès dont la France donne la formule et
prend la direction. Il serait donc inéquitable d’affirmer que la
nationalisation de l’idée de civilisation a été le fait du nationa-
lisme allemand. Cette nationalisation s’est d’abord manifestée
en France. Il apparaît en effet que le mot civilisation n’était
pas usité en allemand avant que Mirabeau et Condorcet ne le
fassent entrer dans l’usage de l’Europe des Lumières et que,
depuis lors, il est resté dans l’usage allemand un mot étran-
ger, d’origine française. Inversement, on ne parlait pas aussi
couramment en français de « culture », et l’on peut affirmer
que le mot s’impose dans l’usage français sous l’influence de
l’allemand.

En Allemagne, le terme de Kultur se maintient dans les


discours politico-philosophiques et tend à y exercer la même

fonction que la « civilisation » en France. La connotation col-


lective du terme est peut-être moins prononcée, mais son rôle
stratégique s’avère analogue : l’opposé de la culture comme
de la civilisation, reste la barbarie, et son allié indissociable,
le progrès. À mesure que l’histoire apparaît comme le fait de

l’homme et non point comme celui d’une quelconque force

métaphysique, le concept de Kultur investit la philosophie


de l’histoire et acquiert une qualité temporelle indéniable,
alors que son sens varie désormais en fonction des diverses

constructions théoriques. Pour que le concept y soit pleine-

ment opérationnel, il doit cependant subir un triple change-

ment : il doit passer de l’individuel au collectif, être appliqué

à toutes les activités humaines et non seulement à quelques


facultés particulières, et enfin, il doit englober aussi bien l’acte

productif que le produit culturel lui-même 2. Ces trois change-

ments s’opèrent au cours de la seconde moitié du XVIIIe s. et


s’expriment clairement sous la plume de Herder. La tempo-
ralité nouvelle du concept engendre presque nécessairement
l’idée de l’historicité des cultures et de degrés de culture. Aux
yeux de Herder, toutes les civilisations se valent et ont leur
système culturel dont il convient de comprendre l’organisa-
tion : « La “culture” (die Cultur) d’un peuple est l’épanouisse-
ment de son existence, à travers laquelle il se révèle, sous un
aspect agréable, sans doute, mais périssable. »3 L’historisme
herdérien introduit la pluralité dans l’idée de civilisation, mais
aussi l’idée de caducité, de mouvement cyclique de l’épa-
nouissement et de la décadence des cultures-civilisations.

Herder impose le point de vue « anthropologique » selon le-

quel aucune civilisation, au moment de son épanouissement,


ne peut être dite inférieure à une autre : « Même le Californien
et l’indigène de la Terre de feu ont appris à fabriquer des
arcs et des flèches, [...] et dans cette mesure ils étaient donc
véritablement “cultivés et éclairés” (cultivirt und aufgekläret),
même si ils ne l’étaient qu’au degré le plus inférieur ».

Herder était loin de toute nationalisation du concept de


culture, quand bien même sa démarche théorique l’aurait
rendue possible. La culture d’un peuple était repérable et des-
criptible certes, mais elle restait toujours une émanation de
la culture humaine. Et si le relativisme moderne se manifeste

pour la première fois aussi clairement chez le pasteur alle-


downloadModeText.vue.download 250 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

248

mand, il ne l’empêchait pas de formuler des critiques acerbes


envers son présent immédiat, de distinguer clairement entre
« progrès » et « perfectionnement ». Les doutes les plus francs
quant à la réalité des progrès accomplis en matière de culture
et de civilisation se trouvent cependant chez Kant, opposé
par ailleurs à la démarche historiste de Herder. Lorsque Kant
raille ses contemporains « civilisés » mais en réalité dépourvus
d’authentique culture morale, il trahit un certain agacement
face aux prétentions de cette « civilisation » qui se répand sur
toute l’Europe. « Nous sommes hautement cultivés par l’art et
la science. Nous sommes civilisés jusqu’à en être accablés,
pour ce qui est de l’urbanité et des bienséances sociales de
tous ordres. Mais il s’en faut encore de beaucoup pour que

nous puissions déjà nous tenir pour moralises. Car l’idée de la


moralité appartient encore à la culture ; en revanche l’usage

de cette idée, qui aboutit seulement à une apparence de mo-

ralité dans l’honneur et la bienséance extérieure, constitue


simplement la civilisation. Mais tant que les États consacre-

ront toutes leurs forces à leurs visées expansionnistes vaines

et violentes, tant qu’ils entraveront ainsi constamment le lent

effort de formation du mode de pensée de leurs citoyens, leur


retirant même tout soutien à cet égard, on ne peut s’attendre
à aucun résultat de ce genre ; car il faut pour cela un long

travail intérieur de chaque communauté en vue de former ses


citoyens. »4 Kant nous rappelle qu’il n’y a pas de civilisation

étendue à toute l’aire culturelle européenne, s’il n’y a pas

d’abord, dans chaque foyer, en chaque individu, un effort

de cultura animi, orienté vers un idéal éthique. La culture


consiste à épanouir, à améliorer, à « moraliser » la nature

humaine afin de promouvoir des citoyens – un aspect que

de nombreux successeurs de Kant vont rapidement perdre

de vue.

VERS LE DIFFÉREND FRANCO-ALLEMAND

N ée à peu près en même temps que l’idée de progrès


dans l’ordre moral et intellectuel, l’idée de culture per-
sonnelle et la notion de civilisation vont connaître à partir de
la fin du XIXe s., les mêmes avatars que l’idée de progrès. Le
scepticisme quant à la validité des progrès culturels, de Bau-
delaire à Nietzsche, ronge l’idée de civilisation qui perd son
sens dynamique et passe au pluriel. On entre dans le relati-
visme, l’historisme conquiert les discours philosophiques et
les sciences humaines en allant bien au-delà des intuitions
de Herder. Telle est la tendance générale en France, en Alle-
magne et dans le monde anglo-saxon. Les pays germaniques
se singularisent toutefois en apportant des différenciations

qui leur sont propres. Celles-ci se révèlent à travers la promo-


tion du concept de Bildung et une définition toujours plus
élitiste de celui de Kultur.

Chez Goethe et W. von Humboldt, la Bildung individuelle

pensée sur le modèle de l’épanouissement d’une plante, du

germe à la fleur, et la communauté de Kultur, compensent

avantageusement, dans le monde allemand, l’absence d’un


État-nation unitaire appelé à structurer un « État culturel »5 à
la française. Au XIXe s., cette vision libérale opposée au projet
révolutionnaire vire au conservatisme et sert de référence à
une idéologie « bourgeoise » de la culture-patrimoine que
Nietzsche aura beau jeu de persifler et de traiter de « philis-
tine » 6. Au XIXe s., trois termes s’affirment ainsi dans la langue
allemande, dont les champs sémantiques se recoupent, mais
ne se confondent pas : Zivilisation (« civilisation »), Kultur

(« culture collective ») et Bildung (« culture individuelle, édu-

cation, formation »).

L’accent mis sur cette dernière s’inscrit dans un mouve-


ment qui voit émerger des conceptions toujours plus élitistes
de la Kultur et un discrédit croissant de la Zivilisation. Les
prémices s’en trouvent déjà chez Humboldt qui, en 1830,
distingue entre la civilisation qui pourvoit aux besoins pre-
miers de l’homme, alors que la culture y ajoute « la science et
l’art » 7. La distinction, nouvelle dans l’oeuvre du réformateur
prussien, ouvre la voie à l’opposition radicale entre les deux
concepts telle qu’elle sera proposée dès 1852 par le Broc-
khaus, le grand dictionnaire populaire allemand, qui postule
que la civilisation ne constitue que « la robe » qui couvre la
culture et que la première peut continuer à exister quand la

seconde périclite 8.

La guerre germano-française de 1870-1871 et la Première


Guerre mondiale donneront l’occasion de transformer cette

opposition en dichotomie politique. Le 15 octobre 1870, le


recteur d’université C. G. Bruns retournait le mot « civilisa-

tion » contre la France : « La victoire de l’Allemagne est la

victoire de la civilisation en Europe » 9. L’Allemagne de Bis-


marck, refondée à Versailles, rivalisait avec la France, répon-
dant quarante ans après à Guizot, qui avait affirmé en 1829 :
« La France a été le centre, le foyer de la civilisation de l’Eu-

rope » 10. Hugo donna, en 1871, la réplique au recteur Bruns :


« La civilisation, remise face à face avec la barbarie, cherchera

sa voie entre deux nations, dont l’une a été la lumière de

l’Europe et dont l’autre sera la nuit » 11. Trente ans plus tard,
un texte belliqueux de T. Mann, publié en novembre 1914,
allait exacerber une dernière fois le différend franco-allemand

et exprimer par là-même l’opposition viscérale à la modernité


sociale et politique que nombre d’intellectuels allemands, de
Spengler à Klages, articuleront, au nom de la Kulturkritik,

dans les années 1920 et 1930. Associant le style, la forme, la


contenance et le goût à la Kultur et voyant dans la Zivilisa-
tion la politique, la démocratie et la raison, Mann croit bon
de proclamer : « La civilisation et la culture ne sont pas une
seule et même chose, mais des antagonistes, qui constituent
l’une des multiples manifestations de l’éternel antagonisme

cosmique et de l’opposition de l’esprit et de la nature. [...] La

culture n’est de toute évidence pas le contraire de la barbarie,


elle n’est plutôt assez souvent qu’une sauvagerie de grand
style. » 12.

LA NOTION DE CULTURE POUR LES SCIENCES

SOCIALES DU TEMPS PRÉSENT

« La culture humaine – j’entends par là tout ce en quoi

la vie humaine s’est élevée au-dessus de ses conditions


animales et ce en quoi elle se différencie de la vie des bêtes,
et je dédaigne de séparer culture et civilisation – présente,
comme on sait, deux faces à l’observateur. Elle englobe d’une
part tout le savoir et tout le savoir-faire que les hommes ont
acquis afin de dominer les forces de la nature et de gagner
sur elle des biens pour la satisfaction des besoins humains,
et d’autre part tous les dispositifs qui sont nécessaires pour
régler les relations des hommes entre eux et en particulier la
répartition des biens accessibles. » 13

Freud refuse de distinguer « culture » et « civilisation ». Ce


geste n’était qu’une des conséquences de la déception infli-
gée par la guerre, qui avait révélé que les acquis « moraux »
sont fragiles et illusoires. L’acception la plus proche de la

notion freudienne de culture est celle de N. Elias dans le


downloadModeText.vue.download 251 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

249

célèbre ouvrage Über den Prozess der Zivilisation 14. Mais l’an-
thropologie française s’interroge également sur la pertinence
d’une telle dichotomie. En 1930, le Centre International de
synthèse publiait une brochure intitulée Civilisation. Le mot
et l’idée ; la contribution de M. Mauss établissait une distinc-
tion entre culture et civilisation, tout en convenant que la
« notion de civilisation est certainement moins claire que celle
de société, qu’elle suppose d’ailleurs » 15. Mauss poursuivait en
ces termes : « Les phénomènes de civilisation sont par défini-
tion des phénomènes sociaux de sociétés données. Mais tous
les phénomènes sociaux ne sont pas, au sens étroit du mot,
des phénomènes de civilisation. Il en est qui sont parfaite-
ment spéciaux à cette société, qui la singularisent, l’isolent. ».
Lorsque Lévi-Strauss écrit : « Nous appelons culture tout en-
semble ethnographique qui, du point de vue de l’enquête,
présente, par rapport à d’autres, des écarts significatifs » 16, il
apporte une définition « minimale » parfaitement compatible
avec l’idée qu’un ensemble de traits communs à plusieurs
cultures constitue une civilisation. Dans son essai Race et
histoire de 1952, Lévi-Strauss analyse en ce sens les contra-
dictions de la « civilisation mondiale » entendue comme « col-
laboration des cultures » : « Il ne peut y avoir une civilisation
mondiale au sens absolu que l’on donne souvent à ce terme,
puisque la civilisation implique la coexistence de cultures
offrant entre elles le maximum de diversité, et consiste même

en cette coexistence » 17.

Dans sa Grammaire des civilisations, F. Braudel souligne


que les tentatives de distinguer clairement « culture » et « civi-
lisation » sont balayées dès que l’on prend en considéra-
tion l’adjectif « culturel ». « Il désigne en effet l’ensemble du
contenu que recouvrent à la fois civilisation et culture. Dans
ces conditions, on dira d’une civilisation (ou d’une culture)
qu’elle est un ensemble de biens culturels, que son logement
géographique est une aire culturelle, son histoire une his-
toire culturelle, que les emprunts de civilisation à civilisation
sont des emprunts ou transferts culturels, ceux-ci aussi bien
matériels que spirituels » 18. Un changement fondamental est
intervenu au début du XIXe s., poursuit Braudel, lorsque le
mot de « civilisation », jusque-là utilisé au singulier, est passé
au pluriel. « La civilisation au singulier a perdu de son lustre.
Elle n’est plus la haute, la très haute valeur morale et intel-
lectuelle qu’apercevait le XVIIIe s. Par exemple, on dira plus
volontiers aujourd’hui, dans le sens de la langue, que tel acte
abominable est un crime contre l’humanité, plutôt que contre
la civilisation, bien que le sens soit le même. Au singulier,
civilisation, ne serait-ce pas aujourd’hui avant tout le bien
commun que se partagent, inégalement d’ailleurs, toutes les
civilisations, “ce que l’homme n’oublie plus” ? Le feu, l’écri-
ture, le calcul, la domestication des plantes et des animaux
ne se rattachent plus à aucune origine particulière, ils sont
devenus les biens collectifs de la civilisation. »

Dans certains contextes de discussion, la « culture » a pris


une place importante. C’est le cas des débats sur les notions
d’interculturalité et de transculturalité, que certains utilisent
comme un angle d’attaque contre l’éthnocentrisme occiden-
tal 19. C’est le cas aussi des discours portant sur les identités
culturelles (le danger du « culturalisme identitaire » qui déchire
le lien social) 20 et sur les politiques culturelles, nationales et
internationales. Le problème n’est plus aujourd’hui de « dé-
construire » la distinction culture-civilisation, mais de réap-
prendre la différence peut-être nécessaire entre « culture » et
« civilisation ». Le pluralisme des cultures et des civilisations a
conduit au relativisme généralisé. La notion de « culture » se

réduit souvent à une façon d’être en société, un mode de vie,

une façon de se nourrir, de se vêtir, de concevoir la cellule

familiale, de construire son habitat, etc. La culture, dans le


langage contemporain, relève autant des moeurs que de la
moralité, du donné anthropologique autant que de la trans-
mission didactique et normative.

Comment distinguer « culture » et « société » ? Il y a autant


de sous-cultures que de sous-groupes sociaux et le système
culturel ne saurait expliquer tous les comportements indivi-

duels et collectifs 21. Voilà pourquoi les tentatives de régé-

nérer les anciennes « sciences humaines » et les études sur


les « aires culturelles » en les réunissant avec les sciences

sociales sous le nouveau terme à la mode de cultural studies

(en allemand Kulturwissenschaften), n’emportent pas tou-

jours la conviction, même si elles ont le grand mérite d’aller


au-delà de l’approche très académique proposée dès 1899

par le néo-kantien H. Rickert 22 et d’ouvrir des perspectives

transdisciplinaires.

▶ À l’heure actuelle, la cote de popularité des « sciences de


la culture » augmente à mesure qu’on se rapproche des dis-
ciplines dépourvues d’une tradition forte de réflexion épisté-
mologique (les disciplines « littéraires » et « civilisationnistes »).
La cote de popularité diminue fortement lorsque l’on entre

dans le domaine des disciplines qui ne souffrent d’aucun dé-

ficit en la matière : philosophie, histoire sociale, sociologie,

anthropologie. Or, il semble bien que les contributions les

plus solides au débat sur la théorie de la culture viennent

précisément de ces dernières disciplines 23. C’est peut-être

grâce à elles que l’on s’affranchira des identifications aussi

commodes que fallacieuses.

WOLFGANG FINK ET J. LE RIDER

✐ 1 Benveniste, E., « Civilisation – Contribution à l’histoire du

mot », in Hommage à Lucien Febvre, 1954, repris in Problèmes


de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966, pp. 340 sq.

2 Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », in Geschichtliche Grundbe-


griffe, éd. par Brunner, O., Conze, W., Koselleck, R., vol. 7, Stut-
tgart, Klett-Cotta, 1992, p. 707.

3 Herder, J. G., Ideen zur Philosophie der Geschichte der Mens-


chheit, cité d’après Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », p. 710.

4 Kant, E., Idée d’une histoire universelle du point de vue cos-


mopolitique, trad. Ferry, L., in Kant, E., OEuvres philosophiques,

Gallimard, Pléiade, Paris, vol. 2, 1985, p. 199.

5 Fumaroli, M., l’État culturel. Essai sur une religion moderne,

éditions de Fallois, Paris, 1992.

6 Bollenbeck, G., Bildung und Kultur. Glanz und Elend eines

deutschen Deutungsmusters, Suhrkamp, Francfort, 1994.

7 von Humboldt, W., Über die Verschiedenheit des menschli-

chen Sprachbaues, in von Humboldt, W., Gesammelte Schriften,

vol. 7/1, Berlin, 1907, p. 30.

8 Notice Zivilisation in Der Brockhaus, 10e éd., Berlin, 1852,

p. 218, cité d’après Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », p. 738.

9 Bruns, C. G., Deutschlands Sieg über Frankreich, Rektorats-

rede vom 15. Oktober 1870, cité d’après Fisch, J., « Zivilisation,
Kultur », p. 751.

10 Guizot, F., Histoire de la civilisation en Europe, cité d’après

Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », p. 755.

11 Hugo, V., devant l’Assemblée Nationale, le 1er mars 1871, cité


d’après Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », p. 756.

12 Mann, T., Gedanken im Kriege, in Mann, T., Politische Schrif-


ten und Reden, vol. 2, Fischer, Francfort.

13 Freud, S., l’Avenir d’une illusion, in OEuvres complètes. Psy-


chanalyse, PUF, Paris, tome XVIII, 1994, p. 146.
downloadModeText.vue.download 252 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

250

14 Elias, N., la Civilisation des moeurs, trad. Kamnitzer, P., Cal-


mann-Lévy, Paris, 1973 ; la Dynamique de l’Occident, trad. Kam-
nitzer, P., Calmann-Lévy, Paris, 1995.

15 Cité d’après Mauss, M., les Civilisations. Éléments et formes, in

Essais de sociologie, Points Seuil, Paris, 1971, pp. 231 sq.

16 Lévi-Strauss, C., Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1968,

p. 325.

17 Lévi-Strauss, C., Race et histoire, Gallimard, Paris, 1987, p. 77.

18 Braudel, F., Grammaire des civilisations, Flammarion, Paris,


1993, p. 36.

19 McEvilley, T., l’Identité culturelle en crise. Art et différences

à l’époque postmoderne et postcoloniale, Jacqueline Chambon,


Nîmes, 1999.

20 Cuche, D., la Notion de culture dans les sciences sociales, La


Découverte, Paris, 1996.

21 Boudon R., et Bourricaud, F., « Culturalisme et culture », in

Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, Paris, 3e éd., 1990,


pp. 141 sq.

22 Rickert, H., Sciences de la culture et sciences de la nature,

trad. Nicolas, A.-H., Gallimard, Paris, 1997.

23 Jung, T., Geschichte der modernen Kulturtheorie, Darmstadt,


Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999.

Culture ou civilisation ?
Il est difficile de penser tout à la fois l’unité
de la condition humaine et la diversité de

ses manifestations. Telle est la leçon, assez

attendue, qui se dégage de deux siècles

de rivalité entre le concept de civilisation et celui de

culture, ou encore, mais cela revient presque au même,

d’affrontement, nullement clos, entre une conception

universaliste de la culture, maintenue au singulier, et

une vision particulariste de la culture, impérativement

déclinée au pluriel.

HISTOIRE DE MOTS

O n reconnaîtra, d’abord, avec É. Benveniste, que l’his-


toire intellectuelle de l’Europe met en évidence la créa-
tion, la circulation et les emplois, divergents ou convergents,
d’un petit nombre de mots « essentiels » présents dans toutes
les langues d’Europe occidentale. Les termes de « culture » et
de « civilisation », ainsi que tous ceux insérés dans le réseau
conceptuel qui s’est tissé autour d’eux, font partie de ce vo-
cabulaire fondamental. C’est en les mobilisant que l’Europe
s’est pensée elle-même, dans sa diversité comme dans son
unité, et qu’elle a pensé le reste du monde.

On prendra garde, ensuite, avec R. Koselleck, que si la

signification d’un mot peut être réglementée, le concept


qu’exprime ce mot est condamné à rester univoque. Si le
concept s’attache au mot, il est plus qu’un mot. L’ensemble
des significations et des expériences politiques pour lequel,
et dans lequel, les termes de « culture » et de « civilisation »
ont été utilisés n’a jamais pu, en effet, être réuni sous ces
seuls mots. D’autres leur ont été accolés, qui ont contaminé
ces significations. Pensons, par exemple, à celui de « nation »,
inséparable de celui de « culture », ou à celui de « progrès »,
irrésistiblement attiré par celui de « civilisation ».

On admettra encore, avec A. Koyré, que les sciences –


et, à plus forte raison, celles de l’homme – se développent
toujours à l’intérieur d’un cadre d’idées et de valeurs géné-

rales, ou d’évidences axiologiques, qui en constituent la


philosophie d’ombre. Les usages scientifiques des termes de
« culture » et de « civilisation » n’ont jamais pu s’affranchir de
l’air idéologique du temps et des lieux ni donc se cantonner

dans une neutralité descriptive.

On conviendra, enfin, avec M. Bloch, que les concepts des

sciences historiques – et les sciences de l’homme sont bien


historiques pour une part – ne se contentent pas de signifier.

Ils sont chargés d’« effluves émotifs » ; en eux s’accumule une


« force de sentiment et de vouloir » (J. Paulhan). Le mot alle-

mand de Kultur, exprimant un concept forgé au début d’un


siècle qu’inaugura Fichte, fait résonner à l’oreille européenne
les canons d’Iéna. Le terme français de « civilisation » projette
à nos yeux des images d’empire colonial : le nom de « civili-
sation » n’est-il pas celui que s’est donné l’Occident dans ses

relations à l’humanité entière ?

CIVILISATION AU SINGULIER

L e terme de « civilisation » apparaît pour la première fois


en France dans son sens moderne, c’est-à-dire rompant

avec son ancienne acception juridique, sous la plume du père

de Mirabeau. Il opère, sitôt créé, la synthèse plus ou moins

harmonieuse de trois concepts 1. Il désigne, en premier lieu,

le processus conduisant par étapes l’humanité des phases ori-

ginelles de la vie en société à ses formes les plus achevées,

quoique en devenir permanent. Utilisé en ce sens, le concept

de civilisation entretient un rapport étroit avec la notion de

progrès, sans toutefois se confondre avec elle, puisque, pour

nombre de philosophes, le progrès n’est ni linéaire ni continu

et s’accommode de décadences. Le mot de « civilisation » se


décline alors exclusivement au singulier. Il désigne, en même

temps, le concept de stade dans ce cours de mouvement

général de perfectionnement, autrement dit un état particulier

et transitoire de l’espèce humaine. Condorcet évoquera ainsi,

à propos des « peuplades sauvages », une « civilisation réduite


presque à une société de famille ». La civilisation peut donc,
dès l’origine du mot, se penser au pluriel, mais un pluriel

subordonné au singulier. Le terme de « civilisation » détient,

enfin, une portée conceptuelle normative en renvoyant à un

idéal à l’aune duquel est évaluable chaque étape du proces-

sus et, par conséquent, chaque état singulier de civilisation.

Le XIXe s. recevra cet héritage conceptuel sous bénéfice

d’inventaire, conduit sous l’influence de l’air nouveau du


temps : en triant et en hiérarchisant. Tel est le résultat du

passage d’une histoire « raisonnée » ou « philosophique » au


projet d’une histoire « naturelle de l’homme en société, fonda-
teur de l’anthropologie sous l’enseigne vague de l’évolution-

nisme social et culturel. Dans le prolongement des Lumières

écossaises et des théoriciens du progrès, on confère alors la

primauté absolue au singulier, et l’on commue l’idéal en force

impérieuse, progrès ou évolution, gouvernant de l’intérieur

la succession historique des états de civilisation. C’est ainsi

que la célèbre définition de la culture due à E. B. Tylor :


« Ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances, l’art,
les moeurs, les coutumes ainsi que toute disposition ou usage
acquis par l’homme vivant en société » 2, est bien davantage
un instrument de mesure du degré de civilisation, entendue
comme le développement de l’esprit humain, qu’un outil de
description des cultures particulières. La traduction française
du titre de l’ouvrage de Tylor, Primitive culture (1871), « La
civilisation primitive » (1876-1878), est fidèle à l’inspiration
downloadModeText.vue.download 253 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

251

de son auteur et conforme au programme de l’anthropologie


naissante.

CULTURES AU PLURIEL

C omment le concept de culture et, de façon moins nette,


celui de civilisation ont-ils acquis leur signification mo-
derne, plaçant l’accent sur la pluralité des formes de culture,
leur historicité, leur relativité et leur caractère holistique ou
intégré ? Il faut, pour le comprendre, passer d’abord le Rhin,
puis l’Atlantique.

Le terme de Kultur devient d’usage courant en Allemagne


dans la seconde partie du XVIIIe s. L’une de ses acceptions
est alors celle d’affranchissement de l’esprit (Aufklärung). Le
concept de Kultur était, de ce fait, assez proche de celui de
civilisation, dans son sens unitaire et homogénéisant.

Plutôt que d’insister sur la nationalisation du concept de


Kultur au lendemain de la défaite prussienne, et sur la pro-
motion du peuple et de la culture germanique en peuple
et culture par excellence contre le reste du monde, mieux
vaut rappeler que, dès l’orée du Sturm und Drang, J. G. Her-
der, dans Une autre philosophie de l’histoire (1774), ouvre la
culture au pluriel. Aufklärer critique, ou romantique fidèle
à l’esprit des Lumières, Herder s’efforce de conjuguer l’uni-
versel et le particulier en associant le concept de culture à
celui de nation entendue comme communauté de culture.

Chaque nation porte en elle, dans son Volksgeist, l’« harmonie


de sa perfection », qui n’est pas celle d’une autre, et exprime
à sa façon propre, qui n’est pas récapitulative, l’humanité
entière. On ne saurait donc juger d’une culture d’après une
autre ou à l’aide d’une vision de « l’histoire humaine dans son

ensemble », sauf à méconnaître ce qu’elle a d’unique. L’uni-


versel n’existe qu’incarné ; chacune de ses incarnations est
singulière et doit donc n’être appréciée que dans son rapport
avec elle-même. « Caractères nationaux, où êtes-vous donc ? »

L’histoire se chargera de répondre à la question de Herder.

Voilà donc le concept de culture pluralisé. Ce pluriel, sus-


ceptible de rompre avec le singulier tant du concept natio-
nalisé de Kultur que du concept unitaire de civilisation, sera
largement mobilisé par la tradition germanique des études
d’histoire culturelle (Kultugeschichte). Cette tradition va fran-
chir l’Atlantique pour être recueillie et remodelée par des
anthropologues, Fr. Boas en tête, puis ses disciples, souvent
nés sur le sol allemand, nourris en tout cas par cette concep-
tion pluraliste de la culture, qui se fixent pour objectif de
comprendre la culture, et donc chaque culture, en tant que

tout 3. Le rejet de la perspective évolutionniste, propre au pro-


gramme d’une histoire naturelle de l’homme, aboutit à dis-
soudre, en anthropologie du moins, le concept de civilisation
au sens de processus et de progrès. Tous les hommes, écrit
Kroeber en 1915, sont « intégralement civilisés ». Toute la
civilisation est donc dans chaque culture.

Même le terme de « civilisation » passe au pluriel, fût-ce


avec difficulté. Durkheim et Mauss la définissent ainsi en

1909 : « Une civilisation constitue une sorte de milieu moral

dans lequel sont plongées un certain nombre de nations et


dont chaque culture nationale n’est qu’une forme particu-
lière. » 4. Une civilisation ne se distingue donc d’une culture

que par son extension.

LA CIVILISATION CONTRE LA CULTURE

I l pourrait donc sembler qu’au début du XXe s., au moins


dans les communautés savantes, l’idée herdérienne d’indi-

vidualité culturelle soit désormais admise. Chaque culture, ou


à une autre échelle chaque civilisation, serait une totalité sin-
gulière, quoique comparable aux autres, parce que contenant
en elle, mais aussi, comme y insiste Boas, dans son histoire
et dans son rapport avec les autres cultures, l’ensemble de ce
qu’il y a à observer et à en comprendre.

Pourtant, il ne suffit pas de refuser le principe d’une hié-


rarchie de civilisation dans l’espace culturel, c’est-à-dire de
seulement reconnaître la diversité des cultures. Encore faut-il
s’entendre sur ce en quoi elles diffèrent tout en exprimant,
chacune, une facette de l’humanité, c’est-à-dire finalement

s’entendre sur le concept de culture. Il n’est pas paradoxal


d’affirmer que penser véritablement la culture au pluriel im-
plique l’emploi d’un concept de culture maintenu au singulier
par renvoi direct à celui d’unité de l’homme.

En réalité, et pour ne pas quitter le sol européen, deux


concepts de culture et, par là, deux conceptions de l’huma-
nité campent sur chaque rive du Rhin. L’un s’attache au mot
de « civilisation », l’autre au terme de Kultur. Assurément,

tous deux permettent de penser la culture au pluriel, comme


en témoigne après tout l’affrontement, mais selon des moda-
lités opposées qui sont à mettre en relation avec des idéolo-
gies différentes de la nation. Résumons avec L. Dumont : en
France, on est d’abord homme, puis français ; en Allemagne,
d’abord allemand et homme ensuite à travers cette qualité
d’allemand 5. Et l’on généralise à Paris comme à Berlin. Sur
le bord oriental du Rhin, on professe que l’homme est ce
qu’il est en vertu de son appartenance à une communauté de
culture déterminée, d’où la construction d’une théorie orga-
niciste (ou ethnique) de la nation. Sur la rive occidentale du
Rhin, la référence primordiale est l’universalité du sujet hu-
main, dont le peuple français serait le gardien, sinon le pon-
tife, d’où l’élaboration d’une théorie élective (contractuelle de

l’autre côté de la Manche) de la nation. On entre, en France,

dans la nation par l’esprit (Curtius) ; on appartient au Volk


allemand, donc en principe à tout peuple digne de ce nom,
par le sang et par la langue. Là, l’adhésion est consciente
et réfléchie ; ici, elle est instinctive et donnée : le vouloir-

vivre contre la raison. Mommsen entend que Strasbourg soit


à l’Allemagne ; Fustel de Coulanges, que Strasbourg soit avec
la France. Écoutons Nietzsche : « La civilisation veut autre

chose que ce que veut la culture, peut-être quelque chose


d’inverse. ».

C’est un jeu facile, et pratiqué par nombre de passeurs du


Rhin tels Nietzsche ou Renan dialoguant avec Strauss, que
celui qui consiste à déployer tout un jeu d’oppositions corres-
pondant peu ou prou à ce que « voudraient » respectivement
la civilisation et la Kultur : la modernité contre le Moyen
Âge, les Lumières contre le romantisme, le sacerdoce moral
contre la souveraineté politique, la société contre la com-
munauté, le choix renouvelé contre l’appartenance vécue, la
raison contre l’âme, la norme universelle contre le principe
spirituel, le monde du dehors contre la vie intérieure, le règne
de l’intellect contre la sphère du sentiment, etc.

J. Benda, ce pacifiste qui vitupère les chantres du natio-


nalisme (Treischke et Barrés), prend violemment le parti de
la civilisation contre celui de la Kultur, en opposant la zone
« profonde » de l’âme humaine (la volonté, les pulsions), exal-
tée par la Kultur, à sa zone « claire » (l’activité désintéressée
de l’esprit), célébrée par la civilisation : « Au XIXe s., sous le
commandement de l’Allemagne, l’Europe s’est mise à hono-
rer la zone instinctive de l’âme humaine [...], les peuples se
sont appliqués à se sentir dans la partie la plus instinctive de
downloadModeText.vue.download 254 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

252

leur être, dans leur race, dans leur langue, dans leur terroir,
dans leurs légendes, c’est-à-dire dans ce qui les rive le plus
décidément à leurs personnalités inéchangeables, dans ce qui
les oppose le plus inaltérablement l’un à l’autre. » 6.

LA CULTURE DANS TOUTES LES CULTURES

Q u’en est-il aujourd’hui, à l’heure où Dieu n’est plus


français, ni l’Allemagne le peuple par excellence ? Le
terme de « culture », placé résolument au pluriel, semble avoir
supplanté celui de « civilisation ». Ce constat vaut en ce qui
concerne le vocabulaire des sciences de l’homme. Il n’y a
plus guère que les archéologues pour employer le terme de
« civilisation » afin d’ordonner la succession historique des
conquêtes matérielles et des acquisitions techniciennes de

l’humanité, ou les orientalistes afin de désigner les vastes


ensembles culturels à tradition lettrée. Tout semble se passer
comme si les communautés scientifiques occidentales avaient

à coeur de faire oublier le temps où l’Occident savant s’était


arrogé le monopole de la civilisation.

Ce constat de la victoire remportée par le concept plura-


liste et relativiste de culture aux dépens du concept unitaire et
normatif de civilisation se vérifie également si l’on se penche
sur l’idiome de la société politique et de ses innombrables
relais « civils ». Ici même, l’existence continuée d’un ministère

de la Culture, au singulier, ne saurait dissimuler la rupture


intervenue. N’en déplaise aux héritiers du Front populaire et
aux mânes de Malraux, cette institution – qui étonne à l’étran-
ger – a désormais moins pour raison d’être de contribuer au
« perfectionnement » de l’esprit collectif, par accès de tous à la
culture dans son acception humaniste et donc en théorie uni-
versaliste, que de distribuer généreusement le label culturel
à d’innombrables biens et pratiques tenus pour équivalents
dans l’ordre de la création et de la transmission. Ailleurs, une
conception de la société, comme fragmentée en communau-
tés de culture animées chacune par un vouloir-être particu-
larisant, paraît entériner le déclin de l’universalisme, réduit à
n’être que le masque de l’ethnocentrisme occidental.

On se contentera ici de faire deux remarques. Elles

s’adressent plus particulièrement à l’anthropologie, tenue à


tort ou à raison pour responsable de cet « ethnologisme » gé-
néralisé selon lequel tous les contenus culturels se vaudraient
et toutes les valeurs seraient relatives. Pour user d’un raccour-
ci abusif, le romantisme, qui enfermerait les hommes dans les
limites de leurs cultures et les considérerait comme des héri-
tiers passifs de traditions reçues, dont il s’agirait seulement
de dresser un inventaire non critique et voué à l’inachève-
ment, y aurait-il étouffé le décret des Lumières, lequel enjoin-
drait d’atteindre les formes universelles de l’esprit humain à

l’oeuvre derrière la variété des expériences culturelles ?

On observera, tout d’abord, que la rencontre timidement


opérée entre l’anthropologie et les sciences de la cognition

suggère un changement radical d’orientation et d’analyse. Les


différences culturelles ne sont plus vues comme un donné
s’inscrivant en faux contre l’idée d’une nature humaine. C’est
tout le contraire, puisque ces différences sont envisagées
comme autant d’actualisations des capacités cognitives de
l’homme lui permettant, selon des mécanismes psycholo-
giques à élucider, de constituer des systèmes de concepts
et de croyances variables à l’intérieur de limites précisément

fixées par des contraintes universelles. Homo culturalis dé-


ploie ses particularismes en tant qu’il est Homo sapiens et,
à ce titre, dépositaire d’une « culture humaine », ou compé-

tence. Il se révèle donc possible de penser simultanément

l’unité de l’homme et la diversité des cultures.

On relèvera, en second lieu, que c’est bien abusivement


que l’Occident s’est attribué le monopole du « travail sur soi »

(Th. Mann), c’est-à-dire l’aptitude à s’arracher à son contexte,

à ses déterminations, à ses ancrages, bref à sa Kultur. Il y

serait parvenu en instaurant en son sein un espace critique

dont le modèle serait celui des Lumières, et sa devise, le


célèbre Sapere audere de l’Aufklärung 7 : « ose penser par
toi-même » ! Cet espace critique serait le lieu de la culture,
au singulier, par excellence, et cet idéal d’émancipation, la
valeur culturelle par excellence.

▶ Dans chaque culture, au sens pluraliste du terme, des

hommes se posent la question de leur appartenance à un

« nous » et, par là, développent une « ontologie critique de soi »

(M. Foucault). Il se manifeste partout, pour qui sait observer,

le refus d’être gouverné sans choix, de se soumettre à une

autorité, fût-ce celle de sa culture. Il n’est pas concevable, en

effet, que puissent exister des sociétés affichant une récepti-

vité pure à la tradition, incapables de se détacher un tant soit

peu d’elles-mêmes, inaptes finalement à la réflexivité cultu-


relle. Toute société suppose l’existence d’une représentation

de soi, et cette représentation de soi n’est nulle part unanime.

Pour reprendre une formule de R. Char, citée par H. Arendt,

tout héritage dans le domaine de la culture est accompagné


d’un testament, tenant lieu de mode d’emploi, qui « choisit,
nomme [...] et indique où les trésors se trouvent et quelle est
leur valeur » 8. L’art, qui est un jeu avec les normes instituées,
est évidemment le support le plus éloquent du testament. Ce
n’est pas un hasard si l’Occident s’en est longtemps attribué

l’exclusivité, et a vu dans l’art le condensé de la culture, dans

l’acception humaniste du terme.

En reconnaître universellement la présence, au travers


de formes et d’expressions éventuellement déconcertantes,
puisque non délibérément « artistiques », n’est-ce pas réintro-
duire la culture, au singulier, dans la pluralité des cultures ?

GÉRARD LENCLUD

✐ 1 Starobinski, J., « Le mot civilisation », in le Temps de la


réflexion, IV, Gallimard, Paris, 1983, pp. 13-53.

2 Tylor, E. B., la Civilisation primitive, Rheinardt, Paris, 1876-

1878.

3 Stocking, G., Race, Culture and Evolution, University of Chica-


go Press, Chicago, 1982.

4 Durkheim, É., Mauss, M., « Note sur la notion de civilisation »,

in Année sociologique, t. XV, 1909-1912, pp. 46-50.

5 Dumont, L., Essais sur l’individualisme, Seuil, Paris, 1983.

6 Benda, J., Discours sur la notion européenne (1939), Galli-


mard, Paris, 1979.

7 Foucault, M., « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Dits et Écrits

(1954-1988), Gallimard, Paris, 1994.

8 Arendt, H., la Crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972.

Voir-aussi : Beneton, P., Histoire de mots. Culture et Civilisation,

Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris,


1975.

Benvéniste, É., « Civilisation. Contribution à l’histoire du mot »,

in Problèmes de linguistique générale, Minuit, Paris, 1966.

CULTURELLE (SYNTHÈSE)
! SYNTHÈSE
downloadModeText.vue.download 255 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

253

CYBERNÉTIQUE
Du grec kubernèsis, « action de manoeuvrer un bateau », et au figuré
« action de diriger, de gouverner ».

ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. ESPRIT, SC. COGNITIVES

Nom donné dans les années 1940-1950 à un programme


de recherche visant à développer une science de l’esprit,
conçu comme un système autorégulé de traitement lo-
gique de l’information, transformant des informations
d’entrée, des inputs, en informations de sortie, des outputs.

Le projet cybernétique de modélisation du fonctionnement


de l’esprit qui se constitue en 1943 autour de N. Wiener 1,
W. Mc. Culloch et W. Pitts 2, puis de J. von Neumann, s’inscrit
dans une démarche résolument non mentaliste qui appré-
hende l’intelligence indépendamment de toute considération
psychologique. La pensée est réduite à l’activité du cerveau
assimilé à une machine. En 1957, H. von Foerster fonde la
« seconde cybernétique » et initie la recherche de modèles de
réseaux de neurones formels imitant grossièrement l’archi-
tecture neuronale et destinés à reproduire les capacités de
perception de formes.

Le programme cybernétique a engendré un ensemble

de disciplines aux méthodes et paradigmes très différents


voire antagonistes, regroupées depuis les années 1980 sous
l’égide des « sciences cognitives » 3. Dans la lignée de la pre-
mière cybernétique, l’étude de mécanismes de contrôle su-
bordonnés à la réalisation de tâches définies a priori vise
la construction d’automates capables d’imiter certains com-
portements humains. Mais imitation ne signifie pas modéli-
sation. L’extériorité du concepteur vis-à-vis de l’automate et
le dualisme entre le mécanisme et sa finalité contredisent la
définition purement matérialiste de la pensée. L’ambition du
courant connexionniste, issu de la seconde cybernétique, est
d’inscrire le télos dans l’immanence du système pour rendre
compte de l’autonomie du vivant et du caractère auto-orga-
nisé de son activité 4. Le système observé devient alors obser-
vant et sa finalité apparaît comme le produit émergeant des
processus de couplage qui le constituent et qui le relient à
son environnement.

▶ Pour leurs détracteurs, c’est la parenté des disciplines héri-

tières de la cybernétique qui est remarquable, bien plus que

leur divergence. Ils dénoncent la valeur épistémologique de


leurs modèles de traitement de l’information, dits « computo-
représentationnels », subordonnés à une perspective dualiste
(sujet-objet) qui n’est pas celle du vivant. La relation d’inte-

raction entre un système vivant et son environnement est pro-

ductrice de sens, elle n’informe pas le système mais informe


l’environnement.

Isabelle Peschard

✐ 1 Wiener, N., Cybernetics or Control and Communication

in the animal and the machine, MIT Press, Cambridge (Mass.),

2 éd., 1947.

2 McCulloch, W., et Pitts, W., « A Logical Calculus of the Ideas

Immanent in Nervous Activity », in Embodiment of Mind, MIT

Press, éd. W. McCulloch, 1943.

3 Dupuy, J.-P., Aux origines des sciences cognitives, La Décou-

verte, Paris, 1994.

Bechtel, W., Abrahamsen, A., le Connexionisme et l’esprit, La


Découverte, Paris, 1993.

Voir-aussi : Van de Vijer, G. (éd.), New Perspectives on Cyberne-


tics, Self-Organisation, Autonomy and Connectionism, Kluwer
Academie Publisher, Dordrecht, 1992.

CYNISME

Du grec kunikos, « qui concerne le chien ».

PHILOS. ANTIQUE

Doctrine du Ve s. av. J.-C. qui propose de prendre le chien


comme modèle et invite à « déchiqueter » radicalement
toutes les illusions.

Une doctrine du corps : la méthode

Les cyniques passent la plupart du temps pour des amuseurs


et des provocateurs, rarement pour des philosophes. On
connaît d’eux leurs saillies, gestes obscènes, mots d’esprit et
comportements loufoques, mais on leur dénie bien souvent
un contenu. Erreur souvent commise : on affirme même qu’ils
n’ont jamais rien écrit, alors que leurs textes ont été perdus.

Ces malentendus viennent de ce qu’ils usent du corps

comme d’un instrument philosophique. Leur méthode réside

moins dans le discours que dans la mise en scène d’un com-


portement sur la place publique. Ils théâtralisent des corps
mis en situation de choquer, donc d’interpeller sur le mode

socratique.

Un corps de doctrine : la pensée

On connaît le Diogène qui cherche un homme dans les rues


avec une lanterne allumée en plein jour. Mais, derrière la
mise en scène, il faut voir dans le geste une critique radicale
et ironique de la conception platonicienne des Idées. Ce que
Diogène cherche, ça n’est pas un homme, mais un Homme :
l’idée de Platon. Bien sûr, il ne la trouvera pas avec sa lan-
terne. Car au lumignon cynique, réminiscence portative du

feu platonicien, on ne constate que le réel sensible.

La pensée cynique est donc antiplatonicienne et nomina-

liste : le réel se manifeste dans des objets singuliers et imma-


nents, il n’y a pas d’universaux abstraits. D’où un perspec-

tivisme : il n’existe pas de vérité absolue et éternelle, mais


seulement des singularités perçues par une individualité cor-
porelle. Seule importe la vie ici-bas qu’il faut vivre selon les
enseignements donnés par la nature via un bestiaire abon-
dant, qui invite à prendre modèle sur la simplicité, sur le

dépouillement et sur l’austérité des animaux. Dans ce monde,

pas de place pour les dieux. Les cyniques se moquent des


prêtres, des cultes et des divinités. En politique, ils ne re-
connaissent aucune autorité, sont égalitaires et se veulent
citoyens du monde.

▶ Le cynisme ne se réduit pas à son moment grec. Il est


aussi une sensibilité qui traverse les siècles et qui s’incarne
chez les philosophes de la « dés-illusion ». Toute pensée qui
attaque les fictions fabriquées par les hommes pour supporter
le réel procède du cynisme des origines. Négligeant le sens
caché des gestes généalogiques, la vulgate affirme que le cy-
nisme définit des comportements amoraux et obscènes. Elle
exploite le malentendu avalisé par les dictionnaires, qui op-
posent un sens philosophique (disciple d’Antisthène et Dio-

gène) et un sens vulgaire (grossièreté d’individus sans foi ni

loi). La tâche du cynisme philosophique consiste aujourd’hui


à proposer un remède au cynisme vulgaire. Mais le premier
semble d’autant plus rare que triomphe le second...

Michel Onfray

✐ 1 Goulet-Cazé, M.-O., L’Ascèse cynique. Un commentaire de


Diogène Laërce, VI, 70-71, Vrin, Paris, 1986.

Goulet-Cazé, M.-O., Le Cynisme ancien et ses prolongements,


PUF, Paris, 1993.
downloadModeText.vue.download 256 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

254

Onfray, M., Cynismes. Portrait du philosophe en chien, Grasset,


Paris, 1990.

Paquet, L., Les Cyniques grecs. Fragments et témoignages, Philo-


sophica, édition de l’Université d’Ottawa, Ottawa, 1988.

Sloterdijk, P., Critique de la raison cynique, trad. H. Hilden-


brand, Bourgois, Paris, 1987.

Faut-il redevenir cyniques ?

Le cynisme philosophique a vécu de saillies,

de mots d’esprits, de provocations, de

gestes obscènes, certes, mais de manière

propédeutique : il visait un « au-delà » des

théâtralisations publiques, en l’occurrence il voulait une


sagesse et construisait un eudémonisme. Dissocier ces
événements de leur visée pédagogique ouvre la porte au
malentendu générateur du cynisme vulgaire, qui reste
à la lettre et ignore l’esprit ; le cynisme philosophique,
lui, incarne la permanence de cet esprit au travers des

siècles. On peut ainsi, à toute époque, s’inscrire dans la

sensibilité cynique, pourvu qu’on vise une fin semblable

à celle des fondateurs : dépouiller les hommes de leurs

illusions, les conduire sur des cimes éthiques magni-

fiques, certes, mais par des voies raides, escarpées, exi-

geantes, qui supposent le renoncement aux obsessions

de l’homme du commun – travail, amour, famille, hon-


neurs, richesses, pouvoir, réputation, renommée.

Dans cette optique, comment redevenir cynique ? Et pour


quelles raisons d’abord ? Dans le dessein de répondre à
l’envahissement du cynisme vulgaire et de riposter dans un
monde où le nihilisme triomphe depuis la fin des grands dis-
cours. Sans vertus, sans règles du jeu communautaire, l’action
se trouve soumise au seul impératif de succès. L’efficacité, le
gain, le désir d’une satisfaction immédiate conditionnent la
plupart des contemporains en dehors de toute considération
morale. L’effondrement des repères judéo-chrétiens ne sau-
rait être une bonne chose si sur ce tas de décombres rien ne
devait se reconstruire. Pour élaborer une éthique postchré-
tienne, la réactivation de morales préchrétiennes (cyniques
ou cyrénaïques, par exemple, mais aussi stoïciennes ou épi-
curiennes...) offre une possibilité non négligeable.
Ressusciter Diogène ne passe pas par le décalque d’une
geste théâtralisée, mais par une pratique de la vie philoso-
phique. Aucune réactivation de l’Antiquité n’est possible sans
l’obligation existentielle. Le néocynisme ne se pratique pas en
chambre, dans le silence et dans le recueillement des biblio-
thèques, l’asepsie des universités ou des lieux de recherche
théorique. Le théorétique, voilà l’ennemi... La visée cynique
est pragmatique, immanente. Elle suppose l’« ici et mainte-
nant », l’engagement dans le monde comme il est, chacun
selon ses possibilités. Du plus modeste au plus puissant, du
plus humble au plus influent des individus, on peut repro-
duire l’épopée cynique. Comment ? En travaillant théorique-
ment à la déconstruction des illusions, d’abord, puis en refu-
sant pratiquement de se faire le complice du monde comme
il va. Soit une ontologie radicalement tragique doublée d’une
politique réellement libertaire.

La déconstruction des illusions oblige à un travail sur trois


fronts : soi, les autres et le monde. Les cyniques proposent
une thérapie radicale et une ascèse vertigineuse pour des
résultats rapides. D’abord sur soi : il s’agit de combattre toutes
les formes de bovarysme. Étrange, d’ailleurs, que le terme et

son auteur – J. de Gaultier – ne bénéficient pas de la publicité


méritée... Faut-il voir dans la résistance au concept l’une des
modalités du refus de ce qu’il recouvre ? Vraisemblablement.
Car les hommes n’aiment pas qu’on pointe chez eux leur
perpétuel acharnement à se prendre pour autres que ce qu’ils
sont – la définition même du bovarysme.

Plus tard, et dans le même esprit, Freud met au point le

concept de déni pour circonscrire cette même passion de la


plupart à entretenir l’illusion sur leur compte. Le déni permet
au sujet de ne pas se regarder en face et de refuser l’évi-
dence qui, pourtant, s’impose. Ce refus de ce qui troue le réel
s’explique par la volonté d’éviter une souffrance : je refuse
ce qui montre de moi un portrait qui me déplaît parce que
je ne l’ai pas fabriqué de toutes pièces et qu’il contrevient
à l’image avantageuse que j’entretiens de moi. Bovarysme
et déni témoignent de l’incapacité viscérale des hommes à
regarder fixement une information douloureuse sur la nature
de leur identité.

De la même manière, la mauvaise foi analysée de façon im-


pitoyable par Sartre dans l’Être et le Néant : mensonge raconté
à soi-même avec une passion suicidaire, ardeur sans repos
activée dans le projet de se tromper, travestissement du réel
dans le projet de se mentir, éviction farouche de l’évidence
afin de ne pas assumer et de ne pas constater sa misère pro-
fonde, sa faiblesse, son inauthenticité, ses manquements ; la
mauvaise foi imprègne l’être du personnage qui se voudrait
aussi peu libre que le minéral ou le végétal pour n’avoir pas
à supporter sur lui ce regard qui le révèle si peu humain...

Le cynisme travaille donc dans la cruauté : il braque la


lumière sur ce qui fait mal, il fouille et creuse là où, pour
sa défense, un être échafaude des fictions, fabrique des illu-
sions, construit des romans à l’aide desquels il supporte plus
facilement un réel douloureux. En quoi ce réel est-il dou-
loureux ? Pour la raison qu’il ne correspond pas à ce que
l’esprit a imaginé pendant longtemps, parce qu’il témoigne
d’un écart considérable entre l’idée fantasmatique et la réalité
de soi.

La déconstruction cynique invite à passer de l’autre côté du

miroir : nous sommes finis, limités, impuissants, coincés entre


deux néants tissés de la même étoffe. Le cynique propose de
se remettre au centre de soi et de se défaire de tout ce qui
nous en empêche. Pas aussi mauvais que le christianisme et
les idéaux ascétiques de la morale le disent, pas aussi bon,
non plus, que chacun se le dit. Il s’agit de trouver la mesure,
puis de parvenir à une véritable conscience de soi : ce qui,
en chacun, demeure irréductible à l’autre, ce que seul je puis
être, voilà ce que je dois fabriquer.

Sur les autres, le travail cynique oblige à une pareille luci-


dité. À l’aide des moralistes du Grand Siècle, on renoncera à
croire aux fictions présentées sous les rubriques de l’amour :
charité, pitié, amour du prochain, altruisme, philanthropie
et autres vertus qui supposent l’homme capable de placer
autrui au centre de son dispositif éthique et de s’installer à la
périphérie dudit mécanisme. La lucidité oblige à dévoiler le
mobile de toute intersubjectivité : la lutte pour la maîtrise du
territoire, pour la reconnaissance, la domination, le contrôle
d’un espace, d’une parole, d’un milieu, l’empire sur l’autre,
par la force ou la ruse, la violence ou l’hypocrisie.

Que dit le cynique sur les autres ? Ne soyez pas dupes,


ne vous illusionnez pas : l’intérêt, l’amour-propre, l’amour
de soi, voilà les mobiles de toute action. Le bien n’existe
que quand il semble une force déterminante plus active
que le mal, moins dommageable, moins coûteuse en consé-
downloadModeText.vue.download 257 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

255

quences : les grands sentiments cachent de petites motiva-


tions, les belles actions dissimulent des mobiles mesquins,
les gestes généreux cèlent des motifs sordides... D’où une
solitude radicale : le cynique évolue dans un monde hostile
en tragique hagard mais lucide. Voilà pour quelles raisons il
ne se déplace jamais sans son bâton...

Métaphoriquement, il conserve le gourdin à portée de la


main. Toute intersubjectivité oblige au combat : le cynique
met toute son énergie à le refuser ; il refuse d’être maître
aussi bien qu’esclave, il ne veut ni l’un ni l’autre ; il aspire à
une réelle autonomie ; aristocratique, il se soucie moins de
sa position sociale que de son état ontologique. Sa question
prioritaire n’est jamais : qui suis-je pour autrui ? Comment
suis-je perçu par lui ? Mais : que suis-je pour moi ? Qui suis-
je véritablement ? Sa certitude généalogique : au marché de
la relation avec l’autre, il n’existe que des dupes... Rien n’est
vrai quand deux êtres humains sont ensemble, sinon la loi
qui régit la forêt. Quand la violence et la force ne suffisent
pas, on peut toujours recourir à la persuasion, à la rhéto-
rique, au discours, au langage qui agissent en auxiliaires effi-
caces des fictions utiles à l’escamotage du réel douloureux et

insupportable.

Quand il a réglé le problème du rapport entre soi et soi, le


cynique sait qu’il est un individu ; lorsqu’il a résolu celui des
relations avec autrui, il n’ignore plus qu’il est également une

solitude ; reste à envisager son commerce avec le monde.


Alors il va découvrir qu’il est une finitude... Autant dire que la
progression vers toujours plus de lucidité suppose le dépouil-
lement du maximum d’illusions – la totalité supposerait la
disparition de toute raison même d’exister. Réduire les illu-
sions au plus petit nombre viable, vivre tout de même, se
défaire du plus possible d’étais pour mener son existence

debout, voilà le projet d’ascèse proposé par les comparses


de Diogène.

Pour achever ce travail de sape des fictions « bovaryques »,


le cynique affirme la seule existence du monde réel. Sa
condamnation des arrière-mondes est sans appel : rien
n’existe en dehors de l’ici-bas et du maintenant, pas de ciel,
pas de monde intelligible, pas de salut post-mortem, rien qui

ressemble à une immortalité, une survie, une raison irration-

nelle de croire, d’attendre et d’espérer. Le ciel est vide, Dieu

est mort, pas question de remplir les niches laissées vides par
les dieux défunts avec de nouvelles idoles : l’État, le travail,

la famille, la patrie, la nation, la société, la communauté, le


parti et autres fétiches inutiles à l’édification de soi – inutiles
et nuisibles.

L’athéisme à l’endroit du ciel se double d’un athéisme en


direction de la terre : pas de zones de repli métaphysique
dans lesquelles renoncer facilement à soi, éviter de se re-
garder en face, puis succomber à la tentation du déni. Le
dépouillement des illusions, la déconstruction des fictions,
l’éradication des espoirs, la mise à mort des tromperies, voilà
d’excellentes façons de réaliser l’autonomie chère au sage.
Devenus forts, les individus n’ont plus besoin de religions
– ni celles qui s’inspirent d’en haut, ni les autres qui veulent
régenter l’ici-bas.

▶ Ni Dieu, ni maître ; ni dieux, ni maîtres : le cynique refuse

de sacrifier aux valeurs communes de toutes les époques et


se moque du prince et du prêtre, du roi et des marchands,
autant de fantômes qui supposent l’aliénation et sa dévotion

au service d’une cause dévorante d’énergie, de temps et de

liberté individuelles. Seul est maître celui qui dispose de lui.


La maîtrise de soi ouvre la porte à la sagesse : elle ondoie

celui qui n’a cure de maîtriser les autres ou le monde, mais


soi seul, unique projet qui mérite la dépense, la débauche et
l’épuisement de ses forces.

Réactiver le cynisme antique passe moins par le décalque

de la geste de Diogène et des siens que par l’intraitable refus

d’agir en courroie de transmission du monde comme il va

– autant dire : mal. Ne pas être de ce banquet mondain hys-

térique et furieux, refuser les fêtes mortifères et les danses


macabres communautaires : fabriquer sans relâche son exis-
tence dans la solitude, travailler inlassablement à déconstruire

les illusions, continuer son chemin sans composer, savoir que

cette oeuvre s’achève une fois dans la tombe, et encore. Puis

rire.

MICHEL ONFRAY
downloadModeText.vue.download 258 sur 1137
downloadModeText.vue.download 259 sur 1137

DANSE

Nom dérivé au XIIe s. du verbe francique dintjan qu’on retrouve dans le


verbe allemand tanzen ou le verbe néerlandais deintzen.

ANTHROPOLOGIE, ESTHÉTIQUE

Activité primitive, ludique, folklorique et rituelle, deve-


nue un des principaux arts du spectacle, mais dont le sta-

tut esthétique, longtemps vassalisé ou minoré, demeure


encore aujourd’hui, quoique réhabilité et émancipé, rela-
tivement ambigu.

Est reconnue généralement comme danse la faculté qu’a le


corps humain de se mouvoir d’une façon telle qu’il mani-
feste, au sein d’un groupe, dans un espace déterminé et une
certaine durée, une configuration dynamique et rythmique
singulière susceptible de revêtir un sens. Elle apparaît ainsi
soit comme l’expression d’une émotion personnelle, d’un
sentiment ou affect subjectif, soit comme l’exécution codifiée
d’un rite social ou religieux, soit in fine comme une oeuvre
artistique. Autrement dit, toute danse est à la fois individuelle
et sociale, psychologique et culturelle. Elle constitue en effet
une matrice primordiale par laquelle le groupe affiche et
consolide son lien fondateur en se faisant miroir ou reflet de
lui-même et simultanément permet à chaque individu d’exhi-
ber sa singularité ou sa virtuosité.
Surtout en raison de la concentration et de l’organisation
politique et institutionnelle croissante des sociétés occiden-
tales, cette fonction représentative immanente s’est peu à peu
autonomisée et spectacularisée en acquérant un statut artis-
tique proprement dit, celui du ballet de cour inventé en Italie
à la Renaissance et consacré par Louis XIV avec la fondation
en 1661 de l’Académie de danse qui le codifie. Devenue dé-
sormais art du spectacle au sens strict, la danse s’est trouvée
du même coup assujettie aux impératifs du plaisir esthétique
immédiat du spectateur. D’où sa subordination au pouvoir
conjoint des deux arts permettant la pleine réussite de cette
spectacularité : la musique et le théâtre. Le danseur ou la
danseuse en sont réduits à épouser fidèlement et simultané-
ment la structure mélodique et rythmique d’une composition
musicale et la progression d’une action dramatique définie

par un livret, autrement dit à se mouvoir à la fois comme

le simple vecteur visible et gracieux d’une trame sonore et


harmonique et comme l’illustration divertissante et plus ou

moins intermittente d’une intrigue théâtrale.

C’est précisément pour libérer la danse d’une telle dépen-


dance et surtout pour affirmer davantage sa spécificité en tant

qu’art de pur mouvement ou, mieux, production d’un corps


naturel mobile doué de sa propre musicalité et expressivité
que certains artistes crurent nécessaire, au début du XXe s., de

tenter de redécouvrir, d’explorer et de promouvoir les pos-


sibilités indéfinies de ce corps, en d’autres termes, de faire

retour aux sources mêmes de l’acte de danser.

La profonde révolution du langage chorégraphique qui


en a découlé n’efface pourtant pas son paradoxe esthétique,
celui d’une tension entre l’exigence poïétique et la néces-
sité de la communication. On peut la caractériser par quatre
traits esthétiques majeurs fort bien esquissés ou suggérés par
Valéry dans ses notes sur la « Philosophie de la danse » : 1. sa

dynamique de métamorphose indéfinie ou, si l’on préfère,


l’ivresse du mouvement pour son propre changement ; 2. son
jeu aléatoire et paradoxal de construction et de destruction,
c’est-à-dire, plus radicalement, de tissage et de détissage de
la temporalité qui habite et anime la corporéité ; 3. son défi
obstiné de la gravitation terrestre ou plus exactement son
dialogue incessant et conflictuel avec la force gravitaire qui
la soutient et la traverse ; 4. enfin sa pulsion autoaffective ou
autoréflexive, c’est-à-dire ce désir inhérent à toute expressi-
vité, mais que cet art porte à son acmé et qui pousse toute
corporéité à faire retour à et sur elle-même, comme l’atteste
déjà la voix : « La danse, écrit Valéry, se meut dans elle-même
et il n’y a, en elle-même, aucune raison, aucune tendance
propre à l’achèvement 1 ».

Or, précisément, cet inachèvement irrépressible et iné-


luctable n’est que le prolongement et la manifestation du
mécanisme permanent de projection fictionnaire qui consti-
tue le processus sensoriel lui-même. Celui-ci, en effet, est

toujours l’émanation hybride des interférences d’un qua-

druple jeu chiasmatique : un premier, « intrasensoriel » parce


downloadModeText.vue.download 260 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

258

qu’immanent à chaque sensation qui conjugue nécessaire-


ment activité et passivité ; un second, « intersensoriel » qui
combine les influences multiples des différents organes des
sens, les célèbres « correspondances » chantées par Baude-
laire et Rimbaud ; un troisième, qu’on peut appeler « parasen-
soriel » puisque engendré par les résonances produites par
l’acte de parler et d’écrire ; un quatrième enfin, strictement
« intercorporel », qui est déterminé par les échanges entre les
systèmes sensoriels distincts de corps différents. Autant de
croisements et d’entrelacs qui retentissent sur l’émergence de
chaque sensation et font d’elle une chambre d’échos virtuels ;
chaque vision ou audition projette ainsi les simulacres des
autres impressions fictives dont elle est inéluctablement por-
teuse et, par là même, préfigure « le débrayage » qu’effectue
l’acte linguistique de renonciation. Elle constitue donc bien
un mécanisme fictionnaire radical, insurmontable et indéfini
qui est celui de notre imaginaire même et qui confirme du
même coup l’idée nietzschéenne selon laquelle l’homme est
un animal qui « simule nécessairement ».

▶ Une telle hypothèse revient à reconnaître la production


fictionnaire comme noyau et moteur ultime de notre exis-
tence corporelle et, par conséquent, à envisager la création
artistique comme son épiphanie originaire et spécifique et
non comme un artifice contingent et arbitraire commandé
par la finalité spectaculaire d’une culture historique. C’est en
tout cas ce qu’atteste la danse par laquelle notre corporéité,
mieux que dans tous les autres arts, exhibe, grâce aux mé-
tamorphoses indéfinies de ses postures et mouvements, ce
pouvoir permanent de fantasmagorie sensorielle qui est notre
temporalité même.

Michel Bernard

✐ 1 Valéry, P., « Philosophie de la danse », in OEuvres, t. I, Galli-


mard, Paris, 1957, p. 1399.

Voir-aussi : Bernard, M., De la création chorégraphique, Centre


national de la danse et Chiron, Paris, 2001.

Cunningham, M., le Danseur et la Danse, entretiens avec J. Les-


chaeve, Belfond, Paris, 1980.

Ginot, L., Dominique Bagouet, un labyrinthe dansé, Centre na-


tional de la danse, Paris, 1999.

Graham, M., Mémoire de la danse, trad. C. Le Boeuf, Actes Sud,


Paris, 1992.

Humphrey, D., Construire la danse, trad. J. Robinson, Bernard


Coutaz, Paris, 1990.

Laban, R., la Maîtrise du mouvement, trad. J. Challet-Haas et


M. Bastien, Actes Sud, Paris, 1994.

Launay, L., À la recherche d’une danse moderne : R. Laban –


M. Wigman, Chiron, Paris, 1997.

Louppe, L., Poétique de la danse contemporaine, Contredanse,


Bruxelles, 1997.

Robinson, J., l’Aventure de la danse moderne en France (1920-


1970), Bougé, Paris, 1990.

Wigman, M., le Langage de la danse, trad. J. Robinson, Papiers,


Paris, 1986.

! ESTHÉTIQUE, INTERPRÉTATION, MUSIQUE

DARWINISME

De Darwin (1807-1882).

BIOLOGIE, HIST. SCIENCES, MORALE, SC. HUMAINES

Pensée évolutionniste de Charles Darwin ; effets liés à la


réception et à l’importation des thèses de Darwin dans les
disciplines autres que la biologie.

La philosophe américaine M. Grene (née en 1910) a carac-


térisé avec netteté les implications de l’évolution biologique

– et plus particulièrement du darwinisme – pour la philoso-


phie. Elle propose d’apprécier cette question à la lumière des

fameuses questions par lesquelles Kant délimitait le champ

propre de la philosophie : « Que puis-je savoir ? », « Que


dois-je faire ? », « Que m’est-il permis d’espérer ? », trois ques-
tions qui, selon la célèbre formule de Kant dans son cours

de logique, peuvent elles-mêmes être ramenées à une seule :

« Qu’est-ce que l’homme ? » Il est à peine besoin de rappeler à

quel point l’histoire du darwinisme a été liée, dès ses débuts,

à la troisième question kantienne, la question religieuse. Les

deux premières questions ont trouvé des développements

spectaculaires dans l’épistémologie évolutionnaire et dans


l’éthique évolutionnaire 1. Enfin, remarque Grene, l’étude de
l’évolution ayant beaucoup de choses à nous apprendre sur
l’homme, on ne peut s’étonner que la philosophie contempo-
raine, si elle est bien une anthropologie, soit de part en part
interrogée par le naturalisme darwinien.
Que puis-je savoir ?

(Épistémologie évolutionnaire)

L’épistémologie a été traditionnellement définie comme une


investigation a priori sur les fondements et sur les possibilités
de notre pouvoir de connaître. La philosophie transcendan-
tale de Kant a fourni aux philosophes des temps modernes
un remarquable modèle d’une telle enquête. La philosophie
analytique de Russell et la phénoménologie transcendantale
de Husserl ont, chacune à sa manière, renouvelé le projet.
Dans la mesure où les pensées de ces trois philosophes ont
largement contribué à façonner le paysage de l’épistémolo-
gie, il semblerait que la théorie de l’évolution biologique n’ait
rien à apporter à celle-ci : comment une science empirique

pourrait-elle contribuer en quoi que ce soit à une entreprise


de fondation radicale de la connaissance ? Pas plus que la
psychologie ou la sociologie, la biologie de l’évolution ne
le peut.

Il existe pourtant un puissant courant de pensée qui,


à l’époque contemporaine, s’est développé sur une base
contraire. L’épistémologie évolutionnaire part précisément
de l’idée que la théorie de l’évolution biologique est essen-
tielle, avec d’autres sciences empiriques (comme la psycho-
logie), à la compréhension des pouvoirs de connaissance
de l’homme. Il y a deux modalités de l’épistémologie évo-
lutionnaire. L’une a son origine dans la proposition, for-
mulée par K. Lorenz en 1941, de réinterpréter la notion
kantienne de conditions a priori de la connaissance (caté-
gories de l’entendement, et formes a priori de la sensibi-
lité), comme un ensemble de dispositions innées construites
au cours de l’évolution biologique. Cette proposition a été
le point de départ d’une tradition de recherche que l’on
qualifie parfois comme programme « limitationniste ». Son
ambition est de mettre au jour les limites méso-cosmiques
qui pèsent sur notre appareil de connaître. Par ce terme, il
faut entendre les caractéristiques de notre appareil cognitif
qui reflètent des contraintes adaptatives liées à l’évolution
passée de l’homme, dans un environnement écologique et
social sans doute très différent de celui que nous connais-

sons aujourd’hui. Les travaux les plus significatifs ont porté


sur les illusions perceptives, la catégorie de causalité et les
schémas de classification.

La seconde modalité de l’épistémologie évolutionnaire


consiste à prendre le rapport entre évolution et connaissance

non plus de manière littérale, mais métaphorique. On s’inté-

resse alors à l’évolution des idées et, tout particulièrement, au


downloadModeText.vue.download 261 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

259
changement scientifique. L’hypothèse de base consiste à s’ap-
puyer sur des analogies fortes entre l’évolution des espèces et
le changement scientifique, et à postuler que des processus
structurellement identiques interviennent dans les deux cas.
St. Toulmin fut l’un des premiers à explorer ce genre d’hypo-
thèse, dont Hull est aujourd’hui l’un des théoriciens les plus
systématiques. On admet, par exemple, qu’il existe des items
scientifiques (concepts, hypothèses, représentations norma-
tives de l’activité scientifique, instruments, etc.) dotés de ro-
bustes capacités de réplication. Par exemple, la reproduction
dans un journal, ou renonciation par un professeur, d’une
hypothèse scientifique est un événement de réplication. Cette
réplication n’est cependant pas parfaite : il arrive que l’item
soit modifié et que cette modification soit elle-même repro-
duite dans une chaîne de communication sociale. De tels
items culturels sont comparables aux unités de transmissions
héréditaires qu’étudient les généticiens, les gènes, qui, eux
aussi, sont des unités de réplication et de mutation. On peut
alors concevoir que la diffusion (ou extinction) des items
culturels se fasse selon des processus analogues à la diffu-
sion (ou extinction) des gènes : dérive aléatoire, sélection,
migration dans d’autres populations. La mise en oeuvre d’un
tel programme de recherche relève de la sociométrie. D’un
point de vue philosophique, l’objectif est aisé à discerner : il
s’agit de contribuer à naturaliser l’épistémologie, en montrant
que des comportements aussi intentionnels que les pratiques
scientifiques obéissent à une dynamique qui, à un certain
niveau de description, n’est pas intentionnelle (épidémiologie
culturelle).

Que dois-je faire ?

(Éthique évolutionnaire)

Comme l’a noté avec perspicacité le philosophe M. Ruse,


l’éthique évolutionnaire a aussi deux modalités, littérale
et métaphorique. La version métaphorique est la plus
ancienne. Elle est connue sous le nom de « darwinisme

social », expression qui, en dépit de son nom, ne renvoie


pas à Darwin, mais à H. Spencer. L’argument est simple. Il
consiste à souligner, dans un premier temps, le caractère
bénéfique du principe de concurrence dans l’évolution bio-
logique : la lutte pour l’existence, et la sélection des traits
avantageux qui s’ensuit, a été un agent majeur de progrès
biologique. Dans un second temps, on transpose le prin-
cipe de concurrence dans le domaine des actions humaines,
et on soutient que la concurrence entre individus doit être
érigée en norme. C’est l’argument, bien connu du « laissez-
faire », qui sert de fondement, chez Spencer, à l’économie,
à la politique et à la morale. Spencer a écrit une Morale
évolutionniste [Evolutionary Ethics]. L’argument central du
livre consiste à ancrer la Genèse des conduites altruistes et

le calcul égoïste.

Une seconde modalité de l’éthique évolutionniste a son


origine dans les réflexions de Darwin sur les origines du
comportement moral chez l’homme. Pour la distinguer de la
précédente, M. Ruse a proposé de parler d’« éthique darwi-
nienne ». Darwin a exposé ses conceptions sur l’origine de
la morale dans un livre tardif, mais extrêmement influent,
la Descendance de l’homme (aussi traduit : la Filiation de
l’homme). Il y soutient que le sentiment moral a sa source,
d’une part, dans des instincts sociaux que l’homme partage
partiellement avec d’autres espèces animales ; d’autre part,
dans ses facultés propres de raisonnement et de symbolisa-
tion. Un élément important de la spéculation darwinienne

réside dans sa critique très dure des philosophes utilitaristes.


Darwin estime, en effet, que la Genèse des conduites morales
et du sentiment moral doit être comprise en référence au
« bien de la communauté », qui lui-même se mesure à la
capacité de survie et de reproduction des communautés en
tant que telles. Les comportements éthiques ont ainsi leur ori-
gine dans des adaptations qui renvoient à l’histoire passée de
l’espèce humaine. Nous retrouvons ici l’esprit du programme
limitationniste de l’épistémologie évolutionnaire (version
littérale). Quant à savoir si cette histoire naturelle des ori-
gines du comportement moral peut nous aider à reformuler
le projet d’une éthique fondationnelle, ou (comme le soutient
Ruse) s’il doit nous convaincre qu’il vaut mieux y renoncer,
c’est l’objet du débat fondamental de l’éthique évolutionnaire
aujourd’hui.

Que m’est-il permis d’espérer ?

(Darwinisme et religion)

La théorie darwinienne de l’évolution est née dans le contexte

d’un âpre débat sur la théologie naturelle. L’Origine des es-


pèces est tout entière destinée à montrer que la « théorie de la
descendance avec modification [des espèces] par la sélection
naturelle » (nom que Darwin donne à sa théorie) explique
mieux l’histoire de la vie et de la terre que la « théorie de
la création des espèces séparées ». Même si Darwin a tou-
jours pris un extrême soin de ne pas se prononcer publique-
ment sur la question religieuse, c’est sous cet angle qu’elle a
d’abord été comprise par l’immense majorité de ses lecteurs.
Darwin pensait d’ailleurs que sa théorie n’était pas incom-
patible avec la religion bien comprise. Comme bon nombre
de philosophes et savants depuis le XVIIe s., il a longtemps
adhéré à l’idée que « le Créateur » (qui réapparaît dans la
dernière phrase de l’Origine des espèces dès sa deuxième édi-
tion) n’agit pas sur la Nature par miracle, mais seulement
par le biais des « causes secondes », c’est-à-dire par des lois.
La sélection naturelle, en ce sens, est le moyen que Dieu a

utilisé pour accomplir la création indéfiniment continuée des


espèces biologiques. Cette doctrine tresse un réseau serré de
liens historiques entre la théorie de la sélection naturelle et le
débat sur la théologie naturelle, en quelque sorte en amont
de l’Origine des espèces.

En aval de ce livre, ce débat a continué, parfois sous des


formes radicales : le mouvement créationniste américain, né

au début du XXe s., en porte témoignage. Mais ce débat relève


plus de l’histoire culturelle que de la philosophie. Plus inté-
ressant pour le philosophe est la renaissance des réflexions
sur la notion de création suscitées par la théorie darwinienne
de l’évolution. Les philosophies de Whitehead, de Bergson
ainsi que la réflexion métaphysico-théologique de Teilhard

de Chardin en sont des exemples notoires.

Qu’est-ce que l’homme ?


(Anthropologie darwinienne)

Les rapports entre darwinisme et philosophie méritent


d’être situés dans le contexte plus large de la naturalisation
des sciences humaines et sociales, et de la philosophie. Le
naturalisme contemporain n’est plus, comme au temps de
l’Encyclopédie et du Dictionnaire de Trévoux, une entre-
prise métaphysique visant à éliminer Dieu et à promouvoir
l’athéisme. Certains philosophes naturalistes sont athées,
d’autres ne le sont pas. Le naturalisme contemporain est un
naturalisme méthodologique, qui consiste à croire qu’il n’y
downloadModeText.vue.download 262 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

260

a pas de limite concevable à l’explication des phénomènes


par des causes naturelles. À ce titre, l’ensemble des phéno-
mènes qui définissent le champ des sciences humaines et
des sciences sociales entrent dans le programme d’un natu-

ralisme méthodologique. La philosophie, dans la mesure


où elle privilégie les phénomènes de l’intentionnalité, de la
conscience, des états mentaux, des normes et des valeurs,
est aussi concernée.

▶ L’évolution biologique n’est pas la seule voie de naturali-

sation de l’anthropologie (prise dans son extension la plus

large : toute investigation prenant l’homme comme objet),

mais elle en constitue un pan essentiel. Il n’est guère de

science de l’homme qui n’ait vu ses cadres de pensée re-

nouvelés par une forme ou une autre de naturalisme évo-

lutionniste. On a évoque l’épistémologie et l’éthique évo-

lutionnaires ; il existe aussi, entre autres, une économie

évolutionnaire, une psychologie évolutionnaire, une théorie


évolutionnaire du changement culturel. Tantôt la naturalisa-
tion emprunte le chemin de la métaphore : il s’agit alors de
transposer des modèles qui ont fait leur preuve du domaine
de l’évolution biologique vers celui de telle ou telle science
de l’homme. Tantôt il s’agit de prendre acte de ce que l’on
sait de l’évolution de l’espèce humaine et de réexaminer sous
cet angle les doctrines fondamentales de tel ou tel champ
de connaissance, quitte à les récuser parce que improbables.
Dans la mesure où la philosophie moderne est bien, comme
on l’a proposé, une anthropologie, elle est, de facto, engagée
dans un dialogue avec le darwinisme dont on peut penser
qu’il est loin d’être achevé.

Jean Gayon

✐ 1 Evolutionary epistemology, evolutionary ethics. On dit


aussi en français « épistémologie évolutionniste », « éthique
évolutionniste », mais cette transcription est source de confu-
sions.

Voir-aussi : Bergson, H., l’Évolution créatrice, Félix Alcan, Paris.

Darwin, Ch., On the Origin of Species by Means of Natural Selec-


tion, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for

Life (1859), Murray, London.

Darwin, Ch., The Descent of Man, and Selection in Relation to

Sex (1871), 2 vol., Murray, London.

Gayon, J., « Darwinisme et métaphysique », in Une philosophie


cosmopolite : Hommage à Jean Ferrari, textes réunis par M. Per-
rot et J.-J. Wunenburger, Université de Bourgogne, Dijon, 2001,
pp. 161-177.

Grene, M., A Philosophical Testament, Chicago and La Salle (III),

Open Court, 1995.

Hull, D., Science as a Process. An Evolutionary Account of the

Social and Conceptual Development of Science, Chicago, The

University of Chicago Press, 1988.

Kant, E., Logique, trad. L. Guillermit, Vrin, Paris, 1966, p. 25.

Lorenz, K., Für Deutsche Philosophie, 15, 1941, pp. 94-124. Trad.

anglaise sous le titre : « Kant’s Doctrine of the A Priori in the

Light of Contemporary Biology », General Systems, 7 (1962),

pp. 23-35.

Ruse, M., « Une défense de l’éthique évolutionniste », in Fonde-

ments naturels de l’éthique, J.-P. Changeux (dir.), Odile Jacob,


Paris, 1993, pp. 35-64.

Ruse, M., Taking Darwin Seriously : A Naturalistic Approach to


Philosophy, Basic Blackwell, Oxford, 1986.

Toulmin, St., « The Evolutionary Development of Natural


Science », in American Scientist, 57, 1967, pp. 456-471.

Vollmer, G., « What Evolutionary Epistemology is Not », in

W. Callebaut &amp; R. Pinxten (éd.), Evolutionary Epis-

temology. A Multiple Paradigm, D. Reidel, 1987, pp. 203-


221.

DASEIN

ONTOLOGIE

Chez Heidegger, l’homme comme l’étant ouvert à


l’être en tant qu’il a à être.

Ce terme, désignant dans l’allemand classique l’existence,

désigne chez Heidegger cet étant exemplaire, qui en ayant à


être, a la compréhension de l’être. Le Dasein n’est point tant
l’homme que le là en lequel l’homme séjourne en tant que
destinataire de l’être.

Heidegger rompt avec la définition traditionnelle de l’es-


sence de l’homme comme animal rationale, ainsi qu’avec
toute problématique d’une nature humaine. Le Dasein est cet
étant qui a à être et dont l’essence n’est rien d’autre que
d’exister en tant qu’il est un projet jeté. N’étant pas un sujet
coupé du monde, il se détermine comme être-au-monde.
Celui-ci définit la constitution fondamentale de cet étant qui,

en se comprenant en son être, se rapporte à cet être. Les


existentiaux primitifs, qui déterminent la constitution onto-
logique du Dasein, sont la compréhension, l’être-jeté et la
déchéance. La question n’est point tant alors celle de l’es-
sence de cet étant, puisque son essence est l’existence, mais
de savoir qui est le Dasein ? Or, de prime abord et le plus
souvent, il n’est pas lui-même, mais le On de la quotidienneté

médiocre et déchue. En effet, le Dasein n’est pas isolé, mais


est avec les autres, en tant qu’être-là-avec dans un monde
qui est un monde ambiant et commun. En s’identifiant à ce
monde de la préoccupation, le Dasein n’est pas lui-même,
mais existe sous la dictature du On. Si l’existentialité se ca-
ractérise à partir de ces existentiaux que sont la disposition,
la compréhension et le discours, les modes déchus du dis-
cours et de la compréhension sont le bavardage, la curiosité

et l’équivoque. L’angoisse est alors le contre-mouvement qui


arrache le Dasein à la déchéance et lui révèle son être comme

souci, comme être en avant de soi. L’être-jeté, ou facticité, et


le projet, ou existentialité, sont ainsi des structures du souci.

Toutefois, pour saisir le Dasein dans son originarité il


convient de quitter le sol phénoménal de la quotidienneté
et de poser la question d’un pouvoir-être-tout du Dasein.
L’aporie est alors que, tant que le Dasein existe, il est incom-
plet et que, lorsqu’il est achevé, il n’y en a plus, puisqu’il
est mort. La mort est pour lui la possibilité par excellence, à
savoir la possibilité de sa propre impossibilité, et l’être-pour-
la-mort détermine son existence comme essentiellement finie.
Ce n’est que dans le devancement de la mort qu’il comprend
authentiquement son être-en-avant-de-soi, s’éprouvant véri-
tablement comme pouvoir-être et non comme substance on-
tique. Cette possibilité indépassable et immaîtrisable de l’exis-
tence se nomme ouverture, en tant qu’elle est référée à cette
clôture essentielle qu’est la mort et qui en est sa condition de
possibilité : le sum peut alors se dire comme sum moribun-
dus. Le Dasein atteint ainsi à la transparence de sa propre
existence, existentiellement attestée par le phénomène de la
conscience comme appel du souci selon ce mode insigne
de l’ouverture qu’est la résolution. Celle-ci, en s’articulant
au devancement de la mort comme résolution devançante,
permet de répondre à la question d’un pouvoir-être-tout du
Dasein, question qui n’est point tant théorique que pratique,
car le Dasein doit alors revenir à la simplicité de sa facticité
et de sa finitude. La résolution devançante s’avère être cette
existence authentique en vue de la mort qui n’est possible
que parce que le Dasein existe selon le mode de la possibi-
lité en avenant à lui-même. Il est donc foncièrement avenant
downloadModeText.vue.download 263 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

261

ou à venir (zukünftig) et son mode d’être est la temporalité.


Celle-ci fonde l’unité de l’existentialité, de la facticité et de la
déchéance comme moments structurels du souci.

▶ La temporalité constitue le sens de cet étant, car ce qu’il


explicite comme horizon de la compréhension de être est le
temps, exigeant alors une élucidation du caractère tempo-
ral de l’être en tant que tel. La compréhension de l’être est
donc une déterminité ontologique de cet étant, son privilège
ontique consistant en ce qu’il est ontologique.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 4, § 9, § 45,


Tübingen, 1967.

! ANGOISSE, DÉCHÉANCE, ÊTRE-JETÉ, EXISTENTIAL, ON, SOUCI,


TEMPORALITÉ

DÉCADENCE
Du latin cadere, « tomber ».

ESTHÉTIQUE

État d’une civilisation, d’une culture, etc., qui perd pro-

gressivement de sa force et de sa qualité ; période histo-

rique correspondant au déclin politique d’une société.

Les individus vieillissent, les espèces dégénèrent, les civili-


sations déclinent. C’est par le déplacement d’une métaphore
organiciste ou biologique dans le champ d’une réflexion sur
l’histoire des sociétés ou des États que l’idée de décadence
a pris toute son ampleur. Elle est apparue très tôt comme un
outil conceptuel fondamental pour penser et se représenter
adéquatement un événement amené à bouleverser l’évolu-
tion des civilisations occidentales : la chute de Rome, sym-
bole et symptôme de la chute de l’Empire romain d’Occident.

Rome mise à sac signifiait que Rome pouvait cesser : il


fallait repenser le temps (la durée) des hommes et, dès lors,
donner du sens à un fait. La décadence s’est imposée pour
permettre de justifier ce que l’on ne pouvait que constater.
Mais la décadence, indéniable, de l’Empire romain est-elle
cause ou symptôme de sa ruine ? Si elle n’en est que le symp-
tôme, le véritable principe est à rechercher dans un au-delà
peut-être inaccessible : c’est la fortune, le sort, la tychè, le
destin, la providence (tant de termes qui seront invoqués par
la suite), caractérisée par son instabilité et sur laquelle les
hommes n’ont pas de prise, qui scelle l’avenir des civilisa-
tions. Si la décadence en est la cause, de quelle décadence
s’agit-il ? Décadence culturelle et morale ou décadence éco-
nomique et politique ? La dégradation des manières, la cor-
ruption de la morale, l’affadissement des langues et de la
littérature, sont autant de maux désignés par les contempo-
rains et qui témoignent d’une perte des valeurs, d’une perte
de confiance en l’homme moderne, sa raison, son courage
et sa capacité créatrice. Si les Anciens étaient des héros, les
Modernes sont des créatures imparfaites qui cèdent aux ten-
tations et n’aspirent qu’au luxe. Or cette décadence des indi-
vidus entraîne la corruption du pouvoir, l’affaiblissement des
forces militaires et la perte de la liberté. Les Républiques sont
destinées à évoluer en tyrannies (où le tyran est l’esclave de
ses désirs) ou en démocraties (où le nivellement des valeurs
entraîne le règne de la médiocrité).

Cependant, deux voies s’offrent : on peut penser l’his-


toire de manière linéaire. C’est contre l’idée de progrès, vé-
cue comme une imposture, que l’on se représentera alors
son époque comme décadente. La décadence est le symp-

tôme d’une maladie constitutionnelle des civilisations, qui

ne peuvent aller que s’affaiblissant, périclitant, pour tendre


ultimement vers le néant. Cette vision pessimiste, voire nihi-

liste, est celle de Nietzsche, pour lequel « le mensonge moral

dit par la bouche du décadent : “Rien n’a aucune valeur, la


Vie n’a aucune valeur” » 1. C’est la volonté de puissance (fait
ultime de la généalogie des valeurs) qui se mue en volonté
de mort, caractérisée par une faiblesse croissante et une lutte

constante contre les instincts, tant dans les peuples que dans

les individus qui les composent.

▶ Mais si l’histoire est pensée de manière cyclique, la déca-

dence d’un régime peut n’être qu’un des moments du cycle.


Elle est fin d’un âge et début d’une ère nouvelle. Typique-
ment dans l’ambiguïté, en ce sens, la décadence a aussi une

fonction positive : elle est un passage nécessaire à la créa-

tion de neuf, le moment où la raison devient impuissante

à penser le monde tel qu’il se transforme sous nos yeux,


produisant une angoisse morale. C’est l’art, par le recours

à l’imaginaire et l’illusion, qui prend en charge le passage,


d’une part dénonçant l’éclatement ou l’aliénation de l’homme

et du monde, d’autre part annonçant l’unité d’un idéal pos-

sible. La décadence (affaiblissement d’une culture) est alors


presque confondue avec la dégénérescence (dénaturation),

mais au sens où il s’agit pour une culture ou une société de

changer de nature, c’est-à-dire de transformer radicalement

son rapport au monde.

Magali Bessone

✐ 1 Nietzsche, F., Crépuscule des idoles ou Comment philoso-


pher à coups de marteau, Gallimard, Paris, 1974, p. 116.

Voir-aussi : Cioran, E. M., Précis de décomposition, Gallimard,

Paris, 1977.

Huysmans, J.-K., À rebours, Actes Sud – Labor – L’aire, Arles,

1992.

Machiavel, N., OEuvres, Robert Laffont, Paris, 1996.

Platon, la République, Garnier-Flammarion, Paris, 1966.

Saint Augustin, la Cité de Dieu, Seuil, Paris, 1994.

Schopenhauer, A., Métaphysique de l’amour, Métaphysique de la


mort, Union Générale d’Éditions, Paris, 1964.

Verlaine, P., OEuvres poétiques complètes, Gallimard, Paris, 1962.

DÉCHARGE

En allemand : Abfuhr, de abführen, « décharger », composé de ab- et de


führen, « é-conduire » (trad. J. Laplanche).

PSYCHANALYSE

Régulation du psychisme par expulsion brusque de


quantités d’excitation exo- ou endogène. Intuition précoce
chez Freud (1895, principe d’inertie des neurones), la dé-

charge s’inspire du modèle de l’arc réflexe.


Soumis au principe de plaisir, l’appareil psychique éprouve
l’augmentation de l’excitation comme une tension désa-

gréable, un déplaisir. Les voies les plus courtes pour en

obtenir la suppression, ou la réduction, sont celles de la dé-

charge : actes ; rires, rage, sanglots ; hallucination du rêve ;

lapsus, trait d’esprit ; abréaction cathartique.

▶ Principe de plaisir et décharge visent-t-ils à maintenir


constante la tension pulsionnelle (principe de constance) ou
à la faire disparaître (principe de nirvana) ? Dans le premier
cas, ils servent la pulsion de vie (Éros), dans le second, la

pulsion de mort (Thanatos), qui vise à ramener le vivant à


downloadModeText.vue.download 264 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

262

l’inanimé et à faire chuter absolument toute tension : la rela-


tion entre érotisme et mort en est éclairée.

Christian Michel

! ABRÉACTION, ÉROS ET THANATOS, INCONSCIENT, PLAISIR,


PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, PULSION

DÉCHÉANCE

En allemand : Verfallen.

ONTOLOGIE

Chez Heidegger, mode d’être du Dasein quotidien im-

mergé dans le monde ambiant.

Cet existential caractérise l’être inauthentique du Dasein, sans


avoir le sens péjoratif d’une chute, mais en désignant la situa-
tion habituelle d’identification au monde de la préoccupation.

La déchéance traduit l’hégémonie du On : le bavardage


définit le mode quotidien du parler ; la curiosité, celui de
la compréhension, et l’équivoque, celui de la disposition.
Se constitue ainsi l’apparence selon laquelle l’ouverture du
Dasein pourrait lui conférer sûreté et vérité. L’être-au-monde

déchu est rassurant, poussant par là même à la frénésie de

l’affairement, organisant l’illusion d’une compréhension uni-

verselle. Mais il est aussi aliénant, car le pouvoir-être propre

du Dasein lui échappe. Loin d’être une face nocturne du


Dasein, la déchéance le constitue dans sa quotidienneté. Elle

est un concept ontologique du mouvement, mouvement par

lequel le Dasein tourne le dos à lui-même pour s’immerger

dans le monde. L’origine de cette immersion est la fuite du

Dasein devant son pouvoir-être authentique. Or, celui-ci, ne

faisant que fuir devant lui-même, reste confronté à soi, ou-

vrant la possibilité de l’angoisse comme contre-mouvement

par rapport à la déchéance.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 38, Tübingen,


1967.

! ANGOISSE, AUTHENTIQUE, DASEIN, ÊTRE-JETÉ, ON

DÉCIDABILITÉ

LOGIQUE

1. Propriété satisfaite par une formule qui est démon-


trable ou réfutable dans une théorie (ce n’est pas une pro-
priété intrinsèque : une formule peut être décidable dans
une théorie et pas dans une autre). – 2. Propriété satisfaite

par un ensemble lorsqu’il y a un algorithme (« procédure

de décision ») permettant de déterminer mécaniquement

en un nombre fini d’étapes si un objet donné appartient

ou non à cet ensemble ; ainsi, l’ensemble des nombres


premiers est décidable. – 3. Propriété satisfaite par une
propriété lorsque l’ensemble des objets qui la satisfont est
décidable ; ainsi, la propriété « être un nombre premier »
est décidable. – 4. Propriété d’une théorie ou d’un système

d’axiomes dans lesquels l’ensemble des théorèmes est

décidable ; ainsi, le calcul propositionnel est décidable, et

l’arithmétique de Peano ne l’est pas.

Parmi les propriétés indécidables, certaines sont semi-déci-


dables, c’est-à-dire qu’il existe une procédure effective qui
délivre un verdict positif lorsqu’on l’applique à un objet qui
possède la propriété, mais qui peut ne donner aucune ré-
ponse lorsqu’on l’applique à un objet qui ne la possède pas ;

ainsi, la propriété « être un théorème du calcul des prédicats »

est semi-décidable.
Jacques Dubucs

! ARITHMÉTIQUE, CALCULABILITÉ, CHURCH (THÈSE DE),


EFFECTIVITÉ

DÉCISION (THÉORIE DE LA)


Du latin decisio, « action de trancher une question » (en justice particu-
lièrement), « arrangement » ou « transaction ».

MORALE, POLITIQUE

Partie générale de la science de l’action et des choix


humains. Dans une perspective normative, elle étudie les
critères généraux de l’action ou des choix (ou encore des
évaluations précédant l’action) répondant à une exigence

de rationalité. En tant que science positive, et souvent en


relation avec sa dimension normative, elle tâche d’expli-
quer les choix effectivement constatés (ou suscités par

l’expérimentation) des agents humains. La théorie de la


décision est un champ d’étude empruntant des méthodes
d’investigation à plusieurs disciplines, et défini par un objet
propre : la décision humaine. La théorie de la décision se
ramifie en théorie de la décision individuelle, théorie des

choix collectifs (ou « théorie du choix social ») et théorie


des jeux.

Certaines contributions à la théorie de la décision sont venues

de la philosophie de l’action, autour de la question de la

définition de la rationalité dans les choix, mais aussi, plus

simplement, à propos de la représentation conceptuelle de

l’action et de la décision : leurs motifs, l’articulation entre

désirs et croyances, leurs rapports avec des notions voisines

(intention, projet, résolution, etc.). D’autres contributions


sont venues des mathématiques ; d’autres encore ont été éla-

borées en liaison avec les objectifs explicatifs des sciences de


l’homme et de la société, par des économistes et des psycho-

logues notamment 1.

L’analyse de la décision était déjà parvenue à un certain


degré de raffinement dans l’Antiquité, comme on le voit en

particulier dans l’analyse aristotélicienne de la phronesis (pru-


dence ou sagesse pratique) et de la proairesis (intention et
choix). Dans l’Éthique à Nicomaque, la phronesis intervient

comme vertu de la partie rationnelle de l’âme en tant qu’elle


est capable de calcul et s’intéresse aux choses contingentes ;
elle s’applique à la recherche de l’utile ou du profitable. C’est
l’idée d’une rationalité propre à l’action ou à la décision, qui
ne présuppose pas nécessairement la connaissance de ce qui
est bien (ou bon) absolument parlant. Le choix (proaisesis)
est « le désir délibératif des choses qui dépendent de nous » 2.
Cette union du choix délibéré et du désir se retrouve dans

toutes les analyses ultérieures, sur la base d’une décomposi-


tion préalable des données du problème : buts visés, moyens
disponibles, information acquise ou accessible.

La modélisation de la décision prit un nouveau départ


chez Pascal, dont le célèbre « pari » métaphysique offre
l’exemple d’une application systématique du calcul sur le

probable aux règles de décision 3. Pascal utilise, à côté de la


recherche de choix « dominants » (ceux qui auraient les meil-
leures conséquences dans tous les cas) la théorie de l’espé-
rance mathématique de gain, selon laquelle le choix rationnel
est celui qui maximise la somme des gains pondérés par les
probabilités d’obtention des différents gains possibles. Cette
théorie, toutefois, s’est heurtée au « paradoxe de Saint-Pé-

tersbourg » : il y a une limite aux sommes que je suis prêt à


downloadModeText.vue.download 265 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

263

miser pour participer à un jeu de pile ou face dans lequel, si


je gagne au nième coup (ayant perdu aux coups précédents),
le jeu s’arrête et je gagne un nombre de francs égal à la nième
puissance de 2 – alors que dans ce jeu l’espérance de gain
est infime. La solution de Bernoulli, qui est restée classique,
consistait à substituer aux gains les utilités (ou satisfactions
psychologiques) associées 4.

Parallèlement, certains principes d’analyse ont émergé


des recherches philosophiques sur l’action, les passions et
la morale. Il faut citer en particulier le modèle humien de
détermination de la conduite, interprétable simultanément en
termes de causalité et de raisons de l’action, et fondé sur
l’analyse des passions tout en identifiant la place tenue par
le raisonnement. Orientée par deux éléments – les croyances
et les passions – l’action est comprise en termes d’adéqua-
tion instrumentale aux finalités recherchées. Les réflexions
de Hume dans le Traité de la nature humaine devaient rester

déterminantes pour la théorie de la décision. Par ailleurs, la


théorie de l’« acte de tenir pour vrai », ébauchée par Kant
dans la Critique de la raison pure (Canon de la raison pure,
3), s’inscrivait dans une perspective voisine de celle des re-

cherches systématiques, au XXe s., sur les relations entre déci-

sion et jugement subjectif sur le probable.

Cette piste devait être explorée en particulier par F. Ramsey


qui, adoptant la méthode des paris et une présentation axio-

matique, parvenait à une expression quantitative conjointe


pour la croyance (relative aux propositions décrivant les états
du monde) et la valeur (attachée aux états du monde) 5. Plus
tard, L. Savage élabora une théorie de la décision fondée
sur des axiomes garantissant l’existence d’une représentation
en forme d’utilité espérée pour les préférences d’un agent
confronté à l’incertitude 6. Le modèle de Von Neumann et de
Morgenstern autorisait, pour le cas où les probabilités sont
des données objectives, une représentation cardinale (c’est-à-
dire ayant une signification quantitative) de l’« utilité » au sens

de la satisfaction des agents 7. La théorie de la décision s’est


ensuite développée conjointement avec la théorie des jeux et
la théorie économique, auxquelles elle offre un fondement.
Dès les années 1950, à la suite des travaux de K. Arrow, elle

s’est doublée d’un volet « collectif », lui-même de plus en plus


étroitement lié à la théorie des jeux.

▶ La théorie de la décision est au coeur de débats épistémolo-


giques et moraux (ou politiques) importants, non seulement
dans sa branche collective et dans son rôle de fondement

des raisonnements stratégiques, mais aussi en tant que théo-


rie du choix individuel. Privilégiant une norme de cohérence
dans les choix ou les préférences des agents, s’exprimant

par des conditions de transitivité (ou absence de préférences


cycliques) et de complétude (classement exhaustif de toutes
les options possibles), la théorie de la décision classique
conduit à interpréter les décisions humaines à la lumière
d’une certaine conception (normative) de ce qu’elles doivent
être. Cette conjonction des aspects explicatifs et normatifs
rend possible l’application systématique de la théorie de la
décision aux sciences sociales dans la tradition de l’individua-

lisme méthodologique.

Emmanuel Picavet

✐ 1 French, S., Decision Theory : An Introduction to


the Mathematics of Rationality, Chichester, Wiley, 1988.
Sugden, R., « Rational Choice : A Survey of Contri-
butions from Economies and Philosophy ».
Tosel, A. (dir.), Formes de rationalité et phonétique moderne, t. 574,
1995, in Annales littéraires de l’université de Franche-Comté.

2 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 5, 1113 a 11.

Pascal, B., Pensées, section « Infini-Rien », Laf. 418, Br. 233.

4 Bernoulli, D., « Specimen theoriae novae de mensura sortis »,


in Commentarii Academiae scientiarum imperialis Petropolita-
nae, 1738, vol. V (pour 1730-31), pp. 175-192.

5 Ramsey, F. P., « Truth and Probability », in The Foundations


of Mathematics (textes réunis par R.B. Braithwaite), Londres,
Routledge and Kegan Paul, 1931.

6 Savage, L., « Une axiomatisation du comportement raisonnable


face à l’incertitude », in Fondements et applications de la théorie
du risque en économétrie, colloques internationaux du CNRS,
Paris, t. XL, 1952 ; et The Foundations of Statistics, New York,
Wiley, 1954 ; 2e éd., New York, Dover, 1972.

7 Von Neumann, J., et Morgenstern, O., Theory of Games and


Economic Behavior, 1944, 2e éd., Princeton, 1947, Princeton

University Press, 3e éd., 1953.

DÉCLINAISON

Du latin declinatio, traduit par Cicéron du grec parenklisis.

PHILOS. ANTIQUE

Déviation spontanée des atomes qui s’écartent de fa-


çon infime de leur trajectoire.

On pense souvent que la déclinaison a été inventée par Lu-

crèce (qui emploie clinamen), car elle n’apparaît pas dans


les textes conservés d’Épicure. En réalité, tous les auteurs

ultérieurs l’attribuent à celui-ci 1.

Chez Démocrite, les atomes étaient animés d’un mouve-


ment tourbillonnaire et s’aggloméraient pour former des agré-
gats. Mais, selon Lucrèce, si les atomes ne déviaient jamais,
ils ne pourraient pas se rencontrer et tomberaient à l’infini
vers le bas, « comme des gouttes de pluie » : leur mouvement
serait uniforme et ils ne formeraient jamais aucun agrégat.
« Ainsi, la nature n’aurait jamais rien créé. » En outre, sans
cette déclinaison qui « rompt le pacte du destin », il n’y aurait

pas de « libre volonté » 2.

Carnéade, puis Cicéron critiquèrent la déclinaison comme


superflue, et guère compatible avec la thèse d’un « mouve-
ment volontaire de l’âme » : cette déclinaison « sans cause »

relevait de l’indéterminisme plus que d’un libre arbitre.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Cicéron, De finibus, I, 18-20 ; Du destin, 22-25 ; 46-48. Plu-


tarque, Opinions des philosophes, I, 23, 3. Diogène d’OEnoanda,
Inscription épicurienne, fr. 54.

2 Lucrèce, De la nature, II, 216-293.

! ATOMISME, DÉTERMINISME, LIBRE ARBITRE, VOLONTÉ

DÉCONSTRUCTION
Notion introduite par Jacques Derrida dans De la grammatologie (1967).
PHILOS. CONTEMP.

Manière inédite d’étudier la métaphysique occidentale,


et plus généralement de lire les textes, qui met en crise les
présupposés et les opérateurs les plus fondamentaux de la
tradition philosophique (en particulier la valorisation de la
présence, et la netteté de certains partages hiérarchisants,
par ex. les oppositions être / non-être ou vrai / faux).

La « déconstruction » apparaît aujourd’hui comme un mou-


vement de pensée (fort pluriel) provoquant des réactions
vives, d’enthousiasme ou de rejet, sur la scène intellectuelle
contemporaine. C’est Jacques Derrida qui avança le mot
à la fin des années 1960 alors qu’il cherchait entre autres,
downloadModeText.vue.download 266 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

264

explique-t-il, une manière de traduire le geste heideggerien


d’étude de la métaphysique occidentale 1. Et le mot rencontra
un écho tel qu’il en vint bientôt à désigner préférentiellement
la manière derridienne de travailler en – ou la – philosophie
et celles de penseurs qui revendiquèrent une inspiration ou
une reprise de cette manière de travailler, et ce dans des
champs fort divers (philosophie, critique littéraire, théorie de
l’architecture, esthétique plus généralement, mais tout aussi
bien, en particulier aux États-Unis, études juridiques, « gender
studies »...).

Il convient de remarquer de prime abord que Derrida se


refuse à présenter la déconstruction comme une méthode
(surtout si on réduit l’idée de méthode à celle de procédures
s’enchaînant mécaniquement qu’il suffirait d’appliquer), et
est même extrêmement réticent à tout simplement en pro-
poser une définition 2. C’est que, justement, la déconstruction
« déconstruit » – ce qui veut dire au moins « subvertit » –
l’architecture des concepts fondateurs de la philosophie dans
le cadre desquels la notion de méthode et l’opération même
de « définition » prennent sens. Elle subvertit en particulier
les oppositions binaires nettement tranchées et hiérarchisées
(vrai / faux ; être / non-être ; propre / impropre, authen-
tique / inauthentique, etc.) qui constituent l’axiomatique
par où la philosophie se présente comme volonté de vérité
(l’inspiration nietzschéenne est bien sûr évidente). Dans une
approche encore trop superficielle, on pourrait dire que le
geste derridien de « déconstruction », en cela proche du geste
heideggerien de Abbau ou de Destruktion, que – jusqu’à un
certain point – il prétend traduire, consiste à « prendre par
surprise » les textes de philosophie qui se donnent comme
pleinement maîtres de ce qu’ils veulent dire – comme l’ex-
pression maîtrisée de la pensée d’un auteur. Il s’agit de mon-
trer comment ils sont habités par des significations autres que
celles qu’ils veulent dire (une affinité avec la psychanalyse
est ici bien sûr perceptible même si cette dernière aussi, du
point de vue derridien, est justiciable de la déconstruction. Et
il faudrait dire de même pour ce qui concerne les rapports de
la déconstruction avec le structuralisme ; structuralisme avec
lequel elle partage l’idée qu’il faut décomposer, désédimenter
des structures – mais pas plus). Cela dit, alors que le geste
heideggerien prétend reconduire vers l’authentique (l’Être)
oublié par la philosophie occidentale, le geste derridien, se
présentant comme plus radical, aura précisément déconstruit
l’opposition même entre l’authentique et l’inauthentique,
et aura donc mis en crise la téléologie de « la reconduction
vers » : pour lui, il n’y a plus d’arché vers laquelle reconduire,
et du même mouvement plus de sens propre. Dès lors que
les idées de « propre » et d’« origine », et, surtout, de « pré-
sence » (pleine et pure) sont mises en crise, le sens se « plu-
ralise » toujours déjà, se dissémine (pour reprendre une autre
notion travaillée par Derrida) originairement.

Le geste déconstructiviste cherche à mettre en crise l’axio-


matique sur laquelle repose la métaphysique occidentale en
ce que cette dernière exige la présence, exigence qui hante
ses concepts fondamentaux (l’être, la vérité...). Et on com-
prend qu’il s’exerce préférentiellement et d’abord – même
si la postérité déconstructiviste a pu en étendre le champ
où on le pratique – sur des textes. En effet, le présupposé
occultant qui appartient à la métaphysique de la présence se
sera toujours exprimé, selon Derrida, comme valorisation de
la parole pleine, exemplaire d’un présent-vivant immédiat,
au détriment de l’écriture, de la trace comme telle matérielle
qu’est le texte, toujours soupçonné de trahir le sens en sa pré-

sence (par exemple, le vouloir-dire de l’auteur qui veille « au

présent » auprès de sa parole n’est « plus là » pour défendre


le texte). La déconstruction, mettant en crise la présence et
les valeurs qui lui sont associées (parmi lesquelles il faudrait
aussi citer la vie), se sera donc rendue sensible au texte et à
l’écriture, dévalorisés par la tradition occidentale alors même

qu’ils auront pourtant, si l’on suit Derrida, rendu possible tout

sens, de l’écarter originairement de lui-même. On peut ce-

pendant noter qu’au fil des livres, Derrida accentue de moins

en moins ce que la déconstruction retient d’une stratégie tex-

tuelle et insiste de plus en plus sur la dimension qu’on pour-

rait qualifier d’éthique de la déconstruction : bouleversant les


textes, la déconstruction se présente de plus en plus comme
une exposition non-calculée au texte ; fondamentalement,
comme un « oui » sans condition à l’événement, à « ce qui
vient » sans jamais « faire présence ».

Quelques précisions

Ce n’est pas parce qu’elle rend aporétique l’opposition entre

vérité et fausseté que la déconstruction serait annulation de

l’exigence de vérité ou apologie du faux : déconstruire n’est


pas détruire au sens d’une annihilation, ni verser dans la

naïveté d’une inversion simple des hiérarchies de la méta-

physique. Si elle met effectivement radicalement en danger


les repères et les critères du philosophique – c’est l’une des
raisons majeures des rejets violents qu’elle peut inspirer – la
déconstruction, chez Derrida au moins, ne saurait être légi-

timement caricaturée en une pratique irrationaliste faisant


l’apologie de l’irrationalité et s’autorisant toutes les interpréta-
tions arbitraires. « Il faut la vérité » a pu écrire Jacques Derrida.
En un sens il ne cesse de parcourir la double-contrainte sui-

vante : il faut s’interdire de croire naïvement en la possibilité

d’une vérité assurée dans le cadre de la « métaphysique de

la présence » ; il ne faut pourtant pas faire de cette première

exigence le prétexte pour déserter simplement l’exigence

de vérité. Et, en effet, la déconstruction ne consiste pas à

faire dire ce que l’on veut à un texte, mais, dans un travail

rigoureux, à mettre au jour sous l’argumentation maîtrisée


l’indécidabilité, l’ambivalence, ou bien encore et autrement,
l’aporie (au sens ici d’une double-contrainte, d’une contradic-
tion interne inesquivable) d’un texte. Il est bien vrai qu’ainsi

elle met en question les frontières ou les limites explicites :


celles du texte (en repérant, ou en procédant à des greffes
ou des disséminations qui auront toujours déjà mis en crise

le fantasme d’un sens propre et déterminé assigné à un texte

autonome), celles des genres (mise en question, brouillage si

l’on veut, des frontières entre philosophie et littérature, entre

littérature et critique littéraire...). Mais cette mise en crise de

l’étanchéité des frontières, encore une fois, ne revient pas à

les effacer ou à les annuler sans autre forme de procès.

François-David Sebbah

✐ 1 Derrida, J., De la grammatologie, Les Éditions de Minuit,

Paris, 1967.

2 Derrida, J., Psyché, Inventions de l’autre, Galilée, Paris, 1987.

Voir-aussi : Searle, J. R., Pour réitérer les différences. Réponse à


Derrida, trad. J. Proust, Éd. de l’Éclat, 1991.

Zima, P. V., La déconstruction, Une critique, PUF, Paris, 1994.


! TRACE
downloadModeText.vue.download 267 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

265

DÉCORATIF

Du latin decor, « ce qui convient » puis « parure, ornement ». Adjectif


attesté depuis le milieu du XIXe s. et substantivé par Viollet-de-Duc.

ESTHÉTIQUE

Catégorie esthétique relative aux arts appliqués et dont

le contenu a toujours fait problème puisqu’on le suspecte


toujours de gratuité.

À la différence des concepts esthétiques organiques, le déco-


ratif ne peut faire valoir aucune généalogie de légitimation.
Construit au voisinage de notions aussi diverses que « orne-

ment », « décor », « goût », « dépense », « ordre », « convenance »,


etc., il ne peut être appréhendé que de manière indirecte : on
ne se trouve jamais face à face avec le décoratif, mais toujours
en présence de quelque chose qui lui prête son masque ; ce
que l’on voit, c’est le décalage, le supplément, qu’il provoque.

Autant l’ornement relève d’une logique à l’intérieur de la-


quelle le visible s’organise en oppositions claires et distinctes,
autant le décoratif relève d’une pensée spectrale multipliant
les catégories intermédiaires, suscitant toute une gamme de
« nuances » qui accompagnent son déploiement. Ainsi ne suf-
fit-il pas d’opposer le parergon à l’ergon, car aussitôt surgit
un parergon de parergon, comme ce « cadre doré » que Kant
oppose au « bon cadre » qui n’encadre que par sa forme 1. De
même, en architecture, est-il vain de dénoncer le mensonge
et l’excès, liés à tels matériaux, à telle structure surajoutée,
car qui pourra jamais déterminer où finit le structurel et où
commence le superflu, et départager l’ergon du parergon ?

Si le XIXe s. apparaît comme le siècle où les conditions


sont remplies pour que soit problématisée une logique du
décoratif, c’est à coup sûr parce qu’il amplifie de manière
exponentielle les fissures apparues au siècle précédent dans
l’édifice de l’architecture classique, en particulier au sein
de la notion d’ordre, tant au sens étroitement architectural

que sociologique, la notion de convenance étant reléguée


au profit de celle de distinction. La Critique au jugement de
Kant atteste de ce tournant en thématisant de manière iné-

dite l’opposition entre « beauté libre » et « beauté adhérente »,


puisque les exempla qu’il cite de beautés libres – dessins à la
grecque et rinceaux pour des encadrements ou sur du papier
peint – avaient toujours été jusque-là assimilés à des beau-
tés non « libres » mais asservies à certains lieux et fonctions
subalternes, par opposition à la beauté du grand art 2. Dans
ce renversement, Kant fait surgir une composante essentielle
à la logique du décoratif qui est son « détachement », au
sens de ce qui ne peut être enserré dans un ordre, n’adhère
pas à ses protocoles, et s’inscrit sur une ligne de fuite. Mais
cette notion de liberté va tellement a contrario de ce que
son temps est en voie de penser sous l’opposition entre arts
nobles et appliqués qu’elle ne sera jamais assumée par ses
successeurs romantiques.

▶ Le décoratif ne peut s’élever à la dignité de concept qu’en


dépassant l’horizon des péripéties historiques qui ont affecté
l’architecture et les arts décoratifs, à savoir lorsqu’il est pensé
comme opérateur de déplacement des marques que l’ordre,

par le relais de l’ornement, s’efforce d’inscrire dans le réel.


Au service d’une refondation antiautoritaire et antinormative
de l’esthétique, il incarne alors la beauté libre, quitte à faire
figure de défaut venant contredire le programme ordonnancé
du décor.

Jacques Soulillou

✐ 1 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. Philonenko,

§ 14, Vrin, Paris, 1968, p. 68.

2 Ibid., § 16, pp. 71-72.

Voir-aussi : Baudrillard, J., le Système des objets, Gallimard, Paris,


1968.

Le Corbusier, l’Art décoratif aujourd’hui (1925), rééd. Flamma-


rion, Paris, 1996.

Soulillou, J., le Décoratif, Klincksieck, Paris, 1990.

! DÉSINTÉRESSEMENT, ESTHÉTIQUE INDUSTRIELLE, EXPRESSION,


GOÛT

DÉCOUVERTE

ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES

Phase d’acquisition d’objets ou de connaissances nou-

veaux mais préexistant matériellement ou virtuellement.

Les découvertes maritimes des Anciens et des Arabes ali-


mentent déjà la réflexion sur le perspectivisme et la relativité
du savoir. À la Renaissance, le droit de découverte, codifié
par Francisco de Vitoria, est un droit négatif envers d’autres
nations concurrentes : il ne permet pas de disposer des in-
digènes, d’où le recours au mythe de la Terra nullius. En
réaction à cette « méconnaissance » se forgent le mythe du
bon sauvage et la critique de la barbarie des états européens
(Montaigne, Diderot).

Le problème de la révision du savoir et de la


rétrospection

À l’époque moderne, inventer et découvrir, auparavant


synonymes, s’opposent relativement à leur objet : l’inven-

tion signifie sa production dans l’acte, ou sa réorganisation

complète, tandis que la découverte suppose la préexistence

d’une structure, soit matérielle, soit à titre de conséquence

nécessaire d’une proposition déjà connue. La découverte en

vient à désigner la phase initiale du développement de la

connaissance, dont les phases suivantes sont la justification

et l’application. H. Reichenbach insiste sur la distinction entre

« contexte de découverte » et « contexte de justification », entre

motivations heuristiques et justifications a posteriori 1. Toute

découverte pose ainsi le problème de la rétrospection 2. Une

découverte théorique ne se confond pas avec sa vérification

expérimentale : « L’ordre de la découverte prime l’ordre de

la vérification. 3 »

Vincent Bontems

✐ 1 Reichenbach, H., l’Avènement de la philosophie scienti-


fique, Flammarion, Paris, 1955.

2 Popper, K., The Logic of Scientific Discovery, Hutchin-


son &amp; Co, London, 1959.

3 Bachelard, G., la Valeur inductive de la relativité, p. 79, Vrin,


Paris, 1929.

! FAIT SCIENTIFIQUE, INVENTION, JUSTIFICATION, PROGRÈS EN


SCIENCE

DÉDUCTIF

Du latin deducere, « emmener d’en haut, faire descendre ».

ÉPISTÉMOLOGIE, LOGIQUE

Se dit d’un raisonnement qui procède par déduction.

Une déduction dans un système d’axiomes et à partir


d’hypothèses de départ est une suite finie de formules qui
downloadModeText.vue.download 268 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


266

sont soit des axiomes, soit des conséquences directes de


formules précédentes, soit encore une hypothèse.

Cette conception moderne de ce qui est déductif emprunte


largement à ce que l’analytique aristotélicienne enseignait
déjà ; à savoir une liaison et succession de propositions pro-
duisant une connaissance dite démonstrative (apodeixeos)
dans laquelle l’expérience ne sert pas de critère de vérité ou
de justification. Il est donc nécessaire d’appuyer ce type de
savoir sur une structure démonstrative, c’est-à-dire sur un en-
semble de règles d’inférence, précisément chargées d’assurer
cette liaison entre les propositions. La syllogistique d’Aristote
a joué ce rôle. Un savoir déductif étant au fond obtenu par
association des syllogismes à des hypothèses propres à une
science particulière : les Éléments d’Euclide peuvent être vus
comme un modèle du genre.

▶ Cette forme n’épuise pas l’histoire du concept ; elle est


par exemple fort éloignée de la déduction cartésienne qui
résulte d’une succession d’intuitions : le déductif étant alors

pensé comme agrégat d’atomes intuitifs. Ceci ne va pas sans


entraîner pour nous quelques ambiguïtés de sens puisque
traditionnellement déductif peut être considéré comme syno-
nyme de discursif, alors que chez Kant, le discursif s’oppose
à l’intuitif, comme la connaissance du général à celle du
particulier.

Vincent Jullien

! DÉDUCTION

DÉDUCTION

Du latin deductio, de deducere, « déduire ».

Déduire, dans la langue de Descartes, c’est simplement « trouver ». Il


y a loin de cette déduction cartésienne à celle qui apparaît dans l’idéa-
lisme le plus intransigeant. Déduction et induction sont les deux articu-
lations majeures des théories de la connaissance. L’induction, lorsqu’elle
se porte sur les objets physiques et se fait source des lois, est empi-
risme. La déduction, menée depuis les principes jusqu’aux effets les plus
complexes, est idéalisme. C’est le sens logique de la déduction qui la
transforme en un outil métaphysique dès qu’on l’applique aux objets du
monde et non plus aux seules idéalités.

GÉNÉR., PHILOS. CONN.

Opération rationnelle par laquelle on conclut une affir-


mation à partir de prémisses sans avoir recours à l’expé-

rience et selon des procédures formellement arrêtées.

On trouve une formalisation claire de la notion de déduction


dans les Eléments d’Euclide, mais elle s’inscrit plus précisé-
ment dans un cadre aristotélicien, tel qu’il se donne dans les
Analytiques 1. Pour Aristote, le syllogisme constitue l’arché-
type de la déduction : il consiste à déduire une proposition
à partir d’une proposition initiale, dite « majeure », et d’une
proposition intermédiaire, dite « mineure ». Ainsi, à partir de
la majeure « tous les hommes sont mortels », et de la mineure
« Socrate est un homme », on peut conclure que « Socrate est
mortel ». Simplement, il existe des syllogismes captieux, c’est-
à-dire des déductions logiquement valides mais ontologique-
ment irrecevables ; par exemple, déduire de la majeure « ce
qui est rare est cher », et de la mineure « un cheval boîteux est
rare », qu’un « cheval boîteux est cher », c’est affirmer quelque
chose que le bon sens récuse. Autrement dit, la cohérence
formelle ici ne fait qu’accuser une césure entre ce qui est

simplement logique et ce qui existe réellement.

C’est pourquoi Descartes rejette vigoureusement la syllo-


gistique, en l’accusant de perdre de vue ce que nous donne

l’intuition, le contenu qui ne requiert rien d’autre que l’atten-


tion de l’esprit et la lumière naturelle pour distinguer le vrai

du faux. Ainsi, dans les Règles pour la direction de l’esprit 2,


« Je trouve d’une médiocre utilité ces chaînes, par lesquelles
les dialecticiens pensent gouverner la raison humaine ». Ce
qui donne désormais à une déduction son caractère de vérité,
et non plus seulement de validité, c’est qu’elle est suscep-
tible d’être ramenée à une évidence simple. Contrairement à
l’expérience sensible, source d’erreurs, la déduction ne peut

d’elle-même générer des erreurs – si elle est fautive, c’est uni-

quement de notre fait et non de celui du raisonnement, alors

que le fait même de l’expérience peut produire une erreur.

On voit par là que la perfection de la déduction vient de


ce qu’elle est reconductible à une série d’intuitions, toujours
marquées du sceau irréfutable de l’évidence.

Clara da Silva-Charrak

✐ 1 Aristote, Analytiques, I, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1992.

2 Descartes, R., Règles pour la direction de l’esprit, OEuvres phi-

losophiques, Garnier, Paris, 1988, tome I, p. 83-84.

Voir-aussi : Blanché, R., L’Axiomatique, PUF, Paris, 1959.

Deleuze, G., La Philosophie critique de Kant, PUF, Paris, 1963.

Kant, E., Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pa-


caud, PUF, Paris, 1944.

Marion, J.-L., L’Ontologie grise, Vrin, Paris, 1981.

! ÉVIDENCE, INTUITION, LOGIQUE, RAISONNEMENT, VÉRITÉ

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

1. Au sens informel, argument ou raisonnement par


lequel on tire une conclusion de certaines hypothèses ; la

déduction est dite correcte si la vérité des hypothèses en-

traîne celle de la conclusion. – 2. Dans un système formel,

suite finie de formules dont la dernière est la conclusion, et

dont chacune, est soit un axiome du système, soit l’une des

hypothèses de la déduction, ou bien provient de formules


qui la précèdent dans la suite par application de l’une des
règles d’inférence du système ; on parle aussi, en ce sens,
de dérivation (formelle), en tant qu’objet syntaxique éven-
tuellement capable de représenter une déduction au sens

informel.

Dans les années 1930, Gentzen 1 a contesté la possibilité de

représenter adéquatement les arguments déductifs par une


suite linéaire d’énoncés, et il a proposé de remplacer les

systèmes formels de type hilbertien par une nouvelle pré-

sentation de la logique, le « calcul de déduction naturelle »

(Kalkül des natürlichen Schliessens). Dans ce calcul, qui ne

comporte aucun axiome, une hypothèse peut être introduite

à tout endroit d’une preuve, quitte à être éventuellement « dé-

chargée » plus loin moyennant l’introduction d’un symbole

d’implication. Ce format, dont les propriétés ont été systéma-

tiquement étudiées par Prawitz 2 dans les années 1960, reflète


assez fidèlement le raisonnement « naturel », dans lequel les
lois logiques interviennent moins comme des principes ini-
tiaux desquels on tire des conclusions que comme des règles
d’inférence en vertu desquelles certaines conclusions peuvent
être obtenues à partir des hypothèses que l’on admet.

Jacques Dubucs

✐ 1 Gentzen, G., Recherches sur la déduction logique, trad.

J. Ladrière, PUF, Paris, 1955.

2 Prawitz, D., Natural Deduction. A Proof-Theoretical Study,


Stockholm, Göteborg et Uppsala, Almqvist &amp; Wiksell, 1965.

! IMPLICATION, RAISONNEMENT
downloadModeText.vue.download 269 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


267

DÉFAISABLE (ARGUMENT)
De l’anglais defeasible, « annulable ».

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

Argument dans lequel les prémisses n’entraînent pas


déductivement la conclusion, bien qu’elles en rendent l’ac-
ceptation raisonnable.

Les prémisses donnent de la conclusion une justification


simplement présomptive, ou prima facie, en sorte que celui
qui, raisonnablement, adopte la conclusion de l’argument sur
cette base, s’expose à devoir la retirer ultérieurement dans le
cas où certaines informations supplémentaires deviendraient
disponibles ; ainsi, les inférences effectuées sur la base des
données perceptuelles (« x semble rouge, donc x est rouge »)
sont défaisables, puisque leur conclusion peut devoir être
retirée s’il s’avère, par exemple, que les circonstances dans
lesquelles l’objet avait été d’abord perçu étaient de nature à
rendre cette conclusion illicite ; un énoncé qui rapporte que
de telles circonstances particulières se produisent (« l’objet x
est éclairé en rouge ») est appelé annulateur (angl. defeaser)
de l’argument.

Jacques Dubucs

✐ Dubucs, J., « Les arguments défaisables », in Argumentation


et rhétorique, A. Boyer et G. Vignaux éd., Hermès, no 15, CNRS,
Paris, 1995, pp. 271-290.

! RAISONNEMENT

DÉFENSE

En allemand, Abwehr, de wehren, « protéger », et ab-, « en repoussant ».

PSYCHANALYSE

Processus inconscient par lequel le moi tente de re-


pousser de lui ce qu’il ne peut fuir et qu’il ressent, dans

le déplaisir, comme danger : représentations, affects et

voeux choquants ou interdits, dépendant des motions pul-


sionnelles inconscientes (défenses névrotiques) ; exigences
de la réalité insupportables (défenses psychotiques et
perverses).

Freud découvre défense et refoulement en même temps –


« Les psychonévroses de défense » (1894). D’autres défenses
sont ensuite reconnues. En en dénombrant dix, relatives à la
névroses – refoulement, régression, formation réactionnelle,
isolation, annulation rétroactive, projection, introjection,
retournement contre soi, transformation dans le contraire –,
Anna Freud n’est pas exhaustive 1. En 1938, Freud découvre
« le clivage du moi dans le processus défensif » 2, corrélatif du
déni de l’altérité des sexes. Après Freud, d’autres défenses
psychotiques et narcissiques sont mises au jour.
▶ Toutes les formations psychiques, sauf le ça, relèvent pour
partie de processus défensifs, dans la mesure où elles pro-
cèdent des dynamiques de conflit entre les motions pulsion-
nelles et la réalité extérieure et culturelle qui s’oppose à leur
actualisation.

Mazarine Pingeot

✐ 1 Freud, S., Das Ich und die Abwehrmechanismen, 1949, Le

Moi et les Mécanismes de défense, PUF, Paris.

2 Freud, S., « Die Ichspaltung im Abwehrvorgang », 1938-1940,


G.W. XVII, « Le clivage du moi dans le processus de défense », in
Résultats, Idées, Problèmes, II, PUF, Paris, pp. 283-286.

! DÉNI, INCONSCIENT, « NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION »,


MOI, REFOULEMENT, REJET

DÉFINISSABILITÉ

ÉPISTÉMOLOGIE, LOGIQUE

Propriété d’un terme ou d’une notation, composés d’un


ou plusieurs symboles, de pouvoir être remplacés par une
expression généralement plus longue et jouant le même
rôle syntaxique ou sémantique dans le langage.

Tous les termes d’une théorie exprimée dans un langage for-


mel ne sont pas définissables : certains sont, au contraire,
« primitifs », c’est-à-dire que non seulement ils ne sont pas
définis dans le langage, mais encore ne sont-ils pas définis-
sables, sauf de façon circulaire. Un langage dans lequel toutes
les notations renverraient ainsi les unes aux autres ne pour-
rait exprimer aucune théorie. Une telle circularité vicieuse est
comparable à celle qui surgit lorsqu’on cherche à démontrer
tous les énoncés d’une théorie, c’est-à-dire à les dériver les
uns des autres sans en isoler un certain nombre (les axiomes)
qui ne peuvent servir de conclusions dans ces démonstra-
tions. La notion de définissabilité est une notion formelle qui
permet, grâce à la dichotomie qu’elle introduit entre termes
définissables et termes primitifs, de couper court aux dis-
cussions concernant l’éventuelle circularité des définitions

implicites.

Anouk Barberousse

DÉFINITION

Du latin definitio, (de finis, « fin ») « action de fixer des limites


(fines),
définition ». En grec : horismos, horos.

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE

Formule qui énonce l’essence d’un être ou d’une chose,


précisant ainsi la signification du mot qui désigne cet être
ou cette chose. La définition détermine la compréhen-
sion essentielle d’un concept et en délimite l’extension en

fixant sa place dans une classification.

Aristote attribue à Socrate la découverte de la définition, c’est-


à-dire la recherche de ce qu’est la chose (to ti estin) 1. Les

dialogues de Platon fournissent plusieurs exemples de défini-

tions élaborées par le biais de la division (diairesis) en genres


et en espèces 2. Aristote, surtout, contribue à fixer le sens de la
définition et la place qu’elle occupe dans la démonstration. La
définition est une formule (logos) et, en tant que telle, com-
porte des parties 3. Elle analyse le concept pour en dégager
non ce qu’il a de plus général ou d’accidentel, mais ce qui lui
appartient en propre de manière nécessaire. Ainsi énonce-t-
elle la quiddité (comme diront les scolastiques), ou « l’essen-
tiel de l’essence »4 de l’être signifié 5 : le genre proche et les
différences 6. La dernière différence atteinte, celle qui permet

vraiment de délimiter le concept, de circonscrire l’être à l’inté-

rieur du genre proche auquel il appartient, coïncide en défi-


nitive avec la définition 7, par exemple l’homme défini comme
« animal raisonnable ». Dans sa liste des cinq universaux, Por-
phyre substitue, d’ailleurs, la différence à la définition 8.

Pour Aristote et les scolastiques, on ne définit proprement


un nom qu’en définissant l’objet qu’il désigne : l’idée d’une
définition nominale distincte de la définition de l’essence, ou

de l’être même de la chose, ne se fera jour qu’avec le nomi-


nalisme, c’est-à-dire la négation de la réalité des universaux,
essence comprise.

Annie Hourcade

✐ 1 Aristote, Métaphysique, XIII, 4, 1078b23.


downloadModeText.vue.download 270 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

268

2 Platon, Sophiste, 218b-c (par exemple).

3 Aristote, Métaphysique, VII, 10, 1034b20.

4 Trad. J. Brunschwig de l’expression aristotélicienne to ti en


einai (Aristote, Topiques, t. I, Paris, 1967, note ad 101b19,
pp. 119-120).

5 Aristote, Topiques, I, 8, 103b15.

6 Aristote, Métaphysique, VII, 12, 1037b30 ; voir aussi Thomas


d’Aquin (saint), Somme théologique, I, q. 3, a. 5.

7 Aristote, Métaphysique, VII, 12, 1038a19.


8 Porphyre, Isagoge, III, 4.

! DIALECTIQUE, DIFFÉRENCE SPÉCIFIQUE, ESSENCE, GENRE, LIMITE,


LOGOS, PROPRE, QUIDDITÉ

GÉNÉR, PHILOS. MODERNE

Proposition cherchant à délimiter l’acception d’un mot


ou d’un concept.

Les logiciens de Port-Royal affirment, à la suite d’Aristote


dans les Topiques, que la définition, qui consiste à se mettre
d’accord sur le sens des mots employés dans une discussion,
possède d’incontournables vertus de clarté : elle constitue un
« remède à la confusion qui naît dans nos pensées et dans nos
discours de la confusion des mots » (Logique de Port-Royal,
Première partie, ch. I). Dans la même veine, Pascal cherche
à « prouver tout, en substituant mentalement les définitions à
la place des définis » (Esprit géométrique, édition Brunschvig,
191).

▶ La recherche d’une telle clarté, si elle est le propre de la


quête philosophique, renvoie aussi au problème du langage
et de son équivocité : c’est parce que les mots peuvent être
ambigus que la définition constitue comme un préalable à
toute recherche de la vérité, et cette équivocité constitutive
légitime en retour l’enquête philosophique. Si Wittgenstein
considère que comprendre un mot, c’est savoir l’utiliser, alors
le jeu philosophique doit préciser, chaque fois qu’il est en
acte, ce qu’il entend par les mots qu’il emploie. Philosopher,
c’est d’abord définir.

Clara da Silva-Charrak

✐ Arnauld, A. et Nicole P., La logique ou l’art de penser, Galli-


mard, Paris, 1972.

Pariente, J.-C., L’Analyse du langage à Port-Royal, Minuit, Paris,


1985.

Pascal, B., De l’esprit géométrique et de l’art de persuader,


OEuvres complètes, Seuil, Paris, 1963, p. 348-359.

! LANGAGE, LOGIQUE, PHILOSOPHIE

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

1. Définition nominale, énoncé destiné à rendre intelli-


gibles la signification ou l’usage d’un signe, le definiendum,

à l’aide d’un ensemble d’autres signes, le definiens, dont


la signification ou l’usage sont supposés déjà connus 1a)
Définition explicative, assertion vraie ou fausse relative
à l’usage effectif du definiendum dans une langue don-
née ; les définitions du dictionnaire sont de ce type ; 1b)

Définition conventionnelle, stipulation relative à la façon


dont le definiendum doit être entendu ou employé dans
un contexte déterminé ; les définitions abréviatives de la
logique ou des mathématiques, comme celle qui définit
le carré comme un rectangle équilatère, sont de ce type.
– 2. Définition explicite, énoncé qui détermine le defi-

niendum en indiquant une expression qui lui est syno-


nyme ou coextensive ; une telle définition peut être

rédigée sur le mode objectif, en mentionnant l’objet


communément désigné par les deux termes (« un carré
est un rectangle équilatère »), ou sur le mode séman-

tique, en posant le definiendum comme synonyme du de-


finiens ou coextensif à lui (« le terme “carré” désigne la

même chose que l’expression “rectangle équilatère” »).

– 3. Définition contextuelle, ou définition d’usage, défini-


tion qui, sans proposer explicitement une expression in-

dividuelle synonyme du definiendum ou coextensive à lui,

permet cependant de traduire tout énoncé dans lequel


figure ce dernier en un énoncé équivalent dans lequel il
ne figure plus ; la définition de la soustraction par la clause
« a – b = c si et seulement si a = b + c » est de ce type ;
une variété remarquable de définition contextuelle est la

définition par abstraction, qui consiste à définir un concept


susceptible de plusieurs déterminations (par exemple le
poids, la forme, la direction, le nombre, etc.) en indiquant

à quelles conditions deux objets peuvent se voir attribuer


la même détermination ; la définition frégéenne 1 de la di-
rection d’une droite (« deux droites ont même direction

si et seulement si elles sont parallèles ») est de ce type.

– 4. Définition réelle, caractérisation d’un objet ou d’un en-


semble d’objets par une propriété distinctive exprimée en
des termes dont la signification est supposée déjà connue
dans sa totalité ; la définition de l’équateur comme le plus

long des parallèles est de ce type.

Dans la tradition leibnizienne, les définitions nominales,

entendues comme des explicitations de la signification


d’un mot, sont opposées aux définitions réelles, qui visent
à déterminer l’essence de la chose désignée par le mot. Ces
dernières, qui supposons la possibilité ou l’existence de la
chose définie, doivent donc être étayées par des preuves ou

explicitement assumées comme des postulats. Cet objectif est


atteint de manière immédiate par une classe remarquable de
définitions réelles, les définitions génétiques, dans lesquelles
l’existence de l’objet défini résulte de la définition elle-même,
laquelle s’effectue en référence au mode d’engendrement de
l’objet ; ainsi du cercle, défini comme la figure obtenue par la
rotation d’un segment de droite autour de l’une de ses extré-
mités considérée comme fixe.
Jacques Dubucs

✐ 1 Frege, G., les Fondements de l’arithmétique, trad. C. Imbert,


Le Seuil, Paris, 1970, §§ 64 sq.

DÉLIAISON

! LIAISON

DÉLIBÉRATION

Du latin deliberatio, formé sur le verbe delibero, que les Anciens


faisaient
dériver de libra, « balance » ; semble plutôt être un composé de libero,
« délivrer ». En grec : bouleusis.

PHILOS. ANTIQUE

La délibération correspond, dans le cadre de l’action hu-


maine, à la détermination des moyens en vue d’une fin. Elle
occupe une place intermédiaire entre la volonté (boulesis),
qui porte sur la fin, et la décision (prohairesis), qui est choix

des moyens 1 effectué au terme de la délibération. Alors que


la boulesis peut être souhait de l’impossible (par exemple, ne
jamais mourir), la bouleusis ne porte que sur ce qui dépend
de nous ou peut être effectué par nous 2. Elle intervient, pour
cette raison, essentiellement dans les domaines de la tech-

nique et ne concerne pas ou peu les sciences 3 qui ne portent

que sur le nécessaire. Vertu dianoétique, la bonne délibé-


ration (euboulia) est « rectitude de l’ordre de l’utile », c’est-
à-dire concernant à la fois « ce qu’il faut faire, comment et
downloadModeText.vue.download 271 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

269

quand le faire »4 – entendons par là les moyens pour atteindre


une fin qui, elle, n’est pas l’objet de la délibération : l’eubou-
lia porte sur ce qui contribue à atteindre la fin qu’il appartient
à la prudence de saisir 5.

Annie Hourcade

✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 2, 1111b26.

2 Ibid., III, 3, 1112a31-35.

3 Ibid., III, 3, 1112b8.

4 Ibid., VI, 10, 1142b28.

5 Ibid., 1142b32-33.

Voir-aussi : Narcy, M., « Être de bon conseil et savoir écouter


(Éthique à Nicomaque, VI, 10-11) », in J.-Y. Chateau (éd.), la
Vérité pratique. Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre VI, Paris,
1997, pp. 117-135.

! DIANOÉTIQUE, PHRONESIS, PROHAIRESIS

DÉLIRE

Du latin de lira, « sortant du sillon ».

PSYCHOLOGIE

Croyance pathologique en la réalité indiscutable de faits


non existants, qu’alimente dans le sujet l’interprétation de
certaines significations (délire d’interprétation), l’imagina-

tion (confabulations) et / ou la perception (l’halluciné a une


« perception sans objet », dit Ball).

Caractériser une croyance comme délirante exige une repré-


sentation théorique du sujet certain (d’une conviction abso-
lue, intuitive) de faits objectivement irréels. S’il s’agit d’états
internes purs (douleur hyponcondriaque), on évalue la qua-
lité de la conviction, et si elle covarie avec d’autres aspects
du délire (interprétations, etc.). Sujet idiosyncrasique devant
un néant d’objet, le délire est parfois analysé comme une
projection des désirs dans la réalité (Freud). La recherche
de mécanismes générateurs a remplacé la classification par

thèmes. Enfin, il est difficile de décider si critiquer le délire (le


critère de guérison usuel) signale la persistance de la raison
sous et malgré la maladie, tel un levier thérapeutique (Pinel),
ou si ce n’est qu’un point de bascule de la certitude folle dans
une perplexité teintée d’anxiété, et tout aussi morbide.

Pierre-Henri Castel

✐ Freud, S., « Remarques psychanalytiques sur un cas de pa-


ranoïa (dementia paranoides) décrit sous forme autobiogra-
phique », in OEuvres complètes – psychanalyse, X, 225-304, Paris,
1993.

Ey, H., Hallucinations et délires, Paris, 1934.

! FOLIE, PSYCHOSE

DÉMARCATION

ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES

Frontière entre science et non-science. Le « problème

de la démarcation », ainsi que l’a baptisé K. Popper, consiste


à fournir des critères opérants permettant de décider si
un énoncé est ou non de type scientifique (étant précisé
qu’un énoncé de type scientifique peut parfaitement être

une hypothèse erronée).

La plupart des auteurs qui ont proposé de tels critères se


sont en fait essentiellement focalisés sur l’objectif restreint de
distinguer les sciences empiriques de la métaphysique et des
pseudo-sciences. C’est le rapport à l’expérience sensible qui a

alors presque toujours été érigé en ingrédient inéliminable du

critère de démarcation recherché : un énoncé peut prétendre


appartenir au domaine de la science s’il est (d’après les positi-

vistes logiques 1) empiriquement vérifiable, ou s’il est (d’après

Popper 2) réfutable par l’expérience... Dans certaines concep-

tions toutefois, le lien à l’expérience apparaît plus ténu : ain-

si, T. Kuhn 3 considère le consensus entre les membres d’une

communauté à propos d’un paradigme comme le meilleur


critère du caractère scientifique de ce paradigme (le succès
des prédictions empiriques issues du paradigme intervenant
dans l’établissement du consensus mais n’étant à lui seul pas
absolument déterminant).

▶ L’enjeu du tracé d’une ligne de démarcation entre science

et non-science est potentiellement double : délimiter des

champs jugés qualitativement différents, en vue de caractéri-


ser précisément l’un ou l’autre d’entre eux (cf. par exemple

Popper 2) ; statuer de surcroît sur la prétention à la vérité (ou

plus généralement sur la valeur) des discours appartenant à

chacun de ces deux domaines (cf. par exemple les positi-


vistes logiques1).

Quoi qu’il en soit des objectifs explicites de chaque au-

teur, il est important de ne pas confondre la définition parti-

culière de la science qui sous-tend le tracé de la frontière et


l’idée d’un savoir vrai, ou extrêmement fiable, ou supérieur

à tout autre en dignité, ou etc., qui se trouve presque inévi-

tablement activée à l’évocation du mot « science », sans quoi


tout ce qui est décrété « non scientifique » en vertu de la
définition particulière de la science adoptée se verra presque
automatiquement, et dans bien des cas, abusivement dénigré
comme ne pouvant prétendre à la vérité, ou comme non
fiable, ou comme dépourvu de valeur, etc.

Léna Soler

✐ 1 Soulez, A. (éd.), Manifeste du Cercle de Vienne et autres

écrits, PUF, Paris, 1985.

2 Popper, K., la Logique de la découverte scientifique, 1934,


Payot, Paris, 1973.

3 Kuhn, T., la Structure des révolutions scientifiques, 1962, Flam-

marion, Paris, 1983.

Voir-aussi : Popper, K., le Réalisme et la science, 1983, Hermann,

Paris, 1990.

! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), CRITÈRE, EMPIRIQUE,


FAILLIBILISME, FALSIFIABILITÉ, MÉTAPHYSIQUE, PARADIGME,

POSITIVISME LOGIQUE, RÉFUTATION, SCIENCE, VÉRIFICATION

DÉMIURGE

Du grec demiourgos, « qui travaille pour le public », « artisan, ouvrier


» ;
à partir de Platon, « créateur du monde ».

PHILOS. ANTIQUE

Dieu bon qui, après délibération, produit le monde

sensible.

Effectuée à partir du matériau préexistant, en prenant modèle


sur les idées du monde intelligible, cette fabrication diffère
notablement de l’idée judéo-chrétienne de création ex nihilo.
Cette conception platonicienne du démiurge 1 est strictement

conforme à son sens initial d’artisan, mais le terme prendra

pourtant, par la suite, le sens plus général de « dieu créa-


teur » 2. Le rôle du démiurge dans la création du monde, la

place qu’il occupe par rapport au Bien, à l’âme du monde,

sa relation surtout avec les Idées constituent des aspects ma-


downloadModeText.vue.download 272 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

270

jeurs des pensées philosophiques et religieuses de l’Antiquité


tardive.

Initialement, le terme signifie « qui travaille pour le pu-


blic » 3, « qui exerce une profession manuelle »4 (Aristote
désigne ainsi la classe des artisans à Athènes5), « magistrat »
dans certaines villes du Péloponnèse 6 ; Xénophon appelle
« démiurge » l’artisan des êtres vivants 7. Seul Platon prend
le terme au sens strict d’artisan de l’Univers. La notion de
démiurge occupe une place de premier plan dans le cadre du
moyen et du néoplatonisme, et donne lieu à de nombreuses
interprétations dont témoigne Proclus 8 ; mais, d’une manière
générale, l’assimilation de la création du monde à la produc-

tion d’un artisan apparaît moins marquée que chez Platon,

et semble même contestée, notamment par Plotin 9, hostile à


l’idée chrétienne de création.

Annie Hourcade

✐ 1 Platon, Timée, 27c-42e.

2 Philon, De Opificio Mundi, 10.

3 Homère, Odyssée, XVII, 383.

4 Hérodote, VII, 31.

5 Aristote, Constitution d’Athènes, XIII, 2.

6 Thucydide, V, 47.

7 Xénophon, Mémorables, I, 4, 7.

8 Proclus, In Timaeum, 303.24-317.20.

9 Plotin, Ennéade, V, 8.

Voir-aussi : Brisson, L., le Même et l’Autre dans la structure onto-

logique du Timée de Platon, chap. I, Klincksieck, Paris, 1973


(Sankt Augustin, Academia Verlag, 1998).

! COSMOS, CRÉATION, DIEU

DÉMOCRATIE

Du grec « pouvoir du peuple ».

POLITIQUE

1. Type de régime caractérisé par la reconnaissance de


la souveraineté populaire, qui émerge dans la cité grecque
antique. – 2. la signification actuelle ne saurait se réduire
à la désignation d’institutions spécifiques, le terme étant
employé dans les champs les plus divers, le plus souvent à
titre de légitimation de pratiques ou d’institutions.

Le terme n’est donc ni clair, ni univoque, et il faut en passer


par quelques étapes de son évolution, qu’il faut corréler à
celle du « peuple » ; de la pratique d’une prise en charge di-
recte et collective des affaires publiques à l’érection des États
souverains et représentatifs ; des lieux d’exercice du pou-
voir, de son acception politique aux sphères économiques,
sociales, etc. Comme l’indique l’opposition frontale entre
démocratie et totalitarisme, le terme est souvent instrumen-
talisé et pris dans des jeux de pouvoirs et des processus de
légitimation. La signification typologique s’estompe au profit
de la désignation d’une nébuleuse de valeurs.
En posant que : « Ce que l’on appelait peuple dans les
républiques les plus démocratiques de l’Antiquité ne ressem-
blaient guère à ce que nous nommons le peuple [...] Athènes
avec son suffrage universel n’était donc, après tout, qu’une
république aristocratique où tous les nobles avaient un droit
égal au gouvernement » Tocqueville prend acte d’une muta-
tion fondamentale du terme démocratie. L’accent se déplace
de l’étude d’une typologie des régimes à celle d’un processus
séquentiellement irrépressible d’égalisation des conditions.
D’une structure politique, on en vient à une mobilité sociale,

et d’une définition étroite des « égaux » à la sauvegarde des


droits de l’homme, pensés comme universels.

La démocratie émerge à Athènes avec Solon, mais les


réformes de Clisthènes (508 av. J.-C.) sont décisives, même
si avec Périclès et ses successeurs, on assiste à une sorte de
radicalisation. Clisthènes instaure un nouveau découpage ca-
lendaire et territorial conditionnant le fonctionnement même
des institutions (assemblée du peuple, conseil permanent, tri-

bunaux, etc.) et dont la vocation est d’entraver la puissance


des grandes familles, des « nobles » et de faire pièce aux
intérêts locaux ou régionaux. Il s’agit d’instituer une égalité
réelle et politique entre les citoyens (dont la définition est
particulièrement exclusive), même si l’on ne doit pas sous-
estimer les luttes entre créanciers et débiteurs, entre riches et

pauvres, dans l’invention du compromis démocratique. On


qualifie ce type de démocratie de « directe » dans la mesure
où les affaires communes sont prises en charge sans la média-
tion de représentants, et sans que l’on puisse séparer les attri-
butions législatives, judiciaires, de politique « étrangère », etc.
L’élection à des responsabilités requérant des compétences
techniques – celle des stratèges par exemple – est pensée
comme un procédé aristocratique, le procédé démocratique
par excellence étant le tirage au sort, qui pose bien que les

citoyens sont égaux et également capables d’exercer les res-

ponsabilités politiques. L’égalité politique est donc le fonde-


ment de la démocratie, comme isonomia (égalité de droit) et
iségoria (égalité de parole). Cette égalité n’est pas civile mais
bien politique : il ne s’agit pas par exemple de la simple ap-
plication de la loi sans acception de personnes, mais bien de

la possibilité de suggérer ou proposer une loi. L’égalité ainsi


entendue est corrélée à la liberté, non pas simplement au

sens où les citoyens ne sont des esclaves mais sui juris, mais

bien du fait que dans la sphère politique « chacun est tour à


tour gouvernants et gouvernés » et ne subit pas de contraintes
extérieures. On ne trouve donc trace d’une séparation entre
société civile et État. L’instauration par Périclès de la rétribu-

tion civique, dédommageant les citoyens les plus pauvres et


leur permettant d’exercer leurs capacités politiques, indique
à la fois la relative autonomie de l’économique et du poli-
tique et la primauté de ce dernier (en témoigne le niveau
de participation, selon Hansen sans aucun équivalent dans
l’histoire mondiale). Comme en témoigne l’oraison funèbre

que Thucydide prête à Périclès, tout se passe comme si la cité


endossait l’idéal aristocratique : faire valoir son excellence
par la compétition, l’agon, entre égaux – pour l’étendre à
l’ensemble de la communauté civique. La vie politique est
donc saisie comme le genre de vie le plus haut (d’où des ten-
sions nécessaires avec la philosophie prétendant à un genre
de vie encore supérieur et frappant les autres d’insignifiance
relative).

L’instauration d’une égalité active entre citoyens, dont les


différents internes se règlent par la parole (instrument poli-
tique par excellence – Athènes dressa un temple à Peitho,
la persuasion) dote le « peuple » de pouvoirs exorbitants, et
pose la question et des limites et de la fragilité d’un tel sys-
tème. Quels que soient les contrepoids institutionnels (ostra-
cisme, procédure d’illégalité, reddition de comptes, concours
de théâtre, etc.), rien ne peut réellement s’opposer aux déci-
sions populaires, nécessairement exposées à l’emportement
passionnel, la séduction démagogique, l’aveuglement, etc.
On comprend que Montesquieu fasse de la vertu (amour de
l’égalité et désir de faire prévaloir le bien commun sur l’inté-

rêt égoïste) le principe du gouvernement démocratique, et


downloadModeText.vue.download 273 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

271

souligne que la transformation du principe (sous le coup de


« l’individualisme », du désir de luxe, etc.) entraîne un chan-
gement de régime.

Démocratie est donc d’abord un terme péjoratif, les par-


tisans de ce gouvernement préférant le terme d’isonomie,
et Aristote ferra encore de la démocratie un type de régime
perverti, qui est au régime droit de la « politeia » ce que la
tyrannie est à la monarchie. Les critiques de Platon (liées à la
dénonciation de la sophistique) pose que la démocratie est le
dernier avatar de la dégénérescence des gouvernements pré-
cédant la tyrannie. Outre que l’on y confond la liberté avec la
licence, l’unité de la cité est menacée par l’inflation des désirs
immaîtrisés et contradictoires, la confusion de l’égalité géo-
métrique, respectant les mérites et vertus spécifiques de cha-
cun et fondant un ordre de préséance, avec la simple égalité
arithmétique (cf. aussi Aristote), et le poids de la masse y sup-
plée l’inaptitude intellectuelle – la démocratie est l’incompé-
tence au pouvoir. Elle est donc instable et conflictuelle, et la
tyrannie du nombre prépare l’arrivée du despote. Cette suspi-
cion envers l’inaptitude intellectuelle et la faiblesse morale du
peuple, particulièrement incapable de prévision à long terme
et de maîtrise de soi, sera reconduite jusqu’au Contrat social
de Rousseau – notamment avec le chapitre consacré au légis-
lateur. Si la souveraineté ne peut être que populaire, le gou-
vernement ne saurait être démocratique. Rousseau reprend le
schéma cartésien de l’erreur formelle pour souligner que la
volonté (populaire) ne suit pas toujours un entendement qui
lui est extérieur. Corrélativement, la pensée libérale et ses dif-
férents courants suspectera toujours la démocratie de n’être
que la tyrannie de la majorité.

Mais ces effets d’écho sont fallacieux. La pensée classique


dénie l’importance de la typologie des régimes. Plus fonda-
mentalement, la nature, les enjeux et les fonctions de la vie
politique voient leur signification totalement modifiés. Toute
la pensée contractualiste présuppose que chaque homme est
naturellement libre et apte à se gouverner lui-même. L’auto-
rité politique est donc une création volontaire, moyen que
se donnent les individus pour assurer leur fin. Dans cette
conception que l’on qualifie « d’atomistique », la question
fondamentale est moins celle du type de gouvernement sou-
haitable que celle de l’essence du pouvoir ou de la souverai-
neté, qui réside originairement dans chaque individu. Tout
pouvoir légitime est donc ipso facto consenti, et assujetti à
une fin qui lui est extérieure, loin que l’inscription dans une
communauté politique soit première et naturelle, et que la
vie politique vaille par elle-même. Il s’agira donc toujours
de penser la différenciation et l’articulation entre la liberté
naturelle et la liberté civile, et de comprendre la puissance
de l’État – et par suite ses fonctions et ses limites – dont les
droits inaliénables que nul homme ne saurait consentir à alié-
ner, ou encore les droits tels que l’État a pour fonction même
d’en assurer la préservation et la jouissance. La question de
l’instance légitime détentrice du pouvoir souverain dépend
donc d’une anthropologie, anthropologie qui sous-tend les
descriptions de cette fiction qu’est « l’état de nature ». Rous-
seau pose que l’homme veut se conserver comme être libre,
et que le bien inaliénable par excellence est la liberté. Par
suite le contrat vise à obéir à des lois dont on est soi-même
l’auteur pour se prémunir de toute obéissance à une volonté
extérieure à la sienne. Chacun promet donc en réalité d’obéir
à une partie de sa propre volonté, et à faire prévaloir cette
partie (volonté générale) sur le reste (les volitions particu-
lières, propres à l’individu). Bref, chacun s’engage à obéir à

la volonté générale, qui désigne ce qu’il y a de commun entre


sa volonté et celle de ses concitoyens. Il s’ensuit que l’auto-
rité souveraine ne peut être détenue que par le peuple, que
le peuple soumis aux lois doit en être l’auteur, que l’égalité
doit être stricte entre souverain et sujet. Ce qui contraint à
différencier le souverain (détenteur de la puissance législa-
tive) du gouvernement (chargé, par exemple, des décrets). Si
l’essence de la souveraineté est d’être démocratique, on ne
peut qualifier Rousseau de démocrate, puisque des hommes
ne saurait se gouverner démocratiquement – mais il est bien
républicain. Mais un des problèmes fondamentaux posés par
la logique même du Contrat social est celui de la représen-
tation. Car, en toute rigueur, une volonté ne se délègue pas,
ne se représente pas. La représentation est saisie ici comme
une survivance féodale. Si le chapitre consacré au législateur
indiquait la question fondamentale de l’éducation et des com-
pétences proprement politiques du peuple en « démocratie »,
la question de la représentation renvoie moins à celle de la
taille des États modernes dont la population ne jouit plus du
loisir causé par l’esclavage qu’à celle d’une émancipation et
d’une trahison toujours possible du représentant à l’encontre
du représenté. On peut concevoir le Contrat social comme
une mise à jour des problèmes fondamentaux générés par
une souveraineté posée comme démocratique.

C’est encore la question de la représentation, qui conduit


le Fédéraliste (où Madison, Hamilton et Jay incitent leurs
concitoyens de New York à ratifier la constitution fédérale
des futurs États-Unis) à opposer la démocratie – toujours
conçue comme directe, à la république (dans un sens qui
n’est pas du tout celui de Rousseau), où des élus représen-
tent les intérêts et opinions de leurs mandants, mais aussi les
filtrent, les retardent et se donnent les moyens de les exa-
miner froidement. La représentation rend possible un gou-
vernement libre dans un grand État (là où Rousseau déplo-
rait que, n’ayant plus d’esclaves, nous le soyons devenus),
contrecarrent l’aveuglement et l’emportement démocratique,
et sont efficaces contre les factions, en assurant leur représen-
tations concurrentes et en les contraignants au compromis. La
république ici se pense comme différente de la démocratie
en ce qu’elle empêche la tyrannie de la majorité, l’écrasement
des minorités.

Pourtant, l’exemple type des factions fourni par le Fédéra-


liste – qui autorise l’esclavage – est adossé à la question des
inégalités de propriété (le souvenir des réformes agraires an-
tiques, la rébellion des débiteurs dans les anciennes colonies,
fournissent l’arrière fond). Si la république est sensée – selon
la leçon de Montesquieu – donner voix à des intérêts diffé-
rents et légitimes et les contraindre à s’entendre, la démocra-
tie est ici suspecte de favoriser la « populace ». Étroitement
liés à la représentation, on retrouve donc la structuration en
classes sociales, la distinction entre société civile et État, et
la question de la définition même de la citoyenneté attribué
selon des critères de revenus. Kant distingue encore, non
sans embarras, citoyen actif et citoyen passif. Et Spinoza, un
des rares auteurs de son époque à défendre la démocratie,
en exclue les femmes et les serviteurs, dont la dépendance
économique se traduirait en assujettissement culturel.

Ainsi, si B. Constant pose un peu brutalement que la li-


berté des Anciens était politique alors que l’insignifiance poli-
tiques des citoyens modernes fait de la vie privée et du labeur
le refuge de la liberté, il indique bien que les responsabilités
politiques sont pensées comme un fardeau qui distrait des
occupations essentielles – c’est-à-dire économiques. Tocque-
downloadModeText.vue.download 274 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

272

ville souligne plus fondamentalement que l’égalité démocra-


tique renvoie moins à un régime politique qu’à un état social,
défini par la destruction des ordres et par sa mobilité, état
social qui peut politiquement se traduire aussi bien par la
liberté que par la servitude. Si la démocratie (sociale) est une
promesse d’émancipation (des corporations, des ordres, de

l’autorité parentale, des autorités intellectuelles), la menace


vient de ce que la majorité y vit dans une perpétuelle ado-
ration d’elle-même, et ne perçoit aucune limite à sa propre

puissance. La démocratie ainsi entendue est menacée d’une


sorte d’entropie, de règne du conformisme, de l’insigni-
fiance et de la monotonie. Tocqueville indique cependant
un autre risque : un « monstre dans l’état social » démocra-

tique, « l’aristocratie industrielle ». Le capitalisme dont il est


le contemporain lui apparaît comme conciliant l’imperson-
nalité démocratique à la fixité aristocratique. À la mobilité
et à l’égalisation sociale des conditions s’opposent donc le

mode de production capitaliste, pour reprendre les termes

de Marx. On conçoit que celui-ci ne voit dans les droits de


l’homme que l’opération idéologique des temps modernes,
dans la mesure où l’on fait de l’émancipation politique, qui
n’est que politique, l’essence de l’émancipation elle-même, et
que l’on méconnaît que l’État et ses institutions – fussent-elles
démocratiques – pérennisent et légitiment l’exploitation, sont
un instrument de pouvoir d’une classe. S’il faut préférer la
magna charta de la réduction du temps de travail aux procla-
mations emphatiques des droits de l’homme, c’est que la lutte
politique (et juridique) n’est que l’expression et le moyen
d’un combat qui vise l’émancipation de l’homme comme
tel, la formation de l’homme générique, le dépérissement de
l’État. Il semble donc que la critique marxienne de la poli-

tique et par suite de la démocratie et de ses droits « formels »


intègre un moment proprement libéral, et vise l’abolition de
la politique.

▶ L’histoire du XXe s. et des avatars du mépris total des droits

formels, et la volonté de transparence totale de la société à


elle-même, a amené à l’opposition unilatérale du « totalita-
risme » à la « démocratie », parfois même la proclamation de la
fin de l’histoire et de l’unicité du modèle démocratique. Lefort

a bien montré que l’ouverture démocratique, acceptant de


poser, sans pouvoir jamais la résoudre, la question de l’histo-
ricité, du fondement, du lieu même du pouvoir, acceptant de
dissocier savoir, pouvoir et droit, portait comme son envers
le risque totalitaire. Mais outre qu’une opposition aussi cari-
caturale fait trop bon marché de tous les régimes qui sont
oppressifs sans être « totalitaires », elle semble interdire toute
interrogation un peu féconde sur le fonctionnement réel et
les failles des institutions démocratiques, ou sur le sens même

que devrait revêtir la démocratie dans le monde contempo-


rain, ou encore, sur les conditions de possibilité même d’une
démocratie, qui ne saurait être les mêmes aujourd’hui que
celles du monde des polis, ni celles du monde des États-na-
tions souverains.

Anne Amiel

✐ Finley, M.I., Démocratie antique démocratie moderne, Payot,


Paris, 1993.

Hansen, M., La démocratie athénienne à l’époque de Démos-


thène, Belles lettres, Paris, 1993 et Polis et Cité-État, Belles

lettres, Paris, 2001.

Lévêque, P. et Vidal-Naquet, P., Clisthènes l’athénien, Macula,


Paris, 1964.

Loraux, N., L’invention d’Athènes, Payot, Paris, 1993.

Meier, C., La Naissance du politique, Gallimard, Paris, 1995.

Romilly De, J., Problème de la démocratie grecque, Hermann,


Paris, 1986.

! CITOYEN, CONTRAT SOCIAL, DROITS DE L’HOMME, ÉGALITÉ,


ÉTAT, LIBERTÉ, RÉVOLUTION, TOTALITARISME

La démocratie moderne ou

la révolution impossible ?

Dans la Lettre L, Spinoza souligne la diffé-

rence qui le sépare de Hobbes quant à la

politique : elle « consiste en ce que je main-

tiens toujours le droit naturel » et que, par

conséquent, l’état civil « c’est la continuation de l’état


de nature 1 ». L’identification entre le droit naturel et

la puissance naturelle des hommes (les passions) 2 per-

met à Spinoza de penser cette « continuation » comme

étant la condition même de la politique : la puissance

des passions humaines s’affirme aussi bien à l’état de

nature que dans l’état civil, mais, alors que dans le


premier elle est individuelle, dans le deuxième elle
est collective. L’état civil se présente ainsi chez Spi-
noza comme le résultat d’une mécanique passionnelle
fondée sur un rapport de forces trouvant son origine
dans la puissance de la multitude. Une telle explica-

tion de la « genèse » de l’état civil peut faire l’écono-


mie de la notion de contrat 3. En effet, l’état civil, en

tant que continuation de l’état de nature, est indisso-

luble : le corps politique, expression de la puissance


collective de la multitude, ne peut jamais être détruit 4.

C’est là précisément que résident la spécificité et la


radicalité de la philosophie politique spinozienne. La

puissance de la multitude désigne « la forme d’une

société qui se confond avec l’exercice d’une démocra-


tie informelle et originaire 5 ». La démocratie épouse et

traduit la dynamique absolue et naturelle s’exprimant

par la puissance de la multitude : par là, elle circons-

crit nécessairement les caractères et les propriétés de

l’état civil ainsi que le sens et le contenu de l’action poli-

tique. Plus spécifiquement, elle permet de dégager les

présupposés d’une théorie politique de l’« émancipation


constituante » s’opposant à une théorie de la « révolu-
tion étatique » qui trouve sa formulation la plus accom-
plie et systématique chez Hobbes. Ce double enjeu peut
mettre en lumière les alternatives propres à la question
de la démocratie moderne : la révolution, comme étati-
sation d’un processus contractualiste ou conflictuel, et

l’émancipation, comme affirmation constituante d’une

démocratie originaire et absolue – naturelle et imma-

nente à la puissance collective de la multitude.

HOBBES OU LA RÉVOLUTION DE L’ÉTAT

H obbes récuse explicitement le principe aristotélico-tho-


miste faisant de l’homme un « animal politique ». La so-
ciété se forme « par accident et non pas par une disposition
nécessaire de la nature 6 ». C’est la recherche de l’utilité et
non pas l’instinct naturel qui conduit les hommes à s’asso-

cier et à fonder l’état civil. Dans la perspective hobbienne,


le passage de l’état de nature à l’état civil représente une
véritable « révolution » : la fondation d’un pouvoir commun
(civitas) permet de passer de la conservation individuelle par
downloadModeText.vue.download 275 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

273

la force à la production collective de biens garantie par la


sécurité et le respect des conventions 7. La guerre qui caracté-
rise l’état de nature empêche l’activité humaine de s’affirmer
dans toute sa complexité : la vie de l’homme est misérable
et pénible car elle ne peut pas exprimer toutes ses potenti-
alités, aussi bien en matière économique que technique et
culturelle 8. Pour Hobbes, le pacte qui conduit à la fondation
de l’État constitue une double révolution – libération de l’état
de nature et création d’une abondance productive comme
condition nécessaire pour une vie véritablement humaine. Ce
n’est que dans la civitas que l’homme accède à son « humani-
té ». L’État se définit comme étant la seule révolution pouvant
conduire à l’humanisation définitive de l’humain. C’est en ce
sens que Hobbes pense la politique en termes de révolution.
La politique marque une rupture définitive avec une condi-
tion naturelle caractérisée par la possibilité perpétuelle de la
destruction de la vie humaine. L’état civil est un artifice qui
transforme de fond en comble l’horizon vital de l’homme :
son invention est une révolution qui offre à l’homme la sécu-
rité grâce à laquelle il peut réaliser tout ce qui est compris
dans son essence (lois naturelles) et défini par sa raison 9.

C’est pourquoi cette révolution est sans retour. L’institution


du pouvoir civil ne peut pas consentir une régression à une
condition inhumaine : la révolution sanctionnée par le pacte
contraint les sujets à respecter définitivement la convention
qui instaure et légitime le souverain 10 – seule et unique ga-
rantie de leur existence politique. Penser la politique avec
Hobbes signifie penser la nécessité de la révolution – comme
condition de la réalisation de la nature rationnelle et pro-
ductive de l’homme dans l’État. Ce n’est que par la révolu-
tion politique, incarnée par l’institution du pouvoir civil, que
l’homme appréhende sa condition définitive : produire en
sécurité et faire le meilleur usage de sa raison.

Depuis Hobbes, l’idée de révolution est indissociable de


l’idée d’État et de pouvoir constitué. La conception schmi-
tienne de l’état d’exception en est un exemple : la décision
qui fonde la souveraineté se présente comme l’aboutissement
de la révolution étatique. Le souverain, de par sa décision,
réitère, bien au-delà de la norme juridique, l’essence la plus
profonde de l’État : l’impossibilité de revenir à une condition
pré-politique et par conséquent la nécessité de préserver la

révolution qui a conduit à sa constitution 11. La théorie léni-


niste de la dictature du prolétariat en est un autre exemple :
l’État bourgeois ne peut céder la place à l’État prolétarien par
voie d’extinction mais seulement par une révolution. La subs-
titution de l’État prolétarien à l’État bourgeois passe nécessai-

rement par la révolution 12. L’interprétation léniniste de Marx


accentue le caractère indépassable de la révolution dans la
définition de l’action politique : le communisme se présente
ainsi comme la « révolution des révolutions », comme la disso-

lution définitive de toute révolution dans la constitution d’une

société adéquate à la nature la plus profonde des hommes :


l’affirmation de la liberté sans coercition et de l’activité dans

la coopération.

L’ÉMANCIPATION SPINOZISTE OU

LA RÉVOLUTION IMPOSSIBLE DE LA DÉMOCRATIE

L ’inclusion du droit et de la puissance conduit Spinoza à


penser la continuation entre l’état naturel et l’état civil.

Celui-ci ne représente pas une « révolution » par rapport à


celui-là : il en constitue plutôt son amélioration et son per-
fectionnement. L’état de nature se définit par une expression

minimale du rapport inclusif du droit et de la puissance 13.

En revanche, dans l’état civil cette expression est optimale.


C’est dire que pour Spinoza l’état civil se présente comme
étant la condition la plus favorable pour l’émancipation des
hommes de la servitude des passions. Mais cette condition
d’émancipation n’est pas le résultat d’une révolution introdui-
sant une coupure irréversible entre la nature et l’État. Spinoza
ne conçoit la révolution que comme un cas limite affectant le
changement de la forme-État ; autrement dit-il fait de la révo-
lution une possibilité pour préserver l’émancipation consti-
tuante de la multitude 14.

La révolution est l’une des étapes possibles dans le proces-


sus toujours en acte de l’émancipation humaine. Cette éman-
cipation engendre une dynamique d’autonomie qui est en
même temps singulière et commune : il s’agit d’une libération
qui affecte aussi bien le mental que le corporel des individus,
d’une conquête d’espaces de liberté et d’amour collectifs,
de la définition de pratiques de résistance et de vigilance.

L’émancipation se construit dans l’horizon ouvert de la « ver-


tu » machiavélienne, de la formation de la liberté contre la
fortune – dans le projet constituant qui ne succombe pas
aux contradictions du réel 15. C’est là que réside le principe
spinoziste de la démocratie comme absoluité du politique.
La démocratie se présente comme le présupposé indestruc-
tible de la politique : elle est la possibilité toujours imma-
nente de l’émancipation naturelle qui s’oppose à l’étatisation
constituée de la révolution, à la subsomption de la puissance
matérialiste de la multitude par la norme contractualiste ins-
tituant une souveraineté dominant la société civile 16. Si bien

que la démocratie se confond avec la politique tout court. La


constitution de la politique désigne chez Spinoza les proces-
sus multiples de transformation de la puissance humaine –
exprimée collectivement dans la multitude. La politique n’est
rien d’autre que le lieu des transformations de la puissance
humaine, qui s’efforce sans cesse de transiter de la passi-
vité à l’activité, de s’émanciper. Spinoza pense ce lieu et ces
transformations d’une manière absolue – c’est-à-dire comme

démocratie. Cette démocratie ne peut ainsi se fonder que sur


l’impossibilité de la révolution telle qu’elle se trouve formulée
et systématisée chez Hobbes et dans la tradition moderne
qui y fait référence (doctrines du contrat social, théories de
la décision).

Le projet spinoziste d’une démocratie absolue, expres-


sion de la puissance multiple et différenciée de la multitude,
trouve sa formulation la plus féconde dans l’oeuvre de G. De-
leuze et de F. Guattuari 17. La politique devient ici l’affirmation
d’un désir nomade qui se soustrait par définition à l’appareil
de capture de l’État. La fonction de l’État se réduit à strier
l’espace sur lequel se métamorphosent les puissances singu-
lières et collectives de la multitude. La démocratie se définit
par la déterritorialisation du désir échappant au pouvoir de
surcodage de l’État : machine de guerre qui fuit l’organisa-
tion rationnelle de la puissance (le travail) et la souveraineté
organisationnelle des affects (bureaucratie). Face à l’impo-
sition réitérée de la révolution étatique, la démocratie réin-

vente sans cesse l’immanence de la politique et la création de


l’émancipation dans la libération du devenir (intensité-imper-
ceptibilité) : « Ce n’est pas en termes d’indépendance, mais

de coexistence et de concurrence, dans un champ perpétuel


d’interaction, qu’il faut penser l’extériorité et l’intériorité, les
machines de guerre à métamorphoses et les appareils iden-
titaires d’État, les bandes et les royaumes, les mégamachines
et les empires 18 ».
downloadModeText.vue.download 276 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

274

SAVERIO ANSALDI

✐ 1 Spinoza, B., Lettres, in OEuvres, IV, trad. C. Appuhn, Flamma-

rion, Paris, 1993, p. 283.

2 Spinoza, B., Traité politique, trad. P.-F. Moreau, éd. Réplique,

Paris, 1979, chap. II.

3 Ibid., chap. IV. Cf. à ce propos A. Matheron, Individu et com-


munauté chez Spinoza, Minuit, Paris, 1969, chap. VIII en parti-
culier.

4 Spinoza, B., Traité politique, op. cit., chap. VI.

5 Lazzeri, C., Droit, pouvoir et liberté. Spinoza critique de


Hobbes, PUF, Paris, 1998, première section, chap. I, p. 90.

6 Hobbes, T., le Citoyen, trad. S. Sorbière, Flammarion, Paris,


1982, première section, chap. I, p. 90.

7 Hobbes, T., Léviathan, trad. F. Tricaud, éd. Sirey, Paris, 1971,


chap. XVII.

8 Ibid., chap. XIII. Cf. sur cet aspect C. B. Macpherson, la Théorie


politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, Galli-
mard, Paris, 1971, chap. II.

9 Hobbes pense l’activité humaine en termes de « travail » : de ce


point de vue, la société civile se conserve en sécurisant le travail
comme source première de la production et de la transforma-
tion de la nature. Cf. Hobbes, T., Léviathan, op. cit., chap. XXIV.

10 Ibid., chap. XVIII.

11 Schmitt, C., Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre der


Souveranität, Duncker et Humbolt, Munich-Leipzig, 1934.
12 Lénine, l’État et la révolution, éditions en langues étrangères,
Pékin, 1970.

13 Spinoza, B., Traité politique, op. cit., chap. II.

14 Ibid., chap. IV.

15 Cf. A. Negri, le Pouvoir constituant, PUF, Paris, 1997, chap. II.

16 Cf. A. Negri, l’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez


Spinoza, PUF, Paris, 1982, chap. VIII.

17 Deleuze, G., et Guattari, F., Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1980.

18 Ibid., p. 446.

DÉMONSTRATION
Du latin demonstratio. En grec : apodeixis.

PHILOS. ANTIQUE

Procédure de déduction qui établit une vérité non

évidente à partir de prémisses connues. – Chez Aristote,

« syllogisme scientifique » 1, c’est-à-dire « syllogisme qui

part de choses vraies et premières, ou au moins qui part


de choses dont on a initialement pris connaissance par

l’intermédiaire de certaines choses premières et vraies » 2.

– Chez les stoïciens, « raisonnement qui conclut de ce qui

était davantage compris à ce qui était moins compris » 3,


c’est-à-dire « raisonnement qui, par déduction à partir de

prémisses sur lesquelles on se met d’accord, révèle une


conclusion non manifeste » 4.

Pour Aristote et les stoïciens, la démonstration est une forme

particulière de déduction. Dans une déduction, certaines pro-


positions dites « prémisses » étant posées ou accordées, une
autre proposition dite « conclusion » en résulte de manière
nécessaire et indubitable. Dans une démonstration, les pré-
misses sont vraies et connues comme telles, et la conclusion

n’est pas connue (ou, du moins, elle est moins connue 5 ou


« moins comprise ») avant d’être dévoilée par les prémisses.

Chez Aristote, la démonstration est la forme « scientifique »


du syllogisme. Le syllogisme est « un raisonnement dans le-
quel, certaines choses étant posées [les prémisses], quelque
chose d’autre que ce qui a été avancé s’ensuit nécessairement
au moyen de ce qui a été avancé » 6. C’est une démonstration

si les prémisses sont vraies et premières, c’est-à-dire si ce sont


des axiomes, ou si elles ont été établies par d’autres démons-
trations. Par contraste, les prémisses d’un syllogisme dialec-

tique sont seulement des idées admises 7. La démonstration est


ainsi en principe ce qui caractérise la science, encore qu’Aris-
tote admette que « toute science n’est pas démonstrative, mais
que celle des [principes] immédiats est indémontrable » 8.

La première définition stoïcienne de la démonstration


impose que les prémisses soient « comprises », c’est-à-dire
fassent l’objet d’une katalêpsis. Cette exigence est analogue
à celle d’Aristote : en tant qu’objets d’une katalêpsis, les pré-
misses sont vraies et évidentes par soi, soit qu’elles fassent
l’objet d’une perception sensible, soit qu’elles soient connues
grâce à d’autres démonstrations. La seconde définition exige,
en outre, que la démonstration révèle une conclusion qui
n’est pas connue sans elle. Pour être une démonstration, il
faut qu’un raisonnement soit déductif, vrai, avec une conclu-
sion non évidente, dévoilée par ses prémisses 9.

Contrairement à ce qui se passe chez Aristote, il semble


que, pour les stoïciens, une démonstration puisse ne pas être
un syllogisme : une démonstration est un raisonnement qui
procède par déduction (sunagôgê) ; or, il y a des déduc-
tions non syllogistiques. Pour qu’un raisonnement soit une
déduction, il faut en effet que la négation de la conclusion
soit incompatible avec les prémisses. Si cette incompatibilité
dépend de la forme même du raisonnement, la déduction est
un syllogisme, mais elle n’en est pas un si cette incompati-
bilité n’apparaît que dans le contenu des propositions. Par
exemple, le raisonnement : « La proposition “il fait à la fois
nuit et jour” est fausse ; or, “il fait jour ; donc il ne fait pas
nuit” » n’est pas un syllogisme, bien que ce soit une déduction
correcte ; la validité du raisonnement ne dépend pas de sa
forme, mais du contenu des propositions 10.

Par ailleurs, les syllogismes aristotéliciens reposent sur les

rapports des termes des propositions, alors que c’est le rap-


port entre les propositions elles-mêmes qui détermine la vali-

dité d’un syllogisme stoïcien. Chez Aristote, un syllogisme est

de la forme : « Si B est A, et si A est C, alors B est C », tandis

que, chez les stoïciens, il est de la forme : « Si le premier alors


le second ; or, le premier ; donc le second ». A, B et C sont
les termes (sujets ou prédicats) des propositions, tandis que
« le premier » et « le second » sont des propositions. Cela n’af-
fecte que partiellement la différence entre la démonstration
aristotélicienne et la démonstration stoïcienne du fait qu’une
démonstration stoïcienne n’est pas nécessairement un syllo-
gisme. Chez les stoïciens comme chez Aristote, il existe des
règles d’analyse qui permettent de ramener certains raisonne-
ments complexes aux formes élémentaires du raisonnement
(dites anapodictiques chez les stoïciens).

Selon les sceptiques, il n’existe pas de démonstration 11.

Jean-Baptiste Gourinat
✐ 1 Aristote, Seconds analytiques, I, 2, 71b18.

2 Aristote, Topiques, I, 1, 100a27-29.

3 Diogène Laërce, VII, 45 ; Cicéron, Premiers académiques, II,


26.

4 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 135.

5 Aristote, Seconds analytiques, I, 2, 71b19-22.

6 Aristote, Topiques, I, 1, 100a25-27.

7 Ibid., I, 1, 100a27-30.

8 Aristote, Seconds analytiques, I, 3, 72b18-20.

9 Sextus Empiricus, op. cit., II, 143.

10 Diogène Laërce, VII, 76-78.


downloadModeText.vue.download 277 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

275

11 Sextus Empiricus, op. cit., II, 144-192.

Voir-aussi : Gourinat, J.-B., la Dialectique des stoïciens, Paris,


2000, pp. 262-320.

Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques, t. 2, chap. 36,


Paris, 2001.

Lukasiewicz, J., la Syllogistique d’Aristote, Paris, 1972.

! ANALYTIQUE, ANAPODICTIQUE, AXIOME, DIALECTIQUE,


KATALÊPSIS

PHILOS. CONN., LOGIQUE

1. Au sens informel, raisonnement déductif par lequel


on tire une conclusion de certaines prémisses préalable-
ment admises. – 2. Dans un système formel, suite finie de
formules dont la dernière est la conclusion, et dont cha-
cune est un axiome du système ou provient de formules
qui la précèdent dans la suite par application de l’une des
règles d’inférence du système ; une démonstration est
donc une déduction sans hypothèses. – 3. Démonstration
par l’absurde (reductio ad absurdum), ou preuve apagogique,
raisonnement consistant à prouver un énoncé en montrant
que sa négation a pour conséquence un énoncé qui contre-
dit certains énoncés préalablement admis. – 4. Démons-
tration conditionnelle, raisonnement par lequel on déduit
une conclusion C à partir d’hypothèses H1, ... , Hn, l’énoncé
conditionnel « si H1, ... , et si Hn, alors C » étant alors incon-
ditionnellement asserté sur la base de cette déduction.
Jacques Dubucs

! DÉDUCTION, DIAGONAL (ARGUMENT)

DÉNÉGATION

! NÉGATION

DÉNI

En allemand : Verleugnung, de verleugnen, « dénier », composé de leugnen,


« nier », et de ver-, à valeur de renforcement, « renier », « désavouer »,
marquant aussi que l’action est fautive, dévie ou rate, « nier à mauvais
escient ».

PSYCHANALYSE

Mécanisme de défense par lequel le moi reconnaît et


refuse de reconnaître la réalité d’une perception. Le déni
est corrélatif d’un clivage du moi 1 : deux courants indé-
pendants coexistent, l’un satisfaisant aux exigences de la
réalité, l’autre refusant de s’y soumettre.

Cette défense, d’abord rapportée à la psychose, désigne le

refus d’un fragment de réalité. Le déni (Leugnung 2) opère


chez l’enfant à l’endroit de la perception de l’altérité des
sexes et des rapports sexuels entre les parents. La découverte
de la phase phallique et l’exemple du fétichisme 3 permettent
à Freud de repérer la fonction du déni dans la perversion.
Confronté à l’absence de pénis de la mère, le fétichiste dénie
sa perception. Mais elle ne reste pas sans effet. Le fétiche est
érigé comme substitut du pénis de la femme – en fait, phallus
de la mère et signe de sa toute-puissance. Ainsi le phallus est
présent, sous la forme du fétiche, et absent, puisqu’il ne vaut

que comme substitut.

▶ L’érection de figures de la toute-puissance, variables se-

lon les cultures – dieux, chefs, argent, etc. – et la croyance

qu’elles provoquent témoignent de l’importance des proces-

sus de déni en psychologie collective.

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Die Ichspaltung im Abwehrvorgang (1938-1940),

G.W. XVII, le Clivage du moi dans le processus défensif, in Ré-


sultats, idées, problèmes II, PUF, Paris, pp. 283-286.

2 Freud, S., Die infantile Genitalorganisation (1923), G.W. XIII,

l’Organisation génitale infantile, OCF.P XVI, PUF, Paris, p. 307.


3 Freud, S., Fetichismus (1927), G.W. XIV, le Fétichisme, in la Vie

sexuelle, PUF, Paris, pp. 133-138.


! DÉFENSE, DIFFÉRENCE DES SEXES, FÉTICHISME, MOI, « NÉVROSE,
PSYCHOSE ET PERVERSION », PHALLUS, RÉALITÉ, REFOULEMENT,

REJET

DÉNOMBRABLE

MATHÉMATIQUES

Ensemble dont l’on peut numéroter les éléments, c’est-

à-dire lorsqu’il existe une bijection entre cet ensemble et

l’ensemble des nombres entiers (N).

L’exhibition de paradoxes simples associés aux ensembles

dénombrables a stimulé, au XVIIe s., les réflexions sur l’infini

mathématique. Galilée, dans la première journée des Dis-


cours concernant deux sciences nouvelles 1, montre comment
il y a autant de carrés parfaits (1, 4, 9, etc.) que de nombres
entiers. Un sous-ensemble propre pouvant donc avoir même

cardinal que l’ensemble total.

Dedekind, en 1930, appuiera sa définition d’un ensemble

infini sur cette propriété « Un système S est dit infini quand il

est semblable à une de ses parties propres » 2. La considération

des ensembles infinis dénombrables (dont N est le modèle)


est encore à la base du raisonnement par induction complète

dont la première formulation explicite semble due à Pascal,

dans son Traité du triangle arithmétique.

Les travaux de Dedekind et Cantor notamment ont permis

d’établir que les ensembles des nombres rationnels (Q) et


des nombres algébriques sont dénombrables. En revanche,
l’ensemble des parties de N (P(N)) et l’ensemble des nombres
réels (R) ne le sont pas. Ils ont une puissance supérieure ; R

a la puissance du continu.

Vincent Jullien

✐ 1 Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, trad.

Maurice Clavelin, Armand Colin, Paris, 1970 (rééd. PUF, 1995).


2 Dedekind, R., Was sind und was sollen die Zahlen ?, trad.

in Belna, la Notion de nombre chez Dedekind, Cantor et Frege,


Vrin, Paris, 1996, p. 37.

DÉONTIQUE
En grec : deon, « devoir ».

LOGIQUE, MORALE

Termes qui font l’objet de diverses formalisations en

logique déontique comme « il est obligatoire » ou « il est

permis ». Plus généralement, est dite « déontique » ou

« déontologique » une éthique fondée sur la notion de

devoir ou de droit.

Les jugements déontiques sont une variété de jugements


normatifs introduisant des notions comme celle de devoir,

d’obligation, de permission ou d’interdiction. La logique


déontique est une extension de la logique classique, proche
de la logique modale, qui introduit des opérateurs comme

« Op » (il est obligatoire que p) ou « Pp » (il est permis que

p), et étudie les types d’inférences autorisées par ces termes.

Mais ces principes sont controversés (de ce qu’on doit poster


downloadModeText.vue.download 278 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

276

une lettre et que si on la poste elle se perd, il ne s’ensuit pas


qu’on doit la perdre).

▶ Les difficultés de la logique déontique tiennent à la variété


de nos principes concernant l’obligation. Plus généralement,
il y a un conflit entre une éthique déontologique, fondée sur
la notion de devoir, et une éthique fondée sur des valeurs,
comme le bien ou les conséquences bénéfiques des actions
(conséquentialisme).

Pascal Engel

✐ Bailhache, P., Essai de logique déontique, Vrin, Paris, 1991.

! LOGIQUE NON CLASSIQUE

DÉPASSEMENT

Trad. l’allemand Aufhebung.

GÉNÉR.

En régime hégélien, le dépassement permet de conser-


ver tout en supprimant ; par extension, on peut considérer
que Sartre réinvestit cette notion par sa méthode dialec-
tique progressive-régressive.
Pour Hegel, le dépassement désigne le moment dans lequel
un état antérieur est à la fois nié comme antérieur et conservé
dans l’état ultérieur ; par exemple, le bourgeon est nié et
conservé dans la fleur. Les deux dimensions sont également
importantes et constitutives de tout ce qui se donne dans
une histoire ou une temporalité quelconque. C’est pourquoi

le dépassement est l’autre nom de la dialectique, qui carac-


térise chez Hegel « tout mouvement, toute vie et [...] toute

manifestation active dans l’effectivité » ; il ajoute que « tout ce


qui nous entoure peut être considéré comme un exemple du
dialectique » (Encyclopédie des sciences philosophiques, I, La
Science de la logique, § 81).

La notion de dépassement se restreint considérablement


chez Sartre, puisqu’elle renvoie désormais à tout ce qui est
strictement historique et humain. Plus question donc de par-
ler de dialectique de la nature. Se dépasser, pour l’auteur de
L’Être et le néant, c’est être capable de formuler un projet,
c’est-à-dire se situer par rapport à une facticité, un donné
de départ auquel notre projet a précisément pour tâche de
donner sens. Dans Questions de méthode, Sartre expose la
méthode progressive-régressive, qui se donne comme un
double mouvement, en lequel consiste le dépassement : elle
est à la fois mouvement vers le passé, qui replace l’homme
dans la facticité de son histoire, et mouvement vers l’avenir,

dans lequel s’inscrit son projet. On peut lire une tentative


d’application de cette méthode dans L’Idiot de la famille, qui
se penche sur le cas singulier de Flaubert.

Clara da Silva-Charrak

✐ Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’Esprit, trad. de Jean


Hyppolite, Aubier-Montaigne, Paris, 1941.

Encyclopédie des sciences philosophiques, I ; La Science de la


logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 1970.

Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943 ;


Critique de la raison dialectique, Gallimard, Paris, 1985 ;
Questions de méthode, Gallimard, Paris, 1960.

En allemand : Überwindung, de über-, « au dessus de », et winden, de


winnen, « combattre, vaincre ». La traduction la plus exacte est surmon-
tement (Littré).

PSYCHANALYSE

Processus par lequel le moi élabore les exigences pul-


sionnelles (surmonter l’auto-érotisme, les fixations et la

toute-puissance infantiles, etc.) et les résistances. Ce fai-


sant, le moi reconnaît les réalités psychique et extérieure,

et s’y soumet. Lorsque le moi-réalité canalise le moi-plaisir,

on peut parler de surmontement.


Le surmontement n’est pas un concept métapsychologique

élaboré comme tel, ses occurrences étant nombreuses et di-


versifiées chez Freud. Le surmontement est un effort qui, s’il
exige du courage, demeure instable, du fait de la puissance
des motions pulsionnelles inconscientes.

Mazarine Pingeot

! « ENFANTIN ET INFANTILE », FANTASME, MÉTAPSYCHOLOGIE,


MOI, PULSION, RÉALITÉ, SEXUALITÉ

DÉPLACEMENT
En allemand : Verschiebung, « déplacement », « manoeuvre », de ver-, à
valeur de renforcement, et schieben, « pousser », « faire glisser ».

PSYCHANALYSE

Mécanisme caractéristique des processus inconscients


(processus primaire) par lequel l’investissement – la quanti-
té d’énergie psychique – lié à une représentation en est dé-

taché et transféré à une autre, selon une liaison associative.


Le déplacement rend en outre possible la sommation des
investissements sur une représentation à la croisée de plu-
sieurs chaînes associatives, et favorise ainsi la condensation.

Le déplacement se retrouve au principe de toutes les for-

mations de l’inconscient (acte manqué, lapsus, mot d’esprit,

symptôme psycho-névrotique), mais l’interprétation du rêve 1

est, pour Freud, l’occasion privilégiée de son étude. Le dépla-

cement est, avec la condensation, la prise en compte de la

figurabilité et l’élaboration secondaire, un des quatre méca-

nismes du travail du rêve qui transforme le contenu latent du

rêve en son contenu manifeste. Le rêve est ainsi autrement


centré, accentué : ce qui est nodal n’est indiqué que par des
détails. Le déplacement sert donc, dans le rêve, la censure.
Il revêt aussi une fonction défensive, dans les névroses pho-
biques et de contrainte, par exemple.

▶ Relisant Freud à la lumière de la linguistique, R. Jakobson 2

et Lacan 3 s’accordent à identifier déplacement et métonymie –

Lacan précisant que le désir est métonymique. Mais la notion

de déplacement excède celle de métonymie. Le mécanisme

du déplacement opère localement, comme dans le travail

du rêve, mais entre aussi en jeu dans des échanges dont la

dimension excède celle de mécanismes locaux – projection


ou encore transfert, avec lequel Freud le confond parfois.

Dans la pensée magique, le déplacement, qui dénie les sépa-


rations, relève d’une dynamique narcissique. Il restaure ainsi

une continuité de seconde espèce qui vise à retrouver les

modes de relation premiers à la mère.

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung (1900), l’Interprétation des


rêves, chap. VI, 2, PUF, Paris, 1967.

2 Jakobson, R., « Deux aspects du langage et deux types d’apha-


sie » (1956), in Essais de linguistique générale, Minuit, Paris,

1963.

3 Lacan, J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient » (1957), in


Écrits, Seuil, Paris, 1966.

! AFFECT, CONDENSATION, INCONSCIENT, MAGIE, « NÉVROSE,

PSYCHOSE ET PERVERSION », PROCESSUS, RÊVE


downloadModeText.vue.download 279 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

277

DÉRAISON

GÉNÉR., PSYCHOLOGIE

Symétrique inverse de la raison, qui désigne ce que la


raison doit exclure radicalement, mais qui est susceptible
de lui ressembler presque parfaitement.

La mise en question préalable de la normativité intrinsèque

ou a priori de la raison est précisément ce qu’exclut l’objecti-


vation médicale de la « psychose ». Au contraire, on y suppose
qu’il n’y a jamais de cas où la limite entre raison et folie serait
indécidable. Plusieurs critiques des prétentions normalisantes
de la psychiatrie passent donc par l’élaboration d’un concept
de déraison ; celle-ci rejaillit ensuite sur la notion même de
raison, qu’elle relativise, en situant historiquement la défini-
tion de la folie à laquelle elle s’oppose. De ce jeu dialectique
naît la question du choix (donc de la liberté) pour la raison,
contre l’abîme, l’inhumain, etc. Un désir transcendant, « sans

raison », vient alors inquiéter la rationalité, rejetée loin en


aval.

▶ Plusieurs questions éthiques en psychiatrie soulèvent de


tels enjeux : les paranoïas où les facultés intellectuelles sont
conservées, mais au service d’idéaux extrémistes « dérai-
sonnables », ou encore le voeu transsexuel de changer de
sexe, dont on ne sait pas s’il s’agit de folie ou d’un « droit de
l’homme » dénié par pur préjugé.

Pierre-Henri Castel

✐ Foucault, M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, 1972.

! FOLIE, PSYCHOSE

DE RE / DE DICTO
Expressions latines : « au sujet de la chose » / « au sujet de ce qui est
dit ».

LINGUISTIQUE, LOGIQUE, PHILOS. ESPRIT

Contraste d’origine scolastique entre deux façons d’in-


terpréter une phrase (et, par extension, une pensée), selon
que la phrase (ou la pensée) est conçue comme portant (de
re) ou ne portant pas (de dicto) sur une chose particulière.

Cette terminologie a été introduite dans la philosophie


contemporaine du langage par W. V. O. Quine, qui remarque
qu’une phrase comme « je veux un sloop » possède deux
interprétations 1. Énoncée par un locuteur, cette phrase peut
être vraie si le locuteur désire posséder un sloop particu-
lier ; mais elle est vraie également, selon une seconde lecture,
si le locuteur n’a aucun bateau particulier en tête, mais se
contente d’exprimer le désir général de combler un « manque

de sloop ».

En s’inspirant de la distinction russellienne entre connais-


sance directe et connaissance par description, certains philo-
sophes du langage ont voulu étendre ce contraste aux pen-
sées 2. Une pensée de re porte directement sur un objet en
vertu de certaines relations contextuelles, sans la médiation
d’une description. Une pensée de dicto ne porte en revanche
sur un objet qu’indirectement, au travers d’une médiation
conceptuelle que l’on peut formuler dans une description.
Les pensées de re, conçues de cette façon, dépendent des
objets sur lesquels elles portent, contrairement aux pensées
de dicto.

Pascal Ludwig

✐ 1 Quine, W. V. O., « Quantifiers and Propositionnal Attitudes »,


in The Ways of Paradox and Other Essays, New York, Random

House, 1966, pp. 183-194.

2 Burge, T., « Belief de re », Journal of Philosophy, 74, 338-62,

1977.

! ATTITUDE PROPOSITIONNELLE, INDEXICAUX,


INTENTIONNALITÉ, RÉFÉRENCE

DÉRÉLICTION
En allemand : Hilflosigkeit, de Hilfe, « aide », « secours », et los,
suffixe
privatif. Traduction actuelle : désaide.

PSYCHANALYSE

Condition fondamentale du nourrisson en situation de

danger réel, incapable d’assurer sa survie. État trauma-


tique caractérisé par une augmentation soudaine de la
tension psychique, qui n’a pas été anticipée. La déréliction
est le prototype de l’angoisse.

La prématuration (foetalisation) du nourrisson le rend inca-

pable de satisfaire seul les exigences pulsionnelles. L’absence


ou la disparition des objets qui assurent la satisfaction nar-
cissique des besoins et protègent des dangers provoquent
l’angoisse. Corrélativement, la dépendance totale du nourris-
son à l’endroit des figures parentales implique qu’il leur prête
une toute-puissance dont le surmoi, par internalisation de ces
dernières, est l’héritier ; il a rôle de protection et de réconfort
du moi, dans l’humour notamment, lui échoit – entre autres.

▶ La persistance du besoin de protection et la nostalgie de


la toute-puissance expliquent la soumission des hommes
aux figures d’autorité (Dieu, Führer, homme providentiel,
idole, etc.), les bénéfices afférents, mais aussi l’ambivalence

à l’égard de celles-ci.

Christian Michel

! AMBIVALENCE, ANGOISSE, « ENFANTIN ET INFANTILE »,


FÉTICHISME, GUIDE, PHALLUS

ONTOLOGIE, PHILOS. CONTEMP.

Ce terme, qui désigne l’état de chute de l’homme après le

péché, a été utilisé à contre-sens pour traduire le terme de

Geworfenheit (être-jeté), et par Heidegger pour caractériser la


facticité du Dasein. Il est néanmoins repris tel quel par Sartre
dans l’Être et le néant et désigne la contingence propre à la

réalité humaine telle qu’elle est abandonnée à sa liberté.

Jean-Marie Vaysse

✐ Sartre, J.-P., l’Être et le Néant, Paris, 1943.

! ÊTRE-JETÉ

DESCRIPTIONS (THÉORIE DES)

LINGUISTIQUE

Analyse logique et philosophique des groupes nomi-


naux commençant par un article indéfini (descriptions
indéfinies) ou par un article défini (descriptions définies).

La théorie des descriptions a été défendue par B. Russell dès


1905, puis dans de nombreux écrits 1. Russell analyse les des-
criptions définies et indéfinies comme des symboles incom-
plets, qui ne peuvent contribuer à l’expression d’une propo-
sition que dans le contexte créé par d’autres symboles. Une
description comme « le dernier président de la France » ne
dénote pas un objet, contrairement à un nom propre comme
« François Mitterrand ». La ressemblance entre ces deux types
d’expression apparaît à Russell une pure et simple illusion
downloadModeText.vue.download 280 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

278

grammaticale, que l’analyse logique doit éliminer. Quelle est


donc la contribution sémantique d’une description, si elle ne
consiste pas en un objet ? Considérons d’abord le cas des des-
criptions indéfinies, comme « un homme » dans la phrase « Un
homme marche ». Une telle phrase doit être analysée logique-

ment en deux moments. Elle affirme l’existence d’un homme,

et dit de cet homme qu’il marche. En utilisant les notations

logiques : ∃x (Homme(x) &amp; Marche(x)), on remarquera

qu’aucun des symboles utilisés dans la forme logique de la

phrase ne correspond à la description originale, qui a été


éliminée de l’analyse logique. L’analyse des descriptions défi-
nies du type « le F est G » est semblable, mais comporte trois
moments au lieu de deux : il existe un F ; il n’en existe qu’un

seul ; ce F est G.

Cette analyse a une conséquence ontologique impor-


tante : elle permet de résoudre l’énigme des énoncés sin-
guliers existentiels négatifs, comme « Le Père Noël n’existe
pas ». Selon Russell, cet énoncé signifie qu’il n’existe pas
d’unique individu nommé « Père Noël ». Il peut donc être
vrai, sans pour autant que soit présupposée l’existence d’un
réfèrent pour l’expression « Père Noël ». C’est sous l’influence

de cette analyse des énoncés existentiels que Quine propose


son critère d’engagement ontologique : pour qu’une théorie
soit engagée relativement à l’existence d’entités, il ne suffit
pas qu’elle désigne ces entités à l’aide de descriptions ou de
noms propres ; il faut qu’elle affirme leur existence par une

quantification existentielle 2.

Pascal Ludwig

✐ 1 Russell, B., « On Denoting », Mind, 14, 479-93, 1905. Neale,


S., Descriptions, MIT Press, Cambridge (MA), 1990.
2 Quine, W. V. O., « On What there is », in From a Logical Point of
view, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2e éd., 1980.

! ANAPHORE, EXISTENCE, NOM PROPRE, RÉFÉRENCE

DESCRIPTIVISME / EXPRESSIVISME
Trad. de l’anglais descriptivism et expressivism.

LINGUISTIQUE, MORALE, PHILOS. CONN., PHILOS. CONTEMP.

Doctrine selon laquelle les jugements moraux énon-

cent des faits, l’expressivisme qu’ils sont essentiellement

non factuels.

Le descriptivisme et l’expressivisme sont des thèses séman-


tiques : elles portent sur ce que signifient les jugements
moraux et, donc, non pas directement sur l’état psycholo-

gique qu’ils expriment, dont on peut se demander s’il est

une croyance (cognitivisme) ou un état affectif (non-cogni-

tivisme). Les deux questions sont parfois confondues. Elles

sont pourtant distinctes : un sceptique moral peut soutenir

que notre discours moral présuppose des entités (descripti-

visme) qui n’existent pas, et expriment seulement l’attitude


du locuteur (non-cognitivisme) 1. Ce ne sont pas non plus des

thèses sur la nature des valeurs, comme le réalisme moral ou


le subjectivisme.

Le descriptivisme s’appuie sur la grammaire apparemment


factuelle des jugements moraux, sur le fait que nous les sou-
mettions à discussion, que nous parlons de vérité, de fausseté
et d’ignorance en morale. Le discours moral énonce donc des
faits. Ceux-ci peuvent être naturels (naturalisme éthique, utili-

tarisme, par exemple), non naturels (intuitionnisme, kantisme

éthique) ou ne pas exister (scepticisme).

L’expressivisme s’appuie sur la connexion interne entre


jugement moral et motivation (cf. « Internalisme éthique ») ;
si quelqu’un affirme : « La tolérance est un bien », ou bien il

a une inclination à être tolérant, ou bien son affirmation n’est

pas sincère. Le jugement moral exprime donc une intention


du locuteur. Il peut alors signifier cette attitude (émotivisme),
ou une prescription (prescriptivisme).

Julien Dutant

✐ 1 Mackie, J. L., Ethics : Inventing Right and Wrong, 1979,


pp. 1-49, Harmondsworth, Penguin.
Voir-aussi : Gibbard, A., Wise Choices, Apt Feelings, Cambridge,
Mass., Harvard Univ. Press, 1990, trad. fr. « Sagesse des choix,
justesse des sentiments », PUF, Paris, 1996 (défense de l’expres-
sivisme).

Wiggins, D., « Vérité et morale », in Canto-Sperber, M., la Philo-


sophie morale britannique, PUF, Paris, 1994.

! ATTITUDE PROPOSITIONNELLE, ÉMOTIVISME, EXTERNALISME


/ INTERNALISME, INTUITIONNISME, PRESCRIPTIVISME, RÉALISME

MORAL, SCEPTICISME, SUBJECTIVISME

DÉSENCHANTEMENT DU MONDE

Traduction de l’expression allemande Entzauberung der Welt.

PHILOS. RELIGION, SOCIOLOGIE

Expression métaphorique par laquelle M. Weber


résume le trait le plus général des transformations des
conceptions du monde au cours du procès de formation
des sociétés occidentales modernes.

On peut distinguer dans l’usage wébérien deux acceptions


différentes, quoique liées de l’expression « désenchantement
du monde ».

En un premier sens, le désenchantement du monde est


un phénomène qui concerne exclusivement l’histoire des
religions, à savoir l’élimination de la magie en tant que tech-
nique de salut. Cette élimination n’est parfaitement accom-
plie que par le judaïsme ancien et le puritanisme calviniste
et piétiste. Parmi les autres religions étudiées par Weber, le

taoïsme et l’hindouisme font une large place à la magie, tan-


dis que le confucianisme, religion sans dieu et orientée vers
un salut intramondain, la tolère néanmoins. Le catholicisme

conserve des liens avec la magie, dans la mesure où il fait


une place à la grâce sacramentelle. L’éradication de la magie

est, aux yeux de Weber, un élément décisif lorsqu’il s’agit de


rendre raison de certains traits distinctifs de l’histoire occiden-
tale, dans la mesure où la domination de la magie implique
la stéréotypisation de la technique et des pratiques, singu-
lièrement économiques, et fait par là même obstacle à leur
rationalisation.

Une seconde acception, plus large, vient se greffer sur ce


premier sens technique et limité, lorsque Weber identifie le
retrait de la magie à celui du surnaturel en général. Le désen-
chantement du monde est alors associé à l’intellectualisation
et à la rationalisation des conceptions du monde, qui fondent
la conviction que tout ce qui est et advient dans le monde
de l’existence humaine est régi par des lois que la science
peut connaître et la technique maîtriser 1. Cette prévisibilité
principielle des événements s’accompagne de l’impossibilité
de prêter au monde, réduit à un « mécanisme causal », une
quelconque signification éthique, donc de le penser comme

un cosmos unifié par un sens 2. C’est à ce second sens que fait


downloadModeText.vue.download 281 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

279

référence Heidegger dans un passage des Beiträge zur Phi-


losophie, passage où il conteste le bien-fondé de l’usage de
cette notion pour caractériser l’époque de la « civilisation » 3.
Celle-ci se caractérise selon lui par la domination de la tech-
nique, dans laquelle il invite à voir le signe d’un enchante-
ment irrésistible, sous le signe du calcul, de l’exploitation et
de la réglementation.

L’acception large de l’expression « désenchantement du

monde » associe le phénomène ainsi désigné au progrès

de la connaissance rationnelle empirique, principiellement

incompatible avec la quête de sens. L’influence croissante

des prémisses de la connaissance empirique sur les concep-

tions communes du monde repousserait la religion en géné-


ral du côté de l’irrationnel, jusqu’à en faire « la puissance
irrationnelle (ou antirationnelle) » par excellence 4. Une ligne

d’interprétation de l’oeuvre wébérienne a exploité ce thème

pour développer une théorie générale de l’évolution cultu-


relle selon laquelle les transformations des représentations
seraient l’élément moteur des transformations des pratiques

et des structures sociales (Tenbruck). Cette interprétation a

été reprise d’une certaine manière par Habermas dans l’oppo-


sition entre système d’action et monde vécu, et dans la thèse
selon laquelle la rationalisation du monde vécu (c’est-à-dire

la culture et les structures de la personnalité) précéderaient


et initieraient en général les transformations institutionnelles
(Théorie de l’agir communicationnel). Elle est implicite dans

les récupérations du motif du désenchantement du monde

par des théories de la sécularisation, qui font du retrait du re-

ligieux l’élément décisif dans la gestation du monde moderne

(M. Gauchet). Quel que soit l’intérêt de ce type d’hypothèse,

il convient de rappeler que, chez Weber, la religion n’affecte


les formes de la socialité qu’autant qu’elle intervient dans la
détermination des conduites de vie, singulièrement dans les

conduites économiques. Weber était certes soucieux de sou-

ligner le rôle des idées dans le façonnement de ces conduites,

contre une thèse matérialiste vulgaire qui les rabattrait sur les

intérêts. Mais le terrain sur lequel s’est jouée selon lui la ges-

tation du monde moderne ne se réduit pas à la confrontation

des croyances religieuses et de l’esprit scientifique, comme

le montre une analyse détaillée des divers phénomènes qu’il


rapporte au procès général de « rationalisation » de la culture
occidentale.

▶ La notion de désenchantement du monde relève d’un


registre d’intelligibilité qui est celui de l’histoire de l’esprit

(Geistesgeschichte), dont on peut se demander s’il est com-

patible avec les présupposés de l’analyse sociologique. Le dé-

senchantement du monde ne peut résumer ce que fut l’évo-

lution du rapport de l’homme au monde jusqu’à sa forme

moderne qu’à la condition que cela ait un sens d’évoquer en

général un tel rapport, c’est-à-dire de postuler une homogé-

néité de ce rapport à chaque époque, par-delà les différences

des statuts sociaux. Les études de sociologie des religions de

Weber s’inscrivent en faux contre un tel postulat : elles ne

considèrent pas que le religieux soit par essence une réponse

à une demande de sens et elles admettent que le besoin de


sens, quand il est explicitement formulé, est diversement
modalisé selon les couches sociales qui en sont porteuses. La
fortune de l’expression désenchantement du monde auprès
des philosophes ou des historiens des idées est à la mesure
de cette généralité problématique, qui lui permet de résumer

le caractère d’une époque en négligeant la diversité des expé-

riences sociales.

Catherine Colliot-Thelene

✐ 1 Weber, M., « Le métier et la vocation de savant », in Weber,


M., le Savant et le politique, Bibliothèques 10/18, Agora, 1998,
p. 70.

2 Weber, M., Sociologie des religions, Gallimard, Paris, 1996,


p. 448.
3 Heidegger, M., Beiträge zur Philosophie, Gesamtaustage,
Bd.65, Klostermann, Frankfurt am Main, 1989, p. 124.

4 Weber, M., Sociologie des religions, note 2, p. 446.

Voir-aussi : Colliot-Thélène, C., le Désenchantement de l’État,

Minuit, Paris, 1992.

Gauchet, M., le Désenchantement du monde, Gallimard, Paris,


1985.

Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel, 2 vol.,


Fayard, Paris, 1987.

Tenbruck Friedrich, H., Das Werk Max Webers, Gesammelte

Aufsätze zu Max Weber, v. Homann, H. Mohr (Siebeck), Tübin-


gen, 1999.

Weber, M., l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Flam-

marion, Paris, 2000.

Weber, M., « Considération Intermédiaire », in Weber, M., Socio-


logie des religions, Gallimard, Paris, 1996.

DÉSESPOIR
Du latin spes, « attente ».

MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. RELIGION, PSYCHOLOGIE

État de celui qui n’a plus d’espoir, qui n’attend plus rien
de favorable. Élément central de l’oeuvre de Kierkegaard,
où il caractérise à la fois l’excès et le défaut de « possible »,
le désespoir peut être rapproché de la « fatigue », selon
Nietzsche, et de la mélancolie, selon Freud.

Le sentiment que « tout est vanité » et qu’il n’y a « rien de


nouveau sous le soleil » n’est lui-même pas nouveau, et la
figure de Hamlet ne sachant s’il vaut mieux être ou ne pas
être (oscillant ainsi entre la fatigue d’exister et l’angoisse du
néant) rappelle aussi celle des tragiques grecs : non seule-
ment Ulysse aurait pu être assassiné, et Pénélope trahir, mais
Hamlet pourrait avoir lui-même à son insu tué son père et
épousé sa mère ! On peut ainsi transformer l’épopée en tra-
gédie, juste par un ratage, et il n’est pas rare que les plus
grandes figures de l’espérance se transforment en celles du
découragement et du désastre. D’où la question cruciale de

Kant : « Que m’est-il permis d’espérer ? », hantée par la ques-


tion du mal radical, et qui vise à dissocier l’espérance du
bonheur des pratiques qui prétendraient nous le mériter, car
elles sont vouées à l’échec et au pire.

C’est dans la Maladie à la mort (longtemps traduit sous

le titre de Traité du désespoir 1) que Kierkegaard propose son


analyse du désespoir comme maladie existentielle, comme
l’impossibilité du bonheur qui se cache dans le bonheur lui-
même, comme le « ne pas pouvoir mourir » (et mourir vi-
vant de cette impossibilité), comme le malheur absolu parce
que révélant un malheur toujours déjà là. Le désespoir boîte
entre l’impossibilité de se débarrasser de l’étroitesse de soi
pour devenir un autre, et l’impossibilité de devenir complè-
tement soi-même, cet individu précis que je pourrais oser
être « devant Dieu » (Kierkegaard pense Dieu comme celui
qui nous permet d’être seuls, et le « chrétien » comme une
figure radicale et tremblante de l’anticonformisme). Le déses-
poir dévoile cette disproportion intime, ce rapport de soi à

soi où le désespéré oscille entre la faiblesse et le défi, entre


downloadModeText.vue.download 282 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

280

le fini et l’infini, entre la nécessité et le possible, entre la ten-


tation de condamner le soi comme on condamne une porte
risquée et l’émiettement du temps dans l’infinie virtualité des
petits devoirs. Le désespéré ne peut même pas s’en prendre à
soi-même de son désespoir, car la responsabilité supposerait
que quelque chose soit encore possible. Seulement il n’est
pas possible de savoir jusqu’au bout que l’on désespère sans
devenir soi-même, et si la réalité vécue du désespoir est une
perdition atroce, la possibilité de désespérer est tout simple-
ment la faculté d’exister.

Dans un tout autre ordre d’idée, il y a, chez Schopenhauer


(qui pense aussi que la mort même ne saurait être une déli-
vrance, parce qu’elle n’est pas même un anéantissement, et
que, comme le remarque Pessoa, rien ne pourra faire que
je ne sois pas né, que je n’aie pas existé), le sentiment aigu
qu’il n’y a rien de nouveau, que tout revient au même, que
le destin ne nous en veut même pas, que lorsqu’on a atteint
son but soi-même on a changé et l’effort était vain, que les
chagrins comme les plaisirs viennent à leur heure et qu’alors
n’importe quoi fait l’affaire, et qu’il faut bien se guérir de ce

cadeau empoisonné qu’est l’espérance 2. Pour Nietzsche, au


contraire, c’est cette grande fatigue de vivre, ce grand dégoût,
qui est nihiliste et qui est la maladie mortelle, non seulement
volonté de dormir mais volonté de néant, non seulement

fatigue du sentiment, de la faculté de donner sens, mais que

le rien devienne l’idéal 3. Et il faut être fatigué de la fatigue


humaine pour aller jusqu’au bout du nihilisme et en finir avec
son incapacité à rien finir. On peut rapprocher ces figures
du désespoir de la notion de mélancolie chez Freud, dans
laquelle la perte d’un être encore aimé, qu’il soit mort ou vi-
vant, entraîne la perte temporaire de la possibilité d’aimer en
général : non seulement le monde est endeuillé, mais le moi
est vide 4. Tout le travail de la mélancolie consiste à cesser de

se reprocher ce qu’on reproche à l’objet de l’amour perdu,


et à rompre avec ce dernier pour retrouver la vie : mais la
jubilation orphique de ce retour peut être aussi hyperbolique,
excessive et imaginaire, que le désespoir lui-même.

Olivier Abel

✐ 1 Kierkegaard, S., la Maladie à la mort (1849), Paris ; le


Concept d’angoisse (1844), Paris.

2 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme repré-


sentation (1819), Paris ; l’Art d’être heureux, Seuil, Paris, 2001.

3 Nietzsche, F., la Généalogie de la morale (1887), Paris.

4 Freud, S., « Deuil et mélancolie » (1915), in Métapsychologie,


Gallimard, Paris, 1968.

Voir-aussi : Chrétien, J.-L., De la fatigue, Minuit, Paris, 1996.


Ehrenberg, A., la Fatigue d’être soi, Odile Jacob, Paris, 1998.

! ABSURDE

DÉSINTÉRESSEMENT
Introduit par les philosophes britanniques, concept devenu central chez
Kant, critiqué par Nietzsche, mais resté vivace.

ESTHÉTIQUE

L’idée apparaît avant sa terminologie et désigne tout

d’abord l’amour de Dieu pour lui-même, sans aucun autre


but. Progressivement étendue à l’esthétique, elle devient
explicite avec Kant et constitue la clef de voûte de son
esthétique. En dépit des critiques qu’elle a suscitées, elle
continue d’être défendue.

D’un bout à l’autre de l’histoire du désintéressement, on


trouve J. Stolnitz qui, d’une part, a retracé son émergence

dans la philosophie britannique avant Kant 1 et qui, d’autre


part, a proposé de la repenser à l’aune de la modernité 2.
Pour Shaftesbury, l’idée de désintéressement (sans le terme)
procède d’une critique de l’intérêt mêlé à la vertu lorsqu’on
s’y adonne par espoir d’être récompensé ou par peur d’être
puni 3. Elle définit l’homme vertueux attaché à la vertu pour
ce qu’elle a de bon en elle-même ; elle caractérise aussi
l’amour désintéressé de Dieu, c’est-à-dire l’amour de Dieu
pour lui-même, pour « l’excellence de l’objet » 4. Le philosophe
britannique esquisse le glissement du terme vers l’esthétique,
lorsque, dans la lignée platonicienne, il parle des qualités
morales en termes de beauté absolue et distingue l’intérêt po-
litique de l’amiral qui contemple l’océan de sa contemplation
pour sa seule beauté 5. A. Alison est encore plus explicite : à
propos d’oeuvres d’art – la Vénus de Médicis et l’Apollon du
Belvédère –, il distingue l’attitude critique qui évalue l’oeuvre
en fonction de règles de l’attitude esthétique qui se concentre
sur l’oeuvre en tant que telle et, suspendant toute relation
avec quoi que ce soit d’autre, se laisse entraîner dans « une
sorte de rêverie enchanteresse » 6.

Chez Kant, la notion explicite de jugement désintéressé


(uninteressiert, ohne Interesse) devient un concept central de
la définition du jugement, la clef de voûte de la Critique de
la faculté de juger 7. En effet, dans l’« Analytique du beau »,
qui est construite à partir des catégories logiques – quantité,
qualité, modalité, relation –, le philosophe décide de com-
mencer par la qualité et, au sein de cette catégorie, par le
jugement indéfini : le beau est non intéressé (uninteressiert).
Ce n’est pas un jugement négatif qui corrige une erreur, mais
un jugement indéfini qui situe l’esthétique dans le champ
ouvert de la satisfaction soustraite à tout intérêt. D’emblée,

en tant que désintéressé, le jugement esthétique échappe à la


détermination pratique, pathologique ou conceptuelle. C’est
un jugement pur, raison pour laquelle il est le modèle même
du pur jugement et de l’activité subjective.

Jusqu’ici, la question du désintéressement est considérée


du point de vue de l’oeuvre et de sa réception, comme une

attitude contemplative. C’est ce point de vue que Nietzsche 8


critique, considérant que Kant et Schopenhauer se sont
mépris sur l’art en privilégiant non seulement l’angle de la
réception, mais encore une approche cognitive de la part du
spectateur. Il préconise de reprendre la question du point de
vue de l’artiste, de son expérience intime dans la pratique de
l’oeuvre et le commerce du beau. Il ne saurait y avoir, à cet
égard, désintéressement, mais bien au contraire un intérêt
personnel, sensible, que Stendhal exprime en définissant la
beauté comme une promesse de bonheur.

▶ On pourrait croire que ce type d’intérêt artistique ait trouvé


son plein écho dans les attitudes artistiques modernes. Pour-

tant, Stolnitz a récemment considéré, non sans paradoxe, que


la conception de l’oeuvre autonome que celles-ci manifestent
correspond au thème du désintéressement dont il a repris le
flambeau. Pour lui, ce concept signifie que l’objet esthétique
est considéré indépendamment de tout objectif en vertu du-
quel il pourrait servir et que l’esprit se concentre sur lui, dans
une sorte d’expérience qui n’a d’autre objet qu’elle-même.
Partagée par d’autres, cette conception identifie désintéresse-
ment esthétique et autonomie de l’art.

Dominique Chateau

✐ 1 Stolnitz, J., « On the Origins of “Aesthetic Disin-


terestedness” », Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 19-
20, 1961.
downloadModeText.vue.download 283 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

281

2 Stolnitz, J., Aesthetics and the Philosophy of Art Criticism


(1960), Boston, Houghton Mifflin Co., trad. du chap. I, in Lories,
D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klinck-
sieck, Paris, 1988.
3 Shaftesbury, A., Characteristics of Men, Manners, Opinions,
Times, etc., 3 vol., Londres, I, 1714.

4 Op. cit., II.

5 Ibid.

6 Alison, A., Essays on the Nature and Principles of Taste, 4e éd.,


Édinbourg, 1815.

7 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 48, trad.

A. Philonenko, Vrin, Paris, 1974.

8 Nietzsche, F., Généalogie de la morale (1895), Troisième Dis-


sertation, § 6, trad. Albert, Gallimard, Paris, 1964.

! ATTITUDE ESTHÉTIQUE, DISTANCE ESTHÉTIQUE, FACULTÉ DE


JUGER, JUGEMENT (ESTHÉTIQUE)

DÉSIR

Du latin desiderare, « cesser de contempler », puis, par glissement de


sens, « constater l’absence », puis « chercher à obtenir », « tendre vers
quelque chose qu’on n’a pas et qu’on considère comme bon pour soi ».
Le déverbal désir (1160) désigne l’« aspiration » (sens fort) aussi bien
que le « souhait » (sens faible). C’est en son sens fort qu’il est objet de
l’analyse et de la réflexion morale (chez les classiques) ou anthropolo-
gique (chez les modernes). Dans son emploi absolu (le désir), il renvoie
à l’appétit sexuel (éros). En allemand, Begierde, Wunsch.

Notion centrale de la morale cartésienne 1, de l’anthropologie et de


l’éthique spinoziste et leibnizienne. Le désir est promu au rang de faculté
ou pouvoir de détermination de soi chez Kant, qui parle de faculté de
désirer à côté de la faculté de connaître et du sentiment de plaisir et

de déplaisir 2. Le désir, pour la psychanalyse, est une notion jugée trop


fondamentale pour être cernée, elle est appréhendée par différence avec
le besoin auquel elle est, selon Freud et Lacan, irréductible, tant par son
principe que par sa signification.

GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE, MORALE

1. Appétit conscient (du latin appetitio) ou cas parti-

culier de la tendance consciente vers un objet ou une fin

connue ou imaginée. – 2. Passion primitive de l’âme ou


racine de notre pouvoir d’être (affecté) ou d’agir. On l’op-
pose, à ce titre, à la raison ou à la volonté (Descartes), ou,
au contraire, on fait de la raison (pratique) ou de la volonté
un devenir du désir (Kant).

Le désir, une passion primitive

C’est chez Descartes qu’apparaît de façon précise l’opposi-


tion du désir et de la volonté, qui sert de fondement à la
morale classique. Chez Descartes, le désir est une passion
(de l’âme), alors que la volonté est un genre de pensée qu’il
nomme action de l’âme : « Nos pensées sont principalement
de deux genres, à savoir les unes sont les actions de l’âme, les
autres sont ses passions. 3 » Toutes nos volontés sont dites des
actions, « à cause que nous expérimentons qu’elles viennent
directement de notre âme et semblent ne dépendre que
d’elle » 4. Dans les passions, on inclut donc toutes les autres
pensées qui naissent en l’âme par l’action d’une autre chose
(ou cause), non seulement tout ce qui est représenté par elle
en étant causé par autre chose (les perceptions), mais aussi
ses propres mouvements, ou motions, dont elle n’est pas la
cause, en particulier le désir. Le désir comme passion est
défini comme « une agitation de l’âme causée par les esprits
qui la dispose à vouloir pour l’avenir les choses qu’elle se
représente lui être convenables » 5.

La proximité apparente du désir et de la volonté, qui se


marque par l’expression même qu’emploie Descartes (dési-
rer, c’est être disposé à vouloir par et pour), oblige à en

préciser la différence. Ce sont des mobilités différentes par


leur cause : dans la volonté, l’âme se dispose elle-même et
dispose le corps au mouvement (volontaire), tandis que, dans
le désir, l’âme est doublement passive, elle est disposée à
vouloir par les esprits et à vouloir ce qui lui est représenté
comme convenable : le désir suit d’une perception et il est
une agitation causée par une cause extérieure. Le désir est
donc une espèce de vouloir de l’âme qui désire, manifeste
une apparente activité, mais l’activité n’est pas l’action, et ce
qui frappe dans les passions, en général, ce n’est pas l’inacti-
vité, mais la passivité : c’est ce qui apparaît dans la définition
générale des passions 6. La distinction du désir et de la volonté
est d’ordre physiologique (par la causalité) et d’ordre moral
(par la liberté de l’âme dans la volonté et par sa servitude
dans la passion).

Le désir est une passion primitive, mais ce n’est pas la pre-

mière de toutes les passions (et Descartes admet un ordre dans

la primitivité). Elle vient après l’admiration, qui ne suppose


aucun désir ni aucune considération du bon ou du mauvais,

et vient aussi après l’amour et la haine, qui sont, pour ainsi


dire, des émotions intemporelles, alors que le désir suppose,
comme lui étant antérieure, la considération du convenable

(le bon, le mauvais, profit et nuisance). La marque propre du


désir, qui le met au troisième rang des passions primitives,
c’est le rapport au temps : il suppose une conscience du

temps, et il donne à l’âme une mobilité de la durée et non


seulement spatiale. Ce classement pouvant surprendre, car
il nous semble qu’il y a du désir au fond de l’amour ou de
la haine, Descartes s’en explique : « De la considération du
bien et du mal naissent toutes les autres passions, mais afin
de les mettre par ordre, je distingue les temps, et considérant
qu’elles nous portent plus à regarder l’avenir que le présent

ou le passé, je commence par le désir, car lorsqu’on désire


acquérir un bien qu’on n’a pas encore ou bien éviter un mal
qu’on juge pouvoir arriver, mais aussi lorsqu’on ne souhaite
que la conservation d’un bien ou l’absence d’un mal, [...] il

est évident qu’elle regarde toujours vers l’avenir. 7 » Ainsi, la


crainte et l’espoir sont des espèces de désirs (primitifs), parce
qu’ils ont un rapport au temps comme avenir.

Le désir n’a pas de contraire ; à l’inverse de l’amour, c’est

un seul et même mouvement qui est recherche d’un bien


(présent ou absent) pour l’avoir ou le conserver, et fuite d’un

mal, pour s’en séparer ou l’éviter.

Le désir chez Descartes n’est préliminaire ni dans l’ordre

logique ni dans l’ordre affectif, parce qu’il est un seul et

même mouvement de l’existant conscient de sa temporalité.

Ainsi, on pourrait dire que Descartes reconnaît au foetus une

sorte d’amour ou de haine (amour de digestion, haine ali-

mentaire) 8, mais il ne lui reconnaît en aucun cas du désir,

la dimension d’avenir manquant dans la simple attention ou

conscience du présent. Les premiers désirs dont parle Des-

cartes sont, à la rigueur, des passions du nouveau-né, non


d’une vie intra-utérine 9. On peut, enfin, se demander s’il n’y

a pas quelque implication de la volonté dans le désir comme

dans toute passion. Descartes l’admet, mais la disposition

dans le désir à vouloir pour l’avenir, tout intense qu’elle

puisse être, n’est pas une volition bien arrêtée, car ce que

l’âme désire n’est pas seulement une chose de l’avenir, c’est

une chose incertaine. L’objet du désir appartient à l’ordre du

possible qui ne dépend pas de nous et qui, lorsqu’il en dé-


pend, est encore incertain, soit pour son élection, soit pour
son exécution ; et c’est ce qui nous rend craintifs ou coura-
geux 10. La volonté, dans le désir, a donc un caractère hésitant,
downloadModeText.vue.download 284 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

282

irrésolu, incompatible avec l’esprit de décision qu’appelle la


morale de la générosité : « La vraie générosité qui fait qu’un
homme s’estime au plus haut point qu’il peut légitimement
s’estimer, consiste seulement, partie en ce qu’il connaît qu’il
n’y a rien qui véritablement lui appartienne, que cette libre
disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou
blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal ; et partie en
ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution
d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté,
pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera
être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu. 11 »

Le désir comme essence de l’homme

Le désir est donc comme une volonté, inquiète et irrésolue.


Si Leibniz met principalement l’accent, pour le définir, sur
cette inquiétude, s’il le définit dans les Nouveaux Essais sur
l’entendement humain comme « ensemble de petites solli-
citations qui tiennent toujours en haleine et qui constituent
des déterminations confuses de la volonté » 12, comme « autant
de petits ressorts qui tâchent de se débander et qui font agir
la machine » 13 ; s’il explique par là que nous ne puissions
jamais être dits indifférents lors même que nous paraissons
l’être ; s’il fait du désir et de son inquiétude, non pas comme
le veut Philalèthe, une chose incompatible avec la félicité,
mais au contraire une mobilité nécessaire au progrès conti-
nuel des créatures, à de plus grands biens ; s’il distingue,
enfin, l’aiguillon du désir de la conscience douloureuse du
besoin, il ne va pas jusqu’à en faire l’expression du conatus
de l’homme, il demeure chez lui comme chez beaucoup de
modernes le grand ressort providentiel de l’activité.

Spinoza va donc plus loin dans la promotion du désir,


qui aboutira à la mise en question du caractère infini de la
volonté (qui n’est rien que le désir en tant que rapporté à
l’âme seule) et donc d’un prétendu pouvoir absolu de l’âme
sur ses passions et ses désirs (pouvoir qu’affirment la morale
stoïcienne et la morale cartésienne) 14.

Entre activité et passivité, le désir est d’abord ce qui per-


met de définir l’homme : dire ce qu’est le désir, c’est dire ce
que nous sommes, tout ce que nous sommes, âme et corps,
action et passion, volonté et raison.

C’est par la définition de l’être actif et de l’être passif que


commence le De affectibus : l’affection est première. Le désir
en est non pas seulement au titre de passion, mais au titre
de puissance d’être : « J’entends par affects les affections du
corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est accrue
ou diminuée, secondée ou réduite et en même temps les
idées de ces affections. 15 » La puissance d’agir ou de pâtir
renvoie donc ici à la variation vitale qui s’explique d’un point
de vue causal par un engagement partiel et non total de notre
nature. La première définition du désir appelle cette puis-
sance de vivre commune à l’âme et au corps effort, appétit,
volonté, selon que le corps seul, ou l’âme seule, ou les deux
dans l’unité, sont considérés. « L’appétit n’est rien d’autre par
là que l’essence même de l’homme, de la nature de laquelle
suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l’homme
est ainsi déterminé à le faire. 16 » Le désir est d’abord ce mou-
vement de persévération dans la puissance, il peut sans dif-
férence majeure être appelé volonté ou appétit et, si c’est de
l’homme que nous parlons, désir : « Il n’y a nulle différence
entre l’appétit et le désir, sinon que le désir se rapporte géné-
ralement aux hommes en tant qu’ils ont conscience de leurs
appétits et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le désir

est l’appétit avec conscience de lui-même. » Au lieu, donc,

de partir du désir comme témoin de la soumission de l’âme

au corps, au contraire de la volonté qui signifie sa liberté,


Spinoza part de l’activité (d’une chose quelconque) ou de sa

passivité, et y situe le mouvement de l’être et de sa puissance


comme mouvement de persévération active ou défensive, ou
conatus : « L’essence par laquelle chaque chose s’efforce de
persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence
actuelle de cette chose. 17 » Par là, on peut dire que le désir
est « fondamentalement désir d’être » 18 : la formule de Sartre

descend directement de la troisième partie de l’Éthique 19, car

si on désire être actif, c’est-à-dire produire un effet déterminé


par sa seule nature ou s’expliquant par celle-ci, on ne désire

pas seulement cela. Le désir d’être enveloppe nécessaire-


ment tout effort d’être, y compris celui où nous ne sommes
que cause partielle et inadéquate de notre action. C’est donc
au titre de cause adéquate et de cause partielle que nous
sommes, et persévérons dans notre être, humains. Action et
passions seront donc appréhendées, subjectivement, comme
des variations de la puissance d’être et, objectivement, comme
différences de puissance sur le plan causal. Le désir est donc
l’essence même de l’homme, de la nature de laquelle suit
nécessairement tout ce qui sert à sa conservation, il n’est pas
l’effet d’une cause extérieure (à l’âme) ni celui de la représen-
tation de choses jugées bonnes ; il est, au contraire, la force
qualifiante : « Nous jugeons qu’une chose est bonne, parce
que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et
désirons. 20 » À ce titre, le désir n’est pas seulement le principe
par lequel, entrant dans l’existence, nous tendons de toutes
nos forces à y rester (au point que nous ne sentons pas que
nous sommes mortels), mais encore le principe d’évaluation
de tout ce qui existe avec nous.

La première condition de l’existence, c’est l’essence, mais


pour l’homme comme pour les autres êtres finis, l’essence ne
suffit pas à conférer l’existence, pas plus qu’elle ne suffit à
la continuer éternellement. Mais cela ne signifie pas qu’elle

n’est pas le principe efficace d’où découlent toutes affirma-


tions existentielles (actives ou passives). L’essence identifiée
à l’appétit et nommée désir est donc, pour l’homme, ce prin-
cipe efficace de position dans l’être et d’action (et passion).
On hésite cependant à considérer comme nulle la différence
qu’apporte, chez l’homme, la conscience d’appétit ; elle n’est
pas nulle par ses effets d’illusions dans l’existence humaine,
mais comme tension ontologique, appelée désir, volonté ou
appétit ; c’est la même tension, la conscience n’y change rien.
La volonté n’est donc elle-même qu’une figure partielle de
l’appétit, quand nous considérons séparément l’âme et son
corps. Le désir comme conatus coïncide avec l’existence de
l’homme et exprime le quantum d’existence qu’il est comme
individu singulier ; il est son effort propre. Le désir n’est donc
pas seulement passion, mais action et passion. L’homme n’est
pas ce qu’il désire, il est désir de lui-même, de sa propre
vie, en toute connaissance des choses (c’est-à-dire sous la
conduite de la raison) ou bien de façon aveugle (conscience
d’appétit et ignorance du reste). L’insensé est un homme
comme le sage, mais il ne vit pas aussi bien.

Dans la passion ou dans l’action, le désir est l’essence


même de l’homme « en tant qu’elle est conçue comme déter-
minée à faire quelque chose par une affection donnée en
elle » 21 ; il est la force de croissance et d’organisation présente

en chacun et actualisée par chacun. Le désir est la puissance

motrice de notre vie et non seulement en tant qu’aiguillon.


downloadModeText.vue.download 285 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

283

La faculté de désirer

L’approche kantienne du désir s’efforce, elle aussi, de réduire


et de surmonter, d’un point de vue anthropologique, l’oppo-
sition du désir et de la volonté, d’une part, et du désir et de
la raison, d’autre part ; mais, d’un point de vue moral, elle
semble vouloir en maintenir l’esprit, sinon la lettre.

Dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, la


question du désir, avec ses variations pathétiques et émo-
tionnelles, n’intéresse et ne suppose qu’une connaissance
pragmatique de l’homme, c’est-à-dire « ce que l’homme, en
tant qu’être de libre activité, fait ou peut et doit faire de lui-

même » 22, c’est l’homme comme être du monde.

Dans la réflexion morale, menée dans la Critique de la


raison pratique, le désir et ses lois sont confrontés à la raison
pratique et à la volonté autonome de l’homme en tant que
possédant un pouvoir « qui l’élève infiniment au-dessus de
tous les autres êtres vivants sur la terre » 23, pouvoir par lequel
il est une personne. Ce pouvoir-là est inexplicable pour l’an-
thropologue, selon Kant.

Il y a donc deux mesures possibles du désir. Le désir est


un certain pouvoir d’être cause ; plus exactement, il est « l’au-
todétermination du pouvoir d’un sujet par la représentation
d’un fait futur, qui serait l’effet de ce pouvoir » 24 ; il appar-
tient à la faculté d’agir de l’homme, et non à sa faculté de
connaître ; il a essentiellement un rapport à la vie, et celle-ci
est définie comme « pouvoir qu’a un être d’agir d’après les
lois de la faculté de désirer » 25. Dans la Critique de la rai-
son pratique, Kant s’est efforcé de déterminer les principes
a priori de cette faculté de désirer, après avoir défini ceux
de la faculté de connaître, et il veut poser, par là, des lois
pratiques dont la raison pure serait la source. C’est dans ce
contexte qu’apparaît la désignation du désir comme faculté
de désirer inférieure 26, c’est elle qui est l’objet de l’Anthropo-
logie. Dans sa réflexion morale, il se donne pour tâche d’en
distinguer une faculté supérieure de désirer. La distinction
tient à la nature des principes qui déterminent le sujet (ou
sa volonté) dans l’action : selon que ces principes sont purs
ou empiriques, ils peuvent ou non fournir à la volonté des
« lois pratiques » et, dans ce dernier cas, constituer la raison
elle-même comme faculté supérieure de désirer 27. Quand les
principes pratiques supposent un objet, ou matière, comme
déterminant de la volonté, ils sont dits empiriques et ne
peuvent fournir des lois pratiques ; on dit, alors, que le désir
de l’objet, ou désir matériel, est antérieur à la règle pratique,
et si on cherche à en faire un principe, ce sera un principe
empirique, (une simple maxime), et non une loi pratique,
c’est-à-dire un impératif non conditionnel ou catégorique. La
volonté n’est libre ou morale que si elle se détermine par un
principe à valeur universelle et donc non empirique et non
conditionnel.

Ainsi, la faculté de désirer inférieure se détermine par des


principes matériels, qui se rangent tous sous le principe géné-
ral de l’amour de soi ou du bonheur personnel – et ils ont
tous rapport au plaisir, le désir est essentiellement désir de
plaisir. Toutes les règles pratiques, ajoute Kant, placent le
principe déterminant de la volonté dans cette faculté infé-
rieure, et « s’il n’y avait aucune loi simplement formelle de
la volonté, il n’y aurait lieu d’admettre aucune faculté supé-
rieure de désirer » 28. Quand, donc, la faculté de désirer se
détermine sans supposer aucun sentiment de l’agréable ou
du désagréable, il y a autodétermination du pouvoir du sujet
« par la simple forme de la règle pratique », alors seulement

la raison détermine par elle-même la volonté (elle n’est plus

au service des penchants) : « Ou bien il n’y a pas de faculté


supérieure de désirer ou la raison pure doit être pratique

par elle seule. 29 » Dans le premier cas, le désir s’oppose à


la volonté raisonnable, ou libre ; dans le second cas, il se

confond avec elle, ou, du moins, c’est la raison pure elle-


même qui est désir et qui, dans la loi pratique, détermine
la volonté sans que s’interpose le sentiment de plaisir. À la
raison comme faculté de désirer supérieure est subordonnée
celle qui peut être « pathologiquement déterminée ». Enfin,
cette dernière, explorée du point de vue anthropologique, se
présente, sous deux espèces (désir d’objet ou désir se rappor-
tant à l’être même), comme volonté soumise aux penchants
ou plus simplement comme penchant (possibilité subjective
qui précède la représentation de son objet et qui constitue
sa réalité désirable). Le désir peut être impulsion, tendance,
mouvement habituel et régulier, et lorsque cette tendance
s’impose comme un impératif et empêche la raison de s’exer-
cer, de comparer pour faire un choix, le désir devient passion
et tombe malade, puisque les passions sont ici, comme chez

les stoïciens, des maladies 30.

▶ On peut, pour finir, se demander selon quel critère s’opère


la division des désirs en émotions et en passions, que celles-
ci relèvent de tendances naturelles (comme la passion de la
liberté, le désir de vengeance...) ou de la culture (manie de
l’honneur, de la possession...). La division se fait, chez Kant,
d’après le rapport du désir à la raison : la passion est cette in-
clination que la raison du sujet ne peut pas maîtriser ; l’émo-
tion est aussi, à ce titre, une maladie, quand on y est soumis
et qu’elle exclut la maîtrise de soi, mais elle ne suppose de
la part du sujet aucune réflexion, « elle doit être envisagée
comme une ivresse qui se dissipe en dormant ; la passion est
comme un délire... » 31 : on se réveille avec !

Le désir, chez Kant, n’est donc pas essentiellement une


passion, mais il peut tomber dans la passion, et c’est alors
qu’il court de grands risques.

Suzanne Simha

✐ 1 Descartes, R., Traité des passions.

2 Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, chap. III,


Vrin, Paris.

3 Descartes, R., Passions de l’âme, article 17, première partie,


Vrin, Paris.

4 Ibid.

5 Ibid., article 86, partie II, Vrin, Paris.

6 Descartes, R., Traité des passions, articles 27 à 29.

7 Descartes, R., Passions de l’âme, article 57, Vrin, Paris.

8 Matheron, A., Anthropologie et Politique au XVIIe siècle, « La


noblesse du chatouillement », p. 29. Vrin, Paris.

9 Descartes, R., Passions de l’âme, article 111, partie II.

10 Ibid., articles 58-59.

11 Ibid., article 153.

12 Leibniz, G. W. Fr., Nouveaux Essais, II, chap. 20-21.

13 Ibid.

14 Spinoza, B., l’Éthique, préface de la cinquième partie, Gar-


nier-Flammarion, Paris.

15 Ibid., III, Définition 3.

16 Ibid., III, 9, scolie.

17 Ibid., III, prop. 7.

18 Sartre, J.-P., l’Être et le Néant, Gallimard, Paris, p. 654.

19 Spinoza, B., l’Éthique, III, prop. 7, 8, 9, Garnier-Flammarion,


Paris.

20 Ibid., III, 9 sc.


downloadModeText.vue.download 286 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

284

21 Ibid., p. 196.

22 Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, préface,

Vrin, Paris, p. 11.

23 Ibid., premier livre, p. 17.

24

Ibid., livre III, p. 109.

25 Ibid., I, ch. 1&amp;3, corollaire et scolie.

26 Kant, E., Critique de la raison pratique, scolie, p. 23, PUF,

Paris.

27 Ibid.

28 Ibid.

29 Ibid.

30 Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique, III, 80,


« Des passions », Vrin, Paris.

31 Ibid.

! AFFECT, AFFECTION, AMOUR, APPÉTIT, CONATUS, ÉMOTION,


LIBIDO, VOLONTÉ

« Le désir de mémoire »

PSYCHANALYSE

Nom donné par Freud à l’attraction sexuelle par et

vers des objets locaux. Pour Lacan, le désir, nommant le

manque à être du sujet, trouve son lieu dès que la mère ne


répond pas de façon immédiate et automatique, mais par
une interprétation, à la demande que les cris de l’enfant
manifestent, ce qui exige, comme Freud le remarque, « une
renonciation à la satisfaction immédiate de la pulsion » 1.

▶ L’approche psychanalytique du concept et celle de Spinoza

sont voisines : le désir, c’est l’homme même. Demeure la

question de l’orientation de ce désir vers l’autre. En effet,

le désir de l’autre (maternel) vectorise d’abord le désir de


l’infans vers l’autoérotisme. Seule la constitution du fantasme,

auquel l’OEdipe donne sens, transforme ce désir en un attribut

essentiel du sujet – dès lors associé à sa position sexuelle.

Ainsi la notion lacanienne d’un « désir de l’analyste » reste

énigmatique, puisqu’elle propose un état, idéal, d’un sujet

hors sexe.

Jean-Jacques Rassial

✐ 1 Freud, S., Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1997.

! PULSION, RÊVE, SEXUALITÉ, SOUHAIT, SUJET

La fin du désir

La fin du désir, c’est-à-dire son but et son


terme, est la satisfaction, recherchée
comme mettant fin à un sentiment tradi-

tionnellement compris comme un manque,

voire une souffrance : le désir ne veut sa mort comme

désir, la finalité du désir serait sa propre fin. Mais si

« les » désirs et leurs objets se succèdent, « le » désir, lui,

se perpétue indéfiniment et apparaît comme l’instance

la plus dynamique de la nature humaine. Faut-il com-

prendre que le désir est sans fin parce que sa véritable

finalité lui fait défaut ? Faut-il dès lors penser que le rôle

de la philosophie est de la déterminer, ou bien de mon-


trer que toute volonté de définir le désir est une tenta-
tive de le cerner théoriquement pour mieux le limiter
en pratique ?

« JE CHERCHAIS UN OBJET À MON AMOUR »

C e qui apparaît d’abord illimité et insensé, c’est l’ambition


de satisfaire le désir sensible en dépit de son insatiabi-
lité, ambition que Platon 1 compare à celle de remplir le ton-
neau des Danaïdes. La satisfaction de nos désirs n’est jamais
totale car toujours mêlée de peine, et n’empêche pas un autre
désir de renaître aussitôt. Comparable à un tonneau percé,
l’instance désirante de l’âme entraîne l’homme à la démesure

et l’empêche de se consacrer à la connaissance de la vérité.


Le désir est sans fin et entraîne l’homme à « une vie déréglée
que rien ne comble ». La philosophie se doit donc de montrer
que seule la vérité est susceptible de combler l’âme. Le désir
philosophique, ou « ardeur » des naturels philosophes pour la
vérité, est le désir bien compris et réorienté vers sa véritable
fin. Il permet d’arracher l’âme à l’esclavage dans lequel ses
passions l’installent Comprendre la finalité fondamentale du
désir amène donc à donner un coup d’arrêt au désir sensible,
soit en le tenant à l’écart « autant qu’il est possible », soit en
comprenant qu’il est possible de l’éduquer dans le sens de

la vérité 2.

Dans des termes différents, la tradition chrétienne apporte


le même type de réponse face au problème de la chair. L’in-
fini du désir, qu’Augustin 3 nomme la « perpétuelle tentation »,
vient de son défaut de finalité : « j’aimais à aimer ; dévoré
du désir secret de l’amour, je m’en voulais de ne l’être pas
plus encore ». L’âme doit retrouver Dieu comme la véritable
fin de son désir, le reconnaître comme le véritable objet de
son amour, et ne peut plus alors que souhaiter la fin du désir
sensible qui l’en détourne.

Le caractère paradoxal de ces conceptions est qu’elles en


viennent toujours, pour déterminer la véritable finalité du dé-
sir, à prescrire d’une manière ou d’une autre son annulation :
le thème de la mise à distance du corps et de la fin du désir
sensible au profit du désir spirituel, mène immanquablement
à désigner la mort comme une sorte de modèle, alors qu’elle
signifie la fin de tout désir possible. C’est vouloir que la vie se
condamne elle-même en exigeant du désir qu’il souhaite sa
propre fin. Le désir ne pourrait mettre fin à son errance qu’en
se retournant contre lui-même, ce que Nietzsche 4 a dénoncé
comme l’idéal ascétique du philosophe : l’ascète manqué res-
sentant le désir comme une torture, son idéal est l’extirpation
pure et simple de toutes nos passions, donc la fin de tout
désir. Or, c’est une pratique « castratrice », et l’assignation au
désir d’une finalité transcendante n’est là que pour dissimuler
l’hostilité à son égard : cette tradition exploite le paradoxe de
la structure du désir pour mieux le nier.

LA DYNAMIQUE DU DÉSIR

O r, cette structure même semble rendre improbable la

découverte de l’essence du désir : en désirant la satis-

faction, le désir cherche sa mort comme désir mais renaît tou-

jours en se donnant de nouveaux objets. Ce qui montre bien


que, derrière l’errance des désirs multiples et contingents, se
profile un désir fondamental qu’il s’agit non pas de circons-
crire par des valeurs transcendantes, mais de comprendre
comme une énergie propre à nous permettre de persévérer
indéfiniment dans l’existence. C’est l’hypothèse de l’anthro-
pologie classique, qui réhabilite le caractère illimité du désir
sous le terme latin de conatus désignant la notion d’« effort »,
de « tendance » : l’effort pour persévérer dans l’existence ca-
ractérise, selon Hobbes 5, la nature humaine et fait apparaître
que le seul terme possible de cet effort est la mort. La vie,
downloadModeText.vue.download 287 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

285

elle, est comparable à une course où il y a toujours quelqu’un


à dépasser. La nature humaine est une dynamique perma-
nente qui fait que le désir est sans fin au sens où il est un
effort perpétuel et sans trêve.

La « félicité », dans cette course qu’est la vie, « ne consiste


point à avoir réussi mais à réussir ». Comme il ne peut y
avoir de contentement qu’en continuant de désirer, « il ne faut
donc pas être émerveillés que les désirs des hommes aillent
en augmentant à mesure qu’ils acquièrent plus de richesses,
d’honneurs ou de pouvoir ». Plus on désire, plus on agit,
plus on réalise son être : le désir est déjà en lui-même la féli-
cité, il est fondamentalement désir de renouveler son désir.
Le désir est donc à lui-même sa propre fin ; aucune valeur
transcendante n’est là pour lui dicter sa fin : au contraire,
c’est le désir seul qui est créateur des valeurs et qui structure
l’action. Spinoza 6 explique ainsi que, s’il y a une essence de
l’homme, c’est bien dans le désir qu’il faut la chercher, au
lieu de chercher la fin du désir dans une supposée essence
de l’homme. Chaque chose se définit par « l’effort par lequel
[elle] s’efforce de persévérer dans son être », et ce « pour une
durée indéfinie ». Le désir est cet effort en tant que l’âme en
a conscience. En ce sens, le désir ne peut vouloir sa propre
fin, et la mort vient toujours des causes extérieures. Quant à
la valeur de l’objet, c’est le désir seul qui la lui confère : nous
ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne,
mais au contraire, « nous jugeons qu’une chose est bonne
parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons
et tendons vers elle par appétit ou désir ». Le désir est donc
une pure dynamique sans but ni terme préétablis.

En un sens qui n’est pas éloigné, la psychanalyse freu-


dienne confirme le caractère indéfini et indéterminé du désir
en réformant le concept de libido dans le sens de l’aspect
dynamique des pulsions sexuelles. Le désir, ou ensemble des
pulsions subsumées sous le terme d’Éros, n’a pas de terme
parce qu’il ne cherche qu’à se prolonger, tant dans l’individu
que dans l’espèce, Éros désignant l’ensemble des pulsions
visant à « maintenir et à provoquer la cohésion des parties

de la substance vivante 7 ». Ne retenant pas de Schopenhauer 8


l’interprétation qui consiste à voir dans l’instinct une finalité
cachée de la nature, Freud identifie la libido à une énergie
brute, susceptible de multiples formes et transpositions. C’est
parce que le désir n’a pas d’autre finalité que lui-même qu’il
peut trouver à se satisfaire dans des objets symboliques, et
qu’il peut même, comme en témoigne le rêve, se conten-
ter d’une satisfaction hallucinatoire : il a bien sa propre

économie.

Mais, en continuant à comprendre le désir en des termes


de manque et de satisfaction, cette conception reprend pour
une part les thèses qu’elle critique. Elle reconduit en effet une
forme de finalité en insistant sur le manque, donc sur l’objet,
et ne parvient pas à penser le désir autrement que comme
une souffrance à laquelle il faut mettre fin.

AU-DELÀ DE LA VALEUR ET DE L’INTERDIT

M ais l’expression apparemment libre du désir, comme l’a


montré Foucault 9 dans l’Histoire de la sexualité, dissi-

mule mal la volonté de porter un coup d’arrêt au pouvoir


qu’il représente. L’apparente libération du désir et la nais-
sance de la psychanalyse participent d’un arraisonnement de

la sexualité au pouvoir par une « théorie de la loi constitutive


du désir » : pour mieux assujettir les hommes, « l’Occident
a livré le désir au pouvoir », non pas en lui imposant la loi

comme principe limitatif extérieur, mais en « piégeant » le dé-


sir dans une stratégie fondée sur le savoir et l’aveu. Dans un

sens qui n’est pas éloigné, Deleuze 10 montre aussi que la psy-
chanalyse est une fausse libération, car elle parle beaucoup
de l’inconscient, mais toujours « pour le réduire, le détruire,
le conjurer [...]. Des désirs, il y en a toujours trop, pour la
psychanalyse : “pervers polymorphe”. On vous apprendra le
Manque, la Culture et la Loi ». Considérer, avec toute une tra-
dition qui va du platonisme à la psychanalyse, l’objet du désir
comme ce dont on manque, c’est le comprendre comme une
souffrance et s’exposer au finalisme des valeurs. La psycha-
nalyse prétend certes vouloir comprendre plutôt que juger,
mais elle s’attribue la vocation de guérir, et impose au désir
la culture et la loi, comme des limitations nécessaires dans
l’édification de la personnalité. Elle se méfie de l’inconscient
et, plutôt que de le produire, préfère le limiter, voire, idéale-
ment, y mettre fin : « wo Es war, soll Ich veerden 11 ». Comme
l’avait montré Nietzsche, seul le désir est l’infini créateur de
valeur : il n’a ni but ni terme, il se produit lui-même et produit
ses objets en les valorisant. Au fond, c’est pour Deleuze un
contresens de comprendre le désir en termes de rapport entre
un sujet, où il aurait son origine, et un objet, qui serait sa fin :
le désir est une énergie, un « flux » dont l’orientation n’est
jamais fixée à l’avance. Dès lors, sa nature est d’être « révolu-
tionnaire », car il crée sans cesse, et parfois dans la violence,
de nouveaux agencements en remettant en cause la structure
rigide de l’interdit. On n’imposera donc pas de fin au désir, ni
l’orientation de la pseudo-valeur, ni la limite de la loi.

La véritable libération du désir a donc un sens politique et


passe par une reconnaissance de son caractère de transgres-

sion. Ainsi, H. Marcuse 12 montre que la frénésie de consom-


mation dans les sociétés capitalistes cache mal la misère d’une
humanité frustrée et aliénée, car dépossédée du sens même
de son désir de bonheur. Par une domination de plus en plus
rationalisée, le capitalisme a imposé une culture « unidimen-
sionnelle » qui vise à annihiler tous les désirs qui pourraient
le menacer. Même la sexualité est « désublimée », banalisée

et rabaissée au rang de marchandise, de « pornographie ». La


société n’est donc devenue permissive que parce qu’elle a
domestiqué les éléments « explosifs » et « antisociaux » de
l’inconscient.
Marcuse développe donc une éthique du désir comme
« Grand Refus » de cette société, c’est-à-dire comme contes-

tation et subversion permanentes par rapport à la « vieille


morale ». Il exalte l’expérience de la joie sans culpabilité et la
force révolutionnaire de la sexualité non génitale, qui « valo-
rise la vie en tant que fin en elle-même » et conteste la géni-
talité comme fin du désir sexuel. L’art est tout autant mis en

valeur car il fournit le paradigme du travail libéré de la peine,


et brise la pétrification sociale en ouvrant l’histoire à l’horizon
du possible. Le propre du désir est ainsi d’être une rébellion,
et de renverser toutes les fins qu’on prétend lui assigner :
définitions, valeurs et limites.

FABIEN LAMOUCHE

✐ 1 Platon, Gorgias (387 av. J.-C.), trad. M. Canto, Flammarion,

Paris, 1987, pp. 231-235.

2 Platon, le Banquet (385 av. J.-C.), trad. É. Chambry, Flamma-


rion, Paris, 1964, pp. 60-70.

3 Saint Augustin, les Confessions, trad. J. Trabucco, Flammarion,


Paris, livre III, chap. I, 1964, p. 49.

Nietzsche, F., Crépuscule des idoles, « La morale, une antina-


ture » (1888), trad. J.-C. Hémery, Gallimard, Paris, 1974, pp. 32-
37.
downloadModeText.vue.download 288 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

286

5 Hobbes, T., De la nature humaine, VII, § 4-6 (1640), trad.

baron d’Holbach, Actes Sud, Paris, 1997, pp. 54-55.

6 Spinoza, B., Éthique, III, prop. VI-IX et scolie (1675), trad.

C. Appuhn, Flammarion, Paris, 1965, pp. 142-145.

7 Freud, S., Au-delà du principe de plaisir, chap. VI (1920), in


Essais de psychanalyse, trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Payot,

Paris, 1981, p. 110.

8 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représen-


tation (1818), trad. A. Burdeau, PUF, Paris, 1966.

9 Foucault, M., Histoire de la sexualité, vol. I, « La volonté de


savoir » (1976), Gallimard, Paris, 1976, pp. 99-120.

10 Deleuze, G., Dialogues avec Claire Parnet (1995), Flamma-


rion, Paris, 1966, pp. 95-97.

11 Freud, S., « Là où était du ça, doit advenir du moi », in Nou-


velles conférences d’introduction à la psychanalyse (1932), trad.

R.-M. Zeidin, Paris, 1984, p. 110.

12 Marcuse, H., l’Homme unidimensionnel (1964), trad. M. Wit-


tig, Minuit, Paris, 1968.

DÉSOBÉISSANCE CIVILE

MORALE, POLITIQUE

Conduite consistant à enfreindre volontairement et


pacifiquement une loi jugée injuste pour en manifester
le caractère irrecevable, refuser de participer à l’injustice
et inciter ses concitoyens à agir pour la modifier. (Notion
introduite par Thoreau en 1848).

Thoreau passa une nuit en prison, pour avoir refusé de payer


ses impôts à un État esclavagiste en guerre contre le Mexique.
Les divers titres donnés à sa conférence expliquant son geste
indiquent les difficultés de la notion de désobéissance civile :

« Les droits et les devoirs de l’individu en face du gouverne-


ment » (1848), « Résistance au gouvernement civil » (1849),
« Du devoir de désobéissance civile » (1886) 1. Obéir à des
lois injustes est perçu comme une déshumanisation qui réduit
l’individu au statut de rouage de la machinerie gouverne-
mentale. Mais la désobéissance est légitimée soit par l’appel
à la conscience individuelle, soit par la nécessité, pour une
minorité, dans une démocratie, de se faire entendre de la
majorité apathique, ou encore par la nécessité d’une révolu-
tion pacifique conforme à l’esprit de la révolution américaine,
voire par la réactualisation de la différence évangélique entre
la lettre et l’esprit et la volonté de séparer dans l’individu « le
diabolique du divin ».

En un sens, donc, Thoreau en appelle à la conscience,


un être humain digne de ce nom ne pouvant accepter de
se commettre avec une injustice qu’il perpétuerait par son
obéissance, et cela « même au prix de [l’]existence nationale »
ou de la survie de la Constitution. L’intérêt ne saurait justi-
fier l’obéissance, et une morale fondée sur une telle notion
est indigne de l’humanité. Dans cette optique, c’est l’intégrité
individuelle qui semble primer, le souci politique, l’existence
même de l’État passant au second plan, et la désobéissance
civile pourrait être confondue avec l’objection de conscience.

Mais le « bon citoyen », le patriote, est celui qui sait résister


à l’État. Il ne s’agit plus de critiquer, de pétitionner afin de
changer légalement la loi en vigueur, car « comment peut-
on se contenter d’avoir tout bonnement une opinion et se
complaire à ça » ? Il s’agit donc d’agir afin de « faire lever la
pâte », c’est-à-dire de modifier les rapports entre majorité et
minorité. Une « minorité éclairée » et agissante doit désobéir
pour inciter la majorité à la suivre, pour ramener l’État à son
principe. Si la désobéissance civile est donc révolutionnaire
par essence, s’il s’agit de « déclarer tranquillement la guerre
à l’État », ou de « définir une révolution pacifique, dans la
mesure où pareille chose est possible », il s’agit tout aussi
bien, contre la lettre de la Constitution américaine, de rame-
ner celle-ci à son esprit, celui de la révolution de 1775. La
désobéissance civile devient donc la promesse d’une action
collective, politique par essence, impliquant une critique in-

terne de la démocratie conçue comme règne de la majorité.

En ce sens, la désobéissance civile semble s’inscrire para-


doxalement dans la lignée de cette science des associations
(civiles ou politiques) décrites par Tocqueville comme une
spécificité de la démocratie américaine, et qui est un contre-
pouvoir à la « tyrannie de la majorité », majorité à la fois
conformiste et apathique.

Cette notion sera réactualisée durant la décolonisation

et les mouvements des droits civiques et de résistance à la


guerre du Vietnam. Les principaux héritiers de Thoreau sont

donc Gandhi et Luther King, qui soulignent principalement le

caractère non violent de la désobéissance civile.

Anne Amiel

✐ 1 Thoreau, H. D., la Désobéissance civile, Climats, Paris, 1992.

Voir-aussi : Arendt, H., « La désobéissance civile » in Du Men-


songe à la violence, Calmann-Lévy, Paris, 1972.

Constant, B., « Principes de politique » in De la liberté chez les


modernes, Hachette, Paris, 1980.

Kant, E., Réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? »,


t. 2, La Pléiade, Paris, 1985.

Rawls, J., Théorie de la justice, Seuil, Paris, 1987.

! LOI, RÉSISTANCE, RÉVOLUTION

DÉSORDRE – CHAOS (THÉORIE DU)

PHILOS. SCIENCES

Étude mathématique de phénomènes apparement


aléatoires.

Cette théorie est apparue au début des années 1970, à partir


de l’étude des phénomènes d’oscillation irrégulière d’appa-
rence aléatoire ainsi que de celle de la turbulence dans un
fluide. Elle a connu, associée au concept d’attracteur étrange,
développé en particulier par D. Ruelle, de nombreuses appli-
cations dans des domaines, comme celui de la météorologie,
où la prédictivité quantitative semblait impossible.

Michel Blay
✐ Ekeland, I., Le calcul, l’imprévu. Les figures du temps de Ke-
pler à Thom, Seuil, Paris, 1984.

Ruelle, D., Hasard et chaos, Éditions Odile Jacob, Paris, 1991.

DESPOTISME

Du grec despotès, « maître ».

MORALE, POLITIQUE

Régime politique soumis à l’autorité d’un seul, qui s’ar-

roge tous droits sur ceux qu’il gouverne.

C’est par essence, selon Montesquieu, que le despotisme est

monstrueux. Le despote est « seul, sans loi et sans règle, (il)


entraîne tout par sa volonté et par ses caprices ». Dans un tel

contexte, propre pour Montesquieu aux climats orientaux,

c’est la peur qui pousse les hommes à entrer dans une telle
servitude. « Comme il faut de la vertu dans une république,

et dans une monarchie, de l’honneur, il faut de la crainte


downloadModeText.vue.download 289 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

287

dans un gouvernement despotique : pour la vertu, elle n’y est


point nécessaire, et l’honneur y serait dangereux » (Esprit des
lois, livre III, ch. 9).

Par où l’on voit que le despotisme est le seul de tous les


régimes politiques distingués par Montesquieu (démocratie,
aristocratie, despotisme) à ne comporter aucune nuance ni
degré dans sa manière de gouverner : « Il n’y a point de tem-
péraments, de modifications, d’accomodements, de termes,
d’équivalents, de pourparlers, de remontrances ». En effet,
dans un tel tableau, l’unique alternative est celle qui oppose
la vie et la mort ; désobéir, c’est s’exposer du même coup à
perdre la vie d’une manière violente.

Bien que les deux termes soient connexes, il faut distin-


guer despotisme et tyrannie. Si les deux types de pouvoir
ont pour ressort la peur et pour mode de gouvernement la
force, seul le tyran se passe totalement de l’assentiment des
hommes qu’il gouverne : au départ, le despote peut tirer sa
légitimité d’un contrat-soumission passé entre chacun des
membres du peuple, comme le montre Hobbes dans le Lé-
viathan. Chacun cède la totalité de sa force et de son droit
naturel, qui comprend sa liberté, en faveur d’un seul, qui
n’est pas contractant. Le calcul consiste ici à échapper à la
peur de la mort violente, et à préférer la vie à la mort. Pour
réguler les passions humaines, qui dérivent toutes du désir
des mêmes objets, et débouchent sur la guerre de tous contre
tous, il faut une autorité qui totalise toutes les forces indivi-
duelles. Ce calcul des biens (une vie d’obéissance vaut mieux
qu’une vie dans la terreur d’une mort violente) procède d’un
réalisme anthropologique (l’homme est un être de désirs et
de passions) et débouche sur un mode de gouvernement
despotique et autoritaire qui n’a rien, dans son principe, de
déréglé. Il faudrait dire que ce n’est que par dérivation que le
despotisme peut ici devenir tyrannique, lorsque les termes du
contrat ne sont plus respectés et que le despote instaure un
nouveau régime de peur. Ainsi, pour Hobbes, la paix civile
vaut tous les sacrifices, et notamment celui de sa liberté.

On voit, avec la constitution rationnelle et artificielle de


l’État-Léviathan, que le despotisme est loin, ici, de corres-
pondre à la description anarchique qu’en produisait tout-
à-l’heure Montesquieu (le despotisme s’y marquait à son
absence de lois et à son dérèglement). Au contraire, le des-
potisme est le seul moyen, pour Hobbes, de ramener l’ordre
dans les rapports entre les hommes.

Le paradoxe qui résulte de ces deux conceptions d’un


même objet s’explique par une différence de perspectives :
si la paix civile constitue pour Hobbes une valeur absolue,
elle ne saurait mériter, aux yeux de Montesquieu, qu’on im-
mole en son nom sa liberté. C’est le point fort de la critique
du contrat-soumission par Rousseau, dans le Contrat social :
« On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité
civile. Soit ; (...) mais qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité
même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi bien
dans les cachots ; en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les
Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles,
en attendant d’être dévorés » (livre I, ch. 4). Par où l’on voit
que Rousseau récuse dans le despotisme le choix d’un sys-

tème de valeur dans lequel la vie, le bios, l’emporte sur ce qui


selon lui constitue notre humanité, c’est-à-dire notre liberté :
« Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme,
aux droits de l’humanité, même à ses devoirs » (Ibid.). Au
contrat-soumission il substitue, à la suite de Locke (Traité du

gouvernement), le modèle du contrat-dépôt dans lequel le


peuple ou souverain est susceptible de retirer son pouvoir au

gouvernant si celui-ci n’en respecte pas les termes. Le droit

d’insurrection ou de résistance garantit que le gouvernant est

contrôlé, dans la légitimité, par le peuple qui demeure souve-

rain et dispose du vrai pouvoir. C’est donc cette possibilité de

la désobéissance qui constitue la ligne de démarcation entre

le despotisme et la démocratie.

Une telle conception du gouvernement des hommes pro-


cède, à l’inverse de Hobbes, d’une vision idéaliste de la nature

humaine qui, si elle ne se fait pas d’illusion sur la réalité des


rapports humains (voir le Discours sur l’origine de l’inégalité
parmi les hommes), vise à restaurer des vertus recouvertes
par la dégénérescence de l’histoire. À ce même compte, et

paradoxalement, on peut trouver un caractère despotique à la


transitoire « dictature du prolétariat » chez Marx, qui cherche,
à terme, à triompher de l’État (la dialectique historique devrait
aboutir à son dépérissement progressif) pour rétablir des rap-

ports d’égalité (et non plus de domination) entre les hommes.

Au total, la question du despotisme renvoie à la concep-


tion, réaliste ou idéaliste, de la nature de l’homme, et à celle
de son action dans l’histoire : le réalisme anthropologique

de Machiavel ou de Hobbes conduit à défendre l’autorité du


prince, qui peut vite basculer dans une forme de cynisme.
Rousseau, au contraire, à vouloir en finir avec le despotisme,
assigne à l’homme d’autres fins que l’assouvissment de ses
passions, et l’engage à réaliser la liberté qui le définit ; au
nom de ce même idéal de liberté, mais aussi parce qu’il ne se
fait pas d’illusions sur la réalité des rapports de pouvoir, Marx
est conduit à dessiner une sorte de despotisme de transition,
la dictature des dominés, destinée à en finir avec tout type de
despotisme, avec la confiscation du pouvoir par un seul, qui
« se change en loup » (Platon, République, 565a-566a).

Clara da Silva-Charrak

✐ Derathé, R., Jean-Jacques Rousseau et la science politique de

son temps, Vrin, Paris, 1988.

Goldscmidt, W., Anthropologie et politique, les principes du sys-


tème de Rousseau, Vrin, Paris, 1983.

Goldzink, J., Montesquieu et les passions, PUF, Paris, 2001.

Hobbes, T., Léviathan, trad. Tricaud, Sirey, Paris, 1971.

Locke, J., Le second traité du gouvernement, trad. Spitz, PUF,


Paris, 1994.

Machiavel, N., Le Prince, trad. Fournel et Zancarini, PUF, Paris,


2000.

Marient, P., Naissances de la politique moderne, Payot, Paris,

1977.

Montesquieu, C. de S., De l’Esprit des lois, OEuvres complètes,


Seuil, Paris, 1964, p. 528-808.

Moreau, P.-F., Hobbes, philosophie, science, religion, PUF, Paris,


1989.

Platon, République, IX, trad. L. Robin, Gallimard, Paris, 1950,


p. 1114.

Rousseau, J.-J., Du contrat social, présentation par B. Bernardi,


Garnier-Flammarion, Paris, 2001.

Senellart, M., Les arts de gouverner, Seuil, Paris, 1995.

Senellart, M., Machiavélisme et raison d’État, PUF, Paris, 1989.

Terrel, J., Les théories du pacte social, Seuil, Paris, 2001.

! CLIMAT, CONTRAT, ESCLAVE, ÉTAT, LIBERTÉ, POUVOIR, RAISON


D’ÉTAT, TYRANNIE

DESTIN
Du latin destinare, « fixer », « attacher ».

La mythologie grecque décline le caractère irrévocable du destin à travers


les trois Moires, filles de la Nécessité, Lachesis (« qui distribue les
lots »),
Clôthô (« la fileuse »), Atropos (« l’irréversible »), qui
respectivement ré-
gissent le passé, le présent et l’avenir. Les dieux eux-mêmes leur sont
soumis.
Au héros homérique, qui accepte sans se rebeller les limites qui lui sont
imparties, on peut opposer l’homme tragique, dont la faute est la déme-
downloadModeText.vue.download 290 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

288

sure (hubris). Tentant vainement d’échapper à son destin, il le précipite


en se faisant l’instrument de cela même qu’il veut éviter, tel Laïos, le
père d’OEdipe, qui engage la tragédie en voulant échapper à la prophétie
de l’oracle, ou OEdipe lui-même, après qu’eut parlé l’oracle de Delphes.

GÉNÉR.

Force de ce qui arrive et qui semble nous être imposé


sans qu’aucune de nos actions n’y puisse rien changer.

Le destin se donne d’abord sous la forme d’un argument


théologique, selon lequel notre histoire est écrite par Dieu de
toute éternité. Une telle perspective, celle du fatum maho-
metum, semble à première vue ôter à l’homme toute spon-
tanéité : si Dieu, omniscient, sait depuis toujours ce que je
vais faire, le sentiment de liberté que je peux être amené à
éprouver ne résulte que d’une illusion. De fait, la prévalence
du destin dans un contexte théologique ne signifie pas néces-
sairement la négation de la liberté humaine : Dieu peut vou-
loir que l’homme soit libre, libre en particulier de transgresser
ses interdits (cf. la Genèse), ce qui explique l’existence du
mal et ne retire rien à la puissance divine ; il y a en effet plus
de puissance à créer un être libre, capable d’enfreindre les
lois divines, que de créer un être déterminé par l’instinct à
toujours se conformer à ses décrets (comme l’animal). Ainsi
peut être maintenu, en régime théologique, le paradoxe de la
liberté humaine et de sa prédestination ; comme l’écrit Bos-
suet : « Nous tenons les deux extrémités de la chaîne, mais les
maillons intermédiaires nous échappent ».
Parler de destin suppose quoi qu’il en soit une volonté
qui veut pour nous, et qui assigne des fins à notre existence,
même si celles-ci nous demeurent inconnues. Ainsi le destin
ne résulte-t-il pas du hasard, qui n’est pas censé ordonner
les événements selon une finalité. Le destin se distingue du
hasard comme l’ordre du chaos.

S’en remettre au destin signifie du même coup que toute


action est vaine puisque nous ne sommes pas réellement à
son principe. Sartre montre que le destin constitue alors l’une
des figures de la mauvaise foi : invoquer le destin pour refu-
ser de prendre une décision ou au contraire pour accepter ce
que par passivité l’on nomme « fatalité », c’est en réalité déjà
former un projet, vouloir ne pas exercer sa volonté libre. La
facticité d’elle-même ne signifie rien ; seul mon projet, issu de
mon libre-vouloir, lui confère un sens.

Dans une autre perspective, l’injonction nietzschéenne


« amor fati », amour du destin, sonne comme un appel esthé-

tique : il s’agit pour Nietzsche, une fois reconnue l’existence


de la nécessité, non de se voiler la face (c’est ce qu’il récuse
dans l’idéalisme), mais au contraire de l’accepter de manière
résolument affirmative, de voir de la beauté dans une néces-

sité librement consentie : « Je veux apprendre toujours plus à


voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l’un
de ceux qui embellissent les choses. Amor fati : que ce soit
dorénavant mon amour ! » (Le Gai savoir, § 276).

Clara da Silva-Charrak

✐ La Genèse, La Bible de Jérusalem, trad. École Biblique de


Jérusalem, Desclée de Brouwer, Paris, 1975.

Bossuet, J.B., Discours sur l’histoire universelle.

Sartre, J.F., L’Être et le néant, Gallimard, Paris, 1943, ch. II, « La


mauvaise foi ».

Nietzsche, F., Le Gai savoir, Gallimard, Paris, 1950.

Voir-aussi : Nietzsche, F., Ecce homo, Denoël, Paris, 1909.

Sartre, J.P., L’existentialisme est un humanisme, Nagel, Paris,

1970.

! CONTINGENCE, DÉTERMINISME, LIBERTÉ, VOLONTÉ

PHILOS. ANTIQUE

Cours de l’existence individuelle considéré comme


échappant à la volonté. Le destin renvoie à un partage
transcendant, un décret immuable sur lequel l’action n’a
pas de prise : moira, en grec, est la part allouée (heimar-
méné) à chacun.

Avec l’idée de nécessité présente dans les mythologiques


grecques, les philosophes chercheront à concilier la liber-
té humaine. Le mythe platonicien d’Er le Pamphylien 1 est
l’exemple d’un tel compromis : si le cours de chaque vie est
fixé d’avance, le choix en est offert aux âmes : « La respon-
sabilité revient à qui choisit : le dieu, lui, n’est pas respon-
sable. » Étranger à la pensée d’Aristote, le destin retrouve un
sens dans le déterminisme stoïcien. Avec Dieu ou la nature,
c’est un des noms du monde, de l’organisation cosmique, qui,
intégralement rationnelle, est régie par des liens de causalité
qui ne souffrent aucune exception : la liaison entre elles des
parties du monde est conjonction et connexion des causes,
providence ou destin. « Le Destin est la cause des êtres où
tout est lié, ou bien la raison selon laquelle le monde est
dirigé »2 ; « De même que de la somme de tous les corps se
fait le monde, ... de même de la somme de toutes les causes
se fait le destin. 3 »

Que l’action autant que ses modalités soient fixées par


le destin n’entraîne pas l’adhésion des stoïciens à l’« argu-
ment paresseux » du type : « Si mon destin est de guérir de
ma maladie, je guérirai, que j’appelle ou non le médecin. 4 »
La réplique stoïcienne à cet argument est qu’être malade et
appeler un médecin sont des événements liés entre eux par

le destin et relèvent de la même nécessité : quand j’appelle


le médecin, ma liberté consiste à donner mon assentiment au
fait que je suis malade. Ainsi la liberté ne porte-t-elle pas sur
la détermination du contenu de l’action, mais sur la qualité
de son activité : « Le destin conduit celui qui le veut, et traîne
celui qui ne veut pas. » Il faut vouloir ce qui arrive, c’est-à-
dire en être la cause active, pour autant que cela dépende de
nous, et combattre en nous tout ce qui peut s’opposer à la
réalisation de l’événement. La logique, divination transposée,
déchiffre les signes du destin comme un médecin diagnos-
tique les symptômes d’une maladie.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Platon, République, X, 614a sqq.

2 Diogène Laërce, VII, 149.

3 Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, V, 8.

Cicéron, Traité du destin, 28-29.

Voir-aussi : Hadot, P., la Citadelle intérieure, Paris, 1992.

Ildefonse, F., les Stoïciens, I, « Zénon, Cléanthe, Chrysippe »,

Paris, 2000.

Onians, R. B., les Origines de la pensée européenne sur le corps,


l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin, Paris, 1999.

! CAUSALITÉ, LIBERTÉ, MONDE, NÉCESSITÉ

ONTOLOGIE
Chez Heidegger, provenir du Dasein et manière dont

l’être se dispense à lui. (En allemand Schicksal, Geschick.)

La finitude transporte le Dasein dans son provenir originaire,


impliqué par la résolution authentique où, libre pour la mort,
il se délivre une possibilité à la fois héritée et choisie. Le
Dasein ne choisissant ni son existence factice, ni son pas-
sé, la résolution n’ouvre des possibilités d’exister qu’à par-

tir d’un héritage à assumer. Le Dasein historial est destinai,


downloadModeText.vue.download 291 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

289

non au sens d’une prédestination mais d’une destination où


l’on est destinataire de ce qui nous est envoyé. Le destin a
pour condition de possibilité la temporalité, et la répétition,
comme passé authentique, consiste à faire retour vers des
possibilités du Dasein ayant été là. Existant dans l’être-avec-
autrui, le destin (Schicksal) est aussi co-destin (Geschick)
comme provenir d’une communauté et historialité d’un
peuple. Il est résolution au là de l’instant, sur lequel repose le
co-destin comme ce qui peut être répété, ouvert à un héritage
transmis. Le co-destin définit la métaphysique comme destin
de l’être, se destinant en déterminant le mode de pensée de
l’Occident comme rationalité universelle en quoi consiste la
science et qui culmine en l’hégémonie planétaire de la tech-
nique comme devenir-monde de la métaphysique.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967,


§ 74.

! DASEIN, HISTORIAL

PSYCHANALYSE

Diverses formes de défenses et interprétations ambiva-


lentes devant les déterminismes psychique et biologiques
(mort, différence des sexes, contingence, répétition, mal-
heur) qui entravent le narcissisme. Les allégories du destin

(moires, esprits, etc.) sont vues comme substituts et pro-


jections des instances parentales dans le surmoi.

Dans Pulsion et destins des pulsions (1915), Freud distingue

les devenirs nécessaires de certaines pulsions partielles : ren-


versement dans le contraire – par passage de l’activité à la
passivité (sadisme / masochisme) ou par renversement de
contenu (amour / haine) –, retournement sur la personne
propre (autoérotisme), refoulement et sublimation. Ces des-
tins sont autant de défenses contre le déplaisir dû à l’augmen-
tation de la tension pulsionnelle.
Dans la névrose de destinée (Schicksalsneurose), ce déter-

minisme psychique est méconnu, et une situation doulou-


reuse régie en apparence par une causalité externe se répète :
cette compulsion de destin (Schicksalszwang), élucidée dans
la cure par la mise au jour du refoulé, suppose une contrainte
de répétition située « au-delà du principe de plaisir » (1920) et,
plus tard, une pulsion de mort.

Benoît Auclerc, Michèle Porte

! AMBIVALENCE, CONTRAINTE, DÉFENSE, DÉTERMINISME, ÉROS ET


THANATOS, NARCISSISME, RÉPÉTITION, SUBLIMATION, SURMOI

DESTRUCTION

En allemand : Destruktion.

ONTOLOGIE

Chez Heidegger, déconstruction de l’ontologie tradi-


tionnelle. La tradition de la métaphysique est ainsi com-

prise à partir de la question directrice de l’être de l’étant


et reconduite vers la question fondamentale du sens de
l’être.

Dans la mesure où la tradition, loin de rendre accessible ce


qu’elle transmet, le recouvre le plus souvent, en livrant un
contenu qui barre l’accès aux sources originaires, il convient
de réactiver les expériences originaires où furent conquises
les premières déterminations ontologiques qui ont par suite
régi la tradition. Loin d’être une simple démolition et de se
rapporter de façon négative au passé, la destruction vise à

libérer l’initial vers un avenir, en montrant comment les phi-

losophies du passé peuvent être non derrière mais devant


nous. Elle peut être qualifiée de phénoménologique : si la

réduction phénoménologique reconduit de l’étant vers l’être,

la destruction phénoménologique est déconstruction critique

des concepts communément admis visant à remonter aux

sources où ils ont été puisés. Elle permet de comprendre la


tradition (Uberlieferung) comme faisant l’objet d’une répéti-

tion qui fait retour vers des possibilités du Dasein ayant été là

et se fonde sur l’historialité de ce dernier. Il ne s’agit ni d’une


restitution ni d’un dépassement du passé, mais d’une remé-

moration en laquelle le Dasein se choisit ses propres héros.

Sa tâche essentielle est alors d’interpréter l’ontologie tradition-

nelle à la lumière de la temporalité de l’être en dégageant la


secrète structure temporelle des déterminations ontologiques

telles qu’elles sont ordonnées à la présence subsistante.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967,


§ 9, § 6.

Heidegger, M., Grundprobleme der Phänomenologie (Problèmes


fondamentaux de la phénoménologie), Francfort, 1975.

! ÊTRE, HISTORIAL, TEMPORALITÉ

DÉTERMINANT

MATHÉMATIQUES

Soit un espace vectoriel de dimension n sur K. Soit une

base B (e1, e2, ..., en). Il existe une unique forme n-linéaire

alternée prenant la valeur I sur cette base. On l’appelle

déterminant dans la base B et on le note detB.

Soit alors une suite de n vecteurs (x1, x2, ..., xn), on appelle

déterminant de ces n vecteurs, le scalaire detB (x1, x2, ..., xn).

Cas où n = 2

Soit (x, x′) et (y, y′), les coordonnées de u et v dans la

base B. Alors, detB (u, v) = xy′ – x′y.

Cas où n = 3

Soit (x, x, x‴), (y, y′, y″) et (z, z′, z″), les coordonnées de

u, v et w dans la base B. Alors, detB (u, v, w) = xy′z″ + x′y″z

+ x″yz′ – x″y′z – x′yz″ – xy″z′.

On en déduit la définition de déterminant d’une matrice


carrée A d’ordre n.

On appelle déterminant de A le déterminant des vecteurs

colonnes de A par rapport à la base ordonnée canonique

de Kn.

On montre notamment que l’indépendance linéaire des


vecteurs est établie si le déterminant est non nul.

Il est particulièrement utile de considérer la matrice des


coefficients d’un système de n équations du premier degré à
n inconnues pour discuter de l’existence et de l’unicité des

solutions.

La théorie des déterminants est déduite des développe-

ments de l’algèbre linéaire, mais on en trouve des prémices


downloadModeText.vue.download 292 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

290

dans l’idée de notation indiciaire introduite par Leibniz pour


les coefficients des équations.

Vincent Jullien

DÉTERMINATION
Du latin determinare, « marquer les limites », et de terminus, « terme,
borne ».

GÉNÉR.

En régime hégélien, déterminer une chose revient à

dire en quoi elle n’est pas tout ce qui n’est pas elle ; en ce

sens, et comme chez Spinoza, déterminer c’est nier (omnis

determinatio est negatio).

C’est dans la Lettre L à Jelles que Spinoza déclare que toute


détermination est négation (« elle indique à partir d’où la
chose n’est pas »). Chez Hegel, déterminer revient à poser les
limites d’une chose, c’est-à-dire à dire ce qu’elle n’est pas, à la
définir par rapport à ce qui l’entoure. Ainsi, il y a dans le fait
de poser une chose l’idée d’une négation essentielle. Devenir
adulte, en ce sens, c’est nier l’adolescent ou l’enfant en soi,

en même temps qu’advenir à un nouvel état. Mais ce nou-


veau statut d’adulte est riche de tous les états antérieurs, qui
ne sont pas purement et simplement effacés ; au contraire,
l’adulte ne serait pas ce qu’il est s’il n’avait d’abord été enfant,
puis adolescent. Autrement dit, la négativité propre à la dé-
termination comporte aussi une positivité. La détermination
pose en même temps qu’elle nie.

Clara da Silva-Charrak

✐ Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppo-

lite, Aubier-Montaigne, Paris, 1941.

Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques, I. La

Science de la logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 1970.

Spinoza, B., Traité politique, Lettres, Trad. C. Appuhn, Garnier-


Flammarion, Paris, 1966.

! DÉFINITION, NÉGATION

DÉTERMINISME

Du latin determinare, « borner, limiter », « régler, fixer ».

Le prédéterminisme (théologique) informe le déterminisme de Laplace,


mais la sensibilité aux conditions initiales (Poincaré), les mesures sta-
tistiques (Boltzmann) et les relations d’incertitude (Heisenberg) condi-
tionnent son application à la résolution des horizons de discernabilité.

PHILOS. ANTIQUE

Doctrine selon laquelle les êtres naturels sont soumis

à une nécessité stricte qui les détermine entièrement et

selon laquelle la volonté humaine n’est pas libre.

Bien que la notion de déterminisme soit une notion moderne,


il existe dans l’Antiquité des doctrines « déterministes » ou, du
moins, un problème du déterminisme. Le terme qui exprime
le mieux la notion, dans l’Antiquité, est celui de « nécessité »
(anankhê, en grec ; necessitas, en latin). Le déterminisme
antique a deux aspects : le déterminisme de la nature et
le déterminisme de l’action humaine. Il peut prendre deux
formes : un naturalisme (les causes matérielles déterminent
inévitablement leurs effets) ou un providentialisme (la divi-
nité prévoit entièrement la chaîne des actions des hommes
comme celle des phénomènes naturels). La première forme
de déterminisme est celle de l’atomisme de Démocrite et,
dans une certaine mesure, celle de la physique d’Empédocle
et d’Heraclite, vus tantôt comme des déterministes 1, tantôt

comme des indéterministes qui expliquent tout par le hasard 2.


La seconde forme est celle du providentialisme stoïcien.

Pour Aristote et Théophraste, ce sont Empédocle et Hera-

clite qui donnent les meilleurs exemples de philosophies du

hasard (tukhê) ou de la spontanéité (automaton). Mais la


physique finaliste d’Aristote et l’atomisme d’Épicure, avec sa
théorie de la déclinaison, sont d’autres formes d’indétermi-
nisme. La nature aristotélicienne tend vers une fin ou une

forme qu’elle ne réalise pas toujours, mais seulement le plus


souvent 3 ; les atomes de la physique d’Épicure dévient de

leur trajectoire rectiligne à travers le vide de façon imprévi-


sible 4. En fait, à l’exception peut-être de Démocrite, il n’y a

guère de forme pure du déterminisme dans l’Antiquité : les


stoïciens cherchent à concilier la nécessité du destin et la li-
berté de la volonté 5. La raison en est essentiellement morale :

si l’on admet que tout est soumis à la nécessité, il n’y a plus


de place pour la responsabilité humaine. Et si l’on refuse

cette conséquence, il faut admettre soit que l’indéterminisme


règne jusque dans la nature (Aristote, Épicure), soit que nos

propres décisions contribuent à la chaîne du destin (les stoï-

ciens). La problématique restera vivace dans le christianisme,

quand saint Augustin introduira le problème du rapport de la

grâce et du libre arbitre.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Cicéron, Du destin, 39.

2 Aristote, Physique, II, 8, 198b31-33 ; Théophraste, Métaphy-


sique, 7a15b8.

3 Aristote, op. cit., II.

4 Lucrèce, De la nature, II, 217-220.

5 Cicéron, op. cit., 39-41.

! DÉCLINAISON, DESTIN, LIBRE ARBITRE

MORALE

Doctrine qui affirme que tous les événements résultent


d’un enchaînement de causes ; à terme, le déterminisme a

pour effet de nier l’existence de la liberté humaine.

Le déterminisme, en morale, revient à poser que nos actes,


dont nous avons le sentiment qu’ils sont l’effet d’une volon-

té libre, sont en fait le résultat d’une multitude de causes

dont nous ignorons simplement l’existence. Ainsi, là où nous


croyons être libres, nous sommes en réalité déterminés, ce
qui conduit Spinoza, par exemple, à affirmer que la liberté

est l’autre nom de l’ignorance où nous nous trouvons des


causes qui nous déterminent à agir ; elle est en fait le pro-
duit d’une illusion. Dans l’Ethique, (I, pr. 29), Spinoza affirme
« qu’il n’est rien donné de contingent dans la nature, mais
(que) tout y est déterminé par la nécessité de la nature divine
à exister et à produire quelque effet d’une certaine manière ».
Spinoza compare l’homme à une pierre, qui ne saurait trou-
ver en elle-même le principe de son mouvement : l’homme
n’agit que sous l’effet de causes extérieures qu’il ignore (les
désirs, les passions), et il s’impute tout naturellement l’ini-
tiative de son action, qu’il qualifie de libre : « Telle est cette
liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et
qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients
de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent »
(Lettre LVIII à Schuller).
Mais à cette pseudo-liberté, Spinoza oppose une liberté
authentique, qui n’entre pas en contradiction avec le fait de
ne pas être cause de soi, de ne pas être au principe de toutes
ses actions. Cette liberté authentique de l’homme a des ac-
downloadModeText.vue.download 293 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

291

cents stoïciens, puisqu’elle consiste à accepter librement la


nécessité dans laquelle nous sommes inscrits dès lors que
nous ne sommes pas Dieu : « Je ne situe pas la liberté dans un
libre décret, mais dans une libre nécessité » (Ibid.).

Toutefois, on peut parvenir à distinguer, avec Leibniz, le


déterminisme et la nécessité ; que rien n’arrive sans raison ne
signifie pas pour autant que rien ne soit libre. Autrement dit,
le déterminisme peut s’accorder avec une forme de liberté, ce
que Leibniz appelle le « franc-arbitre » – bien que Dieu soit le

seul, comme chez Spinoza, à être vraiment libre : « C’est ainsi

que Dieu est parfaitement libre, et que les esprits créés ne le

sont qu’à mesure qu’ils sont au-dessus des passions ». Leibniz

précise plus loin : « le franc-arbitre (...) consiste en ce qu’on

veut que les plus fortes raisons ou impressions que l’enten-

dement présente à la volonté n’empêchent point l’acte de la

volonté d’être contingent, et ne lui donnent point une néces-

sité absolue et pour ainsi dire métaphysique » (Nouveaux Es-

sais, livre II, ch. 21). Ainsi, le déterminisme est susceptible de

s’arracher à la nécessité qui le renvoyait dos-à-dos à la liberté.

Clara da Silva-Charrak

✐ Leibniz, G.W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain,


Garnier-Flammarion, Paris, 1990.

Spinoza, B., Éthique, trad. Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion,

Paris, 1965.

Spinoza, B., Lettres, trad. Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion,

Paris, 1966.

! CONTINGENT, DESTIN, LIBERTÉ, NÉCESSITÉ

PHYSIQUE

Règle de l’évolution d’un système isolé d’après ses


conditions initiales : la reproductibilité technique matéria-

lise l’ordre rationnel.

La proportionnalité de l’effet à sa cause est un principe aris-


totélicien, et l’idée de solidarité universelle se présente chez
les stoïciens ; cependant, la question du déterminisme phy-
sique, en tension avec celle du libre arbitre, dérive des apo-
ries de la transposition de l’omniscience et de l’omnipotence
divines en une hypothèse métaphysique 1, dont la formulation
par Laplace constitue la forme radicale : « Nous devons donc

envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état

antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une


intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les
forces dont la nature est animée et la situation respective
des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste
pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans

la même formule les mouvements des plus grands corps de


l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain

pour elle et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses

yeux. 2 » Le Kosmotheoros établit la condition de possibilité

d’une objectivation absolue, i.e. l’extrapolation de l’évolu-

tion linéaire caractéristique des systèmes isolés à l’histoire


de l’univers au nom de la causalité générale, même si l’Essai
philosophique sur les probabilités vise à justifier l’application

de probabilités à des causalités particulières. Kant récuse


cette confusion entre condition transcendantale et projection

ontologique en distinguant le déterminisme au sens du prin-


cipe de la détermination de l’arbitre par la raisons théorique
ou pratique, de l’application du principe leibnizien de raison
suffisante, ou « prédéterminisme, d’après lequel des actions
arbitraires, en tant qu’événements se produisant, ont leurs

motifs déterminant dans le temps antérieur (qui, avec tout ce

qu’il contient, n’est plus en notre pouvoir) » 3.

De manière autonome, les progrès de la physique vont


relativiser la portée du déterminisme en lui intégrant la limita-

tion des conditions d’applications, c’est-à-dire en distinguant


l’horizon de discernabilité (information observable) et l’hori-
zon de causalité (limites prédictives) : d’une part, Boltzmann
détermine l’évolution macroscopique d’un gaz d’après la mo-
délisation statistique de son état microscopique, en postulant

que, pour un système isolé, tous les états microscopiques


accessibles sont également probables, i.e. l’indifférence aux
conditions initiales, tandis que Hadamard et Poincaré 4 sou-
lignent l’importance de la sensibilité aux conditions initiales
d’autres systèmes ; d’autre part, la relativité limite la simul-
tanéité, et les inégalités de Heisenberg fixent la résolution

maximale, ruinant définitivement la causalité et la discerna-

bilité infinies que postulait le déterminisme absolu. L’indéter-


minisme opère l’intégration des probabilités au sein du déter-

minisme, et non en réaction à son principe : en mécanique


quantique, les fonctions d’onde sont parfaitement détermi-
nées (hors mesure). « As a mean of calculating future proba-
bilities the laws form a completely deterministic system ; but
as a mean of calculating future observational knowledge the

system of law is indeterministic. 5 » Le chaos est une théorie

déterministe : la divergence des systèmes dynamiques n’a pas


nécessairement un fondement aléatoire.

▶ La science physique est devenu « trans-déterministe », elle

articule horizons de discernabilité et horizons de causalité,

processus linéaires et phases de décohérence : l’atmosphère,

système complexe et sensible pour lequel les prévisions


locales et précises ne s’étendent pas au-delà de quelques

jours, redevient prévisible à une autre échelle sur de longues


périodes (le temps du chaos). Bachelard a insisté sur la rela-
tivisation de l’objet par transition entre déterminisme et indé-
terminisme 6, et montré comment l’expérimentateur double le
déterminisme rationnel d’un déterminisme technique, souli-
gnant ainsi, après Duhem 7, la matérialisation des théories par
l’instrument de mesure.

Vincent Bontems

✐ 1 Kojève, A., l’Idée du déterminisme dans la physique clas-


sique et dans la physique moderne, Librairie générale française,

1990.

2 Laplace, P. S. (de), Essai philosophique sur les probabilités


(1825), « Introduction », Bourgois, Paris, 1986.

3 Kant, E., la Religion dans les limites de la simple raison, I,


« Remarque générale no 3 », 1793.

4 Poincaré, H., Science et Méthode, Flammarion, Paris, 1908.

5 Eddington, A., The Philosophy of Physical Science, p. 94. Cam-


bridge University Press, Cambridge, 1939.

6 Bachelard, G., le Nouvel Esprit scientifique (1934), Vrin, Paris,

1983.

7 Duhem, P., la Théorie physique (1906), Vrin, Paris, 1993.


! CAUSALITÉ, INDÉTERMINISME, INDISCERNABILITÉ, PROBABILITÉ

PSYCHANALYSE

Régime de la causalité des événements psychiques se-

lon la psychanalyse.

La suggestion posthypnotique, par laquelle une personne


éveillée applique un ordre reçu sous hypnose, démontre
l’efficience d’une représentation non consciente (Traitement

psychique, 1890). L’étude des actes manques, régis par des


downloadModeText.vue.download 294 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

292

motifs inconscients, le confirme, de sorte que « le phénomène


de détermination, dans le domaine psychique, ne présente
quand même pas de lacunes » 1. Cette continuité légitime la
méthode des associations « libres » dans la cure. Niant la pos-
sibilité du libre arbitre, le déterminisme psychique est une

atteinte narcissique : sa méconnaissance conduit à projeter

les revendications pulsionnelles inconscientes sur le monde


extérieur (superstitions, croyance au destin, etc.).

Freud met au jour des déterminismes de portée et de com-

plexité toujours plus grandes : le symptôme hystérique et le


rêve sont ainsi surdéterminés (événement infantile et « agent

provocateur », voeu inconscient et reste diurne) (l’Interpréta-


tion des rêves, 1900). La découverte de la sexualité infantile
permet de relier les stades de la libido et les destins des

pulsions au développement ultérieur, montrant une déter-

mination de l’adulte par l’enfant jusqu’alors inaperçue (Trois


Essais sur la théorie sexuelle, 1905). Les facteurs biologiques

– période de latence, anatomie – et phylogénétiques – ar-

chifantasmes héréditaires, etc. – complètent cette causalité

ontogénétique.

Lacan, recherchant le conditionnement de la folie « dans

son essence » par les lois du signifiant, n’échappe pas à toute

idéalisation scientiste 2.

▶ Au croisement de plusieurs perspectives, le déterminisme

psychique s’écarte de la conception mécaniste : Freud refuse


prédictivité à long terme et causalité simple ; la question du

choix de la névrose (Neurosenwahl), qui suppose une moti-

vation inconsciente dans l’entrée dans la maladie, reste ainsi

problématique (la Disposition à la névrose obsessionnelle,

1913).

Benoît Auclerc

✐ 1 Freud, S., Zur Psychopathologie des Alltagslebens (1901),


G.W. IV, « Psychopathologie de la vie quotidienne », chap. 12,
Gallimard, Paris, p. 405.

2 Lacan, J., « Propos sur la causalité psychique », in Écrits (1966),


Seuil, Paris, p. 153.

! ACTE MANQUÉ, CENSURE, DESTIN, ENFANTIN / INFANTILE, IDÉE

INCIDENTE, RÊVE, SYMPTÔME

∼ DÉTERMINISME GÉNÉTIQUE

BIOLOGIE

Pouvoir des gènes, tant sur les caractéristiques des

organismes vivants que sur les propriétés de leurs descen-


dants. C’est dans le cas de l’homme que cette expression

trouve toute sa force.

La notion de déterminisme génétique est liée au développe-

ment de la génétique à partir de la redécouverte des lois de


Mendel, au début du XXe s., mais, plus encore, à la mise en

place d’une vision matérialiste et corpusculaire de l’hérédité,

qui l’a précédée à la fin du XIXe s.

▶ Les développements de la biologie au XXe s. n’ont, d’abord,

fait que conforter cette place centrale et déterminante des

gènes. Pourtant, depuis quelques années, le déterminisme


génétique, très lié à la vision réductionniste du vivant, qui
était celle de la biologie moléculaire, s’effrite. Les biologistes
ont réalisé que les propriétés des organismes vivants émer-
gent du fonctionnement global des gènes, et non de l’action

déterminante de tel ou tel gène, et que l’environnement limite

et modèle le pouvoir des gènes.

Michel Morange
✐ Jacob, F., Le jeu des possibles, Fayard, Paris, 1981.

Morange, M., « Gène function », in Sciences de la vie no 323,


pp. 1147-1153, C. R., Acad. Sc., Paris, 2000.

Morange, M., La part des gènes, Odile Jacob, Paris, 1998.

DETTE

En allemand : Schuld.

PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE

Chez Heidegger, ce dont parle la voix de la conscience


en renvoyant le Dasein à son être-jeté. Ni péché, ni faute
morale, ni endettement empirique, la dette renvoie à
l’être-jeté du Dasein selon une facticité dont il n’est pas

le maître.

La dette est conçue au-delà de toute préoccupation calculante


et de tout rapport à une loi et à un devoir. Elle suppose une
nullité existentiale constituant le Dasein comme fondement

d’une nullité. L’être-en-dette ne résulte pas d’un endettement,


mais est le fondement nul et jeté d’où procède tout endette-
ment. Étant son propre fondement jeté le Dasein est en tant
que projet jeté essentiellement nul. L’être du Dasein, le souci,
est transi de part en part de nullité. Celle-ci ne signifie pas
une privation, un défaut par rapport à un idéal. Convoquant
le Dasein à son pouvoir-être le plus propre, l’appel du souci
somme celui-ci de prendre en charge sa facticité, de com-
prendre dans le vouloir-avoir-conscience l’être-jeté comme
cette nullité inexpugnable que l’existence a à assumer. En
comprenant l’appel de la conscience, le Dasein choisit ce
qu’il est comme son être-en-dette par rapport à sa facticité.
Tel est le mode éminent de son ouverture qui le conduit à
la résolution. L’être-en-dette originaire est condition de pos-
sibilité du bien et du mal moraux : il ne saurait donc être
déterminé par la moralité, car celle-ci le présuppose. L’appel

de la conscience ne donne à comprendre aucun pouvoir-être


idéal et universel, mais ouvre à chaque fois le pouvoir-être

isolé d’un Dasein singulier. On peut ainsi conférer un sens


existential à la négativité en la concevant à partir de l’être-jeté
et en donnant un nouveau fondement à la responsabilité,
consistant pour le Dasein à libérer son être authentique.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 58 à 60, Tübin-


gen, 1967.

! CONSCIENCE, ÊTRE-JETÉ, RÉSOLUTION, SOUCI

DÉVELOPPEMENT (PSYCHOLOGIE DU)

PSYCHOLOGIE
Étude scientifique de l’évolution de l’individu jusqu’à la
maturité, et parfois jusqu’à la mort, sur les plans cognitifs
et affectifs et de la personnalité, ainsi que leurs différences
interindividuelles et de leurs anomalies.

Fortement corrélée au développement des techniques psy-


chométriques, la psychologie du développement se dis-
tingue : 1) de la psychologie de l’enfant, même si ses modèles
restent prégnants, à la fois parce que l’enfant est défini de
façon variable selon les cultures et les époques, et parce que
l’enfance n’est qu’un moment du développement ; 2) de la

psychologie « génétique », au moins au sens (chez Piaget)


downloadModeText.vue.download 295 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

293

d’une stabilisation et d’une intégration structurale progressive


de schémas intellectuels, parce qu’il y manque une dimension
psychobiologique de l’évolution vers la maturité (selon Wal-
lon). Le défi est donc triple : pondérer les facteurs internes
et externes, dissocier la temporalité de genèse du mental et
celle de la maturation du corps, et enfin, éviter d’imposer la
norme de l’adulte (d’où les efforts récents pour faire de la vie
entière l’index du développement), ou celle, plus diffuse, de
la culture (notamment de la culture techno-scientifique qui
tend à aligner les normes sur ses propres idéaux instrumen-
taux du développement socio-économique).

La psychologie différentielle du développement a pour


objet privilégié la mesure par des tests du développement de
l’intelligence : soit par la méthode de Binet (qui repose sur
l’âge mental), soit par celle de Weschler (qui repose sur la
distribution moyenne des performances). Les styles d’acqui-
sition, moins normatifs, sont moins explorés. La raison en est
la sollicitation sociale en vue de traiter les pathologies et ano-
malies du développement (de la prise en charge des arriérés
à la sélection des surdoués). La théorie des stades, influencé
par la psychanalyse, vaut ainsi d’abord par les « fixations »
qu’elle caractérise ; il est plus difficile de la justifier en elle-
même sans être suspecté de découper des phases arbitraires
dans un continuum. En revanche, par opposition au béha-

viorisme, l’approche développementale est dynamique.

▶ L’acquisition du langage est la pierre d’achoppement des


théories qui recherchent un continuum biopsychologique du

développement : déjà Rousseau avait montré que la double


supposition d’un primat de la sensibilité et d’une perfectibi-
lité échoue à réduire notre intuition discordante d’un saut

qualitatif quand l’enfant parle. Les « enfants sauvages » (tel

Victor, recueilli par Itard) confirment empiriquement la com-


plexité des conditions de ce saut. Wallon, chez qui le point
de vue psychomoteur domine, n’a qu’une solution dialec-
tique à l’intégration du langage public conventionnel sur la
base d’esquisses sémantiques privées. Quant à Piaget, sans
même souligner (comme Vitgostsky) la fragilité de son idée
d’un « langage égocentrique de l’enfant » préalable au lan-
gage social, la succession de ses « stades » est toujours sus-
pecte de projeter dans un développement mental interne les
réponses aux sollicitations du monde symbolico-social des
adultes parlants.

Pierre-Henri Castel

✐ Bideaud, J., Houdé, O., et Pédinielli, J.-L., L’homme en déve-


loppement, Paris, 1993.

! ENFANCE, LANGAGE, PSYCHANALYSE

DEVENIR

Du latin devenire. Le verbe grec gignesthai, qu’on traduit par « devenir »,


est apparenté à genesis, « genèse » ou « naissance » ; pour les philo-
sophes grecs, le devenir n’en englobe pas moins, avec la naissance, la
disparition, « génération » et « corruption ».

PHILOS. ANTIQUE

Passage d’un état à un autre et, à la limite, du non-être

à l’être, et inversement.

À l’être au sens absolu, synonyme de permanence, d’incor-


ruptibilité et d’immuabilité, Platon oppose le devenir, statut
ontologique de ce qui tantôt est, tantôt n’est pas. Cette dis-
tinction correspond à celle entre intelligible et sensible, et la
réflexion sur le devenir est liée à la réflexion sur le monde :

Platon parle du « principe tout à fait premier du devenir,

c’est-à-dire du monde » 1. Indéfiniment mobile et lié à la dé-

gradation, le devenir n’est pas matière à certitude et ne fait


donc pas l’objet d’un véritable savoir : « Ce que l’être est au

devenir, la vérité l’est à la croyance. 2 » Puisque le devenir


est la condition du sensible, du monde sensible, il n’est pas
de science certaine : selon Aristote, l’invention de la doc-

trine platonicienne des Idées ou formes intelligibles fut « la

conséquence des arguments d’Héraclite [...] suivant lesquels


toutes les choses sensibles sont dans un flux perpétuel, de
sorte que s’il y a science et connaissance de quelque chose,
il doit exister certaines autres réalités en dehors des natures
sensibles, des réalités stables, car il n’y a pas de science de ce
qui est en perpétuel écoulement » 3. Avec Heraclite, en effet,
et les premiers théoriciens grecs de la nature, Platon partage
la conception d’un monde essentiellement changeant : « On
ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » À la
difficulté d’obtenir d’un tel monde une connaissance stable, il
apporte une solution originale, qui est de concevoir le monde
sensible comme la copie d’un modèle intelligible, comme tel
exempt de changement.

Rejetant cette solution, tout en poursuivant l’objectif de


penser la nature comme lieu du devenir, Aristote substituera
aux Idées les concepts de matière et de forme, de puissance,
d’acte et d’entéléchie, comme les opérateurs d’intelligibi-
lité du mouvement et du devenir, qui confèrent une stabi-
lité aux choses naturelles. La réflexion sur le mouvement et
l’acte détermine la réflexion sur le devenir, fait de la matière

l’instance de l’indétermination, de la forme le principe de la


détermination : le devenir est orienté par la réalisation de
la forme, celui de l’être naturel par la triple causalité finale,
efficiente et formelle de son essence, et celui du monde par
le désir que lui inspire Dieu, premier moteur immobile, acte
pur, pensée de la pensée. Le mouvement est défini comme
l’acte incomplet d’un mobile, et le temps et le lieu sont les
coordonnées du mouvement du mobile : nombre du mouve-
ment selon l’avant et l’après 4 et limite immédiate du corps qui

enveloppe le mobile 5. La distinction, enfin, entre substance


ou essence (ousia), d’une part, accidents, d’autre part, permet
de résoudre les apories relatives au devenir – que le même
soit aussi autre, et l’un, multiple – et de décider « si Socrate
est la même chose que Socrate assis » 6.

Mais on peut envisager des solutions différentes de celle


du maintien d’une essence identique face à l’altérité des
accidents. Les stoïciens, comme avant eux, semble-t-il, les

mégariques 7, bannirent le verbe « être » de leurs formulations,

disant non plus que l’arbre est vert, mais qu’il verdoie, et évi-
tant ainsi de faire l’un multiple – disant non plus que l’arbre

est vert, mais qu’il verdoie. Une telle expression, non plus

copulative mais verbale, engage une considération du mou-


vement comme réalisation – sans les concepts de puissance
et d’acte –, et de la temporalité comme chiffre de la complé-
tude ou de l’incomplétude de ce processus : une première
théorie des temps verbaux figurera au sein de l’étude logique.

Le devenir se dit des manières d’être, des aspects de l’objet,


et l’identité à soi se trouve garantie par la qualité propre, que
signifie le nom – propre –, par exemple, Socrate. Le monde
lui-même, totalité rationnelle intégralement liée, ne souffre
aucune exception à la causalité : il est destin, et le devenir
n’est autre que l’ordre de la nature, la suite providentielle des
événements qui arrivent par nature. Le monde n’a pas la loi
de son devenir hors de lui-même ni ne risque la dissolution

dans le flux incessant de ses modifications : il rayonne, im-


downloadModeText.vue.download 296 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

294
muable, entièrement nécessaire, dans le tota simul, la cohé-
rence solidaire de ses parties et l’indicatif de son ordre.

Rejetant l’ordre du destin et jusqu’à la qualité propre


comme dernier retranchement de l’essence, les épicuriens,
eux, pensent un monde en devenir incessant, en proie aux
combinaisons aléatoires des atomes dans le vide qui font se
succéder sans autre loi des configurations contingentes et
provisoires.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Platon, Timée, 29e.

2 Ibid., 29c.

3 Aristote, Métaphysique, XIII, 4, 1078b12-17.

4 Aristote, Physique, IV, 11, 219b2.

5 Aristote, Physique, IV, 4.

6 Aristote, Métaphysique, IV, 1004b2.

7 Aristote, Physique, I, 2, 185b25-32.

Voir-aussi : Bréhier, E., La théorie des incorporels dans l’ancien

stoïcisme, Paris, 1928.

Muller, R., Introduction à la pensée des mégariques, Paris, 1988.


Rivaud, A., Le problème du devenir et la notion de la matière
dans la philosophie grecque depuis les origines jusqu’à Théo-
phraste, Paris, 1906.

! ACTE, ALTÉRITÉ, DESTIN, DIEU, ÊTRE, HÉRACLITÉISME, IDENTITÉ,

PHYSIQUE, PUISSANCE

Hors, peut-être, quelques grandes hypothèses cosmogoniques, la notion


de devenir n’a guère sa place dans la physique moderne depuis le méca-
nisme cartésien, le dynamisme leibnizien ou les principes kantiens d’une
science de la nature. Il faut le retour au XIXe s. d’une cosmologie
philoso-
phique, d’une philosophie de la nature (Schelling) et, surtout, la
puissante
construction dialectique du système hégélien pour que l’opposition de
l’être et du devenir soit de nouveau au centre de la réflexion philoso-
phique.

PHILOS. MODERNE

Le début de la Science de la logique hégélienne est cé-


lèbre : on y lit que l’être (en soi) se contredit (pour soi) dans
le néant pour se réconcilier avec lui-même dans le devenir
(en soi et pour soi) 1. Cette extrême abstraction commence et

préfigure la dialectique d’un système qui est tout entier deve-


nir. Faut-il aller jusqu’à dire, comme Nietzsche, que Hegel
introduisait déjà l’idée d’évolution, qui dominera à la fin du
XIXe s. : « Car sans Hegel, point de Darwin. 2 » Ce serait trop
simplifier. La logique hégélienne est une ontologie qui pré-
cède et qui fonde une philosophie de la nature, puis une
philosophie de l’esprit. Le devenir qui y est décrit est un de-
venir intemporel, explicitement d’avant la création du monde.
Schelling lui aussi, d’une toute autre façon que Hegel, raconte

un devenir de Dieu avant le devenir du monde. Pourtant, ce

qui a été communément retenu de Hegel est une philosophie


de l’histoire : l’humanité se caractérise, se définit même com-
plètement, par son devenir historique.

Une philosophie du devenir s’exprime inévitablement


avec des métaphores temporelles et vitalistes : Hegel parle
de la vie du concept. Chez Nietzsche et chez Bergson, l’exis-
tence temporelle est d’emblée vie, et l’affirmation de la réalité
du devenir est aussi la dénonciation de l’illusion de l’être, de
l’identité, de la finalité, toutes catégories introduites par les
exigences de l’intellect et par les approximations du langage.
Bergson reconnaît par intuition, au-delà de l’abstraction du
temps, une durée intérieure comme énergie spirituelle, libre
élan créateur d’imprévisible nouveauté, quelles que soient
ses retombées dans une matérialité où elle se fige et se spatia-
lise 3. Nietzsche insiste sur la multiplicité du devenir, chaos de
forces, conflit renouvelé de volontés en quête de hiérarchie

et de domination. Mais le monde du devenir sans fin, en

perpétuelle métamorphose, n’a pas, à l’image d’un Dieu, une

puissance créatrice illimitée. Le devenir est un revenir et ne

peut être pensé que comme éternel retour.

Jean Lefranc

✐ 1 Hegel, G. W. F., la Science de la logique, trad. B. Bourgeois,

Vrin, Paris, 1970.

2 Nietzsche, F., le Gai Savoir, V, § 357.

3 Bergson, H., Évolution créatrice, 1907.

! DIALECTIQUE, DURÉE, ÉTERNEL RETOUR, TEMPS, VIE

DÉVOILEMENT

En grec : aléthéia.

ONTOLOGIE

Dans la pensée de Heidegger, le dévoilement désigne le


processus par lequel se donne à voir la vérité.

Pour les Grecs, l’aléthéia signifie, au fond, ce qui ne sombre


pas dans l’oubli ; Jean Beaufret, dans sa traduction du Poème
de Parménide, traduit aléthéia par « l’ouvert-sans-retrait ».
C’est en ce sens qu’Heidegger l’entend. L’auteur d’Être et
Temps substitue en effet à la conception classique de la vé-
rité comme adéquation entre la chose et l’entendement une
conception plus radicale : la vérité, c’est le dévoilement ou
la non-occultation de l’être. Avec ce concept de dévoilement,
Heidegger transporte en quelque sorte la question de la vé-
rité du champ logique et métaphysique vers le champ de
l’interrogation ontologique. Est vraie une chose dont l’être se
donne à voir sans voile, sans opacité. Parler de dévoilement
et non plus d’adéquation, c’est bien se situer résolument dans
la phénoménologie, et considérer que les choses les plus abs-
traites telles que la vérité, sont susceptibles de faire l’objet
d’une perception et plus seulement d’une conception.

Clara da Silva-Charrak

✐ Parménide, Le Poème, trad. Jean Beaufret, Michel Chan-

deigne, Paris, 1982.

Heidegger, M., Être et Temps, trad. Martineau, éd. Authentica,


Paris, 1985.

Voir-aussi : Beaufret, J., Dialogue avec Heidegger, Minuit, Paris,


Tomes I, II, III, IV, 1973, 1974, 1985.

Dubois, C., Heidegger, Introduction à une lecture, Seuil, Paris,

2000.

! VÉRITÉ

DEVOIR

Du grec kathêkon, « convenable », de kathêkein, « convenir ». En latin :


officium.

PHILOS. ANTIQUE

« On appelle devoir l’action dont l’accomplissement

possède une justification raisonnable. 1

Les premières morales grecques n’ont pas de notion du de-


voir. Ce sont plutôt des « éthiques de la vertu » et de la res-

ponsabilité, qui ne sont pas du tout fondées sur l’ordre ration-

nel, mais seulement sur la recherche du bonheur. La notion

de kathêkon a été inventée par le stoïcien Zénon de Citium.


Cicéron l’a traduite en latin par officium 2, passé dans l’ancien
français « office ». Il est d’usage de traduire kathêkon par les
termes « devoir » ou « convenable » (ou « fonction propre »),

mais la notion est plus large et plus souple que celles des
downloadModeText.vue.download 297 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


295

« morales du devoir » ultérieures. Zénon a, en effet, conçu


l’expression kathêkon comme dérivée de kata tinas hêkein,
c’est-à-dire « ce qui convient à certains ». Le kathêkon est
« une activité qui est appropriée aux constitutions conformes
à la nature » : à ce titre, même les plantes et les animaux ont
des choses qui leur conviennent, et tous les êtres rationnels

n’ont pas les mêmes 3. Le kathêkon est donc plus large que le
devoir parce qu’il s’étend aux plantes et aux animaux, plus
souple parce que certains « convenables » varient selon les
individus et les circonstances. Par exemple, en général, il ne
convient pas de se mutiler, mais si l’on est malade ou blessé,
il peut convenir d’amputer le membre atteint.

Pour autant, l’obligation inhérente à la notion de devoir


n’est pas absente du kathêkon : chez les êtres rationnels
« sont kathêkonta tous les actes que la raison nous enjoint
de faire » 4. On n’est donc pas dans le cadre conventionnel

et peu contraignant de ce qui est « convenable » au sens des


« convenances » sociales, mais il s’agit bien de ce qu’impose
la raison. En outre, il existe des devoirs qui s’imposent à tous,
comme « prendre soin de sa santé », « respecter ses parents,
ses frères, sa patrie, partager les soucis de ses amis » 5. Les
stoïciens distinguent même les devoirs ordinaires du devoir

parfait ou « action droite » (katorthôma), qui est l’apanage du


sage et qui consiste à faire ce qui convient par et avec vertu 6.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Diogène Laërce, VII, 107 ; Cicéron, Des fins, III, 58.

2 Diogène Laërce, VII, 108 ; Cicéron, Des devoirs.

3 Diogène Laërce, VII, 107-109.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 Cicéron, Des devoirs, I, 8 ; Des fins, IV, 15.

Voir-aussi : Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques,


t. 2, chap. 59, Paris, 2001.

! VERTU

MORALE

Action humaine conforme aux lois qui en imposent

l’obligation (« faire son devoir »). Obligation morale consi-


dérée en elle-même et en général (« le devoir »).

Loi naturelle et devoirs

Les stoïciens admettent l’existence d’une loi naturelle au


nombre des notions communes qui font l’objet d’un consen-
tement universel. Cette loi qui définit nos devoirs est présente
en chacun et n’est pas instituée. Elle « n’est pas une invention
de l’esprit humain ni un décret des peuples mais quelque
chose d’éternel qui gouverne le monde entier, montrant ce
qu’il est sage de prescrire ou d’interdire. 1 »

De là, on distingue traditionnellement, en contexte chré-


tien, les devoirs de l’homme en devoirs envers Dieu (connaître

son existence et lui rendre un culte), devoirs envers soi-

même (se conserver et se perfectionner autant qu’il est en


notre pouvoir), et devoirs envers autrui, qui se subdivisent
à nouveau en différentes sortes de devoirs : devoirs absolus

(ne pas nuire à autrui, le respecter, contribuer autant qu’il


est possible à sa conservation et à son perfectionnement) et
devoirs conditionnels (tenir parole, respecter le bien d’au-
trui, etc.). À cette dernière catégorie peuvent être rattachés
tous les devoirs liés à des relations particulières entre êtres
humains en société : le devoir conjugal, celui des parents
envers les enfants, des enfants envers les parents, des maîtres

envers les serviteurs et réciproquement, des sujets envers le


souverain et réciproquement, etc.

Les théoriciens de la religion naturelle, dont Rousseau est


ici un bon exemple, ont souvent insisté sur l’aspect primor-
dial des devoirs de la morale, réduisant les devoirs de la reli-
gion au culte intérieur et à la pratique de la justice : « Songez

que les vrais devoirs de la religion sont indépendants des

institutions des hommes ; qu’un coeur juste est le vrai temple

de la divinité ; qu’en tout pays et dans toute secte, aimer Dieu

par dessus tout et son prochain comme soi-même est le som-

maire de la loi ; qu’il n’y a point de religion qui dispense des

devoirs de la morale ; qu’il n’y a de vraiment essentiels que

ceux-là ; que le culte intérieur est le premier de ces devoirs,

et que sans la foi nulle véritable vertu n’existe. 2 »

La conception kantienne du devoir

L’analyse kantienne de la moralité accorde une place centrale


à la notion de devoir. L’action moralement bonne, en effet,
n’est pas simplement une action conforme au devoir, mais
faite par devoir (ce qui a pour conséquence qu’il n’est pas
possible de savoir par expérience si une action a jamais été

faite moralement, c’est-à-dire purement par devoir, puisque

l’expérience ne nous montre jamais qu’une conformité exté-


rieure au devoir et non l’intention de l’auteur de l’action).
Elle tire sa valeur morale non d’un but visé à travers elle mais

de la maxime qui préside à l’action, du principe du vouloir

d’après lequel elle se fait, qui doit être la loi morale elle-

même : « Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par

respect pour la loi » 3. Le principe du devoir est la conformité

des actions à la loi en général. Il faut que je puisse vou-

loir que ma maxime devienne une loi universelle. En quoi la


connaissance de notre devoir est très simple et à la portée de

tout être rationnel.

Il se présente pour nous avec une nécessité incondition-

née, sous la forme de l’impératif catégorique. Il y a devoir

pour nous, c’est-à-dire obligation morale, en tant que notre

volonté n’est pas absolument bonne, pas entièrement auto-


nome, soumise à la loi que notre raison nous donne. La loi

morale lui apparaît donc comme quelque chose à quoi elle

doit se soumettre. « Bien que sous le concept du devoir nous

nous figurions une sujétion à la loi, nous nous représentons

cependant aussi par là une certaine sublimité et une certaine


dignité attachée à la personne qui remplit tous ses devoirs. Car
ce n’est pas en tant qu’elle est soumise à la loi morale qu’elle
a en elle de la sublimité, mais bien en tant qu’au regard de
cette même loi elle est en même temps législatrice et qu’elle
n’y est subordonnée qu’à ce titre. 4 » Le devoir, comme action

faite avec la loi pour seul principe déterminant se présente

comme une contrainte pratique. Il y a une libre soumission

de la volonté à la loi, qui va avec le sentiment d’une coer-

cition exercée notre raison sur nos inclinations. « Le concept

du devoir exige donc objectivement, de l’action, qu’elle soit

conforme à la loi, mais subjectivement, de la maxime de l’ac-

tion, du respect pour cette loi, en tant qu’unique mode de

détermination de la volonté par celle-ci. 5 »

Dans la Métaphysique des moeurs, Kant distingue les


devoirs de droit, prescrits par une législation extérieure ac-
compagnée de contrainte extérieure (au regard du droit, la
conformité extérieure au devoir suffit) et les devoirs de vertu,
downloadModeText.vue.download 298 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

296

où la contrainte exercée sur le libre arbitre ne peut venir que


de soi-même 6.

Colas Duflo

✐ 1 Cicéron, De legibus, II, cité in J. Lagrée, la Religion natu-

relle, PUF, coll. Philosophies, Paris, 1991, p. 21. Voir aussi, de


Cicéron, De officiis (des devoirs).

2 Rousseau, J.-J., Émile, 1. IV, Garnier-Flammarion, Paris, 1966,


p. 408.

3 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, in OEuvres


philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1985, t. II, p. 259.

4 Ibid. p. 308.

5 Kant, E., Critique de la raison pratique, in OEuvres philoso-


phiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1985, t. II, p. 706.

6 Kant, E., Métaphysique des moeurs, in OEuvres philosophiques,


Gallimard, Pléiade, Paris, 1986, t. III, p. 489.

! AUTONOMIE, IMPÉRATIF CATÉGORIQUE, LOI (MORALE),


MORALITÉ, RESPECT

DIAGONAL (ARGUMENT)

LOGIQUE

Type de démonstration très usité en logique mathéma-


tique, et qui vise, dans son acception primitive, à montrer

qu’une liste supposée contenir tous les objets satisfaisant

à une certaine propriété est, en fait, lacunaire ; la démons-

tration consiste à construire, à partir de la liste donnée,

un élément dit « diagonal » qui possède la propriété en

question, mais qui ne figure pas sur la liste.

Le premier usage d’un argument diagonal dans le domaine

des fondements des mathématiques remonte à la preuve

cantorienne 1 de la non-dénombrabilité des nombres réels de

l’intervalle [0,1] : à chaque liste


0, a11 a12 a13 ...

0, a21 a22 a23 ...

0, a31 a32 a33 ...

constituée d’éléments de cet intervalle, nous pouvons en


effet associer un nombre qui appartient lui aussi à cet inter-
valle, mais qui ne figure pas sur la liste en question, à savoir
le nombre 0, b1 b2 b3 ..., dont les décimales successives sont
définies par bi = aii + 1 si aii ≠ 9 et bi = 0 sinon (ce nombre
« diagonal » diffère évidemment du i-ième nombre de la liste
par sa i-ème décimale).

Jacques Dubucs

✐ Cantor, G., « Über eine Eigenschaft des Inbegriffes aller reel-

len algebraischen Zahlen » (1874), in Abhandlungen mathema-

tischen und philosophischen Inhalts, (E. Zermelo éd.), Leipzig,


Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1966, pp. 115-118.

DIALECTIQUE
Du grec dialektikê, sous-entendu technê (art) ou epistêmê (science), for-
mé sur dialegein, « dialoguer ».

Chez Platon et les néoplatoniciens, science de l’intelligible et de


l’idée du
Bien. Chez les stoïciens, science du dialogue et, par extension, « science

du vrai, du faux et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre », et vertu de l’as-

sentiment. La dialectique ne reprendra vigueur qu’au sein de l’idéalisme


absolu de Hegel et du matérialisme marxiste, qui en est comme l’inver-
sion. Dans toutes ces postures, la dialectique s’inscrit dans la durée où
s’accomplit une effectivité : dans la dialectique l’enfant ou l’esclave
mis en

scène par Platon (Ménon) produit un savoir qui était en lui à l’état d’une

abstraction ineffective. Dans la dialectique aussi s’inscrit le devenir des

sociétés qui vont en surmontant de moins en moins bien, selon Marx, les
contradictions réelles que révèle le matérialisme historique.

PHILOS. ANTIQUE

1. Art d’interroger et de répondre. – 2. Art d’argu-


menter en dialoguant, notamment à partir des opinions
de l’interlocuteur ou d’opinions admises (Socrate, Platon,

Aristote).

La tradition veut que ce soit le disciple de Parménide Zénon


d’Élée qui ait « inventé » la dialectique 1, sans doute à cause
de son aptitude à développer des antilogies pour défendre
les thèses de Parménide en réduisant à l’absurde celles de

ses adversaires 2.
Mais les premières définitions du terme se trouvent chez
les disciples de Socrate Xénophon et Platon, qui montrent
Socrate pratiquant une discussion régie par des règles, réfu-
tant (elenchein) ses adversaires ou classant (dialegein) les

choses par genres 3.

Chez Platon, la dialectique devient une science 4. Elle est


à la fois « capacité d’interroger et de répondre » 5, science de

l’intelligible qui connaît les idées, ou « formes », notamment


l’idée du Bien 6, et méthode de division et de combinaison

des formes 7. Dans les dialogues de la maturité, la dialectique


a pour objet les formes intelligibles, qu’elle soit, comme dans
la République, préparée par la pratique des mathématiques

à la connaissance de l’intelligible, et culmine dans celle de


l’idée du Bien, ou qu’elle soit susceptible de « ramener à une

forme ce qui est dispersé » et de pratiquer des divisions au

sein de cette même forme 8. Le néoplatonisme en fera aussi

une science de l’intelligible 9.

Avec Aristote et les stoïciens, la dialectique perd son statut


de connaissance de l’intelligible. Aristote en fait une forme
d’argumentation différente de la démonstration scientifique,
et dont les démonstrations partent d’idées admises (endoxa)
selon des règles qu’il codifie dans ses Topiques 10.

Les stoïciens, qui ne croient pas plus qu’Aristote à l’exis-


tence des formes intelligibles, ont cependant rendu à la dia-
lectique son statut de science, allant jusqu’à la définir, avec
Posidonius, comme une « science du vrai, du faux et de ce
qui n’est ni l’un ni l’autre » 11. Même si cette définition est inter-
prétée par référence au dialogue (les affirmations sont vraies
ou fausses, les questions, ni vraies ni fausses), la dialectique
devient une vertu de l’assentiment, mais surtout une véritable
science du langage et du raisonnement, portant sur les signi-
fiants et les signifiés 12. Par cette conception, les stoïciens ont
préparé la dialectique à devenir un des arts libéraux.

Jean-Baptiste Gourinat

LINGUISTIQUE, PHILOS. RENAISSANCE

Reprochant à la logique médiévale son formalisme et la


technicité excessive de son langage, les humanistes cherchent

dans la dialectique un art de l’argumentation utilisable non

seulement dans le domaine de la controverse logique, mais

dans toutes les circonstances de la vie active. La dialectique


ne doit pas seulement viser le caractère non contradictoire
des énoncés, mais aussi une signification compréhensible,
enracinée dans le sens commun. En conséquence, les huma-
nistes opèrent une recomposition des fonctions des arts du
discours (grammaire, rhétorique et dialectique), où la dia-
lectique prend la place de la logique en vertu de sa capa-
cité à employer le langage ordinaire dans l’argumentation.
D’où une réévaluation de la rhétorique, non pas comme art
de la persuasion ayant prise sur les passions, mais comme
méthode discursive employant le langage courant, partagé
par le sens commun, et qui, surtout, trouve ses stratégies dans
downloadModeText.vue.download 299 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

297

un répertoire codifié des schèmes d’argumentation, appelés


« lieux communs ». C’est à l’invention, première opération de

la rhétorique, de repérer les meilleurs lieux communs pour

produire une argumentation cohérente et convaincante : ainsi

la topique, pièce essentielle de la dialectique aristotélicienne,

est-elle transférée à la rhétorique, ou celle-ci intégrée à la dia-

lectique 13. Reprenant la tradition aristotélicienne, mais aussi la

réflexion méthodologique de Galien, les humanistes cherche-

ront à transformer la dialectique en une véritable méthode de

connaissance, notamment pour l’étude de la nature, délais-

sant ainsi la rhétorique. Ainsi, J. Zabarella (1533-1589) 14 ou

P. de La Ramée (1515-1572)15 reprennent les trois procédés

définis par Galien pour l’organisation du savoir et l’enseigne-

ment (la résolution, la composition et la définition), en les

interprétant comme des modalités de démonstration en vue

de la découverte et de la production du savoir.

Fosca Mariani Zini

✐ 1 Diogène Laërce, VIII, 57.

2 Platon, Parménide, 128.

3 Platon, Euthydème ; Xénophon, Mémorables, IV, 5, 12.

4 Platon, Sophiste, 253d.

5 Ibid., Cratyle, 390c ; Ménon, 75d ; République, VII, 534b.

6 Ibid., République, VII, 532b-c.


7 Ibid., Phèdre, Sophiste.

8 Ibid., Phèdre, 265d-e.

9 Plotin, Ennéades, 1, 3 [20].

10

Aristote, Topiques, I, 1, 100a27-30.

11 Diogène Laërce, VII, 42.

12 Ibid., VII, 43-83.

13 Cf. Valla, L. (1407-1457), Repastinatio dialectice et philosophie

(1430 / 1444 / 1457, éd. G. Zippel, Padova, 1982) ; Agricola, R.

(1444-1485), De inventione dialectica (1479).

14 Zabarella, J., De methodis libri quattuor. Liber de regressu

(1578).

15 La Ramée, P. (de), Aristotelicae animadversiones (1536), Dia-

lecticae institutiones (1515 ; éd. M. Dassonville, Genève, 1964).

Voir-aussi : Aubenque, P., « La dialectique chez Aristote », in L’at-

tualità della problematica aristotelica, Padoue, 1970, pp. 9-31.

Bruyère, N., Méthode et Dialectique dans l’oeuvre de la Ramée,


Paris, 1984.

Di Liscian, D., et al. (éd.), Method and Order in Renaissance


Philosophy of Nature, Ashgate, 1997.

Dixsaut, M., Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues


de Platon, Paris, 2001.

Gourinat, J.-B., la Dialectique des stoïciens, Paris, 2000.

Hadot, P., « Philosophie, dialectique, rhétorique dans l’Antiqui-


té », in Études de philosophie ancienne, Paris, 1998, pp. 159-193.

Mack, P., Renaissance Argument, Leiden, 1993.

Vasoli, C., La Dialettica e la retorica dell’Umanesimo, Milano,

1968.

! AGONISTIQUE, ANTILOGIE, ÉRISTIQUE, HUMANISME, LIEU,


LOGIQUE, PLATONISME, RÉFUTATION, RHÉTORIQUE, SOPHISME,

STOÏCISME

LOGIQUE, PHILOS. CONN.


Le terme a connu, dans sa longue histoire polémique,

de nombreuses et profondes variations de signification.

De nos jours, il désigne surtout un procédé complexe

d’investigation et d’explication, principalement exposé par


Hegel, et qui privilégie le concret, la vie, le changement,
les contradictions internes des objets considérés : ce que
la logique traditionnelle a généralement omis de codifier 1.

La division

Orientation spontanée de l’esprit, manière de penser (Den-

kart) avant de devenir méthode, elle s’oppose à ce que Hegel

appelle le « dogmatisme », la « vieille métaphysique » 2. Ces

derniers résultent d’un entendement séparateur (Verstand)

que Hegel distingue de la raison finalement unificatrice (Ver-

nunft) – entendement devenu pour l’homme comme une

seconde nature (« un métaphysicien-né »). La pensée dogma-

tique établit en tout domaine des identités, des distinctions,

des oppositions, des choses finies – en bref, des « détermi-

nations » –, indispensables à toute efficacité intellectuelle ou

pratique. Elle tient ces déterminations, à tort, pour indépen-

dantes d’elle, définitives, universelles, « sacrées », et elle les

maintient telles quelles obstinément. Il en va ainsi non seu-

lement des êtres finis, mais aussi des formes générales de

la pensée d’entendement, catégories, essentialités : « Ce qui


est est ; ce qui n’est pas n’est pas. » Le bien, le vrai, le beau

excluent radicalement le mal, le faux, le laid, et pourraient


subsister tels quels sans eux...

L’unité

Les déterminations, relatives et provisoires, sont néces-

saires, mais l’obstination en elles est préjudiciable. La raison


conteste l’absolutisme des déterminations : elle lève (aufhe-

ben) les barrières intellectuelles et pratiques posées (setzen)

par l’entendement. Le fini se révèle en fin de compte évanes-

cent – ce qui ne le prive nullement de son objectivité et de sa


validité relative. Mais, devant elle, les dogmes, les tabous et

les choses perdent leurs contours figés. Certains s’en tiennent

à cette activité négative, dissolvante, de la raison 3 : ce n’est

pourtant qu’une face de l’activité rationnelle, car le positif est

contenu dans le négatif même. Quelque chose ne peut être

détruit ou se détruire sans que de cette destruction naisse

autre chose. En niant ce que les déterminations avaient nié,


la raison le restitue à la totalité englobante, objective certes,

mais spirituelle au fond, pour Hegel, et conçue inversement


par Marx comme matérielle, en un sens spécial de ce mot.

La raison « fluidifie » les déterminations, observe ou pro-

voque leur passage l’une dans l’autre, en un devenir univer-


sel : « Tout ce qui nous entoure est un exemple de dialec-
tique » ; « Le vrai est le devenir » (Hegel). Tout se diversifie
dans le Tout, et y revient (Heraclite).

Dérives

Toutes les « catégories » de la dialectique mériteraient un com-

mentaire : devenir, être, néant, différence, identité, contra-

diction, négation, fixation, autonomisation, détermination,

action réciproque, interdépendance, etc.

Des contaminations, parfois confuses, se produisent entre

la tendance spécifiquement dialectique (héraclitéenne) et

la tendance « dogmatique » (éléatique). Hegel a développé

une dialectique déjà magistralement mise en oeuvre dans les

temps modernes (Kant, Rousseau, Diderot, etc.). C’est chez


lui que l’on trouve désormais le meilleur compendium de la

dialectique (Engels) 4.

Marx a voulu recueillir cet héritage hégélien sans toutefois

conserver sa base (Grundlage) idéaliste 5. Sur une nouvelle


base, philosophiquement matérialiste, il lui a imposé des cri-
tères pratiques dont l’échec actuel risque de déstabiliser tout

l’édifice 6.
downloadModeText.vue.download 300 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


298

▶ Dans l’actualité culturelle, la dialectique reste, même taci-


tement, un enjeu fondamental. Le dogmatisme prétend avoir
partout le dernier mot. La dialectique relance toujours un
débat sans fin.

Jacques d’Hondt

✐ 1 Lefebvre, H., Logique formelle, logique dialectique. Paris,


1969.

2 Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques, I :


« La science de la logique », Paris, 1970 (en particulier, Additions
aux § 80-82) ; Science de la logique, t. II, « La logique subjec-
tive », Paris, 1981 (en particulier pp. 376-381).

3 Adormo, W., Dialectique négative, Paris, 1978 ; Habermas, J.,


Connaissance et intérêt, Paris, 1976.

4 Engels, F., Anti-Dühring, Paris, 1950 ; Ludwig Feuerbach,


chap. IV : « Le matérialisme dialectique », Paris, 1966.

5 Marx, K., Postface à la 2e édition du Capital, Paris, 1983.

6 Merleau-Ponty, M., les Aventures de la dialectique, Paris, 1955.

! CONTRADICTION, DEVENIR, DIVISION, ÉRISTIQUE, IDÉALISME,


MATÉRIALISME, MÉTAPHYSIQUE, NÉGATION, PROCESSUS

La dialectique peut-elle
encore casser des briques ?

Est-elle passée de mode ? Ne risque-t-

elle pas de subir désormais le sort qu’elle

promettait naguère à toute chose : se dis-

soudre, disparaître ? On dit beaucoup de

mal de la dialectique, et de bons esprits lui tordraient


volontiers le cou. Ce meurtre s’accomplirait-il toutefois
d’autre manière que dialectique ?

NÉGATION

N égligeant de contrôler son appellation, on ne s’attache


souvent qu’à l’une des faces de la dialectique, apparente
et séduisante, et l’on perd de vue la totalité dans laquelle
cette face se laisse distinguer. On préfère, en général, ce que
Hegel, dans son jargon, appelait le « côté rationnel négatif »,
le côté « casseur » de la dialectique, son moment non pas ré-
volutionnaire, mais révolté, acerbement critique, moralement

insolent, sceptique jusqu’au désespoir 1. Ce « côté », Hegel, le


tenant sans doute pour plus décisif, le qualifiait de « dialec-
tique à proprement parler » (eigentlich dialektisch), particuliè-
rement fascinant en temps de crise, plus facilement isolable
que les autres. Il représente toutes les activités, matérielles ou
spirituelles, instantanées ou durables, qui agressent et défont
les choses et les idées jusqu’alors bien assises et que l’on
pouvait croire établies pour l’éternité. Il anime ce qu’il y a
de contradictoire en chacune d’elles. Quand il se manifeste
dans le monde social et culturel, on lui confère sans peine
une caractéristique hégélienne : « Il est le concept absolu qui
se tourne contre tout l’empire des représentations établies et
des pensées fixées, qui détruit tout ce qui est fixe et se donne

la conscience de la liberté pure. 2 »

Il s’incarne merveilleusement dans le neveu de Rameau.

Il brise et brouille les déterminations, les configurations, les


définitions et, notamment, les « valeurs » logiques et morales
consensuelles, et qui tentent de persévérer plus que de raison
dans leur être préalablement « posé », fondamentalement fini

dans le temps et dans l’espace. Il est, en tout, l’abolition, la

corrosion, le pourrissement.

Les objets ordinaires, les déterminations tangibles obéissent


sans défense, évidemment, à la loi de leur nature et s’effacent

quand leur heure a sonné. Les briques le plus soigneusement

vernies finissent par se déliter, tôt ou tard. Mais les détermina-


tions de pensée, les représentations, les idées, les catégories,
les préjugés et les tabous perdurent autant qu’ils le peuvent
et revendiquent une survie abusive. Ce qu’on reproche aux
déterminations opiniâtres, ce n’est pas d’être ce qu’elles sont,
dans leurs limites, mais c’est de s’incruster, de passer les
bornes, d’empêcher tout progrès.

À l’oreille du conservatisme, le moment négatif pourrait


répéter des paroles de sagesse : « Glissez, mortels, n’insistez
pas ! » Ou comme les Trappistes à ceux qui l’oublieraient :
« Frère, il faut mourir. » Ou encore, dans un autre registre,
avec le jeune Hegel : « Ne jamais, jamais conclure de paix

avec le dogme qui régente l’opinion et le sentiment 3 ! »

Aucun interstice dans le monde : pour que du nouveau


s’y introduise, il faut que de l’ancien s’en éclipse, qu’on soit

absorbé par des prédateurs. Sans cela, rien ne changerait ja-

mais. Hölderlin avait intitulé l’un de ses essais de jeunesse :


le Devenir dans la disparition (Das Werden im Vergehen) 4.

FIXATION

P our que de telles destructions ou négations soient pos-


sibles, il faut qu’aient eu lieu des positions ou des affirma-
tions antérieures, résultant elles-mêmes de négations. « Toute
détermination est négation » (Spinoza). Chaque être qui se
pose ou est posé par différenciation du Tout (Héraclite)
« s’autonomise », gagne un contour et une indépendance rela-
tive, et relativement durable – et cela d’une manière d’autant
plus nette et décidée qu’il s’élève à un plus haut niveau dans
l’échelle des êtres.

Dans l’effort pour s’affirmer et étendre son pouvoir sur les


autres, l’homme est le pire, mais chaque être constitué tente

comme il le peut de tirer son épingle du jeu, de se singulari-


ser, de s’abstraire en résistant au courant qui entraîne et qui
confond tout.

Il n’y aurait rien à casser si aucune identité ne s’établissait


dans une permanence parcellaire et provisoire. Certes, le pro-
cessus de la matière, pour Marx, comme le processus de l’es-
prit, pour Hegel, dissolvent finalement tout ce qui se montait
la tête dans une autonomie imaginairement absolue. Mais, du
même coup, il fait surgir d’autres choses distinctes et quali-
fiées à leur tour, déterminées, qui ne jouiront, elles aussi, que
d’une durée spécifique : « Le principe moteur du concept ne
dissout pas seulement les particularisations (Besonderungen)
de l’universel, mais les produit lui-même. 5 »

Le « moment dogmatique » a sa nécessité, sa légitimité.


Pour Hegel, il est ménagé par le développement interne de
l’esprit, par sa vie même. Pour Marx, il est déjà constatable
et utilisable, dans le monde réel, naturel ou social. Les déter-

minations diverses s’y combinent, se heurtent, se dispersent,


vivent. Les hommes doivent s’en donner des représentations
assignables, des idées claires et distinctes, et agir efficace-
ment et utilement sur elles.

FLUIDIFICATION

L a fixation du différencié ne dure qu’un temps. Chaque

être recèle en lui-même ses contradictions essentielles

qui, en se développant, s’aiguiseront, éclateront et se résou-


downloadModeText.vue.download 301 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

299

dront, le conduiront à sa perte. Comme le dit Paul Valéry :


« Tout va sous terre et rentre dans le jeu. 6 »

Pour détecter les moments critiques, il faut un travail d’ob-


servation, d’investigation, de réflexion, inspiré par une dialec-
tique méthodique, mais celle-ci ne dispense personne d’être

intelligent. Un troisième moment du logique s’inscrit donc à

côté de l’abstrait des êtres posés et du négatif de leur élimi-

nation : le « côté rationnel positif », que Hegel appelle aussi


parfois le « spéculatif » 7.

Faut-il regretter qu’il baptise alternativement « dialectique


à proprement parler » le deuxième moment, et « dialectique »
l’ensemble des trois moments, le logique tout entier ? Marx
contracte ce vocabulaire, en appelant globalement « dialec-
tique » ce à quoi Hegel réservait le terme de « spéculatif »...

Reste l’enseignement, qui se change en norme et en pré-


cepte : les contradictions essentielles se résolvent, en général,
d’une manière ou d’une autre. Selon le modèle privilégié,
elles produisent du nouveau, à un niveau supérieur, en dé-

truisant l’antécédent ou le conditionnant inférieur. Chaque


négation se voit donc elle-même à son tour niée, et cette

négation de la négation forme le nerf profond de la dialec-

tique globale. Elle est la « levée » (Aufhebung) des barrières,

des déterminations, des définitions d’abord instituées. Tout

se trouve emporté dans le courant d’un fleuve où l’on ne se


baigne jamais deux fois identiquement. Hegel et Marx tirent

de cette doctrine générale des conclusions concrètes fort


différentes et, en certains cas, procèdent grâce à elle à des
anticipations qui, dans la pratique, se sont révélées problé-
matiques et fragiles.

FÉTICHISME

M ais il est des périls auxquels la dialectique n’échappe


que plus précairement encore. Hegel insiste, certes, sur

le caractère universel et impérieux de la dialectique. Il l’il-


lustre, à sa manière habituelle, dans une représentation reli-
gieuse : « Nous disons que toutes les choses (c’est-à-dire tout
être fini en tant que tel) passent en jugement et nous avons

en cela l’intuition de la dialectique comme de la puissance

universelle irrésistible devant laquelle rien, quelque sûr et


ferme qu’il puisse paraître, n’a le pouvoir de subsister. 8 » Et

tant pis pour les briques !

On perçoit chez Marx l’écho amplifié de cet éternel Juge-

ment dernier : « [La dialectique] dans l’intelligence positive de

l’état de choses existant inclut du même coup l’intelligence


de sa négation, de sa destruction nécessaire, elle saisit toute
forme faite dans le flux du mouvement et donc aussi sous son
aspect périssable, rien ne peut lui en imposer, elle est, dans
son essence, critique et révolutionnaire. 9 »

Vous aurez beau mouler minutieusement, précontraindre,


cuire et recuire, cela éclatera. Mais, avant de se briser, et en
se brisant, une brique peut faire bien des dégâts.

Et, d’abord, elle peut résister. C’est la dialectique elle-


même que l’on dénature, en la normalisant à l’extrême. Il
y a grand danger à écouter les « on dit » à son sujet, à filer
imprudemment les métaphores, à comparer le processus dia-
lectique à un jugement, concluant un procès, et à un juge-
ment dernier achevant un processus ou rompant une histoire.
Par souci d’expression claire et d’efficacité pédagogique, on
efface alors le caractère antidogmatique de la dialectique, on
la caricature en une personne qui « ferait » ceci ou cela, on
la fétichise.

Il faut le savoir, et se garder de former paradoxalement,


sous prétexte de les assouplir, des nuques raides et des têtes
dures comme des cailloux. Cet écueil ne saurait être absolu-
ment évité.

▶ En tant qu’individu, nous pensons de manière finie, sou-


mis aux contraintes de l’entendement et des procédures dis-
cursives et analytiques, donc, pour retomber dans le jargon,
à la manière du premier moment, abstrait. Hegel dénonce
l’erreur : les divers « moments » du dialectique « peuvent tous
être posés sous le premier moment, l’élément relevant de
l’entendement, et par là être maintenus séparés les uns des
autres, mais ainsi ils ne sont pas considérés dans leur véri-
té » 10. Les moments doivent rester des moments, ne pas se
solidifier, mais passer l’un dans l’autre, devenir. Il faut sans
cesse vaincre leur durcissement. La dialectique ne promet pas
le lourd repos, mais exige la vigilance inquiète et l’inlassable
effort.

JACQUES D’HONDT

✐ 1 Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques,


t. I, pp. 342 et suiv., trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 1970.

2 Hegel, G. W. F., Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. VI,

p. 1715, trad. P. Garniron, Vrin, Paris, 1985.

3 Hegel, G. W. F., Eleusis, in J. d’Hondt, Hegel secret, p. 236,


PUF, Paris, 1986.

4 Hölderlin, F., OEuvres, « Le devenir dans le Périssable », p. 651,


La Pléiade, Paris.

5 Hegel, G. W. F., Principes de la philosophie du droit, p. 90,


trad. R. Derathé, Vrin, Paris, 1975.

6 Valéry, P., le Cimetière marin.

7 Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques,


p. 344, op. cit.

8 Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques,

p. 515, op. cit.

9 Marx, K., le Capital, préface à la 2e édition allemande-1873,


p. 18, trad. J.-P. Lefebvre.

10 Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques,


p. 343, op. cit.
DIALECTIQUE (IMAGE)

! DIALECTIQUE

DIALOGUE

Du grec dia, « de l’un à l’autre », et logos, « discours ».

GÉNÉR.

Modalité du discours qui permet, entre deux inter-


locuteurs, de faire progresser un questionnement
philosophique.

Le dialogue apparaît, avant l’écrit, comme l’acte de naissance


de la philosophie, puisque celle-ci est d’emblée définie par
Socrate comme « l’art d’interroger et de répondre ». C’est par
le dialogue, et selon la méthode dite « maïeutique », que le
fondateur de l’Académie circonscrivait une question, sans tou-
jours trouver de réponse – il entre dans la dynamique propre
du dialogue philosophique de procéder de manière aporé-
tique, ce qui lui donne souvent un caractère déconcertant.

La maïeutique consiste à accoucher les esprits (Théétète)


de la vérité dont ils sont porteurs mais qu’ils ignorent ; elle
fait appel à la réminiscence (Phédon) : l’âme se ressouvient

de l’idée du vrai qu’elle a déjà entrevue pour éclairer la ques-


downloadModeText.vue.download 302 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

300

tion soumise à la discussion. Cette méthode est si efficace


qu’elle vaut à Socrate le surnom de « torpille », qui paralyse
ses adversaires.

Clara da Silva-Charrak

✐ Aristote, Topiques.

Platon, Phédon, Théétète, Gorgias in OEuvres complètes, trad. et


notes C. Robin, Gallimard, Paris.

! DÉFINITION, PHILOSOPHIE, VÉRITÉ

DIANOÉTIQUE

Du grec dianoetikos, « qui concerne l’exercice de la pensée ou de l’intel-


ligence », formé sur dianoia, « intelligence, pensée, pensée discursive ».

PHILOS. ANTIQUE

Parce qu’il est formé à partir de dianoia, le terme « dia-

noétique » peut qualifier un type de connaissance dis-


cursive, par opposition à une connaissance noétique (de
noesis, « intellection »), c’est-à-dire directe et intuitive.
Pourtant, l’emploi – de loin le plus fréquent – du terme
« dianoétique », dans les écrits moraux d’Aristote, incite

à considérer la dianoia dans son acception la plus large, au

sens de « pensée » ou d’« intelligence », qu’elle soit pra-

tique ou théorique, qu’elle raisonne, délibère, calcule ou


appréhende directement les principes. Ainsi, les vertus dia-
noétiques, vertus intellectuelles qui supposent la mise en

oeuvre d’une réflexion et d’un savoir, se distinguent des ver-


tus éthiques ou morales issues du caractère et des bonnes
habitudes.

Lorsque Aristote, dans la Métaphysique 1, associe science dia-

noétique et mathématiques, il considère, semble-t-il, la dia-

noia comme une pensée qui emprunte la voie du raisonne-

ment. Dans la République, déjà, Platon caractérise la dianoia

comme mode de pensée des géomètres et lui confère un sta-

tut intermédiaire entre intellection (noesis) et opinion (doxa),


dans la mesure où, raisonnant à l’aide d’hypothèses, elle ne
s’appuie plus sur les sens 2.

L’adjectif « dianoétique » trouve cependant un emploi plus


caractérisé dans la classification aristotélicienne des vertus
qui se fonde sur la bipartition de l’âme humaine en « dénuée
de raison (alogos) » et en « pourvue de raison (logon ekhon) ».

Le partage entre vertus éthiques et vertus dianoétiques s’éta-

blit très précisément sur le rapport de l’âme au logos. La par-

tie de l’âme dénuée de raison peut, en effet, dans sa par-

tie désirante, obéir à la raison comme on obéit à un père,

mais, précise Aristote, non à la manière dont on acquiesce

à une démonstration mathématique 3. Aristote parle, dans ce

cas, de vertus ou d’excellences éthiques ou morales, car elles

relèvent des moeurs ou du caractère, elles sont relatives au

plaisir et à la peine, et régissent le comportement humain.

Ainsi, générosité et tempérance, par exemple, sont des vertus

éthiques. Les vertus dianoétiques ou excellences de la pensée

ne supposent pas ce rapport de soumission d’une partie de


l’âme à une autre. Elles résultent de l’instruction, de l’expé-
rience et du temps 4. Vertus pratiques, elles sont tekhne (art)
et phronesis (prudence) : excellences dianoétiques du logis-

tikon (partie raisonnante ou délibérative de la partie de l’âme


douée de raison) ayant pour objet ce qui peut être autre-

ment ; vertus théorétiques, elles sont episteme (science), nous


(intelligence) et sophia (sagesse) : excellences dianoétiques

de l’epistemonikon (partie connaissante ou contemplative de

l’âme) ayant pour objet ce qui est nécessaire et immuable 5.

Annie Hourcade

✐ 1 Aristote, Métaphysique, VI, 1, 1025b6.

2 Platon, République, VI, 511c sq.

3 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 13, 1102a-b.

4 Ibid., II, 1, 1103a10.

5 Aristote étudie les vertus dianoétiques au livre VI de l’Éthique


à Nicomaque.

Voir-aussi : La Vérité pratique : Aristote, Éthique à Nicomaque,

livre VI. Textes réunis par J.-Y. Château, Vrin, Paris, 1997.

Natali, C., La Saggezza di Aristotele, Bibliopolis, Roma, 1989,

traduit en anglais sous le titre : The Wisdom of Aristotle, trad.


Parks G., State University of New York Press, 2001.

Oehler K., Die Lehre vom noetischen und dianoetischen Den-

ken bei Platon und Aristoteles, ein Beitrag zur Erforschung der
Geschichte des Bewusstseinsproblems in der Antike, Zetemata,
Monographien zur klassischen Altertumswissenschaft, 29, Mün-
chen, C.H. Beck, 1962.

! DIANOIA, PHRONÊSIS

DIANOIA

Mot grec : « pensée, réflexion ».

PHILOS. ANTIQUE

Pensée discursive.

La notion de dianoia, souvent traduite par « pensée discur-

sive » ou « hypothético-déductive », représente, dans la dis-

tinction platonicienne des degrés de connaissance, le premier

degré de la connaissance des intelligibles 1. S’inspirant du


modèle de la géométrie, Platon définit les sciences dianoé-
tiques, positivement, par le refus du recours aux sens, et, né-
gativement, par l’incapacité de dépasser les hypothèses pour
remonter au principe ultime. La démarche hypothético-dé-
ductive de la dianoia n’est donc qu’une introduction à la dia-
lectique, qui seule, en considérant synoptiquement le réseau
des hypothèses, peut le dépasser et mener à la connaissance

(noèsis) fondée sur la contemplation du Bien anhypothé-


tique. Aristote, quoiqu’il rejette le schéma épistémologique

platonicien, retient la distinction entre une dianoia atteignant


discursivement son objet, et une noèsis qui le possède immé-

diatement par intuition 2. Alexandre remarque, ainsi, que ce

qui relève de la dianoia est ce que la pensée « atteint par

un raisonnement à plusieurs termes, ou par induction », tan-

dis qu’appartient à la noèsis « ce qui peut être contemplé, la

pensée non composée » 3. Les scolastiques exprimeront cette

opposition par la distinction de la cognitio abstractiva et de

la cognitio intuitiva.

Christophe Rogue

✐ 1 Platon, République, VI, 511d-e, VII, 533b-534a.

2 Aristote, Métaphysique, IV, 7, 1012a1.

3 Alexandre d’Aphrodise, In Metaph. Comment., 331, 2-3 Hay-


duck.

DIEU

Les épicuriens comme les stoïciens considèrent que Dieu constitue une

prénotion que possède tout homme, avant toute culture religieuse par-

ticulière, mais cela n’empêche évidemment pas la diversité des figures

de Dieu créées ou analysées par la philosophie, au point que l’on peut

dire que cette fécondité créative est supérieure à celle des religions

elles-mêmes.
downloadModeText.vue.download 303 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

301

GÉNÉR., PHILOS. RELIGION

L’Être suprême.
Si Dieu est toujours supérieur à l’homme, plus puissant et
plus complet que lui, les points communs entre l’ensemble

de ses figures s’arrêtent à peu près là : certains dieux sont


créateurs, d’autres non. Il peut même y avoir plusieurs géné-
rations de dieux dont la prééminence dépend de leur contact
plus ou moins direct avec la matière et le sensible. Dans le
Timée, de Platon, le démiurge qui modèle le monde n’est
ainsi qu’un dieu inférieur par rapport au Bien, qui lui délègue
le soin de façonner l’univers. De même, cet exemple montre
que certains dieux sont transcendants et d’autres immanents,
les deux caractéristiques accueillant des degrés divers, selon
qu’ils sont confrontés à la matière en l’organisant, ou qu’ils
en demeurent radicalement séparés. Cette alternative permet
souvent aussi de distinguer entre des dieux personnels (le
Dieu des monothéismes) et des dieux impersonnels (le dieu
spinoziste ou l’Être suprême des déistes), ces divinités s’iden-
tifiant alors souvent à la nature elle-même.

Mais chaque conception du divin permet, en fait, de sai-


sir l’ensemble d’un projet philosophique. Chaque philosophe
insiste sur tel ou tel attribut de son dieu, au regard de ses
thèses propres, qu’il entend ainsi étayer. Le dieu caché et
tout-puissant de Pascal n’est pas le dieu sage et rationnel de
Malebranche. Parallèlement, selon les facultés que le philo-
sophe convoque pour en parler, on voit se constituer des
dieux du sentiment (Rousseau) ou de la raison (Leibniz), des

dieux que l’on contemple (néoplatonisme, mystiques rhé-

nane et espagnole) ou que l’on déduit par analogie avec le


créé (saint Thomas d’Aquin).

On peut d’ailleurs lire, au travers des conceptualisations


du divin, une évolution des autres concepts et valeurs de
la philosophie, soit qu’elles les fondent, soit qu’elles les re-
flètent. Relevons ici trois des plus importantes de ces évo-
lutions. Tout d’abord, tant que le néoplatonisme domine, et
sous l’influence de Plotin comme du Pseudo-Denys, Dieu est
décrit comme supérieur à l’être. Il est le Bien qui vient avant
l’être. Cela signifie que la catégorie de l’être est inférieure
au premier principe, le Bien. Avec l’influence aristotélicienne
détrônant celle des néoplatoniciens au Moyen Âge, Dieu
devient l’être même. C’est une interprétation médiévale qui
impose une lecture en ce sens du passage de l’Exode, où
Dieu dit à Moïse : « Je suis celui qui suis » (3, 14), permettant

par là à Dieu de devenir objet de la métaphysique 1. Ensuite,


les visions antiques du divin en font toujours un principe de
mesure et d’autosuffisance, et donc un principe autarcique et
fini. L’infini est au contraire rattaché à l’illimité de la matière.

À la fin du Moyen Âge, notamment avec Nicolas de Cues,


s’opère un renversement complet de perspective : Dieu est
infini. L’infini devient le principe essentiel du bien et de la
toute-puissance, c’est-à-dire du divin, tandis que le fini est
la marque de l’incomplétude des créatures. On peut enfin
relever un troisième mouvement dans les représentations
philosophiques de Dieu, marquant une évolution générale
des idées de la philosophie. Pendant des siècles, Dieu est en
quelque sorte l’objet premier pour le philosophe, puisqu’il
est parfait. L’homme est pensé par distinction d’avec le divin
et comme en creux : on pose la perfection et on en déduit
l’imperfection, ou, si on part de l’étude du fini, le philosophe
se doit de remonter à sa source infinie. L’âge contemporain
inverse cette perspective : Dieu n’est qu’un objet qui per-
met de réfléchir sur l’homme, ses aspirations et ses craintes.

Feuerbach, dans l’Esprit du christianisme, affirme ainsi que

« l’homme est l’original de son idole », c’est-à-dire Dieu. Et,


lorsque Nietzsche proclame le crépuscule des idoles, c’est

en fait celle de l’homme anémié du ressentiment qu’il veut


affirmer. Dieu n’est plus alors qu’un révélateur de l’homme
et de sa condition.

▶ Dans le champ philosophique, d’autres formes d’absolu


semblent ainsi détrôner la notion dieu qui tend à se replier
dans le domaine théologique. Car, en devenant un dieu des

philosophes, le divin a perdu certaines de ses qualités fonda-


mentales, celles notamment qui en font un objet de crainte
et de vénération. La théologie naturelle et la métaphysique,
en acclimatant Dieu à la philosophie, l’ont rendu abstrait et

théorique. Il est devenu un objet de la raison, mais tend à


disparaître comme objet d’amour.

Marie-Frédérique Pellegrin

✐ 1 Marion, J.-L, Dieu sans l’être, PUF, Paris, 1982.

Voir-aussi : Badiou, A., Saint Paul. La fondation de l’universa-

lisme, PUF, Paris, 1997.

Boulnois, O. (sous la direction de), la Puissance et l’Ombre,


Aubier, Paris, 1994.

Chrétien, J.-L., Lueur du secret, L’Herne, Paris, 1985.

Corbin, H., le Paradoxe du monothéisme, L’Herne, Paris, 1980.

Lagrée, J., la Religion naturelle, PUF, Paris, 1991.

Kolakowski, L., Philosophie de la religion, Fayard, 10/18, Paris,

1985.

Magnard, P., le Dieu des philosophes, Marne, 1982.

Dieu est-il mort ?

L’annonce de la mort de Dieu produit


d’abord sur beaucoup d’esprits un effet
d’étonnement et de scandale. Elle semble

en effet paradoxale en elle-même, bien


qu’à des degrés divers dans la variété de ses contextes.
Elle unit deux termes incompatibles en toute rigueur,
et c’est ce qui lui confère son pouvoir de fascination. Ou
bien il y a un Dieu, défini comme immortel – et donc il
ne meurt pas ; ou bien il n’y a pas de Dieu – et donc il
ne saurait mourir. Pourtant l’esprit religieux non seule-
ment s’accommode de la fusion de ces opposés, mais il

y découvre l’expression même de son essence : le mys-

tère. Comment l’esprit philosophique accueille-t-il une

telle idée ?

LE PAGANISME

L es religions antiques, grecque et romaine, ne craignaient


pas d’invoquer les dieux immortels et de décrire simul-
tanément leurs morts et leurs résurrections successives, an-
nuelles ou épisodiques. La croyance appelle le mystère avec
ferveur, ou bien, après un moment d’émoi et dans certains
cas, elle accorde au mot « mort » une signification inhabi-
tuelle : il ne désigne plus alors « la cessation complète et
définitive » de la vie de l’individu en tant que tel. Les dieux
grecs, bien que « morts », poursuivaient leur existence à leur
manière propre, parfois dans des Enfers où ils conservaient
leurs prérogatives – du moins selon la représentation des

croyants.

Ce moment des destinées divines se présentait avec tant


d’évidence, se faisait si bien accepter que, en célébrant la
downloadModeText.vue.download 304 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

302

mort singulière d’un dieu – ainsi d’Adonis ou de Dionysos


–, on ne songeait pas à poser à cette occasion le problème
théorique et universel de la mort de Dieu. On n’employait
guère cette expression elle-même. Qu’un Dieu mourût, cela
se voyait en quelque sort communément et cela se concevait
facilement. Il ne s’agissait que d’une mort provisoire, jouant
un rôle normal dans la représentation globale d’une vie di-
vine mythique.

LE CHRISTIANISME

D e fait, c’est surtout dans le christianisme, et en des mo-

dulations diverses selon les confessions particulières,


que cette question de la mort de Dieu peut tourmenter
sérieusement des fidèles, en conséquence de leur croyance
en l’Incarnation. Dans ce cadre dogmatique est impliquée
l’énigme première de l’existence d’un Dieu, et d’un Dieu à
la fois unique et trine. Les textes sacrés rapportent la date, le
lieu, la manière dont Jésus a été mis à mort dans un sacrifice
fondateur. Cette mort ne se présente pas comme un accident,
ou un événement trop humain, mais bien comme « un mo-
ment essentiel de Dieu » (Hegel), reconnu et célébré comme
tel par l’ensemble des croyants.

Ceux qui tentent de philosopher à propos de cet événe-


ment ne sauraient le dissocier de ses concomitants et de ses
suites. Alors ils précisent que le Christ, après sa mort, s’est
placé « à la droite de Dieu », qu’il reste auprès de ses disciples
« jusqu’à la fin du monde » –, c’est-à-dire qu’il n’est pas mort
au sens banal du terme, comme une personne humaine, mais
que, invulnérable, il se révèle religieusement immortel, ou
même éternellement vivant.

Aussi la mort du Christ n’est-elle pas « prise tout à fait au


sérieux » (Hegel), si l’on s’en tient à la signification profane
des mots, et l’on peut l’exprimer autrement, comme il le fit
par anticipation lui-même, en disant qu’il est « parti », qu’il a
« quitté » ses disciples : « Le Christ s’est éloigné » (Hegel) 1. Mais

les concepts se substituent malaisément à la foi.

La mort du Dieu chrétien marque sa différence quand


on la compare, par exemple, à celle du Dalaï-Lama, dieu-
homme, et vivant, mais qui, selon les dogmes de cette reli-
gion, meurt réellement et se réincarne dans des individus
terrestres différents.

Au sens chrétien des termes, la question : « Dieu est-il


mort ? » ne surprend pas plus que « Dieu est-il vivant ? ». Les
deux moments se dépassent ensemble dans le mystère divin.
La « dure parole » s’inscrit donc dans une doctrine théologique
et dans une pratique cultuelle où son sens littéral s’estompe.
Elle ne consiste pas en une réponse à une interrogation in-
quiétante qui s’imposerait au départ, mais c’est au contraire à
partir d’elle, du consentement à cette mort de Dieu et de son
attestation scripturaire, que se posent les véritables questions
théologiques, tout autres.

NIETZSCHE

L a question n’apparaît donc de façon sérieuse qu’en dehors


de ce cadre et de ce sens particuliers.

Le plus souvent, elle succède chronologiquement et logi-


quement à une dénégation athée et elle met celle-ci en doute.
Certains croyants se heurtent à la thèse, pour eux surpre-
nante, selon laquelle il n’y a pas de Dieu, ou selon laquelle
les représentations que les hommes se donnent d’un Dieu
ne correspondent à rien d’assignable effectivement. Alors
quelques-uns d’entre eux, plus ou moins fortement tentés,

se demandent : « Dieu est-il (donc) mort ? » – question qui


ne présente littéralement en elle-même aucun sens pour un
athée hors d’état de se représenter un Dieu qui ait jamais
existé, vécu, et donc susceptible de mourir.

Ceux qui adressent cette question à autrui ou à eux-mêmes


ne retiennent pas son sens littéral. Ils jouent plutôt de celui-
ci et peut-être leur intention première se trouve-t-elle par
lui déjouée. On peut admettre que ce sont des esprits qui
cheminent vers l’athéisme, qui commencent à se dégager
d’une foi ébranlée, dont ils retiennent cependant encore le
langage ; ou bien que ce sont des athées confirmés, soucieux
de suggérer leur conviction dans les mots les plus accessibles
à ceux qui restent fidèles aux croyances traditionnelles. De
toute manière, et indépendamment de l’inclination subjective
des utilisateurs, la formule elle-même maintient implicitement
la croyance en une existence divine qu’elle souhaite peut-être
troubler. Son dessein profond, malgré son apparente absur-
dité littérale, ne concerne plus un dogme ou un événement
intérieur à la religion mais, sous une forme volontairement
étrange, elle se comprend elle-même comme une agression
contre cette religion.

C’est de préférence chez Nietzsche qu’on la prélève, bien


qu’elle ait été suggérée par d’autres penseurs avant lui. Il la
profère de manière provocante, en savourant semble-t-il cette
provocation, à la manière des prosélytes récents. Provoca-
tion lancée d’abord sans doute à lui-même et aux survivances

chrétiennes qu’il combat sans cesse en son propre esprit.

Il estime bien exprimer en elle un athéisme radical. Certes,


pour les athées, Dieu ne peut mourir. Ne sont capables d’ex-
tinction ou de péremption que des représentations de Dieu
(objets, idées, images). Ce n’est pas Dieu qui périt, mais la
foi en lui qui s’éteint. Ainsi Jouffroy, dans son célèbre article,
« Comment les dogmes finissent », relatait-il qu’un matin, au
réveil, il s’aperçut qu’il avait perdu la foi qui l’animait encore
la veille. Il tenta de rendre compte philosophiquement, pré-

cairement, de ce changement subjectif 2. La « mort de Dieu »


et la disqualification ou l’évanouissement de la croyance en
Dieu, ce n’est pas la même chose ! Il y a quelque danger
intellectuel à employer l’une pour l’autre les deux expres-
sions. Nietzsche lui-même avait parfaitement conscience du
caractère métaphorique et en quelque sorte poétique de son
propos et il lui adjoignait parfois une sorte de traduction posi-
tive et prosaïque : « Dieu est mort [...], la croyance au Dieu
chrétien est tombée en discrédit... 3 ».

DÉRIVES

L ’étiolement spontané de la foi dans les pays occidentaux,


dû au changement des conditions sociologiques ne suf-
fit pas, dans certains cas, à entraîner un détachement com-
plet de toute religion et une admission éclairée et résolue de
l’athéisme. Il ne suscite chez beaucoup de croyants ébranlés
dans leurs convictions qu’une aspiration plus ou moins vague
à « autre chose », mais dans le même registre. L’expérience
subjective d’une sorte de « silence de Dieu » ou de « mort de
Dieu » incite les esprits, chez qui le sentiment religieux per-
siste, à rechercher pour celui-ci des satisfactions nouvelles ou
même nettement exotiques.

Les grandes religions avaient élaboré, de siècle en siècle,


une représentation des dieux qui s’éloignait progressivement
des vieilles mythologies. Les premières philosophies, encore
associées à ces religions, poursuivirent et accentuèrent ce
mouvement, formant des idées de plus en plus épurées en
downloadModeText.vue.download 305 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

303

diverses formes d’idéalisme. Jusqu’à ce que enfin, certaines


d’entre elles renoncent à l’existence même des dieux, résolu-
ment et « sans phrase ». Alors, contrariant cette progression,
la nostalgie du divin, privée désormais de tout ancrage intel-
lectuel, s’orienta parfois populairement vers des représenta-
tions mythiques récupérées dans le passé, ou devinée dans
un lointain mal exploré. Ainsi se dessine ça et là, par rapport
aux dieux érigés par les grandes religions et les grandes phi-
losophies, un retour de la pensée qui s’illustre dans la réalité

de sectes variées. Il ne contredit pas radicalement, mais il

détourne à son usage l’idée de la « mort de Dieu ».

THE DEATH OF GOD THEOLOGY

A u XXe s., certains théologiens ont été vivement impres-


sionnés par cette proclamation nietzschéenne, volontiers

tenue pour exemplairement athée, ainsi que par les courants

de pensée issus de ce philosophe. Il ne leur a pas échappé

qu’en réalité cet auteur visait surtout la doctrine kantienne

de Dieu, le « Dieu moral ». Une telle représentation de Dieu

se range parmi beaucoup d’autres, et l’on peut donc soup-

çonner que toutes les dénégations ne touchent de la même

manière que des représentations intérieures à l’esprit de

l’homme : elles n’atteignent donc pas « Dieu lui-même ». Ce-

lui-ci reste inaccessible aux critiques athées, qui ne s’évadent


pas du champ de la représentation, restent enfermées dans
les manières humaines de penser. Il en irait de même pour
beaucoup de croyants : ils ne s’adresseraient dans leur foi

qu’à un Dieu représenté et non pas à un au-delà de toute

représentation.

Ils ne franchissent pas les bornes des catégories de l’enten-

dement, ne font pas sauter les cadres épistémologiques, ne

désarçonnent pas les concepts logiques, finis, délimités. On

se tient entre soi, on ne passe pas la limite.


Des théologiens modernes ont alors estimé que dans le
terme négatif « athéisme », le a ne nous prive en réalité que

du « théisme », représentation humaine et contingente de Dieu


et des choses de la foi – « théisme » qui ne saurait d’aucune

façon être assimilé à Dieu. Aucun rapport ! Las de s’évertuer


en vain à éradiquer l’athéisme en le privant de son a privatif,

ils se sont avisés, dans une sorte de révolution copernicienne


de son rapport à lui, de priver le privatif de tout objet de pri-
vation, de supprimer le théisme lui-même. Ainsi l’athéisme,

réduit à l’état de manque, dépérirait-il. On s’associerait à lui

pour proclamer que Dieu est mort, et le combat s’épuiserait,

du moins sur ce terrain. La formule nietzschéenne se ver-

rait récupérée au bénéfice d’une foi plus exigeante, heureuse

d’abandonner à leur crépuscule des idoles vermoulues :

qu’au-delà du Dieu de la représentation – Dieu de la logique

aussi bien que Dieu de l’imagination – ne se laisse que devi-

ner le Dieu d’une quête infinie... 5

La thèse de la mort de Dieu embarrasserait désormais les


athées plus que les penseurs véritablement religieux, mais
peut-être retient-elle encore quelque chose de trop représen-
tatif, et vaudrait-il mieux rendre le Dieu encore plus insaisis-

sable, rebelle à toutes les prises. Alors s’offre la forme inter-


rogative qui d’ailleurs abandonne davantage la créature à son

impuissance.

Le Dieu de la pensée interrogative s’élève, dans une nou-


velle théologie, à une plus indéfinissable idéalité. Cela im-
plique que l’on évacue le « logique » de la théologie, ce qui ne
va pas sans une opération presque chirurgicale, dans laquelle

le « théique » risque peut-être de se trouver entraîné avec le

« logique », à cause des adhérences...

Une « théologie de la mort de Dieu » a pris son essor,


surtout dans les pays anglo-saxons, surprenante pour des
athées qui veillent toujours utilitairement et polémiquement
sur l’orthodoxie et la constance de leur vis-à-vis. Comme le
dit froidement un interprète autorisé, cette théologie nouvelle
« annonce une telle concentration du divin en Jésus qu’au
vendredi saint c’est bien toute la divinité qui meurt en croix,
sans que nul ne puisse la ressusciter » (J.-Y. Lacoste). Les
athées en seront pour leur attente. La dure parole s’exalte
soudain en improbable joie.
▶ De telles considérations amorcent un jeu subtil sur les
notions de vie et de mort, de divinité et d’humanité. Un jeu

d’idées qui frise la rhétorique et le jeu de mots. On peut dou-


ter qu’elles affectent le peuple de Dieu, dans son ensemble,

plus que des incroyants obstinés à distinguer les êtres et les

choses d’un côté et leurs représentations de l’autre. Quoi qu’il

en soit, elles manifestent assez que même sous le mode inter-

rogatif, quelque peu furtif, la mort de Dieu ressortit beaucoup


plus à la théologie, et même à la simple croyance religieuse,

qu’à la philosophie proprement dite. Hors de la foi, la ques-

tion ne se pose pas.

JACQUES D’HONDT

✐ 1 Hegel, G. F. W., Leçons sur la philosophie de la religion, Éd.

Marheineke, tomes I et II, Berlin, 1832. Trad. française en cours


de publication, par P. Garniron, PUF, Paris, 1996.

2 Jouffroy, T., Comment les dogmes finissent, in Mélanges philo-

sophiques, rééd. Fayard, Paris, 1997, pp. 13-30.

3 Nietzsche, F., le Gai Savoir, § 243, trad. Klossowski, Paris, 1967.

4 Les Athéismes philosophiques (textes réunis par E. Chubilleau


et E. Puisais), Kimé, Paris, 2000.

5 Marion, J.-L., Dieu sans l’être, Paris, 1982.

Lacoste, J.-Y., Dieu, in Dictionnaire critique de la théologie (§ V,


4), PUF, Paris, col. 328-329.

Voir-aussi : Bishop, J., les Théologiens de la mort de Dieu, Paris,


1967.

! ATHÉISME, ONTOLOGIE, PHILOSOPHIE, RELIGION, THÉOLOGIE

Y a-t-il un dieu

des philosophes ?

Dans son Mémorial, Pascal oppose le dieu

des philosophes et des savants au Dieu

d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et consacre,

pour la critiquer, l’idée que la philosophie se

serait forgée ses propres dieux, des dieux qui ne seraient


ni ceux du commun, ni ceux de la religion. Au-delà de la
démesure que recèle peut-être une telle création, c’est
sa nécessité qu’il faut interroger. Le discours philoso-
phique peut-il être théo-logos, discours sur Dieu ? A-t-il

besoin du divin pour se former ou se légitimer ?

BAISSER LES YEUX DU CIEL VERS LA TERRE

S ocrate est considéré comme le premier philosophe po-

litique, car, comme le rappelle L. Strauss, il s’intéresse

« principalement ou exclusivement non pas au céleste ou au


divin, mais à l’humain » 1. Mais ne pourrait-on, dans cette affir-
downloadModeText.vue.download 306 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

304

mation, omettre l’adjectif « politique » ? Socrate donne, en


effet, à la philosophie un sens restreint, mais aussi rigoureux :
le philosophe n’est pas un physicien, un astronome ou un
théologien qui fait des discours « sur la nature » en général
et sur les êtres célestes en particulier, comme c’est le cas de
bien de ses prédécesseurs. Socrate, en renonçant à la com-
préhension du cosmos tout entier se concentre sur celle des
choses humaines, et assigne à la philosophie sa tâche essen-
tielle, qui est l’étude de l’homme. Si le fait de se détourner
de l’examen du divin est fondateur à la fois de la philosophie
et de la figure du philosophe au sens strict, il n’y a donc
pas de dieu des philosophes, puisque l’objet Dieu ne relève
justement pas du discours philosophique. Cette impression
est renforcée par le fait que Strauss ajoute que c’est par piété
que Socrate décide de ne pas faire de Dieu, des dieux, un
objet philosophique. Le philosophe respecte donc les repré-
sentations collectives du divin, celle de sa culture et de son
peuple, et s’y soumet sans examen rationnel. Son dieu est
celui de tout un chacun, un dieu traditionnel qui suppose
l’obéissance, et non la réflexion critique. Et l’on sait que le
Socrate de Platon n’hésite pas à appuyer ses thèses philoso-
phiques les plus importantes sur le témoignage des devins et

des prêtresses, notamment lorsqu’il présente sa théorie de la

réminiscence 2.

Dieu est, d’ailleurs, un objet philosophique délicat, jus-


tement parce qu’en proposer une compréhension philoso-
phique peut heurter la représentation religieuse admise. Il
est l’objet périlleux par excellence, car son annexion par la
philosophie est propice à la persécution des philosophes.

Et c’est souvent d’abord par simple prudence que nombre


d’entre eux ont affirmé ne pas vouloir en traiter. Mais cet
argument ne vaut que relativement. Le philosophe préfère

suivre des voies dérivées pour parler de Dieu plutôt que de


renoncer totalement à aborder philosophiquement une telle
question. Il n’y aurait évidemment pas d’Éthique sans une
réflexion philosophique sur Dieu. Il faut donc que ce dieu
ne soit connu que des vrais philosophes, ce à quoi veille
scrupuleusement Spinoza, qui renonce à la publication de
son Éthique de son vivant et n’en diffuse les théories les plus

originales (qui portent précisément sur Dieu) qu’à des corres-


pondants amis et initiés.

DIEU DE LA RAISON OU DÉESSE RAISON ?

E n tant qu’il suppose adhésion pure et obéissance, le Dieu


de la foi ne peut être le dieu de la raison et de la philoso-
phie. Même lorsque le philosophe acquiesce à une religion,
c’est après le détour de l’analyse rationnelle. Dans son épître
aux doyens et docteurs de la faculté de théologie de Paris
ouvrant ses Méditations métaphysiques, Descartes fait allé-
geance aux dogmes catholiques sur Dieu et à l’autorité des
Écritures, mais argumente en même temps en faveur d’une
démonstration rationnelle de l’existence de Dieu. Dieu est
aussi pour les philosophes, et non pour les fidèles seulement,
mais guère de la même façon : il doit et peut supporter ces
deux types de regards. Il n’y aurait donc pas un dieu des
philosophes, mais un dieu de la religion dont les philosophes
parlent d’une manière propre, par la « raison naturelle », et
non par la foi. C’est ce que dit Descartes (mais aussi bien,
quoique de manière évidemment différente, un Averroès ou
un Maimonide). Le Dieu d’Abraham serait le même que ce-
lui des savants, mais ces derniers l’envisageraient selon des
modalités propres : la raison, et non la croyance. La distinc-

tion concernerait les facultés et les discours que celles-ci pro-


duisent, mais non l’objet lui-même. La philosophie serait un
point de vue, celui de la raison, sur le Dieu commun.

D’ailleurs, c’est bien en philosophie qu’apparaît d’abord


le terme de « théologie », plus précisément chez Platon, dans
la République (II, 379 a), où les protagonistes du dialogue
affirment vouloir « parler des dieux ». Comme si, en bais-
sant les yeux du ciel vers la terre, Socrate négligeait un objet
philosophique primordial. Il est tel, parce qu’il est complexe
et mystérieux. Il est donc propre à éveiller la curiosité du
philosophe qui cherche à s’affronter aux questions les plus
difficiles. Si bien que la question de Dieu est une question
philosophique par excellence, parce qu’elle permet de mesu-
rer la puissance de la pensée. D’une certaine manière, si le
philosophe parvient à parler rigoureusement de Dieu, cela
signifie qu’aucune difficulté ne peut résister à la raison. Et
cela, ne serait-ce que parce que Dieu est considéré, a contra-
rio, dans le discours religieux, comme ce dont, par essence,
on ne peut rien dire adéquatement. Le dieu des philosophes
est donc, d’abord, un objet théorique complexe, peut-être le
plus complexe, à l’aune duquel la raison peut juger de son
efficience. Cela peut être rapproché du fait que la pensée
philosophique elle-même est assimilée par certains penseurs,
comme Aristote, à une activité divine, à une activité qui, tem-
porairement, rend semblable au divin.

L’objet Dieu relève presque d’un exercice intellectuel parti-


culier qui s’illustre notamment au travers de ce qu’on appelle
les preuves de l’existence de Dieu. Elles ressortissent à une
longue tradition (saint Anselme, saint Thomas d’Aquin, Des-

cartes, Kant, Hegel 3) et consistent en argumentations ration-


nelles, présentées sous la forme démonstrative, dont le but
est de prouver l’existence de Dieu au seul moyen de la raison
naturelle. De telles démonstrations sont des exercices intel-

lectuels pour le philosophe, qui tente de surmonter la dis-


tance entre Dieu et l’homme par l’usage de la raison. Leur
diversité même (on parle ainsi de preuve a priori, a posterio-
ri, ontologique, cosmologique, morale ou encore métaphy-
sique) incline à en faire des démonstrations de la puissance
de la raison, avant même qu’elles soient des démonstrations
de l’existence de Dieu. Dieu est, en effet, ici, un objet théo-
rique sur lequel éprouver les catégories logiques qui struc-
turent la pensée philosophique. Le dieu des philosophes est
un dieu qui se plie aux règles de la raison et de la logique,
un dieu « philosophomorphe » ou « logomorphe », pourrait-on
dire. Le dieu de la philosophie, étant un dieu de la raison,
est ainsi un dieu spécifiquement humain, propre à assurer le
philosophe de sa capacité de connaître. Il est en fait à mille
lieues du Dieu des religions, objet d’adhésion pure, parce
qu’il n’est pas compréhensible. Le dieu des philosophes est,
au contraire, un dieu auquel on peut acquiescer et obéir « en
toute connaissance de cause », puisqu’il est adoubé par la

raison.

Le discours philosophique sur Dieu a ceci d’intéressant


qu’il ne cesse de souligner l’abîme séparant l’humain du
divin, selon des conceptualisations d’ailleurs diverses, voire
opposées : dans l’Antiquité grecque, par exemple, le fini est
mesure et autarcie, il est donc mobilisé pour parler du divin
et se distingue de l’infini, associé à la matière et au mal ; à
l’âge classique, en revanche, l’infini est le propre du divin, le
fini, celui de la créature misérable. Mais, en même temps que
le philosophe souligne cet abîme, il ne cesse d’humaniser
Dieu en en faisant un objet de la raison. Il doit grandement
modifier les figures traditionnelles et religieuses du divin
downloadModeText.vue.download 307 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

305

pour que l’esprit humain puisse les accueillir. Le Dieu, ou


les dieux, des religions se présente(nt) comme suréminent(s)
et, donc, d’une certaine manière, comme définitivement
inaccessible(s). Le divin est fondamentalement mystérieux. Et
c’est pour cela que la philosophie est forcée de modeler ses
propres dieux, des dieux qui servent son discours et dont la
raison puisse traiter. Lorsque Descartes déclare : « Nous ne
devons pas tant présumer de nous-mêmes, que de croire que
Dieu nous ait voulu faire part de ses conseils » 4, c’est du Dieu
de la Bible qu’il parle, et non du dieu non trompeur constam-
ment mobilisé dans son oeuvre.

DIEU ARCHITECTE DE LA PHILOSOPHIE


S ans la garantie divine, il n’y a pas de science ni de monde
chez Descartes. Le Dieu du philosophe est le socle de l’en-
semble de son système, qu’il fonde et unifie. Ce rôle particu-
lier dévolu à Dieu par la philosophie n’est pas propre à Des-
cartes. La plupart des systèmes philosophiques présentent un
dieu qui remplit une fonction précise et indispensable dans
chaque échafaudage théorique. Qu’il soit garant, agissant,
spectateur ou immanent, il est bien souvent chargé d’assurer
la cohérence du système tout entier. C’est parce que Dieu ne
peut que créer le meilleur des mondes que le mal s’explique
et peut être réduit chez Leibniz. Or, une telle affirmation,

si elle s’appuie sur un principe religieux, la bonté divine,


relève en fait d’une décision philosophique qu’aucune sou-
mission doctrinale ne pourrait seule expliquer, si elle n’était

nécessitée théoriquement et intrinsèquement par la pensée.


Ainsi, les dieux de la philosophie ne sont pas des copies
déformées des dieux de la religion, mais des originaux nés du

sein même du travail philosophique. Cette création résultant


d’une nécessité purement interne explique, d’ailleurs, que les
philosophes ont ensuite parfois du mal à faire coïncider le
dieu de leur philosophie avec celui de leur religion. C’est,
par exemple, le cas du père Malebranche, oratorien de son

état, qui, ayant une fois présenté Dieu comme « impuissant » 5,


se débat ensuite pour accorder une telle assertion avec le
principe de la toute-puissance divine, qui est au coeur de la
religion catholique. Il a beau dire que c’est sa sagesse qui le
rend tel, cela ne plait pas à ses détracteurs au nom du respect
des vérités doctrinales fondamentales. Ce critère même de la
sagesse est, en outre, ambigu, puisqu’il peut avoir une signifi-
cation théologique, mais également et surtout philosophique.
Le dieu du philosophe est ici lui-même philosophe, puisqu’il
agit toujours en fonction de ce que lui dicte sa sagesse, attri-
but dominant dans son être.

Les dieux des philosophes sont donc d’abord des dieux


théoriques, c’est-à-dire des dieux qui fondent et qui servent
une pensée. Ils existent, au moins au sens où ils sont indis-
pensables aux philosophies qu’ils affermissent. Mais ce ne
sont pas des dieux qu’on aime, qu’on révère ou qu’on craint.
L’écart entre le Dieu de la religion et celui de la philosophie
est donc immense : ce ne sont pas seulement les facultés
mobilisées pour le connaître qui ne sont pas les mêmes, c’est
lui qui est différent. C’est bien là, d’ailleurs, ce qu’affirme
Pascal : un dieu objet de la raison et non du coeur, ce n’est
pas un même dieu appréhendé adéquatement ou non, ce
n’est tout simplement pas le même dieu. Reste à savoir si,
en éludant l’amour et la crainte de Dieu, la philosophie ne
manque pas une part fondamentale de sa définition et donc
de sa compréhension. À propos des définitions possibles de
Dieu, question centrale et récurrente dans toute interrogation

philosophique sur le divin, Heidegger considère que le dire

« cause de soi » est « le nom qui convient à Dieu dans la philo-

sophie ». Il ajoute cependant que ce « Dieu, l’homme ne peut


ni le prier, ni lui sacrifier, il ne peut, devant la Causa sui, ni
tomber à genoux plein de crainte, ni jouer des instruments,
chanter et danser » 6. Dieu de la raison, le dieu philosophique
ne supporte ni amour ni crainte. Il remplit parfaitement son
rôle à l’intérieur de chaque philosophie, mais il est le servi-
teur du philosophe, et non l’inverse. La christologie hégé-
lienne confirmera, par exemple, l’universalité du procès dia-
lectique pour toute chose qui veut réellement exister.

▶ En créant ses propres dieux, le philosophe se prend donc

pour Dieu, il s’érige en créateur du Créateur. Peut-être forge-


t-il par là des idoles, ou peut-être permet-il au contraire le
crépuscule des idoles de la théologie et l’aurore du dieu phi-
losophique, le seul dieu que l’on puisse, à bon droit, dire
vrai, puisqu’il est issu de la raison.

MARIE-FRÉDÉRIQUE PELLEGRIN

✐ 1 Strauss, L., la Cité et l’Homme, Agora, 1987, p. 23.

2 Platon, Ménon, 81 a et suiv.

3 Mais cette idée d’une interrogation logique et démonstrative


sur le divin existe déjà chez Aristote d’une certaine manière,

puisqu’il affirme que, « dans les êtres éternels, il n’y a pas de

différence entre le possible et le réel » (Physique, III, 203 b 30).

4 Descartes, R., Principes de la philosophie, I, § 28, AT IX-2, 37.

5 Malebranche, N., Traité de la nature et de la grâce, Vrin, Paris,


1976, « Troisième éclaircissement », § IX, p. 180.

6 Heidegger, M., Questions, I, « Identité et différence », Galli-


mard, Paris, 1968, p. 306.

Voir-aussi : Magnard, P., le Dieu des philosophes, Mame, 1992.

Marion, J.-L., Dieu sans l’être, PUF, Paris, 1982.

Scribano, E., l’Existence de Dieu, Seuil, Paris, 2002.

Sève, B., la Question philosophique de l’existence de Dieu, PUF,


Paris, 1994.

DIFFÉRANCE

MÉTAPHYSIQUE

Terme introduit par J. Derrida pour penser simulta-


nément une non-identité et un détour, un différer et un
temporiser, renvoyant à un jeu d’espacement plus radical

que les oppositions métaphysiques du type sensible / intel-

ligible, signifiant – signifié, etc.

Permettant d’ébranler le concept de structure et la thèse


saussurienne selon laquelle la différence est origine de la

valeur linguistique, la différance est ce jeu des différences,


cet espacement en lequel les éléments se rapportent les
uns aux autres, excédant les oppositions métaphysiques qui
subordonnent le mouvement de la différance à un signifié
transcendantal.

Il s’agit du mouvement par lequel toute langue et tout


système se constituent comme tissu de différences selon la
logique de la métaphysique telle que Heidegger la conçoit,
articulée en sa constitution onto-théologique selon la diffé-
rence ontico-ontologique. L’hégémonie de la présence et de
la conscience comme son mode le plus éminent est ainsi
remise en cause. Espacement, supplément ou trace, la diffé-
rance ouvre l’apparaître et la signification en récusant toute

origine absolue du sens. Se référant à Freud, pour qui l’in-


conscient se diffère en déléguant des représentants, et à Hei-

degger, pour qui l’oubli fait partie de l’essence de l’être par


downloadModeText.vue.download 308 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

306

lui voilée, Derrida essaie de penser une instance aneidétique


plus vieille que l’être et procédant d’une rature de l’origine.

Jean-Marie Vaysse

✐ Derrida, J., De la grammatologie, Paris, 1967.


Derrida, J., Marges de la philosophie, Paris, 1972.
Derrida, J., Positions, Paris, 1972.

! ÊTRE, HEIDEGGERIANISME, STRUCTURE

∼ DIFFÉRENCE SPÉCIFIQUE

Du latin differentia specifica, traduction du grec eidopoios : « qui


constitue
une espèce ».

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE

Caractère qui distingue une espèce des autres espèces


appartenant au même genre, un des cinq universaux, ou
prédicables.

Le terme apparaît essentiellement dans les développements

aristotéliciens sur la définition 1. La différence (diaphora) est,


en effet, constitutive de la définition par division qui ne com-
porte rien d’autre que le genre premier et les différences 2. Le
genre est principe d’unité ; la différence est l’altérité propre
au genre (et non différence de genre), elle correspond au fait
que le genre est diversifié en espèces 3 (par exemple, le genre
animal est commun à l’homme et au cheval, qui diffèrent par
l’espèce). En ce sens, la différence est de nature générique 4 :

c’est pourquoi, dans les Topiques, Aristote ne considère que

quatre prédicables : la définition, le propre, le genre et l’acci-


dent. À cette liste, Porphyre ajoute l’espèce et substitue la dif-
férence (diaphora) à la définition. Les différences spécifiques

(eidopoioi), précise-t-il, appartiennent par soi à la chose et

en sont inséparables, elles la rendent spécifiquement autre.


Elles sont à la fois productives des espèces – « être capable

de raison » fait exister l’espèce « homme » – et diviseuses des

genres – « être capable de raison » divise le genre « animal »5 –,

le résultat de cette division correspondant à l’espèce.

Annie Hourcade

✐ 1 Aristote, Topiques, VI, 6, 143 b 8.

2 Aristote, Métaphysique, VII, 12, 1037 b 30.

3 Aristote, id., X, 8, 1058 a 7.

4 Aristote, Topiques, I, 4, 101 b 18.

5 Porphyre, Isagoge, III, 1-8.

Voir-aussi : Porphyre, Isagoge. Texte grec, Translatio Boethii,


traduction par A. De Libera et A.-Ph. Segonds, introduction et

notes par A. De Libera. Paris, 1998.

! DÉFINITION, ESPÈCE, GENRE, PRÉDICABLE, UNIVERSAUX

∼ DIFFÉRENCE DES SEXES

En allemand : Geschlechtsunterschied, composé de Geschlecht, « sexe bio-


logique », « genre », et Unterschied, « différence », de scheiden, « cou-
per », « séparer ».

PSYCHANALYSE

Réalité biologique incontournable, la différence des


sexes n’est pas une réalité psychique évidente, comme

le montre l’universelle diversité des pratiques sexuelles.


L’altérité des sexes, c’est-à-dire le fait d’être assigné à un
seul des deux sexes est une atteinte à la toute-puissance, et
sa reconnaissance, un travail psychique difficile – compte
tenu, en outre, des bisexualités psychique et somatique.

L’enfant petit ne connaît qu’un sexe : le sien. Confronté à la


constatation sidérante de la différence des sexes, il élabore

toutes sortes de défenses : théories sexuelles infantiles, fan-


tasmes, organisation génitale infantile phallique. À la phase
phallique, il n’y a, pour les deux sexes, qu’un sexe : le phal-

lus – ou rien. Ainsi se comprennent terreur de la castration et


envie du pénis, qui procèdent de ce moment.

▶ La psychanalyse montre que l’assomption de son propre


sexe est un travail psychique incessant : elle regarde diverses

attitudes sexuelles, telles l’homosexualité, le travestissement,

le transsexualisme, mais aussi l’hétérosexualité, comme au-

tant de tentatives de compromis face à un conflit insoluble.

Christian Michel

! DÉNI, FANTASME, FÉTICHISME, « NÉVROSE, PSYCHOSE ET


PERVERSION », PHALLUS, SEXUALITÉ

DIFFÉREND

De l’adjectif différent, dernier quart du XIVe s.

ESTHÉTIQUE, PHILOS. CONTEMP., POLITIQUE

Conflit singulier, qui résiste à toute classification, dé-

borde son interprétation légale, et n’a pas de manifesta-

tion déterminée ; chez Lyotard, le différend traduit l’aspect


irréductible et imprésentable de ce qui se passe (ou ne se

passe pas) entre deux personnes ou deux jugements.

Le différend est un conflit qui ne se manifeste pas comme tel,

parce qu’il n’éclate pas encore ou ne peut éclater. Ainsi, les

différends entre les personnes ou les collectivités ne sont pas

tous des litiges que l’on soumet aux tribunaux ou des anta-

gonismes que l’on soumet à la logique, et les différends entre


États ne mènent pas tous à des conflits armés. On peut classer

les conflits, alors que la saisie des différends relève plutôt

d’une finesse psychologique, politique ou diplomatique qui

épouse la singularité de la situation. Et si la résolution des

conflits dépend d’une certaine légalité externe (les systèmes

de droit) ou interne (il n’y a pas de grève ou de guerre infi-


nie...) la fin d’un différend, même favorisée par la pratique

souple de l’arbitrage, peut très bien ne jamais advenir.

Pour le philosophe français Jean-François Lyotard (1924-


1998), la politique, l’art, l’écriture philosophique sont autant

de modes d’écoute des différends. L’approche est d’abord

politique 1. En radicalisant le sens commun du terme, Lyotard

définit le différend comme un conflit qui ne peut absolument


pas se présenter comme tel, et ne peut donc se régler. Une

personne physique ou morale qui a subi un dommage peut


se constituer comme partie plaignante dans un procès ; mais

le litige devient un différend quand le tribunal ne dispose

pas d’une règle de jugement applicable aux arguments des

deux parties. Cette situation ne se réduit jamais à un banal

problème de communication : elle implique un tort inhérent


à tout langage représenté sous la forme d’un idiome com-

mun, alors même qu’il ne permet que des enchaînements


particuliers de phrases, présentant des univers différents. Si

la victime ne peut présenter son cas, c’est donc qu’elle se

trouve dans l’impossibilité d’enchaîner (de phraser) dans le

mode de discours de l’autre : ainsi, le survivant du génocide


nazi ne peut prouver l’élimination des personnes face aux
négationnistes qui continuent l’élimination des preuves. Être

à l’écoute des différends, c’est alors résister aux représenta-

tions qui prétendent totaliser en un univers toutes les phrases

possibles (le mythe nazi, les systèmes philosophiques ou éco-


downloadModeText.vue.download 309 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

307

nomiques fermés) ; c’est ensuite s’ouvrir à l’événement, aux


phrases en attente.

L’approche de Lyotard mène du différend politique aux


autres figures de l’im-présentable 2. Rejetant l’idée d’un tribu-
nal de la raison, le philosophe juge d’autant plus indépas-
sable la distinction kantienne entre le jugement déterminant
et le jugement réfléchissant. Riche de cet héritage, il entend
montrer l’irréductibilité du différend entre sensible et concept.
La pensée et l’art s’entretiennent alors en enchaînant des
phrases-affects qui ne sont jamais strictement déterminables,
mais sont autant de gestes ou de signes événementiels vers
une impossible conciliation. Plus qu’une esthétique, s’ex-
prime ici l’invitation à une nouvelle écriture philosophique.
Jérome Lèbre

✐ 1 Lyotard, J.-F., Le Différend, Les Éditions de Minuit, Paris,


1983.

2 Lyotard, J.-F., Leçons sur l’analytique du sublime, Galilée, 1991.

Voir-aussi : Coll., L’Exercice du différend, PUF, Paris, 2001.

DIFFÉRENTIEL (CALCUL)

! CALCUL

DIGNITÉ
Du latin dignitas, « fait de mériter », « mérite ».

MORALE

Qualité de ce qui a du mérite, de l’importance, et plus


spécialement : 1) fonction, titre ou charge éminente de
l’État ou de l’Église (les dignités ecclésiastiques et tempo-
relles). 2) respect qu’on doit à une personne, à soi-même, à
l’humanité en général.

L’affirmation de l’éminente dignité de l’homme et la réflexion


sur ce qui est la marque de cette dignité est un thème déve-
loppé à la Renaissance (voir l’article Dignité de l’homme) et
que l’on retrouve chez de nombreux auteurs de l’âge clas-
sique, époque où le sens (2), à partir d’un emploi plus géné-
ral du terme (on dit de quelqu’un qu’il parle, qu’il agit, qu’il
marche avec dignité, qu’il soutient la dignité de son sujet)
et du sens (1), se précise dans son usage actuel. C’est sou-
vent dans la pensée qu’on fait alors consister la dignité de
l’homme. Pascal souligne ainsi combien il est paradoxal que
cette pensée, qui fait tout le mérite de l’homme, ne s’occupe
que de sottises et soit toute consacrée au divertissement, au
lieu de s’attacher à méditer sur la condition humaine et sur
Dieu 1.

C’est dans la philosophie morale de Kant que la notion de


dignité prend une importance philosophique décisive. Kant
oppose ce qui a un prix, c’est-à-dire une valeur relative, à ce
qui a une valeur intrinsèque, la dignité. Il n’y a que ce qui est
fin en soi, et non moyen pour autre chose, qui possède une
dignité : « La moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est
capable de moralité, sont donc les seules choses qui aient de
la dignité. 2 » C’est en tant qu’il possède une raison pratique
qui fait de lui un être autonome, à la fois législateur moral
et soumis à la moralité, que l’homme a une valeur incondi-
tionnée, une dignité. En tant que tel, il mérite le respect. La
dignité se mérite autant qu’elle se possède : elle suppose un
certain nombre de devoirs, en particulier le respect de l’hu-
manité qui doit toujours être considérée comme fin et jamais
simplement comme moyen, en sa propre personne (ce qui

interdit par exemple le suicide ou la prostitution) aussi bien

qu’en la personne de tout autre homme (ce qui interdit par


exemple l’esclavage, mais aussi le mensonge). « L’humanité
elle-même est une dignité ; en effet, l’homme ne peut être
utilisé par aucun homme (ni par d’autres, ni même simple-

ment par lui-même) simplement comme moyen, mais doit

toujours être traité en même temps comme fin, et c’est en cela

que consiste précisément sa dignité (la personnalité) grâce à

laquelle il s’élève au-dessus de tous les autres êtres du monde

qui ne sont point des hommes et peuvent donc être utilisés. 3 »

▶ Dans un monde marchand généralisé, où des entreprises


peuvent fermer des usines entières pour les reconstituer ail-

leurs, où les employés sont une « masse salariale » et les mé-

nagères de moins de quarante ans des cibles commerciales,


la revendication, au delà de la simple application du droit,

de la dignité humaine ainsi comprise, reste une des valeurs

de résistance aux excès tant économiques que technolo-


giques (et biotechnologiques en particulier) du capitalisme

contemporain.

Colas Duflo

✐ 1 Pascal, B., Pensées, Le Seuil, coll. Points essais, Paris,

1962. Voir par exemple L. 620 - Br. 146, p. 273 ou L. 200 -

Br. 347, p. 110.

2 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs (AK, IV,

435), in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1985,


t. II, p. 302.

3 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine de la vertu (AK,


VI, 462), in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris,
1986, t. III, pp. 758-759.

! AUTONOMIE, FIN ET MOYEN, MORALE, RESPECT

DILEMME

Du grec dilemma : des, « deux fois », et lemma, « principe ».

LOGIQUE

Raisonnement dont la première prémisse impose une

alternative et dont les autres établissent que chaque

branche de l’alternative conduit à la même conclusion

(positive ou négative). Une de ses formes les plus simples


est : A ou B, or si A, alors C et si B alors C, donc C.

L’usage courant du terme retient généralement le cas où l’al-


ternative conduit à une conséquence inacceptable. L’exemple
typique en est le fameux dilemme du mariage :

Si vous vous mariez, vous épouserez une femme belle

ou laide,

Si elle est belle, vous serez en proie à la jalousie,

Si elle est laide, vous ne la supporterez pas,

donc, il ne faut pas vous marier.

Ou cet autre, par lequel Machiavel dissuade de recourir à

des capitaines mercenaires :

Les capitaines mercenaires sont excellents ou ne le sont

pas,

S’ils le sont, tu ne peux te fier à eux,

S’ils ne le sont pas, ils te mèneront, par le fait même, à

ta perte.

La faiblesse de certains dilemmes tient au caractère plus

ou moins pertinent de l’alternative imposée initialement


2. On peut tenter d’y remédier en admettant des disjonctions
downloadModeText.vue.download 310 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

308

à trois, quatre termes. Reste toutefois alors à accepter les pré-


misses qui disqualifient chaque terme disjoint.

Denis Vernant

✐ Machiavel, N., le Prince, GF, Paris, trad. Y. Lévy, 1980, p. 118.


Arnaud, A., et Nicole, P., la Logique ou l’art de penser, III, 16,
p. 230, Vrin, Paris, 1981.

! ANTINOMIE, ARGUMENTATION

∼ DILEMME MORAL

ÉTHIQUE, LOGIQUE

Raisonnement qui se présente sous la forme logique : p


ou q, si p alors q, et si r alors q, donc q. Le dilemme a une

dimension éthique et tragique, parce qu’il somme notre


liberté de choisir entre deux solutions contradictoires,
mais dont l’issue est de toute façon fatale, ce dont les

stances du Cid donnent l’exemple, puisque Rodrigue perd

Chimène quoi qu’il fasse. L’importance du sujet tient à ce


que l’ensemble des traditions de philosophie morale, de

saint Thomas d’Aquin à Kant 1, estiment que les conflits de

devoirs sont impossibles, car les devoirs ne seraient alors


pas universalisables, et qu’il s’agit de dilemmes apparents
qui n’ont pas été bien résolus (J. S. Mill2).

La controverse anglo-saxonne pour ou contre l’existence de


dilemmes moraux a été introduite par des auteurs comme
E. J. Lemmon 3 ou B. Williams 4. Ce dernier propose une dis-
tinction qui a joué un rôle important. D’un côté, nous avons
les conflits solubles, parce qu’une des obligations est quand
même plus forte que l’autre ; c’est, par exemple, la logique
de la résultante entre plusieurs « obligations non qualifiées »,
selon W. D. Ross. De l’autre, les dilemmes véritablement in-

solubles, où les deux obligations sont aussi impérieuses l’une

que l’autre et impossibles à réaliser conjointement, comme de


savoir qui sauver entre deux embryons jumeaux, si les deux
ne peuvent être sauvés ensemble. Dans une telle situation,
quoi qu’il fasse, l’acteur manquera à l’une de ses obligations.
Certains estiment, alors, que l’autre obligation disparaît ; ce
n’est pas l’avis de B. Williams, qui pense qu’elle demeure,
sous la forme du regret, sinon du remords (lesquels montrent
que le conflit est dans le sujet, et non dans l’objet d’une
croyance morale, comme le supposerait un réalisme moral).

Ceux qui s’opposent à l’existence de dilemmes moraux


s’appuient sur l’existence de principes implicites à toute argu-

mentation morale, comme le « tu dois donc tu peux » de Kant


(on ne peut pas obliger quelqu’un à l’impossible), ou comme
le principe d’agglomération (si je dois p et si je dois q, alors je
dois p et q), pour montrer que des dilemmes insolubles ruine-
raient ces principes. Et que l’on a affaire à des contradictions
pratiques dues à l’impossibilité de répondre simultanément

aux deux obligations, mais non à des contradictions logiques.

On peut répondre, avec T. Nagel 5, qu’il existe une « fragmen-


tation des valeurs », c’est-à-dire une incommensurabilité des

obligations : elles ne sont ni plus fortes ni moins fortes, mais

incomparables (plus de justice d’un côté, par exemple, et


plus de bonheur de l’autre).

Du côté continental, Hegel déjà avait contesté l’impossi-


bilité d’un conflit des devoirs, et toute sa dialectique du tra-
gique est, au contraire, destinée à montrer que les dilemmes
moraux sont essentiels à la vie de l’éthique. La controverse
entre Constant et Kant sur le droit de mentir tourne égale-
ment autour de ce thème. À vrai dire, dans son Essai pour in-
troduire en philosophie le concept de grandeur négative, Kant

avait aussi introduit l’idée d’incommensurabilité morale, et

le néokantisme (C. Renouvier) fait souvent appel à la notion

de dilemme. Par ailleurs, Kierkegaard 6 et toute la tradition de

style existentialiste insistent sur cette situation tragique d’un


conflit éthique intérieur au sujet, placé « devant » des choix,
dans un conflit des responsabilités, comme on le voit chez

Sartre 7. Ce que Ricoeur appelle la « sagesse pratique »8 est issu


de ce tragique de conflit ou de « différend », où les person-

nages de l’alternative (Créon et Antigone) ont autant raison


l’un que l’autre, mais ne peuvent sortir de l’étroitesse mortelle

de leur angle d’engagement ; tout ce qu’ils peuvent, c’est

reconnaître cette étroitesse, et la possibilité de l’autre point de

vue. Les exemples qu’il donne, de l’embryon humain ou de la

vérité due aux malades, comme du conflit proprement poli-


tique entre des grandeurs incommensurables (liberté, solida-
rité, égalité, sécurité...), rejoignent l’emploi maintenant usuel

de l’expression de dilemme pour parler de l’avortement, de la

condition féminine parfois déchirée entre vie professionnelle

et vie familiale, des choix énergétiques ou de santé publique

dans un contexte de ressources limitées, de l’humanitaire, etc.

Olivier Abel

✐ 1 Kant, E., Métaphysique des moeurs, II (1797).

Mill, J. S., Utilitarisme, II, 25 (1861).

3 Lemmon, E. J., « Moral dilemmas » (1962), in C. W. Gowans,


1987.

4 Williams, B., « Ethical consistency » (1965), in J. Lelaidier, la


Fortune morale, 1994.

5 Nagel, T., Questions mortelles (1979), PUF, Paris, 1985.

6 Kierkegaard, S., l’Alternative (1843).

7 Sartre, J.-P., L’existentialisme est un humanisme (1946).

8 Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990.

∼ DILEMME DU PRISONNIER
MORALE, POLITIQUE

Situation stratégique symétrique, d’abord formulée


pour deux individus, dans laquelle chacun a intérêt, quelle
que soit la conduite d’autrui, à s’abstenir d’une conduite
qui conduit pourtant à un résultat meilleur pour chacun
lorsqu’elle est adoptée par chacun.

Préfiguré dans les Liaisons dangereuses de Laclos, le dilemme

du prisonnier a été découvert, sous sa forme actuelle, par

Flood et Dresher au cours d’expériences réalisées dans les

années 1950 pour tester la solution de Nash dans les jeux non

coopératifs 1. Il a reçu son nom de A. W. Tucker, et l’exposé

classique fut celui de Luce et Raiffa en 19572.

Le problème est le suivant. Un district attorney, convaincu

que deux prisonniers ont commis ensemble un forfait impor-

tant, veut les conduire aux aveux en rendant impossible toute

communication entre eux et en faisant à chacun d’entre eux la

même proposition : si vous avouez, et si l’autre n’avoue pas,

je saurai convaincre le jury de votre mérite, et vous ne serez

convaincu qu’à un an de prison (tandis que votre complice

sera condamné à dix ans de prison) ; si vous n’avouez pas et


si votre complice avoue, vous passerez dix ans en prison et
votre complice un an ; si aucun de vous deux n’avoue, vous
serez condamnés pour une autre affaire qui vous concerne,
moins importante, et vous serez tous deux condamnés à deux

ans de prison ; enfin, si vous passez aux aveux l’un et l’autre


downloadModeText.vue.download 311 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

309

à propos du forfait important, vous passerez tous deux cinq


ans en prison.

On vérifie que la meilleure stratégie, pour chacun des pri-


sonniers, est une stratégie dominante : c’est la stratégie qui
donne les meilleurs résultats sous n’importe quelle hypothèse
concernant la conduite de l’autre. Elle consiste pour chacun
à avouer le forfait majeur. Apparemment optimale pour cha-
cun, cette stratégie conduit collectivement à une issue désas-
treuse : cinq ans de prison pour chacun. Paradoxalement, la
stratégie « coopérative », consistant à ne pas avouer, est à pre-
mière vue moins rationnelle pour chacun, mais elle conduit
collectivement à un résultat meilleur pour chacun : deux ans
de prison seulement.

L’importance philosophique du dilemme du prisonnier

tient au fait qu’il illustre, en premier lieu, un conflit apparent


entre la rationalité individuelle et la rationalité collective (tout
en fixant l’attention exclusivement sur ce qui arrive à cha-

cun des individus concernés) et, en second lieu, la possibilité


d’une étude précise du dosage de coopération et de conflit
que l’on retrouve dans de très nombreuses situations d’inte-

raction sociale. Le dilemme du prisonnier, simple ou répété


(joué plusieurs fois), a été mis à contribution pour étudier
l’émergence des normes de coopération, de réciprocité et de
contribution au bien commun 3. Dans le cas où les joueurs ont
des préférences identiques, on peut l’utiliser pour illustrer la

possibilité d’une dérivation des normes de moralité à partir


de l’identité des raisons de l’action chez les participants 4.

Emmanuel Picavet

✐ 1 Flood, M. M., « Some Experimental Games »,


Management Science, 5 (1), 1958, pp. 5-26.
Russell, B., Collective Action, Resources for the Future and

Johns Hopkins University Press, 1982, chap. 2.

2 Luce, R. D., et Raiffa, H., Games and Decisions, New York,

Wiley, 1957, p. 94. On retrouve l’exposé du dilemme dans de

nombreux ouvrages philosophiques, par exemple dans Morals


by Agreement de D. Gauthier, Oxford, Clarendon Press, 1986,
pp. 79-80.

3 Axelrod, R., « The Emergence of Coopération among Egoists »,


American Political Science Review, 75 (1981), pp. 306-18.
Hardin, R., op. cit. Gauthier, D., op. cit.

4 Gravel, N., et Picavet, E., « Une théorie cognitiviste de la ratio-


nalité axiologique », in l’Année sociologique, no 1, 2000.

! DÉCISION (THÉORIE DE LA), JEUX (THÉORIE DES), RATIONALITÉ

DIMENSION
Du latin dimensio, de meteri, « mesurer ».

MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE

Grandeur ou caractère, attaché à un objet, considéré


en tant qu’il est mesurable (cette définition, largement
empruntée à celle fournie par Descartes dans la Règle XIV
et reprise par l’Encyclopédie méthodique [Mathématiques,

à l’article « Dimension »], est compatible avec les emplois


variés de ce terme).

Le premier domaine où la dimension est une notion essen-


tielle est la géométrie ; la tradition euclidienne limite à trois
les dimensions des figures, des corps et de l’espace, générale-
ment dénommées longueur, largeur et profondeur. D’Alem-
bert accorde déjà quelque mérite à l’idée selon laquelle le
monde physique, avec l’adjonction du temps, a quatre di-
mensions ; cette conception est désormais classique en phy-

sique où l’on considère l’espace-temps pour décrire l’état

d’un système.

Descartes explique dans la Règle XIV, « qu’il peut y avoir


dans le même sujet une infinité de dimensions diverses », il
évoque, outre les dimensions spatiales, la pesanteur, la vi-
tesse, etc.

L’exposant maximal des variables d’un polynôme est


aussi sa dimension et, en conséquence, celle des équations,
des problèmes et des courbes qui lui sont éventuellement
associés.

Les mathématiques se sont dotées, depuis le XIXe s. (Rie-


mann, Hamilton) des concepts d’espaces à n dimensions
(dont le modèle est Rn). On doit signaler que la théorie des

fractals de B. Mandelbrot a introduit des figures de dimen-

sions fractionnaires.

Vincent Jullien

DIONYSIAQUE
Adjectif formé sur le nom de Dionysos, dieu grec de l’ivresse et du
sentiment orgiastique.

GÉNÉR., ESTHÉTIQUE

Par opposition à l’apollinien, ce qui est relatif à la figure


de Dionysos dans la philosophie de Nietzsche ; il désigne
tout ce qui est dissonant, chaotique, tout ce qui convoque

une série indéfinie de contradictions (comme affirmatif et

négateur, souffrant et joyeux, ironique et profond, etc.) qui


reconduisent à la contradiction fondamentale entre Éros

et Thanatos, c’est-à-dire le dynamisme vital-érotique et la

mort.

Dans la Naissance de la tragédie, Nietzsche développe une


« métaphysique d’artiste »1 influencée par la pensée de Scho-
penhauer. La figure de Dionysos correspond à la dimension
proprement philosophique de l’esthétique schopenhaue-
rienne puisque la musique, à la différence des arts plastiques,

est déjà une forme d’intuition philosophique de la réalité et


du sens tragique de l’existence tandis que l’art en général

désigne, dès 1872, la simple puissance d’illusion vitale qui en-


courage à vivre en embellissant mensongèrement l’existence.

La musique de Wagner, en tant qu’elle incarne la musique


dionysiaque par excellence, lui fournit le modèle contradic-
toire d’une esthétique philosophique de la vérité qui justifie

même l’usage des dissonances et d’audaces formelles où le


sublime et le laid supplantent le beau au nom d’un « plaisir

supérieur » 2.

Après sa rupture avec Wagner en 1876, Nietzsche attendra


une dizaine d’années avant de recourir à une nouvelle sym-
bolique dionysiaque dans laquelle l’antagonisme initial, la
joute d’Apollon et de Dionysos dans la tragédie grecque et le

drame musical wagnérien, évolue profondément. Dionysos et


le dionysiaque revêtent des caractéristiques apolliniennes par
la médiation de la philosophie de l’Éternel Retour qui récon-
cilie le principe apollinien de l’individuation avec le principe

dionysiaque du devenir.

Un nouvel antagonisme se crée à l’intérieur même de la

figure de Dionysos devenu « Dionysos philosophos » 3. Il pro-


voque la disparition presque complète de la figure d’Apollon
par absorption et intégration. Apollon devient alors l’émi-

nence grise de Dionysos dans le formalisme classique qui


se constitue de 1876 à 1886 et se précise jusqu’en 1888 sous
le nom de « physiologie de l’art » 4. Nietzsche désigne alors

comme dionysiaque tout ce qui stimule le désir de s’éterniser.


downloadModeText.vue.download 312 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

310

Il s’agit, en art comme en philosophie, de réconcilier l’instant


avec l’éternité.

▶ L’art en tant que « grand « stimulant » de la vie »5 et « l’amor


fati »6 considérée comme philosophie dionysiaque de l’exis-

tence apparaissent en définitive à la fois comme des aspects

contradictoires et surtout complémentaires dans l’esthétique

et la philosophie de Nietzsche.

Mathieu Kessler

✐ 1 Nietzsche, F., la Naissance de la tragédie, Essai d’autocri-


tique, trad. P. Lacoue-Labarthe, § 2, Gallimard, Paris, 1977, p. 27.
2 Nietzsche, F., la Naissance de la tragédie, trad. P. Lacoue-La-
barthe, § 24, Gallimard, Paris, 1977, p. 152.

3 Nietzsche, F., Fragments posthumes, automne 1885-au-


tomne 1887, trad. [line] J. Hervier, Fgt. 9, Gallimard, Paris, 1978,
p. 223.

4 Nietzsche, F., le Cas Wagner, trad. J.-C. Hémery, § 7, Gallimard,


Paris, 1974, [line]p. 33.

5 Nietzsche, F., Crépuscule des idoles, trad. J.-C. Hémery, « Diva-


gations d’un “inactuel” », § 24, Gallimard, Paris, 1974, p. 122.

6 Nietzsche, F., le Gai Savoir, trad. P. Klossowski, § 276, Galli-

mard, Paris, 1982, [line]p. 189.

DISJONCTION

En latin : disjunctio, en grec : diedzeugmenon.

LOGIQUE

Relation dénotée par le connecteur « ou » dans des


énoncés de la forme P ou Q et désignée en logique contem-
poraine par le symbole « ∨ ». On appelle « disjoints »
les deux membres P et Q, et quelquefois « disjonction »
l’énoncé P ou Q lui-même.

Les principales propriétés de ce signe avaient été discernées


par la logique stoïcienne. On distingue en général le sens ex-
clusif de la disjonction (P ou Q mais pas les deux, latin aut) –
qui était pour les stoïciens le sens principal (diedzeugmenon)
du sens inclusif, qui correspond au symbole « ∨ » contempo-
rain (latin vel). En ce sens un énoncé de forme P ∨ Q est vrai
quand P et Q le sont, et n’est faux que lorsque P et Q sont
tous deux faux. La disjonction comme fonction de vérité a la
propriété de dualité par rapport à la conjonction (lois de de
Morgan : P ∨ Q = ¬ (¬ P &amp; ¬ Q). La propriété la plus
intéressante de la disjonction est l’équivalence entre ce signe
et le conditionnel ; en effet : « Si A, alors B » équivaut « Non À
ou B » et « À ou B » équivaut à « si non À alors B ». Mais cette
dernière équivalence est problématique. En effet, « Edmond
est un couard ou Edmond est un montagnard » semble dire la
même chose que « Si Edmond n’est pas un couard, alors il est
un montagnard ». Mais il ne semble pas possible d’inférer ce
dernier énoncé de « Edmond est un couard » alors qu’on peut
inférer de celui-ci « Edmond est un couard ou Edmond est un

montagnard ». Certains logiciens rejettent la règle du syllo-


gisme disjonctif (A ou B, or non A, donc B) et défendent une
logique « de la pertinence » pour éviter de telles inférences.
D’autres logiciens, les intuitionnistes, rejettent un principe
classique où la disjonction est impliquée, le principe du tiers
exclu : P ou non P.

▶ On peut aussi se poser des questions métaphysiques sur


la disjonction. Alors qu’il ne semble pas difficile d’admettre
l’existence de propriétés conjonctives, comme être une
pomme et être jaune, il est plus difficile admettre l’existence
de propriétés disjonctives comme être une pomme ou être
jaune. La propriété qui donne lieu à la « nouvelle énigme

de l’induction » de Goodman – « vreu » = est examiné avant

t et vert, ou examiné après t et bleu – est précisément une

propriété disjonctive de ce genre. Cela semble indiquer que


les conjonctions ont plus de titres à être dans la réalité que
les disjonctions, qui semblent dépendre de notre esprit. Mais
quand Hercule arrive à la croisée des chemins pour choisir
entre le vice et la vertu, dirons-nous que l’alternative n’existe
que dans son esprit ?

Pascal Engel

✐ Jennings, R., The Genealogy of Disjunction, Oxford Univer-


sity Press, Oxford, 1995.

! CONJONCTION, INTUITIONNISME, TIERS EXCLU

DISPONIBILITÉ

En allemand, Zuhandenheit.

ONTOLOGIE

S’oppose chez Heidegger à la subsistance et désigne

l’étant intra-mondain en tant qu’il est utilisable. C’est le


mode d’être de l’outil comme ce qui est littéralement « à
portée de main ».

Le monde ambiant n’est pas un monde d’objets offerts à un


pur regard théorique, mais un monde peuplé d’étants dis-
ponibles et utilisables, d’objets d’usage, d’outils cibles d’une
vue propre, la circonspection (Umsicht). Notre commerce

quotidien avec les choses relève de la préoccupation (Be-


sorgen), qui est une modalité du souci (Sorge). Le Dasein
se meut d’abord dans l’indifférence de la quotidienneté, et
c’est à partir de là qu’il est possible d’en saisir les structures
existentiales.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 15, Tübingen,


1967.

! EXISTENTIAL, OUTIL, SUBSISTANCE, TOURNURE

DISPOSITIF

En allemand, Gestell, « arraisonnement ». Le terme désigne au sens cou-


rant un « châssis » ou un « tréteau ».

ONTOLOGIE

Chez Heidegger, caractérise la technique moderne. Il


s’agit du déploiement planétaire de la technique accom-
plissant la métaphysique et l’hégémonie du principe de
raison.

La technique moderne est un mode de dévoilement consis-


tant en une provocation par laquelle la nature est mise en
demeure de livrer une énergie pouvant être accumulée
comme un stock disponible. La technique manifeste ainsi la
domination de la métaphysique moderne de la subjectivité,
telle qu’elle s’accomplit dans la doctrine nietzschéenne de la
volonté de puissance qui ne veut rien d’autre que son propre
éternel retour en s’affirmant comme volonté de volonté, en

un processus défini comme machination en lequel la totalité


de l’étant est mise en sécurité et devient calculable. À ce

processus appartient d’abord la planification comme organi-


sation de tous les secteurs de l’étant. Lui appartient ensuite
l’usure comme pure exigence de produire et de consommer,
faisant de l’homme la première des matières premières. Lui
appartient enfin l’uniformité résultant de l’abolition des hié-
rarchies métaphysiques et de l’égalisation de l’animalité et de
downloadModeText.vue.download 313 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

311

l’humanité. L’ordre politique correspondant à ce dispositif est


le totalitarisme, qu’il s’agisse de sa forme nationaliste (fas-
cisme), socialiste (communisme) ou libérale (américanisme).
Contrairement à une idée reçue, Heidegger ne rejette pas la
technique de manière réactionnaire, ne la considérant même
pas comme dangereuse en elle-même. Le danger tient au
mystère de son essence non pensée, empêchant l’homme de
revenir à un dévoilement plus originel et d’entendre l’appel
d’une vérité beaucoup plus initiale. Si l’âge de la technique
apparaît comme la figure achevée de l’oubli de l’être, où la
détresse propre à la pensée se manifeste comme absence
de détresse dans la sécurisation et l’objectivation incondition-
nées de l’étant, il est aussi cet extrême péril à partir duquel

est pensable le salut comme possibilité d’un autre commen-

cement une fois la métaphysique achevée. Le dispositif pro-

cède en effet d’une mise en demeure de l’homme par l’être,


lui révélant qu’il n’est pas le maître de la technique et le
renvoyant par là à sa finitude essentielle et à une pensée de

l’être en tant que tel. C’est en ce point qu’il est possible de


reprendre le sens initial de la techné comme dévoilement
produisant le vrai dans l’éclat de son paraître, à savoir le
beau. Par là il apparaît que l’essence de la technique n’a rien

de technique et que, à l’ère de son déploiement planétaire,

il lui serait possible d’appréhender l’art comme un domaine


parent. La question de l’essence de la technique permet ainsi
d’ouvrir celle de l’oeuvre d’art, en se demandant comment
une nouvelle forme d’art peut alors devenir possible à l’inté-
rieur même du dispositif.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Die Frage nach der Technik (la Question de la

technique), Pfullingen, 1954.

! ÊTRE, ÉVÉNEMENT APPROPRIANT, FONDEMENT, VÉRITÉ

DISPOSITION
Du latin dispositio, formé sur le supin de disponere, « placer en
distribuant,
distribuer, mettre en ordre » ; grec diathesis. En allemand Befindlichkeit.

PHILOS. ANTIQUE

Arrangement, manière d’être, état d’une chose.

La diathesis est d’abord l’ordonnancement des parties, dans


une chose qui en possède (comme un discours ou une cité1),
mais en un sens plus général elle désigne un état, comme la
chaleur ou la santé, ou une disposition de l’âme. Sous la pre-
mière espèce de la catégorie de qualité, Aristote distingue ce-
pendant la « disposition » (diathesis) de l’« habitude » (hexis) :
cette dernière est une disposition qu’on possède (lat. habere,
gr. ekhein), de façon stable (telle la vertu ou la science), tan-
dis que la diathesis est sujette à changer facilement : ainsi

une santé fragile ou une maladie occasionnelle 2. Toute hexis

est donc diathesis, mais non l’inverse. Pour les stoïciens, au

contraire, c’est la diathesis qui est une notion de moindre


extension. En effet, chez eux la hexis correspond plus géné-
ralement à une caractéristique commune (comme la dureté
du fer ou la blancheur de l’argent), tandis que la diathesis
en est la pleine réalisation 3. Par conséquent, la hexis admet
le plus et le moins, mais non la diathesis : c’est là ce qui les

distingue, alors que pour Aristote l’une et l’autre admettent


des degrés. Par exemple, disent les stoïciens, la rectitude d’un
bâton, sa diathesis, peut être perdue, mais non diminuée : il

est droit ou il ne l’est pas ; de même la vertu (on reconnaît

là le fameux paradoxe : il n’y a pas de degrés dans la vertu).

Par ailleurs, on traduit aussi par « disposition » l’expression

pôs echôn (littéralement : « se trouvant dans tel état »), par


laquelle les stoïciens désignent le troisième de leurs genres
de l’être corporel. Il s’agit d’une sorte de variation arrivant à
une chose, à un « qualifié » (poion, deuxième catégorie), qui
est lui-même la différenciation d’un substrat : par exemple le
poing est la main disposée d’une certaine manière, le savoir
scientifique est la faculté directrice de l’âme disposée d’une
certaine manière (pôs echôn) 4.

Jean-Luc Solère

✐ 1 Platon, Phèdre, 236a ; Lois, 710b.

2 Aristote, Catégories, 8, 8b27-9a13 ; Métaphysique, V, 19-20.

3 Long, A.A. &amp; Sedley, Les Philosophes hellénistiques, Paris,


2001, 47 M, 47 S (t. II, p. 273, pp. 277-279).

4 Id., 33 P 2 (t. II, p. 94).

! CATÉGORIE, HABITUDE, HABITUS, QUALITÉ

ONTOLOGIE

Chez Heidegger, mode d’être de l’être-au-monde de

l’homme (Dasein) ; existential caractérisant le Dasein en

tant que disposé selon une tonalité affective.

N’étant pas un sujet neutre coupé du monde, le Dasein


est déterminé par une ouverture tonale. Les dispositions
affectives ont une fonction de révélation ontologique plus
essentielle que la connaissance, remettant ainsi en question
l’opposition traditionnelle raison – passion. Ce n’est pas une

disposition intérieure et psychologique, mais ce qui ouvre le


Dasein en son être-jeté et qui est condition de possibilité de
toute émotion ou affect. C’est la manière dont l’homme est

éclairé sur sa situation au sein de l’étant auquel il est ouvert,

lui révélant son être-jeté et son existence comme tâche à

réaliser. Le monde peut ainsi révéler au Dasein des étants,

agréables, menaçants, etc. Si la compréhension repose sur

l’avenir, la disposition repose sur l’avoir-été. Il ne s’agit pas


de réduire les tonalités affectives à un flux de vécus, mais

de dégager la condition de possibilité de leur intentionna-

lité. Or, ces tonalités ont toutes le caractère du se reporter

vers... C’est ainsi que, paradoxalement, la peur ne consiste

pas dans l’attente d’un mal à venir, car elle n’est pas tant peur

de quelque chose que peur pour quelqu’un, de sorte qu’un


tel retour à soi implique un oubli de soi se traduisant par un
égarement qui fait d’elle un oubli-attentif-présentifiant. Les
tonalités affectives se temporalisent à partir de l’oubli comme
passé inauthentique, y compris l’espoir qui est un espérer
pour soi. Seule l’angoisse s’angoisse pour le Dasein en tant
que jeté dans l’étrangeté, se temporalisant à partir de la répé-
tition comme avoir-été authentique, naissant de l’avenir de la
résolution, alors que la peur naît du présent perdu. Ramenant

le Dasein à son être-jeté authentique, l’angoisse ne peut être


éprouvée que par celui qui n’a plus peur.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967,


§ 29, § 68.

! ANGOISSE, AUTHENTIQUE, EXISTENTIAL

ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. ESPRIT

Tendance, aptitude, faculté, inclination, propension.

Pour une chose : être soluble dans l’eau ou être fragile.


downloadModeText.vue.download 314 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

312

Pour une personne : être amoureux ou être courageux.

Une disposition se distingue d’un état instantané.

Pour Aristote, la puissance est « le principe du changement


qui se trouve ou bien dans quelque chose d’autre (que ce en
quoi ce changement réside), ou bien dans cette même chose

en tant qu’elle est autre » 1. La culture se trouve déjà dans


l’inculte, virtuellement ; un âne en ce sens ne sait rien, mais

n’est pas inculte. Si la disposition est comprise comme puis-


sance, elle est donc seconde par rapport à l’acte (ou à l’état),
car la disposition est finalisée par l’état à atteindre.

Pour le réalisme dispositionnel, les dispositions sont des


états cachés (inobservables) des choses auxquelles on les
attribue, et donc des propriétés intrinsèques de la chose qui
les manifeste. La fragilité révèle une certaine structure molé-
culaire, le courage révèle une propriété mentale réelle (ou

une vertu). L’antiréalisme dispositionnel explique l’usage que

nous faisons des termes comme « soluble », « courageux » ou


« amoureux » pour décrire des choses et des personnes, mais
n’entend pas dire pourquoi le sucre se dissout, ce qui est la
cause du courage ou des comportements amoureux.

Dans la mesure où les conditions d’activation sont prises


au sérieux, comment maintenir la thèse que les dispositions
sont des propriétés strictement intrinsèques ? En effet, les pro-
priétés de l’eau dans laquelle le sucre se dissout sont néces-
saires à la dissolution de tel morceau de sucre dans l’eau,

mais ce n’en sont pas des propriétés intrinsèques. Faut-il


dire alors que les dispositions sont des propriétés de second
ordre, sensibles à des conditions externes, mais fondées sur

des propriétés de premier ordre, strictement intrinsèques, les-


quelles permettent que se manifestent, en certaines circons-
tances, des dispositions 2 ?

▶ Les dispositions sont supposées nous permettent de com-

prendre que quelque chose ou que quelqu’un se comporte

de telle ou telle façon, par exemple se dissout dans l’eau

(solubilité) ou, encore, plonge dans l’eau glacée pour sauver

un enfant (courage). Une disposition est-elle alors réellement


présente dans ce à quoi on l’attribue ou bien n’est-ce qu’une

façon de décrire une chose ou ce qui arrive à quelque chose ?

Roger Pouivet

✐ 1 Aristote, Métaphysique, V, 1020 al.

2 Pour une approche de toutes ces questions, voir en priorité :


Mumford, S., Dispositions, Oxford University Press, 1998.

Prior, E., Dispositions, Aberdeen University Press, Aberdeen,

1985.

Ryle, G., The Concept of Mind, trad. la Notion d’esprit, Payot,


Paris, 1986.

! CROYANCE, ESPRIT

DISSONANCE COGNITIVE
Du latin disonans, « dissonant ».

PSYCHOLOGIE

État de tension dû à la présence de deux cognitions


psychologiquement antagonistes et ayant des incidences
affectives.

La notion de dissonance cognitive a été formulée par le psy-


chologue L. Festinger. Il la définit comme un sentiment de
contradiction éprouvé par un sujet entre deux représenta-
tions, affectant, la plupart du temps, l’image que le sujet se
fait de lui-même et de ses motivations. Cet état va pousser
le sujet soit à se masquer cette tension, soit à augmenter le

nombre des éléments consonants, ou encore à diminuer les


éléments dissonants, pour essayer de réduire la contradic-

tion qu’il éprouve. Le phénomène a des liens étroits avec ce


que la psychologie philosophique contemporaine appelle la
« duperie de soi » (self déception) et avec le refoulement selon
la psychanalyse. Bien que la théorie fasse référence à un pro-
cessus interne aux individus, elle a surtout été étudiée dans
les recherches en psychologie sociale.

Pascal Engel

✐ Davidson, D., « Déception and Division », in Paradoxes de


l’irrationalité, Combas, l’Éclat, 1991.

Festinger, L., A Theory of Cognitive Dissonance, Evanston, Illi-

nois, Row, Peterson, 1957.

! MOI, MOTIVATION, REFOULEMENT

DISTAL / PROXIMAL
Du latin distans, « lointain », et proximus, « proche ».

PSYCHOLOGIE

Distinction empruntée à la psychologie de la forme


entre la stimulation par l’objet et la stimulation sensorielle.

Le psychologue gestaltiste K. Koffka appelle « distal » l’objet


physique qui provoque une sensation ou une perception, et
« proximal » le stimulus qui affecte le système sensoriel au
niveau physiologique. Le stimulus distal contient l’informa-
tion sémantique ou le contenu d’une perception, alors que
le stimulus proximal recouvre les propriétés fonctionnelles,
physiques et causales du stimulus. Le problème posé par la
perception est celui de la distance et de la différence entre
les deux types de stimuli : l’environnement perceptif distal

est constant et stable, alors que le stimulus proximal est sans


cesse en mouvement. Les théories de la perception comme
inférence inconsciente (Helmholtz) essaient de réduire cette

distance ne postulant pas des représentations intermédiaires


d’un stimulus à l’autre ; au contraire, les théories de la per-
ception directe ou « écologique » comme celle de Gibson
soutiennent qu’on ne peut pas distinguer la contribution du
sujet percevant de celle des stimuli distaux.

Pascal Engel

✐ Gibson, J. J., The Ecological Approach to visual Perception,


Houghton Mifflin, Boston, 1969.

! AFFORDANCE, FORME (PSYCHOLOGIE DE LA), PERCEPTION

DISTANCE ESTHÉTIQUE

ESTHÉTIQUE

Pour certains, l’attitude esthétique elle-même, en tant


que forme d’attention désintéressée. À distinguer de la dis-
tanciation brechtienne, qui implique un intérêt critique et
politique. Elle appelle néanmoins des objections quant à sa
validité pour représenter l’expérience esthétique ou quant
aux valeurs qu’elle véhicule dans la culture.

Dickie distingue deux approches de l’esthétique, non exclu-


sives l’une de l’autre : par l’attitude ou par l’expérience. Dans
la première catégorie se rangent les théories de la distance es-
thétique. La seconde représente ce que l’auteur nomme « une
conception causale de l’expérience esthétique » 1. La notion
brechtienne de « distanciation », que l’on pourrait confondre
avec celle de « distance esthétique » appartient plutôt à la

seconde approche de l’esthétique. En effet, la distanciation


downloadModeText.vue.download 315 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

313

(Verfremdung) part des dispositifs mis en place par l’auteur


ou le metteur en scène (mais aussi le peintre) au sein de son
oeuvre afin de produire un « effet d’étrangeté » qui oriente
le récepteur vers une attitude critique vis-à-vis de la repré-
sentation, de son rapport à la réalité et de son interpréta-
tion politique (au théâtre, par exemple, le jeu de l’acteur, les
chansons, la narration, le décor, etc.).

Le fait que la distanciation provoque la prise de distance


critique du récepteur avec une finalité de prise de conscience
politique ne permet pas de la considérer comme une atti-
tude caractéristique de toute expérience esthétique, ni même
comme une variété de distance esthétique. D’autant plus que
la finalité politique introduit un intérêt extrinsèque contre-

disant la théorie de la distance en général comme état psy-

chologique particulier qui se caractérise par la mise entre


parenthèses de la vie pratique, l’attention exclusive à l’objet
considéré comme esthétique et une totale réceptivité à ses
qualités propres 2. De même qu’ils caractérisent négativement

la distance, les auteurs qui défendent cette idée utilisent


volontiers le contre-exemple, celui, par exemple, du mari
jaloux dont l’esprit est accaparé par les frasques de sa femme
tandis qu’il assiste à Othello (l’exemple, cité par Dickie, est
de Bullough). La distance consiste à accéder à un état de
conscience dans lequel ces tracas ou toute sorte de préoccu-
pations et d’idées étrangères sont suspendus au profit d’une
attention volontaire et exclusive envers un objet susceptible
d’être appréhendé en tant qu’esthétique. Dans le domaine
anglo-saxon, on peut rattacher au même thème les théories
rénovées du désintéressement (Stolnitz) ou de l’intransitivité

(Vivas).

▶ Outre les critiques en provenance de l’esthétique elle-


même (Dickie), la distance a fait l’objet d’une critique socio-
logique. Bourdieu 3 oppose à l’esthétique populaire le déta-
chement de l’esthète qui, motivé par le dégoût du vulgaire,
du sensible et du facile, recherche le goût pur, préconise un
récepteur libre vis-à-vis de l’objet et la difficulté des oeuvres.
Quoi qu’il en soit, il ne semble pas qu’on puisse le suivre
lorsqu’il identifie cette version du désintéressement à la dis-
tanciation (à moins d’oublier le sens brechtien du terme pour
en faire un synonyme inutile de distance).

Dominique Château

✐ 1 Dickie, G., « Beardsley et le fantôme de l’expérience esthé-


tique » (1969), trad. in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et
esthétique, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988, p. 135.

2 Cf. Bullough, E., « Psychical distance » as a Factor in Art and an


Aesthetic Principle » (1912), in Aesthetics : Lectures and Essays,
1957 ; Dawson, S., « Distancing » as an Aesthetic Principle »,
Australasian Journal of Philosophy, vol. 56, 1959.

3 Bourdieu, P., la Distinction, critique sociale du jugement, Mi-

nuit, Paris, 1979.

! ATTITUDE ESTHÉTIQUE, DÉSINTÉRESSEMENT

DISTRIBUTIF
En latin distributiva.

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Propriété affectant les rapports de deux opérations


internes et permettant de développer et de factoriser les

expressions.

Un exemple simple d’opération distributive par rapport à une


autre est fourni par la multiplication et l’addition. Quel que

soit le triplet de nombres (a, b, c), a · (b + c) = a · b + a · c. La

multiplication est distribuée sur l’addition. La réciproque n’est


pas vraie puisqu’en général, a + (b · c) ≠ (a + b) · (a + c)

En général, une opération ⊥ est distributive par rapport


à une autre opération ⊗ lorsque, quelque soit un triplet
(a, b, c), a ⊥ (b ⊗ c) = (a ⊥ b) ⊗ (a ⊥ c).

La réunion et l’intersection ensemblistes sont distributives


l’une par rapport à l’autre. Quels que soit les trois ensembles
A, B et C, on a en effet :

A ⋃ (B ⋂ C) = (A ⋃ B) ⋂ (A ⋃ C) et A ⋂ (B ⋃ C) =
(A ⋂ B) ⋃ (A ⋂ C).

Vincent Jullien

DISTRIBUTIVE (JUSTICE)

! JUSTICE

DIVISION

Du latin divisio, de dividere, « diviser, partager ».

PHILOS. ANTIQUE
Acte de distinguer et séparer des parties au sein d’un
tout.

La théorie de la division (diairesis) répond à l’effort de l’on-


tologie platonicienne tardive pour délimiter les distinctions
naturelles de l’être. Dès les dialogues de la maturité, Platon
insistait sur la nécessité de savoir couper, en bon « écuyer
tranchant », selon les articulations naturelles 1. À partir du Poli-
tique et du Sophiste, la diairesis devient un procédé fonda-
mental de la pensée pour circuler de la généralité idéale à la
particularité, en parcourant les médiations qui les séparent 2.
Les définitions du politique et du pêcheur à la ligne, dans ces
dialogues, sont un exemple célèbre : chaque genre qui s’offre
doit subir des divisions successives, jusqu’à ce qu’on atteigne
l’objet à définir. Platon a pris soin de distinguer ce procédé
de la dichotomie : si la division par deux est préférable, elle
reste subordonnée au souci de distinguer en vertu de lignes
de partage naturelles, de façon duelle ou non 3. Aristote a
vigoureusement critiqué la diairesis platonicienne. Il la consi-

dère comme un « syllogisme impuissant » : d’une part, elle

impose la nature de la distinction qu’elle entend opérer, ce


qui revient à présupposer la conclusion recherchée ; d’autre
part, elle conclut au-delà de ce qui est demandé, n’atteignant
pas précisément le prédicat attendu 4. C’est en fait le carac-
tère non analytique de la diairesis que réprouve Aristote :
les distinctions sont posées, et l’objet à définir, isolé en leur
sein, sur le mode de la pétition de principe. Impuissante à
démontrer, la division s’avère tout aussi impuissante à réfu-
ter. Comme l’induction, elle ne peut au mieux que montrer

une essence, mais non la prouver 5. Aristote a défini lui-même

l’usage légitime de la division, lorsqu’il s’agit d’atteindre


des définitions 6. Il insiste sur la continuité des différences

relevées successivement par divisions du genre : seule cette

continuité assure que la dernière différence (qui, associée au

genre, définira l’espèce) enveloppe par elle-même toutes les


différences précédentes.

Le procédé de division à l’infini est au coeur des argu-


ments de Zénon d’Élée, qui opposent continu physique et
continu mathématique, à un moment où les nombres réels ne
sont pas connus. Chez les stoïciens, la divisibilité à l’infini des

corporels appuie la théorie du mélange total ; la logique stoï-


downloadModeText.vue.download 316 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

314

cienne conçoit la division comme un outil pour déconstruire


nos représentations et détacher d’elles ce qui ne dépend pas
de nous 7.
La notion de division du travail (spécialisation des tâches)

trouve son origine chez Platon 8. Les commentateurs ont

néanmoins relevé la différence qui sépare cette spécialisation


essentiellement qualitative d’une division du travail vouée

à des gains de productivité, telle qu’elle se trouve décrite

notamment chez Smith 9.

Christophe Rogue

✐ 1 Platon, Phèdre, 265 e.

Platon, Philèbe, 16 c et suiv.

3 Platon, Politique, 262 e, 287 c.

4 Aristote, Premiers Analytiques, I, 31.

5 Aristote, Seconds Analytiques, II, 5.

6 Aristote, Métaphysique, VII, 12, 1037 b 29 et suiv.

7 Marc Aurèle, Pensées, XI, 2.

8 Platon, République, II, 369 e.

9 Smith, A., Recherches sur la nature et les causes de la richesse

des nations, I, 1-3.

Voir-aussi : Caveing, M., Zénon d’Elée, Prolégomènes aux doc-

trines du continu, Paris, 1982.

Long, A., Sedley, D., les Philosophies hellénistiques, Paris, 2001,

vol. 2, sect. 32.

Pellegrin, P., « Division et syllogisme chez Aristote », in Revue


philosophique, no 171, 1981, pp. 169-187.

Pellegrin, P., « Le Sophiste ou de la division », in P. Aubenque


(dir.) et M. Narcy (éd.), Études sur le Sophiste de Platon, Naples,
1991, pp. 389-416.

DOMINATEUR (ARGUMENT)
En grec : kureion logos, ou « maître argument ».

PHILOS. ANTIQUE

Argument du mégarique Diodore Cronos en faveur du

fatalisme logique, qui a joué un rôle essentiel en philoso-


phie, notamment quant à la nature de la liberté.

Le Dominateur consiste à nier la compatibilité de 4 pré-


misses : (1) le passé est nécessaire, (2) l’impossible ne peut
suivre du possible, (3) il y a des possibles qui ne se réali-
seront jamais, (4) ce qui est ne peut pas ne pas être pen-
dant qu’il est. Diodore nie (3), ce qui conduit au fatalisme
logique : seul ce qui est réel est possible. L’argument joue
un rôle essentiel dans l’Antiquité. Aristote, dans son examen
du problème des futurs contingents, au chap. IX du De in-
terpretatione, rejette le tiers exclu pour les propositions au
futur. Chez les stoïciens, Cléanthe nie (1) et admet le temps
cyclique ; Chrysippe, au nom du destin, nie (2), et Épicure

admet la réalité du hasard. Le problème ressurgit au Moyen


Âge avec la question de l’omniscience divine, et chez Leibniz

avec l’affirmation de la réalité des possibles.

▶ J. Vuillemin 1 a soutenu que l’argument dominateur était


une matrice de toutes les positions philosophiques, soit qu’il
commande une conception des modalités, soit qu’il déter-
mine la classification a priori de tous les systèmes.

Pascal Engel

✐ 1 Vuillemin, J., Nécessité ou contingence, Minuit, Paris, 1985.

! DÉTERMINISME, FATALISME, FUTUR CONTINGENT, LIBERTÉ,


MÉGARIQUES, NÉCESSITÉ, POSSIBLE

DONNÉ

ÉPISTÉMOLOGIE

Ce qui est simplement fourni, constaté ou postulé et


constitue la base ou le point de départ d’une construc-

tion intellectuelle (en opposition à ce qui est construit ou


inféré).

En un sens relatif, l’opposition donné / construit ou donné /


dérivé se définit en fonction de la problématique considérée :
le donné, ce sera, selon les cas, le mieux connu, ou le plus
élémentaire, ou le plus immédiat, etc. ; et elle est susceptible
de se répéter à différents niveaux : on pourra considérer les

perceptions comme données relativement aux connaissances


empiriques et comme construites relativement aux sensations.

En un sens absolu, relève du donné l’ensemble des conte-

nus, fournis par les sens ou par quelque autre faculté, qui
sont à la base de notre connaissance du monde. En suppo-

sant l’existence d’un tel donné, on offre un fondement à notre

connaissance, on pose un terme ultime aux processus de jus-


tification, et on opère éventuellement une distinction entre ce
qui est reçu passivement et ce qui implique une élaboration
intellectuelle, même involontaire.

Le donné peut être le point de départ de la théorie épis-


témologique, comme chez Locke, où les idées simples issues
des sens (ce rouge-ci, cette forme-là, etc.) constituent les élé-
ments premiers d’une construction destinée à montrer com-
ment l’ensemble de nos idées proviennent de l’expérience.
Mais il peut aussi en être un terme (Bergson, Husserl, Moore),
résultat de l’analyse ou de la réflexion introspective menées
pour retrouver, libérés de tout conditionnement (interpréta-

tions, préjugés, mises en formes, etc.), les contenus fournis

originellement à la conscience (on croit voir un ballon, c’est-


à-dire un objet tridimensionnel rempli d’air, alors qu’on ne
voit, effectivement, qu’une surface colorée, qu’un aspect de

l’objet).

Selon l’élément mis en avant, l’absence de mise en forme

ou l’immédiateté, on peut distinguer deux acceptions princi-


pales. Dans le premier cas (a), « donné » désigne le matériau
brut de la perception : la part qui ne dépend d’aucune éla-
boration intellectuelle, mais seulement des stimulations sen-
sorielles ; dans le second (b), « donné » désigne les contenus
fournis immédiatement à la conscience. Ces deux sens ne se

recouvrent pas nécessairement. Chez Kant, le donné au sens


(a), c’est la matière du phénomène qu’on ne peut séparer de
ce qui l’informe, quelque chose qu’on peut postuler mais pas
saisir, comme l’explique C. I. Lewis 1, alors que le donné au
sens (b) est un certain ensemble de contenus conscients : les

intuitions, empiriques ou pures (même les objets peuvent, en


ce sens, être qualifiés de donnés).

▶ L’horizon fondationnaliste, caractéristique de l’époque

moderne, a été en grande partie abandonné au cours du


XXe siècle. Dénoncée par W. Sellars en 1956 comme un

mythe 2, l’hypothèse d’un donné n’a plus de place dans une

épistémologie jugeant que tout élément de connaissance,


aussi rudimentaire soit-il, dépend d’hypothèses théoriques
ou de mécanismes interprétatifs pouvant être remis en cause
et abandonnés.

Françoise Longy

✐ 1 Lewis, C. I., Mind and the World Order, chap. II, Constable
and Company, Londres, 1929.

2 Sellars, W., Empirisme et philosophie de l’esprit, L’éclat, Paris,


1992.
downloadModeText.vue.download 317 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


315

DONNÉES

ÉPISTÉMOLOGIE

Déterminations posées au départ ou informations déli-


vrées par l’expérience.

Les données d’un problème, en mathématiques ou ailleurs,


sont les valeurs ou les conditions particulières, fournies
au départ, en fonction desquelles il faut trouver la ou les
solutions.

Les informations empiriques obtenues en suivant une cer-


taine procédure ou en respectant certaines conditions consti-
tuent des données. Même si elles ne sont pas irrévocables,
elles représentent des éléments fiables sur lesquels s’appuyer
pour bâtir ou pour tester théories et hypothèses. Ainsi, les ex-
périences, dans le cadre des sciences empiriques, fournissent

des données expérimentales. Et, en statistique, tableaux, lois

et modèles s’élaborent à partir des données, soit l’ensemble

des informations recueillies au départ de façon systématique.

Dans le champ spécifique des théories de la conscience,


on identifie, en général, les données aux contenus sensibles.

Françoise Longy

! DONNÉ, STATISTIQUE

DOUBLE ASPECT (THÉORIE DU)

PHILOS. ESPRIT, MÉTAPHYSIQUE

Théorie défendue par certains philosophes contem-


porains pour lesquels on peut attribuer à un même orga-

nisme, ou à une même personne, à la fois des prédicats

attribuant des états de conscience, et des prédicats attri-

buant des caractéristiques corporelles 1.

Cette thèse n’implique pourtant pas le dualisme psychophy-


sique. La théorie du double aspect affirme que la réalité n’est
pas seulement matérielle, mais « la relation entre le mental et
le physique est probablement plus intime qu’elle ne le serait
si le dualisme était vrai » 2.

▶ La théorie du double aspect pose le problème de savoir


dans quelle mesure l’aspect mental d’une personne est irré-
ductible à son aspect matériel et continuerait à l’être, même
à l’issue de progrès scientifiques dans notre connaissance du
fonctionnement du cerveau.
Roger Pouivet

✐ 1 Cf. Strawson, P., The Individuals, an Essay in Descriptive


Metaphysics, trad. les Individus, Seuil, Paris, 1973.

2 Nagel, T., The View front Nowhere, trad. le Point de vue de


nulle part, L’Éclat, Combas, 1993, p. 38.

! ÉLIMINATIVISME, ESPRIT, INTENTIONNALITÉ, SURVENANCE

DOUTE

Du latin dubitare, dérivé de dubius, « hésitant, indécis, incertain », lui-


même dérivé de duo, « deux ». Son sens initial de « crainte » laisse
progressivement place à celui d’« incertitude », l’idée de balance entre
deux raisons l’emportant sur celle de soupçon.

Notion centrale de la philosophie sceptique, mais également de la phi-


losophie dogmatique, qui, avec Descartes, l’inscrit dans le protocole
méthodologique de recherche de la vérité. Paradoxalement, doute et
évidence sont donc étroitement associés.

PHILOS. CONN.

Une double définition s’impose, en rapport avec les


choix philosophiques : 1. Le « doute sceptique » est le nom

donné à une attitude de l’esprit qui se refuse à juger du


vrai ou du faux de manière assertorique ; il est l’effet d’une

décision de douter, non parce qu’on croit possible d’at-


teindre le vrai, mais à cause « de la force égale des choses
et des raisons opposées » (Sextus Empiricus). Le principe

du doute sceptique est donc l’apparente égalité des raisons


de croire. Son but n’est pas la vérité, mais la négation du
dogmatisme dans la recherche. 2. Le doute comme « outil
de la méthode », ou opérateur dans la recherche du vrai,

est le nom donné à un procédé mental de sélection, ou de


criblage, qui consiste à rejeter comme fausse toute asser-

tion (affirmative ou négative) inévidente (Descartes). Ici,

encore, il est l’effet non naturel de la résolution de douter

de celui qui s’interroge sur la valeur de vérité d’une propo-


sition ; dans l’action, le doute correspond à un principe de
précaution et de sagesse.

En ses deux significations, le doute est à l’oeuvre dans la

recherche philosophique et scientifique dès l’aube du savoir,


mais c’est avec les socratiques, d’abord, puis avec les scep-
tiques qu’il devient un procédé conscient et volontaire de la

recherche (zétésis). Mais si les dogmatiques l’utilisent toujours


dans le sens du criblage qui tend à promouvoir le savoir et
à rejeter la simple croyance (l’opinion fausse ou simplement
probable), les sceptiques, eux, le tournent essentiellement
contre l’opinion théorique, cherchant à ne rien assurer sur les

objets extérieurs : « Nous vivons sans opinion théorique en


nous attachant aux apparences et en observant les règles de
vie car nous ne pouvons être complètement inactifs. 1 »

Ainsi, le premier historien de la pensée sceptique, Hume,


s’est mépris sur le doute pyrrhonien en lui opposant la vie
courante et l’action : « La grande destructrice du pyrrhonisme

ou des principes excessifs du scepticisme, c’est l’action... » 2,


mais il a présenté avec rigueur la différence entre le doute
cartésien et le doute pyrrhonien, et entre le sien propre et les
deux autres : et, si Hume souscrit au doute cartésien, qualifié
de « souverain préservatif contre l’erreur et le jugement pré-
cipité », il refuse, en revanche, toute créance au doute hyper-
bolique et universel, qu’il déclare insoutenable et incurable,
par l’extravagance qui consiste à l’étendre aux facultés intel-

lectuelles (la critique valant aussi pour le doute pyrrhonien).

C’est donc avec Descartes, mais contre lui, que se


construisent le scepticisme moderne et le nouveau concept
du doute, celui qui admet la science et la méthode, mais non
la logique de la certitude absolue. On peut définir le doute
tel que Descartes entend le pratiquer, avec les fins qu’il lui
assigne, comme un doute radical, mais seulement opératoire,

visant la certitude, donc l’absence de doute. Il s’agit d’un


doute qui tend à se dépasser lui même dans l’assurance qu’il
n’y a plus de raisons de douter. Un tel doute se présente

comme un double rejet : celui de la connaissance vulgaire et


celui de la connaissance conjecturale. Il pose la connaissance

scientifique véritable comme science certaine : la logique de

la certitude implique, chez Descartes, le rejet du douteux et


du probable. Le premier acte du doute cartésien étant une
destitution de la valeur prétendument cognitive de la sensa-

tion et des connaissances empiriques qu’elle autorise, et le


second acte étant la mise en question du pouvoir intellec-
tuel, le risque est donc grand de sombrer dans le scepticisme
et le subjectivisme. Mais Descartes s’en écarte en insistant
sur la valeur heuristique du doute. Il veut progresser dans
la découverte des vérités, il lui faut donc trouver le moyen
de garantir l’accord des mathématiques et du réel, ou encore

de supprimer le hiatus entre le jugement d’extériorité et le


jugement d’intériorité intellectuel. Pour cela, le jugement doit
downloadModeText.vue.download 318 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

316

faire retour sur lui-même et s’assurer de son propre pouvoir


(c’est l’objet des Méditations cartésiennes), l’enjeu du doute
cartésien n’est donc pas seulement la fondation de la science,
il est aussi métaphysique, il est de vaincre définitivement le
scepticisme à l’égard de la raison afin de pouvoir énoncer la
différence entre « je sais », « je crois » et « je doute ».

C’est précisément cette confiance dans le doute comme


méthode que Spinoza met en question dans son Traité de
la réforme de l’entendement. Ne pas douter, si forte que soit
l’adhésion, ne peut constituer la certitude : « Jamais nous ne

dirons qu’un homme qui se trompe puisse être certain, si


forte que soit son adhésion à l’erreur. » Il faut donc tout sou-
mettre à vérification de façon objective, il faut des raisons

pour douter (et l’hypothèse du malin génie n’est pas une


vraie raison), comme il faut des raisons pour être certain ;

Spinoza s’en prend au doute faussement sceptique de celui


qui « ne doute que des lèvres », mais il montre aussi que celui

qui « doute dans son coeur » n’en a pas moins des certitudes

« dans son coeur ». La solution spinoziste au problème de la

possibilité de la certitude consiste à dire que celle-ci accom-


pagne toujours le savoir, non comme quelque chose d’ajouté,

mais en n’étant rien d’autre que le « se savoir du savoir ».


Pour abolir le doute, il suffit donc de « posséder les essences
objectives » 3. Il y a doute quand deux idées s’opposent et
que l’une d’elles nous entraîne dans le doute : il y a auto-
manifestation du vrai, mais aussi du faux et du douteux (du

savoir se sachant ne pas savoir) ; le doute ne peut être qu’un


état où nous tombons quand nos idées ne sont pas vraies ;
la science n’a besoin, pour avancer, que de savoir et d’être
consciente de son savoir : « L’état de doute naît toujours de ce
que l’investigation sur les choses se fait sans ordre. 4 »

Le doute « modéré » que Hume prétend pratiquer consiste

à mettre en question le doute cartésien relatif à la certitude

sensible, doute qui contredit, selon lui, « les instincts primi-

tifs de la nature », mais il entend aussi apporter une solu-

tion sceptique aux doutes sceptiques 5 en promouvant l’ex-

périence, et elle seule, comme assise (incertaine) de toute

connaissance, et en lui donnant pour appui naturel l’habi-


tude, et non la raison. Le doute modéré correspond donc à
la philosophie empirique, et celle-ci, à une identification de
la connaissance et de la croyance donnant lieu à une théorie
de la connaissance probable, la certitude n’étant alors qu’un
degré supérieur d’assurance en rapport avec une probabilité
plus ou moins grande des faits qui sont objets de croyance.
Le scepticisme de Hume est considéré comme un scepticisme

critique de la raison, et non des témoignages des sens ; il ne

renonce donc pas à la science, mais à la certitude ; il se pré-

sente lui-même comme un moyen de « modérer l’arrogance

et l’obstination des savants »6 ; on peut le comprendre comme

un principe de modestie.

▶ Pour Popper, comme pour Spinoza, c’est la connaissance


elle-même qui accroît et notre savoir et le nombre de nos
questions ; il n’est pas nécessaire de disposer d’un critère

ni d’une méthode pour progresser, il suffit d’être disposé à

apprendre par ses erreurs mêmes.

▶ Ainsi, quand la question centrale de l’épistémologie n’est


plus celle du fondement, mais celle de l’accroissement des
connaissances, il ne reste plus au doute volontaire et systé-

matique que la valeur d’un principe de précaution, qui est

l’apanage de l’esprit scientifique même.

Suzanne Simha

✐ 1 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, chap. 1 à 6.

2 Hume, D., Enquête sur l’entendement, section XII.

3 Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement, § 36.

4 Ibid.

5 Hume, D., op. cit., section V.

6 Hume, D., op. cit., section XII.

Voir-aussi : Descartes, R., Discours de la méthode, IV.

Hume, D., Enquête sur l’entendement humain, section XII.

Popper, K., la Connaissance objective, II.

Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement, § 33-38 ; 77-

79.

! CERTITUDE, CROYANCE, EPOKHÊ, MÉTHODE, SCEPTICISME,


ZÉTÉTIQUE

DRAME

Du grec dorien drama, signifiant « action » ; terme dont l’imprécision


ne rend qu’imparfaitement compte de l’extrême diversité des éléments
qu’il recouvre, tant dans le domaine de la poétique dramatique que dans
celui de son histoire et de ses implications esthétiques et éthiques.

ESTHÉTIQUE

Dans un sens général, toute pièce de théâtre ou, dans


un sens plus restreint, un genre théâtral de nature grave
et pathétique ; par extension, une suite d’événements ter-
ribles et émouvants.

D’Aristote 1 qui, dans sa Poétique, utilise plusieurs fois le

terme dans le sens d’action théâtrale, à Hegel 2 qui, dans son


Esthétique, donne un rôle majeur à la poésie dramatique, le
terme prend, à la suite de l’adjectif dramatique, et à quelques
variations près, une valeur générique qui, dans une relation

dialectique, désigne toute action théâtrale provoquée par une

série de conflits au terme desquels se présente une résolution

finale.

À partir du XVIIIe s., en France, l’appellation « drame » dé-


signe plus précisément la tentative nouvelle d’imposer, sous

l’impulsion essentiellement de Diderot, une troisième voie

entre tragédie et comédie : le genre sérieux, appelé plus tard


« drame bourgeois » parce que traitant de l’univers social.
Le renouveau théâtral du XIXe s., avec le mélodrame et le

drame romantique, se rallie à cet élan créateur qui refuse

de s’enfermer dans l’alternative de la transcendance tragique


ou de la trivialité comique, mais qui cherche, en inscrivant
l’une et l’autre dans l’histoire, à croiser leurs portées respec-
tives, changées en « sublime » et en « grotesque ». Une telle
démarche suppose, comme chez V. Hugo, une réflexion glo-
balisante d’ordre ontologique et téléologique, qui sous-tend
l’ensemble dans la recherche de la liberté d’agir : « Du jour
où le christianisme a dit à l’homme : “Tu es double, tu es

composé de deux êtres, l’un périssable, l’autre immortel, l’un


charnel, l’autre éthéré (...)” ; de ce jour là le drame a été
créé. »3 Idée force d’un theatrum mundi que Gouhier 4 résume
dans la formule : « Tragédie et drame sont les deux bras de
la Croix. »

Jusqu’à la fin du XIXe s. chez les symbolistes, qui accen-

tuèrent scéniquement la portée spirituelle de l’acte, puis en-

fin chez Claudel, l’esthétique du drame finit par transcender


l’histoire et par s’approcher au plus près de cette utopie du
« drame total », du « théâtre idéal que tout homme a dans

l’esprit » (Hugo), recherchée de tous car devenue métaphore


downloadModeText.vue.download 319 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

317

de notre présence au monde, de l’intensité de nos sentiments


et de notre liberté face à la mort. À la suite de la première
représentation du Soulier de satin, Claudel écrivait ainsi : « Le
drame ne fait que détacher, dessiner, compléter, illustrer, im-
poser, installer dans le domaine du général et du paradigme
l’événement, la péripétie, le conflit essentiel et central qui
fait le fond de toute vie humaine. Il transforme en acte pour
aboutir à une conclusion une certaine potentialité contradic-
toire de forces en présence » 5.

▶ L’acte dramatique, tel que l’entendait liminairement Aris-

tote, semble avoir ainsi trouvé son accomplissement dans une

forme dont l’épanouissement atteste aussi l’épuisement. En

effet, les pratiques théâtrales d’aujourd’hui éludent le drame,


le mot autant que la chose. La critique, dans le sillage de
P. Szondi 6, continue néanmoins d’utiliser le terme, l’enrichis-

sant d’une portée nouvelle pour marquer le ressourcement

du théâtre mais aussi ses apories, au-delà desquelles l’écriture

dramatique reste, malgré tout, le lieu privilégié d’un agon,

d’un affrontement.

Jean-Marie Thomasseau

✐ 1 Aristote, Poétique, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil,


Paris, 1980.

2 Hegel, G. W. F., Esthétique (1818-1829), 3e partie, 3e section,


chap. III C, trad. Bénard revue, t. II, le Livre de Poche, Paris,

1997.

3 Hugo, V., Préface de Cromwell, éd. A. Ubersfeld, Flammarion,


Paris, 1968.

4 Gouhier, H., le Théâtre et l’existence, Vrin, Paris, 1973.

5 Claudel, P., Mes idées sur le théâtre, Gallimard, Paris, 1966.

6 Szondi, P., Théorie du drame moderne, trad. P. Pavis, L’Âge


d’Homme, Lausanne, 1983.

! LAIDEUR, OPÉRA, TRAGÉDIE

DROIT

Du bas latin directum, « direct », « droit » (au sens géométrique).

MORALE, PHILOS. DROIT, POLITIQUE


1. Ce qui est juste ou ce qui est conforme à la loi, qui a

rapport à la loi. – 2. Ce qu’il est légitime d’exiger, en vertu

des lois en vigueur ou du droit naturel. – 3. Ensemble des


règles qui régissent la conduite de l’homme en société et
les rapports interhumains, qui servent à établir ou à distin-
guer ce qui est juste et injuste, science du droit ainsi com-
pris. En ce dernier sens, le droit se divise en droit naturel

et droit positif. Le droit naturel résulte des lois naturelles,


éternelles, nécessaires, qui peuvent se déduire rationnelle-

ment de la nature de l’homme et des rapports humain. Le

droit positif est l’ensemble des lois établies par les hommes
dans une société historiquement donnée. Il se divise à son
tour en droit public (relatif aux rapports des citoyens avec
l’État), droit privé (relatif au rapports des particuliers entre
eux – s’identifie pour l’essentiel avec le droit civil), et droit
des gens (ensemble des droits régissant les rapports des
états entre eux ou des individus appartenant à des états
différents – on peut cependant aussi considérer qu’au sens
strict le droit des gens n’appartient pas au droit positif et
qu’il forme une classe à part).

Une définition problématique

La polysémie du mot droit, qui peut désigner à la foi une loi


et une faculté (la puissance, le pouvoir de faire ceci ou cela
conformément à la loi, dont l’opposé est l’obligation), a été
très tôt est très souvent soulignée. Mais c’est surtout le risque

de circularité qui rend la définition du droit problématique.


On définit en effet le droit par le juste, et ce qui est juste par
ce qui est conforme au droit. La tradition latine ancre le droit

dans le juste. Ainsi le Digeste d’Ulpien (I, 1), citant Celse, dit
que le droit est l’art du bon et de l’équitable (Jus est ars boni
et aequi) et les Institutes (I, 2) de Justinien en définissent
les préceptes ainsi : vivre honnêtement, ne léser personne,
donner à chacun le sien (honeste vivere, alterum non laedere,
sum cuique tribuere). Thomas d’Aquin, à partir d’une lecture
du livre V de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, définit le droit
par le juste (Jus id quod justum est) 1. Les juristes, pour leur
part, préfèrent définir le droit comme l’ensemble des lois ou
des règles juridiques applicables aux hommes. Ce risque de
circularité peut cependant être conjuré pour l’essentiel par
la distinction du droit naturel, qui s’identifie à l’équitable et
au juste qui est le même en tous temps et en tous lieux, et
du droit positif, qui est cet ensemble de règles juridiques
qui peut différer selon les temps et les lieux. Comme l’écrit
déjà Bodin : « Le droit est un rayon de la bonté et de la pru-
dence divine donné aux hommes pour l’utilité de la société
humaine. On le divise en deux espèces, le droit naturel et le

droit humain. Le droit naturel, ainsi appelé parce que chacun

de nous le possède à l’état inné depuis l’origine de l’espèce,


est pour cette raison toujours équitable et bon [...]. Le droit
humain est celui que les hommes ont institué conformément

à la nature et en vue de leur utilité. 2 »

Morale et droit

Comme la morale, le droit fait partie du domaine de la philo-


sophie pratique. Le sujet du droit, comme celui de la morali-
té, doit être compris comme une liberté rationnelle qu’accom-
pagne la conscience de la loi. Sans ce présupposé, il n’y a pas
de responsabilité, ni d’obligation juridique ou morale conce-

vable. Il faut cependant distinguer morale et droit. Contraire-

ment à la moralité, qui demande l’adhésion intérieure à la loi


et non la simple conformité, le droit est affaire d’extériorité.
Il suffit de se conduire conformément à ce que les lois pres-

crivent. Il règle les rapports extérieurs des libertés entre elles,


quant à la forme et non quant à la matière (par exemple,
dans un contrat de vente, le droit s’occupe de la légalité du
contrat, et non du caractère avantageux ou non de la transac-
tion). Selon Kant, « le droit est donc le concept de l’ensemble
des conditions auxquelles l’arbitre (Willkür) de l’un peut être
accordé avec l’arbitre de l’autre d’après une loi universelle de
liberté. 3 » Comme l’obligation juridique n’est pas l’obligation
morale, et ne saurait porter sur les mobiles, et comme la
conformité à la loi exigée par le droit ne peut être qu’exté-
rieure, la forme contraignante de l’obligation ne peut être
aussi qu’extérieure. Ainsi le droit ne peut être pensé sans la
contrainte : « Le droit strict peut aussi être représenté comme
la possibilité d’une contrainte réciproque parfaite s’accordant
avec la liberté de chacun suivant des lois universelles 4 ».

Le droit naturel

Les sources de la notion de droit naturel sont à chercher dans


l’antiquité, chez Aristote 5, qui affirme qu’il y a un sentiment

naturel et commun de la justice avant même tout contrat, et


surtout chez Cicéron 6, pour qui la loi naturelle exprime la
droite raison conforme à la nature, éternelle et divine. Tho-

mas d’Aquin distingue clairement le droit naturel, ce qui est

naturellement juste, fondé sur le rapport d’égalité naturelle


entre les choses (je vous donne 5 euros, vous me devez 5 fois
downloadModeText.vue.download 320 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

318

un euro), et le droit positif, fondé sur des conventions (nous


pouvons être d’accord sur le fait que pour 5 euros, j’ai en
échange un kilo de fraises) 7. Ce sont les théoriciens du droit
de l’âge classique, comme Grotius, Pufendorf, Barbeyrac, ou
Burlama-qui, qui donnent à cette notion une importance fon-
damentale dans l’élaboration de l’idée moderne de droit. Le
droit naturel, qui peut se déduire par la seule raison de la
nature même des hommes, est conçu comme norme pour
l’élaboration du droit positif et de la société politique en gé-
néral. « La loi naturelle est une loi divine que Dieu a donnée
à tous les hommes et qu’ils peuvent connaître par les seules
lumières de leur raison, en considérant attentivement leur
nature et leur état. Le droit naturel n’est autre chose que le
système, l’assemblage de ces mêmes lois. 8 »

Colas Duflo

✐ 1 Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa, IIae, 57, 1, ad

Resp.

2 Bodin, J., Exposé du droit universel, cité par S. Goyard-Fabre


et R. Sève, les Grandes questions de la philosophie du droit, PUF,
Paris, 1986.

3 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine du Droit, Intro-


duction, § B, in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Pa-
ris, 1986, t. III, p. 479.

4 Ibid. § E, t. III, p. 480.

5 Aristote, Rhétorique, 1373b.

6 Cf. Cicéron, De legibus.

7 Thomas d’Aquin, IIa, IIae, 57, 2, ad Resp.

8 Burlamaqui, Principes du droit naturel, Hildesheim, Olms,


1984, ch. V.

! JUSTE, JUSTICE, LIBERTÉ, MORALE

∼ PHILOSOPHIE DU DROIT

Il n’y a pas de relation analytique entre le droit et la morale. Du moins

peut-on affirmer qu’un droit juste inscrit dans la positivité du fonction-

nement d’un État une certaine mesure de justice et de morale. C’est le

mouvement même de l’histoire, selon Kant, que d’inscrire progressive-

ment dans les Constitutions le point de vue universel et éthique qui ne

se trouvera réalisé que dans la “Constitution naturelle”. C’est dans cette

tension entre le droit positif, qui est aussi celui de l’extrême


injustice où

chacun à titre privé vient réclamer son dû, et le droit universel qui
tend à

considérer l’humain plutôt que chaque homme ou femme en particulier,

que se joue la notion de droit. Toutes les contradictions du droit en


dérivent : le droit peut-il prescrire le moment où il convient de modifier

le droit lui-même, y a-t-il un droit de révolte, droit de l’homme et droit

du citoyen. C’est pourquoi l’espace décrit par le droit doit pouvoir être

parcouru par d’autres acteurs que les seuls techniciens, juristes et


profes-

sionnels de la loi. Car si le droit est véritablement l’expression de


l’esprit

d’un peuple, du moins faut-il, face aux sources très diverses où il puise

son existence (pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire dans le cas


de la

jurisprudence), le mettre sans cesse à la question. Les révolutionnaires

selon Kant sont ceux qui ont fait mûrir le droit sans jamais avoir à
s’exci-

per des règles du droit en vigueur.

PHILOS. DROIT

Le champ de la philosophie du droit est vaste et d’une


diversité qui résiste à toute présentation d’ensemble. Les dé-
bats, les problématiques et les façons de les aborder sont sou-
vent marqués par l’histoire et par les différences des cultures
juridiques nationales. Pour ne prendre qu’un exemple, il est
clair que Hegel 1 ne pense pas du tout dans le même contexte
juridique que R. Dworkin 2. Lorsque ce dernier oppose au
conventionnalisme (les juges appliquent des conventions
juridiques particulières) et au pragmatisme (les juges pro-
duisent des décisions indépendamment) l’idée du droit-in-
tégrité, qui associe jurisprudence et justice, il est manifeste
que sa conception d’un droit subordonné à l’interprétation

dominée par un principe de délibération est très marquée par

le contexte juridique anglo-saxon. En un sens, il ne fait pas

la philosophie du même droit que celui dont parlait Hegel. Il


n’est pas étonnant dès lors qu’il n’y ait que peu de points de
comparaisons possibles entre ces deux pensées. Aussi l’idée
d’une courte présentation synthétique des différentes pensées

qu’on peut regrouper sous le nom général de philosophie du


droit est-elle largement illusoire. On peut cependant expli-
citer le sens d’une philosophie du droit et évoquer quelques
grandes questions débattues.

Pourquoi une philosophie du droit ?

Si le droit a déjà ses spécialistes, les juristes et tous les profes-


sionnels du droit de manière générale, quel peut être l’apport

du philosophe ? La différence du philosophe et du juriste,


comme le souligne Kant 3, apparaît lorsque l’on pose la ques-

tion fondamentale « qu’est-ce que le droit ? ». La réponse est


l’objet du philosophe, elle est métajuridique. Car pour celui
qui se tient dans les limites de la connaissance des lois posi-
tives, elle ne peut donner lieu qu’à une tautologie : le droit
est le droit, c’est-à-dire ce que l’ensemble des lois positives
définit comme le droit. Or une compréhension du droit méta-
juridique est nécessaire puisque c’est elle seule qui permet
d’évaluer, non simplement la conformité aux lois, mais bien
les lois elles-mêmes. Dire si une loi est bonne ou si elle est
juste est l’affaire d’une raison qui se préoccupe de la nature
des lois aussi bien que de leur justification, des fondements
du droit, de l’idée de justice, etc. Ainsi une philosophie du
droit, qui ne peut être confondue avec la science du droit du

juriste et qui en est le nécessaire complément, est indispen-


sable. Elle s’interrogera sur les sources du droit aussi bien

que sur ses fins.

Les fondements du droit

Un des problèmes majeurs de la philosophie du droit est


celui des sources du droit (la métaphore vient du De legibus
de Cicéron). Comment le droit positif peut-il être à la fois
positif et normatif ? La question, formulée en d’autre termes
consiste à savoir si le droit est antérieur à la loi. Les lois
présupposent-elles le droit (comme si elles le faisaient exis-
ter comme quelque chose qui les précède) ou, au contraire,
produisent-elles par elles-mêmes le droit ? Les philosophes

du droit naturel, ou jusnaturalistes, considèrent que si la loi


positive peut être juste, c’est parce que le droit naturel est
fondement du droit positif. C’est ce qui distingue la contrainte
légale de la contrainte arbitraire (en quoi les règles du droit
ne sont pas les règles d’un jeu) et c’est parce qu’elle est juste
que les citoyens peuvent être tenus d’obéir à la loi. Le droit
naturel doit fonder le droit positif, inspirer l’élaboration des

lois positives et servir à leur évaluation.

À l’opposé des jusnaturalistes, les tenants de ce qu’on


peut appeler en termes contemporains le « positivisme juri-
dique » affirment, Hobbes le premier, qu’il n’y a de droit que
par la loi. Hobbes souligne que celles qu’on appelle « lois
de nature » ne deviennent véritablement lois que lorsque la
république est établie, c’est-à-dire lorsque le pouvoir souve-

rain oblige les hommes à leur obéir, c’est-à-dire lorsqu’elles


sont devenues aussi des lois civiles 4. Spinoza, de son côté, se

livre à une critique décapante de la notion de droit naturel,

en soulignant que, si le droit naturel est celui qui se déduit

de la nature humaine, alors il n’est pas déterminé par la rai-

son, mais par le désir et la puissance, puisque les hommes


downloadModeText.vue.download 321 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

319

ne sont pas d’abord déterminés par la raison mais, comme


tous les êtres de la nature, par le désir de persévérer dans
leur être et d’augmenter leur puissance d’agir. « Par exemple,
les poissons sont déterminés par la nature à nager, les gros à
manger les petits, et c’est donc par un droit naturel souverain
que les poisons sont maîtres de l’eau et que les gros poissons
mangent les petits. 5 » Au XXe s., Kelsen 6 a profondément mar-
qué le positivisme juridique en insistant sur l’idée de norme.
Les normes du droit, qui servent à interpréter les faits comme
conformes ou non au droit, sont crées par la coutume ou
par une édification consciente. La norme juridique doit être
comprise comme un cadre pour l’interprétation. Les normes
sont hiérarchisées (par exemple la loi est subordonnées à
la constitution), mais toute application de la loi, qui résulte
d’une interprétation de la norme juridique, est ipso facto créa-
tion de droit. Le droit subjectif (lorsqu’on dit que quelqu’un
possède un droit, par exemple le droit de se faire rembourser
un prêt) n’existe pas avant les normes juridiques positives,
ni même en dehors d’elles, comme le croient les jusnatura-
listes : il est simplement la possibilité juridique de contraindre
(par exemple, de contraindre juridiquement l’autre à me
rembourser).

Les fins du droits

La question des fins du droit est une autre question récur-


rente des philosophies du droit. La formule d’origine cicéron-
nienne, très souvent citée, salus populi suprema lex esto (« le
bien du peuple est la suprême loi »), donne la visée du bien
général comme objectif premier du droit. Elle trouve un écho
dans l’utilitarisme moral de [line]J. S. Mill qui ne se contente
pas d’affirmer, après de nombreux auteurs, qu’il est conforme
à l’utilité générale que les droits de chacun soient garantis, en
particulier ceux qui sont relatifs à la propriété, mais qui fait

de cette utilité générale le but même du droit. Un de ses ins-


pirateurs, Bentham, écrivait déjà, au tout début du Traité des
preuves judiciaires, que « l’objet des lois est de produire, au
plus haut degré possible, le bonheur du plus grand nombre ».

Kant s’était insurgé déjà contre ce genre d’analyse,


puisqu’on peut bien au nom du bonheur général, priver tout
les citoyens de leur liberté innée, ou confisquer la terre d’un
peuple au motif qu’il ne sait pas la cultiver lui-même (ou
spolier une minorité au profit du bonheur du plus grand
nombre). La fin du droit ne peut être que la constitution
d’une société juridique parfaite, qui doit se réaliser dans l’ac-
cord juridique des États entre eux, c’est à dire dans un droit
cosmopolitique, où cessent les guerres, qui sont toujours des
plages de non droit : « Cette institution universelle et perpé-
tuelle de la paix n’est pas une simple partie, mais constitue
la fin ultime tout entière de la doctrine du droit [...] car l’état

de paix n’est que l’état du mien et tien garanti par des lois, au
milieu d’une masse d’hommes voisins les uns des autres donc

réunis au sein d’une constitution 7. » Héritier de Kant sous

certains aspect, J. Rawls, à son tour, ancre sa réflexion sur le


droit dans l’idée d’une primauté de la justice sur toute autre
considération : « Nous dirons qu’une société est bien ordon-
née lorsqu’elle n’est pas seulement conçue pour favoriser le
bien de ses membres, mais lorsqu’elle est aussi déterminée

par une conception publique de la justice. 8 »

▶ Les sociétés modernes ont souvent assigné au droit une


finalité qui peut être compatible avec chacune des deux
conceptions précédentes : la protection des individus et en
particulier de leurs propriétés. Dans une analyse quelque

peu réductrice, on fait souvent du Second traité du gouver-

nement de Locke un des textes où s’exprime en premier lieu

cet individualisme juridique moderne : « La fin essentielle

que poursuivent des hommes qui s’unissent pour former une

république, et qui se soumettent à un gouvernement, c’est la

préservation de leur propriété. 9 »

Colas Duflo

✐ 1 Hegel, F., Principes de la philosophie du droit, trad. J. F. Ker-

végan, PUF, Paris, 1998.

2 Dworkin, R., l’Empire du droit, trad. E. Soubrenie, PUF, Paris,


1994.

3 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine du droit, Intro-

duction, § B, in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade,


Paris, 1986, t. III.

4 Hobbes, T., Léviathan, ch. XVIII, trad. F. Tricaud, Sirey, 1971.

5 Spinoza, B., Traité théologico-politique, trad. J. Lagrée et P.-


F. Moreau, PUF, Paris, 1999, p. 505.

6 Kelsen, H., Théorie pure du droit, trad. C. Eisenmann, Dalloz,


Paris, 1962 ; Théorie générale des normes, trad. O. Beaud et
F. Malkani, PUF, Paris, 1996.

7 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine du Droit, in


OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1986, t. III,
p. 629.

8 Rawls, J., Théorie de la justice, trad. C. Audard, Seuil,


coll. Points-essais, Paris, 1997, p. 31.

9 Locke, J., Second traité du gouvernement, trad. J. F. Spitz et


C. Lazzeri, PUF, Paris, 1994, p. 90. Locke précise bien que sous

le nom générique de propriété, il entend la vie, la liberté et les


biens.

Voir-aussi : Duflo, C., Kant, la raison du droit, Michalon, 1999.

Goyard-Fabre, S., et Sève, R., les Grandes questions de la philo-


sophie du droit, PUF, Paris, 1986.

! JUSTICE, LIBERTÉ, PROPRIÉTÉ

∼ DROITS DE L’HOMME

MORALE, POLITIQUE

Droits naturels et imprescriptibles de tout individu, sans


distinction de sexe, d’origine ou de religion. La déclaration

de 1789 évoque quatre droits fondamentaux : la liberté, la


propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.

Ancrée dans l’idée de droit naturel, l’idée de droits de l’homme

trouve son expression emblématique dans la déclaration des


droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, placée
en préambule de la constitution de 1791, qui est le modèle
de toutes les déclarations des droits de l’homme ultérieures,

dont la plus connue est peut-être la déclaration universelle


des droits de l’homme adoptée sous forme de charte par l’as-
semblée générale des Nations-Unies le 10 décembre 1948. La
déclaration de 1789 affirme l’idée de droits de l’homme, en

référence à des droits naturels de l’individu et du sujet poli-


tique. Ce sont les fondements de l’institution politique, qui a
pour fin première de les préserver.

« Les représentants du peuple français, constitués en As-


semblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou
le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des
malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont
résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits
naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, afin que cette dé-
claration, constamment présente à tous les membres du corps

social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs. »

Dans l’esprit de ses auteurs, il est important qu’il y ait

déclaration, c’est-à-dire que les droits de l’homme, fonde-


downloadModeText.vue.download 322 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

320

ments de toute bonne constitution, soient exposés, rendus


publics et protégés par la loi. Il y a là un acte politique, fondé
sur une philosophie du droit naturel, qui passe par une péda-
gogie politique. La déclaration affirme d’abord la liberté et
l’égalité juridiques, avant d’exposer les principes essentiels de
la philosophie jusnaturaliste à laquelle elle se rattache : « Les
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les
distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité
commune » (art. 1). « Le but de toute association politique
est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de
l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la
résistance à l’oppression » (art. 2). Les quinze articles suivants
développent ces premiers éléments. Après l’affirmation de la
souveraineté de la nation, ils explicitent le sens à donner à la
notion de liberté politique (« pouvoir faire tout ce qui ne nuit
pas à autrui »), qui ne peut être délimitée que par la loi, et qui
se réalise comme liberté physique (ne pas pouvoir être arrêté
arbitrairement), liberté d’opinion (notamment religieuse) et
d’expression (notamment par voie de presse). L’égalité de-
vant la loi et devant la justice, ainsi que devant l’impôt, est
soulignée, fondée sur la reprise de l’affirmation rousseauiste
de la loi comme expression de la volonté générale. Le der-
nier article reprend l’affirmation de la propriété comme « droit
inviolable et sacré ».

La déclaration de 1789 hérite par bien des aspects de dé-


clarations antérieures, dont les plus connues sont la Magna
carta de 1215, la Petition of Rights de 1629 et le Bill of Rights
de 1688. Mais ce sont surtout les diverses déclarations liées

à la révolution américaine, ancrées dans la revendication de

droits politiques inaliénables, comme la liberté individuelle,


la liberté religieuse, la propriété, etc., qui peuvent se présen-
ter comme des modèles pour celle de 1789. La déclaration de
l’indépendance du 4 juillet 1776 est de ce point de vue exem-
plaire : « Les hommes naissent égaux ; (...) leur Créateur les a
dotés de certains droit inaliénables parmi lesquels sont la vie,
la liberté, la recherche du bonheur ; (...) les gouvernements
humains ont été institués pour garantir ces droits. »

Philosophie et droits de l’homme

Il n’en reste pas moins que, comme expression de cet événe-


ment historique et politique qu’est la Révolution française, la
déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en
laquelle se résument différents courants de philosophie poli-
tique antérieurs, devient presque immédiatement un sujet de
réflexion pour les philosophes, en particulier en Allemagne.
Kant voit dans l’enthousiasme que la Révolution française
suscite chez un spectateur impartial le signe d’une disposi-
tion morale de l’humanité qui permet de croire au progrès de
l’humanité dans l’histoire. C’est que la France présente alors
le spectacle d’un peuple qui défend et proclame son droit, et
qu’il y a une tendance morale en nous qui fait que nous ne
pouvons nous empêcher d’approuver l’affirmation du droit
de l’humanité 1. Mais c’est autour de l’inventaire même de ces
droits que le débat se focalise. L’article deux en dressait la
liste sans hiérarchie : liberté, propriété, sûreté, résistance à
l’oppression. Kant en ordonne la formulation. Il n’y a qu’un
seul droit inné, qui appartient à tout homme en vertu de
son humanité, c’est la liberté. La propriété en est une consé-
quence nécessaire dans la mesure ou cette liberté extérieure
doit avoir des objets dont l’usage est en sa puissance. La
sûreté, qui seule rend la propriété durable, est ce qui doit être
produit par le passage de l’état de nature à l’état juridique,
état de justice distributive où une constitution garantit le

droit. Ce que Kant ne peut admettre, en revanche, c’est l’idée


d’un droit de résistance à l’oppression. C’est que la différence
entre l’état juridique et l’état de nature tient dans la soumis-
sion à une volonté universellement législatrice. Toute insou-
mission sape l’état juridique lui-même, et retourne à l’état de
nature. Elle ne peut par conséquent être un droit, qui serait
un droit de supprimer l’état de droit. Le prétendu droit de se
révolter est donc contradictoire : « Pour que le peuple soit ha-
bilité à résister, il faudrait que l’on dispose d’une loi publique
qui permette cette résistance du peuple, c’est-à-dire que la
législation suprême renferme un article stipulant qu’elle n’est
pas suprême et assimilant, d’un seul et même jugement, le
peuple qui est sujet au souverain de celui auquel il est soumis
– ce qui est contradictoire. 2 » En quoi Kant s’oppose au jeune
Fichte, qui se passionne pour la Révolution française et pour
sa promulgation des droits de l’homme, et qui proclame le
droit qu’à l’homme de réaliser lui-même son droit, y compris
par la violence. Il est légitime de renverser un pouvoir qui
ne respecte pas les droits de l’homme, dans la mesure où ces
droits priment sur la considération de la stabilité politique 3.

Critique des droits de l’homme

Marx souligne pour sa part combien les déclarations de 1789


et de 1791 sont liées à un moment historique déterminé. Il
note qu’il y a dans l’intitulé même, « droits de l’homme et du
citoyen », la trace d’une contradiction mal résolue. Les droits
de l’homme, tels que les posent les déclarations sont en réa-
lité ceux de l’individu égoïste : la liberté est définie négative-
ment, la propriété est comprise comme droit de garder son
bien privé, et la sûreté n’est rien de plus que la protection
de ce bien : « Aucun des prétendus droits de l’homme ne
s’étend au delà de l’homme égoïste. 4 » Lorsque la déclaration
définit le but de toute association politique par la conserva-
tion des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, elle
trahit bien que, en fait de droits de l’homme et du citoyen, il
s’agit de mettre le second au service du premier, c’est-à-dire
de soumettre la communauté politique aux seuls intérêts pri-
vés. Les droits de l’homme sont donc simplement le reflet de
l’évolution de la société du XVIIIe s. vers la société bourgeoise,

et correspondent à l’affirmation politique et idéologique du


bourgeois. L’homme des droits de l’homme, c’est lui. « On

a montré que la reconnaissance des droits de l’homme par


l’État moderne n’a qu’une signification : la reconnaissance de
l’esclavage par l’État antique. En effet, si la base naturelle de
l’État antique est l’esclavage, celle de l’État moderne est la
société bourgeoise, l’homme de la société bourgeoise, c’est-

à-dire l’homme indépendant, rattaché aux autres hommes par

le seul lien de l’intérêt privé et de l’aveugle nécessité natu-


relle, l’esclavage du travail par le gain, l’esclavage de son

propre besoin égoïste et du besoin égoïste d’autrui. 5 »

▶ L’analyse marxiste montre à quel point cette proclamation


de droits de l’homme qui prétend valoir universellement s’en-
racine dans la situation sociale et historique particulière de
ses auteurs, représentants de la bourgeoisie française de la fin
du XVIIIe siècle. En détournant cette analyse, qui ne contestait
pas tant l’idée même de droits de l’homme que leur formu-
lation et la finalité particulière de cette énonciation, des voix
se sont élevées dans certains pays pour assigner les droits
de l’homme à une expression particulière de la conscience
occidentale et pour assimiler l’universalisme de leur formu-
lation à un impérialisme déguisé. Les droits de l’homme ne
seraient alors que le témoignage d’une culture qui n’aurait
downloadModeText.vue.download 323 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

321

pas de leçon à donner aux autres. Cette contestation de l’idée


même de droits de l’homme, par l’affirmation du relativisme
des valeurs culturelles, vaut ce que valent ses finalités : elle
sert à ceux qui veulent continuer à pratiquer l’excision, à
ceux qui veulent continuer d’emprisonner leurs opposants
politiques, etc.

Colas Duflo

✐ 1 Kant, E., le Conflit des facultés, 2e section, § 6, in OEuvres


philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1986, t. III.

2 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine du Droit, in


OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, 1986, t. III,

p. 587.

3 Fichte, J. G., Considérations destinées à rectifier les jugements


du public sur la Révolution française, trad. J. Barni, préf. M. Ri-
chir, Payot, Paris, 1989.

4 Marx, K., la Question juive, cité par B. Bourgeois, Philosophie


et droits de l’homme, de Kant à Marx, PUF, Paris, 1990, p. 105.
5 Marx, K., la Sainte Famille, cité par B. Bourgeois, Ibid., p. 110.

! LIBERTÉ, PROPRIÉTÉ

L’éthique peut-elle
commander le droit ?

Quelle portée et quelle signification accor-

der au fait qu’un ordre juridique défini par

l’ensemble des lois en vigueur dans une so-

ciété donnée, autrement dit par ce que l’on


nomme un droit positif, puisse entrer en conflit avec des
convictions éthiques qui reposent sur une loi ou un ordre
censés être supérieurs à ceux de la cité (Antigone), ou
sur une instance censée exprimer ce que tout homme
considère comme juste (Socrate) ? Faut-il en conclure
que l’éthique peut commander le droit, et que la validité

de tout droit positif repose sur un accord, ou du moins

un non-désaccord, avec des normes qui définissent ce

qui vaut et ce qui ne vaut pas sur le plan éthique ? Ou

faut-il penser que l’autonomie et la spécificité du droit

imposent d’en concevoir la normativité hors de toute

référence à l’éthique ?

LE DROIT COMME INSTRUMENT AU SERVICE

D’UNE ÉTHIQUE « ABSOLUTISTE » ?

S i l’on définit l’éthique comme une représentation du

sens de l’existence humaine fondée sur la référence à un


bien absolu, force est d’abord de reconnaître qu’il n’est pas
sans dangers d’affirmer que l’éthique commande le droit :
subordonner le droit à une éthique particulière, en faire l’ins-
trument d’un pouvoir imposant par la contrainte tel ou tel
idéal de vie, n’est-ce pas détruire la possibilité même d’une
coexistence ou d’une tolérance mutuelles entre des groupes,
qui, au sein d’une même société, se réclament de convictions
éthiques différentes ? Comment éviter, dans cette perspective,
les heurts violents entre divers « fondamentalismes », religieux
ou non, dont chacun prétend détenir la vérité exclusive quant
aux fins ultimes de l’homme et aux voies de son salut ? Peut-
être dira-t-on qu’il suffit, pour écarter la difficulté, de rem-
placer telle ou telle détermination particulière du bien par
un bien universel ? Mais le remède n’est-il pas pire que le

mal ? En réduisant le droit à l’éthique, puisque « la science

mystérieuse [...] de la législation » consiste à « mettre dans les


lois et dans l’administration les vertus morales reléguées dans
les livres des philosophes, et à appliquer à la conduite des
peuples les notions triviales de probité que chacun est forcé
d’adopter pour sa conduite privée 1 », Robespierre aboutit à un
terrorisme de la vertu, mis en oeuvre par un gouvernement
qui, se voulant l’incarnation exclusive de l’universel, finit par

voir en la singularité même de chacun une menace qui en fait

un suspect et un coupable potentiel 2.

LA DISTINCTION DU DROIT ET DE L’ÉTHIQUE :

LE POSITIVISME JURIDIQUE
D ans ces conditions, la solution n’est-elle pas de séparer
les deux domaines et de dire que le droit, chargé d’assu-
rer la coexistence pacifique et la collaboration des membres
d’une société, est une « technique sociale » basée sur la
contrainte 3, qui n’exige des citoyens que la conformité « exté-
rieure » de leurs actes à la loi, abstraction faite des mobiles 4 ;

alors que l’éthique, soucieuse du bonheur de l’individu, dont

elle vise « l’absolu accord avec soi-même 5 », exige la pureté


des intentions, mais ne concerne que la sphère privée de
l’existence ?

Cette solution a l’avantage de permettre, outre le fait de


dissiper les confusions dues à la polysémie du terme justice 6,
que soit tolérée n’importe quelle conviction éthique, pourvu
qu’elle demeure une affaire privée et ne trouble pas l’ordre

social dont le droit est le garant 7. Mais n’a-t-elle pas aussi


l’inconvénient de conduire à une pure et simple identifica-
tion entre justice et légalité ? Autrement dit de reposer sur un
positivisme pour lequel c’est la loi positive et elle seule qui
dit ce qui est juste, toute référence à d’autres normes étant un
non-sens juridique 8 ?

La thèse dispose d’arguments solides : ainsi est-il certain


que les défenseurs d’une justice supra positive ont le plus
grand mal à s’accorder sur son contenu, ou encore que leurs
principes sont d’une généralité telle qu’il est impossible de
leur conférer un sens précis et univoque, de sorte que l’invo-
cation d’une justice transcendante relèverait d’une pure idéo-
logie –par opposition à une théorie scientifique 9 – et, qui
plus est, d’une idéologie dangereuse qui ruine le principe de
la sécurité juridique en introduisant indétermination et arbi-
traire là où il importe au contraire que le juge dispose de
règles déterminées et techniquement interprétables, et que
tout citoyen puisse calculer les conséquences légales d’un

comportement 10.

Ces arguments sont en outre difficiles à contester sur le


plan où ils sont énoncés, c’est-à-dire celui de la réflexion du
juriste ou de la pratique judiciaire : le juge, en effet, n’a pas
à substituer ses convictions éthiques à la loi, même si les
lacunes du droit ou la nécessité d’adapter la règle à la singu-
larité du cas peuvent imposer de corriger ce qu’aurait d’in-
juste l’application mécanique de la loi (summum jus, summa
injuria) au nom d’un souci éthique d’équité 11.

Pourtant, la conscience contemporaine peut-elle accepter


sans réticence cette distinction entre le domaine des faits et

celui des valeurs, c’est-à-dire ici entre le plan du jugement


éthique et celui de la réflexion proprement juridique ? Ins-
truite par l’expérience historique, n’est-elle pas tentée de pro-
tester lorsque H. Kelsen écrit, à propos du « droit de certains
États totalitaires » instituant des camps de concentration ou

d’extermination : « si énergiquement que l’on puisse condam-


downloadModeText.vue.download 324 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

322

ner de telles mesures d’un point de vue moral, on ne peut ce-


pendant les considérer comme étrangères à l’ordre juridique
de ces États » 12 ? N’est-il pas préférable d’admettre qu’il y a
des lois et des ordres juridiques injustes, ou qu’il y a des lois
qui ne sont pas de vraies lois parce qu’elles contredisent ce
qui est vraiment juste ?

LE DROIT NATUREL :

LA CONCEPTION ARISTOTÉLICIENNE

R este que, pour parler de vraie loi ou de justice véritable,


il faut disposer d’un critère permettant de distinguer avec
certitude le juste de l’injuste. Or la recherche d’un tel critère
n’est-elle pas vaine ? Si les lois varient d’une société à l’autre,
comment parvenir en effet à une définition de la justice valant
pour tout homme, en tout temps et en tout lieu ?

Quelle que soit la force de l’argument, on peut néanmoins


douter qu’il soit convaincant. Ainsi Aristote, dans un passage
célèbre de l’Éthique à Nicomaque où il discute les thèses des
sophistes pour qui toute législation est une convention arbi-
traire, déclare que les lois positives varient, mais qu’il y a
cependant un « juste de nature », bien qu’il soit changeant
et que, contrairement au feu « qui brûle également ici et en
Perse », il ne soit jamais toujours et partout le même.

Que veut dire Aristote ? Et qu’entend-il par « juste de na-


ture » ? Il est clair tout d’abord que celui-ci ne correspond
à aucun contenu concret, puisque, sur ce plan, tout est va-
riable. Il s’agit donc d’une forme, comparable à celle dont la
connaissance permet, sur le plan biologique, de distinguer
le normal du pathologique ou du monstrueux, qui désigne
ce sans quoi il n’y aurait ni État, ni loi, c’est-à-dire la struc-
ture fondamentale du droit, la forme universelle à l’intérieur
de laquelle on peut fixer arbitrairement des règles, diverses
selon les cités, mais dont chacun reconnaîtra la validité, étant
entendu qu’une telle forme, à la différence d’une Idée pla-
tonicienne, n’existe que dans la multiplicité des contenus
qu’elle informe 13.

Que peut-on en conclure ? Faut-il insister sur le fait que le


point de vue aristotélicien nous est devenu étranger, dans la
mesure où seule la référence à une représentation de l’uni-
vers – le Cosmos – rendue obsolète par la science moderne,
lui permet de parler d’une forme du juste et de la concevoir
comme une fin naturelle 14 ? Doit-on soutenir au contraire
qu’en adoptant l’auto compréhension moderne de l’homme,
qui cesse de se percevoir comme un étant inséré dans l’ordre
téléologique de la nature pour se concevoir comme un sujet
libre et fini, il est possible de retrouver non seulement la
question du « juste de nature », mais aussi une part de la solu-
tion qu’en avait esquissée Aristote ?
MORALE FORMELLE,

JUSTICE ET DROIT POSITIF

P eut-être faut-il ici partir de la conception du fondement de


la morale telle que l’explicite Kant, autrement dit du cri-
tère, formel et négatif, de « l’universabilité » de toute maxime
d’action concrète, et se demander à quelle définition de la
justice cela peut conduire. Sans doute Kant nous fournit-il
un certain nombre d’éléments de réponse : ainsi fait-il du
« contrat originaire », qui oblige tout législateur « à produire
ses lois de telle façon qu’elles puissent être nées de la volonté
unie de tout un peuple (...) la pierre de touche de la confor-
mité au droit de toute loi publique 15 » ; ou encore oppose-
t-il au « moraliste politique », qui subordonne la morale aux

intérêts de l’homme d’État, le « politique moral » soucieux de

réformer le droit « suivant le droit naturel, comme l’Idée de


la raison nous en présente le modèle sous les yeux 16 ». Mais
qu’en est-il du « principe universel » qu’énonce la Doctrine
du droit ? Concevoir la justice comme la coexistence « de la
liberté de l’arbitre de tout un chacun avec la liberté de tout

autre selon une loi universelle », n’est-ce pas demeurer tribu-


taire de l’individualisme qui caractérise les problématiques
modernes du droit naturel ? En ce sens, n’est-il pas préférable

de se référer, plus qu’à Kant lui-même, à la réinterprétation


de sa philosophie juridico-politique que propose la pensée
contemporaine, lorsque, refusant de subordonner le juste au
bien, elle cherche une réponse aux insuffisances du positi-
visme juridique du côté d’une théorie « procédurale » de la
justice ? Ne peut-on ainsi espérer aboutir à une fondation du
droit qui, malgré les différences manifestes qui séparent for-
malisme kantien et formalisme aristotélicien, pourrait cepen-
dant jouer pour la modernité un rôle analogue à celui que
joue la conception d’Aristote dans le contexte antique, en ce
qu’elle parviendrait à s’accorder avec le fait de la variabilité
historique des systèmes de droit positif ?

Ainsi, J. Rawls 17 imagine une situation où des agents ca-


pables de rationalité ignorent tout de leurs déterminations
concrètes, en y voyant la garantie de ce que leur choix de
principe de justice sera un choix universel et désintéressé. De
même, J. Habermas soutient que normes morales et normes
juridiques, quoique distinctes, dérivent du principe selon le-
quel ne sont valides que les normes d’action « sur lesquelles
toutes les personnes [...] concernées [...] pourraient se mettre
d’accord en tant que participants à des discussions ration-
nelles 18 ». Enfin, dans une autre perspective, E. Weil montre
comment l’homme moral peut, en refusant le moralisme de
la « belle âme » pour agir positivement dans le monde, abou-
tir à la définition philosophique d’un droit naturel exigeant
qu’« un droit positif cohérent règle tous les rapports pratiques
des hommes de telle manière que soit respecté leur sentiment
de l’égalité des êtres raisonnables en même temps que l’éga-
lité même (telle qu’elle apparaît au philosophe) » 19.

Il semble clair que ces conceptions peuvent toutes propo-


ser une réponse affirmative à la question de savoir si l’éthique
commande le droit parce que, refusant d’identifier l’éthique
à un système de valeurs à la fois absolues et concrètes, elles

voient en elle une exigence formelle – l’exigence morale


d’universalité ou d’égalité entre les hommes conçus comme
êtres raisonnables – qui doit informer le monde historique et
s’y concrétiser en un système cohérent de lois positives.

Ce formalisme permet certes de récuser la légitimité d’un


ordre juridique fondé sur la violence ; mais suffit-il à établir
en quoi consiste un mode d’organisation juridico-politique
adéquat à l’exigence d’universalité ? N’est-il pas nécessaire,
au contraire, de se tourner sur ce point vers l’histoire, en se

demandant si et comment une telle exigence a pu y trouver


un début de réalisation ?

ACTION RAISONNABLE, ÉTAT DÉMOCRATIQUE

ET JURIDICISATION DE LA VIE SOCIALE

O n peut constater, de ce point de vue, que tous ces au-


teurs voient en l’État moderne de type démocratique
la forme d’organisation qui satisfait le mieux – ou le moins
mal – aux exigences d’une subordination du droit à la morale,
même si leurs arguments divergent – E. Weil ou J. Haber-

mas semblant plus critiques à l’égard du libéralisme politique


downloadModeText.vue.download 325 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

323

que ne l’est J. Rawls, et ce pour des raisons elles-mêmes


divergentes insistance sur le caractère raisonnable de la struc-
ture de l’État démocratique chez l’un, sur la possibilité légale
d’une « action communicationnelle » chez l’autre).

En découle-t-il cependant, comme pourrait inciter à le


croire la juridicisation accrue des rapports sociaux que l’on
observe dans la plupart des États démocratiques, que le droit
y serait devenu une sorte d’instance suprême, capable de se
substituer à l’action politique ou, pour user de la formule
provocatrice de A. Mac Intyre, que les juges et les juristes
formeraient désormais le « véritable clergé » de l’État libéral 20 ?

Ce serait oublier que nous vivons au sein d’un monde qui,


même informé par la raison, demeure largement un monde
de violence, c’est-à-dire un monde où le contenu des lois
positives provient, la plupart du temps, de compromis tra-
duisant l’état des rapports de force entre groupes dominants
et groupes dominés (étant entendu que cet aspect ne remet
nullement en cause la signification éthique intrinsèque de la
pratique judiciaire, liée à son caractère dialogique et argu-
mentatif) 21. Aussi peut-être doit-on, au lieu de professer un
« idéalisme » du droit, se demander – dès lors qu’est exclue,
du moins dans les États démocratiques, une action révolu-
tionnaire – quelle forme peut prendre une action politique
qui viserait une concrétisation plus satisfaisante, sur le plan
légal, de l’exigence morale d’universalité : faut-il poser, avec
Weil, que seuls les gouvernements possèdent la capacité
d’agir politiquement, au sens strict du terme, et soutenir, en
retrouvant par là le thème kantien d’une réforme progressive
de l’État « par le haut » 22, que l’intérêt bien compris des gou-
vernements démocratiques doit les conduire, sauf à courir le
risque d’être démis légalement, à faire droit aux aspirations
raisonnables des citoyens, telles que les exprime, de façon
plus ou moins confuse, le sentiment moral de la majorité
d’entre eux ? Doit-on estimer au contraire avec Habermas
que, dans un monde dominé par des systèmes politiques et
économiques indifférents aux aspirations du monde vécu, la
« moralisation » du droit ne peut reposer que sur l’action des
citoyens eux-mêmes, autrement dit sur une « action commu-
nicationnelle », chargée de faire valoir le potentiel émanci-
patoire que recèlent les contenus normatifs de l’État démo-
cratique au-delà de l’interprétation restrictive qu’en propose
la légalité instituée ? Ou bien importe-t-il plutôt d’essayer de
réactiver la problématique classique du droit de résistance en
voyant par exemple en la désobéissance civile une sorte de
correctif permanent aux tendances autoritaires qui subsistent
en tout État démocratique 23 ?

▶ Malgré leurs divergences manifestes sur le plan politique,


ces conceptions possèdent cependant un point commun :
elles montrent, chacune à leur façon, que la fonction du droit
n’est pas uniquement de garantir la paix sociale mais plutôt
d’être, en un monde où les États et les sociétés demeurent

des organisations particulières, le lieu où peut se détermi-


ner concrètement la signification de l’universel formel de la
morale, dès lors qu’il se veut le principe d’une action histo-
rique qui vise, non à imposer aux citoyens un sens absolu
et concret de l’existence, mais à créer – en garantissant à
tous et à chacun le droit d’en jouir effectivement – les condi-
tions (libertés fondamentales, mais aussi droits sociaux) en

l’absence desquelles il est insensé de prétendre que les indi-


vidus puissent vouloir conférer un sens raisonnable à leur

existence.

JEAN-MICHEL BUÉE

✐ 1 Robespierre, Discours du 18 floréal an II (7 mai 1794), in


OEuvres, X, Paris, 1912-1967, p. 446.

2 Hegel, F., Phénoménologie de l’es-


prit, trad. J.-P. Lefèvre, Paris, 1991, p. 395.

Bodei, R., Géométrie des passions, trad. M. Raiola, Paris, 1997,

pp. 329 sq.

3 Kelsen, H., Théorie pure du droit, adaptée de l’allemand par


H. Thevenaz, Neuchâtel, 1953, pp. 71 sq.

4 Kant, E., Métaphysique des moeurs, trad. A. Philonenko, Paris,


1971, p. 93.

5 Fichte, J. G., Fondement du droit naturel selon les principes


de la doctrine de la science, trad. A. Renaut, Paris, 1984, p. 26.

6 Aristote, Éthique à Nicomaque, v, 2, 1129a26, trad. J. Tricot,


Paris, 1959, p. 216.

7 Locke, J., Essai sur la tolérance, trad. J. Le Clerc, Paris, 1992, pp.
105 sq.

Bayle, P., Pensées diverses sur la comète, § 172, Paris, 1994,


pp. 102 sq.

8 Austin, J., The Province of Jurisprudence Determined (1832),


Cambridge, 1995.

9 Kelsen, H., Justice et droit naturel, trad. E. Mazingue in An-


nales de philosophie politique, vol. III, Paris, 1959.

10 Weber, M., Économie et société, t. I, trad. J. Freund et alii,

Paris, 1971, p. 350.

11 Perelman, C., Éthique et droit, Bruxelles, 1990, p. 519.

Hegel, F., Principes de la philosophie du droit, § 214, § 223, trad.

R. Derathé, Paris, 1975.

12 Kelsen, H., Théorie pure du droit, trad. de la 2e éd. de la Reine


Rechtslehre par C. Eisenmann, Paris, 1962, p. 56.

13 Weil, E., « Du droit naturel », in Essais et conférences I, Paris,

1970, pp. 179 sq.

14 Strauss, L., Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan, Paris, 1954.

Villey, M., Philosophie du droit, t. I, Paris, 1978.

Mac Intyre, A., Après la vertu, trad. L. Bury, Paris, 1997.

Renaut, A., et Sosoe, L., Philosophie du droit, Paris, 1991.

15 Kant, E., Sur le lieu commun il se peut que ce soit juste en


théorie, mais en pratique cela ne vaut point, trad. L. Ferry, Paris,
1986, p. 279.

16 Kant, E., Vers la paix perpétuelle, trad. J.-L. Poirier et F. Proust,

Paris, 1991, pp. 112 sq.

17 Rawls, J., Théorie de la justice, trad. C. Audard, § 4, Paris,


1987, pp. 44 sq.

18 Habermas, J., Droit et démocratie, trad.

C. Bouchindhomme, Paris, 1997, pp. 123 sq.


Habermas, J., Droit et morale, trad. C. Bouchindhomme, Paris,
1997, pp. 45 sq.

19 Weil, E., Philosophie politique, § 12, Paris, 1956, p. 36.

20 Mac Intyre, A., Quelle justice ? Quelle rationalité ?, trad. M. Vi-


gnaux d’Hollande, Paris, 1993, p. 370.

21 Ricoeur, P., « Le juste entre le légal et le bon », in Lectures 1,


Paris, 1991, pp. 193 sq.

22 Kant, E., le Conflit des facultés, trad. J. Rivelaygue, Paris, 1986,


p. 904.

23 Balibar, E., Droit de cité, La Tour d’Aigues, 1998, pp. 28-29.

Que sont les droits de

l’homme ?

La théorie moderne du droit naturel rompt

avec le droit tel qu’il fut pensé par Aristote

et pratiqué dans la Rome antique 1. Désor-

mais, le droit désigne une qualité inhérente

à un sujet. Le droit de l’individu n’est plus dérivé des


différentes formes d’égalité immanentes à la commu-
downloadModeText.vue.download 326 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

324

nauté, mais il devient originaire. Comprendre ce que


peuvent être des « droits de l’homme » suppose l’exa-
men du sens de cette transformation.

Pour Aristote, le droit ne saurait se réduire à la justice lé-


gale, à l’ensemble des lois. La signification du concept de
droit s’élabore à travers l’étude de la justice particulière 2. Une
première espèce de la justice particulière est « celle qui inter-
vient dans la distribution des honneurs ou des richesses ou
des autres avantages qui se répartissent entre les membres
de la communauté politique » 3. Le droit consiste dans un
juste partage des biens, il suppose la découverte d’une forme
d’égalité 4. C’est un secteur de la réalité, une juste proportion
visée par le juge chaque fois que des biens doivent faire
l’objet d’un partage 5. Dans un sens dérivé, il devient possible
de se référer à un droit de l’individu, entendu comme la part
dévolue à chacun, une fois la juste proportion déterminée.

Ainsi, le concept de droit présente trois caractères : il est


l’objet d’une recherche, parce qu’il existe dans les choses et
ne se déduit pas de la volonté du législateur. Il exprime tou-
jours une égalité immanente à un rapport social ; il est, en ce
sens, naturel. Il doit être reconnu par une autorité politique
afin que des individus puissent revendiquer leurs droits.

À quelles conditions peut-on inférer de la nature humaine


un droit originaire ? À condition de récuser la nature poli-
tique de l’homme et de l’envisager en dehors de toute socié-
té politique comme un individu qui se suffit à lui-même. Il
s’agit alors d’émettre l’hypothèse que cet état de nature aban-
donne les hommes à la jouissance d’une liberté illimitée. La
liberté surgit comme un droit subjectif, une qualité inhérente
au sujet, en raison de l’absence de toute loi transcendante
à l’état de nature 6. Ainsi se manifeste une nouvelle figure

du droit naturel qui n’est plus rattachée à l’ordre naturel ou


social, mais est conçue comme un libre pouvoir octroyé par
la condition naturelle des hommes : « Le droit de nature [...]
est la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son
pouvoir propre pour la préservation [...] de sa propre vie. 7 »

Le désir qui dérive nécessairement de la crainte d’un péril est

assimilé à une volonté libre 8.

Hobbes est pourtant l’un des rares penseurs du contrat

social à ne pas étayer sa philosophie politique sur l’existence

d’une volonté libre, mais sur la négation du libre arbitre 9. La

liberté naturelle traduit simplement ici l’absence d’obstacles

légaux qui pourraient contraindre, de l’extérieur, la volonté

nécessaire de disposer de tous les moyens pour sauvegarder

notre vie 10.

LES DROITS NATURELS DE L’HOMME

SELON HOBBES ET LOCKE

C ette libre volonté qui ne procède que de la dissipation


de toute instance légale suffit-elle à ériger un authen-
tique droit naturel de l’homme ? Ce pouvoir illimité de vouloir
ne se convertit véritablement en droit que s’il est soumis à
l’exigence originaire de conservation de soi.

Selon Hobbes, la crainte de la mort violente est ce foyer


primitif de la justice auquel il faut rattacher tout pouvoir natu-
rel pour le transformer en droit subjectif 11. Si cette liberté
illimitée s’impose au mépris de toute loi, c’est que la vulné-
rabilité de la condition naturelle des hommes rend juste ce
qui émane de la crainte de la mort 12. Cette justice primitive
est l’unique source du droit subjectif, de la jouissance d’une
liberté illimitée, affranchie de toute loi. Paradoxalement, un

droit à la liberté, construit artificiellement, découle en toute


nécessité de la crainte de la mort violente.

Le deuxième droit originaire que l’on peut inférer de la


nature de l’homme est la propriété. Lorsque Locke déclare
que la « fin essentielle » de l’État 13 est la conservation de la
propriété, il ne se réfère pas à la propriété dont il a été ques-
tion tout au long de son analyse 14, mais à l’exercice du droit
de propriété qui dérive de l’invention de la monnaie.

Tout en ayant recours au langage de la loi naturelle 15, Locke


va s’en émanciper progressivement. Dieu a créé l’homme et
demeure propriétaire de sa vie 16. Comme l’homme ne s’ap-
partient pas, il a des devoirs naturels : le devoir de se conser-
ver en vie ; le devoir de veiller à la conservation de l’huma-
nité lorsqu’il est certain d’avoir assuré la sienne. L’homme a,
en conséquence, des droits : le droit d’agir pour se conser-

ver en vie. Le droit de propriété découle logiquement de ce


droit fondamental. Si Dieu a fait don du monde à l’humanité

entière 17, la loi naturelle donne à chaque homme le droit

de s’approprier une part des richesses communes pour ses

besoins 18. Si la loi naturelle est la source de la propriété, le


travail en est le fondement 19. Comme l’énergie déployée par
l’activité laborieuse est indissociable du travailleur, celui-ci
possédera de droit les effets de son travail. L’homme dispose
donc d’un droit de propriété sur le produit de son indus-
trie, mais ce droit reste limité par l’usage. En effet, l’homme
n’ayant aucun droit sur ce qui n’est pas nécessaire à sa survie,

il ne peut, sans transgresser la loi divine, laisser se détériorer

des choses dont il n’a pas l’usage, car elles continuent, de ce


fait, à appartenir à leur créateur. Ce n’est pas tant le souci
de l’autre que le scandale moral du gaspillage qui limite la
propriété.

Mais ce n’est pas cette propriété embryonnaire que l’État


a pour fin de protéger. Dans cet état de nature, nul besoin
de gouvernement civil, puisque l’impuissance physique de
l’homme lui ôte toute possibilité de se procurer plus qu’il
ne peut consommer et de prendre à autrui la part nécessaire
dont il a besoin. Cette impuissance physique favorise la socia-
lité naturelle de l’homme.

Sous le coup de l’invention de la monnaie, le droit natu-

rel va perdre sa stabilité apparente pour subir une métamor-

phose radicale : le droit d’acquérir sans limite se substitue

au droit de jouir de ce qui est nécessaire à la vie 20. Que re-


cherchent les hommes lorsqu’ils inventent la monnaie ? Pour

Locke, l’institution de l’argent a fourni aux hommes l’occa-

sion de conserver et d’accroître leurs possessions 21. L’inven-

tion de la monnaie est l’occasion qui rend possible la libéra-

tion d’un désir, du désir le plus fondamental de l’être humain.


L’homme naturel est frustré, il ne peut posséder davantage

que le strict nécessaire 22. La monnaie rend l’extension des


possessions possible en évitant le gaspillage ; l’argent rend
possible le commerce.

Cependant, en quel sens le désir d’enrichissement illimité


peut-il devenir un droit ? N’est-il pas condamné par toute la

tradition chrétienne avec laquelle Locke refuse de rompre

ouvertement ? Locke justifie moralement le droit illimité d’ac-

quérir par sa conséquence essentielle, le bonheur de tous 23.

Dans le même temps, les lois naturelles qui nous invitent à


rechercher la paix 24 et à nous soucier du bien de l’huma-

nité 25 deviennent des règles de la raison au service d’un droit

naturel désormais originaire. Autrement dit, au terme du cha-


pitre V apparaît un désir puissant et tyrannique de bonheur
qui exige l’accumulation des fortunes 26 ; pour faire de ce désir
downloadModeText.vue.download 327 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

325

un droit, Locke l’intègre dans une théorie classique de la loi


naturelle 27. Locke tente d’inscrire dans la forme d’une loi natu-

relle transcendante un désir radicalement incompatible avec

celle-ci. En désignant implicitement ce désir comme attribut

constitutif de l’homme, comme une puissance qui n’attend

qu’une occasion pour se libérer 28, sans jamais tenter de lui

poser des limites, Locke assigne une fin à l’individu comme à


l’État. Le droit de propriété, consécutif au désir de bonheur,

est désormais constitué comme droit originaire, inaliénable et

naturel de l’homme. Il apparaîtra dans toutes les déclarations

des droits de l’homme.

Avec Hobbes et Locke, le concept de droit subit une dé-

rive sémantique décisive. Il apporte une caution juridique à

l’exercice d’un pouvoir absolu, nécessaire à la satisfaction des

intérêts de chacun. Comme l’écrit M. Villey 29, cette théorie

du droit reste étrangère au droit romain 30, lequel maintenait


une distinction implicite entre droit et pouvoir, notions que

la nouvelle théorie du droit subjectif confond. Le citoyen


romain ne disposait d’aucun droit absolu sur son domaine,

et, si le maître détenait le pouvoir de tuer l’esclave, aucune

forme de droit n’aurait su rendre ce forfait légitime. La fonc-

tion du droit à Rome n’aurait su qualifier ou légitimer un pou-

voir subjectif, mais simplement instaurer une égalité entre les

citoyens d’une même communauté 31. Quant au pouvoir sur

la chose, il se déterminait selon les moeurs et la morale. De

même, saint Thomas d’Aquin a distingué le droit de propriété

sur une chose, identique au droit de la gérer, de l’usage de

cette chose dont la science juridique ne donne aucune déter-

mination 32. C’est saint Paul, cité par saint Thomas d’Aquin,

qui « recommande aux riches de ce monde [...] de donner de

bon coeur et de savoir partager », et c’est donc la morale, et

non le droit, qui encadrait le pouvoir du propriétaire. L’inclu-

sion du pouvoir de l’individu dans la sphère juridique est

un événement majeur qui contribuera à l’émergence de la


représentation de l’État moderne, conçu comme instrument

de protection des droits de l’homme.

LE TRANSFERT DE POUVOIR DU CITOYEN

À L’ÉTAT : LE CONTRAT

M ais peut-on véritablement assurer la déduction des


droits de l’homme à partir du droit subjectif naturel ?
N’est-ce pas tenter de limiter la souveraineté en s’appuyant
sur ce qui la constitue ?

Hobbes comme Locke empruntent à l’école du droit natu-


rel la thèse de l’origine contractuelle de la souveraineté. La
source de la souveraineté réside dans le pouvoir que cha-
cun possède par droit de nature de se gouverner soi-même 33,
tandis que son fondement se trouve dans la convention par
laquelle les individus consentent à transférer une partie de
ce droit naturel pour garantir leurs droits inaliénables à la
sécurité et à la propriété.

Si « personne ne peut conférer à un autre plus de pou-


voir qu’il n’a en lui-même » 34, il faut donc distinguer la partie
du droit naturel dont on se dépouille pour instituer la sou-
veraineté de celle qui, précisément parce qu’elle ne saurait
être l’objet d’un transfert, assigne au pouvoir souverain sa
fin légitime. Les individus se démettent du droit que leur
confère l’état de nature de se gouverner eux-mêmes afin de
protéger leur liberté et leur propriété inaliénables. Les « droits
de l’homme » coïncident avec la partie inaliénable du droit
naturel.

L’ÉTAT ABSOLUTISTE HOBBÉSIEN

S elon Hobbes, le droit que les hommes retiennent dans la


société politique doit être d’abord inféré de la nature de
l’acte contractuel par lequel les individus édifient la puissance
souveraine : « C’est dans l’acte où nous faisons notre soumis-

sion que résident à la fois nos obligations et notre liberté. 35 »


Afin de mettre un terme à la logique de guerre qui règne
dans l’état de nature, des individus s’engagent les uns envers
les autres à renoncer à leur « droit sur toutes choses » 36, et à

autoriser toutes les actions que le bénéficiaire de ce transfert

de libertés pourra accomplir pour assurer leur conservation 37.

Quelle est la nature de cet acte d’institution ? Il ne s’agit


pas seulement de renoncer à l’exercice de notre droit illimité

sur toutes choses, mais également de transférer à un repré-


sentant le droit d’agir en mon nom, d’effectuer, pour assurer
ma conservation, des actions dont je ne cesse pas d’être l’au-
teur 38. Chacun des individus s’engage réciproquement à être

l’auteur de toutes les actions exécutées par le souverain 39.

Dès lors que chaque individu autorise, par un mandat illi-


mité 40, son représentant à recourir à toutes les mesures utiles
pour préserver la sécurité du peuple 41, la puissance souve-
raine érigée par cet acte contractuel dispose d’un droit illi-
mité, absolu 42.

Étant donné que les sujets se sont simplement engagés les


uns envers les autres à autoriser toutes les actions du souve-

rain, la puissance souveraine n’est liée par aucune conven-


tion, elle n’est limitée par aucune obligation contractuelle 43.
Alors que le pacte est le fondement de la souveraineté, le

pouvoir souverain n’est tenu par aucun engagement.

Cependant, la nature absolue de la souveraineté ne dé-

pend pas seulement de la spécificité de l’acte contractuel,


mais aussi de la fin de l’institution politique 44 : la sûreté des
sujets. Selon Hobbes, la fin recherchée par la société civile
n’est pas un principe de limitation de la souveraineté, mais la
justification ultime de son absoluité. Seul un pouvoir absolu
parviendra à réduire les dissensions entre citoyens, à les sou-

mettre, comme le requiert la paix civile, à une seule volonté


souveraine 45.
Dans ces conditions, les lois civiles posées par la volon-

té du législateur deviennent l’unique source du droit ; elles


seules statuent sur le juste et l’injuste 46. Les lois civiles défi-

nissent des obligations dont le respect est garanti par la force

publique, mais auxquelles le législateur ne saurait être assu-


jetti 47. En renonçant à leur droit naturel sur toutes choses,
les individus ont donc transféré au souverain l’usage d’un

droit naturel absolu 48. La conception contractualiste des droits


de l’homme se heurte donc à un paradoxe : l’État ne peut

remplir sa mission de protection des droits inaliénables qu’à

condition de disposer d’une souveraineté absolue.

Comment concilier l’orientation absolutiste 49 de ce positi-

visme juridique avec l’inéluctable persistance d’une partie du


droit naturel 50 dans la société civile ?

Il n’y a, semble-t-il, aucune conciliation possible ; l’acte

d’autorisation illimité ne restreint aucunement le droit naturel


de sauvegarder sa vie : « En lui permettant de me tuer, je
ne suis pas tenu pour autant à me tuer moi-même s’il me
l’ordonne. 51 » Nous assistons donc à la collision de deux légi-

timités antagonistes, car les sujets n’ont pas abdiqué tout droit
de résistance. Notre liberté s’étend à tout ce qu’il est impos-
sible de transférer par convention 52. Ce que Hobbes limite,

ce n’est pas la souveraineté, mais la puissance du consen-


downloadModeText.vue.download 328 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

326

tement ; il existe des droits qu’aucun homme ne peut trans-


mettre, quand bien même il le désirerait ardemment 53. Ces
droits inaliénables vont se trouver au principe d’une législa-
tion naturelle dont le pouvoir politique ne peut s’affranchir.

Même si Hobbes ne renonce pas à l’affirmation tradition-


nelle selon laquelle les lois naturelles ont été révélées par
Dieu 54, il adopte le parti radicalement novateur, qui consiste
à déduire le contenu de ces lois du seul droit naturel. Une

loi naturelle n’est rien d’autre qu’une règle de la raison qui

oblige les hommes à s’enquérir des meilleurs moyens pour

sauvegarder leur vie 55.

LES LIMITES DU POUVOIR DE L’ÉTAT


S i le souverain est tenu, par une loi naturelle, de respecter
la fin de l’institution, la « sûreté du peuple » 56, cela ne
signifie pas qu’il est lié par un engagement contractuel à des
lois constitutionnelles 57, mais qu’il doit s’efforcer de prévenir
la dissolution de la République. Aussi absolue soit-elle, la
souveraineté cesse d’exister lorsqu’elle ne se place plus au
service de cette fin : « Les obligations et la liberté du sujet
doivent être déduites » non seulement « de l’acte de soumis-
sion », mais également « de la fin poursuivie dans l’institu-
tion de la souveraineté » 58. L’obligation d’obéir au souverain

s’impose aux sujets aussi longtemps qu’il parvient à garan-


tir leur protection 59. Les sujets ne détiennent le droit naturel

de s’opposer individuellement au souverain qu’à partir du

moment où il viole les lois naturelles et suspend la fin de


l’institution. Il est illusoire de penser qu’un droit de l’homme
pourrait limiter la souveraineté, il parvient simplement à l’ins-
tituer ou à la destituer.

On pourrait opposer à l’État absolutiste hobbésien l’État


modéré voulu par Locke.

Cette opposition dans ce qu’elle a d’incontestable dissimule


le fait que, chez Hobbes comme chez Locke, le pacte social
est un contrat de sujétion 60. Au terme d’un accord par lequel
les individus s’engagent les uns envers les autres, chacun
consent à accepter la décision de la majorité. Sans transférer
à l’autorité politique les droits inaliénables à la propriété et à
la liberté, l’individu cède simplement le pouvoir de fixer les
conditions d’exercice de ceux-ci 61. Le contrat social confère
donc au pouvoir politique toute latitude dans le choix des
mesures aptes à garantir la fin instituée, à protéger les droits
inaliénables.

Quelle est la forme que revêt le droit de résistance dans


la pensée de Locke ? L’homme peut légitimement résister à
un pouvoir lorsque ce dernier vise des fins autres que celles
qui justifient son institution. Le peuple conserve la liberté
de recouvrer le droit de se gouverner dont il a délibérément
consenti le transfert. Le droit de résistance appartient ainsi à
la société et octroie au peuple le droit de disposer de nou-
veau de son autorité législative ou de destituer l’exécutif 62.
Le droit de résistance est, chez Locke, un droit de révolution,
dévolu au peuple. Dans l’oeuvre de Locke comme dans celle
de Hobbes, le souverain est lié par une obligation naturelle
au respect de la fin qui a présidé à son institution. Mais, alors
que chez Hobbes la violation par l’autorité politique des lois
naturelles rend légitime un droit individuel de résistance, qui
ne peut être revendiqué que dans une situation de dissolu-
tion de l’État, pour Locke le droit de résistance est collectif,
il suppose simplement une situation de guerre entre le sou-
verain et la majorité, et non une décomposition de la société
politique 63. Ce droit de résistance collectif doit être distingué

de la rébellion illégitime des particuliers 64. Ce qui laisse présa-


ger qu’une tyrannie de la majorité 65 des propriétaires pourra
s’exercer sur des indigents isolés auxquels on ne reconnaît
qu’une capacité à se rebeller 66.
LE « PARADOXE » DES DROITS DE L’HOMME

L es théoriciens du droit naturel moderne ont promu une


conception de la souveraineté qui se démarque de la
thèse de l’origine divine du pouvoir 67, comme de toute réfé-
rence au droit naturel classique. Si le pouvoir est limité par
sa fin, il reste absolu dans le cadre de cette fin. Il n’existe

plus aucune source originaire du droit extérieure aux déci-


sions promulguées par l’État, qui permettrait de juger de la
légitimité de la loi politique, de maintenir un écart entre la
loi positive et le droit ou la justice. Dans le cadre de ses fins
légitimes, le souverain établit la différence entre le juste et
l’injuste. C’est la définition du positivisme juridique. Tout le
paradoxe de la contribution de la théorie du droit naturel
moderne à la pensée et à la pratique politique tient au fait
que la reconnaissance de la primauté des exigences indivi-
duelles, désormais sanctifiées comme droits naturels, insti-

tue une souveraineté absolue. Dans le cadre de la pensée


moderne, il devient impossible de conserver le moindre droit
de résistance lorsqu’un État investit sa puissance absolue au
service de la sauvegarde des droits inaliénables. Les droits
de l’homme ne permettent pas de penser la persistance d’un
droit de résistance dans un régime légitime 68.

Ce paradoxe se manifeste dans les différentes déclarations


des droits de l’homme. La visée des rédacteurs est de pro-
téger l’individu de l’oppression politique 69 en assignant au

pouvoir une fin 70, mais le souverain reste seul maître des
conditions de réalisation de celle-ci. Si « la loi n’a le droit de
défendre que les actions nuisibles à la société » 71, la loi seule
détermine ce qui est nuisible. L’homme disparaît derrière le
citoyen pour lequel les devoirs civils sont des émanations de
la volonté souveraine 72.

La Déclaration américaine semble échapper à ce positi-


visme en situant l’origine du droit du peuple à disposer libre-
ment de lui-même dans « les lois de la nature et du Dieu de
la nature » 73. La souveraineté appartiendrait alors à Dieu, et

le rôle du pouvoir humain serait simplement d’appliquer des


lois qui s’imposeraient à lui. Il gouvernerait alors au nom
d’une délégation naturelle ou divine, non pas humaine. La
soumission à un ordre divin renverrait l’homme autant à ses
devoirs qu’à ses droits naturels. Pourtant, la Déclaration in-
siste sur les droits naturels de l’homme et reste silencieuse sur
ses devoirs naturels 74. On peut alors légitimement se deman-
der si la loi divine n’a pas été vidée de son contenu 75.

Alors que les droits naturels se sont forgés en s’émancipant


de la tutelle de la loi naturelle et morale, il est surprenant de
constater que c’est davantage comme idéal moral que comme
instrument juridique que les droits de l’homme limitent la po-
sitivité du pouvoir. S’il est impossible de s’opposer à une loi
sur le plan juridique 76, il reste toujours possible de le faire au
nom de la notion plus ou moins confuse de dignité humaine.
Cette primauté de la morale révèle le caractère contradictoire
du projet des droits de l’homme.

Ainsi, l’instauration d’une Cour européenne des droits de


l’homme est la preuve que l’individu ne dispose d’aucun
recours face à la souveraineté de l’État-nation, étant donné
l’absoluité du pouvoir souverain ; seule une instance supra-
nationale est en mesure de le limiter de l’extérieur. Il apparaît
downloadModeText.vue.download 329 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

327

donc contradictoire de considérer que la fonction primordiale


de l’État est de protéger les droits individuels.

▶ La pensée des droits de l’homme n’a pas seulement légiti-


mé l’institution d’une souveraineté absolue, elle exerce d’une
manière insidieuse une véritable tyrannie des fins. En effet,
les théoriciens du droit naturel ont réduit les virtualités de
la nature humaine à une somme de besoins et imposent à
chaque citoyen une définition du bonheur. Ainsi se mani-
feste la nature démiurgique de l’État moderne, qui institue
la nature de l’homme à laquelle il reconnaît une existence
juridique. La véritable dignité de l’homme dont il faut assu-
rer la reconnaissance juridique trouve sa source dans une
conception du bonheur qui pas n’est réductible à la satisfac-

tion des besoins.

LAURENT GRYN ET NICOLAS ISRAËL

✐ 1 Villey, M., le Droit et les droits de l’homme, PUF, Paris, 1983.

2 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 4, 5, 6, 7. Cf. M. Villey, op. cit.

3 Aristote, Éthique à Nicomaque V, 5.

4 La langue grecque (to dikaion), contrairement au latin (jus/


justus), ne distingue pas les deux termes.

5 La justice corrective, seconde espèce de la justice particulière,


vise à restaurer une égalité qui a été rompue.

6 Hobbes, T., Léviathan, VI, p. 48 ; XIII, p. 126, trad. F. Tricaud,

Sirey, 1971.

7 Hobbes, T., op. cit., XIV, p. 128.

8 Hobbes, T., op. cit., XXI, p. 222.

9 Hobbes, T., op. cit., XXI, p. 222.

10 Hobbes, T., op. cit., XIV, p. 128.

11

« Justice ou injustice ne sont en rien des facultés du corps ou


de l’esprit » (Léviathan, XIII, p. 126).

12 « Il n’y a donc rien à blâmer ni à reprendre, il ne se fait rien


contre l’usage de la droite raison, lorsque par toutes sortes de
moyens, on travaille à sa conservation propre, on défend son
corps et ses membres de la mort, ou des douleurs qui la pré-
cèdent. Or, tous avouent que ce qui n’est pas contre la droite
raison est juste, et fait à très bon droit. Car, par le mot de juste
et de droit, on ne signifie autre chose que la liberté que chacun
a d’user de ses facultés naturelles, conformément à la droite
raison. D’où je tire cette conséquence que le premier fondement
du droit de la nature est que chacun conserve, autant qu’il peut,
ses membres et sa vie » (T. Hobbes, le Citoyen, I, 7, GF, p. 96) ;

« Un certain souverain degré de crainte » (II, 18, p. 109-110) ;

cf. L. Strauss, la Philosophie politique de Hobbes, Belin.

13 Locke, J., Second Traité du gouvernement, IX, 124, trad. J.-


B. Spitz, PUF, Paris, 1994.

14 Locke, J., op. cit., chap. V (sauf § 50).

15 Il faut donc distinguer trois formes du droit naturel : la doc-


trine classique du droit naturel objectif ; la doctrine chrétienne
d’un droit naturel dérivé de lois naturelles transcendantes, ins-

tituées par Dieu ; la pensée moderne du droit naturel subjectif


et originaire.

16 Locke, J., Second Traité du gouvernement, II, 6.

17 Théorie classique du dominium que Locke emprunte à la

tradition chrétienne et qu’il présente dans le Second Traité du


gouvernement, V, 25.

18 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Le Cerf, Paris,


1984, Il a IIae, qu. 66, 1, resp.

19 Locke, J., Second Traité du gouvernement, V, 27, 35.

20 Locke, J., Second Traité du gouvernement, V, 50. Le seul cha-


pitre, et en même temps le chapitre essentiel consacré à l’accu-

mulation des richesses.

21 Locke, J., Second Traité du gouvernement, V, 48.

22 Il n’en a pas le droit et physiquement ne le peut pas. De plus,


il n’aurait aucun intérêt à le faire, puisque les biens accumulés
se détérioreraient. La loi divine concernant la propriété apparaît

donc porteuse d’une obligation négligeable, puisque sa trans-


gression est quasi impossible.

23

« Le roi d’un territoire vaste et productif se nourrit, se loge


et s’habille plus mal qu’un travailleur à la journée » (V, 41). Il
invente ainsi une des thèses centrales du libéralisme.

24 Le désir de conservation est un désir de paix.

25 Le souci de l’autre, en donnant une orientation à ce désir, le


renforce du même coup.

26 Désir inégalement développé chez les hommes. Il produira


donc une inégalité des richesses.

27 Le droit naturel se déduit des lois naturelles, il s’accompagne


donc de devoirs. Le droit naturel moderne est originaire et pro-

duit des lois naturelles comme conditions de sa réalisation.

28 Locke, J., Second Traité du gouvernement, V, 47.

29 Villey, M., la Formation de la pensée juridique moderne, « Le


franciscanisme et le droit », chap. IV et V, Montchrétien, 1976.

30 M. Villey attribue la paternité de l’interprétation subjectiviste


et individualiste du droit romain aux romanistes modernes.

Chap. IV et V.

31 Il serait donc illusoire de penser qu’il existe une continuité

entre le droit de propriété tel qu’il est défini par le Code civil
dans l’article 544 et le droit romain. Ce droit de propriété de-

meure le prototype de tout droit subjectif.

32 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II, IIae, qu. 66,

a 2.

33 Hobbes, Th., Léviathan, XVII, p. 177.

34 Locke, J., Second Traité, XI, 135, p. 243.

35 Hobbes, T., Léviathan, XXI, p. 229.

36 Hobbes, T., Léviathan, XIV, p. 129.

37 Hobbes, T., le Citoyen, VI, 20, p. 166.

38 Sur la distinction propriété-autorité, cf. Léviathan, XVI, p. 163.

39 Hobbes, T., Léviathan, XVII, p. 177.

40 Si le mandat était limité, la véritable puissance souveraine

serait celle qui est investie du pouvoir de faire respecter les


clauses de l’acte d’autorisation (Léviathan, XXIX, p. 346).

41 Hobbes, T., Léviathan, XVII, p. 178 ; XVIII, p. 184.

42 « Nul ne supporte en effet aucune obligation qui n’émane


d’un acte qu’il a lui-même posé, puisque par nature tous les
hommes sont également libres » (Léviathan, XXI, p. 229). « Nul
n’est obligé par une convention dont il n’est pas l’auteur » (Lé-
viathan, XVI, p. 164).

43 Hobbes, T., Léviathan, XVIII, pp. 181-182.

44 Hobbes, T., le Citoyen, VI, 13, p. 156.

45

Les citoyens perdent ainsi le droit d’agir en conscience, c’est-


à-dire selon leur opinion privée (Léviathan, XXIX, p. 345).

46 Hobbes, T., Léviathan, XXVI, p. 282. La justice n’est que le


respect des conventions (Léviathan, XV, p. 143 et p. 147).

47 Hobbes, T., Léviathan, XXVI, p. 283.

48 Hobbes, T., le Citoyen, VI, 18, p. 163.

49 La fin de l’activité législative est la restriction du droit naturel


de l’homme (Léviathan, XXVI, pp. 285-286). Il est inéluctable
que des « incommodités » résultent de l’institution d’un pouvoir
souverain (Léviathan, XVIII, p. 191 ; XX, p. 219). Le « nom de
tyrannie ne signifie rien de plus, ni rien de moins, que celui de
souveraineté » (Léviathan, « Révision et conclusion », p. 717).

50 « Il est nécessaire à la vie humaine de retenir certains droits »


de nature (Léviathan, XV, p. 154).

51 Hobbes, T., Léviathan, XXI, p. 230.

52 Hobbes, T., Léviathan, XXI, p. 230.

53 Hobbes, T., Léviathan, XIV, pp. 131-132 ; XXI, pp. 233-234.


54 Hobbes, T., Léviathan, XV, p. 160 ; XXI, p. 225 ; XXIX, p. 346 ;

XXX, p. 357 ; XXXI, p. 383.

55 Hobbes, T., Léviathan, XIV, p. 128. À tel point que Hobbes va


réduire les lois morales à leur dimension sociale, elles consti-
tuent « les moyens d’une vie paisible, sociale, agréable » (Lévia-
than, XV, p. 160).
downloadModeText.vue.download 330 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

328

56 Hobbes, T., Léviathan, XXX, p. 357 ; XXIX, p. 346. Les sujets


tirent donc des droits substantiels du respect par le souverain
des lois morales. Par contraste avec les droits protégés par les

lois naturelles, la liberté civile des citoyens « ne réside... que

dans les choses qu’en réglementant leurs actions le souverain a


passées sous silence » (Léviathan, XXI, p. 224 et p. 232 ; XXVI,

p. 311).
57 Hobbes, T., Léviathan, XXIX, p. 346.

58

Hobbes, T., Léviathan, XXI, p. 229.

59 Hobbes, T., Léviathan, XXI, p. 233.

60 Locke, J., Second Traité du gouvernement, VIII, 97.

61 Locke, J., Second Traité du gouvernement, XI, 138-139.

62 Locke, J., Second Traité du gouvernement, XIX, 222.

63 Locke, J., Second Traité du gouvernement, XIX, 227.

64 Locke, J., Second Traité du gouvernement, XIX, 230-232.

65 La majorité chez Locke n’intègre pas nécessairement l’en-

semble des citoyens et peut ne pas être démocratique.

66 Sur la description par Locke de la situation enviée du jour-


nalier (Second Traité du gouvernement, V, 41). Cf. la critique

marxiste du droit, comme simple légitimation d’un rapport d’ex-

ploitation (« La question juive »).

67 Saint Paul, Épître aux Romains, XIII, 1-8.

68 Locke, J., Second Traité du gouvernement, XI, 135.

69 La Déclaration d’indépendance américaine justifie la dissolu-

tion des liens politiques avec la monarchie anglaise par l’oppres-

sion du pouvoir royal. La Déclaration de 1789 vise à mettre en


place des principes politiques qui éradiqueraient l’absolutisme.

70 « Le but de toute association politique est la conservation des

droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont

la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression »

(Déclaration de 1789).

71 Déclaration du 26 août 1789, Art. 5.

72 Déclaration du 26 août 1789, Art. 6.

73 Début de la Déclaration d’indépendance.

74 « Ils sont doués par le créateur de certains droits inaliénables ;

parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du

bonheur. » Il n’est question de devoir qu’à propos du rejet du


pouvoir anglais.
75 Problème identique à celui que nous rencontrons chez Locke.
Chez ce dernier comme dans la Déclaration d’indépendance, il
n’est jamais question d’obligations morales envers autrui.

76 Excepté le cas où elle est jugée non conforme à la Consti-

tution.

DUALISME

Du latin dualis, composé de deux.

GÉNÉR.

Doctrine qui a recours à deux principes hétérogènes.

On appelle dualiste une philosophie qui organise sa concep-


tualité propre autour de deux instances irréductibles l’une
à l’autre. Mais sans doute ce qu’on appelle par la suite dua-
lisme doit-il beaucoup à Platon, dont la doctrine s’articule
autour de la partition entre monde sensible, le monde que
nous connaissons par l’entremise de nos sens, et monde
intelligible, ou monde des Idées, auquel nous n’avons ac-
cès que par le détour de la réflexion et l’application de
l’esprit. Ainsi le dualisme platonicien oppose-t-il en fait la
connaissance perceptive et la connaissance intellectuelle, en
montrant que la seconde constitue le seul accès possible à
la vérité : c’est en sortant de la caverne et de ses ombres
portées que le prisonnier auparavant enchaîné (métaphori-
quement, à son corps, source d’erreurs et d’illusions) aura la

chance d’apercevoir la lumière du soleil ou du Bien, la plus


grande des Idées.

Ce dualisme inaugural détermine en fait toute l’histoire de


la philosophie, puisque le dualisme de l’âme et du corps, tel
qu’il se voit prêté à Descartes, hérite de cette partition origi-
nelle : même si Descartes développe une physique élaborée,
le corps demeure objet d’étude mais en aucun cas sujet de
connaissance ; il reste tel que Platon l’avait défini : un embar-
ras pour l’exercice de la pensée. Dès qu’il s’agit d’appliquer
son attention et son esprit, il faut reprendre chez Descartes
l’injonction du Phédon : philosopher, c’est s’exercer à mourir.
Mourir à son corps pour faire advenir la lumière de la vérité,
tel est le geste inaugural de toute l’histoire de la philosophie,
que ce soit dans un mouvement de conversion du regard vers
le monde intelligible (Platon) ou de suspension du jugement
spontané par le doute (Descartes).

Mais cette volonté de vérité et de négation du corps et de


la perception traduit aussi une volonté mortifère, ou castra-
trice, selon Nietzsche. Les prêtres et les philosophes ont ceci
de commun qu’ils cherchent à « extirper » la vie de la pensée,
à rejeter hors de son champ tout ce qui a trait au corps et à
la perception dans son épaisseur vécue. La phénoménologie
recherchera une issue au dualisme, sans toujours y parvenir,
tant est tenace cette tradition qui structure aussi bien l’histoire
de la pensée.
▶ On peut dire, ainsi, que jusque dans la doctrine de Sartre,
l’opposition de l’en-soi et du pour-soi (si elle ne recouvre
évidemment pas celle de l’âme et du corps ou des idées et du
sensible), constitue une nouvelle figure de ce dualisme qui
permet sans doute d’engrener les rouages de la théorisation,

même lorsqu’on veut le dépasser.

Clara da Silva-Charrak

✐ Descartes, R., Méditations métaphysiques.

Nietzsche, F., Le Crépuscule des idoles.

Platon, Phédon, La République.

! CARTÉSIANISME

PSYCHANALYSE

La compréhension des formations et processus psy-

chiques – en tant qu’ils sont l’expression d’un conflit sous-


jacent opposant des forces antagonistes – impose l’hypo-
thèse dynamique d’un dualisme pulsionnel (en allemand :

Dualismus, « dualisme »).

Freud oppose d’abord « la faim et l’amour », les pulsions du


moi (ou d’autoconservation), régies par le principe de réa-
lité – mais mal identifiées – et les pulsions sexuelles (libido),

soumises au principe de plaisir. L’étude des psychoses et du


narcissisme, qui démontre que la libido peut investir le moi,
entraîne un monisme pulsionnel libidinal – le conflit oppo-
sant libido du moi et libido d’objet. La mise au jour de la
contrainte de répétition dans la cure et les névroses trau-
matiques, qui contredisent le principe de plaisir, imposent
l’invention d’un nouvel espace théorique 1. L’opposition entre
pulsion de vie (qui comprend désormais les pulsions sexuelles
et d’autoconservation) et pulsion de mort – entre capacité
d’évolution et éternel retour du même – devient le réfèrent

ultime des pulsions. Il vaut désormais pour l’ensemble des


faits biologiques.

L’évolution qui mène du premier dualisme (autoconserva-


tion / sexuel) au second (pulsion de vie / de mort) entraîne

un chiasme. Dans la première topique, la sexualité peut

être néfaste ou toxique, elle dérange et perturbe ; dans la


downloadModeText.vue.download 331 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

329

seconde, elle est un principe vital, ductile et plastique, qui


impose – permet – souplesse et évolution. Elle s’oppose alors
aux forces du moi qui, par leur tendance à la sur-stabilisation
des formes et des processus (meurtre), servent la pulsion de
mort.

▶ Le dualisme pulsionnel freudien ne saurait se confondre


avec les dualismes religieux ou philosophiques, qui sup-
posent une solution de continuité entre principes pre-
miers et affirment une irréductible dichotomie : corps-
âme, bien-mal, etc. La notion de pulsion reconstruit, au
contraire, une continuité entre soma et psyché et suppose
leur union. La pulsion s’ancre dans le corps, effectue le
lien entre corporel et psychique, et rend intelligible les
phénomènes psychosomatiques, tels que conversion et
symptômes.

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Jenseits des Lustprinzip (1920), G.W. XIII, Au-delà


du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris,
pp. 41-115.

! ÇA, ÉROS ET THANATOS, PRINCIPE, PROCESSUS PRIMAIRE ET


SECONDAIRE, PULSION, SEXUALITÉ

DUALITÉ (ONDE-CORPUSCULE)

PHYSIQUE

Association, dans un même objet, de propriétés ondula-


toires et de propriétés corpusculaires.

Prenant le contre-pied de la théorie ondulatoire de la


lumière, universellement admise depuis les travaux de
Fresnel, de Maxwell et de Hertz, au XIXe siècle, Einstein
proposa, en 1905, d’admettre que le rayonnement élec-
tromagnétique est constitué d’un gaz de quanta localisés
spatialement. Cette hypothèse « heuristique », comme il
l’appelait lui-même, lui permettait de rendre compte si-
multanément de la loi de rayonnement du corps noir de
Planck et de l’effet photoélectrique. Il n’en restait pas
moins que le concept de fréquence, typiquement ondu-
latoire, continuait à opérer dans la théorie des quanta de
lumière, et qu’on ne voyait guère comment rendre compte
des effets d’interférence et de diffraction sans un modèle
ondulatoire. Durant l’année 1909, Einstein montra que les
fluctuations du rayonnement du corps noir résultaient de
l’addition de deux termes : l’un corpusculaire et l’autre on-
dulatoire. Malgré l’absence d’une théorie rendant compte
à la fois de la structure « en quanta » et de la structure
ondulatoire du rayonnement, Einstein proposa donc, à la
conférence de Salzbourg du 21 septembre 1909, une image
associant l’une et l’autre. « Je me représente un peu ces
points singuliers, écrivait-il, comme entourés chacun d’un
champ de forces ayant pour l’essentiel un caractère d’onde
plane, mais dont l’amplitude diminue avec la distance par
rapport au point singulier. »

En 1911, L. de Broglie lut les procès-verbaux du pre-


mier congrès Solvay, rédigés par son frère M. de Broglie, et
s’attarda en particulier sur la contribution d’Einstein. Cette
lecture l’amena immédiatement à considérer que la carac-
téristique centrale de la théorie des quanta est l’association
de représentations ondulatoire et corpusculaire, et l’idée
germa en lui d’étendre cette association à la matière. L’inter-
convertibilité de la masse et de l’énergie impliquée par la
théorie de la relativité suffisait, selon lui, à justifier que l’on

traite de façon équivalente la matière et l’énergie électro-

magnétique. L’égalité correspondante E = mc 2 lui fournissait


aussi l’amorce d’un développement formel pour sa théorie
dualiste de la matière et du rayonnement, développée en
1922-1923. Cette théorie combinait intimement des quantités

relevant de concepts ondulatoires et corpusculaires. Ainsi,


dans la célèbre « relation de Broglie » p = h / λ, p est la
quantité de mouvement, h la constante de Planck, et λ la

longueur d’onde. Cela permit à de Broglie de rendre compte


des règles de « quantification » de Bohr-Sommerfeld, par une
condition de résonance de l’onde associée à l’électron sur

une orbite périnucléaire.

Après les années 1920, le concept de dualité onde-cor-

puscule survécut dans l’interprétation minoritaire de la méca-

nique quantique proposée par L. de Broglie et développée


par D. Bohm (1952) sous le nom de « théorie de l’onde pi-

lote ». Mais le courant majoritaire de l’interprétation de la mé-


canique quantique fit tour à tour subir au concept de dualité

onde-corpuscule une déconstruction phénoméniste et une

déconstruction formelle. Chez Bohr, pour commencer, ondes


et corpuscules ne devaient pas être considérés comme deux

caractéristiques intrinsèques des objets atomiques et subato-

miques, mais comme deux types complémentaires de « phé-


nomènes » (et d’images classiques associées), relatifs à des

contextes expérimentaux mutuellement exclusifs. Par ailleurs,

dans la mécanique quantique telle que P. A. M. Dirac et J.

von Neumann l’ont axiomatisée, l’aspect corpusculaire se tra-

duit par le caractère individuellement discret des événements


expérimentaux dont la probabilité est fournie, et l’aspect
ondulatoire par la prévision de distributions d’événements
isomorphes aux figures d’interférences d’une onde. Seuls des
fragments des représentations ondulatoire et corpusculaire

sont, en fin de compte, retenus par la mécanique quantique,

et ils sont unis dans une synthèse purement formelle : celle


d’un symbolisme probabiliste.

En théorie quantique des champs, des aspects discrets et

des aspects continus coexistent, et ils sont reliés par une va-

riété particulière de relation d’« incertitude » de Heisenberg :

ΔN · Δɸ = 1 (où N est le nombre de quanta d’excitation

des oscillateurs du champ, représentant une caractéristique


discrète couramment associée à l’image corpusculaire, tan-

dis que ɸ est la phase d’une fonction d’onde). Selon cette


relation, une détermination satisfaisante du trait ondulatoire
qu’est la phase a pour corrélat inévitable une très mauvaise
détermination du trait corpusculaire qu’est le nombre de
quanta présents dans une cavité donnée.

▶ Comme l’écrit à juste titre P. Teller, les théories quantiques

ont « transcendé » plutôt que « réconcilié » les représentations

ondulatoire et corpusculaire. Elles ont permis de comprendre

les théories classiques d’ondes et de corpuscules comme des

cas limites applicables à des situations particulières, au lieu

d’assimiler l’intégralité de leur contenu.

Michel Bitbol

✐ Broglie, L. (de), Ondes et Mouvements, J. Gabay, 1988.

Einstein, A., OEuvres choisies, 1, « Quanta », Seuil, Paris, 1989.

Lochak, G., Louis de Broglie, un itinéraire scientifique, La Dé-

couverte, Paris, 1987.

Teller, P., Interpretive Introduction to Quantum Field Theory,

University Press, Princeton, 1995.

! CORPUSCULE
downloadModeText.vue.download 332 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

330

DURÉE

GÉNÉR.

Épreuve que fait un existant du passage du temps dont


le contenu révèle un sens immanent qui n’est pas ordonné
à une essence préalable.

Schématiquement, l’histoire du concept de durée peut être


décrite comme une déliaison progressive entre temporalité
et finitude afin de penser le temps vécu comme la possibi-
lité d’une conversion à l’absolu. Contre le dualisme strict du

temps successif, « nombre du mouvement », et de l’éternité,

énoncé par Aristote 1, Plotin est sans doute le premier à intro-


duire la durée dans l’intelligible pour qualifier un déroulement
spirituel sans commencement ni fin, qui permette d’articuler

l’éternité du principe et la finitude du sensible 2. Mais c’est


dans la doctrine de Spinoza que se met en place une tenta-
tive radicale d’articulation entre l’absolu, considéré sub specie
aeternitatis, et les modes finis, considérés sub specie duratio-
nis. En faisant de la durée « une production de Dieu, cause
efficiente sinon prochaine de celle-ci » 3, Spinoza promeut le
temps vécu par les modes finis sans faire déchoir le principe,
afin de penser une immanence temporelle de l’absolu qui ne

soit pas un acosmisme ou un panthéisme vulgaires. Dans la


mesure où la durée et l’éternité sont toutes deux comprises
comme des formes de l’existence, et non comme les attri-
buts extérieurs de substances distinctes, la durée indéfinie
offre la possibilité d’une expérience de l’éternité. En regard,
le concept traditionnel de temps, qui sépare la forme et le
contenu, l’idée et l’existence, n’est qu’un auxiliaire de l’imagi-
nation pour penser la durée. C’est également à partir de cette
distinction d’avec le temps formel du sens commun et de la
science que Bergson développe une conception encore plus
radicale de la durée, comprise à la fois comme expérience
psychologique et comme seul fondement de l’ontologie 4. La
durée se confond avec la vie de l’esprit, en tant qu’elle est
un mouvement indéfini de création d’une multiplicité qui
s’accroît et se différencie en ses rythmes, sans pluraliser les
substances. Toute réalité n’est qu’une certaine manière de
durer, et les notions de temps et d’éternité dépendent d’un
même primat de l’instant abstrait, qu’il faut dénoncer pour
établir, dans la variété des modes de la durée, un monisme

différencié qui articule les degrés de l’être, de l’esprit à la


matière, sans les opposer de façon réifiée.

▶ La durée est, d’abord, le temps vécu par le sujet en tant


qu’il offre la révélation progressive à la conscience d’un sens

immanent qui se développe, sans être subordonné à la réa-


lisation d’une essence préalable, mais où se lient la forme
et le contenu dans une vie humaine comprise comme bios,
trajet orienté qui décrit une histoire non réductible à une
signification dernière et univoque. Au-delà de ce sens psy-

chologique, le concept de durée peut être compris comme


le support d’une ontologie qui, certes, accorde la hiérarchie
des genres de l’être aux formes de leur temporalité, mais sans
déterminer cet accord en fonction des essences, ce qui induit
un dualisme contraire aux formes d’articulation de l’un et
du multiple que permet le concept de durée. Il suppose, en
effet, que l’essence est une forme dynamique, qui se perd ou
se gagne selon l’épreuve temporelle qu’elle fait d’elle-même
dans l’existence. La temporalité n’est plus synonyme de fini-
tude : si la réalité dure et n’est pas, ses moments ne sont pas
discrets ni successifs, ses régions ne sont pas essentiellement
distinctes, mais intégrées dans une totalisation indéfinie qui

est créatrice de sens, qui lie les « moments » du temps hors

des oppositions statiques du même et de l’autre, de l’immé-


morial et de l’événement, de l’instant et de l’éternité. Tout
surcroît de durée modifie le sens de ce qui le précède et
ouvre à un futur qui n’est ni indéfini (puisqu’il est porté par
la durée) ni prédéterminé (puisqu’il n’obéit à la prescription

d’aucune essence qu’il se bornerait à développer, et qu’il


modifie activement le sens de ce qui le précède).

Raynald Belay

✐ 1 Aristote, Physique, IV, 223-224.

2 Plotin, Ennéades, III, 7.

3 Spinoza, B., Éthique, I, proposition XXIII, démonstration.

4 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience,

passim ; Matière et Mémoire, passim ; la Pensée et le Mouvant,


« La perception du changement ».

Voir-aussi : Husserl, E., Leçons sur la phénoménologie de la


conscience intime du temps.

! ESSENCE, ÉTERNITÉ, EXISTENCE, TEMPS

PHYSIQUE

Newton définit la durée, comme le temps absolu, par


opposition au temps relatif et vulgaire : « Le temps absolu,
vrai et mathématique, sans relation à rien d’extérieur, coule
uniformément, et s’appelle durée. Le temps relatif, apparent
et vulgaire, est cette mesure sensible et externe d’une partie
de durée quelconque (égale ou inégale) prise du mouve-
ment : telles sont les mesures d’heures, de jours, de mois,
etc., dont on se sert ordinairement à la place du temps vrai. 1 »
Par la définition a priori de ce temps exprimant l’uniformité
de son écoulement par rapport à lui-même, Newton marque
définitivement son extériorité au monde et se donne ainsi les
moyens d’une mesure d’un temps théorique à partir duquel
il devient possible de comparer toutes les mesures effectives
du temps. D’un certain point de vue, ce temps absolu cor-
respond à la variable t de la mécanique classique. La cri-
tique de ce temps absolu commencée avec Berkeley, et Mach
trouvera sa conclusion avec la construction de la relativité

einsteinienne.

Michel Blay
✐ 1 Newton, L., Philosophiae Naturalis Principia Mathematica,
Londres, 1687.

Voir-aussi : Descartes, R., Règles pour la direction de l’esprit.

D’Alembert, J., Essai sur les éléments de philosophie.

DYNAMIQUE
Du grec dunamis, « force, valeur, efficacité » ; chez Aristote, «
puissance,
potentialité », opposé à « acte », energeia.

PHILOS. SCIENCES

Force ou puissance qui meut les corps.

Leibniz introduit, pour la première fois, le terme de dyna-


mica dans l’intitulé de trois de ses ouvrages : la Dynamica
de potentia, de 1689-1690 ; le Specimen dynamicum, publié
en partie dans les Acta eruditorum de 1695 ; et l’Essai de
dynamique, rédigé entre 1699 et 17011. L’apparition du terme
dans le corpus leibnizien marque l’émergence d’une nou-
velle conception de la science du mouvement en termes de
forces. Si Leibniz n’a pas achevé de construire le nouveau
cadre conceptuel de la mécanique, il a mis dans les mains des
savants du XVIIIe s. un algorithme essentiel qu’il élabore entre
1684 et 1686, à savoir le calcul différentiel. Il faut attendre
downloadModeText.vue.download 333 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

331

que Varignon 2 réordonne, au début du XVIIIe s., les Prin-


cipes mathématiques de la philosophie naturelle de Newton
en termes de calcul différentiel pour que la dynamique, qui

surgit de l’application du calcul différentiel à la mécanique,


puisse être constituée via les oeuvres de Jacques, Jean et Da-
niel Bernoulli, Clairaut, Euler, d’Alembert, puis Lagrange et

Laplace. Parmi ces savants, d’Alembert a une place à part, en

ce qu’il vise à proscrire de la mécanique les forces inhérentes


au corps en mouvement, qu’il considère comme des êtres
obscurs et métaphysiques 3. S’il s’inscrit dans la mathémati-
sation de la science du mouvement par le calcul différentiel
(seul l’usage de ce calcul garantit à la mécanique sa certitude

et son statut de science mathématique), il entend renouer


avec la conception cartésienne de la science du mouvement

en termes de quantités de mouvement, c’est-à-dire d’effets ou

de mouvements effectivement produits. La dissolution qu’il


opère, dans la préface de son Traité de dynamique, de la
querelle des forces vives va dans ce sens. Il réduit cette que-
relle à une dispute de mots concernant le problème de la
définition de la mesure de la force engendrée par un corps
en mouvement : soit, si on est cartésien, on privilégie le cas
de l’équilibre et on mesure la force du corps en mouvement
par la quantité absolue des obstacles que le corps rencontre
(c’est-à-dire par la quantité de mouvement, le produit de la
masse par la vitesse) ; soit, si l’on est leibnizien, on privilégie
le cas du mouvement retardé et on mesure la force par la
somme des résistances que les obstacles font au mouvement
du corps (c’est-à-dire par la force vive, le produit de la masse

par le carré de la vitesse). Cette querelle est donc inutile à la


mécanique, qui, si elle est bien comprise, se déploie à l’aide

de procédures mathématiques sans avoir à se questionner sur


la nature même des forces 4. Ce qu’on appelle aujourd’hui le
principe de dynamique, c’est la deuxième loi newtonienne

(de la force imprimée) transposée dans l’équation F = ma,


où F représente la force, m la masse et a l’accélération,

mais il est vrai qu’on ne s’interroge plus sur le fondement

et la nature de la force. Lagrange, dans sa Mécanique analy-


tique (1788), salue d’Alembert pour avoir fait de la force un

concept opératoire 5 : désormais, la dynamique est une affaire

de pure analyse.

Véronique Le Ru

✐ 1 Leibniz, G. W., la Réforme de la dynamique, trad. et com-

mentaires par M. Fichant, Vrin, Paris, 1994. Voir aussi Du-

chesneau, F., la Dynamique de Leibniz, Vrin, Paris, 1994.

2 Blay, M., la Naissance de la mécanique analytique, PUF, Paris,

1992.

3 Alembert, J. (d’), Traité de dynamique, David, Paris, 1743,


2e éd. 1758 (repris par J. Gabay, 1990).

4 Le Ru, V., D’Alembert philosophe, I, Vrin, Paris, 1994.

5 Lagrange, L. (de), Mécanique analytique, Paris, 1788, 5e éd.

reprise par Blanchard en 2 vol., Paris, 1965.

! ANALYSE, CALCUL, FORCE, MÉCANIQUE, MOUVEMENT

PSYCHANALYSE

« La psychanalyse [...] considère la vie de l’âme de trois

points de vue, dynamique, économique et topique. Selon

le premier, elle ramène tous les processus psychiques


– excepté la réception des stimuli externes – au jeu de
forces qui se favorisent ou s’inhibent l’une l’autre, se lient
les unes avec les autres, se rassemblent en des compro-
mis, etc. Ces forces, à l’origine, sont toutes de la nature des

pulsions, donc de provenance organique, caractérisées par

un gigantesque (somatique) pouvoir (contrainte de répéti-

tion), elles trouvent leur représentance psychique dans des

représentations affectivement investies. 1 » (En allemand,

dynamisch.)

D’emblée, Freud élucide les symptômes hystériques comme


des formes engendrées par des dynamiques de conflits entre
représentations dotées de puissance variable 2. Puis il étend

cette conception dynamique à toute formation psychique, du

rêve au refoulement, du caractère aux idéaux. Il n’invente

pas l’inconscient, mais l’inconscient dynamique, doté d’une

énergie psychique sexuelle efficiente : la libido, opposée à


d’autres énergies psychiques. Toutes se dépensent en créant,
entretenant, modifiant ou détruisant les diverses formations

psychiques.

▶ Introduire un point de vue dynamique en psychologie et

en psychiatrie est la rupture épistémologique freudienne. Les

théories classiques des états psychiques séparaient le nor-

mal et le pathologique. L’étiologie statique – par exemple,

dégénérescence – justifiait la pratique de l’enfermement.

Freud propose que toute formation psychique, relativement

instable, est soumise aux temps et aux énergies finies d’une

dynamique sous-jacente. Seule cette perspective autorise, en

droit et en fait, la notion de psychothérapie. Elle est compa-

tible avec les travaux de neurophysiologie dynamique actuels

et ouvre sur le parallèle psychophysiologique.

Michèle Porte

✐ 1 Freud, S., « Psychanalyse » (1926), in OEuvres complètes psy-

chanalytiques. XVII, PUF, Paris, 1992, p. 291.

2 Freud, S., « Un cas de guérison hypnotique, suivi de remarques


sur l’apparition de symptômes hystériques par “contre-volon-

té” », in Résultats, Idées, Problèmes. I. 1890-1920, PUF, Paris,

1984, pp. 31-43.

! DÉFENSE, ÉCONOMIE, ÉNERGIE, LIBIDO, MÉTAPSYCHOLOGIE,


PULSION, TOPIQUE
downloadModeText.vue.download 334 sur 1137
downloadModeText.vue.download 335 sur 1137

ECCÉITÉ

Du latin ecceitas, dérivé de ecce : « voici ».

GÉNÉR.

Propre d’un individu singulier.

L’eccéité, qui n’est en usage courant que dans le cadre de la


scolastique, renvoie à l’ensemble des déterminations qui per-
mettent de poser l’individualité d’un être. Le scotisme 1, sui-
vant en cela certaines intuitions d’Avicenne, distingue dans

une substance sa nature commune et son eccéité, acte ou


forme de l’individuation. Les critiques de l’eccéité, au nombre

desquels Henry de Harclay (XIIIe / XIVe s.), font valoir l’impos-

sibilité radicale de séparer la matière qui serait commune, la

forme plus spéciale puis l’eccéité qui singulariserait toute la


substance ainsi composée. Plus profondément, c’est le statut
des universaux qui pose problème dans l’abord de l’eccéité.

En donnant consistance à l’idée d’une nature commune sépa-

rée de ce qui fait de chaque être un individu, le scotisme


tend à poser l’existence réelle de ce qui n’est, pour le nomi-
nalisme, qu’une articulation de concepts. De deux choses

l’une : soit l’individualité appartient en propre aux choses

naturelles, soit elle est produite par la pensée. Dans le pre-

mier cas, notre connaissance de l’individuel progressera de

noms en noms pour approcher l’unité substantielle existant

hors de l’esprit, dans la nature même des choses : l’eccéité est

une approche de l’individu mais elle n’en est pas le dernier

mot. Dans le second cas, nos définitions par genre et es-

pèce produisent réellement l’individuation des choses. Leib-


niz reprend à son compte dès 1663 la critique de l’eccéité :
la socratité, deuxième spécification de l’animalité (matière)
puis de l’humanité (forme) est incapable de produire une
véritable connaissance de tous les accidents individuels qui
forment la notion de Socrate. Il est donc nécessaire de penser
dans les choses mêmes, en tant que substances complètes,
un principe réel d’individuation qui est nommé principe de
distinction 2. La phénoménologie heidegerienne donne, quant
à elle, le nom d’eccéité, ou d’eccéité, à une relation réflexive

de l’être à son existence d’être jeté dans le monde plutôt que

désincarné et à l’écart de celui-ci.

Fabien Chareix

✐ 1 Duns Scot, J., Opera omnia, éd. Wadding, 12 vol., Lyon,


1639, rééd. Vivès, 26 vol., Paris, 1891-1895, voir les Theoremata,
V, VI.

2 Leibniz, G. W., Nouveaux essais sur l’entendement humain,


Flammarion, Paris, 1990 (Éd. de J. Brunschwig), II, 27.

! INDIVIDU

ÉCLAIRCIE

En allemand : Lichtung.

ONTOLOGIE

Vérité de l’être (chez le dernier Heidegger). Le terme

caractérise d’abord le Dasein en tant qu’il est éclairci dans

l’ouverture de son être-au-monde, puis un trait de l’être


pensé comme ouverture ou clairière.

Ce terme reprend ce que la tradition nomme lumière natu-

relle pour le retraduire dans les termes de l’analytique exis-

tentiale : l’homme, en tant qu’il est dans le là, est ouvert au

monde, est éclairé, c’est-à-dire peut aussi séjourner dans la

vérité de l’étant qui se tient hors retrait. Il n’est donc pas

éclairé par un autre étant, Dieu ou la raison, mais il est

lui-même l’éclaircie. Si une telle ouverture fonde la possi-

bilité de la compréhension, ce qui éclaircit le Dasein et le

rend ouvert à lui-même est le souci. C’est donc la tempo-


ralité ekstatique qui éclaircit originellement le là. L’éclair-
cie est ainsi clairière pour la présence et pour l’absence.
Un tel état d’ouverture, qui rend possible toute donation et
vision, nous renvoie à l’entente de la vérité comme aléthéia,
non-voilement.
Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 28, § 69, Tü-
bingen, 1967.
downloadModeText.vue.download 336 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

334

Heidegger, M., Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des
Denkens (La fin de la philosophie et la tâche de la pensée), Tü-
bingen, 1968.

! COMPRÉHENSION, ÊTRE, RETRAIT, VÉRITÉ

ÉCONOMIE

Du grec oikonomos, de oikos, « clan, maison », et nomos, « règle, usage,


loi » : « gestion de la maison, des biens ». En allemand : ökonomisch.

PSYCHANALYSE

La métapsychologie d’un processus psychique est son


étude topique, dynamique et économique. Cette dernière
examine la circulation de la libido : sources pulsionnelles,

répartition des investissements, décharge ; sa régulation :


principes de plaisir, de réalité et de nirvana ; elle évalue

enfin les quantités d’excitation relatives en jeu.

« Personne ne peut penser avec un cerveau gelé » : les acquis

de la thermodynamique sont introduits en psychologie par

Fechner 1. Si Freud lie tôt « chacune des grandes névroses »

à « un trouble particulier de l’économie nerveuse » 2, le point

de vue économique n’est défini qu’en 19153, en même temps

que la métapsychologie, lorsque la référence mécanique à des

forces psychiques locales devient inadéquate pour envisager

la régulation énergétique de formations psychiques compli-

quées, comme le moi. Freud introduit ensuite des considé-


rations de stabilité dans le point de vue économique 4 : la

pulsion de mort tend à la stabilité absolue, la pulsion de vie

à une stabilité relative.

▶ L’économie est décisive, en psychopathologie : les quan-


tité et stabilité relatives de la libido créent les symptômes, et
non les formes psychiques, présentes chez tous. Mais les ins-
truments théoriques de son intelligibilité ont longtemps fait
défaut. La dynamique qualitative, géométrisant en partie la
thermodynamique, prévoit les formes qui s’ensuivent de flux
énergétiques déterminés, et leur type de stabilité. Elle justifie
les intuitions freudiennes, les précise et les explicite 5.

Michèle Porte

✐ 1 Fechner, G. T., Elemente der Psychophysik (1860), Leipzig,


Breitkopf und Härtel.

2 Freud, S., « L’hérédité et l’étiologie des névroses » (1896),


in OEuvres complètes psychanalytiques, III, PUF, Paris, 1989,
pp. 105-120.

3 Freud, S., « L’inconscient » (1915), in OEuvres complètes psycha-


nalytiques, XIII, PUF, Paris, 1988, pp. 203-242.

Freud, S., « Au-delà du principe de plaisir » (1920), in Essais de


psychanalyse, Payot, Paris, 1981, pp. 41-115.

5 Porte, M., la Dynamique qualitative en psychanalyse, PUF,


Paris, 1994.

! DYNAMIQUE, ÉNERGIE, ÉROS ET THANATOS,


MÉTAPSYCHOLOGIE, PLAISIR, PRINCIPE, PULSION, TOPIQUE

ÉDUCATION
Du latin educare, « nourrir », « avoir soin de ».

PHILOS. ANTIQUE

Action qui vise à faire de l’enfant un homme accompli.

La question de l’éducation (paideia) est au coeur de la pen-

sée antique et objet constant de débats car elle engage le


type d’homme qu’on cherche à promouvoir. Les maîtres de
l’âge classique se sont tous prononcés sur ce sujet. Trois mo-

dèles éducatifs sont en conflit, à Athènes, à la fin du Ve s. :


1) La vieille tradition aristocratique trouve encore

des défenseurs, tel Aristophane, pour valoriser la for-

mation militaire et sportive, et la vertu héroïque qui

s’acquiert par imitation des aînés et imprégnation.

2) Les sophistes prétendent, contre rémunération, faire


acquérir à quiconque s’adresse à eux l’habileté tech-

nique en matière de discours, et un Protagoras se défi-

nit même, pour cela, comme simplement éducateur 1.


3) Socrate conteste qu’on puisse enseigner la vertu 2, mais Xé-
nophon affirme qu’« il faisait espérer à ceux qui passaient leur
temps avec lui qu’ils deviendraient vertueux en l’imitant ».

La question : « La vertu peut-elle s’enseigner ? » s’avère

donc cruciale.

Platon, à la suite de Socrate, y répond négativement 3, pour


cette raison que la vertu est science et que la science ne

peut être l’objet d’une transmission 4, mais seulement d’une

réminiscence. C’est en lui que l’élève découvre le savoir, et

non hors de lui : imiter Socrate veut dire être, comme lui, à

l’écoute de son daimon. L’éducation ne consiste donc pas à

mettre la science dans l’âme, mais à tourner la faculté d’ap-

prendre vers l’intériorité ; elle est donc conversion 5. Cette

thèse de l’éducation-conversion trouvera son expression

chrétienne dans le De Magistro de saint Augustin, qui fait de

l’enseignant un moniteur attirant l’attention de l’élève sur la

vérité intérieure.

Pour Aristote, la vertu n’est pas science, mais disposition


acquise devenue habitude (hexis). Elle n’est donc pas, pour

lui non plus, objet d’enseignement, mais de pratique régu-

lière et continue sous l’égide de la loi 6.

Toutes les écoles philosophiques antiques ont ce souci

d’éducation morale, et Simplicius définira le philosophe

comme un pédagogue pour tous les citoyens 7.

▶ La tension entretenue par l’appel socratique à se soucier de


son âme d’une part, le programme sophistique de formation

de l’homme public d’autre part, n’empêchèrent pas l’instau-

ration d’un modèle éducatif associant philosophie et arts du

discours (poésie et éloquence), qui perdura jusqu’à notre âge

classique à travers les « humanités » des Latins et les « arts


libéraux » du Moyen Âge, faisant prévaloir, selon les époques,
vie contemplative ou vie active.

Sylvie Solère-Queval

✐ 1 Platon, Protagoras, 317 b.


2 Platon, Protagoras, Ménon.

3 Platon, Ménon, 94 e.

4 Platon, le Banquet.

5 Platon, République, VII, 581c-d.

6 Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1 ; X, 10.

7 Commentaire sur le Manuel d’Épictète, cité par P. Hadot,

Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, Paris, 1995,

p. 322.

Voir-aussi : Jaeger, W., Paideia. Die Formung des griechischen

Menschen, 3. Aufl., Bd. I, II, III, De Gruyter &amp; Co., Berlin,


1959. Trad. du t. I (« Paideia. La formation de l’homme grec »),
Gallimard, Paris, 1964.

Marrou, H. I., Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Seuil,

Paris, 1948.

! ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), PHILOSOPHIE, RÉMINISCENCE,

VERTU
downloadModeText.vue.download 337 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

335

PHILOS. MODERNE

Processus de perfectionnement d’un naturel.

L’éducation s’oppose avant tout au dressage, elle ne regarde


que l’être humain dans sa spécificité, qui réside comme l’af-
firme Rousseau dans sa perfectibilité : c’est parce qu’il est

perfectible que l’homme se distingue de l’animal, qui ne se

modifie que sous l’effet de la simple évolution naturelle.

Ainsi, l’idée d’éducation renvoie à une forme d’activité, de


la part de l’éducateur comme de celle de celui qui reçoit un
enseignement.

L’éducation, qui suppose une activité de l’esprit, permet


aux hommes de « sortir de leur minorité », pour reprendre

le mot de Kant, c’est-à-dire d’accéder à l’exercice propre de

leur faculté de connaître en toute liberté. La finalité de l’édu-


cation doit précisément consister à faire advenir ce à quoi
la nature de l’homme le destine à être, et c’est pourquoi il

y a dans ce processus une véritable téléologie : l’enfant doit

devenir autonome pour accomplir l’humanité qui est en lui.

Ainsi l’éducation se doit-elle de s’inscrire dans cette injonc-

tion kantienne : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir

de ton propre entendement ! » (Qu’est-ce que les Lumières ?,

Paris, GF, 1991, p. 43).

▶ Les récits de formation des grands philosophes retracent

chacun à leur façon la phase de l’apprentissage : qu’il s’agisse

de Montaigne et des Essais, de Descartes et du Discours

de la méthode, ou de Rousseau et des Confessions, les iti-

néraires intellectuels accusent tous une disproportion entre


les connaissances acquises et le résultat de cette éducation ;
c’est que, précisément, une éducation réussie tend toujours
à l’affranchissement de celui qui est éduqué, et que la liberté
constitue à la fois le terminus a quo et le terminus ad quem

de la perfectibilité.

Clara da Silva-Charrak

✐ Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fon-

dements de l’inégalité parmi les hommes.

Émile. Confessions.

Kant, E., Qu’est-ce que les Lumières ?

Montaigne, M., Essais.

Descartes, R., Discours de la méthode.

Voir-aussi : Platon, La République.

Condorcet, J.A.N.C. (de), Tableau des progrès de l’esprit humain.

EFFECTIVITÉ
Du latin effectivus, « producteur d’effets ». En allemand : Wirklichkeit,
« réalité effective » (trad. Jean Hyppolite).

GÉNÉR.

Chez Hegel, désigne l’actualité d’une chose.

Il y a dans la notion d’effectivité l’idée de quelque chose de

concret et d’actif, par opposition à l’abstraction de l’idéal, de


l’imagination ou du sentiment. Comme Hegel l’écrit dans la

Science de la logique, « la réalité effective est l’unité de l’es-


sence et de l’existence », c’est-à-dire qu’elle réconcilie l’idée
et la matière dans laquelle s’incarne cette idée, ou dont elle

constitue la manifestation.

Hegel distingue Wirklichkeit et Realität, cette dernière no-

tion ne possédant pas le caractère d’activité propre à l’effecti-

vité. On peut comparer le concept d’effectivité à la substance


chez Spinoza, qui dénote à la fois une conception moniste

(contre la dualité des substances chez Descartes) et une acti-

vité permanente.

Clara da Silva-Charrak

✐ Hegel, G. W., Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite,


Aubier-Montaigne, Paris, 1941.

Science de la logique, trad. S. Jankélévitch, Aubier, Paris, 1949.

Labarrière, P.-J., Introduction à une lecture de la Phénoménolo-

gie de l’Esprit, Aubier, Paris, 1979.

PHILOS. CONN., LOGIQUE

1. Propriété d’une méthode ou algorithme consistant en


un ensemble fini d’instructions dont l’exécution mécanique

suffit à calculer en un temps fini les solutions d’une classe


donnée de problèmes ; ainsi, le « crible d’Ératosthène »,
qui consiste à déterminer si un nombre entier est premier

en examinant les résultats successifs de sa division par

des entiers plus petits que lui, est une méthode effective.

– 2. Propriété d’un concept tel qu’il existe une procédure

effective capable de déterminer si un objet donné le satis-

fait ou non ; ainsi, le concept de démonstration dans un

système formel est effectif, puisqu’il est toujours possible

de déterminer mécaniquement si une suite donnée de for-

mules du système est ou non une démonstration.

Une procédure peut être effective sans pour autant être pra-

tiquement faisable ou effectuable, notamment lorsque son

application à certains cas particuliers demanderait un laps de


temps excédant toute possibilité pratique de mise en oeuvre.

Jacques Dubucs

✐ Dubucs, J., « Logique, effectivité, faisabilité », Dialogue, no 36,


pp. 45-68, 1997.

! CALCULABILITÉ, CHURCH (THÈSE DE), DÉCIDABILITÉ, MACHINE


(LOGIQUE, DE TURING)

EFFET

Du latin efficere, « produire, effectuer ».

PHYSIQUE

Tout phénomène, en tant qu’il est conçu comme pro-


duit par une cause.

Au XVIIe s., en mécanique, est introduit, en particulier par Vari-

gnon, le principe suivant lequel « les causes sont toujours pro-

portionnelles à leurs effets ». L’introduction de ce principe a


pour objet, dans le cas de la chute des graves, de donner à la

démarche démonstrative une base qui satisfasse pleinement

la raison et qui permette d’échapper au risque de l’empirique


et du pragmatique. D’Alembert revient sur cette question à

propos du statut ontologique de la force considérée comme

cause, dans l’introduction de son Traité de dynamique, pu-

blié à Paris, en 1743.

Michel Blay

! CAUSE

EFFICIENTE (CAUSE)

! CAUSE
downloadModeText.vue.download 338 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

336

EFFORT

Du latin fortis, « courageux, fort » et ex, « hors de ».

MORALE

Activité de mobilisation des forces d’un individu


confronté à ce qui lui fait obstacle. Le rapport de l’effort,
de la volonté et de la liberté structure la question.

S’efforcer est l’exercice d’une puissance. Chez les stoïciens,


l’ormè est le mouvement naturel de l’âme antérieur à tout

assentiment : tendance qui précède l’orexis (comme inten-


tion ou désir qui suit l’assentiment). La notion de conatus
(qui, avec appetitus, sert à la traduction latine de l’ormè),
qu’elle exprime un effort de nature physique, intellectuelle
ou morale, est d’abord utilisée, dans les grandes oeuvres la-
tines, dans le contexte guerrier de l’affrontement des forces
(César, Tite-Live, Cicéron). Machiavel (virtù), puis Spinoza
(fortitudo) s’inscriront dans la filiation polémologique de la

notion.

Deux grandes périodes sont traversées par le thème de


l’effort : sous la figure du conatus de 1640 à 1677 ; puis sous
celle du « fait primitif du sens intime » dans l’histoire du spi-
ritualisme français.

Refusant toute référence théologique, Hobbes (De Cor-

pore) affirme contre Descartes que « le principe du mou-


vement » comme réalité extensive « est le mouvement »
lui-même comme grandeur intensive, c’est-à-dire « un mou-
vement fait en un point et en un instant » ou un effort (cona-
tus ou tonos, au sens stoïcien). Avec Spinoza, l’effort devient
ontologique, pure affirmation qui résiste à tout ce qui peut
supprimer l’existence de la chose (Éthique, III, 6 et dém.), à
la fois déduction, causalité efficiente, productivité de l’être et
« continuation indéfinie de l’exister », c’est-à-dire duration de
la chose même 1. Avec Leibniz, la réalité intensive de l’effort

est opposée à la réalité extensive du mouvement (Hypo-


thèse physique nouvelle, partie I, 1671), et l’effort, pour être
concret, se fait essentiellement spirituel.

Maine de Biran voit dans l’expérience intime de l’effort


le fait primitif d’une liberté 2 que, dans l’Énergie spirituelle,
Bergson étudie comme tension, qu’il retrouve aux différents
niveaux de l’activité intellectuelle. Le sentiment de l’effort se
produit dans le mouvement du schéma dynamique, des rela-
tions abstraites aux images concrètes, du fait que les habi-
tudes anciennes ralentissent ou empêchent ce mouvement, et

qu’il faut une puissante « attention à la vie » pour les repous-

ser 3. Cet effort intellectuel est activité vitale et participation de


l’homme à la création.

▶ L’enjeu majeur est ainsi dans la conception d’une philoso-


phie du réalisme de la durée. Comme dynamique de la déci-

sion des problèmes, l’effort pourrait apparaître alors comme


une des puissantes clés de l’innovation de l’être.

Laurent Bove
✐ 1 Spinoza, B., Éthique, II, déf. 5 (1677), trad. B. Pautrat, Seuil,

Paris, 1988.

2 Maine de Biran, Rapports des sciences naturelles avec la psy-


chologie (1813-1815), in OEuvres, t. VIII, dir. F. Azouvi, Vrin,
Paris, 1986.

3 Bergson, H., l’Énergie spirituelle, ch. VI, PUF, Paris, 1919.

ÉGALITARISME
Néologisme formé à partir d’« égalité », du latin aequalitas.

L’« isonomie » de la philosophie classique se résout, avec la modernité,

dans un concept abstrait d’égalité qui tend à exiger l’égalité en toutes


choses, pour tout homme. Le terme d’« égalitarisme » est alors employé
avec une connotation péjorative.

POLITIQUE

Doctrine selon laquelle tous les hommes doivent être


mis sur un pied d’absolue égalité et jouir des mêmes droits
sur les plans civil, juridique, politique, social et économique.

« L’amour de l’égalité [...] est une inclination naturelle du coeur


humain » qui alimente aussi bien des « rêves extravagants de

partage ou de communauté des biens » 1, c’est-à-dire le désir


d’égalité extrême que le souhait modéré et raisonnable d’une
« égalité réelle, la seule à laquelle les hommes ont le droit de

prétendre » 2, une égalité fondée par la loi.

L’égalitarisme comme identité de droit

L’isonomia, telle qu’elle est réalisée dans la Grèce antique


athénienne, exprime cette identité fondamentale des citoyens
devant la loi. Une telle égalité, qui est égalité des droits et des
obligations politiques, capacité à engendrer la loi et à s’y sou-
mettre, donne son sens à la notion de justice. Dès lors, il n’y
a d’égalité entre les citoyens que dans le cadre politique de
la cité : là où les lois s’appliquent, l’ordre de l’égalité règne.

Dans le cadre de ces lois se trouve déterminé ce qui est


dû à chacun (c’est-à-dire les biens, les charges, le pouvoir,
les honneurs, etc.) 3. La loi, consistant en « un certain ordre »,

réalise ainsi « une forme de communauté d’égaux en vue de

mener une vie meilleure possible », selon la conception aris-


totélicienne de l’État 4.

Toutefois, cette égalité politique est une égalité entre


égaux toujours relative à un critère, qu’il soit explicite ou
non, de discrimination des individus, selon qu’ils méritent
ou non de jouir de la pleine citoyenneté. Elle suppose donc
une définition préalable de la communauté politique, de ses
limites et de son extension.
L’égalité juridique et politique n’est étendue à tous les
hommes qu’avec la modernité et sur le fondement d’une
anthropologie renouvelée. Aussi divergentes soient les doc-
trines contractualistes de Grotius, Hobbes, Pufendorf, Spi-
noza, Locke, Rousseau, Kant, démontrant la nécessité d’un
contrat entre les hommes, par lequel ils mettent fin à l’état de
nature, toutes ont pour principe l’égalité. Que les hommes

soient conçus comme « naturellement égaux » 5, en raison


de leur capacité universelle à se nuire réciproquement, par
Hobbes, ou comme inégaux en force et en « qualités de l’es-
prit, ou de l’âme » 6, par Rousseau, l’égalité politique fait né-
cessairement l’objet d’une institution dont la norme de validi-
té ne peut être conférée par la nature. La tentation de fonder
l’égalité politique sur une supposée égalité naturelle présente
un danger, car si la nature a la valeur de norme et que les
hommes s’avèrent n’être pas « naturellement » effectivement
égaux, l’inégalité morale ou politique se trouverait justifiée.
Par conséquent, l’institution d’une égalité en droit entre les
hommes récuse l’hypothèse qui ferait de la nature la norme
de l’égalité politique ou celle de l’inégalité sociale. L’égalité
en droit des individus doit nécessairement faire l’objet d’une
déclaration.

Ainsi, la Déclaration d’indépendance américaine prononce


que « nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités

suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués
par le Créateur de certains droits inaliénables » 7. De même,

la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen

de 1789 s’ouvre par l’affirmation que « les hommes naissent


downloadModeText.vue.download 339 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

337

et demeurent libres et égaux en droits » (article premier). Les


déclarations des droits de l’homme s’ordonnent donc autour
du principe de l’égale liberté des individus, fondement de la
modernité.

L’universalisme égalitariste

Cette tendance à considérer l’autre comme mon égal est, à

l’origine, nourrie par le christianisme. Toutefois l’égalité entre


les hommes est moins une origine qu’une destination. Elle
relève de la convention et constitue une norme à laquelle
mesurer la validité des lois positives. Tel est le sens de l’idée
régulatrice de justice comme égalité.

Dès lors, l’égalitarisme se nourrit et se justifie du prin-


cipe d’impartialité, aussi bien sur le plan pénal que dans le
domaine politique et social. Elle consiste dans « l’exigence
que les citoyens soient traités de manière impartiale, que la
naissance, les liens familiaux ou la richesse n’aient aucune
influence sur ceux qui font la loi. L’égalitarisme ne recon-
naît aucune espèce de privilèges “naturels”, même si certains
privilèges peuvent être conférés par les citoyens à ceux en

qui ils ont confiance » 8. Ainsi, toute inégalité demande à être


justifiée.

Pourtant, l’égalité, dans la pluralité de ses acceptions, est


irréductible à l’égalité pure et simple. Elle concerne les droits,
mais aussi les biens (pouvoirs, honneurs, richesses). Dans
la répartition des richesses, l’égalitarisme défend la posses-
sion par chacun de la même quantité de biens (égalitarisme
possessif radical), ou bien la possession, par chacun, de ce
qui lui revient à proportion de ce qu’il fait (égalitarisme méri-
tocratique). Il peut, enfin, revendiquer l’égalité des chances
d’acquisition de ces richesses (égalité démocratique).

La logique de la revendication égalitaire, jointe à la diffi-


cile formulation des principes de justice, tendrait à suggérer
que seule l’égalité totale, fondée sur l’identité logique, est
véritablement juste. Entre les apories de l’égalitarisme radical
et les sophismes de l’inégalitarisme, la notion de proportion
a figure de moyen terme. « Donner à chacun ce qui lui re-

vient », conformément à l’une des définitions traditionnelles

de la justice, demeure un principe égalitaire, puisque chacun


obtient une part égale à son mérite. L’inégalité se justifie,
dans la mesure où il est juste de distribuer des parts inégales
aux individus inégaux, c’est-à-dire inégalement méritants. La
justice réside alors dans la proportion géométrique.

Ainsi, le libertarisme, dans ses formes les plus radicales,

défend à la fois l’idée que le concept de justice consiste moins


dans l’égalité que dans la distribution des ressources, en fonc-
tion du mérite de chacun, d’une part, et rejette, d’autre part,
toute intervention de l’État au nom d’une opposition à l’éga-
litarisme, visant à garantir l’indépendance et l’initiative indi-

viduelles. Dès lors, il faut admettre comme une conséquence


le développement de formes de dépendance personnelle et
d’inégalité dans la valeur effective des droits détenus.

L’égalitarisme démocratique

À l’inverse, l’égalité des hommes, affirmée par l’égalitarisme


démocratique – aussi nommé « égalitarisme libéral » – conjoin-
tement au principe de l’incommensurabilité des personnes,
revendique un droit égal, pour toute personne, de partici-
pation au processus constitutionnel, établissant les lois aux-
quelles toute personne doit se conformer, ainsi qu’au résul-
tat de ce processus. Cette affirmation de principe induit une
revendication portant sur l’égalité des chances, en particulier

celle d’un accès égal aux fonctions publiques, et sur l’égalité

des résultats. De la sorte se trouvent atténuées les inégalités


de répartition, liées aux contingences sociales et au hasard
naturel. Une répartition de la richesse et des revenus, de
l’autorité et de la responsabilité équitable, est alors possible 9.

▶ Le principe de différence rawlsien consiste donc à admettre

des inégalités et, par conséquent, à les tenir pour justes, dans

la stricte mesure où la structure des avantages et des charges

est disposée de telle sorte qu’elle favorise les plus désavan-

tagés. Ainsi, une conception de la justice peut être dite éga-


litariste, alors même qu’elle autorise d’importantes inégalités.
Ce principe formalise l’idée intuitive selon laquelle personne
ne mérite la position dont il jouit dans la répartition des dons
à la naissance, pas plus qu’il ne mérite la place initiale qu’il

possède dans la société.

Caroline Guibet Lafaye

✐ 1 Mounier, J.-J., De l’influence attribuée aux philosophes sur

la révolution de France, Tübingen, 1801, p. 47.

2 Holbach, P. H. (d’), Politique naturelle, Fayard, Paris, 1998,

p. 280.

3 Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 2, 1129 a 32-35.

4 Aristote, Politique, VII, 8, 1328 a 36 et suiv.

5 Hobbes, Th., De Cive, Garnier-Flammarion, section I, chap. I,


§ 3, Paris, 1982, p. 95.

6 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de


l’inégalité parmi les hommes, in OEuvres complètes, t. III, Galli-

mard, La Pléiade, Paris, 1964, p. 131.

7 La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, no 7, Ha-

chette, Paris, 1988, p. 492.

8 Popper, K., The Open Society and its Enemies, RKP, 1962, t. I,

chap. VI, p. 95.

9 Rawls, J., Théorie de la justice, Seuil, Paris, 1971, pp. 97-98.

! JUSTICE

ÉGALITÉ

Du latin aequalitas.

MATHÉMATIQUES

Dans les mathématiques modernes, le terme est asso-


cié au signe « = » et désigne l’identité de deux objets éven-

tuellement notés de manière différente. Elle peut encore

recevoir une définition logique, selon laquelle deux choses


sont liées par le signe « = » lorsqu’elles peuvent être mu-
tuellement remplaçâmes dans les propositions où elles
figurent.

Plus généralement, l’égalité est une forme affaiblie, ou par-

ticulière, de l’identité. Elle est alors une modalité de com-

paraison pour des choses de même genre, selon un certain

critère : deux choses peuvent être égales selon la quantité ;

deux mouvements, selon la vitesse ; deux soldats, selon leur

courage, etc.

Le problème s’est posé dans la définition de l’égalité géo-

métrique. L’égalité, en général, n’est pas définie dans les


Éléments d’Euclide, mais on y trouve comme Notion com-
mune 7 : « Les choses qui s’ajustent les unes sur les autres
sont égales entre elles », ce qui pose la congruence comme
condition suffisante de l’égalité. Tarski relève trois sens dis-

tincts de l’égalité géométrique : l’identité lorsque deux défini-


downloadModeText.vue.download 340 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

338

tions désignent le même objet, la congruence ou, plus faible-


ment, l’égalité en grandeur 1.

Roberval, en 1669, propose la définition suivante : « Des


choses égales sont celles dont l’une n’a rien de plus ni de

moins que l’autre (mais justement autant l’une que l’autre) » 2.

Les développements de l’algèbre et de la théorie des


équations ont pu suggérer un épuisement de l’utilité de ce
terme, ce qui fait écrire à d’Alembert : « Égalité, en algèbre,
est la même chose qu’équation, qui est aujourd’hui plus en
usage, quoique l’autre ne soit pas proscrit » 3. L’égalité est alors
vraie ou fausse, et c’est l’analyse des propositions situées de

part et d’autre du signe « = » qui permet d’en décider.

En logique mathématique, on devra tenir compte de la dis-


tinction frégéenne entre sens et référence : deux expressions
de sens distinct étant égales lorsqu’elles ont même réfèrent.

Vincent Jullien
✐ 1 Tarski, A., Introduction à la logique, 3e éd., trad. J. Trem-
blay, Gauthier-Villars, Paris, 1971, pp. 55-57.

Roberval, G., Éléments de géométrie, édition par V. Jullien,


Vrin, Paris, 1996, p. 91.

3 Alembert, J. (d’), Encyclopédie méthodique, Mathématiques,


Panckoucke, Paris, 1784, t. I, rééd. ACL, Paris, 1987, « égalité »,
612a.

POLITIQUE

! ÉGALITARISME, MOI

EGO

Pronom personnel latin de la première personne, « Je, Moi ».

GÉNÉR.

! COGITO

EIDOS

Substantif grec signifiant « aspect extérieur d’une chose », « forme »,


« espèce ».

PHILOS. ANTIQUE

Chez Platon, le terme eidos, souvent traduit par « Idée »,


désigne la forme inengendrée, indestructible, absolue, qui
sert de modèle aux réalités sensibles.

Alors que ces dernières sont perçues par les sens, l’eidos
n’est « visible » que par la pensée (intellection ou dianoia) 1.
Eidos désigne aussi, chez Platon, l’espèce, en un sens voisin
d’« ensemble » ou de « classe », par exemple, sur la base même
du partage opéré entre « formes » sensibles et intelligibles,
l’« espèce intelligible » 2. On retrouve, chez Aristote, ces deux
sens à d’eidos, « forme » et « espèce », mais sans la séparation
de l’intelligible et du sensible, qu’Aristote rejette 3. Inséparable
de la substance, la forme est, chez Aristote, à la fois l’une des
quatre causes et l’essence d’un être, ce qui entre dans sa défi-
nition 4 – ce qui revient à dire que, même non séparée, elle

représente la part intelligible de la substance, par opposition


à la matière 5 ; comme chez Platon 6, la communauté d’essence
ou de forme constitue l’espèce, d’extension moindre que le
genre 7.

Annie Hourcade

✐ 1 Platon, Timée, 52 a ; République, VI, 511 a 1.

2 Platon, République, VI, 511 a 3.

3 Aristote, Métaphysique, I, 9, 991 b 1.


4 Ibid., V, 2, 1013 a 26-29.

5 Ibid., VII, 10, 1035 b 29.

6 Platon, Ménon, 72 c 7.

7 Aristote, Catégories, 5, 2 b 7-22.

Voir-aussi : Narcy, M., « Eidos aristotélicien, eidos platonicien », in

M. Dixsaut (éd.), Contre Platon, t. I, le Platonisme dévoilé, Paris,

1993, pp. 53-66.

! ESPÈCE, FORME, IDÉE

EKPHRASIS

Du grec ekphrazein, « faire entièrement comprendre », « expliquer par

le menu », « décrire ».

PHILOS. ANTIQUE, ESTHÉTIQUE, LINGUISTIQUE

Dans la rhétorique de l’Antiquité, toute forme de des-

cription (d’événements, de personnes ou d’objets) censée


« produire la vision au moyen de l’ouïe ». Aujourd’hui, en

un sens plus étroit mais également ancien, description


d’une oeuvre d’art, réelle ou fictive (peinture, dessin, tapis-
serie, sculpture...). Ce glissement sémantique a réduit l’ex-
tension de l’ekphrasis, mais non sa complexité : elle peut

désigner une technique descriptive, un mode de figuration


ou un genre littéraire.

Premier exemple connu : l’épisode du bouclier d’Achille,

à la fin du chant XVIII de l’Iliade. Au début de notre ère,

l’ekphrasis (au sens large) compte parmi les exercices propé-

deutiques destinés aux apprentis orateurs ; un traité attribué

à Hermogène 1 la définit comme « un énoncé qui présente

en détail, qui a de l’évidence (enargeia) et qui met sous les

yeux ce qu’il montre ». C’est avec la seconde sophistique, aux

IIe et IIIe s., qu’elle se constitue (au sens étroit) en un genre

autonome et particulièrement raffiné, dont les chefs-d’oeuvre

sont les Eikones de Lucien et surtout de Philostrate 2 ; vers la


même époque, elle nourrit l’art naissant du roman (Daphnis

et Chloé, par exemple, se lit comme une longue ekphrasis).


À la Renaissance, elle est au coeur des débats entre huma-

nistes et peintres ; pour les baroques et les classiques, elle


témoigne de la force illusionniste de la parole. Diderot se

délecte de ce jeu de miroirs, grâce auquel « les choses sont


dites et représentées tout à la fois ». Plus près de nous, une
ekphrasis ouvre aussi bien les Géorgiques de C. Simon que les

Mots et les Choses de Foucault.

▶ L’ekphrasis suscite nombre de questions théoriques. En voici


trois : 1. Si elle représente une représentation, redouble-t-elle
la mimèsis, ou finit-elle par la subvertir ? 2. Est-elle une parole

qui montre (ut pictura poesis), ou une peinture qui parle ?

3. Sous couleur de célébrer les arts, ne les subordonne-t-elle


pas – comme dans le cas des sophistes étudiés par B. Cassin 3

– au seul logos, dont elle serait l’« autocélébration » ?

Yves Hersant

✐ 1 Hermogène, l’Art rhétorique, trad. M. Patillon, L’Âge


d’Homme, Lausanne, 1997.

2 Philostrate, la Galerie de tableaux, trad. A. Bougot révisée par

F. Lissarague, Les Belles Lettres, Paris, 1991.

Cassin, B., l’Effet sophistique, Gallimard, Paris, 1995.

! FIGURE
downloadModeText.vue.download 341 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

339

EKSTASE
En allemand, Ekstase.

ONTOLOGIE

Être-hors-de-soi de l’existence et du temps (chez Hei-


degger). Il caractérise à la fois l’existence du Dasein et la
temporalité originaire.

En tant qu’il existe comme être-en-avant-de-soi, le Dasein


ek-siste comme ek-statique. Ce phénomène renvoie à la
temporalité comme sens ontologique du souci. Celle-ci est
caractérisée comme ekstatico-horizontale en ce sens qu’elle
se temporalise à partir de l’avenir. Ne renvoyant plus à l’inté-
riorité d’une conscience, la temporalité est l’ekstatikon ou le
hors-de-soi originaire. L’avenir, l’avoir-été et le présent sont
les ekstases d’une temporalité consistant en un mouvement
de temporalisation dont le phénomène originaire est l’ave-
nir. La temporalisation (Zeitigung) est une maturation, impli-
quant l’idée d’un déploiement se produisant de lui-même.
L’avenir est ainsi un « advenir vers soi » (Auf-sich-zukom-
men), l’avoir-été un « retour sur » (Zurück zu) et le présent

un « séjourner auprès de » (Sich-aufhalten-bei). Absorbé par


le présent, le Dasein est en même temps transporté vers un
avenir lui-même déterminé par les possibilités ouvertes par
l’existence passée. À ce caractère ekstatique d’un temps hors
de soi correspond l’existence comme ouverture du Dasein,

se tenant en retrait par rapport à l’étant et étant exposé à


l’être. Référée à l’être-pour-la-mort, une telle temporalité est
foncièrement finie, ne se donnant à voir que dans le Dasein
comme projet jeté dont l’avenir est fini et le fondement nul.
En toute rigueur, on ne peut pas dire du temps qu’il est, mais
qu’il se temporalise selon la co-originarité de ses trois eks-
tases. La compréhension vulgaire de la temporalité consiste
en un nivellement de ces ekstases en une suite indéfinie de
maintenant.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 65, Tübingen,


1967.

! DASEIN, EXISTENCE, SOUCI, TEMPORALITÉ

ÉLABORATION, PERLABORATION

En allemand : Verarbeitung, Bearbeitung, Ausarbeitung, Aufarbeitung, de


arbeiten, « travailler ». Les préfixes ont valeur de renforcement et
marquent que le procès est mené à son terme. Durcharbeitung, de dur-
charbeiten, « perlaborer » ; durch, « de part en part », « à travers ». En
anglais : working-through.

PSYCHANALYSE

La notion de « travail » (Arbeit), proche de celle d’« éla-

boration » (Bearbeitung), désigne, dans une perspective


physicaliste, la dépense d’une quantité énergétique en une
forme. L’élaboration psychique est un travail qui porte sur
les quantités d’énergie psychique (affects), les représenta-
tions, et leur liaison. En particulier, la perlaboration désigne
les processus de maturation par lesquels les interprétations

s’avèrent, en surmontant la résistance de l’inconscient.

Visant la levée des symptômes, la psychothérapie cathartique


tend aux retrouvailles du souvenir de l’événement trauma-
tique et des réactions énergiques (cris, rage, pleurs, récit,
etc.) qui n’ont pu l’accompagner. Mais la cure analytique ne
recherche plus l’abréaction thérapeutique des affects. « L’éla-
boration associative »1 privilégie l’effort tendant à donner une
tournure verbale à la névrose infantile et aux émotions qui
l’accompagnent, dans le transfert. La perlaboration, « tâche

ardue » pour le patient et « épreuve de patience »2 pour l’ana-


lyste, est la partie de ce travail qui s’ensuit d’une interpréta-

tion. Contraint de répéter – de reproduire en acte – ce qu’il


ne peut remémorer, l’analysant, accompagné par l’analyste,
trouve dans la cure un espace où il peut perlaborer les conte-
nus des motions pulsionnelles refoulées et les défenses.

▶ Enjeu de la cure, la perlaboration est un processus intime


et insu, qui ignore toute linéarité chronologique et reste,

comme le travail de deuil (Trauerarbeit), énigmatique.

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Über den psychischen Mechanismus hysterischer


Phänomene (1892), G.W. I, le Mécanisme psychique des phéno-
mènes hystériques, in Études sur l’hystérie, PUF, Paris, p. 7.

2 Freud, S., Errinern, wiederholen, durcharbeiten (1914),

G.W. X, Remémorer, répéter et perlaborer, in la Technique psy-

chanalytique, PUF, Paris, p. 115.

! ABRÉACTION, DÉCHARGE, DÉPASSEMENT, LIAISON-DÉLIAISON,


PULSION, REFOULEMENT, RÉPÉTITION

ÉLÉATISME

! PRÉSOCRATIQUES (PENSÉES)

ÉLECTRICITÉ

Du grec electron « ambre ».

PHYSIQUE

1. Dénomination générique d’un système intercon-


necté de phénomènes d’attraction, de répulsion, d’échauf-
fement de métaux, de production d’effets magnétiques
et chimiques, etc. – 2. Origine commune attribuée à ces
phénomènes : concentration, déplacement, et action à dis-
tance de charges élémentaires (ions ou électrons).

« Électricité » offre l’exemple d’un concept physique dont


la définition ne peut être qu’opératoire, circulaire ou dog-

matique. Une ébauche de définition opératoire est fournie


ci-dessus par la référence à une liste de phénomènes expé-

rimentalement liés. Une définition circulaire consiste à po-

ser que l’électricité est l’ensemble des processus physiques


résultant de la présence, des déséquilibres de répartition et
des mouvements des charges électriques. La définition dog-
matique, enfin, assimile l’électricité aux entités théoriques
(électrons, ions, champs coulombiens, courants d’induction,
etc.) qui rendent compte des phénomènes répertoriés et per-
mettent d’en prévoir d’autres. Seul le recours à l’histoire de

la physique peut éclairer les relations qui unissent ces phé-


nomènes, ces dénominations, et ces élaborations théoriques.

L’attraction de corps légers par l’ambre frottée semble


avoir été connue de Thalès de Milet. Elle est rapportée par
Platon, dans le Timée, puis par Théophraste et Pline l’Ancien.
Mais c’est seulement en 1600 que W. Gilbert entreprit d’étu-
dier, dans son De magnete, les phénomènes d’attraction par
des corps matériels frottés. Il appliqua le premier à ces corps
le terme latin electrica. La fin du XVIIe s. et le XVIIIe s. furent

témoins d’une expansion du domaine des phénomènes élec-


triques et des spéculations sur leur origine. S. Gray classa
les corps en conducteurs et en isolants. C. F. Dufay distin-
gua en 1733 deux types d’électricités, vitreuse et résineuse
(plus tard positive et négative), et en étudia les phénomènes
de répulsion et d’attraction. Plusieurs chercheurs, de E. von

Kleist à B. Franklin, inventèrent ou étudièrent la bouteille


downloadModeText.vue.download 342 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

340

de Leyde (premier condensateur électrique), observèrent ses


étincelles de décharge et établirent un lien avec la foudre.
Franklin défendit également une théorie faisant de l’électricité
le résultat de l’excès ou du déficit d’un « fluide » unique se
déplaçant dans les pores de la matière. C. A. Coulomb utilisa
pour sa part une balance de torsion pour tester sa loi de

décroissance de l’attraction et de la répulsion électrique en

proportion inverse du carré de la distance entre les corps. Il

prit position en faveur d’une théorie à deux « fluides », l’un

positif et l’autre négatif.

Le XIXe s. fut pour l’électricité celui du développement des

lois quantitatives, du lien avec d’autres domaines de la phy-


sique et de la chimie, et des applications pratiques. A. Volta
inventa la pile, qui permit dès 1800 de réaliser l’électrolyse de
l’eau. H. C. OErsted mit ensuite en évidence la déviation d’une

aiguille magnétique par un courant électrique. Ce résultat


ouvrit la voie aux recherches de A. Ampère sur les forces

mutuelles qu’exercent les conducteurs électriques, ainsi qu’à


celles de M. Faraday, qui rendait compte des phénomènes
d’induction électromagnétiques en représentant des « lignes
de force » dans l’espace. Il conduisit également à la concep-
tion d’instruments de mesure des variables électriques. L’uni-
fication des phénomènes électriques et magnétiques fut
achevée en 1873 avec les équations de J. C. Maxwell, et ses
conséquences furent tirées par H. Hertz dans sa théorie des
ondes électromagnétiques.

La question de l’origine des phénomènes électriques


connut également d’importants développements au XIXe s., en

liaison avec les conceptions atomistes. L’étude des phéno-

mènes électrochimiques par Faraday conduisit à l’idée d’un


atome d’électricité. L’« unité naturelle de charge électrique »

fut appelée « électron » par J. Stoney et démontrée expéri-

mentalement en 1911 par R. Millikan. Sa valeur a pourtant

été remise en question récemment, lorsqu’on a admis que les

quarks portent des charges dont le module est égal au 1/3 ou

aux 2/3 de celle de l’électron.

Le concept d’électron a subi entre-temps un basculement,


passant d’une quantité de charge indivisible à un objet cor-
pusculaire porteur de cette charge. Ce fut J. J. Thomson qui,
étudiant la déviation des rayons cathodiques par un champ
magnétique, fixa la masse de l’électron corpusculaire à envi-
ron 1 / 2 000 de la masse de l’atome d’hydrogène.

L’avènement des théories quantiques a eu pour consé-


quence de profondes refontes des concepts de champ élec-
tromagnétique et de charges jouant le rôle de sources pour
ce champ.

Selon les « théories de jauge », le champ électromagné-


tique est ce sans quoi une certaine classe de symétries locales
ne serait pas respectée. Des procédures successives d’unifica-
tion des interactions électromagnétiques avec les interactions
faibles, puis avec les interactions fortes, ont pu être conduites
en élargissant les symétries concernées.

Quant à la charge électrique, son statut a également chan-


gé dans le cadre des théories quantiques. Elle est rangée dans
la catégorie générale des observables (c’est-à-dire des déter-
minations relatives à un processus d’évaluation expérimen-
tale), et dans la sous-catégorie des observables supersélec-
tives (qui ont pour trait distinctif d’être compatibles avec les
autres observables, et de pouvoir à cause de cela être traitées
comme si elles étaient des déterminations appartenant aux
objets dans l’absolu). Plusieurs chercheurs (en particulier H.-
D. Zeh) ont proposé une conception unifiée des observables,
selon laquelle une observable comme la charge électrique

devient supersélective à la suite d’un processus d’auto-déco-

hérence. Conformément à une règle générale d’association


de principes de conservation des symétries, la conservation
des symétries, la conservation de l’observable « charge élec-
trique » a été rattachée en théorie quantique à une invariance
globale des amplitudes de probabilité sous un changement
de phase. Enfin, dans les théories de supercordes, la charge

électrique est tenue pour un mode d’excitation quantifié

d’une hypersurface plongée dans un espace à 10 (ou 11)

dimensions.

Michel Bitbol

✐ Davis, E. A., et Falconer, I. J., J. J. Thomson and the Discovery

of the Electron, Taylor and Francis, 1997.

Whittaker, E., A History of the Theories of Aether and Electricity,

Dover, 1989.

ÉLÉMENT

PHILOS. SCIENCES

Se dit des corps simples dont les autres sont formés.

La notion de corps simple peut prêter le flanc à de nom-


breuses confusions et difficultés, puisqu’elle dépend de la
théorie considérée. Ainsi, chez les présocratiques, l’élément,
qu’il soit feu chez Héraclite ou eau chez Thalès, répond à

une question concernant l’origine des choses. D’une façon

générale, avec l’introduction par Empédocle, puis par Aris-

tote, des quatre éléments (terre, eau, air, feu), il s’agit de

caractériser la permanence des substances par-delà les chan-

gements apparents. La théorie alchimique met en oeuvre les

éléments du sel, du soufre et du mercure. Une première et

profonde transformation apparaît avec Descartes, qui intro-

duit dans son système, où la matière est identifiée à l’étendue,

trois éléments, la raclure, les boules et les grosses parties,


caractérisés exclusivement par leur forme et par leur mouve-

ment. Cette structure permet, en outre, de rendre compte des

phénomènes lumineux, en ce sens que le mouvement de la


raclure est ce qu’on appelle lumière dans les corps lumineux
(soleil, étoiles) ; les boules, ce qui permet la transmission
du mouvement qu’on appelle lumière (elles constituent les
cieux) ; et les grosses parties, l’opacité, c’est-à-dire l’empê-

chement de la transmission du mouvement qu’on appelle


lumière (planète, etc.).

Une seconde transformation se met en place avec la


chimie de Lavoisier fondée sur le principe de la conserva-
tion de la matière. Elle débouche, à la fin du XIXe s., sur une
claire distinction entre corps simples et éléments, associée à

la construction de la classification périodique des éléments

par Mendeleïev (1834-1907). Un élément, d’abord caractérisé

par son poids atomique, puis, aujourd’hui, par son numéro

atomique Z (nombre de protons dans le noyau), est ce à

partir de quoi un corps simple est constitué (l’hydrogène et

l’oxygène constituent l’eau – H2O). Il est bon de noter qu’un


élément regroupe sous le même numéro atomique les diffé-

rents isotopes de l’élément considéré, puisque les isotopes

dépendent seulement du nombre des neutrons contenus

dans le noyau.

Michel Blay

✐ Aristote, De Caelo, IV.

Descartes, R., Principes de la philosophie, Troisième partie.


downloadModeText.vue.download 343 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

341

ÉLIMINATIVISME

MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ESPRIT

Doctrine considérant que tout ce que certains philo-

sophes considèrent comme irréductible, conceptuelle-


ment ou ontologiquement, à des objets, à des propriétés
ou à des processus matériels, est en droit réductible (car il
n’existe que des choses matérielles) et le sera un jour (car

la science progresse).

L’éliminativisme est la forme contemporaine du matéria-


lisme. Il est lié au positivisme, voire au scientisme. Pour
R. Rorty : « Il n’est pas plus absurde de dire “Personne n’a
jamais ressenti de douleur” que de dire “Personne n’a jamais
vu de démon”, si nous avons une réponse adéquate à la
question : “De quoi parlais-je en disant avoir ressenti une
douleur ?”. À cette question, la science du futur peut ré-
pondre : Vous parliez de l’occurrence d’un certain processus
neuronal, et cela nous rendrait la vie plus simple si, dans le
futur, vous disiez : “Mes fibres C sont excitées” plutôt que

de dire : “J’ai mal”. »1 Si l’éliminativiste a raison, notre façon


courante de parler des états mentaux et des processus psy-
chologiques, autrement dit : notre psychologie commune,
disparaîtra lorsque les sciences de l’esprit auront atteint leur
plein développement.

Une raison d’adopter cette thèse tient à l’avantage qu’on


croit trouver dans la perspective d’une théorie unifiée de
la science. À défaut de penser les désirs, par exemple, en
termes de mouvements moléculaires, nous aurions toujours
deux domaines irréductibles, celui du mental et celui du phy-
sique, et les lois de la sciences ne s’appliqueraient pas à toute

la réalité. L’éliminativisme est étroitement lié à l’idée d’une

unité de la science dont le paradigme est constitué par les


sciences physiques. L’éliminativiste est donc moniste en épis-
témologie : il n’existe qu’une seule méthode vraiment scienti-
fique, celle de l’explication causale. Mais il accepte aussi une
certaine métaphysique, moniste, selon laquelle il n’existe rien
d’autre que la réalité matérielle.

L’histoire des sciences pourrait ainsi être interprétée


comme manifestant un mouvement général de la pensée
scientifique dans le sens de cette réductibilité du men-
tal au physique. Pour S. Stich : « L’astronomie populaire
était fausse, et pas seulement sur des points de détail. La
conception générale du cosmos comprise dans la sagesse
populaire de l’Occident était complètement et absolument
erronée. On peut en dire autant de la biologie populaire,
de la chimie populaire et de la physique populaire. Aussi
merveilleuses et imaginatives qu’ont pu être théories et
spéculations populaires, elles sont apparues ridiculement
fausses dans tous les domaines pour lesquels nous avons

aujourd’hui une science sophistiquée. »2 Pour P. Chur-


chland, de même que la notion d’impetus a disparu de

l’explication scientifique, celle de conscience elle aussi

disparaîtra 3.

Au moins sous une de ses formes, le dualisme psy-


chophysique accepte la thèse selon laquelle il existe des
processus strictement physiques parallèles aux processus
mentaux et s’interroge simplement sur la façon de relier
les deux. À la limite, un dualisme psychophysique peut
accepter l’intégralité de la position éliminativiste, sauf
la doctrine que l’explication physique épuise la réalité
(c’est-à-dire en refusant le matérialisme). Une façon plus
radicale de s’opposer à l’éliminativisme sans renoncer au
monisme ontologique matérialiste se trouve chez David-

son. Pour ce dernier, si tous les événements mentaux sont

identiques à des événements physiques, l’irrréductibilité


est conceptuelle : une description d’un événement men-

tal ne peut être réduite à la description d’un événement


physique.

▶ L’éliminativiste semble croire que lorsque quelqu’un dit

qu’il a mal, le concept de douleur n’est pas normatif. Or, si


la psychologie commune est irréductible, ce n’est pas parce

qu’elle prétendrait à la vérité au même titre que la psycholo-

gie scientifique, mais parce que les concepts psychologiques

sont aussi des normes et même des évaluations de nos com-


portements. Une norme et une évaluation ne sont évidem-
ment pas quelque chose de physique.

Roger Pouivet

✐ 1 Rorty, R., « Mind-Body Identity, Privacy, and Categories »,

Review of Metaphysics, 19, 1, 1965.

2 Stich, S., From Folk Psychology to Cognitive Science, MIT Press,

Cambridge (MA), 1983, p. 229.

3 Churchland, P., Neurophilosophy, trad. PUF, Paris, 1999 ; Mat-

ter and Consciousness, trad. Matière et conscience, Champ Val-

lon, Nîmes, 1998.

! DOUBLE ASPECT (THÉORIE DU), ESPRIT, MATÉRIALISME, NORME,


PHYSICALISME, SURVENANCE

expliquer et comprendre

ÉMANATION, ÉMANATISME

Du latin emanare, « couler ».

PHILOS. ANTIQUE

Processus selon lequel les êtres multiples procèdent de

l’Un premier, en particulier dans le néoplatonisme.

PHILOS. RENAISSANCE, MÉTAPHYSIQUE

L’un des traits propres au platonisme humaniste est de

souligner la fonction de l’amour dans le processus d’émana-

tion, et surtout dans le chemin de « retour ». M. Ficin 1, dans

son célèbre commentaire au Banquet platonicien, explique


le processus de la production des différents niveaux onto-
logiques par l’amour que Dieu éprouve pour sa création, de

même que la remontée à Dieu procède par l’amour que l’âme


éprouve pour Dieu. Ce qui caractérise donc l’amour est sa
réciprocité : de même que le monde tend et désire Dieu, de
même Dieu tend vers le monde. L’amour permet à Ficin, et à

ceux qui le suivent, comme F. Patrizi 2, de considérer l’émana-

tion non pas comme l’expression et l’expansion de l’Un, mais

comme un acte volontaire, spontané et libre.

Fosca Mariani Zini

✐ 1 Ficin, M., Opera ommia, Bâle, 1576 ; repr. éd. M. Sanci-


prianp, 2 vol. Turin, 1959.

2 Patrizi, F., Nova de universis philosophia, Ferrare, 1591.

Voir-aussi : Allen, M.J.B., The Platonism of M. Ficino, Berke-

ley / Los Angeles, 1984.

Allen, M.J.B., Plato’s Third Eye. Studies in M. Ficino’s Metaphy-

sics and its Sources, Aldershot, 1994.

! ÂME, COSMOLOGIE, DIEU, PLATONISME


downloadModeText.vue.download 344 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

342

ÉMERGENCE
Calque de l’anglais : emergence.

MÉTAPHYSIQUE

Existence de propriétés d’un ensemble qui ne peuvent


pas être réductibles à celles de ses parties. (Concept d’ori-
gine biologique.)

Le concept d’émergence a son origine chez des biologistes

et des métaphysiciens évolutionnistes anglais du début du

XXe s., comme C. Lloyd Morgan 1 et S. Alexander 2, qui rejettent

la conséquence apparemment réductionniste de la théorie


de la sélection naturelle pour laquelle aucune formation
d’organismes nouveaux ou de modifications de la structure

de ces organismes ne puisse intervenir. Les émergentistes


soutiennent au contraire que l’évolution est compatible avec

l’existence de formes nouvelles ou imprévisibles, telles que,


notamment, la conscience et l’esprit.

L’idée de propriété émergente est donc invoquée, dans le


contexte biologique, contre le mécanisme et en faveur de la
thèse selon laquelle il existe des niveaux d’organisation dis-
tincts des processus physiques et chimiques qui produisent les

formes vivantes. Plus généralement, elle peut ainsi se rame-


ner à l’idée que la totalité n’est pas identique à la somme de
ses parties, et impliquer des formes de holisme, par exemple
quand on dit qu’une société ne se réduit pas à la somme des
propriétés des individus qui la composent. Chez Alexander,
mais aussi chez Bergson (avec l’idée d’« élan vital ») et chez
Whitehead 3, l’idée d’émergence va de pair avec une forme
de vitalisme qui insiste sur l’aspect radicalement nouveau des

formes « supérieures » par rapport aux formes « inférieures ».

Alexander en tire même un argument théologique en faveur

de l’existence d’une divinité qui émerge dans le temps, au

terme d’un lent processus. La métaphysique évolutionniste


de Peirce et les variantes idéalistes du pragmatisme américain

s’appuient aussi sur cette idée.

▶ Le problème se pose de savoir si l’émergence implique


une nouveauté radicale, une sorte de saut qualitatif, ou si elle

n’implique qu’un changement graduel. Dans cette hypothèse,

un tout n’est pas radicalement distinct de ses parties ou de


sa structure microphysique, mais dépend, sans s’y réduire,
de ces parties. Cette thèse plus faible, et compatible avec

un matérialisme, était défendue par le philosophe anglais


C. D. Broad 4 ; elle a été redécouverte par les philosophes

contemporains de l’esprit et de la biologie, comme J. Kim 5,

qui utilisent plutôt le concept (emprunté à la philosophie


morale) de survenance. Une propriété B survient sur une pro-

priété A si tout changement dans B implique un changement

dans A sans que l’on puisse prédire à partir de A les change-

ments qui auront lieu dans B. Les philosophes et les logiciens


ont étudié la logique de la relation de survenance, et ont été
conduits à distinguer ainsi diverses variétés de réduction et
de dépendance. Le concept d’émergence a également réap-
paru dans les théories contemporaines de la dynamique des
formes du vivant.

Claudine Tiercelin

✐ 1 Alexander, S., Space, Time and Deity, McMillan, Londres,

1920.

2 Lloyd Morgan, C., Emergent Evolution, Londres, 1922.

3 Whitehead, A. N., Procès et réalité, Gallimard, Paris, 1993.


4 Broad, C. D., Mind and its Place in Nature, Routledge,
Londres, 1925.

5 Kim, J., Supervenience and Mind, Cambridge University Press,

1993.

! ÉVOLUTION, RÉDUCTIONNISTE, SURVENANCE

ÉMOTION

Du latin ex et moveo : « déplacer », « ébranler » ; par extension, « ce qui


met en mouvement et nous jette au dehors ».

Conçue au préalable comme un trouble violent mettant en mouvement

ce qui devrait au contraire se trouver au repos (ataraxie antique), agitant

le corps d’une passion souvent néfaste ou bien suscitant en l’âme une


force peu commune (pathétique cartésienne), l’émotion se pare peu à
peu d’une valeur métaphysique. Proche de l’enthousiasme romantique,

l’émotion est une véritable figure de la conscience et de son rapport

au monde dans la tradition ouverte par l’existentialisme. C’est bien évi-

demment dans l’art qu’un tel concept acquiert une importance que la

critique kantienne, tout à sa recherche d’un réconfort ou d’une simple


réconciliation entre la sensibilité et l’entendement, ne laissait presque
pas entrevoir.

GÉNÉR., MORALE, POLITIQUE

Mouvement affectif, généralement considéré comme

soudain et violent.

Depuis le XIXe s. le terme « émotion » a généralement supplan-


té celui de « passion » en psychologie. Il paraît axiologique-
ment neutre, il ne conduit pas aussi explicitement à une théo-
rie interprétant l’affectivité comme une passivité de l’âme. Il
permet par contre de souligner le rôle des mouvements cor-
porels et des réactions organiques dans la vie affective.

Dans les Passions de l’âme 1 de Descartes, « émotion » ren-

voie parfois indifféremment à une mise en mouvement de

l’âme ou du corps. Cependant, le fait que les passions sont les

pensées qui « agitent » et « ébranlent » l’âme le plus fortement

justifie l’utilisation particulière du terme « émotion » à leur

propos (art. 28). Les passions sont « le plus prochainement »

causées par le mouvement purement corporel des esprits ani-


maux dans le cerveau. Ainsi dans son rapport à la passion
le terme « émotion » engage ce qu’elle peut comporter d’ap-

paremment perturbateur ou de dérégulateur, en tant même

que le corps a des effets sur la pensée. Dans l’Anthropologie

du point de vue pragmatique 2, Kant distingue la « passion »

(Leidenschaft), liée à la faculté de désirer, de « l’émotion »

(Affekt), violemment brève et irréfléchie. Celle-ci, liée à la

faculté du plaisir et de la peine, « réside dans la surprise

provoquée par l’impression, laquelle abolit la contenance de

l’esprit » (§ 74).

Darwin 3 cherche l’origine des émotions en les référant à

des causes extérieures, par exemple une menace. Celles-ci

provoquent chez l’homme et l’animal une modification de


l’expression leur permettant de s’adapter efficacement.

Cette thèse permettra à William James de concentrer de


manière décisive l’étude de l’émotion sur ses manifestations
corporelles. Selon lui, l’introspection montre que les « modi-
fications organiques dont on veut faire les simples consé-

quences et l’expression de nos affections et passions “fortes”

en sont au contraire le tissu profond, l’essence réelle » 4. Ainsi

l’émotion n’est pas une modification interne de l’âme et une

conscience de celle-ci. Elle est la conscience des « change-


ments corporels résultant directement de la perception du fait
ayant provoqué l’émotion ». Puisque je tremble face à l’ours
que je viens de voir, je ressens de la peur. Juger qu’il faut
downloadModeText.vue.download 345 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

343

alors courir ne se confond pas avec l’effroi que j’éprouve.


Ressentir une émotion n’est pas raisonner ou calculer.

Dans une perspective fonctionnaliste, John Dewey 5 sou-


ligne que « L’idée et l’excitation émotive sont constituées en
même temps [...]. L’émotion est la manifestation de la lutte

pour l’adaptation ». L’émotion est ainsi un comportement. Le


vécu conscient n’y est qu’un aspect intervenant dans la coor-
dination entre les stimulus et la réponse. De ce fait, l’émotion

n’est pas la simple conscience d’un trouble corporel, elle en-


gage une certaine tension dans un processus de coordination
et donc comporte une certaine rationalité.

Pourtant, même considérée comme une « conduite »,


l’émotion peut paraître simplement dérégulatrice, perturba-
trice. C’est pourquoi, en élaborant ou en discutant les apports
de la psychologie cognitive, des auteurs ont voulu établir
sa rationalité. Ronald de Sousa 6 met en avant sa rationalité
« externe » dans les processus adaptatifs. Jon Elster montre
comment nos émotions composent une « alchimie mentale »7
au sein de nos motivations et à la base des normes sociales.
L’émotion paraît indispensable dans un choix rationnel pour
parvenir à une décision et agir.

En reconnaissant que l’émotion est une relation intention-


nelle, certains phénoménologues avaient abouti à des résul-
tats assez proches. Pour Sartre 8 « la conscience émotionnelle
est d’abord conscience du monde ». L’émotion est ainsi une
conduite, mais la conscience s’y laisse chuter dans le ma-

gique. Le corps est utilisé comme un moyen d’incantation

grâce auquel le monde réel et ses dangers sont niés.

Ricoeur 9 souligne que l’émotion ne jette pas d’emblée l’in-


dividu hors de lui. Sa spontanéité lui donne un rôle fonction-

nel. Elle nous tire de l’inertie, en obligeant notre volonté à

se reprendre. Ainsi elle ne constitue pas un motif d’action, et

elle est un moyen pour notre volonté. L’analyse cartésienne

de l’admiration doit servir de guide. Comme le pensait Kant

l’attitude émotive la plus simple est la surprise, mais celle-ci


dynamise notre activité.

▶ Malgré sa rupture avec la théorie des passions les ap-


proches contemporaines de l’émotion peuvent être conduites
à souligner la vulnérabilité, la fragilité que cette dernière
implique. Le neurobiologiste A. Damasio en vient à parler
d’une « passion fondant la raison » 10. De plus, même quand
Descartes est rejeté, on est souvent proche de l’approche car-
tésienne selon laquelle ce qui est en jeu est de l’ordre de la
surprise et de l’incitation, non d’une dérégulation.

Jean-Paul Paccioni

✐ 1 Descartes, R., Les passions de l’âme (1644), édition Rodis-


Lewis, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, Paris, 1967.

2 Kant, E., Anthropologie in pragmatischer Hinsicht (1798), trad.

A. Renaut, « Anthropologie du point de vue pragmatique », GF

Flammarion, Paris, 1993.

3 Darwin, Ch., The expression of the emotions in man and ani-

mals (1872), trad. S. Pozzi et R. Benoît : « L’expression des émo-


tions chez l’homme et les animaux », Éditions du C.T.H.S., Paris,

1998.

4 James, W., Principles of psychology (1890), trad. du chap. XXIV,

« La théorie de l’émotion », Alcan, Paris, 1903.

5 Dewey, J., « The theory of emotion », Psychological Rewiew,


t. I, 1894, t. II, 1895.

6 Sousa, R. de, The rationality of emotion, MIT Press, Cam-

bridge, 1987.

7 Elster, J., Alchemies of the mind. Cambridge University Press,


Cambridge, 1999.

8 Sartre, J.P., Esquisse d’une théorie des émotions (1938), Her-


mann, L’esprit et la main, Paris, 1960.

9 Ricoeur, P., Philosophie de la volonté, I. Le volontaire et l’invo-


lontaire (1950), Aubier, Philosophie, Paris, 1988.

10 Damasio, A.R., Descartes’ Error (1994), trad. M. Blanc, « L’er-

reur de Descartes », Odile Jacob, Poches, Paris, 2001.

! AMOUR, DÉSIR, DISPOSITION, ÉMOTIVISME, PASSION, VOLONTÉ

PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE

Réaction affective, souvent intense et accompagnée de


manifestations physiologiques, à une situation réelle ou
imaginée.

Les émotions, appelées passions dans la philosophie clas-


sique, sont des états affectifs complexes comportant des
composantes physiques et mentales. Elles sont liées à des
changements physiologiques et ont souvent une expression
physique caractéristique (posture, expression du visage, etc.).

Elles font intervenir une représentation d’une situation (ou


d’un objet), constituant l’objet intentionnel de l’émotion, et
une évaluation de cette situation. Elles ont une dimension
qualitative spécifique et une valence positive ou négative.
Elles sont généralement associées à des tendances spécifiques
à l’action, comme la fuite dans la peur, ou l’agression dans la
colère. Leur déclenchement soudain, leur durée brève, leur
focalisation sur une situation particulière les distinguent des
humeurs ou des traits de tempérament.

Les principaux débats philosophiques contemporains sur


les émotions portent, d’une part, sur l’existence d’émotions
élémentaires et la possibilité de ramener les autres émotions
à des complexes de celles-ci, et d’autre part, sur les rela-
tions entre les différentes composantes des émotions. Selon
la théorie périphéraliste, initialement proposée par W. James 1
et C. G. Lange, une émotion est essentiellement la percep-
tion de certains changements physiologiques involontaires et
les différentes émotions correspondent à différents profils de
réactions physiologiques. Ainsi, nous avons peur parce que
nous tremblons et fuyons, et non l’inverse. La théorie cen-
traliste, développée notamment par W. Wundt et E. Titche-
ner 2, soutient au contraire qu’une émotion est essentiellement
caractérisée par un type spécifique d’expérience subjective,
irréductible à des sensations physiologiques périphériques.
Enfin, selon la théorie cognitive 3, les émotions ont pour élé-
ment essentiel une évaluation de la signification que revêt
pour le sujet une situation représentée. Dans la cadre de cette
approche cognitive, on s’interroge notamment sur les liens
entre émotion, croyance et rationalité 4, 5.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 James, W., « What is an Emotion? », Mind, 19, 1884, pp. 188-


204.

2 Titchener, E. B., Lectures on the Elementary Psychology of Fee-


ling and Attention, Macmillan, New York, 1908.

Lyons, W., Emotion, Cambridge University Press, Cambridge,

1980.

4 Damasio, A. R., l’Erreur de Descartes. La raison des émotions,

trad. M. Blanc, Odile Jacob, Paris, 1995.

5 De Sousa, R., The Rationality of Emotions, MIT Press, Cam-


bridge (MA), 1987.

! AFFECT, CROYANCE, RATIONALITÉ

ESTHÉTIQUE

Type de réponse que nous apportons aux phénomènes


esthétiques, et notamment à ceux qui nous rangeons par-
downloadModeText.vue.download 346 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

344

mi les oeuvres d’art (d’autres réponses existent, et ne sont


pas émotives).

Émotion et

contenu artistique

Il arrive que l’oeuvre exprime dans son contenu manifeste


une émotion que nous reconnaissons : de frayeur, de mé-
lancolie, de respect, d’abandon ou de joie, et nous serions
supposés y participer d’une manière ou d’une autre. Mais
on peut aussi éprouver ce genre de réponse dans d’autres
circonstances : voir décoller une fusée, considérer de près
la tête couronnée d’un insecte, etc., peut entraîner une réac-

tion esthétique de contentement, d’admiration ou de surprise.


Pour ce qui regarde le contenu émotionnel – décrit ou expri-
mé – que l’artiste est réputé avoir enfermé dans l’oeuvre, il
est difficile d’en parler. Même si le caractère non représentatif
de la musique incline souvent à conclure qu’elle serait le
véhicule de nos émotions plus qu’aucune autre forme d’art,
cet accès immédiat et sans distance soulève nombre d’inter-

rogations. Nous ne sommes nullement assurés qu’existe un


rapport déterminé entre le registre des attitudes qu’on pré-
tend suivre (lorsqu’on écoute l’Offrande musicale ou le Sacre
du printemps) et le registre des attitudes qui seraient artisti-

quement « exprimées » afin d’être provoquées sélectivement


chez l’auditeur, comme on l’a cru à l’âge romantique. Une

inversion peut se produire, qu’a déjà marquée Aristote 1 au


sujet de la tragédie, en se servant du concept de catharsis. La
peur et la pitié sont retournées et « allégées » dans l’esprit du
spectateur. Elles deviennent alors inoffensives. Ces émotions,
produites en lui, le sont par l’occasion d’un jeu : le lien n’est
pas de conséquence obligée entre la suggestion et la réponse.
Mieux encore, la purification des affects appelle un ensemble

de dispositions lié à notre comportement antérieur et à des


habitudes acquises grâce auxquelles nous les reconnaissons.
Le fait est que nous éprouvons à l’audition d’une tragédie

d’autres émotions qui ne se réduisent pas à celles qui sont


agitées – et imitées – devant nous. Aristote veut signifier par
là que les oeuvres scéniques et théâtrales parviennent à cap-
turer des états psychologiques, à les stimuler, mais qu’elles y

réussissent en transposant ceux que nous ressentirions dans


des moments paroxystiques qui ne sont pas forcément vécus.
Le point central est que l’émotion esthétique n’est pas de
même nature que l’émotion qu’elle imite et exemplifie le cas
échéant, de telle sorte que, pour éprouver une émotion es-
thétique, il faudrait au sens strict ne pas la subir. Notre capa-
cité à comparer de telles réponses (parfois contradictoires)

est déjà un exercice mental qui participe du jeu artistique


lui-même. Il en va ainsi aujourd’hui pour le film d’horreur ou
pour le film noir.

La conception émotiviste de l’art

Le sens moderne du mot « émotion » n’enveloppe pas seule-


ment des sensations, pourtant bien réelles, mais d’abord une
représentation déterminée du monde qui commande notre
réaction. L’attention est concentrée ou elle est déplacée ;
nous « croyons comme », selon l’expression de Walton 2. Et de
fait, tantôt nous sommes confrontés aux symboles artistiques
de telle façon que notre environnement perceptif devient
méconnaissable ; tantôt nous réagissons par un état mental
et un comportement spécifiques face à un état de choses
fictif qui nous est représenté (à l’occasion d’un opéra, à la
lecture d’un roman, etc.). Dans les deux cas, la capacité à
être ému est une aptitude distinctive qui suppose l’emploi de
critères implicites : nous nous servons de la réponse émotive

pour en extraire certaines valeurs. On parle d’émotions néga-


tives, quand ce n’est pas une satisfaction plaisante qui nous
est suggérée directement. Une interprétation émotiviste des

phénomènes esthétiques attribue aux oeuvres d’art, dans leur


statut d’objets non-physiques, un programme d’instructions
ou de suggestions susceptibles de guider la performance d’un
groupe de spectateurs ou d’auditeurs accueillant ces mêmes
phénomènes.

Disposition affective et
expérience émotionnelle

La question de savoir en quoi nous pourrions isoler des

autres affects la variété naturelle de ce genre de réponses est


un sujet toujours débattu dans l’état actuel de nos connais-
sances. Elle n’implique pas de l’assimiler à une forme de per-
turbation mentale car, heureusement, si l’émotion esthétique

est un mouvement déterminé de la représentation, elle se


distingue sans peine par son intentionnalité (et donc par
sa direction propre) des sentiments corporels qu’elle est en
situation d’entraîner. Sous ce rapport, la dichotomie émotion

/ jugement n’est pas toujours opératoire. Rien n’empêche de


penser que nos émotions aient une composante intellectuelle
très forte à la différence des humeurs qui « colorent » l’action.
Néanmoins, l’idée voulant que l’émotion esthétique soit un
composé hybride de représentation mentale et de sensations
(celles-ci étant « causées » par celle-là) est doublement trom-
peuse, comme le rappelle Budd 3. Des sensations opposées
peuvent instancier, et me faire éprouver, la même émotion
– esthétique ou pas – ; ensuite, il est douteux que la représen-
tation puisse requérir l’obtention de réactions qu’il nous serait

commandé d’avoir. L’intentionnalité dérive de la représenta-


tion intrinsèque de l’émotion, non pas de l’objet extérieur. On
entre dans la Sainte-Chapelle de Paris en constatant un effet
de mise à distance physique de l’édifice : les sensations cor-

porelles ne servent pas à qualifier pour elle-même l’émotion


ressentie. Scruton soutient que cette dernière est une sorte de
pensée qui ne fournit pas de croyance positive (unasserted
thought) 4.

C’est pour faire face au vertige de l’ineffabilité qu’on a


coutume de séparer la disposition affective et l’expérience

émotionnelle. La première est une capacité que l’on éprouve


à être affecté de telle ou telle façon : des oeuvres fort diffé-

rentes procureraient le même type d’émotion en activant une


disposition identique. La seconde est le propre d’un senti-

ment dirigé et ajusté qui préside à cette activation. La Pietà


de Michel-Ange est un exemple d’appel à la manifestation
d’une disposition : l’oeuvre suggère l’amour compassionnel

d’une mère soutenant le cadavre de son fils. Mais il faut y

ajouter, pour se libérer de tout fétichisme pathétique – et afin


qu’une émotion véritablement esthétique soit ressentie –, une
direction autonome de la représentation venant gouverner
la mobilisation de cette disposition. Nous devons nous ap-
puyer sur les caractéristiques formelles et néanmoins inertes
du groupe statuaire. Ce qui nous émeut, en effet, n’est pas

la déploration de la Vierge, mais la stylisation de cet affect

qui paradoxalement l’accroît. En revanche, si l’on regarde le

Cri de Munch et que l’on accueille cette émotion panique,

la signification « pathologique » du tableau, comme eût dit

Kant, prend alors le dessus. Les peintres expressionnistes ont

voulu – pour d’autres raisons formelles –, figer unilatérale-


downloadModeText.vue.download 347 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

345

ment le rapport existant entre la disposition contemplative


et l’expérience.

Émotion et connaissance

À quelles conditions l’émotion pourrait-elle contribuer à la


connaissance des propriétés reconnues aux oeuvres d’art ?
L’ineffabilité de l’émotion a conduit Hanslick 5 à s’opposer à
toute espèce de sentimentalité « projetée » dans l’expérience
musicale : en elle, il n’y a pas pour lui de contenu expressif.
L’expérience émotionnelle de la musique se confondrait avec
l’articulation repérable à l’écoute de ses propriétés formelles.
Mais cette position extrême demeure contestée (notamment
par Kivy 6 et Levinson 7, dans l’école analytique, ou par les
commentateurs de Schopenhauer et de Nietzsche). D’autre
part, il n’est pas faux que nous avons appris à applaudir, à
contempler, etc. D’où vient alors que nous estimions malgré
tout que le bénéfice émotionnel n’est pas nul ? La conception
standard admet que l’émotion est quelque chose comme la
résultante de certaines de nos croyances : une capacité à
donner son approbation, à admirer, etc. Contre cette idée,
on a soutenu récemment que l’émotion est plutôt assimilable
à un épisode, et que ce genre d’épisode n’est pas un état
privé d’absorption ou d’ivresse. Il possède une composante
dynamique et il est attaché à la manière dont sont perçus le
morceau de musique, le tableau, ou le spectacle de danse. Ce
qui voudrait dire que des traits non conceptuels et non pro-
positionnels ont été « recrutés » par l’auditeur et le spectateur
comme autant d’informations dignes d’exciter son intérêt. En
pareils cas, il est admissible que l’émotion nous apprenne
quelles propriétés non syntaxiques sont cognitivement asso-
ciées aux propriétés esthétiques.

▶ L’émotion esthétique est peut-être dénuée de réelle per-


tinence en ce qui concerne l’identification du « symbole »
artistique. Mais il serait exagéré d’en conclure que certaines
oeuvres d’art n’ont pas pour fonction de nous émouvoir, tant
il semble difficile de ramener à leur signification intrinsèque
la variété des états représentatifs, imaginatifs et perceptuels
qui sont les ingrédients spécifiques de ce genre de réponse.

Jean-Maurice Monnoyer

✐ 1 Aristote, la Poétique, chap. 6, 13 et 14, trad. R. Dupont-Roc


et J. Lallot, Seuil, Paris, 1980.

2 Walton, K., Mimesis as Make-believe, Harvard U. P., Cambridge

Mass., 1990.

3 Budd, M., « Emotion », in A Companion to Aesthetics, D. E. Coo-

per (éd.), Blackwell, Oxford, 1992.

4 Scruton, R., The Aesthetics of Music, Clarendon Press, Oxford,

1997.

5 Hanslick, E., Vom Musikalisch-Schönen : Ein Beitrag zur Revi-


sion der Ästhetik der Tonkunst (1854), trad. Bannelier, Du beau
dans la musique : essai de réforme de l’esthétique musicale,
rééd. Bourgois, Paris, 1986.

6 Kivy, P., Sound Sentiment : An Essay on the Musical Emotions,


1989, Temple U. P.

7 Levinson, J., « Emotion in response to Art : A survey of the ter-


rain », in The Pleasure of Aesthetics, Cornell U. P., Ithaca, 1996.

Voir-aussi : Budd, M., Music and the Emotions, Routledge,

Londres, 1985 ; Values of Art, Pictures, Poetry and Music, Pen-

guin Books, Londres, 1995.

Carroll, N., Philosophy of Art, Routledge, Londres, 1999.

Sartre, J.-P., Esquisse d’une théorie des émotions, Hermann, Pa-


ris, 1939, rééd. Le Livre de Poche, coll. « Références », 2000.

Wollheim, R., On the Emotions, Yale U. P., New Haven, 1999.

! CATHARSIS, PLAISIR, SATISFACTION, SENSIBILITÉ, SENTIMENT

ÉMOTIVISME

Trad. de l’anglais emotivism.

Doctrine méta-éthique développée par A. J. Ayer et C. L. Stevenson.


Dominante dans les années 1950, avec le prescriptivisme, elle reste l’une
des positions majeures de la philosophie morale contemporaine.

PHILOS. CONTEMP., MORALE

Doctrine selon laquelle les jugements moraux expri-


ment l’attitude du locuteur (approbation ou blâme) face à
certains faits ou actes, et son intention de la faire partager.
Il explique aisément la nature motivante des jugements
moraux, mais rend problématique le statut du raisonne-
ment pratique.

Dire : « C’est mal de voler », c’est manifester une intention,

sincère ou non, d’agir et d’inciter les autres à agir. Les juge-


ments moraux ont une force de motivation que les jugements
de fait n’ont pas. L’émotivisme se présente comme la seule

thèse apte à l’expliquer sans abolir la distinction entre fait et

valeur, dont il soutient deux versions.

Motivation et croyance

En premier lieu, il affirme avec Hume 1 que les croyances


seules, sans désir, n’ont aucune force de motivation. Les juge-
ments moraux doivent donc exprimer, outre des croyances
en certains faits (le vol désorganise la société), une attitude
(l’approbation du lien social).

Se pourrait-il toutefois que le jugement moral énonce un


type particulier de faits : nos désirs ? « Il est bon de lapider
les voleurs » pourrait signifier : « Il est désirable pour le plus
grand nombre que les voleurs soient lapidés » (utilitarisme).
C’est l’option du naturalisme éthique qui fait de l’éthique une
science empirique.

L’irréductibilité de l’éthique

L’émotivisme répond par une seconde version de la distinc-


tion entre fait et valeur : l’argument de la question ouverte,
repris à G. E. Moore 2. Supposons qu’un acte soit désirable
pour le plus grand nombre : la question de savoir s’il est bon
reste ouverte. « Bon » n’est donc pas analytiquement équi-
valent à « désirable pour le plus grand nombre ». Cette diffi-
culté vaut pour toute analyse des termes éthiques en termes
factuels.

L’argument de Hume permet à l’émotivisme de rejeter la


conclusion de Moore (les jugements moraux énoncent des
faits non naturels – cf. « Intuitionnisme ») et de réaffirmer que
les jugements moraux n’ont pas de valeur cognitive. « Le vol
est puni par la loi », « le vol me dégoûte » énoncent des faits,
vrais ou faux. Mais « c’est mal de voler » n’est qu’en apparence
l’énoncé d’un fait. Il équivaut à « à bas le vol ! », qui n’est ni
vrai ni faux.

L’émotivisme explique ainsi la motivation morale sans re-


courir à une raison pratique, et maintient la distinction entre
fait et valeur en évitant les difficultés de l’intuitionnisme.
Le problème de la rationalité pratique

Selon l’émotivisme, on ne discute que des faits (« c’est mal de


voler, mais je n’ai pas volé ») ou de la cohérence d’un sys-
tème éthique (« c’est mal de voler, donc c’est mal de voler les
riches »). P. T. Geach a toutefois objecté au second point le
problème dit « des contextes non assertifs » 3. Dans des énon-
cés comme : « si c’est mal de voler, alors c’est mal de voler les

riches », le locuteur emploie un terme éthique sans endosser

l’attitude correspondante : il peut dire cela et approuver le


downloadModeText.vue.download 348 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

346

vol. Mais si c’est le fait d’endosser une attitude qui donne à ce


terme sa signification, alors de cet énoncé on ne peut déduire
cet autre : « c’est mal de voler les riches », où la signification
de « mal » ne serait plus la même. L’émotivisme rend donc
difficilement compte de la logique de type cognitif que nous
appliquons aux jugements moraux.

▶ De plus, l’émotivisme ne semble pas être en mesure de

distinguer propagande et argumentation rationnelle dans la

résolution des conflits de valeur. Il diminue plutôt la place

de ceux-ci, affirmant que les membres d’une même commu-

nauté réagissent de la même façon aux mêmes choses. Mais

il reste que les valeurs ne sont pas rationnelles.

Julien Dutant

✐ 1 Hume, D., Traité de la nature humaine, livre III, I, 1.

2 Moore, G. E., Principia Ethica (1903), Cambridge, Univ. Press,


trad. fr. 1998, PUF, Paris.

3 Geach, P. T., « Assertion », Philosophical Review, 74 (4), 1965,


pp. 449-465.

Voir-aussi : Ayer, A. J., Language, Truth and Logic, chap. 6, Gol-


lancz, Londres, 1936.

Stevenson, C. L., Ethics and Language, Yale Univ. Press, New


Haven, 1944.

Gibbard, A., Wise Choices, Apt Feelings, Mass., Harvard Univ.

Press, Cambridge, 1990, trad. « Sagesse des choix, justesse des


sentiments », PUF (répond aux objections faites à l’émotivisme),
Paris, 1996.
! DESCRIPTIVISME ET EXPRESSIVISME, EXTERNALISME ET

INTERNALISME, INTUITIONNISME, PRESCRIPTIVISME

EMPIRIQUE

Du grec empirikos, nom que se donnaient les membres d’une école médi-
cale du IIe s. qui restreignaient le champ des connaissances aux seules
observations.

GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE

1. Ce qui se limite à des observations ou en provient sans

élaboration véritable. – 2. Ce qui se fonde sur l’expérience


sensible. – 3. Ce qui est connu au moyen de l’expérience.

1. Les savoirs empiriques, acquis grâce à la pratique, ne récla-


ment, dit-on, que répétition et mémoire. En ce sens, « empi-
rique » sert principalement à distinguer, parmi les connais-
sances que nous tirons de l’expérience, ce qui est produit de
façon spontanée ou sans grande réflexion de ce qui résulte
d’une véritable élaboration intellectuelle. Empirique s’oppose
alors (1) à scientifique : un savoir empirique n’est pas une
connaissance scientifique ; (2) à systématique : avoir une
connaissance empirique de x n’est pas avoir une théorie de x ;
(3) à expérimental : méthode expérimentale contre méthode
empirique, la première élaborant des dispositifs complexes
pour obtenir des données bien déterminées, la seconde géné-
ralisant à partir d’observations faisables par tous. (« Méthode
empirique » a aussi d’autres sens : a) façon de faire issue de
la pratique, b) méthode générale des sciences empiriques.)

2. Synonyme de « a posteriori », « empirique » s’applique,


à la base, à des assertions. Un jugement est empirique s’il
faut faire appel à l’expérience sensible pour établir sa vérité
ou sa fausseté ou pour, plus modestement, justifier ration-
nellement le fait de le tenir pour vrai ou pour faux. Il est
a priori dans le cas contraire. Cette dichotomie s’étend aux
théories et aux disciplines. Les théories (systèmes d’énoncés)
sont empiriques si elles peuvent être justifiées ou réfutées par
l’expérience, c’est-à-dire si elles ont comme conséquences

des énoncés particuliers (des prédictions) que l’expérience

sensible peut confirmer ou infirmer, par exemple : « il y aura


une éclipse de soleil à... le... ». Et les disciplines dont les théo-
ries sont empiriques le sont elles aussi.

Une deuxième signification, subordonnée à cette pre-


mière, est : ce qui a sa source dans l’expérience sensible. Ce
double sens – l’un relatif à la justification (2a), l’autre à l’ori-
gine (2b) – s’explique par le lien existant à l’époque moderne
entre théorie de la connaissance et théorie des sources de

connaissance. Entendu de cette façon, empirique peut s’ap-


pliquer à toutes sortes de contenus : concepts, intuitions, etc.

Kant opposait, ainsi, concepts empiriques et concepts purs


(tirant tout leur contenu de l’entendement), sensible empi-
rique et sensible pur, matériau empirique de l’expérience (les
sensations) et formes a priori, etc.

Au sens 2b sont attachées deux difficultés :


1) La nécessité de lever l’ambiguïté entre deux compréhen-
sions possibles, l’une renvoyant à un ordre psychogénétique,
l’autre à un ordre logique. La formation d’un contenu – le

nombre 2 – peut être provoquée par une expérience adé-


quate (voir des couples) et ce contenu peut résulter cepen-
dant d’une autre source (formes a priori, par exemple), étant
donné une certaine analyse de ce contenu et de ce qu’il pré-
suppose. Cette différence, sans objet dans le cas de l’empi-
risme classique, est essentielle chez un Leibniz ou un Kant.
2) L’existence d’un décalage entre la nature d’un jugement et
celle de ses composants. Un jugement ne comprenant que
des concepts a priori doit être lui-même, peut-on supposer,
vrai ou faux a priori. La réciproque, par contre, est certai-

nement fausse : « il pleut ou il ne pleut pas » ou « les corps


sont étendus », vrais a priori, selon Kant, comprennent des

concepts empiriques.

Ces difficultés montrent qu’une articulation des sens 2a


et 2b ne va pas de soi, même dans la philosophie classique.

Dans les années 1930, avec le néopositivisme, la recherche


d’une telle articulation est abandonnée ; au contraire, on fait

valoir la nécessité de séparer « contexte de justification » et


« contexte de découverte ».

En contexte de justification, « empirique » ne renvoie pas


à tout le domaine de l’expérience sensible (de nombreux
sens existent : proprioception, sens interne nous permettant
de percevoir nos propres états mentaux, etc.). Le fait que,
scientifiquement, seul ce qui peut être vérifié par n’importe
quel observateur semble devoir valoir de plein droit, ajoute
une contrainte supplémentaire. La question d’exclure certains
sens ou de pondérer leur valeur se pose. Une restriction aux
cinq sens habituels semble aller de soi dans beaucoup de
cas, mais pas dans tous. Quel statut la psychologie, comme
science empirique, doit-elle accorder à l’introspection ?

L’idée d’une distinction nette, fondée en droit, entre empi-


rique et a priori (ou formel, ou rationnel, ou conventionnel)
est, par ailleurs, plusieurs fois mise à mal au cours du XXe s.,
ce qui aboutit à un certain brouillage de cette séparation.
Ainsi, dans le cadre de son conventionnalisme, Poincaré

conserve la distinction entre loi empirique et principe (seules


les premières sont approximatives, révisables et directement
dépendantes de l’expérience), mais il lui retire sa valeur abso-
lue : en montrant que la séparation entre les deux relève, en
partie, de choix conventionnels, il la rend relative à une cer-
taine théorie physique. Et, Quine, remettant en cause la dis-

tinction analytique-synthétique, aboutit à la conclusion que


la science est semblable à un tissu où les fils conventionnels
et les fils empiriques s’entrelacent de telle manière qu’aucun
downloadModeText.vue.download 349 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

347

morceau ne peut être dit purement conventionnel ni pure-


ment empirique.

3. « Empirique » ne s’applique pas seulement à la connais-


sance et à son expression, mais aussi, de façon dérivée, à ses
objets. Ainsi, on qualifiera d’« empiriques » les entités connais-
sablés par les sens, pour les démarquer de celles, mathé-
matiques ou autres, qui réclament des moyens différents ou
supplémentaires : induction, abstraction, intuition, etc.

Françoise Longy

! A PRIORI / A POSTERIORI, EXPÉRIENCE

EMPIRISME

Terme apparu au XVIIIe s.

L’empereia grecque, c’est une sorte de foire au divers, au multiple et au


fuyant qui ne se constitue comme source réelle de la connaissance que
lorsque s’est accompli le programme expérimental de la physique clas-
sique. En ce sens il n’est pas étonnant de constater que les déclarations
inductivistes de Newton sont formulées au même moment que celles de
Locke puis de Hume, ouvrant ainsi la voie à une génération entière de
penseurs – ceux des Lumières – cherchant sans relâche à penser l’expé-
rience, à la réduire par des lois descriptives ou bien à lui laisser
exprimer
cette multiplicité infinie et déroutante.

GÉNÉR., PHILOS. CONN.

Courant philosophique qui, à partir du XVIIe s. et


contre les partisans des idées innées, place l’origine de la
connaissance dans les informations qui nous viennent de
l’expérience.

On aurait tort de trop se fier à la terminaison du mot et


d’identifier l’empirisme à un contenu doctrinal qui suppose-
rait que l’esprit doit se contenter d’enregistrer passivement les
faits rencontrés au hasard d’essais et d’épreuves sans ordre
ni principe. Ce sens vulgaire, calqué du grec ancien et de
sa reprise par le vocabulaire médical du XVIIIe s., est tout à
la fois réducteur et trompeur. En effet, le terme, attesté pour
la première fois en philosophie en 1829, apparaît dans le
contexte bien particulier du commentaire de la dialectique
kantienne et des oppositions qu’elle établit entre thèses dog-
matique et empiriste. Or, les grandes figures de ce que l’his-
toire des idées, telle qu’elle se constitue au XIXe s., conviendra
d’appeler l’« empirisme » s’élaborent dans l’indifférence de ces
oppositions et de la distribution qu’elles induisent de l’activité
et de la passivité de l’esprit entre la raison et la sensibilité.
L’empirisme n’est pas une doctrine ni même, à proprement
parler, une école, mais plutôt une méthode, une attitude de
pensée qui, dans la théorie de la connaissance, confère une
place centrale à l’expérience et qui ne conçoit pas la raison
comme une faculté toute-puissante, mais comme un proces-
sus complexe et faillible.

Une nouvelle conception de la raison

Bacon, en montrant que l’expérience, loin d’être un moment


de pure passivité, témoigne déjà d’un esprit au travail, énonce
l’un des principes fondateurs de ce courant philosophique.
Pour le penseur anglais, le vrai travail de la philosophie est
à l’image de la méthode de l’abeille qui « recueille sa matière
des fleurs des jardins et des champs puis la transforme et
la digère par une faculté qui lui est propre » 1. L’empirisme
bien compris doit être distingué de la pratique de ceux que
Bacon, dans ce même aphorisme, nomme les empiriques,
et qui, telles des fourmis, « se contentent d’amasser et de
faire usage ». Cette version naïve de l’empirisme, qui prétend
tirer la vérité du sensible même, est très éloignée des ques-

tionnements que les principaux représentants de ce courant

philosophique ont conduits, s’agissant du pouvoir de la rai-


son et de la nature de l’expérience. L’empirisme peut bien
être opposé au rationalisme, si l’on comprend que la ligne
de partage ne passe pas entre la passivité de l’expérience
sensible et l’activité de la raison, mais, à l’intérieur même de
la conception de la raison, entre celle d’une faculté autonome
et toute-puissante et celle qui suspend l’usage de la faculté de

raisonner et de connaître à la réception et au traitement des

informations que fournit une expérience elle-même profon-

dément repensée.

Pour l’empirisme philosophique, rien, dans la pensée, ne

précède l’expérience. C’est ce rejet de tout a priori qu’ex-


prime Locke dans son Essai philosophique concernant l’en-
tendement humain : au commencement, l’esprit est compa-
rable à « une table rase vide de tous caractères, sans aucune

idée quelle qu’elle soit »2 ; c’est dans l’expérience, fonde-


ment et première origine de toutes nos connaissances, qu’il
puise tous ses matériaux et c’est d’elle qu’il reçoit toutes ses
idées. Le rejet des idées innées et la référence à la tabula rasa
d’Aristote permet de comprendre que l’empirisme, comme
courant philosophique, ne saurait être tenu dans les limites

d’un moment de l’histoire des idées et considéré comme ex-

clusivement porté par certains penseurs anglais des XVIIe et

XVIIIe s. Il demeure que ce qu’il est convenu aujourd’hui d’ap-


peler l’« empirisme classique » offre une théorisation inégalée
de l’empirisme comme position philosophique et des consé-
quences qu’il entraîne pour la théorie de la connaissance.

Redéfinition de la nature et

du statut de l’expérience

L’étude de ce courant conduit notamment à préciser l’idée


que l’empirisme se fait de l’expérience. Pour les empiristes,
l’expérience n’est jamais ce que l’esprit reçoit passivement
par l’intermédiaire de la perception sensible. Le déman-
tèlement méthodique de cette conception naïve de l’expé-
rience, que Berkeley mène dans le Traité des principes de la
connaissance humaine, marque un moment de radicalisation
de l’empirisme 3. Si, pour tout ce qui n’est pas esprit et dont
l’esprit peut avoir l’expérience, être c’est être perçu, il n’y a
dès lors plus rien à connaître qui ne doive, en son fond, être
rapporté à l’acte perceptif comme à ce qui lui confère l’être.
Dans l’expérience, l’être de ce dont il y a expérience n’est pas
reçu, mais constitué par l’esprit. Il n’y a donc rien en deçà ou
au-delà de l’expérience, pas d’objets, pas de substrat dont le
donné phénoménal ne serait que la trace dans l’esprit. Cette
théorie de la perception ne conduit cependant pas Berkeley
à un empirisme strict, dans la mesure où l’esprit reste défini

comme une forme substantielle distincte et que, en dernier


lieu, la nature est rapportée à son auteur, Dieu, en tant qu’il

l’a pensée et organisée.

C’est Hume qui franchit le pas ultime et qui propose de


l’empirisme la version la plus radicale, en montrant que rien,
pas même l’esprit, ne résiste à l’analyse de l’expérience im-
médiate 4. Cette analyse découvre que toutes les idées, des

plus simples aux plus complexes, procèdent d’impressions


élémentaires qui précèdent tout et que rien ne précède.
Toute idée, y compris celle de nécessité causale – fondatrice
de la science –, mais aussi toute forme, toute règle générale
et même tout ordre doivent être, en dernier lieu, rapportés
à ce sentir initial comme à leur origine. L’esprit trouve donc

en cette expérience première non seulement la matière dont


downloadModeText.vue.download 350 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

348

est fait ce qu’il peut connaître, mais encore le fonds même


de l’activité associative qui le constitue. Dès lors, cette expé-
rience ne saurait plus être conçue comme le simple point de
départ de la connaissance, mais bien comme son origine et,
par suite, son ultime pierre de touche. Si tout vient de cette
expérience primitive, si le monde, mais aussi l’esprit procè-
dent de ce sentir que Hume désigne par le terme d’« impres-
sion », alors aucune démarche de connaissance ne saurait
prétendre se porter au-delà de ce plan, et il faut prononcer le
caractère indépassable de l’expérience.
Avec Hume, l’empirisme atteint le point ultime de la ra-
dicalisation progressive qui caractérise l’histoire de ce cou-
rant, mais les siècles suivants verront, par-delà la critique
kantienne, l’approfondissement des pistes qu’il a ouvertes à
propos de la définition de l’expérience et des conditions de
la construction du savoir objectif. Ainsi l’empirisme psycho-
logique d’un E. Mach, qui tente de construire l’objet à partir
d’une analyse psychologique des sensations, s’inscrit-il dans
la lignée qui, de la perception sensible à la sensation élé-
mentaire, a permis à l’empirisme d’assortir l’affirmation de
son principe – tout vient de l’expérience – d’une des plus
subtiles réflexions sur la nature et le statut de l’expérience.
L’empirisme logique, codifié par le cercle de Vienne au début
du XXe s., se proposera, quant à lui, après la critique du psy-
chologisme et l’abandon du phénoménalisme, de reformuler
sur de nouvelles bases l’exploration empiriste des pouvoirs et
des limites de la raison.

Anne Auchatraire

✐ 1 Bacon, Fr., Novum Organum, I, aphorisme 95, p. 156, PUF,


Paris, 1986.

2 Locke, J., Essai philosophique concernant l’entendement hu-


main, II, ch. 1, § 2, p. 61, Vrin, Paris, 1989.

3 Berkeley, G., Principes de la connaissance humaine, PUF,

Paris, 1985.

Hume, D., Traité de la nature humaine, I, Flammarion, Paris,


1995.

! EMPIRIQUE, EXPÉRIENCE, RATIONALISME

ENCYCLOPÉDIE
Du grec kuklos, « cercle », et paideia, « science, institution », d’où
egkuklo-
paideia, « cycle complet d’études ».

GÉNÉR., PHILOS. SCIENCES

Enchaînement des sciences ou des connaissances.

Il importe de distinguer les notions d’encyclopédisme et


d’encyclopédie. Par encyclopédisme, on désigne l’attitude de
l’homme face au savoir, qui cherche à totaliser de manière
systématique ce qu’il sait et ce qu’il veut savoir. L’encyclo-
pédie est la forme que prend, à un moment donné du sa-
voir, l’accomplissement de cette volonté encyclopédiste : elle
consiste à la fois en une production intellectuelle et une pro-
duction littéraire spécifique. L’encyclopédie a pour objet de
mettre en ordre les connaissances que recouvrent les mots,
c’est un dictionnaire raisonné des connaissances ou diction-
naire encyclopédique qui se distingue du dictionnaire de
langue qui a pour objet les mots et leur histoire (étymologie,
description du sens propre, du sens par extension d’un mot,
etc.).
Dès l’Antiquité, deux tendances se manifestent dans l’en-
cyclopédie. Le meilleur représentant de la première tendance
« rationnelle » est Aristote, selon qui le savoir a pour fin la

sagesse si bien que philosophie et encyclopédie tendent à

s’identifier 1. Pour parvenir à la sagesse, il importe de lier les


connaissances, mais aussi de les hiérarchiser et, donc, de les
unifier (l’unité du savoir étant assurée par une méthodolo-
gie générale). Cette conception rationnelle de l’encyclopédie
est corrélée à la païedia, c’est-à-dire à l’éducation : le cycle
d’études doit permettre d’accéder au savoir comme totalité.
La seconde tendance, « empirique », est représentée par l’ap-
proche « alexandrine » de l’encyclopédie, c’est-à-dire par une
conception qui tend à associer la notion d’encyclopédie à
celle de catalogue, voire à identifier l’encyclopédie à la bi-
bliothèque ou au recueil des ouvrages. À l’âge classique, ces
deux tendances parviennent à s’unir dans l’Encyclopédie 2 de
Diderot et de d’Alembert, qui est l’héritière de la conception
empirique repensée par Bacon (une des grandes références
de Diderot et d’Alembert), manifeste dans l’exigence d’ex-
haustivité et dans le choix de l’ordre alphabétique, mais qui
est clairement aussi l’héritière de la conception rationnelle
d’Aristote dans son exigence d’ordre et d’unité (voir « Le sys-
tème figuré des connaissances », où l’arbre encyclopédique et
le système des renvois d’un article à l’autre visent à instau-
rer l’ordre encyclopédique et ainsi pallier les insuffisances de
l’ordre alphabétique). Cela explique le succès de cet ouvrage.
Cependant, à partir du XIXe s. et jusqu’à aujourd’hui, les dic-
tionnaires encyclopédiques prennent pour modèle l’Ency-
clopaedia Britannica, qui a su profiter du succès de l’Ency-
clopédie de Diderot et de d’Alembert, mais s’est écartée du

pur ordre alphabétique par l’alternance de traités assez longs

sur une question et d’entrées plus brèves. C’est, sur le plan


international, le prototype du genre encyclopédique.

Véronique Le Ru

✐ 1 Aristote, Métaphysique, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1966.

2 Encyclopédie des sciences, des arts et des métiers, éditée par


d’Alembert et Diderot, Briasson, David, Le Breton et Durand,
35 vol., Paris, 1751-1780.

Voir-aussi : Rey, A., Encyclopédies et Dictionnaires, PUF, Paris,

1982.

Eco, U., Sémiotique et philosophie du langage, PUF, Paris, 1988.

! CLASSIFICATION, ENCYCLOPÉDISME, ORDRE

ENCYCLOPÉDISME

Du grec egkuklopaideia, pour « cycle complet d’études ».

GÉNÉR., PHILOS. SCIENCES


Attitude de l’homme face au savoir, qui se caractérise
par la relation qu’il établit avec ce qu’il sait et ce qu’il veut

savoir et par une volonté de totalisation dans la possession

de ses connaissances.

Le terme est corrélé à celui d’encyclopédie dans la mesure

où celle-ci est la forme que prend, à un moment donné du


savoir, l’accomplissement de la volonté encyclopédiste : elle
consiste à la fois en une production intellectuelle et en une

production littéraire spécifique.

À partir de la fin du XVIe s., en coïncidence avec les dé-

buts de la science classique, encyclopédisme et encyclopédie

connaissent une mutation profonde, et acquièrent la plupart


des traits qui les caractérisent jusqu’à aujourd’hui. Cette muta-
tion profonde est explicitée par Bacon par le biais d’une mé-
taphore : reprenant les deux manières, empirique et ration-

nelle, de concevoir l’encyclopédie (conçue comme recueil ou

catalogue par les empiriques – c’est, par exemple, l’approche


downloadModeText.vue.download 351 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

349

alexandrine de la bibliothèque – ou comme système par les


rationnels – approche aristotélicienne), il compare les empi-
riques à des fourmis qui se contentent d’amasser les connais-
sances et d’en faire usage, et les rationnels à des araignées
qui tissent des toiles à partir de leur propre substance ; et il
explique que l’heure de l’abeille est venue pour faire une
encyclopédie 1. La méthode de l’abeille consiste à recueillir la
matière des fleurs des champs, mais à la digérer et à la trans-
former par une faculté qui lui est propre.

L’encyclopédisme est désormais à cette image : il dépend


de l’alliance entre les deux facultés d’observation et de ré-
flexion, entre la philosophie expérimentale et rationnelle.
L’importance de Bacon dans la conception de l’encyclopé-
disme classique ne tient pas tant aux projets qu’il a pu former
dans ce domaine qu’à sa vision de la science moderne : le
savoir n’est pas un trésor hérité et à conserver, mais un pro-
cessus en perpétuelle avancée, comme l’indiquent les titres
de ses ouvrages, The Advancement of Learning (1605) ou Di-
gnitate et augmentis scientiarum (1623). L’ordre des connais-
sances n’est plus d’origine divine (on rompt avec l’encyclo-
pédisme médiéval des sommes, reflets du livre des merveilles
écrit par Dieu) ; c’est l’homme qui le construit par son activité
scientifique s’appliquant à la nature considérée comme objet
d’expérience. C’est l’esprit humain qui détermine, divise et,
en même temps, unifie les objets du savoir.

Cette exigence pour l’esprit d’unifier les objets du sa-


voir, de découvrir un ordre qui ne soit pas arbitraire et de
se mouvoir harmonieusement dans l’univers d’un savoir qui
s’agrandit sans cesse se retrouve aussi bien dans la concep-
tion cartésienne 2 de l’esprit qui reste toujours identique à lui-
même, quel que soit l’objet auquel il s’applique (il ne reçoit
pas d’eux plus de diversité que n’en reçoit le soleil de la
variété des choses qu’il éclaire), que dans le projet leibnizien 3
d’une encyclopédie ou d’une science générale qui rassem-
blerait non seulement toutes les connaissances des sciences,
mais qui consignerait aussi tous les procédés des arts et des
métiers jusqu’aux tours de main des artisans, et recueillerait
tous les faits historiques qui peuvent être l’origine et l’occa-
sion de découvertes et d’inventions. Le projet cartésien de
construire une mathesis universalis, une science nouvelle de
l’ordre et de la mesure, et qui aboutit à la célèbre métaphore
de l’arbre (toute la philosophie est comme un arbre, dont les
racines sont la métaphysique ; le tronc, la physique ; et les
branches qui sortent de ce tronc, toutes les autres sciences),
et l’élaboration leibnizienne de l’art combinatoire, de la
langue et de la caractéristique universelle renvoient au même
encyclopédisme marqué par l’unité de la raison. Cependant,
pour ces deux penseurs, la validité du système unifié des
connaissances est suspendue à la métaphysique : les racines
de l’arbre cartésien ont pour fondement la démonstration de
l’existence de Dieu, tout comme le système leibnizien dé-
pend de Dieu, qui fait régner une harmonie préétablie entre
les substances. Cela explique que les encyclopédistes du
XVIIIe s., en premier lieu Diderot et d’Alembert, ne voulant pas
fonder leur entreprise encyclopédique sur une métaphysique,
au sens traditionnel, ne se réclament pas tant de Descartes ni
de Leibniz, mais de Bacon.

Le système figuré des connaissances ou l’arbre encyclopé-


dique est directement emprunté à Bacon, même si la triparti-
tion des facultés de l’esprit en mémoire, imagination, raison
est modifiée dans un nouvel ordre : mémoire, raison, imagi-
nation. Diderot et d’Alembert s’en expliquent en disant que
les idées directes, originairement reçues par les sens, sont

recueillies dans la mémoire, puis comparées et combinées


par la raison ; enfin, l’imagination forme les idées composées
d’êtres qui sont à l’image des objets des idées directes, vaste
champ de l’imitation de la nature dans les arts. C’est donc
la raison qui fournit ses règles à l’imagination, et elle le fait
en analysant les objets réels de manière à favoriser la com-
position des objets imaginaires. Au demeurant, la raison est
elle-même une puissance créatrice, puisque par l’analyse elle
crée des êtres généraux. Ce faisant, l’arbre des connaissances
n’a plus de racines dans l’ordre transcendant de Dieu, mais
dans l’esprit humain et dans l’ordre des facultés de celui-ci.
Du reste, à l’instar de Bacon, les encyclopédistes tendent à
substituer à l’image de l’arbre celle de la mappemonde ou
du labyrinthe, où la raison, aidée de l’observation et de l’ex-
périence, peut se frayer un chemin. Ils se réfèrent à Bacon
dans leur conception du savoir en constante évolution et à
Locke dans leur théorie de la connaissance. D’Alembert et
Diderot retiennent aussi du Dictionnaire historique et critique
de Bayle qu’un dictionnaire peut être une manifestation de
la liberté de l’esprit et une arme de combat idéologique :
Diderot, dans l’article « Encyclopédie », assigne, comme fin à
l’Encyclopédie, « de changer la façon commune de penser » ; il
précise que « l’homme est le terme unique, d’où il faut partir,
et auquel il faut tout ramener » 4. Le principe d’ordre et d’unité
est à chercher du côté de l’esprit humain, comme l’avaient vu
Bacon et, à sa suite, Chambers. La forme de « dictionnaire »
livré à l’arbitraire de l’ordre alphabétique est révélatrice d’une
volonté de s’en remettre à l’expérience et à la richesse infinie
du réel, mais elle n’est pas exclusive de l’exigence d’unifica-
tion des connaissances dans un système qui enveloppe les
branches variées de la science humaine.

Diderot et d’Alembert se sont également inspirés du mo-


dèle de Chambers (dont l’encyclopédie française devait être
au départ la traduction), pour l’exigence de tenue scienti-
fique et technique de leur ouvrage. Comme le faisait la Cy-
clopaedia, ils s’appuient sur les recherches les plus récentes
de grands savants comme Boyle, Halley, Hooke, Newton,
Leibniz, Clairaut, Maupertuis, Lagrange et d’Alembert lui-
même dans le domaine de la physique et des mathématiques,
ou encore Boerhaave, Lémery, Sydenham, Réaumur, Bordeu
et l’école de Montpellier dans le domaine de la médecine, et
puisent largement dans les mémoires de la Royal Society de
Londres et de l’Académie royale des sciences de Paris. Enfin,
une des principales originalités de l’Encyclopédie réside dans
le traitement des arts et des métiers : les onze volumes de
planches constituent bien un dictionnaire de technologie sans
précédent.

Célébrée dans l’Europe entière, réimprimée à Lucques et à


Yverdon, l’Encyclopédie est dotée, en 1776-1777, par l’éditeur
Panckoucke, d’un « Supplément » rédigé par de nombreux
collaborateurs, dont Condorcet (quatre volumes de textes, un
volume de planche). Puis Panckoucke toujours fait paraître
l’Encyclopédie méthodique, dont les deux cent un volumes
ne seront achevés qu’en 1832, mais cette encyclopédie suit
l’ordre des matières et non plus l’ordre alphabétique, et pré-
sente des traités sur différentes sciences. C’est la fin de la
grande époque de l’encyclopédisme. On retrouvera encore
l’ambition philosophique qui caractérisait l’esprit des ency-
clopédistes dans des oeuvres comme celle de Hegel 5 ou de
Comte 6. Mais, depuis le XIXe s., les dictionnaires encyclopé-
diques sont conçues comme des ouvrages de références qui
proposent des « topos » sur tel ou tel domaine du savoir. Ils
ont pris pour modèle l’Encyclopaedia Britannica, qui s’est
downloadModeText.vue.download 352 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

350

écartée du pur ordre alphabétique par l’alternance de traités


assez longs sur une question et d’entrées plus brèves. L’exi-
gence d’unité est supplantée par l’exigence d’exhaustivité :
l’encyclopédisme est devenu plus descriptif et moins philo-
sophique qu’à l’époque classique dans sa relation au savoir.
Véronique Le Ru

✐ 1 Bacon, Fr., Novum Organum, trad. M. Malherbe et J.-


M. Pousseur, livre I, aphorisme 95, PUF, Paris, 1986.

2 Descartes, R., Règles pour la direction de l’esprit, in OEuvres


philosophiques (t. I), Garnier, Paris, 1963-1973.

3 Leibniz, G. W., Die philosophischen Schriften von G. W. Leib-


niz, vol. VII, p. 180, Berlin, texte établi par Gerhardt, en 7 vol.,
1875-1890.

4 Encyclopédie des sciences, des arts et des métiers, t. V, art. « En-


cyclopédie », éditée par d’Alembert et Diderot, Briasson, David,
Le Breton et Durand, 35 vol., Paris, 1751-1780.

5 Hegel, G. W. Fr., Encyclopédie des sciences philosophiques,


trad. M. de Gandillac, Gallimard, Paris, 1966.

6 Comte, A., Cours de philosophie positive, 1830-1842, Hermann,

Paris, 1998.

Voir-aussi : Pons, A., art. « Encyclopédisme » dans la Science clas-


sique. Dictionnaire critique, Flammarion, Paris, 1998.

Rey, A., Encyclopédies et Dictionnaires, PUF, Paris, 1982.

! CLASSIFICATION, ENCYCLOPÉDIE, ORDRE

ÉNERGÉTIQUE

PHILOS. SCIENCES

Programme de recherche dans les domaines de la phy-

sique et de la chimie. On vise à une unification des diverses


théories par le biais de la thermodynamique, ce qui conduit
à refuser les explications mécanistes. SYN. : énergétisme.

En 1855, Rankine formule le projet d’une science de l’éner-


gétique. La théorie de la chaleur vient d’être constituée sur la
base de deux grands principes : la conservation de l’énergie
et l’accroissement de l’entropie. Rankine perçoit la possibilité
pour la physique d’intégrer de nouveaux champs de phéno-
mènes, tout en mettant en garde contre la tentation d’intro-
duire des hypothèses empruntées à la mécanique. Mais c’est
surtout à la fin des années 1880 et au cours des années 1890

que ce programme va se développer avec Duhem, Helm et


Ostwald. Ils pourront se réclamer du développement mathé-
matique et conceptuel accompli par Mayer, Helmholtz et
Gibbs.

▶ La tentative d’unification recouvre une interdisciplinarité


caractéristique de la science de la fin du XIXe s. En effet, la
constitution d’une physico-chimie bouscule les frontières
établies par Comte entre sciences fondamentales. On voit
également que le paradigme newtonien finissant recouvre
une pluralité d’écoles. Les tenants de l’énergétique critiquent
le mécanisme sous ses diverses formes, sans anticiper pour
autant la théorie de la relativité. Ils sont amenés à se pencher
sur la méthode scientifique, rejoignant par là le phénomé-
nisme de Mach ou la physique des principes de Poincaré.

Anastasios Brenner

✐ Brenner, A., Duhem : science, réalité et apparence, Vrin, Pa-


ris, 1990.

Duhem, P., l’Évolution de la mécanique (1903), Vrin, Paris, 1992.

Ostwald, W., « Lettre sur l’énergétique » (1895), in Lecourt, D.,

Une crise et son enjeu, Maspero, Paris, 1973.

Rankine, W., « Esquisse de la science énergétique » (1855), in


Blanche, R., Méthode expérimentale et philosophie de la phy-
sique, Armand Colin, Paris, 1969.

ÉNERGIE

Du grec energeia, « force en acte », opposée à la dunamis (« force en


puissance »). Du verbe energein, « agir, produire ». Composé à partir du
préfixe en, « dans », et du substantif ergon, « action, travail ».

C’est au cours des XVIIe et XVIIIe s. que le concept d’énergie fut progres-
sivement introduit en mécanique, même s’il n’y tint longtemps qu’un
rôle subalterne. Il était toujours associé à un principe de conservation
de portée limitée, comme celui de conservation des « forces vives »,
opposé par Leibniz au principe cartésien de conservation de la quantité
(scalaire) de mouvement.

PHYSIQUE

Mesure de la capacité d’occasionner des changements.


Quantité scalaire universellement conservée dans les pro-
cessus physiques. En mécanique quantique : observable

particulière telle que toute autre observable commutant


avec elle est une « constante du mouvement ».

Le mot « énergie » a, semble-t-il, été introduit par Jean Ier Ber-


noulli en 1717, avec, pour définition, le produit de la force
par le déplacement (c’est-à-dire, en termes modernes, le « tra-
vail »), et avec, pour corrélat, un principe de conservation va-
lant pour les travaux virtuels de la statique. Dès cette époque,
le principe de conservation de l’énergie se démarquait de
son modèle aristotélicien qu’est la clause d’immutabilité de la
substance. Le principe de conservation de l’énergie, comme
le principe de conservation de la matière, concernait en effet

une quantité interchangeable plutôt qu’une identité singu-

lière. Kant fit un compromis entre les deux types de clauses


d’invariance dans sa première analogie de l’expérience, en

indiquant, d’une part, que le principe de permanence prescrit


la stabilité de l’objet individuel, et, d’autre part, qu’il a pour
répondant en mécanique la conservation de la quantité de
matière.

Ce n’est cependant qu’au milieu du XIXe s. que l’énergie


devint le concept central de la physique, en tant que quantité
strictement conservée dans les processus faisant intervenir
conjointement des effets gravitationnels, élastiques, ciné-
tiques, électriques, magnétiques et thermiques. Le plus grand
pas dans cette direction fut accompli par l’affirmation que la
conservation de l’énergie vaut partout et toujours, jusques et
y compris dans des cas où il s’avère impossible d’obtenir la
conversion intégrale d’une forme de la capacité à produire
des changements en une autre. Ce pas était lié à l’élaboration
de la thermodynamique, science des rapports entre travail et
chaleur. Si J. Joule avait montré, en 1847, la possibilité d’une
transformation complète du travail en chaleur (niant ainsi
que de l’énergie mécanique soit susceptible de disparaître

à proprement parler), on savait depuis S. Carnot (1824) que

la transformation inverse, de la chaleur en travail, ne pouvait

généralement être complète. Une partie de la chaleur était,

en effet, nécessairement dépensée en pure perte par transfert


de la source chaude à la source froide de la machine ther-

mique. Mais, selon H. Helmholtz (1847) et R. Clausius (1850),


la convertibilité imparfaite n’empêchait pas d’admettre la
conservation de la quantité totale chaleur + travail, énoncée
sous la forme du premier principe de la thermodynamique.
Tout ce qu’il fallait faire, pour tenir compte du défaut de

réciprocité entre la conversion chaleur-travail et la conver-

sion travail-chaleur, était de compléter le premier principe


par un second principe de la thermodynamique, exprimant la
directionnalité des transformations et, en particulier, l’impos-
sibilité d’un passage spontané de chaleur de la source froide
à la source chaude. L’une des conséquences les plus intéres-
santes de cette généralisation du principe de conservation de
l’énergie fut la remise en cause de toutes celles des interpré-
downloadModeText.vue.download 353 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

351

tations antérieures de processus mécaniques, comme celle de


certaines variétés de chocs de corps matériels par Newton,
qui supposaient de véritables pertes d’énergie. Désormais,

les « pertes » n’étaient plus considérées que comme des dissi-

pations, c’est-à-dire des conversions d’énergie mécanique en

énergie thermique.

Cette extension indéfinie du domaine de validité du prin-


cipe de conservation de l’énergie suscita un projet d’unifi-
cation théorique dans deux directions concurrentes : l’un

tendait à généraliser la représentation mécanique ; et l’autre,

à atteindre une unité purement formelle et quantitative in-

dépendamment des modèles mécaniques. Le premier, ato-

miste, était la théorie cinétique ; et le second, continuiste,

était l’énergétique. La théorie cinétique établissait une équi-

valence entre la chaleur et l’énergie cinétique moyenne des


molécules composant les corps matériels. Elle se prolongea,
avec L. Boltzmann (1877), en une interprétation probabiliste
du second principe de la thermodynamique. Les partisans
de l’énergétique, comme W. Ostwald (1895) et P. Duhem, se
proposaient, à l’inverse, de réduire la matière à des « capaci-
tés » et distributions spatiales de l’énergie, seule réalité, selon
eux, parce qu’elle est agissante.

Au XXe s., l’universalité du principe de conservation de


l’énergie fut encore amplifiée, en même temps que se révélait
de mieux en mieux son caractère plus fonctionnel que subs-
tantiel. L’équivalence de l’énergie et de la masse fut établie
par A. Einstein, en 1905, dans le sillage de sa théorie de la

relativité restreinte. Elle préludait à une synthèse formelle de

la discontinuité atomiste et du continuisme énergétique dans

le cadre de la théorie quantique des champs. Les principes


généraux de la physique quantique conduisirent, en outre,
à retirer à l’énergie son rôle traditionnel de propriété d’objet
ou de réalité autonome, et à lui assigner le statut d’obser-
vable, c’est-à-dire de détermination relative à la classe de
procédures expérimentales utilisée pour l’évaluer. L’énergie
était corrélativement assujettie à une relation d’« incertitude »,
ΔE.Δt = h/4π, qui limite d’autant plus sa détermination précise
que la durée de l’état correspondant est brève. L’application
de cette relation d’« incertitude » conduisait à prédire que
l’« énergie de point zéro » du vide (quantique) n’était pas
nulle, et à se représenter les effets de cette énergie de fond en
termes de créations éphémères de paires virtuelles particule-
antiparticule. En raison de la relation spécifique qu’elle entre-
tient avec le temps, l’observable énergie occupe une position
exceptionnelle en physique quantique. Elle est le générateur
de l’opérateur d’évolution, de telle sorte que seules les obser-
vables qui ne commutent pas avec elle subissent des change-
ments. Sa conservation est, à partir de là, une conséquence
triviale du fait qu’elle commute avec elle-même.

Il existe un point de vue apte à embrasser les conceptions


classique, relativiste, et quantique de l’énergie. C’est celui
du théorème d’E. Noether (1919), selon lequel le principe
de conservation de l’énergie découle de l’invariance des lois
sous l’effet d’une translation générale dans le temps. Appli-
qué à la physique classique et relativiste, ce théorème établit
que l’énergie est l’une des « intégrales premières », ou quanti-
tés conservées, du mouvement. Mais, appliqué à la physique

quantique, le théorème de Noether confère à l’énergie le

rang d’observable conservée de référence. Non seulement :


a) chaque valeur propre de l’observable énergie a une proba-
bilité stable au cours du temps d’être obtenue comme résultat
de mesure ; mais encore : b) toutes les autres observables

dont les valeurs propres ont une probabilité stable d’être me-

surées commutent avec l’observable énergie.

▶ Symétries et principes de conservation, parmi lesquels

la symétrie temporelle et le principe de conservation de

l’énergie occupent une place privilégiée, s’avèrent, en fin de

compte, beaucoup plus généraux que les paradigmes théo-

riques successifs qui les incorporent. Le degré d’abstraction

croissant des théories physiques doit, dans ces conditions,

être considéré comme un progrès épistémologique, car, grâce

à cela, les théories laissent de mieux en mieux transparaître

leur armature constitutive de symétries au détriment des

contenus toujours discutables de leurs modèles associés.

Michel Bitbol

✐ Harman, P. M., Energy, Force and Matter : the Conceptual


Development of Nineteenth Century Physics, Cambridge Univer-
sity Press, Cambridge, 1982.

Hoffmann, E. J., Concept of Energy : Inquiry Into Origins and


Applications, Ann Arbor Science Publishers, 1977.

Steffens, H. J., James Prescott Joule and the Concept of Energy,


Science History publications, 1975.

Theobald, D. W., The Concept of Energy, Spon, 1966.

! ENTROPIE, INVARIANCE, OBSERVABLE, SYMÉTRIE,


THERMODYNAMIQUE

PSYCHANALYSE

Tout processus psychique, qu’il crée, maintienne ou mo-

difie des formations psychiques, dépense de l’énergie : l’hy-

pothèse est fondatrice en psychanalyse. L’énergie psychique


sexuelle est désignée par le terme de « libido ». La théorie

des pulsions décrit comment la libido se constitue à partir du


corps propre, et comment ses conflits avec l’énergie d’autres
pulsions (d’autoconservation et du moi, puis de mort) créent

les formations psychiques. Les points de vue économique,


topique et dynamique envisagent, le premier, les ordres de
grandeur des quantités d’énergie investies (« facteur quanti-
tatif ») ; le deuxième, leur lieu d’investissement ; le troisième,
leurs conflits et leur devenir.

Lier les processus psychiques à des forces sous-jacentes est


fréquent au XIXe s. (Herbart, 1823 ; Lotze, 1852). Le lien avec
les principes de la thermodynamique parait dans l’oeuvre de
Fechner 1, les termes de « psychasthénie » (Béard, 1869), et de
« neurasthénie » (Janet, 1903), un peu plus tard. Qualifier une
part de l’énergie psychique comme sexuelle, et élucider le
psychisme comme dynamiques de conflits entre cette énergie
et d’autres est l’originalité de Freud – qui rejoint la tradition
où la puissance d’éros est soulignée, d’Empédocle à Bruno.

▶ Les difficultés conceptuelles de la thermodynamique se re-

trouvent en psychanalyse. Elles ont conduit nombre d’auteurs

à abandonner la théorie des pulsions (écoles anglo-saxonnes)

ou à en proposer une lecture structurale (Lacan). L’intelligi-

bilité que la dynamique qualitative confère à la thermodyna-

mique permet de prévoir que l’énergétique freudienne béné-

ficie de ces avancées et soit formulée de façon satisfaisante 2.

Michèle Porte

✐ 1 Fechner, G. T. (1860), Elemente der Psychophysik, Leipzig,


Breitkopf und Härtel.

2 Porte, M., la Dynamique qualitative en psychanalyse, PUF,

Paris, 1994.

! AFFECT, DYNAMIQUE, ÉCONOMIE, LIBIDO, MÉTAPSYCHOLOGIE,


PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, PULSION, SEXUALITÉ,

TOPIQUE
downloadModeText.vue.download 354 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

352

ENFANCE
Du latin infans, « qui ne parle pas ».

PSYCHOLOGIE
Âge de l’individu avant la puberté censé correspondre à
une série de traits mentaux.

La relativité historique et culturelle notoire de l’enfance a


placé les psychologues sous l’influence constitutive de Rous-
seau, auquel ils sont redevables de l’idée selon laquelle l’en-
fant n’est pas un adulte en miniature, et des éducateurs et mé-
decins hygiénistes du XIXe s. qui, dans le cadre de la politique

de la famille et à des fins de contrôle social, ont massivement


orienté le questionnement psychologique sur l’acquisition
des disciplines et la progression des performances. L’enfance
est l’objet du psychologue du point de vue du développe-
ment de la cognition (acquisitions scolaires) et du point de
vue médical des troubles du développement. Construire, à
partir des réponses pratiques ici exigées, une psychologie
du développement généraliste (c’est-à-dire une théorie géné-
tique de l’individu articulée aux autres sciences humaines et

sociales) est le fait tardif de Wallon 1 et Piaget 2, et la notion


d’enfance s’éclaire de leurs conflits.

▶ En effet, être enfant, est-ce progressivement entrer en


contact avec le monde au fur et à mesure de son développe-
ment physique et mental, de vastes pans de la réalité s’ou-
vrant alors peu à peu à l’expérience (Piaget), ou, au contraire
(Wallon), est-ce être contraint d’insérer son développement
dans un monde déjà complètement donné, et dont les exi-
gences s’imposent sur le fond d’une immaturité toujours
à compenser ? Quasi indécidable dans aucune situation
concrète, l’alternative commande et départage les théories
psychologiques sur l’enfance, et rejaillit sur leurs méthodes et
leur clinique. Car isoler l’enfance comme un temps spécifique
d’acquisition présente un danger que redoutait Wallon (qui

préférait parler de « psychologie du développement » plutôt

que de « psychologie de l’enfant ») : celui d’hypostasier une

« mentalité » de l’enfant, pur corrélat des méthodes employées

pour en tester les performances.

Pierre-Henri Castel

✐ 1 Wallon, H., De l’acte à la pensée, Flammarion, Paris, 1970.

2 Piaget, J., et Inhelder, B., la Psychologie de l’enfant, PUF, Paris,


1966, 2003 (13e éd.).

! ÉDUCATION, LANGAGE, PSYCHANALYSE, PSYCHOLOGIE DU


DÉVELOPPEMENT

ENFANTIN

En allemand : kindlich, formé sur Kind, « enfant » et infantil, du latin


in-fans,
« qui ne parle pas ».
PSYCHANALYSE

Retrouvant l’enfant dans l’adulte, la psychanalyse re-


connaît le premier comme une personne dont la vie psy-
chique, affective et sexuelle détermine celle de l’adulte.
SYN. : infantile.

La théorie de la séduction rapporte les troubles de l’âge


adulte, qui n’apparaissent qu’après-coup, à des traumas
sexuels infantiles refoulés. Freud reconstruit ensuite l’exis-
tence de la sexualité infantile. Les pulsions partielles, étayées
sur les fonctions physiologiques et les soins, tendent indé-
pendamment les unes des autres vers une satisfaction au-
toérotique : l’enfant est pervers polymorphe. Cependant, les

figures parentales deviennent objets d’amour, et les organisa-


tions sexuelles prégénitales (orale, sadique-anale) et génitale

(phallique), qui déterminent le mode de rapport au monde


de l’enfant, s’élaborent. Corrélativement, la curiosité sexuelle

pousse à l’invention : théories sexuelles infantiles, fantasmes.


Enfin, la première enfance succombe au refoulement (amné-
sie infantile) lors de la traversée du complexe d’OEdipe et de
l’entrée dans la période de latence.

Christian Michel

! DÉFENSE, DIFFÉRENCE DES SEXES, LATENT, NÉVROSE, PHALLUS,


SEXUALITÉ

ENGAGEMENT

i« L’engagement, fondement et devoir de l’exis-

tence », ci-dessous.

L’engagement, fondement et

devoir de l’existence

L’engagement appartient au langage

contemporain de l’action et de la responsa-

bilité pour signifier l’implication volontaire

d’une personne dans un acte, et plus avant

dans une attitude, accomplis en faveur d’une cause.

S’engage celui qui revendique qu’il faut faire (réagir,


améliorer), et non pas laisser faire, parce qu’il se sent
intéressé et lié à une situation qui pèse sur lui comme
une contrainte, mais vis-à-vis de laquelle il prétend avoir

droit, devoir, et pouvoir de prise, en vue de la changer.

Si rien n’était notre affaire, l’histoire n’aurait pas de sens.


Mais se savoir partie prenante de l’événement met en ques-

tion la responsabilité personnelle et collective des hommes

face à tout ce qui en relève. L’engagement est ainsi devenu un


thème de réflexion lorsque s’imposa dans le débat la question
héritée du marxisme – et portée par la visibilité croissante
du monde grâce à la communication des informations –, de
savoir dans quelle mesure et de quelle manière les hommes

font leur histoire. Penser l’usage possible de notre liberté sup-


pose dès lors aussi de saisir l’enracinement de l’engagement

dans notre situation fondamentale d’existence.

UNE STRUCTURE ONTOLOGIQUE

DE L’EXISTENCE

P lus qu’une possibilité particulière de ma liberté, qu’un


choix parmi d’autres, l’engagement se confond d’abord

avec le fait même de mon être-libre que tout choix suppose.


C’est du moins ainsi que la description phénoménologique
sartrienne en fait l’un des traits fondamentaux de l’existence
humaine : « Je n’existe que comme engagé » 1. Notre être se

trouve en effet immédiatement engagé dans un certain monde


et une certaine situation, eux-mêmes découverts et configu-
rés par cet engagement même. D’un point de vue constitutif,

exister est « faire éclore » la situation comme site où se pro-


jettent les soucis, les intérêts et les projets de la personne.
L’engagement décrit donc la caractéristique ontologique de

l’existant libre, qui se personnalise et s’historialise à même


downloadModeText.vue.download 355 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

353

une situation finie qui devient « son monde ». Désignant ce


co-dévoilement préthématique de moi et du monde, la notion
d’engagement récuse l’idée d’un sujet séparable du monde,
extérieur à ses actes, disposant de ses possibilités indépen-
damment des entreprises qui, en vérité, les lui découvrent.

Nous sommes donc toujours déjà engagés. L’engagement,


compris plus étroitement comme l’acte d’une volonté, pourra
dès lors faire figure de résistance aux engagements auxquels
nous sommes immédiatement voués. S’engager est d’abord se
projeter vers telle fin déterminée, puis, secondairement, par
la médiation réflexive, élire des fins à la lumière desquelles
un aspect des choses apparaît contestable et révocable. C’est
donc en un double sens que l’engagement est structure de
mon existence, étant à la fois structure ontologique, puisque
exister ne se conçoit que sur fond d’un rapport singulier à
l’être et au monde, et structure existentielle, puisque je dé-
couvre mon être toujours après coup, dans le ressaisissement
réflexif des engagements premiers avec lesquels je coïncide :
l’époque, le lieu, la personnalité, l’enfance, etc. Je n’existe
qu’à raison de ce que les circonstances et les autres font de
moi, mais, parce que j’existe, ce qui implique la libre trans-
cendance d’une conscience, je ne suis pas réductible aux dé-
terminations extérieures. Aussi, ces conditions qui définissent
mon destin ne sont-elles que l’envers d’une liberté. Certes, en
elles je me précède et m’échappe. Hors d’elles, cependant,
je ne serais rien, et jamais n’apparaîtrait la possibilité d’un
engagement responsable. J’existe engagé, mais il n’y a enga-
gement que pour une liberté.

Pour évoquer l’engagement responsable, il faut donc évo-


quer un dégagement, celui par lequel j’émerge de l’immé-
diateté de l’existence pour éclairer une situation d’après ce
qu’elle pourrait et devrait être. Il y a misère, et mobilisation
contre elle, à partir de l’idée qu’un état préférable de suffi-
sance est possible. S’engager, c’est faire surgir des possibles
qui n’apparaissent pas à d’autres, c’est révéler des conflits et
des enjeux, c’est opter pour une action réparatrice et progres-
siste. De sorte que l’engagement assumé, loin de consacrer
un divorce avec la réflexion, se présente plutôt comme sa
conséquence.

LE PROBLÈME D’UNE ÉPOQUE

U n tel engagement naît de la prise en vue d’une obli-


gation violée ou menacée. Pour la défendre, l’individu
prétend se soustraire aux puissances de conditionnement
et revendique sa liberté de penser, d’agir, selon des valeurs
reconnues de lui, afin de changer l’ordre des choses. Il s’agit

moins, en vérité, de nier l’existence de ces puissances, que


d’affirmer l’irréductibilité de l’événement aux séries de faits
qui composent les déterminismes naturels et historiques.
Porté par l’idée d’un progrès possible, l’engagement affirme
que la situation n’est pas close mais dépend pour partie de
ce que les hommes où elle s’incarne décident d’en faire. C’est
la croyance en la possibilité et en l’exigence de servir dans
les faits une cause juste qui fonde le sentiment d’une respon-
sabilité.

Or, notre époque, pour reprendre des mots de Camus


qui sont aussi ceux de Sartre, de Merleau-Ponty, et de bien
d’autres, n’admet pas que l’on puisse se désintéresser d’elle.
Elle est celle où la diffusion de l’information (nonobstant son
absence de neutralité) et des idées accroît notre conscience
historique d’appartenir à une seule et même humanité ayant
son sort entre ses mains, et fait que ne pas parler des maux

dont nous sommes témoins revient à les taire, à les couvrir.


L’indifférence même aux problèmes de notre époque est de-
venue l’un de ses problèmes. Cette situation historique définit
ce en quoi nous sommes, que nous le voulions ou non, ob-
jectivement engagés. Ainsi, le mot d’« engagement », au sens
considéré, semble plus jeune que la réalité qu’il désigne :
l’homme d’aujourd’hui rencontre le problème de sa respon-
sabilité face à cet « aujourd’hui » dont il sait sans cesse davan-
tage ne pouvoir se désolidariser. Prenant acte de ce point
de non-retour, Camus suggérait en 1957 que nous sommes
embarqués dans l’engagement (l’Artiste et son temps). Par
conséquent, l’écrivain ne peut plus se contenter d’écrire :
écrire, désormais, oblige. L’acte d’écrire doit se dépasser dans
une responsabilité morale et politique (Discours de Suède),
tandis que le silence sur son horizon social d’une écriture qui
ne serait tournée que vers elle-même devient manquement
de l’écrivain à son devoir (de témoignage, de dénonciation,
de solidarité). À l’instar de E. Sabato acceptant la responsa-
bilité de l’enquête sur les disparus en Argentine pendant la
dictature, l’événement qui engage une idée de l’homme, et
notamment le crime contre l’humanité, devient pour nous ce
qui nous met en demeure de nous resituer face à lui. Loin
de déroger à ses tâches spécifiques en s’engageant (position
de Benda), l’intellectuel a à être un homme qui s’engage en
usant de ses moyens propres.

Mais, de même que cet enrichissement de conscience a


pu passer pour une soumission de la liberté créatrice à une
conception instrumentale de l’écriture, l’engagement se cari-
cature parfois dans l’inféodation à une idéologie. Sartre cher-
cha cependant à définir un engagement placé sous le signe
de la liberté comme alternative au militantisme. Jusqu’où, en
effet, légitimer une action coupée d’une vigilance critique,
est un « engagement politique » distinct d’un « engagement
intellectuel »2 ? Plutôt que de rester un caractère de la situa-
tion où nous sommes embarqués, il faut que l’engagement
manifeste la libre responsabilité d’actes assumés à la première
personne. Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre réserve
ainsi l’image pascalienne à la facticité des circonstances qui
nous échoient : nous sommes bien « embarqués », certes, mais
il reste à nous engager, c’est-à-dire à ne plus nous dissimuler
notre engagement immédiat et foncier dans la situation qui
est la nôtre, et à nous efforcer d’entretenir un rapport de luci-
dité vis-à-vis de ce qu’il est donné à chacun d’accepter ou de
refuser par ses actes.

MOTIVATIONS ET JUSTIFICATIONS

DE L’ENGAGEMENT

S ur quoi, alors, prendre fait et cause pour une fin se fonde-


t-il ? Si l’on interroge ainsi le désir et l’acte de s’enga-
ger, sans doute faut-il faire l’hypothèse qu’ils s’enracinent,
et puisent leur ressource, dans une contestation subjective
de soi où l’autocritique, la culpabilité, le narcissisme accom-
pagnent l’effort de promouvoir l’objet de la volonté. Élire des
objets d’engagement viserait à justifier son existence de ma-
nière plus ou moins expiatoire ou cathartique. Il en va ainsi
de l’engagement qui permet à des individus de briser leur
isolement et de satisfaire un « besoin, qui rejoint le rêve mil-
lénariste, d’enracinement dans un groupe qui soit un groupe
de frères » 3. Les motivations de l’inactif, les raisons de l’impas-
sibilité, sont-elles cependant plus claires ?

Il reste que les ressorts subjectifs, plus ou moins compré-


hensibles, qui commandent l’acte de s’engager n’en com-
downloadModeText.vue.download 356 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

354

promettent pas le sens objectif comme action responsable


tournée vers le changement d’une réalité déterminée. C’est
l’intérêt de l’analyse sartrienne de montrer que, si l’intention
originelle d’un acte dit « volontaire » échappe par principe à
cette volonté (l’Être et le Néant), elle ne la destitue pas de la
responsabilité qu’elle instaure pour elle-même en tant que
fait du monde déterminant les rapports entretenus avec autrui
(Situations, Cahiers pour une morale). Et si la compréhension
réfléchie requise par l’engagement assumé consiste d’abord à
saisir qu’il y a toujours déjà engagement, l’essentiel reste de
décider de l’action à entreprendre ici et maintenant en fonc-
tion des fins qu’elle projette. Ne pas déserter (illusoirement)
le champ de sa responsabilité conduit à un engagement dis-
tancié par la réflexion où l’on se dissimule le moins possible
son être-engagé.

De nécessité de fait, l’engagement devient l’objet d’une


tâche où il s’agit de répondre à un devoir. Appelant au res-
pect d’une valeur, il porte avec lui l’idée de sa légitimité.
Cette insoumission à l’état des choses peut créer son droit et
se radicaliser en devoir de désobéissance à la loi et aux règles
instituées. Le seul guide pour une réflexion assignée à se faire
au cas par cas sera dès lors la compréhension de la liberté
qu’elle-même manifeste. Il s’agit pour la liberté de se décou-
vrir elle-même, nonobstant l’angoisse pour l’existant d’avoir à
porter le double fardeau de son inexorable responsabilité et
de son délaissement en l’absence de valeurs transcendantes
susceptibles de la fonder. Sartre ne laisse en effet de justifica-
tion à l’engagement que le choix partagé avec d’autres de la
liberté, alors qu’obéir à une valeur conçue comme extériorité
reconduirait l’existence à l’esquive, source de passivité, de

son caractère originellement constituant. Mais un acte non


aliéné à des valeurs toutes faites et absolutisées ne risque-t-il
pas de s’exposer à l’arbitraire ? Sartre retourne le sens de la
difficulté : un engagement ne doit pas emprunter sa légiti-

mité, il doit la fonder. S’engager est moins servir une cause


qu’adopter le point de vue de la liberté à même de dévoiler
les situations de souffrances et d’aliénation. Un engagement

qui opprime perd toute légitimité. La liberté est donc principe


et fin de l’engagement. « L’homme est libre pour s’engager,
mais il n’est libre que s’il s’engage pour être libre » 4. Pour lors,
s’engager devient reconnaître que nous sommes « en pleine
mer » (Camus), contraints de naviguer « avec les moyens du
bord » (Sartre), sans terre promise, sans ciel moral, n’ayant
à compter que sur nous-mêmes pour orienter nos actes et
décider du sens de ce qui nous arrive, et de ce que ce « nous-
mêmes » signifie.

DÉPASSEMENT DE LA PENSÉE

I l y a donc cercle constitutif : si s’engager est chercher à


transformer une situation, la situation configure les possi-
bilités concrètes d’engagement. Et, pour être tributaire de la
situation donnée, l’engagement est aussi bien ce qui dévoile
la situation comme telle situation. Ainsi, pour comprendre les
engagements d’un homme, il faut tenter de retrouver quels
furent ses choix possibles relativement aux circonstances

données. Plus avant, l’engagement nomme l’épreuve ambi-


guë du réel où je me découvre à partir du monde toujours
« engagé » par une nécessité de fait, qui enveloppe en même

temps la possibilité, découverte à partir de ma transcendance,


d’une contestation de ce réel. L’engagement n’est alors pas
une question strictement conceptuelle. L’élaboration intellec-
tuelle d’un engagement peut d’ailleurs le rendre inopérant.

C’est que, si la pratique est l’« en deçà » de la pensée, elle


est aussi la pierre de touche pour que cette pensée ne soit
pas pure scolastique. Il faut que la rigueur de l’idée ou de la
valeur défendue s’assouplisse pour naître au réel et y faire
ses preuves, sous peine de rester abstraction source d’échec
ou de violence.

Cela est dire que dans l’engagement quelque chose se dé-


robe, échappe à la maîtrise. L’acte volontaire que l’on pose
s’affronte à des limites de faits, aux autres libertés, aux aléas
du monde. Mais qui s’engage consent à négocier avec les réa-
lités du terrain, à mener un « combat » (c’est l’un des sens du
terme d’« engagement ») au niveau de l’événement, et à payer
de sa personne. S’engager est prendre le parti de l’intranquil-
lité puisque cela suppose se déloger de sa situation première
pour aller en occuper une autre où des déchirements intimes,
des dangers, des sacrifices, ne sont pas à exclure. Prendre la
mesure même de son engagement peut conduire à contes-
ter ses propres intérêts, habitus, désirs : tel est le devoir,
selon Sartre, de l’intellectuel lorsqu’il prend conscience de sa
contradiction en tant qu’il est un produit de la société inéga-
litaire qu’il cherche à dépasser.

Assourdir la pertinence du thème de l’engagement sous le


prétexte que l’engagement des intellectuels aurait discrédité
à la fois les figures de « l’intellectuel » et de « l’engagement »,
serait méconnaître la progression contemporaine d’une res-
ponsabilisation de chacun. Or, cette prise de conscience, ini-
tiée par les exemples notoires d’engagement, relayée par la
diffusion des informations, étayée par le débat public, exige
l’effort d’analyse rationnelle qui est le rôle propre du pen-
seur. Le philosophe qui analyse la structure de l’être-engagé
et l’intellectuel « spécifique » qui intervient dans le champ
déterminé d’une compétence qu’il se donne (selon le voeu
de M. Foucault) ont frayé la voie pour des actes ou des vies
d’engagement anonymes qui sont autant d’affirmations de
droits proposées au jugement d’autrui. L’intervention des
citoyens sur les systèmes désireux de les contrôler ou de les
exclure définit ainsi l’une des données de la situation sociale

contemporaine. Il ne s’agit plus d’investir la philosophie


d’une fonction de caution, mais les actes qui portent atteinte
à des libertés reconnues comme ayant valeur de droits ap-
pellent d’autres actes, de résistance, clairvoyants et efficaces,
où l’analyse explicitative reste indispensable.
▶ Sans renouer avec un clivage trop simple entre rationalité
et irrationalité, c’est la résolution de réfléchir, de s’informer,
de comprendre, qui offre à chacun de s’intéresser davantage
à sa situation et à celle des autres, et d’agir en pouvant rendre
raison de ses actes, dans le refus aussi bien de l’engagement
passionnel que du désengagement qui affirmerait que l’his-

toire n’appartient pas aux hommes, ou en tout cas pas à tous,

et qu’il est plus sage d’en rester les spectateurs que de s’en
croire les auteurs. À ce titre, l’engagement est devoir et droit

lui-même. « La seule chose que nous pouvons, que nous

devons savoir, c’est que l’aménagement du monde, l’aména-

gement de la société et la conduite de notre vie sont notre


affaire, que c’est nous qui leur donnons un sens ; [le sens]

que, ensemble, les hommes veulent leur donner et que cha-

cun de nous, sous sa responsabilité et par son choix, décide

de donner à sa propre vie » 5.

JEAN-MARC MOUILLIE

✐ 1 Sartre, J.-P., L’être et le néant, Gallimard, Paris, 1980, p. 339.


2 Voir Vernant, J.-P., « Réflexions sur le stalinisme français »,
in Entre mythe et politique, Seuil, Paris, 1996, et Bourdieu, P.,
downloadModeText.vue.download 357 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

355

« Actes de la représentation politique. Éléments pour une théo-


rie du champ politique », in Actes de la recherche en sciences
sociales, février-mars, 1981.

3 Vernant, J.-P., op. cit., p. 596.

4 « Entretien de 1945 », cité dans Contat, M., et Rybalka, M., les


Écrits de Sartre, Gallimard, Paris, 1970, p. 115.

5 Vernant, J.-P., « À l’heure actuelle » (1992), in Entre mythe et

politique, Seuil, Paris, 1996, p. 616.

Voir-aussi : Benda, J., la Trahison des clercs (1927), Grasset,

Paris, 1975.

Betz, A., Exil et engagement : les intellectuels allemands et la

France, Gallimard, Paris, 1991.

Bourdieu, P., « Actes de la représentation politique. Éléments


pour une théorie du champ politique », in Actes de la recherche
en sciences sociales, février-mars 1981.

Camus, A., « Discours de Suède » (1957), « L’artiste et son temps »


(1957), in Essais (1965), Gallimard, La Pléiade, Paris, 1977.

Collectif, Philosophies de l’actualité. Marx, Sartre, Arendt, Levi-

nas, in revue Passages, CNDP, Paris, 1998.

Marx, K., OEuvres, vol. I et III, Gallimard, La Pléiade, Paris.

Ory, P., et Sirinelli, J.-F., les Intellectuels en France de l’affaire


Dreyfus à nos jours, A. Colin, Paris, 1992.

Sartre, J.-P., Cahiers pour une morale (1947-1948), Gallimard,


Paris, 1983.

Sartre, J.-P., la Responsabilité de l’écrivain (1948), Lagrasse, Ver-

dier, 1998.

Sartre, J.-P., Situations II, III et VIII, Gallimard, Paris, 1948, 1949

et 1972.

Vernant, J.-P., « Réflexions sur le stalinisme français » (1982), in


Entre mythe et politique, Seuil, Paris, 1996.

ÉNIGME DE GOODMAN

! GOODMAN (ÉNIGME DE)

ÉNIGME DE KRIPKE

! KRIPKE (ÉNIGME DE)

ÉNONCÉ

Du latin enuntiare, « faire connaître au dehors », d’où « exprimer ».

LINGUISTIQUE

Réalisation concrète d’une phrase, dans un acte de

communication oral ou écrit.

La distinction entre la phrase, entité abstraite dont les pro-


priétés syntaxiques et sémantiques sont étudiées par les lin-
guistes, et l’énoncé, qui correspond à une occurrence située
dans l’espace et dans le temps, a pris une importance particu-
lière dans les travaux des philosophes du langage ordinaire –
en particulier dans ceux de P. Strawson 1 et de J. Austin 2 – puis
dans ceux des philosophes inspirés par l’oeuvre de Grice 3.

Les premiers insistent sur le fait que les énoncés sont des ac-

tions : ils ne servent pas uniquement à représenter le monde,


mais également à le transformer. Les seconds soulignent que
le contenu d’un énoncé diffère de façon fondamentale de
celui d’une phrase. Non seulement ce que dit un énoncé ne
peut se réduire aux informations conventionnellement asso-
ciées à la phrase, en raison du phénomène de l’indexicalité ;
mais en outre, l’information communiquée par un énoncé
ne se réduit pas à ce qu’il dit littéralement : il faut également

tenir compte de ses implicatures, c’est-à-dire des informations


qu’il communique implicitement.

Pascal Ludwig

✐ 1 Strawson, P., « De l’acte de référence », in Écrits de logique


et de linguistique, Seuil, Paris, 1977.

2 Austin, J., Quand dire c’est faire, Seuil, Paris, 1971.

3 Grice, P., Studies in the Way of Words, Harvard University


Press, Cambridge (MA), 1989.

! IMPLICATURE, INDEXICAUX, PHRASE, PRAGMATIQUE

ENQUÊTE
Trad. de l’anglais : inquiry.

PHILOS. CONN.

Notion fondamentale de la philosophie pragmatiste,

désignant la conduite de la méthode dans les sciences et


les procédures de fixation de la croyance.

La notion d’enquête est d’origine sceptique (avec la notion


de skèpsis) et empiriste ; elle désigne chez Hume la méthode

d’examen des principes de la connaissance et de la morale.


Elle a été reprise par les pragmatistes américains, et en parti-

culier par Peirce 1, pour désigner les modes de fixation de la


croyance et dégager celui de la méthode scientifique.

Contre la conception fondationnaliste des rationalistes et


de Descartes, Peirce insiste sur l’idée que le savoir ne repose
pas sur des fondations certaines, mais sur une reconstruction
graduelle et toujours ouverte, guidée par les nécessités de

l’action (la croyance est une disposition à l’action) mais d’une

action mue par une visée rationnelle (la maxime pragmatiste


assimile le sens d’une théorie à ses effets sur la poursuite de
la recherche elle-même). Contre la méthode scolastique d’au-

torité et contre la méthode cartésienne de la certitude et de

l’intuition, Peirce soutient que la méthode scientifique repose


sur l’interprétation indéfinie de signes et sur une logique de

la recherche qui procède par abductions (formation d’hypo-


thèses), déductions et inductions (tests), au contact de l’expé-

rience. C’est celle du « sens commun critique » qui adopte


une attitude « faillibiliste » d’autocorrection permanente de ses
bases comme de ses conclusions foncièrement conjecturales.
Il ne s’ensuit pas que le pragmatisme soit un scepticisme ou

un empirisme. Peirce insiste au contraire sur le fait que la

science cherche à découvrir des universaux réels et vise, « à

la limite de l’enquête », une vérité asymptotique.

Les pragmatistes ultérieurs insisteront, comme James, sur


l’enquête dans le cadre d’une philosophie de l’« expérience
radicale », au service de ce qu’il est bon de croire, ou, à

l’instar de Royce, sur l’enracinement de l’enquête dans une

communauté de chercheurs qui est celle de l’humanité tout


entière, avec des accents théologiques et mystiques. Dewey 2
développera une logique comme « théorie de l’enquête » fon-
dée sur l’idée de vérité comme « assertabilité garantie », et sur

son immersion sociale.

Claudine Tiercelin

✐ 1 Peirce, C.S., « Comment se fixe la croyance », in Textes anti-


cartésiens, Aubier, Paris, 1984.

2 Dewey, J., Logique, théorie de l’enquête, PUF, Paris, 1993.

Voir-aussi : Schneider, H., Histoire de la philosophie américaine,


Gallimard, Paris, 1955.

! ABDUCTION, COMMUNAUTÉ, CROYANCE, EXPÉRIENCE,


PRAGMATISME
downloadModeText.vue.download 358 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

356

ENSEMBLE

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

« Toute collection d’objets bien distincts m de notre


perception ou de notre pensée »1 (Cantor).

Ainsi, tout élément m répondant à la définition qui détermine

l’ensemble M appartient à cet ensemble. Le cardinal de M est


le nombre des éléments de M. Cette théorie « naïve » conduit à
des paradoxes lorsqu’elle s’applique à des ensembles infinis.
Si M a pour cardinal n, le cardinal de ses parties (ou sous-
ensembles) est 2n. Or, n < 2n. Considérons alors l’ensemble
de tous les ensembles E, son cardinal doit être plus petit que

celui de l’ensemble de ses parties, ce qui n’est pas possible si


E est bien l’ensemble de tous les ensembles. À ce paradoxe,

découvert par Cantor dès 1899, vint s’ajouter le paradoxe des

classes de Russell en 1901.

Pour éviter de tels paradoxes, Zermelo 2, puis Frankel et

Skolem ont élaboré une axiomatique qui prohibe l’engendre-


ment des ensembles tératologiques. Une telle théorie consti-
tue l’outil privilégié de la formalisation des mathématiques.
En particulier, elle permet de se libérer d’une conception
empirique du nombre qui en fait le résultat d’une simple énu-
mération. Ainsi, Frege et Russell définissaient-ils le nombre
comme une classe de classes « équinumériques » – pouvant
être mis en correspondance biunivoque (1-1) avec une classe

donnée. Le nombre 2 n’est ainsi rien d’autre que la classe de

toutes les classes « équinumériques » à la classe {x, y}, sachant

que x ? y. Deux ensembles infinis ont le même cardinal s’ils

sont équinumériques, e.g. l’ensemble des nombres pairs et

celui des nombres impairs. Pour les ensemble infinis, tel N,

le tout n’est donc pas plus grand que la partie. Sur ces bases,
Cantor a édifié son arithmétique du transfini.

▶ La création cantorienne a été violemment critiquée en ce


qu’elle admettait un infini actuel. À la suite de Brouwer, les
intuitionnistes n’acceptent qu’un infini potentiel requérant
la construction pas à pas des nombres. Par ailleurs, cette
conception de l’ensemble repose sur une interprétation dis-

tributive de la totalité. On peut aussi recourir à des totali-


tés collectives composées de parties. Si une collection de

tableaux est un ensemble de tableaux différents et indépen-


dants les uns des autres, un tableau est un tout constitué de
parties. La méréologie de Lesniewski, qui calcule sur de telles

totalités, présente entre autres le mérite d’éviter les paradoxes


ensemblistes 3.

Denis Vernant

✐ 1 Cantor, G., « Fondements d’une théorie générale des en-

sembles », Cahiers pour l’analyse, no 10, 1969, pp. 35-52.

2 Zermelo, E., « Recherches sur les fondements de la théorie des

ensembles », (1908), trad. partielle in Logique et fondements des

mathématiques, Rivenc, F. et de Rouilhan, P. dir., Payot, Paris,

1992, pp. 367-378.


3 Lesniewski, S., Sur les fondements de la mathématique, trad.

Kalinowski, G., Hermès, Paris, 1989.

Voir-aussi : Cavaillès, J., « Remarques sur la formation de la théo-

rie abstraite des ensembles », in Philosophie mathématique, Her-

mann, Paris, 1962.

! AXIOMATIQUE, CLASSES (PARADOXE DES), INTUITIONNISME,


MÉRÉOLOGIE

EN-SOI / POUR-SOI

Trad. de l’allemand an Sich / für Sich.

MÉTAPHYSIQUE

Ce qui échappe à la raison / ce qui est de l’ordre de la

réalité subjective, puis, joints, chez Hegel puis Sartre, ce


qui plonge la condition humaine dans un déséquilibre onto-
logique constitutif.

Chez Kant 1, la chose en soi s’oppose au phénomène comme

ce qui rentre dans notre domaine de connaissances possibles


et ce qui nous échappe. Ce qui n’est pas phénomène, dit
Kant, ne peut être objet d’expérience. Cette décision majeure
marque un tournant décisif dans l’histoire de la philosophie,
parce que pour la première fois, le philosophe renonce au
ciel des Idées « en soi » (le Bien en soi, le Vrai en soi) pour
se cantonner aux limites de ce à quoi il a accès. S’il existe
un Bien en soi, indépendamment de l’expérience, nous n’en
savons rien et ne pouvons rien en savoir ; mais dépasser les
limites de l’expérience (auquel correspond l’entendement)
pour s’aventurer vers les objets de la raison constitue tou-
jours une tentation pour l’esprit humain, qui le conduit dans
les impasses de la Dialectique transcendantale.

Le terme « pour-soi » apparaît quant à lui dans la philo-

sophie de Hegel 2 (Phénoménologie de l’Esprit), et désigne la


conscience et la réflexion. Ce qui est ou demeure en-soi, en
revanche, pourrait s’apparenter à la matière inerte, de tout ce
qui n’est pas le sujet (Sartre dira « le monde »).

En reprenant ces catégories, Sartre 3 les ré-investit d’un


sens nouveau : le pour soi est le résultat d’une dégradation de
l’en-soi, ou d’une néantisation, c’est-à-dire qu’en advenant, le
sujet ou pour-soi introduit une lacune dans ce qui était avant
lui la plénitude de l’être. C’est pourquoi l’en-soi pour-soi est
défini par Sartre comme « l’impossible synthèse qui fait notre
condition ».

Clara da Silva-Charrak

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Dialectique transcen-


dantale.
2 Hegel, F., Phénoménologie de l’Esprit.

3 Sartre, J.-P., L’Être et le néant.

! NÉANTISATION

ENTÉLÉCHIE
Translittération du grec entelekheia, de telos, « fin ».

PHILOS. ANTIQUE

Terme forgé par Aristote pour signifier la réalisation


complète de la puissance.

À la différence de l’energeia, qui est littéralement le fait d’être


« en acte », l’entéléchie est pour une substance le fait d’être
arrivée au terme (telos) de la réalisation de sa forme. À ce

titre, « chaque substance est une entéléchie, une nature déter-


minée » 1. La distinction entre acte, entéléchie, forme, d’une

part, et puissance (ou matière), d’autre part, représente la so-


lution aristotélicienne du problème du devenir. L’entéléchie
participe donc, au même titre que l’acte, au débat avec les
mégariques, qui niaient la puissance. Il est possible, rétorque
Aristote, d’avoir la puissance de marcher, et pourtant de ne
pas marcher actuellement. La solution consiste dans la dis-
tinction entre entéléchie première et seconde : la première

est à la seconde comme le fait de posséder une science mais

de ne pas s’en servir actuellement (parce qu’on dort, par


downloadModeText.vue.download 359 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

357

exemple) au fait de s’en servir. C’est en ce sens que l’âme,


dont on dit couramment qu’elle est la forme du corps, est
plus précisément « l’entéléchie première d’un corps naturel
apte à en être l’instrument (organikon) » 2, c’est-à-dire ce qui
fait que le même corps qui, dans le sommeil par exemple, est
inerte et insensible, retrouve au réveil son activité ou acte.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Aristote, Métaphysique, VIII, 3, 1044 a 9.

2 Aristote, Traité de l’âme, II, 1, 412 b 5-6.

! ACTE, DEVENIR, MOUVEMENT, PUISSANCE

PHILOS. RENAISSANCE

À la Renaissance, la réflexion sur l’entéléchie se situe

avant tout sur le plan de la philologie. J. Argyropoulos et


A. Politien s’affrontent en effet sur le terrain de la compé-
tence linguistique. Pour le premier, Cicéron ne connaissait
pas assez bien le grec, pour le second la confusion entre
entéléchie et endéléchie n’en est pas une : il formule en effet,
dans le premier chapitre de ses Miscellanae. Centuria prima,
(1489) l’hypothèse d’un « Aristote perdu », qui aurait été plus
près de la conception platonicienne de l’âme 1. Les huma-
nistes comprennent généralement ce terme comme le mou-
vement pérenne de l’âme, mais E. Barbaro 2 l’entend comme
l’état de perfection, d’actualité d’un étant et propose de le
traduire littéralement par « perfectihabia », dont l’étrangeté
frappa Leibniz.

Fosca Mariani Zini

✐ 1 Politien, A., Miscellanae. Centuria prima, Florence, 1489.


2 Barbaro, E., Compendium scientiae naturalis ex Aristotele,
Venise, 1545.

! ÂME, ARISTOTÉLISME

ENTENDEMENT

Équivalent du latin intellectus, que l’on traduit aussi parfois par «


intel-
lect » (la seconde traduction a l’avantage de conserver la proximité avec
l’adjectif « intellectuel »).

GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.

À l’âge classique, les rapports entre entendement et vo-


lonté, puis entre ces deux facultés et l’imagination, consti-
tuent l’enjeu de l’explication de la connaissance et de la
compréhension métaphysique du moi.

Dans l’héritage aristotélicien-thomiste, l’intellectus, faculté de


comprendre, s’oppose aux sens ; la volonté est le sommet
d’une hiérarchie d’appétits éclairée par la Raison, inclinée
vers le Bien qui est de l’être. À partir d’Occam, et plus encore
de Descartes, la volonté prend un tout autre statut. Elle est
désormais première, illimitée, fondatrice ; l’entendement de
l’homme est fini, par opposition à l’entendement infini de
Dieu, et l’erreur s’explique par le fait que la volonté libre
s’étend au-delà des bornes de cet entendement fini 1. Chez
Spinoza, cette distinction disparaît dans la mesure où volonté
et entendement se confondent, ou, plus exactement, où vo-
lonté et entendement ne sont que des termes généraux pour
désigner la série des idées adéquates, d’une part, la série des
volitions de l’autre 2. La controverse entre Locke et Leibniz
porte également sur la définition, le pouvoir et les limites de
l’entendement.

Chez Kant, l’entendement est situé entre la sensibilité et


la Raison : la première, où règnent les formes a priori de
l’espace et du temps, est le lieu de l’intuition ; l’entendement

est l’instance où les intuitions viennent s’ordonner selon les

règles des catégories ; enfin la raison, « faculté des principes »


prolonge la série par des idées régulatrices.

Pierre-François Moreau

✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques.

2 Spinoza, B., Éthique, II.

ENTHOUSIASME

Du grec enthousiasis ou enthousiasmos, de theos, « dieu », et en, « dans ».

PHILOS. ANTIQUE, ANTHROPOLOGIE

État de celui qui est « empli » par un dieu et qui, ainsi

mis hors de lui, exprime ou révèle certaines vérités inac-


cessibles à la seule puissance rationnelle.

L’Ion de Platon peut être considéré comme la première cri-


tique philosophique de l’enthousiasme : divinement inspirés,
les poètes et les devins n’ont pas eux-mêmes de connais-
sance sur ce qu’ils disent 1. Le même Platon, cependant, pré-
sente aussi l’enthousiasme comme l’état même du philosophe
quand, la beauté sensible le faisant se ressouvenir des réalités
intelligibles, il paraît hors de lui 2. C’est cet éloge du délire que
retiendra le néoplatonisme 3, qui fera de l’enthousiasme une
« connaissance supra-intellective » qui « met l’âme en liaison
directe avec l’un » 4.

Sylvie Solère-Queval

✐ 1 Platon, Ion, 533 e-535 a, 542 a ; Apologie, 22 c.

2 Platon, Phèdre, 249 d-250 b.

3 Plotin, Ennéades, VI, 9, 11, 13.

4 Proclus, Trois études sur la providence, II, V, 31.

Voir-aussi : Brisson, L., « Du bon usage du dérèglement », in J.-


P. Vernant et al., Divination et rationalité, pp. 220-248, Seuil,
Paris, 1974.

Dodds, E. R., les Grecs et l’irrationnel, chap. III, chap. VII, trad.

M. Gibson, Aubier-Montaigne, Paris, 1965.

! CONNAISSANCE, RÉMINISCENCE

ENTHYMÈME

Du grec enthumêma, « réflexion, raisonnement, stratagème ».

LOGIQUE

Raisonnement dont une partie est sous-entendue.

Pour Aristote, le terme s’appliquait à tout syllogisme dont les


prémisses sont seulement vraisemblables 1 et non pas vraies
comme dans le cas des syllogismes démonstratifs. Les scolas-
tiques en ont restreint la portée en l’appliquant exclusivement
aux syllogismes dont une prémisse (et / ou sa conclusion)
est implicite. Dans les deux cas, l’enthymème importe essen-
tiellement par son usage « rhétorique » s’inscrivant dans une
stratégie de persuasion. Il respecte la forme syllogistique mais
s’appuie sur des propositions sous-entendues censées expri-
mer des « opinions courantes », des « fait[s] connus de tout le
monde »2 qui s’imposent d’autant plus qu’ils sont soustraits à
toute discussion.

L’analyse de l’enthymème relève alors de la pragmatique.

De nombreuses implicitations conventionnelles constituent


des enthymèmes. L’exemple de Grice 3 « Il est Anglais, donc

courageux » requiert comme prémisse majeure la généralisa-

tion [hâtive] selon laquelle tous les Anglais sont courageux,

vérité présupposée par les interlocuteurs. De même, certains


downloadModeText.vue.download 360 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

358

slogans publicitaires (pour ne pas parler d’arguments électo-


raux) se réduisent souvent à la prémisse explicite d’un enthy-
mème dont la majeure et la conclusion sont omises : « OMO
lave plus blanc » suppose qu’acheter une lessive qui donne
un linge blanc est judicieux et suggère qu’acheter OMO est
d’autant plus judicieux.

▶ Toute communication s’appuie sur un minimum de pré-

supposés, de croyances supposées partagées ; l’enthymème

se sert de ce savoir admis pour emporter la conviction. Sous

l’apparence d’une preuve logique, il peut devenir une procé-

dure de manipulation idéologique.

Denis Vernant

✐ 1 Aristote, Seconds Analytiques, II, 1.

2 Aristote, Rhétorique, 1, 2, 1357 a, 10, 21.

3 Grice, H. P., « Logique et conversation », Communications,


no spécial 30, Seuil, Paris, juin 1979, p. 57-72.

Voir-aussi : Boyer, A., « Cela va sans le dire, éloge de l’enthy-


mème », in Argumentation et rhétorique, Boyer, A., et Vignaux,
G. éd., Hermès, no 15, ps CNRS, Paris, 1995, pp. 73-90.

! IMPLICITE, PRÉSUPPOSITION, SYLLOGISME


ENTROPIE

Du grec, composé du préfixe en-, « dans », et du substantif tropè,


« transformation ».

PHYSIQUE

Index de l’irréversibilité des transformations physiques


spontanées dans un système isolé. Énergie spécifique mini-
male, nécessaire pour imposer l’inversion du cours d’une

transformation. Mesure de la probabilité des états micros-


copiques réalisant un état macroscopique donné.

Le mot et le concept d’entropie furent introduits par


R. Clausius, en 1865. L’entropie correspondait, chez Clausius,
à la fonction d’état thermodynamique extensive S = Q / T (où
Q est la chaleur, et T la température absolue) 1 ; une fonction
ayant une valeur d’autant plus grande que la « capacité de
transformation » spontanée du système correspondant était
plus faible.

Cette définition était l’aboutissement d’une réflexion déve-


loppée au cours de la première moitié du XIXe s. La première
étape en fut l’énoncé du « principe de Carnot » (1824), selon
lequel le rendement d’un moteur thermique est inférieur à
1. Plus précisément, le rendement d’un moteur thermique
quelconque est inférieur au rendement, lui-même inférieur
à 1, d’un moteur thermique idéal parcourant le « cycle de
Carnot » dans le diagramme pression-volume. Cet énoncé dû
à S. Carnot pouvait être déduit, comme le montra Clausius,
de la condition d’impossibilité du passage spontané de cha-
leur d’un corps froid à un corps chaud ; une condition qu’il
appela « second principe de la thermodynamique ». Or, le
passage inverse de chaleur d’un corps chaud à un corps froid,
seul possible spontanément, s’accompagne d’un accroisse-
ment de la valeur de la fonction entropie. Le principe de
Carnot apparaissait, par conséquent, comme une forme un
peu particulière de l’énoncé de croissance de l’entropie. La
forme générale conférée par Clausius au second principe de
la thermodynamique fut, à partir de là, la suivante : l’entro-
pie croît jusqu’à une valeur maximale au-delà de laquelle les
changements spontanés deviennent impossibles. Cette géné-
ralisation fut étendue par Clausius à l’échelle cosmologique,
puisque, selon lui, l’Univers est un système isolé dont l’entro-

pie tend vers un maximum : c’est la célèbre « mort thermique

de l’Univers », très débattue à la fin du XIXe s.

Un développement important intervint au milieu du XXe s.,


lorsque fut élaborée (par L. Onsager et I. Prigogine) une ther-
modynamique des systèmes ouverts. À l’énoncé habituel de
croissance d’entropie dans un système isolé étaient substi-
tuées des considérations sur la production interne d’entropie
d’un système ouvert, et sur le flux d’entropie à travers la
surface qui le délimite. L’entropie locale du système pou-
vait parfaitement diminuer, pour peu que le flux net sortant
d’entropie excède sa production interne par des processus
dissipatifs. Et une telle diminution locale ne violait en rien
le second principe de la thermodynamique, puisque l’entro-
pie de l’ensemble constitué du système et de son environne-
ment continuait de croître. Ces travaux ouvraient la voie à

une compréhension des processus d’auto-organisation, qui


impliquent l’établissement et le maintien dynamique d’une

basse valeur locale de l’entropie. Ils faisaient par là disparaître


la contradiction antérieurement relevée entre thermodyna-
mique et biologie, entre principe de croissance de l’entropie
et développement de structures vivantes auto-organisées.

Le concept d’entropie avait pris naissance, chez Clausius,

dans le contexte d’une conception mécanique des phéno-

mènes thermiques. Il était, dans ces conditions, naturel d’es-


sayer de lui donner une interprétation mécanique. L’objet de
la théorie cinétique des gaz, rappelons-le, était de réduire les

variables macroscopiques de la thermodynamique à des va-


leurs moyennes de variables mécaniques microscopiques. La
pression d’un gaz se voyait ainsi assimilée à la valeur moyenne
par unité de surface des variations de quantité de mouve-
ment, occasionnées par le choc des molécules sur la paroi du
récipient. La chaleur était, quant à elle, identifiée à l’énergie
cinétique moyenne des molécules du gaz. Le programme que
se fixa L. Boltzmann (1866, 1872), dans le prolongement de la
théorie cinétique des gaz, fut alors de donner un équivalent
mécanique au second principe de la thermodynamique. Cet
équivalent fut trouvé sous la forme du « théorème H » : une
certaine fonction H de la densité de molécules par unité de
volume de l’espace des phases ne pouvait, selon Boltzmann,
que décroître. La version mécanique du second principe se
heurta cependant au « paradoxe de la réversibilité », identifié
par J. Loschmidt (1876). À chaque processus mécanique dans
lequel la fonction H décroît, remarquait Loschmidt, on peut
faire correspondre par la pensée un processus mécanique
à fonction H croissante, obtenu en inversant les vitesses de
toutes les molécules du gaz. Boltzmann réagit à cette objec-
tion dès 1877, en changeant le statut de son théorème H. La
décroissance de la fonction H n’était plus rendue inévitable
par les lois de la mécanique ; elle n’était que hautement pro-
bable pour des conditions initiales éloignées de l’équilibre,
et sous l’hypothèse de la validité d’une condition de « chaos
moléculaire ». L’entropie S fut corrélativement définie comme
une fonction de la probabilité W de la configuration micros-
copique du gaz : S = kLogW. La « mécanique statistique » était
née. Boltzmann renforça, en 1896, sa défense de la concep-
tion statistique de l’entropie, en remarquant que la durée,
appelée « période de récurrence de Poincaré », qu’il faudrait

laisser s’écouler avant de revenir à un certain état improbable


du gaz, serait en moyenne excessivement grande.

La très grande généralité du lien entre concepts thermo-


dynamique et statistique d’entropie a été illustrée récemment
dans l’étude des « trous noirs » résultant de l’effondrement
d’étoiles massives en fin de vie. Durant les années 1970,
downloadModeText.vue.download 361 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

359

St. Hawking et d’autres auteurs proposèrent d’identifier l’aire


de l’horizon des trous noirs (en deçà duquel ni la matière ni
la lumière ne peuvent s’échapper) à leur entropie. En 1996,
un calcul montra que l’entropie statistique d’un trou noir,
calculée en traitant ses constituants microscopiques dans le
cadre de la théorie des supercordes, coïncidait exactement
avec l’aire de Hawking.

L’intervention de l’hypothèse ad hoc de « chaos molécu-


laire » et, surtout, l’utilisation du concept de probabilité, consi-
dérée depuis Laplace comme une expression de l’ignorance
partielle dans laquelle on se trouve à propos d’une certaine
situation physique, suscitèrent cependant de la méfiance vis-
à-vis de ce qui apparaissait comme une interprétation essen-
tiellement « subjectiviste » de l’entropie. L’inquiétude face à la
tendance qu’avait la mécanique statistique à fournir des défi-
nitions « subjectivistes » (en vérité, épistémiques) de l’entropie
fut encore renforcée lorsque parut le travail de J. W. Gibbs
(1901). Ce que montrait, en effet, Gibbs était que la loi de
croissance de l’entropie ne pouvait être dérivée de la méca-
nique qu’à condition de recourir à un « découpage grossier »
(coarse graining) de l’espace des états ; et ce découpage
grossier, à son tour, n’était justifiable que par une imper-
fection des moyens expérimentaux de connaissance de l’état
microscopique du gaz. Deux voies de recherche à propos du
concept d’entropie furent suivies à partir de là. L’une reve-
nait à tirer toutes les conséquences du statut épistémique que
semblait avoir l’entropie en mécanique statistique. L’autre
consistait, au contraire, à chercher coûte que coûte une base
« objective » à la croissance de l’entropie.

La première voie prit comme point de départ l’expérience


de pensée du « démon de Maxwell ». Le démon de Maxwell
(1867) était un être capable de prendre connaissance de
l’état microscopique d’un gaz, et de se servir de ces informa-
tions pour diminuer l’entropie du gaz. Ainsi débuta l’histoire
des relations entre entropie et information. Cl. E. Shannon
(1949) n’hésita pas à appeler « entropie » une fonction des
probabilités d’occurrence des symboles dans une chaîne de
caractères, qui visait, avant tout, à en mesurer le contenu
d’information. L’analogie entre la forme de cette fonction et
celle de l’entropie statistique de Boltzmann était, en effet,
remarquable, au signe près. L. Brillouin (1956), à la suite de
L. Szilard (1929), s’attacha, pour sa part, à établir des théo-
rèmes reliant le gain d’information à la production d’entropie,
et, inversement, la diminution d’entropie (ou la production
de « néguentropie ») à l’utilisation d’information. Ces théo-
rèmes spécifiaient que tout élément d’information est plus
que compensé par l’accroissement d’entropie résultant de la
procédure physique utilisée pour l’acquérir. Cela interdisait
à un être du type « démon de Maxwell » de violer le second
principe de la thermodynamique. En 1957, E. T. Jaynes alla
plus loin encore dans le sens d’une fusion de la thermody-
namique et de la théorie de l’information, en montrant que
l’ensemble des fonctions et théorèmes de la mécanique statis-
tique était dérivable d’un simple principe de minimisation des
conjectures concernant l’information manquante sur la struc-
ture microscopique d’un corps matériel. Ce principe, appelé
maximum-entropy principle, et plus connu sous le nom de
son abréviation « Maxent », est universellement appliqué de
nos jours à l’analyse des signaux.

En marge des relations ainsi établies entre information et


entropie, un débat de nature à la fois verbale et conceptuelle
s’est instauré. L’entropie est couramment qualifiée de « mesure
du désordre ». Mais qu’entend-on exactement par « ordre » ?

S’agit-il d’une redondance des structures ou, au contraire, de

leur complexité ? La redondance est-elle d’ailleurs exclusive de


la complexité ou bien peut-elle en émerger dans des régimes
évolutifs limites « au bord du chaos » (St. Kauffman, 1995) ? La

réponse donnée à ces questions sur le concept d’« ordre » ne

saurait rester sans conséquences pour les rapports traditionnel-


lement établis entre désordre et entropie.

La seconde voie, qui visait à donner une base « objective »


à l’évolution unidirectionnelle de l’entropie, a trouvé, pour sa
part, une assistance inattendue dans les théories du chaos.
Chez I. Prigogine, par exemple, c’est l’extrême sensibilité aux

conditions initiales, doublée d’une substitution d’ensembles de

« fibres » dilatantes et contractantes aux ensembles de points


matériels, qui rend toute réversion d’une transformation, et
toute décroissance spontanée de l’entropie d’un système clos,
impossibles. Cette tentative de mettre en évidence une véri-
table « brisure de symétrie » temporelle, au-delà de la concep-

tion probabiliste de l’entropie proposée par Boltzmann, reste


pourtant inaboutie. Comme le souligne, en effet, I. Stengers,
l’insistance sur l’inévitable résidu d’imprécision dans la connais-
sance des conditions initiales, aussi bien que le choix orienté
de l’ensemble de référence, trahissent l’activité constructrice de
la physique dans son projet même de l’escamoter.

Michel Bitbol

✐ 1 Une grandeur est extensive lorsque la valeur qu’elle prend


pour un système physique est la somme des valeurs qu’elle
prend pour les parties composant le système (exemples : l’éner-
gie, l’entropie). Elle est intensive dans le cas inverse (exemple :
la température).

Voir-aussi : Brillouin, L., Science and Information Theory, Aca-


demic Press, 1963.

Chambadal, P., Évolution et applications du concept d’entropie,


Dunod, 1963.
Davies, P. C. W., The Physics of Time Asymmetry, 1974.

Jaynes, E. T., Papers on Probability, Statistics, and Statistical


Physics, Reidel, 1983.

Prigogine, I., Introduction à la thermodynamique des processus


irréversibles, Dunod, 1968.

Reichenbach, H., The Direction of Time, University of California


Press, 1956.

Stengers, I., Cosmopolitiques 5. Au nom de la flèche du temps :

le défi de Prigogine, La Découverte, 1997.

Zeh, H.-D., The Physical Basis of the Direction of Time, Springer-


Verlag, 1989.

! ÉNERGIE, IRRÉVERSIBILITÉ, THERMODYNAMIQUE

ENVIE

! DÉSIR

ENVIRONNEMENT
D’environ, en-virum, « tour, rond, cercle ».

Différemment de l’écologie, née de l’approche systémique des relations


entre des organismes et leurs milieux, l’étude de l’environnement a hé-
rité de la revendication politique et de la prise de conscience de l’action
de l’homme sur la nature. Ce dernier se situe à la confluence de l’inte-
raction des systèmes naturels et culturels.

GÉNÉR.

Ce qui entoure un organisme vivant et, plus générale-


ment, l’ensemble des éléments naturels et artificiels inte-

ragissant et susceptibles d’agir sur lui.

À la fin du XIXe s., empruntant à la biogéographie naissante

et à l’esprit de systèmes du XVIIIe s., émerge une discipline


downloadModeText.vue.download 362 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

360

que le biologiste allemand Haeckel définit comme « science


de l’économie, des habitudes, du mode de vie, des rapports
vitaux entre les organismes » 1.

Comme le décrit le philosophe J.-M. Drouin : « L’autono-


mie de l’écologie repose sur la conception de systèmes assez
localisés pour que leur comportement puisse être décrit glo-
balement, et dont les composants soient en nombre assez
limité pour être soumis à l’analyse. » 2.
Cette autonomie sera mise à mal par des conceptions
holistes ou universalistes de l’environnement. En effet, les
termes, notions et concepts de « biosphère » (1875), « noos-
phère » (1922) dépassent les compétences de l’écologie scien-
tifique, en formant une écologie globale « politique ».

C’est de cette dernière que la notion contemporaine d’en-


vironnement hérite, en prenant conscience de la fragilité et,
surtout, du rôle prépondérant de l’homme dans le déséqui-
libre ou la destruction de ce qui l’entoure : « L’équilibre qui
s’est établi au cours des temps géologiques dans la migration
des éléments se trouve perturbé par l’intelligence et l’activité
de l’homme. Nous vivons actuellement dans une période où
l’humanité est en train de changer les conditions de l’équi-

libre thermodynamique à l’intérieur de la biosphère »3 (1967).

L’exemple français d’un ministère de l’Environnement –


transformé, d’ailleurs, en 2002 en ministère de l’Écologie et
du Développement durable – créé tardivement et peu soute-
nu témoigne d’une certaine confusion régnant entre écologie
et environnement, tout en soulignant l’incapacité de l’État à
s’engager dans des actions « durables ».

Une charte est même proposée, devant être « le fondement


d’une nouvelle relation entre l’homme, la nature et l’écono-
mie et permettra de conjuguer développement économique
et respect d’un équilibre harmonieux » 4.

Renvoyant à tout, l’environnement ne finira-t-il pas par ne

plus rien définir ?

Cédric Crémière

✐ 1 Haeckel, E., Generelle Morphologie der Organismen, vol. 1,


Berlin, 1866, p. 8.

2 Drouin, J.-M., l’Écologie et son histoire. Réinventer la nature,


préface de M. Serres, Flammarion, Paris, 1993, p. 85.

3 Vernadsky, V.A., la Biosphère (1926 pour la première édition


russe), F. Alcan, Paris, 1929, p. 184.

4 Discours du 20 juin 2002 de Mme le ministre de l’Écologie et


du Développement durable Roselyne Bachelot-Narquin.

Voir-aussi : Acot, P., Histoire de l’écologie, PUF, Paris, « Que sais-


je ? », 1994.

Drouin, J.-M., op. cit.

Teilhard de Chardin, P., le Phénomène humain, Seuil, Paris,


1955.

Vernadsky, V. I., op. cit.

Vernadsky, V. I., Several Words on Noosphere, 1944.


! NATURE

ÉPICURISME

PHILOS. ANTIQUE

1. L’école philosophique du Jardin, fondée par Épicure, à


Athènes, en 306 av. J.-C. 1. – 2. De manière plus large, mode
de vie et de pensée qui, appliquant à la lettre les préceptes
hérités d’Épicure, s’efforce de se conformer au modèle

moral que ce dernier incarne.

De tous les courants philosophiques de l’Antiquité, l’épicu-


risme est sans doute celui qui a subi le moins de modifica-

tions, et ce malgré une diffusion précoce, large et durable.


Plus de deux cents ans après la mort d’Épicure, la figure mar-

quante de l’épicurisme romain, Lucrèce, se contente – selon


sa propre expression – d’imprimer ses pas dans les traces du
maître 2. Il n’est pas excessif, en ce sens, d’affirmer que l’épi-
curisme, c’est avant tout Épicure. Telle était d’ailleurs, sans
doute, la volonté d’Épicure lui-même, comme en témoigne

l’attachement à la mémoire et à la commémoration que mani-


feste son testament transmis par Diogène Laërce 3.

L’épicurisme doit, avant tout, être défini comme une


éthique qui considère le plaisir comme le « principe » (arkhe)
et la « fin » (telos) de la vie heureuse 4. Les nombreuses cri-

tiques dont il a été la cible, faisant de lui, sans aucun doute,


la doctrine la plus décriée de l’Antiquité, portent précisément
sur cette valorisation du plaisir 5. À la différence des cyré-
naïques cependant, pour qui plaisir et souffrance se défi-
nissent en termes de mouvement 6, les épicuriens associent
le plaisir à la santé du corps et à l’« absence de trouble de
l’âme » (ataraxia) 7. En cela, Épicure est incontestablement

l’héritier de Démocrite 8, de même qu’il reprend presque en

totalité sa conception atomistique et non téléologique de la

nature.

L’« étude de la nature » (phusiologia) occupe une grande


place dans les écrits d’Épicure, mais il convient de la consi-
dérer d’abord comme un « moyen » au service de la morale.
De même que les affections (plaisir et douleur) représentent,
en première approche, les critères de la moralité de l’action,
les sensations sont le point de départ d’une observation de
la nature, complétée par les anticipations (prolepseis), notions
dans l’âme résultant de la mémorisation de sensations réité-
rées produites par des objets similaires 9. Sensation, affection,

anticipation forment une canonique 10 : un ensemble d’outils

pour la phusiologia. Les réponses que cette dernière apporte


aux questions capitales qui se posent tant face à « ce qui

apparaît » (ta phainomena) que vis-à-vis de « ce qui est caché,

l’inévident » (adelon), tranquillisent l’âme et contribuent ainsi


à y faire durablement régner la paix. Voilà pourquoi la doc-
trine d’Épicure, non certes dans toute son ampleur 11, mais au
moins sous forme de résumés ou de sentences à mémoriser 12,

doit être accessible au plus grand nombre, au même titre que

la communauté du Jardin ouvrait, semble-t-il, ses portes sans

discrimination 13.

La Lettre à Hérodote 14 est ainsi un simple résumé des idées


qu’Épicure développe par ailleurs ; elle témoigne cependant

pleinement, par sa construction et par les thèmes abordés,


de l’unité de la doctrine sur laquelle Épicure fonde sa mo-
rale. Les principes premiers, à savoir les atomes et le vide,
permettent de rendre compte des mécanismes physiques de
manière non téléologique, et l’âme humaine elle-même est

décrite comme un composé d’atomes, de même nature, par


conséquent, que le corps. La Lettre à Ménécée s’appuie pré-
cisément sur ces aspects de la physique pour prescrire, à la

manière d’une ordonnance médicale, le « quadruple remède »


(tetrapharmakon) qui purgera l’âme de ses craintes et lui per-
mettra de retrouver l’ataraxie : « Dieu n’est pas à craindre,
la mort ne crée pas de souci. Et, alors que le bien est facile
à obtenir, le mal est facile à supporter. » 15. Dieu n’est pas à
craindre : la physique atomistique n’a nul besoin de l’hypo-
thèse d’un dieu créateur ou d’une providence divine pour
expliquer l’origine et le mécanisme des mondes ; même si les
dieux existent, ils sont ailleurs 16, incorruptibles et comblés, et
ne s’occupent pas de nous 17. La mort ne crée pas de souci : la
downloadModeText.vue.download 363 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

361

nature de l’âme, dont les atomes se désagrègent au moment


de la mort, implique que jamais l’homme ne rencontre sa
propre mort 18. Le bien est facile à obtenir : une gestion avi-
sée des désirs, s’appliquant à satisfaire les désirs naturels et
nécessaires, et se gardant de poursuivre des désirs illimités,
sources de souffrance, permet à l’âme, débarrassée de ses
craintes, d’atteindre aisément l’autarcie 19. Le mal est facile
à supporter : lorsqu’une douleur est insupportable, la mort
nous en délivre rapidement ; le souvenir des moments de
plaisir entre amis nous aide à supporter nos maux 20.

Deux points de la doctrine, enfin, doivent être particu-


lièrement mentionnés, parce qu’ils contribuent à caractériser
la place de l’épicurisme au sein des débats de l’Antiquité.
Épicure propose une approche originale du rapport entre la
« loi » et la « nature » (nomos et physis). Parce que la nature
n’est pas l’oeuvre d’un dieu, elle est imparfaite. La tâche du
nomos consistera à compléter et à parfaire la nature : ainsi
du langage, originellement naturel mais perfectionné par la

convention 21 ; ainsi également du droit 22. Contre une interpré-

tation strictement déterministe de la théorie démocritéenne,


Épicure démontre que le comportement humain échappe à
la mécanique des atomes et que l’individu porte la respon-

sabilité de son caractère, résultat de ses choix successifs 23. La

notion physique de « déclinaison » 24 (gr., parenklisis ; lat., cli-


namen) de l’atome apparaît implicitement associée, dans les
témoignages de Lucrèce et de Diogène d’OEnoanda, à l’exer-

cice d’une libre volonté 25.

Annie Hourcade

✐ 1 Diogène Laërce, X, 1.

2 Lucrèce, III, 4. Le poème de Lucrèce De la nature, rédigé en


latin au Ier s. av. J.-C. constitue le témoignage le plus complet
de sa pensée.

3 Diogène Laërce, X, 18.

4 Id., X, 128.

5 Id., X, 3-8.

6 Id., II, 86.

Id., X, 128.

8 Démocrite, B 3, 4, 191, même si Épicure se qualifie lui-même


d’autodidacte (Diogène Laërce, X, 13).

9 Diogène Laërce, X, 33.

10 Id., X, 31.

11 Épicure aurait écrit plus de trois cents rouleaux. Son oeuvre


majeure fut probablement le traité De la nature, en trente-sept

livres, dont des fragments continuent d’être mis au jour à la villa


des Papyri à Herculanum, dans la bibliothèque que Philodème

de Gadara, épicurien du Ier s. av. J.-C., a constituée avec les


oeuvres d’Épicure et de Démétrius Lacon.

12 Notre connaissance de la pensée épicurienne a essentielle-


ment pour sources trois lettres transmises par Diogène Laërce :
Lettre à Hérodote, Lettre à Pythoclès, Lettre à Ménécée et deux
groupes de maximes transmises aussi par Diogène et décou-
vertes dans un manuscrit de la Bibliothèque vaticane : les
Maximes capitales et les Sentences vaticanes. Autre témoignage

privilégié : l’inscription que l’épicurien Diogène d’OEnoanda a


fait graver, vraisemblablement au IIe s. apr. J.-C., sur un mur de
sa ville.

13 H. Usener, Epicurea, Leipzig, 1887, 227 a.

14 Diogène Laërce, op. cit., X, 35-83.

15 Philodème, Contre les sophistes, IV, 9-14 in A.A. Long &amp;


D.N. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 25 J (t. I,

p. 309).

16 Lucrèce, De rerum natura, III, 17-22 ; V, 146-155. Épicure

aurait situé le séjour des dieux dans les intermondes (metakos-


mia) : Usener, Epicurea, 359.

17 Diogène Laërce, X, 139.

18

Id., 124-127.

19 Id., 127-132.

20 Id., 22.

21 Id., 75-76.

22 Id., 150-154.

23 Épicure, De la nature, 34, 21-22 ; 26-30 in A.A Long &amp;


D.N. Sedley, op. cit., 20 B, C (t. I, p. 210-214).

24 Le terme n’est attesté ni chez Démocrite ni chez Épicure ; il


est cependant mentionné dans plusieurs témoignages plus tar-
difs et défini comme une propriété de l’atome de dévier de sa
trajectoire de manière strictement aléatoire.

25 Lucrèce, op. cit., II, 251 sqq. ; Diogène d’OEnoanda 32, 1, 14-3,
14 in A.A Long &amp; D.N. Sedley, op. cit., 20 G (t. I, p. 219).

Voir-aussi : Actes du VIIIe congrès de l’Association G. Budé, Paris,


5-10 avril 1968, Les Belles Lettres, Paris, 1969.

Balaudé, J.-F., Épicure. Lettres, maximes, sentences, LGF, Paris,


1994.

Bollack, J., Bollack, M., Wismann, H., la Lettre d’Épicure, Minuit,

Paris, 1971.

Bollack, J., la Pensée du plaisir. Épicure : textes moraux, com-


mentaires, Minuit, Paris, 1975.

Bollack, J., Laks, A., Épicure à Pythoclès. Sur la cosmologie et


les phénomènes météorologiques, Presses universitaires de Lille,
Lille, 1978.

Bollack, J., Laks, A. (éd.), Études sur l’épicurisme antique,


Presses universitaires de Lille, Lille, 1976.

Boyancé, P., Lucrèce et l’épicurisme, PUF, Paris, 1963.

Brunschwig, J., Études sur les philosophies hellénistiques. Épicu-

risme, stoïcisme, scepticisme, PUF, Paris, 1995.

Conche, M., Épicure, lettres et maximes, PUF, Paris, 1987.

Conche, M., Lucrèce et l’expérience, Mégare, Paris, 1967 ; Villers-


sur-Mer, 1981.

Ernout, A., Lucrèce. De rerum natura, CUF, Paris, 1920.

Étienne, A., O’Meara, D., la Philosophie épicurienne sur pierre.

Les fragments de Diogène d’OEnoanda, éditions universitaires


Fribourg, Fribourg, 1996.

Giannantoni, G., Gigante, M. (éd.), Epicureismo greco e romano,


Napoli, 1996 (3 vol.).

Gigante, M., la Bibliothèque de Philodème et l’épicurisme ro-


main, Les Belles Lettres, Paris, 1987.

Goulet-Cazé, M.-O. (dir.), Diogène Laërce. Vies et doctrines des


philosophes illustres, LGF, Paris, 1999.

Kany-Turpin, J., Lucrèce. De la nature, texte et trad., Paris, 1993,

1997.

Long, A. A., Sedley, D. N., les Philosophes hellénistiques. I. Pyr-


rhon. L’épicurisme, trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin, Paris,
2001.

Pugliese Caratelli, G. (éd.), Suzètèsis, Studi sull’epicureismo


greco e romano offerti a Marcello Gigante, Napoli, 1983 (2 vol.).

Salem. J., Tel un dieu parmi les hommes. L’éthique d’Épicure,

Vrin, Paris, 1989.

Salem, J., La mort n’est rien pour nous. Lucrèce et l’éthique, Vrin,

Paris, 1990.

Usener, H., Epicurea, Leipzig, 1887 (réimpr. Rome, 1963).

! AMITIÉ, ANTICIPATION, ATARAXIE, ATOMISME, AUTARCIE,


DÉCLINAISON

PHILOS. RENAISSANCE

Deux nouvelles sources renouvellent la tradition épicu-


rienne à la Renaissance : la traduction latine de Diogène
Laërce, Vies des Philosophes, en 1420 et la découverte par
Poggio de Lucrèce, De rerum natura en 1417. Dans un pre-
mier temps, Lucrèce est un auteur largement lu et presque un
objet de culte exclusivement sur le plan littéraire. Beaucoup
s’en inspirent, comme Politien, Marulle et Pontano, mais tous
s’accordent pour en rejeter, scandalisés, ce qu’ils considèrent
comme une forme d’athéisme et d’hédonisme. Toutefois, Épi-
cure et Lucrèce sont progressivement réévalués sur le plan
moral et philosophique. D’une part, tant M. Ficin que L. Valla
downloadModeText.vue.download 364 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

362

rappellent, en se référant à Sénèque, qu’Épicure conduisit


une vie très droite et qu’il n’y a pas trace d’hédonisme dans
ses écrits, mais un éloge appuyé de la simplicité et de la
frugalité. D’autre part, la réflexion sur le plaisir est intégrée

dans la réflexion morale. Ceci se comprend dans le cadre de


la conception renaissante de l’homme, qui se constitue dans
l’action, et dont la condition mortelle n’est pas le signe de
son infirmité mais de son espace de liberté et d’action dans le
monde. L’homme est considéré en fait comme un être naturel

qui cherche le plaisir, entendu avant tout comme l’absence


de la crainte de la mort et de la souffrance, en vue de sa sur-
vie : ce que soulignent aussi bien F. Filelfo 1 que B. Telesio 2.

En ce sens, le plaisir n’est pas constitutivement un péché et


peut même faire partie de la conduite chrétienne. C’est là le
projet original de L. Valla 3, dans son De vero falsoque bono,
où il oppose à l’austérité de la morale stoïcienne, la considé-
ration des exigences naturelles de l’homme, qui ne sont pas
un obstacle à la morale chrétienne : la vertu doit être conci-
liée avec le plaisir, non avec le sacrifice de soi.

Fosca Mariani Zini

✐ 1 Filelfo, F., De morali disciplina, éd. F. Robortello, Venise,

1552.

2 Telesio, B., De rerum natura juxta propria principia, Naples,


1586 (Hildesheim, 1971).

3 Valla, L., De vero falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari,

1970.

! BONHEUR, ÉTHIQUE

ÉPIPHÉNOMÈNE
Du grec epiphainein, « se manifester ».

MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ESPRIT

Phénomène mental (croyance, désir, émotion ou inten-


tion), dont on affirme qu’il n’a aucun pouvoir causal.

Des instances d’un type mental M (X veut lever le bras) sont


régulièrement suivies par des instances d’un type physique

P (le bras de X se lève). Pour l’épiphénoménaliste, dire que


des instances M tendent à causer des instances P revient à
commettre le sophisme post hoc, ergo propter hoc. C’est donc

seulement à titre d’effets (de causes physiques) que des évé-

nements mentaux peuvent figurer dans le réseau des rela-

tions causales. Toute explication causale doit ainsi se faire en

termes de propriétés physiques.

▶ Remarquons aussi que si l’épiphénoménalisme est vrai,


nous ne pouvons pas le dire, car une assertion est un acte
de langage intentionnel et qu’une intention est supposée être
un épiphénomène. La solution est peut-être de dire que si les
phénomènes mentaux sont causaux, ce n’est pas en vertu de
leur caractère mental, mais en fonction de leurs caractéris-
tiques physiques.

Roger Pouivet

✐ Broad, C. D., The Mind and its Place in Nature, Routledge

&amp; Kegan, Londres, 1925.

Davidson, D., Essays on Actions and Events, trad. fr. Actions et


événements, PUF, Paris, 1993.

Malcolm, N., « The Conceivability of Mechanism », Philosophical

Review, 77, 1968.

! ÉLIMINATIVISME, ESPRIT, PHYSICALISME, SURVENANCE

ÉPISTÉMOLOGIE

Du grec epistémè, pour « connaissance », et logos, pour « le discours ».

La divergence des traditions épistémologiques remonte au XIXe s. et


se radicalise avec la nouvelle physique l’epistemology anglo-saxonne
consiste en théories catégoriales ou logiques de la connaissance (cercle
de Vienne), alors que l’épistémologie continentale (Bachelard) intègre
davantage l’histoire des sciences à sa méthode. L’épistémologie s’élabore
en tension avec la recherche contemporaine (Gonseth).

PHYSIQUE

Engagement disciplinaire à élaborer la pensée des

sciences d’après l’exigence de pensée des sciences


contemporaines.

Les origines problématiques


Dès le XIXe s., on distingue quatre variantes du projet
épistémologique :

– Des théories de la connaissance procédant d’un


« constructivisme transcendantal » : l’Erkenntnistheorie de
Cassirer 1 recherche la contemporanéité conceptuelle entre

un positionnement philosophique (la subjectivité transcen-


dantale), une évaluation du devenir des concepts (la pers-

pective de l’école de Marburg) et l’intelligibilité des sciences


elles-mêmes (la constitution catégoriale de l’objectivité).
Toutefois, ces réactualisations doctrinales néokantiennes

ou phénoménologiques ne rétablissent la cohérence avec

l’horizon scientifique qu’en adaptant leurs catégories sans

objectiver la dynamique des transformations de l’objectivité


scientifique.

– La philosophie analytique vise à fonder logiquement

les conditions catégoriales dont dérive la structure formelle

des théories. Carnap propose ainsi de reconstruire logique-


ment le monde physique 2. Ce logicisme réduit les conditions

d’intelligibilité de la physique à des déterminations anhis-

toriques, et présuppose le nominalisme ; l’intégration du


dynamisme scientifique et métaphysique exige une compli-
cation dialogique 3 ou l’historicisation des catégories 4.

– L’épistémologie historique diffère des autres théories

internalistes 5 de la connaissance, ou de toute philosophie


première, par son engagement rationaliste (l’adhésion à la
science contemporaine), voire surrationaliste 6 (l’antériorité
de la science en devenir sur toute métaphysique préalable),
conjugué à l’exigence de récurrence conceptuelle avec sa
propre perspective : « L’histoire des sciences est épisté-
mologie et philosophie en acte précisément parce que la

constitution de son objet passe par le jeu de la double


référence, scientifique (objet du choix épistémologique) et
épistémologique (objet du choix philosophique qui est un
choix au second degré, le choix d’un choix), qui fonde la
récurrence. » 7. La relativité historique des paradigmes est
ainsi dominée par la contemporanéité de méthode entre
les objets et le sujet de l’épistémologie : l’amplification
récurrente du principe de relativité éclaire la limitation des
paradigmes antérieurs.

– Les scientifiques font l’exégèse de leurs travaux et

s’affrontent notamment au sujet de l’interprétation méta-

théorique de la mécanique quantique 8. Prendre pour


norme la pensée des sciences pour élaborer la pensée
des sciences exige une expertise et fonde une méthode

rigoureuse 9 si les savants évitent de verser dans la philo-


sophie spontanée 10. L’auto-épistémologie se concentre sur

le mode opératoire de la science, négligeant parfois ses

attendus métaphysiques 11.


downloadModeText.vue.download 365 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

363

Frontières disciplinaires et enjeux

contemporains

L’engagement philosophique singularise l’épistémologie en


tant que discipline : alors que l’histoire et la sociologie des
sciences inclinent à neutraliser les jugements de valeurs entre
théories périmées, sanctionnées ou en progrès pour objec-
tiver leurs conditions sociales d’évaluation, l’épistémologie
hiérarchise au contraire les paradigmes successifs en fonction

d’une axiologie produite par l’analyse interne des théories 12.


Elle s’engage encore par son ouverture à la dynamique même
de la recherche : « Le discours épistémologique contribue à
l’élaboration de l’idée de la science, de la science en train de
se faire. » 13. La perspective épistémologique s’élabore dans

une tension dynamique entre les horizons de la physique, de

l’histoire des sciences et du rationalisme, dont elle cherche


à établir la contemporanéité conceptuelle. L’intégration des
innovations scientifiques opère le couplage de temporalités
distinctes mais relatives : l’évolution irréversible des théo-
ries physiques entraîne la révision de leur interprétation
ontologique et, par conséquent, la crise des métaphysiques
inadaptables. L’unité de la discipline exige en outre une
allagmatique (méthodologie transdisciplinaire) qui domine
l’alternative du réductionnisme et du pluralisme, malgré la
spécialisation croissante des sciences et le polymorphisme
métaphysique des épistémologies régionales.

Vincent Bontems

✐ 1 Cassirer, E., la Théorie de la relativité d’Einstein, Cerf, Paris,

2000.

2 Carnap, R., les Fondements philosophiques de la physique, Ar-


mand Colin, Paris, 1973.

3 Sacchi, J.-C., Sur le développement des théories scientifiques,


Harmattan, Paris, 1999.

4 Coumet, E., « Karl Popper et l’histoire des sciences » in les


Annales, no 5, sept.-oct. 1975, pp. 1105-1122.

5 Cavaillès, J., Sur la logique et la théorie de la science, Vrin,

Paris, 1997.

6 Bachelard, G., l’Engagement rationaliste, Vrin, Paris, 1972 ;


l’Activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF, Paris,
1951.

7 Fichant, M., Sur l’histoire des sciences, p. 137, Maspero, Paris,


1969.

8 Heisenberg, W., Physique et Philosophie, Albin Michel, Paris,

1971.

9 Balibar, F., Lévy-Leblond, J.-M., Quantique : rudiments, Inte-


rÉditions, Paris, 1984.

10 Althusser, L., Cours de philosophie pour scientifique, Maspero,

Paris, 1975.

11 Feynman, R., Lumière et Matière, Seuil, Paris, 1987.

12 Canguilhem, G., Études d’histoire et de philosophie des


sciences, Vrin, Paris, 1994.

13 Gonseth, F., le Problème de la connaissance en philosophie


ouverte, p. 192., L’Âge d’homme, Lausanne, 1990.

! FAIT SCIENTIFIQUE, PROGRÈS, RÉFÉRENTIEL

∼ ÉPISTÉMOLOGIE GÉNÉTIQUE

ÉPISTÉMOLOGIE, PSYCHOLOGIE, PHILOS. CONN.

Synthèse de la philosophie de la science et de la théorie


de la connaissance opérée sur des bases évolutionnistes à
partir de la psychologie du développement.

L’idée d’une théorie de la connaissance articulée à la fois


à l’évolutionnisme et à la psychologie du développement

remonte à J. Baldwin et S. Hall. Mais le renouveau du projet


chez Piaget 1, dans les années 1950, se distingue des ambitions

philosophiques du XIXe s. par son recours à une psychologie

génétique assise sur de solides bases expérimentales, une

prise en compte de la critique du psychologisme en logique,

et une idée d’évolution moins biologique que historique. La

conjugaison de ces trois facteurs d’explication des structures

de l’esprit est d’ailleurs une des principales sources d’inspira-


tion du cognitivisme contemporain.

Comment naissent les concepts scientifiques dans l’esprit

humain ? Plutôt que de répondre par l’histoire des sciences,

Piaget propose d’appliquer au problème sa théorie des


stades en psychologie de l’enfant en invoquant deux postu-

lats : 1) l’identité de but de l’enfant et du savant (la connais-

sance objective) ; 2) la récapitulation de la phylogenèse par


l’ontogenèse (dans une perspective évolutionnaire). Repre-
nant à Comte le motif de la hiérarchie des sciences, Piaget
l’adapte. C’est désormais la psychologie qui en occupe le

sommet. Mais elle en est aussi la base, puisqu’elle a pour


objet l’explication des compétences logico-mathématiques
des individus, et de leur mode d’acquisition, compétences
qui sont, comme chez Comte, la condition initiale du système
des sciences, mais aussi l’adaptation la plus parfaite à un réel

en mouvement saisi et stabilisé dans ses formes abstraites

(groupes de transformation, morphismes, théorie des catégo-

ries), lesquelles témoignent d’une capacité humaine ultime à

la manipulation mentale. Piaget parle ainsi non de hiérarchie,

mais de « cercle des sciences » : le sujet de la connaissance


y devient l’objet ultime de la connaissance, dans les termes
de l’objectivité scientifique. La psychologie expérimentale de

l’acquisition des processus de raisonnement mathématiques


les plus raffinés en est la pierre de touche.

▶ L’épistémologie génétique se heurte à deux obstacles.

Elle suppose tout d’abord une intégration lisse des stades

successifs d’acquisition des compétences, qui, si elle prend


pour point de repère le progrès historique dans les sciences,
en met de côté les ruptures, ou les impasses culturelles, qui
n’y sont pas moins manifestes. La téléologie formaliste qui
l’anime, rendue possible du fait que l’histoire des mathéma-
tiques est moins irrégulière que d’autres, débouche ensuite

sur un problème de circularité argumentative que l’expres-

sion « cercle des sciences » revient à nier. Si l’on ne veut pas

réduire, en effet, les formalismes hyperabstraits des mathé-

matiques à des énoncés purement analytiques, il faut encore


prouver qu’ils dérivent effectivement de notre appareil cogni-
tif et de ses stratégies évolutives. Mais pureté logique et expli-

cation naturaliste sont en conflit notoire (dilemme de Bena-


ceraf) : ce qu’on gagne sur un tableau est perdu sur l’autre.
Piaget, en faisant à tous les stades intermédiaires l’hypothèse
qu’ils servent à la maîtrise d’une rationalité logico-formelle

complète, tend à introduire subrepticement cette dernière

dans ses propres prémices : les compétences psychomotrices

prédiscursives sont chez lui toujours déjà intellectuelles. Du

coup, comment décider si le « cercle » de Piaget est un vice du


raisonnement ou une découverte empirique ?

Pierre-Henri Castel

✐ 1 Piaget, J., L’épistémologie génétique, Paris, 1970.

Voir-aussi : Geber, B. A., Piaget and Knowing Studies in Genetic


Epistemology, Londres, 1977.

! DÉVELOPPEMENT (PSYCHOLOGIE DU)


downloadModeText.vue.download 366 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

364

Épistémologie et théorie de

la connaissance

L e terme « épistémologie » est en anglais et en allemand


synonyme de « théorie de la connaissance » (Erkennt-
nistheorie, terme venu du néokantisme), et il avait encore, au
début du XXe s. (chez Meyerson, par exemple), cette significa-
tion en français. Mais, sous l’influence de Bachelard, notam-
ment, il est devenu synonyme de « philosophie et histoire des
sciences », ce qui suggère que le type de savoir dont il est fon-
damentalement question est le savoir scientifique. Mais faut-
il réellement séparer la théorie de la connaissance, comme
étude des conditions les plus générales de la connaissance
humaine ou comme gnoséologie, de l’étude de la connais-
sance scientifique ? Cela dépend, dans une large mesure, de
la question de savoir s’il y a une rupture ou, comme disait
Bachelard, une « coupure épistémologique », entre la connais-
sance naturelle et la connaissance scientifique. Cette cou-
pure n’est pas niable, puisque le savoir scientifique rompt,
dans ses méthodes et dans ses objets (et, notamment, par le
recours systématique à l’instrumentation et à l’expérimenta-
tion), avec le savoir naturel, qui, toujours selon Bachelard,
dresse des « obstacles épistémologiques » à la constitution des
hypothèses et des théories scientifiques qui, dans la science
contemporaine, deviennent des constructions si abstraites et
mathématisées qu’elles n’ont plus grand chose à voir avec ce
que le sens commun peut appréhender. Mais s’ensuit-il pour
autant que les questions les plus générales concernant la
nature de la connaissance scientifique – celles de savoir com-
ment des théories peuvent être vraies et justifiées et quelle
est leur relation à l’observation – cessent de se poser ? C’est
douteux, et c’est pourquoi il est plus raisonnable de considé-
rer que la philosophie des sciences pose les mêmes questions
que la philosophie de la connaissance, prise au sens le plus
abstrait, comme épistémo-logie.

Cette dernière est née chez les Grecs, principalement dans


le Théétète, de Platon, où l’on se demande ce qui distingue la
connaissance (épistémè) authentique de la perception et de
la croyance. Platon arrive, quoique de manière aporétique, à
la définition célèbre : la connaissance est la croyance vraie
« pourvue de raison » (logos), et on peut dire que toute la phi-
losophie de la connaissance, depuis lors, a consisté à essayer
d’élucider le sens de cette dernière relation. Elle vise aussi
à répondre aux objections des sceptiques et, en particulier,
au fameux « dilemme d’Agrippa » (connu dans la philoso-
phie contemporaine sous le nom de « trilemme de Fries » ou
« de Münchhausen »), rapporté par Sextus Empiricus dans ses
Esquisses pyrrhoniennes : ou bien les croyances vraies sont
fondées sur d’autres croyances ou principes, mais au risque
d’une régression infinie dans la chaîne des raisons ou justifi-
cations qu’on ne peut interrompre que de manière arbitraire ;
ou bien on s’arrête dans la chaîne à des croyances de base,
mais au risque du dogmatisme ; ou bien on commet un cercle
en retrouvant le fondé dans le fondement. Dans l’épistémolo-
gie moderne, la deuxième position est incarnée par le ratio-
nalisme, cartésien notamment, en remontant à des principes
innés ou a priori connus par la raison seule, ainsi que par
l’empirisme, qui fonde toute connaissance dans la perception
sensible. À partir du XIXe s., le psychologisme ou l’anthropo-
logisme (chez Fries, notamment) incarne la première, et re-
nonce à fonder la connaissance sur des certitudes premières.
L’hégélianisme mais aussi le pragmatisme admettent que la

connaissance n’est pas affaire de recherche d’un fondement


absolu, mais que les connaissances se justifient mutuellement
dans une cohérence globale. Ces options se retrouvent dans
l’épistémologie contemporaine, principalement de langue
anglaise, qui se déploie aussi sur l’axe d’une autre oppo-
sition, entre une conception internaliste et une conception
externaliste de la justification. Selon la première, savoir que p,
c’est nécessairement savoir qu’on sait que p, c’est-à-dire avoir
un accès interne à ce que l’on sait. Selon la seconde, le sujet
connaissant n’a pas besoin d’avoir un accès interne et réflexif
à son savoir. Un internalisme fondationnaliste cherchera à
justifier la connaissance sur des premiers principes connus
par intuition, alors qu’un internalisme cohérentiste admettra
que la relation de justification peut être circulaire, au sens où
toutes les propositions contribuent de concert à la connais-
sance. Dans l’épistémologie néo-empiriste des positivistes du
cercle de Vienne, par exemple, Schlick est un représentant
de la première position, quand il fait remonter la connais-
sance à des Konstatierungen, des énoncés de base connus
par observation directe, alors que Neurath est un partisan de
la seconde option, quand il soutient qu’il n’y a pas d’énon-
cés « protocolaires », et que c’est l’ensemble des énoncés de
la science qui se justifient mutuellement, par cohérence. Le
problème du fondationnalisme est qu’il suppose l’existence
de propositions non révisables et incorrigibles, en quelque
sorte autofondées, alors qu’il semble, en particulier depuis
la théorie de la relativité et la chute des « absolus » mathé-
matiques et physiques, que la plupart des connaissances
scientifiques sont soumises à une révision constante. La théo-
rie de la connaissance de Popper ainsi que l’épistémologie
contemporaine des « paradigmes » de Kuhn admettent, au
contraire, le caractère foncièrement révisable et faillible des
vérités scientifiques (faillibilisme), ou le caractère relatif des
propositions tenues, à un moment donné du savoir, comme
premières. Cette vision est encore plus accentuée dans le
pragmatisme empiriste de Quine, qui admet que même les
principes les plus fondamentaux de la logique peuvent, en
principe – même s’ils le sont difficilement en pratique –, être
soumis à la révision (l’avènement de la physique quantique
semble ici avoir joué un grand rôle dans la modification de
nos perspectives « absolutistes »). Poussant l’image célèbre
de Neurath, celle de la science comme un bateau dont les
principes doivent être reconstruits en pleine mer, sans qu’on
puisse prouver son mouvement autrement qu’en avançant,
Quine va jusqu’à adopter une forme de psychologisme, en
admettant que l’épistémologie doit aujourd’hui être une
branche de la psychologie. Selon cette épistémologie « natu-
ralisée », seule la science peut connaître la science, et il n’y
a pas de « théorie de la connaissance » comme philosophie
première, notamment au sens où l’entendaient les néokan-
tiens quand ils cherchaient à fonder la connaissance sur des
principes a priori. À cet égard, Quine critique la distinction
que proposait encore Carnap, entre des vérités analytiques,
dotées d’un statut a priori au moins relatif (à nos conventions
de langage et aux conventions que nous adoptons pour for-
muler nos théories scientifiques), et des vérités synthétiques,
connues par observation. Mais, en admettant que la psycho-
logie cognitive, la neurophysiologie et la biologie de l’évo-
lution peuvent éclairer nos mécanismes cognitifs naturels, il
ouvre aussi la voie à une position radicalement externaliste,
où le sujet connaissant perd ses droits et où la justification
des connaissances devient nécessairement externe et relative.
Ce naturalisme, qui domine l’épistémologie contemporaine,
downloadModeText.vue.download 367 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

365

semble consacrer la position sceptique de Hume, qui niait que


l’on puisse rationnellement fonder l’induction et la connais-
sance des causes, mais il est également compatible avec une
épistémologie évolutionniste, qui soutient que les processus

et mécanismes cognitifs dont a été dotée notre espèce (y

compris les processus sociaux de connaissance, comme la


science elle-même) sont fondamentalement fiables, puisque
ces mécanismes ont été sélectionnés par la nature et ont sur-
vécu (tout comme les meilleures théories survivent aux tests).
Cette perspective évolutionniste qui était aussi, au début du
XXe s., celle de Mach et de Boltzmann, est séduisante, mais il
reste encore à faire la preuve qu’elle est fidèle à la nature du

progrès scientifique tel que le décrit l’histoire des sciences.


Et, surtout, elle implique que cessent de se poser, au sujet de

la connaissance, des questions normatives, comme celles de

sa justification et de la validité des hypothèses scientifiques,

puisque la perspective principale sur la science devient

essentiellement descriptive (biologique, historique, sociolo-

gique). Mais cela paraît douteux. Même quand on déclare

que seule la science a autorité pour juger de la valeur de la

connaissance scientifique, on fait un jugement normatif.

▶ En ce sens, les questions fondamentales de l’épistémologie,


quoi qu’en disent les diverses conceptions relativistes, prag-

matistes, ou naturalistes radicales d’aujourd’hui, ne cessent


pas de se poser, et la vigueur des discussions qui ont toujours
lieu au sein de la philosophie des sciences et de la théorie

de la connaissance contemporaines, attestent que la question


normative de la justification du savoir, naturel et scientifique,
demeure vive. La croyance en une fondation ultime du savoir
ou la croyance, qui était encore celle du positivisme logique,
en une méthode unifiée de la science ont disparu, mais il ne
s’ensuit pas que la question de la validation des procédures et
des théories scientifiques, ni de leurs relations à notre savoir
naturel aient cessé de se poser.

PASCAL ENGEL

✐ Bonjour, L., The Structure of Empirical Knowledge, Harvard

University Press, Cambridge, 1985.

Chisholm, R., Theory of Knowledge (1977), Prentice Hall,

Englewood Cliffs, N. J. (2e éd.).

Goldman, A., Epistemology and Cognition, Harvard University

Press, Cambridge, 1986.

Gettier, E. L., « Is Justified True Belief Knowledge? », in Analysis

(1963), 23, pp. 121-123.

Lehrer, K., Theory of Knowledge, (1996), Boulder, Co, Westview.

Quine, W., le Mot et la Chose (1960), Flammarion, Paris, 1977.

Russell, B., Human Knowledge, its Scope and Limits (1947).

Schlick, M., Allgemeine Erkenntnislehre (1925), Springer Verlag,

Berlin.
EPOKHÊ

Mot grec pour « arrêt », d’où « suspension de l’assentiment ».

Terme issu du scepticisme antique, repris moyennant quelque modifica-


tion par le stoïcisme, puis adopté sous sa forme linguistique initiale par
Husserl au XXe s. Dans la langue allemande, le terme Epoche est employé
au sens courant d’époque, par exemple dans l’expression Epoche machen
(« faire époque »). Il n’acquiert le sens technique de l’arrêt suspensif
issu du contexte antique que dans la phénoménologie husserlienne, puis
heideggerienne.

PHILOS. ANTIQUE

« Arrêt de la pensée, du fait duquel nous ne rejetons ni


n’adoptons rien. »1

Diogène Laërce attribue déjà la notion à Pyrrhon (IX, 61),


mais il est possible qu’elle ne soit apparue que dans la polé-
mique entre le stoïcien Zénon et l’académicien Arcésilas.

Elle consiste à suspendre son assentiment, et, de ce fait, à


ne pas se prononcer sur la conformité de nos représentations

à la réalité extérieure. Pour Zénon, le sage ne doit donner son

assentiment que s’il peut avoir une représentation claire et


certaine de quelque chose. Selon Arcésilas, une telle certitude
est impossible, et le sage doit donc pratiquer une abstention

généralisée 2.

Comme il faut donner son assentiment aux représentations

de la vie quotidienne, les sceptiques défendent l’abstention à

l’égard des dogmes plutôt que l’abstention généralisée 3.

▶ À la différence du doute radical cartésien, l’epokhê antique

ne met pas en doute l’existence du monde extérieur, mais

seulement l’exactitude de nos représentations.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 10 (cf. I, 196).

2 Cicéron, Académiques, I, 43-46 ; II, 66-67.

3 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 13-15.

! ASSENTIMENT, KATALÊPSIS, SCEPTICISME, STOÏCISME

PHÉNOMÉNOLOGIE

Dimension transcendantale de la réduction, au sens

d’une « mise entre parenthèses » ou d’une « mise hors-


circuit » de la thèse du monde : ce qui est pré-donné sans
être interrogé, qu’il s’agisse de préjugés ou de croyances 1.

Alors que Husserl l’épo présente comme une possibilité effec-


tive, c’est-à-dire une authentique expérience du sujet, Hei-
degger 2 verra en elle une abstraction par trop théorique, à

laquelle il substitue un analogon affectif et pratique, la tona-

lité fondamentale de l’angoisse.

Natalie Depraz

✐ 1 Husserl, E., Idées directrices... I, PUF, Paris, 1950, § 30.

2 Heidegger, M., Être et temps, Authentika, Paris, 1985.

! MÉTHODE, RÉDUCTION

EPR

Expression créée par A. Einstein, B. Podolsky, et N. Rosen.

PHYSIQUE

1. Corrélation EPR : au sens le plus fort, pour une paire

de particules séparées par une distance arbitrairement


grande mais issues de la même source : certitude condi-

tionnelle d’obtenir un résultat donné lors de la mesure

d’une variable sur la particule 2, étant donné le résul-

tat de la mesure de la même variable sur la particule 1.

– 2. Paradoxe EPR : il en existe deux versions principales.

– La première, qui est aussi la plus courante de nos

jours, est inspirée par la lecture que fit Schrödinger de


l’article d’EPR dès sa parution en 1935. Le trait para-
doxal est ici que l’état de la particule 2 puisse être dé-
terminé instantanément par une mesure effectuée sur

la particule 1, quelle que soit la distance qui les sépare.

– La seconde est directement issue de l’article original

d’EPR. Elle consiste à mettre en évidence un conflit entre

deux composantes majeures de l’interprétation ortho-


downloadModeText.vue.download 368 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

366

doxe de la mécanique quantique : a) l’affirmation que la


description fournie par la fonction d’onde caractérise com-

plètement chaque objet individuel ; b) l’idée que c’est une

« perturbation » locale des propriétés de l’objet par les


appareils de mesure qui explique l’impossibilité d’assigner

simultanément une valeur précise de sa position et de sa


vitesse.

La publication de l’article d’Einstein, de Podolsky et de Ro-


sen au printemps de 1935, suivie des réactions de N. Bohr
et d’E. Schrödinger, est le point culminant d’un débat qui
prit son essor en 1927, lors du Ve congrès Solvay. À cette
époque, Einstein proposa une interprétation restrictive de la

mécanique quantique à peine née, et s’en servit pour criti-


quer l’idée d’une limitation insurpassable de la détermination
des couples de variables conjuguées (position et vitesse),
conformément aux relations d’« incertitude » de Heisenberg.
Son interprétation restrictive était que « la théorie ne donne
aucun renseignement sur les processus individuels », mais
qu’elle fournit seulement des indications statistiques sur de
grands nombres de processus élémentaires. Il fallait dès lors

admettre, selon lui, que la théorie quantique est incomplète.


Les relations d’incertitude de Heisenberg, loin de constituer
une limitation fondamentale, ne devaient, en particulier, être
considérées que comme un trait superficiellement statistique
de cette théorie incomplète. Afin de le prouver, Einstein

tenta de prendre en défaut les démonstrations des relations


d’incertitude fondées sur l’idée que les appareils de mesure
perturbent de façon incontrôlable l’état d’un objet individuel.
Sa stratégie consistait chaque fois à exhiber une méthode
de contrôle (c’est-à-dire d’évaluation précise) de la pertur-

bation. Mais, chaque fois, y compris lors d’une nuit célèbre


du VIe congrès Solvay de 1930, Bohr parvenait à lui mon-
trer que sa méthode de contrôle ne pouvait pas opérer sans
exercer, à son tour, une perturbation incontrôlable, et que
cette perturbation de second ordre avait pour conséquence
une indétermination exactement conforme à celle que pré-
voient les relations de Heisenberg. Restant dubitatif, malgré
les succès remportés par Bohr dans la défense de sa position,
Einstein poursuivit sa réflexion. Dès 1933, il décrivit orale-
ment, à l’issue d’une communication de L. Rosenfeld près de
Bruxelles, ce qui allait devenir l’expérience de pensée EPR.
Enfin, le 25 mars 1935, la Physical Review reçut de Princeton
un article cosigné par Einstein et par ses jeunes collabora-
teurs Podolsky (1896-1966) et Rosen (né en 1909). Ce texte
ne visait plus, comme les arguments antérieurs d’Einstein, à
contester simultanément : a) la complétude de la mécanique
quantique ; b) les preuves d’indétermination des couples de
variables conjuguées fondées sur l’hypothèse d’une pertur-
bation des propriétés de chaque objet individuel. Il préten-
dait seulement montrer l’incompatibilité de (a) et de (b). Les
étapes du raisonnement utilisé pour cela étaient les suivantes.

1) On remarque que, en mécanique quantique, il est pos-


sible de préparer une paire de particules (notées 1 et 2) de
telle sorte que leur distance (x1 – x2), et la somme de leurs
quantités de mouvement (p1 + p2) soient déterminées en
même temps avec une précision arbitrairement bonne.

2) La mesure précise de la position x1 de la particule 1


permet, par conséquent, de prédire avec certitude le résultat
x2 que donnerait une mesure de la position effectuée sur la
particule 2. Une telle prédiction ne suppose aucune perturba-
tion (locale) de la particule 2.

La position x2 doit alors être qualifiée d’élément de réalité


attaché à la particule 2, conformément à la célèbre définition

donnée dans l’article « EPR » : « Si, sans perturber le système


en aucune façon, nous pouvons prédire avec certitude (c’est-
à-dire avec une probabilité égale à 1) la valeur d’une gran-
deur physique, alors il existe un élément de réalité physique
attaché à cette grandeur physique. »

3) On peut, de plus, mesurer directement la quantité de

mouvement p2 de la particule 2.

4) La particule 2 peut « donc » se voir attribuer à la fois :


une valeur précise p2 de la quantité de mouvement (celle
qui est directement mesurée), et une valeur précise x2 de la
position (celle qui, étant inférée avec certitude de la connais-
sance préalable de la distance (x1 – x2) et de la mesure de x1,
constitue un « élément de réalité » au sens spécifié).

5) Mais la mécanique quantique ne possède aucune


« contrepartie » symbolique de cette double attribution. On
doit en conclure, selon Einstein, Podolsky et Rosen, que cette
théorie est « incomplète ».

Bohr ne mit que quelques semaines pour publier une


réplique à ce raisonnement. Sa réponse, dont la rédaction est
souvent qualifiée d’obscure, est cependant très claire dans
son principe. Elle s’appuie sur deux idées essentielles. D’une
part, Bohr met à l’écart l’image douteuse de propriétés pré-
existantes « perturbées » par le dispositif expérimental, et in-
siste, au lieu de cela, sur l’idée qu’une quantité physique n’est
définie que relativement à l’ensemble de la procédure utilisée
pour la mesurer. D’autre part, il souligne que la mécanique
quantique peut être considérée comme complète, à condi-
tion que l’on entende par là qu’elle fournit des prédictions
exhaustives pour les résultats d’expériences effectivement ac-
complies. L’absence de symboles servant à décrire des « élé-
ments de réalité » qui ne sont, au fond, que des prédictions
formelles pour des expériences virtuelles, ne saurait donc
selon Bohr être reprochée à la mécanique quantique. Ce qui
fait à la fois l’intérêt et la faiblesse de cette argumentation est
que, au lieu de répondre à Einstein sur le terrain qu’il s’était
choisi, Bohr cherche à le faire changer de terrain. Ce sont les
préjugés d’Einstein sur ce qu’est une théorie physique (une
description fidèle d’« éléments de réalité » indépendants de
leur mise en évidence expérimentale) qui l’ont fait conclure
à l’incomplétude de la mécanique quantique ; et c’est donc
seulement dans le cadre d’une autre conception, plus géné-
rait, de la théorie physique (un symbolisme unifié permet-
tant de prédire les résultats de n’importe quelle expérience
effectuée) que la mécanique quantique peut être qualifiée
de complète. Ne pouvant emporter la conviction d’Einstein,
Bohr a cherché à obtenir sa conversion (à des normes épisté-
mologiques alternatives). Mais cette tentative n’a pas abouti.
Einstein a campé sur sa position jusqu’à sa mort ; et la com-
munauté des physiciens n’a cessé de poursuivre le rêve d’un
retour à la conception descriptive-représentationnaliste de la
théorie physique, même si elle a consenti du bout des lèvres
à la conception de Bohr pendant quelques décennies du mi-
lieu du XXe s. Le travail d’édification et d’assimilation à notre

culture d’une théorie de la connaissance générale conforme à


la conception de Bohr ne fait que commencer.

Ce qui est resté d’actualité dans l’expérience de pensée


d’EPR n’est toutefois pas tant l’argument sur l’« incomplé-
tude » supposée de la mécanique quantique, que le type
de corrélations qu’elle implique. Les deux questions qu’on
s’est posées à leur propos sont : 1) comment les expliquer ? ;

2) quelle utilisation pratique peut-on en faire ?

La mécanique quantique elle-même ne fait que prévoir les


corrélations EPR ; elle ne fournit apparemment rien qui res-
downloadModeText.vue.download 369 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

367

semble à une explication de leur occurrence ; du moins, elle


n’offre aucune autre explication que la forme même de ses
lois et règles prédictives. Le débat a donc opposé deux expli-
cations standard, généralement invoquées lorsqu’on constate
que des propriétés d’objets sont corrélées : l’explication par
causes communes et l’explication par influence mutuelle à

distance. L’explication par causes communes consiste à affir-


mer que les deux particules sont prédéterminées à exhiber
des corrélations, par une certaine propriété λ qu’elles possè-
dent toutes les deux dès la source, et qui reste localisée au
point où elles se trouvent. Cette explication est en bon accord
(même si elle ne s’y réduit pas) avec l’accusation d’incom-
plétude de la mécanique quantique lancée par Einstein, ainsi
qu’avec les préjugés localistes de ce dernier. Ce qui manque-
rait à la mécanique quantique, et qui la rendrait incomplète,
serait la capacité à décrire la « variable cachée » locale λ. Le
problème est que l’hypothèse des variables cachées locales
a, parmi ses conséquences les inégalités de J. S. Bell (1964),
qui ont été réfutées expérimentalement par A. Aspect (1982)
et par quelques autres auteurs. Il reste alors l’explication par
influence mutuelle à distance ; une influence qui doit, de sur-
croît, se propager à une vitesse infinie. Cette seconde façon
d’expliquer les corrélations EPR a été systématisée par les
théories à variables cachées non locales, du type de celle de
D. Bohm (1952).
Les corrélations EPR à distance semblent, par ailleurs,
riches d’applications potentielles. L’une des premières à avoir
été proposées consiste à les utiliser pour transmettre l’infor-
mation à des vitesses supérieures à celle de la lumière. On a
cependant vite réalisé que cela est impossible. La raison de
cette impossibilité est que, pour transmettre de l’information,
il faut la contrôler au départ. Or, tout ce qu’on peut contrôler
lors d’une préparation est la probabilité (non influençable à
distance) d’un résultat de mesure ; ce n’est pas chaque résul-
tat individuel (corrélable à distance). Il est cependant permis
de se servir des corrélations EPR, pour réaliser ce qu’on a
appelé la « téléportation quantique ». Mais il faut, pour cela,
les associer impérativement à des processus de transmission
classique d’information à vitesse inférieure ou égale à celle
de la lumière.

▶ Au total, on doit reconnaître que les « influences supralu-

minales », que l’on associe couramment aux corrélations EPR,


ne sont pas tant leur caractéristique propre que l’une de leurs
explications possibles (l’explication par les variables cachées
non locales). Qui plus est, ces « influences » ne peuvent avoir
aucune autre manifestation expérimentale que les corréla-
tions mêmes qu’elles visent à expliquer. Elles apparaissent
donc purement ad hoc. Une approche plus prometteuse,
esquissée par Bohm dans les années 1970, et reprise par
plusieurs auteurs depuis, consiste à remettre en chantier le
concept même d’espace (qui conditionne l’idée de sépara-
tion). Plutôt que de poser d’avance l’espace, en s’étonnant
d’une corrélation à distance, on partirait du système des cor-
rélations observables, pour se demander ensuite à quelles
conditions (et à quelle échelle) un réseau de rapports spa-

tiaux peut en être (re)constitué.

Michel Bitbol

✐ Einstein, A., Podolsky, B., Rosen, N., « Peut-on considérer que

la mécanique quantique donne de la réalité physique une des-


cription complète ? » in Einstein, A., OEuvres choisies, 1, Quanta,
Seuil, Paris, 1989.

Espagnat, B. (d’), À la recherche du réel, Gauthier-Villars, Paris,


1979.

Fine, A., The Shaky Game, The University of Chicago Press,


Chicago, 1986.

Jammer, M., The Philosophy of Quantum Mechanics, Wiley, 1974.

! PARTICULE, PROBABILITÉ, QUANTIQUE (MÉCANIQUE)

ÉQUATION

Du latin aequatio, « égalité ».

MATHÉMATIQUES

Relation d’égalité conditionnelle entre deux quantités


qui peuvent dépendre de variables.

L’équation peut dont être vérifiée pour certaines valeurs de


la ou des variables (l’égalité est alors vraie), ou non vérifiée.

En algèbre, une équation se présente généralement


comme une question à résoudre : « résoudre » l’équation
consiste à déterminer les valeurs de la ou des variables pour
laquelle l’égalité est vraie. En analyse, les relations entre des
variables reçoivent une interprétation géométrique ou, plus
exactement, graphique, grâce à laquelle les équations sont
associées à des courbes, à des surfaces : on a ainsi les équa-

tions de droites, de coniques, de courbes trigonométriques,

de surfaces, etc. Une équation est alors une condition caracté-

ristique des points de l’espace appartenant au lieu déterminé.

En physique, les équations expriment des lois de varia-

tion des grandeurs associées dans un même phénomène :

les équations du mouvement, de diffusion de chaleur par

exemple, de transformation d’état d’un système.

La Géométrie (1637), de Descartes représente un moment

particulièrement important de l’introduction de ce concept au


sein des mathématiques : il constitue l’outil central permettant
l’association de la géométrie et de l’algèbre. Théoriquement
dérivée de la théorie des proportions, la mise en équation

cartésienne est cependant un cadre théorique trop contrai-

gnant, que les développements ultérieurs (Fermat, Leibniz,


Newton...) feront radicalement évoluer en y intégrant les pro-
cédures et les concepts infinitésimaux.

Vincent Jullien

ÉQUILIBRE
Du latin aequus, « égal » et libra, « balance ».

PHYSIQUE

1. En mécanique, un système est dit en équilibre,


lorsqu’il est susceptible de rester indéfiniment en repos
sous l’action des forces appliquées. – 2. En thermodyna-
mique, l’état d’équilibre est celui vers lequel un système

isolé évolue de telle sorte que les variables macroscopiques

(température, pression, volume, nombre de molécules et

énergie interne) prennent des valeurs bien définies.

Michel Blay
ÉQUIPOLLENCE

Du latin aequipollentia, « avoir une même valeur ou puissance ». Terme


d’origine logique, mais surtout employé en géométrie vectorielle.

MATHÉMATIQUES

Relation d’équivalence dans l’ensemble des bipoints.

Deux bipoints, A, B et C, D, sont équipollents si et seu-


downloadModeText.vue.download 370 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

368

lement si (A, D) et (B, C) ont le même milieu, soit si


A, B, D, C forment un parallélogramme.

Un ensemble de bipoints équipollents est un vecteur ; les

vecteurs sont les classes d’équivalence de l’ensemble des


bipoints équipollents.

Au sens logique, l’équipollence n’a plus d’utilité dans la


mesure où elle n’est qu’une dénomination de l’équivalence.

Vincent Jullien

ÉQUIVALENCE
Du latin médiéval aequivalentia.

LOGIQUE

Fonction de vérité ou relation.

En calcul propositionnel, deux propositions sont dites équi-


valentes si elles ont même valeur de vérité : le vrai ou le

faux. Cette fonction correspond en fait au bicondition-


nel : la conjonction d’un conditionnel et de sa converse :
(A B) = Df (A ! B) . (B ! A). En toute rigueur, le
terme d’équivalence doit être réservé à l’expression de
la validité du biconditionnel qui relève du métalangage :
(A = B) = Df (A B). Dans un contexte extensionnel, deux

propositions équivalentes sont substituables salva veritate


(principe d’extensionalité).

En calcul des relations, l’équivalence définit toute relation


qui est réflexive dans son champ, symétrique et transitive. Ce
qui vaut pour les relations du type : « avoir même... que ».
Par exemple, dans le champ des objets susceptibles d’être
colorés, la relation « avoir même couleur » est une relation
d’équivalence. Elle instaure une partition de l’ensemble des
objets considérés en classes d’équivalence mutuellement ex-
clusives : classe des objets bleus, des objets blancs, des objets
rouges, etc.

Denis Vernant

! CONDITIONNEL, EXTENSIONALITÉ, FONCTION, MÉTALANGUE,


RELATION

ÉRISTIQUE

Du grec eris, « lutte, dispute ».

PHILOS. ANTIQUE

1. (adj.) Souligne les qualités de débatteur de celui à


qui il est appliqué (par exemple, chez Platon, Lysis, 211 b).
– 2. (n. f.) Art de disputer, c’est-à-dire de contester la thèse
d’un adversaire (par exemple, chez Platon, Sophiste, 225 c).
– 3. (n. m.) Débatteur professionnel (Ménon, 75 c) et, ul-
térieurement (Diogène Laërce, II, 106), désigne les philo-
sophes de l’école de Mégare issue du socratique Euclide.

Le terme apparaît chez Platon, souvent porteur du reproche


de formalisme dans l’argumentation, au détriment de la re-
cherche d’un accord sur le fond : on pourrait faire, en réalité,
le même reproche à la logique. Pour autant que l’éristique
consiste en la mise au point de procédés généraux d’argu-

mentation, Platon n’en nie d’ailleurs pas l’intérêt 1. C’est, en


fait, Aristote qui, tout en développant l’étude de tels procé-

dés, confond éristique et sophistique dans l’acception exclu-


sivement péjorative qui s’est imposée à la tradition 2.

Michel Narcy

✐ 1 Platon, Euthydème, 272 a-b. Sophiste, 225 a-226 a.

2 Aristote, Réfutations sophistiques, 171 b 23.

! AGONISTIQUE, ANTILOGIE, CONTRADICTION, DIALECTIQUE,


SOPHISME

ÉROS ET THANATOS

En grec : Éros, « amour », dieu de l’amour et Thanatos, génie personnifiant


la mort.

PSYCHANALYSE

En dernière théorie freudienne, éros, ou pulsions de vie,

regroupant pulsions sexuelles et pulsions d’autoconserva-

tion, s’oppose aux pulsions de mort, ou thanatos : ce sont


les deux entités fondamentales du conflit pulsionnel. L’éros

crée des unités organiques toujours plus grandes, tandis


que les pulsions de mort tendent à réduire et à annihiler
les excitations et les formes, pour un retour à l’inorganique.
La théorisation du narcissisme (Pour introduire le narcissisme,
1914), rendant caduque l’opposition entre pulsions sexuelles

et pulsions d’autoconservation, conduisit à un monisme

pulsionnel inapte à rendre compte des dynamiques conflic-

tuelles. Le caractère conservateur des pulsions et l’existence

de phénomènes irréductibles au principe de plaisir, révélés

par la contrainte de répétition, imposèrent alors la pulsion

de mort : « Le but de la vie est la mort et, en remontant

en arrière, le sans-vie était là antérieurement au vivant. » 1. À


l’inverse, les pulsions sexuelles, « pulsions de vie proprement
dites », « conservent la vie elle-même pendant des périodes
plus longues » 2.

S’il est difficile d’isoler les manifestations d’éros et thana-

tos du fait de la mixtion pulsionnelle – comme dans le maso-


chisme, qui allie satisfaction libidinale et pulsion de destruc-
tion –, ces notions, par leur extension, rendent intelligibles

des phénomènes de vaste dimension, des conflits entre les

instances psychiques aux fonctionnements collectifs. Ainsi,


la cohésion des groupes s’appuie sur l’éros et conduit les

individus à réintrojecter les pulsions d’agressivité : « Ce déve-

loppement ne peut que montrer le combat entre éros et mort,

pulsion de vie et pulsion de destruction, tel qu’il se déroule

au niveau de l’espèce humaine. »3

▶ Avec éros et thanatos, la pensée freudienne dessine un

« étrange chiasma »4 dans le rôle dévolu à la sexualité :

d’abord située du côté de la déliaison, du processus primaire

et du pathogène, elle apparaît finalement porteuse de vie,


tandis qu’une stabilité durable s’avère mortifère.

Benoît Auclerc

✐ 1 Freud, S., Jenseits des Lustfrinzips, 1920, G.W. XIII, « Au-

delà du principe de plaisir », O.C.F.P. XV, PUF, Paris, p. 310.

2 Ibid., p. 312.

3 Freud, S., Das Unbehagen in der Kultur, 1930, G.W. XIV, « Le


malaise dans la culture », O.C.F.P. XVIII, PUF, Paris, p. 481.

4 Laplanche, J., Vie et Mort en psychanalyse, Flammarion, Paris,


1970, p. 188.

! NARCISSISME, PLAISIR, PRINCIPE, PULSION, RÉPÉTITION

ERREUR

Du latin error, errare, « aller çà et là, se fourvoyer ».

Alors que l’erreur, dans la tradition philosophique, ne peut se définir in-

dépendamment de son symétrique, la vérité, ce couple conceptuel tend


à perdre de sa pertinence dans l’épistémologie du XXe s.
downloadModeText.vue.download 371 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

369

PSYCHOLOGIE, LOGIQUE, ÉPISTÉMOLOGIE

Conformément à la définition aristotélicienne du faux,

affirmation de ce qui n’est pas qu’il est ou de ce qui est


qu’il n’est pas. L’erreur surgit lorsque la fausseté est prise
pour la vérité. Toutefois, l’erreur n’est pas seulement un
accident qui, avec plus de soin, pourrait être évité, mais
aussi un moment de la vérité.

L’erreur comme illusion : l’illusion perceptive

La connaissance sensible, acquise par les sens a été, dès l’An-


tiquité, objet de critique. Comment, en effet, nous assurer que
les sens saisissent les choses telles qu’elles sont ? À quelles
conditions la perception est-elle fiable ?

La perception sensible est source d’illusion, puisque, par


exemple, les mêmes objets se montrent courbés aussi bien

que droits, selon qu’ils sont vus dans l’eau ou hors de l’eau 1.
Cette apparence est moins une erreur qu’une illusion. Ce
qu’on appelle « illusion » ou « tromperie des sens » repose sur
un « faux pas de la faculté de juger » 2. Les sens ne se trompent
pas. L’erreur ne vient pas des sens, mais de l’entendement,
c’est-à-dire du fait que nous jugeons. Parce que les sens ne
jugent pas, l’erreur est imputable au seul entendement. Il n’y
a pas d’erreur des sens, mais seulement une illusion, une
apparence sensible ou empirique. L’erreur, au même titre que

la vérité, a son lieu dans le jugement.

Erreur et confusion

Un jugement erroné est « un jugement qui confond l’appa-

rence de la vérité avec la vérité elle-même »3 Les erreurs

naissent alors soit de l’ignorance, soit du fait que nous entre-

prenons de juger, quand bien même nous ne savons pas


encore tout ce qui est exigé pour cela 4. Dans le premier cas,
il s’agit moins d’une ignorance absolue que le fait de tenir

pour présent ou existant ce qui ne l’est pas. Ainsi, « l’âme


n’est point dans l’erreur en tant qu’elle imagine, mais bien
en tant qu’elle est privée d’une idée excluant l’existence des
choses qu’elle imagine comme présentes » 5. Par exemple,
quand nous contemplons le soleil, nous nous imaginons qu’il
est éloigné de nous d’environ deux cents pieds. Or, cette

erreur ne consiste point dans le seul fait d’imaginer une pa-

reille distance ; elle consiste en ce que, au moment où nous


l’imaginons, nous ignorons la distance véritable et la cause
de celle que nous imaginons. Par conséquent, la fausseté des
idées consiste dans la privation de connaissance qu’enve-
loppent les idées inadéquates, c’est-à-dire les idées mutilées
et confuses 6.

L’erreur ne vient donc ni de l’entendement ni de la sen-


sibilité ou de l’imagination – car les imaginations de l’âme
considérées en elles-mêmes ne contiennent rien d’erroné 7 ±
mais de l’influence de la sensibilité ou de l’imagination sur
l’entendement 8. L’erreur la plus grande se produit lorsque
certaines choses présentes à l’imagination sont aussi dans
l’entendement, c’est-à-dire lorsque ces choses sont conçues

clairement et distinctement et que le distinct se mêle au

confus. La certitude, c’est-à-dire l’idée vraie, est indissociable

des idées non distinctes. Nous évitons cette erreur, en nous

efforçant d’examiner toutes nos perceptions selon la norme


de l’idée vraie donnée, nous gardant, comme nous l’avons
dit au commencement, des idées qui nous viennent par ouï-
dire ou par expérience vague, c’est-à-dire par une expérience
qui n’est pas déterminée par l’entendement, mais qui s’est

offerte fortuitement à nous sans jamais avoir été contredite


par aucune autre 9.

Dans ce cas et en termes kantiens, l’erreur consiste à tenir


pour objectives des raisons simplement subjectives, et, en
conséquence, à confondre la simple apparence de vérité avec
la vérité elle-même 10, autrement dit à tenir pour vraie une
connaissance qui est fausse. L’entendement est ainsi abusé,
en raison d’un manque d’attention par lequel la sensibilité en
vient à l’influencer. Toutefois, l’erreur dans laquelle tombe
alors l’entendement humain est seulement partielle. « Une
erreur totale constituerait un état d’antagonisme complet à
l’encontre des lois de l’entendement et de la raison. » 11. Ainsi,
dans tout jugement erroné doit toujours se trouver une part
de vérité.

L’erreur de logique

Ce n’est que lorsque l’entendement s’exerce à l’encontre

de ses propres règles, notamment à l’encontre du principe


d’identité, du principe de non-contradiction et du principe
du tiers-exclu, que l’erreur en affecte son usage. Cette loi,
étendue aux théories scientifiques, consistant en des sys-
tèmes de propositions, permet d’établir que l’erreur est non-
consistance, et la vérité, non-contradiction. Une théorie scien-
tifique est consistante, lorsque, à partir de ses axiomes et
de ses notions primitives, on ne déduit pas de propositions
contradictoires.

Ces critères de vérité, et, réciproquement, de l’erreur et de

la fausseté, ne sont toutefois que des critères formels, n’affec-


tant que la forme de la pensée et ses lois, ainsi que les règles
de la logique. Or, « une connaissance a beau être tout à fait
conforme à la forme logique, c’est-à-dire ne pas se contredire
elle-même, elle peut cependant toujours contredire l’objet » 12.

La recherche d’un critère universel de la vérité matérielle,


c’est-à-dire de l’accord d’une connaissance avec son objet, est
contradictoire, puisqu’il ne pourrait être identifié qu’à condi-
tion de faire abstraction du contenu de la connaissance, alors
même que la vérité a précisément trait au rapport à l’objet.

Erreur et épistémologie

Ainsi, P. Duhem établit, dans le domaine des sciences phy-


siques, qu’« une théorie fausse [...] n’est pas une tentative
d’explication fondée sur des suppositions contraires à la réa-
lité », mais « un ensemble de propositions qui ne concordent
pas avec les lois expérimentales » 13.

Dans ce cadre, une hypothèse scientifique est retenue,


lorsqu’elle est confirmable et réfutable par l’expérience, dans
le cadre de procédures de validation externe. L’opposition de
la vérité et de l’erreur se brouille, puisqu’une telle hypothèse
n’est pas pour autant vraie, mais seulement satisfaisante,
parce que corroborée. Il n’y a alors d’erreur qu’en rapport à

des procédures de validation externe.

Contre l’approche positiviste selon laquelle le critère de la


réfutabilité par l’expérience est le signe de l’erreur, K. Popper
forge le concept de falsifiabilité. « Un énoncé, ou une théorie,

est, selon [ce] critère, falsifiable si et seulement si il existe au

moins un falsificateur potentiel, autrement dit un énoncé de


base possible qui soit en contradiction logique avec lui. » 14. La

falsifiabilité établit ainsi la scientificité d’une théorie.

▶ Néanmoins, aucune procédure expérimentale ne permet


de dire si une théorie physique est structurellement vraie ou
conforme à la réalité, car on n’en teste jamais directement
les axiomes ou les principes, mais seulement leurs consé-
downloadModeText.vue.download 372 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


370

quences. L’expérience ne suffit pas à départager les théories,


même si elle suffit, dans un certain nombre de cas, pour
réfuter une théorie. Le couple conceptuel erreur-vérité tend
donc, en épistémologie, à être abandonné au profit des no-
tions de confirmation ou d’infirmation d’un énoncé ayant la
forme d’une loi, par des expériences, au sein de conditions
précisément établies.

Caroline Guibet Lafaye

✐ 1 Platon, République, X, 602 c.

2 Kant, E., Critique de la raison pure, Édition de l’Académie de


Berlin, Berlin, tome IV, p. 236.

3 Kant, E., Logique, Introd., VII ; Édition de l’Académie de Ber-


lin, Berlin, tome IX, p. 53.

4 Kant, E., Recherches sur l’évidence des principes de la théologie

naturelle et de la morale, 3e Considération, § 2, Gallimard, La


Pléiade, t. I, p. 238 ; Édition de l’Académie de Berlin, Berlin,
tome II, pp. 292-293.

5 Spinoza, B., Éthique, II, 17, scolie.

6 Ibid., II, 35.

7 Ibid., scolie de II, 17.

8 « Il faudra donc chercher l’origine de toute erreur seulement


et uniquement dans l’influence inaperçue de la sensibilité sur
l’entendement » (Kant, E., Logique, introduction, VII ; Édition de

l’Académie de Berlin, tome IX, pp. 53-57).

9 Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement, § 12.

10 Kant, E., Logique, introduction, VII ; Édition de l’Académie de


Berlin, Berlin, tome IX, p. 54.

11 Loc. cit., Édition de l’Académie de Berlin, tome IX, p. 55.

12 Kant, E., Critique de la raison pure, t. III, éd. de l’Académie,


p. 80.

13 Duhem, P., la Théorie physique, chap. II, Vrin, Paris, 1997,


p. 26.

14 Popper, K.R., le Réalisme et la Science, Hermann, Paris, 1990,

p. 2.

! APPARENCE, ILLUSION, VÉRITÉ

ESCLAVE

Du latin médiéval sclavus, formé sur slavus, « slave ».


MORALE, POLITIQUE

Homme qui ne se possède pas, soit parce qu’il est la

propriété d’un autre, soit parce qu’en lui-même la liberté

est aliénée à une puissance étrangère (passions, désirs,


appétits).

La conceptualisation de la notion d’esclave a connu quatre


grandes étapes historiques.

Aristote demande s’il existe des esclaves par nature ou par


convention 1. Sa démonstration de la naturalité de l’esclavage
fait de l’esclave un appendice du maître, à peine plus qu’un
outil : d’une part, l’esclave est esclave par nature, de sorte
qu’être dominé est non seulement légitime, mais souhaitable

pour lui ; d’autre part, le concept d’esclave apparaît ainsi


comme l’exact envers du concept de citoyen.

Stoïciens et cyniques reprennent ce problème en mettant


en évidence la racine intérieure de l’esclavage : avant d’être

politiquement dominé, l’esclave est l’homme qui est inféodé


à la partie la plus vile de son âme. L’esclavage est donc un
caractère psychologique avant d’être une réalité politique :
l’esclave est le nom de celui chez qui la maîtrise de soi fait
défaut.

De l’humanisme aux Lumières, c’est cette même analyse


qui est reprise pour être inversée : l’esclave est celui dont on

a abusivement réduit la liberté naturelle, qui est, en chaque

homme, puissance totale de l’humanité. Une telle concep-

tion interdit l’esclavage naturel et le remet à sa juste place 2 :


celle d’un abus dont est façonnée l’histoire politique des
civilisations 3.

Le XIXe s. reprend ce problème en cherchant à en manifes-


ter la portée anthropologique 4 ou politique 5. C’est le caractère
historiquement déterminé du concept d’esclave qui est cen-

tral dans ces problématiques : comme étape de l’histoire de la

conscience ou comme fondement de l’histoire de la domina-

tion, l’esclave apparaît comme le moment de la dépossession


de soi.

Sébastien Bauer et Laurent Gerbier

✐ 1 Aristote, Politiques, I, 3-4.

2 La Boétie, E. (de), Discours sur la servitude volontaire.

3 Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, 1-4.


4 Hegel, G. W. Fr., Phénoménologie de l’esprit, II, chap. 2.

5 Marx, K., L’idéologie allemande, notamment section A.

ÉSOTÉRIQUE

Du grec esoterikos, « de l’intérieur ».

PHILOS. ANTIQUE

1. Enseignement ou écrit destiné à être diffusé exclu-


sivement à l’intérieur d’une école philosophique, auprès
d’un public restreint de disciples. – 2. Élève de Pythagore
admis, au terme d’une sélection et d’une longue formation,
à bénéficier directement de l’enseignement du maître.

Le mot apparaît chez Clément d’Alexandrie afin de qualifier,


chez les aristotéliciens, des écrits qui ne sont pas « exoté-

riques », c’est-à-dire destinés au public 1. En ce sens, les écrits


ésotériques pourraient correspondre aux écrits acroama-
tiques, qui prennent la forme de notes rédigées par Aristote

en vue de ses cours 2 et dont la nature démonstrative les des-

tine à des disciples accomplis. Il convient de noter, cepen-


dant, que le mot n’apparaît pas, contrairement à celui d’« exo-

térique », dans les écrits d’Aristote. Clément lui attribue un

sens mystique, qualifiant ainsi un enseignement réservé aux


initiés et qui doit donc être tenu secret. Chez Jamblique, les

ésotériques sont ces disciples de Pythagore, soigneusement


sélectionnés, qui, au terme d’une période de silence de cinq
ans, sont admis à passer du côté intérieur du rideau et, donc,
à suivre l’enseignement du maître en le voyant, et non plus

seulement en prêtant l’oreille du côté extérieur du rideau 3.

Annie Hourcade

✐ 1 Clément d’Alexandrie, Stromates, V, IX, 58, 3.

2 Cicéron, Des fins, V, 5, 12.

3 Jamblique, Vie de Pythagore, 17. 72.

! EXOTÉRIQUE

ESPACE

Du latin spatium, « étendue », « distance », « intervalle » ; de la racine


spa- (grec spaô), « tirer », « étirer ».

Deux lignes de fracture parcourent la variété des conceptions de l’es-


pace, depuis l’Antiquité jusqu’à la physique contemporaine. La première
sépare les théories ontologiques et épistémiques, et la seconde sépare
les théories absolutistes et relationnistes. L’espace est-il quelque chose
du monde, ou est-il relatif à nos moyens cognitifs ? L’espace est-il un
continuum absolu, ou se réduit-il au réseau des relations actuelles et
possibles entre corps matériels ?
downloadModeText.vue.download 373 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

371

GÉNÉR., MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE

1. « Contenant » des corps matériels et scène des rap-

ports entre corps matériels, abstraction faite de ces corps.


– 2. Support présumé des systèmes de relations décrits par
la (ou les) géométrie(s), quelles que soient leurs caractéris-
tiques métriques, topologiques et dimensionnelles. – 3. En

un sens inspiré des contenus concrets de l’étymologie :


domaine des capacités d’action (mouvement, étirement,

expansion, compression) ; ou bien coordination générale


des possibilités de déplacement (J. Piaget).

Les théories ontologiques de l’espace insistent tantôt sur son


rôle de réceptacle, et tantôt sur sa capacité à jouer le rôle
d’étoffe dont sont faits les corps matériels. Le mot réceptacle
a été utilisé par Platon dans le Timée, et il est sous-entendu
par les thèses démocritéennes, selon lesquelles les atomes
sont séparés par un espace vide. Aristote faisait davantage
ressortir la caractérisation spatiale des corps. Selon lui, l’éten-
due, accident des substances, relève de la catégorie de la
quantité. Chaque substance se voit ainsi attribuer un lieu (vo-
lume dont la surface limitante coïncide avec celle du corps
correspondant), et l’espace est défini comme la somme des
lieux occupés par les corps. Plusieurs successeurs néoplato-
niciens d’Aristote ont accentué cette tendance à l’intrication
des concepts de corps et d’espace, faisant passer la quantité
(et donc l’étendue) du côté de la substance. Mais le défen-
seur le plus cohérent de la thèse suivant laquelle l’extension
spatiale constitue l’essence de la matière fut Descartes : il la
poussa cependant si loin qu’elle se heurta à une difficulté
apparemment insurmontable – celle de rendre raison d’une
distinction entre matière et étendue, qui seule donne sens
aux concepts de mouvement et de compression-expansion
de la matière. Cette aporie de la théorie géométrique des
corps matériels n’a été résolue que beaucoup plus tard dans
le cadre de conceptions physiques post-relativistes. Car ces
conceptions admettent des hétérogénéités topologiques et
métriques de l’espace, et offrent donc des critères de distinc-
tion entre régions spatiales.

À l’opposé, on trouve la thèse de l’idéalité transcendan-


tale de l’espace, défendue par Kant, puis transformée, chez
J. Dewey, J. Piaget, etc., en celle de son caractère pragmatico-
transcendantal. Selon Kant, le concept d’espace ne peut avoir
été dérivé de notre expérience du monde extérieur, pour la
bonne raison qu’une telle expérience n’est possible que sous
sa présupposition. Il est donc une représentation a priori,
et plus particulièrement une forme a priori de la sensibilité.
Dans le néo-pragmatisme du XXe s., l’espace, structuré par
une géométrie, est une présupposition formelle de l’activité
aussi bien courante qu’expérimentale. En marge de cette ten-
dance à la déréalisation de l’espace, on trouve des théories
physiques spéculatives qui extrapolent l’idée de non-localité,
très présente en physique quantique, par celle de non-spatia-
lité. Ainsi, pour D. Bohm, à partir des années 1970, l’espace
ne représente qu’un trait émergent, au niveau d’organisation
et d’activité de l’homme, de processus intrinsèquement non
spatiaux. Un ordre implicite (non spatial) sous-tend selon lui
l’ordre explicite (apparemment spatial).

Le second débat, entre théoriciens absolutistes et relation-


nistes de l’espace, a opposé Newton et Leibniz, et a été déve-
loppé dans la célèbre correspondance Leibniz-Clarke. Selon
Newton, l’espace n’est pas tant une substance ou un attribut
des corps qu’un attribut de Dieu (le sensorium Dei). Les lieux
sont bien relativisés chez Newton, conformément à la cri-
tique galiléenne d’Aristote, mais pas l’espace dans sa totalité,

qui garde un caractère de repère absolu pour les mouve-

ments des corps. S’il est vrai que les mouvements uniformes

peuvent être repérés les uns relativement aux autres, remar-


quait Newton, ce n’est plus le cas des mouvements accélérés.
L’accélération, qui se manifeste par des forces d’inertie détec-

tables, est absolue ; elle requiert un espace lui-même absolu

par rapport auquel l’évaluer. La conception inverse a été sou-

tenue par Leibniz au nom du principe de raison suffisante :


à supposer qu’un espace absolu illimité existe, il n’y avait
aucune raison, pour Dieu, de créer l’univers matériel dans

son ensemble en une région plutôt qu’en une autre de cet

espace. Pour éviter que quelque chose n’arrive sans raison, il

faut donc refuser l’idée d’un espace absolu, et admettre que

l’espace n’est rien d’autre que le système des relations pos-

sibles entre substances. Il n’était cependant pas facile à partir

de là de répondre à l’argument de Newton sur les forces

d’inertie engendrées par des accélérations. Seul E. Mach a

fourni un contre-argument plausible, en proposant que les

accélérations de chaque corps soient repérées par le centre

de masse de l’univers entier.

On a souvent affirmé que la théorie de la relativité res-

treinte avait porté un coup fatal à la conception absolutiste


de l’espace. Cela n’est qu’en partie vrai : à partir du travail de
H. Minkowski, la conception absolue de l’espace a été rem-
placée par une conception absolue de l’espace-temps, qui
s’est avérée fructueuse en relativité générale. Dans le cadre
de cette conception, l’espace ordinaire n’est plus qu’une hy-
persurface de l’espace-temps définie par un critère de simul-
tanéité dans un repère inertiel donné. Si elle continue à être
active de nos jours, la controverse sur le statut absolu ou
relatif de l’espace est donc quelque peu éclipsée par la mon-

tée en force d’une conception néocartésienne, introduite par

Einstein dans les théories physiques. Selon cette conception,


l’espace n’est que l’ombre portée de celles des géométries qui
ont vocation à rendre compte (descriptivement ou prédictive-
ment) de l’apparaître matériel et qualitatif.

Une limite naturelle de ce programme de géométrisation


est il est vrai apparue lors des tentatives d’unifier théories
quantiques et relativité générale : il s’agit de la longueur de
Planck dont l’ordre de grandeur est 10– 35 m. Lorsque les di-
mensions caractéristiques des processus physiques tombent

au-dessous de cette longueur, les notions métriques, voire

topologiques, ne peuvent plus se voir attribuer aucune signi-

fication opératoire. Les théories des supercordes permettent

cependant de contourner cet obstacle, et de porter à son

plus haut point le programme de géométrisation de la phy-

sique, en introduisant une nouvelle symétrie qui évite d’avoir

à considérer que des processus significatifs se déroulent à

une échelle plus petite que celle de Planck. Ainsi s’approche-

t-on d’une pleine réalisation de l’inversion de priorités ébau-

chée par la relativité générale : en des termes empruntés à

M. Jammer, tandis que, pour Aristote, l’étendue spatiale était

accident de la substance, la substance tend désormais à être

traitée comme accident d’un espace.

Michel Bitbol

✐ Platon, Timée, 50b-53c, tr. A. Rivaud (1925), Les Belles

Lettres, Paris, 1985, p. 169-173.

Aristote, Physique, IV, 208b-217b, tr. H. Carteron (1926), Les


Belles Lettres, Paris, 1996, p. 123-147.

Descartes, R., Principes de la philosophie, II, §§ 10-16, édition


Adam &amp; Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX, p. 68-72.
Robinet, A., Correspondance Leibniz-Clarke, PUF, Paris, 1957.
downloadModeText.vue.download 374 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

372

Newton, L., Philosophia naturalis principia mathematica, II,


prop. LIII, édition Cohen &amp; Koyré, 2 vol., Harvard Univer-

sity Press, Cambridge, 1972.

Kant, E., Critique de la raison pure, Esthétique Transcendantale,

Ie section, §§ 2-3, tr. J. Barni et P. Archambault, GF, Paris, 1987.

Barbour, J., Absolute or Relative Motion ?, Cambridge University

Press, Cambridge, 1989.

Jammer, M., Concepts of Space, Dover, 1993.

Reichenbach, H., The Philosophy of Space and Time, Dover,


1957.

! CORPS, DIMENSION, ESPACE-TEMPS, ÉTENDUE, EUCLIDIEN,


GRANDEUR, MATIÈRE, RELATIVITÉ

∼ ESPACE-TEMPS

PHYSIQUE

Dans les théories de la relativité, synthèse de l’espace

et du temps, non analysable de façon univoque en ses deux

composantes. Cadre unifié des rapports causaux entre

points-événements.

On peut expliquer d’au moins trois manières la fusion, dans


les théories de la relativité, des concepts d’espace et de
temps. (1) La constance de la vitesse c de la lumière dans le
vide, manifestée par les expériences de A. A. Michelson et

de E. W. Morley, et érigée en postulat par Einstein en 1905,

associe à l’unité de temps τ une unité naturelle de distance

cτ. (2) La simultanéité de deux événements distants est une

notion relative au repère inertiel considéré ; il est par consé-

quent impossible de distinguer de façon univoque la com-

posante spatiale et la composante temporelle de l’intervalle

qui sépare deux événements. (3) Dans la physique galiléo-


newtonienne, la distance entre deux points matériels est inva-

riante par changement de repère inertiel. Mais ce n’est plus


le cas en théorie de la relativité où intervient une contraction
des longueurs mesurées. Seul y demeure invariant l’intervalle

spatio-temporel entre deux points-événements.

Le concept d’espace-temps quadridimensionnel fut intro-


duit par H. Minkowski en 1908, en tant que cadre formel de

la théorie de la relativité restreinte. Cette formalisation impli-


quait entre autres une division de l’ensemble des événements

en trois sous-ensembles significatifs, dont les limites sont


invariantes par changement de repère inertiel. Le premier,

appelé surface du cône de lumière, est composé des évé-


nements reliables à l’événement de référence (l’ici et main-
tenant) par un signal lumineux. Le second est constitué des

événements qui peuvent être reliés à l’événement de réfé-

rence par des signaux se déplaçant à une vitesse inférieure à


c. Il forme l’intérieur du cône de lumière, qui se subdivise en

cône de lumière passé et cône de lumière futur. On dit des

événements occupant l’intérieur du cône de lumière qu’ils

sont séparés de l’événement de référence par un intervalle du

genre temps (parce que dans tout repère inertiel, le temps qui

les sépare de l’événement de référence est supérieur à la dis-

tance spatiale correspondante, mesurée en unités naturelles).

Le troisième sous-ensemble, enfin, est constitué des événe-


ments qui ne peuvent être reliés à l’événement de référence
par aucun signal physique, se déplaçant à une vitesse infé-
rieure ou égale à c. On dit des événements extérieurs au cône
de lumière qu’ils sont séparés de l’événement de référence
par un intervalle du genre espace. Selon des réflexions ulté-

rieures, dues à H. Mehlberg et à R. Penrose, l’espace-temps


de Minkowski est avant tout un espace de relations causales.

L’espace-temps joue un rôle encore plus considérable


dans la théorie de la relativité générale, achevée en 1915 par
Einstein. Dans cette théorie, en effet, c’est la courbure de

l’espace-temps qui rend compte des phénomènes de gravita-


tion. Le mouvement inertiel d’un point matériel le long d’une
géodésique (plus court chemin d’un point à l’autre) de l’es-

pace-temps courbe s’y trouve interprété comme mouvement

accéléré dans un champ gravitationnel.


▶ Le statut géométrique conféré au temps dans la formalisa-

tion de la relativité restreinte par H. Minkowski, puis en théo-

rie de la relativité générale, n’a pas manqué de susciter un


débat philosophique animé. Les deux positions extrêmes y

sont représentées par Bergson, qui dénonçait la spatialisation


du temps et son éloignement corrélatif de l’expérience vécue,
et par Einstein, qui déclarait adhérer à la vision d’un monde
néoparménidien, bloc quadridimensionnel figé au regard
duquel le passage du temps n’est qu’une illusion. Le meilleur
moyen d’éclairer cette controverse est de se rappeler du statut

limité de l’espace-temps de Minkowski : il s’agit d’un cadre


formel de coordination entre les évaluations métriques et
chronologiques pouvant être obtenues dans tous les référen-
tiels d’inertie possibles. Il suffit alors de retrouver l’esprit du

travail original d’Einstein en 1905, c’est-à-dire de défléchir les

questions portant sur la nature du temps et de l’espace vers

des questions d’usage des déterminations chronométriques,

pour désamorcer le débat (ou au moins pour montrer que

la structure de l’espace-temps relativiste a moins de rapports

avec lui qu’il n’y paraît).

Michel Bitbol

✐ Earman, J., World Enough and Space-Time, MIT Press, Cam-


bridge, 1989.

Friedman, M., Foundations of Space-Time Theories, Princeton


University Press, New Jersey, 1983.

Grünbaum, A., Philosophical Problems of Space and Time, Rei-

del, 1973.

Sklar, L., Space, Time, and Space-Time, University of California


Press, 1976.

! ESPACE, RELATIVITÉ, SIMULTANÉITÉ, TEMPS

∼ PSYCHOLOGIE DE L’ESPACE-TEMPS

PSYCHOLOGIE

Discipline qui porte sur la construction de l’espace et


du temps dans la perception et dans l’apprentissage des
concepts. Espace et temps psychologiques obéissent à des

règles distinctes de l’espace géométrique et du temps

physique.
Les débuts de la psychologie de l’espace et du temps remon-
tent à l’empirisme de Locke et de Berkeley, qui s’interro-
geaient sur la relation entre les propriétés de l’espace géo-
métrique et celles de l’espace visuel. Le célèbre problème de

Molyneux peut être considéré comme la première expérience


de psychologie de l’espace : un aveugle qui recouvrirait la
vue pourrait-il reconnaître un carré, autrement dit pourrait-il

intégrer les propriétés de l’espace conçu et de l’espace perçu


ainsi que celles de deux modalités sensorielles distinctes (tou-
cher et vision) ? En concevant l’espace et le temps comme des
formes a priori de la sensibilité, Kant n’entendait pas propo-
ser une conception psychologique de l’espace et du temps

comme construits par l’esprit, et il supposait que les proprié-


downloadModeText.vue.download 375 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

373

tés de l’espace sensible étaient celles de la géométrie eucli-


dienne. Mais les psychologues du XIXe s., en particulier Hering,
Helmholtz et Mach, montrèrent que l’espace visuel n’a pas

les mêmes propriétés que les relations spatiales du monde

physique : ce n’est pas un espace à courbure constante ni

sans limites. Les géomètres et les physiciens comme Poincaré


montrèrent aussi toute la distance qui sépare l’espace phy-
sique de l’espace moteur et de l’espace tactile. La psychologie

contemporaine a confirmé ces distinctions. Piaget et Inhelder


ont soutenu que l’enfant n’appréhendait d’abord que des rap-

ports topologiques, puis des rapports décrits par une géomé-

trie projective, et que la construction euclidienne de l’espace

n’intervenait que durant l’adolescence. La psychologie de la

forme montre également que les propriétés de l’espace perçu

reposent sur des structures distinctes de celles de l’espace

physique. Enfin, les neurosciences cognitives tracent l’origine

des directions spatiales dans les localisations cérébrales. La


localisation spatiale égocentrée (ici, devant moi) a son ori-

gine dans le corps, et la localisation exo-centrée prend des


repères dans le monde extérieur (devant la fenêtre), et elles
mettent en jeu des circuits neuronaux distincts. Le problème
de Molyneux reçoit une réponse : la coordinations des divers
systèmes sensoriels se fait très tôt, et l’opposition entre l’in-
néisme et l’empirisme perd son sens.
Si l’espace a toujours été tenu pour la forme de l’exté-
riorité, le temps psychologique a été tenu pour la forme de
l’intériorité. Celui-ci n’est pas perceptible directement, mais il
fait partie de tous les phénomènes psychologiques. La psy-
chologie du temps a d’abord été celle de la mémoire, qui fut
étudiée dès les travaux pionniers d’Ebbinghaus au XIXe s. Il est
courant de distinguer, depuis Bergson, la mémoire habitude
et la mémoire souvenir, et cette distinction se retrouve quand

on oppose mémoire implicite, ou procédurale, et mémoire

sémantique. Selon la psychologie du développement, la re-


présentation de séquences d’événements (antérieur / posté-

rieur, simultané) et l’ordre du temps se produisent très tôt

chez le nourrisson, mais la perception de la séquence pas-

sé / présent / futur est plus tardive.

La question de savoir quelle est la relation entre le temps

physique et le temps perçu n’est pas moins complexe que la

question homologue portant sur l’espace. La divergence du

temps conscient et du temps réel est, par exemple, mise en

évidence par les expériences de Libet, qui montrent que le


temps des événements dans le cerveau ne coïncide pas avec
celui de la perception.

▶ Ce que montrent ces discontinuités entre espace et temps

psychologique, d’une part, et espace et temps physique, de

l’autre, c’est que les tentatives des philosophes pour psycho-

logiser l’espace et le temps ou pour montrer leur irréalité ont

peu de chances de réussir.

Pascal Engel

✐ Bergson, H., Matière et mémoire (1939), PUF, Paris, 1999.

Fraisse, P., Psychologie du temps, PUF, Paris, 1957.

Mérian, J.-B., Sur le problème de Molyneux (1770-1779), édition

et postface F. Markovits, Flammarion, Paris, 1984.

Piaget, T., Inhelder, B., La représentation de l’espace chez l’en-


fant, PUF, Paris, 1952.

Poincaré, H., La science et l’hypothèse (1902), Flammarion, Paris,


1968.

Proust, J. (éd.), Perception et Intermodalité, PUF, 1998.


Tulving, E., Elements of Episodic Memory, Oxford University
Press, New York.

! DÉVELOPPEMENT (PSYCHOLOGIE DU), FORME (PSYCHOLOGIE


DE LA), GÉOMÉTRIE, MÉMOIRE, PERCEPTION

∼ ESPACE PUBLIC

En allemand : Öffentlichkeit.

POLITIQUE, SOCIOLOGIE

Sphère de la participation des individus autonomes au

débat sur « les affaires publiques ».

La traduction française de ce terme d’origine allemande s’est

calquée sur l’anglais public sphère. Fondamentalement, la

problématique qu’il recouvre est celle de la constitution d’un

espace de débat politique correspondant, essentiellement à

partir du XVIIIe s., à la formation d’une opinion publique don-


nant corps à l’existence de la société face à l’État de l’Ancien

Régime.

Une origine kantienne

Introduit par J. Habermas dans la philosophie sociale et poli-


tique, le terme Öffentlichkeit prend son origine dans l’opus-

cule de Kant « Qu’est-ce que les Lumières ? » 1. Pour Kant,


l’homme ne peut sortir de l’état de tutelle et parvenir à « pen-
ser par lui-même » (Selbstdenken) par ses propres forces ;
« mais qu’un « public » (Publikum) s’éclaire lui-même est plus
probable ». La « publicité » dénoue la conjonction des causes
intérieures (manque de courage, paresse, lâcheté) et exté-
rieures de la dépendance ; elle doit mettre fin à l’état de mi-
norité dont l’homme est « lui-même responsable », c’est-à-dire
au cercle vicieux selon lequel celui qui est mineur s’en remet
aux tuteurs, et permet alors à ceux-ci de le maintenir sous tu-
telle. Le progrès vers les Lumières dépend de la création d’un

espace public de réflexion grâce à la publication des pensées

sur toutes les matières « relevant de la conscience ». Grâce à


la liberté d’écrire et de rendre publiques ses réflexions, une

opinion publique se forme et progresse au fur et à mesure

que les Lumières gagnent du terrain. Donnant une portée

politique et même sociologique à la publicité des maximes


requise par la raison morale, la Öffentlichkeit devient ainsi un

concept clef de l’articulation entre théorie et pratique. C’est


la courroie de transmission entre la raison pure pratique et la

sphère politique.

Un concept habermasien

Dans Strukturwandel der Öffentlichkeit 2, Habermas a expli-

cité la dimension sociologique et politique concrète de la

« publicité » et fait de cette catégorie un des piliers de sa

« philosophie sociale ». Il a montré comment se constitue au

XVIIIe s. une sphère publique bourgeoise rompant avec la légi-

timité de l’Ancien Régime et exprimant un consensus social

qui entend institutionnaliser une volonté collective de trans-


formation de la représentation politique, et des rapports entre
la société civile et l’État. Dans les trois derniers chapitres de

l’Espace public, Habermas étudie ensuite la mutation de cette


« sphère publique bourgeoise » dans l’État social du capita-
lisme avancé, une évolution qui se traduit par une « reféo-
dalisation » et une « vassalisation » croissantes de l’opinion

publique. Sa réflexion sur le consensus 3 et sa « théorie de

l’action communicationnelle » constituent les prolongements


de sa réflexion sur la publicité.
downloadModeText.vue.download 376 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

374

Prolongements actuels

La pertinence de l’approche habermasienne est confirmée par


tout un ensemble de travaux récents portant sur les transfor-
mations de l’espace public sous l’effet des nouvelles techno-

logies de communication et de la mondialisation de l’infor-


mation (cf. S. Proux et A. Vitalis 4, L. Quéré 5, G. Raulet6). Ces
travaux ne s’en tiennent pas à la conception habermasienne
de l’action communicationnelle, mais exploitent la théorie
de la représentation et de la légitimité politiques qui en est
indissociable dans l’Espace public, et la relient aux thèses du
sociologue américain R. Sennet sur la disparition de l’homme
public 7 et à celles de J. Baudrillard sur « la transparence et
l’obscénité de l’espace dans la promiscuité des réseaux » 8.

▶ La notion d’espace public se trouve ainsi au coeur du débat


sur l’avenir de la démocratie à l’heure du développement des
réseaux de communication mondiaux (Internet), de l’affai-
blissement des États-nations et de la crise de la représentation
politique.
Gérard Raulet

✐ 1 Kant, E., « Beantwortung der Frage : was ist Aufklärung ? »


(1784), in Werke, éd. W. Weischedel, Frankfort, 1964, t. IV,
« Qu’est-ce que les Lumières ? », trad. F. Proust, in Kant, E., Vers
la paix perpétuelle et autres textes, GF, Paris, 1991, p. 43-51.

2 Habermas, J., Strukturwandel der Öffentlichkeit, Darmstadt/


Neuwied, 1962, trad. l’Espace public, Payot, Paris, 1978.

3 Habermas, J., Legitimationsproblem im Spätkapitalismus,

Frankfort, 1973, trad. Raison et légitimité, Payot, Paris, 1978.

4 Proulx, S., et Vitalis, A. (dir.), Vers une citoyenneté simulée.

Médias, réseaux et mondialisation, Apogée, Rennes, 1999.

5 Quéré, L., Des miroirs équivoques, Aubier-Montaigne, Paris,

1982.

6 Raulet, G., Chronique de l’espace public. Utopie et culture poli-


tique, Paris, 1994.

7 Sennett, R., The Fall of Public Man, New York 1974, trad. les
Tyrannies de l’intimité, Seuil, Paris, 1979.

8 Baudillard, J., Les stratégies fatales, Paris, 1983.

Voir-aussi : Reynié, D., Le triomphe de l’opinion publique. L’es-


pace public en France du XVIe au XIXe siècle, Odile Jacob, Paris,
1998.

! FOULE, PEUPLE, PRIVÉ / PUBLIC, RÉPUBLIQUE

ESPÈCE

Du latin species, « vue », « aspect », d’où, par rapprochement avec le


grec eidos, « espèce ».

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE

En biologie, ensemble d’êtres vivants constituant un

type héréditaire. Au sens logique, « espèce » désigne une


classe incluse dans une autre classe de moindre compré-
hension : le genre. L’espèce est un des cinq universaux ou
prédicables.

Le genre et la différence spécifique constituent la définition


de l’espèce 1, par exemple, l’espèce « homme » se définit
comme « animal » (genre) « raisonnable » (différence spéci-
fique). L’espèce est le résultat d’une différenciation du genre,
sans pour autant être elle-même différence. Bien qu’il uti-

lise pour désigner l’espèce le terme eidos, qui, chez Platon,


désigne l’Idée, ou forme, Aristote ne la considère, en aucun
cas, comme entité séparée. Comme le genre, l’espèce est
« substance seconde », puisqu’elle se prédique de manière
essentielle de la substance première (l’individu), mais elle en

fournit une connaissance plus précise. Elle est le substrat du

genre, et non l’inverse, elle est donc plus substance que lui 2.

Cette hiérarchie entre genre et espèce apparaît de manière

plus claire encore avec Porphyre, qui fait figurer l’espèce

parmi les cinq prédicables 3.

Annie Hourcade

✐ 1 Aristote, Métaphysique, X, 7, 1057 b 7.

2 Aristote, Catégories, 5, 2 b 10-22.

3 Porphyre, Isagoge, II, 6 (arbre de Porphyre) ; II, 14.

Voir-aussi : Sénèque, Lettre à Lucilius 58, 9-10.

! CATÉGORIE, DÉFINITION, DIFFÉRENCE SPÉCIFIQUE, GENRE,


PRÉDICATION

PHILOS. SCIENCES

En logique, classe d’objets ; en biologie, rang

taxinomique.

Aristote utilise le terme d’eidos à la fois comme instrument

de hiérarchisation des universaux (classe logique), mais aussi

comme principe formateur assurant la permanence généa-

logique. L’espèce est donc une réalité logique et matérielle

reposant sur la forme.

Face à ces conceptions essentialistes, héritées en partie de

l’idea platonicienne vont se développer des conceptions no-

minalistes à partir des idées de Guillaume d’Occam. Citons,

parmi ses nombreux continuateurs, les philosophes Hume


(1711-1776) et Condillac (1714-1780). Pour le nominalisme,

les espèces n’existent pas dans la nature, elles ne sont que

des constructions artificielles.

Pour J. Ray (fin du XVIIe s.), affirmant l’existence de groupes

« naturels » entre lesquels il « existe des similitudes naturelles »,


le seul critère d’appartenance à la même espèce est la « pro-
pagation de traits distinctifs » grâce à la reproduction.

Buffon complète la définition de Ray et élabore le critère


mixiologique de l’espèce (1749) : sont de la même espèce

deux individus dont les descendants sont féconds. L’espèce

devient ainsi une entité historique, mais ne reflétant pas


d’ordre naturel.

Bien qu’admettant l’espèce comme une étape d’un pro-


cessus évolutif, le généticien Dobzhansky 1 (1935) et le zoo-

logiste Mayr (1942) en donnent une définition « opérationa-


liste » : « groupe de populations naturelles interfécondes et

reproductivement isolées d’autres groupes » 2.

Pour le paléontologue Simpson (1945), « une espèce évo-

lutive est une lignée (séquence généalogique de descen-

dants-ancêtres) de population évoluant de manière séparée

avec des tendances évolutives propres » 3.

Le concept écologique, définissant les contours des es-

pèces par rapport à leurs niches écologiques, n’eut guère de


succès.

En 1997, on dénombrait 22 concepts d’espèces4... signe de


l’incommensurabilité du vivant ?

Cédric Crémière

✐ 1 Dobzhansky, Th., « A Critique of the Species Concept in

Biology », in Philosophy of Science, 1935, 2 : 344-355.

2 Mayr, E., Systematics and the Origin of Species. Columbia Uni-

versity Press, New York, 1942.

3 Simpson, G. G., « The Principles of Classification and a Clas-

sification of Mammals », in Bulletin of the American Museum of


Natural History, 1945, 85 : 1-350.
downloadModeText.vue.download 377 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

375

4 Claridge, M. F., Dawah, H. A., Wilson, M. R., Species. « The


Units of Biodiversity », in The Systematics Association Special
Volume Series 54, Chapman and Hall, London etc., 1997.

Voir-aussi : Bocquet, C., Genermont, J., Lamotte, M. (dir.), les


Problèmes de l’espèce dans le règne animal, Société zoologique
de France, Paris, t. I, II, III, « Mémoires de la Société zoologique
de France », nos 38, 39, 40 : 1976-1978.

Dobzhansky, T., Genetics and the Origin of Species, Columbia


University Press, New York, 1937.

Mayr, E., Ashlock, P. D., Principles of Systematic Zoology (1969),


2e édition, New York, McGraw-Hill, 1991.

Roger, J., Fischer, J.-L. (dir.), Histoire du concept d’espèce dans


les sciences de la vie. Colloque international, Paris, 1985, Édi-
tions de la fondation Singer-Polignac, Paris, 1987.

! CLASSIFICATION, DARWINISME, SYSTÈME

ESPÉRANCE, ESPOIR

Du latin spes, « espoir ».

MORALE, PHILOS. RELIGION

1. Désir d’un bien futur considéré comme possible

(contraire de la crainte). – 2. Au sens chrétien, vertu théo-


logale consistant dans l’attente confiante de la rédemption
prise comme bien futur par excellence (on parlera alors
d’espérance).

L’espoir est par excellence une affection de l’avenir, au


double sens où dans l’espoir l’appréhension de l’avenir nous
affecte, en même temps qu’il devient pour nous l’objet d’un
attachement dynamique. Si saint Thomas 1 distingue nette-
ment l’espoir du désir ou de l’avidité, qui sont des passions
concupiscentes, c’est pour introduire dans la définition de
l’espoir l’idée que l’obtention du bien espéré doit faire l’objet
d’un effort difficile, ce qui l’apparente à une passion iras-
cible. Cet effort se rattache au fait que l’espoir dans son sens
théologal relève de l’attente confiante d’un bien qui n’est pas
visible : l’effort réside précisément dans la confiance en un
avènement imprévisible (« voir ce que l’on espère, ce n’est
pas espérer [...] mais si nous espérons ce que nous ne voyons
pas, nous l’attendons avec patience »2).

Mais cette approche chrétienne concerne un bien qui mo-


bilise paradoxalement notre appréhension du futur par-delà
toute temporalité. La sécularisation de cette vertu modifie
profondément sa conception philosophique : dès lors qu’il
n’est plus référé à un bien éternel, l’espoir redevient modalité
d’un désir immanent (comme par exemple chez Descartes3),
en même temps qu’il se pénètre de la conscience que le
bien à venir est contingent et précaire. Tandis que la vertu
théologale d’espérance exprimait la tension radicale de la
vie chrétienne comme attente de la venue du royaume des
cieux, l’espoir ainsi restitué à la contingence se comprend
comme structuration affective de l’avenir, dans laquelle se
révèle notre propre finitude 4. Ainsi l’espoir, dès lors qu’il vise
l’avènement d’un bien dans le temps, se tient à égale distance
de l’assurance (qui correspond à la probabilité maximale de
l’événement souhaité) et du désespoir (qui correspond à sa
probabilité minimale). L’effort difficile que décrivait Tho-
mas devient alors le principe d’un passage du désir passif
d’un bien possible à un travail actif en vue de sa réalisation
concrète, par où l’espoir devient le programme d’une action
sur ce qui est et ce qui doit advenir.

Laurent Gerbier

✐ 1 Saint Thomas, Somme Théologique, Ia IIae, q. 40, a. 1-2,


Cerf, Paris, 1984.

2 Saint Paul, Épître aux Romains, 8, 24-25, Nouveau Testament,


tr. Osty &amp; Trinquet, Seuil, Paris, 1978, p. 332.

3 Descartes, R., Passions de l’âme, II, 57-58, édition Adam &amp;


Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. XI, p. 374-375.

4 Spinoza, B., Éthique, IV, 9-12 et 47, tr. Ch. Appuhn, GF, Paris,
1965, p. 228-231 et 265.

! DÉSIR, ESPÉRANCE MATHÉMATIQUE, FOI, FUTUR CONTINGENT,


PRINCIPE ESPÉRANCE

∼ ESPÉRANCE MATHÉMATIQUE

MORALE

Somme des valeurs que peut prendre une variable aléa-

toire, pondérée par les probabilités (chaque valeur étant

donc multipliée par la probabilité correspondante). En


particulier, l’espérance mathématique, dite autrefois espé-

rance morale, est la somme pondérée (par les probabilités)

des avantages nets possibles d’une action ou d’un choix


(l’indice numérique représentant le résultat d’une action
ou d’un choix donnés étant alors la variable aléatoire dont
on prend l’espérance mathématique). On parle dans ce

cas d’espérance mathématique d’utilité, ou encore d’utilité

espérée.

L’histoire du concept d’espérance mathématique se confond

pratiquement avec celle de l’analyse des jeux de hasard ou


de stratégie, laquelle recoupe aussi les débuts de l’analyse

probabiliste. Conformément à une certaine acception de la


notion d’« espérance » en général, il s’agit de se demander ce
qu’un agent « peut espérer » de tel ou tel parti qu’il est libre de
choisir dans un jeu ou une situation comportant un aléa, ou
bien de la participation à un jeu (sous l’hypothèse du choix
subséquent du meilleur parti). Les premières formulations
claires de cette idée sont dues à Pascal (notamment dans les

Pensées), ainsi qu’à Arnauld et Nicole dans la Logique de Port-


Royal. D. Bernoulli a ensuite précisé cette idée générale de
manière à tenir compte des caractéristiques des objectifs ou
de la satisfaction d’un individu précis 1.

La définition de l’espérance mathématique d’utilité pré-


tend fixer une certaine notion de l’avantage s’attachant aux
actions. Importante en philosophie morale et dans d’autres
domaines (elle a notamment permis l’élaboration de nom-

breux modèles économiques et politiques), elle peut être dé-


rivée de systèmes axiomatiques. Elle est toutefois restrictive
parce qu’elle suppose une prise en compte linéaire des pro-

babilités, comme si la décision ou le jugement devait toujours


reposer, face à l’incertain, sur une sorte de moyenne.

▶ D’un point de vue descriptif ou explicatif, on a pu contes-

ter l’aptitude de la formule de l’utilité espérée à décrire de

manière adéquate le comportement effectif des agents hu-


mains confrontés à des situations de risque admettant la
définition de probabilités subjectives ou objectives. Mais la

norme du choix selon l’espérance mathématique d’utilité

maximale conserve une valeur normative qui peut justifier


qu’on la retienne à titre de référence, sans doute au prix

d’une réinterprétation des éléments à relier (avantages, coûts,


jugements de probabilité...) 2. À cause de la volonté d’allier
l’explication à la recherche des raisons du choix, il a paru
difficile, en effet, de renoncer à cette notion.

Emmanuel Picavet

✐ 1 Bernoulli, D., « Specimen theoriae novae de mensura sor-


tis », Commentarii Academiae scientiarum imperialis Petropoli-
tanae, 1738, vol. V (pour 1730-31), pp. 175-192.
downloadModeText.vue.download 378 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

376

2 Marschak, J., « Why “Should” Statisticians and Business-


men Maximize Moral Expectation ? », in Proceedings of the
Second Berkeley Symposium on Mathematical Statistics and

Probability, University of California Press, Californie, 1951.


Savage, L. J., The Foundations of Statis-
tics, 2e éd., New York, Dover, 1972, sec. 5. et 6.
Harsanyi, J. C., « Nonlinear Social Welfare Functions : Do Wel-
fare Economists Have a Special Exemption from Bayesian Ratio-
nality ? », Theory and Decision, 6 (1975), pp. 311-332, repris in
J. C. Harsanyi, Essays on Ethics, Social Behavior and Scientific
Explanation, D. Reidel, Dordrecht, 1976.

! ALLAIS (PARADOXE D’), DÉCISION (THÉORIE DE LA), ESPOIR ET


ESPÉRANCE, PRÉFÉRENCE, PROBABILITÉ, RATIONALITÉ, UTILITÉ
ESPRIT

Du latin spiritus, « souffle vital », « inspiration ». En grec, pneûma,


« souffle ».

PHILOS. ANTIQUE

1. Substance immatérielle, âme ou Dieu. – 2. Dans la

physiologie ancienne, matière subtile, intermédiaire entre

l’âme et le corps, et, dans le stoïcisme, principe cosmolo-

gique et psychique.

Attestée dès l’époque présocratique, la notion cosmologique


de souffle (pneûma), principe organisateur du monde, ani-
mateur du vivant, figure en bonne place dans la littérature

médicale grecque. D’après Dioclès de Caryste (IVe s. av. J.-C.),


notamment, il y a dans tout être vivant un premier pneûma
qui vient du dehors : l’air environnant, qui est aspiré afin
de refroidir la chaleur naturelle du corps. Mais il y a aussi
un pneûma qui, matériel comme le premier, est une sorte
de souffle chaud constitué (comme une matière raffinée et

volatile) à partir des exhalaisons du sang sous l’effet de la

chaleur organique, et qui sert au mouvement et à la connais-


sance sensible. Pour cette raison, il sera dénommé « pneûma
psychique » (de psuchê, « âme »), tandis que le premier sera
appelé « pneûma vital ».

Zénon de Citium s’est saisi de cette notion et en a fait une


pierre d’angle de la pensée stoïcienne. Abstraction faite des
différences de conception intérieures à l’école, le pneûma,
corps de nature ignée (feu « artiste » – tecknikon –, différent
du feu grossier mais semblable à celui qui se trouve dans les
astres, identifié à la divinité, doué d’intelligence et du pouvoir
de façonner la matière passive) et aérienne, a fini par être
donné pour un principe universel qui pénètre partout et se
mélange totalement aux autres éléments, et qui communique
en premier lieu (comme pneûma hektikon, sustentateur) au
cosmos et à chaque être particulier son unité et sa cohésion,
par son tonos, c’est-à-dire la tension interne qu’il possède par
lui-même (ce tonos est, en réalité, un mouvement vibratoire
double, qui se propage de l’intérieur des corps vers l’exté-
rieur, et inversement : dans la première direction, centripète,
il a pour effet l’unité de la chose ; dans le sens inverse, cen-
trifuge, il lui donne ses déterminations, quantités et qualités).
Il est aussi pneûma phusikon en tant qu’il fait naître la vie
et le mouvement, et, enfin, pneûma psuchikon en tant qu’il
se trouve notamment dans l’organisme humain, et y assure
les opérations de connaissance sensible et rationnelle. Ces
différences de fonction ne recouvrent pas une différence de
nature, mais seulement de perfection et de raffinement, de
sorte qu’en l’homme c’est le pneûma psychique qui assure
aussi les opérations vitales. Le souffle est donc identifié par
les stoïciens à l’âme humaine tout entière (au lieu d’être un
intermédiaire entre l’âme et le corps), qui n’est elle-même
qu’une étincelle ou une parcelle de l’âme universelle ou de
la divinité 1.

En dépit de la nature corporelle qu’ils attribuent au


souffle, la conception des stoïciens déterminera en grande
partie l’usage ultérieur de pneûma, puis de spiritus pour dési-
gner la réalité psychique ou divine. Cependant, d’un autre
côté, le vocabulaire des médecins maintiendra la séparation
entre âme et pneûma. À Alexandrie, au IIIe s. av. J.-C., Héro-

phile démontre que les nerfs ne partent pas du coeur, mais


du cerveau, et que celui-ci est donc un organe vital, exer-
çant une fonction de commandement, d’où l’idée qu’il a un
pneûma qui lui est propre (ce qui donne raison aux hippo-
cratiques, contre Dioclès, l’école sicilienne, et les stoïciens,
qui ramènent tous les flux pneumatiques au coeur comme
seul point de départ). Dans cette ligne, Galien continue de
distinguer le souffle vital, provenant des fluides corporels et

de l’air inspiré, résidant dans le coeur, et le souffle psychique,


élaboré à partir du souffle vital dans le réseau des artères à
la base du cerveau, qui de là passe dans les différents ventri-
cules cérébraux (sièges spécialisés des différentes fonctions
de sensibilité, imagination, mémoire, réflexion), et est trans-
mis aux membres et aux organes en circulant par les nerfs.
Galien constate que des incisions de ces ventricules peuvent

entraîner la perte de la conscience, mais non de la vie 2. Cela

signifie que le seul pneûma psychique est empêché, mais

non pas l’âme, principe vital. C’est, pour lui, une preuve

expérimentale que le pneûma n’est pas l’âme, mais qu’il est


seulement le « premier instrument » de l’âme, selon une for-
mule qui remonte à Aristote.

Cette thèse sera reprise par la médecine arabe, puis répan-


due en Occident (en corroborant des sources latines) par des
traités comme celui de Costa ben Luca, Sur la différence de

l’âme et de l’esprit, traduit au XIIe s., et qui inspirera notam-

ment le Mouvement du coeur d’A. de Sareshel, un classique


des universités médiévales. Le terme spiritus se trouve donc
lesté d’une ambiguïté, que constate par exemple le traité
pseudo-augustinien De l’âme et de l’esprit (XIIe s.). D’une part,
le lexique médical en fait un principe matériel, distinct de
l’âme. D’autre part, le vocabulaire patristique en fait un syno-
nyme d’« âme » (plus exactement, spiritus renvoie à la nature
intrinsèque de l’âme, tandis qu’anima n’est qu’une dénomi-
nation extrinsèque, fondée sur la fonction d’animation du
corps). Conformément, en effet, à une définition générale
donnée par saint Augustin, « est nommé esprit tout ce qui
n’est pas corps et est pourtant quelque chose » 3. En consé-
quence, on peut appeler « esprit » Dieu lui-même (comme le
fait la Bible), l’âme, tant de l’homme que des animaux, ou
encore la partie supérieure de l’âme humaine (mens rationa-
lis), la pointe en laquelle se trouve une « étincelle », qui est
comme l’oeil de l’âme, la zone où réside l’image de Dieu et en
laquelle s’opère la connaissance de ce dernier (il faut encore
ajouter le sens particulier d’« imagination », parce que spiritus
traduit pneûma et que, pour Porphyre, lu par saint Augustin,

le pneûma est une enveloppe ou un véhicule de l’âme, où


s’impriment les images des choses corporelles4).

Puisque spiritus donne « esprit » en français, le sens médi-


cal explique que Descartes parle encore d’« esprits animaux »

(cf. pneûma psuchikon, spiritus animalis) pour désigner ces

corpuscules (exhalés à partir du sang dans le coeur sous l’in-


fluence de la chaleur) qui lui servent à expliquer les mou-
vements du corps, la perception et les passions 5. Mais ce

concept physiologique tombera bientôt en désuétude, et ne


downloadModeText.vue.download 379 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

377

subsistera que la signification « spiritualiste » d’esprit, subs-


tance immatérielle, qui permet à Leibniz de poser l’équiva-
lence « Les Esprits ou âmes raisonnables » 6.

Jean-Luc Solère

✐ 1 Long, A. A., Sedley, D. N., les Philosophes hellénistiques,


Paris, 2001, 47 (t. II, pp. 264-285).

2 Galien, De placitis Hippocratis et Platonis, livre VII, chap. 3,


14-19.

3 Augustin (saint), De Genesi ad litteram, livre XII, chap. VII, 16.

4 Augustin (saint), De civitate Dei, livre X, chap. IX, 2 ; De Genesi


ad litteram, livre XII, chap. IX, 20.

5 Descartes, R., Traité des passions, I, art. 11, et 32-35.

6 Leibniz, G. W., la Monadologie, § 82.

Voir-aussi : Onians, R. B., les Origines de la pensée européenne :


sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin, trad.

fr. Paris, 1999.

Snell, B., la Découverte de l’esprit. La genèse de la pensée euro-


péenne chez les Grecs, trad. fr. Combas, 1994.

Spiritus. IVo Colloquio internazionale el Lessico intellettuale

europeo, éd. M. Fattori et M. Bianchi, Rome, 1984.

Verbeke, G., l’Évolution de la doctrine du pneuma du stoïcisme


à saint Augustin, Paris-Louvain, 1945.

! ÂME

PHILOS. MODERNE

1. Souffle qui est au principe de l’animation chez un


être vivant. – 2. Puissance qui est au principe de l’intel-
lection chez un être pensant. – 3. À ce double titre, mais
dans une acception spécifiquement religieuse, substance
immortelle des êtres humains existants en tant qu’elle est
apparentée à la substance divine elle-même.

Animation et intellection

Le principe interne et immatériel de la vie et de la pensée d’un


être humain est d’abord conçu comme un certain souffle : le
mot même qui désigne l’esprit vital individuel dans l’hébreu
de l’Ancien Testament (néfesh) vise littéralement la respira-
tion comme vie personnifiée de l’être humain, et certains
termes grecs (pneuma) ou latins (spiritus) évoquent égale-
ment ce souffle. L’esprit est donc une entité impalpable et
pourtant dynamique, orientée, motrice.

Conformément à cette racine, qui a investi le mot dans la


médecine et l’alchimie médiévales, l’esprit peut désigner une
vapeur très subtile et presque dématérialisée, mais qui peut
cependant circuler dans un corps et interagir avec lui. Ce sens
est encore assez vivace au début du XVIIe s. pour que Des-
cartes l’écarté explicitement lorsqu’il attribue le nom d’esprit
à la substance pensante (« ce nom est équivoque, en ce qu’on
l’attribue aussi quelquefois au vent et aux liqueurs fort sub-
tiles »1), d’autant qu’il explique lui-même l’action de l’âme sur
le corps par la mention d’« esprits animaux » conçus comme
de très subtils courants reliant la glande pinéale aux organes
du corps 2. L’esprit ne cesse donc de désigner parallèlement
le principe qui insuffle la vie dans le corps organisé de l’être
pensant, et le principe qui produit en lui des intellections :
une vapeur d’un côté, une pensée de l’autre. Le traité De
l’âme d’Aristote va fournir à l’Occident une représentation
structurée de cette entité complexe : sous le nom de psychè,
l’esprit y est décrit comme une hiérarchie des pouvoirs de
l’être vivant, de la faculté motrice à la faculté intellective. La
spéculation rencontre alors la difficulté d’un morcellement
de la substance spirituelle dans ses différents pouvoirs, dont
l’ensemble intégré est cependant toujours considéré comme

constituant le principe commun de l’activité et de l’individua-

lité d’un corps organisé 3.

Individualité et plénitude spirituelle

Cependant il faut précisément examiner cette « individuali-


té » : parce que l’esprit se donne d’abord comme le principe
personnel de vie et de pensée, il est spontanément conçu
comme propre à chaque individu. Mais, sous l’influence des

doctrines dualistes (orphisme et manichéisme en particulier),


la philosophie accepte très tôt la thèse de l’hétérogénéité
radicale du principe spirituel au principe corporel, au point
de concevoir l’esprit comme ponctuellement incarné, mais
de façon presque contraire à sa nature, de sorte que tout
son désir le fait tendre à la plénitude de la vie spirituelle
après la mort 4. La définition de l’esprit admet alors que ce
souffle pensant personnel vient d’ailleurs : ce point, essen-
tiel dans les doctrines monothéistes, détermine puissamment
l’usage de la notion d’esprit dans la pensée occidentale. Le
principe personnel de la vie et de la pensée s’y trouve en
effet ordonné à un autre souffle, transcendant, qui est à son
principe : il faut le souffle divin pour amener l’essence de la

vie divine dans un corps organisé, et y adjoindre un esprit,


parce que ce souffle divin lui-même est ce qui proprement

doit être nommé Esprit (« or ne savez-vous pas que votre

corps est un sanctuaire du Saint-Esprit qui est en vous et que


vous tenez de Dieu ? »5). Cet esprit est immortel en l’homme :
il est donc le véritable siège de sa personnalité qui se main-
tient au-delà de la seule vie du corps, qu’elle n’assume que
de façon adventice. Seul l’esprit divin est donc restauration
de la plénitude spirituelle : l’esprit humain, fini et créé, n’est

dans le temps de son incarnation qu’une réalité incomplète.

La substance pensante et son opération

Cependant, au-delà de cette incomplétude, l’esprit se laisse


définir comme une réalité indépendante : l’esprit est le nom
de la substance qui pense. Cela entraîne deux conséquences :
« la substance, dans laquelle réside immédiatement la pensée,
est appelé Esprit »6 (l’animation vitale et le fondement intellec-
tuel convergent ainsi en une attestation métaphysique : l’es-
prit est même la première chose qui, dans l’enquête philoso-
phique, résiste à la mise en doute de son être), par où l’esprit
est aussi un sujet (il est chaque fois moi, et c’est en tant qu’il
est mien que je l’atteste d’abord, dans un pouvoir réflexif qui
est constitutif de sa nature). Mais sur le fond même de cette
attestation réflexive de l’esprit par lui-même se développe
un problème : l’esprit est-il la substance saisie par la pensée
comme « moi », et ainsi objectivée en une conscience sin-
gulière ; ou bien constitue-t-il le fonds à partir duquel cette
objectivation a lieu, fonds que l’on doit dès lors considérer
comme obscur à lui-même ?

À partir de cette question moderne la philosophie de


l’esprit peut considérer que ce dernier se caractérise avant
tout par son intériorité et sa singularité : se saisissant comme
conscience, l’esprit se découvre comme le foyer qui se tient
toujours en deçà de tous les objets du monde et de tous les
actes de la vie.

1) Dans la première direction, on interrogera le rapport


de l’esprit aux objets selon ses différentes façon de les éprou-
ver : ainsi il habite un corps organique propre qui constitue
pour ainsi dire son point de vue sur le monde. Depuis cette

extériorité paradoxalement intime, il perçoit, imagine, juge,


rappelle ou intellige diverses classes d’objets qui sont exté-
downloadModeText.vue.download 380 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

378

rieurs à lui, et dans lesquels il joue chaque fois son acte tout
entier. La phénoménologie se donne pour tâche de décrire
la façon dont ce rapport à ce qui est autre chose que lui-
même constitue le moteur de l’accomplissement ultime de
l’esprit, qui advient à sa propre perfection dans une pro-
cession de la conscience singulière au savoir absolu 7. Chez

Husserl, la phénoménologie décrit la constitution même de


l’acte de se rapporter, en n’y cherchant plus la clef d’une his-
toire processuelle de l’esprit. Il s’agit cette fois de suspendre
la croyance spontanée dans l’existence d’un réfèrent réel à
nos actes mentaux : en suspendant cette attitude naturelle, la
philosophie s’ouvre la possibilité d’examiner les « vécus de
conscience purs » en tant qu’ils sont absolument immanents
à la conscience 8.

2) Dans la seconde direction, on interrogera le pouvoir


pratique de l’esprit, en tant qu’il ne se rapporte pas seule-
ment au monde sur le mode de l’intellection dans ses diverses
figures, mais aussi sur le mode de la volition ou du désir.
C’est en effet par la volonté, qui est infinie, que l’esprit que

je suis peut être dit véritablement maître de ses actions 9 :


c’est ainsi par l’esprit que chaque individu est doté d’une
puissance éthique. Cette puissance éthique n’est pas seule-
ment de l’ordre de la confrontation à l’altérité 10 : elle fonde
également l’instanciation d’une substance spirituelle partagée
par une communauté politique ou temporelle. En ce sens les
notions d’« esprit du peuple » n’est pas une métaphore, mais
bien l’indication du déploiement de l’esprit dans l’histoire :
« L’Esprit est essentiellement individu ; mais dans l’élément de

l’histoire universelle nous n’avons pas affaire à des personnes

singulières [...]. Dans l’histoire, l’Esprit est un individu d’une

nature à la fois universelle et déterminée : un peuple » 11.

▶ On doit donc conclure que l’« esprit », quoiqu’originelle-


ment marqué par le contexte religieux dans lequel il est né,
est parvenu, par-delà sa propre naturalisation, à s’imposer
parmi les autres dénominations de l’activité vitale et noé-
tique de l’homme. La philosophie dispose donc de la notion
d’esprit parmi les autres constructions conceptuelles hétéro-
nymes (les notions de l’âme, de la conscience, de la pensée)

destinées à spécifier un point de vue particulier sur un même

domaine d’interrogation.

Laurent Gerbier
✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, Secondes ré-

ponses aux objections, « Abrégé des raisons », définition VI,


édition Adam &amp; Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX,

p. 125.

2 Descartes, R., Traité de l’homme, édition citée, vol. XI, p. 165-


177.

3 Aristote, De l’âme, II, 412a15-20, tr. R. Bodéüs, GF, Paris, 1993,


p. 136.

4 Platon, Phédon, tr. P. Vicaire, Les Belles Lettres, Paris, 1995.

5 Saint Paul, Première épître aux Corinthiens, 6, 19, Nouveau


Testament, tr. Osty &amp; Trinquet, Seuil, Paris, 1978, p. 353.

6 Descartes, R., Secondes réponses, édition citée, vol. IX, p. 125.

7 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, tr. J. Hyppolite


(1941), Aubier, Paris, 1977.

Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie (1913),


II, 2-3, tr. P. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1950, rééd. Tel, 1985 ;

L’Idée de la phénoménologie (1907), 2e leçon, tr. A. Lowit, PUF,

Paris, 1970.

9 Descartes, R., Principes de la philosophie, I, 35-37, édition


citée, vol. IX, p. 40.

10 Lévinas, E., Totalité et Infini, « Le visage et l’extériorité »


(1971), Livre de Poche, Paris, 1990, p. 203 sqq.

11 Hegel, G. W. F., La raison dans l’histoire (1830), II, 1, tr. K.

Papaioannou (1965), UGE, Paris, 10/18, 1979, p. 80.

! ÂME, CONSCIENCE, GÉNIE, HOMME, PENSÉE, PEUPLES

(PSYCHOLOGIE DES), PSYCHISME, SUJET

∼ MOT D’ESPRIT

En allemand, Witz, « intelligence, sagacité » – sens perdus ; traduit en-


suite le français « esprit, trait d’esprit ».

PSYCHANALYSE

« Il m’a traité de manière toute familionaire », dit un

lointain cousin du baron de Rothschild après sa visite,


selon Heine. Pour Freud, c’est le trait d’esprit par excel-
lence : une pensée préconsciente, livrée un moment au
façonnage inconscient, s’exprime en usant du processus
primaire.

Dès 1895, Freud note que ses patientes sont witzig 1 ; puis
il souligne l’esprit de l’inconscient, à propos de maints

rêves ; enfin, il lui consacre un livre 2. Le plaisir prélimi-


naire, le jeu avec les mots, y est distingué du plaisir essen-
tiel du trait d’esprit, provoqué par une levée éphémère du
refoulement qui permet l’expression masquée de conte-
nus refoulés – hostilité, obscénité, cynisme, etc. L’esprit
est différencié du comique, où les motions pulsionnelles
s’expriment directement (tarte à la crème, scatologie, etc.),
et de l’humour, où retournement contre soi et contribution
du surmoi prévalent.

▶ L’étude de l’esprit ouvre sur la sémiotique, et sur l’ethnolo-

gie – ce que la contribution du livre de Freud à l’étude de la

culture juive d’Europe centrale démontre.

Jean-Marie Duchemin

✐ 1 Freud, S., Studien Über Hysterie (1895), G. W. I, pp. 75-


312. « Études sur l’hystérie ».

2 Freud, S., Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten


(1905), G. W. VI. « Le trait d’esprit et sa relation à l’inconscient ».

! DÉNÉGATION, LAPSUS, REFOULEMENT, SURMOI

∼ PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT

On ne doit pas confondre la philosophie de l’Esprit, avec un E, qui

conçoit l’Esprit comme la Totalité des choses, réalité idéelle se déve-

loppant à travers le temps (Hegel), et la philosophie de l’esprit, avec

un e, dont l’ambition est, au moins en un sens, moindre. La philosophie

de l’esprit examine les réponses aux questions suivantes : quelle est la

nature des phénomènes mentaux ? Sont-ils irréductibles à des phéno-

mènes physiques ? Peut-il y en avoir une science ? Le discours ordinaire

qui porte sur eux, en termes de sensation, de sentiment, de conscience,

de raison, d’intentions, de croyances, peut-il nous en apprendre quelque

chose ? Cette interrogation se prolonge dans une réflexion métaphy-

sique et éthique portant sur le problème du libre arbitre (notre volonté

est-elle la source de nos actions ?) et de l’identité personnelle (res-

tons-nous le même alors même que nous changeons, physiquement et


psychologiquement) 1.

MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.

Étude des phénomènes psychologiques ; elle met


l’accent sur la nature et la causalité des phénomènes

mentaux.

Chez Aristote, au IVe s. av. J.-C., tout comme chez Tho-

mas d’Aquin au XIIIe s., c’est l’âme qui donne vie à tous les
vivants 2. Certains d’entre eux, les êtres humains, ont non

seulement une âme végétative et sensible, mais aussi une


âme rationnelle – c’est-à-dire des dispositions comme des
croyances, des intentions, des désirs, etc. Le courant aristo-
downloadModeText.vue.download 381 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

379

télicien s’oppose au courant néoplatonicien et augustinien,

séparant l’âme et le corps. Pour les aristotéliciens, l’âme est

la forme du corps, ce par quoi un corps est celui de telle ou

telle sorte d’être vivant (huître, chien ou être humain). Pour


les augustiniens, l’âme tombe dans le corps, sa « tombe ».

Le dualisme cartésien prolonge la thèse augustinienne sous

forme d’un dualisme de deux substances. L’une, étendue,

est la matière ; l’autre, pensante, est radicalement irréduc-

tible à la première. La question se pose alors de savoir com-

ment les propriétés mentales d’un être humain et ses pro-

priétés physiques peuvent être reliées, de telle façon qu’on

puisse rendre compte du simple fait que la volonté de lever

le bras (événement mental) fait que le bras se lève (événe-

ment physique).

Toute la philosophie de l’esprit trouve sa source dans


l’augustinisme et le cartésianisme. Mais il existe une troi-
sième conception, dans laquelle l’être humain est un com-

posé de mental et de physique : l’esprit est l’ensemble de


capacités et de dispositions, celles de certains êtres, dont les
êtres humains. L’esprit n’est pas une réalité distincte (dua-
lisme) ou un simple phénomène émergent sur le physique,
mais qui lui est foncièrement réductible (monisme matéria-

liste). À cet égard, la philosophie de l’esprit de Wittgenstein


peut être comprise comme la reprise (non revendiquée) de
la psychologie philosophique des aristotéliciens 3.

▶ La question de la relation entre l’esprit et le corps est

paradigmatique de la philosophie de l’esprit contempo-


raine 4. Descartes avait assigné à une glande, dite « glande
pinéale », le soin d’établir le lien entre notre esprit (qui n’est
pas identifié à notre cerveau) et notre corps. La philoso-
phie de l’esprit contemporaine reprend ce problème, tout

en discutant son fondement métaphysique, en tâchant en

général de l’éliminer, mais parfois, et même de plus en plus,

en l’acceptant, sous une forme ou sous une autre 5. Certains


philosophes proposent de sortir de cette difficulté en mon-
trant la compatibilité entre un monisme ontologique (il n’y a
que de la matière) et un dualisme conceptuel (la description
du comportement d’un être humain ne peut se passer de
termes intentionnels, c’est-à-dire d’attribuer à cet être des

états mentaux) 6.

Roger Pouivet

✐ 1 Engel, P., Introduction à la philosophie de l’esprit, La Dé-

couverte, Paris, 1994.

2 Aristote, De l’âme, Garnier-Flammarion, Paris, 1993 ; Thomas


d’Aquin, Somme théologique, première partie, q. 75 à 89.

3 Descombes, V., La denrée mentale, Minuit, Paris, 1995 ; Poui-


vet, R., Après Wittgenstein, saint Thomas, PUF, Paris, 1997.

4 Warner, R., et Szubka, T., The Mind-Body Problem, Blackwell,


Oxford, 1994.

5 Lowe, E.J., Subjects of Experience, Cambridge University Press,

Cambridge, 1996.

6 Davidson, D., Actions and Events, trad. Actions et événements,

PUF, Paris, 1993.

! CROYANCE, DOUBLE ASPECT (THÉORIE DU), ÉLIMINATIVISME,


IMAGERIE MENTALE, INTENSIONNELLE (LOGIQUE),

INTENTION, INTENTIONNALITÉ, MATÉRIALISME, NATURALISME,

PSYCHOLOGISME, SURVENANCE, THÉORIE

« Esprit et cerveau », ci-dessous.

Esprit et cerveau
En cette fin du XXe s., personne ne peut

raisonnablement douter que l’intelligence

humaine (ou l’esprit humain) dépend du

cerveau ou du système nerveux central

des membres de l’espèce humaine. Certes, nous ne dis-

posons pas encore d’une compréhension détaillée des


mécanismes de la pensée humaine et animale. Mais c’est
un fait scientifique établi que l’intelligence humaine dé-
pend de la structure et de l’organisation des milliards

de milliards de connexions synaptiques entre les mil-

liards de neurones qui composent un cerveau humain.


C’est un fait scientifique que l’organisation cérébrale

des membres de l’espèce Homo sapiens sapiens est elle-


même le résultat de l’action de la sélection naturelle sur

l’évolution phylogénétique. Toutefois, on aurait tort d’en

conclure que les neurosciences contemporaines ont

définitivement démontré la vérité du monisme maté-

rialiste et réfuté le dualisme ontologique.

Un moniste matérialiste suppose que tous les phénomènes


chimiques, biologiques, psychologiques, linguistiques, cultu-
rels et sociologiques sont des phénomènes physiques qui
obéissent aux lois fondamentales de la physique. Il affirme
notamment que les activités mentales sont des processus cé-

rébraux. Un partisan du dualisme ontologique (comme Des-

cartes) soutient qu’il existe deux sortes d’entités : celles qui


pensent et celles qui ne pensent pas. À la différence des pre-
mières (qui sont immatérielles), les secondes sont matérielles
et obéissent aux lois de la physique. Pour deux raisons, le

fait que la pensée dépend du cerveau ne suffit pas à établir


la vérité du monisme matérialiste et la fausseté du dualisme
ontologique. Premièrement, la plupart des classifications ad-
mettent que deux des marques distinctives des activités et des

processus mentaux sont l’intentionnalité et la conscience. Or,

l’intentionnalité et la conscience semblent difficiles à concilier


avec le monisme matérialiste. Deuxièmement, en un certain

sens, la thèse selon laquelle la pensée « dépend » du cerveau


n’est pas incompatible avec le dualisme ontologique entre
l’esprit et le cerveau.

L’INTENTIONNALITÉ ET LA CONSCIENCE
E n philosophie et en sciences cognitives, à la suite de
F. Brentano, le mot « intentionnalité » sert à désigner la

capacité d’un esprit humain à construire des représentations


mentales et non mentales de son environnement 1. À la dif-

férence des réflexes, les actions humaines intentionnelles


dépendent de deux sortes de représentations mentales : les

croyances (qui représentent le monde tel qu’il est) et les

désirs (qui représentent le monde tel qu’il devrait être). Un


matérialiste peut supposer qu’une représentation mentale
n’est autre qu’un état physique d’un cerveau humain ou ani-
mal. Mais une représentation a un contenu ou une propriété
sémantique. Pour trois raisons, le fait qu’une représentation

a un contenu est un défi pour le monisme matérialiste. Pre-


downloadModeText.vue.download 382 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

380

mièrement, une représentation peut se rapporter à une en-


tité inexistante (une sirène, par exemple). Deuxièmement,
une créature ne peut former une représentation douée d’un
contenu caractéristique que si elle satisfait certains principes
de rationalité et de cohérence. Or, la rationalité et la cohé-
rence sont des propriétés normatives sans contrepartie dans
le monde physique. Troisièmement, à la différence des pro-
priétés physiques intrinsèques d’un symbole, le sens est une
propriété extrinsèque d’un symbole. L’examen des propriétés
physiques intrinsèques d’une représentation mentale ne suffit
pas à révéler son contenu, qui est une propriété extrinsèque 2.

Outre son versant représentationnel, un esprit humain


contient aussi un versant subjectif. Penser, c’est non seule-
ment représenter le monde mais aussi être conscient. On dis-
tingue la conscience réflexive de la conscience subjective,
qualitative ou phénoménale. De surcroît, le mot « conscient »
a un usage transitif et un usage intransitif. Dans son usage
transitif, on dit d’une personne ou d’un animal qu’il est
conscient de quelque chose. Dans son usage intransitif, dire
d’une personne qu’elle est consciente, c’est dire qu’elle n’est
ni anesthésiée, ni dans le coma. On dit tantôt d’une personne
qu’elle est (transitivement ou intransitivement) consciente,
tantôt d’une activité mentale qu’elle est consciente. Un indi-
vidu peut être transitivement conscient d’un objet ou d’une
propriété exemplifiée dans son environnement. Si un indi-

vidu est réflexivement conscient d’une de ses activités men-


tales, alors celle-ci sera réputée intransitivement consciente.
La conscience dite « phénoménale » est l’apanage des états

qualifiés de « qualia » en raison de leur qualité subjective


intrinsèque. Selon le mot fameux de Nagel, les qualia – au
premier rang desquels les expériences sensorielles visuelles,
auditives, olfactives, tactiles ou proprioceptives – ne laissent
pas indifférent celui qui les éprouve. Le défi lancé par la
conscience au matérialisme consiste à expliquer l’émergence

de la subjectivité dans un univers de faits objectifs 3.

LES VARIÉTÉS DU MONISME MATÉRIALISTE

E ntre la conception physique du monde et les mystères


conjugués de la conscience et de l’intentionnalité, il y a
un fossé. Le dualisme ontologique entre l’esprit et le cerveau
tire ses principales justifications de ce fossé. Mais le dua-
lisme ontologique bute à son tour sur l’énigme de la causalité
mentale. Un partisan du dualisme ontologique peut admettre
qu’une pensée immatérielle « dépend » d’un état physique du
cerveau : il peut supposer que celui-ci cause celle-là ou qu’il
existe entre les deux une corrélation régulière. Mais il devra
se résigner à ce qu’une pensée soit dépourvue de tout effet
physique. Autrement dit, il ne pourra expliquer le fait qu’une
intention, une croyance ou un désir peut produire un effet
corporel.

Confronté aux énigmes de l’intentionnalité et de la


conscience, un adversaire du dualisme ontologique a le
choix entre deux options radicales et quelques options in-
termédiaires. La première option radicale consiste à épouser
l’idéalisme absolu et à admettre que la réalité tout entière
est non pas physique mais mentale. La seconde option ra-
dicale consiste à nier purement et simplement la réalité de
l’intentionnalité et de la conscience et à adapter le monisme
matérialiste à la conception physique du monde. Comme
l’atteste la persévérance de la croyance dans le géocentrisme,
les êtres humains sont irrésistiblement enclins à adopter des
croyances théoriques erronées. Peut-être la croyance dans la

réalité de la conscience et de l’intentionnalité est-elle l’une


de ces croyances théoriques fausses. Le partisan du « maté-
rialisme éliminatif » soutient que quiconque croit à la réalité
de l’intentionnalité et de la conscience se trompe 4. Selon le
partisan plus modéré de « la stratégie interprétative », en attri-
buant la conscience et l’intentionnalité à un système phy-
sique, on peut prédire efficacement son comportement, mais
on n’explique rien 5.

Quelles sont les relations épistémologiques entre les des-


criptions neuroscientifiques du cerveau et les descriptions
psychologiques des activités mentales ? Toutes les options
matérialistes intermédiaires cherchent à concilier l’autonomie
conceptuelle de la psychologie avec l’unité ontologique du
monisme matérialiste. Elles souscrivent à une version plus ou
moins stricte d’un principe de « dépendance systématique » :
la pensée dépend systématiquement du cerveau en ce sens
que chaque tâche mentale M est réalisée par un processus
cérébral sous-jacent P et nécessairement si P a lieu, alors M
a lieu. M peut être la cause ou l’effet d’une autre activité
mentale M*. M peut être la cause d’un effet corporel P*. Mais
la relation de « réalisation » entre le processus cérébral P sous-
jacent et l’activité mentale M n’est pas une relation causale.
Ce principe exclut que l’activité mentale M se déroule en
l’absence de tout processus cérébral. Si par « processus cé-
rébral », on entend l’activité synchronisée d’un ensemble N
de neurones dans une région célébrale déterminée, alors le
principe de dépendance n’affirme pas que la tâche mentale
M doit toujours être réalisée par l’activité d’un seul et même
ensemble de neurones dans une seule et même région du
cerveau (qu’il s’agisse d’un seul individu à différents instants
ou de plusieurs individus) 6.

Selon le fonctionnalisme, une activité mentale est au pro-


cessus cérébral sous-jacent qui la réalise ce que la fonction
présidentielle est à l’individu en chair et en os qui occupe
la fonction à un instant déterminé. Tout ce qui est vrai de
la fonction n’est pas vrai de celui qui occupe la fonction et
réciproquement : le président peut être élu tous les sept ans,
mais celui qui a été élu président n’est pas élu tous les sept
ans. Celui qui est élu mais non sa fonction peut aimer la
bière Corona 7. Selon le monisme anomal de Davidson, les
activités mentales sont des processus physiques, mais les
concepts psychologiques grâce auxquels nous les décrivons
sont irréductiblement distincts des concepts neurophysiolo-
giques. Le monisme anomal est la conséquence des trois pré-
misses suivantes : (1) il existe des relations causales entre les
événements mentaux et les événements physiques, comme
l’attestent le fait qu’une pensée (événement mental) peut pro-
duire un geste corporel (événement physique) et le fait qu’un
percept (événement mental) peut être l’effet d’un événement
physique. (2) Il n’y aurait pas de relation causale singulière
s’il n’existait pas de lois physiques fondamentales strictes.
(3) Il n’existe pas de lois psychophysiques (et a fortiori pure-
ment psychologiques) strictes 8.

La psychologie confère aux représentations mentales un


rôle explicatif sans équivalent dans les sciences de la nature.
Concilier le monisme matérialiste et l’autonomie conceptuelle
de la psychologie implique donc que soit reconnue à l’inten-
tionnalité une efficacité causale. Comme l’ont fait remarquer
les partisans de l’« externalisme », ce que pense un individu
ne dépend pas seulement de ses seules ressources cognitives
mais des propriétés exemplifiées dans son environnement.
À la différence des propriétés neurophysiologiques intrin-
sèques d’un état cérébral, le contenu est une propriété extrin-
downloadModeText.vue.download 383 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

381

sèque de la représentation. Pour octroyer au contenu d’une


représentation mentale une efficacité causale, un matérialiste
doit surmonter deux difficultés. Il doit d’une part montrer
qu’une propriété extrinsèque d’une cause peut être causale-
ment efficace dans le processus par lequel la cause produit
son effet. Il doit d’autre part se conformer au principe de la
« fermeture causale » du monde physique selon lequel tout
événement physique doit avoir une cause physique 9. Si le
contenu est une propriété extrinsèque d’une représentation,
il ne peut manifestement être identifié à aucune de ses pro-
priétés neurophysiologiques intrinsèques. Le contenu mental
peut toutefois être identifié à une relation physique complexe
entre des propriétés neurophysiologiques intrinsèques d’un
état cérébral et des propriétés physiques exemplifiées dans
l’environnement.

C’est dans cette direction que s’orientent deux des tenta-


tives les plus fructueuses de compréhension naturaliste de
l’intentionnalité : la « sémantique informationnelle » et les
théories « téléosémantiques ». Selon la première doctrine,

le contenu d’un état physique est l’une de ses propriétés


extrinsèques parce qu’il dépend de l’existence de corréla-
tions fiables (« nomiques ») entre cet état et des propriétés
régulièrement exemplifiées dans l’environnement. Selon les
secondes doctrines, le contenu d’une représentation dépend
de la fonction biologique que l’évolution phylogénétique a
conférée au mécanisme cérébral qui produit cette représenta-
tion. Par exemple, dans des conditions normales, le vol d’une
mouche déclenche la décharge des neurones sensoriels du
système visuel d’une grenouille, qui provoquent à leur tour
la décharge des neurones moteurs commandant les mouve-
ments de capture de la mouche. Il n’est pas absurde de sup-
poser que la décharge des neurones sensoriels du système
visuel de la grenouille a pour fonction d’indiquer la présence
d’une mouche. Dans des conditions normales, la décharge
des neurones sensoriels du système visuel de la grenouille
représente donc la présence d’une mouche 10.

Certes, la décharge des neurones sensoriels de la gre-


nouille est un modèle simple d’une structure nerveuse pos-
sédant une intentionnalité rudimentaire. Grâce à son système
visuel, un être humain est conscient d’une pluralité d’attributs
visuels exemplifiés par des objets de son environnement. Un
être humain ne se contente pas de former des représentations
visuelles du vol d’un insecte. Il élabore aussi des représenta-
tions perceptives non visuelles dans d’autres modalités sen-
sorielles (auditive, olfactive, tactile et proprioceptive). Outre
des représentations sensorielles ou perceptives de son envi-
ronnement, un être humain est aussi capable de représen-
ter conceptuellement un état de choses qu’il ne perçoit pas
directement : après avoir perçu visuellement l’aiguille de la
jauge à essence sur le tableau de bord de son véhicule, un
automobiliste conclut que le réservoir qu’il ne perçoit pas est
à moitié vide. Enfin, les êtres humains ont une « intentionna-
lité d’ordre supérieur » 11 : ils sont en effet capables de former
ce que les philosophes et les psychologues contemporains

nomment des « métareprésentations », c’est-à-dire des repré-

sentations de représentations 12. Ils peuvent conceptualiser le

fait qu’une représentation mentale ou non mentale est une

représentation : ils peuvent « métareprésenter » une repré-


sentation en tant que représentation. Non seulement un être
humain est capable de former des croyances sur des faits
(observables ou inobservables) de son environnement et des
désirs sur des états de choses non réalisés, mais il est aussi
capable de former des croyances sur des croyances sur des

états de choses de son environnement.

▶ Grâce au langage, un être humain peut communiquer à

autrui l’une de ses croyances. En général, la communication


verbale ne réussit que si le destinataire parvient à déterminer
l’intention, la croyance ou le désir de celui ou de celle qui a

produit l’énoncé. Grâce à cette intentionnalité d’ordre supé-

rieur, un être humain forme constamment des croyances sur


les croyances d’autrui, des croyances sur les désirs d’autrui,
des désirs sur les croyances d’autrui, des désirs sur les désirs

d’autrui et ainsi de suite. Enfin, grâce à cette intentionna-

lité d’ordre supérieur, un être humain peut aussi prendre

conscience réflexivement de ses propres représentations : il


peut représenter conceptuellement ses propres représenta-
tions perceptives et il peut s’interroger sur la cohérence de

ses propres croyances et de ses propres désirs.

PIERRE JACOB

✐ 1 En philosophie, à la suite de Brentano, le mot « intention-

nalité » a fait carrière tant dans la tradition phénoménologique,


poursuivie par Husserl et ses héritiers, que dans la tradition
analytique.

2 Pacherie, E., Naturaliser l’intentionnalité, PUF, Paris, 1993.

3 Certains philosophes comme Dretske et Tye accordent une


priorité à l’intentionnalité sur la subjectivité. Cf. F. Dretske, Na-

turalizing the Mind, MIT Press, Cambridge (MA), 1995 ; Tye,

M., Ten Problems of Consciousness, MIT Press, Cambridge (MA),

1995. D’autres, comme Searle, rejettent cette priorité. Cf. Searle,


J., The Rediscovery of the Mind, MIT Press, Cambridge (MA),
1992.

4 Churchland, P. M., A Neurocomputational Perspective, The Na-

ture of Mind and the Structure of Science, MIT Press, Cambridge


(MA), 1989 ; Smith-Churchland, P. S., Neurophilosophie, l’esprit-
cerveau, trad. M. Siksou, PUF, Paris, 1999.

5 Dennett, D., la Stratégie de l’interprète, trad. P. Engel, Galli-


mard, Paris, 1990.

6 Kim, J., Mind in a Physical World, MIT Press, Cambridge (MA),

1998.
7 Putnam, H., Philosophical Papers, vol. II, « Mind, Language and
Reality », Cambridge UP, Cambridge, 1974 ; Lewis, D. K., Philo-
sophical Papers, vol. I, Oxford UP, Oxford, 1983 ; Fodor, J. A.,

Representations, MIT Press, Cambridge (MA), 1981.

8 Davidson, D., Essays on Actions and Events, Clarendon Press,


Oxford, 1981 ; Engel, P., Davidson et la philosophie du langage,

PUF, Paris, 1994.

9 Kim, J., Mind in a Physical World, MIT Press, Cambridge (MA),


1998.

10 Dretske, F., Naturalizing the Mind, op. cit. ; Millikan, R. G.,

White Queen Psychologie and other Essays, MIT Press, Cam-

bridge (MA), 1993 ; Jacob, P., Pourquoi les choses ont-elles un


sens ?, Odile Jacob, Paris, 1997.

11 Dennett, D., la Stratégie de l’interprète, op. cit.

12

Cf. par exemple Sperber, D., la Contagion des idées, Odile

Jacob, Paris, 1996. D. Davidson suppose que, faute de maîtriser

le concept de représentation, une créature ne peut être créditée

de représentations. Cela revient à faire de la capacité méta-re-


présentationnelle une condition nécessaire pour la formation
de la représentation. Cf. Davidson, D., Enquêtes sur la vérité de
l’interprétation, trad. P. Engel, J. Chambon, Nîmes, 1993 ; Para-

doxes de l’irrationalité, trad. P. Engel, L’Éclat, Combas, 1991.


downloadModeText.vue.download 384 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

382

ESQUISSE
De l’ital. schizzo, « ébauche », de schizzare, « jaillir ».

ESTHÉTIQUE

Ébauche d’oeuvre, que celle-ci soit envisagée comme

l’état préparatoire d’une réalisation en cours ou pour son


intérêt indépendant.

Toute entreprise artistique ou intellectuelle débute en général


par une phase d’exploration dans laquelle l’auteur élabore
un plan d’ensemble, envisage plusieurs configurations ou
teste des variantes. Étape provisoire, souvent détruite, elle
n’en est pas moins une source particulièrement instructive
pour la compréhension du résultat ; ainsi la critique géné-
tique analyse les brouillons d’un écrivain ou les états suc-
cessifs d’une oeuvre complexe. Certains artistes vont jusqu’à
faire photographier (voire mouler, comme Rodin) des étapes
qu’ils considèrent comme significatives et qui seront pourtant
dépassées par les suivantes.

Nul mieux que Delacroix n’a senti ce qu’il y a d’irrempla-


çable et d’unique dans l’esquisse : « je crois que cette diffé-
rence entre les arts du dessin et les autres tient à ce que les
derniers ne développent l’idée que successivement. Quatre
traits, au contraire, vont résumer pour l’esprit toute l’impres-
sion d’une composition pittoresque. » 1.

▶ Alors que l’esthétique s’est longtemps attachée au seul


état terminal dont la facture lisse effaçait toute trace d’hésita-
tion ou de repentir, la sensibilité moderne a revalorisé l’état
inachevé, du simple croquis pris sur le vif à une forme de
composition qui rend perceptible les aléas du processus de
réalisation, voire son prolongement possible. Ainsi le non-fini
devient-il une modalité d’exécution à part entière.

Jacques Morizot

✐ 1 Delacroix, E., Journal 1822-1863, Plon, Paris, 1996, p. 408.

Voir-aussi : Green, A., Révélations de l’inachèvement, Flamma-


rion, Paris, 1992.

! APOLLINIEN

ESSENCE

Du latin essentia, de esse, « être », trad. du grec ousia, « essence, subs-


tance, être ».

Essentia entre dans le vocabulaire philosophique au IVe s. avec saint Au-


gustin (De Trinitate). Le terme français d’« essence » apparaît au Moyen
Âge (1130), traduisant une notion qui fait partie du vocabulaire de base
de la métaphysique. Celle-ci est indissociable du questionnement lié à
la notion de substance, dont elle se rapproche sans être exactement
synonyme. En allemand : wesen.

GÉNÉR., LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE

Par opposition à l’accident, ce qu’est une chose, ce qui

la constitue en propre dans sa réalité fondamentale, et non


dans ses attributs secondaires. Par opposition à existence,
l’essence signifie la nature d’une chose, sa définition, indé-
pendamment du fait d’exister.

Une origine antique

L’essence ne fait pas que renvoyer à l’antique notion de subs-


tance, puisqu’elle en infléchit la problématique ontologique.
En effet, pour Aristote, les catégories de l’être épousent les
divers modes de celui-ci 1. Il n’y a pas de divorce entre l’être
et le langage, l’être pouvant se dire (en plusieurs sens). La
substance est donc l’être réel de la chose, tel que celui-ci est
énoncé dans le discours philosophique. Mais si la substance
est à la fois matière et forme, elle, à savoir la substance, faite

de matière et de forme, ne se réalise que dans et par la forme,

cause formelle et finale. L’essence d’une chose désigne donc


sa forme, ce qui rend possible la scission entre essence et
existence. En effet, la notion d’essence renvoie-t-elle à l’être

intime de la chose, ou à sa conception par l’entendement ?


Lorsque la pensée se concevra comme représentation de l’es-
prit, elle devra ainsi justifier qu’elle accède bien à l’être même
des choses, ou pourquoi elle n’y accède pas. Cet infléchis-
sement indique que la seconde opposition au terme d’« es-
sence », l’existence, appartient plus spécifiquement à la pen-
sée moderne, alors que la première opposition, l’accident, est
plus propre à la pensée antique, étant d’ailleurs commune au
concept de substance. Il y aurait donc un sens antique de la
notion d’essence, où celle-ci possède un statut ontologique,
désignant la chose telle qu’elle est dans son être ; et un sens
moderne, où celle-ci a un sens avant tout idéel, désignant
la chose telle qu’elle est conçue par l’entendement. Mais,
en fait, ces deux approches ne sont pas juxtaposées dans le
temps. Elles existent plutôt de manière concurrente dans un
débat qui prolonge jusqu’à nos jours la querelle séculaire des
universaux : la généralité doit-elle être recherchée à même

les choses, ou seulement conçue par l’esprit ? Quelle est la

réalité définie par l’essence : possède-t-elle une existence, ou


est-elle une simple idée, comme le proclame le nominalisme
au Moyen Âge ?

La reprise cartésienne

En instaurant le sujet comme source de la représentation,


chose pensante distincte de la chose étendue, Descartes
n’abandonne pas pour autant la valeur ontologique de l’es-
sence 2. Celle-ci exprime la caractérisation fondamentale des
substances, abstraction faite de leurs attributs contingents :
l’essence de la substance pensante est la pensée, l’essence de
la substance corporelle est l’étendue. En effet, si l’essence des
substances peut faire l’objet d’une connaissance claire et dis-

tincte, c’est-à-dire être connue sans reste par l’entendement,


c’est que celles-ci sont des idées innées, reçues en notre

esprit, et non fabriquées par lui. L’essence désigne donc les


choses mêmes dans leur généralité, en tant qu’elles s’offrent
naturellement à l’esprit connaissant.

La critique de Locke

Locke, dans Essai sur l’entendement humain, conteste radi-

calement cette approche, en réveillant la querelle du nomi-


nalisme 3. Toute connaissance provenant de l’expérience, il
n’y a pas d’idées innées, mais seulement des impressions

singulières. L’essence est ainsi une idée abstraite forgée par


l’entendement pour rassembler des propriétés sous un nom.
Elle ne permet pas de connaître la chose en elle-même, mais
seulement telle que nous l’appréhendons dans l’expérience.
L’essence réelle de la chose reste inaccessible.

La limitation kantienne

Kant reprend cette distinction entre une essence idéelle


connaissable et une essence réelle inconnaissable : l’essence

logique peut être trouvée par la simple analyse du concept,


où celui-ci est décomposé en ses éléments constitutifs 4. Mais
l’essence réelle, comme « raison première interne de tout ce

qui appartient nécessairement à une chose donnée », reste


inconnaissable. Le sujet, doté d’un entendement fini et ne
pouvant dépasser ce que lui délivre l’intuition, accède aux
downloadModeText.vue.download 385 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

383

phénomènes, et non à la chose en soi. C’est pourquoi la


notion d’essence a une validité logique, mais non méta-
physique. C’est cette philosophie de l’entendement fini que
Hegel entend dépasser, en redonnant à l’essence une valeur
ontologique éminente, dans une logique d’autodéploiement

du concept.

L’intuitionnisme husserlien

À rebours de Hegel, Husserl déréalise l’essence en la conce-


vant comme l’objet d’un vécu de conscience, tout en lui garan-
tissant son objectivité 5. En effet, la distinction des deux pôles

de l’intentionnalité, le noème et la noèse, évite la confusion


entre le vécu subjectif et son corrélat de sens, dégageant ain-
si une idéalité, ou essence indépendante du fait. L’intuition
des essences est rendue possible par la réduction. Celle-ci
consiste à dépasser l’attitude naturelle, où la conscience vise
des faits et présuppose l’existence du monde, en réduisant
les phénomènes à leur sens pour la conscience. L’essence
est ainsi à la fois idéelle et irréelle. La variation eidétique
qui permet de l’obtenir consiste en une série d’esquisses, où
la conscience, en faisant varier de façon imaginaire les pro-
priétés de l’objet, repère celles qu’on ne peut lui retirer sans
faire disparaître l’objet lui-même, et qui constituent ainsi son
essence. Cette saisie de l’essence par esquisses successives,

sans relever de l’expérience naturelle, s’effectue sur le même


mode que la perception. Cela permet à Husserl de répondre
à l’empirisme sur son propre terrain : l’intuition n’est pas limi-
tée au sensible, et les généralités idéelles ne sont pas des
abstractions dérivées en ce qu’elles peuvent être données à la
conscience, tout en restant vis-à-vis d’elle des objets transcen-
dants. Mais le sens délivré par l’essence ne provient-il pas lui-
même d’un accès préalable à l’être de l’étant ? Autrement dit,
n’y a-t-il pas une compréhension ontologique plus originaire
que la compréhension catégorielle ? Telle est la direction que
prendra la phénoménologie posthusserlienne.

Le dépassement merleau-pontien

Merleau-Ponty critique l’opposition du fait et de l’essence,


à l’oeuvre notamment chez Husserl, qui amène à concevoir
celle-ci comme une entité positive et détachée de l’existence 6.
L’essence est, en effet, prélevée sur une expérience primor-
diale du monde qu’elle présuppose et qu’elle n’épuise pas.
L’essence ne peut ainsi se dissocier d’une expérience qui la
déborde et la nourrit. Elle désigne l’être même des choses,
mais précisément en tant que, fidèle à l’inachèvement de
principe de l’expérience, elle n’accède jamais au statut chimé-
rique d’une essence pure pleinement déterminée. Le sujet ne
peut s’abstraire du monde en reculant au fond du néant, ni
supprimer, sans trahir l’expérience, la réserve d’absence et
d’indétermination qu’il comporte. C’est donc le monde sen-
sible lui-même qui, comme genèse perpétuelle de sens et
d’existence, est source de généralité. L’essence doit ainsi être
conçue comme principe incarné, ce qui relativise sa diffé-
rence avec les notions d’accident et d’existence.

Mathias Goy

✐ 1 Aristote, Les catégories, ch. 4, 1 b 25. La Métaphysique, V,


7, 1017 a 25, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1966. Les Topiques, I, 9,

103 b 20.

2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, éd. J.-M., Beyssade,


Flammarion, Paris, 1992.

3 Locke, J., Essai sur l’entendement humain, I et II, trad. J.-


M. Vienne, Vrin, Paris, 2001.

4 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Flamma-

rion, Paris, 2001.

Kant, E., Lettre à Reinhold du 12 mai 1789, trad. J. Rivelaygue, in


OEuvres philosophiques, t. II, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985.

5 Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie, t. I,

trad. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1950.

6 Merleau-Ponty, M., Le visible et l’invisible, Gallimard, Paris,


1964.

Voir-aussi : Gilson, E., L’être et l’essence, Vrin, Paris, 1981.

! ACCIDENT, EXISTENCE, SUBSTANCE

ONTOLOGIE

Chez Heidegger, entrée en présence ou le déploiement


de ce qui se dispense selon une modalité historiale.
Heidegger rejetant l’opposition métaphysique de l’essence et
de l’existence, l’essence n’a plus le sens d’une idéalité méta-
historique au sens platonicien ou d’un possible au sens leib-
nizien, mais désigne un mode de déploiement ontologico-
historial. S’opère ainsi un déplacement radical de la question
de l’essence : déterminer une essence, c’est remonter d’un
domaine vers sa condition de possibilité historiale, elle-
même fondée sur l’historialité du Dasein. L’être de ce dernier
n’étant rien d’autre que son existence factice comme projet
jeté qui a à être, l’essence est sur le fond de la temporalité
finie l’ouverture d’une histoire qui est aussi une époque de
l’être. L’essence est foncièrement possibilisante, relevant d’un
pouvoir-être qui se tient plus haut que toute effectivité. C’est
ainsi que l’essence de la technique n’a rien de technique,
que l’essence de l’homme n’est rien d’humain : en aucun cas
l’essence n’est susceptible d’une assignation ontique, mais

nous reconduit de l’étant vers l’être, en se donnant comme


ontologico-historiale. L’essence renvoie toujours à un mode
de dispensation de l’être susceptible d’ouvrir une époque.
Elle perd ainsi son sens nominal et eidétique pour revêtir

une acception verbale et temporelle, indiquant le séjour de


l’homme dans la dimension du Quadriparti. Elle désigne alors
le séjour temporel et fini du Dasein qui se tient dans le néant

de l’ouverture de l’être.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Vom Wesen der Wahrheit (De l’essence de la


vérité), Francfort, 1976.

! HISTORIAL, QUADRIPARTI, TEMPORALITÉ

PHILOS. MÉDIÉVALE

Ce par quoi un être est ce qu’il est et se distingue de


tout autre ; l’essence répond à la question « qu’est ce que

c’est ? ».

Les premières apparitions du mot essentia dans la langue


latine sont relativement anciennes. Bien que saint Augustin,
dans le De moribus Ecclesiae Catholicae et Manichaeorum
(en 388) y voit un terme nouveau, il apparaît déjà, d’après
Quintilien 1, chez Plaute et, d’après Sénèque 2, chez Cicéron
lui-même, pour rendre le terme grec ousia. Cette notion est

centrale dans la philosophie de Platon et d’Aristote. Le pre-


mier, à travers certains de ses Dialogues, cherche à définir
ce qui constitue la nature même d’un être, en s’efforçant de
découvrir, par exemple, l’essence du beau, de l’amitié ou
de la justice, indépendamment des réalités sensibles dans
lesquelles ces essences (Idées) s’incarnent. Chez Aristote,
cette notion est exprimée tantôt par le mot ousia, tantôt par
l’expression ti esti (« ce que c’est ») ou to ti ên einai (« le ce
downloadModeText.vue.download 386 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

384

que c’était que d’être »). Les analyses qu’il propose au livre Z
(VII) de la Métaphysique montrent l’extrême complexité de
la question de l’essence. Ousia représente, en effet, trois
choses différentes : la forme, la matière et le composé des
deux (Z 3, 1029 a 27-33). Le composé, c’est-à-dire les corps
et leurs éléments, correspond à la notion de substance (D 8,
1017 b 10-12). Matière et forme sont aussi ousia en ce qu’elles
sont causes de la substance composée (1017 b 14-18), bien
qu’elles ne le soient pas de manière égale, la matière étant
pure puissance, tandis que la forme, cause finale et formelle,
est ce qui définit l’essence de la chose. Ainsi, donc, ousia
signifie la chose (substance), et ses composants, la matière et
la forme ; et c’est à cette dernière que correspond l’essence.
Dans le vocabulaire chrétien, Tertullien semble être le pre-
mier à employer le mot essentia, devenu d’usage courant en
langue latine 3, et saint Augustin l’utilise comme synonyme de
substantia pour traduire ousia 4. À l’heure des controverses
trinitaires et christologiques, elle va faire difficulté en ce que
les premiers conciles admettent, ou rejettent, l’équivalence
des mots ousia et hypostasis, et traduisent ces termes tan-
tôt par essentia, tantôt par substantia, laissant l’image d’une
gigantesque cacophonie conceptuelle.

L’apport de Boèce

Boèce, dans son Contra Eutychen et Nestorium, va jeter les


bases du vocabulaire ontologique latin, en distinguant les no-
tions d’essence, de substance et de subsistance, qui rendent
respectivement, chez lui, les termes grecs ousia, hypostasis et
ousiôsis. Est « essence » ce qui est, « subsistance » ce qui n’est
dans aucun sujet, « substance » ce qui est sub-jecté à d’autres,
qui ne sont pas des subsistances 5. Mais ces équivalences
strictes sont brisées par Boèce lui-même dans sa traduction
des Catégories 6 d’Aristote, dans laquelle ousia est rendu par
substantia. Aristote y distinguait deux types de substances : la
substance première, qui n’est pas dans quelque chose et qui
n’est pas dite de quelque chose, c’est l’individu ; la substance
seconde, qui peut être dite de quelque chose, c’est le genre,
l’espèce ou la différence. Pour qu’il y ait accord entre ces deux
traductions, il faut identifier essentia avec substance seconde
et substantia avec substance première. Mais les médiévaux, à
partir du XIIe s., vont avoir accès à la Métaphysique d’Aristote,

dans laquelle l’essentia est la forme du composé. Si l’on peut


admettre que le composé (substantia) de la Métaphysique
est, en quelque sorte, assimilable à la substance première des
Catégories, la forme (essentia) ne l’est pas nécessairement à
la substance seconde. Ti esti et ti ên einai semblent mieux
recouvrir la notion de « substance seconde » (ce que c’est et
ce que signifie la définition) ; le premier va donc être traduit
par essentia ; et le second par quod quid erat esse, qui devient
en abrégé quidditas.

La clarification conceptuelle du Moyen Âge


Au Moyen Âge, l’essence est fréquemment nommée quid-
dité, forme ou nature, bien que ces termes ne soient pas
parfaitement synonymes : « Il faut que le mot essence signifie
quelque chose qui est commun à tous les contenus naturels
par lesquels les différents étants sont placés dans les divers
genres et espèces [...]. Et parce que ce par quoi on place
une chose dans son propre genre et dans sa propre espèce
est ce que la définition signifie [...], les philosophes ont rem-
placé le mot essence par le mot quiddité [...]. On appelle
également cette essence forme, car la nature déterminée de

chaque chose est signifiée par la forme. On désigne aussi cela


par un autre nom, à savoir celui de nature [...], en tant que
nature dénote tout ce qui peut être compris par l’intellect de
quelque manière que ce soit. Car une chose n’est intelligible
que par sa définition et par son essence [...]. Cependant le
terme nature réfère plutôt à l’essence d’une chose, en tant
qu’elle est ordonnée à l’opération propre de la chose. »7 Ainsi,
pour saint Thomas d’Aquin, l’essence désigne à la fois ce que
définit la définition et un des composants ontologiques de la
substance : une substance concrète est une essence à laquelle
l’être a été conféré. Cette distinction, héritée d’Avicenne, est
abordée par la plupart des penseurs du XIIIe s., chacun en
proposant une interprétation personnelle. Mentionnons celles
de Gilles de Rome, qui parle d’un « être de l’essence » et d’un
« être de l’existence »8 ; la distinction réelle de saint Thomas
d’Aquin ; Dietrich de Freiberg, qui refuse cette distinction
ontologique, l’essence n’étant à ses yeux que ce par quoi
une chose est 9. Elle ne vaut bien évidemment pas pour Dieu,
Substance suprême, essence et être étant identiques en lui.
Mais d’autres distinctions vont naître à l’intérieur même du
concept d’essence. Étant considérée en elle-même comme un
pur possible (potentialité actuée par l’être), et toute possibi-
lité étant soit intrinsèque, soit extrinsèque, l’essence peut être
intrinsèquement possible, comme ne le serait pas un cercle
carré, et extrinsèquement possible, en tant qu’une cause
existe, « capable de réaliser cette essence ». Mais qu’est ce qui
fait qu’une essence est possible intrinsèquement ? Avicenne
répond que la possibilité se trouve dans les essences elles-
mêmes, elles sont antérieures à leur réalisation, elles existent
en tant que possibles ; saint Thomas d’Aquin voit dans cette
réponse une limitation de la toute-puissance divine : Dieu
n’est pas soumis au contenu essentiel des possibles, il en est
la cause. Ce qui rend les choses possibles est ainsi l’essence
divine elle-même, en tant qu’elle peut être communiquée.
Les modes d’être des choses créées sont des modes selon
lesquels il est possible de participer à l’essence de Dieu. Ain-
si, quant à la question de l’origine des essences : « Chaque
créature a sa propre essence spécifique en tant qu’elle par-
ticipe d’une manière ou d’une autre à une ressemblance de
l’essence divine. » 10.

La réalité des essences

Il reste néanmoins que, parmi l’ensemble des questions que


les médiévaux ont soulevées quant à la notion d’essence
(son indivisibilité, son immuabilité, son éternité, sa simplicité,
etc.), celle de son statut ontologique fut au centre d’une que-
relle qui, héritée du problème des universaux de Porphyre,
perdurera bien après le Moyen Âge. Il s’agit de savoir si les
universaux (essences) existent « réellement ou s’ils sont posés
par l’intellect [...], si ce sont des choses corporelles ou incor-
porelles, subsistant à part des choses sensibles ou situées en

elles et en liaison avec elles » 11. Ce sont des réalités distinctes

et indépendantes, parfaites et innées en chacun, à proportion


des seules exigences d’intelligibilité qui les rendent univer-
selles et nécessaires, elles ont une existence en soi, par soi
et pour soi, comme le disent les réalistes ou réaux (Anselme
de Canterbury, Guillaume de Champeaux) ; l’objet universel
n’a d’existence que par le mot ou le nom au moyen duquel
on le désigne, la réalité de l’universel étant dans l’institution
du langage, comme le soutiennent les nominalistes (Rosce-
lin de Compiègne, Guillaume d’Occam). Cette question, et
plus généralement celle de l’essence, va passer, à l’époque
downloadModeText.vue.download 387 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

385

moderne avec Descartes et Kant, du champ de l’être à celui


de la connaissance.

Michel Lambert

✐ 1 Quintilien, De institutione oratoria, II, 14, 2.

2 Sénèque, Epist. 58.

Tertullien, Advers. Valentin., 30.

4 Augustin (saint), De Trinitate, V, 8, 9.

5 Boèce, Contr. Eut. et Nest., III.

6 Boèce, In Cat. Arist. I.

7 Thomas d’Aquin (saint), De ente et essentia, 1.

8 Gilles de Rome, De ente et essentia.

9 Dietrich de Freiberg, De ente et essentia.

10 Thomas d’Aquin (saint), Somme théologique, I, 15, 2.

11 Porphyre, Isagogè, I.

Voir-aussi : Berger, H. H., Ousia in de Dialogen van Plato. Enn


terminologisch onderzoek, Leiden, 1961.

De Groot, D.H., Philosophies of Essence. An Examination of the


Category of Essence, Amsterdam, 1976.

De Ghellinck, J., « L’entrée d’essentia, substantia, et autres mots


apparentés dans le latin médiéval », in Arch. Lat. Med. Aevi, 16
(1942), pp. 77-112.

Gilson, E., l’être et l’Essence, Vrin, Paris, 1948.

Libera, A. (de), la Querelle des universaux, Seuil, Paris, 1996.

Libera, A. (de), Segonds, A.-P., L’Isagogè de Porphyre, Vrin, Paris,


1998.

Philippe, P.D., l’être. Recherche d’une philosophie première,


Paris, 1972.

! ÊTRE, EXISTENCE, IDÉE, SUBSTANCE, UNIVERSAUX

ESSENTIALISME

GÉNÉR.

Doctrine qui donne à l’essence une antériorité, voire


une valeur supérieure, par rapport à l’existence.

Ce terme ne s’entend que par opposition à celui d’« existen-


tialisme ». P. Foulquié souligne, d’ailleurs, dans l’Existentia-
lisme, que « la philosophie classique jusqu’au XIXe s. ne mettait

pas en doute la primauté de l’essence » 1.

Michel Blay

✐ 1 Foulquié, P., L’existentialisme, PUF, Paris, 1946.

! ESSENCE, EXISTENTIALISME

ESTHÈTE

Du grec aisthètès, le terme d’aisthèsis a évolué au XVIIIe s. de l’idée de


réception sensible à celle de reconnaissance esthétique.

ESTHÉTIQUE

Personne en quête du beau et qui en fait une valeur

suprême. La figure de l’esthète, remarquable au XIXe s. et


affadie par la suite, a incarné une relation subjective au
beau et à l’art, ancrée dans une sensibilité exacerbée. Elle

a ainsi contribué à émanciper le goût.

L’esthète hérite des modifications décisives liées à l’émergence


de l’esthétique au XVIIIe s. L’accent se déplace de l’appréhen-

sion d’un beau objectif, participant d’un idéal et normé par

des canons, à la réceptivité subjective et au plaisir éprouvé


par le spectateur ; parallèlement, l’art revendique son autono-
mie. L’esthète se définit dans ce double déplacement.

D’une part, en faisant du beau le seul critère de valeur,


il contribue à exalter l’art, à l’affranchir de la référence au
naturel et de toute fonction autre que la sienne propre. En

France, Gautier proclame l’indépendance absolue de l’« art

pour l’art » et, « vitres fermées », il se consacre à sculpter

Emaux et Camées 1 ; en Angleterre, Wilde est le brillant héraut


d’un esthétisme (inspiré par le préraphaélisme) qui reven-
dique l’absolue primauté de la beauté sur la lassante platitude

de la vie et de la nature 2.

D’autre part, et en conséquence, l’esthète refuse la trivia-


lité et les valeurs d’utilité qui gouvernent sa société et il se

replie sur un monde intérieur. Lecteur de Schopenhauer 3, il


cherche un soulagement esthétique en cultivant le beau sous
toutes ses formes. Par bien des traits, il ressemble au dandy
dont il se distingue par ce souci exclusif et sa relative indif-
férence au regard des autres. Pourvu qu’il vive au milieu de
beaux objets, variés afin de goûter des sensations neuves ou

assortis aux nuances changeantes de son humeur, l’esthète ne


craint pas la solitude, voire la recherche à l’instar du héros d’À
rebours 4. Il se fait alors collectionneur et s’entoure d’oeuvres
et de bibelots, de musiques et d’odeurs qui exaspèrent sa
sensibilité. Dans cette recherche effrénée de « paradis artifi-
ciels », les distinctions hiérarchiques entre les arts s’abolissent
tandis que l’esthétique s’enracine dans une esthésique.

▶ L’idée de beauté s’en trouve notablement élargie. La pos-


térité aura beau se détacher de cette figure de l’esthète déca-
dent et se méfier d’un culte du beau, elle restera marquée par
la critique des valeurs qui sous-tend cette posture et ne pour-

ra plus ignorer la question posée par l’autonomie de l’art.

Marianne Massin

✐ 1 Gautier, T., Préface à Mademoiselle de Maupin (1835) ; cf.

aussi Émaux et Camées, Paris, 1852.

2 Wilde, O., Intentions (1891), Stock, Paris, 1905 ; le Portrait de

Dorian Gray (1891), Gallimard, Paris, 1992.

3 Schopenhauer, A., Le monde comme volonté et comme repré-


sentation (1819), PUF, Paris, 1966.

4 Huysmans, J.-K., À rebours (1884), Gallimard, Paris, 1977.

Voir-aussi : Goncourt, E. et J. de, Journal (1re éd. complète, 1956-


1958), rééd. Robert Laffont, Paris, 1989.

Mallarmé, S., Divagations, E. Fasquelle, Paris, 1897.

! AMATEUR, ART (ART POUR L’ART), ATTITUDE ESTHÉTIQUE,


BEAUTÉ, DÉSINTÉRESSEMENT, GOÛT
ESTHÉTIQUE

Du grec aisthêtikos, « qui a la faculté de percevoir ou de comprendre »,


de aisthêsis, « sensation ».

L’esthétique est la théorie, non de la beauté elle-même, mais du juge-

ment qui prétend évaluer avec justesse la beauté, comme la laideur. Le


mot apparaît au XVIIIe s. et ne prend toute son extension qu’avec la publi-
cation, par Baumgarten, du premier volume de son AEsthetica en 17501.
Un second volume paraîtra en 1758, mais l’auteur mourra sans achever
son ouvrage.

GÉNÉR., ESTHÉTIQUE

Connaissance des critères et des principes sur lesquels

se fonde l’appréciation de la beauté comme de la laideur,


dans l’art comme dans la nature. Elle se substitue au milieu
du XVIIIe s. à ce qu’on nommait auparavant la « poétique ».
Adjectivé, le mot qualifie le sentiment ou le jugement qui

se rapporte à la beauté.

Baumgarten prend pour point de départ le thème leibnizien

de la connaissance sensible, claire bien que confuse. Le senti-

ment du beau est alors l’indice d’une sorte de perfection sen-

sible (distincte par nature de la perfection spéculative) qui se


downloadModeText.vue.download 388 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

386

saisit de la vérité confuse de son objet, telle qu’elle se donne


à notre sensibilité dans la plénitude de sa manifestation : « La
fin de l’esthétique est la perfection de la connaissance sen-
sible comme telle, c’est-à-dire la beauté » (Esthétique, § 14).
On ne définit plus la beauté par la symétrie ni l’eurythmie de
la proportion (dans l’objet), mais au contraire par l’excellence

de la performance sensible, par l’intensité propre de la sen-

sation (dans le sujet). C’est ainsi que le mot « esthétique » est

forgé du grec aisthêsis, qui désigne la sensation.

La richesse de la représentation esthétique suppose alors

une nécessaire confusion, il est vrai elle-même savante et nul-

lement négligée : la démonstration du géomètre, claire et dis-


tincte, est dépourvue de toute force poétique, tandis que le
discours du poète, clairement confus, recourt et doit recourir
aux fictions de l’imagination, aux figures de la métaphore et
de l’allégorie, et même à la divination du pressentiment, car

« les poètes sont aussi des voyants – vates » (AEsthetica, § 36).

L’esthétique peut ainsi revendiquer un domaine propre, et

« l’horizon esthétique », autonome, doit être séparé de « l’hori-

zon logique ».

Certes, la faculté de juger esthétique, qui cultive savam-

ment l’impropre et le confus, reste une « faculté de connais-

sance inférieure » (Métaphysique, § 520), et seule la connais-

sance logique atteint la certitude. « Gnoséologie inférieure »,

ou « art de l’analogon de la raison », la connaissance esthé-

tique appréhende pourtant le singulier sensible, pour lequel


la connaissance logique demeure aveugle. C’est pourquoi,
dans le domaine esthétique, c’est toujours l’infiniment petit

qui est déterminant. Aussi faut-il, pour le discerner, faire

preuve d’« esprit de finesse » (perspicacia) et d’« acuité »


(acumen).

Enfin, la connaissance esthétique, inférieure en force


démonstrative à la connaissance logique, lui est pourtant

supérieure en ce que l’imagination esthétique a le pouvoir,

à l’instar du Dieu de Leibniz, d’inventer des mondes pos-

sibles, mais non réels, et de nous les rendre sensiblement

présents. Les « inventions poétiques » sont des « inventions


hétérocosmiques » : le poète est un faiseur de mondes, il rend

sensible le virtuel et visible l’invisible, et l’infinité des uni-

vers esthétiques dénombre confusément l’infinité des mondes

possibles : « Le monde des poètes en effet comprend des îles

et des presqu’îles » (AEsthetica, § 598).

Le projet de Baumgarten reste solidaire de l’optimisme des

Lumières, et ne doute pas que l’on puisse indéfiniment aigui-

ser, par l’exercice, l’esprit de finesse et le sens de la grâce,

et s’approcher ainsi des véritables principes de la création


esthétique. Kant déçoit cette espérance dans une note de la
Critique de la raison pure, au début de l’« Esthétique transcen-

dantale », « esthétique » ne désignant plus ici que la mesure de


notre réceptivité sensible, que limitent ses formes a priori, et

sans relation avec une quelconque « critique du goût ».

Pourtant, la Critique de la faculté de juger redonnera sens


à cette recherche 2, mais il est vrai en l’épurant de l’héritage

leibnizien : la radicale subjectivité du jugement esthétique

interdit la formulation de toute règle objective. Il ne reste


donc à l’esthéticien que la tâche de définir le sentiment que
nous éprouvons lors de la rencontre esthétique. Psychologie
de l’âme soulevée par le sentiment du beau ou du sublime
(Kant), ou sociologie de la norme du goût selon le degré d’af-
finement et de civilisation de nos organes sensibles (Hume),

l’esthétique enclôt le jugement de goût dans l’horizon de la


seule subjectivité.

Cette orientation fonde le point de vue esthétique, mais


c’est sur elle aussi que se porte la critique. C’est ainsi que
Hegel, pour qui le beau est un moment nécessaire dans le
processus d’objectivation de l’Idée, ne se résigne qu’à contre-
coeur, se pliant à l’usage, à reprendre le néologisme de Bau-
mgarten, coupable à ses yeux d’avoir fait déchoir la théorie
du beau en une simple science des sensations. Aussi faudrait-
il parler, si l’on veut s’exprimer exactement, non de la phi-
losophie esthétique de Hegel, mais plutôt de sa philosophie
de l’art 3.

▶ Dans la postface ajoutée après coup à la conférence sur


l’Origine de l’oeuvre d’art 4 qu’il prononça en 1935, Heidegger
revient sur ce débat : « Depuis que l’on considère expres-
sément l’art et les artistes, cette considération a pris le nom
d’esthétique. L’esthétique prend l’oeuvre d’art comme objet,
à savoir comme objet de l’aisthêsis, de l’appréhension sen-
sible au sens large du mot ». Ce que Heidegger refuse dans
« l’esthétique », c’est précisément son orientation subjective,
qui la conduit à mesurer la valeur de l’oeuvre d’art à l’aune de
la sensation ou du sentiment. La grandeur de l’oeuvre vient
au contraire, selon lui, de ce qu’elle décèle la vérité de l’étant
et fait paraître l’Être duquel il provient. De cette vérité, le
Dasein n’est pas la mesure, comme c’est le cas pour la sensa-
tion ; il faut dire au contraire qu’il lui est assujetti, et cela par
l’expérience originaire de l’angoisse et du souci.

Jacques Darriulat

✐ 1 Baumgarten, A. G., Esthétique, précédée des Méditations


philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l’essence du
poème, et de la Métaphysique, trad. J.-Y. Pranchère, L’Herne,
Paris, 1988.

2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flam-


marion, GF, Paris, 1995.

3 Hegel, G. W. F., Cours d’Esthétique, trad. J.-P. Lefebvre, et


V. von Schenck, 3 vol., Aubier, Paris, 1998.
4 Heidegger, M., « L’Origine de l’oeuvre d’art », in Chemins qui ne
mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Gallimard, Paris, 1962,
pp. 11-68.

! ART, DISTANCE ESTHÉTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE

« Comment naturaliser l’esthétique et pour-


quoi ? »

∼ ATTITUDE ESTHÉTIQUE

ESTHÉTIQUE

Manière particulière de considérer les choses, définie


par certains auteurs comme « distance psychique » ou
« attitude désintéressée ». L’espoir que ces deux traits spé-

cifient l’attitude esthétique est cependant fragile. REM. :


c’est une notion spécifique mais problématique, consi-
dérée par Dickie comme un mythe, requalifiée comme
conduite par J.-M. Schaeffer.

Une attitude est « une manière d’orienter notre façon de per-

cevoir le monde », écrit $$$[line] J. Stolnitz 1. Comme d’autres,


celui-ci pense que l’expérience esthétique dépend d’une
manière particulière de percevoir le monde, d’une attitude
spécifique. Dans le cadre des discussions anglo-saxonnes, le
vocabulaire utilisé pour rendre compte de cette spécificité est
généralement d’ordre psychologique. S. Dawson, reprenant

les thèses de Bullough, défend l’idée que l’activité esthétique,


downloadModeText.vue.download 389 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

387

appliquée à une oeuvre d’art comme à un spectacle naturel,


nécessite une distance psychique telle que nous puissions
être « débranchés » de la vie pratique et que notre esprit soit
accaparé par l’objet considéré 2. J. Stolnitz préfère la termino-
logie du désintéressement à celle de la distance : selon lui, la
spécificité de l’attitude esthétique repose sur l’absence d’ob-
jectif autre qu’elle-même, une pleine sympathie pour l’objet
et l’absence de tout intérêt pratique ou cognitif envers lui.

L’idée de distance, objecte Dickie 3, est inutile si elle ne


signifie rien d’autre que le fait que l’attention du spectateur
est centrée sur l’oeuvre. La notion de désintéressement, elle,
est ambiguë : si quelqu’un, regardant une peinture ou écou-
tant un morceau de musique, pense à sa famille, certes il
est intéressé, mais, en fait, il ne regarde pas la peinture ou
n’écoute pas la musique. Par ailleurs, Dickie considère que
cette théorie rend confuse la distinction entre valeur esthé-
tique et valeur morale. D’abord, il n’est pas sûr que toutes
les oeuvres véhiculent des valeurs morales ; ensuite, il n’est
pas sûr que le caractère critiquable des valeurs morales d’une
oeuvre nuise à son appréciation esthétique.
La question de l’attitude esthétique concerne une impor-
tante difficulté de la discussion esthétique. Si on part de cette
attitude elle-même, on peut conjecturer qu’elle est susceptible
de s’appliquer à n’importe quoi ; si on la considère comme
un résultat de l’expérience de l’art, on doit soutenir que cer-
taines sortes d’objets la provoquent et pas d’autres. D’où,
pour la seconde option, la tentation de nombreux théoriciens,
Beardsley ou Dickie notamment, de restreindre la discussion
à l’oeuvre d’art, ce qui rend la notion inopérante, comme
le souligne Schaeffer 4, dès lors que l’on prend en compte
d’autres sortes d’objets, naturels ou artificiels. L’auteur préfère
à la notion d’attitude celle de conduite et propose de définir
la conduite esthétique par la manière dont elle instaure une
relation cognitive avec l’objet. Pourtant, quels que soient les
objets considérés, il est rare que ce soit un intérêt cognitif qui
justifie leur considération esthétique.

▶ La notion d’attitude esthétique reflète par excellence les


deux enjeux majeurs du débat esthétique actuel : choix entre
une position objectiviste et subjectiviste, et rôle joué par le
cognitif.

Dominique Chateau

✐ 1 Stolnitz, J., Aesthetics and the Philosophy of Art Criticism,


Boston, Houghton Mifflin Co. ; Lories, D. (éd.), Philosophie ana-
lytique et esthétique, chap. I, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988,
p. 103.

2 Dawson, S., « “Distancing” as un Aesthetic Principle », in Aus-


tralasian Journal of Philosophy, vol. 56, 1959.

3 Dickie, G., « Le mythe de l’attitude esthétique » (1964), trad. in


Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens
Klincksieck, Paris, 1988.

4 Schaeffer, J.-M., Les Célibataires de l’art. Pour une esthétique


sans mythes, Gallimard, Paris, 1996.

! DÉSINTÉRESSEMENT, DISTANCE ESTHÉTIQUE, ESTHÉTIQUE

∼ HISTOIRE DE L’ESTHÉTIQUE

ESTHÉTIQUE

Tel qu’il apparaît en 1735, sous la plume de Baumgarten 1,


le mot esthétique renvoie à « la science de la connaissance
sensible ». Ayant transité du grec à l’allemand par le latin,
il conserve la référence à la distinction antique de l’intelli-
gible et du sensible, alors que le rapport aux oeuvres d’art

et au beau ne lui est en revanche pas essentiel. On mesure

le décalage entre les deux significations, l’étymologique et la

moderne, dans la terminologie même de Kant, dans la décen-


nie qui sépare l’« Esthétique transcendantale » de la « faculté
de juger esthétique ». Si l’esthétique est ce par quoi le sensible
revient à la philosophie, son histoire ne peut manquer d’avoir
partie liée avec elle.

Pourtant l’esthétique – la chose et non le mot – ne naît pas


seule et elle se trouve d’emblée, autour de 1765, associée à la
théorie des arts (Lessing), à l’histoire de l’art (Winckelmann),
à la critique d’art (Diderot) et à l’examen des sentiments inter-
venant dans l’art (Mendelssohn, Sulzer). Sa définition philo-
sophique bute sur la pierre de touche que sont pour elle les
oeuvres d’art. Si le beau n’est plus un canon, il continue de
régler les débats au titre de la relation que le sujet entretient
avec les oeuvres. L’histoire de l’esthétique demeure tributaire

de la double contrainte que représentent sa détermination


philosophique et son articulation à la production artistique.

Kant invalide la proposition de Baumgarten de « sou-


mettre l’appréciation critique du beau à des principes ration-
nels et d’en élever les règles à la dignité d’une science » ;
par là, il élimine la critique du goût réclamée par la tradition
anglaise (Shaftesbury, Home, Burke) et française (Batteux,
Du Bos) au profit d’une Critique de la faculté de juger (1790).
Ne produisant aucune connaissance, le jugement esthétique
ne peut être pour Kant que « réfléchissant », indifférent à
l’existence d’un objet, sans affect. Il relève d’une expérience
interne, qui fait du beau l’évaluation de sa propre capacité de
représenter et le produit du jeu des seules facultés de l’esprit.
L’expérience artistique ne vaut qu’au titre de son caractère
exemplaire pour la compréhension de l’expérience humaine
en général.

Le développement de l’esthétique au XIXe s. reste en partie


inscrit dans celui de la philosophie. Hegel construit cepen-
dant son Cours d’esthétique contre la solution kantienne qui
ne proposait ni objet ni méthode et, comme Schelling, il
s’oriente du côté d’une philosophie de l’art. Il propose une
catégorisation triadique des modes artistiques et des formes
d’art qui intronise uniquement le beau artistique et supprime
définitivement la référence à un paradigme naturel (encore
sous-jacent au projet kantien). Dans la lignée de Schiller et
des romantiques (Schlegel, Novalis, Solger), il conceptualise

l’historicité. Il transforme l’esthétique en une philosophie de


l’histoire appliquée à l’histoire des arts et ouvre la voie aux
débats sur la hiérarchie des arts et les valeurs des formes
d’art qu’alimentent encore Schopenhauer et Nietzsche. En
même temps, il soumet les arts à un mouvement d’absolutisa-
tion métaphysique de l’art qui annonce les développements
heideggeriens.

La seconde moitié du siècle est marquée, principalement


en Allemagne, par la constitution des sciences de l’esprit ;
elles entendent confronter l’esthétique philosophique à l’exi-
gence de scientificité de l’histoire positive de l’art et aux avan-
cées de la psycho-physiologie expérimentale relatives à la
compréhension des mécanismes de la perception (Herbart,

Fechner, Helmholtz, Zimmermann, Wundt). Il en naît une

autre esthétique qui met l’accent sur les questions de forme


et d’empathie (Lipps, Vischer), de visibilité et d’activité artis-
tique (Fiedler). Tant dans les arts visuels (Hildebrand, Brink-
mann, Schmarsow) qu’en musique (Hanslick, Westphal), elle

ouvre la voie à une théorie de l’expressivité mais réinvestit à


l’occasion les perspectives morphologiques issues de Goethe.

Elle est au fondement de la « science de l’art » (Riegl, von


downloadModeText.vue.download 390 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

388

Schlosser, Wölfflin, Warburg, Panofsky) mais féconde aussi


l’intuitionnisme de Croce et le vitalisme teinté de sociologie
des esthéticiens français (Guyau, Séailles).

La querelle de l’abstraction (Worringer) ouvre le XXe s.,

sans relation directe avec l’évolution picturale contemporaine


et en marge de la philosophie institutionnelle. La polarité
entre esthétique post-kantienne et science de l’art se perpé-

tue ainsi jusqu’au milieu du siècle, renouvelée par l’impact

de la phénoménologie et de la sémiotique. Si la théorie de


l’art d’inspiration saussurienne (Marin, Damisch) s’inscrit dans
l’optique formaliste, elle bénéficie également des apports de
la psychanalyse et de l’histoire critique des idées. À travers
l’école de Marburg, la phénoménologie est au contraire héri-
tière du subjectivisme de l’expérience esthétique (Volkelt,
Geiger), mais elle ne trouve son plein épanouissement que
dans la recréation opérée par Merleau-Ponty.

Après 1950, l’objet prioritaire de l’esthétique est de ré-

pondre à la stratégie de rupture inaugurée par les avant-

gardes artistiques. Dans la mouvance du dernier Wittgenstein

s’impose la thèse que l’art est un concept ouvert, non défi-

nissable. Ce scepticisme aboutit pourtant à relancer un ques-

tionnement d’où va émerger toute une gamme d’approches et


de définitions : institutionnelle (Danto, Dickie), ontologique
(Currie, Zemach), intentionnaliste (Wollheim, Levinson), sé-
miotique (Goodman), etc. Sur le versant phénoménologique,
les tendances dominantes portent sur la dimension historico-
politique (Benjamin, Adorno), l’enjeu d’une rationalité esthé-
tique sui generis (Seel, Menke, Wellmer) et l’horizon heideg-
gerisant de la déconstruction (Derrida, Nancy, voire Lyotard).
Ce qui peut relier malgré tout des recherches aussi disparates,

c’est la place de plus en plus importante reconnue à la notion

de contexte, même si l’on déplace en fait les divergences


du contenu des doctrines aux multiples interprétations qu’on

donne du terme.

▶ Non cumulative, l’histoire de l’esthétique reprend les voies


ouvertes dès son origine plurielle et ne cesse d’explorer les
apories que les tentatives liminaires de définition ont susci-
tées. Entre analyse des oeuvres et portée métaphysique, entre

critique du goût et promotion sensible de l’expérience, elle

n’a en définitive jamais tranché.

Danièle Cohn

✐ 1 Baumgarten, A., « Meditationes philosophicae de non-nullis


ad poema pertinentibus », in Baumgarten, Esthétique, trad. J.-
Y. Pranchère, L’Herne, Paris, 1988.

Voir-aussi : Bayer, R., Histoire de l’esthétique, A. Colin, Paris,


1961.

Becq, A., Genèse de l’esthétique française moderne (1680-1814),


Albin Michel, Paris, 1994.

Jimenez, M., Qu’est-ce que l’esthétique ?, Gallimard, Folio, Paris,

1997.

Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens

Klincksieck, Paris.

Rochlitz, R., les Théories esthétiques après Adorno, Actes Sud,

Arles, 1990.

Saint-Girons, B., Esthétiques du XVIIIe siècle. Le modèle français,


P. Sers, Paris, 1990.

Schaeffer, J.-M., l’Art de l’âge moderne. L’esthétique et la philo-

sophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Gallimard, Paris, 1992.

! ESTHÉTIQUE, FACULTÉ DE JUGER, JUGEMENT (ESTHÉTIQUE)

∼ ESTHÉTIQUE INDUSTRIELLE
Calqué sur l’anglais industrial design au début du XXe s.

ESTHÉTIQUE

Tentative de conjuguer de manière fonctionnelle les

dimensions esthétique et industrielle de l’artefact, carac-


téristique de l’idéologie moderniste.

La notion en apparence si peu philosophique de l’esthétique


industrielle pose la question philosophique majeure du rap-
port entre éthique et esthétique. En pensant la quantité et la
qualité de l’ornementation en conformité au statut du desti-
nataire, l’âge antique et l’âge classique concevaient en effet
l’esthétique sur fond d’éthique sociale au sens de l’ethos de

classe. Si la recommandation de l’architecte Marc-Antoine


Laugier à propos des logements des pauvres que l’on y ren-
contre « beaucoup de propreté et de commodité, point de
faste », ressemble à s’y méprendre à une déclaration de type

moderniste, elle en est pourtant l’exacte antithèse : ce qui


est affirmé ici c’est la préséance de l’éthique sociale qui veut
que des logements destinés à des usagers occupant le bas
de l’échelle sociale ne comportent aucun faste. Cette pres-

cription peut paraître cynique, elle n’en relève pas moins de


l’éthique au sens de ce qui a trait à l’ethos. Une telle demande
revêt un tout autre sens avec le Modernisme dans la mesure
où l’ethos ne se situe plus en amont mais en aval, il résulte
d’une esthétique dont le produit industriel « anonyme » est
emblématique. Les écrits de Le Corbusier 1 constituent la syn-
thèse éblouissante de cette idéologie dont l’esthétique indus-

trielle est l’Idéal.

La préséance de l’esthétique dans le Modernisme ne si-


gnifie cependant pas l’abandon de toute ambition éthique,
bien au contraire. Elle renvoie à la croyance que, soumis aux
influences bénéfiques d’un programme architectural dominé
par les valeurs de clarté et de fonctionnalité, l’usager sortira
régénéré de ce bain de beauté. Le matériel hygiénique et la

maison de verre constituent deux paradigmes centraux de


cette nouvelle esthétique où, selon le mot du poète P. Schee-

rbart, « la vermine est persona non grata. » Parce que la lai-

deur est moralement indéfendable, la beauté est plus qu’un


programme esthétique et doit profiter à l’ensemble de la
société.

Tout est pour le mieux si cet usager adopte les valeurs


qu’emporte avec elle cette architecture. Sinon, il ne reste plus

qu’à espérer qu’elle sera assez puissante dans ses effets pour
produire l’homme nouveau qu’elle appelle de ses voeux.
Comme l’écrit le peintre J. Gorin : « Les temps machinistes

vont bouleverser complètement la vie de l’homme, ils vont


préparer les sociétés futures sans classes. La plastique pure

dans le domaine architectural créera l’ambiance adéquate à la


vie collective nouvelle. » 2.

En d’autres termes, elle revendique un « Idéal de décor » à


l’intérieur duquel s’épanouira cet être « qui a en lui-même la
fin de son existence, l’homme, cet être qui peut déterminer

lui-même ses fins par la raison » 3. Avec l’esthétique indus-


trielle, le Modernisme voudrait donner une « présentation

sensible » à un tel Idéal de beauté ou de perfection, en tant


qu’il repose sur la raison et non sur une fantaisie personnelle
comme le serait un Idéal de belles fleurs.

▶ Mais cette éthique qu’il pensait pouvoir soumettre à l’ordre


de ses raisons s’est finalement révélée l’écueil sur lequel allait
buter le mouvement moderne, dès lors que les objets pro-

duits pour transformer la vie furent accaparés par les groupes


downloadModeText.vue.download 391 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

389

socialement dominants qui, à travers eux, et comme l’avaient


toujours fait leurs aïeux, affirmaient leur ethos de classe.
L’éthique du design était née ; la parenthèse du Modernisme
pouvait se refermer en ce sens que l’éthique retrouvait ses
prérogatives anciennes mais, à rebours de l’âge classique,
de manière honteuse : le design continuait à véhiculer une
idéologie du bien être pour tous à travers la « bonne forme »,
tout en permettant à l’ordre social et aux hiérarchies qui le
constituent de se perpétuer en procurant à la classe domi-
nante les signes de distinction dont elle a toujours été grande
consommatrice.

Jacques Soulillou

✐ 1 Le Corbusier, l’Art décoratif aujourd’hui (1925), rééd.

Arthaud, Paris, 1990 ; Lorsque les cathédrales étaient blanches...

Voyage au pays des timides (1937), rééd. Denoël, Paris, 1977.

2 In Cercle et Carré en 1930, rééd. Belfond, Paris, 1971.

3 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko,


§ 17, Vrin, Paris, 1968, p. 74.

Voir-aussi : Heskett, J., Industrial Design, Thames and Hudson,

Londres.

Loewy, R., La laideur se vend mal (1953), trad. M. Cendrars,


rééd. Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1990.

Souriau, P., La beauté rationnelle (1904).

! DÉCORATIF, MODERNISME, MODERNITÉ

Le regard esthétique est-il

affaire d’éducation ?

Le regard esthétique désigne métaphori-

quement l’action de considérer et de rece-

voir esthétiquement un objet dont il importe


peu à cet égard qu’il soit appréhendé grâce

à la vue, comme un tableau ou un texte, grâce à l’ouïe,

comme une sonate, ou grâce aux autres sens.

LE REGARD ESTHÉTIQUE

I l se caractérise davantage par une posture que par un état


du sujet « regardeur », l’état pouvant prendre des modali-
tés fort différentes, allant de l’approche conceptuelle la plus
intellectualisée à une quasi-extase totalement sensuelle.

La posture, volontaire ou involontaire – là est le problème


– du sujet peut, en fonction du statut de l’objet, avoir deux
types de modalités. D’une part, face à un objet artificiel ou
naturel dont il sait qu’un individu ou un groupe le juge déjà
comme étant artistique ou pouvant engendrer un regard es-
thétique, le sujet peut, à son tour, considérer qu’il relève de
l’art ou bien du sans-art 1 et/ou confirmer ou bien infirmer
qu’il peut engendrer un regard esthétique ; dans les deux cas,
il a une position esthétique : dans un cas, le regard est esthé-
tique positivement et toujours engendre un rapport esthé-
tique à l’objet et un état particulier du sujet ; dans l’autre, il est
esthétique négativement et souvent est suivi d’une absence
de rapport esthétique à l’objet et de transformation notoire
de l’état du sujet. D’autre part, le sujet peut toujours recevoir
esthétiquement un objet artificiel ou naturel qui n’a jamais été
considéré ni comme artistique, ni comme pouvant générer
une posture esthétique, c’est-à-dire qu’il peut le considérer
sous un autre angle que celui de la simple utilité ; il pense et

expérimente alors que cet objet peut relever du registre de


l’oeuvre d’art et/ou de celui du beau et du sublime.

Mais les faits sont là : il n’y a pas d’universalité de facto du

regard esthétique : aucun objet n’engendre chez tout sujet un


regard esthétique, ni a fortiori le même regard esthétique ;

certains sujets n’ont peut-être aucun regard esthétique, en


tout cas, tous les sujets n’ont pas eu, n’ont pas et n’auront

pas le même regard esthétique, un, unique, universel, an-


historique et intemporel. Le constat s’impose non seule-
ment aujourd’hui, par exemple pour les productions de l’art
contemporain ou de cultures peu ou mal connues par un

sujet, mais aussi depuis toujours ; face à un objet considéré


esthétiquement par un individu ou par un groupe comme

étant, par exemple, une oeuvre d’art, chacun ne réagit pas de


la même façon ; certains admirent, contemplent ou aiment
l’objet, d’autres pas, certains estiment que c’est une oeuvre,
d’autres pas, certains affirment que c’est de l’art, d’autres pas.

Il y a donc problème : dans les faits et par contrecoup


dans la théorie. Le regard esthétique n’est-il que l’effet d’un
ensemble de déterminations non-esthétiques ? A-t-il alors une
quelconque valeur et un quelconque intérêt ?

Qu’est-ce qui rend possible le regard esthétique, voire


qu’est-ce qui le conditionne ou le détermine ? Est-il simple-

ment affaire de personnalité ou bien de hasard, d’influences


matérielles et idéologiques ou bien d’éducation ? Si la person-

nalité, le hasard et les influences matérielles et idéologiques

peuvent être aisément repérées, le rôle de l’éducation est


plus complexe et, par là même, plus intéressant : comment,
en effet, penser les rapports réels, possibles et souhaitables

entre le regard esthétique et l’éducation ? Poser ces questions


est fondamental, il en va de la nature et du statut du regard
esthétique.

UNE AFFAIRE DE SOCIÉTÉ

ET D’HISTOIRE

D ans sa célèbre analyse de L’origine de l’oeuvre d’art, Hei-


degger remarque avec justesse que l’on peut avoir un
regard non-esthétique d’une oeuvre d’art : on peut la consi-

dérer comme n’importe quelle autre chose. Ainsi, tel un vul-

gaire porte-bouteilles, un tableau peut être emballé, expédié


dans un train et stocké dans une cave ; aucun regard esthé-
tique ne préside à ces opérations qui ne relèvent que de la
manipulation et de la conservation d’objets ; d’ailleurs, le tra-
vail d’un conservateur de musée artistique est, pour une très
grande part, comparable à celui d’un conservateur de musée
scientifique ou historique, disons un musée de la bicyclette.
Quelques années avant l’apparition du groupe d’artistes Sup-
ports-Surfaces, mais sans avoir les mêmes intentions qu’eux,
le philosophe allemand peut ainsi écrire, que « la toile est ac-
crochée au mur comme un fusil de chasse ou un chapeau » 2.
L’oeuvre est ainsi reçue comme un objet ordinaire : elle peut
alors, au mieux, décorer, parfois avoir une utilité – on raconte
que le seul tableau que vendit Van Gogh fut très vite utilisé
pour boucher le trou d’un poulailler –, le plus souvent pas-

ser inaperçue, c’est-à-dire n’être perçue et reçue par aucun

regard esthétique ; ainsi, bien des temples, statues, peintures,


textes, musiques, etc. ne furent conçus et, dans un premier

temps, reçus que comme des outils, des moyens, des signes

et des représentations d’un pouvoir.

De même, il arrive que ce qui se donne comme étant une

oeuvre d’art dans l’art contemporain soit considéré non-es-

thétiquement, parfois par le public et même, exceptionnel-


downloadModeText.vue.download 392 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

390

lement, par des employés des musées d’art : il n’est même


pas identifié comme étant exposé ou installé, on nie sa pré-

tendue essence en ignorant son existence et il peut être mis,

par mégarde, dans les poubelles à la fin de l’exposition,

tel un vieux papier ou une boîte sale et inutile ; cela est

arrivé. Un manque d’information, une erreur d’exposition,

un défaut de contextualisation ou peut-être une absence


de force extrinsèque de l’oeuvre bloquent donc l’émergence
de certains regards esthétiques. Au début du siècle dernier,
Duchamp avait pointé ce problème des conditions de possi-
bilité de ce type de regard en exposant des objets déjà faits
industriellement par une équipe inconnue de techniciens
et d’ouvriers. En effet, le musée muséalise l’objet qui y est
exposé et esthétise le regard de celui qui regarde l’objet ;
souvent, la raison principale qui incite le regardeur à trou-

ver que la toile accrochée au mur est une oeuvre d’art à

contempler est qu’elle est dans un musée d’art et non dans

un poulailler, une cave ou un musée de la bicyclette. Ces

ready-made laissaient à penser que le regard esthétique est

fabriqué et déterminé ; Duchamp provoquait l’interrogation

et la réflexion et peut-être, corrélativement, conditionnait un

regard esthétique d’un autre type.

De leur côté, les sciences humaines ont démontré que le

regard esthétique d’un individu ou d’un groupe est influencé


par le milieu dans lequel il se déploie. Ainsi, l’histoire montre
qu’avec le temps la manière dont on considère un même
objet – peinture d’histoire, musique militaire, texte religieux,
couronne royale, affiche publicitaire, photographie de famille,
etc. – se transforme totalement : le regard utilitaire peut deve-
nir esthétique et, au fil du temps, une approche esthétique
peut passer de la reconnaissance que l’objet est artistique à
l’affirmation que c’est un chef-d’oeuvre absolu : témoin le

destin des Iris, non vendus du vivant de Van Gogh, et Du

côté de chez Swann, refusé par Gallimard et vendu à compte

d’auteur par Proust. Pour Feuerbach, « Les temples érigés en

l’honneur de la religion le sont, en vérité, en l’honneur de


l’architecture. »3 : le regard a besoin de certaines conditions

historiques pour pouvoir devenir esthétique. La sociologie,

en particulier la critique sociale du jugement entreprise par

Bourdieu 4, explique quant à elle comment l’appartenance à


une certaine classe sociale conditionne la possibilité et les
modalités d’un point de vue esthétique : le docte, l’autodi-
dacte, le mondain ou le petit-bourgeois n’ont ni le même
regard, ni le même goût, ni la même esthétique. Enfin, la psy-
chanalyse explique comment l’histoire et la vie psychiques
du sujet, et en particulier la spécificité de ses processus de
sublimation, conditionnent les modalités de son regard esthé-

tique, aussi bien pour l’artiste 5 que pour celui qui est face à

un objet relevant de l’art ou du sans-art.

Ainsi, une partie de la philosophie, des sciences humaines

et de l’art reconnaît que le regard esthétique est affaire de

société et d’histoire, sur le plan collectif et individuel. Mais

peut-on réduire ce type de regard à cela ? N’est-il pas d’abord

une affaire d’éducation ? Si oui, faut-il réduire l’éducation à

du social et à de l’historique ? Bref, si l’on peut reconnaître les


influences conditionnant ce regard, doit-on en conclure qu’il
est totalement déterminé ou bien peut-on montrer qu’il peut
être l’occasion de l’exercice d’une certaine liberté et d’une
élévation certaine ?

UNE AFFAIRE D’ÉDUCATION

C es questions concernent tout homme. De facto, tout le


monde n’est pas impliqué par elles, ce qui est éthique-
ment regrettable ; de jure, tout le monde devrait l’être : le
regard esthétique est une expérience que chaque homme
devrait avoir faite et devrait faire, car il peut être un bien qui
élève l’homme face à ce qui est considéré comme une oeuvre
d’art ou face à ce qui est du sans-art, artificiel ou naturel. C’est
parce que ce type de regard relève du bien et du devoir être
universel que la question de l’éducation peut et doit se poser.
C’est le devoir être universel de l’éthique qui fonde en raison
pratique le devoir être universel du regard esthétique et donc
de l’esthétique.

Ces questions concernent donc enfants et adultes, critiques


et théoriciens, artistes et regardeurs. Le souci des enfants doit
mobiliser éducateurs et institutions scolaires, culturelles, artis-

tiques, médiatiques et politiques, celui des adultes prendre en


compte l’éducation et l’auto-éducation, la formation et l’in-
formation, la transmission et la communication. Une perpé-
tuelle formation approfondie et modeste et non une tendance
dérisoire à la mode, au dogmatisme, au spectaculaire et au
narcissisme, s’impose aux critiques, de même qu’aux théori-
ciens une capacité à l’ouverture et à la remise en cause, une
confrontation aux autres regards esthétiques et une effectivité
dans la conceptualisation et la problématisation. Quant aux
artistes, ils doivent pratiquer un regard esthétique instruit,
curieux et parfois critique, à la fois sur l’art et le monde en
général et sur leur oeuvre en particulier. Bref, tous les regar-
deurs doivent s’éduquer et être éduqués.

Mais comment ? Quel type d’éducation est nécessaire pour


ces regards esthétiques ?

Il va de soi que l’éducation du regard esthétique ne peut


être ni un dressage, ni une création d’automatismes, ni un

endoctrinement idéologique, ni un gavage d’esprit, ni une


manipulation de la sensibilité, ni un étourdissement dans
la nouveauté, ni une fuite dans l’érudition, ni une histoire

désincarnée, ni une théorie desséchée, ni une mise en place


de distinctions, ni une pratique ennuyeuse et stérile. Tout
cela existe malheureusement déjà et n’est pas l’affaire de
l’éducation, mais souvent celle de la société et de l’histoire :

l’éducation doit justement lutter contre et prendre en compte


les conditionnements et réalités relevant de la société et de

l’histoire pour éduquer, c’est-à-dire conduire à l’extérieur


du cercle du conditionnement social et historique, conduire
l’élève à s’élever plus que l’étudiant à étudier. L’éducation est

plus élévation qu’étude, elevatio que studium. Si le regard


esthétique doit être affaire d’éducation, c’est que la spécificité
de cette dernière est de lutter à la fois contre l’abaissement,
la baisse et la bassesse, et pour la liberté, l’autonomie et le
doute.

L’éducation doit en premier lieu permettre à l’individu de


prendre conscience qu’il peut avoir un regard esthétique. Elle

doit en créer les conditions et lui faire éprouver et expéri-


menter la positivité possible d’un tel regard. Ce dernier ne
sera pas conformisme à un modèle préexistent, mais décou-
verte infiniment enrichissante non tant d’un objet du regard,
ni d’une modalité particulière de ce regard, que de l’existence
même de ce regard. La prise de conscience réflexive de ce
regard a pour conséquence nécessaire une exigence d’auto-
nomie et de liberté : elle engendre chez chaque individu à la
fois une lutte contre les conditionnements sociaux et histo-

riques et un effort progressif de mise en oeuvre de son propre


downloadModeText.vue.download 393 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

391

regard esthétique particulier. Ce dernier est toujours minus-


cule, humble et ouvert à l’autocritique et à la critique, mais il
est aussi habité par une exigence de pureté et d’authenticité,
même si l’on sait que ce regard ne peut pas faire comme

s’il n’était pas confronté à la société et à l’histoire dont il est

partie prenante. Bref, l’éducation permet au regard de faire

l’expérience de lui-même et de ses limites, de ses grandeurs

et de ses servitudes ; elle offre au sujet la possibilité d’être


hors de lui, de le goûter et de se construire à partir de cette

extériorité constitutive. Grâce à l’éducation, le regard esthé-

tique a une histoire et des métamorphoses, comparables à

celles dont parle Nietzsche : d’abord chameau porteur des

valeurs de la société et de l’histoire, il devient lion en se


libérant de ces fardeaux pour enfin être enfant, c’est-à-dire
créateur de valeurs nouvelles 6.

L’éducation du regard esthétique permet d’apprendre non


seulement des choses et des méthodes nouvelles, mais sur-
tout qu’il existe du nouveau auquel il doit se confronter : ce

qui est mal ou non reçu, mal ou non expérimenté, mal ou

non connu par le sujet ; le regard qui veut être éduqué doit
s’y aventurer. Ainsi, il ne consomme plus socialement et / ou

bêtement, il est évaluation des objets, c’est-à-dire à la fois


classification – les uns en différence des autres – et classe-

ment – les uns par rapport aux autres.

Cette éducation se fait grâce à une confrontation constante


avec les objets et les pratiques. Elle doit comporter un contact
étroit avec l’exercice d’un art ou la fabrication d’un objet : on
éduque son regard poétique en lisant et en écrivant, son re-
gard musical en écoutent et en jouant. Mieux, elle doit favori-
ser la création du sujet, même si cette création est on ne peut
plus élémentaire, à condition de lui permettre d’avoir sur sa

propre production un regard lucide et critique. L’éducation

doit apprendre à s’évaluer avec justesse et sévérité et non à

s’auto-illusionner. Par là, le regard esthétique s’enrichit et de-

vient plus libre, c’est-à-dire plus autonome, donc plus maître

de ses propres lois, choix et goûts, et ce, toujours avec un

doute méthodique, sans lequel aucun progrès n’est possible.

▶ Le regard esthétique doit avoir affaire avec l’éducation,


dans la mesure où cette dernière peut lui permettre non seu-
lement de prendre des distances par rapport à sa société,
son histoire et sa vanité, mais aussi de se découvrir, de se
construire et de s’expérimenter positivement face à l’art et
au sans-art.

FRANÇOIS SOULAGES

✐ 1 Est qualifié de sans-art un objet ou une pratique réalisé

sans projet ni volonté artistiques ; cf. Soulages, F., Esthétique de

la photographie, chap. 5, « Du sans-art à l’art », Nathan, Paris,

3e éd. 2001.

2 Heidegger, M., Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Galli-

mard, Paris, 1962, pp. 12-13.

3 Feuerbach, L., L’essence du christianisme (1841), « Introduc-


tion », in Manifestes Philosophiques, trad. Althusser, Maspéro,
Paris, rééd. 10/18, p. 107.

4 Bourdieu, P., La distinction, critique sociale du jugement, Mi-


nuit, Paris, 1979.

5 Freud, S., Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, trad.

Gallimard, Paris, 1987.

6 Nietzsche, F., Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), I, 1,

« Des trois métamorphoses », trad. in OEuvres philosophiques

complètes, Gallimard, Paris, 1971.

! ESTHÉTIQUE, VISIBLE

Peut-on rendre compte ra-


tionnellement de la valeur

esthétique ?

La notion de valeur esthétique ou artistique

est des plus controversées. Il n’y a guère de

consensus en ce qui concerne son statut

(objectif ou subjectif, émotif ou cognitif,

etc.), sa pertinence, sa légitimité ou son importance.

Il existe des théories esthétiques dans lesquelles elle


ne joue aucun rôle ; il en existe d’autres qui sont tout
entières centrées autour de la question de la valeur.

Ces deux extrêmes ne répondent pas au statut, précaire


mais non négligeable, des jugements de valeur dans nos
rapports aux oeuvres et aux phénomènes esthétiques,

ainsi que dans nos discussions sur les oeuvres d’art, qu’il
s’agisse d’échanges entre amateurs ou de débats entre

critiques experts. Une conception rationnelle de la va-

leur esthétique semble être nécessaire, moins comme

définition du fait esthétique ou artistique, que par réfé-

rence à nos efforts communs pour rendre justice à l’am-

bition inhérente aux oeuvres d’art et à la sélectivité de

notre perception.

STATUTS DE LA VALEUR DANS

LA THÉORIE ESTHÉTIQUE

L a valeur entre norme absolu et relativité. L’importance de


la notion de valeur esthétique a décliné au cours de l’his-
toire, au point qu’il faut aujourd’hui en faire l’apologie pour
encore lui réserver une place significative. Jusqu’au XVIIe s., la

valeur de l’art passait généralement pour objective et indis-


cutable. C’est au siècle des Lumières que le doute s’est fait

jour à son sujet, entraînant le relativisme et le subjectivisme

en cette matière.

En esthétique, la notion de valeur se rattache le plus sou-


vent au caractère « absolu », estimable, désirable ou désiré des

oeuvres d’art (ou des objets investis d’un intérêt esthétique),


voire à leur prix. La succession de ces termes correspond à

une échelle qui va du caractère sacré des oeuvres d’art à leur

valeur utilitaire ou marchande. Mais ces deux extrêmes font

l’impasse sur la valeur artistique ou esthétique. Dans le cas

de l’oeuvre sacrée, la notion de valeur est trop faible et trop


relative pour rendre compte de son statut absolu ; en parlant

de la valeur marchande ou utilitaire, on fait tout bonnement

abstraction de la valeur proprement artistique ou esthétique

de l’oeuvre. Entre ces deux extrêmes, on considère que les


oeuvres ont plus ou moins de valeur, on les compare, on
argumente ou discute sur leurs mérites respectifs ou sur leur
importance respective. Dans de tels contextes, une oeuvre
peut être dévaluée ou réévaluée. De tels changements de
statut relativement à la valeur des oeuvres sont des processus
normaux, dans la critique et dans le débat des historiens de
l’art comme dans le commerce des arts.

L’« objectivité » de la valeur. Lorsque les hiérarchies sont


stables pendant des périodes plus ou moins longues, la valeur
des oeuvres est parfois considérée comme « objective ». À vrai
dire, cette objectivité est due au fait que la valeur en question
est unanimement appréciée par les membres d’une com-

munauté qui ne s’aperçoivent pas du fait que les membres


downloadModeText.vue.download 394 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

392

d’autres communautés ne la considèrent pas comme telle.


L’objectivité repose donc ici sur un partage implicite.

Dans un contexte de controverses sur la valeur des oeuvres,


on a tenté de leur attribuer certaines « qualités » soustraites
à l’appréciation subjective. Une telle acception plus neutre
semble échapper aux difficultés de la valeur « objective »,
mais la notion de qualité est simplement ambiguë. Elle peut,
en effet, s’appliquer aussi bien à des propriétés descriptibles
(« rouge ») qu’à des propriétés attribuées en vertu d’une pré-
férence ou d’un jugement de valeur (« séduisant »).

Une appréciation énoncée comme une préférence (« j’aime


ce tableau », « ce roman me plaît », « ce film est formidable »)
n’est pas, à proprement parler, un jugement de valeur, dans
la mesure où le locuteur maintient son point de vue même
s’il n’est pas partagé.

En revanche, lorsque la valeur est attribuée à un objet ou


à une performance en vertu d’un « jugement de valeur », le
locuteur doit en principe avoir des arguments à l’appui de
son évaluation pour espérer la partager.

LA QUESTION DU JUGEMENT DE VALEUR

L e problème est donc de savoir quels sont les arguments


ou les raisons susceptibles de fonder un jugement de va-
leur qui puisse être partagé – si tant est qu’un tel jugement

puisse exister.

Quoi qu’il en soit, c’est un fait que nous discutons des


oeuvres d’art en pensant que ce que nous en disons n’est pas
toujours et nécessairement idiosyncrasique. Nous savons en
même temps que l’idiosyncrasie existe et que l’on peut aimer
ou détester une oeuvre d’art ou un phénomène esthétique,
sans que cet enthousiasme ou cette aversion soient forcément
partagés. Mais nous distinguons entre un propos qui ne fait
qu’exprimer une préférence ou une antipathie, d’une critique
qui exprime un jugement justifié sur la réussite, la grandeur,
la médiocrité ou l’échec d’une oeuvre d’art.

La notion de réussite ou d’échec fait partie du jeu de lan-


gage de la critique esthétique. La réussite – l’efficacité, l’inté-
rêt, la signification remarquable, etc. – est l’ambition de toute
oeuvre, l’échec le risque que court son auteur. Mais la réussite
ou la grandeur d’une oeuvre ne sont pas définissables a prio-
ri ; elles dépendent notamment du genre abordé, du contexte
culturel, de l’existence d’oeuvres comparables, antérieures ou
postérieures, etc. Il est donc difficile d’énoncer des critères
généraux de réussite ou de valeur. Néanmoins, la critique, en
discutant de l’oeuvre, s’efforce, en tenant compte de tous ces
paramètres et en mettant en jeu sa connaissance du contexte,
de parvenir à un jugement de valeur et d’intérêt qui soit per-
tinent et équilibré. Entre le favoritisme ou la promotion et la
sévérité excessive, une juste évaluation est l’un des objectifs
et l’un des devoirs de la critique.

LE DÉBAT SUR LE RELATIVISME ET SUR

LA VALIDITÉ INTERSUBJECTIVE

D ans le débat sur la valeur esthétique, l’« objectivité » de


cette valeur est toujours controversée. Arguant – avec
raison – que les valeurs esthétiques, tout comme les valeurs
morales, ne peuvent pas prétendre à la même objectivité que
les vérités de la science, plusieurs philosophes (notamment
Ayer et Stevenson) ont affirmé que ces prétendues valeurs
(« x est beau ») étaient en fait des expressions d’émotions
subjectives (« j’aime x »), assorties d’une invitation impérative
au partage (« aimez-le vous aussi ! »). Il ne pourrait donc y

avoir de bonnes raisons pour considérer qu’une oeuvre d’art


est bonne ou mauvaise. Selon ces auteurs, leur démystifica-
tion des jugements de valeur ne pouvait alors conduire qu’à
admettre le relativisme des valeurs.

Les arguments anti-relativistes de M. Beardsley. Beardsley 1


a défendu la thèse que ce n’est pas là le sens des jugements
de valeur esthétiques. C’est un fait que, lorsque nous attri-
buons une qualité à une oeuvre d’art, nous ne cherchons pas
simplement à faire connaître nos préférences individuelles
ou à exprimer des goûts collectifs, mais à dire quelque chose
d’intersubjectivement valide sur cette oeuvre. On peut consi-
dérer cette partie défensive de la thèse de Beardsley comme
toujours actuelle. La question est de savoir si – et comment
– un tel jugement à validité intersubjective est possible dans
le domaine esthétique.

Beardsley a tenté de le fonder sur trois « critères » (ou


« canons »), en fait très classiques : l’unité, la complexité et
l’intensité ; il a, en revanche, exclu tout argument de type
génétique (par ex. l’originalité) ou affectif. Le problème de
la partie positive de cette théorie réside dans les préjugés
qu’elle induit : sur la base de ces critères, Beardsley a été
amené à émettre des jugements négatifs sur des oeuvres
aussi universellement reconnues que celles de Giacometti
ou d’autres oeuvres de tendance surréaliste ou dada. Plus

généralement, il existe indéniablement des oeuvres qui, sans


répondre à ces critères pris littéralement, sont considérées
comme importantes et significatives.

Objections. Goodman a été l’un des premiers à se détour-


ner de ce type d’esthétique évaluative. Selon lui, le jugement
esthétique est avant tout un jugement cognitif, le « mérite »
des oeuvres étant secondaire à ses yeux. Cependant, s’il mini-
mise l’intérêt des débats sur cet aspect – selon lui surestimé
dans les débats et les théories esthétiques –, il ne conteste
nullement l’existence et la pertinence des jugements de va-
leur. Ainsi affirme-t-il lui-même volontiers que « la plupart des

oeuvres d’art sont mauvaises » 2, ce qui ne les empêche pas


d’être « esthétiques ». En revanche, il ne dit pas au nom de
quels critères il les juge mauvaises.

Se réclamant de Stevenson et de Goodman, Genette a en-

suite actualisé l’argument « émotiviste » ou « subjectiviste » qui


prive le jugement de valeur de toute pertinence intersubjec-
tive et en fait soit une expression irréductiblement subjective
qui n’engage que l’auteur d’un tel pseudo-jugement, soit une
préférence collective qui n’engage qu’une communauté 3.

Reconstruction des pratiques. Il reste que la fréquentation


des oeuvres d’art, tout comme le débat critique à leur sujet,
ne font nullement abstraction de l’aspect évaluatif et ne consi-
dèrent pas qu’il est sans intérêt et sans pertinence, même
s’il n’a pas le statut d’un énoncé scientifique. Être capable
de porter un jugement fondé sur le degré de réussite d’une
oeuvre reste bien la marque de tout critique digne de ce nom
et de tout amateur avisé. La question de savoir comment un
tel jugement est possible garde ainsi tout son intérêt, même
si l’on ne peut guère espérer donner à ce jugement le sta-
tut assuré d’un jugement de vérité, ni même d’un jugement
moral. En effet, si, dans chaque culture, un consensus s’établit
sur les chefs-d’oeuvre, franchir la barrière des particularismes
culturels reste toujours difficile. C’est à cette frontière que
resurgit le problème des « goûts ».

Ce qui plaide en faveur du statut cognitif – et non simple-


ment émotif – du jugement de valeur, c’est le lien entre l’am-
bition artistique sous-jacente à toute oeuvre et la reconnais-
sance de cette ambition. Il y a de ce fait une continuité entre
downloadModeText.vue.download 395 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

393

compréhension et évaluation : bien comprendre une oeuvre,


c’est aussi savoir si elle est réussie ou ratée, simplement inté-
ressante ou importante et significative. « Statut cognitif du
jugement de valeur » veut dire que, dans la mesure où le
jugement favorable ou défavorable est irréductible à une pré-
férence (ou une aversion), il doit reposer sur des arguments
spécifiques 4.

Considérations critériologiques. Parmi ces arguments, il


est plus simple de justifier les raisons négatives que les rai-
sons positives. Tout indique qu’un document essentiellement
constitué d’informations objectives (un rapport administra-
tif, par exemple), un témoignage personnel sans exempla-
rité particulière (un journal intime d’adolescent), un produit
révélant l’absence de maîtrise du matériau et de la technique
employés (le travail d’un poète du dimanche), ont peu de
chances d’être reconnus comme des oeuvres d’art. En re-

vanche, dire ce qui fait, d’une façon générale, la réussite ou


la valeur des oeuvres d’art, est impossible. Sinon, on pourrait
donner la recette des chefs-d’oeuvre. Il n’existe donc aucun

critère qui soit universellement « applicable » et, dans cette


application, infaillible. Sur ce point, l’esthétique kantienne
n’est guère réfutable. Le jugement esthétique ne peut être
porté qu’après coup et en fonction de chaque cas particulier.

Quoi qu’il en soit, la « cohérence » de l’oeuvre, au sens


non d’une « unité » classique de surface, mais d’une inté-
gration maximale des éléments constituants, semble être une
condition de son efficacité. Ce qui ne signifie pas qu’une
oeuvre rigoureusement construite est forcément supérieure à
une oeuvre apparemment plus improvisée ou plus décou-
sue : dans ce dernier cas, la cohérence des composantes
peut se situer à un niveau moins facilement perceptible, mais
d’autant plus actif et plus intriqué dans plusieurs dimensions
formelles et sémantiques. On peut supposer aussi qu’une
oeuvre aura d’autant plus d’intérêt que sa « cohérence » sera
conquise sur des forces contraires qui en feront la richesse et
la profondeur. Par ailleurs, plus on s’approche de l’époque
moderne, plus le fait que l’oeuvre apporte des perspectives,
des techniques, des thèmes inédits ou renouvelés aura de
l’importance. Mais ce ne sont là que des indications très géné-
rales, qui admettent bien des exceptions, étant bien entendu
qu’il faut faire abstraction, ici, des préférences multiples et
contradictoires qui peuvent se superposer à ces considéra-
tions générales, valables pour les jugements de valeur des
récepteurs les plus informés et les plus expérimentés dans le
domaine des arts.

▶ Le concept de valeur esthétique semble devoir son statut


problématique dans l’esthétique philosophique à deux abso-
lutismes : celui d’une théorie – traditionnelle ou romantique
– qui sacralise l’art, au point de n’admettre aucune interro-

gation sur une éventuelle relativité de cette valeur ; et celui

d’une théorie qui porte sur les valeurs morales et esthétiques

un regard démystificateur, ces valeurs ne relevant selon elle

que d’une généralisation abusive de préférences subjectives.


Dès lors que l’on reconstruit les pratiques des récepteurs
d’oeuvres d’art, on se rend compte que le débat critique par-

vient à faire la différence entre jugements de valeur argu-


mentes et préférences pures et simples. Ordonnée autour des

chefs-d’oeuvre qui structurent chaque époque, l’histoire de


l’art apporte d’ailleurs la preuve de la pertinence et de l’effi-
cacité des jugements de valeur.

RAINER ROCHLITZ

✐ 1 Beardsley, M., Aesthetics. Problems in the Philosophy of Cri-


ticism, Hackett, Indianapolis et Cambridge, 1958 et 1981.

2 Goodman, N., L’art en théorie et en action, trad. J.-P. Cometti


et R. Pouivet, Éd. de l’Éclat, Paris, 1996 ; Langages de l’art. Une
approche de la théorie des symboles, trad. J. Morizot, J. Cham-

bon, Nîmes, 1990.

3 Genette, G., L’OEuvre de l’art, t. 2 « La relation esthétique »,

Seuil, Paris, 1997 ; Goldman, A., Aesthetic Value, Westview

Press, Boulder, Colorado, 1995.

4 Rochlitz, R., L’art au banc d’essai. Esthétique et critique, Gal-

limard, Paris, 1998.

! CRITÈRE, FACULTÉ DE JUGER, NORME, PLURALISME, RELATIVISME

Comment naturaliser

l’esthétique et pourquoi ?

Sous la dénomination d’« esthétique », la


réflexion philosophique englobe en général
la création des oeuvres et leur « contem-

plation ». Pourtant, en tant qu’il relève du

faire, le geste artistique se distingue du discernement


perceptuel (ou autre) en quoi consiste la « contempla-
tion ». Or, à l’origine (chez Baumgarten) l’esthétique se
voulait explicitement une analyse de l’attention. C’est

Kant qui, tout en gardant cette définition attentionnelle,

a commencé à brouiller les cartes en traitant conjointe-

ment du « génie ». Il importe plus que jamais de rétablir

la distinction qui reposait sur l’intuition irréfutable que

la création artistique et la conduite esthétique mettent

en oeuvre des ressources mentales et des intentionnali-

tés différentes. L’indépendance des deux séries de fait

est d’ailleurs illustrée par le fait que le champ investi

par l’attention esthétique ne se limite pas au domaine

des artefacts artistiques, et que toutes les oeuvres d’art

ne sont pas créées afin d’être investies par l’attention


esthétique.

QU’EST-CE QU’UNE CONDUITE ESTHÉTIQUE ?


L a relation esthétique s’instaure comme activité attention-
nelle : on regarde un tableau ou un paysage, on écoute

une pièce de musique ou un chant d’oiseau, on lit un poème,

on touche une sculpture... Son premier trait distinctif réside


donc dans le fait qu’elle est une mise en oeuvre de l’attention

cognitive, donc de l’activité grâce à laquelle nous prenons


connaissance de la réalité dont nous sommes un élément.
La fonction originaire et « canonique » de l’attention cogni-

tive ne réside bien sûr pas dans son usage esthétique mais

dans son utilité pragmatique, et la plupart de nos activités

attentionnelles ne sont nullement esthétiques. Pour être de

nature esthétique, l’activité de discernement doit donc encore

remplir une condition supplémentaire.

Ramenée à l’essentiel, cette condition supplémentaire

est la suivante : pour qu’une activité cognitive relève d’une

conduite esthétique, il faut que sa finalité réside dans le


caractère satisfaisant de cette activité elle-même. Autrement

dit, la relation cognitive doit être entreprise et valorisée pour

la satisfaction induite par sa propre mise en oeuvre. Dans

la relation esthétique, l’attention et la réaction appréciative


forment donc une boucle interactive. L’enjeu immédiat de
l’attention esthétique réside ainsi dans sa propre reconduc-
downloadModeText.vue.download 396 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

394

tion, ce en quoi, comme Kant l’avait déjà souligné, elle est


très proche de l’activité ludique.

Il importe de voir que la finalité hédoniste de la relation


esthétique investit uniquement l’activité attentionnelle. Rien
n’exige que l’objet (re)construit par cette activité soit lui-
même « plaisant ». Ainsi la relation esthétique avec une re-
présentation artistique peut-elle être satisfaisante alors même
que les sentiments induits par l’univers représenté sont éven-
tuellement dysphoriques (il suffit de penser à la tragédie).
L’inverse est tout aussi vrai : un objet peut évoquer en nous
des sentiments plaisants tout en donnant lieu à une expé-
rience esthétique non satisfaisante.

Le fait que la relation esthétique se définisse comme fonc-

tionnement autotélique d’une attention cognitive appréciative


n’implique pas que la conduite esthétique elle-même doive

être désintéressée, donc dépourvue de fonction. L’analyse dé-

couvre qu’en réalité l’attitude esthétique est souvent enchâs-

sée dans d’autres conduites par rapport auxquelles elle est

fonctionnelle. Ainsi, dans de nombreux contextes rituels, des

moments esthétiques jouent un rôle essentiel en tant qu’élé-


ments de renforcement positif. Plus fondamentalement, dans

la mesure où la conduite esthétique résulte de la conjonction


de deux structures mentales de base (la relation cognitive
et le calcul hédoniste), il est probable qu’elle remplit une
fonction constante et stable dans l’économie mentale de l’être
humain.

APPRÉCIATION ET JUGEMENT

L ’appréciation, c’est-à-dire le degré de (dis)satisfaction


inhérent à l’attention esthétique, doit être distinguée de

ce qu’on appelle couramment le jugement esthétique, c’est-à-

dire l’acte judicatoire qui accorde telle ou telle valeur à l’objet

lui-même. Le lien entre l’attention esthétique et la (dis)satis-

faction est de nature causale : l’appréciation est l’état affectif

causé par l’activité d’attention esthétique. Ce lien causal est

constitutif de la relation esthétique comme telle, au sens où

ce qui fait sa spécificité par rapport à d’autres relations au

monde réside précisément dans le rôle autorégulateur que

remplit ce lien causal. La relation entre l’attention esthétique

et le jugement de goût est fort différente. D’abord, le lien


entre les deux n’est pas celui, causal, entre un acte attention-

nel et sa résultante affective : le jugement esthétique est un


acte discursif – ou du moins un acte de pensée – conscient

et réfléchi à travers lequel j’exprime (et éventuellement justi-


fie) une sanction (positive ou négative) qui porte sur l’objet

esthétique. En deuxième lieu, le jugement esthétique n’est


pas une caractéristique interne de la relation esthétique : il

n’en est qu’une conséquence contingente, contrairement à la

satisfaction appréciative qui en est la finalité interne et le


régulateur. Lorsque nous nous engageons dans une relation
esthétique, ce n’est pas afin de formuler un jugement mais
afin d’avoir accès à une expérience d’attention satisfaisante
dans son déroulement même.

Dans la mesure où la conduite se définit comme une rela-


tion d’attention appréciative et pour autant que le jugement
esthétique est une sanction de cette conduite, il ne saurait
qu’exprimer une valeur subjective, puisqu’il trouve sa source
dans un état de (dis)satisfaction, donc dans quelque chose
qui est par définition une expérience personnelle. Comme
Hume l’avait déjà noté, l’approbation (ou la désapprobation)
du jugement esthétique n’est pas inférée à partir de la (dis)

satisfaction, mais est impliquée dans le plaisir immédiat que


les objets esthétiques nous donnent.

Cette explication du jugement esthétique en termes « sub-


jectivistes » ne coupe pas le lien entre le jugement esthétique
et l’objet sur lequel il porte. Elle n’affirme pas que les proprié-
tés objectales et techniques de l’objet esthétique ne sont pas
reliées au jugement. Elles le sont évidemment, puisqu’elles
sont à la fois la cause et le réfèrent de mon activité cogni-
tive. Elle n’affirme pas non plus que le jugement esthétique
ne saurait être erroné, mais se borne à limiter la source de
l’erreur éventuelle : un jugement esthétique peut être erroné
quant aux traits objectaux qu’il sélectionne comme justifica-
tion. La source de l’erreur ne peut se situer qu’au niveau de
l’attention et non pas au niveau de l’appréciation. L’explica-
tion subjectiviste n’implique pas non plus que le jugement ne
puisse pas être partagé : « subjectif » s’oppose à « objectai »,
et non pas à « général ». Dès lors que deux individus font la
même expérience esthétique ou du moins une expérience
comparable, leurs jugements esthétiques respectifs sont bien
entendu partageables.

VERS UNE PHILOSOPHIE NATURALISTE

DES CONDUITES ESTHÉTIQUES

& #xc9;tant donné que la conduite esthétique naît de la


conjonction de deux faits intentionnels de base – une
activité cognitive couplée à une réaction affective – on peut

formuler l’hypothèse qu’elle est une partie intégrante du ré-


pertoire mental des êtres humains. Elle doit donc être étudiée
dans une perspective naturaliste.

Deux types d’études parlent fortement en faveur de cette


hypothèse, et donc en faveur de la pertinence de la pers-
pective naturaliste. La première est l’analyse comparative
des cultures : l’étude transculturelle des conduites découvre

qu’indépendamment de l’existence ou non d’une réflexion


esthétique consciente, toutes les cultures connaissent des
conduites esthétiques, même si les objets ou les événements
sur lesquels elles portent sont fort variables d’une commu-
nauté à l’autre. Le deuxième type de confirmation provient
des travaux de psychologie ou de neuropsychologie, d’étho-
logie ou encore de biologie de l’évolution. Ainsi les études
neurologiques ont établi l’existence de connexions neurales
directes entre les systèmes de traitement de l’information
et le centre du plaisir/déplaisir. De même on commence à
comprendre les dynamiques complexes qui correspondent à
l’activation autotélique du traitement de l’information, c’est-
à-dire qu’on commence à pouvoir rendre compte de l’exis-
tence d’activités d’attention en l’absence de toute urgence
pragmatique. Or, c’est une telle activation autotélique qui
définit l’attention esthétique. L’éthologie humaine de son côté
montre par exemple que dans toutes les cultures du monde
les visages humains sont investis esthétiquement, c’est-à-dire
que certains objets esthétiques sont des constantes humaines.
Quant à l’éthologie animale, de concert avec la biologie évo-
lutive, elle nous renseigne sur une partie de la préhistoire
évolutive de la conduite esthétique. Chez de nombreuses
espèces les conduites esthétiques sont en effet le canal cen-
tral par lequel s’exerce la sélection sexuelle, c’est-à-dire le
choix du partenaire sexuel opéré par les femelles. Tel est le
cas, entre autres, du chant des oiseaux. L’hypothèse selon
laquelle la sélection sexuelle serait un des fondements évo-
lutifs de la conduite esthétique, notamment dans le domaine
de l’appréciation esthétique du corps humain, des visages, ou
downloadModeText.vue.download 397 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

395

encore de la décoration corporelle, ne signifie bien sûr pas


qu’elle soit l’unique facteur généalogique de la naissance des
conduites esthétiques. Comme pour la plupart des conduites
humaines, il faut admettre que la phylogenèse de la conduite
esthétique humaine est due à la conjonction de multiples fac-
teurs évolutifs. En tout état de cause, il faut distinguer entre
cette éventuelle causalité évolutive et la causalité proximale,
celle des motivations psychologiques et culturelles qui font

qu’à un moment donné un individu va ou ne va pas adopter

l’attitude esthétique.

L’analyse qui vient d’être esquissée permet d’échapper à

une fausse alternative, celle qu’exprime la disjonction « rela-


tivité culturelle ou universalité ». Si on prend au sérieux l’ap-

proche naturaliste de la question esthétique esquissée ci-des-

sus, la réponse doit être plutôt : « universalité biologique et

par conséquent relativité culturelle ». Il n’y a aucune contradic-

tion entre l’existence d’invariants biologiques et la réalisation


culturellement variable des conduites, dans la mesure où le

potentiel de diversification est un des traits les plus prégnants

de cette variété particulière de traits biologiques que sont les


faits mentaux : la caractéristique biologique la plus impor-

tante du cerveau réside en effet dans la plasticité de l’activité


neurale. Il y a des domaines où cette dynamique a été fort
bien étudiée : on sait par exemple que la compétence lin-

guistique met en oeuvre des processus génétiquement fixés ;

pourtant, la langue dont le bébé fera sa langue maternelle

sera celle dans laquelle il baignera au moment de l’activation

endogène de cette compétence. On peut supposer qu’il en va

de même des conduites esthétiques, c’est-à-dire qu’elles sont

caractérisées par la coexistence d’un soubassement universel

(la structure intentionnelle de base de la conduite esthétique)

et sa réalisation effective sous la forme d’une réalité culturel-

lement spécifique (qui fait varier les types d’objets investis,


la relation avec la création artistique, les types de catégori-

sations, les fonctions sociales...). L’approche naturaliste de

l’esthétique philosophique ouvre ainsi un nouveau champ

de recherches pluridisciplinaires susceptibles de nous éclairer

sur un ensemble de faits humains encore mal connus et dont

l’importance reste largement sous-estimée.

JEAN-MARIE SCHAEFFER

✐ Hume, D., Traité de la nature humaine, trad. F. Baranger et


P. Saltel, Flammarion, Paris, 1995.

Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko,


Vrin, Paris, 1968.

Schaeffer, J.-M., Adieu à l’esthétique, Collège international de


philosophie, PUF, 2000.

ÉTAT

Du latin status, de stare, « se tenir debout » : « position, situation


». Plus
généralement, « manière d’être » (état de quelque chose). Pris absolu-
ment, et avec majuscule, État est un mot qui a eu une fortune particu-
lière dans la langue usuelle et philosophique, et qui constitue une unité
lexicale à part entière depuis le XIVe s.

Associée à civitas et à respublica, la notion est au coeur de la


philosophie
politique antique et classique jusqu’au XVIIe s., mais, avec Hobbes, elle
prend pour l’essentiel son sens moderne : le Léviathan est alors devenu
la figure emblématique de l’État transcendant. Le XIXe et le XXe s. consti-
tuent pour l’État des moments de sacralité inégalée (Hegel), mais aussi
de dénigrement radical : avec Marx et Nietzsche, l’État devient la figure
même de la communauté illusoire.

POLITIQUE, SOCIOLOGIE

1. Autorité souveraine, généralement conçue comme


transcendante, et d’où émanent les droits et les devoirs
des citoyens. Il se distingue, en ce sens, du gouvernement et

de la société politiquement organisée. – 2. Chose publique


(respublica), lieu de vie commune des personnes ayant des

droits et devoirs communs, entendue comme réalité d’un

peuple défini par une culture, des traditions, et ayant un


territoire reconnu et une histoire (synonyme : corps poli-

tique et, chez les Anciens, Cité). – 3. Entité géographique

et historique qui, relativement à d’autres entités du même


type, est appelée « puissance ».

Au deux sens du mot (institution étatique et société poli-


tique), il faut distinguer l’État des entités politiques dont il
constitue historiquement le dépassement, tel que clan, tri-
bu, cité ou communauté politiquement organisée ayant une
Constitution, un droit commun, mais non encore constituée

comme communauté juridique. Il faut donc admettre qu’il y


a eu des Constitutions avant que des États proprement dits
existent. L’État qui naît du dépassement du clan ou de la tribu
a été perçu comme un artefact par la plupart des philosophes
modernes (mais non par tous), et par opposition à ces com-
munautés non juridiques ou à un supposé « état de nature ». Il
est, pour cela, appelé « civil ». C’est dans l’oeuvre de Hobbes
qu’il se trouve pour la première fois décrit ou théoriquement
construit en tant que tel.

Tous les théoriciens de la chose politique l’ont admis, l’État


est « civil » par nature : « On connaît facilement, écrit Spinoza,
quelle est la condition d’un État quelconque en considérant
la fin en vue de laquelle il se fonde. Cette fin n’est autre que
la paix et la sécurité de la vie. » 1. L’État n’est pas défini par sa
seule condition initiale, c’est-à-dire par la « situation » d’où il
nous sort (état de nature), mais aussi par la fin qui le fait civil,
à savoir le droit, et le premier de tous, la paix et la sécurité
de la vie. Mais que faut-il entendre par « la paix et la sécurité
de la vie » ? C’est la question politique la plus débattue depuis
que Hobbes a construit son « Dieu mortel ». Ainsi Rousseau
pourra-t-il estimer que la sécurité qui règne dans ce grand
Léviathan ne vaut pas mieux que celle dont on jouit dans une
prison ; et Spinoza, avant lui, jugeait que, « si dans une cité
les sujets ne prennent pas les armes parce qu’ils sont sous
l’empire de la terreur, on doit dire non que la paix y règne,
mais plutôt que la guerre n’y règne pas. La paix n’est pas la
simple absence de guerre » 2. « Civil », pour l’État, signifie donc
une paix qui n’est pas un effet de l’inertie des sujets conduits
comme un troupeau « et formés uniquement à la servitude » 3.
« Civil » ne s’oppose pas à « naturel », mais à « solitaire » : l’État
qui porte le nom de « solitude » n’est pas civil. On voit, par
là, que l’État qui ne remplit pas les conditions de la fin peut
être estimé inutile et même monstrueux, ce « monstre froid »
serait même, selon le prophète Zarathoustra, « le lieu où tous

sont des amateurs de poisons, [...] où le lent suicide de tous


s’appelle “la vie” » 4. On ne peut donc dire ce qu’est l’État sans

dire ce qu’il doit être ou, au moins, ce qu’il peut être ou deve-
nir. L’État ne peut être simplement décrit, car toujours sous
la description pointe la norme (Spinoza, Rousseau et aussi
Hobbes) ou la critique (Nietzsche). C’est ce qui apparaît dans

l’histoire philosophique de ce concept.

L’État transcendant ou le Léviathan

Dans l’État tel que le conçoit Hobbes, les rapports entre gou-
vernants et gouvernés sont nettement distincts des rapports
privés, tels que ceux qui existent dans la famille, le clan ou
la tribu.

L’État ainsi entendu se présente comme un « fait », et non


comme un « donné », comme une fabrication humaine, et non
comme une entité naturelle ; plus précisément, la nature est,
downloadModeText.vue.download 398 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

396

au regard de l’État, une situation intolérable dont il a pour


fonction de nous tirer 5.

Dans une perspective comme celle de Hobbes (perspec-


tive assez partagée), l’État est le fruit de l’art et du dépasse-
ment d’un autre état, celui du désarroi, de la guerre et de
l’insécurité permanente : « C’est l’art qui crée ce grand Lévia-
than qu’on appelle République ou État [...], lequel n’est qu’un
homme artificiel. 6 » Comme tout produit de l’art, il a une fin,
immédiate – quitter l’intolérable – et médiate – produire le
droit réellement, produire un état de droit, donc civil.

Comme tout fruit de l’art, il est produit par la volonté


et comme la voie du salut. De là, son caractère à la fois
monstrueux (Léviathan est un monstre biblique [Job, 15]) et
vénérable 6, qui appelle la révérence autant que la crainte.
Par cette image, Hobbes ne vise ni à illustrer un concept ni
à créer un mythe, sa construction, comme celle des philo-
sophes politiques de son siècle ou du suivant ; il ne vise qu’à
penser les conditions nécessaires, et peut-être suffisantes, de
l’existence du droit réel comme droit civil. L’État, dans ces
conditions, peut bien être conçu comme un instrument, une
machine dont il dit la matière et l’artisan : l’homme, dans les

deux cas. Mais cette machine appelle le respect, il en fait


donc un « Dieu mortel » pour signifier ce qui est incontes-
table à ses yeux, la transcendance de l’État, sa supériorité
et notre dépendance. La transcendance est un concept clé
de la théologie créationniste ; ici, elle recueille les significa-
tions de dépendance unilatérale de la créature par rapport
au créateur, de dépendance et de distance infinies, le pacte
qui fait l’État ne liant que les hommes entre eux et sous la
dépendance de Dieu, celui-ci comme notre Léviathan étant
hors pacte. Léviathan est donc l’État-machine et l’État-Dieu
(mortel, puisqu’il est fait). Machine puissante mais protec-
trice, car tout se passe, dans sa genèse contractuelle, comme
si, pour remplir la fonction qui lui est assignée, la machine
avait besoin d’être libérée de toute sujétion à notre égard, la
transcendance garantissant cette paix que nous en attendons,
et donc d’être comme notre Dieu mortel.

Mais comment l’État peut-il être à la fois engendré par


notre pacte et non concerné par lui (puisqu’il est, comme le
Dieu de Job, libre de tout contrat, non lié et non engagé par
nos actions ni par les siennes propres) ? L’explication est dans
l’origine : il est issu de nos besoins, de nos passions et du sur-
saut d’une raison affolée par la peur de la mort 7. Il a fallu une
puissance qui réduise et qui, en même temps, protège la vie
naturelle ; l’État, « réalité factice » et contingente, a, en même
temps, une nécessité conditionnelle, il est à la merci du dé-
sinvestissement passionnel de ceux qui l’ont fait et, s’il faut
qu’il dure et qu’il nous protège, il doit ne pas être dépendant
de nous, donc être hors d’atteinte de nos conflits pour les
résoudre. La logique qui lui a donné naissance et puissance
absolue est celle de la vie : il s’instaure dans une situation de

crise et par un renversement de l’intérêt personnel illimité en


intérêt personnel limité par la conscience d’un péril mortel 8.
La matière de l’État est donc primitivement une multitude agi-
tée par les passions et par la crainte, mais une fois l’État créé,
cette matière devient multitude obéissante, volontairement
(et non naturellement) soumise (ce qui maintient la condition
de contingence et donc de fragilité de l’État). L’État est donc
un effet de crise. Crise qui débouche sur un pacte autori-
sant celui qui en est le bénéficiaire à ne pas en être partie
prenante : tels sont le sens et la cause de la transcendance
de l’État, il est la figure juridique de la restriction mutuelle
des droits (et cela s’appelle un contrat). « Contrat d’escla-

vage » pour Rousseau ou « mort des peuples » pour Nietzsche,


car la transcendance en fait un ordre de contraintes et non

seulement une puissance protectrice ; il décide de tout, sans


contre-pouvoir, si ce n’est celui de notre nature, et il y a des
limites naturelles à tout, comme le montrera l’analyse spino-
ziste des limites du pouvoir souverain 9.

Pourtant, Hobbes, pas plus qu’aucun des théoriciens clas-


siques de la politique, n’admettrait que l’État avec ses institu-
tions puisse être considéré comme un système d’oppression
et / ou de répression ; quand bien même il opprime, c’est
encore au service de tous ou du tout, et non au service d’un
homme (le prince n’est pas un simple particulier) ou d’une
classe sociale détentrice du pouvoir économique (concept
marxiste de l’État). Hobbes reconnaît donc la nécessité d’un
appareil d’État répressif, mais par lequel la liberté de chacun
soit limitée au profit de la paix et de la sécurité de la vie.

Mais est-il vrai qu’on vit aussi en sécurité dans les pri-
sons ? Si, par ce trait ironique, Rousseau espérait seulement
se débarrasser de ce « diable de Hobbes », la question de la
nécessité de l’État lui posera des problèmes au moins aussi
cruciaux, tel celui, récurrent, de la conciliation de la liberté
et de la justice dans l’État : la nécessité d’un ordre social
(inséparable de l’ordre juridique) peut-elle rendre légitime
le sacrifice de la liberté individuelle, illimitée ? Oui, répond
Rousseau, si cet ordre social est juste. Rousseau a donc rêvé
d’un autre contrat et d’une autre communauté (illusoire ?).

Mais s’agit-il vraiment d’un contrat ? Lorsque Rawls, en


1971, s’avisa de construire une nouvelle théorie de la justice
sociale ou de la société juste, il n’hésita pas à réactiver une
conception de l’État du droit comme État fondé sur la volonté
contractuelle, mais il le fit avec la claire conscience du carac-
tère fictif ou hypothétique de la situation originelle nécessitée
par la construction théorique de cet État. Si, politiquement,
il cherche à fonder la social-démocratie, sa conception d’un
État qui concilie les impératifs de justice et d’égalité avec
ceux d’une société démocratique (principe de liberté) se pré-
sente elle-même comme une abstraction, et non comme réa-
liste, bien qu’elle vise à mettre au jour les fondements d’une
société juste et réalisable ; elle ne prétend pas penser un État
réel. La situation originelle de contractants s’accordant sur
des principes de justice et de justice réelle, définie comme
adéquation d’un ordre social à la structure idéale que nous
sentons et nommons juste, cette situation ou position (status,
« état ») d’individus prêts à discuter des principes de justice
appliqués à la société est évidemment « imaginée » 10.

Il s’agit de penser, contre les doctrines utilitaristes, une


théorie pure de la justice et de ses conditions politiques
idéales, (un peu à la manière de Kant). C’est ce projet même
que Hegel et, après lui, Marx avaient mis en cause, en s’effor-
çant de penser la réalité de l’État.

L’État sans le contrat

Hegel veut penser l’État indépendamment de toute concep-


tion juridique, voire contre elle. Il récuse comme « abstraites »
les conceptions qui tendent à exalter l’affirmation politique
des individus dans la constitution d’un État tenant tout son

être d’un acte à caractère juridique, un contrat, acte interindi-


viduel. On peut donc penser que l’État selon Hegel n’est pas
l’État-République, et qu’il ne tend pas à son autonégation po-
sitive, mais à sa propre affirmation ; mais qu’est-il ? Il est réel
et rationnel, sa rationalité est celle du réel ; il est indifférent
aux modalités contingentes de sa fondation, il a sa propre
origine ; et son unité originaire n’est pas l’effet d’un acte
downloadModeText.vue.download 399 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

397

d’unification arbitraire (dépendant de la seule volonté), son


unité trouve son objectivation dans l’individualité concrète du
prince 11. L’État, enfin, est « la réalité en acte de l’Idée morale
objective » 12. Cette définition que développe la troisième sec-
tion de la troisième partie des Principes de la philosophie du
droit a focalisé toutes les critiques (marxistes, postmarxistes,
anarchistes, nietzschéennes et libérales). Hegel a-t-il « sacra-
lisé l’État » ? A-t-il inhibé la réflexion critique qui semble inhé-
rente à la définition philosophique de l’État ?

Un texte de sa philosophie du droit peut permettre d’y


voir clair. Il n’y a pas d’État, dit en substance Hegel 13, s’il n’y
a pas Constitution, mais la Constitution elle-même n’est pas
un pur artefact, elle est une manière d’être d’un peuple don-
né, c’est-à-dire un certain degré de formation intellectuelle et
morale. La Constitution d’un État dépend de cette manière
d’être en tant qu’elle est consciente d’elle-même : « Vouloir
donner à un peuple une Constitution a priori, le contenu de
celle-ci fut-il plus ou moins raisonnable, cette idée négligerait
précisément le moment par lequel cette Constitution serait
plus qu’une vue de l’esprit. Ainsi tout peuple possède-t-il la
Constitution qui est à sa mesure et qui lui revient. » 14.

La Constitution ne s’octroie pas, et il n’y a pas d’état de


chose antérieur à la société constituée (organiquement). On
ne produit pas une Constitution de toutes pièces, tout « docu-
ment » n’a de force que s’il correspond à la constitution orga-
nique ou réelle.

L’État n’est donc pas l’instrument de la réalisation du droit


individuel, il a sa raison en lui-même (c’est pour la même

raison qu’on peut penser que la République n’est pas le seul


État de droit, la monarchie constitutionnelle l’est aussi). L’État

est totalité et unité objective de droits et devoirs ; c’est pour-


quoi il ne saurait être simple « moyen » ou instrument de et
pour la liberté individuelle. Il est pour lui-même une fin, c’est

lui qui est le concret et c’est lui qui rend concrète la liberté
individuelle. Il ne se confond pas avec la société civile (le
système des besoins et du travail qui y pourvoie, la sphère
économique) ; il « pense » la société civile ; il supprime, en

l’élevant, ce que la loi de l’économie a d’aveugle ou de mé-

canique 15. (Cette thèse, chère aux hégéliens, a été la cible


privilégiée de Marx et Engels dans l’Idéologie allemande.) La
thèse de la rationalité de l’État ne doit pas nous faire croire
que l’État n’est qu’une abstraction ; il n’y a pas d’État univer-
sel, il y a toujours « tel » État ; son universalité est en même
temps individualité. Il faut, enfin, reconnaître que, si l’État est
« image et réalité organiquement dépliées de la Raison effecti-
vement réelle » 16, il n’est pas, comme l’oeuvre d’art, un absolu,
il dépend du monde où il se tient. Il ne peut donc satisfaire
que la conscience située et finie.

Quelle est donc la fin de l’État ? « Que le substantiel


demeure toujours dans la conduite et dans la pensée des
hommes », les moyens que la raison utilise pour cette fin
sont les mobiles individuels, les passions (retournées contre
elles-mêmes), l’instrument en est le grand homme, le vrai
prince ; la matière de la révélation du substantiel (ou liberté)
où s’unissent la volonté subjective et la volonté substantielle
(libre), c’est le corps vivant de l’État (tous les aspects de la
vie humaine). À tous ces titres, l’État n’est pas une existence
qui doit être dépassée, ce n’est pas un simple moment de
l’existence libre, l’existence dans l’État est conforme à la rai-
son, l’État est le véritable « état de nature » de l’homme. On
peut donc penser que Hegel est encore sous l’influence des
Lumières, lorsqu’il conclut, dans sa Philosophie de l’histoire,

que tout ce que l’homme est, il le doit à l’État, que toute sa


valeur, toute sa réalité spirituelle, il ne les a que par l’État.

La conception hégélienne de l’État a été la cible d’une cri-


tique anarchiste qui fait de l’État l’ennemi de la liberté indivi-
duelle ; d’une critique marxiste qui met en cause la rationalité
et l’indépendance de l’État à l’égard des conflits économiques
et de classe ; d’une critique nietzschéenne qui fait de l’État
la condition même de la mort des peuples. Et l’ennemi de
l’existence individuelle et créatrice.

La critique anarchiste, qui prétend, par l’abolition de l’État,


restaurer des liens librement consentis entre les hommes, mé-

connaît l’égoïsme et les passions constitutives de leur nature.

La critique marxiste, plus lucide, laisse à la suppression des

antagonismes de classe le rôle de moteur de la disparition,


lente ou violente, de l’État, qui n’est rien que l’instrument po-

litique de la domination d’une classe par une autre : ainsi, la


société sans classe est aussi sans État. Mais l’idée d’automate

social produisant par lui-même les conditions de sa vie et de


sa stabilité participe de la même croyance et ne semble pas
à l’abri des difficultés que rencontre le concept dénoncé de
l’État comme figure de l’intérêt commun et qui transcenderait
les intérêts de classe 17.

Par ailleurs, le concept d’une véritable société communau-


taire (la société communiste), qui doit servir de base à l’abo-
lition de l’État (comme pouvoir de domination d’une classe)
et à la mise en place d’une forme d’État qui aurait en soi le

principe de sa propre extinction 18, n’est pas moins un « idéal »

que l’« illusoire communauté » dénoncée.

La critique nietzschéenne n’est que critique. Elle ne se

donne pas elle-même comme un examen « sérieux » de la


réalité et des fins de l’État ; elle s’apparente plutôt à une
réaction d’autodéfense de l’individu « nécessaire » (contraire
des « superflus »), celui qui peut et veut vivre seul et créer

son « idéal », qui travaille donc à déconstruire les « idoles »

les valeurs et les idéaux métaphysiques) pour promouvoir

des valeurs de vie, comme puissance individuelle et créatrice,


une vie qui assume les contradictions, sans optimisme et sans
dialectique, de façon tragique et non politique. À une telle

attente, la notion de « communauté » étatique ne peut appa-


raître qu’illusoire, mais ce n’est pas l’illusion comme telle qui

est dénoncée, c’est celle de l’idole, celle qui « sent mauvais » :

« Leur idole sent mauvais, le monstre froid, eux tous sentent


mauvais, ces idolâtres. » 19. Évitez donc la mauvaise odeur !
Éloignez-vous de l’idolâtrie des superflus ! Zarathoustra l’a

fait, mais pourquoi donc est-il redescendu de la montagne,

vers ses « frères » humains ?

▶ Marx et Nietzsche ont nourri toutes les critiques de la


croyance en l’État. Que reste-t-il aujourd’hui de ces critiques
radicales ? Le crépuscule de l’idée de révolution abolitionniste
de l’État semble avoir autorisé des retours, divers et multiples,
à l’idée d’État contractuel. Le clivage n’est plus qu’entre ceux
qui placent le contrat au fondement et ceux qui en font le
moteur (permanent) de la démocratisation permanente en
tant qu’elle sollicite la communication et l’intercompréhen-
sion (Habermas). La réactivation des idées anciennes (le lan-
gage comme lien du tissu social ; l’usage pragmatique de la
raison ; la volonté générale comme volonté de l’universel ; la
raison comme source de l’intercompréhension qui stabilise la
société, source du consensus socio-éthique), contrairement

aux critiques qui ont marqué la fin du XIXe s., entre dans le
cadre d’un aménagement réformiste de l’idée d’État de droit
downloadModeText.vue.download 400 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

398

ou de l’idée d’un devenir inachevable, par définition, de l’État


idéal 20.

Suzanne Simha

✐ 1 Spinoza, B., Traité politique, III, 1 et V, 2, tr. Ch. Appuhn,


GF, Paris, 1966.

2 Ibid., V, 4.

3 Ibid.

4 Nietzsche, Fr., Ainsi parlait Zarathoustra, I, « De la nouvelle


idole », 10-18, Paris, p. 46.

5 Hobbes, Th., Léviathan, introduction et chap. XVII, tr. F. Tri-


caud, Paris, Sirey, 1971.

6 Ibid., chap. VII.


7 Ibid., chap. XIII, XIV.

8 Ibid., chap. XIII, XIV.

Spinoza, B., op. cit., III, § 2, 3, 4, 8.

10 Rawls, J., Théorie de la justice (1972), I, 1, tr. C. Audard, Seuil,

Paris, 1987.

11 Hegel, G. W. F., Principes de la philosophie du droit, § 257 à

320, tr. J.-L. Vieillard-Baron, GF, Paris, 2001.

12 Ibid., § 257.

13 Ibid., § 274.

14 Ibid., § 195, 201.

15 Ibid., § 360.

16 Hegel, G. W. Fr., la Raison dans l’histoire, tr. K. Papaioannou


(1965), rééd. 10/18, Paris, 1979.

17 Marx, K., L’Idéologie allemande, tr. M. Rubel, dans Philoso-


phie, Gallimard, « Folio », Paris, 1994, p. 317-318.

18 Ibid., p. 372 et suiv.

19 Nietzsche, Fr., Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 47.

20 Kant, E., Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cos-

mopolitique, prop. VII, dans Opuscules sur l’histoire, tr. S. Pio-


betta (1947), GF, Paris, 1990, p. 79-83.

! CITOYEN, COMMUNAUTÉ, CONTRAT SOCIAL, ÉTAT DE NATURE,


GOUVERNEMENT, MORALITÉ, PEUPLE, POLITÉIA, POLITIQUE, PUBLIC,
RÉPUBLIQUE

∼ LA GENÈSE DU CONCEPT DE RAISON D’ÉTAT,

ENTRE GUERRE ET CONSENSUS

Le moment de la genèse du concept de raison d’État, au


XVIe s., les enjeux qu’il définit dans un contexte historico-poli-
tique sont décisifs pour toute réflexion sur la raison d’État et
la nature de l’État. La raison d’État pensée par les théoriciens
de la contre-réforme catholique (en premier lieu par Gio-
vanni Botero qui publie en 1589 son Della Ragion di Stato) à
cause des guerres civiles de religion en France visait aussi à
recouvrir, à occulter une raison d’État pensée par les auteurs
florentins (notamment Francesco Guicciardini, le premier à
utiliser le terme en 1525) pendant les guerres d’Italie et à
cause de ces dernières, et cela parce qu’elle mettait à jour des
caractères insupportables, indicibles, de l’État – sa violence,
son absence de légitimité. Ce qui naissait alors était une autre
conception de la raison d’État insistant sur la « conservation »
et le consensus.

Guicciardini :

raison d’État et violence de l’État

Comprendre pourquoi et comment, à Florence, au XVIe s.,


les penseurs républicains sont amenés à modifier profon-
dément la tradition de pensée politique dont ils ont hérité,
implique de les resituer dans le moment historique particu-
lier qu’instituent les guerres d’Italie et l’émergence de l’état

d’urgence permanent – notamment à Florence où s’ouvre

une période marquée par une grande instabilité, des « muta-

tions » fréquentes de forme de gouvernement et l’expérience

fondamentale de la république du Grand conseil. C’est « par


nécessité » (cette nécessité qui naît du caractère « extraordi-
naire » de la situation historique, de la « qualité des temps »)
que se développe à Florence un mouvement de réflexion
générale autour de la « façon de gouverner et de la façon
de faire la guerre » (Francesco Guicciardini, Storie florentine,
1508-1509). Deux points importants paraissent acquis dans
cette réflexion : « le détachement entre les normes morales

et religieuses et les comportements ou critères politiques »


(Tenenti) et le caractère violent de l’État.

Meinecke (1924) cite l’expression guichardinienne « la rai-


son et les usages des États » – tirée du Dialogue sur la façon
de régir Florence – en refusant de l’analyser puisqu’il estime
que Guicciardini en a parlé « de telle façon que l’on peut
douter qu’il ait voulu désigner par là une notion précise ».
Or, ce texte de Guicciardini effectue une nette séparation
méthodologique entre la sphère de l’agir politique et celle de
la morale religieuse, et, surtout, il met en évidence un aspect
fondamental de ce que l’on peut désigner ici, à bon droit, par
le terme d’État (lo stato, c’est à la fois, dans le vocabulaire des

républicains florentins, le pouvoir, les formes que prend ce


pouvoir pour gouverner, le territoire et les gens sur lesquels

s’exerce ce pouvoir, ceux qui gouvernent et ce qui est gou-


verné : ces caractéristiques sont incluses dans la pratique et
la réalité des États modernes).

Il y a, selon Guicciardini, une raison d’État et un usage qui


en découle et cette raison, cet usage sont différents des règles
morales, de la « conscience » : cette analyse est menée au nom
de la démarche pragmatique et critique de l’homme dont la
politique est le métier et qui cherche – comme le Machiavel
du chapitre XV du Prince – « la vérité effective de la chose ».
On remarquera, au passage, que Guicciardini précise que ce
« raisonnement » est à faire « entre nous » – c’est-à-dire entre

praticiens de la politique – et que c’est précisément ce que


l’on reprochera à Machiavel de ne pas avoir fait !

Pour revenir au texte du Dialogue, il faut ensuite remar-


quer que le passage sur « la raison et les usages des États » est
immédiatement précédé par une formulation qui tient à coeur
à Guicciardini puisqu’elle est récurrente dans ses textes, de
1512 à 1525 : tous les États, à bien considérer leur origine,
sont violents et, hormis les républiques, dans leur patrie et
non au-delà, il n’est aucun pouvoir qui soit légitime ». La
raison d’État repose donc sur le caractère violent de l’État.
Cette analyse provient à l’évidence de la situation de guerre
permanente : l’insistance sur la violence inhérente à l’État, sur
la nécessité d’avoir des armes qui sont les instruments néces-
saires du « métier » de la politique, signifie certes que l’état
de guerre étant permanent, il est, en permanence, nécessaire
d’employer des « moyens extraordinaires » (pour utiliser une
formule de Machiavel) ; mais elle est aussi une nécessité in-
hérente à la nature même de tout pouvoir politique qui doit
intégrer, dans son action, l’analyse des rapports de force, les

armes, la nécessité du conflit.

Les enjeux du concept

Lorsque Botero, vers la fin du siècle, écrit son Della Ragion


di Stato, le terme – et les effets de dévoilement et de vérité

qui en découlent – circule déjà « dans les cours des Rois et


des grands Princes ». Dans les Cause della grandezza delle
città, la raison d’État est présentée comme une arme entre
downloadModeText.vue.download 401 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

399

les mains de « ces gens-là [costoro] qui font profession de


prudence et de raison d’État, comme ils disent [come essi
dicono] » : il y a là sans doute une référence à l’expérience
française de Botero pendant les guerres de religion et à son
aversion vis-à-vis des « politiques » dont il dira qu’ils ont rame-
né « toute chose à une raison d’État stupide et bestiale » (Rela-
zioni universali, édition de 1640, p. 272). Le terme, donc, est
devenu courant entre « spécialistes », mais pas seulement, à
en croire bon nombre d’auteurs : « les basses personnes » –
auxquelles, dira Chappuy en 1599, dix ans après la parution
de l’ouvrage de Botero, dans la lettre de dédicace de sa tra-
duction « on devrait défendre de parler d’un tel sujet » – en
parlent, eux aussi : l’expression vole de bouche en bouche,
même « dans les boutiques des barbiers et des plus vils arti-
sans ». Traiano Boccalini, dans plusieurs de ses Nouvelles du
Parnasse (1612), élucide, avec son ironie décapante, le sens
à donner à cette réalité – ou, pour le moins, à la crainte bien
réelle de ceux qui rapportent de tels faits, qu’ils soient réels
ou en partie inventés. Boccalini raconte ainsi comment les
plus grands princes présentent à Apollon, en louant fort son
contenu, « un livre qui traitait de la raison d’État » (celui de
Botero, comme le prouve la citation de ses premières lignes).
Apollon qui – poursuit Boccalini – savait fort bien combien
les princes ont en horreur les écrits qui traitent des choses de
l’État et permettent « aux hommes simples » de savoir quels
sont leurs desseins et les façons d’agir, fut très surpris de leur
volonté de faire publier ce livre ? (Nouvelles ?, II, 87). On ne
saurait être plus clair, ni sur le caractère éclairant que peut
avoir la mise en évidence de la rationalité de l’État (pour
Boccalini, Machiavel met « de fausses dents de chiens » dans
la bouche des brebis ce qui, bien évidemment, n’aide guère
ceux qui veulent les tondre et les traire !), ni sur le sens de
l’opération d’occultation effectuée par Botero.

Botero :

consensus et conservation de l’État

Il s’agit donc pour Botero de reprendre à son compte – et au


compte de l’Église catholique et romaine, car c’est la congré-
gation du Saint-Office qui lui « passe commande » du livre –
un concept qui fonctionne, qui a une valeur explicative et de
se l’approprier, de lui donner un autre sens. S’approprier le
terme « raison d’État » – pouvoir dire « comme nous disons » et
non plus « comme ils disent » – est un enjeu : il faut ôter une
arme aux adversaires et la retourner contre eux, car il faut
rétablir le consensus, clore et empêcher tout état de guerre.
L’ordre, le repos (la quiete) la conservation deviennent la
fonction même de l’État. L’État est donné d’emblée, il n’a pas
à s’embarrasser de quelque velléité de légitimation que ce
soit, il ne doit se poser que la question des modalités de son
fonctionnement, de son maintien et définir la mécanique et
les pratiques de sa domination : il lui revient en effet de gérer
les hommes et les choses à l’intérieur d’un territoire connu,

descriptible et décrit. Botero définit un fonctionnement du


politique différent des règles et normes religieuses. Mais ce
n’est pas là l’essentiel : le plus important, c’est la tentative
pour penser les moyens concrets d’une action de l’État visant
à maintenir, à « conserver » en s’appuyant sur le bien-être des
sujets, en définissant des « façons de gouverner » nouvelles –
pour le dire avec les mots de Guicciardini.

Chez Botero, l’enjeu est la puissance de l’État, sa capacité


à se maintenir, à maintenir sa « domination et seigneurie »
en créant du consensus, en masquant son caractère violent.
Ainsi, la population devient un enjeu de pouvoir : un État

doit être peuplé, sa population doit être riche, son organi-


sation spatiale doit favoriser les échanges, les villes doivent
avoir « un site commode », etc. ; dès lors, sont requis des
savoirs concernant la démographie et la géographie, et l’éco-
nomie investit la politique. Le champ de la politique s’élargit

donc considérablement. C’est moins leur intérêt théorique


et conceptuel qui fait l’importance des ouvrages de Botero
que cet élargissement des perspectives : l’art de gouverner
ne dépend plus, d’abord, de l’habileté du prince, il relève

de sciences nouvelles qui s’appliquent à la population, à la

géographie physique et humaine, à l’économie. La recherche


« des moyens propres à fonder, conserver et agrandir [la]
domination et seigneurie » de l’État amène de fait Giovanni

Botero à être l’un des fondateurs de la statistique au sens de

« science qui a pour but de faire connaître l’étendue, la popu-


lation, les ressources d’un État ».

Le point d’arrivée de ce parcours schématiquement es-

quissé pourrait donc se résumer ainsi : au cours d’un siècle et


demi (de 1494 à 1650) l’état de nécessité et d’urgence, né des

guerres – et des guerres civiles – permanentes, a entraîné un

enrichissement et un accroissement considérables du savoir

sur la politique et sur l’État. La définition du concept de rai-


son d’État – la possibilité de s’en servir comme une arme

politique – donne lieu à un véritable combat théorique, entre

dévoilement et dissimulation, entre guerre et consensus. Les

enjeux de ce combat exigent que nous ayons en tête, pour


toute réflexion sur l’État et sa rationalité, les deux caractéris-

tiques que ce parcours aux sources à mis en évidence : d’une


part, la reconnaissance du caractère violent de l’instance du
pouvoir politique, qui à tout moment doit pouvoir mener la
guerre par tous les moyens et, d’autre part, la mise en oeuvre
de tactiques et de techniques de gouvernement visant, pour
le dire une dernière fois avec les termes de Botero, à la re-
cherche « des moyens propres à fonder, conserver et agrandir
[la] domination et seigneurie » de l’État.

Jean-Claude Zancarini

✐ Un outil bibliographique indispensable : Baldini, E., « Ra-


gion di Stato, Tacitismo, Machiavellismo e Antimachiavellismo
tra Italia ed Europa nell’età della Controriforma. Bibliografia
(1860-1999) », La Ragion di Stato dopo Meinecke e Croce. Dibat-

tito su recenti pubblicazioni, Enzo Baldini [dir.], Name, 1999.

Baldini, E., Botero e la ‘Ragion di Stato’, [dir.], Olschki, Florence,

1992.

Borrelli, G., Ragion di Stato e Leviatano. Conservazione e scam-


bio alle origini della modernità politica, Bologne, Il Mulino,
1993. Raison et de raison d’État, Y.C. Zarka [dir.], PUF, Paris,

1994.

Croce, B., Storia dell’età barocca in Italia. Pensiero – Poesia e

letteratura – Vita morale, Laterza, Bari, 1929.

Ferrari, G., Histoire de la Raison d’État, Levy, Paris, 1860.


Lazzeri, Ch., Reynie, D., Le pouvoir de la raison d’État, [dir.],
PUF, Paris, 1992.

Lazzeri, Ch., Reynie, D., La Raison d’État. Politique et rationa-

lité, [dir.], PUF, Paris, 1992.

Meinecke, F., Die Idee der Staaträson in der neueren Geschichte,

München-Berlin, Oldenbourg, 1924.

« Miroirs de la Raison d’État », Cahiers du Centre de recherches

historiques, no 20, avril 1998.

Senellart, M., Machiavélisme et raison d’État, PUF, Paris, 1989.

Stolleis, M., Staat und Staaträson in der frühen Neuzeit. Stu-


dien zur Geschichte des Öffentlichen Rechts, Suhrkamp, Franc-

fort, 1990.

Tenenti, A., Stato : un’idea, una logica. Dal commune italiano

all’assolutismo francese, Il Mulino, Bologne, 1987.

Thuau, E., Raison d’État et pensée politique à l’époque de Riche-


lieu, A. Colin, Paris, 1966.
downloadModeText.vue.download 402 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

400

Viroli, M., From Politics to Reason of State : The Acquisition and


Transformation of Language of Politics, 1250-1600, Cambridge

University Press, Cambridge, 1992.

ÉTAT (RAISON D’)

! RAISON

ÉTAT (SECRET D’)

! SECRET

ÉTAYAGE

En allemand : Anlehnung, du verbe anlehnen, « appuyer à ».

PSYCHANALYSE

Modalité de la genèse des pulsions sexuelles dès la


prime enfance à partir des fonctions corporelles et des

soins.

L’allaitement est la première relation d’étayage et son mo-


dèle 1. La prématuration et l’impuissance du nouveau-né im-
posent les échanges nécessaires à la survie. Suppléant aux
besoins vitaux et prodiguant de sens, les soins créent du plai-
sir et éveillent les zones érogènes. Le suçotement apparaît

autonome 2 par rapport à la fonction vitale, comme un mode


de satisfaction auto-érotique. Enfin, qui dispense hérite de
l’amour que le plaisir suscite (choix d’objet par étayage, op-
posé au choix narcissique). Par la suite, les pulsions sexuelles
continuent de s’étayer sur les fonctions organiques. Toute
partie fonctionnelle du corps est une zone érogène poten-
tielle et peut devenir support éventuel des symptômes (bou-
limie, anorexie).

▶ La dérivation 3 des pulsions sexuelles à partir des pulsions


d’auto-conservation et des soins, montre que leur actualisa-
tion dépend de façon essentielle des échanges affectifs pen-
dant l’enfance, de l’histoire personnelle, de l’éducation et de
la culture, même si l’énergétique pulsionnelle est ancrée dans
le corps.

Mauncio Fernandez

✐ 1 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 1905,


G. W. V, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard,

Folio, Paris, 1968.

2 Laplanche, J., Vie et mort en psychanalyse, Flammarion, Paris,

1970.

3 Laplanche, J., le Fourvoiement biologisant de la sexualité chez


Freud, Synthélabo / Les empêcheurs de penser en rond, Paris,
1993.

! AMOUR, ENFANTIN-INFANTILE, OBJET, PULSION, SEXUALITÉ

ÉTENDUE
Du latin extendere, « étendre ».

GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES

Objet de la géométrie.

De ce sens scientifique dérive le sens courant du terme selon


lequel l’étendue est la dimension en superficie et, par exten-
sion, l’étendue est la portée dans l’espace (on parle de l’éten-
due d’un tir, d’une voix, etc.). D’Alembert explicite, dans
l’article « Géométrie » de l’Encyclopédie, la formation de cette

idée abstraite : on dépouille progressivement les corps de


toutes leurs propriétés sensibles pour les concevoir comme

des portions d’étendue pénétrables, divisibles et figurées 1.

Cependant, cette définition géométrique de l’étendue

comme portion d’espace occupée par un corps se démarque


de la conception de l’étendue proposée par Descartes, qui

en faisait l’essence même de la matière, refusant ainsi la dis-


tinction scolastique entre le locus internus (« lieu ou espace
occupé par un corps ») et le locus externus (« surface externe

contenant le corps ») 2. Il ne considère pas comme réel un


espace distingué des corps, ce qui est lié à son refus du vide
(la notion d’étendue vide de matière ou d’espace vide est une

contradiction dans les termes : la matière ou le corps pris en

général n’est pas « dans » l’étendue, mais est une substance


étendue en longueur, largeur et profondeur).

Leibniz s’oppose à l’identification cartésienne de la ma-


tière et de l’étendue et à la définition du corps comme éten-

due, qui en fait un être passif : reliant l’étendue à l’extension


et à la faculté de s’étendre, il soulève la question de ce qui
s’étend, et fait du sujet qui s’étend une dimension essentielle

de la substance corporelle 3. C’est ainsi l’action que toutes les


substances exercent les unes sur les autres qui est le principe
même de l’unité de la nature, alors que pour Descartes cette
unité dépendait de l’extension et de la continuité des parties
de la matière. Leibniz souligne, en outre, l’étroite corrélation
des concepts d’espace et de temps, et en fait les fondements
de toute expérience en définissant l’espace comme l’ordre
des coexistences possibles et le temps comme l’ordre des
successions possibles. Il prépare ainsi la voie à la conception
kantienne de l’espace et du temps comme formes a priori de
la sensibilité.

Véronique Le Ru

✐ 1 Encyclopédie des sciences, des arts et des métiers, art. « Géo-


métrie » t. VII, éditée par d’Alembert et Diderot, Briasson, David,
Le Breton et Durand, 35 vol., Paris, 1751-1780.

2 Descartes, R., Principes de la philosophie (II, 4, 10), in OEuvres


(t. IX) publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-
1909, rééd. en 11 tomes par Vrin-CNRS, Paris, 1964-1974 ; 1996.

3 Leibniz, G. W., « Lettre sur la question si l’essence des corps


consiste dans l’étendue » et « Lettres à Pellisson sur l’essence

des corps », in Système nouveau de la nature et autres textes,


Garnier-Flammarion, Paris, 1994.

! CORPS, DIMENSION, ESPACE, EUCLIDIEN, GÉOMÉTRIE,


GRANDEUR, MATIÈRE, TEMPS

ÉTERNEL RETOUR

En allemand : ewige Wiederkunft.

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MODERNE

Doctrine selon laquelle les êtres et les événements du


monde, à l’issue d’une période déterminée de temps, se
répètent à l’identique.

L’expression « éternel retour » n’apparaît jamais dans l’Anti-


quité, mais les stoïciens et les pythagoriciens en défendaient

la doctrine, que Nietzsche, dans Ecce homo, attribue à Héra-


clite. Selon celui-ci et les stoïciens, à l’issue d’une longue pé-
riode, l’univers s’embrase et tout disparaît. Selon les stoïciens,

l’univers renaît alors à l’identique. Ce processus se répète à

l’infini 1. C’est ce qu’ils appellent « palingénésie » (nouvelle


genèse). Certains pythagoriciens soutiennent une doctrine
similaire, mais sans l’embrasement : à l’issue de la Grande

Année (quand les planètes retrouvent leur position initiale),


downloadModeText.vue.download 403 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

401

tout se reproduit à l’identique 2. Ainsi, une infinité de fois,


Socrate renaîtra et sera condamné. Cette doctrine soulevait
des difficultés : comment certains événements peuvent-ils en
précéder d’autres, s’ils doivent se répéter ? Comment le même

individu peut-il renaître, si sa substance est détruite ?

Chez Nietzsche, l’« éternel retour » est l’une des notions


centrales de sa dernière philosophie, selon les plans pour la
Volonté de puissance. Il y avait d’abord vu la conséquence de
l’acquiescement au monde : si jamais un instant vous a plu,
« alors vous avez voulu qu’absolument tout revienne », et cela
pour l’éternité 3. Il en fait finalement une doctrine physique :
le monde étant éternel et les combinaisons possibles finies,
tout doit se reproduire à l’identique 4.

Les premiers chrétiens voyaient cette doctrine comme


proche de celle de la résurrection, mais absurde, car la palin-

génésie n’a pas de but. Nietzsche, lui, y voyait la « forme


extrême du nihilisme : le néant (l’absurde) éternel » 5. Seuls les

stoïciens y ont vu l’expression de la providence, sans doute

parce qu’elle répète à l’infini le meilleur des mondes.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Stobée, Éclogues, I, 20, p. 171.

2 Origène, Contre Celse, V, 21.

3 Nietzsche, Fr., Ainsi parlait Zarathoustra, IV, 9.

4 Nietzsche, Fr., Fragments posthumes, printemps 1888, 14 [188].


5 Ibid., été 1886 - automne 1887, 5 [71].

Voir-aussi : Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques,

t. 2, chap. 52, Paris, 2001.

! DESTIN, STOÏCISME

ÉTERNITÉ

Du latin aeternitas, contraction de aeviternitas, de aevum, « durée » ;


for-

mation parallèle au grec aion.

La définition de l’éternité engage trois problèmes différents, qui ne sont

pas toujours abordés ensemble : d’une part, la question de la différence


entre la sempiternité et l’éternité proprement dite, qui n’est véritable-
ment acquise qu’avec le néoplatonisme ; d’autre part, la question de
la coïncidence entre l’éternité divine et l’immortalité des âmes (cette

dernière se présentant comme une expérience possible de l’éternité

pour nous) ; enfin, la question de la prééminence de la connaissance

éternelle de Dieu sur les faits inscrits temps, prééminence qui semble
rendre impensable le libre-arbitre puisque Dieu connaît de tout temps
les actes que l’homme est destiné à commettre dans le cours de son

existence temporelle.

PHILOS. ANTIQUE, THÉOLOGIE

1. Durée indéfinie. – 2. Caractère de ce qui est en de-

hors du temps, ne possédant ni commencement ni fin, et


ne connaissant ni succession ni changement.

Tandis qu’il est difficile de décider si Platon confond ou non

éternité et sempiternité, Aristote conçoit, quant à lui, l’éternité

comme une durée sans fin 1. Au-delà du temps certes, mais


pas sans extension, l’éternité se comprend ainsi en termes de
persistance illimitée. À ce modèle d’une éternité qui perdure,
Plotin va substituer celui dans lequel elle s’oppose au temps
et à la durée qui ne se distinguent plus 2. C’est sur la base
de cette compréhension que Boèce fournira la définition de
l’éternité comme « possession tout entière à la fois et parfaite
de la vie infinie » 3, que retiendront les penseurs chrétiens
ultérieurs. L’éternité est ainsi placée en Dieu, tandis que la

durée perpétuelle (aevum) appartient aux anges et le temps

aux êtres corruptibles 4.

Michel Lambert

✐ 1 Aristote, Traité du ciel, I, 9, 279 a, tr. P. Moraux, Les Belles


Lettres, Paris, 1965.

2 Plotin, Ennéades, III, 7, tr. E. Bréhier (1925), Les Belles Lettres,


Paris, 1995.

3 Boèce, Consolation de la philosophie, V, pros. 6, Les Belles

Lettres, Paris, 2002.

4 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 14, Cerf, Pa-


ris, 1984-1986, vol. I.

Voir-aussi : Rodis-Lewis, G., Idées et vérités éternelles chez Des-


cartes et ses successeurs, Vrin-Reprise, Paris, 1985.

Moreau, P.-F., Spinoza, L’expérience et l’éternité, PUF, Paris,

1994.

! CRÉATION, DURÉE, ÉTERNEL RETOUR, TEMPS

ÉTHIQUE

Du grec ethos, « moeurs », « mode de vie commun ».

GÉNÉR., MORALE

1. Partie de la philosophie qui étudie les fins pratiques

de l’homme, c’est-à-dire les conditions individuelles et col-

lectives de la vie bonne. – 2. Doctrine spécifique détermi-

nant le contenu de cette bonté ainsi que le contenu norma-


tif des règles permettant sa réalisation. – 3. Conscience des

règles et des valeurs qui guident la pratique d’un groupe

déterminé (éthique des affaires, du droit, du journalisme,

etc.).

Dans la philosophie grecque et hellénistique, l’éthique est

une des parties de la philosophie : à côté de la physique (qui

traite de la nature) et de la logique ou canonique (qui traite

des règles de la pensée), l’éthique concerne la conduite de la

vie humaine en tant qu’elle est orientée par la recherche du

bien. D’après Diogène Laërce, Socrate est d’un des premiers

penseurs grecs à s’être détourné de la physique pour consa-


crer l’essentiel de son attention à l’éthique 1. Cette dernière

est alors conçue comme une sagesse pratique qui ne vise


pas seulement le savoir de ce qui est (objet de la physique),
ni le savoir de ce qui est vrai (objet de la logique) : doit-on

donc considérer que l’éthique vise pour sa part le savoir de


ce qui est bon, ou faut-il aller plus loin et considérer qu’elle
détermine le bon dans la recherche de ce qui doit être ? Cette

question est au fondement de l’équivocité de l’éthique : elle

est le lieu d’une tension constante entre la description et la

prescription, ou entre les conditions subjectives de la déter-

mination de la volonté, et les conditions objectives de la va-


leur d’une norme.

Si l’on choisit de mener à son terme une enquête en direc-

tion des conditions « objectives » de la validité d’une norme

morale, l’éthique rejoint la science générale de l’être. Ainsi

chez Spinoza « nul ne peut avoir le désir de posséder la béa-


titude, de bien agir et de bien vivre, sans avoir en même

temps le désir d’être, d’agir et de vivre, c’est-à-dire d’exister


en acte » 2.

L’éthique est alors pensée comme indissociale d’une onto-


logie. Si, au contraire, on se concentre sur les formes singu-
lières des prescriptions, alors la construction d’une science de

l’éthique change de sens : elle devient science descriptive des

moeurs, par exemple chez J. S. Mill, qui nomme « éthologie »


downloadModeText.vue.download 404 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

402

la science descriptive des formes de moralité singulières et


normatives 3.

Il faut donc distinguer au moins trois sens possibles pour


une éthique : science absolue du bien en tant qu’il s’identifie
à l’être, science relative des biens en tant qu’ils déterminent
concrètement l’action des hommes, et science normative des
fins que l’on doit prescrire aux hommes. Cette stratification
est encore compliquée par le recouvrement progressif de
deux vocables (éthique, issu du grec, et morale, issu du latin).

Cependant cette distinction de l’éthique et de la morale


peut aussi servir à articuler le plan de la conception du bien
à celui de la prescription des normes. Ainsi, raisonnant du
point de vue de la question de la nature et de l’origine des
normes juridiques, Kelsen est amené à construire une arti-
culation épistémologique entre éthique et morale : « on ne
saurait nier qu’il existe une science ayant pour objet la morale
en tant que système de normes, que cette science a pour nom
« éthique », et que cette science, comme toute autre science,
s’adresse à notre savoir, tandis que son objet, la morale, en
tant que système de normes, s’adresse à notre vouloir » 4. Cette
conception parvient ainsi à faire de l’éthique une science à la
fois descriptive et normative, en ce qu’elle a pour tâche d’ex-
pliciter les normes fondamentales qui se présentent comme
conditions de validité des normes particulières qu’exige la
morale lorsqu’elle rapporte les actes de la volonté à des ob-
jets déterminés. L’éthique est alors la fondation intellectuelle
d’un acte de la volonté dans le calcul des conditions objec-
tives de sa validité morale.

Or, par ailleurs, l’objectivation de l’éthique, prise comme


science descriptive des contenus des normes empiriques du
vivre-ensemble, a finalement tenté de rompre le lien entre
une science de l’éthique qui culminerait dans une science de
l’être d’une part, et d’autre part la prescription concrète de
devoirs et d’obligations s’imposant à des sujets déterminés
historiquement et politiquement, établissant ainsi la distinc-
tion entre éthique (normative ou appliquée) et méta-éthique
(ou fondement philosophique de l’éthique en tant qu’il
concerne la définition même du bien, du juste et du devoir,
sans qu’aucun contenu positif ne soit assigné à ces valeurs).
Ainsi la méta-éthique est une science pure de l’éthique, qui se
détourne des contenus matériels de l’éthicité concrète pour
en donner une lecture formelle à laquelle seule la philoso-
phie peut prétendre – avec cette conséquence ultime qu’en
retour la philosophie de l’éthique risque désormais de ne
plus pouvoir prétendre qu’à cette formalité 5.

Laurent Gerbier

✐ 1 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes


illustres, tr. R. Genaille, GF, Paris, 1965, vol. I, p. 110.

2 Spinoza, B., Éthique, IV, 21, tr. Ch. Appuhn, GF, Paris, 1965,

p. 239.

3 Mill, J. S., Système de logique déductive et inductive (1843), VI,


5, Ladrange, Paris, 1866.

4 Kelsen, H., Théorie générale des normes (1979), PUF, Paris,


1996, note 99, p. 456.

5 Williams, B., L’éthique et les limites de la philosophie (1985),


Gallimard, Paris, 1990.

! BIEN, DROIT, ÉTHIQUE DE RESPONSABILITÉ / ÉTHIQUE DE


CONVICTION, FIN ET MOYEN, MORALE, MORALITÉ, NORME, VERTU

PHILOS. RENAISSANCE
L’éthique se caractérise, à la Renaissance, par une ré-
flexion sur la nature morale de l’homme qui souligne sa posi-
tion centrale dans l’univers d’une part, et par la conception

positive de sa condition mondaine, de l’autre. Le premier as-

pect se traduit par le concept de la dignité de l’homme, sujet


de nombreux traités (de Pétrarque à Pic de la Mirandole). La
moralité de l’homme est définie par sa position médiane dans
le cosmos : ni bête, ni ange, il peut aussi bien s’élever que
s’abaisser. C’est cette indétermination qui constitue sa dignité,

son caractère exceptionnel, comme le souligne Pic 1 dans son


Oratio de hominis dignitate (1486) : la possibilité de faire
tant le bien que le mal est le signe de la liberté humaine et
de son indépendance à l’égard du destin ou de la nécessité
naturelle. La moralité de l’homme tient à son pouvoir de se
métamorphoser, d’être un « caméléon ». C’est ainsi que la
condition mortelle n’est pas seulement un passage vers la féli-
cité éternelle : elle est, au contraire, l’occasion de donner un
sens individuel à sa propre existence et d’acquérir la gloire ou
la renommée qui sont les formes mondaines du salut. C’est
alors la reconnaissance publique, auprès des contemporains
ou de la postérité, qui devient le critère du jugement moral,
et qui caractérise l’éthique comme essentiellement politique.
« La philosophie morale est nôtre », souligne L. Bruni 2, dans
son Isagogicon moralis disciplinae, à la différence de la phi-
losophie de la nature : c’est la communauté des hommes
qui établit les règles de leur conduite, laquelle ne concerne
pas tant la maîtrise de soi que la participation aux affaires
publiques. La première vertu de l’homme moral est donc
l’engagement dans la vie de la cité, alors que l’isolement de
l’homme de lettres ou l’austérité de la vie monastique sont
considérés comme un acte d’égoïsme.

Fosca Mariani Zini

✐ 1 Pic de la Mirandole, De hominis dignitate, en. fr. dans : Pic,

OEuvres philosophiques, trad. O. Boulnois et G. Tognon, Paris,

1993.

2 Bruni, L., Opere letterarie e politiche, éd. P. Viti, Turin, 1996.

Voir-aussi : Baron, H., In Search of florentin civic Humanism,

Princeton, 1988.

Senellart, M., Les Arts du gouverner, Paris, 1995.

Skinner, Q., The Foundations of Modern Political Thought, Cam-


bridge, 2 vol., 1992 (5e édition).

Struever, N., The Language of History in the Renaissance, Prin-


ceton, 1970.

! ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), ACTION, BIEN, BONHEUR,

HUMANISME, LIBRE ARBITRE

∼ ÉTHIQUE DE RESPONSABILITÉ / ÉTHIQUE DE


CONVICTION

Traduction de l’allemand Verantwortungsethik / Gesinnungsethik.

SOCIOLOGIE
Opposition conceptuelle d’origine wébérienne servant
à penser l’écart entre les réquisits du pouvoir et les exi-

gences de la morale.

La différence entre « éthique de responsabilité » et « éthique


de conviction » est exposée de manière systématique dans
la conférence sur « Le métier et la vocation de politique » 1.
L’éthique de responsabilité, que Weber avait nommée

« éthique du pouvoir » (Machtethik) dans le premier brouillon

de cette conférence 2, est celle qui convient à l’homme poli-


tique, dans la mesure où il doit prendre en compte les consé-

quences prévisibles de ses actes. Elle s’oppose à l’éthique de

conviction, dont le paradigme est, selon les textes, l’éthique


chrétienne consignée dans le Sermon sur la montagne, ou

l’éthique du « syndicaliste », c’est-à-dire du militant convaincu


downloadModeText.vue.download 405 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

403

de la justesse de ses fins et indifférent aux effets pervers des


moyens qu’il met en oeuvre pour les réaliser.

L’opposition établie par Weber entre éthique de respon-


sabilité et éthique de conviction s’inscrit dans le cadre d’une
réflexion sur la tension qui existe entre, d’une part, la logique
immanente à la sphère d’action politique et, d’autre part, les
exigences « acosmiques » de l’éthique de fraternité des reli-

gions de salut 3. Elle a été généralement banalisée dans le sens


d’une reprise, en termes modernes, du thème machiavélien
de l’amoralisme de la politique, voire comme une concession
de Weber à la realpolitik, c’est-à-dire à une attitude politique
opportuniste, parce qu’exclusivement guidée par la quête du
pouvoir. Weber toutefois avait explicitement critiqué la real-

politik, entendue comme une politique réglée sur les chances


de succès éphémères offertes par les conjonctures, et il avait
distingué de celle-ci la « politique réaliste », compatible avec
le respect de valeurs fondamentales, quoique soucieuse
des conditions concrètes de leur réalisation 4. Sur la foi de
ces textes, certains auteurs se sont employés à démontrer

que l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction ne


constituaient pour lui que des concepts-limites désignant les
deux pôles possibles de l’action engagée, étant entendu que

toute action concrète participe toujours, selon des propor-

tions variables, de l’une et de l’autre 5.


Catherine Colliot-Thelene

✐ 1 Weber, M., « Politik als Beruf » (1910), in Gesammelte Poli-


tische Schriften, J. C. B. Mohr, 1988, pp. 505-560, trad. le Savant
et le politique, 10 / 18, Paris, 1998, pp. 166-180.

Colliot-Thelene, C., « Éthique de la responsabilité, éthique du


pouvoir ? », in De quoi sommes-nous responsables ?, Le Monde
éditions, Paris, 1997.

3 Outre la conférence sur « Le métier et la vocation de poli-

tique », cf. « Considération intermédiaire », in Weber, M., Sociolo-


gie des religions, Gallimard, Paris, 1996, pp. 424-426.

4 « Der Sinn der “Wertfreiheit” der soziologischen und ökono-

mischen Wissenschaften » (1917), in Weber, M., Gesammelte

Aufsätze zur Wissenschaftslehre, J. C. B. Mohr, 1988, pp. 513-


515, trad. « Essai sur le bon sens de la “neutralité axiologique”
dans les sciences sociologiques et économiques », in Essais sur
la théorie de la science, Plon, Paris, 1965, pp. 437-440.

5 Schluschter, W., « Gesinnungsethik und Verantwortungsethik »,


in Religion und Lebensführung, Suhrkamp, Francfort, 1996.

! ENGAGEMENT, ESPACE PUBLIC, ÉTHIQUE, RESPONSABILITÉ

ETHOS
Mot grec : « moeurs », « caractère ».

GÉNÉR., MORALE

Forme non explicitée de la moralité d’un groupe ou


d’un individu, en tant que dans les deux cas elle est suscep-
tible de se traduire dans des comportements déterminés.

Contrairement au nomos, qui suppose un énoncé déterminé,

l’ethos se présente comme une coutume antérieure à toute


formule. Sa définition met en évidence une tension entre le
caractère collectivement vécu d’un mode de vie et la détermi-
nation singulière d’une complexion ou d’un comportement.
Platon montre ainsi que l’ethos n’est pas autre chose que la
loi des Anciens, en tant qu’elle relève de « coutumes non
écrites »1 ; mais il utilise également le mot pour désigner le
caractère ou le « naturel » d’un individu particulier.

Cette tension se retrouve et se précise dans l’usage que

Max Weber inaugure du terme ethos au début du XXe s. 2.

L’ethos est alors précisément ce qui permet à Weber de pen-

ser la transformation de « l’éthique protestante » en « esprit

du capitalisme » : il est le lieu dans lequel les déterminations


éthiques générales (quantitativement) et abstraites (qualitati-
vement) deviennent particulières et concrètes.

Laurent Gerbier

✐ 1 Platon, Lois, VII, 792e, tr. A. Diès (1956), Les Belles Lettres,

Paris, 1994, p. 18.

2 Weber, M., Éthique protestante et esprit du capitalisme (1904-


1905), tr. I. Kalinowski, Flammarion, « Champs », Paris, 2002.

! CARACTÈRE, ÉTHIQUE, HABITUS

ÉTIOLOGIE

Du grec tardif aitiologia, d’aitia, « cause », et logos, « traité ».

Héritage aristotélicien, l’étude des causes se verra appliquée à la méde-


cine à partir du XVIe s. Soigner implique d’agir sur les effets, mais
aussi et
surtout sur les causes.

PHILOS. SCIENCES

En médecine, étude des causes des maladies.

Les sensualistes, comme Broussais (1772-1838), pour qui la


maladie est le fruit d’une excitation amoindrie ou exagérée,
ou d’une influence occasionnelle des milieux, n’accordent
qu’une faible place à l’étude des causes pour expliquer une

pathologie.

Les vitalistes, admettant la maladie comme réaction à un


trouble de l’unité, de l’activité, de la spontanéité du corps

vivant, font de l’étiologie un motto de leur philosophie natu-


relle, qui, comme le précise Bardiez (1734-1806), « a pour
objet la recherche des causes des phénomènes de la nature,
mais seulement en ce qu’elles peuvent être connues par
l’expérience » 1.

Bernard (1813-1878) mesurera l’importance de l’étiologie


dans l’élaboration d’un « déterminisme » des phénomènes
physiologiques qu’il transfère au domaine de la pathologie.

Faisant du microbe la cause morbide, certains pasteuriens


(fin XIXe s.-début XXe s.) fondent certes l’étiologie microbienne,

mais sombrent du même coup dans un « causalisme » excessif.

L’étiologie dans son sens contemporain englobe l’en-

semble des facteurs pathogènes.

Cédric Crémière

✐ 1 Barthez, P.I., Nouveaux Éléments de la science de l’homme


(1778), réédition augmentée, Goujon et Brunot, Paris, 1806,
2 vol.

! DÉTERMINISME, VITALISME

ÉTRANGEMENT

! ALIÉNATION

ÊTRE

Du latin esse, équivalent du grec einai.

L’être est, dès les premières analyses de la philosophie, écartelé entre


son sens de simple copule, celui de désignation d’une ontologie régionale
puis celui d’un concept enveloppant l’être en tant qu’être, sans scories
attributives ou prédicatives. Avant cette mise en forme aristotélicienne,
l’être monolithique de Parménide empêchait toute fondation d’une
connaissance de l’être en mouvement entre ses différentes apparitions
dans le monde. À cet arrêt, la théorie platonicienne des Idées ne substi-
tue qu’un pseudo-mouvement, celui de la participation, qui laisse toute-
fois l’être de la matière à son essentielle nullité – sauf si l’on se
souvient
downloadModeText.vue.download 406 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

404

qu’il faut une matière-réceptacle (donc ontologiquement mieux détermi-


née) pour former le monde du Timée. La question de l’être demeurera
cependant fixée par l’analyse aristotélicienne qui, dans sa métaphysique,
oscillera entre l’ontologie en son sens le plus propre (la science de
l’être
en tant qu’être) et la théologie (la science de l’être primordial). D’une
certaine façon, toute l’histoire de l’ontologie, y compris dans les formes
les plus radicales de l’imprécation heideggerienne, revient à instancier
l’être dans ce que Heidegger nomme son « étantité » c’est-à-dire dans
une sorte d’annexion à des catégories où l’être se dilue et perd l’horizon
de son questionnement le plus authentique. La forme la plus abâtardie
de l’interrogation sur l’être est sans conteste celle qui appartient aux
philosophies de l’existence, qui posent l’être comme la conscience ou
comme le sujet, suivant en cela une pratique hégélienne de la phéno-
ménologie. On peut se demander si, face à la clôture aristotélicienne
de la question de l’être, la résurgence de l’ontologie dans la philosophie
contemporaine ne tient pas dans la phraséologie de l’écoute de l’être
une autre forme de son étantité.

GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE

En grec, « réalité » se dit on (participe présent neutre du

verbe einai, « être »). Dans son emploi philosophique, le verbe

être est susceptible de trois emplois : un emploi existentiel,

où être signifie exister, un emploi absolu, où être s’oppose à

devenir, un emploi copulatif enfin, où être, copule, relie un


prédicat à un sujet, comme dans « la rose est belle ».

Dans son sens absolu, l’être implique permanence, incor-


ruptibilité et immuabilité, contre le changement, les modifica-
tions, la génération et la corruption propres au devenir. Par-
ménide écrivait : « l’être est, le non-être n’est pas. » L’être est
unique, sans cause, sans commencement et sans fin : « fini de
partout, ressemblant à la masse d’une sphère bien ronde, du
centre déployant une force égale en tous sens. » (fragment 8).
Il y a unité de la pensée et de l’être : c’est le même en effet
que de penser et d’être (fragment 3).

Platon reprend l’opposition parménidienne entre être


et devenir, comme sa distinction entre opinion et pensée.
La forme (eidos) est qualifiée, par redoublement adverbial
d’être, d’ontôs ousia, ou d’ousia ontôs ousa (Sophiste, 248 a,
Phèdre, 247 c-e). Contre l’interdit parménidien, toutefois, Pla-
ton, dans le Sophiste, fondant l’attribution et problématisant
la prédication, établira l’être du non-être. Le non-être sera
l’autre, et justifiera que d’une chose on dise non seulement
cela même qu’elle est, mais également une pluralité d’autres
dénominations. Une telle reconnaissance d’un certain non-

être de l’être fondera aussi, contre les sophistes, avec l’être de


l’image et l’existence de la fausseté, la distinction entre vrai
et faux. L’image sera caractérisée comme ouk on ouk ontôs
(240 c). Dans le mélange des genres qui permet l’attribution,
c’est-à-dire l’un et multiple dans le langage comme dans l’in-
telligible, il y a cinq genres principaux. L’être ne figure donc
pas seul, mais aux côtés du même, de l’autre, du mouvement
et du repos : « l’être, à son tour, participant de l’autre, sera
donc autre que le reste des genres » (Sophiste, 259 b). Ainsi,
« le Sophiste n’est pas le traité d’ontologie que l’on voulut
dire, précisément parce qu’il ne traite pas de l’être. Bien plu-
tôt, il s’adosse à une réalité solidaire de ses déterminations

premières et de ses cohérences – repos et mouvement, même


et autre. » (C. Imbert).

La philosophie d’Aristote engage une réflexion sur les mul-


tiples acceptions d’être : « L’être se prend en de multiples sens
[...] : en un sens, il signifie ce qu’est la chose, la substance,
et, en un autre sens, il signifie une qualité, ou une quantité,
ou l’un des autres prédicats de cette sorte » (Métaphysique,
Z, 1). Les différentes acceptions d’être rencontrent ici l’intérêt
du concept de catégorie : l’être se dit en plusieurs acceptions
selon les catégories. Mais la multiplicité des acceptions d’être
ne recoupe pas exactement la multiplicité des catégories,

qui se définissent comme les multiples signifiés des dits hors

combinaison. Parmi les acceptions d’être, figurent en outre

l’être par soi et par accident, l’être comme vrai et comme


faux, et l’être selon la puissance et l’acte.

Or Aristote classe les acceptions d’être : « l’être au sens

premier est le “ce qu’est la chose”, notion qui n’exprime rien


d’autre que la substance. En effet, lorsque nous disons de
quelle qualité est telle chose déterminée, nous disons qu’elle

est bonne ou mauvaise, mais non qu’elle a trois coudées ou


qu’elle est un homme : quand, au contraire, nous exprimons
ce qu’elle est, nous ne disons pas qu’elle est blanche ou

chaude, ni qu’elle a trois coudées, mais qu’elle est un homme


ou un dieu ». Le terme de substance traduit lui-même un

substantif, ousia, que peut également traduire « essence », et

qui est composé sur la même racine que le verbe être. Toutes

les autres choses qu’on dit des êtres ne sont dites telles que

« parce qu’elles sont ou des qualités de l’être proprement dit,

ou des qualités, ou des affections de cet être, ou quelque

autre détermination de ce genre ». Que l’être au sens premier


soit « ce qu’est la chose », l’essence, le to ti en einai ou la quid-
dité, dégage un ordre dans les acceptions d’être et un privi-
lège de la substance, comme être par soi. La question posée
par Aristote : Ti to on, « qu’est-ce que l’étant ? » (Métaphysique,
Z, 1) se poursuit aussitôt en : Ti hè ousia, « qu’est-ce que la
substance ? » qui s’identifie alors au to ti en einai, littéralement

« ce que c’était que d’être », que Jacques Brunschwig propose

de traduire par : « l’essentiel de l’essence ».

C’est ainsi que les multiples acceptions d’être ne font


pourtant de l’être ni un genre, ni un homonyme ; l’être se
dit relativement à un terme unique (pros hen) : « nous n’attri-
buons l’être ni par homonymie, ni par synonymie : il en est
comme du terme médical dont les diverses acceptions ont
rapport à un seul et même terme, mais ne signifient pas une
seule et même chose, et ne sont pourtant pas non plus des

homonymes : le terme médical, en effet, ne qualifie pas un

patient, une opération, un instrument, ni à titre d’homonyme,

ni comme exprimant une seule chose, mais il a seulement

rapport à un être unique. » (Métaphysique, Z, 4). Ce terme

unique est la substance, ousia, non pas tant le sujet ou subs-

trat des déterminations que le ceci déterminé. De toutes les

substances, Dieu est la première, définie comme premier

moteur immobile, acte pur qui meut la nature par le désir

qu’il lui inspire.

À la suite des mégariques, les stoïciens refusent d’énoncer

les jugements à l’aide de la copule. Ils rejettent l’équivalence


aristotélicienne entre « l’homme marche » et « l’homme est

marchant », et l’inversent : ils substituent à « l’arbre est vert »

« l’arbre verdoie », et cette substitution engage une modifi-

cation considérable de la théorie de la prédication. Dès lors

que le verbe signifie le prédicat, qui n’en est pas séparé sous

la forme d’un attribut, le prédicat n’est pas un concept, un

objet ou une classe d’objets, mais un fait ou un événement.


De même, la physique stoïcienne des corps qui n’admet pas
seulement des corps, qui sont effectivement des « étants »
(onta), mais également des incorporels, qui ne sont pas des
êtres sans pour autant n’être rien, ne peut admettre l’être ni
comme genre suprême, ni comme terme ultime de l’analyse
physique, et lui substitue le « quelque chose » (ti) comme
l’unique trait commun entre corps et incorporels.

Lorsque le grammairien grec Apollonius Dyscole, au se-

cond siècle après J.-C., parlera des pronoms qui « signifient


downloadModeText.vue.download 407 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

405

seulement la substance » (ousia), il définira l’ousia comme


« ce que signifie le “Je suis”. »

Frédérique Ildefonse

✐ Aristote, Métaphysique (en particulier, G, 2 ; Z, 1 et 4 ; Q, 10 ;


N, 2), tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986.

Aubenque, P., Le problème de l’être chez Aristote, PUF, Paris,


1962.

Bréhier, É., La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme,


Vrin, Paris, 1928.

Imbert, Cl., Pour une histoire de la logique – Un héritage plato-


nicien, PUF, Paris, 1999.

Parménide, Sur la nature ou sur l’étant – La langue de l’être,


présenté, traduit et commenté par B. Cassin, Seuil, Paris, 1998.

Platon, Sophiste, tr. A. Diès (1925), Les Belles Lettres, Paris, 1994.

! AUTRE, CATÉGORIE, COPULE, CORPS, DEVENIR, ESSENCE,


HOMONYME, INCORPOREL, RÉALITÉ, SUBSTANCE, SYNONYME

PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE

Heidegger introduit une distinction essentielle entre


l’étant et l’être en tant qu’il n’est rien d’étant.

La question centrale de la pensée de Heidegger est la question


de l’être, reposant sur une distinction entre le plan ontique de
l’étant et le plan ontologique de l’être. La métaphysique inter-
roge l’étant en direction de son être, de son étantité, donnant
à chaque époque un sens exclusif à l’être (idée, substance,
monade, objectivité, esprit, volonté de puissance) et omettant
de penser l’être en tant que tel pour le concevoir comme
ce qui est le plus étant, à la fois au sens de l’étant le plus
commun et de l’étant le plus élevé, conformément à la consti-
tution onto-théologique de la métaphysique. Dans tous les
cas, celle-ci finit par rabattre l’être sur un étant transcendant,
procédant ainsi d’un oubli de l’être. Cette formule ne doit pas
s’entendre comme une omission propre à une telle pensée,
mais comme un génitif subjectif : la métaphysique est le lieu
en lequel l’être se dispense en s’oubliant. L’oubli est donc
un trait essentiel de la manifestation de l’être. Or, en pensant
l’être comme étantité de l’étant, la métaphysique omet l’être
au profit de l’étant jusqu’au point où, en s’accomplissant dans
la nihilisme avec Nietzsche, il n’en est plus rien de l’être et où
elle devient oubli de cet oubli en tant qu’il est lui-même un
trait de l’être. Aussi convient-il de distinguer la question direc-
trice de la métaphysique, qui est celle de l’étantité de l’étant,
de la question fondamentale, qui est la question de l’être
en tant que tel que la métaphysique ne pose jamais. L’une
caractérise le premier commencement de la pensée, allant

des Grecs à Nietzsche et s’achevant dans le déploiement de la

technique. L’autre permet de penser un autre commencement

où l’être (Seyn) doit être pensé en sa vérité, indépendamment

de sa relation à l’étant. S’ouvre alors la perspective d’un évé-

nement de co-appartenance de l’être et de l’homme, où l’être


n’est plus pensé ni comme une idéalité universelle ni comme

une transcendance verticale (Dieu), mais comme le mystère

qui se dispense en s’occultant. Loin d’être le plus étant, il est

cet autre de l’étant qui peut se donner à penser comme le

Rien. Aussi le nihilisme, ultime accomplissement de la méta-

physique telle que Nietzsche l’a pensée, peut-il préparer à

une telle pensée ?

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Être et temps (1927), Tübingen, 1967, tr. F. Ve-


zin, Gallimard, Paris, 1987.

Heidegger, M., Nietzsche II, Pfullingen, 1961, tr. P. Klossowski,

Gallimard, Paris, 1971.


Heidegger, M., Beiträge zur Philosophie (Contributions à la phi-
losophie), Francfort, 1989.

Heidegger, M., Besinnung (Méditation), Francfort, 1997.

! ESSENCE, ÉVÉNEMENT APPROPRIANT, EXISTENCE, FONDEMENT,


ONTOLOGIE, VÉRITÉ

ÊTRE-JETÉ
En allemand : Geworfenheit.

PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE

Chez Heidegger, facticité de l’existence, fait que le


Dasein soit jeté au monde. Ce n’est pas une déréliction ni
une chute, mais une détermination du Dasein à qui sa pro-
venance et sa destination sont voilées.

Le Dasein est jeté au monde sans en avoir décidé tout en


ayant à se décider pour des possibles factices. L’être-jeté
caractérise le phénomène de la naissance et l’étrangeté du
Dasein jeté dans le monde. Le plus souvent, le Dasein fuit
devant cette étrangeté et se réfugie dans le monde rassurant
de la déchéance. Seule l’angoisse, l’arrachant à son immer-

sion dans la quotidienneté, dévoile le lien de l’être-jeté et du


projet. Si le Dasein est toujours en-avant-de-soi, l’être-jeté le
constitue comme déjà là malgré lui. Il ne relève pas du passé
au sens d’un événement révolu, mais de ce qui est irrécupé-
rable dans l’existence. Ne posant pas son propre fondement
mais existant en lui, le Dasein doit le reprendre dans l’hori-
zon de sa finitude, tel qu’il est ouvert sur l’avenir. De même
que la mort n’est pas réductible à un événement qui arrivera,
la naissance n’est pas un simple événement datable : étant
pour la mort tant qu’il existe, le Dasein vient au monde de
la même façon.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Être et temps (1927), § 38, Tübingen, 1967, tr.

F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987.

! ANGOISSE, DASEIN, DÉCHÉANCE, EXISTENTIALISME, FACTICITÉ,

MORT

EUCLIDIEN

MATHÉMATIQUES

1. Qui se rapporte à Euclide d’Alexandrie. – 2. Dans une

acception courante, se dit de l’espace de notre expérience


sensible.

Les treize livres des Éléments d’Euclide servent de référence

à toute la pensée géométrique hellénistique, arabe et occi-


dentale depuis leur rédaction. D’importantes critiques ont été
développées, pratiquement depuis l’origine du traité. Le cin-
quième postulat du livre I en est la proposition la plus ques-
tionnée : « Et que, si une droite, tombant sur deux droites,
fait les angles intérieurs et du même côté plus petits que
deux droits, les deux droites indéfiniment prolongées se
rencontrent du côté où sont les angles plus petits que deux
droits ».

La géométrie qui accepte cette demande est conforme à


l’expérience sensible immédiate et a pu fournir un cadre adé-
quat à la physique classique, newtonienne.

La permanence des recherches en vue de modifier le sta-


tut de cet énoncé – de le démontrer – a conduit à l’élabo-
ration de doctrines géométriques, logiquement valides, qui
n’acceptent pas ce postulat et choisissent l’une ou l’autre de
ses deux possibles négations : l’hypothèse de l’angle aigu
et / ou l’hypothèse de l’angle obtus ont donné naissance, au
downloadModeText.vue.download 408 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

406

XIXe s., aux géométries non euclidiennes. Celles-ci servent de


cadre formel aux développements modernes de la physique

relativiste.

La crise de la géométrie euclidienne a fortement ébranlé

certaines lectures du kantisme et sa qualification de l’espace


comme forme a priori de notre sensibilité.

Vincent Jullien

! ESPACE, ÉTENDUE, GÉOMÉTRIE

EUDÉMONISME
Du grec eudaimonia, « bonheur ».

MORALE

Éthique pour laquelle le bonheur est le souverain bien


de l’homme, et sa recherche, le principe légitime de toute
action.

En ce sens, il n’y a pas dans l’Antiquité de morale qui ne

ressortisse à l’eudémonisme. Tous les courants de pensée


prennent, en effet, comme point de départ l’axiome « nous
voulons être heureux »1 ; on se divise ensuite sur la nature du
bonheur (consiste-t-il ou non dans le plaisir, et si oui dans
quel type de plaisir ?) et sur les moyens de l’obtenir. On a
même pu considérer que la philosophie consiste essentielle-

ment dans la recherche du meilleur genre de vie pour ce but.

C’est que le bonheur ne se réduit pas à un état psychologique


subjectif et arbitraire, mais correspond à une valeur objective

où la nature humaine se trouve actualisée à son maximum de

plénitude. Par là s’est trouvée introduite la considération du


bien moral (kalon, honestum) qui spécifie le bien en général

(agathon, bonum) visé comme fin de toute action 2. Socrate a

pu ainsi soutenir le paradoxe que celui qui satisfait un désir


déréglé est, en fait, malheureux 3. Pour le stoïcisme, le choix
conscient d’une manière d’agir conforme aux valeurs morales
est la condition même du bonheur 4. Chez Plotin, l’eudaimo-

nia devient une réalité subsistante (hypostasis) : elle appar-


tient à la vie parfaite, qui se trouve dans l’Intellect 5. De là,
saint Augustin dira que « la vie bienheureuse de l’âme, c’est
Dieu » 6, et son eudémonisme consistera autant à aimer Dieu
pour lui-même que pour soi-même, car il identifie le bien

visé avec le Bien ontologique.

Jean-Luc Solère

✐ 1 Platon, Euthydème, 278 e ; Saint Augustin, De Trinitate,


XIII, 4 ; Cicéron, Hortensius, fr. 36 Müller. Cf. Aristote, Éthique

à Nicomaque, I, 2, 1095 a 18-20.

2 Aristote, op. cit., 16, 1098 a 16-18.

3 Platon, Gorgias.

4 Cicéron, Tusculanes V, 40-41.

5 Plotin, Ennéades I, 4, 11.

6 Augustin (saint), De Libero arbitrio, II, 16, 41.

Voir-aussi : Hadot, P., Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gal-


limard, Paris, 1995.

Holte, R., Béatitude et Sagesse. Saint Augustin et le problème de


la fin de l’homme dans la philosophie ancienne, Études augus-
tiniennes, Paris, 1962.

Robin, L., la Morale antique, PUF, Paris, 1938.

! ATARAXIE, BIEN, BONHEUR, FRUITION, HÉDONISME

EUGÉNISME

De l’anglais eugenics (Galton, 1883), lui-même construit sur le grec


eugenès, « bien né » (de eu, « bien », et genos, « naissance », « lignée »,
« genre »).

Les « jeunes hommes bien nés » qu’évoque Platon dans La République 1


constituent l’apparition de l’idée d’eugénisme en philosophie ; mais
pendant des siècles l’eugénisme, sans jamais reprendre ce nom, corres-
pondra simplement à une théorie de la noblesse. Cette théorie de la
noblesse peut fonder une hiérarchie sociale, ou offrir une légitimité à
l’exercice de la force politique ou militaire, mais l’eugénisme ne prend

son visage moderne qu’avec l’invention du mot par Francis Galton 2 : il


devient alors un programme, revendiquant ses fondements scientifiques
dans la théorie de l’évolution.

BIOLOGIE, MORALE, POLITIQUE

Doctrine regroupant les recherches (génétiques, biolo-


giques) et les pratiques (morales, sociales) visant à amé-
liorer une race.

Circonscrit à l’amélioration des races animales, l’eugénisme


a été appliqué à l’homme, puis détourné par les idéologies

discriminatoires pour devenir une théorie sociale visant à


ne permettre la reproduction et la survie qu’à certains sujets
jugés les plus aptes.

L’amélioration des races domestiques s’est construite se-

lon le schéma eugéniste de contrôle de la procréation par

sélection, ce qui, du reste, a conduit à un appauvrissement


génétique.

L’eugénisme « positif » consiste à sélectionner les repro-


ducteurs ; l’eugénisme « négatif », à empêcher certaines
reproductions. Appliqué à l’homme, ce programme n’avait
pas la connotation discriminatoire qu’on lui connaît. Ainsi,
A. Pinard (1844-1934), médecin accoucheur et fondateur de

la puériculture, définissait l’eugénisme comme l’« étude des


conditions qui doivent présider à une bonne procréation ».

▶ Imprégnée d’idéologie raciste, l’eugénisme devait prendre


une tout autre tournure : des programmes de stérilisation de
personnes mentalement déficientes à l’exhortation d’une race
supérieure.

Cédric Crémière

✐ 1 Par exemple Platon, La République, II, 375a, tr. P. Pachet,


Gallimard, « Folio », Paris, 1993, p. 125.

2 Galton, F., Inquiries into Human Faculty and its Development,


Londres, 1883.

Voir-aussi : Pichot, A., La société pure. De Darwin à Hitler, Flam-


marion, « Champs », Paris, 2000.

Habermas, J., L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme


libéral ? (2001), tr. Ch. Bouchindhomme, Gallimard, Paris, 2002.

Taguieff, P.-A., La couleur et le sang. Doctrines racistes à la fran-


çaise, intr. et ch. IV, nouvelle éd., Fayard, « Mille et une nuits »,

Paris, 2002.
! GÉNÉRATION, GENRE, RACE, RACISME

EUTHANASIE

Du grec eu, pour « bonne », et thanatos, pour « mort ». Apparaît dans


Suétone, Vies des douze Césars.

MORALE

Acte de hâter ou de provoquer délibérément la mort


d’une personne, en vue de la délivrer de souffrances ou
d’une condition de vie insupportables.

L’euthanasie à travers les siècles

Platoniciens, cyniques, stoïciens et épicuriens considéraient

l’euthanasie volontaire, le suicide, comme une issue noble à


downloadModeText.vue.download 409 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

407

une vie diminuée par la maladie ou par la souffrance. Platon


n’admettait le suicide que dans les cas de maladies insurmon-
tables. Aristote condamnait la lâcheté de celui qui, en se don-
nant la mort pour fuir l’infortune, privait la cité d’un membre
utile ; il est cependant douteux qu’il ait étendu cette condam-
nation à l’euthanasie volontaire d’un malade. En Grèce et à
Rome, quand le cas d’un patient était désespéré, le médecin
pouvait refuser de le soigner ; tenter de prolonger temporai-
rement sa vie, surtout contre sa volonté, était jugé de manière
défavorable. L’aide médicale au suicide relevait de la seule
conscience du médecin, et elle était relativement courante. À
Sparte, à Athènes et à Rome était aussi pratiquée l’euthanasie
involontaire des nouveau-nés victimes de malformations ou
gravement malades. La valeur d’un individu et de sa vie étant
déterminée par rapport à la cité, le recours à la médecine
n’était légitimé que par son utilité sociale. Platon refusait que
l’on prolongeât la vie d’individus incurables et, pour cette
raison, dépendants de la cité ; Aristote justifiait aussi cette
pratique d’élimination.

La tradition hippocratique, les religions juive et chrétienne


interdisent l’euthanasie, mais tolèrent l’abstention thérapeu-
tique en vue de mettre fin à des souffrances extrêmes. L’eu-
thanasie volontaire a été défendue par Montaigne, par More,
par Bacon et par Hume, alors que Kant s’y est opposé. Le
problème de l’euthanasie est devenu aigu au XXe s. du fait
de la maîtrise technique de la vie et du déni de la mort, ca-
ractéristiques des sociétés hautement médicalisées : certains
craignent que la technique permette de prolonger artificiel-
lement leur vie et qu’elle les dépossède de leur mort. Néan-
moins, craignant plus encore la mort, ils souhaitent contrôler
les conditions de leur fin de vie. En Angleterre et aux États-
Unis, depuis les années 1930, des associations promeuvent le
droit de mourir dans la dignité et la légalisation de l’euthana-
sie volontaire. Ce n’est qu’aux Pays-Bas qu’elle est permise
dans le cadre de strictes conditions légales.

Euthanasie et éthique

La question de l’euthanasie est de savoir si, et selon quels cri-


tères, on peut juger que la mort, dans certaines circonstances,
est préférable à la vie. Elle suppose que la vie biologique
n’a pas de valeur intrinsèque ou sacrée, qu’elle se distingue
de l’existence dont le sens est à rechercher et que la qualité
de la vie est au moins aussi importante que sa prolonga-
tion. Le problème éthique de l’euthanasie naît de la contra-
diction entre l’interdit du meurtre et le devoir de protection
qui fondent la société, et le droit de la personne de disposer
librement de sa vie. À quelles conditions une société peut-
elle tolérer l’homicide ? Le risque est de permettre l’euthana-
sie involontaire (pratiquée contre la volonté de celui qui la
subit) qui pourrait être soumise, au détriment des intérêts de
l’individu, à ceux de la collectivité, à des considérations éco-

nomiques, à des fins eugénistes ou à des idéologies barbares


(cf. l’extermination présentée par les nazis comme euthana-
sie de malades ou d’individus socialement indésirables). Il

n’y a donc pas de cadre moral prédéterminé pour orienter


la décision toujours singulière d’euthanasie. Celle-ci mani-
feste le caractère éthique de l’acte médical dont la valeur est
relative à l’individu auquel il s’applique et au jugement que
celui-ci porte sur son état, jugement qui, idéalement, devrait
dépendre de sa volonté.

L’euthanasie passive, appelée aussi abstention thérapeu-


tique par ceux qui refusent de la considérer comme une
euthanasie, consiste à s’abstenir d’agir en ne mettant pas en

oeuvre des traitements jugés inutiles (en soulageant toutefois


les souffrances de la personne), même si cela hâte le moment

de sa mort. Destinée à éviter l’acharnement thérapeutique,


elle est tolérée par la déontologie médicale en vertu du prin-
cipe de bienfaisance. Elle se justifie à partir des distinctions
entre omission et action, et entre ce qui est voulu et ce qui est
prévu, selon le principe des actions à double effet (saint Tho-
mas d’Aquin) : la recherche du soulagement qui est un bien
peut autoriser l’action dont la mort est la conséquence prévi-
sible mais involontaire. Ces distinctions, souvent imprécises,
n’annulent pas la responsabilité de l’auteur de l’euthanasie.

L’euthanasie active consiste à agir en vue de donner la


mort. L’euthanasie volontaire se fonde sur la demande préa-
lable et le libre consentement de celui qui la subit et s’appa-
rente à un suicide assisté. Elle est incompatible avec la déon-
tologie médicale traditionnelle, qui prescrit le respect de la
vie et qui, afin de préserver la confiance du patient, refuse au
médecin le droit de provoquer délibérément la mort. Le prin-
cipe de l’autonomie et du respect de la dignité de la personne
humaine, invoqué pour justifier l’euthanasie active, trouve
ses limites dans le cas de l’euthanasie non volontaire, pra-
tiquée sur une personne durablement incapable d’exprimer
sa volonté (nouveau-né gravement malformé, enfant malade,
personne sénile) à laquelle il faut un substitut.

Céline Lefève

✐ Aristote, Éthique à Nicomaque (111, 6 a), trad. J. Tricot, Vrin,

Paris, 1990 ; La Politique (1335 b), trad. J. Tricot, Vrin, Paris,


1987.

Bacon, Fr., Du progrès et de la promotion des savoirs (1605),


trad. M. Le Doeuff, Gallimard, Paris, 1991.

Battin, M. P., The Least Worth Death, Oxford Univ. Press, New-

York / Oxford, 1994.

Brock, D. W., Life and Death, At the University Press, Cam-


bridge, 1993.

Brody, B. A., Suicide and Euthanasia : Historical and Contem-


porary Themes, Dordrecht, Kluwer, 1989.

Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes


illustres, trad. M. O. Goulet-Cazé, 4, 3, 6, 18, Librairie générale
française, Paris, 1999.

Doucet, H., les Promesses du crépuscule : réflexions éthiques sur


l’euthanasie et l’aide médicale au suicide, Fides, Montréal, 1998.

Engelhardt, H. T., The Foundations of Bioethics, Oxford Univ.

Press, New-York / Oxford, 1986.

Fletcher, J., Morals and Medicine (1954), Univ. Press, Princeton,


New Jersey, 1979.

Glover, J., Causing Death and Saving Lives. The Moral Problem
of Abortion, Infanticide, Suicide, Euthanasia, Capital Punish-

ment, War and Other Life-or-Death choices, Harmonds Worth,


Penguin Books, 1977.

Hume, D., « Essai sur le suicide », in Histoire naturelle de la

religion et autres essais sur la religion, trad. M. Malherbe, Vrin,


Paris, 1971.

Kant, E., Métaphysique des moeurs, partie II : « Doctrine de la


vertu », trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1985.

Kuhse, H., The Sanctity-of-Life Doctrine in Medicine : A Cri-


tique, Clarendon Press, Oxford, 1987.

Montaigne, M. (de), Essais, livre II, ch. 3 : « Coustume de l’Isle


de Cea », PUF, Quadrige, Paris, 1992.

More, Th., Utopie (1516), trad. A. Prévost, Mame, Paris, 1978.

Platon, la République, livre III, 406 c-410 a, trad. E. Chambry,


Les Belles Lettres, Paris, 1996.
Rachels, J., The End of Life : Euthanasia and Morality, Oxford
Univ. Press, Oxford, 1986.

Sénèque, Lettres à Lucilius, trad. H. Noblot, Les Belles Lettres,


Paris, 1957.

Singer P., Rethinking Life and Death, Oxford Univ. Press, Ox-
ford, 1995.

Verspieren, P., Face à celui qui meurt. Euthanasie, acharnement


thérapeutique, accompagnement, Desclée de Brouwer, Paris,
1984.
downloadModeText.vue.download 410 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

408

BIOLOGIE, MORALE

Fait de faciliter, par acte ou par défaut d’acte, la mort


d’un malade dont la vie est condamnée en vue d’abréger
ses souffrances.

Utilisé par certains auteurs antiques (Cicéron, Posidippe, etc.)


dans le sens général d’une belle mort, le mot sera défini dans
son sens moderne médical par Bacon (1623) : c’est « presque

une religion pour les médecins d’assister les malades une fois

qu’ils n’ont plus d’espoir » 1.

Le terme recouvre aujourd’hui trois sens : le soin contre la


douleur, dans le cas de malades agonisant (soins palliatifs) ;
l’absence de traitement thérapeutique d’un malade condamné

(euthanasie indirecte) ; et l’acte d’un individu en vue d’atté-

nuer les souffrances d’un tiers (euthanasie directe).

Le soin palliatif peut être taxé d’acharnement thérapeu-


tique ; l’euthanasie indirecte, interprétée comme non-assis-
tance à personne en danger ; et l’euthanasie active, comme
homicide.

Si le corps médical accepte les deux premières pratiques,

bien qu’elles ne soient pas, en France, légalement encadrées,


la dernière pose un sévère problème déontologique pour qui
prête serment de « tout faire pour la vie ».

▶ La question devient celle de la liberté des individus de faire


usage de leur corps, et de ses conséquences...

Cédric Crémière

✐ 1 Bacon, Fr., Historia vitae (1623), livre IV, chap. II, § 11, éd.
de Bouillet, Hachette, Paris, 1834, p. 221.

Voir-aussi : Munk, W., Euthanasie ou traitement médical pour

procurer une mort facile et sans douleur (1889), trad. W. Gent.

ÉVALUATION

PHYSIQUE

Mesure d’une grandeur, consistante à comparer cette


grandeur, suivant des procédés techniques bien définis, à
une grandeur de même espèce prise pour unité.

La mesure d’une grandeur, sa valeur numérique, est donc


un nombre réel qui doit toujours être suivi du nom de l’uni-
té, sauf si cette grandeur est un nombre pur, comme, par

exemple, l’indice de réfraction.

En mécanique quantique, un système physique étant dans


un état décrit par sa fonction d’onde, on fait correspondre des
opérateurs hermétiques aux grandeurs qui lui sont attachées.

Michel Blay

! GRANDEUR, MESURE, VALEUR

ÉVÉNEMENT
Le latin tire du verbe evenire (« se produire ») deux mots pour dire
l’événement : eventum, qui désigne l’acte même de se produire (et qui est
généralement utilisé au pluriel), et eventus, qui désigne ce qui est arrivé
en tant que fait et produit.

GÉNÉR.

Élément du devenir dont le surgissement est perçu ou

conçu comme une rupture de sa trame.

L’événement est d’abord présence : c’est le surgissement ici et


maintenant d’un fait qui se produit. Cette production est un
noeud singulier dans l’enchaînement des causes et des effets
(conformément à la définition que Boèce donne du hasard :

« événement inopiné issu de causes confluentes »1). Comme

tel l’événement est accidentel : cependant cette accidentalité


même désigne à son voisinage un ordre causal qui la réin-
tègre dans la trame de la temporalité qu’elle rompt. Ainsi,

aux yeux de Leibniz, chaque substance comprend virtuel-


lement tous les événements qui constitueront sa temporali-
sation propre dans l’existence, de sorte qu’un entendement
infini pourrait les y lire d’un seul regard : « chaque substance
singulière exprime tout l’univers [...] et dans sa notion tous
ses événements sont compris avec toute la suite des choses

extérieures » 2.
Cependant, s’il est produit par le temps selon un certain
ordre que nous ne pouvons saisir que rétrospectivement,
l’événement à son tour rompt le cours du temps et reconfi-
gure son ordre. La singularité qui surgit dans le temps est
alors, comme le « retournement » du temps du cosmos aban-

donné par le Dieu chez Platon 3, un principe d’orientation


dans la durée. La conception chrétienne de la temporalité 4
illustre parfaitement ce phénomène : l’événement par excel-
lence, c’est l’avènement du Christ, pensé comme articulation
de la temporalité à l’éternité et avènement de la Loi nouvelle.

L’événement est alors aussi bien le signe de la contin-


gence radicale du temps que le moyen de son organisation :
l’événement est, dans ce sens, la première clôture qui chez
Rousseau marque la vraie fondation de la société civile.

L’événement est alors le point saillant qui permet au discours

historique de constituer des époques et de scander le temps


long ; mais pourtant Rousseau lui-même ne cesse de rappor-
ter ces points saillants à la « lente succession d’événements »

qui purent les engendrer 5. L’événement ne cesse donc de


participer de la double nature du surgissement et de ce qui,

ayant surgi, s’accumule et forme le fonds même du temps.

Laurent Gerbier

✐ 1 Boèce, Consolation de la philosophie, V, 1, tr. J.-

Y. Guillaumin, Les Belles Lettres, Paris, 2002, p. 125.

2 Leibniz, G. W., Discours de Métaphysique (1686), § 9, édition


G. Le Roy, Vrin, Paris, 1988, p. 44.

3 Platon, Le Politique, 269a-270d, tr. A. Diès (1935), Les Belles


Lettres, Paris, 1970, p. 20-23.

4 Boureau, A., L’événement et le temps. Récit et christianisme au


Moyen Âge, Les Belles Lettres, Paris, 1993.

5 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de


l’inégalité parmi les hommes (1755), OEuvres Complètes, vol. III,
Gallimard, La Pléiade, Paris, 1964, p. 164.

! ACCIDENT, FAIT, HASARD, HISTOIRE, HISTORIAL, IRRÉVERSIBILITÉ,


TEMPS

LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE

Changement, ou ce qui arrive. Mais on peut soit le


concevoir comme une propriété des choses qui changent,
soit comme une chose particulière, une occurrence.

Au sein des changements, Aristote distinguait les « mouve-


ments » (kinèseis), les « accomplissments » (energeiai), les
générations, et les corruptions, mais les « événements » (sum-
bébèkoi) avaient un statut intermédiaire, ni substances ni pro-
priétés des substances, mais accidents. Avec la science mo-
derne, l’événement est ce qui est capable d’entrer dans des
relations causales et des lois. Dans la philosophie contem-

poraine, notamment chez Davidson 1, le débat traditionnel


devient celui de savoir si les événements sont des substances

ou des individus (une explosion) ou des entités telles que des

faits identifiés en vertu des concepts qui les décrivent (le fait
downloadModeText.vue.download 411 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

409

que la bombe ait explosé). Les événements sont-ils singuliers


ou répétables ?

▶ Les disputes ontologiques sur les événements affectent la


manière dont on comprend la causalité (est-elle une rela-
tion entre événements ou faits ?), le problème du rapport de
l’esprit / corps (quand un événement mental cause un événe-

ment physique) et la théorie de l’action intentionnelle (si une

action humaine est un événement, qu’est-ce qui la distingue

d’un événement naturel ?).

Pascal Engel

✐ 1 Davidson, D., Actions et événements, PUF, Paris, 1993.

Voir-aussi : Bennett, J., Events and their Names, Cambridge, 1992.

! ACCIDENT, CAUSE, FAIT

PHYSIQUE

Ce qui se produit en un lieu et à un instant donné.

Un événement est caractérisé par ses coordonnées spatio-


temporelles (x, y, z, t). Une mesure physique se ramène à
l’observation de relations entre des événements. La situation
est plus complexe en mécanique quantique.

Michel Blay

! QUANTIQUE (MÉCANIQUE), RELATIVITÉ

∼ ÉVÉNEMENT APPROPRIANT

ONTOLOGIE

Chez le dernier Heidegger, nouvelle relation à l’être,


constituant la pensée d’un autre commencement à la fin
de la métaphysique. Ce terme désigne une co-propriation
de l’être (Sein) et de l’homme, sans pour autant donner
un nouveau nom de l’étantié de l’étant, inaugurant une

nouvelle époque de l’histoire de l’être. (En Allemand :


Ereignis.)

Une telle pensée suppose une certaine clôture de l’his-


torialité. Il s’agit de penser de manière plus radicale la
donation de la présence, le « il y a » (es gibt), étant admis
que si l’être se donne comme présence, il n’est pas une
présence absolue sans retrait ni réserve, mais implique une
présence qui en s’approchant de nous se tient aussi en re-
trait. À l’Ereignis appartient l’Enteignis, le dépropriement,
ce voilement qui est comme la léthé de l’aléthéia. L’être
(Seyn) peut être considéré comme un mode de l’Ereignis,
qui n’est pas un simple événement, mais l’avènement de
la donation d’une présence qui ne s’ouvre qu’en se dissi-
mulant. D’Être et Temps (1927) à Temps et Être (1962) s’est
opéré un déplacement essentiel : si la question demeure
celle de l’être et de son sens temporel, l’ontologie fonda-
mentale s’est néanmoins découverte comme rebelle à toute

démarche de fondation, à laquelle s’est substituée une do-


nation, l’énigme du « il y a ». À la différence ontico-ontolo-
gique s’ouvrant dans le Dasein s’est substituée la duplicité
de l’être même se retirant dans le dévoilement de l’étant. Si
être signifie présence, il doit s’entendre comme ce qui, en
portant l’étant au non-voilement, laisse se déployer dans
la présence en étant lui-même le don de ce déploiement.
Le temps est alors compris comme entrée en présence,
Heidegger réhabilitant la présence massivement rejetée en
1927 dans la substantialité métaphysique. Il nomme « es-
pace de temps » (Zeit-Raum) la dimension de donation
des trois ekstases temporelles, dont le jeu constitue une

quatrième dimension qui est la donation de la présence.

La donation de l’être reposant sur le règne du temps, tous

deux se co-appartiennent dans l’Ereignis. L’être est ainsi


pensé comme éclaircie conçue à partir de l’Ereignis, qui
est le temps comme présenteté (Anwesenheit), de sorte
que ce qui donne à penser soit le rapport de l’éclaircie et

de la présenteté. Une telle pensée a pour condition l’hégé-

monie du Dispositif. L’âge de la technique n’est donc pas

seulement celui de l’aliénation dans la planification et l’ob-

jectivation, mais il porte en son extrême péril la promesse

d’un nouveau commencement pour la pensée.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Beiträge zur Philosophie (Contributions à la

philosophie), Francfort, 1989.


Heidegger, M., Bremer und Freiburger Vorträge (Conférences

de Brême et Fribourg), Francfort, 1994.

Heidegger, M., Être et temps (1927), Tübingen, 1967, tr. F. Vezin,

Gallimard, Paris, 1987.

! DISPOSITIF, ÉCLAIRCIE, ÊTRE, TOURNANT

ÉVHÉMÉRISME
D’après Evhémère de Messène (IIIe s. av. J.-C.).

PHILOS. RELIGION

Doctrine qui considère les dieux comme autant de

héros ou de rois historiques divinisés après leur mort par

leur peuple.

Evhémère de Messène est l’auteur d’un livre traduit en


latin par Ennius sous le titre Historia Sacra : ce livre, dont

seuls quelques fragments sont conservés par Lactance,

eut une large fortune à l’époque hellénistique. La thèse


d’Evhémère, selon laquelle le panthéon païen provient du

culte des héros bienfaiteurs, lui vaut d’être accusé d’im-

piété par Cicéron 1. Mais son effort de rationalisation des


mythes a surtout fourni aux apologètes chrétiens (Clément

d’Alexandrie, Tertullien, Cyprien, Arnobe, etc.) le modèle


d’une critique constante de l’idôlatrie païenne opposée à

la « véritable » religion : l’affirmation selon laquelle « les

dieux [païens] ont été des hommes »2 permet en effet de

rejeter la théologie païenne dans le domaine de la fabu-


lation. En revanche, au Moyen Âge et à la Renaissance,
l’evhémérisme perd peu à peu sa charge polémique pour
devenir un principe d’explication historique de l’origine

des dieux : ainsi l’evhémérisme est une « arme à double

tranchant »3 qui tout en destituant les dieux païens de leur

statut, contribuait à rendre pensable la divinisation du legs

historique du paganisme.

Laurent Gerbier

✐ 1 Cicéron, De la nature des dieux, I, 118-119, tr. C. Auvray-


Assayas, Les Belles Lettres, Paris, 2002, p. 53.

2 Saint Augustin, Cité de Dieu, VII, 18, tr. L. Moreau, Seuil, Paris,
1994, vol. 1, p. 305.

3 Seznec, J., La survivance des dieux antiques (1980), Flamma-

rion, Paris, 1993, p. 27.

! ATHÉISME, DIEU, FOI, MYTHE, RELIGION


downloadModeText.vue.download 412 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

410

ÉVIDENCE
Du latin evidentia, de videre, pour « voir ».

PHILOS. CONN.

Certitude si claire et si manifeste par elle-même que


l’esprit ne peut la refuser.

L’évidence s’impose comme manifestement vraie (étymolo-


giquement, l’évidence, c’est ce que l’on voit), elle emporte
l’adhésion de chacun et ne nécessite pas de preuve pour que
l’on reconnaisse sa force, sa vérité et sa réalité. Elle s’oppose
à ce qui est douteux ou incertain. On distingue généralement
deux types d’évidence : l’évidence intellectuelle ou ration-
nelle, qui peut concerner une proposition, un axiome ou un
principe (par exemple, le principe de contradiction) ; et l’évi-
dence sensible ou empirique, qui se donne directement dans
l’expérience (par exemple, une sensation visuelle en tant
que donnée de la conscience). Mais si l’évidence s’impose,
elle ne laisse pas pourtant de poser problème : émane-t-elle
directement, comme le pensent les stoïciens, de la structure
même de la représentation et du jugement, ou est-elle obte-
nue au terme d’un travail critique sur les préjugés ? Le statut
de l’évidence est corrélé à la conception de la vérité : pour les
stoïciens, l’évidence est a priori fondée et fondatrice, parce
que la vérité constitue le cadre permanent de l’activité de
juger. En revanche, pour les sceptiques, une telle conception
de l’évidence est impossible, car aucune vérité ne préexiste

au jugement. Or, comme toute proposition qui se présente


comme une évidence (qu’elle soit vraie ou fausse) ne néces-
site pas de preuve pour emporter l’adhésion, le problème est
de mettre en oeuvre une critique de l’évidence, c’est-à-dire de
toute proposition qui prétend au titre d’évidence.

La philosophie cartésienne

en quête de l’évidence

Si l’on prend l’exemple de la philosophie cartésienne, on


constate que Descartes fait de l’intuition intellectuelle de la
clarté et de la distinction d’une idée le critère de l’évidence

de l’idée, c’est-à-dire de la vérité de l’idée 1. Ainsi, dans l’arène


du doute, où même les vérités mathématiques sont en lice, la
proposition « je pense donc je suis » est la première certitude
que personne ne peut révoquer en doute. Mais, si l’évidence
de l’idée en même temps que sa clarté et sa distinction sont
érigées en critères de vérité par Descartes, c’est au prix d’un
long cheminement qui lui a fait remettre en cause ce que tous
les hommes considèrent comme des évidences : l’existence
des corps extérieurs, du corps propre, des vérités mathéma-
tiques, comme « le tout est plus grand que la partie » ou
« deux et deux font quatre », etc. L’évidence que Descartes
choisit comme critère de vérité de l’idée n’est donc pas pre-
mière au sens chronologique du terme : elle ne se présente
pas immédiatement dans la philosophie cartésienne, mais est
construite méthodiquement et résulte précisément de la mise
en oeuvre de la méthode cartésienne, qui a pour objet de dis-
tinguer le vrai d’avec le faux, les vraies évidences des fausses.
Descartes commence par critiquer non pas l’évidence sen-
sible en tant que telle, mais l’évidence sensible qui se donne
pour une évidence rationnelle : il reconnaît l’utilité des sens
dans le domaine de la conservation de la santé, mais dénonce
les préjugés liés à l’union de l’âme et du corps, qui font croire
aux hommes que le monde est tel qu’ils le sentent, que le so-
leil, par exemple, a un diamètre de deux pieds (soit environ
soixante centimètres). Seul l’entendement, ou la raison, peut
concevoir la nature même d’une chose. Il faut donc lutter

contre la prévention (les préjugés) et la précipitation du juge-


ment et contre l’évidence sensible quand elle prétend dire ce

qu’est la nature des choses, puisqu’elle n’enseigne en réalité


que ce qui est utile ou nuisible à la santé et n’a une légitimité
que dans ce domaine, ce qui est parfaitement résumé dans
ce vers de La Fontaine : « Si l’eau courbe un bâton, ma raison
le redresse » (« Un animal dans la lune », Fables, livre VII, 18).

La conception cartésienne de l’évidence des idées innées


comme celle de l’âme ou de l’esprit, a été l’objet de nom-
breuses critiques dont, en premier lieu, celle de Locke 2. Alors
que Descartes compare, dans la Règle 1 des Règles pour la di-
rection de l’esprit, l’esprit à la lumière du soleil, qui n’est pas
altérée par les objets qu’elle éclaire, et qu’il en fait une subs-
tance pensante saisie dans l’évidence d’une intuition intel-
lectuelle, Locke, dans l’Avant-propos de l’Essai philosophique
concernant l’entendement humain, fait de cette comparaison
le préambule d’une nécessaire réflexion sur les limites de

l’esprit humain : si l’esprit est comparable à un oeil qui fait


voir et comprendre toutes les autres choses, il est nécessaire
de réfléchir sur le pouvoir et la portée de l’oeil, car l’oeil ne
se voit pas lui-même. Pour Locke, il n’y a donc pas de sai-

sie immédiate et intuitive de l’esprit par lui-même, car toute


idée venant directement ou indirectement des sens (Locke

distingue bien deux sources d’idées – la sensation et la ré-


flexion –, mais il conçoit la réflexion comme une perception

a posteriori, ce qui suppose que l’âme a déjà reçu des idées


par les sens), aucune idée n’est donc innée. Par conséquent,
la connaissance de l’esprit ne relève pas de l’évidence d’une
idée claire et distincte. Cette critique lockienne de l’évidence

cartésienne des idées innées, qui était elle-même construite


sur une critique de l’évidence des préjugés, conduit à penser
la critique de l’évidence comme une des tâches principales
de la philosophie.

La philosophie et

la critique de l’évidence

La perspective huronienne 3 permet de franchir un pas consi-


dérable par rapport à la conception classique de l’évidence,

dont elle parvient à dépasser l’alternative du fondement


(l’évidence était jusque-là fondée soit sur la vérité a priori
des perceptions de l’esprit [idées innées pour Descartes], soit
sur les perceptions [toutes les idées viennent des sens]). En

montrant que le vécu de sensation est animé par une appré-


hension, Husserl dépasse l’empirisme : la chose n’est pas une
collection de sensations, mais le même que chacune d’elles
manifeste et qui est visé en chacune d’elles. Husserl reprend

à son compte les exigences de l’intellectualisme : il ne peut y


avoir de chose perçue comme évidente que dans l’appréhen-
sion d’un sens unitaire. Cependant, ce sens n’est pas un être
positif a priori donné dans l’entendement ; l’unité de la chose
est une unité seulement esquissée dans des aspects sensibles,
puisque le caractère partiel de la perception définit l’essence
de la chose transcendante. En ce sens, Husserl se rapproche
de l’empirisme : la réalité de la chose perçue comme évidente
est inséparable de sa donation sensible. Avec Husserl, l’évi-
dence de la perception a cessé d’être réduite soit aux sensa-
tions, soit à l’acte d’intellection ; elle apparaît comme ce qui
résulte d’une intentionnalité spécifique, à partir de laquelle
on peut rendre compte des sens et du sensible.

De nombreux autres exemples pourraient ici être déve-


loppés du travail philosophique comme travail critique sur

l’évidence. Par exemple, la notion d’espace doté de trois di-


downloadModeText.vue.download 413 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

411

mensions a longtemps été considérée comme une évidence,


comme une notion primitive qu’il était vain d’examiner ou
de définir. Or, questionner l’évidence d’une telle notion
s’est révélé fécond, puisque ce questionnement a permis de
construire un espace à 4, puis à n dimensions dans les géo-
métries non euclidiennes. Cela incite à penser que l’évidence
est nécessaire pour construire une théorie de la connaissance
ou une science, mais qu’elle doit être désolidarisée de la
notion d’absolu pour s’inscrire dans l’histoire du savoir. Car
l’évidence n’existe pas en soi, mais exprime toujours un rap-
port de certitude entre un sujet et un objet, ce qui signifie
qu’elle doit être pensée et réfléchie dans un travail critique
de la raison. En effet, l’évidence, dans l’histoire du savoir,
peut perdre son efficacité épistémologique ou scientifique.
Si l’on reprend l’analyse que propose Thomas Kuhn de la
structure d’une révolution scientifique, on comprend que la
science qu’il appelle « normale », c’est-à-dire le modèle scien-
tifique qui fait autorité à un moment donné du savoir, repose
sur des évidences admises par la communauté scientifique,
mais qui sont remises en question lors d’un changement de
paradigme, c’est-à-dire lors d’une révolution scientifique 4. Les
évidences de l’ancien paradigme perdent alors leur effica-
cité et leur fécondité, et sont remplacées par de nouvelles
évidences. Il n’y a donc pas d’évidence absolue, si ce n’est
dans le discours religieux, mais il y a des propositions qui
ont le statut d’évidences à tel moment et dans tel domaine du
savoir, parce qu’elles expriment une relation féconde entre la
théorie et l’expérience, ou entre le sujet connaissant et l’objet
à connaître. De même qu’on ne peut pas tout définir ni tout
prouver car, comme l’explique Pascal 5, dans toute définition,
on utilise le verbe « être » et qu’on ne peut pas définir l’être
sans utiliser le verbe « être », de même on ne peut pas tout
justifier ni démontrer, et, en ce sens, se donner des proposi-
tions comme évidentes, c’est se donner un point de départ
pour penser.

Véronique Le Ru

✐ 1 Descartes, R., Discours de la méthode, in OEuvres, vol. VI,

publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909,


rééd. en 11 tomes par Vrin-CNRS, Paris, 1964-1974 ; 1996 ;

Règles pour la direction de l’esprit in OEuvres philosophiques,


t. I, établies par Alquié en 3 tomes, Garnier, Paris, 1963-1973.

2 Locke, J., An Essay Concerning Human Understanding, 1re éd.


1690, trad. fr. de la 4e édition anglaise par Pierre Coste « Essai
philosophique concernant l’entendement humain », Amsterdam,

chez Henri Schelte, 1700, repris par Vrin, Paris, 1983.

3 Husserl, E., L’idée de la phénoménologie, trad. A. Lowit, PUF,

Paris, 1970.

4 Kuhn, T., La structure de la révolution scientifique, trad. Laure


Meyer, Flammarion, Paris, 1962, 2e éd. 1970 ; Pascal, Bl., OEuvres
complètes, Seuil, Paris, 1963.

5 Pascal, Bl., « L’esprit géométrique », in OEuvres complètes,

op. cit.

! CERTITUDE, CRITIQUE (PHILOSOPHIE), INTUITION, VÉRITÉ, VRAI

ÉVOLUTION

Du latin evolutio, « développement », « déploiement ».

GÉNÉR., BIOLOGIE
Au sens strict, transformation biologique graduelle,

dans le temps, d’un individu ou d’une espèce vivante.

L’évolution est d’abord le simple fait du changement d’un


être à partir de lui-même : elle se présente comme le déploie-

ment de ce qui est enveloppé et seulement virtuel. Le terme

s’applique plus particulièrement aux être vivants, pris dans


les processus naturels qui les voient se transformer pour pas-
ser d’un état à un autre. Jusqu’au XVIIIe s., le terme décrivait
préférentiellement les transformations progressives de l’indi-
vidu qui se développe de l’embryon à la maturité. L’évolu-
tion concernait alors essentiellement l’accomplissement de la
forme parfaite à partir d’un état primitivement enveloppé. Les
progrès de l’observation microscopique, dont Leibniz se fait
le témoin, permettent alors de prendre le contre-pied de la
doctrine aristotélicienne de l’épigénèse pour affirmer la pré-
formation dans l’oeuf de l’individu achevé : « ce sont les expé-
riences des Microscopes, qui ont montré que le papillon n’est
qu’un développement de la chenille, mais surtout que les
semences contiennent la plante ou l’animal déjà formé [...] » 1.

Mais à partir de la fin du XVIIIe s., les progrès de la paléon-


tologie permettent d’envisager l’évolution à une autre échelle,
qui va devenir essentielle : celle des espèces et des genres
du vivant, conçue comme changement progressif à partir des
formes les plus simples du vivant. Avec le transformisme de
Lamarck 2, on passe de l’évolution ontogénétique à l’évolution
phylogénétique. La voie est alors ouverte à l’installation de
la théorie de l’évolution au coeur de la biologie moderne,
comme solution à un finalisme qui subsistait comme part
non-scientifique de la biologie : Darwin, avec L’Origine des
espèces 3, fournit une énorme masse de faits à l’appui de ce

qu’il nomme la « modification avec descendance », ce qui


lui permet de synthétiser les différents sens de l’évolution
appliqués au vivant. D’une part, en tant qu’elle concerne les
espèces et plus les individus, l’évolution remet en cause la
fixité intelligible des formes « accomplies » des êtres vivants,
et rompt avec le fixisme classique. D’autre part, en conce-
vant la complexification progressive des formes du vivant, la
théorie de l’évolution se place à la hauteur de la doctrine de
la création, dont elle prend l’irréductible contre-pied. Enfin,
la théorie de Darwin fournit à l’évolution un principe moteur
décisif : l’idée de sélection naturelle, concept calqué sur la
sélection artificielle pratiquée par l’homme, permet de rendre
compte de la survie et de la reproduction des variations les
plus favorisées dans leur environnement. Un disciple de
Darwin, E. Haeckel, cherchera à réintégrer l’ancienne évo-
lution dans la nouvelle, en proposant une loi dite « loi de
récapitulation », selon laquelle l’ontogénèse récapitule la phy-
logénèse (selon ce principe, chaque individu accomplirait
de l’embryon à la maturité un processus qui reproduit de
façon très contractée l’ensemble du processus par lequel son
espèce s’est développée jusqu’à lui), mais c’est néanmoins
l’idée de sélection naturelle qui constitue le principal héri-
tage du darwinisme en matière de théorie de l’évolution : la
sélection naturelle, couplée à l’idée de variations aléatoires,
permet en effet de produire un modèle non téléologique de
la production des caractéristiques nouvelles dans une lignée 4.

Le problème théorique commence cependant pour le darwi-

nisme lorsqu’il affirme que la sélection naturelle a un rôle


créateur et pas seulement destructeur, car il est alors difficile
de maintenir l’idée d’un mécanisme sans finalité.

Sébastien Bauer et Laurent Gerbier

✐ 1 Leibniz, G.W., Considérations sur la doctrine d’un esprit


universel unique (1702), édition Ch. Frémont, in Système nou-
veau de la nature et de la communication des substances, GF,

Paris, 1994, p. 224-225.

2 Lamarck, J.-B., Philosophie zoologique (1809), édition A. Pi-


chot, GF, Paris, 1994.
downloadModeText.vue.download 414 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

412

3 Darwin, Ch., L’origine des espèces (1859), tr. E. Barbier revue,


Paris, GF, 1992.

4 Tort, P. (dir.), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution,


PUF, Paris, 1986.

Voir-aussi : Canguilhem, G., et al., Du développement à l’évolu-


tion au XIXe s. (1962), PUF, Paris, 1985.

Jacob, F., La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Galli-

mard, Paris, 1970.

Pichot, A., Histoire de la notion de vie, Gallimard, Paris, 1993.

Tort, P., Darwin et le darwinisme, PUF, Paris, 1997.

! FINALISME, GÈNE, GÉNÉTIQUE, HÉRÉDITÉ, VIE

ÉVOLUTIONNISME

ANTHROPOLOGIE, BIOLOGIE, PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE

Approche qui utilise les concepts et les outils de la bio-


logie de l’évolution pour l’analyse des phénomènes cogni-

tifs, éthiques ou culturels.

Dans le domaine de la cognition, l’évolutionnisme vise à


expliquer l’existence, le fonctionnement, la diversité des sys-
tèmes et des sous-systèmes cognitifs, et les contraintes géné-
rales auxquelles ils sont soumis, en les considérant comme
des adaptations résultant soit, littéralement, d’un processus
de sélection évolutionniste ayant opéré sur nos ancêtres et
les ancêtres d’autres espèces animales dans leur environne-
ment d’origine, soit de processus de sélection analogues aux
mécanismes de la sélection naturelle. Des stratégies évolu-
tionnistes ont été proposées dans le cadre des programmes
de naturalisation de l’intentionnalité. La sémantique téléolo-
gique de R. Millikan 1 développe ainsi l’idée que le contenu
d’un état mental est fixé par les conditions de correction
de cet état telles qu’elles sont déterminées par la fonction
biologique qu’il sert. En épistémologie, certaines approches
naturalistes font aussi intervenir des considérations évolution-
nistes pour rendre compte de l’harmonie qu’elles supposent
exister entre nos capacités psychologiques et la structure

causale du monde, et ainsi entre ce que sont nos proces-


sus de formation de croyance et ce qu’ils devraient être 2. Il
existe également des approches évolutionnistes des phéno-
mènes culturels qui s’efforcent de montrer comment certains
aspects des changements culturels peuvent être modélisés au
moyen d’outils empruntés à la biologie des populations. C’est

le cas notamment de la théorie de la transmission culturelle


de R. Dawkins 3 selon laquelle les « mêmes », conçus comme

ensembles d’informations organisées, seraient des unités de

transmission culturelles soumis à des processus de réplica-

tion, de sélection et de mutation analogues aux processus


opérant sur les gènes.

▶ Ces approches évolutionnistes s’exposent à plusieurs cri-


tiques. Certaines portent sur la conception de l’évolution qui
les sous-tend. Ainsi, le recours à une stratégie évolutionniste
pour la naturalisation de l’épistémologie semble présuppo-
ser le caractère pan-adaptationniste et optimisateur de la
sélection naturelle. D’autres soulignent les limitations d’une
approche évolutionniste. On a notamment objecté que le
recours aux notions de sélection naturelle et de fonction bio-
logique pour naturaliser l’intentionnalité ne permettait pas de
rendre compte du contenu déterminé des états mentaux. En-
fin, certaines critiques soulignent le caractère forcé de l’ana-
logie entre transmission biologique et transmission culturelle,

la première étant caractérisé par la réplication, la seconde par


le changement 4.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 Millikan, R. G., Language, Thought, and other Biological


Categories, MIT Press, Cambridge (MA), 1984.

2 Kronblith, H., Inductive Inference and its Natural Ground –


An Essay in Naturalistic Epistemology, MIT Press, Cambridge

(MA), 1993.

3 Dawkins, R., le Gène égoïste, trad. L. Ovion, A. Colin, Paris,


1990.
4 Sperber, D., la Contagion des idées, Odile Jacob, Paris, 1996.

! CULTURE, DARWINISME, ÉPISTÉMOLOGIE, ÉTHIQUE,


INTENTIONNALITÉ, TÉLÉOSÉMANTIQUE

EXACT

Du latin exactus, « exact », « achevé », adjectivation du participe de


exigere, « mener à terme », « accomplir ».

GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE

Caractère d’une connaissance qui est parfaitement


adéquate à son objet.

On appelle exacte une relation entièrement déterminable


(dans le cas d’une proposition, l’exactitude réside dans l’adé-
quation à l’objet ; dans le cas d’une mesure, l’exactitude ré-
side dans le rapport de grandeurs commensurables – ainsi
la diagonale du carré et son côté ne sont pas dans un rap-
port exact). Exact diffère donc de précis comme l’absolument
déterminé diffère du suffisamment déterminé. On parlera
alors de sciences exactes pour les mathématiques, dont les
propositions sont susceptibles d’exactitude ; par différence,

les sciences qui font intervenir la considération du degré de


précision de leur rapport à l’objet (qu’il s’agisse de nos sens
ou des appareils de mesure) ne peuvent pas être stricto sensu
appelées exactes, même lorsqu’elles sont capables de définir

mathématiquement ce rapport.

▶ Le langage commun, qui oppose les sciences humaines


aux sciences exactes, néglige cette dernière distinction, et
omet qu’en toute rigueur seules les mathématiques sont
purement exactes, eu égard aux objets qu’elles construisent
elles-mêmes.

Laurent Gerbier

! DÉTERMINATION, MESURE, OBJET, RELATION, VÉRITÉ

EXAMEN

Du latin examen, « aiguille de balance ».

GÉNÉR., MORALE, PHILOS. CONN.

Considération attentive et exhaustive d’une chose à des


fins d’évaluation critique.

L’examen est un processus d’observation dans lequel l’atten-


tion portée à l’objet doit permettre d’en prendre la mesure,
sans toutefois intervenir sur lui : l’examen, contrairement à
l’expérimentation, laisse son objet être ce qu’il est sans cher-
cher à le produire. Ainsi, au lieu de faire fond sur une esti-
mation préjudicielle du résultat de l’observation, l’examen
implique un jugement à venir, fondé sur une considération
exhaustive et extérieure de l’objet.
Cependant cette extériorité ne fait pas de l’examen

l’oeuvre d’un spectateur distant : l’examinateur ne contemple


downloadModeText.vue.download 415 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

413

pas, il scrute. Chez Berkeley, ce principe de proximité en-


traîne même un éloge de la myopie : « les vues les plus larges
ne sont pas toujours les plus claires [...] un myope pourra
approcher l’objet plus près de lui et par un examen (survey)
serré et minutieux, découvrira peut-être ce qui avait échappé
à de bien meilleurs yeux » 1.

Dans un sens spécifiquement moral, l’examen de


conscience désigne le passage en revue exhaustif des déter-
minations internes du sujet en tant que ces déterminations
sont susceptibles de faire l’objet d’un jugement moral. L’exa-
men s’apparente donc à une surveillance qui cherche à repé-
rer des fautes et à les châtier. En ce sens il sera considéré

par Foucault comme une pièce essentielle des dispositifs


disciplinaires : appliqué aux observations médicales ou aux
évaluations scolaires ou militaires, l’examen est un « regard
normalisateur, une surveillance qui permet de qualifier, de
classer et de punir. [...] Dans tous les dispositifs de disciplines,
l’examen est hautement ritualisé » 2. On retrouve ainsi dans
l’examen une approche de l’objet qui ne vise plus à le saisir
ni à le déterminer mais à en organiser la visibilité optimale.

Laurent Gerbier

✐ 1 Berkeley, G., Introduction manuscrite au traité des prin-


cipes (1709), § 5, OEuvres, vol. 1, PUF, Paris, 1985, p. 155.

2 Foucault, M., Surveiller et punir, III, 2, Gallimard, Paris, 1975,

p. 187.

! CRITIQUE (PHILOSOPHIE), EXPÉRIENCE, EXPÉRIMENTATION,


JUGEMENT, MESURE, OBSERVATION

EXÉGÈSE

Du grec : exegesis, « explication » attesté en français à partir du


XVIIe s.

Terme spécifiquement lié à l’explication de la Bible pendant le Moyen


Âge et la Renaissance, il définit, par la suite, la pratique de la compré-
hension alors que le terme herméneutique signifie davantage la théorie
de l’interprétation.

PHILOS. RELIGION

Recherche de la signification des textes anciens.

L’exégèse ancienne et médiévale consiste essentiellement


dans l’explication des textes du passé. La nécessité de l’exé-

gèse est étroitement liée à un projet d’organisation et d’éva-


luation de la tradition textuelle, en particulier en ce qui
concerne l’établissement de la lettre et de la signification de

la Bible. C’est la situation textuelle propre au texte sacré qui


caractérise l’exégèse comme essentiellement biblique tout au
long du Moyen Âge et de la Renaissance. Car les Juifs de
la Diaspora, s’étant insérés progressivement dans la culture

hellénistique, entreprirent, sous le royaume de Ptolomée Phi-


ladelphe (285-247 après J.C.), de traduire en grec la Bible
(la Septante ou LXX). Cette version fut critiquée, remaniée
et même remplacée jusqu’au moment où la Septante devint
le texte de la première église chrétienne. De nombreuses
tentatives d’explication systématique et de comparaison de
différentes versions furent entreprises à partir d’Origène (vers
240). Augustin, dans De doctrina christiana, 2, 15, 22, signale
la présence de plusieurs traductions latines, c’est pourquoi
Jérôme chercha à établir un texte unique en latin, la Vulgate.
C’est ce texte qui fut critiqué selon des procédures philolo-

giques par L. Valla au XVe s., puis Erasme au XVIe s., montrant
la nécessité du retour au texte grec.

Les querelles exégétiques portent sur les stratégies qu’il


faut adopter pour expliquer certains passages : doit-on se

borner au sens littéral du texte ? ou bien est-il nécessaire d’en

restituer la signification cachée, en retrouvant le sens figuré,


en particulier allégorique ? Le choix présuppose une certaine
conception du langage, orientant, de la sorte, l’interprétation
dans une direction soit plus historique et philologique, soit
plus mystique et inspirée. Ces problèmes sont repris et déve-
loppés par l’herméneutique sacrée des XVIIe-XVIIIe s. jusqu’à
Fr. Schleiermacher, qui les intégra dans son herméneutique
philosophique, comme théorie de l’interprétation.

▶ L’exégèse, comme pratique de l’explication, met en avant

le caractère problématique de la compréhension des textes

du passé.

Fosca Mariani Zini

✐ Dahan, G., L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident mé-

diéval : XIIe-XIVe siècles, Paris, 1999.

Ferraris, M., Storia dell’ermeneutica, Milan, 1988.

Lombardi, P., La Bibbia contesa. Fra umanesimo e razionalis-


mo, Scandicci, 1992.

Lubac, H. de, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture,


Paris, 1959-1964.
! HERMÉNEUTIQUE, INTERPRÉTATION, PHILOLOGIE

EXEMPLE

Du latin exemplum, « échantillon », « modèle ».

GÉNÉR., MORALE, PHILOS. CONN.

Item extrait d’un ensemble pour qu’il le représente ou


l’illustre.

Au premier sens, un exemple est littéralement une chose


exemptée, c’est-à-dire mise à part pour servir de modèle.
L’exemple va alors trouver à se déployer dans deux pers-
pectives distinctes : d’une part, il peut être compris comme
un élément pris dans une série d’éléments semblables, choisi
pour son caractère typique ; d’autre part, il peut incarner de

façon singulière une règle ou un principe général.

Comme élément d’une série, l’exemple se borne à soutenir


la possibilité de la détermination qu’il illustre. Mais, en tant

qu’affirmation singulière, aucun exemple ne suffit à prouver


une vérité universelle : il peut seulement invalider son univer-
salité, s’il se présente comme sa négation singulière.

Cependant, si l’on conçoit qu’il possède éminemment les


traits qui lui valent d’être utilisé comme incarnation d’une
détermination donnée, l’exemple n’est plus choisi parce qu’il
est semblable aux autres items de sa série, mais au contraire

parce qu’il s’en distingue. Dès lors il n’est plus seulement


une occurrence singulière, dont on examine la puissance
logique : il peut devenir le principe d’une imitation. Ainsi
en morale, l’exemple n’est pas seulement l’illustration contin-
gente d’une détermination générale de la vertu : il est au
contraire la manifestation même de la réalité de cette déter-

mination, incarnée dans une figure qui la rend tangible et,


partant, imitable.

Toutefois cet usage de l’exemple moral est dénoncé par


Kant qui y voit un cercle vicieux : « On ne pourrait [...] rendre
un plus mauvais service à la moralité que de la faire dériver
d’exemples. Car tout exemple qui m’en est proposé doit lui-
même être jugé auparavant selon les principes de la moralité
pour que l’on sache s’il est bien digne de servir d’exemple

originel, c’est-à-dire de modèle » 1.

▶ L’exemple ne parvient donc jamais à se détacher de sa sin-


gularité matérielle pour s’élever à la détermination formelle
downloadModeText.vue.download 416 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

414
du vrai ni du juste : il ne vaut que par sa singularité même.
Cette singularité réside, qu’il s’agisse d’exemples justes ou
d’exemples vrais, dans leur faculté d’incarner narrativement
l’adéquation du fait concret et du jugement qui lui est exté-
rieur. Ainsi les recueils d’exempla moraux fournissent au pré-
dicateur du XIIIe s. des récits susceptibles de toucher l’atten-
tion de son auditoire pour lui faire saisir un enseignement
doctrinal ou moral précis. On comprend alors que l’exemple
ne réside pas seulement dans le processus même de l’emblé-
matisation, mais aussi dans la stratégie d’un discours qui a
toujours déjà déterminé sa valeur, et qui l’utilise comme le
support singulier d’une leçon.

Laurent Gerbier

✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs (1785),

IIe section, tr. V. Delbos, Delagrave, Paris, 1990, p. 115.

! FAIT, PARADIGME, PREUVE, SYMBOLE

EXISTENCE
En latin exsisto, ere : « sortir de, naître ».

L’existence est une notion dont l’existence même n’est pas aussi an-
cienne que la philosophie. Aristote et Platon, les Présocratiques avant
eux, parlaient de l’« être » (to òn), à la rigueur, de l’« étant ». De ce
point de vue, l’existence est une réduction de l’ontologie à l’analyse des
déterminations qui s’attachent au fait d’être, et non pas à l’être lui-même
(en tant qu’être ou en tant qu’être ceci, être ici ou là). Il n’est donc
pas
étonnant que la problématique de l’existence soit née d’une analyse sur
le statut logique et éthique du fini ou de la créature face à l’infini
ou à la
transcendance. Toute réflexion sur l’existence porte en effet sur la valeur
de l’être et non sur l’être lui-même. Des réflexions classiques sur les
rapports du possible et de l’existant, jusqu’à l’invention contemporaine
d’une catégorie – l’existential – l’existence s’est révélée en philosophie
comme une question plus axiologique qu’authentiquement ontologique.

GÉNÉR.

Un des modes d’être caractérisé par le fait d’être dans

le monde.

Dans exister, il y a naître au monde. La première difficulté de

cette question de l’existence, c’est précisément sa définition.


Qu’est-ce qu’exister ? C’est être un existant. Le défini est dans
la définition. Cette notion est introduite dans le cadre très

précis, au Moyen Âge, de la désignation d’une filiation des


êtres : un être ex-siste parce qu’il provient d’un autre être.
Selon Gilson le « sens primitif et savant du verbe exister, [...]
signifie d’abord avoir accédé à l’être réel en vertu de l’efficace
d’une cause, soit efficiente, soit finale » 1. L’existence n’est ni
des pierres, ni des anges, ni de Dieu : elle appartient en
propre à la créature qui sait devoir le fait d’être à un autre
être qu’elle-même. Quel que soit le sens que l’on donne au
concept de réalité, exister c’est s’inscrire dans une réalité,
une effectivité qui dénote un mode d’être ontologiquement
déterminé par les propriétés du réel (si elles ne sont pas le
pur produit d’une vie engluée dans un songe) : causalité,
entr’expressivité et existence séparée des volitions et idéa-
tions d’un sujet.

La perspective classique prise sur l’existence vise à distin-


guer l’existant du simple possible. Chez Leibniz, dont l’ultime
philosophie fait usage d’une définition de la substance indivi-
duelle comme d’une notion complète, le passage du possible
à l’existant relève d’un calcul ou comput divin.

La logique leibnizienne des essences repose sur la for-


mulation, qui précède Dieu, d’un univers des possibles. Ces
possibles sont tous recueillis dans (et non créés par) l’enten-
dement divin, où ils forment le point de départ d’un calcul :

celui des structures mêmes du monde. Les vérités de fait


n’impliquent pas contradiction. Leur actualisation, ou passage
à l’existence, relève essentiellement du calcul de la compos-
sibilité en Dieu. Ce calcul repose en son fond sur l’évaluation
de la perfection, c’est-à-dire de la meilleure compossibilité,
celle qui rassemble tout à la fois le maximum d’essences
actualisables dans le même monde. Les vérités de fait sont
elles-mêmes intégrables, c’est-à-dire que leur production
peut toujours être assignée à une chaîne d’actualisation des
possibles par l’entendement divin. Il y a une trace du com-
put infini qui conduit des essences à la racine même de la
contingence, mais cette activité de la contingence renvoie à la
transcendance comme à un point aveugle, origine d’une série
qui ne se confond pas avec elle mais en donne la raison, au
sens mathématique du terme. Ainsi Leibniz doit-il préciser,
dans la Monadologie :

« 36. Mais la raison suffisante se doit aussi trouver dans les

vérités contingentes ou de fait, c’est-à-dire dans la suite des


choses répandues par l’univers des créatures, où la résolution

en raisons particulières pourrait aller à un détail sans bornes,


à cause de la variété immense des choses de la nature et de

la division des corps à l’infini. Il y a une infinité de figures et


de mouvements présents et passés qui entrent dans la cause
efficiente de mon écriture présente, et il y a une infinité de
petites inclinations et dispositions de mon âme présentes et
passées qui entrent dans la cause finale.

37. Et comme tout ce détail n’enveloppe que d’autres


contingents antérieurs ou plus détaillés, dont chacun a en-
core besoin d’une analyse semblable pour en rendre raison,
on n’en est pas plus avancé, et il faut que la raison suffisante
ou dernière soit hors de la suite ou série de ce détail des
contingences, quelque infini qu’il pourrait être.

38. Et c’est ainsi que la dernière raison des choses doit être

dans une substance nécessaire, dans laquelle le détail des


changements ne soit qu’éminemment, comme dans la source,
et c’est ce que nous appelons Dieu. » 2.

C’est en termes de séries que Leibniz évoque la remontée


au sein des causes antécédentes, qui toutes demeurent toute-
fois sur le même plan d’immanence. Parvenir à la « dernière
raison », c’est véritablement se hisser à la connaissance d’une

transcendance.

Or, comment les réalités s’actualisent-elles à partir des


simples possibles qui sont dans l’entendement divin ? Ce que
Leibniz nomme « réalité » n’est pas autre chose qu’un cer-
tain de perfection définitionnelle. Est réelle une chose dont
l’existence est en quelque sorte analytiquement déduite de
la quantité de perfection qui est en elle ou dans la série où
on la tire. Par perfection, entendons la faculté de produire
un réseau maximalisé d’essence qui sont en relation les unes
aux autres :

Il faut reconnaître d’abord, du fait qu’il existe quelque


chose plutôt que rien, qu’il y a, dans les choses possibles
ou dans la possibilité même, c’est-à-dire dans l’essence, une
certaine exigence d’existence, ou bien, pour ainsi dire, une
prétention à l’existence, en un mot, que l’essence tend par
elle-même à l’existence. D’où il suit que tous les possibles,

c’est-à-dire tout ce qui exprime une essence ou une réalité

possibles, tendent d’un droit égal à l’existence, en proportion


de la quantité d’essence ou de réalité, c’est-à-dire du degré

de perfection qu’ils impliquent. Car la perfection n’est autre

chose que la quantité d’essence 3.

La façon dont Leibniz ordonne les classes de vérité im-

plique une structure de régression où le terme est un être


downloadModeText.vue.download 417 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

415

dont la réalité est impliquée dans sa possibilité même (c’est-


à-dire dans son concept, Leibniz reformulant, article 45 de
la Monadologie, l’argument d’Anselme dans le Proslogion).
Ainsi :

« 43. Il est vrai aussi qu’en Dieu est non seulement la


source des existences, mais encore celle des essences, en tant

que réelles ou de ce qu’il y a de réel dans la possibilité : c’est


parce que l’entendement de Dieu est la région des vérités
éternelles ou des idées dont elles dépendent, et que sans lui il
n’y aurait rien de réel dans les possibilités, et non seulement
rien d’existant, mais encore rien de possible. » 4.
Vérité et réalité sont intimement liées dans la mesure où
Leibniz semble rabattre intégralement, en Dieu, le plan des
déterminations possibles et le point de vue de leur actualisa-
tion dans l’être. Or cette thèse comporte un danger pour l’éta-
blissement de la liberté. C’est essentiellement dans le champ
de la liberté qu’intervient la doctrine de l’incompossibilité,
qui sépare et distingue vérités de fait et vérités de raison, être
et concept, essence et existence, afin de ne pas faire de la
production du réel une simple exploration des possibles par
le calcul divin.

Ce recouvrement du réel par le possible permet toutes les


audaces métaphysiques, au nombre desquelles la preuve de
l’existence de Dieu, formellement récusée par Kant au nom
d’une distinction cruciale :

« Cent thalers effectifs ne contiennent rien de plus que


cent thalers possibles. Car, comme les thalers possibles signi-
fient le concept, et les thalers effectifs l’objet et sa position
en lui-même, au cas où celui-ci contiendrait plus que celui-
là, mon concept n’exprimerait plus l’objet tout entier, et par
conséquent, il n’en serait pas non plus le concept adéquat
[...]. Quand donc je pense une chose, quels que soient et
si nombreux que soient les prédicats au moyen desquels je
la pense (même dans la détermination complète), par cela
seul que je pose en outre que cette chose existe, je n’ajoute
absolument rien à la chose. Autrement, en effet, il n’existerait

plus juste elle-même, il existerait au contraire plus que je n’ai


pensé dans le concept, et je ne pourrais plus dire que c’est
exactement l’objet de mon concept qui existe » 5.

L’existence relève de ce qui m’est actuellement donné et


ne peut faire l’objet que d’un jugement a posteriori. Il y a
loin du concept d’une chose à la déduction de son existence
car l’existence, dont nous savons déjà qu’elle est un mode
bien particulier de l’être, n’est en outre pas un concept. Ni
essence, ni être, l’existence regarde l’existant en tant qu’il est
concerné par le fait même d’exister.

Sortant du dilemme classique où la pierre d’achoppe-


ment regarde tout de même l’existence d’un être – Dieu –
qui n’a que peu de rapports avec les vicissitudes qui sont le
lot d’une créature finie, la question de l’existence va subir
une inflexion pratique majeure au sein de la philosophie
contemporaine. L’analytique existentiale (sur laquelle nous
ne revenons pas ici, cf. article infra) de Sein und Zeit a déga-
gé comme unité primordiale de l’être-là ou Dasein, le Souci
(Sorge). L’existentialisme, qui clôt une période de l’histoire
de la philosophie ouverte sur la problématique de la valeur
de l’existence, promeut la catégorie de l’existential comme
détermination des conduites proprement humaines. Chez
Sartre plus que chez Heidegger, cette orientation donnée à
une philosophie de l’existence aura à coeur de capitaliser les
travaux issus de la psychologie expérimentale (même la plus
improbable, comme celle de Wundt). Bien plus que la simple
leçon d’inversion des valeurs respectives de l’essence et de

l’existence 6, bien plus qu’à une antienne relative à l’appré-


hension postmoderne de la liberté et de la subjectivité, c’est
à une large reconstruction du problème pratique posé par
l’insertion d’un sujet dans un monde qu’il objective, un trou
dans l’être, que nous convie l’Être et le néant. La question de

l’existence, Sartre l’a bien compris, déborde largement celle

de l’existentialisme comme mode, puisqu’elle est encore chez

lui la recherche d’une philosophie appropriée à un être qui

n’est pas comme les autres êtres : il a en partage de pouvoir

interroger son être. Cette dimension de la question de l’être

est absente de la tradition antique et elle hante toujours la


philosophie contemporaine.

Fabien Chareix

✐ 1 Gilson, E., L’être et l’essence, Vrin, Paris, 1948, p. 251.

2 Leibniz, G.W., La monadologie, Delagrave, Paris, 1987 (1880),

§§ 36-38.

3 Leibniz, G.W., De la production originelle des choses prise à sa

racine, in Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, Vrin, Paris,

1969, trad. du texte de 1697 par P. Schrecker.

4 Leibniz, G.W., La monadologie, op. cit., § 43.

5 Kant, E., Critique de la raison pure, PUF, Paris, 1968 (1781),

trad. Tremesaygues et Pacaud, Dialectique transcendantale,

Livre II, Ch. III, section 4, p. 429.

6 Sartre, J.-P., L’existentialisme est un humanisme, Nagel, Paris,

pp. 17 et suiv. : « les existentialistes pensent que l’existence

précède l’essence, ou, si vous voulez, qu’il faut partir de la sub-

jectivité ».

! ESSENCE, ÊTRE, EXISTENTIALISME, IMMANENCE, LIBERTÉ,


ONTOLOGIE

PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE

Chez Heidegger, être-au-monde de l’homme (Dasein)


comme cet étant qui a à être.

Le Dasein se comprend à partir de son existence, qui est

une possibilité d’être lui-même ou de ne pas être lui-même.


Ce terme n’a plus rien à voir avec la compréhension tradi-
tionnelle de l’existence opposée à l’essence et signifiant son
actualisation. Il convient de distinguer clairement le niveau
ontologique et existential du niveau ontique et existentiel.
Le Dasein a de lui-même une compréhension existentielle,
au sens où l’existence est son affaire ontique, la question de
l’existence ne pouvant être réglée que par l’exister lui-même :

tels sont aussi bien les grands choix de vie que les décisions

anodines de la vie quotidienne, qui impliquent tous une com-

préhension de l’existence. En revanche, est qualifiée d’exis-

tentiale la recherche analytique de ces déterminations onto-

logiques du Dasein nommées existentiaux : il s’agit d’une

analyse ontologique des structures du Dasein. La confusion

de l’existentiel et de l’existential a donné lieu à l’existentia-


lisme. L’analytique existentiale examine un étant qui, ayant
une compréhension de son être, a aussi une compréhension
de l’être des étants qu’il n’est pas lui-même. Elle est condition
de possibilité de l’ontologie fondamentale comme élabora-
tion du sens de l’être.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Être et temps (1927), § 4, Tübingen, 1967, tr.

F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987.

! DASEIN, EXISTENTIAL
downloadModeText.vue.download 418 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

416

LOGIQUE

En calcul des prédicats, l’existence se réduit à la quanti-


fication existentielle d’une proposition.

Ex F(x) exprime le fait qu’au moins une valeur du domaine


d’individu satisfait la fonction F(x). Ce qui peut ou non être

le cas. L’existence est alors la propriété d’un concept 1. Ceci a

deux conséquences importantes. D’abord, à la différence de

la syllogistique qui admettait la subalternation de « Tous » à

« Quelque », la logique moderne interprète les propositions


universelles en termes exclusifs de rapports d’inclusion de

concepts n’engageant pas l’existence : « L’énoncé “tous les

Grecs sont mortels”, à la différence de l’énoncé “Socrate est


mortel”, ne nomme personne et exprime seulement et uni-

quement un rapport entre prédicats » 2. De plus et surtout,

il devient proprement dénué de sens d’attribuer l’existence

à un objet : « C’est de la mauvaise grammaire que de dire

“ceci existe” » 3. On peut parfaitement attribuer l’existence à

une classe puisque c’est une construction logique complexe :


une classe peut avoir ou non au moins un membre. Mais
on ne peut écrire Ea si a est une constante d’individu. Cet
individu figure ou non dans le domaine d’individu que l’on
se donne, mais il ne saurait avoir une existence logique. Au
nom de cette exigence syntaxique, Carnap a stigmatisé le
« Je suis » cartésien comme paradigme des pseudo-énoncés
métaphysiques 4. Pour la même raison est mise en cause la
traditionnelle « preuve » ontologique de l’existence de Dieu.
« Dieu existe » se traduit par « Il existe un et un seul individu
qu’on peut qualifier de Dieu ». Cette proposition est vraie si
et seulement si l’on peut se donner par des moyens extra-
logiques un domaine comprenant l’individu qui satisfait cette
fonction. Ce qui, comme l’avait bien vu Pascal, relève du
coeur et non de la raison.

Denis Vernant

✐ 1 Frege, G., Les fondements de l’arithmétique, trad. Imbert,


C., Seuil, Paris, 1969, § 53, pp. 180-181.

2 Russell, B., Histoire de mes idées philosophiques, Gallimard,


Paris, 1961, chap. VI, p. 83.

3 Russell, B., op. cit., chap. VII, p. 106.

4 Carnap, R., « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse


logique du langage » (1932), in Manifeste du cercle de Vienne,
Soulez A. éd., PUF, Paris, 1985, pp. 170-171.

! ONTOLOGIE, QUANTIFICATION

Qu’appelle-t-on

« exister » ?

De tout ce qu’il y a dans le monde, ou pour-

rait dire qu’il est ou qu’il existe. Rien alors

ne différencierait « être » et « exister » ;

l’être et l’existence seraient les concepts

les plus génériques et indéterminés. Or, il importe de

distinguer être et exister ; si le premier concept n’a pas

de détermination (étant ce par quoi des propositions


peuvent être énoncées), le second est un concept qui
détermine l’homme comme tel. Ainsi, l’investigation
consistera en une exploration de l’homme et de ses rap-
ports, exprimés par de multiples prépositions, à savoir

dans, pour, avec, entre, devant. Comment ces rapports

s’ordonnent-ils dans l’acte d’exister ?

ÊTRE AU MONDE ET

S’EXTRAIRE DU MONDE

U ne expression commune dit que, en naissant, un homme


« vient au monde ». L’irruption qu’est toute naissance se
rapporte à un certain monde, déterminé par un espace et
un temps, à un monde hérité et partagé. C’est une thèse de
Heidegger d’affirmer que l’homme est un être-là (Dasein) et
qu’il est un être-au-monde (In-der-Welt-Sein). Ce n’est donc
pas un ego qui caractérise initialement un homme, mais il se
forme une identité sur le fond d’une appartenance, la pre-
mière étant celle du temps, donc une appartenance non pas
déterminée, mais déterminante. Cette temporalité essentielle
à l’existence prend une expression phénoménale dans les
diverses figures d’une culture, spécialement dans les tradi-
tions et les coutumes. Exister, c’est ainsi participer à un corps
de principes partagés en commun. À l’encontre du courant
idéaliste, selon lequel le « je » est premier (sur le mode de la
pensée ou de la conscience), on rappelle que la constitution
d’une personne est inhérente à un monde et que ce monde
est transcendant à chacun.

Dans ce monde et de ce monde, l’individu émerge et se


distingue. Selon l’étymologie, exister (exsistere), c’est sortir
d’un lieu, s’extraire de quelque chose. Ainsi y a-t-il un acte

violent dans ce processus de devenir soi. Si, donc, c’est bien

à partir de quelque chose qui n’est pas soi que se constitue

un soi singulier, il se constitue en rapport à des fins et en vue


d’une unicité. En ce sens, exister, c’est être-pour ou être-vers.
Être-dans (le monde) et être-vers (soi) : cette relation cir-
conscrit le lieu où s’effectue l’acte d’exister, et elle est vécue
comme celle de la remémoration et de l’anticipation. Entre

ces deux limites, qui renvoient l’une à une provenance et

l’autre à une finalité, se dessine le chemin d’une existence.

L’EXPÉRIENCE ORIGINAIRE :

EXISTER, C’EST SENTIR

C ’est d’abord comme vie que se pose l’existence. Il y a


un point minimal où l’existence ne se distingue pas de

la vie, et celle-ci se donne dans l’expérience du monde. Ainsi


est-ce dans un rapport au sensible qu’est saisie une existence ;

c’est comme être sensible (la sensibilité est la subjectivité élé-


mentaire) que l’homme se rapporte au monde (le sensible

est l’objet). Par ses cinq sens, l’homme établit des rapports

multiples et hétérogènes ; et l’un des problèmes d’un exis-


tant est d’unifier ces rapports, c’est-à-dire de se constituer un
monde qui soit son monde. Le sensible est ainsi à la fois sub-
jectif et objectif, puisque c’est par une activité de la sensibilité
(et de l’intellect) que se constitue l’objet sensible. Également,
c’est par la sensibilité (comme sentiment) que l’individu se
rapporte à un monde intérieur, lui-même médiatisé par des
procédures qui mettent en jeu les divers sens. Alors, exister,
c’est toujours, par la perception et le sentiment, vivre comme
un être dont l’intérieur et l’extérieur ne sont pas dissociables.
Aussi l’interrogation sur l’existence et sur la constitution du
soi a-t-elle souvent pris la forme conjointe d’une phénoméno-
logie du corps et d’une exploration des sentiments.

Se pose alors la question d’une expérience originaire par


laquelle serait atteint ce qu’a de primitif le fait d’exister. Il
s’agit de chercher au plus profond de soi quelque chose qui
serait ce à partir de quoi toute expérience déterminée pren-
downloadModeText.vue.download 419 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

417

drait sens. Telle est l’expérience que Kierkegaard a rencon-


trée dans l’angoisse. Dans l’angoisse se vit une expérience
vraiment primitive, où le soi d’une subjectivité commence
à advenir. Mais ce n’est une expérience qu’en un sens très
spécial, puisque l’angoisse n’a pas d’objet ; elle n’est pas in-
tentionnelle ; c’est même cela qui la distingue de toute autre
affection (comme la peur ou la crainte). C’est donc un senti-
ment très particulier, à vrai dire une tonalité affective unique,
par laquelle un individu commence à avoir le sentiment
d’exister. Au sens strict, l’angoisse est en deçà de toute expé-
rience, elle est la condition de toute expérience existentielle,
quelque chose comme une proto-expérience, en ceci que,
sans l’angoisse, aucune expérience ne serait faite. L’angoisse
est ce pathos par lequel l’individu commence à se révéler à
soi ; devant le néant, il éprouve le vertige face à un gouffre
sans fond, et, prenant soudain conscience de sa situation,
il se pose, et se pose en transgressant un interdit. Que l’on
puisse aller plus loin que l’angoisse, c’est une question ; c’est,
par exemple, la thèse de Heidegger, qui considère qu’une

Stimmung est encore plus profonde, à savoir le « souci ». Mais


il est bien vrai que c’est toujours dans la direction du pathos
qu’est recherché ce que l’existence a de plus originaire, dans
un mouvement qui tend peut-être vers l’infini. Or, ce pathos
qu’est l’angoisse est à porter au rang d’un concept ; il est
pensable comme une pure possibilité, comme une ambiguïté
essentielle à l’existence et, d’abord, comme « une antipathie

sympathique et une sympathie antipathique » 1.

LA CONSTITUTION DU SUJET :
L’EXISTENCE COMME INTÉRÊT

S i, maintenant, on s’interroge sur la constitution de l’exis-


tence, on y remarque que la dualité y prend une forme
particulière, celle de l’entre-deux. Certes, déjà l’existence est
un entre-deux en tant qu’elle est vécue entre les deux limites
de la naissance et de la mort. Mais, surtout, cet espace est le
lieu où l’existant se constitue comme un être-entre, c’est-à-
dire comme intérêt, inter-esse. En elle-même, l’existence est
écart, intervalle et intermédiaire. Cet intérêt qu’est l’existence
se dit de multiples manières, mais il s’agit toujours d’une rela-
tion dissymétrique entre deux éléments incommensurables.
Ainsi est-ce sur le mode de la tension indépassable qu’est
donnée l’existence. On trouve déjà, chez Platon, une pré-
sentation topique de l’existence sous la figure d’éros, comme
le rappelle Kierkegaard. « La nature de cette existence rap-
pelle la conception grecque d’Éros dans le Banquet. [...] Car
l’Amour désigne manifestement ici l’existence ou ce par quoi
la vie est partie intégrante du Tout, la vie, synthèse d’infini et
de fini. Suivant Platon, Pénurie et Richesse ont aussi engen-
dré Éros dont l’essence est faite de l’une et de l’autre. Mais
qu’est-ce que l’existence ? C’est l’enfant engendré par l’infini
et le fini, l’éternel et le temporel, et qui, pour cette raison,
est constamment dans l’effort. » 2. C’est ce que signifie la vie
même de Socrate, qui fut vraiment un existant, et non pas un
spéculatif ou un théoricien.

Exister, c’est ainsi vivre dans la disproportion, et cela d’une


manière telle qu’est toujours creusé l’écart entre les deux élé-
ments qui se font face et qu’il faut pourtant tenir ensemble.
Exister, c’est être au-delà de soi, de sa finité, c’est s’ouvrir
vers les possibles, c’est transcender sa nature par sa liber-
té, c’est se porter au-delà du temps vers l’éternité ; mais cet
acte de transcendance n’a de sens et de portée qu’en tant
qu’il s’inscrit dans l’immanence du temps et de la nature.

Par là, l’existence est invention ; elle est l’invention de soi. Il


y a alors un point sur lequel les philosophes de l’existence
ont mis l’accent, à savoir que ce qui est crucial pour révé-
ler l’existence, ce sont les positions limites, bien entendu les
limites que sont la naissance et la mort, mais aussi (et ce
peut être corrélatif) les expériences limites, notamment les
engagements décisifs, donc les ruptures, les affrontements,
les conversions, avec leur cortège de souffrances et de joies.
Exister, c’est, dans une situation imprévue, vécue comme
épreuve, se découvrir à soi-même et révéler une figure nou-
velle de l’humanité. C’est, en effet, une violence intrinsèque
qui marque l’existence. L’affrontement aux situations avive,
redouble et d’abord révèle les affrontements internes au sujet.
C’est cela qui fait l’intérêt de l’existence, intéressée en elle-
même et intéressante par la diversité des expériences qu’elle
offre à chacun.

S’ACCOMPLIR COMME SINGULIER

S i la violence est originaire, si l’homme est un être de


conflits, si, donc, il est tiraillé en soi au point que jamais,
peut-être, il ne soit un être unifié, c’est pourtant à son unité
qu’il aspire. Si la division est l’état initial et d’ailleurs perma-
nent, c’est bien l’unité qui est le telos d’une existence. Une
existence en est une, seulement si elle réalise son identité et

son unité, et cette unité est à faire.

Un caractère primordial de l’existence (sur lequel Sartre

insiste plus que nul autre philosophe), c’est la liberté. Celle-


ci est entendue au sens fort, non pas comme un pouvoir
de choisir entre des contraires, mais comme une spontanéité

originaire, comme la capacité de commencer une série nou-


velle d’actes, comme une puissance d’invention. L’homme
serait même le principe de son être, de ses normes et de
ses valeurs. Dans cette affirmation d’une subjectivité absolue,
l’homme serait exactement créateur, et sa plus haute création
serait lui-même ; il accomplirait ainsi un projet défendu par
Nietzsche : « Car créer des valeurs est proprement le droit du
seigneur. » 3. Or, que cette liberté soit première, qu’elle soit
même comme une marque divine en l’homme, qu’elle soit
le caractère le plus indéracinable, qu’elle soit donc ce qui
formellement l’identifie, tout cela laisse entier le problème
de son effectivité. Une liberté abrupte ne serait que fictive et
vaine. Elle pourrait apparemment tout, mais ce tout ne serait
rien. L’absolu de la liberté doit être corrigé, équilibré par la
situation, ce qui lui donnera de la consistance. Si l’acte libre
est en son fond l’acte de se choisir, c’est toujours le choix de
sa vie dans la vie, de sorte que, si, par ma liberté, je trans-
cende le monde, le monde aussi me transcende, en tant qu’il
s’impose à moi et que tout simplement il est le lieu d’exercice
de ma liberté.

La vie, c’est ici le monde commun, c’est-à-dire l’univers


des appartenances. Il y aurait une illusion à maintenir en sus-
pens ce monde, comme si un existant pouvait s’en abstraire,
comme s’il pouvait être une conscience absolue, comme s’il
était lui-même hors du monde et le surplombant. En rappelant
une critique acerbe de Kierkegaard, l’individu ne serait plus
qu’un être fantastique s’adressant à des êtres fantastiques. Au
contraire, une existence réelle plonge ses racines dans un
monde partagé, un monde qui est autre chose qu’une conver-

gence ou un consensus entre des individus. Le partage entre


des personnes s’enracine dans un autre partage, par lequel
chacun participe au même monde ; on passe ainsi du par-
tage comme répartition au partage comme appartenance. À
downloadModeText.vue.download 420 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

418

la limite, cela revient à dire que, en deçà de toutes les géné-


rations, des héritages, des traditions et des coutumes, ce qui
est partagé, c’est la participation à l’humanité. La pensée de
l’existence est celle d’un humanisme transculturel.

Là se fait l’histoire de l’individu comme devenir soi. C’est


bien comme singulier que chacun existe. Et, même si quelque
chose de cette identité est donné initialement, en tant que des

caractères biologiques et culturels définissent chacun comme


unique, cette identité n’a encore rien d’existentiel. Ces carac-
tères décrivent simplement l’être immédiat de chacun, cet
être qu’il doit s’approprier afin de devenir réellement soi, un
soi réflexif, capable de dire « je » : « C’est bien moi qui suis cet
être-ci, déterminé par tel système de caractères, moi qui me
reconnais comme Untel parmi les autres et qui puis répondre

de mes actes. » Il faut donc aussi qu’une instance soit là, anti-

cipée ou découverte, qui puisse constituer un critère. Face

à cette instance, intériorisée dans la conscience, l’individu

se fait sujet éthique. Si l’on voulait énoncer par une formule

unique et concentrer dans une seule thèse ce qu’est l’acte

d’exister, on trouverait dans l’oeuvre de J. Lequier une expres-


sion parfaite, ciselée comme une maxime : « FAIRE, non pas

devenir mais faire, et en faisant SE FAIRE. » 4. Cette formule


universelle (sans sujet grammatical, mais ouverte à tout sujet

possible), opposant l’activité humaine à la vie naturelle, et

comprenant toute activité comme le moyen de l’accomplisse-


ment de soi, peut être tenue pour une formulation canonique

d’une pensée de l’existence.

Chez les modernes, l’existence a son sort lié à la subjectivi-

té, une subjectivité passionnée, celle du désir et de la volonté

bien plus que celle de la raison, réputée abstraite et désinté-


ressée. Peut-être, alors, une fascinante attraction entraîne-t-

elle l’existence vers l’irrationnel, la portant même au vertige.

Mais, précisément, imprégnant de réflexion ce pathos, la pen-

sée travaille à y reconnaître et à y réaliser l’universel.

▶ Exister n’est pas simplement vivre. C’est une tâche qui


s’effectue entre deux limites : la vie, biologique et cultu-
relle, donnée dans un monde commun ; et la constitution

d’un soi unifié et réfléchi. Exister, c’est toujours se porter

vers sa limite en s’inventant soi-même par des expériences

nouvelles. Si, donc, l’acte d’exister est une sortie hors d’un

certain état, s’il est un affrontement à autrui aussi bien qu’à

soi, il n’est pourtant pas rebelle à la raison ; mais l’existence


est à penser comme la quête infinie de soi, en tant que sujet
singulier dont les caractères relèvent d’une exploration à
jamais ouverte.

ANDRÉ CLAIR

✐ 1 Kierkegaard, S., le Concept d’angoisse, trad. Tisseau,


L’Orante, Paris, 1973, p. 144.

2 Ibid., Post-scriptum, trad. Tisseau, 1977, vol. 1, p. 87. Voir le


Banquet, 203 b.

3 Nietzsche, Fr., Par-delà le bien et le mal, § 261.

4 Lequier, J., Recherche d’une première vérité, PUF, Paris, 1993,


p. 72.

Voir-aussi : Gilson, E., l’Être et l’Essence, Vrin, Paris, 1948.

Levinas, E., Totalité et Infini, Martinus Nijhoff, La Haye, 1961.

Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990.

Sartre, J.-P., l’être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943.

EXISTENTIAL

En allemand : Existential.

ONTOLOGIE

Chez Heidegger, détermination ontologique du Dasein,

distinct des catégories qui sont les déterminations des


étants autres que le Dasein.

L’analytique existentiale élucide les existentiaux comme struc-


tures ontologiques spécifiques du Dasein en partant de celui-
ci comme cet étant exemplaire qui questionne en son être et
fonde la possibilité essentielle du questionner. Ces structures

existentiales (compréhension, disposition, déchéance, être-je-


té), unifiées en un tout structurel, constituent le souci comme
être du Dasein. L’objectif de l’analytique existentiale n’est pas
de fonder une anthropologie, mais d’élaborer la question du

sens de l’être en partant du Dasein comme cet étant qui a

à être et inclut en lui une compréhension de l’être, et en

dégageant la temporalité comme sens ontologique du souci.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Être et temps (1927), §§ 4 et 9, Tübingen, 1967,


tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987.

! COMPRÉHENSION, DASEIN, DÉCHÉANCE, DISPOSITION, ÊTRE-


JETÉ, SOUCI, TEMPORALITÉ
EXISTENTIALISME

Terme apparu au XXe s., dérivé de l’adjectif existentiel.

GÉNÉR., MORALE

Doctrine qui affirme la précédence de l’existence

humaine sur l’essence, et qui en tire les conséquences

concernant la libre détermination de l’existence humaine

par elle-même.

L’existentialisme pris généralement affirme la primauté de


l’existence humaine comme situation et condition fonda-

mentale de tout acte et de toute pensée : la précédence de


l’existence sur l’essence ne signifie alors rien d’autre que la

nécessité de se situer dans le milieu de l’existence humaine


pour commencer à penser. Dans cette perspective l’existen-
tialisme est l’héritier d’une tradition chrétienne qui confronte

l’existence humaine dans son immanence à l’ouverture de

la transcendance qui n’est possible qu’à partir d’elle et pour


elle : de Kierkegaard à Jaspers ou Gabriel Marcel, ce courant
existentialiste qui n’en a jamais revendiqué le nom a gran-
dement contribué à la constitution de l’existence subjective
comme seul authentique point de départ de la philosophie 1.
Explicitement revendiquée par Sartre, et généralement élargie
à un groupe d’auteurs français qui lui sont contemporains
(parmi lesquels S. de Beauvoir et M. Merleau-Ponty), l’appel-

lation « existentialisme » est donc problématiquement utilisée


pour désigner un ensemble de penseurs dont le trait com-
mun tient à la centralité de l’existence humaine dans leur ré-
flexion – au point parfois de s’être cherché rétrospectivement
des prédécesseurs chez certains philosophe ou écrivains du
XIXe s., comme Kafka ou Dostoïevski.

À ce titre, Être et temps de Martin Heidegger 2 constitue en


1927 une des étapes décisives dans la constitution de l’exis-

tentialisme comme doctrine philosophique : c’est en effet

chez Heidegger à partir d’une analytique des caractères fon-


damentaux de l’existence humaine que doit être restaurée
la possibilité d’ouvrir la question de l’être comme question

fondamentale de la philosophie. Dans ce sens, l’existence


downloadModeText.vue.download 421 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

419
humaine (Dasein) est dotée d’un privilège décisif ; elle est
cet étant pour lequel il en va de son être dans son existence.
L’existence humaine se conçoit donc comme une certaine fa-

çon d’être au monde qui est toujours d’emblée concernée par


ce que cela signifie pour elle que d’être – et de pouvoir n’être
pas. L’analytique existentiale conçue sur cette base postule
que l’existence humaine ne se saisit elle-même comme ainsi
concernée qu’au prix d’un arrachement à la quotidienneté,
qui occulte en permanence l’idée inconfortable de la mort.
Cet inconfort se manifeste selon l’analytique existentiale dans
la modalité du souci (Sorge), qui projette l’existence humaine
en dehors d’elle-même.

Heidegger met ainsi en forme un certain nombre de traits


caractéristiques de la philosophie de l’existence qui vont in-
fluencer une génération de jeunes philosophes français et al-
lemands, au premier rang desquels Jean-Paul Sartre. En effet,
dans l’effort même pour saisir l’existence humaine comme
foyer depuis lequel ouvrir un autre questionnement, Heideg-
ger déterminait une non-coïncidence à soi qui constitue le
paradigme constant des philosophies de l’existence. Sartre
creuse cette figure de l’existence, et lui donne une forme
ontologique déterminée dans L’Être et le néant : elle est défi-
nie comme la « possibilité pour la réalité humaine de sécréter
un néant qui l’isole » 3, c’est-à-dire d’éprouver une distance

avec l’être qui se laisse saisir comme « néantisation ». Cette


structure ontologique de l’existence humaine permet de la
définir comme pour-soi, qui par sa faculté de s’appréhender
sur fond de néant s’éprouve, dans les vécus de la conscience,
comme l’impossibilité de reposer simplement dans sa propre
essence : « concrètement, chaque pour soi est le manque
d’une certaine coïncidence à soi » 4.

Cette non-coïncidence à soi est la conséquence directe du


refus du primat de l’essence sur l’existence. L’existentialisme
sartrien refuse donc d’un côté la détermination d’une nature
humaine préalable aux actes singuliers des hommes (« cela
signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans
le monde, et qu’il se définit après »5). Il refuse donc aussi d’un

autre côté la position d’un monde de valeurs transcendantes


qui pourraient être utilisées comme critères pour juger et vali-
der les actes immanents de la subjectivité (ce qui le conduit à
penser l’existence humaine, à la différence des existentialistes
chrétiens, de façon radicalement athée, c’est-à-dire privée de
la garantie éthique d’un Dieu mais privée également de toute
morale formelle qui laïciserait Dieu « avec le moins de frais
possible »). L’homme existe donc au sens où il se trouve situé
dans la subjectivité comme un certain projet, que rien ne
précède ni ne détermine d’autre que son acte et son choix.
Cette solitude se conçoit sans pour autant alléger en quoi que
ce soit la responsabilité éthique de l’homme : « la première
démarche de l’existentialisme est de mettre tout homme en

possession de ce qu’il est et de faire reposer sur lui la res-


ponsabilité totale de son existence »6). L’existentialisme définit
ainsi les conditions strictes dans lesquelles la liberté humaine
est concevable : chaque acte de l’homme est un engagement
total dans lequel l’existence humaine se réalise à titre indi-
viduel et se projette comme choix engageant la totalité de
l’humanité, parce que la « subjectivité » dont il est question
n’est pas individualité mais détermination immédiatement
rapportable à tous les autres hommes. Ainsi chaque homme,
en se choisissant, « choisit tous les hommes » 7.

Laurent Gerbier

✐ 1 Wahl, J., Esquisse d’une histoire de l’existentialisme, Paris,

L’Arche, 1949, p. 13 sq., considère que la philosophie de l’exis-


tence naît du refus par Kierkegaard de la réduction hégélienne

de la conscience à un simple « chapitre » du Savoir Absolu ; en

sens inverse M. Merleau-Ponty montre que certaines caracté-

ristiques de l’existentialisme naissent précisément chez Hegel


(« L’existentialisme de Hegel », dans Sens et non-sens (1966),
Gallimard, Paris, 1996).

2 Heidegger, M., Être et temps (1927), tr. F. Vezin, Gallimard,


Paris, 1987.

3 Sartre, J.-P., L’Être et le néant (1943), Ie partie, I, 5, Gallimard,


Paris, 1976, p. 59.

4 Sartre, J.-P., ibid., IIe partie, I, 4, p. 140.

5 Sartre, J.-P., L’existentialisme est un humanisme, Nagel, Paris,

1970, p. 21.

6 Sartre, J.-P., ibid., p. 24.

7 Sartre, J.-P., ibid., p. 25.

Voir-aussi : Dufrenne, M. et Ricoeur, P., Karl Jaspers et la philoso-


phie de l’existence, Seuil, Paris, 1947.

Gadamer, H.-G., « Existentialisme et philosophie de l’existence »


(1981), tr. J. Grondin dans Les chemins de Heidegger, Vrin, Paris,

2002.

Mounier, E., Introduction aux existentialismes, Seuil, Paris,

1947.

! CONSCIENCE, EXISTENCE, FACTICITÉ, LIBERTÉ

EXOTÉRIQUE
De l’adjectif grec exoterikos, « du dehors, extérieur ».

PHILOS. ANTIQUE

Dans la philosophie aristotélicienne, qualification attri-

buée principalement à un écrit ou un enseignement des-


tiné à un public large.

Le qualificatif « exotérique » peut renvoyer, chez Aristote, aux


dialogues publiés, par opposition à l’enseignement ou aux

écrits acroamatiques, les premiers relevant plutôt du genre


rhétorique, contrairement aux seconds, de nature démons-
trative. Mais le terme peut aussi faire référence à un type
d’enseignement non sélectif au sein de l’École – par opposi-
tion à celui qui est réservé aux disciples confirmés –, et même
à des conceptions extérieures à l’École.

Cicéron qualifie d’« exotériques » des livres destinés au


public, par opposition à des écrits plus approfondis, laissés
à l’état de notes 1, et ce fut longtemps l’interprétation la plus
répandue du terme. La diversité de ces occurrences dans les
écrits d’Aristote empêche cependant de lui assigner cette

seule signification. Il peut faire référence à des écrits d’Aris-

tote destinés au public extérieur 2, mais aussi à des débats


ou à des écrits extérieurs au Lycée 3 ; signifier « extérieur à
la question »4 ; désigner à un type précis d’argumentation
qui se fonde sur l’opinion 5. Aulu-Gelle appelle « exotériques »

des auditions destinées, dans le cadre du Lycée, à un public


non sélectionné 6 ; il les oppose aux exercices « acroatiques »,

s’adressant à des disciples choisis. Jamblique utilise le terme

« exotériques » pour désigner « les gens de l’extérieur » vis-

à-vis desquels les disciples de Pythagore doivent conserver

secret l’enseignement du maître 7.

Annie Hourcade

✐ 1 Cicéron, De finibus, V, 5, 12, « Des termes extrêmes des


biens et des maux », tr. J. Martha (1930), Les Belles Lettres, Paris,

1999, vol. II.

2 Aristote, Politique, III, 1278 b 31, tr. J. Aubonnet, Les Belles


Lettres, Paris, 1971, vol. II, 1.
downloadModeText.vue.download 422 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

420

3 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 13, 1102 a 26, tr. J. Defradas,


Pocket, Paris, 1992.

4 Aristote, Politique, I, 1254 a 33, op. cit., vol. I.

5 Aristote, Physique, IV, 217 b 30, tr. H. Carteron (1926), Les


Belles Lettres, Paris, 1996, vol. I.
6 Aulu-Gelle, Nuits attiques, XX, 5, tr. Y. Julien, Les Belles Lettres,

Paris, 1998, vol. IV.

7 Jamblique, Vie de Pythagore, 32. 226.

! ÉSOTÉRIQUE

EXPÉRIENCE
En latin : experientia.

L’empirisme classique traite à la fois les expériences comme des évé-


nements privés et comme des données à partir desquelles s’élabore la
connaissance. Kant pose la question de savoir si l’expérience ne requiert

pas à la fois des formes de l’intuition et des concepts. Le caractère

conscient des expériences est ce qui résiste le plus à une analyse maté-

rialiste des contenus mentaux.

PHILOS. ESPRIT

Les expériences sont les contenus conscients et phéno-


ménaux éprouvés dans la sensation.

Si, à la manière de Berkeley 1 et de Hume, et dans la tradition

empiriste de Mach à Russell et au positivisme logique, on

traite les expériences comme des données sensorielles primi-

tives, la question se pose de savoir si ce phénoménisme ne


nous coupe pas du monde objectif et ne nous conduit pas à
l’idéalisme et au scepticisme. C’est à la fois parce qu’il recon-
naît qu’il ne peut y avoir de connaissance sans intuition sen-
sible et parce qu’il veut comprendre comment l’expérience

d’un monde objectif est possible que Kant 2 soutient que celle-
ci repose sur des formes a priori de l’intuition (espace et
temps) et de l’entendement (catégories ou concepts), et non
pas sur une réceptivité passive.

Une autre critique de la notion d’expérience comme saisie

de contenus privés vient des conceptions en philosophie de


l’esprit qui insistent sur le caractère public du mental, des bé-
havioristes à Wittgenstein et au matérialisme contemporain,
et qui cherchent à réduire les expériences à des comporte-
ments, à des représentations objectives ou à des événements

physiques. Mais, malgré les efforts matérialistes pour trouver

les bases neuronales de la conscience, le caractère subjectif


de l’expérience semble inéliminable.

▶ La notion d’expérience conduit à un dilemme : ou on ré-


duit ses contenus à des représentations objectives ou à des
jugements – mais en ce cas l’expérience cesse d’apparaître
comme un donné indépendant de nos concepts –, ou on
conserve son statut phénoménal irréductible – mais on court

le risque de tomber dans une conception « cartésienne » de

l’esprit, comme sphère purement privée et coupée du monde

extérieur.

Pascal Engel

✐ 1 Berkeley, G., Principes de la connaissance humaine (1710),


tr. D. Berlioz, GF, Paris, 1991.

2 Kant, E., Critique de la raison pure (1781-1787), tr. Barni


&amp; Archambault, GF, Paris, 1987.

Voir-aussi : Nagel, T., « Quel effet cela fait d’être une chauve-sou-
ris ? », in Questions mortelles, PUF, Paris, 1983.

! CONSCIENCE, CONTENU, EMPIRISME, LANGAGE, MATÉRIALISME,


QUALIA

« Que nous apprend l’expérience ? »

MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.

Concept fondamental du pragmatisme contemporain,


qui ne fait pas de l’expérience une réception passive mais

un principe actif de connaissance.

Le concept d’expérience désigne à la fois le contenu phéno-

ménal des qualités perçues et la relation que nous entrete-

nons avec le monde sensible. Les philosophies qui, comme


l’empirisme classique, entendent dériver la connaissance de

l’expérience, envisagent plutôt celle-ci comme un principe

limitatif par rapport aux abus de la spéculation et du ratio-

nalisme. Ce thème est repris par le pragmatisme américain,


mais sans les accents anti-métaphysiques. Peirce 1 conçoit
l’expérience comme la source de l’enquête scientifique, et
entend développer une philosophie de l’autocorrection des
croyances communes qui culmine dans une métaphysique

évolutionniste. James 2 propose un « empirisme radical » ou-

vert à l’expérience mystique. Dewey 3 développe un natura-

lisme social fondé sur l’idée d’une continuité entre la nature

et la culture.

Le courant pragmatiste se caractérise ainsi par le double


souci de ne pas dissocier la connaissance de l’action, qui en
est le guide et le correcteur, et de retrouver dans les struc-
tures du monde sensible les traces de l’universel et de l’idéal

qui se réaliseront, selon les différentes conceptions, dans la


communauté sociale, dans l’éthique ou dans la religion.

Claudine Tiercelin

✐ 1 Peirce, C. S., Collected Papers (8 vol.), Harvard University

Press, Cambridge, 1931-1958.

2 James, W., Essays in Radical Empiricism, Harvard University


Press, Cambridge, 1976.

3 Dewey, J., Experience and Nature, Dover Books, 1958.

! PRAGMATISME

∼ EXPÉRIENCE VÉCUE

PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE

Les langues romanes ne disposent que des mots « vie »

et « expérience ». En allemand les termes Erleben et Er-

lebnis distinguent en revanche, par opposition à Erfahrung


(expérience empirique), l’expérience première d’un soi
et de son monde, avant toute construction théorique et
avant tout déploiement d’une philosophie de la connais-
sance. Mis à la mode dans la deuxième moitié du XIXe s., ils

constituent ensuite des notions clefs de la phénoménologie


et de la sociologie de la modernité.

La « philosophie de la vie »

Si l’on peut leur trouver des origines mystiques, prenant


naissance dans l’idée de participation à la présence vivante
du divin (Geleben) 1, les termes Erleben et Erlebnis n’ac-

quièrent un statut philosophique qu’au XIXe s. Il se prépare


chez Fichte, qui utilise le couple « leben und erleben » pour
désigner le mode d’être pré-théorique du moi, c’est-à-dire
aussi le fondement premier, non encore logicisé, de la théo-
rie transcendantale du savoir 2. Sans la codifier clairement

le romantisme a également contribué à l’émergence de la

notion d’Erlebnis en valorisant l’idée d’une connaissance


downloadModeText.vue.download 423 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

421

intime et immédiate, procurée « par le seul sentiment et sans


l’aide du concept » 3. C’est surtout Novalis qui lance l’idée
d’une « psychologie réelle » (Realpsychologie) reposant sur le
principe que « la vie ne peut s’expliquer que par la vie » 4. De

son côté F. Schlegel oppose à l’abstraction dialectique l’exi-

gence d’une « philosophie de la Vie » appréhendant la vie

intérieure de l’esprit dans toute sa richesse 5. Deux positions

s’affrontent au XIXe s. : celle de l’empirisme psychologique,

qui accepte l’Erlebnis mais en fait l’appropriation indivi-

duelle et la confirmation vécue de l’expérience empirique,

et d’autre part tout un courant qui s’efforce de faire valoir

la spécificité de l’Erlebnis. Un auteur aujourd’hui à peu près

oublié mais dont l’influence fut considérable sur Dilthey et

à plus long terme sur Benjamin a puissamment contribué à


cette valorisation : H. Lotze 6.

Dilthey est l’héritier de cette évolution (cf. son article


sur Novalis de 1865), dont il fait la base de l’affirmation de
la spécificité des « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaf-
ten). À la psychologie empirique qui s’impose au XIXe s. sur
des bases naturalistes il oppose la nécessité d’appréhender
les réalités psychiques « de l’intérieur » 7. Son opposition des
« sciences de la nature » et des « sciences de l’esprit » répond
à une prise de conscience progressive qui s’est développée
avec la naissance de la science historique. Il est devenu clair
que l’implication du sujet connaissant dans ce qu’il connaît
requiert que l’on distingue « explication » (Erklären) et
« compréhension » (Verstehen). Dilthey a ainsi jeté les bases
psychologiques et herméneutiques d’une « construction du
monde historique » 8. Pour Dilthey les faits de conscience,
l’intuition de la liberté et des valeurs ne peuvent être expli-
qués par aucune science naturelle. L’originalité des sciences
morales tient à ce que l’ensemble, au lieu d’être composé
progressivement comme dans les sciences de la nature, est
au fondement de la connaissance. Non seulement chaque
événement renvoie en histoire à un ensemble, en sorte que
la logique des sciences de l’esprit n’est pas linéaire comme
celle des sciences de la nature, mais il correspond du côté
du sujet à un ensemble psychique qui n’est ni une connais-
sance distincte ni une sensation pure mais l’unité d’une di-
versité d’affections. Dilthey conçoit cette conjonction entre
un état de conscience et son objet comme fondamentale-
ment dynamique, comme un instantané rassemblant en soi
le devenir et la durée, « l’unité intelligible et rétrospective
du moi, des époques, des évolutions » 9. De Das Erlebnis
und die Dichtung (Vécu et littérature, recueil d’études sur
Lessing, Goethe, Novalis et Hölderlin, 1905), l’intelligentsia
allemande a retenu que la réalité spirituelle est accessible
par « l’expérience intérieure », condition nécessaire de toute
« compréhension ». Toute la critique littéraire allemande
(F. Gundolf, R. Unger, H. A. Korff, M. Kommerell, etc.) s’est
alors engagée dans la voie ouverte par Dilthey. Mais Dilthey
n’était pas seul à plaider en faveur d’une science autonome
de l’esprit. Son offensive fut épaulée par le livre du néo-
kantien H. Rickert Die Grenzen der naturwissenschaftlichen
Begriffsbildung (Les limites de la conceptualité des sciences
de la nature, 1896). Elle a profondément marqué toute la
pensée du tournant du siècle. D’un côté il s’agissait d’affir-
mer la spécificité des « sciences de la culture », d’un autre
côté l’Erlebnis était devenu, au tournant du siècle, une idée
à la mode et quasiment un slogan. Nous avons affaire, avec
l’Erlebnis, à un mixte d’offensive épistémologique et de phi-
losophie populaire.

Le tournant du siècle :

de Bergson à la phénoménologie

En France, la philosophie de Bergson représente une offen-


sive similaire. Pour Bergson l’expérience vécue relève de la
durée, par opposition eu temps mesurable. La durée vécue
par la conscience est pur changement ; elle est qualitative et
ne se prête à aucune mesure : « La durée toute pure est la
forme que prend la succession de nos états de conscience
quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’éta-
blir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs
[...]. La pure durée pourrait bien n’être qu’une succession de
changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans
contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns
par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre :
ce serait l’hétérogénéité pure. [...] Dès l’instant où l’on attribue
la moindre homogénéité à la durée, on introduit subreptice-
ment l’espace » 10.

Bergson connut une réception considérable. J. Ortega y


Gasset en fut un des acteurs et en outre un médiateur entre

la France et l’Allemagne. Il traduisit Erlebnis par vivencia,


insistant délibérément sur le caractère non réflexif du vécu 11.

En Allemagne Bergson joua un rôle décisif dans la gestation


de la phénoménologie, de M. Scheler à Husserl, Heidegger
et Schütz 12. Certes ces quatre auteurs considéreront comme
simpliste et trop dualiste l’opposition introduite par Berg-
son entre l’espace et le temps mais ils reprendront chacun à
leur compte, sinon l’idée de durée (opposée par Bergson au
temps mesuré), du moins celle d’une appréhension psycholo-
gique intuitive et immédiate de la temporalité. On est en droit
d’y voir une impulsion essentielle à la naissance de la phé-
noménologie. Tout en rompant avec la version populaire de
l’expérience vécue au nom d’une « science rigoureuse » (Hus-
serl), la phénoménologie fit de l’Erlebnis son thème central.
Elle le conçoit comme une expérience subjective immanente
qui requiert néanmoins, pour être connue, c’est-à-dire com-
muniquée, d’être rattachée au monde par le biais de l’inten-
tionalité, donatrice de sens et référée aux objets. Un Erlebnis
sans référence intentionnelle reste inobjectivable, c’est-à-dire
inconnaissable. C’est donc le surgissement même de la ré-
flexivité à partir de l’irréfléchi, l’activité réfléchissante en tant
que telle qui est en jeu dans l’Erlebnis. La réflexivité in statu
nascendi, aussi immanente et immédiatement empathique
soi-elle chez Lipps 13 ou encore chez Schütz, tel est l’enjeu.
C’est de Lipps que Husserl reprit d’abord la notion de vivre

immanent pour qualifier la conscience et ses vécus, avant de

les modéliser comme « vie transcendantale » et constituante.

La phénoménologie a visé avant tout à faire apparaître

l’écart réflexif qu’implique déjà l’Erleben par rapport à la vie


immédiate et naturelle, écart dont la langue grecque rend
compte dans l’usage distinct des termes zoè et bios. En ré-
férence à Aristote, G. Agamben a mis en évidence la dis-
continuité entre la communauté naturelle des vivants et la
communauté politique, qui introduit un genre de vie spé-
cifique incluant le langage et la conscience du juste et de
l’injuste 14. Le monde de la vie (Lebenswelt) husserlien se tient
dans un entre-deux entre les deux formes de communauté
distinguées par Aristote. Le paragraphe 38 de la Crise des
sciences européennes révèle cette ambivalence dont la traduc-
tion par « monde de la vie » tente de rendre compte en refu-

sant de choisir entre monde des vivants et monde vécu 15. Le

monde de la vie est cet a priori communautaire, corrélatif de

l’a priori qu’est la subjectivité transcendantale, qui tente de


downloadModeText.vue.download 424 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

422

tenir ensemble la possibilité immanente d’une auto-organisa-


tion du monde naturel des vivants et son irréductibilité à la
conscience vécue communautaire qui en émane. L’approche

cognitive contemporaine la plus anti-réductionniste nomme

par le terme d’« émergence » et par l’expression « couplage

structurel autopoiétique » entre la conscience et le monde ce


fondement du vivre-ensemble 16.

Sociologie de la modernité

Chez G. Simmel, qui fut un des acteurs de la réception de


Bergson mais mourut avant la maturation de la phénoméno-
logie, l’occurrence des termes erleben et Erlebnis est certes
diffuse mais insistante dans sa sociologie des formes de la
vie moderne. W. Benjamin, qui ne s’est pas converti à la phé-
noménologie, les a systématisés pour rendre compte de la
transformation moderne de l’expérience. Il a en même temps
inscrit l’Erlebnis dans une conception messianique de l’his-

toire qui diverge radicalement de (et constitue une alternative

à) la conceptualisation phénoménologique. Pour Benjamin


« ce qui distingue l’“expérience vécue” (Erlebnis) de l’“expé-
rience” (Erfahrung) tient à ce qu’elle ne peut être dissociée
de la représentation d’une continuité, d’une succession » 17.
L’appauvrissement de l’expérience (cf. Erfahrung und Armut,
1933) est l’effet des modes de production modernes et des
modes de perception qu’ils induisent (choc, dispersion). Elle
se traduit par une perte de la tradition et la réduction de
l’expérience collective au vécu privé. La sensation prend la
place de la tradition. On peut schématiser la conception ben-
jaminienne de la mémoire au moyen de trois termes : Erin-
nerung, Gedächtnis, Eingedenken – « souvenir », « mémoire »,

« remémoration ». Le souvenir n’est plus compatible avec la


forme d’expérience moderne. Le « souvenir » (Erinnerung)

de la tradition est détruit par le Erlebnis (« instant vécu »)

moderne, conscience ponctuelle, succession de chocs. Tant

qu’elle était tradition la Erinnerung avait une dimension

collective. Si cette dimension collective existe encore, elle

est enfouie dans l’inconscient de la « mémoire » (Gedächt-

nis ; cf. « Sur quelques thèmes baudelairiens »). Chez Proust

Benjamin trouve une forme de mémoire qui n’est certes pas

collective mais restitue l’expérience authentique et lui paraît

homologue à la figure du réveil : la mémoire involontaire. Il

la retrouve chez Baudelaire sous la forme de la remémoration

et des correspondances. La remémoration est seule à même

de faire resurgir ce qui s’est réfugié dans la mémoire. Or, le

propre de la remémoration est d’être instantanée ; elle relève

donc de l’à-présent mais aussi du choc ; elle est, au sein de

l’expérience moderne, le mode messianique moderne d’un

sauvetage (salut) de l’expérience.

Nathalie Depraz et Gérard Raulet

✐ 1 Cf. Dictionnaire des frères Grimm, Deutsches Wörterbuch,


art. « Leben », t. 12, Munich, 1984, p. 397.

2 Fichte, J. G., « Sonnenklarer Bericht an das grössere Publikum

über das eigentliche Wesen der neuesten Philosphie » (1801), in

Werke, éd. F. Medicus, t. 3.

3 Cf. Fries, J. F., « Julius und Evagoras », éd. W. Bousset, 1910,


p. 449.
4 Novalis, F., Schriften, t. 3, éd. J. Minor, 1923, p. 85.

5 Schlegel, F., Philosophie des Lebens (1828), t. 10, éd. E. Behler


et al. Paderborn / Munich / Vienne, 1979.

6 Lotze, H., Metaphysik (1841), Mikrokosmos (1856-1864).

7 Dilthey, W., Einleintung in die Geisteswissenschaften (1883),


in Gesammelte Schriften, t. I, Leipzig, 1922.

8 Dilthey, W., Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den

Geisteswissenschaften (1911), in Gesammelte Schriften, t. VII,

Göttingen, 1927.

9 Aron, R., la Philosophie critique de l’histoire, Vrin, Paris, 1969,

pp. 78 sq.

10 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience


(1899), PUF, Paris, 1967, pp. 74-77.

11 Trad. espagnole des Idées directrices pour une phénoméno-

logie et une philosophie phénoménologique pure de Husserl,


Madrid, 1913.

12 Scheler, M., Versuche einer philosophie des Lebens. Nietzsche,


Dilthey, Bergson, in Gesammelte Werke, t. 3 ; Husserl, E., « Phäno-

menologie als strenge Wissenschaft », in Logos, t. 1, Tübingen,

1910-1911 ; Heidegger, M., cf. entre autre les « Remarques sur


la “Psychologie des visions du monde” de Karl Jaspers » et « Die
Grundprobleme der Phänomenologie », in Gesamtausgabe, t. 9
et 24 ; Schütz, H., Theorie der Lebensformen, Francfort, 1981.

13 Lipps, T., Psychologie des Schönen und der Kunst, t. I, not.


« Grundzüge der Ästhetik », Hambourg / Leipzig, 1903.

14 Agamben, G., Homo sacer. Le Pouvoir souverain et la vie nue,


Seuil, Paris, 1997.

15 Husserl, E., la Crise des sciences européennes, Gallimard, Pa-


ris, 1976 ; cf. Biemel, W., « Réflexions à propos des recherches

husserliennes de la Lebenswelt », in Tidjschrift voor Filosofie,


Leuven, 1971, no 4, p. 660.

16 Varela, F. J., Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant,


Paris, 1989.

17 Benjamin, W., Gesammelte Schriften, t. 1-3, Francfort, 1978,


p. 1183.

! COMPRÉHENSION, MÉMOIRE, MONDE, TEMPS, VIE (PHILOSOPHIE

DE LA VIE)
∼ EXPÉRIENCE CRUCIALE

ÉPISTÉMOLOGIE

Le concept d’« expérience cruciale » a été introduit par

Bacon parmi les instantiae praerogativae (« cas privilégiés »)

sous la dénomination d’instantia crucis 1. Cette catégorie de

« cas privilégiés », qui emprunte son nom aux poteaux indica-

teurs des carrefours, permet, suivant Bacon, de choisir entre

deux hypothèses ou, plutôt, entre deux causes, non seule-

ment en réfutant la fausse, mais simultanément en établissant

la vraie. Le concept baconien a fait fortune assez rapidement.

On le trouve, en particulier, sous la plume de Hooke 2 sous la

dénomination d’experimentum crucis, ainsi que dans la lettre


adressée par Newton à la Royal Society le 6 février 1672,

lettre dans laquelle il fait connaître les résultats de ses travaux

fondamentaux sur la lumière et sur les couleurs.

D’une façon générale, on appelle donc experimentum

crucis toute expérience susceptible de trancher entre deux

hypothèses, de telle sorte que, pour reprendre Duhem, « celle

qui ne sera pas condamnée sera désormais incontestable » 3.


Cependant, une réflexion s’appuyant tout à la fois sur l’his-
toire des sciences et sur l’analyse épistémologique de la pro-
cédure effective qui recouvre le concept d’experimentum
crucis montre qu’il n’existe aucune expérience, y compris
justement l’expérience cruciale, qui puisse conférer la vérité
au sens fort à une hypothèse.

Michel Blay

✐ 1 Bacon, Fr., Novum Organum, II, 36, tr. M. Malherber et J.-


M. Pousseur, PUF, Paris, 1986.

2 Hooke, R., Micrographia, Londres, 1665.

3 Duhem, P., La Théorie physique, son objet et sa structure


(1906), Vrin, Paris, 1981, p. 286.
downloadModeText.vue.download 425 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

423

Voir-aussi : Kuhn, T. S., La structure des révolutions scientifiques


(1962), tr. L. Meyer, Flammarion, Paris, 1983.

! EXPÉRIMENTATION, HYPOTHÈSE, VALIDATION, VÉRIFICATION

Que nous apprend

l’expérience ?

Si l’expérience est toujours synthétique,

au sens dégagé par Kant dans la Critique de

la raison pure 1, c’est-à-dire si elle constitue

toujours en quelque façon une extension des

contenus de notre connaissance, nul ne pourra contester


qu’il y a quelque chose à apprendre d’elle. La question

de l’expérience et le problème qu’elle pose ne peuvent


être compris que dans une interrogation de la structure
et des fondements de la connaissance. Les données per-
ceptives qui constituent l’expérience contribuent-elles
à former la faculté de connaître, donnent-elles à l’esprit
ses idées les plus générales, ou bien se limite-t-elle à
informer l’esprit de ce dont il ne peut former une pré-

notion : la contingence ? C’est donc dans son rapport

à l’origine de nos idées que l’expérience se présente

comme un problème, donnant naissance à deux dogma-

tismes opposés où l’on reconnaît le champ de bataille

(le fameux Kampfplatz auquel Kant voulait mettre fin)

ordinaire de la philosophie. D’une part, l’empirisme, qui

affirme une origine unique de nos idées en tant qu’elles

proviennent toutes de l’expérience. Les idées générales


ne sont alors que la collection, toujours singulière, des
impressions sensibles. Nous n’avons, dans ce système,
aucune idée qui soit vraiment universelle, puisque l’ex-
périence tient originairement à la façon dont les indi-
vidus la constituent. L’échange possible des idées entre
elles, la correspondance de ces idées et leur communica-
bilité n’en font pas des universels authentiques. D’autre
part, l’idéalisme affirme que nihil est in sensu quod non

fuerit prius in intellectu (« il n’est rien qui soit dans les

sens qui n’ait d’abord été dans l’intellect »), soutenant

l’existence séparée d’une certaine structure de l’intel-

lect, qui sait concevoir les idées les plus générales avant

de pouvoir confronter ces idées à l’expérience. Nous


avons l’idée du triangle (comme figure dont les proprié-

tés géométriques sont universelles) avant même d’avoir


pu percevoir un triangle réel. D’un côté, donc, l’idée est
construite à partir de la recomposition des impressions
singulières, associées les unes aux autres, qui forment
une représentation que l’on nomme, par commodité, un
monde. De l’autre côté, l’engendrement génétique des
idées part de la faculté même de penser pour aller af-
fronter, en second lieu, l’expérience qui ne fait alors que

reproduire dans le monde un ordre qui est préconstitué.

L’expérience, moment nécessaire mais second, ne nous

apprend, littéralement, rien que nous ne sachions par

nous-mêmes.

EXPÉRIENCE OU RAISON

L e heurt des positions dogmatiques peut être mieux saisi à


travers l’exposé d’une controverse classique : le problème
dit « de Molyneux », posé et débattu à la charnière des XVIIe
et XVIIIe s. 2. Supposons un aveugle de naissance auquel on
aurait appris à reconnaître au toucher un globe et un cube.

On restitue à cet aveugle, par une expérience pensée, la vue.


Il est intéressant de noter que cette manipulation théorique

des sens est ici orientée vers la vue, c’est-à-dire intellectua-

lisée : la faculté de voir est, depuis le Phédon, de Platon,


la fonction sensitive majeure dans la mesure où elle donne
accès aux formes intelligibles. Voir, dans cette tradition, c’est
comprendre et s’approprier l’Idée (d’eidos, « forme »). Mais
on pourrait transposer cette question de la constitution de
l’expérience dans n’importe quelle dimension sensorielle.
La question posée n’est, en effet, pas celle de la supério-
rité d’un sens sur l’autre, mais bien celle de la nature de

notre représentation ou idéation originaire du monde. Cette


représentation est-elle strictement dépendante d’une éduca-
tion expérimentale qui nous fait distinguer, peu à peu, des
formes objectives et des notions dégagées de ces formes ? Ou
bien sommes-nous capables de reconstituer rationnellement
les données manquantes d’une expérience qui est aussi une
mondanéisation ?

Locke, qui vient, en 1690, de publier son Essay, affirme que


l’aveugle ne saura pas reconnaître le cube du globe pour la
simple raison que, découvrant la vue, il n’a pas encore appris
à mettre en relation les informations du toucher et celles de

la vue 3. Chaque expérience de l’extériorité est d’abord irré-


ductiblement liée aux data de sensation propre à chaque
organe sensoriel. Construire une idée du monde consiste
alors à combiner les data (c’est l’activité même de l’esprit).
Pour un aveugle, l’idée de courbe est essentiellement tactile.
De même, l’idée d’angle repose en son fond sur l’expérience
d’une rupture tactile des surfaces. De ces expériences origi-
naires proviennent toutes nos idées, y compris – c’est là le
point le plus discutable et le plus discuté – celles qui relèvent
de la géométrie. N’ayant pas appris à combiner les data du
toucher et ceux de la vue, l’aveugle se trouve face à un conti-
nent inconnu de son expérience du monde. Il lui est donc
possible d’apprendre à reconnaître l’angle et la courbe qu’il
voit, mais pour cela il lui faut toucher la sphère et le cube. La
reconnaissance n’est donc pas immédiate, elle repose néces-
sairement sur la mise en oeuvre d’une médiation-combinaison
qui informe la vue.

Leibniz interroge ce problème dans les Nouveaux Essais sur


l’entendement humain 4. Il propose une approche différente :
si personne ne dit à l’aveugle que ce qu’il voit (« les pein-
tures au fond de ses yeux ») représente un globe et un cube,
alors il ne s’avisera pas, en effet, de faire le rapprochement
avec les formes que le toucher lui a appris à distinguer. Mais,
cette indication générale lui étant donnée, Leibniz pense qu’il
pourra les distinguer : puisant dans son esprit la notion pure
de la courbe, il pourra juger de la correspondance entre cette
notion et ce qu’il voit. De même le cube, pris dans sa notion,
comporte assez de propriétés mathématiques pour qu’il soit
possible de le reconnaître sans le toucher. Le globe se dis-
tingue, par exemple, du cube en ce qu’il ne présente aucun
point saillant, mais une enveloppe régulière dont la courbure
est identique en tous points. Le cube, anguleux, est de ce
point de vue très aisé à distinguer de la sphère.

Si l’on y regarde bien, juger de l’appartenance des deux


objets à la classe des sphères ou à la classe des cubes exige
une médiation. Chez Locke, cette médiation est celle de l’ex-
périence du toucher, qui permet la combinaison de ce que
l’on sait et de ce que l’on cherche à savoir. Chez Leibniz, la
médiation est rationnelle, car elle ne suppose chez l’aveugle
qu’un usage somme toute modéré (i.e. commun) des univer-

sels mathématiques. L’empirisme de Locke conduit à l’affirma-


downloadModeText.vue.download 426 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

424

tion selon laquelle nous ne pouvons apprendre qu’à travers


l’accumulation des data de sensation, la raison n’intervenant
que dans le calcul et la combinaison qui aboutissent au juge-
ment. Dans sa solution « idéaliste », le problème de Molyneux
fait de la raison le socle universel d’une communication qui
ne saurait être prise en défaut par l’absence de tel ou tel
organe de perception. Il y a un fond originaire commun à
toutes les substances, où elles entre-expriment, quantum in
se est, leurs notions, ce que Leibniz nomme un monde.

Sans doute la question demeure-t-elle mal posée et conduit-


elle à l’impasse de toute formulation dogmatique. Conduisant
à séparer ce qui provient des sens et ce qui n’en provient pas,
le problème de l’expérience revient à rechercher s’il existe
une chose, dans ce que nous apprenons, qui ne doit pas son
origine à une reformulation progressive de ce que l’expé-
rience nous livre. Mais, si cette chose existe, quelle est sa
nature ? Nihil est in intellectu quod non fuerit prius in sensu,
affirme l’empirisme. Nisi intellectus ipse (« si ce n’est l’intellect
lui-même »), semble affirmer de son côté l’idéalisme, si par
intellectus on entend seulement les « idées innées » et non

pas la structure mentale qui autorise l’acte de connaître. Un


tournant peut être accompli dans la résolution de ce conflit,
dès lors que l’intellectus ipse sera pensé non pas comme une
somme positive de vérités éternelles, un catalogue de lois
gravées dans l’esprit par un Dieu logique, mais bien l’archi-
tecture logique profonde de l’esprit. Leibniz se garde bien
de donner dans une alternative radicale entre expérience et
raison, mais ce qui échappe à l’expérience (tout en pouvant
être réactivé par elle) est bien de l’ordre des vérités innées
conçues comme des germes de vérité disposés dans l’esprit
au titre de son patrimoine plus que de sa structure : « Les
idées de l’être, du possible, du même sont si bien innées
qu’elles entrent dans toutes nos pensées et raisonnements, et
je les regarde comme des choses essentielles à notre esprit,
mais j’ai déjà dit qu’on n’y fait pas toujours attention et qu’on
ne les démêle qu’avec le temps [...]. » 5.

Ainsi, non seulement l’empirisme bien compris est supposé


par la définition idéaliste de l’âme, mais, plus encore, l’empi-
risme doctrinaire méconnaît la nature de l’idée, c’est-à-dire

aussi celle de l’âme : « L’expérience est nécessaire, je l’avoue,


afin que l’âme soit déterminée à telles ou telles pensées, et
afin qu’elle prenne garde aux idées qui sont en nous ; mais
le moyen que l’expérience et les sens puissent donner des
idées ? L’âme a-t-elle des fenêtres ? Ressemble-t-elle à des
tablettes ? Est-elle comme de la cire ? Il est visible que tous
ceux qui pensent ainsi de l’âme la rendent corporelle dans
le fond. » 6.

Ce qui est nouveau dans l’expérience, c’est tout ce que


nous avons oublié, tout ce qui relève d’une perception
confuse et qu’un entendement absolument attentif pourrait
connaître démonstrativement. L’univers leibnizien, où la no-
tion de chaque substance l’« incline sans la nécessiter » 7, ne
peut expliquer la production d’une idée que par ce qui est
soi-même une idée : l’âme ou l’esprit. En ce sens, même s’il
est convenu de voir dans Leibniz une préfiguration de Kant,
la question demeure ici dans les strictes limites imposées par
la représentation classique de l’acte de connaître.

D’une certaine façon, l’idéalisme tend à s’approprier le


réel, qui devient rationnel de part en part, et sa forme la plus
systématique est celle qui lui est donnée par la philosophie
de l’esprit de Hegel. La fameuse proposition de Hegel, « tout
le réel est rationnel, tout le rationnel, réel », ne peut certes se
comprendre qu’au niveau de l’Esprit, qui sait reconnaître ce

qui, dans le fatras de l’expérience la plus commune, appar-


tient à la nécessité du concept :

« Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est ration-
nel. C’est là la conviction de toute conscience non préve-
nue, comme la philosophie, et c’est à partir de là que celle-ci
aborde l’étude du monde de l’esprit comme celui de la nature.
[...] Le rationnel est synonyme de l’Idée. Mais, lorsque, avec
son actualisation, il entre aussi dans l’existence extérieure, il
y apparaît une richesse infime de formes, de phénomènes, de
figures ; il s’enveloppe comme le noyau d’une écorce, dans
laquelle la conscience tout d’abord s’installe et que seulement
le concept pénètre, pour découvrir à l’intérieur le coeur et le
sentir battre dans les figures extérieures. Les circonstances
infiniment diverses qui se forment dans cette extériorité [...],
ce matériel infini et son système de régulation, ne constituent
pas l’objet de la philosophie. Elle peut s’épargner la peine
de donner de bons conseils en ce domaine. C’est ainsi, par
exemple, que Platon aurait pu s’abstenir de recommander
aux nourrices de ne jamais laisser les enfants sans mouve-
ment, de les bercer dans leurs bras, et Fichte de perfectionner

la police des passeports [...]. » 8.

Il ne s’agit pas d’une pure déduction de toute la réalité,

mais la transformation même du concept de réalité en tant

qu’effectivité et nécessité. La philosophie ne se donne pas

pour objectif de justifier jusqu’à la contingence, mais ce dont


elle peut rendre raison est vraiment réel et ce qui est posé

en face d’elle, au titre de réalité (toute réalité n’est donc pas

« réelle » au sens hégélien).

Il n’en demeure pas moins que Hegel, en affirmant que

la nature relève de l’actualisation de l’Idée, pousse dans ses

dernières conséquences la difficulté soulevée par l’idéalisme

dogmatique depuis le Ménon, de Platon : feindre de ne voir

dans l’expérience que l’objectivation secondaire de ce qui


est déjà là, présent aux yeux de l’esprit. Qu’est-ce qui, dans
l’intellect, se constitue indépendamment des sens ou de

l’épreuve de la perception ? Qu’est-ce qui, en revanche, dans

notre faculté de connaître et d’apprendre, se situe dans l’hori-

zon indépassable de l’expérience sensible, c’est-à-dire au sein

de la pure et simple contingence ?

Telles sont les questions que l’on retrouve dans la philo-

sophie critique de Kant. L’opposition de l’empirisme et de

l’idéalisme, sous quelque forme que ce soit, est représenta-

tive de la façon dont la métaphysique a toujours traité des


problèmes philosophiques : la thèse et l’antithèse, soutenues
avec une force égale par la raison, ne font que souligner l’ina-
nité de l’usage dogmatique de cette même raison. Déchirée
entre deux propositions contradictoires, dans lesquelles elle
trouve néanmoins également sa place, la raison se contredit
elle-même. D’une certaine façon, le conflit naît ici de l’usage
illégitime qui est fait ici des conditions de possibilité de nos
idées. Toute entreprise philosophique qui se donne pour ob-
jet de penser les conditions de possibilité et non pas ce qui
est conditionné (i.e. ce qui est dans l’expérience même) ne
peut être couronnée de succès. Pour parvenir à cette affirma-
tion, il faut comme Kant opérer une critique de la raison qui
limite son pouvoir de connaître à une région (le condition-
né), mais aussi une critique de l’intellectus, ou entendement.
Subordonné à la connaissance de ce qui est cause ou effet
dans la chaîne des conditions, l’entendement n’est plus de
l’ordre de cette orgueilleuse raison dogmatique qui pouvait,
de droit, retrouver la racine nécessaire de tout ce dont elle
analysait la notion.
downloadModeText.vue.download 427 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

425

D’une certaine façon, nous n’avons jamais de relation


immédiate aux data de la perception, puisque le travail de
l’Esthétique transcendantale consiste à fournir à l’Analytique
transcendantale (le pouvoir logique des catégories) une ma-
tière pensable au moyen des concepts. L’expérience est donc,
chez Kant, tout comme chez Leibniz, une matière indispen-
sable qui doit et qui peut être mise en forme au moyen de ce
qui ne se trouve pas en elle : les intuitions et concepts a prio-
ri par lesquels Kant reformule les dogmatiques idées innées.

EXPÉRIENCE, EXPÉRIMENTATION

C e que la philosophie critique de Kant permet de saisir


n’est autre que le caractère construit de l’expérience, qui
ne peut être définie comme simple observation première, ce
que Bachelard nomme une simple « occasion de recherche » 9,

sensible, mais bien comme ce qui résulte de la mise en forme


du divers par le jeu du schématisme et des catégories. Il n’est
pas indifférent que Kant ait choisi la figure de Galilée, dans la
préface à la deuxième édition de la Critique de la raison pure,
pour montrer à la métaphysique un modèle de constitution
scientifique rigoureuse. C’est que la science moderne pra-
tique exactement l’usage empirique des catégories, limitant
son usage à la sphère de l’expérience sensible, promouvant
ce qui devient très vite une véritable physique mathématique
dans laquelle la nature, interrogée de façon construite, est
préalablement analysée et remodelée à l’intérieur de sys-
tèmes formels qui permettent le calcul symbolique : l’expé-
rimentation repose en son fond sur une expérience dont on
suppose qu’elle admet un ordre et une régularité. Galilée,
note Kant, ne fait rouler ses boulets sur un plan incliné que
parce qu’il détient déjà une forme symbolique de la loi de la
chute des corps.
La représentation de la théorie scientifique comme forme
symbolique destinée à penser non pas l’expérience, au sens
large, mais un faisceau construit de faits expérimentaux des-
tinés à mettre les prévisions théoriques à l’épreuve est défen-
due par P. Duhem 10. La théorie physique ne peut émettre que
des jugements qui sont sanctionnés de deux façons. D’une
part, l’analyse interne de la consistance des propositions per-
met d’éliminer les hypothèses qui ne se soumettent pas aux
règles de la logique ou à celles, plus étendues, des mathé-
matiques. L’expérience permet alors de passer du possible à
l’existant, puisque la vérité en physique ne peut être obtenue
qu’au prix d’une restriction du champ du possible (ou de la
simple forme symbolique théorique), c’est-à-dire d’une vali-
dation par l’expérience. L’expérience est construite : seul un
groupe de faits expérimentaux peut contribuer à écarter une
théorie au profit d’une autre, et Duhem réfute l’idée qu’il
puisse y avoir une « expérience cruciale » (experimentum
crucis) isolée et directe, qui soit à l’exact point de conflit
entre deux hypothèses, puisque les théories ne sont pas tant
contradictoires que concurrentes dans l’esprit de celui qui
peut les concevoir. Une théorie physique (archétype de ce
qu’est la connaissance dans la Critique de la raison pure,
par opposition aux mathématiques, qui construisent leurs
concepts et sont un art de l’imagination) est donc le lieu où
toute connaissance authentique ne peut commencer qu’avec
l’expérience, sans que soit le moins du monde remise en
cause l’idéalité pure et a priori des outils formels dont dérive
cette même connaissance.

L’expérience première, immédiate, est selon Bachelard


le premier obstacle épistémologique. Enlisée dans l’image,

dans la simple perception, cette expérience est à peu près


celle que Leibniz se donnait comme repoussoir, face à la

doctrine des idées. Chez Bachelard, l’expérience ne peut


être que construite, ordonnée à partir d’une théorie qui la
fait être, cette expérience légitime dont l’autre nom est :
l’expérimentation.

« [...] Dans l’enseignement élémentaire, les expériences trop


vives, trop imagées, sont des centres de faux intérêt. On ne
saurait trop conseiller au professeur d’aller sans cesse de la

table d’expériences au tableau noir pour extraire aussi vite

que possible l’abstrait du concret. [...] L’expérience est faite

pour illustrer les phénomènes. [...] Sans la mise en forme

rationnelle de l’expérience que détermine la position d’un


problème, sans ce recours constant à une construction ra-
tionnelle bien explicite, on laissera se constituer une sorte

d’inconscient de l’esprit scientifique qui demandera ensuite


une lente et pénible psychanalyse pour être exorcisé. » 11.

La science, comme production objective, correspond à un


besoin de l’esprit, et, en ce sens, il n’y aurait qu’une satisfac-
tion médiocre, différée, qui se complaît dans une variété, ou
profusion, assimilée par Bachelard à une « paresse intellec-
tuelle » (op. cit. p. 30), celle qui est propre à l’empirisme. Il
faudrait encore savoir quel lien il est possible de construire
entre ce besoin de l’esprit insatisfait par l’expérience première
et le sens le plus général de l’expérience, qui est de ne se

constituer qu’à partir du moment où un sujet ordonne le di-

vers empirique et lui donne sens en le fondant comme savoir.


À ce sens plus originaire de l’expérience peut être annexée
la découverte de la puissance fondatrice de l’ego cogito, dans
les Méditations métaphysiques, de Descartes, ou l’affirmation
du sens intime, qui, dans la Crise des sciences européennes
et la phénoménologie transcendantale, de Husserl, oppose
le processus de constitution d’un savoir puisé dans l’idéalité,
détaché du présent vivant, au retour de la conscience vers la
chose même. L’expérience ici ne nous apprend rien, puisqu’à
son tour elle devient la condition de possibilité subjective de
tout savoir, ce qu’elle était aussi chez Kant dans la mesure
où l’analyse de la dialectique des catégories et des data de
perception laissait intacte la possibilité d’une expérience plus
originaire : celle qui reconduit le sujet à lui-même.

▶ L’expérience n’est pas univoque, et son extension la

fait tour à tour entrer et sortir du champ traditionnel de la


connaissance. Prise comme élément constitutif du rapport

d’un sujet à ses objets (ou à soi-même comme objet capable


de mondanéisation), l’expérience n’a, littéralement, rien à
nous apprendre. Pensée comme l’un des éléments de ce rap-

port du sujet à l’objet (son pôle objectif), l’expérience peut


être soit source de toute connaissance, soit simple commen-

cement et occasion du travail rationnel authentique. L’expé-

rience de l’art le montre bien, qui se meut à la fois dans

l’espace le plus traditionnel de la perception et dans celui,

moins aisément communicable quoique tout aussi universel

sans doute, du sens intime.

FABIEN CHAREIX

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et


Pacaud, PUF, Paris, 1968. Cf. Analytique des principes, ch. 2, 1
à 4, pp. 156 et suiv.

2 Cassirer, E., la Philosophie des Lumières, trad. P. Quillet,


Fayard, Paris, 1970.

3 Locke, J., Essay Concerning Human Understanding, London,


1690.
downloadModeText.vue.download 428 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

426

4 Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain,


livre II, 9, trad. J. Brunschvig, Flammarion, Paris, 1991.

5 Ibid., livre I, 3, § 3.

6 Ibid., livre II, 1, § 2.

7 Leibniz, G. W., Discours de métaphysique, art. XXX, Vrin, Paris,


1986, pp. 79 et suiv.

8 Hegel, G. W. Fr., Principes de la philosophie du droit, préface,


Gallimard, Paris, 1989, pp. 54-56.

9 Bachelard, G., la Formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris,


1989, p. 42.

10 Duhem, P., la Théorie physique, son objet, sa structure, Che-


valier et Rivière, Paris, 1906 ; 2e éd. augm. 1914, rééd. Vrin,

Paris, 1981.

11 Bachelard, G., op. cit., p. 40.

EXPÉRIMENTATION

Du latin experimentum, « épreuve », « preuve par les faits », le mot appa-


raît en français au début du XIXe s.

PHILOS. SCIENCES

Organisation raisonnée et systématique d’expériences


scientifiques.

L’expérimentation, ainsi que le suggère l’allemand par la dis-

tinction classique entre Experiment (« expérimentation ») et


Erfahrung (« expérience »), se distingue de l’« expérience » en
général par son caractère systématique et construit. On admet
couramment que la première étude détaillée de la démarche
expérimentale dans les sciences modernes est due à Bacon
dans le Novum Organum (1620), à l’époque des travaux de

Galilée. Alors que l’ensemble des sciences de la nature devint


expérimental au XVIIe s., les réflexions des philosophes sur la
science négligèrent généralement, sauf exception (tel Dide-

rot), ses aspects expérimentaux les plus concrets, comme le

fonctionnement des appareillages ou les conditions sociales

de son exercice. Mais Cl. Bernard et, surtout, P. Duhem 1

renouvelèrent l’étude de l’expérimentation, en envisageant

progressivement la science non plus seulement comme un


simple corpus théorique, mais comme une pratique effective

et collective. G. Bachelard 2, puis I. Hacking 3 notamment ap-

profondirent cette voie, qui peut désormais s’aider d’études

historiques minutieuses sur la manière dont les expérimenta-

tions sont réellement conduites en laboratoire 4.

Paradoxalement, une expérimentation n’est pas toujours


« matérielle ». D’une part, parce que certains scientifiques,
comme Galilée et Einstein, s’aident d’« expériences de pen-
sée » purement mentales. D’autre part, parce que l’expéri-
mentation utilise de plus en plus massivement l’informatique,
au point, parfois, de remplacer l’investigation matérielle par
la modélisation numérique et par la simulation.

Alexis Bienvenu

✐ 1 Duhem, P., La Théorie physique, son objet, sa structure


(1906), Vrin, Paris, 1981.

2 Bachelard, G., Le Rationalisme appliqué (1906), PUF, Paris,


1949.

3 Hacking, I., Concevoir et Expérimenter (1983), trad. B. Duc-

rest, C. Bourgois, Paris, 1989.

4 Galison, P., Ainsi s’achèvent les expériences (1987), trad.

B. Nicquevert, La Découverte, Paris, 2002.

Voir-aussi : Bernard, Cl., Introduction à l’étude de la médecine

expérimentale (1865), GF, Paris, 1966.

Gooding, D., Experiment and the Making of Meaning,


Dordrecht, Kluwer, 1990.

! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), EXPÉRIENCE, EXPÉRIENCE


CRUCIALE, HOLISME, MÉTHODE, OBSERVATION

EXPLICATION
Du latin explicatio, « action de déplier », « développement clair ».

PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES

Réponse à la question « Pourquoi ? ». Depuis Aristote,


on distingue aux moins deux types d’explications, celles qui
donnent la cause efficiente et celles qui donnent la cause
finale. Mais toutes les explications ne sont pas causales.
Certaines donnent la raison d’un phénomène et non seule-
ment sa cause, et la tradition herméneutique soutient que,
dans le domaine des actions humaines, seule l’explication

par les raisons ou la compréhension est appropriée.

La conception moderne de l’explication en fait la subsomp-


tion d’un événement sous des lois. L’empirisme rejette les
explications par les causes comme qualités ou natures, et le

positivisme contemporain, avec Hempel 1, défend l’unicité du


« modèle déductif-nomologique » de l’explication (déduction

d’un phénomène tombant sous une « loi de couverture »).


Mais les héritiers de la tradition herméneutique rejettent ce

modèle pour les actions et l’histoire, et insistent sur le carac-


tère téléologique des raisons.

▶ Outre la question de savoir s’il y un type unique d’explica-


tion, il y a celle de savoir si les lois sont nécessaires à l’expli-
cation scientifique.

Pascal Engel

✐ 1 Hempel, C., Éléments d’épistémologie, A. Colin, Paris, 2002.

! CAUSALITÉ, CAUSE, HERMÉNEUTIQUE, RAISON, TÉLÉOLOGIE

Expliquer et comprendre

Cette opposition récupère celle des deux

termes allemands erklären et verstehen,

dont le premier désigne le mode d’expli-

cation par des causes naturelles dans les

sciences physiques, et le second, le mode d’explication


par des raisons dans les sciences humaines.

À la fin du XIXe s., des philosophes allemands, et principa-

lement W. Dilthey, réagirent à ce qu’ils considéraient comme

un excès positiviste – la prétention à exiger de toute science

qu’elle endosse le modèle de la causalité propre aux sciences


physiques. Si les « sciences naturelles ou physiques », Na-
turwissenschaften, expliquent leurs objets, les « sciences de
l’esprit », Geisteswissenschaften, visent leur compréhension.

L’histoire est dès lors le paradigme de la science de l’esprit.


Pour G. Simmel, la compréhension suppose la recréation
dans l’esprit du savant de l’atmosphère mentale de son objet,
sous forme d’empathie, Einfühlung. Vertstehen pourrait ainsi
être traduit non seulement par comprendre, mais aussi par
interpréter. La compréhension des choses de l’esprit, c’est-à-
dire de tout ce qui n’est pas réductible à la matière et mani-
feste la culture, relèverait d’une herméneutique. Quant aux
philosophes qui refusent l’alternative entre expliquer et com-
prendre, et parmi eux les positivistes logiques du cercle de
Vienne, ils défendent au contraire l’idée d’une unité de la
science, supposant à la fois un langage unifié et, à terme,
downloadModeText.vue.download 429 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

427

la réduction de toutes les sciences aux sciences physiques,


même les sciences dites de l’esprit.

Si la réflexion sur la distinction entre expliquer et com-


prendre caractérise certains débats dans l’histoire de la philo-
sophie de langue allemande – environ entre 1880 et 1930 –
elle doit aussi être examinée comme un topos philosophique.
Dans le Phédon, s’interrogeant sur l’explication du fait qu’il
reste là à dialoguer avec ses amis alors même qu’il va mou-
rir, le Socrate de Platon distingue clairement une explication
dans laquelle n’interviennent que des causes physiques – ma-
nifestement, une explication indigente, pour Platon – et une
autre : « à savoir que (dit Socrate), les Athéniens ayant jugé
qu’il valait mieux me condamner, moi, à mon tour, et préci-
sément pour cette raison, j’ai jugé qu’il valait mieux, pour moi
aussi, d’être assis en ce lieu ; autrement dit, qu’il était plus
juste, en restant sur place, de me soumettre à la peine qu’ils
auraient décidé » 1. Pour comprendre pourquoi Socrate reste
assis, alors qu’il pourrait fuir, il faut entrer dans ses raisons,
saisir quelles valeurs il respecte, quelles sont les normes de
son comportement – ce dont une explication par les causes
physiques ne dit rien. Aristote dit la même chose en une
seule phrase « La décision ne va pas sans intellect et sans pen-
sée, ni sans état habituel du caractère » 2. Donc la décision de
faire ou de ne pas faire n’est semble-t-il pas réductible à une
explication causale ; elle comporte des raisons sous la forme
de normes rationnelles de l’action. En un sens, la même idée

se retrouve chez Kant quand il distingue entendement et rai-


son, le domaine de la nature et celui de la liberté.

Pour N. Malcolm, « les explications intentionnelles ex-


pliquent l’action. Les explications neurophysiologiques ex-
pliquent les mouvements. Mais c’est seulement parce qu’on
use du terme comportement de façon ambiguë qu’on peut
dire que les deux expliquent le comportement. » 3. Dès que
nous tenons compte du caractère intentionnel de l’esprit, il
est exclu que notre explication – que notre compréhension,
convient-il de dire alors – puisse être enclose dans la seule
causalité physique.

On pourrait situer toutes les thèses portant sur la distinc-


tion entre expliquer et comprendre entre les deux extrêmes
représentés par l’herméneutique radicale et par le physica-
lisme radical. La première affirmerait que finalement la dis-
tinction n’a pas lieu d’être, car nos explications en termes
de causalité physique ne sont que l’expression d’une idéo-
logie scientiste naïve. Le physicalisme n’est-il pas lui-même
une attitude mentale ? Bien loin d’être la description cor-
recte de phénomènes objectifs, l’explication physicaliste ne
serait qu’une forme de projection de l’esprit sur le monde. À
l’inverse, pour un physicaliste radical, parler d’intentionnalité
revient à faire appel à la psychologie populaire ou commune.
Or, pense-t-il, une telle psychologie est appelée à disparaître
le jour où les lois des sciences physiques auront aussi trouver
à s’appliquer dans les domaines que, pour le moment, nous
pensons encore en termes d’intentionnalité.

Entre l’idéalisme absolu et le matérialisme complet, il


existe différentes thèses : elles acceptent la distinction entre
expliquer et comprendre, mais sans jamais la réduire.

Pour Wittgenstein 4 ou E. Anscombe 5, il existe un lien


conceptuel entre les raisons et ce dont elles sont les raisons,
alors que les causes sont totalement extérieures à ce dont
elles sont la cause. L’énoncé « L’athlète court afin de gagner
la course » est une explication téléologique. Celle-ci peut être
paraphrasée par une explication causale : « Le désir de gagner
la course fait que l’athlète court. » Le désir est une raison de

courir et non une cause, il ne joue nullement le même rôle


que la pierre dans « La chute de la pierre fait que la vitre est
brisée ». Ce qui est refusé est la réduction des explications
téléologiques à des explications causales, du moins dans la

conception de la causalité apparue au XVIIe s., et développée

par Hume, alors qu’Aristote parlait pour sa part de causalité

finale, c’est-à-dire acceptait l’idée d’une téléologie non inten-

tionnelle. « Les racines de la plante croissent afin qu’elle se

nourrisse » n’est pas réductible à « Le désir de se nourrir de


la plante fait que ses racines poussent », car les plantes, à
proprement parler, n’ont pas de désir.

Davidson propose pourtant de traiter les raisons comme


des causes 6. Toute raison est en même temps une cause
dans la mesure où il y a survenance du mental sur le phy-

sique. Mais ce monisme ontologique (un événement phy-

sique et un événement mental peuvent être le même événe-

ment) n’empêche pas de soutenir un dualisme conceptuel

ou descriptif. La description d’un événement en termes de

propriétés mentales est même irréductible à sa description

en termes de propriétés physiques, dans la mesure où il


n’existe pas de lois psycho-physiques strictes qui lient un
événement décrit comme mental à un événement décrit

comme physique.

▶ L’opposition entre expliquer et comprendre n’est plus

aujourd’hui celle des sciences physiques, causales, et des

sciences de l’homme, herméneutiques et donc non causales.

Dans la mesure où nous demandons, par exemple, pourquoi


Charles est allé dans la cuisine, nous cherchons une explica-
tion en termes de causalité. Le clivage est plutôt entre ceux

qui considèrent que la causalité mentale implique l’exis-


tence de causes mentales (nos intentions, désirs, volontés
sont des causes), comme Davidson, et ceux qui rejettent

cette idée et dès lors tendent (semble-t-il) à se rapprocher

d’une position aristotélicienne : la causalité intentionnelle

et finale est non seulement irréductible à la causalité méca-

nique, mais elle signifie que les êtres humains possèdent

une seconde nature, mixte de nature et de convention.

Refuser le matérialisme complet revient ainsi à défendre


un matérialisme non réducteur ou bien à recourir à l’idée
de l’irréductibilité de la nature humaine. Dans le premier

cas, on entend conserver une dose d’explication physica-


liste dans la compréhension des actions humaines, dans le

second on n’est pas sans se rapprocher d’une certaine forme

d’herméneutique. Ces deux positions philosophiques sont

instables entre les deux extrêmes du matérialisme réducteur

et de l’herméneutique radicale. Cela ne les rend pas moins

beaucoup plus crédibles.

ROGER POUIVET

✐ 1 Platon, Phédon, 98 e.

Aristote, Éthique à Nicomaque, 1139 a 33.

3 Malcolm, N., « The Conceivability of Mechanism », Philosophi-

cal Review 77, 1968.

4 Wittgenstein, L., The Blue and Brown Books, trad. le Cahier


bleu et le cahier brun, Gallimard, Paris, 1996.

5 Anscombe, G. E. M., Intention, Blackwell, Oxford, 1957.

6 Davidson, D., Actions and Events, trad. Actions et événements,


PUF, Paris, 1993.
downloadModeText.vue.download 430 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

428

EXPLICITATION
En allemand : Auslegung.

ONTOLOGIE

Configuration du projet propre à la compréhension du


Dasein (chez Heidegger). Par l’explicitation, la compréhen-

sion s’approprie ce qu’elle comprend : comprendre étant


projeter son être vers des possibles, elle permet d’élaborer

ces possibilités.

Un outil est explicité « comme » étant bon à quelque chose.

Cette « structure du comme » (Als-Struktur) constitue l’explici-


tation : l’usage de l’étant-disponible intramondain voit celui-ci
comme table, marteau, etc. L’explicitation de quelque chose
repose sur une préacquisition, qui l’adosse à une compréhen-
sion déjà acquise, sur une prévision, qui fixe une direction, et
sur une anticipation, qui décide d’une certaine conceptualité.
L’« énoncé » (Aussage) n’est qu’un mode dérivé de l’explicita-
tion, car il est d’abord un faire voir, une mise en évidence de
l’étant à partir de lui-même, ensuite une prédication, et enfin
une communication. Il procède d’un « comme apophantique »
qui présuppose le « comme existential-herméneutique » de
l’explicitation. S’opère ainsi un nivellement du « comme »
originaire propre à l’explicitation, qui vise des étants dispo-
nibles, en « comme » dérivé, qui détermine l’étant comme
subsistant dans l’énoncé. Le discours est un existential qui
fait venir à la parole une disposition et une compréhension.
Le langage est une possibilité d’être du Dasein, qui est fon-
cièrement signifiant et existe dans un réseau de significations.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), § 32 à 34, Tübin-


gen, 1967.

! COMPRÉHENSION, EXISTENTIAL, PAROLE

EXPOSITION
Du latin expositio (de exponere), « mettre en vue », mais aussi « expli-
quer », « raconter ».

ESTHÉTIQUE

Dispositif d’ostension appliqué à des objets ou à des


oeuvres, qui renvoie à diverses expériences socio-histo-
riques ; elle se trouve au coeur du processus de la repré-
sentation entendue à la fois comme « indication et appa-
raître » (M. Foucault).

Du cabinet curieux au studiolo, de la vigna romaine à la


grotte, à l’espace de la galerie enfin, l’exposition mobilise
d’abord les qualités d’un lieu, selon une perspective où se
mêlent considérations astrologiques, philosophiques et poli-
tiques. À la Renaissance, la rhétorique mobilise des magasins
d’archives, de lieux communs, d’où l’orateur tire son dévelop-
pement, la copia. Sous le signe de l’abondance, de la cornu-
copia, l’exposition s’organise parfois en théâtre de mémoire,
indispensable à la saisie du monde, et revêt un sens magique
(F. Yates1). En un temps où le caractère public ou privé de

l’exposition n’est pas déterminé par des critères d’accessibilité


mais bien par le statut de la personne, et où, comme l’indique
Elias, le collectionnisme privé peut faire partie de la réussite
professionnelle (à notre sens du terme), l’exposition engage
de tout autres catégories d’intelligibilité que les nôtres.

L’exposition démonstrative, privilégiée par le musée, réflé-


chit sur la poétique des parerga, dont les questions de l’ac-
crochage et du socle de l’oeuvre, de son horizontalité ou de
sa verticalité, manifestent aujourd’hui la vive actualité. Depuis

les années 1930, les tendances d’exposition privilégient l’effet

psychologique de l’espace libre autour des oeuvres d’art et

s’efforcent de servir un dessein d’immédiateté, de plénitude


ou d’évidence de l’oeuvre moderne – jusqu’au retour singulier
de la Wunderkammer (Biennale de Venise, 1986 ; château

d’Oiron). L’exposition engage donc une éthique de l’objet,


comme l’ont prouvé dans un autre domaine les vifs débats à
propos de l’exposition du bombardier d’Hiroshima dans un
musée de l’air, ou celle de mobilier funéraire indigène aux
États-Unis. Pour l’anthropologue J. Clifford 2, l’exposition joue
le rôle d’une « zone de contact » entre cultures différentes :
les objets, parfois fort éloignés de leurs liens premiers, y sont
supports d’une mémoire, et deviennent enjeux de luttes.

Dans ses versions les plus spectaculaires, telles que la


technologie virtuelle en donne des exemples de plus en plus
convaincants, l’exposition tient lieu d’espace synthétique,
interactif, où se joue, le temps d’un rite social, la représenta-
tion d’informations. Si la réflexion des sciences sociales sur le
phénomène a été marquée à son origine, dans l’entre-deux-
guerres, par une problématique de l’évaluation souvent héri-
tière de la psychologie béhavioriste, elle nourrit aujourd’hui
un corpus de savoirs sur les formes de transposition et de
traduction du savoir savant. Enfin, le corps du visiteur ne
cesse pas de requérir l’attention : le principe et les aléas de
son parcours, sa durée et sa vitesse répondent aux effets de
correspondances, de ruptures ou de branchements auxquels
réfléchit le concepteur d’exposition.

▶ Le « montage » des expositions a successivement ou simul-


tanément emprunté au collectionnisme privé ou à la salle des
ventes, aux salons académiques ou aux recueils de modèles
et de spécimens. Par-delà ces emprunts, on assiste depuis
une génération à l’émergence d’une authentique culture
d’exposition, dont les responsables acquièrent une légitimité
artistique ou intellectuelle spécifique.

Dominique Poulot

✐ 1 Yates, F., l’Art de la mémoire (1975), trad. D. Arasse, Galli-

mard, Paris, 1987.


2 Clifford, J., Malaise dans la culture. L’Ethnographie de la litté-
rature et l’art au $$$[line] XXe siècle, trad. M.-A. Sichère, ENSB-
A, Paris, 1996.

Voir-aussi : Davallon, J. (éd.), Claquemurer, pour ainsi dire, tout


l’univers. La Mise en exposition, CCI–Éditions du Centre Pom-
pidou, Paris, 1986.

« En revenant de l’expo », in Cahiers du musée national d’art


moderne, no 29, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 1989.

Hamon, P., Expositions. Littérature et architecture au XIXe siècle,


José Corti, Paris, 1989.

Holt, E.(éd.), The Triumph of Art for the Public, 1785-1848, The
Emerging Role of Exhibitions and Critics, vol. II, Princeton Uni-

versity Press, Princeton, 1979.

Poinsot, J.-M., Quand l’oeuvre a lieu, l’art exposé et ses récits


autorisés, Mamco, Genève, 1999.

! ART, MUSÉE, PUBLIC, PUBLICITÉ

EXPRESSION
Du latin expressio, supin de exprimere, « action de faire sortir en
pressant ».

GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE

Rapport de correspondance qui fait d’une chose la tra-


duction de l’intériorité d’une autre chose.

L’expression, si elle se conçoit particulièrement de l’extério-

risation d’une conscience en un certain système de signes


downloadModeText.vue.download 431 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

429

(linguistiques, affectifs, esthétiques), désigne également cette


extériorisation en tant qu’elle articule deux entités, abstrac-
tion faite de leur caractère de « chose pensante ». Ainsi une
chose sera dite en exprimer une autre à condition qu’elle ma-
nifeste par sa nature la nature intime de la chose exprimée.

Chez Spinoza 1 la substance s’exprime ainsi dans les attri-


buts, qui expriment tous une essence infinie ; de ce point de
vue l’expression s’inscrit dans une doctrine de la complicatio
qui est caractéristique des courants néoplatoniciens antiques

et médiévaux 2 : l’expression s’articule donc d’un côté à l’ex-


plicatio et de l’autre à l’involutio, en ce sens qu’elle déplie
les éléments enveloppés dans l’essence de la substance. Ainsi
l’expression ne fait que traduire dans un ordre déployé l’ordre
qui se trouve contracté dans la substance prise en elle-même.
Mais l’expression ne tient pas seulement au déploiement
de la substance dans ses attributs : elle a également un rôle
à jouer dans la communication entre les substances elles-
mêmes. Ainsi, selon la définition de Leibniz, « une chose en
exprime une autre lorsqu’il y a un rapport constant et réglé
entre ce qui peut se dire de l’une et de l’autre » 3. Étant donné
que les substances sont naturellement indépendantes et ne
sont donc pas susceptibles d’interagir matériellement, elles
entrent en correspondance par la médiation de l’harmoni-
sation divine : telle substance contiendra donc les raisons
qui rendent compte de ce qui arrive indépendamment à telle
autre. La première agit, la seconde pâtit, en ce que toutes
deux entretiennent des rapports réglés : ainsi action et pas-
sion sont recomprises comme des relations d’entre-expres-
sion. Dans cette généralisation de la doctrine de l’expression
à la totalité des substances, c’est le problème de l’union de
l’âme et du corps qui se trouve placé dans la juridiction méta-
physique du concept d’expression. D’autre part, à l’entre-ex-
pression (des substances et du monde) se superpose toujours
l’expression au sens premier (par laquelle les substances
elles-mêmes, dans leur existence temporelle, déploient la
perfection divine).

À partir de cette conception classique, l’expression de-


vient donc le rapport par lequel l’intériorité même des choses
est susceptible d’une manifestation ou d’une expansion quel-
conque qui la rende appréhendable : ainsi la loi de la chose
se constitue chez Hegel dans le jeu des forces par lequel
la conscience saisit le déploiement de l’intérieur même du
phénomène comme sa vérité 4. Une telle doctrine permet
alors de considérer que l’expression, comme déploiement de
l’essence des choses et traduction de ce déploiement, est le
milieu même de la vérité.

Laurent Gerbier

✐ 1 Spinoza, B., Éthique, I, 10, scolie, tr. Ch. Appuhn, GF, Paris,
1965, p. 29-30.

2 Deleuze, G., Spinoza et le problème de l’expression, Minuit,


Paris, 1968.

3 Leibniz, G. W., Discours de métaphysique, édition G. Le Roy,


Vrin, Paris, 1988, p. 180-181.

4 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, A, III, tr. J. Hyppo-


lite (1941), Aubier, Paris, 1977, p. 109 sq.

! ATTRIBUT, EXPLICATION, EXTÉRIORITÉ, REPRÉSENTATION

ESTHÉTIQUE, LINGUISTIQUE

1. Acte de représenter, de faire connaître et de signi-


fier par le langage et l’art, qui qualifie l’art lui-même pour
les romantiques. – 2. Dans le cadre d’une philosophie qui
donne priorité à l’esprit (entendement, intellect, idées ou
pensée), ensemble des productions humaines, mais plus

spécialement de celles de l’art, en tant qu’elles portent sur


l’individualité de la vie intérieure. Éprouvée comme expé-
rience esthétique globale, l’expression n’en met pas moins

en jeu des mécanismes complexes, comme l’ont souligné

les pragmatistes.

Longtemps définie comme première fonction du langage,


avant même celle de communication, l’expression désigne
le moment où une pensée née dans un esprit s’extériorise

en une langue. La translatio hobbesienne 1 situe bien le rôle

de l’expression dans le langage verbal qui « traduit en un

enchaînement de mots l’enchaînement des idées » du langage

mental. Cependant, l’expression peut n’être pas seulement

langagière, elle est aussi comportementale ou corporelle,

théâtrale ou plus généralement artistique. Elle sert dans tous

les cas à manifester par des signes des états affectifs ou inten-

tionnels, où la singularité d’un sujet ou d’un artiste propre-

ment s’exprime. Ainsi Diderot y voit « en général l’image du


sentiment »2 et Langer défendra une conception émotionnelle
de l’art en tant que processus de transformation symbolique 3.

Quand, avec les philosophes du langage, la priorité de la


pensée sur le langage est contestée, l’expression acquiert un
rôle majeur dans la formation du sens.

L’esthétique comme
science de l’expression

Contre Wölfflin pour qui chaque époque se définit grâce à

son style exprimant l’esprit d’un peuple à un moment donné

de son histoire, Croce s’intéresse au caractère singulier des

oeuvres. Refusant de distinguer entre intuition intérieure,


spirituelle, et expression extérieure, objectivante, il caracté-
rise l’art comme « intuition-expression », chose mentale en
même temps que médiation par des signes. Ainsi l’esthé-

tique sera-t-elle définie comme « science de l’expression » 4.


Cette définition renvoie néanmoins selon les auteurs à des
conceptions différentes de l’art : si Collingwood 5 insiste sur

le pouvoir imaginatif de rendre intelligible une émotion dont


la traduction reste incomparable à toute autre, Tolstoï 6 met

à l’inverse l’accent sur la capacité de l’oeuvre de provoquer

des sentiments chez le récepteur, ce qui lui confère une por-

tée inséparablement morale. Par ailleurs, l’intérêt de ce type


de conception tient également au rapport qu’on peut trou-

ver entre les formes spirituelles d’expression de Croce et les

formes symboliques théorisées par Cassirer 7.

Expérience et symbolisation

Pragmatiste, Dewey conçoit « l’art comme expérience » dont


un moment réside en l’acte d’expression. Sans se confondre
avec l’impulsion qui l’initialise, ni avec l’émotion (néces-
saire mais non suffisante), ni avec la spontanéité qui en est
l’apparence, non plus qu’avec la singularité d’une oeuvre qui

généralise des expériences singulières, l’expression est un

processus temporel puisqu’elle mûrit en intriquant des traits


présents avec des valeurs passées que l’expérience a incor-

porées dans la personnalité. Processus d’organisation aussi,

elle intègre des matériaux bruts, les transforme, retravaille et


interprète réflexivement, elle les porte à signifier en transfi-

gurant l’émotion en émotion spécifiquement esthétique. « Un

peintre convertit les pigments en des moyens d’exprimer une


expérience imaginative » 8. L’expression construit une expé-
downloadModeText.vue.download 432 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

430

rience intégrale qui inclut interaction et transformation d’un


matériau primitif et de ce qui est pressé dehors (ex-primé).

Selon Goodman 9, l’expression reçoit le sens technique


d’exemplification métaphorique : de même qu’un échantillon
correct exemplifie le motif d’un tissu parce qu’il y fait réfé-
rence et partage avec lui une même propriété, une peinture
grise exemplifie littéralement la couleur grise, mais elle exem-
plifie aussi métaphoriquement la tristesse qu’elle exprime
ainsi. Aussi la réussite de l’art se mesure-t-elle à la pertinence
et à la richesse des chaînes référentielles qui exploitent les
propriétés des données et des prédicats.

▶ L’expression prend l’allure d’un concept multiforme selon


qu’il est rapporté à un esprit (qui, chez Hegel, peut être l’es-
prit), à une subjectivité dont elle décrit les états intentionnels
ou les émotions, ou consiste plutôt en un mode de donation
qui a le pouvoir de construire sens et référence. Peut-être est-
ce la parole du poète qui résume le mieux les multiples voies
de l’expression artistique lorsque Keats 10 évoque les « innom-
brables compositions et décompositions qui ont lieu entre l’in-
tellect et ses milliers de matériaux avant que d’arriver à cette
tremblante, délicate et limaçonne perception de la beauté ».
Marie-Dominique Popelard

✐ 1 Hobbes, T., Léviathan (1651), chap. I, 4, trad. F. Tricaud,

Sirey, Paris, 1971, p. 28.

2 Diderot, D., Essais sur la peinture (1765), chap. IV, in Versini,


L. (éd.), OEuvres, t. IV, Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1996.

3 Langer, S., Felling and Form, Routledge and Kegan Paul,


Londres, 1953.

4 Croce, B., l’Esthétique comme science de l’expression et linguis-


tique générale, trad. H. Bigot, Giard et Bière, Paris, 1904.

5 Collingwood, R. G., The Principles of Art (1938), Oxford U. P.,


Oxford.

6 Tolstoï, L., What is Art ? (1896), chap. V, Hackett Pub. Co.,


Indianapolis, 1996.

7 Cassirer, E., Philosophie des formes symboliques, t. I, trad. J. La-

coste, Minuit, Paris, 1972.

8 Dewey, J., Art as Experience (1934), Perigee Book, Berkley

Pub. Gr., New York, 1980.

9 Goddman, N., Langages de l’art (1968), chap. II, trad. J. Mori-


zot, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990 ; Manières de faire des
mondes (1978), chap. VII, trad. M.-D. Popelard, Jacqueline

Chambon, Nîmes, 1992.

10 Cité par J. Dewey, op. cit., pp. 70-71.

! ÉMOTION, INTENTION, REPRÉSENTATION, SENTIMENT, SYMBOLE

« La symbolisation est-elle à la base de


l’art ? »

EXPRESSIVISME

! DESCRIPTIVISME ET EXPRESSIVISME

EXTASE

Du grec ekstasis, « fait d’être hors de soi », « égarement ».

PHÉNOMÉNOLOGIE, THÉOLOGIE

Expérience dans laquelle la conscience s’échappe à

elle-même.

Dans le néoplatonisme, l’extase désigne le détachement de


soi et du monde par lequel l’âme parvient à l’union avec
l’Un : l’extase est alors purification et séparation en vue d’une
union 1. La possibilité de cette union fait l’objet d’un débat qui
traverse tous les néoplatonismes arabes, médiévaux ou datant

de la Renaissance : l’enjeu en est la possibilité pour l’âme

d’atteindre cet état de béatitude suprême.

L’extase signifie en effet aussi et par extension l’état de

plaisir parfait dans lequel l’âme ne s’appartient plus et, se per-


dant soi-même, cesse tout commerce avec le monde. Dans

cet état l’expérience mystique rejoint le paroxysme érotique


et la pathologie de l’esprit.

Cette sortie de soi qui caractérise l’extase se retrouve dans


l’expérience de la distance à soi que cherchent à saisir les philo-

sophies de l’existence : ainsi chez Heidegger les trois dimensions


classiques du temps (passé, présent, avenir) sont recomprises
comme ekstases au sens où « la temporalité est le hors-de-soi

originaire » 2. Pour Sartre, cette triple « ek-stase » de la temporalité


correspond au mode de présence à soi de la conscience, qui se

caractérise comme distance et écart à soi-même 3.

Laurent Gerbier

✐ 1 Plotin, Ennéades, IV, 8, tr. E. Bréhier (1927), Les Belles

Lettres, Paris, 1993.

2 Heidegger, M., Être et temps (1927), § 65, tr. F. Vezin, Gallimard,

Paris, 1987.

3 Sartre, J.-P., L’Être et le néant (1943), II, 2, Gallimard, Paris,


1976, p. 168-189.

Voir-aussi : Couliano, I. P., Expériences de l’extase, Payot, Paris,


1984.

! AMOUR, BÉATITUDE, TEMPORALITÉ, TRANSCENDANCE, UN

EXTENSION

Du latin extendere, « étendre ».

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

1. Au sens traditionnel, ensemble des entités auxquelles

s’appliquent un concept ou un terme général ; ainsi, l’exten-

sion du concept homme est l’ensemble des hommes. – 2. En


logique contemporaine, objet de type approprié qu’une

interprétation d’un langage associe à une expression en


vertu de sa catégorie ; ainsi, l’extension d’un nom propre
est un individu, l’extension d’un prédicat monadique est un

ensemble d’individus, et l’extension d’un énoncé est une

valeur de vérité. – 3. Relativement à une théorie T, théo-

rie T′ dont le langage contient celui de T et dans laquelle

tous les théorèmes de T sont encore démontrables ; ainsi,

l’analyse, ou théorie des nombres réels, est une extension

de l’arithmétique.

Alors que l’extension d’un terme général est l’ensemble des

objets auxquels il s’applique, son intension est l’ensemble

des propriétés qui sont satisfaites en totalité par tous les élé-

ments de son extension et par eux seuls ; ainsi, l’intension


du mot chiffre est la propriété d’être un symbole individuel
désignant un nombre entier, et son extension est l’ensemble
(0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9).

Jacques Dubucs

! ARITHMÉTIQUE, CONSERVATIVITÉ, ENSEMBLE, EXTENSIONALITÉ,

INTENSIONNELLE (LOGIQUE)

EXTENSIONALITÉ

LOGIQUE

Extensionnel, le calcul logique considère la valeur de

vérité des propositions à l’exclusion de leur contenu de signi-


downloadModeText.vue.download 433 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

431

fication (intension). Dès lors, deux propositions équivalentes


sont substituables salva veritat (principe d’extensionalité) en
tout contexte propositionnel : {(A = B) · C(A)} ! C(B). Soit la
conjonction vraie : « La Terre est une planète et le Soleil est
une étoile ». On peut considérer « La Terre est une planète » et
comme le contexte propositionnel C(...) de q. Soit la propo-
sition r = « Vénus est une planète ». Comme cette proposition
est vraie, donc équivalente à q, on peut la substituer à q pour
obtenir la nouvelle proposition : « La Terre est une planète et
Vénus est une planète » qui reste vraie.

Ceci ne saurait valoir pour tout contexte. L’énoncé : « Gali-


lée croyait que les orbes des planètes étaient circulaires » met
en jeu l’attitude propositionnelle de croyance du sujet d’énon-
ciation 1. Elle renvoie alors non à la valeur de vérité mais
à la signification. Ce genre d’énoncé requiert une logique
intensionnelle.

Denis Vernant

✐ 1 Frege, G., « Sens et Dénotation » (1892), in Écrits logiques et

philosophiques, trad. Imbert, C., Seuil, Paris, 1971, pp. 111-114.

! CALCUL, CROYANCE, EXTENSION, INTENSIONNELLE (LOGIQUE)

EXTÉRIORITÉ

Du latin exterior, comparatif de l’adjectif externus « externe ».

GÉNÉR.

Caractère de ce qui est posé au dehors.

L’extériorité est d’abord conçue comme le dehors d’un de-


dans : en d’autres termes, il n’y a d’extérieur que pour une
conscience qui se saisit d’abord elle-même comme intériorité.
L’extériorité se redouble alors : elle constitue non seulement
l’existence d’un dehors, mais elle constitue également la loi

de ce dehors en tant que les choses extérieures sont pen-

sées à partir des relations d’extériorité réciproques qu’elles

entretiennent entre elles (ainsi l’étendue n’est pas exté-

rieure au seul sens de sa différence avec l’intériorité de la


conscience : elle l’est aussi essentiellement en ce qu’elle se

présente comme une juxtaposition de parties mutuellement

extérieures les unes aux autres, partes extra partes).

Dans le cadre d’une théorie de la connaissance, la posi-

tion de l’extériorité annonce alors un problème : comment

le sujet intérieur à lui-même peut-il atteindre cette extério-

rité, et comment peut-il penser sa différence permanente à


elle-même ? Une fois posée l’hétérogéniété réciproque de la
chose pensante et de la chose étendue, Descartes doit passer

par la considération de la fiabilité de Dieu pour récupérer


l’assurance de l’existence des corps extérieurs 1 ; chez Berke-
ley, l’idéalisme radical conduit même à nier qu’existe quoi
que ce soit qui puisse être considéré comme véritablement

extérieur à mon esprit, à l’exception des autres substances


pensantes 2.

Kant, rejetant l’idéalisme problématique (Descartes) et


l’idéalisme dogmatique (Berkeley), cherche à montrer que
si « ce que nous nommons objets extérieurs consiste dans de
simples représentations de notre sensibilité dont la forme est
l’espace » 3, en revanche le fait même que la conscience soit
empiriquement affectée « prouve l’existence des objets exté-
rieurs dans l’espace » 4. Dans le projet critique qui consiste à
prendre de l’intérieur la mesure de l’extension des facultés

de la raison, l’extériorité radicale n’est donc que le concept

d’une limite.

Mais on peut alors concevoir que cette limite n’est

qu’un moment de la constitution du savoir, dans lequel la

conscience saisit la manifestation des choses comme extério-

risation : cette extériorisation n’est alors que le déploiement

dans lequel s’atteste l’intériorité des choses comme leur vérité

qui excède la simple perception sensible 5.

On est alors conduit à considérer la faculté de se rap-

porter à une extériorité comme constitutive de l’oeuvre de

la conscience – et non pas seulement comme adventice.

Ainsi dans la phénoménologie l’intentionnalité définira la

conscience comme originairement orientée vers le dehors :

ce dehors n’est plus alors un pôle éloigné qu’il faudrait re-

joindre, mais un élément indispensable de cette non-coïnci-


dence à soi de la conscience que Sartre nomme le « circuit

de l’ipséité » 6. L’extériorité cesse alors d’être un problème

pour le processus de connaissance, pour devenir au contraire

le mode même de notre être-au-monde : « [...] finalement

tout est dehors, tout, jusqu’à nous-mêmes : dehors, dans le


monde, parmi les autres » 7.

Laurent Gerbier

✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, VI, édition Adam

&amp; Tannery, Vrin, Paris, 1996, vol. IX, p. 62-63.

2 Berkeley, G., Traité des principes de la connaissance humaine,


§§ 3-7, dans OEuvres, vol. I, PUF, Paris, 1985, p. 320-322.

3 Kant, E., Critique de la raison pure, Esthétique transcendan-

tale, I, § 3, tr. Barni &amp; Archambault, GF, Paris, 1987, p. 89.

4 Kant, E., Critique de la raison pure, Analytique des principes,


chapitre II, section III, point 4 (« Postulats de la pensée empi-
rique en général »), éd. cit., p. 249.

5 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, A, 3 (« Force et


entendement »), tr. J. Hyppolite, Aubier, Paris, 1941, vol. I.

6 Sartre, J.-P., L’Être et le néant (1943), II, 1, Gallimard, Paris,

1976, p. 142 sqq.

7 Sartre, J.-P., « Une idée fondamentale de la phénoménologie

de Husserl : l’intentionnalité » (1943), repris dans Situations,

Gallimard, Paris, 1990, p. 12.

! CHOSE, ESPACE, ÉTENDUE, IMMATÉRIALISME, INTENTIONNALITÉ,


MATIÈRE, OBJET, PHÉNOMÈNE, SPATIALITÉ

EXTERNALISME / INTERNALISME

Calque de l’anglais externalism et internalism.

PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE, SÉMANTIQUE

On appelle externalisme la thèse selon laquelle on ne

peut caractériser le contenu des pensées sans faire réfé-


rence à l’environnement, et internalisme la thèse contraire

selon laquelle le contenu des pensées d’un individu est


interne et subjectif, et peut être caractérisé indépendam-

ment des relations de celui-ci au monde qui l’entoure.

L’externalisme affirme que le monde joue un rôle constitu-


tif dans l’individuation des pensées. Il prend appui sur le

fait que certaines pensées ont une composante indexicale

et que leur contenu dépend pour partie du contexte de

l’épisode de pensée 1. Ainsi la pensée « ceci est une pipe »


implique une référence à un objet particulier et dépend de

l’existence réelle de son objet intentionnel. Certains externa-

listes, tels T. Burge 2 ou H. Putnam 3, soutiennent en outre que

nos concepts doivent leur contenu au moins en partie à la


downloadModeText.vue.download 434 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

432

nature de l’environnement physique ou social (notamment


linguistique).
L’internalisme peut, à l’inverse, avoir pour motivation une
conception dualiste, de type cartésien, selon laquelle l’esprit
est une substance autonome, ontologiquement indépen-

dante de l’environnement externe sur lequel peuvent porter


ses pensées et ses perceptions. Toutefois, les internalistes

contemporains sont rarement dualistes. Leur position est


notamment motivée par certaines conséquences contre-intui-
tives que semble avoir l’externalisme. Celui-ci leur paraît no-

tamment incompatible avec la thèse selon laquelle la connais-


sance que nous avons sur nos propres contenus de pensées a
une autorité particulière. Il introduit d’autre part des distinc-
tions de contenus qui sont sans pertinence pour l’explication
psychologique. En réponse à ce second problème, de nom-
breux auteurs ont proposé des théories duales du contenu,
distinguant un contenu étroit, interne, et un contenu large,

dépendant des relations à l’environnement 4.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 Evans, G., The Varieties of Reference, Clarendon Press, Ox-


ford, 1982.

2 Burge, T., « Individualism and the Mental », in Midwest Studies


in Philosophy, vol. IV, pp. 73-121, 1979.

3 Putnam, H., « The Meaning of “Meaning” », in Mind, Language


and Reality, Cambridge University Press, Cambridge, 1975.

4 McGinn, C., Mental Content, Blackwell, Oxford, 1989.

! CONTENU, INDIVIDUALISME, REPRÉSENTATION

PHILOS. CONTEMP., MORALE

L’internalisme éthique affirme que la connexion entre


jugement moral et motivation est nécessaire ; l’externa-

lisme, qu’elle est contingente.

Selon l’internalisme, on ne peut juger qu’un acte est juste sans

avoir une motivation pour agir, que celle-ci l’emporte ou non.


Pour Socrate 1 et pour Kant 2, le jugement fait la volonté ; pour

Hume 3 et l’émotivisme, c’est l’inverse.

L’externalisme insiste sur le phénomène de la faiblesse


de volonté (acrasia4), qui consiste précisément à juger qu’un

acte est juste sans être capable de le vouloir.

Cette question porte sur des états mentaux (jugement et


motivation). A. J. Ayer l’a reposée au niveau de la significa-
tion des jugements moraux : dire qu’un acte est juste, est-ce
signifier l’intention d’agir 5 ?
Julien Dutant

✐ 1 Platon, Protagoras, 358 c-e.

2 Kant, E., Critique de la raison pratique (1788), « Des mobiles

de la raison pure pratique ».

3 Hume, D., Traité de la nature humaine (1739), livre III, I, 1.

4 Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VII.

5 Ayer, A. J., Language, Truth and Logic, chap. 6, Gollancz,

Londres, 1936.

Voir-aussi : Ogien, R., La Faiblesse de volonté, PUF, Paris, 1993.

! DESCRIPTIVISME ET EXPRESSIVISME, ÉMOTIVISME, INTENTION,

VOLONTÉ
downloadModeText.vue.download 435 sur 1137

FACTICITÉ
Dérivé de l’adjectif factice, à partir du latin factum, « fait ».

GÉNÉR., ONTOLOGIE, PHÉNOMÉNOLOGIE

1. Caractère de ce qui est un fait. – 2. Façon d’être au


monde propre à l’existence humaine.

Prise dans son sens littéral et général, la facticité désigne l’état

de ce qui est un fait au sens du participe – c’est-à-dire comme

un « être-fait ». La facticité (Tatsächlichkeit) appartient en ce

premier sens à toutes les choses du monde naturel en tant

qu’elles sont à la fois déterminées et contingentes 1.

C’est cette approche qui se trouve transposée à l’ana-


lyse de l’être au monde de l’homme par les philosophies
de l’existence. Dans ce cas, la facticité désignera propre-

ment le mode d’existence de cet étant que nous sommes


et qui découvre sa propre situation dans le monde : « le
concept de facticité (Faktizität) inclut ceci : l’être-au-
monde d’un étant “intramondain” qui est capable de se
comprendre comme lié en son “destin” à l’être de l’étant
qu’il rencontre à l’intérieur de son propre monde » 2. La
facticité de l’existence humaine se distingue ainsi de toute
substantialité au sens où elle se découvre comme proje-
tée dans le monde et dirigée d’y expliciter son rapport à
l’être. Ce rapport n’étant plus donné, l’existence humaine
constitue pour le sujet « quelque chose dont il n’est pas
le fondement »3 : ainsi la conscience se découvre dans le
monde, posée dans la contingence comme et parmi les

faits. Loin de limiter sa liberté, la facticité de l’existence

humaine la rend au contraire à sa pleine responsabilité :

puisque celle-ci se découvre comme un fait sans fonde-

ment, elle doit désormais assumer sa propre fondation

dans un « faire » qui la détermine comme projet 4.

Laurent Gerbier

✐ 1 Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie


(1913), I, 1, § 2, tr. P. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1950, p. 16.

2 Heidegger, M., Être et Temps (1927), § 12, tr. F. Vezin, Galli-


mard, Paris, 1987, p. 89 (tr. modifiée).

3 Sartre, J.-P., L’Être et le néant (1943), II, 1, Gallimard, Paris,

1976, p. 118.

4 Sartre, J.-P., L’Être et le néant, IV, 1, p. 538-546.

! CONSCIENCE, ÊTRE-JETÉ, EXISTENCE, EXISTENTIALISME, FAIT,


LIBERTÉ, MONDE

FACTUEL

Adjectif forgé au XXe s. sur l’anglais factual, avec lequel il partage


sa déri-
vation du substantif « fait » (ou fact).

ÉPISTÉMOLOGIE, LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN.

De l’ordre du fait.

Sur le fondement d’une notion de fait comme ce qui est ef-


fectivement le cas, deux oppositions majeures déterminent
un premier type d’usage pour l’adjectif « factuel » : la distinc-
tion leibnizienne entre vérités de fait et vérités de raison, et

celle, plus courante et plus vague, entre ce qui est de l’ordre

des faits observables et ce qui est de l’ordre de la théorie

ou de l’interprétation. Est factuel ce qui est relatif à des faits

empiriques ou en dépend (1re distinction), avec éventuelle-


ment l’exigence supplémentaire qu’ils soient élémentaires et
peu contestables (2e distinction). En ce sens, les preuves fac-
tuelles se différencient des arguments généraux ou a priori,
et les questions factuelles, des questions théoriques.

Un deuxième type d’usage renvoie à la distinction hu-

mienne entre fait et valeur, fondée sur l’impossibilité de


déduire un « doit être » d’un « est ». Est factuel ce qui ne fait

intervenir aucune évaluation, morale ou autre, et aucun de-

voir être. Dans la première moitié du XXe s., cette distinction

a été reprise et élaborée sous la forme d’une séparation entre

énoncés : d’un côté, les énoncés factuels (ou descriptifs), de


l’autre les énoncés normatifs (ou prescriptifs).

Françoise Longy

! ÉNONCÉ, FAIT, FAIT SCIENTIFIQUE, VALIDATION


downloadModeText.vue.download 436 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

434

FACULTÉ

Du latin facultas, « capacité », « aptitude », dérivé de facere, « faire ».

GÉNÉR.

Pouvoir ou capacité reconnue à un agent, et particuliè-


rement à l’esprit. En un sens dérivé, corps à qui l’ont recon-
naît la capacité d’enseigner et de collationner les grades
(université).

Une faculté désigne un « pouvoir de faire » dans lequel est im-

médiatement impliqué le pouvoir de ne pas faire : la faculté

définit ainsi une capacité qui ne s’actualise pas nécessaire-

ment. Les « pouvoirs de faire » déterminés comme des facultés

sont donc littéralement des pouvoirs « facultatifs », autre façon

de dire que ne possèdent véritablement des facultés que des

sujets libres, capables de décider si et comment ils utilisent

leurs pouvoirs.

Les facultés, prises au pluriel, renvoient l’unicité de l’âme

humaine à la multiplicité des pouvoirs qu’elle intègre (c’est-

à-dire classiquement la sensibilité, l’entendement, et la vo-

lonté). La question est alors de savoir si les facultés sont des

réalités distinctes dans l’esprit, ou si au contraire elles ne

consistent qu’en de certaines dénominations que l’on utilise


pour identifier a posteriori les formes que prend la puissance

unique de l’esprit.

De plus, faculté ne s’entend pas seulement d’une « puis-


sance active »1 de l’esprit : Kant, qui reprend cette définition
(« par rapport à l’état de ses représentations, mon esprit est
actif et manifeste une faculté, ou bien il est passif et consiste

en une réceptivité »2), précise que les pouvoirs passifs de l’es-


prit peuvent aussi être nommés « facultés inférieures » par op-
position à des « facultés supérieures », dans lesquelles l’esprit

est actif (ainsi la faculté inférieure de connaître est la sensibi-

lité, par opposition à la faculté supérieure de connaître qu’est

l’entendement) : or les opérations des facultés supérieures ne


peuvent s’entendre sans l’appui des facultés inférieures.

Cette distinction entre facultés supérieures et facultés infé-


rieures se retrouve dans les facultés prises au sens corporatif :
ainsi le problème des facultés devient un problème de hié-
rarchie des savoirs tels que la puissance publique entend les
constituer en institutions 3.

Laurent Gerbier

✐ 1 Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain


(1765), II, 21, § 1, édition J. Brunschwicg, GF, Paris, 1990, p. 133.

Kant, E., Anthropologie du point de vue pragmatique (1797),


Ire partie, I, § 7, tr. M. Foucault, Vrin, Paris, 1984, p. 26-27.

3 Kant, E., Le conflit des facultés (1798), tr. J. Gibelin, Vrin, Paris,
1935.

! ÂME, CONNAISSANCE, FACULTÉ, FACULTÉ DE JUGER

PSYCHOLOGIE

Pouvoir de l’esprit isolé à partir des significations du

langage courant. On distingue la raison et l’entendement


(par la faculté de juger), la sensibilité (par la faculté de sen-
tir, d’où procèdent imagination et mémoire), mais aussi le

pouvoir d’être affecté (sentiment de plaisir et de peine), et

le vouloir (par la faculté de désirer).

Pour le psychologue, une théorie scientifique de l’esprit exige


d’écarter le contenu naïf de la notion de faculté (verbalisme,
défaut d’appui expérimental). Le risque inhérent à toute psy-
chologie des facultés consiste par exemple à naturaliser trop
vite des a priori culturels (la phrénologie de Gall, ainsi, loca-
lisait sur le crâne le « talent mathématique » ou l’« avarice »),
ou à négliger l’interrelation intrinsèque des facultés dans

leur exercice réel (ainsi Binet mesurait-il, dans ses tests, la

résultante globale d’une masse d’opérations mentales dont il


s’épargnait la description analytique). En sciences cognitives,
la théorie des facultés revit dans la doctrine de la « modu-
larité » de l’esprit : les moments requis pour accomplir une
fonction (comme parler) coïncident avec des structures hypo-
thétiques que la neuropsychologie pourra localiser.

▶ Mais si les facultés décrivent l’articulation interne de l’es-

prit, comme chez Kant, où elles épuisent la combinatoire des

relations du sujet à ses objets, le grief de naïveté face au pro-


jet scientifique de naturalisation tombe. Bien plus, « faculté »
désigne un pouvoir producteur de l’esprit à l’égard de ses

contenus, et implique leur hiérarchie : en parlant de « facultés

supérieures » (jugement scientifique, volonté libre, sentiment


du beau), on caractérise donc l’autonomie de l’esprit. Une

psychologie strictement descriptive ne saurait capter celle-ci.

Enfin, même s’il récuse la circularité des mécanismes dispo-

sitionnels (postuler une faculté comme l’intellect pour jus-


tifier l’intelligibilité de l’intelligible, etc.), Wittgenstein note
qu’on ne saurait se passer d’un « pouvoir » quelconque dans
la grammaire de nos concepts mentaux. « Faculté » apparaît
alors comme inéliminable.

Pierre-Henri Castel

✐ Fodor, J., La modularité de l’esprit, Paris, 1986.

Kant, E., Critique de la faculté de juger, Paris, 1979.

Wittgenstein, L., Remarques sur la philosophie de la psychologie,


2 vol., Mauvezin, 1989.

! ESPRIT, MODULARITÉ

∼ FACULTÉ DE JUGER

Trad. littérale de [Kritik der] Urteilskraft, qu’il faut préférer à


[Critique du]
jugement, Urteil.

ESTHÉTIQUE

Notion cardinale de la troisième des grandes Critiques


de Kant, publiée en 1790, et dans laquelle il expose sa théo-
rie des jugements esthétique et téléologique.

C’est dans la lettre à Reinhold, datée des 28 et 31 décembre


1787, que Kant définit pour la première fois avec clarté le
projet de la troisième Critique 1. Il compte alors l’intituler
Critique du goût, qu’il faut entendre comme un don plutôt
que comme une faculté qu’on peut soumettre à l’analyse, un
sixième sens plutôt qu’une opération de l’esprit. La Critique
de la faculté de juger, publiée en 1790, analysera pourtant
les diverses fonctions d’un véritable jugement, que Kant dit
« réfléchissant », qui trouve son origine dans le singulier sen-
sible mais n’est pas cependant sans principe a priori, et qu’il
faut distinguer du jugement « déterminant », qui dicte la règle

de l’entendement au divers de la sensation quand il est spé-


culatif, et la loi de la raison à la maxime de la volonté quand
il est moral.

La troisième Critique ambitionne de jeter un pont au-des-


sus de l’abîme qui sépare le domaine de la nature, dont la
première Critique a montré qu’il doit se soumettre à la forme

de nos catégories, et le domaine de la liberté, dont la seconde


Critique a énoncé la loi d’autonomie, qui prend la valeur

d’un fait de la raison. Bien qu’elle doive assurer l’unité archi-

tectonique du système, elle est pourtant elle-même divisée

en deux grandes parties, la première consacrée au jugement

esthétique, la seconde au jugement téléologique, c’est-à-dire


downloadModeText.vue.download 437 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

435

au jugement de finalité, qui sont les deux formes nécessaires


du jugement réfléchissant.

Le jugement esthétique porte successivement sur les senti-


ments du beau et du sublime (et non sur le beau et le sublime
eux-mêmes, sujets d’interminables dissertations depuis la tra-
duction par Boileau du traité du Pseudo-Longin, en 1674).
L’analyse du sentiment du beau met en lumière sa nature
paradoxale : il est un plaisir désintéressé, une expérience
non conceptualisable mais revendiquant justement l’univer-
salité, une finalité dont on ne saurait déterminer la fin, enfin
une nécessité qu’on ne saurait prouver. Quant au sentiment
du sublime, il résulte de la confrontation de l’immensité de
la nature ou de sa puissance, qui sont en notre imagination,
avec l’idée de l’absolument grand, ou celle de la résistance de
notre liberté, qui sont en notre raison.

La révolution esthétique enracinant le beau comme le su-


blime dans le sentiment subjectif et non dans la forme objec-
tive, la dispute ne saurait en ce domaine donner lieu qu’à une
discussion, la nécessaire indétermination du concept rendant
impossible toute démonstration et empêchant le jugement

de goût de s’ériger en jugement de connaissance. L’entre-


tien esthétique n’est cependant pas vain, puisqu’il permet de

communiquer, et même de communier dans notre commune

nature, à la fois réceptive et spontanée, fermant ainsi le cercle

amical d’une société de goût, à la mesure de notre condition,

ni simplement logique comme la cité savante, ni héroïque-

ment suprasensible comme la république des libertés.

Dans la seconde partie, Kant montre comment le juge-

ment téléologique porte essentiellement sur la finalité interne

de l’organisme vivant, être organisé s’organisant lui-même.

L’idée de finalité, dont seule est capable un être doué d’auto-


nomie, donc un animal rationnel, susceptible de déterminer
par lui-même la fin de son action, n’a pourtant, quand le juge-
ment réfléchissant l’invoque pour la connaissance du vivant,
qu’une valeur régulatrice, ou heuristique, et non constitutive,
orientant le progrès de la recherche mais se dissipant comme
un simple reflet quand le naturaliste réussit à soumettre son
objet aux lois mécaniques de la causalité.

▶ L’idée de finalité constitue ainsi le principe et l’unité de

la troisième Critique : la première partie analyse la finalité

subjective du sentiment esthétique, qui consiste dans l’accord


et le libre jeu de nos facultés dynamiques, imagination d’une

part, entendement ou raison de l’autre ; la seconde partie

analyse la finalité objective de l’organisme, dont chaque

membre vaut à la fois comme une cause et comme un effet,


comme une fin et comme un moyen.

Jacques Darriulat

✐ 1 Kant, E., Kritik der Urteilskraft, éd. G. Lehmann, Stuttgart,

Reclam, 1981 ; Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut,

Flammarion, Paris, 1995.

Voir-aussi : Baeumler, A., le Problème de l’irrationalité dans

l’esthétique et la logique du XVIIIe siècle, trad. O. Cossé, Presses

Universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 1999.

Basch, V., Essai critique sur l’esthétique de Kant (1897), Vrin,


Paris, 1927.

Chédin, O., Sur l’esthétique de Kant, Vrin, Paris, 1982.


Pareyson, L., l’Estetica di Kant, Milan, 1968.

Philonenko, A., l’OEuvre de Kant, t. II, Vrin, Paris, 1892.

Weil, É., Problèmes kantiens, Vrin, Paris, 1970.

! BEAUTÉ, GOÛT, JUGEMENT ESTHÉTIQUE, SUBLIME

FAILLIBILISME

Dérivé du substantif « faillibilité », lui-même traduit du latin médiéval


faillibilitas, « possibilité de commettre une faute ».

PHILOS. CONN.

Conception épistémologique selon laquelle nos


croyances et nos connaissances pourraient s’avérer fausses
et ne peuvent donc jamais être absolument fondées.

Dans le Théétète de Platon, les interlocuteurs sont conduits


à examiner les mérites d’une définition de la connaissance
qui en fait « une opinion droite accompagnée de sa justifica-
tion » 1. Si on accepte cette définition, on dira que X sait que p
si et seulement si (a) X croit que p, (b) p est vrai, (c) X a de
(bonnes) raisons de (ou est justifié à) croire que p.

Acceptant cette définition, les philosophes cherchent à

déterminer quelles sont ces raisons qui peuvent justifier nos

croyances – raisons qui transforment les croyances vraies en


connaissance. Si (c) implique (b), la connaissance implique
l’infaillibilité (la certitude complète). On exclut le cas où l’on
possède de bonnes raisons de croire que p et, pourtant, p
est faux. Proposant de fonder toute la connaissance sur une
première certitude indubitable et de procéder en passant de
proposition certaine en proposition certaine, c’est cette thèse
que Descartes semble avoir soutenue. À la fin des Principes,
il distingue deux sortes de certitude. La « certitude morale »
n’implique nullement que ce que nous croyons ne puisse être
faux (et sert simplement dans « la conduite de la vie »). La
« certitude métaphysique » est celle que nous avons « lorsque
nous pensons qu’il n’est aucunement possible que la chose

soit autre que nous la jugeons » 2. Cette certitude suppose le


principe de la véracité divine.

En revanche, on peut raisonnablement penser qu’Aristote


était faillibiliste. Dans les Seconds Analytiques, il prend en
compte non seulement les propositions universelles néces-
saires, qui ne peuvent pas ne pas être vraies, mais aussi
des propositions qui sont vraies « dans la plupart des cas »,
même si elles ne relèvent pas du hasard, de l’accident 3. En
effet, en dehors des vérités mathématiques et de celles qui

concernent les cieux éternels et non changeants, le reste de

la nature connaît des exceptions aux régularités. Si quelqu’un


est un homme, on peut croire qu’il a du poil au menton, mais
l’homme n’a du poil au menton que dans la plupart des cas.
Et donc, notre croyance pourrait s’avérer fausse, même si
nous avons toutes les bonnes raisons de la croire vraie.

Critiquant le rôle que Descartes prétend faire jouer au


doute en philosophie, le philosophe américain Peirce insiste
sur le caractère non critique des jugements de perception :
nous sommes contraints par notre croyance perceptive 4. Mais
cela ne signifie en rien que le caractère indubitable de ces
jugements, pas plus que n’importe quel autre, pas même les
principes de la logique déductive, les rendent infaillibles.
Ne pas mettre raisonnablement une croyance en doute, ou
même ne pas pouvoir le faire, cela ne constitue en rien une
garantie absolue de sa vérité.

Pour le philosophe américain E. Gettier, une définition de


la connaissance comme croyance vraie et justifiée n’implique
nullement que celui qui connaît soit infaillible 5. En effet, il se

pourrait qu’ayant toutes les bonnes raisons de croire ma voi-


ture garée à sa place habituelle et la retrouvant à l’endroit où
je l’ai garée, quelqu’un l’ait empruntée et remise à la même
place. Il conviendrait donc d’exclure non pas les possibilités
d’erreur, car cela semble bien impossible, mais les cas de jus-
tification accidentelle de nos croyances. On parle aujourd’hui
downloadModeText.vue.download 438 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

436

du « problème de Gettier » et les avis divergent sur la façon de


le résoudre, voire sur la nécessité de le faire.

▶ Les philosophes qui rejettent le faillibilisme affirment que


certaines croyances sont analytiquement vraies ou intuiti-
vement évidentes. Ils craignent que le rejet de cette thèse
ne conduise au scepticisme épistémologique. Pourtant, le
faillibilisme n’est pas du scepticisme puisqu’il ne met pas en
cause la possibilité de la connaissance, mais la thèse, d’ori-
gine platonicienne, selon laquelle nous devons distinguer de
façon absolue l’« opinion » (doxa), par principe faillible, et
la « connaissance » (épistémé), dont la caractéristique serait
qu’elle ne peut s’avérer fausse.

Roger Pouivet

✐ 1 Platon, Théétète, 208c, tr. A. Diès (1924), Les Belles Lettres,


Paris, 1993, p. 259.

Descartes, R., les Principes de la philosophie, IV, § 206, édition


Adam &amp; Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX, p. 324-

325.

3 Aristote, Seconds Analytiques, II, 12, 96a 8-19, tr. J. Tricot, Vrin,
Paris, 1995, p. 210-211.

4 Tiercelin, C., la Pensée-signe. Études sur C.S. Peirce, Jacqueline


Chambon, Nîmes, 1993, « Croyances, raison et normes ».

5 Gettier, E., « Is Justified Belief Knowledge ? », in Analysis, 1963.

! CERTITUDE, CONNAISSANCE, ERREUR, FAUX, GETTIER


(PROBLÈME DE), OPINION, VÉRITÉ

FAIT

Du latin factum, « fait », participe de facere, « faire ».

GÉNÉR.

Élément de la réalité effective.

Le participe substantivé indique que le fait est saisi comme


« produit », c’est-à-dire comme « ayant été fait ». Le fait est donc
déposé dans l’épaisseur de la réalité : il est un certain état de
choses déterminé, ce qui lui confère trois caractéristiques.
Tout d’abord, le fait est posé dans l’existence, comme un

certain effet. Par là il s’oppose au droit comme le caprice de


la contingence s’oppose à la règle raisonnée : le fait se trouve

du côté de la force immanente et variable. Ensuite le fait,

parce qu’il est posé dans l’existence comme force concrète,


s’oppose à la pensée comme le foyer de toute objectivité
s’oppose à la subjectivité qui le pense : le fait seul configure
la réalité et peut vérifier un énoncé. Mais, enfin, parce qu’il
n’est qu’une configuration, le fait s’oppose à la chose comme
l’état à la substance. Le fait précisément ne se tient pas « au-
dessous », comme fondement métaphysique de l’existence : il
est bien plutôt le contenu même de l’existence ainsi fondée,
en tant que forme contingente et périssable.

▶ Cette appartenance du fait au domaine de la contingence


permet de le considérer comme le déploiement de la subs-
tance dans l’existence temporelle. Les faits sont dans ce sens
les états successifs des substances, ou de leurs interactions ;
ils sont vrais en un sens, mais d’une vérité qui demeure ina-
chevable 1. Cependant cette vérité contingente n’est pas une
chimère : le fait implique une constitution essentielle qui,
sans le substantiver, lui confère une consistance éidétique qui
fonde son usage scientifique (cette consistance est ce qu’Hus-
serl nomme la « factualité », Tatsächlichkeit2). Ce problème de
la constitution se rencontre également en droit, ou dans les
sciences sociales, ou dans les sciences de la nature. La même

question critique surgit désormais devant tout discours qui

veut fonder son adéquation au réel sur les faits : quel type de

constitution essentielle autorise à se saisir du fait comme d’un

objet pour l’enquête ?


Laurent Gerbier

✐ 1 Leibniz, G. W., Monadologie (1714), § 33, édition Ch. Fré-


mont, GF, Paris, 1996, p. 250.

2 Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie (1913),


I, 1, § 2, tr. P. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1950, p. 16.

! EFFET, EXISTENCE, FACTUEL, FACTICITÉ, RÉALITÉ

LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE

Selon la théorie de la vérité comme correspondance, ce


qui rend vraie une proposition. Dans l’atomisme logique de

Russell et de Wittgenstein, les faits sont des entités indé-


pendantes dont le monde est constitué.

La notion de fait est ambiguë : est-elle ce qui est exprimé


par une proposition au sens du lekton stoïcien, ou une entité

autonome, comme un état de chose ? Des traces de l’ato-


misme de faits se trouvent chez Leibniz, puis chez le premier
Husserl, mais ce sont les doctrines de Russell et du premier

Wittgenstein qui ont promu l’idée que le monde est la tota-


lité des faits. Les difficultés que rencontre cette doctrine sont

celles de l’individuation des faits (sont-ils indépendants ? y-a-

t-il des faits disjonctifs, des faits généraux ? des faits négatifs ?)

et le problème de savoir si les faits peuvent être décrits indé-

pendamment des phrases vraies qui les expriment.

▶ Ces difficultés ont conduit Wittgenstein 1 à abandonner son

atomisme logique, et le holisme des philosophes contempo-


rains comme Quine a rejeté l’idée d’un monde de faits élé-
mentaires distincts des phrases vraies.

Pascal Engel

✐ 1 Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, trad. Gran-

ger, Gallimard, Paris, 1993.

! ATOMISME LOGIQUE, ÉNONCÉ, HOLISME, MONDE,


PROPOSITION, VÉRITÉ

∼ FAIT SCIENTIFIQUE

Fondement positif des sciences (Comte, Bernard, etc.). À la suite des cri-

tiques du positivisme, le fait devient l’enjeu des réflexions sur la


construc-

tion méthodologique des sciences (Bachelard, Hacking, etc.).


ÉPISTÉMOLOGIE

Donnée objective de l’expérience observée et contrô-


lée par l’appareillage technique et conceptuel d’une théo-

rie scientifique.

Pour Comte, la science explique des faits par des hypothèses :

« S’il est vrai qu’une science ne devient positive qu’en se fon-


dant exclusivement sur des faits observés et dont l’exactitude
est généralement reconnue, il est également incontestable [...]
qu’une branche quelconque de nos connaissances ne devient
science qu’à l’époque où, au moyen d’une hypothèse, on a
lié tous les faits qui lui servent de base. » 1. La référence aux
faits fonde la légitimité de la méthode expérimentale face aux
hypothèses invérifiables : « Les faits sont la seule réalité qui
puisse donner la formule à l’idée expérimentale, et lui servir
en même temps de contrôle, mais c’est à condition que la
raison les accepte »2 ; donc il faut, pour Claude Bernard, que

les procédures d’observation soient respectées. La méthodo-


downloadModeText.vue.download 439 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

437

logie positiviste étend cette prénotion à d’autres champs : fait


social, fait juridique...

▶ Le néokantisme, entre autres, récuse la supposition d’une


donnée objective indépendante des catégories conceptuelles
déterminant la recherche. Le fait n’est pas donné « tout fait »
et ne devient scientifique que s’il est « refait » ; l’épistémolo-
gie bachelardienne vise à élucider sa construction rationnelle
et sa production technique : « La physique n’est plus une
science de faits ; elle est une technique d’effets. » 3. Toute-
fois, dans le domaine des sciences sociales, l’interrogation
sur la possibilité de constatation et de qualification glisse du
plan transcendantal vers les conditions sociales et politiques 4.
Le fait est donc l’enjeu de la confrontation des variantes du
constructivisme.

Vincent Bontems

✐ 1 Comte, A., Sommaire appréciation de l’ensemble du passé


moderne, p. 36, Aubier, Paris, 1971.

2 Bernard, Cl., Introduction à l’étude de la médecine expérimen-


tale, p. 12, de Gigord, Paris, 1936.

3 Bachelard, G., Études, p. 17, Vrin, Paris, 1970.

4 Hacking, I., The Social Construction of What ?, Harvard Uni-

versity Press, Cambridge, 1999.

! CHOSE, ÉPISTÉMOLOGIE, EXPÉRIENCE, FAIT, OBJET, POSITIVISME


FALSIFIABILITÉ
Du latin falsum, « faux ».

ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES

Propriété d’une théorie ou d’une thèse de pouvoir être

réfutées par l’expérience.

Dans la philosophie des sciences de K. Popper, le critère de


falsifiabilité permet de distinguer les disciplines scientifiques
comme la théorie de la relativité, qui n’énoncent que des
thèses falsifiables, des pseudo-sciences comme la psychana-
lyse ou le matérialisme historique, dont les thèses ne sont pas
falsifiables 1. Popper accepte la critique humienne de l’induc-
tion et soutient que le caractère scientifique d’une hypothèse
ou d’une théorie ne peut jamais provenir de confirmations
empiriques. Il insiste sur la dissymétrie logique entre confir-
mation et réfutation. Alors que l’observation de faits impli-
qués par une hypothèse ne permet pas de la justifier, l’obser-
vation de faits incompatibles avec elle la réfute logiquement.
La méthode scientifique doit donc consister non à multiplier
les confirmations, mais à formuler des hypothèses risquées,
capables d’être réfutées par l’observation ou l’expérimenta-
tion. Les hypothèses ayant résisté à la réfutation lors de tests
expérimentaux sont nommées « corroborées » par Popper.
S’il est rationnel selon lui de préférer ces hypothèses à celles
qui ne le sont pas, ce n’est pas en raison d’un raisonnement
inductif, et surtout pas parce qu’elles seraient plus probables
que les hypothèses rejetées.

▶ La philosophie contemporaine des sciences a remis en

question la dissymétrie entre confirmation et réfutation sur

laquelle repose le critère de falsifiabilité. P. Duhem 2, suivi en

ceci par Quine 3, a insisté sur le fait qu’on ne pouvait jamais


tester empiriquement une hypothèse théorique isolée : c’est
toujours une hypothèse théorique accompagnée d’hypo-
thèses auxiliaires, donc d’un « morceau de théorie », qu’on
teste. Si ces auteurs ont raison cependant, l’observation de
faits incompatibles avec les prédictions d’une hypothèse ne

permet pas de la réfuter, mais de réfuter la conjonction de


l’hypothèse et des hypothèses auxiliaires. On peut toujours
réagir à la découverte d’une réfutation en modifiant les hypo-

thèses auxiliaires plutôt que l’hypothèse théorique testée. Du


point de vue logique, il y a donc symétrie et non dissymétrie

entre confirmation et réfutation.

Pascal Ludwig

✐ 1 Popper, K. R., la Logique de la découverte scientifique,


Payot, Paris, 1973.

2 Duhem, P., la Théorie physique, son objet, sa structure, Vrin,


Paris, (rééd.), 1981.

3 Quine, W. V. O., « Les deux dogmes de l’empirisme », in P. Ja-


cod (dir.), De Vienne à Cambridge, Gallimard, Paris, 1980.

! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), FAILLIBILISME, FAUX,


HYPOTHÈSE, RÉFUTABILITÉ

FAMILLE

Du latin médiéval familia, formé sur famulus, « serviteur de la maison ».

MORALE, POLITIQUE

Dans la langue courante, groupe de personnes rassem-


blées par les liens de la parenté et par la communauté de
résidence. L’extension de la notion est variable selon les
lieux et les époques.

Il faut, pour penser la famille, distinguer deux éléments qui


peuvent alternativement la fonder : la parentèle et la commu-
nauté de résidence. La parentèle met l’accent sur le double

phénomène de la complétude sexuelle (moyen de la per-


fection chez Aristote 1) et de la transmission patrimoniale (la
famille assure la permanence dans le temps) ; la communau-
té insiste plutôt sur la cellule originelle du vivre-ensemble,
orientée vers le travail (la gens latine inclut les esclaves et les
travailleurs saisonniers), ou vers l’existence d’une affinité non

biologique entre individus (la familia humaniste désignera


alors le cercle des familiers : les amis).

À partir de ces distinctions, la pensée morale et politique


a fait de la famille un paradigme constant de sa réflexion :
la famille représente ainsi l’origine de la communauté poli-

tique (même lorsque c’est, comme chez Rousseau 2, par une


analogie prudente). Mais la pensée de la famille ne saurait
en oublier la composante affective : elle fait de la famille la
scène originaire où se nouent des rapports de désirs dont
l’individu achevé, majeur, est issu 3.

▶ La famille est finalement un concept indissolublement


éthique et juridique 4 : s’y articulent le modèle naturel (bio-
logique) et le modèle conventionnel (affinité ou nécessité

sociale) du vivre-ensemble. Ces modèles donnent à penser la

famille comme lieu du passage de la nature à la culture 5, ou


comme une machine sociale de gestion des désirs 6.

Sébastien Bauer et Laurent Gerbier

✐ 1 Aristote, Les politiques, livre I (notamment 1-3 et 12), tr.

P. Pellegrin, GF, Paris, 1990, p. 85-93 et 125-126.

2 Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, 2, OEuvres Complètes, Gal-


limard, « Pléiade », Paris, vol. III, 1964, p. 352.
3 Freud, S., Malaise dans la civilisation (1929), trad. C.-J. Odier,

PUF, Paris, 1992.

4 Ourliac, P., Gazzaniga, J.-L., Histoire du droit privé français, II,


4, Albin Michel, Paris, 1985.

5 Lévi-Strauss, Cl., Les structures élémentaires de la parenté,


PUF, Paris, 1949.

6 Deleuze, G., Guattari, F., L’anti-OEdipe, Minuit, Paris, 1972.


downloadModeText.vue.download 440 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

438

! ÉDUCATION, ENFANCE, PRIVÉ / PUBLIC, SEXUALITÉ, SOCIABILITÉ,


PHANTASIA

FANTASME

Du grec : Phantasma, de phanein, « apparaître », et phaos, « lumière ».


Phantasma désigne à la fois l’« apparition » et l’« image hallucinatoire »,
« sans consistance » ou « fantomatique ». En allemand : Phantasie,
« imagination », « fantaisie », « fantasme ». Le terme a une extension
plus grande qu’en français, et est aujourd’hui traduit par « fantaisie ».
Wunschphantasie (n.f.), « fantasme de désir », « fantaisie de souhait ».

PSYCHANALYSE

Mise en mots et phrases des motions pulsionnelles


inconscientes, les fantasmes sont des configurations orga-
nisées, stables et efficientes, qui mettent en scène l’accom-
plissement d’un souhait, selon des scénarios éventuelle-

ment divers. Ils informent et déterminent le style de vie

de chacun. Freud affirme en outre l’universalité de quatre

schèmes, les fantasmes originaires, qui sont au principe de la


vie fantasmatique individuelle.

Abandonnant en 1897 la théorie de la séduction, Freud pro-

meut la notion de fantasme. L’étiologie des symptômes né-

vrotiques n’est plus rapportée à un événement réel, mais à


une configuration efficiente : les fantasmes sexuels infantiles.
La « réalité psychique » (psychische Realität) se substitue à la
« réalité matérielle » (Wirklichkeit).

La notion de fantasme est trans-topique. Les fantasmes,


« hautement organisés » et « exempts de contradiction » 1, se
laissent difficilement distinguer des formations conscientes,

mais leur énergétique et leur dynamique relèvent de l’incons-


cient et du processus primaire. Enfin, « les fantasmes claire-

ment conscients des pervers [...], les craintes délirantes des

paranoïaques [...], les fantasmes inconscients des hystériques

[...] coïncident par leur contenu dans les moindres détails » 2.

La formule lacanienne du fantasme – S ?a – signifie la réci-

procité du sujet de l’inconscient et de l’objet de son désir, et

leur rapport d’exclusion réciproque.

▶ Proposant une investigation contrôlée de la vie fantasma-

tique, Freud retrouve une tradition ancienne, marginale sou-


vent, hérétique parfois, qui, à l’instar des Grecs, de M. Ficin
ou de G. Bruno, de Pétrarque ou de Dante, lie étroitement
puissance imaginative, Éros et connaissance.

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Das Unbewusst (1915), G.W. X, l’Inconscient, in

Métapsychologie, OCF.P XIII, PUF, Paris, p. 229.

2 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (1905),

G.W. V, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, no 1, Galli-


mard, Paris, p. 80.

! ÉROS ET THANATOS, INCONSCIENT, ORIGINE, PROCESSUS


PRIMAIRE ET SECONDAIRE, RÉALITÉ, SEXUALITÉ, SOUHAIT

FATALISME

Du latin fatalis, « du destin », « fixé par le destin », dérivé de fatum,


« destin », spécialement au sens funeste.

Le terme, introduit dans la première moitié du XVIIIe s. est un peu ambigu.

Il peut désigner l’idée selon laquelle tous les événements passés, présent
et futurs dépendent de façon nécessaire de la liaison causale qui les pré-
cède : en ce sens il est synonyme du terme plus tardif « déterminisme »
(1827). Il peut aussi renvoyer à l’idée que, le cours du monde étant fixé
d’avance, tout ce qui doit arriver arrivera quoi qu’on fasse.

MÉTAPHYSIQUE, MORALE

Doctrine qui attribue tout ce qui arrive à la fatalité ou

au destin et ne laisse aucune place au libre-arbitre. Par

extension, attitude morale qui s’ensuit.

Le fatalisme ainsi compris existe plutôt, dans l’histoire de la


philosophie, à titre d’erreur à dénoncer, en particulier dans

ses conséquences morales, que comme doctrine explici-


tement soutenue. Ainsi, dans De l’interprétation, Aristote 1

réfute, contre les mégariques, l’idée selon laquelle tous les

futurs se produisent nécessairement, fondée sur la généra-

lisation abusive du principe selon lequel une affirmation est


vraie ou fausse, qui oublie l’indétermination dans le devenir,

le fait que les choses qui n’existent pas en acte ont indiffé-
remment la puissance d’être ou de ne pas être, et l’expé-

rience qui nous montre que les choses futures dépendent

de nos délibérations et de nos actions. De même, Leibniz,


pour se défendre de l’accusation de fatalisme, qu’il adresse

pour sa part à Spinoza et Hobbes, montre que sa doctrine

préserve les futurs contingent et refuse l’argument paresseux

qui consiste à dire qu’il ne sert à rien de délibérer et de


se donner de la peine puisque ce qui doit arriver arrivera.
Enfin Kant, contre le matérialisme moderne et le spinozisme,
soutient que le fatalisme confond la causalité empirique des

sciences de la nature, et la causalité intelligible par liberté et

que le criticisme nous permet de l’éviter.

▶ C’est peut-être Diderot qui, dans Jacques le Fataliste, a le

mieux pris au sérieux cette doctrine dans sa difficulté existen-

tielle. D’un côté, elle a une grande force rationnelle, puisque,

comme nous avons toujours une raison de vouloir et que tout

effet à sa cause, il est difficile de croire en une liberté dans

un monde dont, en ce sens, le cours ne dépend pas de notre

libre-arbitre. De l’autre, nous aimons, nous nous mettons

en colère contre le méchant, nous agissons préventivement,


bref, nous vivons comme si nous étions libres.

Colas Duflo

✐ 1 Aristote, De l’interprétation, trad. J. Tricot, chap. IX, Vrin,

Paris, 1984, pp. 95-106.

Voir-aussi : Diderot, D., Jacques le fataliste (1778), GF, Paris,

1977.

Leibniz, G. W., Théodicée, (en particulier la « Préface »), édition

J. Brunschwicg, GF, Paris, 1969, p. 28-37.


Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future, § 60, tr.

L. Guillermit, Vrin, Paris, 1986, p. 144.

! DESTIN, DÉTERMINISME, FUTUR CONTINGENT, LIBERTÉ, LIBRE-

ARBITRE, NÉCESSITÉ

FAUTE

Du latin populaire (XIIe s.) : fallita, « action de faillir, de manquer


», parti-

cipe passé de fallere, « tromper », « trahir ».

La notion de faute pose le problème de l’origine du mal moral et de

sa possible réduction à l’erreur (entendue comme jugement erroné

d’un esprit qui prend le vrai pour le faux ou inversement). L’idée d’une
possible conversion de la faute en une providence est particulièrement
saillante chez Leibniz : la felix culpa adamique permet en effet que soit
par la suite entreprise la geste humaine par laquelle la gloire de Dieu est

augmentée dans l’univers.


downloadModeText.vue.download 441 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

439

MORALE

Mal moral. Infraction ou manquement à une règle

éthique, c’est un mal commis, imputable à un sujet libre et


désigné comme coupable, ayant agi ou omis d’agir.

Si toute volonté tend au bien, la faute ne peut être que le


fait d’une volonté qui se trompe. Elle est donc par défini-
tion involontaire. Dans le Ménon, Platon assimile la faute
à l’erreur : commettre le mal, c’est prendre le mal pour le
bien. Une fois détrompé ou éclairé, le coupable accomplit le
bien qu’il n’a en réalité jamais cessé de poursuivre : « lorsque

qu’un homme a la connaissance du bien et du mal, rien ne

peut le vaincre et le forcer à faire autre chose que ce que la

science lui ordonne ». Le passage du connaître (la science) à

l’agir (la vertu) se fait de toute nécessité.

La réduction de la faute à l’erreur dans le jugement fait

du mal moral un problème relevant de la distinction du vrai

et du faux, qu’il appartient à la connaissance de régler (ainsi


Descartes dans Méditations IV). Or, ce qui manque à cette

définition de la faute, c’est, estime Kierkegaard, « la volonté,

le défi ». Contrairement à la conception grecque, le chris-

tianisme montre que le péché « ne consiste pas à ne pas

comprendre le juste, mais à ne pas vouloir le comprendre,

à ne pas vouloir le juste » 1. La faute est volontaire, car elle

s’enracine dans une volonté qui s’oppose à Dieu, chez un

être qui commet l’injuste, tout en connaissant le juste. L’agir

ne suit pas le savoir, et, comme l’écrit l’apôtre Paul, « le bien

que je voudrais, je ne le fais pas ; et je commets le mal que je

ne veux pas » (Romains, 7-19).

Kant insiste sur cette irréductibilité de la faute à l’erreur :

le mal moral a pour fondement subjectif « la possibilité

de s’écarter des maximes de la loi morale ». L’homme « a

conscience de la loi morale et il a cependant admis dans sa

maxime de s’en écarter (à l’occasion) » 2. La faute est toujours

l’acte d’un sujet libre, quelles que soient les causes naturelles

ou inclinations agissant sur lui. Mais l’origine rationnelle du

mal moral est insondable, car, note Ricoeur, si la faiblesse de

l’homme rend le mal possible, de cette possibilité à la faute

effective « il y a un écart, un saut : c’est toute l’énigme de la


faute » 3.

Paul Rateau

✐ 1 Kierkegaard, S., Traité du désespoir, Gallimard, Paris, 1990,

pp. 442 et 449.

2 Kant, E., La religion dans les limites de la simple raison, I, 2


p. 73 et I, 3 p. 76, Vrin, Paris, 1994.

3 Ricoeur, P., Finitude et culpabilité, Aubier, Paris, 1960, p. 158.

! CULPABILITÉ, LIBERTÉ, MORALE, RÉDEMPTION

FAUX

Du latin falsus, de fallere, « tromper ».


LOGIQUE, PHILOS. CONN.

Le contraire du vrai, ou : ce dans quoi le vrai manque.

Ainsi défini le faux suppose que son contraire, le vrai, soit


lui-même intuitivement évident comme ce qui n’implique
pas contradiction. Aristote recherche dans l’apophantique
formelle ce que nul autre assemblage de propositions (rhé-
torique, poésie) ne peut donner : le logos apophantikos peut

être dit vrai ou faux du point de vue de la mécanique syllo-

gistique qui l’exhibe. Ainsi le syllogisme :

Tous les hommes sont martiens

Aucun homme n’est vert

Aucun martien n’est vert

est vrai du point de vue de la forme (syllogisme de deuxième


figue en Camestres selon la terminologie médiévale) quoique
toutes ses propositions, prises une à une, se présentent
comme douteuses ou très éloignées de ce que l’on nomme le
vrai. Aristote lui-même, dans les Analytiques Seconds, recon-

naît que l’apophantique ne suffit pas pour satisfaire à toutes

les exigences de rigueur dans la connaissance de la phusis. Le

syllogisme scientifique 1 est une forme spéciale du syllogisme

dans laquelle la vérité ou la fausseté des parties de la dé-

monstration pèse sur la vérité ou la fausseté de la conclusion.

Chez Descartes c’est le corps et l’imagination qui sont

seuls capables d’introduire le faux dans l’enchaînement des

intuitions vraies et simples qui constitue le socle de la chaîne

d’évidences par où un sujet s’approprie les objets qui sont

soumis à son attention. En ce sens le faux est bien une ina-

déquation constatable entre l’intellectus et la res, selon une

définition qui prend son origine dans les catégories de la

logique médiévale, mais cette inadéquation est immédiate-

ment saisissable pour un esprit attentif : comme lorsque, dans

des calculs, l’erreur et la fausseté se glissent dans un raison-

nement et peuvent être trouvés par l’emploi de la décompo-

sition analytique qui fait toute la méthode. Dans l’erreur, ni


l’entendement ni la volonté ne sont en cause : c’est la ma-

nière dont nous usons de ces facultés qui est à l’origine d’un

jugement faux librement produit 2. Plus profondément, chez

Descartes, l’innocence foncière de l’entendement ne peut être

appliquée à la façon dont nous usons de nos sens : un corps

inséré dans une nature y reçoit un certain nombre de leçons

et d’impressions qui, contrairement aux idées, peuvent conte-

nir le faux et attiser le désir pour des objets trompeurs 3. Une

fois de plus le faux s’introduit dans un processus qui est, par

bien des aspects, inadéquat, car la production d’un jugement

issu des impressions sensibles n’est en aucun cas imputable

à une fausseté qui serait originairement imputable à l’esprit.


Dans la perspective classique en général, le vrai constitue la

marque de l’esprit et le faux en est une négation dont l’ori-

gine est une cause extérieure au règne des idées.

Le faux est donc pour les doctrines classiques bien autre


chose que le produit de l’ignorance et on peut dire que para-
doxalement, pour ces logiques d’entendement, le vrai et le
faux sont les deux faces d’une unique pièce de monnaie 4.
Cette image hégélienne caractérise la pensée abstraite qui

place le vrai et le faux dans un rapport simple, non devenu,

de négation. Selon Hegel, au contraire, le concept ne peut se

satisfaire d’une telle pensée en arrêt : le faux est un travail du

négatif dans lequel toute effectivité séjourne pour y découvrir

ses propres contradictions. Le faux est la découverte d’un

point de vue sur le Soi que le Soi ignorait et qui le plonge

dans la scission et le déchirement. Les figures dialectiques

qui illustrent ce passage sont innombrables dans la philoso-


phie hégélienne : ainsi la contradiction qui frappe la figure la
plus primitive (la conscience sensible immédiate) lorsqu’elle

découvre que ce qu’elle est (et qui est tout entier contenu

dans sa perception immédiate) n’est ni le jour, ni la nuit, ni

le maintenant, ni l’après, mais bien tous ces moments dans


downloadModeText.vue.download 442 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

440

lesquels elle passe et devient dans le processus de réalisation


qui constitue son chemin vers la conscience de soi.

Certes, la logique classique ne peut se défaire du principe


d’identité (A=A) et elle ne peut admettre la figure logique
induite par le mouvement des essentialités au sens hégélien
(¬A implique A). Mais l’enseignement hégélien demeure :

pour une pensée qui doit avoir des processus dialectiques

comme objets, et non pas de pures relations d’entendement


fondées dans l’identité ou dans le tiers-exclus, la contradic-
tion, le faux sont des moments où s’opèrent les détermina-

tions c’est-à-dire la reconnaissance des limites internes qu’un

savoir voudrait relever, dépasser, sursumer par le concept.

Fabien Chareix

✐ 1 Aristote, Seconds Analytiques, Vrin, Paris, 1973, I, 2, pp. 7

et suiv.

2 Descartes, R., voir en particulier les Méditations métaphy-

siques, Méditation Quatrième, Flammarion, Paris, 1979 (éd.

Michelle et Jean-Marie Beyssade).

3 Descartes, R., op. cit., « Méditation Sixième ».

4 Hegel, G.W.F., Préface à la Phénoménologie de l’esprit, Aubier,


Paris, 1966.

! ERREUR, VRAI

FÉMINISME

Néologisme forgé au XIXe s.

MORALE, POLITIQUE

Doctrine qui préside à la défense des droits et de la

dignité des femmes.

Le sens général du féminisme réside dans une inadéquation


entre l’affirmation de l’égalité théorique entre les sexes et le
constat de leur inégalité réelle : parce que les femmes sont
saisies par le féminisme comme sujets d’un rapport de domi-
nation, l’affirmation de l’égalité juridique, morale et métaphy-
sique des sexes se prolonge naturellement en une revendica-
tion d’émancipation. Le féminisme contribue ainsi à dénoncer
la naturalisation subreptice des rapports de domination, et
met ainsi en question l’anthropologie politique classique
qui entérine la domination masculine comme principe de la
constitution des sujets de droit : dans leur développement
historique à partir du début du XIXe s., les différents mouve-
ments féministes ont occupé l’ensemble des positions qui, de
la revendication d’une stricte application de l’égalité répu-
blicaine à l’affirmation d’une valeur intrinsèque de la fémi-
nité comme figure de l’humanité, permettaient l’objectivation
et la mise en crise du sujet moral et politique en tant qu’il
est toujours constitué de façon préjudicielle sur un modèle
masculin. Ce processus tend alors à constituer la différence
sexuelle elle-même en lieu exclusif de la domination : dans
cette cristallisation de la question du genre, toute autre forme
de domination, et tout autre projet d’émancipation, se trouve
intérieurement travaillé par la différence sexuelle.

Laurent Gerbier

✐ Albistur, M., et Armogathe, D., Histoire du féminisme fran-


çais du Moyen âge à nos jours, Éditions des femmes, Paris, 1977.
Beauvoir, S. de, Le Deuxième sexe, Gallimard, Paris, 1949.

Bourdieu, P., La domination masculine, Seuil, Paris, 1998.

Fraisse, G., « La constitution du sujet dans la pensée féministe,


paradoxe et anchronisme », in E. Guibert-Sledziewski et J.-
L. Vieillard-Baron (dirs.), Penser le sujet aujourd’hui, actes du
colloque de Cerisy (1986), Méridiens Klincksieck, Paris, 1988,
p. 257-264.

! FAMILLE, FEMME, MASCULIN / FÉMININ, NATURALISME,


SEXUALITÉ

PSYCHANALYSE

! MASCULIN / FÉMININ

La femme, un objet pour la

philosophie ?

C’est l’histoire d’un objet impossible. Le

philosophème « différence des sexes »

n’existe pas en philosophie. Peut-il adve-

nir ? Il est trop tôt pour le savoir. Trop tôt ?

La réflexion sur les sexes coïncide avec la réémergence


d’une pensée de l’égalité des sexes. Cela commence au

XVIIe s. Poulain de La Barre et, plus tard, J. St. Mill et

S. de Beauvoir ont élaboré une réflexion philosophique

sur l’égalité des sexes. Il s’agit donc de philosophie poli-

tique avant d’être de la philosophie générale. Les sexes


seraient pensés dans le cadre de la réflexion démocra-

tique contemporaine. L’ont-ils été avant l’ère démo-

cratique ? Oui et non. Rappelons que, dès l’Antiquité,

le souci de l’universel démocratique a été de pair avec

une exclusion politique des femmes fondée sur un rejet


du féminin, féminin vu comme un univers populaire et

secret, alternatif à celui du logos. L’universalité du logos

fut, en conséquence, posée du point de vue d’une capa-

cité masculine.

Pourquoi les femmes seraient-elles un objet pour la philo-


sophie ? Pourquoi les femmes sans les hommes ? Sont-elles
aussi des sujets, en philosophie ? Pas si sûr. Disons-le tout de
suite : les femmes furent comme hétérogènes à la philoso-
phie, étrangères à la philosophie ; sans pourtant être seule-
ment une autre, voire l’Autre. L’étrangeté n’est pas l’altérité.
On se souvient de la servante de Thrace, qui voit le philo-
sophe Thalès tomber dans le puits, ou Xanthippe, la femme
de Socrate, si désagréable d’après Xénophon. La servante
comme l’épouse sont au plus loin du philosophe. Quant à
Platon, il nomme deux femmes dans ses dialogues : Diotime
dans le Banquet, personnage fictif et absent, et Aspasie dans
Ménexène, femme réelle et tout aussi absente. Elles tiennent

des discours, mais sont ailleurs, hors du dialogue. On se sou-


vient aussi des élèves de philosophes : Héloïse, élève d’Abé-
lard ; la Marquise, amie de Fontenelle. Elles apprennent, mais
que feront-elles de ce savoir ? On connaît toutes les figures
privilégiées, les correspondantes de Descartes, les amies et
amantes de Diderot ou de Nietzsche, par exemple. Elles pen-
sent, elles écrivent, elles répondent. Sont-elles pour autant

des philosophes ? Inspiratrices ou interlocutrices ? La réponse


varie suivant la philosophie même de chacun. Il est clair que

l’idéalisme, en mettant le corps à distance, facilite une pensée

de la similitude entre les sexes, et que le matérialisme, en


tenant le corps à proximité, court le risque de fabriquer de la
différence ontologique.

Toutes ces femmes représentent d’abord l’ailleurs, toutes


ces femmes sont ailleurs que dans le champ délimité de la
philosophie. Et, même si certaines sont douées pour la phi-
losophie, elles restent des étrangères. Elles sont trop réelles.
Avant de savoir si les femmes sont un objet pour la philoso-
phie, rappelons-nous qu’elles n’en sont pas d’évidence un su-
downloadModeText.vue.download 443 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


441

jet possible. Sujets de la philosophie, elles le seraient cepen-


dant devenues. Depuis Hypathie, qui fut assassinée comme
gnostique, et bien d’autres, en incluant à juste titre des mys-
tiques et des féministes, nous arrivons au XXe s., où H. Arendt
et S. Weil ne sont plus contestées comme philosophes à part
entière. On négligera le fait que ni l’une ni l’autre ne vou-
laient de la qualité de « philosophe ». Aujourd’hui, l’étrangère
de la pensée s’est faite sujet qui pense.

Si elles sont ailleurs, étrangères à la philosophie, on ima-


gine volontiers qu’elles puissent être traitées comme des
autres, représentation, incarnation de l’altérité. En ce cas, la
femme peut être un objet pour la philosophie, au même titre
que d’autres autres : races, enfants, peuples, animaux... et
toutes catégories de l’universel humain et vivant. Pourtant, on
ne trouvera pas de traité ni de chapitre sur la ou les femmes.
Ou alors de façon fragmentaire : sur le domestique ou sur
l’espace public, sur la reproduction ou sur les passions, sur la
famille ou sur l’amour... Plus aisément, la femme sera pensée
au détour d’une démonstration, dans une note en bas de
page, au mieux dans un paragraphe. L’examen approfondi
de la question reste souvent un programme qu’on se garde
bien de réaliser, tel Descartes, qui ne veut pas ennuyer son
correspondant Chanut par une lettre trop longue (à propos
de l’amour), ou Bergson, qui se refuse à se lancer dans « une
étude comparée des deux sexes » au profit d’une banale et
modérée représentation de la différence sexuelle (les Deux
Sources de la morale et de la religion).

Nul doute que la ou les femmes soient un autre, ou l’Autre


principal, mais la thèse n’est jamais très développée. Hegel
peut-être, après Aristote, a su dessiner par-delà les textes de
philosophie du droit (famille et cité, civil et politique), tou-
jours privilégiés pour dire la place des femmes, le lieu de la
pensée des sexes comme histoire phénoménologique (« les
femmes comme ironie de la communauté ») et comme « rap-
port sexuel » aussi bien du côté de la philosophie de la nature
que de la philosophie de l’esprit. La « différence des sexes »
est conceptualisée par Hegel. En général, pourtant, l’autre
féminin, la femme, est plutôt maltraité par les philosophes.
Le bêtisier de la misogynie des philosophes est désormais
connu. Mais il n’a d’intérêt que s’il est pensé à l’intérieur de la
philosophie d’un auteur, et non à l’extérieur, avec les « préju-
gés de son temps ». Car le misogyne pense l’autre autant que
le philosophe.

Pourrait-on, aujourd’hui, envisager de reconstituer ou de


constituer cet autre ? Sûrement. Là encore, le XXe s. innove.

Outre les sciences humaines qui ne peuvent esquiver les


sexes – sociologie, psychologie, anthropologie –, la psycha-
nalyse perpétue la mise au centre du sexe féminin. Mais,
surtout, la déconstruction menée par Lévinas, puis par Der-
rida introduit l’usage du féminin dans l’argumentaire philoso-
phique. Le féminin, mais sans les femmes : la catégorie philo-
sophique n’est toujours pas au rendez-vous. Cependant, cette
convocation du féminin à l’intérieur d’une critique du phallo-
centrisme induit deux remarques. D’abord, une réflexion sur
l’usage : le sexe féminin peut servir un propos philosophique.
C’est remarquable au XXe s., mais peut-être pas si nouveau.
Ensuite, l’anticipation de la construction à venir : si la notion
de féminin est désormais accueillie dans l’espace philoso-
phique, l’objet, à son niveau politique comme ontologique,
pourrait l’être aussi. Les travaux s’accumulent désormais, qui
retracent l’histoire de la philosophie, cherchent l’impensé et
le refoulé de cette histoire, décident d’entamer une autre his-
toire théorique.

Plutôt construire que déconstruire : la philosophie poli-


tique, cela a été précisé d’entrée de jeu, est l’accès le plus
facile. Les concepts d’égalité, de citoyenneté, d’émancipation
ou de gouvernement permettent de travailler. La question de
la vérité nous retient aussi, parce qu’elle est au plus loin du
réel politique. L’amour en est un point de départ. Le désir
et le sexe sont les mots qui se trouvent dans ce concept
d’amour. Éros philosophe comme désir de vérité et le sexe
comme enjeu du savoir contemporain bornent l’histoire de la
philosophie. Construire avec les concepts anciens de l’onto-
logie comme de la politique, ou construire avec un concept
nouveau, comme celui de « genre » ? La question se pose,
en effet. La pensée anglo-saxonne a éprouvé la nécessité de
créer un concept, les mots « sexe » et « différence sexuelle »
étant trop marqués par le biologique. « Différence des sexes »,
Geschlecht Differenz sont intraduisibles. Mais, qu’on utilise le
vocabulaire politique de l’égalité, la notion classique d’éros
philosophe ou le néologisme « genre », on rencontre la même
recherche d’intelligibilité d’un objet difficile à capter.

Et, pourtant, l’objet est là, sans aucun doute. Il est la femme
réelle du rapport social, il est le féminin de l’imaginaire occi-
dental, il est la construction sociale du fait biologique. Il est
là, mais il nous échappe. Si la question politique de l’égalité
croise l’histoire ontologique du même et de l’autre, il n’est
pas certain qu’on puisse faire autre chose que de prendre la
mesure des intersections entre ces niveaux de lecture de la
différence des sexes. Si on accepte ces limites, le travail sur
les points de rencontre peut s’avérer stimulant. Dans ce cas,
il n’est pas sûr que les schémas épistémologiques proposés
par la recherche récente sur le genre donnent une solution.
Si sexe et genre s’opposent comme nature et culture, si le
genre l’emporte sur le sexe dans la construction des identités,
si les sexes et les genres, au pluriel, suscitent l’analyse d’un
rapport, ou de sa désarticulation, il faut reconnaître que dans
tous les cas un jeu binaire subsiste ; y compris quand il est
dénoncé. Mais la binarité, si bien synthétisée par le schéma
nature-culture (biologique-social, inné-acquis) privilégié dans
la pensée du XXe s., n’est peut-être pas la seule possibilité heu-
ristique. Ce schéma pourrait même être un obstacle à la pen-
sée, dans la mesure où il reproduit ce qu’il veut déconstruire.
Mettre la nature à distance, c’est la considérer encore ; en

dénoncer la représentation oppressive, c’est en maintenir la


référence, voire lui redonner du sens. Que la sexualité soit

réintroduite dans le schéma sexe versus genre, ou l’inverse,


est sûrement nécessaire, mais non suffisant.

Plus difficile, et peut-être plus subversif, paraît le déchif-


frage de l’inscription des êtres sexués dans l’élaboration
historique. Comment ils font l’histoire, comment ils sont un
produit de l’histoire, comment les penser en termes de tem-
poralité, telles sont les questions jusque-là sans réponse. En
effet, personne ne semble vouloir représenter l’historicité des
sexes. En revanche, leur atemporalité semble faire consensus
autant du côté de la psychanalyse et de l’anthropologie que
de celui de la critique féministe. Même si les invariants sont
relativisés, même si les rapports sociaux sont repérés, l’image
des sexes non pas produits de l’histoire, mais produisant de
l’histoire, est loin d’être advenue. Et, pourtant, c’est bien par
l’histoire que le biologique et l’essentialisme peuvent être
récusés.

▶ Mais il faut, pour finir, revenir au point de départ : dans


le passage progressif vers la position de sujet, qui caractérise
l’époque contemporaine, les femmes restent confrontées à
l’ancienne position d’objets, d’objets d’échange. De l’enlè-
downloadModeText.vue.download 444 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

442

vement des Sabines à la marchandisation de la prostitution,


les femmes sont prises dans l’échange pour la construction
sociale. On pourrait montrer également comment certains
philosophes se servent des femmes, du féminin ou de la dif-

férence sexuelle dans leur argumentation. La situation d’au-

jourd’hui serait donc nouvelle dans l’histoire occidentale, les

femmes étant à la fois sujets et pourtant toujours objets. Alors,


peut-être, la cristallisation historique est là, dans ce passage
de l’objet au sujet, passage vu comme une rupture historique,

passage pourtant sans cesse recommencé.

GENEVIÈVE FRAISSE

FÊTE

Du latin festa dies, « jour de fête », appartenant à une famille dont la


racine fas- désigne généralement la célébration.

MORALE

Commémoration d’un fait historique ou religieux ; c’est


surtout dans son élément empirique, comme association
immédiate d’individus animés par les mêmes dispositions

joyeuses, qu’elle intéresse la philosophie.

La tradition philosophique éprouve certaines difficultés à


faire sa place à la notion de fête. D’une part, en effet, la fête
exprime une relâche de la raison au profit de la satisfaction
des sens, qui peut aller jusqu’à l’étourdissement. Mais, d’autre
part, Platon lui-même met en scène une philosophie qui se
fait depuis les banquets, comme les beaux corps désignent
en réalité le beau en soi. Et il est clair que le thème de la
fête recoupe bien celui de l’expansion spontanée des corps,
d’une communication affective qui n’explicite pas toutes ses

médiations.

C’est bien au titre de cette immédiateté presque naïve que,

au XVIIIe s., Rousseau entreprend de réhabiliter la fête en phi-

losophie politique – non parce qu’elle distrait le peuple de

son gouvernement (il ne s’agit pas des jeux de Rome), mais

en ce qu’elle produit une incarnation sensible de l’apparte-

nance à une même communauté. Elle redouble, au plan pas-

sionnel, la réunion des hommes : « Plantez au milieu d’une

place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple,


et vous avez une fête. Faites mieux encore : donnez les spec-

tateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ; faites

que chacun se voit et s’aime dans les autres, afin que tous

en soient mieux unis. » 1. L’opposition de la fête et du théâtre,

dans la Lettre à d’Alembert, répond à celle d’un peuple véri-


table (où chacun est destiné à être à la fois sujet et souverain)
et d’une simple multitude (où les individus, sans être jamais
réunis, demeurent aliénés à l’extérieur d’eux-mêmes).

L’individu est donc destiné à se perdre dans la fête. La


conception nietzschéenne du principe dionysiaque s’engage

radicalement dans cette perspective, puisque Dionysos, en


même temps qu’il brise l’individu, le reprend dans un vouloir
universel. Comme réalisation de l’ivresse, de la démesure et

du délire des corps, la fête s’oppose à la belle apparence


et à l’équilibre du principe apollinien ; mais elle résout la

même contradiction, selon laquelle la vie aurait besoin d’être


rachetée – comme chez Rousseau, mais sur un mode fonciè-
rement excessif, la fête assume la reconstitution d’une unité
originelle : « Sous le charme de Dionysos c’est peu de dire
que la fraternité renaît (...). C’est par des chants et des danses
que l’homme se manifeste comme membre d’une collectivité

qui le dépasse. (...) L’homme n’est plus artiste, il est devenu

une oeuvre d’art. » 2.

André Charrak

✐ 1 Rousseau, J.-J., Lettre à d’Alembert sur les spectacles, OEuvres


Complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, vol. V, 1995.

2 Nietzsche, F., La naissance de la tragédie, tr. M. Haar, Ph. La-


coue-Labarthe et J.-L. Nancy, OEuvres complètes, I, 1, Gallimard,
Paris, 1977.

! COMMUNAUTÉ, CORPS, PASSION, SOCIABILITÉ

FÉTICHISME

De l’allemand Fetichismus, forgé par Krafft-Ebing en 1893.

PSYCHANALYSE

Position psychique perverse fondée sur le déni, c’est-à-


dire la reconnaissance et le refus de reconnaître la réalité

d’une perception – celle de l’absence de phallus de la mère,


qui vaut comme signe de sa toute-puissance. Le fétichisme
est corrélatif d’un clivage du moi (Ichspaltung1).

Sidéré par l’absence de pénis de la mère, le fétichiste dénie


sa perception. Mais elle ne reste pas sans effet. Le fétiche,
qui rappelle ce dont il est le signe (fourrure, nattes, talons
aiguilles, sous-vêtements, etc.), est érigé comme le « substitut
du phallus de la femme (la mère) auquel a cru le petit garçon
et auquel [...] il ne veut pas renoncer » 2. Le phallus est présent,
sous la forme du fétiche, et absent, puisqu’il ne vaut que
comme substitut. Investi de la puissance d’affubler, ou non,
la femme de cet attribut essentiel, le fétichiste regarde celle-ci
comme un objet à la fois aimable et méprisable.

▶ Freud repère l’importance du fétichisme en psychologie

collective 3. L’érection de figures de la toute-puissance, va-

riables selon les cultures – dieux, Führer, argent, marchan-

dise (Marx), enfant-roi –, les croyances qu’elle provoque, les

processus de déni qu’elle implique et les clivages du moi

qu’elle entraîne éclairent le comportement singulier des tor-

tionnaires-bons pères de famille sous les dictatures, et pré-

cisent les enjeux collectifs de certains agissements dans les


sociétés démocratiques (culte de l’enfant-roi / pédophilie).

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Die Ichspaltung im Abwehrvorgang (1938 /


1940), G.W. XVII, le Clivage du moi dans le processus de défense,
in Résultats, idées, problèmes II, PUF, Paris, 2002, pp. 283-286.

2 Freud, S., Fetichismus (1927), G.W. XIV, Fétichisme, OCF.P

XVII, PUF, Paris, 1991, p. 126.

3 Freud, S., Totem und Tabu (1912), G.W. IX, Totem et tabou,
chap. II, Payot, Paris, 2001.

! DÉFENSE, DÉNI, DIFFÉRENCE DES SEXES, GUIDE, MASSE, PHALLUS

∼ FÉTICHISME DE LA MARCHANDISE
En allemand : Warenfetischismus, Fetischcharakter der Ware.

POLITIQUE

Dans la théorie marxiste du capital, réification des pro-

duits du travail humain sous forme de marchandises.

La notion de fétichisme de la marchandise a son origine


dans l’analyse du processus de production capitaliste en-
gagée par Marx dès les Manuscrits de 1844. Dans le troi-
sième manuscrit elle apparaît à trois reprises pour désigner

l’attachement aux formes objectives de la richesse (la terre,


downloadModeText.vue.download 445 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

443

l’argent métal) 1 par opposition au rôle d’équivalent universel


de l’argent analysé dans le Capital. Elle repose sur l’analyse
de l’aliénation du produit du travail humain dans le premier
manuscrit : « L’objet que le travail produit, son produit, l’af-
fronte comme un être étranger, comme une puissance indé-
pendante du producteur » 2. Le fétichisme est indissociable
de la forme marchandise que prennent tous les produits du
travail. En tant que tels ils sont complètement déconnectés
des rapports sociaux de production et se présentent comme
de pures choses, apparemment naturelles. Il s’ensuit que
dans le mode de production capitaliste les relations entre les
hommes passent non seulement par mais aussi pour des rela-
tions entre des choses – qu’ils s’aliènent en relations entre des
choses. La notion de fétichisme de la marchandise recouvre
globalement la même réalité que celle de réification, c’est-à-
dire une situation dans laquelle les rapports sociaux, qui sont
des rapports historiques, apparaissent comme des rapports
naturels. L’argent est, en tant qu’équivalent universel entre
les produits du travail, la forme extrême du fétichisme de la
marchandise. C’est donc dans le capitalisme que ce dernier
se déploie pleinement. Dans les Manuscrits de 1844, Marx
note déjà que « la réalisation du travail se révèle une perte de
réalité » ; c’est l’origine du terme de fantasmagorie qu’il utili-
sera dans Le Capital. La « forme fantasmagorique d’un rapport
entre des choses » y atteint un degré de déréalisation tel que
les individus ne sont plus « socialisés » par les produits de leur
travail mais par la valeur de ces produits sur un marché capi-
taliste complètement déconnecté de leur réalité utile (valeur
d’usage) et de leur signification sociale. L’économie immaté-
rielle issue des nouvelles technologies porte ce phénomène à
son paroxysme. Un lien important entre l’oeuvre de jeunesse
de Marx (les Manuscrits de 1844) et le Capital mérite d’être
relevé car il atteste la continuité de la problématique de l’alié-
nation, qui s’origine dans la critique de la religion. Dans le
premier manuscrit de 1844 Marx compare déjà l’aliénation
du produit du travail (et celle du travailleur dans ce produit)
avec la religion : « De même que dans la religion l’activité
propre de l’imagination humaine, du cerveau humain et du
coeur humain, agit sur l’individu indépendamment de lui [...] ;
de même l’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre.
Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même » 3.
Dans le Capital, il confirme que « pour trouver une analogie
à ce phénomène [le fétichisme attaché aux produits du tra-

vail], il faut la chercher dans la région nébuleuse du monde


religieux ». 4.

Gérard Raulet

✐ 1 Marx, K., Manuscrits de 1844, Éditions sociales, Paris, 1972,


pp. 79, 82, 106.

2 Ibid., p. 57.

3 Ibid., p. 60.

4 Marx, K., le Capital, livre I, Éditions sociales, Paris, 1983, p. 83.

! ALIÉNATION, RELIGION, VALEUR

FICTION

Du latin, fictio dérivé de fingere, « feindre ».

La réflexion philosophique sur la fiction commence avec Platon, lorsqu’il


introduit dans sa philosophie des mythes : un détour par la fiction peut
constituer une voie efficace d’accès au savoir. Pourtant, Platon est aussi

un des plus féroces critiques de la fiction car elle peut nous faire
ressen-

tir une émotion sans rapport avec la réalité 1. À la différence de Platon,


Aristote verra moins dans la fiction le risque d’une confusion malsaine de
l’apparence et de la réalité qu’une manière d’expérimenter des émotions

sans justement courir le risque de l’émotion réelle ; la fiction ouvre la


possibilité de comprendre la nature des choses par l’examen de leur

représentation 2.

ESTHÉTIQUE, PHILOS. CONN.

Récit ou image qui ne représente pas des entités ou des

événements du monde actuel.

Comme le mensonge, c’est parce qu’elle est volontaire


que la fiction se distingue de l’erreur mais, à la différence
du mensonge, la fiction n’est pas destinée à tromper. En
quoi consiste-t-elle ? On distingue couramment au moins
trois grands types d’approches : sémiotique, sémantique et

intentionnelle.
La théorie sémiotique comprend la fiction (picturale ou
verbale) en termes de fonctionnement symbolique. Des
symboles peuvent représenter en dénotant ou sans dénoter
ce qu’ils représentent. Dans le deuxième cas, ce sont des
symboles fictionnels. Une image de licorne n’est pas l’image
d’une licorne, mais une image-licorne. Elle représente une
licorne sans la dénoter. La possibilité de la fiction est donc
intelligible si l’on accepte de dire que le fonctionnement de

certains symboles est indépendant de leur capacité à déno-


ter. Ils supposent chez leurs utilisateurs une capacité de

comprendre à quelle classe ils appartiennent : ici, celle des

images-de-licorne 3.

Une théorie sémantique de la fiction tend plutôt à faire des

fictions – particulièrement des romans – des récits vrais, non


pas dans notre monde actuel mais dans un monde possible,

accessible à partir de notre monde actuel. L’interprétation de

la notion de possibilité dans la sémantique modale permet


en effet d’accorder des valeurs de vérité aux énoncés portant
sur des entités et sur des situations qui ne sont pas actuelles 4.

La théorie intentionnelle met l’accent sur l’idée de simu-

lation, étymologiquement incluse dans le terme de fiction 5.

Ainsi, les lecteurs d’Anna Karénine sont placés à l’intérieur

d’un monde fictionnel et ils jouent à le tenir pour vrai. On


peut donc dire que la fiction est le fruit de l’imagination,
comprise comme la permission (implicite) que je m’accorde
de tenir pour vrai ce que je sais pertinemment être faux.

▶ Chacune des trois théories : sémiotique, sémantique (ou

modale) et intentionnelle doit faire face à la question, peut-


être la plus importante, de savoir pourquoi les fictions jouent
un tel rôle dans la compréhension que nous avons du monde
réel. À cet égard, il est remarquable que la fiction n’a pas seu-
lement, loin de là, une spécificité artistique ; on la retrouve

aussi bien en philosophie, sous la forme des expériences


de pensée (malin génie chez Descartes, état de nature chez
Rousseau, etc.) que dans le domaine scientifique (sous forme

d’hypothèses ou de conjectures). La fiction joue surtout un


rôle considérable dans l’apprentissage des normes et des

valeurs morales et dans la réflexion sur ces normes et ces

valeurs 6. C’est peut-être la raison pour laquelle nous faisons

face au paradoxe de la fiction : nous savons que c’est faux et

pourtant, au cinéma ou en lisant, nous éprouvons des émo-


tions ou des sentiments, comme si cela était vrai.

Roger Pouivet

✐ 1 Platon, La République, in OEuvres complètes, t. I, Gallimard,

La Pléiade, Paris, 1950.

2 Aristote, La Poétique, Seuil, Paris, 1980.

3 Goodman, N., Languages of Art, trad. Langages de l’art,


J. Chambon, Nîmes, 1990.
downloadModeText.vue.download 446 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

444

4 Cf. Lewis, D., « Truth in Fiction », Philosophical Papers, vol. I,


Oxford U. P., New York, 1983 ; Pavel, T., Univers de la fiction,
Seuil, Paris, 1988.

5 Cf. Walton K., Mimesis as Make-Believe, Harvard U. P., Cam-


bridge (Mass.), 1990 ; Schaeffer, J.-M., Pourquoi la fiction ?,

Seuil, Paris, 1999.

6 Cf. Currie, G., « Realism of Character and the Value of Fiction »,

in Aesthetics and Ethics, Cambridge U. P., Cambridge (Mass.),

1998.

! ART, CRÉATION, MYTHE, REPRÉSENTATION

MATHÉMATIQUES

Énonciation dont on souligne le caractère inactuel, la

non-existence réelle.

En littérature, on désigne ainsi les oeuvres « d’imagination »

qui ne s’inspirent pas de faits, de situations ou de person-


nages existants ou ayant existé. En mathématiques, le carac-
tère logiquement valide d’une fiction autorise à en recon-

naître l’utilité. Les nombres imaginaires (les complexes) ont


d’abord été considérés comme des quantités fictives, car ils
ne correspondaient pas à des quantités représentables, bien

qu’ils soient utiles au développement de l’algèbre : ils per-

mirent notamment de progresser dans la résolution des équa-


tions – de même pour les quantités infinitésimales qui « fai-
saient leur effet », sans pouvoir être assignées.

En un second sens, la fiction est une hypothèse sur la véri-


té de laquelle on ne se prononce pas. C’est – négativement –

ce sens que lui donne Newton lorsqu’il affirme ne pas feindre

d’hypothèses en sa physique. C’est encore cette fonction que

lui attribue Descartes dans le Traité du monde lorsque, à par-

tir du chapitre VI, il imagine un chaos initial dans des espaces

imaginaires. La fiction est alors une construction utile dans

la mesure où elle peut servir de point de départ pour des

déductions qui devront être conformes aux phénomènes.

Vincent Jullien

! HYPOTHÈSE, IMAGINATION, MODÈLE, MYTHE

FIDÉISME

Du latin fides, « confiance », « fidélité ».

PHILOS. RELIGION

Doctrine qui fait de la vérité religieuse un pur objet de

foi, préférant se fier à la continuité d’une tradition plutôt


qu’à l’examen de la raison.

Le fidéisme est d’abord une option quant à la détermination

de la vérité dans les matières religieuses : selon le fidéisme,

les seules vérités sont issues de l’adhésion à la révélation telle

qu’elle est soutenue par les seuls enseignements de la tradi-

tion. Parmi les trois vertus théologales (la foi, l’amour, et l’es-

pérance), le fidéisme soutient la prééminence de la première

d’entre elles. La foi ainsi conçue n’est justiciable d’aucune


démonstration rationnelle (en effet, « Dieu n’a-t-il pas frappé
de folie la sagesse du monde ? »1).

Cette doctrine est condamnée par le concile de Vatican I


(1870) : non seulement elle rejette la juridiction de la raison
sur la foi (et limite donc les pouvoirs de la philosophie), mais
elle limite également le rôle de la justification rationnelle du
dogme, telle que la théologie entend la mener. En effet les
représentants du fidéisme au XIXe s. sont, en particulier en

France, les défenseurs d’une foi si intériorisée que le dogme

lui-même finit par se résorber dans une pure affection intime.

Mais dans cette « théologie du coeur » c’est, comme le dit


Hegel, le royaume même de la foi qui se trouve dissocié de
la simple aspiration vide : « ainsi la foi a perdu le contenu qui

remplissait son élément et l’a enfoui dans un profond tissage

de l’esprit en soi-même » 2.

Laurent Gerbier

✐ 1 Saint Paul, Première épître aux Corinthiens, 1, 20. Nouveau


Testament, tr. Osty &amp; Trinquet, Seuil, Paris, 1978, p. 346.

2 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’Esprit, tr. J. Hyppolite,


Aubier, Paris, 1977, vol. II, p. 120.

! FOI, GRÂCE, SAINTETÉ, TRADITION

FIDÉLITÉ
Du latin fides, « confiance », « crédit », « loyauté ».

MORALE, PHILOS. RELIGION

Qualité de constance du dévouement d’une personne


à une autre, ou à quelque chose, qui oriente durablement
sa vie (on parlera de fidélité d’un engagement amoureux,

politique ou religieux). Mais aussi, à partir de cette signi-


fication de loyauté, de crédit en la parole donnée, qualité
d’exactitude, de véracité.

La fidélité apparaît comme thème éthique lorsque le lien

féodal (féalté) d’attachement cesse d’être une allégeance de

vassalité ou de servilité pour devenir un « libre attachement »,

une alliance entre des égaux. Qu’est-ce qu’être librement

fidèle ? La question est sans doute plus ancienne, puisque

saint Paul la rencontre avec sa conversion qui est une abju-

ration, une trahison, et qu’il qualifie pourtant comme un acte

de plus grande confiance. Mais c’est avec la réflexion sur le

divorce de Milton 1 – théologien anglais du XVIIe s., partisan

d’un humanisme sans compromission – c’est-à-dire avec la


possibilité de rompre l’alliance ou le contrat, qu’il soit conju-
gal ou politique, qu’apparaît le thème moderne de la fidé-

lité, contemporain d’une nouvelle réflexion sur le statut de la

parole et de la confiance que l’on peut lui accorder. Il soulève

plusieurs questions.

Comment faire entrer dans le cadre d’un engagement


fiable et durable un sentiment ou un événement qui échappe
à la contrainte purement extérieure et physique, mais aussi

au commandement intérieur de la volonté ? C’est la question

que pose Bayle pour la foi dans son traité sur la tolérance
religieuse 2, mais qui, vers la même époque, se pose aussi sur
les plans amoureux et politique. La fidélité soulève la ques-
tion de la sincérité de la personne devant les autres, devant
elle-même ou « devant Dieu », qui devient centrale chez Kier-
kegaard. Mais ici, encore, la fidélité au stade éthique (par
excellence, le mariage, que la durée distingue de l’éphémère
esthétique et de l’éternité religieuse) dépend d’une rupture et
d’un re-commencement, d’une nouvelle alliance, de la possi-
bilité d’une reprise : « L’amour selon la reprise est le seul heu-
reux. » 3. Dans cette ligne, Emerson écrit de la « confiance en
soi » qu’elle n’a rien à faire du souci de cohérence (« Autant
se préoccuper de son ombre sur le mur »4).

Ainsi le thème de la fidélité est-il peu à peu écartelé entre


celui de la sincérité individuelle, de la véracité impartiale et
celui de la loyauté des appartenances. Il est possible que
la fidélité soit maintenant excessivement chargée du poids

d’une morale sexuelle rigide, qui l’a peu à peu vidée de son
downloadModeText.vue.download 447 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

445

contenu révolutionnaire pour subordonner l’attachement


amoureux et l’alliance conjugale à une fidélité entièrement
reportée sur l’ordre de la filiation, de la transmission et de la
tradition. Mais les travaux récents de S. Cavell sur les comé-
dies du remariage 5 permettent de rouvrir la question de la
libre alliance, dans un temps où, la fidélité ayant mauvaise
presse, la sociologie montre cependant l’importance des fi-
gures de l’attachement, de la fidélisation, de la confiance, du
crédit – et, pour les plus démunis, la ressource de contesta-
tion véhiculée par elles. Enfin, A. Badiou place la fidélité au
centre de son éthique 6, où elle consiste à se rapporter à la
situation selon l’événement qui l’oriente, à inventer l’attitude
qui permet de ne pas trahir, de ne pas céder sur une vérité
au nom de son intérêt.

▶ Ne pas manquer à la foi donnée, à l’engagement pris, à


sa propre parole (« Notre parole c’est notre engagement » 7) :
cette signification profonde de la fidélité montre bien que
le problème central est celui de l’inconstance, des intermit-
tences du coeur et, plus généralement, celui du temps, du
maintien d’une certaine cohérence de soi dans les vicissitudes
de la vie. Mais le problème apparaît parce que le soi n’est pas
assuré de son identité, et ne la découvre qu’au travers de ses
altérations et sur les limites de ses variations mêmes, comme
le montre Ricoeur 8. C’est sans doute que la fidélité ne se com-
prend pas, à la limite, sans la trahison, et que la rupture de
l’alliance fait partie de son histoire.

Olivier Abel
✐ 1 Milton, J., Doctrine et Discipline du divorce (1644), Belin,
Paris, 2002.

Bayle, P., Sur la tolérance (1686), Presses-Pocket, Paris, 1992.

3 Kierkegaard, S., La reprise, Garnier-Flammarion, Paris, 1990,


p. 66.

4 Emerson, R. W., La confiance en soi, Rivages, Paris, 2000, p. 97.

Cavell, S., « À la recherche du bonheur, Hollywood et la comé-


die du remariage », Les Cahiers du cinéma, Paris, 1993.

Badiou, A., L’éthique, essai sur la conscience du mal, Hatier,


Paris, 1993, p. 38.

Austin, J. L., Quand dire c’est faire, Seuil, Paris, p. 44.

8 Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990.

! FOI, PROMESSE

FIGURE

Du latin figura (trad. lat. du grec skhêma), de même racine que fingere,
« modeler », et effigies, « portrait ».

Terme polysémique, utilisé dans les disciplines et les contextes histo-


riques les plus différents, tantôt pour étayer l’ordre du discours, tantôt
pour l’ébranler.

LINGUISTIQUE, SÉMANTIQUE

Forme ou représentation d’une forme intermédiaire


entre le sensible et l’intelligible (ou entre le concret et

l’abstrait, le spirituel et le matériel, le visible et l’invisible,

le stable et le mouvant). En rhétorique classique : expres-

sion verbale censée s’écarter de l’expression « simple et


directe ».

La figura latine, dont E. Auerbach 1 a minutieusement étu-


dié les occurrences de Térence à Quintilien et des Pères de
l’Église à Dante, pouvait désigner une empreinte dans la cire,
une image onirique, un tracé géométrique, une combinai-
son de mouvements, une épure, un procédé oratoire ; chez
les chrétiens, de surcroît, une « prophétie en acte » (l’Ancien
Testament préfigurant le Nouveau). Héritier de cette richesse
sémantique, le terme français figure déjoue toute définition
univoque. En des sens eux-mêmes figurés, il a essaimé dans
de nombreux domaines : grammaire et rhétorique, logique et
mathématique, science des rêves et linguistique.

Reste que pendant des siècles, de Quintilien à Fontanier,

les théories les plus élaborées et les plus problématiques ont


été fournies par les rhétoriciens. Ils ont classé leurs figures
(« de mots », comme l’allitération ; « de construction », comme

le chiasme ; « de pensée », comme la prosopopée) selon des


taxinomies contradictoires ; ils les ont analysées comme effets
expressifs et comme écarts par rapport à l’usage naturel ou
normal ; de Longin à B. Lamy, ils les ont souvent associées au

langage des passions. Cette pensée des figures a joué un rôle


décisif dans la constitution des belles-lettres, de la littérature

et de l’« espace de l’écriture » 2.

▶ Plus près de nous, la phénoménologie et la psychanalyse


ont puissamment remodelé la notion de figure ; plutôt qu’au
langage, elles l’ont reliée au corps et au désir. Ainsi J.-F. Lyo-
tard 3 oppose-t-il à l’« hégémonie du logos » les pouvoirs du
« figural ». L’esthétique contemporaine est largement tributaire
de cet auteur et de la distinction qu’il propose entre la figure-
image (située dans l’ordre du visible), la figure-forme (visible
mais généralement non vue) et la figure-matrice (invisible et
immergée dans l’inconscient).

Yves Hersant

✐ 1 Auerbach, E., Figura (1938), trad. M. A. Bernier, Belin,

Paris, 1993.

2 Genette, G., Figures III, Seuil, Paris, 1972.

3 Lyotard, J.-F., Discours, figure, Klincksieck, Paris, 1971.

Voir-aussi : Didi-Huberman, G., Fra Angelico, dissemblance et


figuration, Flammarion, Paris, 1995.

Ducrot, O., et Schaeffer, J.-M., Nouveau Dictionnaire encyclopé-


dique des sciences du langage, Seuil, Paris, 1995, pp. 480-493.

Francastel, P., La figure et le Lieu, Gallimard, Paris, 1967.

Merleau-Ponty, M., Le visible et l’invisible, Gallimard, Paris, 1979.

! RHÉTORIQUE, STYLE

MATHÉMATIQUES

Ensemble de points (conformément aux propositions


issues des réformes de l’enseignement des années 1970).

Les difficultés liées à la définition même d’une figure sont


clairement repérables par la comparaison entre celle due à
Euclide : « Une figure est ce qui est contenu par quelque ou
quelques frontière(s) » 1, et celle que propose Hilbert : « Des

points en nombre fini constituent une figure » 2.

Selon la première, le segment, l’angle ne sont pas des


figures et l’étendue limitée par les dites frontières est dans la

figure alors que, selon la seconde, le segment est une figure


définie par deux points et le triangle est « seulement » le triplet
de ses trois sommets. La définition hilbertienne est élaborée
de façon à découpler le concept de figure des images sen-
sibles ou des figures proposées par le monde physique. Le
« point » n’est que le nom donné au premier type d’objet de la
géométrie et l’ensemble des figures n’est alors que l’ensemble

des parties finies de ce premier système.

Chez Euclide aussi, la figure – radicalement distinguée de


son origine matérielle – est un objet intelligible et abstrait
et « ce qui fait la nouveauté de la géométrie grecque, c’est

qu’elle thématise la figure » 3.

▶ L’étude des formes physiques, rapportées à des figures

pures de la géométrie a été un des plus puissants vecteur de


downloadModeText.vue.download 448 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

446

la mathématisation des sciences de la nature ; à cet égard le


problème dit de « la figure de la Terre » fut – notamment au
XVIIIe s. – au croisement de la géométrie, de l’analyse, de la
physique, de l’astronomie et de la géographie.

Vincent Jullien

✐ 1 Euclide, les Éléments, I, 14.

2 Hilbert, D., Fondements de la géométrie, chap. 1, § 69.

3 Caveing, M., Introduction générale aux Éléments d’Euclide,


vol. I, PUF, Paris, 1990, p. 98.

FILM

ESTHÉTIQUE

OEuvre cinématographique, nommée d’après l’objet


matériel qui lui sert de support, incarnant la spécificité de
chaque univers de réalisation.

Initiée en France par les travaux de Cohen-Séat 1 et de Sou-


riau 2 et par la création d’un Institut de filmologie de l’univer-
sité de Paris, l’esthétique filmologique a pour objet l’étude
de « l’espace filmique » propre à chaque oeuvre cinématogra-
phique et les conditions de sa réception selon des méthodes
d’approche objectives. Bien que de vocation pluridiscipli-
naire, son développement a reflété les dominantes théoriques
du discours des sciences humaines, en particulier la sémiolo-
gie et la psychanalyse.

Sous l’impulsion d’une recherche de base linguistique,


C. Metz 3 envisage l’objet film comme déroulement signifiant.
Les distinctions opérées entre « code », « message », « système »
et « texte » permettent d’étudier celui-ci à la fois par rapport
à sa structure et à son écriture. L’analyse de film est alors
en mesure d’intégrer également les approches textuelles lit-
téraires. Ainsi, R. Bellour se penche sur le système textuel du
cinéma classique de Hitchcock et tente d’éclairer les modes
de structuration du texte filmique en analysant un segment
(découpage de plans). Pour lui comme pour Metz, « l’analyse
filmique (est) tout simplement le versant textuel d’une sémio-
logie ou d’une sémiotique où la psychanalyse occuperait une
place déterminante » 4, puisque la pulsion scopique y tient
un rôle essentiel. Il éclaire l’irréductibilité du film au texte

et enclenche une lecture critique de l’analyse creusée par ce


« texte introuvable » : « l’analyse de film est le produit d’une

transgression double : constituer le film en texte et, de là,

constituer un texte » 5.

Toutefois, la résistance du texte filmique à la synthèse des


codes structurels laisse subsister une marge vacante où le
film se donne comme énigme de sens. Barthes s’intéresse
ainsi, après le niveau informatif du message et la signification
symbolique, au « troisième sens » du film, le sens obtus, qui
se réfère au champ du signifiant, mais structure différemment
le film. Cet autre texte, que seule une lecture attentive de
photogrammes permet de déceler, « apparaît alors comme
le passage du langage à la signifiance, et l’acte fondateur du
filmique même » 6. Plus récemment, J. Aumont 7 s’est aussi
interrogé sur la « puissance de l’image » et la « puissance de
l’analyse » à la fois pour poser « le film comme site théorique »
et pour questionner les conditions d’actualisation du geste
interprétatif, entre violence et création intellectuelles.

Diane Arnaud

✐ 1 Cohen-Séat, G., Essai sur les principes d’une philosophie du


cinéma, I. Introduction générale, PUF, Paris, 1946.

2 Souriau, E., l’Univers filmique, Albatros, Paris, 1953.

3 Metz, C., Langage et Cinéma, Larousse, Paris, 1971.

4 Bellour, R., l’Analyse du film, Albatros, Paris, 1979, p. 16.

5 Ibid., p. 27.

6 Barthes, R., « Le troisième sens, Note de recherche sur quelques


photogrammes de S. M. Eisenstein » (1970), in l’Obvie et l’obtus,
Seuil, Paris, 1982, p. 60.

Aumont, J., À quoi pensent les films, Séguier, Paris, 1996.

Voir-aussi : Aumont, J., et Marie, M., l’Analyse des films, Nathan-


Université, Paris, 1998.

Bergala, A., Voyage en Italie de Roberto Rossellini, Crisnée, Yel-

low Now, 1990.

Bordwell, D., et Thompson, K., Film Art : an Introduction

(1979), trad. « L’art du film : une introduction », trad. C. Beghin,

De Boeck Université, Bruxelles, 1999.

Daney S., L’exercice a été profitable, Monsieur, P.O.L., Paris,

1993.

Gagnebin, M., Du divan à l’écran. Montages cinématogra-


phiques, montages interprétatifs, PUF, Paris, 1999.

Leutrat, J.-L., Kaléidoscope : analyses de films, PUL, Lyon, 1988.

Odin, R., De la fiction, De Boeck Université, Bruxelles, 2000.

! CINÉMA ET PHILOSOPHIE, SÉMIOTIQUE, VISIBLE

FIN / MOYEN
De finis, « borne », « limite », « frontière », « terme », « but », « achè-
vement » (correspondant alors au grec telos) ; et de medianus, « situé
au milieu ».

MORALE, POLITIQUE

Tout processus finalisé, et en particulier l’action hu-


maine, peut s’analyser en utilisant l’idée de fin, qui marque
le but visé, le point où l’action (ou la série d’actions) s’ar-
rête si l’objectif est atteint ou réalisé, et celle de moyen,
qui décrit tous les termes intermédiaires entre le point de
départ initial et la fin.

Les êtres, les choses, les qualités, les valeurs peuvent être

considérés comme moyens ou comme fin (le bois et l’action

du menuisier sont moyens et la chaise est fin, la gymnastique

est moyen et la santé est fin, etc.). Une même chose peut-être

considérée, à différents égards, comme fin et comme moyen

(le bon repas est fin de l’activité du cuisinier, et moyen de

conserver sa santé pour le mangeur).


L’analyse de l’acte humain

Lorsqu’il analyse la structure de l’acte moral, Aristote 1 dis-


tingue la proairesis (« choix délibéré »), la bouleusis (« déli-
bération ») et la boulésis (« souhait raisonné »). La boulésis
porte sur la fin, qui est un bien réel ou apparent. Cette fin
n’est pas en elle-même un objet de délibération : le médecin
ne se demande pas s’il doit guérir le malade, ni l’orateur s’il
doit persuader l’assistance. C’est pourquoi la bouleusis est

examen des moyens qui permettent d’atteindre cette fin, c’est


une recherche qui va de l’idée de la fin à la compréhension
des moyens à notre portée : elle porte autant sur les outils de
l’action (faut-il de l’argent ?) que sur l’action elle-même (com-
ment s’en servir ?). Si cette recherche rencontre une impossi-
bilité (il faut de l’argent, et je n’en ai pas), elle s’interrompt. Si,
en revanche, la délibération débouche sur l’aperception de
moyens en notre pourvoir, elle entraîne le « choix préféren-
tiel », la proairesis, qui est volontaire, mais qui ne s’identifie

pas simplement au volontaire (puisqu’un enfant veut aussi,


mais sans délibération), et qui porte sur les moyens possibles
de réalisation d’une fin par nous même : je souhaite la santé
downloadModeText.vue.download 449 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

447

et je fais le choix délibéré des moyens qui me permettent de


rester en bonne santé.

Thomas d’Aquin reprend et précise l’analyse aristotéli-


cienne de la structure de l’acte humain 2 en accentuant le rôle
de la volonté, qui fait acte d’intention, c’est-à-dire qui veut
la fin (qui est l’objet propre de l’intention) et les moyens
pour l’obtenir. L’acte volontaire simple de l’intention s’accom-
pagne du choix des moyens, l’« élection » (electio), acte mixte
d’intellect et de volonté. En effet, dans le terrain mouvant

des affaires humaines, l’élection doit être précédée d’abord


de la « délibération » (consilium) qui est étude des moyens
et qui s’achève en un ou plusieurs jugements sur les moyens
possibles de parvenir à la fin, auxquels la volonté donne
son consentement (consensus). Entre ces différents consen-
tements (s’il y a plusieurs moyens proposés par la raison)
la volonté choisit : c’est l’élection proprement dite, dont la
matière (la considération des moyens appropriés) est fournie
par l’entendement, mais dont la forme (ce choix des moyens
orienté par la fin choisie), qui en fait l’essence même, est un
acte de la volonté.

L’homme comme fin

Chez Kant, la distinction entre fin et moyen vient prendre une


place cruciale dans l’élaboration de la philosophie morale. La
volonté, faculté de se déterminer soi-même à agir selon la
représentation de la loi qui ne se trouve que chez les êtres
raisonnables, se détermine toujours en fonction d’une fin.
Le moyen est « le principe de la possibilité de l’action dont

l’effet est la fin » 3. On peut distinguer des fins subjectives,


qui reposent sur des mobiles liés au désir (je désire manger
un gâteau), et des fins objectives du vouloir, qui se fondent
sur des motifs valables pour tout être rationnel (je dois tenir
mes promesses). Les fins subjectives sont dites matérielles
en tant qu’elles sont liées à la nature particulière du sujet
et ne peuvent fournir de principes universels, valables en
tous temps et pour tout être raisonnable. En ce sens, elles ne
font pas loi. En revanche, les fins objectives sont formelles
puisqu’elles font abstraction de toutes les fins subjectives et
de la singularité du sujet. Les fins subjectives ne fondent que
des impératifs hypothétiques alors que les fins objectives sont
le principe des impératifs catégoriques de la moralité (voir
ces mots). Au principe de la moralité, on doit donc trouver
quelque chose qui n’est pas une fin relative, mais qui possède
une valeur absolue, qui soit fin en soi. Or, tous les objets
de notre inclination, que notre action peut acquérir, n’ont
qu’une valeur conditionnée et relative (à leur utilité, au désir
que nous en avons, etc.), ce sont des choses, qui peuvent tou-
jours être considérées simplement comme des moyens. Mais
les êtres raisonnables sont des personnes, des fins en soi,
dont l’existence n’est pas remplaçable par une chose équiva-
lente, qui ne sont jamais simplement des moyens. « L’homme,
et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et
non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté
puisse user à son gré ; dans toutes ses actions, aussi bien
dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui
concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être
considéré en même temps comme fin. »4

Colas Duflo

✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, L. III, chap. 1 à 8, tr. J. De-


fradas, Pocket, Paris, 1992.

2 Aquin, T. (d’), Somme théologique, Ia IIae, 12 à 15, Cerf, Paris,


1984.

3 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, tr. V. Del-


bos, 2e section, in OEuvres philosophiques, t. II, Gallimard, La

Pléiade, Paris, 1985, p. 292.

4 Ibid., p. 293.

! IMPÉRATIF, JUGEMENT, PERSONNE, VOLONTÉ

FINALISME

Substantif forgé au XXe s. à partir du syntagme « cause finale ».

GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE

Usage des causes finales comme fondements de l’expli-

cation de la nature des choses.

Chez Aristote, la cause finale n’est qu’une des quatre causes,


qui concerne la forme achevée d’une génération (et qui, dans
l’opération de l’art, peut aisément se confondre avec la cause

formelle) 1. Mais, référée à la providence, la considération des


causes finales des choses conduit à faire de toute explication
finaliste une tautologie (selon laquelle la chose existe parce

que son existence et sa nature correspondent aux fins du des-

sein divin). La critique de l’aristotélisme scolastique par les

modernes conduira donc à considérer comme véritablement

scientifique une attitude qui, s’interdisant le recours facile à


cette finalité transcendante, borne ses principes explicatifs
à l’immanence même de la chose expliquée. Le mécanisme
moderne se présente alors comme l’opposé du finalisme.

Cependant, entre un réductionnisme mécanique, dans

lequel il a lui-même versé, et l’abus du finalisme dans les

explications physiques, dont il entend se garder, Leibniz

considère que le recours aux causes finales est illégitime

dans le détail de la physique mais indispensable pour donner

aux êtres naturels un fondement métaphysique 2. On retrouve

chez Kant une position assez proche : Kant considère en

effet que si rien ne nous permet de déterminer, ni a priori ni

empiriquement, l’existence d’une fin matérielle de la nature,

en revanche nous avons besoin de postuler une telle finalité

objective « lorsqu’il s’agit de juger un rapport de cause à effet

que nous ne parvenons à considérer comme légal que si nous


posons au fondement de la causalité de sa cause l’idée de
l’effet comme condition de possibilité de cette causalité » 3. On

opère alors une fusion de la causalité effective et de la cau-

salité finale qui s’applique particulièrement aux êtres organi-


sés qui possèdent une force formatrice et sont à eux-mêmes
leur propre fin. Mais le finalisme n’est alors qu’une nécessité
interne de notre jugement, et c’est en tant que l’homme est

lui-même une fin qu’il soumet ultimement la nature à une

causalité finale.

▶ Le finalisme ainsi compris constitue une position qui dans

une large mesure recoupe l’attitude actuelle de la philoso-


phie naturelle : dans les sciences du vivant en effet il est
tentant d’utiliser une préconception de l’état achevé d’une
forme pour y rapporter tous ses états antérieurs. Le finalisme
général devient dans ce cas un principe téléonomique interne
aux processus de développement des êtres vivants. Mais,

en prédéterminant la « perfection » d’un être pour l’utiliser

comme principe explicatif de son devenir, le finalisme consti-

tuerait au fond le critère d’un changement de plan du dis-


cours (tout énoncé rapportant les êtres naturels à leur cause
finale prise comme leur authentique principe cesserait par là
downloadModeText.vue.download 450 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

448

d’appartenir à la seule science naturelle pour s’articuler à la


métaphysique).

Laurent Gerbier

✐ 1 Aristote, Physique, I, 3, tr. P. Pellegrin, GF, Paris, 2000,

p. 128 sq.

2 Leibniz, G.W., Discours de métaphysique, art. XIX, édition

G. Le Roy, Vrin, Paris, 1988, p. 55-57.

3 Kant, E., Critique de la faculté de juger, II, 1, § 63, tr. A. Philo-


nenko, Vrin, Paris, 1974, p. 186.

! CAUSE, ÉVOLUTION, MÉCANISME, ORGANISME

FINALITÉ

MORALE

Comme caractère de ce qui tend à un but, le terme

décrit d’abord l’action humaine volontaire qui adapte les

moyens en vue de la fin poursuivie.

Colas Duflo

! FIN / MOYEN

FINI

Participe substantivé de finir, du latin finire, « borner », « terminer ».

Globalement, l’Antiquité conçoit le fini comme une perfection, un achè-


vement, l’accomplissement d’une essence, toujours finie, par opposition
au donné empirique, disparate, infini et sans limites ; partant,
indéterminé,
vague et confus. La philosophie moderne, sur fond de judéo-christia-
nisme, voit dans le fini une limitation entendue comme imperfection,
inachèvement, contrairement à l’infini divin, absolu. C’est l’homme qui
est l’être fini par excellence, en ce que lui seul, comme être raisonnable,
se sait tel.

GÉNÉR.

Ce qui a des limites, quantitatives ou qualitatives. La


pensée du fini est fondamentale en philosophie, dans l’éla-
boration d’une théorie de la connaissance.

Chez Descartes, l’idée de l’infini étant en moi avant même


celle du fini, l’ego cogito, en même temps qu’il reconnaît
l’existence nécessaire de Dieu, se sait par là même borné,
imparfait et, donc, sujet à l’erreur 1.

Avec Kant 2, la finitude prend valeur positive dans la théo-


rie de la connaissance, en ceci que l’homme n’est libre qu’en
tant qu’il est un être raisonnable et fini, dont le corollaire est
la limitation de sa connaissance possible aux seuls phéno-
mènes, qui permet alors d’assigner à l’idée d’infini sa valeur
légitime, régulatrice, sans que jamais celle-ci ne puisse être
absorbée dans un discours totalisant, la pensée restant en
effet ancrée dans cette finitude qui ouvre la raison sur son
usage pratique, sur la liberté.

Contre cette conception, Hegel 3 en revient à l’idée d’un


fini comme détermination et, partant, négation. Dépasser ce
moment négatif ne peut s’effectuer qu’au sein de la dialec-
tique, qui permet de se hisser au savoir absolu de la totalité
englobant en elle les moments du fini tout en les dépassant.
C’est le mouvement de l’Aufhebung.

L’infini effectif, le Logos, est celui que la dialectique hé-


gélienne se propose de saisir. C’est donc bien à partir de
l’infini accessible au Logos qu’il faut cerner le fini pour le
comprendre.

Heidegger 4 propose, lui, de revenir à l’idée d’une contin-


gence inéluctable du Dasein (être-là) en tant que son essence
réside dans la temporalité, et ne saurait donc être assignable.

L’homme parce qu’il est fini, a donc toujours à se faire, et

ne saurait faire l’objet d’une définition. Cette facticité, (cette

contingence), l’être-là l’expérimente dans le souci, l’an-

goisse. Coupé de tout rapport à l’infini, par cela même que


le Dasein, comme être-pour-la-mort, est temporalité et donc
finitude inéluctable, le fini demeure la seule aune à laquelle

il est possible de ramener le discours sur l’être.

Christelle Thomas

✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, IIIe Méditation,


édition Adam &amp; Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX.

2
Kant, E., Critique de la raison pure, tr. Barni &amp; Archam-

bault, GF, Paris, 1987 ; Critique de la raison pratique, tr. F. Pica-

vet (1943), PUF, Paris, 1989.

3 Hegel, G. W. F., Phänomenologie des Geistes (1806), trad. J.-

P. Lefebvre (« La phénoménologie de l’esprit »), Aubier, Paris,

1991.

4 Heidegger, M., Être et Temps, § 10, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris,

1987.

Voir-aussi : Pascal, Bl., Pensées, dans les OEuvres complètes, édi-


tion L. Lafuma, Seuil, Paris, 1963.

Platon, Philèbe, tr. A. Diès (1941), Les Belles Lettres, Paris, 1993.

! CRITIQUE (PHILOSOPHIE), EXISTENCE, FACTICITÉ, INFINI, LIMITE

MATHÉMATIQUES

Ce qui admet des bornes.

La discussion philosophique sur le fini a inversé l’attribution


des valeurs positives et négatives affectées au couple (fini

/ infini). Si, chez Aristote 1, le fini est la marque positive du


monde existant, la marque de l’achèvement et de la perfec-

tion, si donc l’actualisation se réalise dans la finitude, la pen-


sée moderne attribue bien plutôt à l’infini les caractères de la
perfection : Dieu d’abord, substance parfaite est infini. Avec

Descartes, le monde lui-même n’est pas fini mais sa non-


finitude, mêlée d’une certaine confusion est dite indéfinie :
« pour signifier seulement n’avoir point de fin, ce qui est

négatif [...] j’ai appliqué le mot d’indéfini » 2.

Le monde est pensé comme un cosmos fini jusqu’au


milieu du XVIIe s., malgré les thèses atomistes antiques, les
suggestions de N. de Cues 3 et les hésitations de Copernic. Sa
limite ou frontière, la voûte des étoiles fixes est alors rejetée
jusqu’à ce qu’une autre forme de limite (en expansion) soit
rendue à l’univers par la théorie du big-bang.

En mathématiques, la définition du fini – par opposition


à l’infini – est issue d’une remarquable exploitation des para-
doxes associés aux « ensembles » infinis. Galilée avait déjà
insisté sur le fait que les nombres en général pouvaient être
mis en correspondance bijective avec les nombres carrés qui
n’en sont qu’une petite partie. Dedekind 4 propose comme
définition des systèmes fini et infini : « Un système est dit
infini quand il est semblable à une de ses parties propres ;
dans le cas opposé, il est dit fini ». On dirait aujourd’hui qu’un
ensemble est infini s’il est en bijection avec une de ses parties
propres ; sinon, il est fini.

En se donnant (comme l’accordent toute axiomatisation

de l’arithmétique) le nombre fondamental 0 et l’application

successeur φ (o), on peut définir un nombre entier fini ain-

si : c’est un nombre cardinal contenu dans toute classe S qui

contient 0 et qui contient φ (n), si elle contient n.

Une difficulté est apparue quant à l’énoncé d’existence

des ensembles infinis : Dedekind, Bolzano chercheront en

vain à le démontrer, jusqu’à ce qu’il faille admettre qu’un


downloadModeText.vue.download 451 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

449

axiome était nécessaire, ce que fera Zermelo, en 1908, en


axiomatisant la théorie des ensembles.

Vincent Jullien

✐ 1 Aristote, Métaphysique, ?, 16-17, tr. J. Tricot, Vrin, Paris,


1986, vol. I, p. 298-301.

Descartes, R., Lettre à Clerselier, édition Adam &amp; Tannery,


Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. V, p. 356.

3 Cues, N. de, De la docte ignorance (1440), II, 2, tr. M. de Gan-


dillac, OEuvres choisies de Nicolas de Cues, Aubier, Paris, 1942.

4 Dedekind, Was sind und was sollen die Zahlen (1872), no 64.

! INDÉFINI, INFINI, LIMITE, NOMBRE

FINS (RÈGNE DES)

! RÈGNE DES FINS

FIXE (IDÉE)

! IDÉE

FLOU (LOGIQUE DU)


Du flamand flauw, « faible ».

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

Flou est la propriété d’un concept dont l’extension n’est


pas strictement délimitée, c’est-à-dire tel qu’il existe des
objets à propos desquels la question de savoir s’ils satis-
font le concept en question reste indécidable, même en

présence de toute l’information envisageable relative à

ces objets ; ainsi, le concept jeune est flou (on dit encore :
vague), puisque certains individus humains (par exemple

ceux qui sont âgés de 8 ans) appartiennent certainement à


son extension, que d’autres (ceux qui sont âgés de 70 ans)
ne lui appartiennent certainement pas, mais que d’autres
encore (ceux qui sont âgés, par exemple, de 30 ans) consti-

tuent des cas limites, c’est-à-dire des cas à propos desquels

il est impossible de trancher sans arbitraire la question de


savoir s’ils sont jeunes ou pas.

Une illustration fameuse des problèmes logiques soulevés par


les termes flous concerne le concept de tas. Le paradoxe
(« sorite ») auquel il donne lieu repose sur la contradiction
entre les trois énoncés suivants, dont chacun semble pour-
tant acceptable : 1) un grain de blé ne fait pas un tas ; 2) si
une collection de grains n’est pas un tas, ce n’est pas l’ajout
d’un seul grain qui en fera un tas ; 3) la réunion d’un million
de grains forme un tas. L’enchaînement (« polysyllogisme »)
d’un million d’inférences successives fondées sur la seconde
prémisse du paradoxe conduit, en partant de la première pré-
misse, à nier la troisième. Cette possibilité de passer par tran-
sitions insensibles d’un cas où le concept flou ne s’applique
pas à un cas où il s’applique, a incité les logiciens classiques à
exclure de tels concepts, et il faut attendre la période contem-
poraine pour voir proposer des systèmes logiques spécifi-
quement appropriés au traitement des termes flous : logiques
plurivalentes, sémantiques des « supervaluations », théorie des
ensembles flous.

Jacques Dubucs

✐ Dubucs, J., « Logiques non classiques », in Dictionnaire des


mathématiques, Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, Pa-
ris, 1998, pp. 319-362.

! EXTENSION

FLUX

Du latin classique fluxus, « écoulement d’un liquide », voc. médical,


Ier quart du XIVe s.

PHILOS. CONTEMP., HIST. SCIENCES

Mouvement des fluides, des ondes, et finalement de tout


type d’éléments soumis à une dynamique d’ensemble ; le
flux de la subjectivité précède et fonde idéalement toute
détermination statique, à moins que le sujet ne soit lui-
même qu’un effort visant à canaliser une multiplicité

réelle de flux divergents.

Le flux est initialement, en médecine, l’écoulement d’un li-


quide organique (d’une humeur) hors de son réservoir natu-

rel. Deux couples fondamentaux de la mécanique classique,

celui du flux et du reflux (phénomènes hydrographiques


liés au mouvement des planètes) et celui de l’équilibre et
de l’écoulement des fluides (les deux problèmes de l’hy-

draulique) généralisent l’utilisation du terme 1. Poursuivant

cet effort de généralisation et de quantification, la physique


actuelle définit le flux comme le nombre de particules qui
traversent le segment d’un faisceau en un temps donné (flux
de lumière). Sur ce modèle, le terme est utilisé pour désigner

toute quantité mesurable d’éléments transitant à l’intérieur

d’un système (flux de monnaie, de voyageurs, etc.).

Cependant, la philosophie post-kantienne, considérant


que toute détermination objective implique une fixation de
la variabilité du donné dans le temps, entend remonter géné-

tiquement jusqu’au flux non-objectivable et non-quantifiable


de la vie subjective. Ce thème, très présent chez Fichte 2, ex-
plique la prédilection des romantiques pour les flots impé-
tueux, mais aussi la fluidité du système chez Hegel. Plus tard,

chez Husserl 3, le flux constitutif du temps dans la conscience

pure offre un champ originaire aux flux multiples des actes


constitutifs d’objets. L’intuition bergsonienne 4 rejoint égale-
ment notre courant de conscience, lequel découle d’un élan
vital qui s’est frayé un chemin à travers l’inertie (ou plutôt
le flux inverse) de la matière ; la durée et la vie sont ainsi

des multiplicités qualitatives qui doivent perdre en intensité


pour se muer en éléments déterminables (états, positions,
concepts, espèces) sur le plan homogène de la causalité
mécanique.

Deleuze et Guattari 5 ont réactivé tous les sens du terme.

Le sujet s’efface devant la multiplicité des flux organiques,


circulant toujours d’une machine-organe à une autre (le sein
produit un flux de lait, que la bouche du nourrisson pré-
lève et coupe). Cette mécanique des fluides s’étend de la
dynamique du désir aux autres domaines. L’économie traite
de flux d’argent, de marchandises et de personnes ; l’État
canalise le flux des rivières, puis continue avec les flux éco-
nomiques et les flux de population ... Aux efforts réactifs
voués à la capture des flux et à leur convergence vers un
centre unique, s’oppose leur distribution divergente sur un
espace lisse. D’un côté, l’organisme, l’irrigation sédentaire et
la course ; de l’autre, la circulation des désirs sur un corps
sans organes, le passage nomade d’un puits à l’autre et le
surf. On peut finalement dire que les flux divergent vis-à-
vis des codes ; l’inertie implique alors un surcodage, et le
dynamisme ne consiste pas à tout décoder (tout déréglemen-
ter) mais à évaluer les lignes de décodages, à la fois sources

d’intensité et de dangers nouveaux.

Jérome Lèbre

✐ 1 Descartes, R., Le Monde ou traité de la lumière et Traité de


l’homme, in OEuvres philosophiques, I, Bordas, Paris, 1988. Coll.
downloadModeText.vue.download 452 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

450

Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et


des métiers – Diderot et d’Alembert, éd. numérique, Marsanne,
Redon, 1999 ; Article « flux et reflux » et articles des rubriques

« Mécanique », « Physique », « Hydraulique ».

2 Fichte, J.G., La Théorie de la science, Exposé de 1804, trad. fr.

D. Julia, Aubier, Paris, 1967.

3 Husserl, E., Leçons pour une phénoménologie de la conscience


intime du temps, trad. fr. H. Dussort, PUF, Paris, 1964.

4 Bergson, H., L’Évolution créatrice et La Pensée et le mouvant,


in OEuvres, PUF, éd. du Centenaire, Paris, 1959.

Deleuze, G. et Guattari, F., L’Anti-OEdipe, Paris, Les Éditions de


Minuit, 1972 et Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1980.

FOI

Du latin fides, « confiance », « fidélité ».

PHILOS. RELIGION

Attitude de l’esprit qui conjoint la fidélité à l’engage-

ment, la croyance en l’existence de Dieu et la confiance


dans sa justice.

Le mot hébreu hemeth, qui désigne dans l’Ancien Testament


la foi ou la fidélité, renvoie à la promesse passée entre Dieu

et son peuple. Cependant la foi prend tout son sens dans le

christianisme, dans la mesure où ce dernier se conçoit histo-

riquement comme le nouvel âge de la promesse, dans lequel

la « justice de la loi » est remplacée par la « justice de la foi » 1.


La foi se substitue ainsi aux oeuvres, qui ne manifestent pas

l’adhésion véritable du coeur : c’est de la méditation de Paul


qu’est ainsi issue la théologie luthérienne, dans laquelle la
foi constitue une véritable régénération du pécheur en un

« nouvel homme » 2.

Dans cette perspective, la foi se substitue également à

l’oeuvre de la raison : Luther rejette ainsi les tentatives scolas-


tiques pour « raisonner » la croyance et l’adhésion du coeur.
Pourtant la conciliation de la foi et de la raison, dans laquelle

c’est la foi elle-même qui recherche l’intelligence 3, est un des


piliers de la théologie chrétienne. Dans le débat moderne
entre une conception mutuellement exclusive de la foi et de
la raison (conception qui considère généralement la foi du

point de vue de l’affect intérieur) et une conception concilia-

trice (dans laquelle la raison ne fait qu’établir discursivement


ce dont la foi délivre toujours déjà la calme certitude4), c’est
une limite de la raison par la foi qui se dégage peu à peu.

Kant fait de cette limitation un usage critique, en déter-

minant ce qui relève des attributions légitimes de la raison

humaine, et en accordant que la croyance seule, c’est-à-dire

le passage à l’attitude pratique, détermine la possibilité pour


nous d’outrepasser cette limite. Le fameux aveu « j’ai donc dû
supprimer le savoir pour lui substituer la croyance »5 ne fait
qu’introduire à la foi rationnelle, c’est-à-dire à cette confiance
en l’existence indémontrable d’une liberté réellement incon-
ditionnée en l’homme.

Laurent Gerbier

✐ 1 C’est un thème fondamental chez saint Paul (en particulier


dans l’Épître aux Romains).

2 Luther, M., Préface à l’épître de saint Paul aux Romains


(1522), tr. Ph. Büttgen, dans De la liberté du chrétien, Seuil,
Paris, 1996, p. 84 sq.

3 Le premier titre de l’opuscule de saint Anselme consacré à la


preuve de l’existence de Dieu est Fides quaerens intellectum,
« la foi à la recherche de l’intelligence » (expression empruntée
à saint Augustin).

4 Leibniz, G. W., Théodicée, « Discours de conformité de la foi


avec la raison », édition J. Brunschwicg, GF, Paris, 1969, p. 50 sq.

Kant, E., Critique de la raison pure, préface de 1787, tr. Barni


&amp; Archambault, GF, Paris, 1987, p. 49.

! AMOUR, CROYANCE, FIDÉISME, GRÂCE, RELIGION


FOLIE

De l’ancien fr. fol, « fou », lui-même issu du latin follis, « sac ou


ballon plein
d’air », par métaphore.

L’étymologie de « fou » renvoie à sac plein d’air, mais ce sac n’est pas
seulement l’emblème du vide ou du creux, c’est aussi une déclinaison

de la figure pneumatique de l’esprit. Ce vent dans un sac est l’image


d’un souffle enfermé, d’une circulation de l’esprit qui est empêchée (ou
délibérément inversée dans la folie carnavalesque1). On peut concevoir
cet empêchement comme l’effet d’un conflit des passions obscurcissant
la raison (à la manière stoïcienne), ou plus généralement comme une
ombre que le corps fait peser sur l’âme, mais la radicalité même de ces
approches oblige la philosophie à envisager toujours la possibilité que la

pensée soit naturellement folie 2.

GÉNÉR., PSYCHOLOGIE

Perte de la raison.

La notion désigne de façon informelle la perte de la raison


(pas son échec, qui est l’irrationalité), sans la nuance de mala-
die mentale formellement stable de « psychose ». Chez Pinel
et Esquirol, les « folies essentielles » désignaient les folies sans
lésion cérébrale ni fièvre, authentiquement mentales. Les
dénominations psychiatriques qui s’y référeraient ont peu à
peu reculé (la « folie circulaire » est devenue la psychose
maniaco-dépressive, les « folies raisonnantes » sont devenues
les délires paranoïaques, etc.). « Folie » en effet garde une
nuance morale (« folie aux yeux du monde, sagesse devant
Dieu » de l’Évangile, « folie morale », désignant au XIXe s. divers
comportements pervers) et normative, avec la connotation
transgressive qu’elle a chez Érasme.

▶ L’usage antipsychiatrique du mot (Laing) sous-entend que


le fou est arbitrairement exclu par la société dont il gêne le
conformisme. Mais la folie est plus problématique quand les
facultés y sont conservées, sinon exaltées, au service de la
poursuite systématique de buts délirants. Ce ne sont plus alors
les conventions sociales qu’elle dérange, mais l’intangibilité
et l’autofondation de la raison. Les exemples canoniques de
« folie raisonnante », sans hallucinations, donnés par Sérieux
et Capgras, sont Rousseau et Strindberg (tous deux atteints de
délire de persécution). Il peut être alors difficile à l’expert de
discriminer folie et lucidité parfaite ; c’est le cas du testament
haineux du persécuté, ou de certains revendicateurs, juristes
brillants, dans la « folie des procès » (paranoïa quérulente). La
notion d’« aliénation mentale » devient éventuellement inadé-

quate, dans la mesure où l’interprétation des faits (toujours


négative et source de la réaction violente du malade) est par-
fois équivoque : seul un diagnostic structural de psychose,
mobilisant une théorie explicite du sujet, permet de qualifier

la pathologie (Lacan), même si le sujet a, par ailleurs, des

motifs objectifs de réagir.


Pierre-Henri Castel

✐ 1 Brant, S., La nef des fous (1494), tr. N. Taubes, José Corti,
Paris, 1997 ; Érasme, Éloge de la folie (1509), tr. P. de Nolhac,
GF, Paris, 1964.

2 Aristote, Problème XXX, tr. J. Pigeaud, sous le titre, L’homme


de génie et la mélancolie, Rivages-Payot, Paris, 1988 ; Descartes,
R., Méditations métaphysiques, I, édition Adam &amp; Tannery,
Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX, p. 14.
downloadModeText.vue.download 453 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

451

Voir-aussi : Foucault, M., Histoire de la folie à l’âge classique,


Gallimard, Tel, Paris, 1972.

Lacan, J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la


personnalité, Seuil, Paris, 1980.

Pigeaud, J., La Maladie de l’âme. Essai sur la relation de l’âme


et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Les
Belles Lettres, Paris, 1981.

Sérieux, P., et Capgras, J., Les folies raisonnantes, J. Laffitte, Mar-

seille, 1982.

Swain, G., Le sujet de la folie, Privat, Toulouse, 1978.

! DÉRAISON, PSYCHOSE, RAISON

FONCTION

Du latin functio, « accomplissement ». Terme introduit par Leibniz et


Bernoulli à la fin du XVIIe s.

MATHÉMATIQUES

Procédé qui fait correspondre à tout élément d’un en-


semble, un élément d’un second ensemble.

Le concept de fonction mobilise celui d’ensemble et on ne


saurait retenir l’idée trop vague de correspondance ou de
dépendance entre des quantités comme directement annon-
ciatrice de la fonction mathématique. On peut considérer
qu’une première présence implicite des fonctions se ren-
contre dans la théorie et dans les graphiques de la théorie
de la latitude des formes élaborée au XIVe s., dans les écoles
d’Oxford et de Paris. Avec la loi de la chute des graves, telle
que l’énonce Galilée, plusieurs des éléments constitutifs de la
fonction sont présents : le temps sert de variable et la relation
formelle qui associe les espaces parcourus au temps de chute
est nettement « pensée comme une règle fonctionnelle » 1.
D’origine cinématique est aussi la relation logarithmique que
J. Napier invente entre deux mouvements, vers 1615. Avec
Descartes, un nouveau pas, purement mathématique, est
franchi puisqu’on lit à la fin du livre I de la Géométrie de 1637
« prenant successivement infinies diverses grandeurs pour la
ligne y, on en trouvera aussi d’infinies pour la ligne x ». C’est
avec Newton et surtout Leibniz que les lois de variations de
type fonctionnelle deviennent explicites ; le terme apparaît
sous la plume de celui-ci dans un manuscrit de 1673, inti-
tulé justement la Méthode inverse des tangentes ou à propos
des fonctions. J. Bernoulli peut donner la définition suivante :
« On appelle fonction d’une grandeur variable une quantité
composée, de quelque manière que ce soit, de cette grandeur

variable et de constantes » 2.

Le concept fonctionnel va considérablement déborder le


cadre de cette définition : il faudra admettre qu’une fonc-
tion peut bien avoir plusieurs expressions analytiques, qu’elle
peut être algébrique en certaines parties de son domaine et
transcendante sur d’autres, qu’elles peut être continue sans
être partout dérivable etc. Dirichlet, à partir de l’idée de Fou-
rier selon laquelle « toute fonction d’une variable peut être
représentée par une série trigonométrique », publie, en 1829
un mémoire capital qui permet de circonscrire précisément
les questions centrales de la théorie des fonctions : séparation
des notions de continuité et de dérivabilité, caractérisation
de l’ensemble des points où une fonction est discontinue,
de l’ensemble de ses extrema. Il produit l’exemple célèbre
d’une fonction définie sur et discontinue en chacun de ses
points : celle qui associe 0 à tout rationnel et 1 à tout irra-
tionnel. Les travaux ultérieurs de Cauchy, Riemann et Weiers-
trass introduisent les fonctions à variables complexes, puis les
méthodes de prolongement analytique permettant – en prin-

cipe – de déduire, à partir de la connaissance locale d’une


fonction n’ayant pas trop de points critiques, sa valeur en tout

point où elle est définie.

Vincent Jullien

✐ 1 Dahan-Dalmedico A., et Peiffer, J., Une histoire des mathé-


matiques, Seuil, Paris, 1986, p. 212.

2 Ibid., p. 218.

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Opération mathématique importante qui donna nais-


sance au concept central de la logique contemporaine.
Une fonction numérique du type y = f(x) permet le choix

d’une unique valeur y pour un argument x donné. Ainsi,


pour y = x 2, si x = – 1, alors y = (– 1) 2 = 1 ; si x = 0, y = 0 ; si

x = 1, y = 1 ; etc. Ce parcours de valeurs peut être représen-


té géométriquement par une parabole dont chaque point
correspond à un x et à la valeur y associée.

Frege procéda à l’extension de la fonction mathématique


pour définir la fonction logique 1. Soit l’égalité x2 = 1. Elle peut
être considérée comme une fonction du nombre x qui admet

pour valeurs non plus des nombres, mais une des deux va-

leurs de vérité, le Vrai ou le Faux : si x = – 1, f(x) = V ; si x = 0,

f(x) = F ; si x = 1, f(x) = V, etc. Il suffit alors de remplacer


l’argument numérique par un argument d’objet pour obtenir

un schème d’analyse universel. Ainsi, « (x) conquit la Gaule »

est une fonction purement logique, i.e. un concept [Begriff]

qui prend les valeurs Vrai ou Faux selon les arguments d’ob-
jet qu’on lui assigne : si x = César, F(x) = V ; si x = Platon,

F(x) = F, etc. Par lui-même, le concept est insaturé, ce qu’on


peut représenter ainsi : « ( ) conquit la Gaule », l’objet qui
tombe sous lui le sature. Au concept frégéen répond chez
Russell la fonction propositionnelle, i.e. une fonction logique
F(x) qui engendre des propositions par substitution à sa(ses)
variable(s) de valeurs d’individus 2.

Évitant les ornières de l’analyse traditionnelle de toute


proposition en sujet / copule / prédicat, l’analyse fonction-
nelle contemporaine permet aussi bien d’engendrer des pro-
positions prédicatives au moyen de fonctions à une variable
d’individu : F(x) que des propositions relationnelles par des

fonctions à deux variables d’individu F(x,y), i.e. R(x,y), ou


plus, F(x,y,z), F(x,y,z,t), etc.

Denis Vernant

✐ 1 Frege, G., « Fonction et concept » (1891), in Écrits logiques

et philosophiques, trad. Imbert, C., Paris, Seuil, 1971, pp. 80-101.

2 Russell, B., « Principes des Mathématiques », chap. II, § 22,


in Écrits de logique philosophique, trad. Roy, J.-M., PUF, Paris,

1989, pp. 42-43.

! VARIABLE

BIOLOGIE

Dans la totalité complexe d’un organisme, activité spé-

cifique d’un organe, faite en vue de la structure complète

qui en recueille les effets.

! ORGANISME

FONCTIONNALISME

PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE


Stratégie de caractérisation des phénomènes mentaux
fondée sur l’idée que ce qui est essentiel à la définition d’un
downloadModeText.vue.download 454 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

452

état mental est son rôle ou sa fonction au sein d’un sys-


tème cognitif.

L’un des avantages du fonctionnalisme est de permettre de

définir les états mentaux, en partie par le rôle qu’ils jouent


les uns par rapport aux autres et non plus seulement, comme

dans le béhaviorisme, par leurs relations à des stimulations

sensorielles et à des comportements. On peut, par exemple,

définir l’intention en disant qu’elle est produite sur la base de

croyances et de désirs, et contribue à la production d’actions.

Le fonctionnalisme autorise également une forme non réduc-

tionniste de matérialisme. Il permet de soutenir que chaque

état mental est identique à un état physique qui le réalise,

mais que différents exemplaires d’un même type d’état men-

tal peuvent avoir des réalisations physiques différentes (thèse

de multi-réalisabilité). On peut ainsi définir un niveau d’expli-


cation psychologique relativement autonome par rapport à

un niveau d’explication physiologique sous-jacent. Il existe


diverses manières de faire intervenir des considérations fonc-

tionnelles dans le domaine du mental. Le fonctionnalisme

conceptuel de D. Armstrong et de Lewis 1 propose que les

concepts mentaux soient définis par la place qu’ils occupent

dans le réseau de concepts formé par la psychologie de sens

commun. Le fonctionnalisme machinique, prôné par H. Put-

nam 2 dans l’un des premiers manifestes fonctionnalistes,

considère les états mentaux comme équivalents à des états

fonctionnels ou logiques d’un automate probabiliste. Enfin,

le psychofonctionnalisme s’intéresse aux relations entre états

mentaux que peut mettre à jour une psychologie scientifique


empirique 3. Beaucoup de philosophes pensent toutefois
qu’une approche fonctionnaliste ne permet à elle seule de
rendre compte ni de l’intentionnalité des états mentaux, ni
des aspects phénoménaux de la vie mentale.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 Lewis, D., « Psychophysical and theoretical Identifications »,

Australasian Journal of Philosophy, 50, pp. 249-258.

2 Putnam, H., « Minds and Machines », in Mind, Language and


Reality, Cambridge University Press, Cambridge, 1975, pp. 362-
385.

3 Block, N., « What is Functionalism ? », in N. Block (éd.), Rea-


dings in Philosophy of Psychology, vol. I, Harvard University
Press, Cambridge (MA), 1980.

Voir-aussi : Pacherie, E., « Fonctionnalismes », Intellectica, 21,


1995.

! EXTERNALISME / INTERNALISME, INTENTIONNALITÉ,


MATÉRIALISME, QUALIA

SC. HUMAINES, SOCIOLOGIE

Dans le domaine des sciences humaines et sociales,


plus particulièrement en sociologie et en anthropologie, le
concept de fonction renvoie simultanément à un principe

de méthode ; l’analyse fonctionnelle, à un mode d’expli-

cation ; l’explication fonctionnelle, et à un parti pris théo-

rique : le fonctionnalisme.

L’analyse fonctionnelle consiste à traiter d’un fait social ou


culturel sous l’angle des relations qu’il entretient, dans le
présent, avec d’autres faits sociaux ou culturels au sein d’un
ensemble dont il n’est pas nécessaire de postuler qu’il est en-
tièrement organisé en système. La notion de fonction désigne
ici le rapport de dépendance, au moins partiel, entre les com-
posants d’une même réalité. L’analyse fonctionnelle équivaut
donc à replacer les phénomènes à étudier dans leur contexte.

En ce sens, tout essai de compréhension d’une réalité sociale


mobilise l’analyse fonctionnelle.

L’explication fonctionnelle vise à rendre intelligible une


institution sociale ou culturelle en spécifiant sa contribution
au fonctionnement de la société où elle est présente. Alors

que l’analyse fonctionnelle tire sa légitimité de l’idée selon


laquelle les éléments d’une réalité sociale s’agencent selon
une certaine logique de configuration à découvrir, l’explica-
tion fonctionnelle repose sur la présupposition d’une logique
d’utilité assemblant des éléments dont la coexistence présen-
terait la caractéristique d’être orientée vers un but (la conti-
nuité, la stabilité, l’intégration, l’adaptation, etc.). C’est bien
pourquoi le rôle rempli par l’un de ces éléments, sa fonc-

tion dans une acception empruntée à la biologie, pourrait en


expliquer la présence. Dans la mesure où la référence à la
fonction permet de livrer une explication à l’existence d’une
institution dont on ignore l’origine et les développements his-
toriques, l’explication fonctionnelle a été particulièrement à
l’honneur en anthropologie, notamment en Grande-Bretagne

(Malinowski 1, Radcliffe-Brown).

Une théorie fonctionnaliste est un corps de doctrine


consignant une portée étiologique à la fonctionnalité : la
fonction d’une institution en expliquerait l’apparition. Cette
version forte du fonctionnalisme requiert l’adoption de trois
postulats d’inspiration organiciste : 1) le postulat de l’unité

fonctionnelle de la société selon lequel cette dernière serait


entièrement structurée ; 2) le postulat de la généralisation du
fonctionnement selon lequel chaque élément d’un système
social exercerait une fonction déterminée au service d’une fi-
nalité d’ensemble ; 3) le postulat d’existence nécessaire selon
lequel chaque élément, parce que présent et donc fonction-
nel, serait une partie indispensable du tout (Merton 2, 1957).

Le fonctionnalisme a fait l’objet de nombreuses critiques.


Force est toutefois de reconnaître que déjà Durkheim 3 (1895)
avait gommé la dimension téléologique de la notion de
fonction, conçue comme fin intentionnellement recherchée
(Spencer), en lui donnant le sens de conséquence objective-
ment constatable. De la même façon, Durkheim avait désac-
tivé le pouvoir explicatif étiologique prêté à la détermination
de la fonction, en stipulant qu’aucune fonction ne saurait pré-
déterminer la structure susceptible de la remplir (argument
des mutations fonctionnelles et des équivalents fonctionnels),

pas plus qu’une structure ne saurait être caractérisée par son


seul emploi fonctionnel (argument des survivances).

▶ Alors que le fonctionnalisme en sciences humaines et


sociales paraissait discrédité, et sa critique un exercice qua-

siment obligé, le débat a rebondi avec l’émergence des


sciences cognitives et l’ambition de « naturaliser » certains do-

maines de recherche à l’aide des enseignements des sciences


de la vie dans une perspective évolutionniste, c’est-à-dire en
faisant référence à un processus de sélection. Assigner une

fonction à une structure consiste alors à décrire un état de

choses présent en renvoyant à un état de choses futur, que


cette structure aurait pour finalité de contribuer à réaliser.
Pour les tenants d’une telle approche, notamment en psycho-
logie et en anthropologie cognitives, il s’est agi de lever la
suspicion pesant sur la validité des explications fonctionna-
listes, renouant qui plus est avec la téléologie. La discussion
s’est plus particulièrement concentrée sur la distinction entre
énoncés causaux et fonctionnels, sur la question de savoir
s’il est possible d’éliminer ce qu’il y a de relatif à l’obser-
vateur et à son système de valeurs (la valeur de survie, par
downloadModeText.vue.download 455 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

453

exemple, ou d’adaptation) dans l’assignation d’une fonction


à une structure, ou s’il fallait se résoudre à admettre que,
selon les termes du philosophe J.R. Searle 4 (1995), « en ce qui
concerne la nature de manière intrinsèque, il n’y a pas de faits
fonctionnels au-delà des faits causaux ».

Gérard Lenclud

✐ 1 Malinowski, B., A Scientific Theory of Culture (1944), Ox-


ford University Press, New York, trad. Une théorie scientifique
de la culture, Maspero, Paris, 1968.

2 Merton, R. K., Social Theory and Social Structure (1957), The


Free Press, Glencoe, trad. Éléments de théorie et méthode socio-
logique, Plon, Paris, 1965.

3 Durkheim, E., les Règles de la méthode sociologique (1895),

PUF, Paris, 1997.

4 Searle, J. R., The Construction of Social Reality, The Free Press,


New York, trad. la Construction de la réalité sociale, Gallimard,

Paris, 1998.

Voir-aussi : Wright, L., « Functions », in The Philosophical Review,


82, no 2, 1973, pp. 137-168.

FONDEMENT

Du latin fundamentum, « fondation ».

La réflexion sur la connaissance a longtemps eu pour ambition de garan-


tir les énoncés scientifiques par le recours à des instances infaillibles
(Dieu, l’intuition intellectuelle, la conscience pure, etc.). La pensée
contemporaine a dû cependant s’acheminer vers une conception plus
souple et instrumentale de la notion de fondement.

GÉNÉR.

Ce qui sert de base à une chose ou à la connaissance


qu’on en prend.

Le fondement procède d’une métaphore architecturale, qui


conduit à considérer la structure de ce qu’il fonde du point
de vue d’une organisation spatiale (par opposition avec le
principe qui vise cette structure d’un point de vue métapho-
riquement temporel). Ce rôle se dédouble, selon que l’on
considère le fondement comme ce par quoi une chose peut
se tenir dans l’être, ou comme ce sur quoi on peut bâtir une
connaissance ou un jugement.

Dans le premier cas, le fondement de l’être désigne ce sur


quoi reposent ultimement les choses. Fondement n’est pas
fonds : on a bien affaire à un socle et pas à une source. De
ce point de vue, la question métaphysique du fondement est
celle de la substance : ainsi sur la substance aristotélicienne 1
les accidents peuvent « se tenir », de même que chez Des-
cartes les qualités secondes que saisit la perception trouvent
leur consistance dans la substance étendue appréhendée par
l’entendement 2. La considération du fondement sert alors à
distinguer la chose même de sa superficie contingente : la
chose est en ce sens un fondement, que l’on rencontre enfin
après avoir traversé les apparences. Mais ces « supports » eux-
mêmes peuvent exiger leur propre fondation, et la recherche
d’un fondement non fondé devient alors un exercice transitif
aussi infini que la quête d’une première cause non causée ou
d’un premier principe non principié.

Dans le second cas, le fondement de la connaissance


désigne ce sur quoi l’on peut s’appuyer pour commencer
à penser ; fonder est en ce sens un geste constant de la
philosophie, et un grand nombre d’oeuvres philosophiques
ne se présentent précisément que comme des fondements.
Contrairement au principe, le fondement une fois la fonda-
tion opérée ne persiste pas dans le fondé comme sa règle ;
en revanche, il se présente comme une raison, qui donne

dans la base la direction dans laquelle poursuivre l’édifice

(ainsi le cogito fonde l’enquête de Descartes et lui fournit le


critère de l’évidence comme expérience gnoséologiquement
solide, à partir de laquelle on peut s’élever dans l’ordre des

connaissances3). Alors la raison elle-même se laisse appré-

hender comme un approfondissement.

Ces deux pistes différentes sont en réalité convergentes,


dans la mesure où ce qui est métaphysiquement fondé est
aussi ce qui peut à son tour servir de fondement à une
construction de la pensée : « toute prédication véritable a
quelque fondement dans la nature des choses » 4. Ainsi l’archi-
tecture du réel est analogue à l’architecture de la pensée,
toutes deux se rejoignant dans un usage commun de la méta-
phore architecturale (on pense à la « cathédrale » logique de

la Somme théologique de saint Thomas 5, où à la présence


chez Kant d’une architectonique qui assimile l’organisation
de la connaissance à l’étagement d’un bâtiment). Mais cette
convergence recouvre également l’attitude commune à la fon-

dation métaphysique et au fondement gnoséologique : toute

quête et toute mise en oeuvre du fondement reposent sur

la certitude qu’un tel fondement existe, et que le propre de

l’être et de la raison est précisément de reposer sur quelque


chose.

Laurent Gerbier

✐ 1 Aristote, Métaphysique, A, 1, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986,


pp. 245-247.

2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, Méditation IIe, édi-


tion Adam &amp; Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX, p. 23

sq.

3 Descartes, R., Discours de la méthode, IV, édition Adam &amp;


Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. VI, p. 33.

4 Leibniz, G. W., Discours de métaphysique, art. VIII, Vrin, Paris,


1988, p. 43.

5 Panofsky, E., Architecture gothique et pensée scolastique


(1948), tr. P. Bourdieu, Minuit, Paris, 1992.

! ARCHÉTYPE, CAUSE, HYPOSTASE, ORIGINE, PRINCIPE, RAISON

PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE

À la fois l’étantité de l’étant et l’être comme tel qui doit


se penser comme fond abyssal (Abgrund). [En allemand :

Grund.]

Alors que la métaphysique en quête de l’étantité de l’étant

fonde l’étant sur l’étant pour remonter vers un étant suprême,

Heidegger s’interroge sur l’essence du fondement et remet


en question l’hégémonie du principe de raison. Du fait de
sa facticité et de sa transcendance qui le pousse a dépasser
l’étant vers l’être, le Dasein en tant que nul et jeté fonde
sans fond, sans se référer à un étant-subsistant. La liberté est
ainsi origine de toute fondation. Il convient alors de ramener
le fond au Dasein en sa liberté, puis de rattacher le fond à
l’être en son retrait essentiel. Interroger l’essence du fonde-
ment, c’est poser la question de l’être comme fond selon une

démarche qui ne se contente pas de perpétuer la classique


interrogation sur les premiers principes. Le fondement n’est
plus un premier principe parmi d’autres, mais le fondement

premier lui-même sans fond. Il s’agit donc de penser l’être


comme fondement sans fond ou fondement abyssal, l’être
n’étant sans fond que parce qu’il est le fondement dans une
démarche qui n’a rien de fondateur et ne décide jamais que le
fondement sans fond est ceci ou cela. Au caractère abyssal de
l’être comme fond correspond le caractère abyssal de la liber-

té-pour-fonder du Dasein. La question de l’être est celle d’un


downloadModeText.vue.download 456 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


454

fond abyssal, de sorte que Seyn = Abgrund (être = abîme).


On peut alors déconstruire l’hégémonie du principe de raison
telle qu’elle s’impose dans la métaphysique, notamment avec
Leibniz, préfigurant l’ère de la technique. Dans une telle pers-
pective l’être est ce dont raison peut être rendue et la raison

est ce qui peut être rendu comme étant. L’être de l’étant est

donc inféodé à la raison tout comme la raison l’est à l’étant, la

gestion de l’étant ne dépendant plus que de lui-même. Ce qui

est ainsi voulu n’est pas la réalisation d’une fin, mais le vou-

loir lui-même, la volonté de puissance nietzschéenne ache-

vant l’onto-théologie leibnizienne qui, pour expliquer l’étant,

assujettit l’être à la raison divine et, partant de l’étant, revient

à lui, de sorte qu’il soit fondé sur lui-même. La métaphysique

éclipse ainsi le savoir du retrait de l’être au bénéfice d’une


science totalisant les présentations de l’être rabattu sur un
fondement ontique. Au fil du temps, la tradition dit de moins
en moins le dérobement de l’être et le fond abyssal au béné-
fice de leur capture culminant en une absolue possession. Si

le dévoilement de l’être de l’étant implique un retrait essentiel

de l’être comme tel, la pensée de l’être doit envisager le fond


comme fond abyssal, se laissant penser comme un jeu, à l’ins-
tar de ce jeu dont parle Héraclite pour qui la dispensation de
l’être est le jeu d’un enfant qui joue parce qu’il joue.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., De l’être-essentiel d’un fondement ou raison

(Vom Wesen des Grundes, 1957), tr. H. Corbin (1968), in Ques-


tions I et II, Gallimard, Paris, 1990.

Heidegger, M., Le principe de raison (Der Satz vom Grund,

1976), tr. A. Préau (1962), Gallimard, Paris, 1983.

! DASEIN, DISPOSITIF, ÊTRE, RETRAIT

PHILOS. SCIENCES

Ensemble des principes, objets, facultés ou phénomènes


qui garantissent en dernière instance la validité des énon-
cés scientifiques.

En mathématiques, l’ambition de trouver une garantie abso-


lue de validité connut une grave crise au début du XXe s.,
après que Russell eut mis au jour des paradoxes dans la lo-
gique fregéenne qui prétendait fonder les mathématiques 1.
Trois types de recherches fondationnelles « métamathéma-

tiques » émergèrent alors 2 : le logicisme autour de Russell ; le


formalisme autour de Hilbert ; et l’intuitionnisme, préfiguré
par Poincaré et Borel, et défini par Brouwer.

Mais, dès 1931, le second théorème d’incomplétude de


Gödel 3 ruina l’espoir formaliste de prouver la non-contradic-

tion des systèmes formels (au moins aussi riches que l’arith-

métique) au moyen des seules ressources propres à ces sys-


tèmes. L’intuitionnisme, de son côté, ne s’imposa que très
partiellement. Et le logicisme de Russell, tel qu’il apparaît
dans sa théorie des types ramifiés, ne fut généralement pas

jugé entièrement satisfaisant, à cause de l’aspect arbitraire


qu’y prenait l’introduction de certains axiomes (comme les
axiomes de choix et de l’infini), et à cause de la complexité

de sa mise en oeuvre effective.

Les mathématiques reposent, depuis, sur des axioma-

tiques choisies avec précaution, mais sans garantie ultime.


La quête de fondements derniers dépend désormais d’argu-
ments non plus strictement métamathématiques, mais aussi
philosophiques 4 (platonisme de Gödel, psychologisme de

Quine, voire nominalisme si l’on renonce à l’idée même de

fondement). La logique connaît la même situation.

Dans les sciences de la nature, des fondements absolus


furent cherchés soit dans des principes a priori (métaphy-
siques, transcendantaux ou mathématiques), soit dans la per-
ception, ou base empirique. Mais des principes a priori ne
peuvent être acceptés que s’ils s’articulent correctement avec
le donné empirique. Or, cette base empirique elle-même
n’est pas univoque, ainsi que l’ont montré les critiques de
l’empirisme logique. C’est pourquoi, aujourd’hui, les tenta-
tives de fondement ont tendance à laisser place à des justi-
fications plus relatives ou instrumentales. Si, dans ce cadre,
la plupart des épistémologues maintiennent l’exigence d’une

axiomatique 5 et d’une certaine caution empirique, d’autres


ont tiré une leçon encore plus radicale des échecs du fon-
dationalisme, tel Feyerabend, qui défendait rien de moins
qu’une « connaissance sans fondements » 6.

Alexis Bienvenu

✐ 1 Russell, B., Principles of Mathematics, 1903.

2 Cavaillès, J., Méthode axiomatique et formalisme (1937), Her-

mann, Paris, 1981.


3 Van Heijenoort, J. (dir.), Front Frege to Gödel. A Source Book
in Mathematical Logic, 1879-1931, Harvard University Press,
Harvard, 1967.

4 Wang, H., From Mathematics to Philosophy, Routledge &amp;


Kegan Paul, Londres, 1974.

5 Bunge, M., Foundations of Physics, Springer-Verlag, New York,


1967.

6 Feyerabend, K. P., Une connaissance sans fondements (1961),


trad. E. Malolo Dissakè, Dianoïa, 1999.

! AXIOMATIQUE, CONSTRUCTIVISME, FORMALISME,

INTUITIONNISME, LOGICISME, PLATONISME

FORCE

Du latin vis, la « force ». Du latin fortia, « acte de courage », «


puissance
d’action physique », de fortis, « courageux ». En grec dunamis, qui a donné
« dynamique ».

La force désigne le déploiement de la puissance d’un être : comme telle,


elle est commune aux êtres vivants et aux choses inanimées, ce qui per-
met à Leibniz d’en faire un des concepts décisifs de sa métaphysique, en
tant qu’elle définit l’essence même de la substance. D’autre part, si l’on
comprend la force du point de vue de la relation qu’elle instaure entre
les êtres, et non plus du seul point de vue des natures singulières qui la
déploient, alors la force devient l’élément d’une comparaison destinée
à déterminer la maîtrise d’un être sur un autre. Cette façon de com-
prendre la force excède le domaine de la physique : si la combinaison
et la comparaison des forces a des enjeux mécaniques évidents, elle
comporte aussi des conséquences morales et politiques. La représenta-
tion allégorique de la force par le lion (dont de nombreuses fables de
La Fontaine donnent l’exemple) indique en effet que la force est pensée
comme une certaine suprématie. Toute la question est alors d’articu-
ler l’exercice physique de la force à une fondation légitime : à quelles
conditions peut-on parler d’un « droit du plus fort » ou d’une « raison
du plus fort » ?

MORALE, POLITIQUE

Essentielle à la problématisation du pouvoir, la notion


de force implique une certaine définition de l’État et en-
gage la question de la liberté des sujets.

L’étymologie situe le terme « force » à mi-chemin entre une


détermination strictement physique et le registre des vertus
morales. De cette ambivalence se déploie une double pro-
blématisation de la force, qu’illustre exemplairement l’oppo-
sition de Calliclès et de Socrate dans le Gorgias, de Platon. La
question, qui engage une certaine définition de la justice, est
celle du rapport de la nature et de la loi. Calliclès fonde la loi
downloadModeText.vue.download 457 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


455

sur la force, à laquelle il subordonne toute pratique politique.


L’institution humaine relève de ce que Nietzsche appellera la
« morale des faibles », de ceux qui recourent aux lois comme
au subterfuge par lequel sont légitimées les valeurs de bien
et de mal et qui entendent vaincre la force naturelle. Légiti-
mité mensongère pour Calliclès, car autofondée ; à l’opposé,
la force trouve dans la nature sa justification et fournit ses
preuves en s’exerçant. Est, dès lors, dite juste la domination
du plus fort sur le moins fort, selon la loi naturelle.

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le


maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en

devoir. » Au chapitre III du Contrat social, Rousseau rejette


des principes du droit politique le droit du plus fort. Il dis-
tingue de manière capitale la contrainte, qui est un « acte de
nécessité, non de volonté », et l’obligation. La légitimité d’une
puissance à exercer sa force résulte de son droit à exercer
sa puissance, envers laquelle les citoyens sont obligés : « La
force ne fait pas droit. »

Julie Poulain

! DROIT, ÉTAT, JUSTICE, NATURE, POUVOIR, VIOLENCE

PHILOS. SCIENCES

Puissance d’action d’un être ou d’un corps.

En mécanique, la notion de force est apparue très tôt, et


signifie ce qui est capable d’effectuer des changements (les
forces mouvantes des machines simples des Grecs visant à

remplacer ou à augmenter la force musculaire). Au XVIIe s.,


les savants utilisent la notion de force de manière surdé-
terminée : Galilée, quand il parle de la force d’un corps,

l’appelle tantôt moment, tantôt impulsion, tantôt énergie 1 ;


de même, Descartes entend, par la force, l’action du corps
sur un corps par contact de superficies, mais en réalité il
confère au moins quatre sens au terme « force » : il l’utilise
pour désigner d’abord la pression ou le poids ; puis le tra-

vail (c’est-à-dire le produit du poids par la hauteur) ; puis la


quantité de mouvement (c’est-à-dire le produit de la masse
par la vitesse) ; quelquefois même, la résistance qu’un corps

au repos oppose au mouvement 2. Le terme « force » tend à


désigner soit la puissance de mouvement d’un corps, soit
l’invariant qui se conserve au cours du mouvement. Newton
généralise les travaux de Huygens sur la force centrifuge aux
cas des forces centripètes et des forces centrales, et définit la
force d’attraction entre deux corps comme inversement pro-
portionnelle au carré de leur distance. Même si Leibniz refuse
l’idée newtonienne de force d’attraction, qu’il tient pour un
miracle perpétuel, on lui doit la découverte du calcul diffé-
rentiel, que Varignon utilisera pour transcrire en termes dif-
férentiels la théorie newtonienne, ce qui conduira à la défi-
nition dynamique de la force comme le produit de la masse
par l’accélération (F = ma). C’est aussi à Leibniz que l’on doit
la mesure de la force d’un corps par la force vive (le produit
de la masse par le carré de la vitesse), ce qui a entraîné une
polémique avec les cartésiens, qui, eux, mesuraient la force
par la quantité de mouvement (le produit de la masse par la
vitesse). Pour Leibniz, ce qui se conserve, c’est la force vive,

et non la quantité de mouvement, comme le prétendait Des-


cartes. Ce faisant, il contribue à la détermination d’un inva-

riant mesurant ce qu’on appelle aujourd’hui l’énergie méca-


nique. Il faudra attendre plus d’un siècle pour que Coriolis

donne, en 1829, l’expression exacte de la force vive : = mv 2,


qu’on appelle aujourd’hui énergie cinétique ; on doit égale-

ment à Coriolis la choix du terme « travail » pour désigner le

produit de la force par le déplacement. Au XIXe s., tandis que

la notion de force tend à être complétée en mécanique par

les termes mieux définis de « travail », d’« énergie mécanique »

ou d’« énergie cinétique », elle prend toute son importance

dans les sciences de la vie sous le terme de « force vitale »,

ainsi que dans les sciences nouvelles de l’électricité et du


magnétisme (forces électromagnétiques, champs de forces).

Véronique Le Ru

✐ 1 Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, in-

trod., trad. et notes de M. Clavelin, Armand Colin, Paris, 1970.

2 Descartes, R., Traité de la mécanique et Principes de la phi-


losophie, in OEuvres, édition Adam &amp; Tannery, Vrin-CNRS,
Paris, 1996, resp. vol. I &amp; IX.

Voir-aussi : Leibniz, G. W., De la nature du corps et de la force

motrice (1702), dans Système nouveau de la nature et autres


textes, tr. Ch. Frémont, GF, Paris, 1994, p. 171-187.

Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, 3, « Du droit du plus fort »


(1762), dans les OEuvres Complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris,
vol. III, 1964, p. 354-355.

Feynman, R. P., Mécanique 1 (Massachussetts, 1963), trad.

G. Delacôte, InterÉditions, Paris, 1979.

Mach, E., la Mécanique, Hermann, Paris, 1904 ; Gabay, 1987.

! CALCUL, DYNAMIQUE, ÉNERGIE, ENTÉLÉCHIE, MÉCANIQUE,


MOUVEMENT, POUVOIR, VIOLENCE
PHYSIQUE

Cause physique d’une accélération ou d’une

déformation.

Newton a placé le concept de force au centre de la construc-

tion de la science du mouvement dans les Philosophiae

Naturalis Principia Mathematica, publiés à Londres, en


1687. Peut-on pour autant considérer la force comme un

objet de science suffisamment clair et mesurable a priori, ou

bien doit-on plutôt en faire une notion dérivée susceptible,

par exemple, d’être mesurée à partir de la seule considération

du mouvement ? C’est pour trancher dans ce débat qui tra-

verse tout le XVIIIe s. que d’Alembert, par exemple, reformule

les principes de la mécanique.

▶ Il importe donc de garder à l’esprit, lorsqu’on associe cause


et force, qu’une telle association n’implique pas a priori que
la force soit douée d’une véritable portée ontologique.

Michel Blay

∼ FORCES PRODUCTIVES
En allemand : Produktivkräfte.

POLITIQUE

Concept économique fondamental de la conception

marxienne et marxiste de l’histoire (« matérialisme his-

torique »), qui repose sur la détermination en dernière


instance par l’économique, les forces productives com-
prennent la force de travail du travailleur, l’objet de son
travail et les moyens de travail qu’il utilise (outils, ma-
chines, etc.).

Le concept de forces productives apparaît dans la Sainte


Famille (1845) et vise la conception idéaliste de l’histoire.
Selon l’Idéologie allemande, les forces productives sont à la
fois l’indice et un facteur du développement historique. À
partir de 1857-1858 et dans le Capital Marx utilise le terme

(au singulier) dans le sens de productivité, qu’il reprend des


économistes anglais (productive power) 1. La productivité est
downloadModeText.vue.download 458 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

456
le résultat de la mise en oeuvre de la force de travail du
travailleur dans des conditions d’exploitation données. Aussi
la notion de forces productives est-elle à l’articulation de la
conception économique de l’histoire et de la théorie politique

marxistes.

Le développement historique du capitalisme se caractérise


par la contradiction entre les forces productives humaines
(les ouvriers s’appropriant l’objet du travail et créant des
richesses au moyen de leur force de travail) et la propriété
des forces productives matérielles (les moyens de production

possédés par le capitaliste). Cette contradiction est un facteur

déterminant de la lutte des classes. Toutefois, selon la critique

maoïste du « révisionnisme », cette dernière ne s’y réduit pas.


Le débat porte sur le caractère déterminant ou non du déve-
loppement des forces productives pour le processus révolu-

tionnaire (dans quelle mesure les révolutions industrielles,

scientifiques et techniques entraînent-elles des révolutions

politiques et sociales ?). Selon Marx, le développement des


forces productives matérielles entraîne nécessairement un
« conflit entre le développement matériel de la production
et sa forme sociale » 2. « À un certain stade de leur dévelop-
pement, les forces productives matérielles de la société entre

en contradiction avec les rapports de production existants

[...] Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. »3 Marx

ajoute même qu’une formation sociale ne cède la place à


une autre que lorsque ses forces productives ont atteint le

maximum de leur développement ; c’est le sens de la phrase

fameuse selon laquelle « l’humanité ne se propose jamais que


des tâches qu’elle peut résoudre » 4.

Gérard Raulet

✐ 1 Lefebvre, J. P., « Les deux sens de “forces productives” chez


Marx », in la Pensée, no 207, 1979.

2 Marx, K., le Capital, t. III, Éditions sociales, Paris, 1976, p. 795.

3 Marx, K., Contribution à la critique de l’économie politique,


Éditions sociales, Paris, 1972, p. 4.

4 Ibid., p. 5.

FORCLUSION

PSYCHANALYSE
Terme juridique (« déchéance d’une faculté ou d’un
droit non exercé dans les délais prescrits ») et traduction
proposée par Lacan de l’allemand Verwerfung (« rejet »).

La forclusion est une « abolition symbolique » 1. Confinant l’en-


fant en deçà de la relation duelle et spéculaire – imaginaire
– à la mère, elle lui barre l’accès à l’ordre du symbolique. Ce
qui n’a pu être élaboré dans et par le langage – « Nom du
père », signifiant de la Loi – fait retour dans le réel, l’indicible.

Christian Michel

✐ 1 Lacan, J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur


la “Verneinung” de Freud » (1954), in Écrits, Seuil, Paris, 1966,
p. 386.

! DÉNI, FÉTICHISME, NÉVROSE, PSYCHOSE, RÉEL, REJET

FORMALISATION
Du latin forma, « forme ».

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

Opération visant à transformer une théorie axioma-


tique en système formel, et qui consiste (1) à spécifier un

langage formel constitué d’un alphabet de symboles primi-


tifs ainsi que de règles de formation permettant d’engen-

drer à l’aide de ces symboles un ensemble effectivement


décidable d’expressions bien formées ; (2) à spécifier, parmi

ces expressions, un ensemble décidable d’axiomes ainsi que


des règles d’inférence permettant de définir rigoureuse-

ment la notion de démonstration dans le système formel


considéré.

Alors que l’axiomatisation d’une théorie a pour effet de rem-


placer, au titre de « théorèmes primitifs », une classe plus ou
moins déterminée d’énoncés « évidents » par une liste expli-
cite d’axiomes, la formalisation a pour but de remplacer, au
titre d’ « inférences immédiates », une classe plus ou moins
vague de transitions « intuitivement correctes » par un en-
semble bien déterminé de règles qui permettent de conclure
de certains énoncés à d’autres en vertu de leur seule forme.
Ces règles d’inférence (par exemple le modus ponens, qui
de A et de A ! B autorise à conclure B) doivent être assez

élémentaires pour qu’il soit toujours possible, une liste quel-


conque d’énoncés étant donnée, de déterminer mécanique-
ment, sans recourir à la signification éventuellement attribuée
aux symboles, si le dernier énoncé de la liste découle ou non
d’énoncés qui l’y précèdent en vertu de l’une de ces règles.

Frege, qui fut le premier à avoir mené à bien la forma-

lisation complète d’une discipline, soulignait 1 l’intérêt phi-


losophique de l’entreprise : c’est seulement lorsque l’« on
résout les inférences en composants élémentaires » que l’on
se trouve contraint d’expliciter sous forme d’axiomes toutes
les hypothèses tacites d’un raisonnement, et que l’on peut
alors identifier les « sources de connaissance » dont émane

une science.

Jacques Dubucs

✐ 1 Frege, G., « Über die Begriffschrift des Herrn Peano und


meine eigene » (1896), in I. Angelelli (éd.), Kleine Schriften,
Georg Olms Verlag, Leipzig, 1990, p. 221.

! DÉCIDABILITÉ, DÉMONSTRATION, EFFECTIVITÉ

FORMALISME

Du latin forma, « forme ». En esthétique, le terme fait référence à « for-


mel », au sens plastique, et est associé le plus souvent à une défense de
l’esthétique moderne.

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

1. Système formel résultant de la formalisation d’une


théorie. – 2. Par opposition à l’intuitionnisme de Brouwer
et au logicisme de Frege et de Russell, doctrine communé-

ment attribuée à Hilbert, et selon laquelle les énoncés des


mathématiques, tout au moins dans leur partie formalisée,

doivent être considérés comme des assemblages de sym-


boles intrinsèquement dénués de signification.

Dans sa variante la plus radicale et la plus ancienne, le


formalisme soutient que les formules mathématiques, loin

d’exprimer des assertions capables d’être vraies ou fausses,


sont de pures concaténations de signes que le mathématicien
manipule selon des règles déterminées, à la façon dont le

joueur d’échecs meut les pièces de son jeu. Frege a systé-

matiquement critiqué cette doctrine dans une série d’études

demeurées fameuses 1, lui objectant notamment son inapti-


tude à rendre compte de l’applicabilité des mathématiques

à l’expérience.

Jacques Dubucs

✐ 1 Frege, G., On the Foundations of Geometry and Formal


downloadModeText.vue.download 459 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

457

Theories of Arithmetic, E.H.W. Kluge (éd.), Yale UP, New Haven,


1971.
! FORMALISATION, INTUITIONNISME

ESTHÉTIQUE

Doctrine esthétique et méthode d’approche critique,


qui considère que l’essence proprement artistique de
l’oeuvre repose exclusivement sur les caractéristiques ma-
térielles et sur l’organisation objective de ses constituants
formels.

La tentation du formalisme est fort ancienne. Les théories du


nombre d’or, par exemple, faisaient dépendre le sentiment de
la beauté du recours à des proportions particulières. Cepen-
dant, si la beauté demeurait un enjeu esthétique indépendant,
la réalisation plastique n’était pas pour autant émancipée de
ses fonctions descriptives et narratives. C’est pourquoi il a
fallu attendre que l’oeuvre revendique son autonomie pour
pouvoir développer une approche strictement formaliste qui
stigmatisait l’opposition canonique du « contenu » et de la
« forme », considérée comme un préjugé sans fondement. As-
socié aux théories de la « pure visibilité », le formalisme s’est
donc déployé dans toute sa rigueur quand, à la fin du XIXe s.,
la modernité imposait une autonomie de l’oeuvre corrélative
d’un discrédit du sujet de la représentation.

Ainsi, au début du XXe s., C. Bell se demande s’il existe bien


une qualité commune entre des réalisations par ailleurs dis-
semblables, une qualité intrinsèque qui permettrait pourtant
de les considérer sous les auspices d’une catégorie unique,
l’art. Sa réponse, la seule qui lui paraît possible, est la « forme
signifiante ». Dans chacune des oeuvres d’art, en effet, « une
combinaison particulière des lignes et des couleurs, certaines
formes et certains rapports de formes, éveillent nos émotions
esthétiques 1 ». Ainsi, peu importe ce que racontent les pein-
tures de Giotto ou ce que représentent celles de Vélasquez,
la forme n’est pas l’habillage nécessaire d’un hypothétique
contenu, elle signifie pleinement, en toute indépendance, et
porte seule la valeur proprement esthétique du tableau.

Le formalisme russe, appliqué surtout à la littérature, puis


les développements du structuralisme, ont aussi largement
contribué à l’approfondissement et à la diffusion des concep-
tions formalistes. Malgré des tentatives de résistance comme
celle de Klee déclarant que « le formalisme, c’est la forme sans
la fonction » 2, c’est l’optique formaliste qui prévaudra jusque
dans les années 1960, à travers la démarche esthétique de
Greenberg et de ses proches.

▶ En dépit de ses excès – car comment ignorer l’impact pro-


prement iconique d’une image, la valeur des réseaux de signi-
fication qu’elle met en place et des affects qu’elle mobilise ?
–, le formalisme conserve un immense intérêt. Il contraint les

analystes à ancrer leurs commentaires dans l’apparaître sin-


gulier des oeuvres, à étayer leurs hypothèses interprétatives
en tenant le plus grand compte des concrétions formelles
objectives dans lesquelles elles s’originent.

Denys Riout
✐ 1 Bell, C., Art, Londres, 1914, trad. partielle in Salvini, R.,

Pure visibilité et formalisme dans la critique d’art au début du

XXe siècle, trad. C. Jatosti et al., Klincksieck, Paris, 1988.

2 Klee, P., Théorie de l’art moderne, trad. P.-H. Gonthier, rééd.

Gallimard, Paris, 1998, p. 54.

Voir-aussi : McEvilley, T., Art, contenu et mécontentement. La


Théorie de l’art et la fin de l’histoire (1991), trad. C. Bounay,
Jacqueline Chambon, Nîmes, 1994.

! ABSTRACTION, CONTENU, FORMEL

FORME

Du latin forma, « moule », « modèle », « figure », qui provient lui-même


probablement du grec morphè (« forme ») par métathèse ; mais forma
traduit également le grec eidos (« forme », « aspect », « idée »).

La « forme » (eidos) est littéralement ce qui se voit, l’aspect,


l’apparence
extérieure, qui délimite les contours d’un individu : à ce compte, la forme
est ce qui fait qu’un corps circonscrit apparaît. Elle a partie liée avec
l’idéa, l’« idée », dont le terme est formé sur la même racine du voir

(oraô). De fait, chez Platon, eidos et idéa, la « forme » et l’« idée »,


sont
des traits communs à plusieurs réalités, et renvoient toutes deux aux
réalités intelligibles. Celles-ci ne sont pas accessibles à une vue
sensible,
mais à la vue de l’« intellect » (nous), qui est de même nature
qu’elles, et
qu’il se rémémore, d’un savoir antérieur qu’il possédait d’elles et d’une
vie qu’il menait avec elles avant de tomber dans un corps.

PHILOS. ANTIQUE

Principe de distinction d’une chose, soit d’un point de


vue intellectuel (idée ou notion) soit d’un point de vue sen-

sible (acte, apparence).

Les formes sont les seules vraies réalités, immuables, modèles


inaltérables ; causes séparées de leurs images et copies sen-
sibles, qui participent d’elles et en sont homonymes (Phédon,
100 c), elles existent dans un lieu distinct, intelligible, précisé-
ment organisé. Dans le Sophiste, Platon soutient la thèse d’un
mélange des genres, c’est-à-dire de l’existence de relations
réglées entre les formes (eidè), qui font l’objet même de la
dialectique.

À la différence de l’Idée platonicienne, la forme (eidos ou


morphè) chez Aristote n’existe pas à l’état séparé : tout indi-
vidu du monde sublunaire (situé sous la lune) est un com-
posé hylémorphique, de matière et de forme. Chez Aristote,
la forme s’oppose à la matière comme le principe de la dé-
termination au principe de l’indétermination. Dieu, premier
moteur immobile, et les astres, certains fixes, d’autres seule-
ment animés d’un mouvement circulaire, sont dépourvus de
matière. Pures formes, ils sont pur acte.

La forme est un principe de saisie, réel, de compréhension


et de connaissance. Dans la connaissance ce sont les formes

que l’âme saisit. « C’est [...] la forme, ou l’objet en tant qu’il a


forme, qui doit servir à désigner un objet, et il ne faut jamais
le désigner par son élément matériel pris en lui-même. » (Mé-
taphysique, Z, 10). Le « substrat » ou hupokeimenon est « ce
dont tout le reste s’affirme, et qui n’est plus lui-même affirmé
d’une autre chose » (Métaphysique, Z, 3). Or ce sujet premier
d’une chose, qui est ce qui constitue le plus véritablement sa
substance, c’est « en un sens la matière, en un autre sens la

forme, et, en un troisième sens, le composé de la matière et


de la forme. Par matière, j’entends par exemple l’airain, par
forme, la configuration qu’elle revêt, et par le composé des
deux, la statue, le tout concret. »

▶ La forme est antérieure à la matière et a plus de réalité


qu’elle. Pour la même raison, elle est aussi antérieure au com-
posé de la matière et de la forme. Elle est l’essence et le
principe d’intelligibilité tant de l’être individuel que de son
mouvement. Dans la nature, la forme, principe de causalité,
regroupe également causalité productrice et causalité finale.
Productrice : c’est la forme qui meut l’être naturel en tant que,
par son mouvement naturel, il vise à réaliser son essence, sa
forme (finalité). L’« acte » (energeia) et l’« entéléchie » (ente-
lekheia) sont la réalisation et la présence réalisée de la forme,
corrélatives de sa domination sur la matière qui, corrélative-
ment, s’exténue. Selon la distinction entre puissance et acte,
downloadModeText.vue.download 460 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

458

la forme est identique à la matière prochaine, l’une en acte,


l’autre en puissance. Ce qui est en puissance et ce qui est en
acte ne sont en quelque sorte qu’une seule chose, et dans
les êtres naturels c’est la forme qui opère le passage de la
puissance à l’acte. Principe de la détermination, la forme est
principe de l’unité. Les choses dépourvues de matière sont
essentiellement et absolument des unités. La matière, enfin,
est relative à la forme : toute matière en effet ne reçoit pas
toute forme et « la matière est un relatif, car autre forme, autre
matière. » (Physique, II, 2)

Frédérique Ildefonse

✐ Aristote, Physique, II, 1-7, tr. P. Pellegrin, GF, Paris, 2000 ;


Métaphysique, Z, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986, vol. II.

Dixsaut, M., « Ousia, eidos et idea dans le Phédon », Revue Phi-

losophique de la France et de l’étranger, Paris, 1991, p. 479-500.


Platon, Phédon, 100c, tr. P. Vicaire, Les Belles Lettres, Paris,

1995 ; Sophiste, tr. A. Diès (1925), Les Belles Lettres, Paris, 1994.

! ACTE, DEVENIR, EIDOS, ENTÉLÉCHIE, IDÉE, PUISSANCE, SUBSTRAT

GÉNÉR., PHILOS. MODERNE

Détermination métaphysique d’une diversité maté-


rielle par un principe organisateur ; symétriquement, dé-
termination cognitive d’une diversité sensible par un prin-
cipe noétique.

La philosophie moderne conçoit la forme comme principe


d’individuation d’une matière indéterminée : elle est ce qui
rend un individu séparable. La forme est donc pensée comme
une limite ou une détermination apportée à l’illimité ou à
l’indéterminé de la matière. Dans cette perspective, la forme
se trouve géométrisée : on la comprend alors, comme le fait
le jeune Leibniz, comme l’individualité de la figure que le
mouvement universel découpe dans la matière étendue et
passive 1. Mais cette spatialisation de la forme, qui répond à
son premier sens (aspect ou silhouette) en se concentrant
sur une topologie, évacue complètement l’enjeu métaphy-
sique (ainsi Leibniz commence par rejeter les formes subs-
tantielles des scolastiques, au motif qu’elles font intervenir
des principes métaphysiques arbitraires dans les êtres qu’elles
cherchent à expliquer).

Cependant cette géométrisation, qui constitue une réduc-


tion de la philosophie à la philosophie naturelle, et de la
philosophie naturelle à la physique géométrique, est soumise
à une double critique :

1) tout d’abord, Leibniz lui-même renonce à cette voie et


réhabilite le concept de forme substantielle, en considérant
que si des formes spatiales suffisent à articuler des explica-
tions mécaniques en physique, en revanche la dignité méta-
physique de la substance exige qu’à ces formes géométriques

correspondent des formes conçues comme foyers d’action.


Cela revient explicitement à reconnaître que la considération
de la grandeur, de la figure et du mouvement ne suffit méta-
physiquement pas à fonder des substances, et qu’il faut leur
accorder à toutes « quelque chose qui ait du rapport aux
âmes et qu’on appelle communément forme substantielle » 2.
Alors la forme est proprement la substance, laquelle se dé-
finit comme un « automate formel » 3, foyer de ses actes et
de ses accidents qu’elle développe conformément à une loi
inhérente.

2) dans un sens différent, Kant considère que la spatialité


générale, « flexible et muable »4 est le résultat d’une appréhen-
sion déjà formalisée. La philosophie critique va alors cher-
cher la forme du côté de la constitution subjective de l’objet.
Dans cette perspective, la forme est d’abord condition de la

réceptivité sensible (la forme a posteriori des phénomènes


est ainsi conditionnée par la forme a priori de notre sensibi-
lité, qui est espace et temps5). L’information littérale du divers
matériel par les formes de notre réceptivité constitue ainsi un
objet pour nous. La forme intervient alors à nouveau comme
condition cette fois intelligible sous laquelle un concept pur
peut se rapporter à un objet donné : cette condition est le
schème de l’entendement, et le principe suprême des juge-
ments ainsi rendus possibles, ou la forme générale de toute
intellection, est l’aperception transcendantale 6, c’est-à-dire le

« Je pense » qui accompagne tous mes jugements.

La forme est alors conçue comme la présence de la


conscience à ses propres vécus, qu’elle fonde et qu’elle foca-
lise nécessairement : la forme par excellence, c’est l’unicité
du moi pur qui est au principe non empirique de ses vécus,
et l’unicité du flux de ces vécus en tant qu’ils se succèdent en
remplissant les trois dimensions du temps. Cette conjonction
d’un foyer formel pur et d’une forme temporelle générale est

ce que Husserl nomme la « forme originaire » (Urform) de la

conscience 7. Ainsi la forme peut être pensée comme le mode


d’être de la conscience elle-même en tant qu’elle se rapporte
au monde, ou encore, dans une perspective néokantienne 8,

comme le principe de l’élaboration d’un monde objectif pour


la conscience qui l’habite.

Laurent Gerbier

✐ 1 Leibniz, G. W., Correspondance avec Thomasius (1663-


1672), tr. R. Bodéüs, Vrin, Paris, 1993, en particulier lettre VI,

p. 97 sq.

2 Leibniz, G. W., Discours de Métaphysique (1686), art. XII, édi-


tion Ch. Frémont, GF, Paris, 2001, p. 217.

3 Leibniz, G. W., Système nouveau de la nature et de la commu-


nication des substances (1695), édition Ch. Frémont, GF, Paris,
1994, p. 74.

4 Descartes, R., Méditations métaphysiques (1647), « IIe médi-


tation », édition Adam &amp; Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996,
vol. IX, p. 24.

5 Kant, E., Critique de la raison pure (1787), « Esthétique trans-


cendantale », § 8, tr. Barni &amp; Archambault, GF, Paris, 1987,

p. 97 sq.

6 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique des concepts »,


II, § 16, op. cit., p. 154.

7 Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie (1913),


§ § 82-83, tr. P. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1950, rééd. Tel, 1985,
p. 277-282.

8 Cassirer, E., Philosophie des formes symboliques (1953), tr.


O. Hanse-Love et J. Lacoste, Minuit, Paris, 1972, 3 vol.

! CONSCIENCE, FIGURE, FORMALISME, JUGEMENT, MATIÈRE, OBJET

∼ FORME LOGIQUE

LINGUISTIQUE, LOGIQUE

Partie de la structure d’une phrase qui explique le rôle


que la phrase peut jouer dans des inférences déductives.

La forme logique d’une phrase est l’élément qui est respon-


sable du fait qu’elle puisse entrer dans des relations déduc-
tives avec certaines phrases plutôt qu’avec d’autres. Consi-
dérons ainsi la phrase (1) « Pierre aime Marie et Marie aime
Jean ». Cette phrase implique que Pierre aime Marie ; elle
implique aussi que Marie aime Jean. On peut expliquer cette
propriété par sa forme logique : P &amp; Q. Toute phrase

possédant cette forme aura un comportement inférentiel


semblable. La détermination de la forme logique d’un type
de phrase peut avoir des enjeux philosophiques importants.
downloadModeText.vue.download 461 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

459

Considérons ainsi les énoncés singuliers existentiels néga-


tifs, comme (2) « Sherlock Holmes n’existe pas ». Si l’on attri-
bue à ces phrases une forme logique proche de leur forme
grammaticale observable, du type « non E(a) », un problème
apparaît. Dans cette forme, « a » est un nom propre logique.
Mais un nom propre logique ne peut pas être dénué de réfé-
rent. Pourtant, le nom propre « Sherlock Holmes » n’a pas
de référent, puisque Sherlock Holmes n’existe pas. Russell a
proposé une solution élégante à ce problème, qui consiste à
accepter un divorce entre la forme grammaticale de surface
d’une phrase et sa forme logique 1. Selon lui, la forme logique
de (2) comporte un quantificateur plutôt qu’un nom propre
logique, ce qui reflète son contenu, d’après lequel il n’existe
pas d’individu nommé « Sherlock Holmes ».

Pascal Ludwig

✐ 1 Russell, B., « On Denoting », Mind, 1905, repr. in Écrits de


logique philosophique, trad. J.-M. Roy, PUF, Paris, 1989.

! DESCRIPTIONS (THÉORIE DES), GRAMMAIRE

∼ PSYCHOLOGIE DE LA FORME

En allemand : Gestalt.

PSYCHOLOGIE

Courant majeur de la psychologie contemporaine dont


la thèse principale est que la perception et l’ensemble de
la vie psychique sont fondés sur des configurations globales
de structure.

La Gestalttheorie est née en Autriche à la fin du XIXe s., au-

tour de philosophes de l’école de Graz disciples de Bren-

tano (C. Ehrenfels, A. Meinong, S. Witasek, V. Benussi), qui

s’interrogeaient sur la nature des qualités et des relations


perçues, à la fois sur le plan ontologique et sur le plan psy-
chologique. C’est un article d’Ehrenfels, « Sur les qualités de
forme » (Gestaltqualitäten), lui-même inspiré par l’Analyse

des sensations, de E. Mach, qui lança l’idée. Selon la théorie


de la « production » des formes défendue par les élèves de

Meinong, l’existence d’une Gestalt dépend des sensations


élémentaires dont elle est composée, mais l’émergence de la
forme est quelque chose de nouveau, produit par l’esprit sur
la base de ces sensations (Mach défendait aussi une thèse
de ce type). Après la Seconde Guerre mondiale, l’école de
Graz se dispersa, mais eut encore de l’influence en Italie,
notamment avec les travaux de G. Kanizsa. L’autre branche
de l’école gestaltiste se forma à Berlin, dans les années 1920,
avec M. Wertheimer, étudiant de C. Stumpft (lui aussi élève
de Brentano), W. Köhler et K. Koffka. À la différence des
Autrichiens, les Berlinois tenaient les formes comme des
structures données directement dans la perception, et non
pas construites par inférence à partir de sensations. Les ges-
taltistes berlinois émigrèrent aux États-Unis, où leurs thèses
furent influentes.

La thèse principale des gestaltistes est qu’il n’existe pas


d’expérience qui n’ait une forme, ce que l’on peut exprimer
comme une thèse holiste et antiassociationniste : la percep-
tion n’est pas une somme de sensations, mais une percep-
tion de totalités. Le cas le plus clair est celui d’une mélo-
die : si on permute les notes dans leurs relations, la mélodie
est changée. Köhler (mais aussi son disciple K. Lewin) a
appliqué à la psychologie la notion de champ, comme dis-
tribution dynamique d’énergie entre ses parties. Il défend
une forme de physicalisme, postulant un isomorphisme

entre le champ perçu et le champ cérébral. Les gestaltistes

définissent également des lois d’organisation du champ per-


ceptif dont les plus connues sont la loi de proximité, la loi
de similitude et la loi de continuité ainsi que celle de pré-
gnance (les éléments proches se regroupent, les semblables
se regroupent, et la perception cherche des continuités).
Toutes ces lois sont illustrées par des figures et des expé-
riences célèbres, comme l’illusion de Müller-Lyer, celle du
canard lapin de Köhler ou encore l’illusion de Kanizsa. La
question philosophique fondamentale que la psychologie
de la forme éclaire est celle du caractère direct ou non de la
perception. La psychologie de Helmholtz faisait de la per-
ception une forme d’inférence inconsciente ou de jugement.
Les gestaltistes (et, en particulier, J. J. Gibson, héritier de
ce courant) tendent à adopter une théorie de la perception
directe, selon laquelle nous avons un accès direct à des
« affordances » de la réalité.

Comme le disait Koffka : « Le fruit nous dit “mange-moi” ;

le verre, “bois-moi” ; et la femme, “aime-moi”. »

▶ Bien qu’il n’y ait plus de psychologues se réclamant offi-

ciellement de la Gestalttheorie, son influence a été profonde,


en phénoménologie (chez Merleau-Ponty, notamment), en
psychologie cognitive de la perception et en ontologie, où
elle est au coeur des discussions sur la psychologie du sens

commun et sur la structure des catégories fondamentales de


ce dernier.

Pascal Engel

✐ Kanizsa, G., Princi della teorie della Gestalt, Becara, Firenze,


1984.

Koffka, K., Principles of Gestalt Psychology, 1935, Berlin, trad.

angl. Routledge, Londres, 1959.

Köhler, W., La psychologie de la forme, Gallimard, Folio, Paris,

2000.

Smith, B., Foundations of Gestalt Theory, Philosophia Verlag,


München, 1988.

! AFFORDANCE, FORME, HOLISME, ILLUSION, PERCEPTION

FORMEL

Adjectif construit sur « forme », et parfois substantivé.

ESTHÉTIQUE

Ensemble des déterminations relatives au médium, à la


forme et à la facture, donc à l’apparence extérieure d’une
oeuvre. Par suite, parti pris de valoriser ces aspects de ma-
nière plus ou moins exclusive.

Longtemps considéré comme une simple modalité de présen-


tation du contenu, et en tant que telle inessentielle, le formel
n’a acquis sa pleine reconnaissance qu’à travers la mutation
moderne de l’art ; le facteur déterminant est l’autonomisation

de l’acte artistique, au double sens de son inscription dans


une historicité interne et de l’importance accrue accordée

désormais à l’individualité du style.

C’est au XIXe s. qu’émerge pour elle-même la considéra-


tion esthétique du formel, et d’abord en Allemagne. Hans-

lick 1 pour la musique, Fiedler 2 et Hildebrand 3 pour les arts


plastiques vont exercer une influence décisive sur critiques
d’art et historiens (Riegl, Dvoràk, Wölfflin, etc.). L’idée de
base de Fiedler est que l’oeil est productif et qu’il sait asso-
cier les aspects optiques et tactiles. La notion de « forme
signifiante » introduite par Bell 4 vise elle aussi à capter la
qualité émotive qui fait la force d’une oeuvre, quitte à recou-

rir à une argumentation circulaire. En France, c’est curieu-


downloadModeText.vue.download 462 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

460

sement par le biais du symbolisme que se fait l’évolution :


en combinant une dimension idéelle à un style décoratif,

Aurier 5 a ouvert la voie à une réflexion sur la puissance


structurante des formes, dont E. Faure 6 et Focillon 7 seront

les héritiers inspirés.

Libérée à la fois du poids de la réalité et de la contrainte


de perfection technique, l’oeuvre tend alors à être un
« organisme formel » (Klee) valant pour lui-même. Elle

devient composition, terme qui a migré du langage mu-

sical vers celui des arts plastiques, et qui renvoie à un

jeu réglé dans l’organisation des composantes spatiales :


formes et figures, rythmes, couleurs, contrastes, textures,

etc. De Kandinsky à Gleize ou à Mondrian, les artistes de

la première moitié du XXe s. se sont efforcés de délimiter

et d’articuler des invariants plastiques préexistant à toute

démarche créatrice. La poésie lettriste et vocalique en est

la contrepartie littéraire.

Ces artistes n’ont pas été pour autant indifférents aux

connotations idéologiques sous-jacentes : Klee n’hésite pas


à écrire que « nulle part ni jamais la forme n’est résultat ac-
quis, parachèvement, conclusion. Il faut l’envisager comme
genèse, comme mouvement » 8, c’est-à-dire comme la pro-
jection d’un monde sui generis à partir de formes primor-
diales, de type géométrique ou organique. À l’inverse, les
minimalistes trouvent dans le choix de formes élémentaires
ou symétriques la manière la plus efficace de rompre avec
l’héritage de l’art européen et ses présupposés esthétiques.

Quant au goût de l’inachevé, du détail, voire du bâclé, il

est certes un désaveu cinglant bien qu’indirect pour la belle


forme célébrée par le classicisme, mais en même temps la

volonté de retrouver le sens de la spontanéité et de reva-


loriser les aspects les plus élémentaires de notre dialogue

avec le monde.

▶ Notion emblématique du modernisme, l’idée de formel

accompagne toutes les évolutions de l’art au XXe s. Elle est

un excellent révélateur des forces idéologiques qui l’ont agi-

té, des combats pour la conquête de son identité jusqu’à la


revendication réductionniste que la forme constitue l’unique
contenu artistique appréhendable, voire effectif, ce qui en fait

une nouvelle prison.

Jacques Morizot

✐ 1 Hanslick, E., Du beau (1854), trad. Bourgois, Paris,


1986.

2 Fiedler, K., « Sur l’origine de l’activité artistique » (1887), trad.

in Salvini, R. (éd.), Pure Visibilité et formalisme, Klincksieck,

Paris, 1988. On consultera avec profit Junod, P., Transparence

et opacité. Pour une nouvelle lecture de Konrad Fiedler, L’âge


d’homme, Lausanne, 1976.

3 Hildebrand, A., « Le problème de la forme dans les arts plas-


tiques » (1893), trad. partielle in Salvini, R., op. cit.

4 Bell, C., Art (1914), Chatto and Windus, Londres. Voir aussi

Fry, R., Vision and Design (1926), rééd. New York, Meridian,
1956.

5 Aurier, G. A., « Le symbolisme en peinture » (1891), rééd. in

Textes critiques 1889-1182, ENSB-A, Paris, 1995.

Faure, E., l’Esprit des formes (1924), rééd. Gallimard, Paris,


1991.

7 Focillon, H., Vie des formes (1934), PUF, Paris, 1970.

8 Klee, P., Théorie de l’art moderne, rééd. Gallimard, Paris, 1999,


p. 60.

! ABSTRACTION, CONTENU, FORMALISME

∼ MODE FORMEL

LINGUISTIQUE, LOGIQUE
Caractérise l’interprétation syntaxique, en métalan-

gage, de certains énoncés.

Selon Carnap 1, le discours de la science dépend d’une syn-


taxe logique qui en détermine précisément les conditions
de sens (règles de formation) et d’engendrement (règles de

transformation : modus ponens). Ce discours s’interprète au

mode matériel : il relève de l’usage habituel consistant à par-

ler d’objets et à décrire des faits. Par contre, la plupart des

énoncés de la métaphysique sont dénués de sens en ce qu’ils

violent les règles de la syntaxe logique. Tel est le cas de

l’énoncé cartésien « Je suis », l’existence étant propriété de

propriété et non d’objet 2. Certains autres peuvent cependant

recevoir une traduction en mode formel. Ils portent en fait sur

les conditions syntaxiques d’usage de leurs termes. L’apho-

risme 1.1 du Tractatus : « Le monde est la totalité des faits

non des choses » acquiert sens si on le réinterprète en : « La


science est un système d’énoncés non de noms ». Au mode
formel, les énoncés ont une valeur non descriptive mais pres-
criptive : ce sont des propositions d’usage d’une règle syn-
taxique relativement au choix conventionnel, et finalement
pragmatique, d’un certain langage.

Denis Vernant

✐ 1 Carnap, R., The Logical Syntax of Language, Routledge and

Kegan, London, 1937 (original allemand, 1934).

2 Carnap, R., « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse

logique du langage » (1932), in Manifeste du cercle de Vienne,

Soulez, A. éd., PUF, Paris, 1985.

! EXISTENCE, MÉTALANGUE, SYNTAXE

FORMULE

Du latin formula, « cadre, règle ».

MATHÉMATIQUES

Énoncé qui a généralement la forme d’une égalité

et qui, sous forme symbolique, décrit les relations entre


diverses quantités en jeu dans un calcul ou dans un algo-

rithme, ou dans l’expression quantitative d’un phénomène.

La formule de l’alchimiste qui désignait une recette assez pré-


cise pour être reproduite a perdu son caractère chimérique

pour laisser place aux formules chimiques, qui sont le résultat

univoque de l’analyse des corps et des réactions.

En mathématiques, la notion de formule est fortement

associée à l’idée de généralisation : il s’agit de rassembler

sous un unique énoncé « un résultat général tiré d’un calcul


algébrique, et renfermant une infinité de cas ; en sorte qu’on

a plus à substituer que des nombres particuliers aux lettres,

pour trouver le résultat particulier dans quelque cas proposé

que ce soit » 1. Une formule mathématique, comme la formule


du binôme, contient donc des termes variables, et sa per-
tinence vient de ce qu’elle est vraie sur tout l’ensemble de

définition de ces variables.

Vincent Jullien

✐ 1 Alembert, J. (d’), Encyclopédie méthodique, mathématiques,

t. 2, 99 b.
downloadModeText.vue.download 463 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

461

FORTUNE

Du latin fortuna, qui désigne le sort en tant qu’il peut être favorable ou
défavorable.

GÉNÉR., MORALE

1. Dans le monde latin, déesse de la chance et de la

malchance. – 2. Personnification du caractère accidentel


et inconstant du temps en tant qu’il échappe à la détermi-
nation des hommes pour, au contraire, déterminer l’issue

de leurs actions.

La fortune est d’abord une déesse : la bona dea des latins, qui

dispense aléatoirement échec et succès, malheur et bonheur.

En tant qu’elle représente le temps dans sa contingence la


plus imprévisible et la plus capricieuse (elle est figurée dans

l’allégorie classique par une femme aux yeux bandés debout

sur une roue), la fortune est la figure même de la brutalité

des circonstances temporelles : elle est donc par excellence

ce contre quoi le sage doit se prémunir. Ainsi Boèce réclame

contre les revers de la fortune la consolation de la philoso-

phie 1, comme après lui Pétrarque 2 : le sage résolu contre la

fortune, héritant de la morale stoïcienne l’idée de l’impassibi-

lité à conquérir, devient une des images les plus constantes

de la résistance du philosophe aux accidents du temps. La

morale pratique de Descartes se fait encore l’écho de cette

résistance, lorsqu’elle se propose dans son troisième précepte

de « tâcher toujours plutôt a [se] vaincre que la fortune » 3.

Mais la fortune ne représente pas seulement l’incons-

tance du destin individuel : elle distribue aussi les puissances

terrestres, et se trouve ainsi au principe des variations des

règnes et des empires. Elle fait alors obstacle à l’opération

libre des hommes : l’art et la science politiques n’ont de sens

que si l’on assure la possibilité de construire dans le temps

des actions qui ne seront pas systématiquement annulées par

la fortune. Machiavel donne dans le Prince la formule ramas-


sée de cette opposition : « pour que notre libre arbitre ne

soit pas éteint, j’estime qu’il peut être vrai que la fortune soit

l’arbitre de la moitié de nos actions, mais que etiam elle nous

en laisse gouverner l’autre moitié, ou à peu près » 4.

L’art politique devient alors un art de la ruse temporelle,

qui doit permettre aux hommes de se protéger contre les

caprices de la fortune : c’est le sens du pacte que le riche

propose au pauvre dans le Second Discours de Rousseau :

« instituons des règlements [...] qui réparent en quelque sorte


les caprices de la fortune » 5. Or selon Rousseau ce pacte est

un piège qui ne vise qu’à protéger la propriété du riche :

Rousseau décrit ainsi l’histoire même de l’idée de fortune,

progressivement réduite à la seule manifestation de la ri-


chesse matérielle 6.

Laurent Gerbier

✐ 1 Boèce, Consolation de la philosophie (524), tr. J.-


Y. Guillaumin, Les Belles Lettres, Paris, 2002.

2 Pétrarque, F., Le remède aux deux fortunes (1366), éd. et tr.

Ch. Carraud, J. Million, Toulouse, 2 vol., 2002.

3 Descartes, R., Discours de la méthode (1637), III, édition Adam

&amp; Tannery, Vrin, Paris, 1996, vol. IV, p. 25.

4 Machiavel, N., Le Prince (1513), XXV, tr. J.-L. Fournel et J.-

Cl. Zancarini, PUF, Paris, 2001, p. 199.

5 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de

l’inégalité parmi les hommes (1755), dans OEuvres complètes,


Gallimard, La Pléiade, Paris, vol. III, 1964, p. 177.

6 La fortuna des latins désignait déjà, à côté de la puissance du


sort, la richesse matérielle et en particulier pécuniaire.

! ACTION, DESTIN, ÉVÉNEMENT, HASARD, HISTOIRE, IMPASSIBILITÉ,

LIBRE-ARBITRE, TEMPS

FOULE

Du latin fullare, « fouler », « presser ».

POLITIQUE, SC. HUMAINES

Multitude humaine en tant qu’elle est passive, passion-

nelle et inorganisée.

La foule est fondamentalement passive et passionnelle, mais

par là même dominable, influençable, et canalisable : sa pas-

sivité peut se transformer en violence (conformément à son

étymologie, la foule est saisie comme une certaine pression

potentielle). Il faut donc la dénombrer et la répartir : Platon

s’interroge ainsi longuement dans les Lois 1 sur le nombre par-


fait du peuple, nombre déterminé par opposition à la mul-

titude indéterminée de la foule, ainsi que sur la meilleure

organisation spatiale de la cité ; de même chez Aristote le

plethos (« multitude ») s’oppose au demos (« peuple ») comme

la multitude indéfinie à la communauté constituée : tous deux

retrouvent ainsi le souci des grands législateurs athéniens,

Solon ou Clisthène 2.

La hiérarchie sociale une fois constituée, la foule dési-

gnera la part de la multitude qui reste écrasée en bas de

l’échelle (c’est la situation de la « plèbe infime » qui, dans

les cités marchandes de la Renaissance, est trop basse pour

être intégrée dans le moindre corps de métier, ou pour pré-

tendre à la moindre charge publique3). Cette place concrète

de la foule est analogique à sa place doctrinale : dans une


théorie de l’État moderne, la foule désigne la masse qui reste,

inconstituée, au dehors de la société politique ; ainsi Hobbes

souligne la différence entre « le peuple, qui se gouverne régu-


lièrement par l’autorité du magistrat, qui compose une per-

sonne civile, qui nous représente tout le corps du public, la


ville, ou l’État, et à qui je ne donne qu’une volonté ; et cette
autre multitude qui ne garde point d’ordre, qui est comme

une hydre à cent têtes, et qui ne doit prétendre dans la répu-

blique qu’à la gloire de l’obéissance » 4.

Mais il est de plus en plus difficile de contenir la puis-

sance du nombre dans ces barrières sociales et doctrinales :

les épisodes révolutionnaires, qui font de la masse un ac-

teur politique, réintroduisent le concept de foule au premier


plan des doctrines. À partir de la fin du XIXe s., la foule est

conçue comme un phénomène non plus seulement physique

(la quantité de force qu’il faut dénombrer, répartir, parfois

contenir) mais comme un phénomène psychologique : chez

Le Bon, en particulier, la foule est un être dynamique, lieu

de mouvements de refoulement (elle dissout à l’intérieur les


sujets qui la composent : en elle « l’hétérogène se noie dans
l’homogène » 5) et de défoulement (elle synthétise vers l’exté-

rieur la force mécanique de ces individus « digérés ») qui sont

les rythmes de son mouvement animal. De passionnelle, la

foule est devenue pathologique : elle relève du renoncement

à la subjectivité libre. C’est sur cette hypothèse que se joue


l’identification de la foule à la horde archaïque : régressive

politiquement (Le Bon insiste sur son caractère exclusive-

ment destructeur), la foule est aussi régressive historiquement

(« dans la mesure où la formation en foules régit habituel-


lement les hommes, nous reconnaissons en elle la persis-
tance de la horde originaire. Nous devons en conclure que
downloadModeText.vue.download 464 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

462

la psychologie de la foule est la plus ancienne psychologie


de l’homme »6).

On retrouve cette détermination fondamentale à la nais-


sance même de la sociologie : les mouvements collectifs
sont définis chez Durkheim à partir de la pression qu’ils
exercent sur les individus qui s’y trouvent pris, et cette
pression qui n’a jamais abandonné les définitions de la
foule se transforme, chez Durkheim comme chez Le Bon
ou Freud, en une contagion dangereuse (ainsi les effets
de la pression sont inconscients et amoraux : « Nous nous
apercevons que nous les avons subis beaucoup plus que

nous ne les avions faits. Il arrive même qu’ils nous fassent

horreur, tant ils étaient contraires à notre nature. C’est ainsi

que des individus, parfaitement inoffensifs pour la plu-

part, peuvent, réunis en foule, se laisser aller à des actes

d’atrocité. » 7.

▶ La foule est ainsi le nom du phénomène collectif pris


comme archaïque, et destructeur. La foule se présente donc
comme une thèse sur la multitude humaine : elle n’est pas
seulement l’objet d’un savoir neutre, elle est le mot à tra-

vers lequel la science des communautés humaines a toujours

refusé que la multitude concrète constitue actuellement et

consciemment un sujet.
Laurent Gerbier

✐ 1 Platon, Lois, V, 735a-745e, tr. E. Des Places (1951), Les


Belles Lettres, Paris, 1994, pp. 89-104.

2 Aristote, Constitution d’Athènes (en particulier ch. XVI et XX),


tr. G. Mathieu et B. Haussoulier (1985), Gallimard, Paris, 1996.

3 Machiavel, N., Histoire de Florence (1525), III, 12, tr. Ch. Bec,

in OEuvres, Laffont, Paris, 1996, p. 766-767.

4 Hobbes, Le citoyen (1642), VI, 1, tr. S. Sorbière, GF, Paris, 1982,


pp. 149-150.

5 Le Bon, G., Psychologie des foules (1895) ; PUF, Paris, 1995,

p. 12.

6 Freud, S., « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921),

tr. A. Bourguignon et al. (1981), dans Essais de Psychanalyse,

Payot-Rivages, Paris, 2001, p. 213.

7 Durkheim, E., Règles de la méthode sociologique (1937),

chap. I, PUF, Paris, 1997, p. 7.

Voir-aussi : Canetti, E., Masse et puissance (1960), tr. R. Rovini


(1966), Gallimard, Tel, Paris, 1986.

Reynié, D., Le triomphe de l’opinion publique. L’espace public


français du XVIe au XXe s., Odile Jacob, Paris, 1998.

Tarde, G., L’opinion et la foule (1901), PUF, Paris, 1989.

! COMMUNAUTÉ, MASSE, PEUPLE

FRAGMENT

Du latin fragmentum.

ESTHÉTIQUE

Partie d’un ensemble (lui-même détaché ou détruit),


morceau d’un objet brisé. Partie incomplète d’une oeuvre

perdue ou non réalisée.

Les XVIIIe et XIXe s. sont marqués par une esthétique des

ruines 1. Au XXe s. s’y substitue une esthétique du fragment ;


celui-ci ne renvoie plus seulement aux restes du passé. Rodin
a donné, en sculpture, ses lettres de noblesse au fragment,
en y voyant l’équivalent d’une oeuvre pleine 2. Le fragment a
longtemps été pensé en relation étroite avec l’objet dont il
provenait et sur le fond d’un art figuratif. Il ne pouvait alors y
avoir de fragment ou de reste que d’un objet ou d’une figure
reconnaissables. Le fragment appelait le prolongement virtuel

de l’ensemble de ses manques.

Partie d’un tout qui n’a pas besoin de figurer en son entier

pour se manifester, le fragment constitue au contraire, pour


la pensée contemporaine, une entité autosuffisante. Utilisant
comme matériau tout ce qui est de l’ordre du rebut ou du dé-
chet (emballages, objets cassés), l’art contemporain confère à
la notion un nouveau statut. Sa réhabilitation passe par celle
de l’art populaire (Picassiette), du marché aux puces (le sur-
réalisme), de l’art brut (Dubuffet), de la récupération (Picas-
so), du bricolage (Lévi-Strauss). Ainsi, T. Cragg recycle dans
ses oeuvres des fragments qu’il assemble en tenant compte
de leurs couleurs, contours et lignes de force. Le fragment
n’est plus envisagé en lui-même (comme chez Rodin) mais
comme élément au sein d’un nouvel ensemble. L’univers

des mythes apparaît de même à Lévi-Strauss comme un per-


pétuel réassemblage de fragments hétérogènes 3. Vers 1960,
les « nouveaux réalistes » se comportent ainsi vis-à-vis du
monde : « Détachons-en un fragment : sa valeur d’universelle
signifiance est égale à celle de l’ensemble, c’est la partie prise
pour le tout. » 4.

▶ Sur le plan littéraire et philosophique, et dans la pers-


pective de Nietzsche, le XXe s. a vu le développement
d’une pensée fragmentaire, opposée à la toute-puissance
d’une pensée rationaliste et organisée. Artaud 5 et Barthes 6
accordent au fragment un statut de fulgurance. Longtemps
défini comme la partie d’une oeuvre détruite ou non effec-

tuée, le fragment se voit (en raison même de son caractère

lacunaire) doté d’une profondeur, d’une richesse de sens

supplémentaire.

Florence de Mèredieu

✐ 1 Volney, C. F., les Ruines ou Méditation sur les révolutions


des empires (1791), rééd. A. et H. Deneys, in OEuvres, t. I, Fayard,
coll. « Corpus », Paris, 1990.

2 Rodin, A., l’Art (Entretiens réunis par P. Gsell), Grasset, Paris,

1911.

3 Lévi-Strauss, C., la Pensée sauvage, Plon, Paris, 1962.

4 Restany, P., « Manifeste de la nouvelle peinture » (1960), in les


Nouveaux Réalistes, éditions Planète, Paris, 1968.

5 Artaud, A., Fragments d’un Journal d’enfer (1926), in l’Ombi-


lic des Limbes, Gallimard, Paris, 1956.

6
Barthes, R., Fragments d’un discours amoureux, Seuil, Paris,
1977.

! SCULPTURE

FREUDO-MARXISME

PSYCHANALYSE

Doctrine qui tente une synthèse entre la théo-


rie marxiste de la société et la théorie freudienne de

l’inconscient.

Freud a, dans plusieurs de ses écrits, exprimé l’idée que la


psychanalyse avait à dire quelque chose sur le collectif et
le social 1. À l’égard du marxisme, il est resté réservé, ses

préférences politiques allant du côté du libéralisme. Mais


certains psychanalystes de la deuxième ou de la troisième
génération, s’inscrivant dans des courants de gauche, socia-
listes ou communistes, tentèrent d’articuler l’analyse freu-
dienne des processus psychiques et l’analyse marxiste des

processus sociaux. Ce courant, appelé freudo-marxisme, a

été illustré principalement par des auteurs comme P. Federn


downloadModeText.vue.download 465 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

463

(1870-1950), E. Fromm (1900-1980), S. Bernfeld (1892-1953)


et W. Reich (1897-1957).

P. Federn s’intéresse très tôt aux questions sociales : son


texte de 1919, Psychologie de la révolution : la société sans
pères, ouvre la voie au freudo-marxisme. E. Fromm propose

le concept de « surface psychique », dans le Dogme du Christ,


à partir des conditions de vie matérielles des groupes sociaux
d’une part, des attentes et frustrations des croyants d’autre

part 2. Dans Escape from Freedom (1941), il avance le concept


de « caractère social ».

Mais le plus connu d’entre eux est W. Reich. Il a fondé

une psychologie sociale s’interrogeant sur les traits psycho-


logiques communs aux membres d’un groupe. Sa Psycholo-

gie de masse du fascisme (1933) en est un exemple célèbre 3.


Dans Matérialisme dialectique et Psychanalyse (1934), il af-

firme que si les pulsions sont biologiquement déterminées,

elles sont aussi susceptibles d’être modifiées en fonction du


milieu social. La Révolution sexuelle (1936) dénonce le rôle
de la famille comme « fabrique d’idéologies autoritaires et de
structures mentales conservatrices ».

Le freudo-marxisme a suscité les critiques les plus vio-

lentes, tant du côté des psychanalystes que de celui des

marxistes. Cependant, un courant freudo-marxiste continue

après la Seconde Guerre mondiale en Allemagne, autour de


la revue Psyche et d’A. Mitscherlich (le Deuil impossible et
Vers la société sans pères). L’école de Francfort s’intéresse
aussi aux interfaces de la psychanalyse et d’une théorie
sociale inspirée par le marxisme. Des ouvrages tels que la

Personnalité autoritaire, de T. Adorno, témoignent de cette


recherche.

Aux États-Unis, H. Marcuse publie, en 1955, Éros et Civi-

lisation 4. Il y critique la thèse freudienne, à ses yeux trop


pessimiste, selon laquelle la civilisation exige de l’individu
le sacrifice de sa libido. Pour lui, la répression des pulsions

n’est pas la même selon les cultures. Il propose le concept


de « surrépression » pour désigner cette part de répression
qui dépend de la civilisation et n’est pas indispensable à la
vie sociale.

▶ Bien que le freudo-marxisme soit aujourd’hui très décrié, il


convient de souligner qu’il a laissé sa trace dans notre culture,
et particulièrement en Amérique latine. Son intérêt est d’avoir
ouvert la voie à une réflexion qui se poursuit aujourd’hui sur

les interfaces entre le psychique et le social.

Michèle Bertrand

✐ 1 Freud, S., l’Intérêt de la psychanalyse ; l’Avenir d’une illu-

sion ; Psychologie des masses et Analyse du moi ; Malaise dans


la civilisation.

2 Fromm, E., le Dogme du Christ (1931), Éditions Complexes,

Paris, 1975.

3 Reich, W., Psychologie de masse du fascisme (1933), Payot,

Paris, 1972.

4 Marcuse, H., Éros et Civilisation (1955), Minuit, Paris, 1963.

! CULTURE, GUIDE, ILLUSION, MAGIE, MASSE

FRUITION

Du latin fruitio, de frui, « jouir de quelque chose ».


PHILOS. MÉDIÉVALE, MORALE

Jouissance, plaisir suprême.

L’éthique augustinienne s’articule autour du couple uti /


frui, « utiliser / jouir », c’est-à-dire autour de la distinc-
tion entre les biens finis, qui ne doivent pas être aimés
pour eux-mêmes et dont il ne faut user qu’en passant,

comme moyens ; et le Bien infini et souverain, dont seul il


convient de désirer la jouissance, car jouir revient à s’arrê-
ter au plaisir de la possession d’un être qui, par le fait
même, est posé comme but ultime de la recherche. Seul
Dieu pouvant avoir le statut de fin dernière, c’est donc
lui qui doit être l’objet de la fruition. Mais cette notion ne

se borne pas à désigner la jouissance au sens psycholo-


gique, elle dit aussi une relation ontologique avec Dieu :

l’âme participe à la vie divine, elle en reçoit sa plénitude,

sa stabilité. Cependant, les médiévaux se demanderont en

quoi le désir pour Dieu ne se réduit pas alors à un pur


eudémonisme. À la suite de P. Lombard (XIIe s.), la question
sera généralement traitée dans la distinction 1 du livre I

des Commentaires des sentences. On distinguera dans la

fruitio l’amour (dilectio), acte de la volonté, et le plaisir


(delectatio). C’est la bonté même de Dieu qui doit être
l’objet de notre amour (qui se porte vers lui comme vers
le bien moral, honestum) et de notre béatitude, donc de

la fruition. Sinon, cet amour serait déréglé, puisque nous


aimerions quelque chose plus que Dieu, à savoir notre

propre delectatio.

Jean-Luc Solère

! BIEN, BONHEUR, EUDÉMONISME, HÉDONISME

FUREUR

Du latin furor.

GÉNÉR.

Dans l’humanisme italien, mouvement psychique qui


revêt tantôt l’aspect d’un égarement de l’âme victime de
ses attaches terrestres, tantôt la forme d’une inspiration
divine, avec libération des entraves sensibles au profit de la

vision des essences.

Ainsi distingue-t-on fureur bestiale et fureur divine. Cette


séparation rappelant l’âme à son origine est indissociable
d’une dialectique de la conversion, qui consiste, d’une part,
en une phase éthique de déprise des passions corporelles
et, d’autre part, en une phase cognitive de contemplation
intellectuelle.

Ficin divise la fureur divine en quatre espèces : l’érotique,


ayant pour principe le regard ; la poétique, naissant de la

musique solennelle ; la mystique, tendant aux cérémonies

sacrées ; et la prophétique, annonçant le futur 1. Plus précis,


Bruno départage les furieux divins passifs, comme les saints
en état de ravissement, et les furieux divins actifs, « princi-

paux artisans » de leur élévation à la science suprême 2. Ten-

sion héroïque, la fureur est le sommet de la liberté qui aboutit

à l’expansion infinie de l’homme en la substance divine ainsi

qu’à la divinisation du furieux.

Sébastien Galland

✐ 1 Ficin, M., De Divino Furore, Opera omnia, I, p. 612, éd.


downloadModeText.vue.download 466 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

464

Kristeller, Turin, 1962.

2 Bruno, G., Des fureurs héroïques, I, 3, tr. P.-H. Michel, Les


Belles Lettres, Paris, 1999.

! ENTHOUSIASME, GÉNIE, PASSION

FUTUR CONTINGENT

LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE

Problème, discuté par Aristote, de savoir si un énoncé

au sujet d’un événement futur contingent est présente-

ment vrai ou faux.

Dans les Catégories 9, Aristote 1 considère le cas d’une bataille

navale. Il est nécessaire qu’elle aura lieu ou qu’elle n’aura pas

lieu. Mais s’il est vrai maintenant qu’elle aura lieu, comment

peut-elle ne pas se produire, et comment éviter le fatalisme ?

Diodore Cronos, avec son argument dominateur, endossait

cette conclusion. Aristote semble dire que ce qui est vrai


est qu’elle aura lieu ou pas, le résultat dépendant des choix

humains. Mais, en ce cas, il faut renoncer au principe de

bivalence et admettre que les propositions au futur ne sont


ni vraies ni fausses. Le problème est discuté par les stoïciens,

qui invoquent la notion de destin, et il reparaît dans les dis-

cussions de la théologie médiévale sur la scientia media et


l’omniscience divine (si les futurs sont contingents, Dieu ne

les connaît pas, et s’ils sont nécessaires, la liberté est im-

possible), ainsi que chez Leibniz 2 avec le choix divin des

possibles : si Dieu connaît l’ensemble des mondes possibles,

et si tous les événements possibles sont contenus dans les


substances, comment échapper au déterminisme ? Leibniz
distingue nécessité métaphysique et nécessité morale, qui
incline sans nécessiter.

▶ La question des futurs contingents est reprise dans la


logique modale et la logique temporelle contemporaines.

Prior 3 soutient que le principe de bivalence ne s’applique pas

aux énoncés singuliers au futur, qui acquièrent une valeur de


vérité seulement quand les états de choses correspondants

ont lieu. D’autres logiciens défendent une conception antici-


pée par Occam, qui distingue les énoncés dont la vérité dé-
pend de l’existence de quelque chose qui n’est pas le cas et

peut ne jamais advenir, et des énoncés dont la vérité dépend

entièrement de ce qui s’est passé.

Pascal Engel

✐ 1 Aristote, De l’Interprétation, 9, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1989,

pp. 102-103.

2 Leibniz, G. W., Théodicée, I, § § 36-46, édition J. Brunschwicg,


GF, Paris, 1969, pp. 124-130.

3 Prior, Past, Present and Future, Oxford, 1967.

Voir-aussi : Vuillemin, J., Nécessité ou contingence, Minuit, Paris,

1985.

! BIVALENCE, DOMINATEUR (ARGUMENT), FATALISME, NÉCESSITÉ,


PARESSEUX (ARGUMENT), POSSIBILITÉ

FUTURES (GÉNÉRATIONS)

! GÉNÉRATION
downloadModeText.vue.download 467 sur 1137

GALILÉE (TRANSFORMATION DE)

PHYSIQUE

Transformation de coordonnées spatiales permettant


de passer d’un référentiel d’inertie R à un autre R′ en mou-

vement rectiligne et uniforme par rapport à R.

Si le mouvement se fait avec une vitesse relative v dans le


sens positif de l’axe des x, on a :

x′ = x – vt, y′ = y, z′ = z, t′ = t

Le temps t est considéré comme invariant. Dans ce cas,

les lois de la mécanique, de la mécanique classique ou new-

tonienne, sont les mêmes dans les deux référentiels, ce qui

exprime le principe de relativité classique.

Michel Blay

GÈNE

Du grec genos, « naissance, origine », « descendance, race, genre,


génération ».

BIOLOGIE

Unité de bases nucléotidiques, héréditairement trans-


mise, servant à fabriquer une protéine.

La définition du gène constitue l’un des problèmes et l’un des

enjeux majeurs de la biologie contemporaine. Sa petite taille

contraint parfois à l’emploi de modèles et de métaphores. Il

requiert la compréhension de ce qu’il commande. Il n’existe

pas sans une matière, mais la déborde en étant un certain

usage réglé de cette matière.

Trois définitions possibles du gène

Trois types de définitions, métaphorique, descriptive, méta-


matérielle peuvent approcher sa réalité.

(1) La définition métaphorique éclaire l’intuition. Toute


cellule contient une sorte de mémoire (ADN) où sont, pour
ainsi dire, stockés les plans de fabrication (gènes) des élé-
ments (protéines) qu’elle va fabriquer tout au long de son
existence. Un gène est comme un plan de fabrication au sein
d’une mémoire.

(2) Cette définition métaphorique requiert immédiatement


la description des éléments nécessaires au déroulement de
ce processus. Le rôle de mémoire est joué par une molécule
très longue et compacte, appelée acide désoxyribonucléique

(ADN), composée d’une ossature de deux brins disposés en

double hélice antiparallèles, chacun des deux brins étant


constitué de maillons pourvus d’une extrémité appariée, en
face, à celle de l’autre brin. Ces extrémités (ou bases nucléo-
tidiques), au nombre de quatre, sont toujours appariées deux
à deux, l’adénine (A) et la thymine (T) (qui forment comme
une prise à deux fiches), la cytosine (C) et la guanine (G)
(qui forment comme une prise à trois fiches). Pour fabriquer
une protéine, la double hélice s’ouvre à un certain endroit,

une empreinte est prise de l’un des deux brins, et cette em-

preinte (ARN) est convertie, groupe de trois bases (triplets)


par groupe de trois bases, par un ribosome qui, lié à l’ARN,

associe à chaque triplet l’un des 20 acides aminés qui est


l’équivalent biochimique de ce triplet. Comme il existe ma-
thématiquement 64 combinaisons possibles de chacune des

quatre bases dans un triplet, mais seulement 20 acides ami-


nés, cette traduction admet un assez grand nombre d’équi-

valences (le code génétique est dit « redondant »). Assemblés


un à un, les acides aminés, comme les grains d’un collier,
constituent un long filament qui, en se repliant, acquiert une
configuration fonctionnelle : c’est une protéine. Un gène

est donc une suite d’éléments biochimiques qui servent de

moule pour fabriquer une protéine.

(3) Mais tout segment d’ADN, toute suite ou séquence

de bases n’est pas nécessairement codante, c’est-à-dire ne


sert pas nécessairement à fabriquer une protéine. Pour être
codante, une séquence doit comprendre deux types de
suites de bases, celles qui correspondent à la fabrication
d’une protéine, et celles qui servent simplement de repères
ou d’accrochés aux différents acteurs de cette fabrication,

c’est-à-dire celles qui sont des signes traduits, et celles

qui sont des signes « de ponctuation » (signe de début


downloadModeText.vue.download 468 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

466
de traduction [ATG, codant l’acide aminé méthionine], et
plusieurs signes de fin de traduction [TAA, TGA, TAG] ne
codant aucun acide aminé, et appelés « codons stop »).
Enfin, puisque c’est un groupe de trois bases d’ADN qui est
converti en un acide aminé et que la traduction progresse
triplet par triplet, celle-ci admet trois points de démarrage
possibles et, donc, trois résultats de traduction différents.
Par exemple, selon le point de fixation du ribosome, le
segment ACGTCATCCC peut être lu ACG TCA TCC (C..)
ou (..A) CGT CAT CCC ou (.AC) GTC ATC (CC), trois dé-
coupages respectivement traduits en Thréonine / Serine
/ Serine, en Arginine / Histidine / Proline ou en Valine /
Isoleucine / (Proline). Un même segment d’ADN peut donc
contenir les parties de plusieurs gènes coexistant par su-
perposition, c’est-à-dire coder tout ou partie de protéines
totalement différentes. La notion de gène se dématérialise
donc à mesure qu’elle devient plus étroitement spécifiée :
la correspondance n’existe pas entre une base et un acide
aminé, mais entre trois bases et un acide aminé. Le gène ne
peut donc pas être défini indépendamment de cette cor-
respondance (code génétique) qui rend secondaire (ou qui
dématérialise) le matériau sur lequel elle s’exerce, matériau
qui pourrait être, éventuellement, d’un autre type (E. Fox
Keller, 1995). C’est pourquoi la définition du gène comme
unité de signes au sein d’un code peut être dite « métama-
térielle ». Le vocabulaire de la linguistique a beaucoup servi
à caractériser l’organisation de ces unités de signes. Les
résultats de séquençage de nombreux génomes permettent
de reconnaître formellement de nombreux gènes dont la
fonction est inconnue. La connaissance de sa fonction ne
suffit donc pas à définir un gène.

Quelques précisions

Aucune de ces trois définitions approchées n’est juste, si


l’on oublie que la très longue molécule d’ADN, agitée de
mouvements incessants et support de très nombreux pro-

cessus, subit des mutations qui doivent être constamment


réparées. Certaines mutations, n’affectant qu’une seule base,
sont atténuées par la redondance du code génétique. D’une
génération cellulaire à l’autre, la réplication d’une molécule
d’ADN laisse passer une erreur non réparée pour un million
de paires de bases (soit 4 ou 5 erreurs par génération de
colibacille, et environ 3 000 serreurs par génération de cel-
lule humaine). Lorsque, sous l’effet de mutations ou de virus
qui dérèglent à leur profit la réplication cellulaire, le taux
d’erreur ne parvient plus à être contrôlé par l’organisme,
les cellules peuvent proliférer sous forme de tumeurs, et
devenir cancéreuses.

La définition d’un gène et les règles générales de sa tra-


duction en protéine sont les mêmes, que l’ADN soit en libre
accès dans la cellule (Procaryotes) ou entouré d’une mem-
brane (Eucaryotes), qu’il existe sous la forme d’une seule
macromolécule, ou qu’il soit fragmenté dans chaque cellule
de l’homme en 23 paires de chromosomes. Un niveau de
complexité supérieur augmentera seulement le nombre des
facteurs de régulation transcriptionnelle (de l’ADN à l’ARN)
et traductionnelle (de l’ARN à la protéine). Par exemple,
chez la plupart des organismes eucaryotes, une première
transcription de l’ADN donne un ARN primaire, contenant
un mélange de séquences non codantes (introns) et de
séquences codantes (exons). L’excision des premières et
l’épissage des secondes donne un ARN mature, qui va pou-

voir être traduit. La notion de gène se dématérialise alors


un peu plus : morcelé dans l’ADN, le gène reconstitue son
unité lorsqu’il existe sous la forme fonctionnelle d’un ARN
mature.

La génétique moléculaire s’efforce de caractériser avec


précision la séquence d’un gène et la fonction de la pro-
téine qu’il code. La fonction de cette protéine peut corres-
pondre à un processus observable (phénotype) caractéri-
sant l’organisme qui la possède. Mais un caractère observé
dépend très souvent d’une pluralité de causes, de sorte
que génotype et phénotype ne coïncident pas toujours.
Dans la génétique probabiliste issue des lois de Mendel
(1822-1884), un caractère observé chez les organismes do-
tés de paires de chromosomes homologues est en principe
spécifié par deux allèles (couples de gènes occupant la
même position sur les deux chromosomes homologues)
qui peuvent être identiques ou différents. Lorsque les deux
allèles sont différents, celui qui est tenu pour responsable
de la forme du caractère observé est dit « dominant », tandis

que l’autre est dit « récessif ». La probabilité d’apparition


d’un caractère dominant ou récessif peut être calculée,
sans pouvoir relever d’un déterminisme génétique autre
que probabiliste.

Éléments d’histoire de la notion de gène

L’histoire de la notion de gène s’organise aussi autour de la


question de sa matérialité. La théorie cellulaire construit le
concept de noyau (Schleiden, 1838), dont le rôle est d’as-
surer la transmission des caractères héréditaires (Haeckel,
1866), de particules transmises intactes de génération en
génération (Galton, 1876 ; De Vries, 1889), « globules chro-
matiques » ou « chromosomes » (Flemming, 1888) identifiés
(Flemming, 1882) à la nucléine isolée par Miescher (1869).
Le fonctionnement de ce matériau repose sur des « unités
physiologiques », intermédiaires entre les cellules et les mo-
lécules capables de se reproduire (Spencer, 1864). De Vries
appelle « gemmules » les particules matérielles portant les
caractères héréditaires, transmises par division cellulaire et
susceptibles d’exister sous une forme dormante ou latente
de non-expression du caractère porté (De Vries, 1889). Pour
Nägeli, l’idioplasme de la cellule contient des filaments qui
peuvent aller d’une cellule à l’autre et sont constitués de
micelles (Nàgeli, 1884). Weismann (1885) soutient que le
plasma germinal, éternellement transmissible à la descen-
dance, n’est pas affecté par ce qui arrive au reste de la cel-
lule, et que le noyau contient tout le matériel responsable
de l’hérédité, structuré en unités : les « biophores » (por-
tant un caractère particulier), spécifiés par des déterminants
groupés en ides (chromosomes). De Vries (1889), à la suite
de ses travaux d’hybridation, appelle « pangènes » les unités
matérielles de l’hérédité, et postule que chacune est indé-
pendante, responsable d’un caractère, et transmise indépen-
damment de génération en génération. Les pangènes sont
inactifs dans le noyau, et actifs lorsqu’ils le quittent : ils se
multiplient alors et expriment les caractères qu’ils portent.
L’hérédité s’explique par le maintien du stock de pangènes
dans le noyau. La redécouverte des lois de Mendel en 1900,
d’une manière indépendante, par De Vries, Correns et Ts-
chermak, paraît confirmer la nature matérielle des unités in-
trachromosomiques portant les caractères héritables (Sutton,
Boveri, Correns, 1902). Johannsen s’oppose à cette concep-
tion matérielle et propose le terme de « gène » (1909) pour
désigner une sorte d’unité non matérielle de calcul. L’étude
downloadModeText.vue.download 469 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

467

de mutations chez la drosophile confirme pour Morgan


leur nature chromosomique (1910) et le conduit à établir

la première carte de loci génétiques mutés ou carte géné-

tique (Morgan, Sturtevant, 1913). Un gène est alors conçu


comme le locus génétique d’une mutation possible. En
1941, Beadle et Tatum montrent qu’une déficience nutrition-

nelle, qui se traduit par l’absence de l’enzyme appropriée,


dépend à chaque fois de la mutation d’un gène. La rela-

tion un gène-une enzyme s’impose naturellement. Une fois

l’ADN reconnu comme le constituant du matériel héréditaire


(Avery, 1944 ; Herschey et Chase, 1952), et découverte la

structure en double hélice de l’ADN (Watson et Crick, 1953),

l’hypothèse d’un code génétique est émise pour expliquer la

détermination physique de la relation un gène-une enzyme


(1954-1957), ce code est déchiffré (1961-1966), et le lien est

établi entre l’ADN, l’ARN et la protéine (1961-1965). Deux

types de gènes sont découverts : les gènes de structure, qui

codent les protéines ; et les gènes de régulation, qui codent

des éléments régulant le déclenchement des premiers (Fr.

Jacob et J. Monod, 1959). La découverte, en 1971-1972,

d’enzymes capables de couper de manière sélective l’ADN

(enzymes de restriction) ouvre la voie d’un séquençage de

l’ADN et fait espérer la possibilité d’une thérapie génique

par réparation des gènes abîmés, ou inactivation des gènes


dangereux pour l’organisme. Mais, d’une part, l’excision de

gènes nuisibles dans une phase de lecture peut représenter

aussi l’excision de fragments de gènes très utiles dans une

autre phase de lecture. D’autre part, rares sont les maladies

n’impliquant qu’un seul gène. Leur survenue dépend bien


plus souvent de nombreux facteurs et de nombreux sys-

tèmes et niveaux de régulation.

▶ La définition et l’histoire de la notion de gène progressent


vers sa matérialisation de plus en plus précise, qui ouvre
vers la réalité d’un code qui déborde cette matérialisation.
La caractérisation des bases devient celle de leur usage
comme signes capables de diriger la fabrication d’objets
que l’urgence d’une action cellulaire à accomplir dote
d’une fonction. Un gène apparaît ainsi comme une réserve

de fonctions, connues ou non, sélectionnées par l’évolu-


tion sous la forme d’une mise en signes ou commandes. Le
gène, usage d’une matière et matérialisation d’une fonction,
est à la fois matière et sens biochimiques, réalité et réserve
de réalité codée, résultat et support d’une histoire évoluant
entre sélection et variation. La réalité de cette histoire sup-
pose que le code et les signes qu’elle emploie ne sont pas
des métaphores, mais des réalités.

Nicolas Aumonier

✐ Danchin, A., la Barque de Delphes. Ce que révèle le texte des

génomes, Odile Jacob, Paris, 1998.

Denis, G., article « Gène », in Lecourt, D. (dir.), Dictionnaire


d’histoire et philosophie des sciences, PUF, Paris, 1999.

Gayon, J., article « Génétique », in Lecourt, D. (dir.), Dictionnaire

d’histoire et philosophie des sciences, PUF, Paris, 1999.

Gros, F., les Secrets du gène, Seuil, Paris, 1986.

Jacob, F., Monod, J., « Gènes de structure et gènes de régulation

dans la biosynthèse des protéines », C. R. Acad. Sci. Paris, 249,


4, pp. 1282-1284, 1959.

Jacob, F., la Logique du vivant, Gallimard, Paris, 1970.

Keller, E. F., Refiguring Life : Metaphers of 20th Century Biology

(1995), New York, « Le Rôle des métaphores dans les progrès de

la biologie », Le Plessis-Robinson, 1999.

Kourilsky, F., les Artisans de l’hérédité, Odile Jacob, Paris, 1987.


Morange, M., Histoire de la biologie moléculaire, La Découverte,
Paris, 1994 ; la Part des gènes, Odile Jacob, Paris, 1998.

! ADAPTATION, GÉNÉTIQUE, RÉGULATION

∼ GÈNE ALTRUISTE

BIOLOGIE

Gène susceptible de déterminer un comportement


altruiste.

Les insectes, les animaux sont capables de comportement


altruiste : l’ouvrière renonce à une descendance en faveur de
la reine ; une termite peut se faire exploser en projetant sur
des attaquants un liquide toxique ; un oiseau peut émettre
un cri d’alarme qui sauve ses congénères, mais le condamne
en le signalant au prédateur. Partie de l’étude des insectes
sociaux, la sociobiologie affirme que nos comportements (et
nos croyances) sont génétiquement déterminés. Cette thèse

comporte deux difficultés majeures : (1) faire porter le poids


de la détermination causale sur un seul facteur ; (2) identifier

ce facteur causal au gène. Or, non seulement un processus

biologique déterminé peut être produit par une pluralité de

causes actuelles, mais la décision organique de transcrire un

gène déterminé peut dépendre des produits de plusieurs


gènes, ou encore d’une réponse plus globale de l’organisme
aux variations de son environnement. L’expression de « gène
altruiste » relève, en outre, de ce que N. Jerne appelle une vi-
sion « instructive » (causalité directe, presque toujours fausse)
et non pas « sélective » (causalité indirecte) des processus

biologiques, et semble désigner seulement notre ignorance

d’une « pluralité » de causes sélectives.

Nicolas Aumonier

✐ Jerne, N. K., « Antibodies and learning : selection versus ins-


truction », The Neurosciences. A study program, G. C. Quarton,
T. Melnechuk, Schmitt, F.O. (éd.), The Rockefeller University
Press, New York, 1967.

Morange, M., la Part des gènes, Odile Jacob, Paris, 1998.

Wilson, E. O., Sociobiology : The New Synthesis, Harvard Univer-


sity Press, Cambridge, 1975.

! GÈNE, GÉNÉTIQUE, RÉGULATION

∼ GÈNE ÉGOÏSTE

BIOLOGIE
1. Gène, ou séquence non codante, susceptible de pro-
liférer sans utilité dans l’ADN. – 2. Point de vue évolution-

niste concevant les organismes comme de simples sup-

ports de la perpétuation de l’ADN.

1. Après que Watson et Crick eurent révélé la structure en


double hélice de l’ADN, que l’hypothèse d’un code génétique
eut aussitôt été proposée, et que ce code eut été décrypté
(1961-1966), il paraissait évident que la continuité du fila-
ment protéique était construite à partir de la continuité de la

séquence des bases de l’ADN. Or, de nombreux organismes


possèdent des gènes discontinus. Certains sont éparpillés en
plusieurs endroits de l’ADN. D’autres apparaissent après un
tri effectué sur l’ARN messager (excision des introns, non
codants, et épissage des exons, codants). De sorte qu’un or-
ganisme contient parfois beaucoup plus d’ADN non codant
que d’ADN codant. La proportion d’ADN non codant semble
augmenter en fonction du degré d’évolution de l’organisme.
Chez l’homme, la proportion d’ADN codant est d’environ
1 % - 2 %. Enfin, chez la plupart des organismes, les gènes
semblent répétés plusieurs fois, soit qu’ils aient trouvé avan-
tage à démultiplier le codage d’une protéine importante, soit
downloadModeText.vue.download 470 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

468

qu’il y ait eu un avantage plus structural que fonctionnel à


laisser s’accumuler des doubles au cours de l’évolution, ou
encore que l’organisme n’ait pas été capable de contrôler une
certaine prolifération génétique. C’est à ces grandes zones
non codantes, et aussi à ces très longues zones de répétition
qu’Orgel et Crick donnent le nom de « gène égoïste », pour
désigner le caractère inutile et parasitaire, d’après eux, de
ces répétitions de gènes ou de séquences non codantes qui
semblent avoir déjoué la sélection naturelle pour occuper le
plus de place possible dans l’organisme.

2. Dans son ouvrage le Gène égoïste, le sociobiologiste


anglais R. Dawkins affirme que les organismes ne seraient
que le moyen utilisé par les gènes pour assurer leur survie et
leur multiplication : « Nous sommes des machines destinées à
assurer la survie des gènes, des robots programmés de façon
aveugle pour transporter et préserver les molécules égoïstes
appelées gènes ». Dawkins soutient que le « point de vue
du gène » permet de comprendre l’utilité sélective de plu-
sieurs pratiques naturelles violentes (combats des mâles pour
conquérir les femelles, piqûres de guêpes paralysant sans le
tuer un organisme capable d’abriter leurs larves, etc.) : per-
mettre la survie des gènes. Ceux-ci maximisent leurs chances
de survie en utilisant tous les moyens qui sont à leur dispo-
sition. Tout ce qui nous paraît beau dans la nature ne serait
qu’un leurre destiné à favoriser cette survie. L’égoïsme des
gènes, indifférents à toute notion de bien ou de mal, suffit à
expliquer tous les comportements des êtres vivants.
▶ L’intérêt de cette hypothèse tient à la cohérence de son
réductionnisme ; sa faiblesse, à ce qu’elle surestime le rôle
des gènes.

Nicolas Aumonier

✐ Dawkins R., le Gène égoïste, Éditions Menges, Paris, 1978.

Doolittle W. F., Sapienza C., « Selfish Genes, the phenotype para-


digm and genome évolution », Nature, 284, 1980, pp. 601-603.

Orgel, L. E., Crick, F. H. C. « Selfish DNA : the ultimate parasite »,


Nature, 284, 1980, pp. 604-607.

! GÈNE

GÉNÉALOGIE
Du grec genealogein, « raconter les origines » ; « recherche de la
filiation ».

Depuis le XVIIe s., la généalogie est une science auxiliaire de l’histoire,


ayant pour objet d’établir la suite des ancêtres d’une famille ou d’un
individu. Au XIXe s., la recherche darwinienne sur « l’origine des
espèces »
et « la descendance de l’homme » donne au concept de généalogie une
importance majeure, puisque l’explication de l’existence et des proprié-
tés des diverses espèces relève d’un principe systématique de filiation
entre elles. Mais c’est dans la perspective critique élaborée par Nietzsche
que la généalogie va influer de façon décisive sur l’esprit de la connais-
sance historique d’une part, sur l’approche philosophique des valeurs, en
particulier morales, d’autre part.

GÉNÉR.

D’une part, filiation réelle d’un être ou d’une représen-

tation ; d’autre part, recherche qui permet d’établir cette


filiation, et qui peut relever, selon l’objet d’étude, soit de
la connaissance scientifique, soit de l’interprétation et de
l’évaluation philosophiques.

Généalogie et mythologie

La Théogonie d’Hésiode a eu le mérite de fournir aux Grecs


un système de filiation des dieux leur permettant d’ordonner
et de structurer l’ensemble des êtres et des puissances dans le
monde. Une telle généalogie est d’un recours fréquent chez

les penseurs grecs, dès qu’il s’agit de concevoir, tant dans

l’univers que dans les activités humaines un ordre principiel


et de donner sens à cet ordre. En ce sens, la démarche gé-

néalogique s’attribue une fonction à la fois fondatrice et de


dévoilement (les origines sont en deçà de l’histoire connue,
et elles portent un sens qui subsiste dans le présent, mais
sous une forme méconnaissable).

Approche généalogique de l’évolution


Dans le champ des sciences du vivant, la recherche darwi-
nienne sur « l’origine des espèces » et « la descendance de
l’homme » donne à l’approche généalogique une importance
majeure dans l’explication de l’existence et des propriétés
des diverses espèces : l’évolution, déterminée par la sélection
naturelle, implique entre les espèces successives, d’un point
de vue structurel et fonctionnel, un principe de continuité,
l’homme portant encore dans sa structure physique les traces
indélébiles de son origine. Une approche généalogique de
l’ensemble des espèces rend compte de l’unité et de la diver-
sité du monde vivant, en rendant raison de chaque forme
actuelle par ses origines, qui sont les formes dont elle dérive.

Généalogie, philosophie et histoire

La recherche de Rousseau sur les origines de la société, du


langage et de la raison a une dimension généalogique mani-
feste : elle prétend reconstituer, au besoin par le détour d’une
fiction méthodologique (l’homme des toutes premières com-
munautés), la suite des circonstances qui vont provoquer des
mutations remarquables dans la manière de produire, d’être
affecté, de s’organiser et de penser des hommes, livrant ainsi
à la conscience contemporaine les origines des inégalités, des

injustices et des malheurs qui affectent l’homme de nos civili-


sations, et qui sont masquées par les évaluations convenues.

Tout en maintenant cette visée de dévoilement des ori-

gines, Nietzsche donne une signification nouvelle à la généa-


logie philosophique, qu’il projette de développer à partir de
son expérience philologique : à l’érudition traditionnellement

attachée à collationner textes et discours sans se préoccuper

de la vie qui a pu s’y exprimer et s’y interpréter, Nietzsche


substitue par un acte fondateur une recherche des conditions

de vie et des problèmes réels qui ont pu être à l’origine des

textes anciens, afin de cesser de projeter à l’origine des in-


terprétations esthétiques, morales ou métaphysiques issues
de nos propres expériences ; il s’agit, par exemple, de re-
constituer « l’ascétisme pratique des philosophes grecs, leurs
tentatives courageuses et sévères pour vivre selon telle ou

telle morale » 1. Il s’agit encore de « remonter des exigences


d’intellection aux besoins originels de forme » et « du symbole
émoussé par l’usage à sa force originelle » 2.

Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche entreprend la


recherche des formes de volonté (et des états physiologiques

qui en sont le soubassement) à l’origine « de nos oui et de


nos non », présents dans nos jugements moraux et les raisons
que nous leur donnons. Le « fil conducteur » de la généalogie
est ainsi le corps en tant que texte caché, langage chiffré des
affects. Cette « recherche » (Versuch) qui intègre les exigences
et les méthodes de la philologie, dans la mesure où elle

s’efforce de reconstituer le sens originel des notions et des

discours dont nous faisons usage, requiert, en outre, du cher-

cheur une capacité à en reconnaître le soubassement vital et

affectif ; d’où ce rapprochement, fréquent chez Nietzsche,

du généalogiste et du médecin, ou du philologue et du phy-


downloadModeText.vue.download 471 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

469

siologiste. Mais la recherche généalogique se présente aussi


comme une « expérience » (Experiment) consistant à retrou-
ver et à éprouver les sentiments et les forces qui ont pu être
à l’origine des concepts et des discours (moraux, principale-
ment, dans la mesure où la genèse du discours moral révèle
au généalogiste l’essentiel des procédés de transformation et
de travestissement de la réalité en discours). C’est dans ce
contexte qu’il faut comprendre la prévalence des métaphores
de l’ouïe (écoute, auscultation, résonance, interprétation mu-
sicale, rythme, tempo) qui font de la lecture généalogique des
textes de la culture une forme d’écoute.

La généalogie se présente désormais comme un travail


de retraduction, qui considère le corps en tant qu’il porte les
traces de l’ensemble des formes successives de dressage et
d’éducation qu’il a subis, comme un texte plus originaire et
plus déterminant que le texte qu’il proclame (qu’il s’agisse
de morale ou de culture). C’est la raison du langage phy-
siologique adopté par la généalogie nietzschéenne, qui vise
moins à réduire les processus caractéristiques de la culture
(création artistique, formes de dressage et d’éducation, for-
mation de représentations et de croyances, par exemple)
à leurs déterminations biologiques qu’à y déceler le travail
d’interprétation (selon des modalités diverses de travestisse-
ment, de dénégation, de refoulement ou de déplacement)
accompli par la culture à diverses périodes de l’histoire pour
exprimer de façon fonctionnelle, et recevable par une com-
munauté humaine, une expérience affective complexe, mar-
quée par une série de mutations qui ont affecté ses formes et
ses significations. Les titres mêmes des oeuvres principales de
Nietzsche qualifient ce travail généalogique consistant à re-
trouver le corps originaire des humeurs, des penchants et des
actions : la Naissance de la tragédie, Humain trop humain,
Par-delà le bien et le mal, la Généalogie de la morale. Sous la
sereine évidence des catégories et des formes expressives de
la connaissance, de la vie sociale et de la morale se dissimule

le texte terrible « des passions de haine, de cupidité, de jalou-


sie, de domination » 3.

Le langage de la psychologie et de la physiologie inaugure,


dans l’usage qu’en fait Nietzsche, une nouvelle approche his-
torique des discours, des jugements et des institutions, mar-
quée par une suspicion méthodique à l’égard de toute réfé-
rence à quelque forme de nature ou d’essence censée porter
dès l’origine leur signification et leur valeur : le sens et la
valeur d’une institution ou d’un code ne cessent de traduire,
dans leurs mutations successives, le travail et la composition
des forces et des affects qui donnent réalité aux origines. La
recherche des commencements réels se confond avec celle

des vouloirs effectifs qui sont à l’oeuvre dans ces commence-


ments : sans un travail de décryptage et d’évaluation de ces
vouloirs, il ne saurait y avoir de généalogie philosophique.

La fécondité théorique et pratique de cette conception de

la généalogie n’a pas échappé aux penseurs posthégéliens


de l’histoire ; dans la mesure où l’anamnèse historique ne
fait plus dépendre sa possibilité de l’existence d’un proces-
sus historique téléologique, une archéologie des savoirs et
des pouvoirs qui les sous-tendent s’impose comme un pré-
alable indispensable à la compréhension des significations
qui se sont constituées successivement, en un devenir qui
n’est ni linéaire ni univoque, avant de produire nos propres
conditions de vie, de connaissance et d’évaluation. L’oeuvre
de M. Foucault est, à cet égard, exemplaire : de la mise en
évidence des discontinuités entre systèmes de représentation
à la recherche des conditions d’émergence et de constitu-

tion des diverses formes de subjectivité, la recherche généa-


logique se déploie en un double mouvement – d’élargisse-

ment du champ historique d’investigation, et d’exploration


de plus en plus fine de l’espace d’intériorité qui permet à des
individus de se reconnaître eux-mêmes comme sujets et de
maintenir une marge d’autonomie par rapport aux normes
relatives au système qui les assujettit. De l’Histoire de la folie
à l’Histoire de la sexualité, de l’âge classique à l’Antiquité
grecque et romaine, la recherche de Foucault semble prendre
du champ par rapport à ses premières préoccupations ; la
généalogie semble s’éloigner des mutations historiques et
des déplacements constitutifs de l’âge classique, pour s’inté-
resser à l’ordre éthique qui se manifeste dans l’esthétique de
l’existence des Anciens. En réalité, cet éloignement historique
rapproche plus étroitement encore la généalogie de Foucault
de celle de Nietzsche, dans la mesure où elle vise à retrou-
ver dans le plus lointain passé des possibilités de vie et de
pensée jusque-là perdues, ou déformées par la connaissance
historique. Dans des conditions tout autres que les nôtres, les
individus trouvent des modalités d’autonomie qui dessinent
une possibilité de liberté qui n’est pas à jamais révolue.

▶ Loin de toute présupposition de « fondement originaire »

(Ursprung), la généalogie accorde à la connaissance des ori-

gines et des commencements, dont la pluralité et l’étrangeté

font le prix, la puissance pratique d’une véritable anamnèse.

André Simha
✐ 1 Nietzsche, Fr., Aurore, § 195, tr. J. Hervier, OEuvres Com-
plètes, vol. IV, Gallimard, Paris, 1970.

2 Nietzsche, Fr., « La vision dionysiaque du monde », tr. J.-


L. Backès, in Écrits posthumes, OEuvres complètes de Nietzsche,
Gallimard, Paris, 1975, tome I.

3 Nietzsche, Fr., Par-delà le bien et le mal, § 22, tr. C. Heim,

I. Hildebrand et J. Gratien, OEuvres Complètes, vol. VII, Galli-


mard, Paris, 1971.

Voir-aussi : Foucault, M., Nietzsche, la généalogie, l’histoire, in

Hommage à Hyppolite, PUF, Paris, 1971.

Foucault, M., Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard,


Paris, 1961.

Foucault, M., Histoire de la sexualité, t. 1 : la Volonté de savoir


(1976), t. 2 : l’Usage des plaisirs, t. 3 : le Souci de soi (1984),

Gallimard, Paris.

Hésiode, Théogonie. La naissance des Dieux, éd. et tr. A. Bon-

nafé, Rivages, Paris, 1993.

Nietzsche, Fr., Humain trop humain, tr. Robert Rovini, OEuvres


Complètes, vol. III, 1-2, Gallimard, Paris, 1968.

Nietzsche, Fr., La généalogie de la morale, trad. H. Albert, Mer-


cure de France, Paris, 1960.

Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’iné-


galité parmi les hommes (1755), dans les OEuvres Complètes,
vol. III, Gallimard, Paris, 1964.

! INTERPRÉTATION, ORIGINE, SENS

GÉNÉRALISATION

PHILOS. SCIENCES

Attribution d’une propriété observée sur un nombre

limité de cas à un nombre indéfini de cas semblables.

Les usages de la généralisation sont très variés, allant de l’« in-


duction complète » en mathématiques (où la généralisation
universelle est valide) à la logique inductive et à la généralisa-

tion statistique (où la généralisation est seulement partielle).


Dans tous les cas, ce passage du particulier au général consti-

tue le procédé des divers genres d’induction.


downloadModeText.vue.download 472 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

470

▶ Cependant, dans les cas où la généralisation part d’obser-


vations empiriques, elle joue certes un rôle essentiel pour
l’édification des lois scientifiques, mais sa validité demeure
toujours limitée. En effet, une propriété constatée empirique-
ment pour un nombre fini d’éléments peut difficilement pré-
tendre valoir a priori pour tous les cas possibles. Les limites
de la généralisation empirique conduisent soit à relativiser la
validité des lois empiriques inductives, soit à leur chercher
un autre fondement.

Alexis Bienvenu

✐ Carnap, R., Les fondements philosophiques de la physique


(1966), Armand Colin, Paris, 1973.

Popper, K., La logique de la découverte scientifique (1934), trad.

N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Payot, Paris, 1973.

! INDUCTION, PROBABILITÉ

GÉNÉRATION
Traduction du grec genesis, « devenir, engendrement ».

GÉNÉR.

Fait de venir à l’être.

Parménide refuse que la génération et la destruction affectent


l’être : la génération est en effet un passage de l’être au non-
être qui contredit le strict monisme parménidien, de même
que la corruption ou la destruction en sens inverse 1. Pour
contourner l’interdit Parménidien, Aristote détermine la forme
de la génération en tant qu’elle exige trois principes : un sujet
qui ne change pas, un accident qui change, et le principe
même de la privation qui convertit formellement un accident
en son contraire. Ainsi les deux accidents contraires, qui ne
peuvent s’affecter immédiatement, sont articulés par le sujet
qui les reçoit successivement 2. Aristote considère par là qu’il
a répondu à l’objection parménidienne, en faisant pour ainsi
dire travailler par accident le non-être : « Pour nous, nous
dirons qu’il n’y a pas de génération qui vienne absolument
du non-être, ce qui n’empêche pas qu’il y en a à partir du
non-être, à savoir, dirons-nous, par accident » 3. La privation

est donc un non-être passager qui permet la génération, ce


qu’Aristote réfère explicitement à la doctrine de l’acte et de
la puissance : l’être en puissance constitue en effet une autre
façon de concevoir le passage du non-être à l’être, en ac-
cordant au sujet la puissance des accidents contraires. Dans
cette seconde perspective, qui travaille particulièrement les
textes consacrés à la génération du vivant, il est possible de
décrire tous les changements naturels comme des transfor-
mations de la matière qui, en tant qu’elle est puissance des
contraires, accueille successivement des formes qui se suppri-
ment réciproquement 4.
De la même façon, Leibniz considérera que les monades,

qui ne peuvent être engendrées ni détruites par des change-


ments naturels, enveloppent en revanche toute la succession
des accidents qui leur seront attribués tout au long de leur
existence 5 : et Leibniz conclut que la génération et la des-
truction ne sont que des processus d’enveloppement et de
développement des puissances de la substance.

Leibniz étaye sa conception de la génération en commen-


tant les résultats des observations microscopiques des ani-
malcules que réalisent à la même époque Van Leeuwenhoek,
Malpighi, ou Swammerdam : le contenu philosophique de
la question de la génération se trouve alors placé sous la
juridiction scientifique de la question de l’embryologie. La

conception de la génération se déploie à partir du XVIIIe s.


dans l’horizon du débat entre épigénèse et préformation 6.

Laurent Gerbier

✐ 1 Parménide, Fragment B VIII, tr. J.-P. Dumont, dans Les Préso-


cratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988, p. 261-262.

Aristote, Physique, I, 7, 190b29-191a3, tr. H. Carteron (1926),


Les Belles Lettres, Paris, 1996, vol. I, p. 46.

3 Aristote, ibid., I, 8, 191a13-15, p. 48.

4 Aristote, De la génération et de la corruption, I, 318b, tr.

Ch. Mugler, Les Belles Lettres, Paris, 1966, p. 14-15.

5 Leibniz, G. W., Monadologie, §§ 6-7 et 63-77, GF, Paris, 1996,


pp. 243-244 et 256-260.

Caspar, Ph., Penser l’embryon, III, 6-7, Éditions Universitaires,


Paris, 1991.

! DEVENIR, MATIÈRE, VIE

∼ GÉNÉRATIONS FUTURES
De l’allemand künftige Generationen. Expression introduite par Hans
Jonas en 1979 dans son ouvrage Das Prinzip Verantwortung.

MORALE, POLITIQUE

Objet d’obligation pour une éthique transformée,


quand la simple présence d’un monde approprié à l’habi-
tation humaine est menacée par le développement de la

technique moderne.

Selon H. Jonas, le développement de la technique moderne


engage une transformation de l’agir humain telle qu’il dé-
borde le site de l’éthique traditionnelle. Celle-ci se limitait à
ce qui est proche et présent. Or, les forces en jeu supposent
un sujet collectif, font disparaître la différence entre le na-
turel et l’artificiel et concernent directement l’avenir. L’exis-
tence d’un monde pour les prochaines générations humaines
est menacée. Ainsi, le futur devient directement l’horizon
de notre responsabilité. La morale ne peut plus considérer
la présence de l’homme comme une simple donnée, mais
comme un objet d’obligation. Un nouvel impératif apparaît,
selon lequel « nous n’avons pas le droit de choisir le non-être
des générations futures ». H. Jonas en recherche ensuite les
conditions philosophiques précises.

▶ On remarquera que cette position implique un certain


anthropocentrisme.

Jean-Paul Paccioni

✐ Jonas, H., Das Prinzip Verantwortung, (Insel Verlag, Frank-


furt am Main, 1979) trad. « Le principe de responsabilité », Cerf,
Paris, 1990.

! ÉTHIQUE, GÉNÉRATION, HOMME

GÉNÉTIQUE

W. Bateson propose ce terme, en 1905, pour désigner la science de la


transmission héréditaire.

BIOLOGIE

1. Branche de la biologie qui étudie la transmission des


caractère héréditaires. – 2. Branche de la biologie qui ca-
ractérise les gènes, les protéines qu’ils codent et les fonc-
tions de ces protéines.

L’histoire de la génétique peut être divisée en trois périodes,


qui correspondent aussi à trois champs différents de cette
discipline.

La première, issue de la découverte (1865), puis de la


redécouverte (1900) des lois de Mendel (1822-1884), consiste
downloadModeText.vue.download 473 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

471

à calculer l’occurrence de produits de croisements en suppo-


sant des entités physiques inconnues, les gènes (1900-1915).
Loin de la notion de descendance, comprise de manière floue
comme somme des influences ancestrales, et mathématisée
plus tard par les biométriciens (Galton, Weldon, Pearson) à
l’aide de coefficients de corrélation parents-enfants, Mendel
établit trois lois – dominance, disjonction (ou ségrégation) et
indépendance – qui permettent de prédire, à partir des géno-
types des organismes croisés, l’arbre de probabilité des géno-
types ultérieurs. Il devient alors possible de prédire au-delà
de la génération présente. La médecine prédictive actuelle
s’appuie sur ces règles de probabilité, mais confond parfois

les règles de transmission d’un caractère (qui peut dépendre


de plusieurs gènes) avec les règles de transmission d’un seul
gène. La génétique des populations s’inscrit, elle aussi, dans
la voie ouverte par Mendel, en étudiant la dynamique des
fréquences et des mutations géniques à l’intérieur de popu-
lations données.

La deuxième période de la génétique, ouverte par Mor-


gan (1866-1945) en 1915, s’efforce de localiser les gènes en
dressant les premières cartes génétiques. La nature du gène
reste encore inconnue. Les cartes génétiques actuelles, éta-
blies après recoupement de toutes les unités de séquence
d’ADN analysées (« gels de séquences »), utilisent encore
comme points de repère les données topologiques issues des
méthodes de Morgan.

La troisième période est celle de la génétique dite « molé-


culaire », commencée dans la seconde moitié du XXe s. avec
l’identification de la nature chimique de l’ADN, et la meilleure
compréhension du rôle des gènes par rapport aux protéines
qu’ils codent (régulation de l’expression génétique, régulation
de la réplication et de la différenciation cellulaire). Pourtant,
le séquençage de l’intégralité de l’ADN de plusieurs orga-
nismes a fait apparaître l’existence de nombreuses séquences
codantes dont la fonction reste inconnue. Les relations entre

structures génétiques et fonctions protéiques requièrent en-


core le croisement de nombreuses connaissances pour être
décryptées.

▶ Qu’il s’agisse de probabilités d’occurrences, de données


topologiques ou d’études de fonctions et de régulations,
il convient de nuancer souvent la présentation assurée de
bien des résultats, en rappelant que la génétique, comme
science de l’étude des gènes, oeuvre dans le domaine de
la pluralité des causes, dans lequel ce que nous décrivons
souvent de manière immobile, et dans un milieu de culture

donné (celui du laboratoire), possède sa dynamique propre.


Les nombreuses expériences qui corroborent la notion de
déterminisme génétique et donc de science génétique ne
doivent pas faire oublier que les voies déterminantes que
nous connaissons ne sont peut-être pas les seules, et qu’elles

peuvent changer.

Nicolas Aumonier

✐ Correns, C. G., « Mendel’s Regel über das Verhalten der


Nachkommenschaft der Rassen Bastarde », Berichte der Deuts-

chen Botanischen Gesellschaft, 18, 1900, pp. 158-168.

Danchin, A., la Barque de Delphes. Ce que révèle le texte des


génomes, Odile Jacob, Paris, 1998.

De Vries, H., « Sur la loi de disjonction des Hybrides », C. R. Acad.


Sc. Paris, 130, 1900, pp. 845-847 ; Des Spaltungsgesetz der Bas-

tarde (Vorläufige Mitteilung), Berichte der Deutschen Botanis-

chen Gesellschaft, 18, pp. 83-90.

Gayon, J., article « Génétique », in Lecourt, D. (dir.), Diction-


naire d’histoire et philosophie des sciences, PUF, Paris, 1999.

Gros, F., les Secrets du gène, Seuil, Paris, 1986.

Jacob, Fr., la Logique du vivant, Gallimard, Paris, 1970.

Kourilsky, F., les Artisans de l’hérédité, Odile Jacob, Paris, 1987.


Mendel, G., « Versuche über Pflanzen-Hybriden », Verhandlun-
gen des naturforschenden Vereines in Brünn, 1865, 4, pp. 3-47.

Morange, M., Histoire de la biologie moléculaire, La Découverte,


Paris, 1994 ; la Part des gènes, Odile Jacob, Paris, 1998.

Morgan, T., Sturtevant, A., Müller, H., &amp; Bridges, C., The
Mechanism of Mendelian Heredity, Henry Holt, New York, 1915.
Tschermak, E. (von), Über künstliche Kreuzung bei Pisum
sativum, Berichte der Deutschen Botanischen Gesellschaft, 18,

pp. 232-239.

! DÉTERMINISME, GÈNE

∼ ÉPISTÉMOLOGIE GÉNÉTIQUE

BIOLOGIE

! ÉPISTÉMOLOGIE

∼ PROGRAMME GÉNÉTIQUE

BIOLOGIE

Partie des informations contenues dans le génome, qui


assurerait non la synthèse des composants de base, mais
la régulation, dans le temps et l’espace de l’organisme, de
cette synthèse : les biologistes s’intéressent particulière-
ment au programme génétique du développement.

Cette notion trouve son origine dans les travaux de l’École


française de biologie moléculaire menés par Fr. Jacob et
J. Monod. Elle est en résonance avec la vision information-
nelle des êtres vivants et de leur fonctionnement, qui a ac-
compagné le développement de la biologie moléculaire dans
la seconde moitié du XXe s.

▶ Cette comparaison entre le génome et un ordinateur fut


très vite critiquée. Les travaux réalisés dans les décennies
qui suivirent l’invention de ce concept ne révélèrent pas
l’existence, chez les êtres vivants, d’un tel programme. Cette
expression reste néanmoins utilisée comme une métaphore
utile pour décrire le rôle des gènes dans le fonctionnement et

le développement des organismes.


Michel Morange

✐ Atlan, H., La Fin du « tout génétique » ?, INRA, Paris, 1999.

Kay, L. E., Who Wrote the Book of Life : a History of the Genetic
Code, Stanford University Press, Stanford CA, 2000.

Keller, E. F., Le Rôle des métaphores dans les progrès de la biolo-


gie, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 1995.

Maurel, M. C., et Miquel, P. A., Programme génétique : concept


biologique ou métaphore ?, Kimé, Paris, 2001.

Morange, M., « Le complexe T de la souris : un mirage riche


d’enseignements » in Revue d’histoire des sciences, no 53, 2000,
pp. 521-554.

GÉNIE

Du latin genius et ingenium, de gigno, « engendrer » et, par extension,


« produire, causer », au sens physique et moral.

La définition du génie pourrait être reprise de Dubos : « On ap-


pelle génie l’aptitude qu’un homme a reçue de la nature pour faire
bien et facilement certaines choses que les autres ne sauraient faire

que très mal, même en prenant beaucoup de peine » 1. Résumant en


apparence l’opinion commune, cette définition se situe en fait à la
charnière entre la conception ancienne et la conception moderne.
L’origine latine – genius : divinité présidant à la naissance ; ingenium :
caractère donné à la naissance – oppose un pouvoir spontané, naturel,
à une compétence acquise. C’est l’abréviation genium qui semble avoir
engendré le mot français génie, qui s’introduit dans la langue allemande
autour de 1750 et y est d’abord traité comme un néologisme. La fusion
downloadModeText.vue.download 474 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

472

de genius et d’ingenium vient cependant avant tout du tournant qui se

produit dans la pensée anglaise du XVIIIe s., lorsqu’« avoir du génie » est

remplacé par « être un génie ». Le concept est désormais associé à un

pouvoir du sujet. Dans le même temps se produisent, d’une part, la rup-


ture avec l’imitation et, d’autre part, l’émancipation du génie par rapport

à la conception antique et prémoderne de l’ingenium.

ESTHÉTIQUE, PHILOS. CONN.

Don, aptitude ou faculté (trois termes qui ne s’équiva-

lent nullement et dont la différence fait toute l’histoire


du concept) de concevoir et / ou de réaliser des choses
grandioses.
La rhétorique antique distinguait entre studium et ingenium 2,

mais par ce dernier elle entendait l’inventio. Dans le ratio-

nalisme du XVIIe s., notamment chez Descartes (Regulae ad

directionem ingenii), ingenium désigne l’« entendement ».

Wolff a toutefois, comme du reste Leibniz, ouvert une

perspective nouvelle : de même que la métaphysique n’est


pas la science du réel mais la science de tout le possible, la
mimésis ne doit pas être comprise en art au sens d’une plate
imitation ; l’artiste invente des mondes possibles, bien que

Dieu ne les ait pas retenus – des « fictions hétérocosmiques »

(figmenta heterocosmica) 3. L’artiste, comme la nature, produit


des représentations sensibles 4.

Kant semble ne pas dire autre chose à propos du génie qui


crée « comme la nature » et de l’art qui est un « analogon de la
nature ». Pourtant, le point de vue à partir duquel est fondée

l’expérience esthétique n’a plus rien à voir avec la métaphy-

sique leibniziano-wolffienne, dans laquelle le monde (réel ou


possible) reste la référence. L’esthétique devient avant tout
une expérience subjective. Pour Kant, le génie est un talent
« totalement opposé à l’esprit d’imitation », qui se caractérise
au premier chef par son originalité (§ 46). L’origine des règles
est à chercher dans le génie, mais, comme celui-ci tient son
talent incommunicable de la nature (§ 47), il ne peut y avoir
de contradiction entre l’art du génie et la nature. Le génie est
exemplaire ; ses règles peuvent et doivent servir aux autres.

Quant aux facultés de l’esprit qui constituent le génie (§ 49),

il s’agit d’un « heureux rapport qu’aucune science ne peut

enseigner et qu’aucun labeur ne permet d’acquérir » entre

l’imagination et l’entendement.

Les théories anglaises du génie (Addison 5, Hogarth 6, War-

ton 7, E. Young, W. Duff, A. Gerard, etc.) jouèrent un rôle dé-

cisif dans la transformation de sa conception au XVIIIe s., et in-

fluencèrent considérablement le Sturm und Drang allemand.

En revanche, contrairement aux idées reçues, le XIXe s. et

le romantisme ne sont pas l’apogée du génie. Hegel a, impla-

cablement, fait le bilan du culte du génie. Il n’y voit qu’une

manifestation de la subjectivité exacerbée, comparable à la


belle âme. Le destin romantique du génie est à ses yeux illus-

tré notamment par « l’ironie divine et géniale » de F. Schlegel.

La théorie schopenhauerienne du génie est à la fois une


exacerbation et une brutale remise en question de la sou-
veraineté du sujet génial, qui a pour conséquence le dé-
senchantement du génie et inaugure l’intérêt pour les liens
entre le génie et la folie. Opposant avec insistance le génie à
« l’homme normal », Schopenhauer en arrive à une psychopa-
thologie de la génialité et souligne notamment, en référence à
Bichat, la similitude entre le génie et l’enfance 8. Cette concep-
tion constitue incontestablement un tournant, représenté no-
tamment par Lombroso, qui voit dans la créativité géniale
l’exutoire d’une forme dégénérative de psychose 9. À côté des

innombrables études pathographiques 10 vont ensuite se mul-

tiplier aussi les études sur le génie comme phénomène social.

Gérard Raulet

✐ 1 Du Bos, C., Réflexions critiques sur la poésie et la peinture,

Paris, 1719.

2 Entre autres : Horace, De arte poetica, pp. 409 sq.

3 Baumgarten, A., Méditations, § LII ; et Aesthetica, § 584 sq.

4 Baumgarten, A., Aesthetica, § 108-111.

5 Addison, Spectator, n° 160, 1711.

6 Hogarth, Analyse de la beauté, 1753.

7 Warton, Essai sur le génie et les écrits de Pope, 1756.

8 Schopenhauer, A., Die Welt als Wille und Vorstellung, suppl.

livre III, chap. XXXI : « Vom Genie », in Sämtliche Werke, éd. Löh-
neysen, Francfort, Insel 1968, t. II, pp. 484-514.

9 Lombroso, C., Genio e follia, Turin, 1882.

10 Cf., entre autres, Jaspers, K., « Strindberg und Van Gogh.

Versuch einer pathographischen Analyse unter vergleichender


Heranziehung von Swedenborg und Hölderlin », in Arbeiten
angewandter Psychiatrie, 5, 1922.

! ESTHÉTIQUE, FOLIE, IMAGINATION, INVENTION

Mutation de sens au XVIIIe s. ; réduction d’emploi proposée par Kant et

d’avance critiquée par Diderot.

ESTHÉTIQUE

Dispositions innées et acquises qui élèvent celui qui les


possède au-dessus des autres hommes et se signalent par

des comportements, des entreprises ou des oeuvres tran-

chant sur le commun.

Dans l’Antiquité, le génie qualifie la divinité qui engendre


un individu et le protège, et, en un second temps, le talent
à cultiver ou la force à développer sous sa protection. La
réflexion se développe alors selon les deux axes de l’inven-
tio et de la furor : pouvoir de synthèse et de trouvaille dans
les arts libéraux, les arts mécaniques et les sciences, d’un
côté ; et, de l’autre, inspiration, délire, enthousiasme, mais
aussi manie.

Au XVIIe s., l’ingenium est rapproché d’acumen, qui signi-

fie « ce qui perce, au sens physique et moral », autrement

dit la finesse et la pénétration. Matteo Peregrini et Baltasar

Gracián y voient le pouvoir humain le plus haut dans des

domaines aussi différents que la poésie, la philosophie ou la

politique. Et le chevalier de Méré place l’« esprit » au-dessus

de la raison.

Un pas décisif est franchi au XVIIIe s., quand les « grands

artisans » et les « illustres auteurs » ne sont plus seulement

crédités de génie, mais baptisés de ce nom. Ainsi sera rendue

possible à l’âge romantique la transformation du génie en

idéal, supplantant ceux du saint, du chevalier, du cortigiano

ou de l’honnête homme.

Contre Du Bos, qui tente de réduire le génie à une heu-


reuse conformation du sang et du cerveau, et Helvétius, qui
voit en lui une simple combinatoire, fruit du hasard et de
l’éducation, Diderot excipe de l’expérience vécue pour souli-
gner l’« impulsion tyrannique du génie » et montrer son appar-
tenance à la « nature plastique universelle », selon Shaftes-
bury 1. C’est dans cet horizon que kant définit le génie comme
« la disposition innée de l’esprit (ingenium) par laquelle la
nature confère ses règles à l’art » 2. Étant donné que le génie
ne saurait « indiquer scientifiquement comment il réalise son
oeuvre », Kant estime « ridicule » de le confondre avec le

savant 3. Or, si l’art constitue sans doute le domaine d’élection


du génie, l’erreur ne consiste-t-elle pas à limiter a priori son
downloadModeText.vue.download 475 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


473

champ d’exercice ? Diderot, en tout cas, se plaisait à souligner


les « extravagances » des grands physiciens expérimentaux et
des grands philosophes.

▶ Quelle que soit la valorisation dont la notion a été l’objet,


d’un point de vue critique, la question se pose néanmoins
de savoir s’il ne vaut pas mieux tenter de cerner le sublime
d’actes, d’oeuvres ou de segments d’oeuvres déterminés, plu-
tôt que de recourir trop vite à une causalité géniale, dont
l’obscurité, rançon du prix, prête à des manoeuvres souvent
peu convaincantes et suspectes.

Baldine Saint Girons

✐ 1 Shaftesbury (Cooper A. A., comte de), Characteristics of


Men, Manners, Opinions, Times (1711), L. E. Klein, Cambridge
U. P., Cambridge, 1999.

2 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 46, trad.

A. Philonenko, Vrin, Paris, 1968, p. 138.

3 Ibid. § 47, p. 141.

Voir-aussi : Diekmann, H., « Diderot’s conception of genius », in


Journal of the History of Ideas, 1941.

Matoré, G., et Greimas, A. J., « La naissance du génie au XVIIIe s. »,

in le Français moderne, octobre 1957.

! ARTISTE, CRÉATION, SUBLIME, TALENT

GÉNITAL

! ENFANTIN

GENRE

Du latin genus, « naissance », « origine » ; par suite, « toute réunion


d’êtres ayant une origine commune et des ressemblances naturelles ».

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE

Au sens biologique, subdivision de la famille. Au sens


logique, classe qui englobe d’autres classes de moindre ex-
tension : les espèces. Le genre est un des cinq universaux,
ou prédicables.

Aristote donne trois définitions du genre 1 : génération conti-


nue des choses ayant la même forme (par exemple, le genre

humain) ; ce qui remonte à une naissance ou une origine

commune (une race ou une ethnie) ; le premier composant

de la formule répondant à la question « qu’est-ce que l’être


dont il s’agit ? » (par exemple, « animal » dans la définition de

l’homme animal raisonnable) : en ce dernier sens, philosophi-

quement le plus important, le genre est ce qui se prédique es-

sentiellement de plusieurs choses spécifiquement différentes 2.

En tant que prédicable essentiel bien que non coextensif de

la substance première, il est substance seconde 3. Porphyre,

dans l’Isagoge, remanie et systématise l’organisation des « pré-

dicables », (le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’acci-

dent). Il contribue également à expliciter les problèmes sou-

levés par la conception du genre chez Aristote. Il nie, d’une


part, contre les stoïciens 4, l’existence de tout genre suprême,

fidèle en ce sens à la thèse de l’incommunicabilité des genres

soutenue par Aristote 5. Il évoque, d’autre part, la question du

statut ontologique des genres et des espèces, reprise dans le


cadre des polémiques de la fin du Moyen Âge, opposant les

tenants d’un réalisme des universaux comme Duns Scot au

nominalisme de Guillaume d’Occam.

Annie Hourcade

✐ 1 Aristote, Métaphysique, V, 28, 1024 a 28 sq.

2 Aristote, Topiques, I, 5, 102 a 31.

Aristote, Catégories, 5, 2 b 28 sq.

4 Alexandre d’Aphrodise, In Aristotelis Topicorum, 359, 12-16.

5 Aristote, Métaphysique, X, 7, 1057 a 26.

Voir-aussi : De Libéra, A., La querelle des universaux, de Platon


à la fin du Moyen Âge, Seuil, Paris, 1996.

! ACCIDENT, CATÉGORIE, DÉFINITION, DIFFÉRENCE, DIFFÉRENCE


SPÉCIFIQUE, ESPÈCE, NOMINALISME, PRÉDICABLE, PROPRE, RÉALISME,
UNIVERSAUX

ESTHÉTIQUE

Ensemble formé par les propriétés non contingentes


communes à une classe d’oeuvres littéraires ou artistiques.

La notion de genre appartient d’abord à la poétique, com-


prise depuis Aristote comme l’étude des faits verbaux artis-
tiques. En tant que telle, elle se trouve avoir été étroitement
liée à la réflexion sur la littérature. S’il est indéniable que cer-
tains genres peuvent être tenus, à une époque donnée, pour
constitutivement littéraires (tel le roman aujourd’hui) 1, il s’en
faut pourtant que la question des genres recouvre celle de la
littérarité. La mise en oeuvre et la perception de traits d’ordre
générique mobilisent en effet des catégories et des proces-

sus cognitifs qui, par delà le domaine des oeuvres littéraires,

ouvrent sur une typologie générale des discours.

C’est bien ce qu’indique déjà la distinction aristotélicienne


entre « récit » (diègèsis) et « représentation dramatique » (mi-
mésis), dans la mesure où ces deux modes d’énonciation défi-

nissent pour partie le cadre pragmatique dans lequel s’insère

l’énoncé 2. De fait, comme J.-M. Schaeffer l’a montré 3, le statut

générique de tout énoncé est nécessairement déterminable

en fonction des choix inhérents à l’acte locutoire dont il est le


produit : outre le mode d’énonciation (à travers l’opposition
entre récit et représentation dramatique, mais aussi entre récit

factuel et récit de fiction), ils concernent le pôle du desti-


nataire (le destinataire d’une lettre est déterminé, celui d’un
récit de fiction ne l’est pas, tandis que le roman par lettres se
construit sur la dissociation entre destinataire fictif et desti-

nataire réel) et la dominante illocutoire (l’énoncé effectue-t-il


une description ? une demande ? une menace ?, etc.).

À la différence des précédents, les choix que font inter-


venir les autres aspects génériques ne sont ni constituants
ni obligatoires : ils en appellent à des modèles formels et
thématiques qui ou bien font l’objet de prescriptions expli-
cites (règles de la poésie à formes fixes, de la tragédie fran-
çaise classique), ou bien donnent lieu à des relations directes
d’imitation et de transformation (ou relations hypertextuelles)
entre des oeuvres singulières 4. Dans l’un et l’autre cas, ces
règles normatives peuvent être modulées et même violées
sans que la référence au modèle cesse d’être perçue. C’est à
ces règles que se rapportent les prescriptions de la rhétorique
classique régissant les rapports entre les « styles » (soutenu,
médian, familier) et les trois grands « genres » de l’éloquence,
que sont les genres judiciaire, délibératif et démonstratif ;
c’est d’elles que participent les divers « arts poétiques » qui
ont fait autorité jusqu’au seuil de l’époque des modernités,
et c’est sur l’obsolescence de ceux-ci que s’est construit le
credo moderniste (soutenu en France par Blanchot) d’une
fin des genres.

Enfin, des travaux comme ceux de A. Jolles (sur les

« formes simples ») 5, de E. Staiger (sur les « tonalités affec-


tives ») 6, de N. Frye (sur les « modes thématiques ») 7 ont par-
ticulièrement contribué à isoler une quatrième famille de
downloadModeText.vue.download 476 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

474

parentés génériques : alors que les parentés pragmatiques


ou normatives correspondent à des choix auctoriaux et sont

donc causalement motivées, celles-ci reposent sur l’extrac-


tion des ressemblances « objectives », formelles ou surtout
thématiques, que présentent des oeuvres pouvant appartenir
à des traditions très éloignées dans le temps et dans l’espace.
Comme celle des constantes pragmatiques, bien que d’une
manière différente, l’existence de constantes thématiques qui
ne seraient pas historiquement déterminées pose la question
des universaux. Quoi qu’il en soit, la diversité, l’hétérogénéité
et la variabilité des aspects sémiotiques sur lesquels reposent
les catégories génériques s’opposent aussi bien aux tentatives
de formalisation systématique (comme celle entreprise par
Hegel dans ses Leçons d’esthétique) qu’aux descriptions qui
assimilent les genres à des causes agissantes dotées d’une
autonomie et d’une « vie » propres (Brunetière).

Les mêmes observations vaudraient sans doute pour

les différents genres liés aux arts non verbaux, tels que la

peinture, la sculpture, la musique, la danse, etc., qui ne

connaissent vraisemblablement que les règles normatives. On

remarquera seulement à ce propos que la réflexion sur les

genres artistiques a été longtemps obérée par les orientations

de la poétique classique : les distinctions entre les différents

genres picturaux, qui devaient aboutir à une « hiérarchie » res-

tée indiscutée jusqu’au XIXe s., n’ont pu prendre effet que dans

le contexte d’une culture humaniste qui faisait de la littérature

le paradigme de référence de la peinture (ut pictura poesis).

▶ Liée très longtemps à la poétique et à la rhétorique, la


notion de genre a été renouvelée par les développements de
la pragmatique et reçoit un nouvel éclairage des recherches
sur les opérations classificatoires induites par la perception.

Bernard Vouilloux

✐ 1 Genette, G., Fiction et Diction, Seuil, Paris, 1991, pp. 11-40.

2 Genette, G., Introduction à l’architexte, Seuil, Paris, 1979,


p. 17.

3 Schaeffer, J.-M., Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Seuil, Paris,


1989.
4 Genette, G., Palimpsestes, Seuil, Paris, 1982.

5 Jolies, A., Formes simples (1930), Seuil, Paris, 1972.

6 Staiger, E., Grundbegriffe der Poetik, Zurich, 1946.

7 Frye, N., Anatomie de la critique (1957), trad. Gallimard, Paris,


1969.

Voir-aussi : Combe, D., Les genres littéraires, Hachette éducation,


Paris, 1992.

Hamburger, K., Logique des genres littéraires (1957), trad. Seuil,


Paris, 1986.

Molino, J., « Les genres littéraires », in Poétique, 1993, pp. 3-28.

Todorov, T., Les genres du discours, Seuil, Paris, 1978.

! PRAGMATIQUE, ROMAN, STYLE

GÉOMÉTRIE

Du latin geometria, du grec geômetria, « science de la mesure de la


terre ».

Avec les Éléments d’Euclide, une science rigoureusement déductive dont

les objets sont les figures et leurs rapports est durablement codifiée. La

géométrie classique, euclidienne, semble avoir pour elle, outre sa rigu-

eur et sa valeur discursive, une profonde et inaliénable connivence avec

notre expérience du monde. Elle pourra donc aussi bien être mise au

service des doctrines de l’idéalisation des objets mathématiques, de la

donnée de ces mêmes objets par abstraction, ou encore de conceptions

qui y voient une science expérimentale. Elle sera aussi exploitée pour

valider, voire constituer, le concept d’intuition.

MATHÉMATIQUES

À partir d’un sens premier concret et pratique, le terme


désigne, depuis les débuts du XXe s., un ensemble de théo-
ries hypothético-déductives distinctes et qui n’ont en prin-
cipe pas de fondement dans notre expérience du monde.

Trois extensions de la pensée mathématique et logique ont


brisé ce cadre qui semblait devoir être commun à toute pen-
sée géométrique.

L’association, d’une part, du calcul algébrique, des algo-


rithmes infinitésimaux et des théories fonctionnelles d’une

part et, d’autre part, la géométrie classique (débutée au XVIIe s.


et poursuivie depuis) a donné naissance à la géométrie ana-
lytique, dont les procédures ramènent les objets et les lieux
géométriques à des expressions formelles, et les raisonne-
ments à des considérations sur les équations qui en expri-
ment les propriétés.

Les énoncés premiers de la géométrie ont été soumis à


une critique intense de nature logique qui a fait apparaître
la relativité de certains d’entre eux, en particulier de la cin-
quième demande euclidienne. La cohérence et la complé-
tude de la théorie se sont trouvées sauvegardées quand bien
même était nié ce postulat. Il en est résulté des géométries
non euclidiennes (hyperbolique et elliptique, inventées au
cours du XIXe s.) qui, découplées de notre expérience sensible
grossière, sont de nature hypothético-déductive. Le rejet, par
Véronèse et Hilbert, de l’axiome d’Archimède génère des
géométries plus générales encore.

Enfin, la diversité des concepts d’espace considérés par


les mathématiciens contemporains a achevé la destruction de
toute vision unique de la géométrie. Lorsque Kant écrit que
la géométrie est la « science de toutes les espèces possibles
d’espace », il consacre – involontairement peut-être – cet
éclatement.

Une classification de ces multiples géométries a été pro-


posée par F. Klein en 1872. Dans ses Considérations com-
paratives sur les recherches géométriques modernes, celui-ci
formule ainsi son programme général : « Étant donné une
multiplicité et un groupe de transformations de cette multipli-
cité, en étudier les êtres au point de vue des propriétés qui
ne sont pas altérées par les transformations du groupe, soit
développer la théorie des invariants relatifs à ce groupe ».

Vincent Jullien

∼ GÉOMÉTRIE ANALYTIQUE

PHILOS. MODERNE

Ce terme ne désigne aujourd’hui aucun domaine des


mathématiques. S’il a eu un sens assez rigoureux au XVIIe s.,
ce fut bien éphémère.

L’expression est attachée à l’oeuvre de Descartes ; non pas


que celui-ci l’ait lui-même défendue, mais parce qu’elle fut

régulièrement utilisée par ses commentateurs et par bien des

historiens de la philosophie. Elle n’est certes pas illégitime


tant il est vrai que pour Descartes, comme d’ailleurs avant
lui pour Viète, la grande réforme des mathématiques devait
consister en l’application de l’analyse à la géométrie. L’Algèbre
nouvelle, de Viète, commence ainsi : « Il se rencontre, dans
les mathématiques, une certaine manière et façon de recher-
cher la vérité, laquelle on dit avoir été premièrement inventée
par Platon, que Théon a appelé Analyse. » La conception
cartésienne de l’analyse trouve un domaine privilégié d’éla-
boration et d’application dans ce domaine simple du savoir
downloadModeText.vue.download 477 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

475

que sont les mathématiques ; on sait que la réunion de la


nature géométrique des objets mathématiques et de l’ordre
algébrique nécessaire qui doit y régner produira ce que l’on
pouvait bien, alors, nommer la géométrie analytique. C’est

d’ailleurs ce qu’illustre d’Alembert en définissant la « méthode


analytique en géométrie [comme] la méthode de résoudre les
problèmes, et de démontrer les théorèmes de géométries, en
y employant l’analyse ou l’algèbre » (article « Analyse », Ency-
clopédie méthodique, vol. I, 49 a).

▶ L’histoire des mathématiques a cependant établi une sorte


de distance entre l’analyse et l’algèbre, qui associe immédia-
tement la pensée de l’infini, du continu et des limites à celle

de l’analyse ; l’algèbre relevant du dénombrable ou encore

des équations polynomiales. Pour cette raison, le terme de


« géométrie analytique » ne peut certainement plus désigner
la réunion de l’algèbre et de la géométrie. Si, d’un autre côté,
on évoque l’analyse, rien n’implique nécessairement qu’il
s’agisse de géométrie. Une branche des mathématiques fait
toutefois vivre le vocabulaire déjà en usage à l’âge classique ;
en effet, on désigne aujourd’hui par « géométrie algébrique »
ce domaine des mathématiques qui traite des ensembles de
points définis par des équations polynomiales.

Vincent Jullien

GESTALTHEORIE

! FORME

GESTELL

! DISPOSITIF

GETTIER (PROBLÈME DE)


Du nom du philosophe américain E. Gettier.

PHILOS. CONN.

Problème consistant à se demander si la définition tra-


ditionnelle de la connaissance comme croyance vraie jus-
tifiée est adéquate.

Depuis le Théétète de Platon, on définit la connaissance


comme croyance vraie pourvue de raison. Gettier 1 propose
des contre-exemples à cette formule, dans lesquels un agent a

une croyance vraie justifiée, mais où l’agent n’est pas relié de


manière appropriée à la vérité de sa croyance : par exemple,
je crois de manière justifiée que mon auto est à présent garée
dans la rue, mais, à mon insu, un voleur l’a dérobée et remise
opportunément à sa place, en sorte que c’est pur hasard si ma
croyance est vraie et justifiée.

▶ Ces contre-exemples de connaissances accidentelles, déjà

relevés par Platon et Russell 2, ont été abondamment discutés

dans la théorie de la connaissance contemporaine de tradi-

tion analytique, et ont conduit à des théories complexes de la

justification des connaissances, notamment comme processus


fiable.

Pascal Engel

✐ 1 Gettier, E., « Is Justified True Belief Knowledge ? », in Ana-


lysis, 1963.

2 Russell, B., Problèmes de philosophie, Payot, Paris, 1995.

Voir-aussi : Engel, P., « Philosophie de la connaissance », in P. En-

gel éd., Précis de philosophie analytique, PUF, Paris, 2000.

! CONNAISSANCE, CROYANCE, ÉPISTÉMOLOGIE

GEVIERT

! QUADRIPARTI

GEWORFENHEIT

! ÊTRE-JETÉ

GNOSE, GNOSTICISME
Du grec gnôsis, « connaissance ».

PHILOS. RELIGION

Connaissance parfaite des vérités divines, par laquelle

on peut unifier les doctrines ésotériques des différentes


sectes et des religions.

Si la gnose ne désigne à l’origine que la véritable connais-


sance de Dieu que recherche le croyant, s’opposant par là

aux fausses connaissances et aux illusions du monde tempo-

rel 1, son approfondissement a donné lieu au développement

d’une hérésie syncrétique. On appelle en effet gnosticisme

le courant éclectique philosophique et religieux qui, aux IIe

et IIIe s., entend synthétiser la connaissance divine parfaite,

et qui repose sur un ensemble de dogmes aux origines mal


définies, parmi lesquels le dualisme strict, le rejet du monde,
et la considération de la hérarchie des puissances qui arti-

culent l’âme à l’Un 2. Le Christ et Dieu lui-même se trouvant


comptés par les gnostiques au nombre de ces puissances

intermédiaires, le gnosticisme a suscité une intense activité


de réfutation chez les premiers Pères de l’Église 3.

Laurent Gerbier

✐ 1 Saint Paul, Première épître aux Corinthiens, 8, 1-4, Nouveau


Testament, tr. Osty &amp; Trinquet, Seuil, Paris, 1974, p. 356.

2 Puech, H.-Ch., En quête de la Gnose, vol. I-II, Gallimard, Paris,

1978.

3 Irénée de Lyon, Contre les hérétiques, tr. A. Rousseau, Cerf,


Paris, 1991.

! CONNAISSANCE, HÉRÉSIE, MANICHÉISME

GNOSÉOLOGIE
De gnôsis, « connaissance », et logos, « discours », « science ».

GÉNÉR., PHILOS. CONN.

Doctrine ou partie de doctrine traitant des fondements,

des modes et de la valeur de la connaissance.

La notion de gnoséologie, qui désigne de façon neutre un


ensemble de thèses portant sur la connaissance humaine,
se présente comme un axe transversal autour duquel se

rassemblent des auteurs et des textes hétérogènes, axe qui

permet d’identifier un souci théorique commun à leurs pers-

pectives différentes : la gnoséologie nomme ainsi un objet


problématique que l’on peut retrouver dans le Théétète de
Platon, dans les Méditations métaphysiques de Descartes,
dans la Critique de la raison pure de Kant et dans l’Idée de
la phénoménologie de Husserl. La gnoséologie se distingue

également par là de la critique, en ce sens qu’elle ne cherche


downloadModeText.vue.download 478 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

476

pas à déterminer systématiquement et « de l’intérieur » les


limites du pouvoir de connaître, mais plutôt à décrire « de
l’extérieur » les processus d’acquisition et d’élaboration de la
connaissance.
Laurent Gerbier

! CONNAISSANCE, CRITIQUE (PHILOSOPHIE), SCIENCE

GÖDEL (THÉORÈME DE)

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

Nom donné aux deux résultats d’incomplétude obtenus

par Gödel en 1931 ; selon le premier, pour chaque théo-

rie mathématique T consistante et suffisamment riche

(c’est-à-dire contenant au moins un certain fragment

élémentaire de l’arithmétique), il existe une formule du


langage de T qui est indécidable dans T, c’est-à-dire qui ne
peut y être ni prouvée ni réfutée ; selon le second, dans
les mêmes conditions, la formule du langage de T qui ex-
prime le fait que T est consistante ne peut être prouvée
dans T.

Les résultats d’incomplétude de Gödel reposent sur un argu-


ment proche du « paradoxe du Menteur », qui tire une contra-

diction d’une phrase affirmant sa propre fausseté, et dont


découle le fait que le prédicat « vrai dans T » ne peut être
exprimé dans le langage de T. Mais la « formule de Gödel

pour T », qui affirme sa propre indémontrabilité dans T, peut

être, quanta elle, exprimée dans le langage de T sans aucune


contradiction. L’écriture de cette formule est obtenue par
« arithmétisation de la syntaxe » : à l’inverse de la notion abs-
traite de vérité, la notion de démonstration dans un système

formel, qui est de nature entièrement combinatoire, peut être

adéquatement représentée dans un fragment élémentaire de


l’arithmétique.

Le premier théorème d’incomplétude donne un exemple

de formule arithmétique vraie (dans le « modèle standard »)


mais indémontrable dans T : comme ce théorème s’applique

à toute théorie du même type, il en résulte qu’aucun système

formel ne peut prouver toutes les vérités arithmétiques et rien

qu’elles. En d’autres termes, un système comme l’arithmétique

de Peano est non seulement incomplet, mais incomplétable.

Le second théorème d’incomplétude montre, quant à lui,

l’impossibilité d’atteindre l’objectif que Hilbert s’était fixé, à

savoir de donner une preuve « finitiste » de la consistance de


l’arithmétique : une théorie arithmétique ne peut prouver sa
propre consistance, sauf dans le cas trivial où elle est, juste-
ment, inconsistante.

Jacques Dubucs

✐ Le Théorème de Gödel, trad. J.-B. Scherrer, Seuil, Paris, 1989.

! ARITHMÉTIQUE, COMPLÉTUDE, CONSISTANCE, DÉCIDABILITÉ,


DÉMONSTRATION, EFFECTIVITÉ

GOODMAN (ÉNIGME DE)

ÉPISTÉMOLOGIE, LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE

x est bleu =déf x a été examiné avant l’instant t et on


constate qu’il est vert, ou x n’est pas examiné avant t et il
est bleu. Dès lors, une émeraude examinée aujourd’hui, et

dont on constate qu’elle est verte, ou examinée après t, est


bleue ; donc elle est bleue.

Cette énigme a été inventée par le philosophe américain

N. Goodman en 19531. Elle a été au centre d’une floraison

d’articles dans les années 1960 et 1970, et sa discussion se

poursuit aujourd’hui 2.

L’enjeu véritable de l’énigme est peut-être moins épisté-


mologique que métaphysique : les prédicats que nous uti-

lisons ne correspondent pas à des propriétés réelles des


choses, mais constituent des catégories que nous projetons
sur la réalité et qui sont implantées dans notre langage. Dès
lors, on peut dire avec I. Hacking : « Qu’est-ce qui fait que
certains prédicats sont projectibles ? Rien. [...] La seule évi-
dence de projectibilité est l’histoire de l’usage, ce que Good-

man appelle l’implantation. » 3.

Roger Pouivet

✐ 1 Goodman, N., « La nouvelle énigme de l’induction » (1954),


trad. fr. dans Faits, fictions et prédications, Minuit, Paris, 1984.

2 Stalker, D. (éd.), Grue, Open Court, La Salle, III, 1994.

3 Hacking, I., Le plus pur Nominalisme, l’énigme de Goodman,


trad. fr. l’Éclat, Combas, 1993, p. 99.

! INDUCTION, NOMINALISME

GOÛT

Du latin gustus, « action de goûter », « dégustation » et « goût d’une


chose ».

Concept central au XVIIIe s., critiqué par Hegel comme modèle de


connaissance des beaux-arts et réactivé dans le champ de la philosophie
anglo-saxonne contemporaine.

ESTHÉTIQUE

Empreinte forte faite sur les sens, au propre (dis-


tinguer des saveurs) comme au figuré (recevoir une
impression agréable ou désagréable). Le goût intéresse
l’esthétique en tant que faculté d’exprimer un jugement
de plaisir ou de déplaisir sur un objet contemplé et est

alors indissociable d’une tension entre l’individuel et le

collectif.

Le concept de goût a été introduit comme aptitude à discer-

ner une valeur généralement esthétique, par excellence la

beauté dans un objet. Dès le XVIIe s., en France, le souci de dé-


finir des règles de l’art chez les théoriciens des Belles-Lettres,
dans le théâtre de Corneille ou les conférences de l’Académie
royale de peinture et de sculpture, permet de déterminer ce

qui est beau. Au XVIIIe s., l’attrait des cours européennes pour

le bon goût et l’intérêt des philosophes pour le jugement de


goût (Hume, Kant) l’instituent en tant que notion cardinale.
Cependant, cette détermination est aussi liée à une histoire
plus ancienne qui éclaire l’origine de l’importance qui lui est

donnée. Le terme gusto a déjà une histoire considérable dans


l’Italie de la Renaissance 1 : proche du style, il renvoie à une

activité singulière qui favorise une maniera personnelle, sou-


vent l’expression d’un rapport de l’artiste à la beauté. La tra-
dition d’analyse du jugement de goût qui s’établit à partir du
XVIIe s. abandonne la force expressive du gusto mais maintient
sa dimension individuelle.

Selon Du Bos 2, le goût sert à apprécier la présence et le

degré des émotions, fixés en nous par la perception d’un


poème ou d’un tableau. Toutefois, comme la perception es-
thétique n’est pas ordinaire, le goût n’est pas n’importe quel
sentiment mais un sentiment juste et public de l’art. L’ana-
lyse du goût comme faculté sensible aboutit à une recherche
downloadModeText.vue.download 479 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

477

sociale visant la manière dont se forme le goût du public.


Hume prend pour objet la détermination d’un sentiment juste
du beau 3 ; la délicatesse du goût par laquelle l’esprit affine
les émotions suscitées par les beaux-arts autorise l’énoncé de
jugements justes sur l’art. Cette capacité esthétique est celle
du bon critique chez qui le travail de connaissance des arts
développe une affectivité plus fine et plus profonde capable
d’identifier les qualités réelles d’une oeuvre. La perspective
kantienne est tout autre 4. Le jugement réfléchissant qu’est le
jugement de goût rend possible la découverte de conditions
subjectives de l’expérience esthétique attachées au senti-

ment de plaisir. Mais l’établissement d’un jugement de goût

subjectif se fait à partir d’une aspiration à l’universalité. Car


cette faculté subjective prétend en même temps énoncer des
jugements de valeur universelle : celui qui juge subjective-
ment qu’une chose est belle sollicite par là-même l’adhésion
de tous à son jugement. La définition d’un tel jugement en
termes de sentiment désintéressé fait la valeur universelle du
jugement de goût sur le beau. Parce que le plaisir du beau
est affranchi de tout intérêt, la faculté de désirer et l’existence

de l’objet étant mises hors circuit, il est impossible qu’un tel


jugement soit lié à une inclination personnelle ou singulière.
Il est le plaisir de tout homme.

L’esthétique plus récente s’est souvent écartée de la ré-

flexion sur le jugement de valeur qu’est le goût censé réduire


l’appréciation artistique à des critères privés ou sociaux. La
mise en cause de la prétention du concept à dire la vérité
de l’art commence sans doute avec Hegel qui voit dans les
philosophies du goût de simples expressions de la forme de
la subjectivité la plus abstraite. La relation qu’instaure le goût
reste relativement indéterminée ; il se limite à la surface des
choses, en reste aux détails de l’art 5. À l’inverse, la philo-
sophie anglo-saxonne maintient un travail important sur la
notion de goût en insistant sur la tension exprimée par cette
expérience entre perception et évaluation. Relativement à la
valeur artistique d’une oeuvre, Budd 6 caractérise l’expérience
d’appréciation de l’oeuvre d’art comme un acte complexe de
l’intelligence. Dans un tel contexte, le goût est une activité
humaine spécifique liée au plaisir qui détermine les proprié-
tés esthétiques des objets.

▶ Le statut du goût, expérience singulière et règle géné-


rale, affaire de conduite et de disposition sociale, se heurte
à un problème philosophique essentiel : comment être à

la fois sentiment et jugement ? L’embarras de l’esthétique


contemporaine à penser la place du goût et de l’évalua-
tion, en particulier dans la réflexion sur l’art contempo-
rain, ne révèle-t-il pas aussi la complexité d’un univers

artistique éclaté, écartelé entre des genres stylistiques et


des conceptions de la création incompatibles ? Dans un tel
contexte, la réflexion sur le goût ne s’avère pourtant pas
moins nécessaire dans la mesure où elle est sous-tendue
par une compréhension de la constitution des propriétés

esthétiques d’une oeuvre.

Fabienne Brugère

✐ 1 Klein, R., « Giudizio et Gusto dans la théorie de l’art au Cin-


quecento », in la Forme et l’intelligible, Gallimard, Paris, 1970.

Du Bos, J. B., Réflexions critiques sur la poésie et sur la pein-


ture (1719), rééd. ENSB-A, Paris, 1993.

3 Hume, D., OEuvres philosophiques (1777), trad. M. Malherbe,

t. I, Essais moraux, politiques et littéraires, « De la règle du

goût » et « De la délicatesse du goût et de la passion », Vrin,

Paris, 1999.

4 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. J. R. Ladmiral,


M. B. de Launay, et J. M. Vaysse, Gallimard, Paris, 1985.

5 Hegel, G. W. F., Cours d’esthétique, trad. J.-P. Lefebvre, et V.

von Schenk, t. I, Aubier, Paris, 1995.

6 Budd, M., Values of Art, Penguin Books, Londres, 1995.

Voir-aussi : Brugère, F., le Goût. Art, passions et société, PUF,


Paris, 2000.

! AMATEUR, ART (ART POUR L’ART), BEAUTÉ, CRITIQUE D’ART,


JUGEMENT (ESTHÉTIQUE), PLAISIR, SATISFACTION, SENSIBILITÉ,
SENTIMENT, VALEUR

GOUVERNEMENT
Du grec kubernan « diriger à l’aide d’un gouvernail » ; en latin,
gubernare,
« diriger un navire », « conduire, gouverner », qui a donné gubernatio,
« conduite d’un navire », « gouvernement ».

Défini d’abord dans un cadre de pensée religieux (le « gouvernement


des âmes »), le concept de gouvernement, au Moyen Âge, a pris peu

à peu un sens politique, s’identifiant au XVIIe s. à l’idée de


souveraineté,
avant de s’en distinguer au siècle suivant (Rousseau).

MORALE, PHILOS. DROIT, POLITIQUE

1. Forme d’organisation d’un État, son régime consti-

tutionnel (c’est en ce sens, issu de la notion grecque de

politeia et synonyme du concept de régime, que l’on distin-

guait classiquement trois espèces de gouvernement, mo-


narchique, aristocratique et démocratique) – 2. Pouvoir
politique au sein de l’État, dans l’acception la plus large
(autorité publique) ou la plus étroite (pouvoir exécutif,
distinct du législatif) ; voire, enfin, la conduite même des
affaires publiques, ou, plus spécialement, la manière d’exer-
cer cette action.

Le champ d’application de la notion, jusqu’au XVIe s., englo-


bait la conduite de soi-même (« se gouverner »), de sa maison
et de ses enfants, mais aussi la direction des hommes, le soin

des animaux et la gestion des choses, l’art de la navigation,

les diverses modalités du commerce humain (fréquenter, ou


avoir une influence sur l’esprit de quelqu’un), etc. C’est dans
la pensée religieuse, dès le VIe s., que l’idée de gouvernement
(regimen) fit l’objet d’une première élaboration doctrinale
rigoureuse (Grégoire le Grand, Règle pastorale) 1. Par opposi-

tion au pouvoir des princes, fondé sur la crainte, le regimen

se donnait pour tâche de guider les hommes, par l’exemple


et par la persuasion, sur la voie du salut. Gouverner une

personne ou une chose, c’était donc agir conformément à


leur nature, comme l’écrit saint Thomas d’Aquin, pour « les

conduire à la fin qui leur est due » 2. Cette conception finaliste,


d’inspiration religieuse, domina la pensée politique jusqu’à la
fin du Moyen Âge.

Avec la séparation des sphères civile et religieuse, le


gouvernement, dissocié de toute fin transcendante, ne tira
plus son principe que de la seule nécessité des rapports de

force. Gouverner, depuis Machiavel 3, c’était mettre en oeuvre


l’ensemble des moyens, ordinaires ou extraordinaires, néces-
saires à la conservation de l’État. L’idée de raison d’État, qui

constitua, pendant un siècle, l’étoile polaire de la politique


absolutiste, traduit cette identification du gouvernement avec
la puissance souveraine.

C’est Rousseau qui, dans le Contrat social, les dis-


tingua rigoureusement l’un de l’autre. Alors que, dans
les monarchies, le gouvernement se confond avec la

puissance souveraine, dans les Républiques (c’est-à-


dire « tout État régi par des lois, sous quelque forme
d’administration que ce puisse être »4), il lui est stricte-
downloadModeText.vue.download 480 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

478

ment subordonné. Selon les principes du droit public,


il n’est que la puissance exécutive soumise à la volonté
du souverain – la puissance législative qui appartient
au peuple. « Qu’est-ce donc que le Gouvernement ? Un
corps intermédiaire établi entre les sujets et le Souverain
pour leur mutuelle correspondance, chargé de l’exécu-
tion des lois, et du maintien de la liberté, tant civile que
politique. » 5. C’est à cette condition qu’il ne reproduit
pas la domination de l’homme sur l’homme.

▶ Avec le développement de la pensée libérale, dans la se-

conde moitié du XVIIIe s., la question n’est plus seulement


celle des limites de droit de l’action gouvernementale, mais
celle de son extension souhaitable sur la société. À la dénon-
ciation des abus du pouvoir s’ajoute désormais la critique de
l’excès de gouvernement. C’est cette double problématique
qui constitue le cadre des réflexions actuelles sur les pra-
tiques de « gouvernance ».

Michel Senellart

✐ 1 Grégoire le Grand, Règle pastorale (590-591), Cerf, Paris,


1992.

2 D’Aquin, T. (saint), De regno, II, 2, « Du royaume », Egloff,


Paris, 1946, p. 115.

3 Machiavel, N., De principatibus (1513), « Le prince », PUF,


Paris, 2000.

4 Rousseau, J.-J., Du contrat social (1762), II, 6, in OEuvres com-


plètes, t. 3, Gallimard, Paris, 1964, p. 379.

5 Ibid., III, 1, p. 396.

Voir-aussi : Derathé, R., Jean-Jacques Rousseau et la science poli-


tique de son temps, « État, souveraineté, gouvernement », Vrin,
Paris, 1970, pp. 380-386.

Foucault, M., Sécurité, territoire, population (cours au Collège

de France, 1979), Gallimard-Seuil, Paris, 2003.

Senellart, M., les Arts de gouverner, Seuil, Paris, 1995.

! ÉTAT, LIBÉRALISME, RAISON D’ÉTAT, TYRANNIE

GRÂCE

Du latin gratia, traduction du grec charis, « ce qui donne ou éprouve


de la joie » ; plus particulièrement, « bienveillance » et, en retour,
« reconnaissance ». En anglais : grace ; en allemand : Grazie, Anmut ; en
italien : grazia.

Présente dès l’Ancien Testament sous sa forme hébraïque hén (bien-


veillance du puissant envers ses serviteurs), la grâce ne prend sa signi-
fication religieuse que dans les écrits pauliniens du Nouveau Testament.
La réflexion théologique sur le concept de grâce est, avant tout, médié-
vale.

MORALE, PHILOS. RELIGION, THÉOLOGIE

Don gratuit et surnaturel que Dieu concède librement à


sa créature afin qu’elle parvienne au salut éternel.

Sur la base de la formule paulinienne de la grâce perçue


comme une aide purement bienveillante de Dieu à l’égard
de l’homme en vue de lui faire vouloir ce qui est bon, sans
que cela ne résulte d’un quelconque mérite (Phil., II, 13),
Augustin va développer, dans sa controverse avec Pélage, la
définition que les théologiens ultérieurs vont retenir : c’est
un ensemble de dons distincts de la nature et de ses perfec-
tions par lesquels l’homme est destiné, justifié et glorifié (De
gratia, c.XV, n.31). Le problème du mariage entre liberté de
choix et causalité divine sera abordé plus directement par
les scolastiques. Ils posent que c’est la grâce elle-même, à la
fois surnaturelle et interne, qui assure cet impossible accord
(saint Thomas d’Aquin, In IV Sent., dist. XXIX). La réflexion
théologique sur ce concept durant cette période va donner

naissance à de nombreuses distinctions. Parmi celles-ci, on

peut retenir : « grâce incréée », Dieu lui-même, et « grâce

créée », don surnaturel en l’homme ; « grâce de Dieu », don


indépendant du Péché originel, « grâce du Christ », don
dépendant de la rédemption. Mais, lorsque les médiévaux
emploient le mot « grâce », c’est avant tout pour désigner
la grâce habituelle ou sanctifiante, réalité créée, infuse et
stable en l’âme, pour l’opposer à la grâce actuelle dont la

fonction est de mouvoir l’homme de façon immédiate à des

actions salutaires.

Michel Lambert

✐ Rondet, H., Gratia Christi. Essai d’histoire du dogme et théo-


logie dogmatique, Beauschesne, Paris, 1948.

Saint Augustin, De gratia et libero arbitrio.

Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, q.109-111.

! ÂME, BIEN, NATURE, PÉCHÉ, SAINTETÉ

Notion essentielle dans l’évolution de l’esthétique philosophique au

XVIIIe s., la grâce fonde la relation entre la morale et la sensibilité.

ESTHÉTIQUE, MORALE

Agrément, charme d’un être animé.

Pour l’esthétique française du XVIIe s., la grâce dépasse


la simple beauté, liée à des règles, par un « je ne sais
quoi » (Bouhours), un « charme » associé à la naïveté 1.
L’importance que revêt la notion de grâce dans l’esthé-
tique schillerienne – et le projet politique d’éducation
esthétique qui lui est lié – rompt avec le statut mineur de
ce concept dans la poétique des Suisses (Bodmer, Breitin-
ger), qui lui conféraient toutefois la fonction intéressante
d’être une représentation indistincte de la beauté des pe-
tites choses. En 1759, dans son traité Von der Grazie in
Werken der Kunst (Sur la grâce dans les oeuvres d’art) 2,
Winckelmann oppose une grâce « plutôt dépendante de
la matière », et une grâce qui exprime la moralité ; elle est
certes un « don du ciel », mais peut aussi « par l’éducation

et la réflexion » retrouver la nature. De Wieland (Abhan-

dlung vom Naiven [Traité sur la naïveté], 1755) 3, Schiller


reprend par ailleurs l’idée que la grâce est le « reflet d’un
coeur beau » – la belle âme. Il va utiliser cet héritage pour
sa reformulation de l’esthétique kantienne, en concevant

la grâce comme l’expression de l’harmonie entre « la sen-


sibilité et la raison, le devoir et les penchants ». Mais
surtout, dans son traité Sur la grâce et la dignité (1793),
il définit la grâce comme une « beauté en mouvement ».

Partant de l’opposition kantienne entre le beau naturel et


le beau artistique, il distingue la beauté gracieuse de la
beauté architectonique. Cette dernière est une création
naturelle qui existe partout où la nécessité naturelle nous

apparaît bien proportionnée ; par exemple dans le phy-


sique d’un être humain.

La beauté gracieuse lui est incomparablement supérieure.


Elle peut d’ailleurs être l’apanage d’un être humain dénué
de beauté naturelle 4. Schiller rompt ainsi avec le canon de
l’esthétique objective du rationalisme – les proportions – et
avec la référence de l’esthétique classicisante à la beauté du
corps humain. À cette objectivité architectonique il oppose
non pas une définition subjective du beau, mais une autre
forme d’objectivité : l’objectivation de la liberté dans l’être,
du suprasensible dans le sensible, de l’âme dans le mouve-
ment du corps. C’est pourquoi la grâce est la figuration de
la beauté morale. Elle ajoute ce faisant à cette beauté morale
un effet sensible qui réconcilie la morale avec les sens. La
downloadModeText.vue.download 481 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

479

beauté architectonique ne peut que susciter l’étonnement


ou l’admiration. Seule la grâce suscite le ravissement. Cette
conception constitue l’aboutissement de la transformation
à laquelle Schiller soumet l’esthétique kantienne pendant
l’hiver 1792-1793 dans ses lettres à Körner (Kallias, oder
über die Schönheit [Kallias ou Sur la beauté]). Pour lui, « la
beauté est la liberté en tant qu’elle apparaît » (Freiheit in
der Erscheinung). Elle n’est donc pas seulement belle appa-
rence, mais expression phénoménale de la liberté. La grâce
est « la liberté des mouvements volontaires ». Schiller fait
de la grâce l’expression d’une beauté qui a non seulement
une réalité objective, mais de plus une réalité animée – une
beauté en mouvement, à partir de laquelle il va pouvoir
aussi penser son inscription dans l’histoire, comme expres-

sion de la synthèse réussie entre la moralité et l’ordre natu-

rel. Schiller s’inspire des philosophes anglais Home, Burke


et Hogarth 5, qui définissent la grâce comme la beauté du

mouvement – Hogarth l’associant à l’arabesque (« serpentine

line »), c’est-à-dire en termes kantiens à la « beauté libre ».

Dans les Lettres sur les sentiments de Mendelssohn (1755) 6,

autre source d’inspiration de Schiller, la grâce est également

liée au mouvement. G. Simmel reprendra cette conception


en définissant la grâce (Anmut) comme « beauté fluide »
(fliessende Schönheit) 7. C’est vraisemblablement aussi de

Home que Schiller tient l’opposition entre la grâce et la

dignité. La grâce et la dignité parlent à deux composantes


différentes de notre être ; elles ne sont pas à proprement

parler contradictoires mais constituent une synthèse en


mouvement, jamais achevée. Lorsque dans une représen-

tation artistique la grâce et la dignité sont réunies, l’une


parle à notre sensibilité, l’autre à notre nature suprasensible.
Schiller suit là manifestement Shaftesbury 8.

Gérard Raulet

✐ 1 Bouhours, D., les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Amster-

dam, 1708.

2 Winckelmann, J. J., Von der Grazie in Werken der Kunst, in

Werke, éd. J. Eiselein, 1825 sq, t. I.

3 Wieland, C. M., Abhandlung vom Naiven (1755), in Gesam-


melte Schriften, Berlin, 1916, t. I-IV.

4 Schiller, F., Über Anmut und Würde (1793), Nationalausgabe

[NA], Weimar, 1943 sq, t. XX.

5 Burke, E., A Philosophical Enquiry into the Origin of

our Ideas of the Sublim and Beautiful, Londres, 1757.

Hogarth, W., The Analysis of Beauty, Londres, 1753.

Home, H., Essays on the Principle of Morality and Natural Reli-


gion in Two Parts, Edimbourg, 1751.

6 Mendelssohn, Briefe über die Empfindungen, in Gesammelte


Schriften, t. I, Stuttgart, B. Cannstatt, 1974.

7 Simmel, G., Einleitung in die Moralwissenschaft, 2 tomes,


1892-1893.

8 Shaftesbury, A. A. C., Characteristics of Men, Men, Manners,


Opinions, Times, 3 vol., Londres, 1711-1714.

! BEAUTÉ, BELLE ÂME, DIGNITÉ, NAÏF

GRAMMAIRE

Du grec graphein, « écrire ».

LINGUISTIQUE

Ensemble de règles permettant de construire, par


applications successives, les signes complexes d’un lan-

gage, les phrases en particulier, à partir de signes plus


simples.

En linguistique, l’étude de la grammaire se subdivise en


morphologie – étude de la façon dont les termes atomiques
d’une langue, les mots, sont construits à partir de signes plus
simples mais néanmoins pourvus de sens – et de syntaxe –
étude des règles qui permettent de construire des phrases

correctes à partir des mots. L’étude scientifique de la gram-


maire a été considérablement influencée par N. Chomsky.
Celui-ci a formulé un programme de recherche visant à créer

une grammaire universelle, c’est-à-dire un ensemble de caté-


gories et de règles grammaticales applicables à toutes les lan-
gues humaines. La période contemporaine a vu se dévelop-
per les approches formelles de la grammaire. Une grammaire

formelle peut être définie comme un ensemble de règles, for-

mulées dans un langage logique, permettant d’engendrer de

façon mécanique l’ensemble des phrases grammaticalement

bien formées d’une langue. Montrer qu’il existe une descrip-

tion formelle de la grammaire d’une langue s’avère une tâche

importante pour les philosophes qui prennent au sérieux le

principe de compositionnalité.

Pascal Ludwig

! COMPOSITIONNALITÉ, FORME, LANGAGE, SÉMANTIQUE

GRANDEUR

MATHÉMATIQUES

Qualité de ce qui est susceptible du plus grand et du


plus petit, ou encore d’augmentation et de diminution.

Comme l’écrit d’Alembert, « voilà un de ces mots dont tout le


monde croit avoir une idée nette et qu’il est pourtant assez
difficile de bien définir » 1.

Une première tradition présente dans les Éléments d’Eu-


clide propose de comprendre la grandeur comme l’un des
deux aspects de la quantité. Elle s’oppose alors à la mul-
titude comme la quantité continue s’oppose à la quantité
discrète. Seraient alors grandeurs de la géométrie, la ligne,
la surface, le solide et l’angle. L’exclusion du nombre, quan-
tité discrète, est récusée par bien des auteurs qui assimilent
grandeur et quantité, en y réinjectant la distinction continu
/ discret.

Cette distinction se retrouve, sous une autre forme chez


d’Alembert qui considère les grandeurs abstraites et les
grandeurs concrètes : la première « qui ne renferme aucun
sujet particulier » relève alors du discret et la seconde « qui
renferme deux espèces l’étendue et le temps » relève du
continu.

Une distinction supplémentaire oppose les grandeurs ex-


tensives qui sont susceptibles de l’addition et du partage (en
parties) des grandeurs intensives, seulement concernées par
l’ordre et la comparaison.

Les fondateurs de l’axiomatique mathématiques moderne


ont suggéré des définitions implicites, ou purement struc-

turelles de cette notion ; ainsi écrit Frege : « Un domaine

de grandeurs résulte de l’exigence que les lois essentielles

connues sous le nom de principes commutatif et associatif

soient valables pour l’addition » 2.

Vincent Jullien

✐ 1 Encyclopédie méthodique, mathématiques (1784), t. 2, ar-

ticle « Grandeur », ACL, Paris, 1987.


downloadModeText.vue.download 482 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

480

2 Frege, G., les Fondements de l’arithmétique (1884), trad. C. Im-


bert, Seuil, Paris, 1969, p. 90.

GROUPE (STRUCTURE DE)

MATHÉMATIQUES

Structure particulière des ensembles.

Un ensemble E muni d’une loi de composition interne T


(pour tout (a, b) de ExE il existe c dans E tel que aTb = c),
nommé (E, T), est un groupe si :
a) T est associative

(∀ a1, a2, a3 ∈ E (a1 Ta2)Ta3 = a1 T(a2 Ta3))

b) Il existe, pour tout a de E, un élément neutre e

(∀ a ∈ E, aTe = eTa = a)

c) Tout élément a de E possède un inverse ā

(∀ a ∈ E, aTā = āTa = e)

Si la loi interne est commutative (∀ a, b ∈ E, aTb = bTa),


le groupe défini est alors nommé commutatif ou abélien.
La structure de groupe munie de cette loi de composition
interne et / ou de lois de composition externes est une pro-
priété fondamentale de la théorie générale des ensembles.
Son application s’étend à la majeure partie des structures
algébriques.

C’est dans les travaux de Galois que l’importance de


la notion de groupe a pu être mise en évidence pour la

première fois. Dans son mémoire de 18311, écrit alors


qu’il avait 20 ans, Galois découvre étudie la résolution
des équations au moyen des permutations soigneusement
choisies sur les racines de cette équation. Le « groupe de
l’équation » est une structure algébrique particulière qui
comprend toutes les permutations possibles des racines
qui laissent invariables les expressions des polynômes cor-
respondants. La théorie de Galois montre que la résolution
par radicaux des équations d’un degré supérieur à 5 (cas
de l’équation générale de degré 5 étudié par Abel) n’est
pas généralisable. La résolution de problèmes relevant de
la théorie des corps peut désormais être réduite à l’ana-
lyse des groupes tels que celui de Galois, qui revient à
construire entre deux corps une extension finie au traite-
ment généralisable.

Dans un tout autre domaine, la mécanique, la notion de


groupe des transformations covariantes a elle aussi permis
d’étendre la validité des opérations relevant d’une partie de la
physique, à une autre partie, par simple substitution de para-
mètres. Ainsi Lorentz puis Poincaré définissent-ils une trans-
formation galiléenne qui permet de transcrire les propriétés
d’accélération d’un système vers un autre système dont l’état
de mouvement est différent. La notion de groupe exprime ici
aussi la symétrie profonde de certains corps de lois en phy-
sique (électromagnétisme et mécanique classique).

Fabien Chareix

✐ 1 E. Galois, Mémoire envoyé à l’Académie des sciences sur les


conditions de résolubilité des équations par radicaux, 1830 cf.
OEuvres mathématiques, Gabay, Paris, 1989.

GROUPES (PSYCHOLOGIE DES)

PSYCHOLOGIE
L’objet de la psychologie des groupes est un ensemble
arbitrairement grand d’individus structuré en un sens quel-
conque (mais d’où résulte la cohésion affective et l’unité

des croyances et des désirs) à la condition impérative que


le groupe compte en tant que tel pour les individus qui le
composent.

Une théorie scientifique des sentiments d’appartenance iden-


titaire, d’influence ou bien de conformisme est possible à la

condition d’opérationnaliser les facteurs dégagés dans l’étude


expérimentale des groupes. C’est dans cette direction que
s’est engagée la psychologie sociale, surtout américaine, avec

pour but d’expliquer causalement la genèse de ce que les


individus ressentent comme les normes qui s’imposent à eux,
et les effets d’autorité au travail, dans des groupes variant
de la famille à la nation. Elle démontre que l’évaluation des
performances des individus dépend de l’influence d’autrui.
La psychologie des groupes s’est substituée ainsi à la psy-
chologie des foules, thème idéologique réactionnaire fondé
sur la théorie hypnotique de la contagion mentale (Le Bon).
Les petits groupes, facilitant l’identification et la projection,
sont un lieu psychothérapeutique censé permettre l’expres-
sion, voire la résolution inter-individuelle de conflits intra-
psychiques inconscients (Bion).

▶ Le groupe, en psychologie, a-t-il une réalité propre, ou


n’est-il qu’une résultante des interactions individuelles ?
Dans sa réaction au béhaviorisme, le gestalstisme (Lewin)
pose d’emblée que l’interaction est une « attraction » com-
portementale interindividuelle. Mais les réponses métho-
dologiques masquent des faits empiriques intéressants.
Par exemple, selon la taille du groupe et sans doute aussi
son mode de structuration, soit l’identité des membres
est façonnée par l’interaction (cas de la famille), soit au

contraire, c’est en fonction de cette identité psychologique

que les affinités fondent le groupe (phénomènes d’affilia-

tion). L’auto-catégorisation révèle ainsi de façon cruciale


l’économie psychologique intra-individuelle de l’apparte-

nance au groupe.

Pierre-Henri Castel

✐ Aebisher, V., et Oberlé, D., le Groupe en psychologie sociale,

Dunod, Paris, 1998.

Kaës, R., le Groupe et le sujet du groupe, Dunod, Paris, 1993.

! FOULE, MONDE, PEUPLE, PSYCHOLOGIE SOCIALE

GUERRE
Du francique werra, « bataille ».
POLITIQUE

Affrontement armé engageant des rassemblements

d’hommes dans une épreuve violente destinée à établir


une suprématie.

Bien qu’elle ait très tôt servi à désigner métaphoriquement

tous les types de conflit (à commencer par la discorde conçue


comme principe même de l’être1), la guerre dans son sens le
plus propre implique l’expérience de la mort collective, c’est-
à-dire aussi bien l’épreuve de la possibilité permanente de
la mort violente pour soi, que l’épreuve de la nécessité per-
manente de la mort infligée à autrui. En plongeant ainsi les

hommes dans l’élément même de leur finitude, tout en leur

offrant brusquement la maîtrise paradoxale de la vie d’autrui,


la guerre est très tôt saisie comme un des lieux où se déter-
minent l’expérience et l’idée de la vertu.

La guerre pose alors le problème de la confrontation des


vertus civiles et des vertus militaires, illustré dans la tragédie
grecque par le thème du retour des héros de la Guerre de
downloadModeText.vue.download 483 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

481

Troie : les héros, qui ont démontré leur excellence militaire


sur le mode de l’excès, ne parviennent pas à se plier aux
règles de la vie de la cité fondée sur la mesure (l’Ajax de
Sophocle en donne un bon exemple). À Rome, c’est l’idée
de république qui permet de penser la conjonction des deux
ordres de vertu : la conduite de la guerre est alors conçue

comme l’épreuve de l’expérience politique, et le service mili-


taire fait partie des devoirs attachés à la citoyenneté. L’idée de
milices populaires joue le même rôle dans le républicanisme
italien de la Renaissance ; ainsi chez Machiavel, dont L’Art de
la guerre se donne pour tâche de rehausser les vertus mili-

taires au rang de vertus civiques 2.

Il semble que la pensée politique moderne choisisse une


voie inverse en concevant l’État comme nécessairement des-

tiné à assurer la paix (reprenant ainsi l’ancienne analogie de


l’unité organique de la cité). L’État est même directement
construit contre l’état de guerre de chacun contre chacun qui
caractérise l’homme prépolitique 3. Mais cette fiction d’une
naturalité belliqueuse sert en réalité simplement à naturaliser
la guerre en la réduisant à la violence sauvage. En refusant
cette thèse, Rousseau plaide aussi pour que la guerre soit

comprise dans un sens purement humain, c’est-à-dire civil, et


non pas subrepticement hypostasiée 4 : la guerre n’est pas la
loi même du monde, elle est l’acte déterminé d’une puissance
publique. Il n’y a proprement guerre qu’entre des États, ce
qui permet de montrer que le « droit de la guerre » n’aliène
pas un vaincu à son vainqueur, puisque la qualité de vaincu
et de vainqueur n’est pas dans les hommes mais dans les ap-
partenances civiles (l’idée de « guerre privée » est « contraire à
toute bonne policie »5).

La guerre demeure pourtant le creuset des vertus des


peuples, et l’épreuve collective de la mort continue de forger
le sentiment d’appartenance. Plus d’un siècle avant qu’une

génération intellectuelle ne trempe sa conception de la com-


munauté dans les tranchées (en un héraclitéisme ravivé dont
témoigne Heidegger6), Kant pointe ce caractère sublime de

la guerre, et ravive ainsi le paradoxe de la vertu des armes 7.


Cependant ce n’est plus désormais aux vertus civiles que les

vertus militaires s’opposent, mais au commerce. Ce déplace-

ment est décisif : si Kant conserve l’idée que la guerre produit


la vertu tandis que le commerce l’affaiblit, c’est pour fon-
der tout aussitôt sur ce commerce l’espoir d’une paix perpé-
tuelle 8, qui passerait ainsi nécessairement par l’affaiblissement

collectif de la vertu, désormais conçu comme une nécessité


intrinsèque du processus de civilisation. La condamnation de
la guerre pour des raisons seulement morales constituerait
ainsi un des témoins de la dégradation indispensable de la
politique 9.

Le seul critère politique permettant alors de fonder une


conception de la guerre comme lieu de la vertu serait le
concept de « guerre d’indépendance » : dans une telle guerre,
qui retrouve l’exigence machiavélienne d’une armée popu-
laire, la guerre n’est que l’acte d’un peuple libre défendant
sa liberté. La force de ce dernier modèle tient à ce qu’il est
capable de décrire l’ultime recodage des figures de la guerre
à l’intérieur même de celles du commerce, dont les déve-
loppements marchands constitueraient le véritable foyer de
l’aliénation (dans ce sens, « l’organisation de la guerre est an-
térieure à celle de la paix » 10, mais dans un sens qui n’est plus
celui de Hobbes). Dès lors il devient possible de percevoir
le « combat ininterrompu » qui constitue la véritable essence
de l’histoire du pouvoir. Lorsque Clausewitz affirmait que la

guerre, c’était la politique continuée par d’autres moyens, il

ne faisait peut-être au fond qu’inverser un jugement plus pro-

fond : « la politique, c’est la guerre continuée par d’autres


moyens » 11.

Laurent Gerbier

✐ 1 Heraclite, Fragments (en particulier B LIII et B LXXX), tr.

J.-P. Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris,


1988, pp. 158 et 164.
2 Machiavel, N., L’Art de la guerre (1521), tr. Ch. Bec, dans les
OEuvres, Laffont, Paris, 1996, pp. 471 sq. ; sur l’idée d’armées
composées de citoyens, voir Le Prince (1513), ch. XII-XIV, tr. J.-
L. Fournel et J.-Cl. Zancarini, Seuil, Paris, 2000, pp. 114-135.

Hobbes, Th., Le Léviathan (1651), tr. F. Tricaud, Sirey, Paris,


1971, pp. 124-127.

4 Rousseau, J.-J., L’état de guerre (ca. 1757), OEuvres Complètes,


Gallimard, La Pléiade, Paris, vol. III, 1964, pp. 601 sq.

5 Rousseau, J.-J., Du contrat social (1762), I, 4, OEuvres Com-

plètes, vol. III, pp. 357-358.

6 Heidegger, M., Les Hymnes de Hölderlin : la Germanie et le


Rhin (1934-1935), « Germanie », II, § 10, tr. F. Fédier, Gallimard,
Paris, 1988, en particulier pp. 117-124.

7 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 28, tr. A. Phi-


lonenko, Vrin, Paris, 1989, pp. 100-101.

8 Kant, I., Projet de paix perpétuelle (1795), II, 1er supplément, tr.

J. Gibelin, Vrin, BTP, Paris, 1988, pp. 43-48.

9 Tocqueville, A. (de), De la démocratie en Amérique, IInd livre


(1840), III, ch. 22-28, GF, Paris, 1981, vol. II, pp. 325-350.

10 Marx, K., Introduction générale à la critique de l’économie


politique (1857), tr. M. Rubel et L. Evrard (1965), repris dans
Philosophie, Gallimard, Paris, 1994, p. 482.

11 C’est l’hypothèse que formule M. Foucault, « Il faut défendre


la société » (1976), cours II et III, Gallimard-Seuil, Paris, 1997,

pp. 21-53.

Voir-aussi : Alain, Mars ou la guerre jugée (1921), Gallimard,


« Folio », Paris, 1995.

Castoriadis, C., Devant la guerre, Fayard, Paris, 1981.

Clausewitz, C. (von), De la guerre (1832-1834), tr. D. Naville,

Minuit, Paris, 1995.

! DROIT, ÉTAT, ÉTAT DE NATURE, FORCE, POUVOIR

GUIDE

En allemand : Führer, « chef », « guide », « meneur ».

PSYCHANALYSE

Le meneur tient lieu d’objet extérieur, d’objet du moi et


d’idéal du moi aux membres d’une foule 1. Cette réduction
de la diversité psychique à un trait commun, fondée sur
le lien érotique (tendances sexuelles à but inhibé) à un

meneur « absolument narcissique » 2, permet l’identifica-

tion réciproque des membres, qui assure la cohésion et la


stabilité de la foule.

Le meneur est l’héritier, dans l’ontogenèse, de la toute-


puissance que le nourrisson prête aux figures parentales.
Ainsi s’expliquent la soumission des membres de la foule
au meneur, et les bénéfices afférents : conviction d’exis-
tence de la toute-puissance, restauration de l’aséparation et
de la complétude narcissiques, ignorance de la réalité et de
la mort, conviction d’être aimé d’un amour égal et d’être
protégé. Mais le rapport de complétude est réciproque. Le
meneur, terrible, est lui-même une figure de nourrisson.

« [Le meneur] n’aim[e] personne en dehors de lui et n’aim[e]

les autres que dans la mesure où ils serv[ent] ses besoins » 3.

La foule est au meneur ce que la mère est au nourrisson :

l’instrument de la satisfaction narcissique de ses besoins,


downloadModeText.vue.download 484 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

482

qui permet de maintenir l’illusion de toute-puissance et de


complétude.

Selon le « mythe scientifique » de la horde originaire 4, le


meneur, dominateur, violent et jaloux, est l’héritier, dans la

phylogenèse, du père primitif. « Le père originaire est l’idéal

de la masse qui à la place de l’idéal du moi domine le moi » 5.

Ce père, qui persécute les fils d’une manière égale, devient,

par transposition idéaliste – après que les fils l’ont tué – ce-

lui qui était censé les avoir protégés et les avoir aimés d’un
amour égal – comme le meneur, désormais.

▶ La psychanalyse éclaire les bénéfices psychiques de la


« servitude volontaire » (La Boétie). Elle en détermine les
motifs infantiles, et précise, notamment, que la revendication
– politique – de l’égalité et de la justice est une formation

réactionnelle : si je ne peux être le seul à être aimé, alors que

nul ne le soit plus que moi.

Christian Michel
✐ 1 Freud, S., Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921),

G. W. XIII, Psychologie des masses et analyse du moi, OCF.P

XVI, PUF, Paris, 1991, p. 54.

2 3 Ibid., p. 63.

4 Freud, S., Totem und Tabu (1912), G. W. IX, Totem et tabou,


Payot, Paris, 2001.

5 Ibid., p. 67.

! CHARISME, DÉRÉLICTION, MASSE, NARCISSISME, ORIGINE,

PHALLUS
downloadModeText.vue.download 485 sur 1137

HABITUDE

PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE

Automatisme comportemental stable acquis par


apprentissage.

En psychologie, « habitude » n’a pas d’usage strict. Il importait,

au moment où naissait la psychologie scientifique, d’écarter

les spéculations spiritualistes relatives aux modalités selon

lesquelles l’habitude révélait une sommation intelligente des

expériences passives de la mémoire (Maine de Biran), établis-

sant une analogie entre la vie et l’esprit (Ravaisson). De façon


ouvertement naturaliste, on y a plutôt vu une forme motrice
de la mémoire. L’usage en reste également informel quand il
désigne un fondement non conscient de la conscience mobi-
lisant des routines elles-mêmes architecturées, comme dans
les doctrines du subconscient (Janet).

Toutefois, en psychologie expérimentale, on parle d’« ha-


bituation » (et de « déshabituation ») quand un stimulus répété
déclenche de moins en moins, voire plus du tout, sa réponse
normale (cas des tests « d’inhibition latente » en psychologie
cognitive). En éthologie, le mot désigne enfin la familiarisa-
tion du sujet avec la situation expérimentale en vue d’éviter
les interférences émotionnelles.

Pierre-Henri Castel

✐ Ravaisson, F., De l’habitude, (1838), PUF, Paris, 1999.

Maine de Biran, Influence de l’habitude sur la faculté de pensée,


in OEuvres complètes II, Vrin, Paris, 1988.
! CONDITIONNEMENT, MÉMOIRE, SUBCONSCIENT

HABITUS

Du latin habere, « avoir », habitus est utilisé pour traduire le grec


hèxis,
« disposition ».

GÉNÉR., SOCIOLOGIE

Disposition acquise et déterminée.

Le terme habitus, dans la tradition aristotélicienne, désigne


soit une disposition pratique (c’est-à-dire un mode d’appro-

priation singulier de la vertu), soit une disposition intellec-

tuelle (c’est-à-dire le mode sous lequel un savoir est rendu


disponible au sujet qui a fait l’effort de l’acquérir). Dans les

deux cas, le terme « habitude » contient encore un lointain

écho du concept d’habitus, dont la philosophie médiévale

péripatéticienne a longuement exploré les enjeux (en par-

ticulier dans le débat concernant l’origine et le sujet réel de

nos actes d’intellection) 1. Le terme habitus connaît d’autre

part un nouvel usage en sociologie politique (en particulier

chez P. Bourdieu 2) ; il désigne dans ce cas la détermination


des modes d’action, de comportement et de perception de

soi par un sujet social « saisi » par la structure du groupe


social auquel il appartient.

Laurent Gerbier

✐ 1 Averroès, L’intelligence et la pensée, commentaire sur le De

anima, tr. A. de Libera, GF, Paris, 1998 ; et D’Aquin, Th. (saint),

Contre Averroès, tr. A. de Libera, GF, Paris, 1994.

2 Bourdieu, P., La distinction. Critique sociale du jugement,


ch. III, Minuit, Paris, 1979, p. 189 sq.

! AVICENNISME, DISPOSITION, HABITUDE, SOCIÉTÉ

HARMONIE

Du grec harmonia, « juste rapport ».

GÉNÉR., PHILOS. CONN.

Système des rapports qu’entretiennent les multiples


parties d’une chose ; perception de ces rapports par un

sujet.

L’harmonie est un rapport entre les éléments d’un tout, en


tant que ce rapport permet à l’unité du tout d’envelopper

réellement la multiplicité des parties. En ce sens, l’harmonie


suppose la co-présence des éléments et leur différence effec-

tive (l’harmonie, qui est avec la mélodie et le rythme une des

trois dimensions selon lesquelles la théorie classique étudie


downloadModeText.vue.download 486 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

484

la musique, implique ainsi la perception simultanée des sons


différents).

En tant qu’elle désigne l’ordre des parties ou des états


d’une chose, l’harmonie confère à cette chose une forme
déterminée : elle postule donc la présence d’une raison dans
les choses jugées harmonieuses, et ouvre ainsi la possibi-
lité d’une reconstruction de cette raison. Cependant, perçue
avant d’être conçue, elle révèle une faculté naturelle des
sujets : nous sommes capables de saisir l’harmonie, c’est-à-
dire qu’elle nous affecte sensiblement et que nous sommes
capables de la saisir intellectuellement.

Chez Leibniz, l’harmonie désigne le caractère ordonné du

monde en tant qu’il est l’objet d’un calcul divin qui considère

dans chaque essence les perfections qui rendent compte des

dispositions des autres essences. La série d’essences possibles

que Dieu fait passer à l’existence est donc liée par des rap-

ports d’entre-explication (dans l’esprit divin) qui deviennent

des rapports d’entre-expression (dans le monde créé). Le

monde est donc harmonieux en vertu d’une harmonie dite

« préétablie » qui permet de penser l’accord des substances

sans passer ni par une doctrine de l’influence réelle des subs-

tances les unes sur les autres, ni par l’intervention continuelle

de Dieu que demande l’occasionnalisme. Ainsi l’Harmonie

préétablie, ou hypothèse de la concomittance, considère

« ce parfait accord de tant de substances qui n’ont point de


communications ensemble [et qui] ne saurait venir que de la

cause commune » 1.

Laurent Gerbier

✐ 1 Leibniz, G. W., Système nouveau de la nature et de la com-

munication des substances (1695), édition Ch. Frémont, GF,


Paris, 1994, p. 75.

! EXPRESSION, MESURE, MUSIQUE, ORDRE, RAISON

HASARD

Étymologie incertaine, probablement arabe : (1) az-zahr, « dé », « jeu de


dé » ; (2) Hasart, nom d’un château en Palestine médiévale où un jeu uti-
lisant des dés aurait été inventé. En grec, automaton, « qui se meut de
soi-
même » ; tukhe, « ce que l’on obtient », « sort », « fortune », « chance ».

Le terme automaton désigne originellement le mouvement spon-


tané. Dans l’Iliade, les trépieds fabriqués par Héphaïstos se déplacent
d’eux-mêmes (automatoi) 1. Pour les atomistes, l’automaton constitue

l’amorce du mécanisme tourbillonnaire à l’origine de la mise en ordre

d’un monde. Les mondes, produits par l’agrégation des atomes qui

tombent de toute éternité dans le vide, sont donc toujours le résul-

tat d’un hasard initial, sorte de cause non causée et, par conséquent,
totalement imprévisible, suivi d’un enchaînement strictement régi par la
nécessité, dont toute forme de hasard se trouve, en revanche, exclue 2.
C’est précisément ce rôle du hasard dans la cosmologie des Anciens
(Démocrite, mais aussi Empédocle) que Platon conteste au livre X des
Lois. Le hasard y est associé à la nature et à la nécessité 3 : ce que
Platon

nomme hasard (tukhè), c’est l’action d’une cause qui n’est pas le fruit
d’une délibération – dans le cas de la création du monde, d’une provi-
dence divine. Le débat sur les relations entre hasard et détermination
prend évidemment une autre tournure dans le cadre de la physique

contemporaine puisque l’introduction des méthodes statistiques et / ou

probabilistes a réintroduit, contre le déterminisme placide de la science

newtonienne, une part d’indétermination dont Einstein ne souhaitait pas

qu’elle fît son entrée en physique.

PHILOS. ANTIQUE, GÉNÉR.

Cause d’un phénomène qui ne s’inscrit pas dans le


cadre d’un processus déterminé et qui échappe, par consé-
quent, à toute forme de prévision. Cause d’un événement

qui, bien que susceptible d’être souhaité ou, au contraire,


craint, n’est pas le résultat d’une délibération.

La différence entre automaton et tukhè est explicitée par


Aristote au livre II de la Physique. Le hasard (automaton ou
tukhe) relève des causes accidentelles. Ainsi, ce qui se pro-

duit « par hasard » ne se produit pas « sans cause », mais n’est

pas uni à sa cause par un lien nécessaire. Néanmoins, contrai-

rement à l’accident, la fortune (tukhè) est une cause dont


les effets, tels qu’ils sont constatés, pourraient être imputés
à une causalité de type final, c’est-à-dire mise en oeuvre en
vue d’une fin : par exemple, c’est par hasard que celui qui va
accidentellement au marché y rencontre un débiteur en train
de recevoir de l’argent, mais s’il en avait été informé, c’est
par choix qu’il s’y serait rendu ; qu’un trépied, en revanche,
tombant par accident retombe sur ses trois pieds de telle sorte
qu’on peut s’y asseoir, c’est un effet du hasard (automaton)
et non de la fortune, puisqu’on ne peut imaginer qu’il aurait
pu en avoir l’intention 4. Limitée aux actions humaines, la
fortune est un sous-ensemble du hasard : on parle de for-
tune (tukhè) au sujet d’événements advenus par hasard, mais
qui auraient pu faire l’objet d’un choix raisonné 5 ; le hasard,
lorsqu’il est heureux, s’appelle chance ou fortune, et lorsqu’il
est malheureux, malchance ou infortune 6.

Hasard et fortune se distinguent, en outre, de l’accident,


en ce que ce dernier est essentiellement dû à la résistance
que la matière oppose à la forme ; le hasard et l’art, en
revanche, loin d’aller à l’encontre des fins de la nature, en

constituent souvent le prolongement, de manière strictement


aveugle pour le premier, délibérément pour le second 7. En

aucun cas, cependant, le hasard ne peut être antérieur à la


nature ou à l’intellect, ce qui permet à Aristote de rejeter la
théorie démocritéenne d’un hasard (automaton) originel 8. Il

refuse, de plus, au hasard cette régularité caractéristique de


l’oeuvre finalisée de la nature, justifiant ainsi le rejet de la

conception d’Empédocle selon laquelle le mouvement spon-

tané est à l’origine de la bonne disposition des organes et


donc de la survie et du développement des espèces les plus

adaptées 9.

Épicure critique l’attitude superstitieuse que constituent la


croyance à la chance, le culte voué à la déesse Fortune, cen-

sée présider à la destinée humaine 10. Le hasard initial (auto-


maton) des atomistes est cependant précisé par l’évocation
du clinamen (chez Lucrèce) 11 comme déviation purement

aléatoire d’un atome, permettant seul de justifier la création


d’un monde, la chute des atomes dans le vide étant, par ail-

leurs, rectiligne. Surtout, l’introduction du clinamen conduit à


autoriser l’existence d’un libre arbitre humain qui ne pouvait

être déduit des thèses démocritéennes.

Annie Hourcade

✐ 1 Homère, l’Iliade, XVIII, 376.

2 Démocrite, A 67-70, in J.-P. Dumont, Les Présocratiques, Galli-


mard, La Pléiade, Paris, 1988.

3 Platon, les Lois, X, 889 c ; voir aussi Sophiste, 265 c, où Platon


utilise l’expression « cause spontanée » (aitia automate) pour
désigner une cause naturelle qui ne fait pas intervenir une intel-
ligence divine.

4 Aristote, Physique, II, 6, 197 b 17.

5 Ibid., II, 6, 197 b 19 et suiv.

6 Ibid., II, 5, 197 a 25 et suiv.

7 Sur cette association entre art et hasard, voir Aristote, Éthique


à Nicomaque, VI, 5, 1140 a 19.

8 Aristote, Physique, II, 4, 196 a 25.


downloadModeText.vue.download 487 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

485

9 Ibid., II, 4, 196 a 24 ; 8, 198 b 17 et suiv.

10 Épicure, Lettre à Ménécée ; Diogène Laërce, X, 134-135.

11 Lucrèce, De rerum natura, II, 216-250.

Voir-aussi : Long, A. A., « Chance and natural law in Epicuria-


nism », in Phronesis, no 22, 1977, pp. 63-88.

Mansion A., Introduction à la physique aristotélicienne, Édi-


tions de l’Institut supérieur de philosophie, Louvain-la-Neuve,
1913, 1987, pp. 292-314.

! ACCIDENT, CAUSE, DÉCLINAISON, FINALITÉ, FORTUNE,


NÉCESSITÉ

MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE

Terme jouant le rôle d’une pseudo-cause substitu-

tive pour un événement dont aucune cause n’a pu être

identifiée.

Un événement qui, selon toute apparence, est dénué de

cause, se voit attribuer comme pseudo-cause le hasard. Cette


définition se focalise sur l’absence de cause avérée d’un évé-
nement plutôt que sur son imprédictibilité. La théorie du cha-
os montre en effet qu’un événement imprédictible n’est pas
obligatoirement dénué d’antécédent auquel il est relié par le

biais d’une loi pouvant même être déterministe.

On comprend à partir de là que les conceptions du ha-


sard soient étroitement liées au statut de la causalité. Avant
l’avènement de la mécanique quantique, la plupart des cher-

cheurs considéraient qu’aucun événement ne devait être tenu

pour complètement dépourvu de cause déterminante. Les


occurrences apparemment aléatoires s’expliquaient soit par
une ignorance des causes (Laplace) soit par un concours de
deux ou plusieurs séries de causes indépendantes (Poincaré).

L’un des principaux arguments avancés en faveur de cette

façon de voir était la position de principe constitutif tenu par


la causalité dans le système de la Critique de la raison pure.
Kant n’était-il pas allé jusqu’à affirmer que « [...] le principe
“rien n’arrive par un hasard aveugle” [...] est une loi a priori
de la nature »1 ? Dans un ordre d’idées voisin, M. Schlick
assignait à la causalité un statut de principe régulateur de la
recherche qui la mettait à l’abri d’une réfutation par un résul-
tat particulier de cette recherche.

La mécanique quantique poussa les partisans de cette po-


sition dans leurs derniers retranchements. Selon Heisenberg,
dans son article de 1927 sur les relations d’indétermination, la
mécanique quantique prononçait en effet la faillite du prin-
cipe de causalité. Mais jusqu’à quel point cette position tran-
chée était-elle valide ? Confortant le doute de Schlick quant
à la possibilité de réfuter expérimentalement le principe de
causalité, quelques chercheurs formulèrent des théories à va-
riables cachées empiriquement équivalentes à la mécanique
quantique, mais impliquant une version stricte, déterministe,
de la causalité. Le problème était que cette variété du prin-
cipe de causalité ne s’appliquait qu’à des processus situés en
dehors du domaine de toute expérience possible. De façon
plus crédible, on s’est aperçu que le principe de causalité
trouve une application naturelle et indiscutable en physique
quantique : celui d’une règle de succession qui gouverne non
pas directement les phénomènes, mais indirectement les pro-

babilités de ces phénomènes (par exemple à travers l’équa-

tion de Schrödinger qui régit l’évolution des vecteurs d’état).


Chaque phénomène apparaît ainsi non pas privé de cause,
mais simplement privé de cause déterminante. Cette sorte
d’application indirecte et limitée du principe de causalité

définit une région intermédiaire entre le hasard aveugle re-

poussé par Kant et la stricte détermination rêvée par Laplace.

Un groupe minoritaire de philosophes et de physiciens


a d’autre part avancé l’idée d’une primauté du hasard sur
le principe de succession selon une règle. C. S. Peirce a par

exemple soutenu au XIXe s. la doctrine du tychisme (du nom


grec Tyché, hasard personnifié), définie comme l’exact oppo-
sé du déterminisme. Selon lui, les lois de la nature reflètent

des tendances approximatives ou des « habitudes » des choses,


plutôt que des règles strictes. Plus tard, entre 1918 et 1922,
Exner et Schrödinger ont souligné que les lois déterministes

de la mécanique classique pouvaient très bien être des effets

émergents macroscopiques à partir d’un fonds d’occurrences


microscopiques aléatoires. La mécanique quantique a offert
un supplément d’arguments à l’appui de cette position sans
pour autant exclure, nous l’avons vu, toute forme d’applica-

tion du principe de causalité.

Michel Bitbol

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure.

Voir-aussi : Born, M., Natural Philosophy of Cause


and Chance, Oxford University Press, Oxford, 1949.

Sklar, L., Physics and Chance, Cambridge University Press, Cam-

bridge, 1993.

! ALÉATOIRE, CAUSALITÉ, PROBABILITÉ

HÉDONISME
Du grec hèdoné, « plaisir ».

GÉNÉR., MORALE

Doctrine selon laquelle la recherche du plaisir et l’évite-

ment du déplaisir constituent des impératifs catégoriques.


L’hédonisme déborde l’eudémonisme, qui, lui, en appelle
seulement au bonheur.

Généalogie de l’hédonisme :

le moment grec

La première pensée du plaisir se trouve chez Aristippe de


Cyrène (435-350 av. J.-C.), un contradicteur contemporain de
Platon. À tort on le présente comme un petit socratique, alors
qu’il est bien plutôt, avec Diogène et Socrate, qu’il côtoie,
une figure philosophique radicale, constitutive d’un authen-
tique triangle subversif. Aristippe souffre de la disparition
intégrale de ses textes. Ceux qui demeurent en lambeaux
rendent parfois l’interprétation périlleuse et génèrent nombre
de contresens.

Aristippe et ses disciples, les Cyrénaïques, écartent les


sciences, les mathématiques, la métaphysique et tout ce qui
ne contribue pas explicitement à la constitution d’une éthique

praticable dans la vie quotidienne. Le souverain bien consiste


à construire une existence tout entière vouée au plaisir et
à l’évitement du déplaisir. Dans cette perspective, le corps
sert de fondement à la connaissance. Cet empirisme sensua-
liste débouche sur un perspectivisme parent de celui des
sophistes. L’individu devenu la mesure de toute chose peut
s’installer dans la seule dimension du réel : le présent.

La première postérité hédoniste :

l’épicurisme

L’histoire de ce que doit la pensée d’Épicure au corpus cy-


rénaïque reste à écrire. On distinguera la pensée d’Épicure

de la pensée épicurienne : la première formule une version


downloadModeText.vue.download 488 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

486

eudémoniste de l’hédonisme, sinon un paradoxal hédonisme


ascétique. Le plaisir défini comme satisfaction des seuls désirs
naturels et nécessaires (boire de l’eau et manger pour sur-
vivre...) procède de l’idiosyncrasie du philosophe au corps
délabré incapable de supporter la charge énergique d’un hé-

donisme digne de ce nom. Quant aux épicuriens – Lucrèce,

certes, mais aussi les élégiaques et les poètes du cercle Cam-

panie, Horace entre autres, ou Philodème de Gadara –, ils

réactivent assez singulièrement les thèses de l’hédonisme cy-

rénaïque : le carpe diem horacien, la joie bachique et gastro-

nomique, le corps libéré et la sexualité ludique, la vie comme

exercice visant l’augmentation de la liberté, etc.

Traces et formule

d’un matérialisme hédoniste

Avec le triomphe du christianisme, l’hédonisme disparaît

de l’horizon philosophique. La patrologie voue une haine

forcenée au plaisir et au corps. Quelques traces hédonistes

persistent tout de même dans des courants de résistance au


judéo-christianisme : des gnostiques licencieux (IIIe - IVe s.),
puis des frères et soeurs du libre esprit (du Moyen Âge à la
Renaissance), ou quelques libertins dits érudits (XVIIe s.), par
exemple, revendiquent une position matérialiste, antichré-
tienne, anti-platonicienne, sensualiste et pragmatique.

Après Aristippe de Cyrène, l’autre grande figure de l’hédo-


nisme est sans conteste J. Offray de La Mettrie (1709-1751),
médecin de formation, matérialiste radical, voluptueux sans

complexe, il fustige le spiritualisme chrétien, le dualisme et

l’idéalisme platonicien, l’idéal ascétique stoïcien, et milite


pour un monisme athée qui reprend peu ou prou les thèses
cyrénaïques : réduction de la philosophie à la morale, sou-

mission de la pensée à l’action, négation de la métaphysique,


éloge du corps sensuel, nominalisme matérialiste, perspecti-

visme éthique, subjectivisme ludique.

Résistances et persistances

de l’hédonisme

La Révolution française conforte la tradition judéo-chrétienne,


et condamne le plaisir sous toutes ses formes. Après 1789, on
vise plutôt un eudémonisme social (voire les variations sur
le thème socialiste), qui discrédite l’option hédoniste jugée

bourgeoise et individualiste. Intempestif, Jeremy Bentham


(1748-1832) propose pourtant à cette époque un authentique
projet de société hédoniste. L’arithmétique des plaisirs, la
soumission de la société au principe de l’augmentation du
plaisir – et non seulement du bonheur – pour le plus grand
nombre installe son oeuvre, mal connue, au coeur des projets
hédonistes les plus achevés. L’utilitarisme procède de cette

doctrine.

Permanence d’un refoulement

Alors que toutes les écoles philosophiques de l’Antiquité ont

vu très tôt l’établissement de leur doxographie, que l’on dis-

pose depuis toujours d’éditions et de traductions des auteurs


de la tradition idéaliste, que les travaux et les cours abondent
sur ce courant, la pensée cyrénaïque est restée absente de
l’édition, de l’université et de la librairie jusqu’au début de
l’an 2002... Un pareil « oubli » persiste pour les figures hédo-
nistes du gnosticisme, du Libre Esprit, du libertinage dit éru-

dit, ou de la tradition matérialiste, voire pour l’oeuvre même

de Bentham.

L’hédonisme passe souvent pour une option philoso-


phique intenable, parce qu’il met en jeu et en scène le grand
refoulé de la pensée traditionnelle occidentale : le corps défi-
ni comme une machine sensuelle, l’invitation existentielle à la

conversion et au souci de soi dans la vie quotidienne, l’obli-


gation de cohérence entre le dit d’une doctrine et les faits

d’un comportement, la volonté de ne pas en rester au désir


frustrant doublé de sa réalisation dans un plaisir manifeste, la
philosophie débordant l’université, l’option d’une aristocra-
tisation de l’individu comme antidote à l’élitisme des castes,

la pratique d’une esthétique ludique et d’une théâtralisation

de la pensée. Trop de réel, pas assez de mise à distance du


monde, ce dont vit la pensée classique – ce qui, d’ailleurs,
la définit.

▶ Dans la perspective contemporaine (fin des grands dis-


cours, disparition du christianisme et du marxisme, triomphe
du nihilisme, retour réactionnaire de quelques pensées
conservatrices de la tradition), l’hédonisme propose une
alternative inexploitée susceptible de permettre un grand
chantier contemporain pour la philosophie, certes, mais aussi
pour la politique, l’esthétique et tous les secteurs idéolo-

giques associés.

Michel Onfray

✐ Bentham, J., Traité de législation civile et pénale, Bossange,


1802.

Lacarrière, J., les Gnostiques, Gallimard, Paris, 1973.

La Mettrie, OEuvres philosophiques, Fayard, Paris, t. I, 1984, et

t. II, 1987.

Onfray, M., l’Invention du plaisir. Fragments cyrénaïques, Livre


de poche, Biblio-Essais, Paris, 2002.

Pintard, R., le Libertinage érudit, Slatkine, 1983.

Vaneighem, R., le Mouvement du libre esprit, Ramsay, Paris,


1986.

! BONHEUR, ÉTHIQUE, EUDÉMONISME, PLAISIR

HÉGÉLIANISME

PHILOS. MODERNE

Nom collectif désignant l’ensemble des écoles de pen-


sée et doctrines se rattachant à la philosophie de Georg
Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), que ce soit pour la

préserver, la développer, l’actualiser ou la renverser.

En un sens étroit, on désigne par « hégélianisme » l’école

hégélienne, constituée des élèves de Hegel et de ses suc-


cesseurs immédiats. Formant au départ un courant de pen-
sée relativement uni, disposant d’une revue, les Berliner
Jahrbücher für wissenschaftliche Kritik, l’école hégélienne se
sépare en deux vers 1835 : on distingue alors les « jeunes-
hégéliens » ou « hégéliens de gauche » des « vieux-hégéliens »
ou « hégéliens de droite ». La distinction entre une « gauche »

et une « droite » hégéliennes a été faite par D. F. Strauss


(1808-1874) sur le modèle de la position des courants réfor-
mateur et conservateur sur les bancs du Parlement français.

Strauss a lui-même classé les élèves de Hegel : il a rangé à


« droite » K. F. Göschel (1784-1862), G. A. Gabler (1786-1853)
et B. Bauer (1809-1882), il a placé K. Rosenkranz (1805-1879)
au « centre » et s’est lui-même considéré à « gauche ». Un autre
hégélien, K. L. Michelet, a proposé en 1838 une coalition
« centre-gauche » dont les membres auraient été, outre lui-

même, K. Rosenkranz, D. F. Strauss et E. Gans (1798-1839).


downloadModeText.vue.download 489 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

487

Alors que l’école hégélienne jouissait d’une reconnaissance


institutionnelle, et même de la protection de l’État par l’inter-
médiaire du ministre de l’Instruction Altenstein, c’est le livre
de Strauss, La vie de Jésus (1835-36), qui provoqua l’éclate-
ment de l’école hégélienne, puis rendit les autorités prus-
siennes de plus en plus méfiantes à l’égard des hégéliens.
Les dissensions entre les hégéliens sont apparues à propos
de la relation entre philosophie et religion (ces dissensions
étaient déjà apparues du vivant même de Hegel dont deux
disciples – Göschel et H. F. W. Hinrichs – s’étaient opposés
sur cette question), entre la foi et la raison : alors que Hegel
avait cherché à les concilier en montrant qu’elles possèdent
un même contenu (l’Idée ou le vrai) qu’elles présentent
sous deux formes différentes (la forme de la représentation
pour la religion, et celle du concept pour la philosophie),
Strauss remet en cause l’édifice hégélien en attribuant au récit
évangélique un caractère mythique irréductible à la vérité
rationnelle. Strauss ne se contente donc pas de séparer foi
et raison, il sépare aussi la réalité historique et la rationalité,
remettant ainsi en cause le coeur même de la pensée hégé-
lienne, à savoir l’identité du réel et du rationnel. L. Feuerbach
(1804-1872) s’engouffre aussitôt dans la brèche, généralise à
l’ensemble de la religion le caractère mythique attribué par
Strauss au récit biblique, et renverse l’idéalisme hégélien au
profit d’une philosophie matérialiste. C’est essentiellement
dans les polémiques déclenchées par Strauss que se forma
la « gauche hégélienne » : A. Ruge (1802-1880) prit le parti
de Strauss dans sa revue, les Annales de Halle, un organe
dans lequel s’exprimait aussi une autre aspiration du jeune-
hégélianisme, mise à l’ordre du jour par A. von Cieszkowski
(1814-1894), l’aspiration à passer à l’action. L’hégélianisme de
gauche prit ainsi une tournure plus radicale : passant, avec
Bauer (revenu du hégélianisme orthodoxe), M. Hess (1812-
1875) et K. Marx (1818-1883), du terrain religieux au terrain
politique, les jeunes-hégéliens cherchèrent d’abord dans la
critique, puis dans l’action le moyen d’une transformation
radicale du monde existant. Ils évoluèrent du libéralisme au
socialisme (Hess), puis au communisme (K. Marx et F. En-
gels, 1820-1895). L’hégélianisme de gauche n’a donc pas été
qu’une variante du hégélianisme : ce fut aussi un mouve-
ment politique et le premier parti politique que l’Allemagne
ait connu.

S’il est convenu de désigner par « hégélianisme » la pensée


et les oeuvres des successeurs directs de Hegel (qu’ils soient
conservateurs ou réformateurs), il faut alors, si l’on veut don-
ner au terme « hégélianisme » un sens plus large, plutôt parler
de « néo-hégélianisme » : on désignera ainsi les auteurs et les
doctrines qui se sont réclamés de la pensée de Hegel dans la
seconde moitié du XIXe s. puis tout au long du XXe s.

Aux États-Unis, le néo-hégélianisme fut incarné par


G. S. Morris (1840-1889), puis par J. Dewey (1859-1952) qui
donna une version subjective, psychologique et utilitariste de
la philosophie hégélienne de l’esprit. Mais c’est en Italie que
le néo-hégélianisme prit l’ampleur d’une véritable école phi-
losophique, imposant une marque durable à l’ensemble de
la philosophie italienne : ses principaux représentants sont
B. Spaventa (1817-1883), A. Labriola (1843-1904), G. Gentile
(1875-1944) et B. Croce (1866-1952). Alors que Gentile déve-
loppe à partir de Hegel, et à partir de l’interprétation de la
pensée de Marx comme philosophie de la praxis par Labriola,
une philosophie idéaliste de l’esprit comme acte pur, Croce,
quant à lui, revenant à l’unité hégélienne du théorique et du
pratique, reconnaît l’histoire comme le lieu même de la mise

en relation de la « forme théorique » (le connaître) et de la


« forme pratique » (le vouloir), et transforme la philosophie en
une « méthodologie de l’histoire » non-métaphysique.

L’anglo-hégélianisme – avec E. Caird (1835-1908),


T. H. Green (1836-1882), F. H. Bradley (1846-1924) et B. Bo-
sanquet (1848-1923) – fut quant à lui originairement une réac-
tion contre l’empirisme de J. S. Mill et le naturalisme darwinien
de H. Spencer. Il connut des développements notables dans
les domaines de la réflexion éthique (avec les importantes
Ethical Studies de Bradley, 1876), de la pensée politique et
de la philosophie de la religion débouchant, avec Bosanquet,
sur une doctrine de l’immanence de l’absolu. Notons que
G. E. Moore et B. Russel fondèrent la philosophie analytique
en réaction à l’idéalisme néo-hégélien anglais.

En Allemagne, le néo-hégéliansime de la seconde moitié


du XIXe s., incarné par J. E. Erdmann (1805-1892), E. Zeller
(1814-1908) et surtout K. Fischer (1824-1907), se prolongea
dans la première moitié du XXe s. avec R. Kroner (Von Kant bis
Hegel, 1921-24), H. Glockner et surtout G. Lasson (1862-1932)
qui se consacra à l’édition critique des oeuvres de Hegel en
26 volumes. Le début du XXe s. fut marqué par la découverte
des écrits de jeunesse de Hegel, commentés par W. Dilthey
(1833-1911) et édités par H. Nohl (1879-1960) : les travaux
de Dilthey en vue d’une fondation des « sciences de l’esprit »
revendiquent l’héritage de « l’esprit objectif » hégélien. À la
même époque, un autre courant néo-hégélien, situé dans la
descendance de l’hégélianisme de gauche, était représenté
par des penseurs marxistes hétérodoxes comme G. Lukacs
(1885-1971), K. Korsch (1886-1961), E. Bloch (1885-1977) ou
encore M. Horkheimer (1895-1973) et T. Adorno (1903-1969),
les fondateurs de l’École de Francfort et de la Théorie cri-
tique. Cette dernière fut dès l’origine en constant débat avec
Hegel : Horkheimer et Adorno considèrent Hegel comme
le fondateur de la « philosophie sociale ». On constate un
regain d’intérêt pour Hegel chez les représentants actuels de
la Théorie critique, particulièrement A. Honneth (Kampf um
Anerkennung, 1994 ; Leiden an Unbestimmtheit. Eine Reak-
tualisierung der Hegelschen Rechtsphilosophie, 2001).

La figure majeure du néo-hégélianisme français est A. Ko-


jève (1902-1968). Ses leçons sur la Phénoménologie de l’esprit,
données entre 1933 et 1939 à l’École Pratique des Hautes
Études, ont eu une influence décisive sur leurs auditeurs,
parmi lesquels se trouvaient M. Merleau-Ponty (1908-1961) et
G. Bataille (1897-1962). S’il y avait bien eu avant lui des études
hégéliennes françaises – dont les représentants majeurs sont
E. Meyerson (1859-1933), L. Herr (1864-1926), V. Basch (1863-
1944) et J. Wahl (1888-1974) –, et même déjà un premier néo-
hégélianisme français incarné par O. Hamelin (1856-1907),
Kojève est celui qui a diffusé en France une interprétation
athée et anthropologique de la pensée de Hegel, mettant en
son centre les motifs de la « lutte pour la reconnaissance »
et de la « fin de l’histoire » : dans sa version kojèvienne, le
hégélianisme français a joué un rôle de médiateur entre le
marxisme et la phénoménologie heideggérienne, et l’exis-
tentialisme sartrien y a largement puisé. L’impulsion donnée
par Kojève dans les années 1930 – mais aussi par A. Koyré
(1892-1964) à la même époque – a provoqué une renaissance
des études hégéliennes dans le champ universitaire français,
dont témoignent les traductions et les études de J. Hyppolite
(1907-1968), suivies des travaux de J. D’Hondt (1920-) et de
B. Bourgeois (1929-). Cette forte présence des études hégé-
liennes sur le terrain académique a eu pour conséquence
une référence constante de la philosophie française contem-
downloadModeText.vue.download 490 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

488

poraine à l’hégélianisme. Les postures relatives à l’hégélia-


nisme s’échelonnent sur une large gamme, depuis la volonté
d’actualisation et de reconstruction de G. Lebrun (1930-1999)
ou de J.-L. Nancy (1940-), en passant par une distance cri-
tique assumée à partir de différents points de vue – marxien
avec L. Althusser (1918-1990), nietzschéen avec M. Foucault
(1926-1984), herméneutique avec P. Ricoeur (1913-) –, jusqu’à
la posture déconstructrice de J. Derrida (1930-) et la franche
hostilité de G. Deleuze (1925-1996).

Franck Fischbach

✐ Belaval, Y., « La droite hégélienne », in Y. Belaval (dir.), His-


toire de la philosophie, II, vol. 2, Gallimard, Folio-Essais, Paris,
1999.

Bienenstock, M. et Waszek, N., « L’école hégélienne, les hégé-


liens », in Philosophie politique, no 5, avril 1994.
Bourgeois, B., « Hegel en France », in B. Bourgeois, Études hégé-
liennes, PUF, Paris, 1992.

Bréhier, E., Histoire de la philosophie, tome 3, livre I, chap. 10 :

« La décomposition de l’hégélianisme », PUF, Paris, 1981.

Cornu, A., Karl Marx et Friedrich Engels. Leur vie et leur oeuvre,
tome 1 : « Les années d’enfance et de jeunesse, La gauche hégé-
lienne, 1818-1844 », PUF, Paris, 1955.

Descombes, V., Le même et l’autre. Quarante-cinq ans de philo-

sophie française (1933-1978), Minuit, Paris, 1979.

Die Hegelsche Linke, hrsg. von K. Löwith, Stuttgart / Bad


Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1962, 2. Aufl. 1988.

Die Hegelsche Rechte, hrsg. von H. Lübbe, Stuttgart / Bad


Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1962.

Die Hegelsche Linke. Dokumente zu Philosophie und Politik im

deutschen Vormärz, hrsg. von Heinz und Ingrid Pepperle, Leip-


zig, Ph. Reclam jun., 1985.

Groethuysen, B., « Les Jeunes Hégéliens et les origines du socia-

lisme contemporain en Allemagne », in Revue philosophique de


France et de l’Étranger, mai et juin 1923, no 5 et 6.

Koyré, A., « Rapport sur l’état des études hégéliennes en France »


(1930), in A. Koyré, Études d’histoire de la pensée philosophique,
Gallimard, Paris, 1971.

Löwith, K., « Althegelianer, Junghegelianer, Neuhegelianer »,

in K. Löwith, Von Hegel zu Nietzsche (1939), F. Meiner Verlag,

Hamburg, 1995.

McLellan, D., Les jeunes-hégéliens et Karl Marx, trad. A. McLel-

lan, Payot, Paris, 1972.

Mercier-Josa, S., Théorie allemande et pratique française de la


liberté, Harmatann, Paris, 1993.

Pucelle, J., L’idéalisme en Angleterre de Coleridge à Bradley,

Droz, Neuchâtel / Paris, 1955.

Tosel, A., Marx en italiques. Aux origines de la philosophie ita-

lienne contemporaine, Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 1991.

HEIDEGGERIANISME

PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE


Pensée de Martin Heidegger et courants ou traits
d’influence qui s’enracinent en elle. En réalité, il ne s’agit
pas tant d’une philosophie que d’un chemin de pensée, ne
proposant pas un système mais une interrogation sur la
philosophie à partir de la question de l’être, que celle-ci ne
thématise jamais comme telle.

Développement de l’oeuvre

Le jeune Heidegger affirme que si, dans le climat de néokan-


tisme de l’université, Aristote était son modèle et Luther, qui
détestait le premier, son compagnon de route, c’est Kierke-
gaard qui lui a porté les coups et Husserl qui lui a ouvert les
yeux. En effet, pour lui, la philosophie est d’abord connais-
sance historique de la vie factuelle et manière d’exister au
lieu d’être une simple doctrine. Elle requiert ensuite une mé-
thode qui est la phénoménologie comme retour « aux choses

mêmes » et qui doit faire voir l’étant en son être. Ouvrage pro-
grammatique et inachevé, Être et Temps (1927) pose la ques-

tion du sens de l’être à partir de l’analytique existential qui

débouche sur la question de la temporalité de l’être, et qui va


déterminer la lecture de la tradition philosophique dans les
Problèmes fondamentaux de la phénoménologie (1927), l’in-
terprétation de Kant dans Kant et le problème de la métaphy-
sique (1929), et l’interrogation sur le sens de la métaphysique
dans Qu’est-ce que la métaphysique ? (1929). Dès 1936, les
Contributions à la philosophie marquent un tournant en dis-
tinguant la métaphysique comme premier commencement de
la pensée interrogeant l’être de l’étant et un autre commence-
ment qui questionne l’être (Seyn) en tant que tel. Heidegger
entame alors un dialogue avec Nietzsche et Hölderlin, qui lui
permet, d’une part, de remonter vers les présocratiques et de
penser simultanément l’époque contemporaine comme celle
du déploiement planétaire de la technique, comme en té-
moignent notamment la Lettre sur l’humanisme (1946), Che-
mins qui ne mènent nulle part (1950), Essais et conférences
(1954), et le Principe de raison (1957). À cela doit s’ajouter un
dialogue du penseur avec la poésie dans Approche de Hölder-
lin (1951) et Acheminement vers la parole (1959).

Une interrogation fondamentale

La seule question qui détermine la pensée de Heidegger est


ainsi la question du sens de l’être. Alors que l’ontologie tra-
ditionnelle donne à l’être un sens prédicatif et, depuis Aris-
tote, prend comme fil conducteur de son élucidation le logos,
Heidegger entend l’être en un sens verbal et transitif et le
conçoit comme un événement dont le sens advient à un étant

exemplaire pour qui il y a en son être de l’être même et qui


est appelé Dasein. Ce nouveau nom de l’homme se subs-
titue ainsi à la détermination traditionnelle de l’essence de

l’homme et se caractérise par sa finitude essentielle en tant


qu’il est cet être-au-monde inscrit dans l’horizon de la mort
comme possibilité ultime de sa propre impossibilité. L’objectif
de l’analytique existentiale développée dans Être et Temps est
de dégager les structures ontologiques du Dasein, les exis-
tentiaux dont l’unité constitue le souci. Le temps est le sens
ontologique du souci et, en tant que projet jeté et être-en-
avant-de-soi, le Dasein se temporalise selon l’avenir. On peut
alors passer de la temporalité du Dasein (Zeitlichkeit) à la
temporalité de l’être (Temporalität) en montrant comment les

structures ontologiques traditionnelles ont un sens foncière-

ment temporal. La métaphysique est alors comprise comme la


démarche qui interroge l’étantité de l’étant conçu comme pré-
sence subsistante, sans jamais poser la question de l’être en
tant que tel. Poser une telle question c’est remonter en-deçà
de la métaphysique jusque vers son fondement impensé dans
une histoire de l’être exposant les modes de dispensation de
l’être selon les différentes époques. La métaphysique est ainsi
reprise dans le tout de son histoire, définissant le premier
commencement de la pensée. Si elle commence avec Platon

qui détermine le sens de l’être comme Idée pour déboucher


sur la modernité qui, de Descartes à Hegel, conçoit l’être
dans l’élément de la subjectivité souveraine, elle s’achève
avec Nietzsche qui pense l’être comme vie et volonté de
puissance, accomplissant ainsi le destin de la métaphysique
comme inversion du platonisme. La métaphysique s’effectue
donc dans la frénésie de domination de l’étant propre à la
volonté de puissance à l’âge du déploiement planétaire de
l’essence de la technique. Ce processus fait en même temps

signe vers un autre commencement de la pensée qui prend


downloadModeText.vue.download 491 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

489

en considération l’être en tant que tel et non plus comme


étantité de l’étant. L’être (Seyn) n’est plus alors un fondement
au sens de la métaphysique qui ordonne l’étant au principe
de raison, mais le jeu d’un fond abyssal ordonné à la finitude
essentielle du Dasein. Il ne se dispense qu’en se retirant se-
lon un foncier demeurer-manquant dont la méditation est la
tâche de la pensée à l’âge de la technique, qui est aussi bien
celui du péril extrême que celui de la possibilité du salut.

Postérité de Heidegger

Objet à la fois d’adulations et de dénigrements excessifs, la


pensée de Heidegger n’en a pas moins profondément marqué
le XXe s. L’ensemble des courants procédant de cette pensée
partent de l’idée que la métaphysique est achevée et que la
tâche de la pensée se situe soit dans une reprise déconstruc-
tive de la métaphysique comprise dans le tout de son histoire
des Grecs à Nietzsche, soit dans son dépassement vers une
autre expérience de pensée et d’écriture. En Allemagne, cette
pensée a permis aussi bien la théologie de Bultmann que la
philosophie herméneutique de H. Gadamer. Si elle a influen-
cé l’existentialisme de Sartre, celui-ci a aussi rendu possibles
nombre de contre-sens, notamment la compréhension de la
pensée de l’existence comme un humanisme, et l’oubli corré-
latif de la question fondamentale, la question de l’être. Cette
mécompréhension a permis de faire de Heidegger un phi-
losophe du pessimisme à l’époque de l’ère atomique. Cette
pensée a été en fait introduite dans toute sa rigueur en France

par J. Beaufret, marquant ensuite tout un courant de la pen-

sée contemporaine placé sous le signe de la déconstruction

de la métaphysique et de la question de l’écriture (J. Derrida,

G. Granel). Elle a aussi amplement fécondé, en une approche

critique, nombre de courants phénoménologiques (Lévinas,

Henry, Marion). On peut dire qu’elle a d’abord permis un


renouvellement profond de la lecture de l’ensemble de la
tradition philosophique et un retour aux textes fondamen-
taux. Heidegger est sans conteste l’un des penseurs majeurs
du XXe s. À cela il convient d’ajouter que la publication en
cours des oeuvres complètes, qui comprendra plus de cent

volumes, est loin d’être achevée et nous promet de nouvelles

découvertes.

Jean-Marie Vaysse

✐ Beaufret, J., Dialogue avec Heidegger, Minuit, Paris, 1973.

Derrida, J., Marges de la philosophie, Minuit, Paris, 1972.

Dubois, Ch., Heidegger. Introduction à une lecture, Seuil, Paris,

2000.

Granel, G., Traditionis traditio, Gallimard, Paris, 1972.

Lévinas, E., En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger,


Vrin, Paris, 1974.

HEIMAT

Terme allemand.

ANTHROPOLOGIE, SOCIOLOGIE

Difficilement traduisible, le mot allemand Heimat dé-

signe le pays natal, la patrie. Dérivée de Heim (le chez-soi,


le foyer), la notion de Heimat exprime le sentiment d’ap-
partenance à un milieu de socialisation qui peut être le lieu
de naissance, la maison des parents, le terroir, la région, la
communauté et, par extension, la patrie au sens politique.

Le pédagogue J. H. Pestalozzi a distingué cinq cercles vitaux


dans lesquels s’épanouit l’individualité : la maison paternelle,
la vie professionnelle, l’État et la nation, le « sentiment inté-
rieur » (la moralité) et la relation à Dieu, l’amour 1. L’étholo-

gie et l’anthropologie 2, la sociologie 3 et l’existentialisme ont


repris à leur compte cette notion, dont on trouve la trace
dans le concept husserlien de « monde familier » (Heimwelt) 4.
Le rôle considérable que joue la Heimat dans la pensée alle-
mande tient sans doute à la persistance jusqu’à la fin du XIXe s.
du Heimatrecht, droit local en vertu duquel la personnalité
juridique (droit de s’établir, de se marier, d’exercer une acti-
vité) était reconnue à celui qui était propriétaire dans une
commune. Avec la création des États modernes, la Heimat

fut concurrencée, administrativement, idéologiquement et

affectivement, par le Vaterland (la « patrie »). Sous l’effet de


la modernisation économique simultanée, elle devint un des
ressorts de la Kulturkritik (« critique de la civilisation »). Les
associations locales (« Heimatvereine ») se multiplièrent, une
« science du local » (Heimatkunde) se développa. Le socio-
logue E. Spranger estime que cette dernière doit devenir une
composante essentielle d’un savoir englobant les sciences de
la nature et les sciences de la culture 5.

Le national-socialisme ne manqua pas de faire appel à la


fois au sentiment patriotique et à l’appartenance affective « au
sol et au sang », à une Heimatfront. C’est pourquoi, dès 1935,
E. Bloch vit dans la Heimat une des notions « non contempo-
raines », c’est-à-dire exprimant une contradiction inhérente à
la modernisation, dont il fallait contester l’exploitation idéolo-
gique aux nazis 6. Après avoir combattu le passéisme réaction-
naire de la Heimat, le régime de la RDA donna en quelque
sorte raison à Bloch en tentant, sous E. Honecker (à partir
de 1971), de susciter chez les citoyens l’appartenance à une

Heimat socialiste. Dans la pensée biochienne de « l’utopie


concrète », la Heimat (le dernier mot du Principe Espérance)
recouvre cependant un programme à la fois politique et éco-
logique : une « démocratie réelle » mettant fin non seulement

aux dérives idéologiques mais à toute forme d’aliénation et

reposant sur une alliance de l’homme avec la nature 7. Le sens


religieux reste également très fort dans « l’utopie concrète »
de Bloch, qui entend tout à la fois récupérer dans un sens
constructif la nostalgie du « chez-soi » et séculariser l’espérance

chrétienne. L’impact de cette pensée a été très important dans


les courants écologistes allemands. Il rejoignait une aspiration
générale à de nouvelles formes de démocratie locale. Dans
les États-nations centralistes du type de la France, l’équilibre
entre l’appartenance locale et les formes institutionnelles de
la citoyenneté a beaucoup plus de mal à s’établir et engendre
des confusions graves entre l’identité locale et l’identité poli-

tique (revendications autonomistes).

Gérard Raulet

✐ 1 Pestalozzi, H., Kritische Ausgabe, éd. A. Buchenau, E. Spran-


ger, H. Stettbacher, 1927, t. I, pp. 196, 266, 273.
2 Leyhausen, P., « Vergleichendes über die Territorialität bei
Tieren und Raumanspruch des Menschen », in K. Lorenz et

P. Leyhausen, Antriebe tierischen und menschlichen Verhaltens,

1973.

3 Simmel, G., « Exkurs über den Fremden », in Soziologische

Orientierungen, 1973.

4 Husserl, E., Phänomenologie, in Husserliana 9, Den Haag,


1962.

5 Spranger, E., Der Bildungswert der Heimatkunde, 1923.

6 Bloch, E., Erbschaft dieser Zeit, trad. Héritage de ce temps,


Zurich, 1935.

7 Bloch, E., Das Prinzip Hoffnung, trad. le Principe espérance,


1955 sq, Frankfort, 1959, p. 1628.

Raulet, G., Natur und Ornament. Zur Erzeugung von Heimat,


Darmstadt, 1987.
downloadModeText.vue.download 492 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

490

! ALIÉNATION, COMMUNAUTÉ, ÉTAT, IDENTITÉ, UTOPIE

HEMPEL (PARADOXE DE)

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

Paradoxe de la confirmation inductive permettant de


mettre en évidence la faiblesse de nos intuitions ordinaires
au sujet de la classe des exemples positifs susceptibles de
confirmer une loi.

C. G. Hempel est un philosophe allemand émigré en 1937


aux États-Unis, où il devint un représentant du positivisme
logique 1.

« Tous les corbeaux sont noirs » peut être reformu-


lé à l’aide de la logique des prédicats sous la forme :
[1] (x) (Corbeau x –> Noir x)

Cette formule est logiquement équivalente (a les


mêmes conditions de vérité) que cette autre formule :
[2] (x) (Non Nx –> Non Cx)

Rendant compte de nos intuitions inductives, J. Nicod 2 a


énoncé le principe selon lequel toutes les instances de A qui
sont des B fournissent une confirmation de la formule selon
laquelle « Tous les A sont B ». Dès lors, tout ce qui confirme
[2] confirme la formule équivalente [1]. D’une façon apparem-
ment paradoxale, un mouchoir blanc confirme la noirceur
des corbeaux. Du fait de l’équivalence logique de [1] et [2]
avec [3] (x) (Cx v Non Cx) –> (Non Cx v Nx) n’importe quel
non-corbeau confirme l’hypothèse que tous les corbeaux
sont noirs.

▶ Comme en témoignent les travaux de Goodman 3 et de


I. Scheffler 4 par exemple, le paradoxe de Hempel est la

source d’un travail important sur les paradoxes de la confir-

mation empirique.

Roger Pouivet

✐ 1 Hempel, C. G., Aspects of Scientific Explanation and Other


Essays in the Philosophy of Science, The Free Press, New York,
1965.

Nicod, J., le Problème logique de l’induction (1930), PUF, Paris,


1961.

3 Goodman, N., Fact, Fiction and Forecast, trad. Faits, fictions et


prédictions, Minuit, Paris, 1984.

4 Scheffer, I., The Anatomy of Inquiry, trad. Anatomie de la


science, Seuil, Paris, 1966.

! ABDUCTION, INDUCTION

HÉRACLITÉISME

GÉNÉR.

Doctrine liée à la pensée du devenir chez Héraclite.

On ne peut réduire la philosophie d’Héraclite, l’« obscur »,


aux seuls aphorismes conduisant au mobilisme universel,
tels que : « nous nous baignons et nous ne nous baignons
pas dans le même fleuve », ou encore « on ne peut pas
descendre deux fois dans le même fleuve » 1. L’héraclitéisme
n’est pas une philosophie de l’humide et du fluide, mais
une cosmologie du feu, de la violence des contrariétés qui
conduisent chaque chose à passer dans son autre, en un
cycle dont le soleil, toujours renouvelé 2, semble être le mo-
teur principal. Avant de pouvoir être saisie comme une doc-
trine du devenir, l’héraclitéisme est un essai d’explication

systématique, dans le plus pur style ionien, de la matière

du monde et de ses transformations. Héraclite pose en effet

les fondements d’une physiologia élémentaire du feu. Feu

et mouvement orienté selon le haut et le bas se combinent

pour engendrer les autres éléments : l’eau et l’air en tor-


nade, puis la terre nourricière 3. Thalès tenait l’eau pour un

principe d’engendrement. Anaximandre lui substitua l’air.


Xénophane opta pour la terre. En privilégiant le feu et
une dunamis guerrière diffuse dans toutes les parties d’un
monde en perpétuel mixtion, Héraclite s’inscrit dans la tra-
dition ouverte par les Ioniens, mais c’est au rôle joué par
les contraires dans sa philosophie fragmentaire, qu’il faut
attribuer le caractère saillant de sa doctrine. Mise en rapport
avec l’éléatisme de Parménide et de Melissus, doctrine qui
se soustrait à l’impératif ionien de combiner les éléments et
pose l’immobilité de l’être, l’héraclitéisme a connu une for-
tune philosophique que ni la synthèse d’Empédocle, ni les
critiques d’Aristote n’ont su reléguer dans l’oubli.

Ainsi parée des atours prestigieux d’une « philosophie du


devenir », l’héraclitéisme est posé, tout particulièrement chez
Hegel, comme la forme même de toute pensée de la dialec-
tique : « “le devenir”, en tant qu’il est la première détermi-

nation de pensée concrète, est en même temps la première


qui soit vraie. Dans l’histoire de la philosophie, c’est le sys-
tème d’Héraclite qui correspond à ce degré de l’Idée logique.
Quand Héraclite dit “Tout coule” (panta rei) le devenir est
par là exprimé comme la détermination fondamentale de
tout ce qui est, alors qu’au contraire [...] les Eléates appré-
hendaient l’être, l’être immobile non pris dans un processus,
comme ce qui est seul vrai » 4. Reconduit à cette liquidité qui

le caractérise si mal, Héraclite, ce penseur du feu, est tout

simplement posé comme le premier philosophe ayant un jour

pensé concrètement.

Fabien Chareix

✐ 1 Héraclite, Fragments 11 et 91 in Penseurs grecs avant So-


crate, trad. J. Voilquin, Garnier Frères, Paris, 1964, pp. 75 et 79.

2 Ibidem, Fragment 6, p. 74.

3 Ibidem, Fragment 31, p. 76.

4 Hegel, G. W. E., Encyclopédie des sciences philosophiques, I.

La Science de la logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 1986,


Add. § 88, p. 523.

! DEVENIR, PRÉSOCRATIQUES (PENSÉES)

HÉRÉDITÉ

Du latin hereditas. « Hérédité » est un doublon de « héritage ».

BIOLOGIE, HIST. SCIENCES, PHILOS. SCIENCES

L’histoire du mot est exemplaire. Sous l’Ancien Régime,

le substantif « hérédité » est un terme de droit. Il est alors


souvent synonyme d’« héritage » (« accepter » – ou refuser
– l’hérédité de quelqu’un). Mais, depuis le XVIe s., il tend à
désigner plus spécifiquement la transmission des privilèges
(hérédité des offices, hérédité de la Couronne de France,
etc.). Simultanément, ce sont les médecins qui utilisent
l’adjectif « héréditaire » au sens technique de transmission
d’un caractère organique des parents aux enfants. Mais cette
notion n’apparaît que dans le syntagme « maladies hérédi-
taires ». Sous l’Ancien Régime, donc, le lexique de l’hérédité
dénote toujours la transmission de quelque chose qui se dis-
tingue de l’ordinaire : soit les privilèges (dénoté par le subs-

tantif « hérédité »), soit les maladies et monstruosités (dénoté


downloadModeText.vue.download 493 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

491

exclusivement par l’adjectif « héréditaire »). C’est peu après


la période révolutionnaire que le substantif « hérédité » sera

appliqué, d’abord aux maladies (« hérédité des maladies », et


plus seulement « maladies héréditaires »), puis à l’ensemble
des caractères, physiques ou mentaux, de chacun. Une telle
hérédité, démocratisée, dépathologisée et généralisée, dé-

signe alors une catégorie de causes spécifique et ayant un


statut exceptionnel dans le champ des sciences biologiques.

L’hérédité naturelle est, en effet, une dimension de descrip-

tion et d’explication de tous les caractères, dans toutes les

espèces et chez tous les individus. On ne peut s’empêcher

de penser que la Révolution a eu quelque chose à voir avec


ce remarquable changement conceptuel. Il est à peine be-
soin de souligner, par ailleurs, ses enjeux dans la sphère
sociale et politique. C’est, en fait, sur les terrains de la mala-
die mentale, de la misère, des nations et des races que le

néologisme a d’abord et principalement été utilisé, avant de

devenir un concept essentiel pour la biologie expérimen-

tale. Quoi qu’il en soit, c’est sur ce socle conceptuel que se

sont édifiées, d’une part, la science de l’hérédité (nommée


« génétique », en 1905, par W. Bateson) et, d’autre part,
les idéologies héréditaristes, dimension majeure et souvent
dramatique de l’histoire contemporaine. L’eugénisme, mais
aussi les théories raciales ont trouvé dans le vocabulaire
et dans l’imaginaire de l’hérédité un facteur structurant de

première importance.

▶ Les rapports de la philosophie avec le concept d’hérédité


demeurent à écrire. L’hérédité n’est pas, et n’a jamais été,

un « concept philosophique ». Mais il ne serait pas difficile

de montrer que de nombreux philosophes ont rencontré

cette notion. Kant, dans ses écrits sur les races humaines,

a beaucoup contribué à l’analyse du concept moderne, en

distinguant soigneusement les caractères héréditaires acci-


dentels (ou individuels : par exemple, la couleur des che-
veux « des brunes et des blondes ») des caractères qu’il disait
« infailliblement héréditaires ». Ceux-ci n’étaient autres que
les caractères raciaux (par exemple, la couleur de la peau),

qui laissent une emprise indélébile au-delà de tout croise-

ment possible. Lorsqu’on lit aujourd’hui ces textes, on est

frappé par l’intelligence que Kant met au service d’une en-

treprise de clarification scientifique, sur laquelle une bonne


partie de la science du XVIIIe s. avait buté. Mais on est aussi
impressionné par le caractère si banalement idéologique du
discours sur les races humaines. Une histoire philosophique
de l’hérédité s’attacherait à suivre, dans les marges des sys-

tèmes philosophiques, les contours sinueux d’un regard

embarrassé des philosophes sur un fait de culture qui a

le meilleur des sciences de la vie et le pire des idéologies


naturalistes des modernes.

Jean Gayon

✐ Kant, E., « Des différentes races humaines » (1777) et « Défi-

nition du concept de concept de race humaine » (1785), trad.


S. Piobetta, dans la Philosophie de l’histoire, Denoël, Paris, 1965.
López, B. C., Human Heredity 1750-1870 ; The Construction
of a Domain (1992), PhD Dissertation, Université de Londres,
Londres.

HÉRÉSIE

Du grec hairesis, « choix », « option » et, par extension, « adhésion à


une doctrine ».

PHILOS. RELIGION

Courant de pensée, école ou parti qui, sur des matières


doctrinales, adopte une position singulière, opposée à la
thèse dominante.

En grec, le mot sert à désigner les différentes traditions ou


écoles qui se disputent la vérité dans un domaine du sa-
voir : il y a donc des hérésies en physique ou en philosophie
comme en médecine ou en logique. Le terme n’a pas alors
de valeur spécifiquement religieuse, et permet simplement de
décrire le fait même de la coupure entre des positions doc-
trinales différentes, que leur opposition rend mutuellement

extérieures les unes aux autres. C’est l’examen des positions


des différentes sectes qui occupe ainsi fréquemment les pre-
miers chapitres des traités aristotéliciens 1.

Très tôt, le mot est adopté par les chrétiens hellénophones


pour désigner les « partis » qui se forment parmi les pre-
mières églises. En l’absence d’une autorité doctrinale unique
et reconnue, le dogme se fixe dans le tâtonnement des com-
munautés éparses (une part importante des épîtres de saint
Paul est destinée à redresser ces dérives et à maintenir l’unité

de l’Église primitive contre ces « coupures »).

Ces hérésies vont jouer un rôle décisif dans l’élaboration


du dogme lui-même : c’est en effet en combattant les « er-
reurs » successives de l’arianisme, de l’adoptionisme ou du
nestorisme que les penseurs chrétiens vont progressivement
développer les argumentaires susceptibles de définir le corps
de doctrines « droites » par rapport auquel les hérésies seront
jugées extérieures 2. Dans ce sens les hérésies ne cessent de
jouer, tout au long du premier millénaire de l’Église, le rôle
d’outil de la formulation du dogme : la réfutation des posi-
tions extérieures est le moyen même de la constitution de la
position intérieure 3 (ainsi les censeurs, exagérant le dogme
pour réfuter une hérésie, tombent dans l’hérésie contraire et
sont à leur tour condamnés, de sorte que le jeu constant
des contradictions détermine les limites internes de l’ortho-

doxie). Par ailleurs, des premiers siècles de l’Église jusqu’à la


Renaissance, les hérésies renvoient aussi à des réalités socio-
politiques fortes : « moments » de la formulation technique du
dogme, les hérésies sont aussi des « outils » de la résistance
politique à l’Empire.

Cependant le fonctionnement même de ce mouvement de


constitution de l’orthodoxie par la balance des erreurs sup-
pose que le dogme soit accessible à l’argumentation et à la
preuve discursive. Lorsque l’unité de l’Église l’emporte sur la

vie de la doctrine, les hérésies perdent leur utilité, et l’élabo-


ration d’une raison commune des matières religieuses laisse
place à la pure et simple négation : l’hérésie est alors considé-
rée comme non seulement extérieure à la raison dominante,

mais étrangère et attentatoire à toute raison possible. La place


même de l’hérésie tend alors à se transformer : elle passe
pour ainsi dire du dehors au dedans et devient l’objet d’une
enquête permanente visant à repérer dans la conscience

même de chaque croyant les ferments possibles d’une pensée

qui, dès lors qu’elle n’est pas strictement conforme à la vérité


unique, entraîne sa coupure d’avec la communauté.

Laurent Gerbier
✐ 1 Voir par exemple De l’âme, I, 2-5, tr. R. Bodéüs, GF, Paris,
1993, p. 89-133 ; ou Physique, I, 2-4, tr. P. Pellegrin, GF, Paris,
2000, p. 71-91.
downloadModeText.vue.download 494 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

492

2 Le traité le plus emblématique de ce procédé est probable-


ment le Contre les hérésies (120) d’Irénée de Lyon, tr. A. Rous-
seau, Cerf, Paris, 1991 ; mais Augustin lui-même est l’auteur d’un
De haeresibus.

3 Boèce élabore ainsi la notion de « personne » à l’occasion


des controverses christologiques qui marquent la période des
grands conciles oecuméniques : voir le Contre Eutychès et Nesto-
rius (ca. 512), tr. A. Tisserand, in Traités théologiques, GF, Paris,
2000, pp. 63-67.

! FOI, VÉRITÉ

HERMÉNEUTIQUE

Du grec hermeneia, « interprétation ».

GÉNÉR., PHILOS. CONN.

Au sens premier, art de l’interprétation des textes ; en

un sens plus large, art de la compréhension, en tant qu’il


décrit notre expérience générale du monde.

Il y a un processus herméneutique, au sens littéral, dans toute


communication linguistique en tant qu’elle repose sur l’équi-
vocité des mots utilisés dans la langue 1, et qu’elle oblige donc
les locuteurs à sélectionner les significations adéquates dans
un ensemble de possibilités. Dans ce sens toute pratique de la
langue constitue par elle-même une certaine herméneutique.

Mais l’herméneutique moderne se constitue plus précisé-


ment au carrefour de trois arts de l’interprétation : celui de
l’exégèse des textes sacrés, discipline essentielle pour les reli-
gions du livre, qui vise la mise au jour de la vérité divine en-
veloppée et impliquée dans le texte 2 ; celui de l’interprétation
juridique, qui vise l’application du sens général d’une norme
écrite à un cas particulier ; et celui de la philologie appliquée
aux belles lettres par les humanistes, philologie qui s’impose
comme la première des sciences humaines, débarrassée de
sa stricte inféodation à la théologie, et concevant l’universa-
lité de l’humanité comme horizon de toute lecture 3. Ces trois
« philologies » peuvent alors être comprises comme des appli-
cations particulières d’une discipline unique qui demande à
être constituée comme « herméneutique générale ».

Le développement de la « critique » au XVIIe s. constitue le

premier moment de cette naissance d’un art unifié de la lecture


et de l’interprétation contextuelle des sens d’un texte : c’est à
cette époque qu’apparaît le mot « herméneutique » lui-même

(J. Dannhauer, Hermeneutica sacra sive methodus exponen-


dorum sacrarum litterarum, 1654). Mais la véritable fonda-

tion de l’herméneutique générale date du début du XIXe s. :


F. Schleiermacher est le premier à concevoir un art général de
l’interprétation qui s’applique à différents types de produc-
tion de l’esprit humain (textes, mais aussi oeuvres d’art) en
tant qu’elles résistent à la compréhension 4. L’herméneutique

consiste à conjoindre un art grammatical lié à l’appréhension


formelle des oeuvres à un art psychologique visant, à travers
l’oeuvre, l’expérience vécue de l’esprit qui l’a créée. Cette
conjonction problématique se retrouve chez W. Dilthey, qui
cherche à conférer à l’herméneutique le rôle d’épistémologie
générale des « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften) en
tant qu’elles doivent être susceptibles de la même rigueur que
les « sciences de la nature » (Natürwissenschaften) 5 ; l’hermé-

neutique devient ainsi la méthode fondamentale des sciences


historiques en tant qu’elles visent l’explicitation de l’esprit
humain par lui-même.

Tandis que l’herméneutique de Schleiermacher et Dilthey


enveloppait encore la tension entre la méthode rationnelle de

la critique et l’idée romantique de l’objectivation de l’esprit


dans ses oeuvres, Heidegger conçoit l’existence humaine elle-
même comme ontologiquement herméneutique : en deçà de
toute objectivation dans un texte ou dans une oeuvre, c’est
le mode même de notre être au monde qui se caractérise
comme le projet d’une explicitation de l’existence 6.

H.-G. Gadamer, élève de Heidegger, récapitule l’ensemble


de cette histoire pour y pointer la question fondamentale de

l’herméneutique comme art de la compréhension qui ne re-


lève pas seulement d’une science des textes mais bien d’une

expérience globale que l’homme prend du monde. Dans cette

perspective on rencontre en effet la difficulté de l’objectiva-


tion des significations, en tant qu’elle est à la fois nécessaire
pour achever le processus herméneutique et impossible en

raison de notre propre appartenance au processus historique

sur quoi porte ultimement l’art du comprendre 7.

C’est à la lumière de cette difficulté que P. Ricoeur pro-


pose de ramener l’herméneutique à son objet privilégié, le

texte, en tant que la signification que l’on y vise n’est pas

seulement l’intention originelle de l’esprit qui l’a agencé, mais


aussi l’oeuvre même du dispositif textuel comme tel. P. Ric-

ceur choisit de nommer « monde du texte »8 ce contenu que


le sujet vise dans le texte et qui articule l’oeuvre du discours
et la compréhension de soi.

Laurent Gerbier

✐ 1 Aristote, De l’interprétation, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1989.

2 Ricoeur, P., « Herméneutique philosophique et herméneutique


biblique », in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II,
Seuil, Paris, 1986, p. 119 sq.

3 Valla, L., La Donation de Constantin (1442), tr. J.-B. Giard, Les

Belles Lettres, Paris, 1993.

Schleiermacher, F., Herméneutique (1804-1810), tr. Ch. Berner,


Cerf, Paris, 1987.

5 Dilthey, W., Écrits d’esthétique, OEuvres VII, tr. S. Mesure et


H. Wismann, Cerf, Paris, 1995.

6 Heidegger, M., Être et temps (1927), §§ 3 à 7, tr. F. Vezin, Galli-


mard, Paris, 1987, p. 18-66.

7 Gadamer, H.-G., Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une


herméneutique philosophique, tr. E. Sacre et P. Ricoeur, Seuil,
Paris, 1976.

8 Ricoeur, P., « La fonction herméneutique de la distanciation »,

in Du texte à l’action, op. cit., p. 101 sq.

Voir-aussi : Gadamer, H.-G., La philosophie herméneutique, tr.

J. Grondin, PUF, Paris, 1996.

Gusdorf, G., Les origines de l’herméneutique, Payot, Paris, 1988.

Ricoeur, P., Le conflit des interprétations. Essais d’herméneu-


tique I, Seuil, Paris, 1969.

! COMPRÉHENSION, CRITIQUE, EXÉGÈSE, HORIZON,


INTERPRÉTATION, LANGAGE, MONDE, SENS, VÉRITÉ

HERMÉTISME

D’après Hermès Trismégiste, « Hermès le trois fois très grand », auteur


mythique des oeuvres transmises par la tradition hermétique.

PHILOS. RELIGION

Ensemble des doctrines regroupées autour de la trans-


mission d’un corpus de textes ésotériques de nature reli-
gieuse, philosophique ou astrologique, dont les plus anciens

remontent au IIIe s. av. J.-C.


Les oeuvres appartenant au Corpus Hermeticum sont, pour les

plus anciennes, de nature astrologique ou magique ; d’autres,

plus récentes, traitent de la connaissance initiatique et de la

doctrine du salut (on y trouve des traces d’influences tour à


downloadModeText.vue.download 495 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

493

tour platoniciennes, néoplatoniciennes ou gnostiques). Bien


que l’essentiel de ces dix-sept traités date probablement du IIe
ou IIIe s. de notre ère, et bien que les Pères de l’Église, en par-
ticulier grecs, y fassent plusieurs allusions, c’est la traduction
latine des quatorze premiers traités par Marsile Ficin à la fin
du XVe s. qui annonce la véritable fortune de l’hermétisme. Le
caractère ésotérique des doctrines du corpus, et la difficulté
d’interprétation qu’offrent ses textes, ont contribué à faire de
l’hermétisme l’emblème du savoir obscur et fermé.

Laurent Gerbier

✐ Festugière, A.-J., La révélation d’Hermès Trismégiste, Les


Belles Lettres, Paris, 1986.

Hermès Trismégiste, Corpus Hermeticum, édition A. Nock et A.-


J. Festugière, tr. A.-J. Festugière, 4 vol., Les Belles Lettres, Paris,
1946-1954.

! GNOSE, HERMÉNEUTIQUE, PLATONISME

HÉTÉRONOMIE
Formé sur le grec heteros, « l’autre », et nomos, « loi ».

MORALE, PHILOS. MODERNE

Fait d’être soumis à une loi extérieure à soi-même.

Rapportée à la volonté, l’hétéronomie se définit dans son op-


position à l’autonomie. Pour Kant, cette opposition recouvre
celle des lois de la nature et de la loi de la liberté, ou encore,
celle de la nature sensible – par laquelle l’existence des êtres
raisonnables étant soumise à des lois empiriques est hétéro-
nomie, et de la nature suprasensible des êtres raisonnables,
qui est « au contraire leur existence sous des lois indépen-
dantes de toute condition empirique, et appartenant, par
conséquent, à l’autonomie de la raison pure » 1. Chaque fois
que la volonté cherche la loi qui doit la déterminer, non en
elle-même, mais dans la propriété de quelqu’un de ses objets,
il en résulte une hétéronomie. Ainsi, pour Kant, l’hétéronomie
de la volonté est « la source de tous les principes illégitimes
de la moralité » 2.

Sophie Nordmann

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pratique, Gallimard, La


Pléiade, Paris, 1985, p. 659.

2 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, Galli-


mard, La Pléiade, Paris, 1985, p. 309.

Voir-aussi : Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs,


trad. V. Delbos, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985.

Kant, E., Critique de la raison pratique, trad. L. Ferry et H. Wiss-


man, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985.

Rosenzweig, F., l’Étoile de la Rédemption, trad. J.-L. Schlegel et

A. Derczanski, Seuil, Paris, 1982.

! AUTONOMIE, LOI, NORME, VOLONTÉ

HÉTÉRONYME
Du grec heteronumos.

PHILOS. ANTIQUE, LANGAGE

Dans la classification des noms élaborée par Speusi-

ppe 1, sont hétéronymes tous ceux qui présentent entre

eux une différence.

Sont hétéronymes au sens propre des noms différents dési-


gnant des choses différentes ; mais sont aussi hétéronymes,
selon Speusippe, les polyonymes, noms différents désignant
une même chose (« manteau » et « pardessus ») et ceux

qu’Aristote appelle paronymes 2, noms formés par dérivation


pour désigner des êtres dont la définition renvoie à celle du
mot-souche (par exemple, de « grammaire », « grammairien »,
de « courage, « courageux ».

Aux hétéronymes, Speusippe oppose les tautonymes, mots


de forme identique qui peuvent être soit homonymes, s’ils
désignent des choses différentes, soit synonymes, lorsqu’ils
ne désignent qu’une seule chose.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Simplicius, Commentaire des Catégories d’Aristote, p. 38,


19-24 Kalbfleisch.

2 Aristote, Catégories, 1, 1a12-15.

Voir-aussi : Ammonius, Commentaire au traité De l’interpréta-


tion d’Aristote, 16. 25.

Hadot, I. (dir.), Simplicius. Commentaire sur les catégories :


traduction commentée. Fasc. III (p. 21-40 Kalbfleisch), Leiden,

1990.

! HOMONYME, SYNONYME
HISTOIRE

Du grec histor, « celui qui sait », d’où historia, « recherche », « rela-


tion d’une information ». L’allemand distingue Geschichte, l’histoire en
tant qu’elle advient, et Historie, l’histoire comme connaissance des faits
advenus.

GÉNÉR.

1. Déroulement temporel effectif des événements qui


affectent l’humanité. – 2. Connaissance de ces événements
articulée dans un récit.

Pour qu’il y ait histoire, il est nécessaire que des événements


se déroulent, et qu’une conscience à laquelle ce déroule-
ment apparaît en organise le récit. Cette définition a servi
de principe à une distinction entre la connaissance histo-
rique (connaissance des faits) et la connaissance scientifique
(connaissance par les causes), de sorte que l’on a longtemps
nommé « histoire naturelle » la recension des faits de la na-
ture. À ce compte, l’histoire ne serait que « le registre où est
consignée la connaissance du fait » 1. Mais, en tant que cette

connaissance est articulée en un récit, elle ne peut se réduire


à un simple enregistrement du fait : elle témoigne de l’activité
configuratrice d’une conscience qui s’investit dans les événe-
ments imprévisibles et irréversibles et cherche à les ordon-

ner. L’histoire comme conscience du déroulement du temps


conditionne donc l’existence d’événements historiques, autre
façon de dire qu’il n’existerait pas d’histoire (Geschichte) sans
histoire (Historie), tandis qu’il existerait une nature même
sans physique : on en conclut qu’il existe des sociétés sans

histoire 2, dans lesquelles ce déroulement du temps n’est pas


par lui-même l’objet d’un investissement – ou, plutôt, qu’il
existe une distinction entre les sociétés qui assument et inté-
riorisent le devenir pour en faire un moteur de développe-

ment, et celles qui tentent de l’annuler 3. L’histoire est donc


une institution, l’expression d’une volonté collective de com-

prendre le devenir comme un processus orienté.

D’autre part, l’objet de l’histoire est le fait temporel, c’est-


à-dire quelque chose qui n’existe plus et dont il faut produire
un récit qui en est la remémoration. Il n’existe donc d’histoire
que s’il existe une mémoire collective, disposant de procé-

dures de ressouvenir. Outil par excellence de cette remémo-

ration, l’écriture sert à distinguer, dans le devenir de l’huma-

nité, la préhistoire de l’histoire. En tant qu’elle conserve ainsi

la mémoire des faits passés, l’histoire fournit aux individus


downloadModeText.vue.download 496 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


494

comme aux sociétés des exemples à imiter et des leçons


à méditer. Pour assumer ce magistère moral, l’histoire vise

l’universalisation des événements ou des séries d’événements

en tant que manifestations de l’accession de l’humanité à la


conscience d’elle-même. Cette tâche est proprement celle de
la philosophie de l’histoire : « la seule idée qu’apporte la

philosophie est la simple idée de la Raison – l’idée que la

Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire

universelle s’est aussi déroulée rationellement » 4.

Cependant cet enseignement que la conscience de l’hu-

manité se prodigue à elle-même passe par des récits subjec-


tifs. La prétention de l’histoire universelle n’est-elle pas alors

récusée par la singularité concrète de ses vecteurs ? Dans ce

sens, Aristote oppose la poésie à l’histoire comme le discours

qui vise l’universel au discours qui vise le singulier 5. Or il


n’est pas de science du singulier : ainsi l’histoire peut bien
être un récit, mais pas une science. C’est que l’objectivité de
l’historien n’est pas celle du scientifique : le premier confère,
par le récit, une figure ordonnée à des faits dont il produit

une représentation. Cette représentation, dans laquelle sa

subjectivité est impliquée au titre de la « mise en intrigue »


constitue au sens plein une relation : non pas seulement au

sens du récit, mais aussi au sens du rapport entre la situation

présente de la conscience historique et la situation passée du


fait qu’elle saisit 6. La singularité même de l’objet historique
en fait ainsi le lieu d’un « passage (par l’histoire) de moi à
l’homme » 7.

▶ Parce qu’elle tente l’instauration d’un rapport au passé


comme passé, l’histoire manifeste avec éclat la contingence
du temps humain, qui constitue le premier contenu de la
conscience historique. Mais cette conscience n’est pas seu-

lement l’outil de l’accomplissement de l’humanité : on peut


aussi la comprendre comme une rumination proprement

létale, si l’on considère qu’« il est absolument impossible de

vivre sans oublier » 8. De ce point de vue, l’oubli comme fa-

culté active appartient en propre au travail de la conscience


historique.
Sébastien Bauer et Laurent Gerbier

✐ 1 Hobbes, Th., Léviathan, ch. IX, tr. F. Tricaud, Sirey, Paris,

1971, p. 79.

2 Hegel, G. W. F., La raison dans l’histoire, « première ébauche »,


tr. K. Papaioannou (1965), rééd. UGE, 10 / 18, Paris, 1979, p. 25
(à propos de l’Inde).

3 Lévi-Strauss, CL, La pensée sauvage, VIII, Plon, Paris, 1962.

4 Hegel, G. W. F., La raison dans l’histoire, op. cit., « deuxième


ébauche », ch. I, p. 47.

5 Aristote, Poétique, IX, 1451b, tr. M. Magnien, Livre de Poche,


Paris, 1990, p. 98.

6 Ricoeur, P., Temps et récit, I, 2-3, Seuil, Paris, 1983, rééd. 1991.

7 Ricoeur, P., Histoire et Vérité, Seuil, Paris, 1955, p. 23-24.

8 Nietzsche, F., Considérations inactuelles, II, § 1, tr. P. Rusch, in


OEuvres Complètes, II, 1, Gallimard, Paris, 1990.

Voir-aussi : Aron, R., Introduction à la philosophie de l’histoire.

Essai sur les limites de l’objectivité historique (1938), Gallimard,


« Tel », Paris, 1986.

Aron, R., La philosophie critique de l’histoire (1969), Seuil, Paris,


1991.

Bourde, G. et Martin, H., Les écoles historiques, Seuil, Paris, 1997.

Braudel, F., Écrits sur l’histoire, Flammarion, Paris, 1969.

Foucault, M., L’archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969.

Herder, J. G., Histoire et culture. Une autre philosophie de l’his-


toire, tr. M. Rouché, GF, Paris, 2000.

Kant, E., L’idée d’une histoire universelle d’un point de vue cos-
mopolitique, tr. S. Piobetta (1947), in Opuscules sur l’histoire,

GF, Paris, 1990.

Veyne, P., Comment on écrit l’histoire, Seuil, Paris, 1971.

! DEVENIR, ÉVÉNEMENT, FAIT, PROGRÈS, TEMPS

L’histoire a-t-elle un sens ?

« Il faut aller dans le sens de l’histoire ».

Voilà l’injonction des temps modernes. Mais

le sens de l’histoire ne se laisse pas aisé-

ment déchiffrer. Dans la tradition judéo-


chrétienne, l’histoire humaine, accomplissant le dessein
divin, conduit à la Cité de Dieu, à la Jérusalem céleste.
Mais, dès que les hommes sont censés faire librement
leur histoire, dès que le Dieu organisateur des fins su-

prêmes cède la place aux lois déterministes des proces-

sus naturels, la question de la destinée de l’homme est

posée devant nous, béante. Les philosophies laïques de

l’histoire, de Herder à Marx, semblaient établir ce sens,

en découvrant un principe rendant raison de l’histoire et

en indiquant la direction qu’elle suivait nécessairement.


Mais « l’État rationnel » s’est incarné dans la puissance

de la bureaucratie et le totalitarisme. Le communisme


a pris les traits de la dictature stalinienne et nous avons
perdu confiance dans le progrès de la raison. Les catas-

trophes de notre siècle marquent-elles la faillite sans


recours de la philosophie de l’histoire ? Faut-il consentir
joyeusement à une existence privée de sens ?

LES LOIS DE L’HISTOIRE

D éterminer le sens de l’histoire, c’est d’abord découvrir

une rationalité dans le processus historique et en dégager


les lois. Il faut établir les faits et leur logique. Ensuite, il faut
pouvoir reconstituer l’enchaînement des causes et des effets
et en déduire quelques grandes lois historiques. Mais l’his-
toire humaine ne se prête pas aux idéalisations auxquelles on

a recours dans les sciences de la nature. L’expérience n’y peut


être recommencée jusqu’à ce que l’hypothèse soit confirmée.
Les économistes ont cru trouver dans l’égoïsme rationnel
– chaque individu cherche rationnellement à maximiser sa
réussite – l’invariant qui permettait d’appliquer la méthode de

Newton aux affaires humaines. Mais les historiens sont loin


d’avoir atteint ce succès pourtant problématique. La causalité
historique reste une théorie des facteurs qui conditionnent

le devenir. Les uns insistent sur la géographie, les autres sur


les mentalités, ou sur les structures sociales et les conflits de
classes. L’action des individus, des personnages historiques,

un moment remisée au second plan, retrouve les faveurs des


spécialistes. D’inévitables questions surgissent alors sur la
hiérarchie de ces facteurs : qu’est-ce qui est « déterminant
en dernière instance » ? L’idéal pour sortir de ces désaccords
résiderait alors dans ce que F. Braudel a désigné sous le nom
d’« histoire totale » articulant les événements historiques avec
la sociologie, l’économie, la géographie.

Mais, quels que soient les progrès accomplis dans la re-


cherche historique, elle ne semble pas sur « la route sûre
de la science » dont Kant parle dans la Critique de la raison

pure. Vico 1 faisait remarquer que la différence entre l’histoire


naturelle et l’histoire humaine est que nous avons fait celle-
downloadModeText.vue.download 497 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

495

ci et non celle-là. Les faits naturels tombent sous le sens et


les principes de la méthode scientifique permettent d’en ga-
rantir l’objectivité. Rien de tel avec les choses humaines qui
« tombent et ne tombent pas sous le sens » (Marx). Intuition
qu’on retrouve dans l’opposition des sciences explicatives ou
nomologiques (des sciences qui fournissent des lois géné-
rales des phénomènes naturels) et les sciences historiques,
ou sciences de l’esprit, qui comprennent les singularités his-
toriques. Ainsi, l’histoire peut être comprise rationnellement,
au sens de Dilthey, mais non expliquée sur le modèle des

sciences de la nature. Elle a du sens alors que la nature n’en a


point, si on s’en tient au refus moderne de voir dans la nature
un ensemble de signes du discours divin et si on maintient

ferme le refus des « causes finales ».

LE PROGRÈS ET SA CRISE

F aute de « lois », le sens de l’histoire résiderait dans la direc-

tion générale du mouvement historique. L’histoire est pro-


grès du simple au complexe, du sauvage au civilisé, de l’obs-

curité vers la lumière. Si le progressisme nous semble naturel,


on devrait pourtant remarquer que la conception de l’histoire
comme décadence est une idée courante (« dans le temps,

c’était mieux ») ; chez Platon, reprenant Hésiode, l’histoire


humaine passe de l’âge d’or à l’âge de fer. Cette conception
rencontre aussi spontanément le sens romantique : nostalgie
et mélancolie sur le thème du déclin.

Après la grande crise du XIVe s., l’horizon européen s’élargit


brusquement. La reprise de l’économie, les grandes décou-
vertes, les bouleversements religieux, tout cela fait voir l’his-

toire comme un progrès, comme une ascension. Le savoir est


conçu comme un programme qui ne vise plus simplement le
savoir lui-même mais « l’invention d’une infinité d’artifices,

qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la


terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent », et sur-
tout tout ce qui est utile « pour la conservation de la santé,
laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de

tous les autres biens de cette vie » (Descartes). De ce progrès


on passera à celui de l’esprit humain, de la moralité et des
institutions politiques. Si la raison humaine peut s’engager

dans un mouvement infini du progrès de la connaissance,


comment, dans le même temps, l’homme resterait-il dans la
dépendance politique ? Le progrès est donc le mouvement
par lequel l’homme accède à l’autonomie, à la capacité de se

donner à lui-même sa propre loi.

Les grands succès remportés par les sciences de la nature


ont fourni à ces idées des bases à prétention scientifique.
Passant de la physique à la « physique sociale », on a cru
découvrir le « moteur de l’histoire » et donner ainsi une expli-
cation scientifique d’un progrès qui devait s’accomplir avec
la rigueur des lois de la nature. « L’histoire, jusqu’à nos jours,
n’est que l’histoire de la lutte des classes », affirme Marx 2.
À la suite des découvertes de Darwin, l’histoire va être vue
comme un processus de sélection naturelle : les peuples et
les civilisations les mieux adaptés doivent dominer le monde.
Pourtant, en dépit des certitudes du scientisme, la confiance
dans le progrès s’est retournée. À la critique romantique du
progrès vient s’ajouter un pessimisme plus profond né sur le
sol du scientisme lui-même. La crise et le déclin de la civilisa-
tion sont annoncés. La barbarie nazie n’est pas le retour d’un
passé refoulé, mais apparaît comme une des figures possible
de la « modernité » et du « progrès ». Et la prise de conscience
écologiste, à la fin du XXe s., viendrait sonner le glas de ce

grand rêve de toute la modernité, rendre l’homme « comme


maître et possesseur de la nature ». Avec les conséquences
qui en découlent : renoncer à l’idéal d’autonomie et retourner
à la soumission aux forces sacrées.

PORTÉE ET LIMITES DE

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE

L es philosophies de l’histoire recherchent un principe


ultime qui puisse rendre compte de l’apparente folie de

l’histoire et justifie qu’elle soit inscrite dans un progrès. Com-


ment penser le progrès sans définir un but, une finalité ultime

de l’histoire ? Principe providentiel de l’Idée d’une histoire

universelle au point de vue cosmopolitique de Kant 3, réali-


sation de l’Esprit absolu chez Hegel 4, ou encore le commu-

nisme comme vérité des luttes sociales, il s’agit, à chaque fois

de laïciser l’histoire théologique. Refusant l’optimisme pro-


gressiste et les cris de Cassandre des prophètes du déclin, la

philosophie de l’histoire présente d’abord une dialectique qui

fait du mal le moyen par lequel le bien finira par s’accomplir.


Pour Kant, n’est-ce pas parce qu’il a des qualités « en elles-

mêmes peu sympathiques » que l’homme est conduit néan-


moins, pour la réalisation de ses propres fins, à construire
un État de droit et à s’installer, presque par habitude, dans le
monde de la moralité ? Le plan de la nature rend raison du

chaos apparent de l’histoire humaine. Hegel et Marx, mutatis

mutandis, ne feront que reprendre ce schéma kantien.

Si, pour ces philosophes, l’histoire a une fin, cela ne signi-

fie pas que l’histoire doit se terminer. La finalité historique

kantienne n’est qu’un idéal régulateur et non un stade histo-

rique déterminé. Le mouvement dialectique de l’esprit hégé-


lien suit une spirale infinie. Et le communisme, pour Marx,

est seulement la fin de la préhistoire et le commencement de

l’histoire vraiment humaine. Que Fukuyama puisse déduire

de ces philosophies que nous avons effectivement atteint la

fin de l’histoire, ce n’est qu’une démonstration de la confu-

sion qui règne souvent dans les esprits sur cette question.

Mais cette philosophie de l’histoire n’est-elle pas qu’une

métaphysique ? Dilthey l’affirme 5. « Ces prétentieux concepts

généraux de la philosophie de l’histoire ne sont rien autre


que ces “notiones universelles” dont Spinoza a magistrale-

ment démontré l’origine naturelle et la funeste action qu’elles

exercent sur la pensée scientifique. » Et donc « l’idée qu’il

existe un plan unitaire dans le cours de l’histoire du monde


se transforme dans la mesure où, au XVIIIe s., elle ne survit
qu’en se détachant des solides prémisses qu’elle trouvait dans
le système théologique : elle perd sa réalité massive pour
devenir une fantasmagorie métaphysique ».

Allant « par-delà bien et mal », Nietzsche 6 élimine la respon-


sabilité historique de l’homme. Si la morale n’est que l’illusion
de la vie, l’idée même d’un progrès historique est dépourvue
de sens, puisque le progrès suppose l’opposition du bien et
du mal, le passage du mal au bien, qui recouvre le passage
de la nature à la culture. La genèse nietzschéenne des valeurs
morales en fait des moyens de la vie ; elles se construisent à
travers une sorte de sélection naturelle. Évaluer, c’est déter-
miner ses aversions et ses inclinations car on ne peut pas
vivre sans aversion ni inclination. Donc, on ne peut pas vivre

sans évaluer. C’est pourquoi le seul « progrès » possible est


un progrès de type darwinien : ne sont retenues que les aver-
sions et les inclinations qui sont utiles à la vie, c’est-à-dire,
pour Nietzsche, celles qui permettent la survie des plus forts.
downloadModeText.vue.download 498 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

496

Ainsi, Nietzsche semble rabattre toute l’histoire sur une


véritable histoire naturelle fortement ancrée dans une sorte
de biologisme. Pourtant, cette genèse des valeurs morales se
double d’une généalogie qui apprécie ces valeurs morales
elles-mêmes. Le point de vue « scientifique », neutre, sur l’his-
toire va donc se doubler d’un point de vue axiologique, sou-
vent contradictoire avec le précédent. Si la genèse biologique
des valeurs morales conduit à penser l’innocence du devenir,
la généalogie va placer les valeurs morales dans un procès de
décadence. Ainsi le « sens historique » dont s’enorgueillit le
XIXe s. est-il considéré comme un signe de déclin. Au progrès
de la vie Nietzsche va opposer le mouvement rétrograde de
l’histoire humaine. L’Europe est malade, malade de sa civilisa-
tion. Pourtant, curieusement, Nietzsche remarque que, depuis
Napoléon, elle est à nouveau entrée dans une période guer-
rière qui stimule les qualités vitales.

Mais, si les valeurs morales sont sélectionnées par la vie,


comment considérer l’égalité des droits ou le christianisme
comme des marques de déclin – ou encore du ressentiment
des faibles à l’égard des forts ? Peut-être les grands mots de la
moralité ne sont-ils que des drapeaux pour la lutte. Mais s’ils
triomphent, si les faibles, grâce à eux, ont fini par vaincre les
forts, c’est que les forts n’étaient pas si forts que cela et que
les faibles, les victimes de la « brute blonde » des débuts de
la Généalogie de la morale, ont fini par être les plus forts. Il
y a alors une incohérence à parler de décadence, c’est-à-dire
à réintroduire des jugements de valeur qu’on vient à l’instant
de récuser.

La philosophie de l’histoire n’est peut-être qu’une illu-


sion qui légitime le cours réel du monde en donnant à cette
reconstruction a posteriori l’apparence d’une rationalité a
priori. Incontestablement, nous ne pouvons plus croire à
l’avenir radieux. Sans sombrer dans les thèses sur le « déclin

de l’Occident » à la Spengler, Freud 7 analyse avec une grande


lucidité les contradictions du processus de civilisation : le
processus de civilisation et le type de comportements qu’il
exige des individus ne peut qu’engendrer des tendances
toujours plus fortes à l’agression contre la civilisation. L’his-
toire humaine, loin d’être le déploiement d’une rationalité,
se révélerait comme le dénouement toujours incertain d’un
complexe au sens psychanalytique du terme. Si les transfor-
mations d’ensemble de l’économie mondiale et des rapports
entre les nations depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale
semblent accomplir l’idée kantienne ou hégélienne d’une

« histoire universelle », il est évidemment impossible d’y voir


un terme de l’histoire humaine. Tout ce qu’on appelle du
nom un peu confus de « mondialisation » peut, certes, être
considéré comme une nouvelle manifestation du « progrès »,
stimulé par la dynamique économique. Mais il est impossible
de fermer les yeux sur les contradictions qui s’accumulent
dans ce système mondial hautement différencié, où la mul-
tiplication des « possibles » s’accompagne d’une croissance
jamais vue des inégalités et de manifestations inquiétantes
de régression. Tous les possibles ne sont pas compossibles,
pourrait-on dire en parlant comme Leibniz. Ainsi, pendant
qu’on célèbre les triomphes du marché unique et du « vil-
lage global » rendu possible par Internet, certains auteurs
prédisent le conflit des civilisations. L’avenir semble hors
d’atteinte de nos raisonnements et nous refusons désormais
de renoncer au présent et d’hypostasier nos aspirations dans
quelque « Jérusalem terrestre ». Au temps historique, notre
époque adresse cette fameuse objurgation : « Arrête-toi ! tu
es si beau ».

▶ Il est, pourtant, presque impossible de renoncer à l’idée

qu’il y a un sens de l’histoire. Mais c’est l’action humaine

qui est ce sens. Le cours de la nature obéit à un détermi-


nisme causal auquel aucune fin, aucune signification ne peut

être assignée. Mais les hommes agissent en vue de fins dont


ils sont conscients. Ces fins, nécessairement, ils les intègrent
dans une vision plus générale. Donner un sens à l’histoire,
c’est définir un système de valeurs à partir desquelles l’action
peut s’orienter. L’accusation contre les philosophies de l’his-
toire peut ainsi se retourner. N’est-ce pas parce que notre
époque a renoncé à l’optimisme historique, n’est-ce pas parce
que, à la dialectique, elle a substitué un scientisme qui rend
l’homme prisonnier de lois naturelles éternelles que nous
avons pu nous accommoder aussi facilement du mal ? Dans
le nazisme, il n’y a plus d’histoire. L’histoire est censée être
terminée puisque le « grand Reich » est là pour « mille ans ». La
société doit être ré-enracinée dans la nature, les forts doivent
dominer les faibles et ce qui résiste d’humain dans l’humain
doit être exterminé. Au contraire, Hegel et Marx pensent la
fin de l’histoire devant nous, comme une tâche à accomplir et
par conséquent le mal, même si on en comprend l’existence,
doit être combattu. Inversement ceux qui pensent l’histoire
comme terminée doivent prêcher le consentement au mal.
Ainsi, par une dernière ruse de la raison, les philosophies qui
donnent une fin à l’histoire apparaissent comme l’antidote
aux thèses de la fin de l’histoire.

DENIS COLLIN

✐ 1 Vico, G., La Scienza nuova (1725), la Science nouvelle, trad.

C. Trivulzio, Gallimard, Paris, 1993.

2 Marx, K., et Engels, F., Manifest der Kommunistischen Partei


(1848), Manifeste du parti communiste, in OEuvres I, Gallimard,
La Pléiade, sous la direction de Maximilien Rubel, Paris, 1963.

3 Kant, E., Idée d’une histoire universelle au point de vue cos-


mopolitique, trad. L. Ferry, in OEuvres II, Gallimard, La Pléiade,

Paris, 1985.

4 Hegel, G. W. F., la Raison dans l’histoire, trad. K. Papaioan-


nou, UGE 10/18, Paris, 1965.

5 Dilthey, W., Introduction aux sciences de l’esprit, trad. S. Me-


sure, in OEuvres I, Cerf, Paris, 1992.

6 Nietzsche, F., Seconde Considération intempestive, trad. H. Al-


bert, GF, Paris, 1988.

7 Freud, S., Das Unbehagen in der Kultur (Vienne, 1929), trad. le


Malaise dans la culture, PUF, Quadrige, Paris, 2002.

HISTORIAL
En allemand : geschichtlich.

PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE

Chez Heidegger, constitution ontologique du Dasein en


tant qu’il s’étend entre sa naissance et sa mort.

Le Dasein doit être compris selon l’enchaînement de sa vie en


une mobilité spécifique constituant son provenir (Geschehen)
dont l’historialité est la structure ontologique.

Le Dasein se décide pour des possibles dont il hérite, se


délivrant à lui-même en une possibilité à la fois héritée et
choisie. L’histoire ne tire son poids ni du passé ni du présent
enchaîné au passé, mais du provenir de l’existence jaillissant
de l’avenir. Le Dasein peut ainsi répéter une possibilité trans-

mise d’existence, faisant retour vers des possibilités d’exis-


tence du Dasein ayant été là. En se fondant sur la résolution
devançante, il se choisit ses propres héros dans une répétition
qui n’est pas une réactualisation du passé, mais une réplique
downloadModeText.vue.download 499 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

497

tournée vers l’avenir d’un passé ayant été. En tant qu’il est
être-au-monde et être-là-avec, son destin est celui d’une com-
munauté advenant comme un monde historial. Aussi faut-il
de distinguer l’histoire (Geschichte) comme ouverture d’un
monde de la simple science historique (Historie) : si « histo-
rique » qualifie ce qui prend place dans l’histoire comme objet
d’une connaissance, « historial » qualifie le Dasein en tant qu’il
ouvre une histoire. La science historique a son origine dans
l’historialité du Dasein. Le besoin de tout expliquer en termes
historiques et l’historicisme qui en résulte finissent par aliéner
l’historialité du Dasein. En ce sens, une époque anhistorique
n’est pas pour autant anhistoriale. Reprenant la distinction
nietzschéenne entre histoires monumentale, antiquaire et cri-
tique, Heidegger montre comment l’historialité présente un
aspect monumental, dans la mesure où le passé hérite de
possibles devant être réappropriés, dans une répétition ; un
aspect antiquaire, dans la mesure où le passé devient objet
de conservation, et un aspect critique, dans la mesure où doit
s’opérer une déprésentification de l’actualité, un détachement
par rapport à la quotidienneté.
▶ En tant qu’élaboration concrète de la temporalité, l’éluci-

dation de l’historialité fonde la possibilité de la destruction

de l’histoire de l’ontologie et de la compréhension de la

métaphysique comme histoire de l’être. Celle-ci montre com-

ment l’être se dispense selon une modalité précise à chaque

époque, depuis le commencement grec de la philosophie

jusqu’au devenir-monde de la métaphysique dans le déploie-

ment planétaire de l’essence de la technique à notre époque.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Être et Temps (1927), § 72 à 77, Tübingen,


1967, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987.

Heidegger, M., Nietzsche II, Pfullingen, 1961, tr. P. Klossowski,


Gallimard, Paris, 1971.

! COMMUNAUTÉ, DASEIN, DISPOSITIF, ÊTRE, RETRAIT

HISTORICISME

De l’anglais historicism, formé à partir de l’allemand historismus.

Attitude théorique visant soit à situer les contenus de savoir dans la


stricte perspective de leur contexte historique, soit à subordonner le
concept à l’histoire. Dans le premier cas, l’historicisme est dit aussi
histo-
risme. Dans le second cas, l’historicisme est un simple relativisme
culturel.

! HISTORISME

HISTORISME

Calque de l’allemand Historismus.

GÉNÉR., POLITIQUE

Courant spécifique de la pensée historique et politique


allemande au XIXe et au début du XXe s. L’historisme est gé-
néralement confondu avec l’historicisme, dont il procède

mais avec lequel il ne se confond pas.

Contre la philosophie de l’histoire

E. Rothacker a découvert en 1960 les premiers emplois du


terme « historisme » dans les manuscrits de Freiberg de Nova-
lis 1, c’est-à-dire à un moment de crise aiguë de la rationalité
moderne, le tournant des années 1797-1800 (c’est également
chez Novalis qu’on trouve les premiers usages du terme
« moderne » – encore sous forme d’adjectif – qui inaugurent
la critique de la modernité). Mais les défenseurs de la spéci-

ficité de l’historisme, notamment Meinecke, la font remonter

à Herder, qui oppose aux Lumières « une autre philosophie

de l’histoire » 2. Tandis que la philosophie de l’histoire des


Lumières recherche des lois historiques, l’historisme affirme
l’incommensurabilité du particulier et de l’universel ; aucune
loi ne peut selon lui jeter un pont entre eux, seule la foi le
peut. Chaque particularité est du même coup en elle-même

une totalité – une Gemeinschaft (« communauté ») dont le

sens n’est pas historique mais renvoie à une origine trans-

cendante. Les totalités individuelles sont, selon la formule

célèbre de Ranke, toutes dans le même rapport à Dieu 3. Déjà


J. Möser – qui s’inspirait de Herder tout autant que de son
adversaire déclaré Montesquieu – avait glorifié dans sa Osna-
brückische Geschichte (Histoire d’Osnabruck, 1780 sq) l’État

comme individualité historique et la validité de la « raison

locale » (Lokalvernunft).

Pour Ranke, l’universel s’incarne dans des individualités


dont l’extension et la force normative s’imposent seulement
face à des individualités moins englobantes. Aussi l’histo-
risme récuse-t-il l’idée d’un progrès linéaire et infaillible.
Herder substituait en ce sens le Fortgang au Fortschritt. Le
scepticisme radical à l’égard de toute philosophie de l’histoire
motive l’opposition de l’École historique du droit (Savigny) 4
au droit naturel et au système hégélien 5, et même l’opposi-
tion de l’historien C.G. Droysen à la philosophie en général 6.
J. Burckhardt parle du caractère « énigmatique » de l’histoire
et, dans son cours « Über geschichtliches Studium » (« Sur
les études historiques »), en 1872-1873, il exprime ses doutes
envers « l’optimisme historique » de Hegel auquel il oppose

la nécessité d’un scepticisme méthodique 7. Pour lui, l’histo-


riographie, qui prend la relève des prétentions universalistes
de la philosophie de l’histoire, n’apporte aucune certitude ;
elle montre au contraire la « réversibilité de toutes choses ».

L’historiographie allemande du XIXe s.

et l’idéologie prussienne

Ce courant de pensée allemand qui s’affirme au XIXe s. et

fonde, en même temps que la grande historiographie prus-

sienne, l’histoire comme science et discipline universitaire,

représente cependant une tentative pour contrer et maîtriser


les effets dissolvants de l’historicité moderne. Le « siècle de
la révolution » est le mot clef de tous les grands historiens
« historistes » – Niebuhr, qui consacra son cours en 1829 à
l’« Histoire du siècle de la révolution », ou encore Ranke dans

son cours de 18508. Droysen estime le temps venu pour l’his-

toire de s’efforcer d’affirmer « sa nature, ses devoirs, ses com-

pétences » 9. Cette « professionalisation de l’historien » affirme

sa « modernité » contre une historiographie des Lumières dont

le dilettantisme lui apparaît pré moderne 10. L’historisme fut

en ce sens un des ressorts essentiels de la modernisation du


savoir.

L’historisme a largement contribué à fonder l’idéologie na-


tionale allemande. Par les centres d’intérêt dominants de ses

études historiques – d’une part la religion et l’Église, d’autre


part l’État et la nation –, la postérité de Ranke, de Dahlmann
à Treitschke, fournit à l’Allemagne l’idéologie dont elle avait
besoin pour s’affirmer en tant que nation. T. Mommsen, H.
von Treitschke, C.G. Droysen ou encore H. von Sybel furent
les idéologues de la « solution petite-allemande ». Les repré-
sentants de ce courant ne sont toutefois pas tous des natio-

nalistes réactionnaires ; il s’agit de la génération de 1848 dont

font également partie G.G. Gervinus, L. Häusser, H. Bau-


downloadModeText.vue.download 500 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

498

mgarten, M. Duncker..., incarnant un libéralisme modéré, ou


encore ce qu’on pourrait appeler un libéralisme de droite. Ils

ont participé au mouvement libéral du Vormärz et à la révo-


lution de 1848. Mais, au lendemain de 1848, ils tirent le bilan

de l’échec de la bourgeoisie allemande à prendre en mains

le destin politique de l’Allemagne – défaite à leurs yeux tout

autant théorique que politique 11. Les historiens « petits-alle-

mands » confient alors à la Prusse la réalisation de la tâche


dont la bourgeoisie allemande s’est révélée incapable ; la
création d’un État national allemand devient, selon l’expres-

sion de Droysen, « la mission de la Prusse » 12.

Le risque du relativisme.

La « crise de l’historisme » au XXe s.

La relève de la philosophie par l’histoire n’était cependant


nullement de nature à endiguer la relativisation des références
et des normes. L’offensive de l’historisme avait commencé

dans le domaine juridique avec l’École historique du droit,


qui considère les valeurs comme le résultat d’un devenir his-

torique (historisch Geworden). Elle s’est poursuivie pendant

tout le XIXe s. dans les études historiques. En 1884, c’est en

économie politique que se situe le coeur du débat (célèbre

« débat sur l’historisme » entre C. Menger et G. Schmoller,


suivi en 1888 du débat sur l’historisme en jurisprudence entre
R. Stammler et E. I. Bekker), et autour de 1900 en théologie
avec l’école de Ritschl. Dans les années 1920 et 1930 se déve-
loppa en Allemagne une controverse générale sur les effets
de l’historisme. Lorsqu’ils parlent de la crise de l’historisme,

Troeltsch, Meinecke, Litt, Heussi, etc., s’en prennent au rela-

tivisme des valeurs qui résulte, selon eux, de l’historicisation

moderne de la vision du monde. Dans son étude de 1913 sur

le XIXe s., Troeltsch stigmatise la transformation de l’histoire

« en un pur historisme, en une résurrection complètement

relativiste de contextes passés arbitraires » qu’il estime « im-

productive pour le présent » 13.

▶ Dans une large mesure, la « crise de l’historisme » des an-


nées 1920 et 1930 fut aussi la crise de son idéologie nationale,
de son identification à la voie allemande-prussienne. Elle est

à la mesure du succès rencontré par un Treitschke, dont les

ouvrages, les cours et les conférences avaient contribué à for-

mer l’élite antidémocratique de l’Allemagne wilhelminienne,

laquelle se trouva plongée par la défaite de 1918, par l’ins-

tauration de la République et par la modernisation sociale

dans une nouvelle crise d’identité politique, sociologique et

idéologique.

Gérard Raulet

✐ 1 Rothacker, E., « Das Wort Historismus », in Zeitschrift für


deutsche Wortforschung, t. XVI, 1960, pp. 3 sq.

2 Herder, Auch eine Philosophie des Geschichte zur Bildungder

Menschheit (1774), éd. Suphan, t. V.


3 Ranke, L. von, Über die Epochen der neueren Geschichte. His-
torisch-kritische Ausgabe, éd. T. Schieder et H. Berding (Aus
Werke und Nachlass), Munich, 1971, p. 60.

4 Savigny, K. K. von, Vom Berufunserer Zeitfür Gesetzgebung


und Rechtswissenschaft, Heidelberg, 1814.

5 Schnädelbach, H., Geschichtsphilosophie nach Hegel. Die Pro-


blem des Historismus, Fribourg / Munich, Alber, 1974, pp. 9 sq.
6 Droysen, J. G., « Die Erhebung der Geschichte zum Rang ei-

ner Wissenschaft », trad. l’Accession de l’histoire au statut de


science, in Historische Zeitschrift, 9(1963) ; Historik Vorlesun-
gen über Enzyklopädie und Méthodologie der Geschichte, éd.
R. Hübner, 7e éd., Munich, 1974.

7 Burckhardt, J., « Über das Studium der Geschichte ». Der Text

der Weltgeschichtlichen Betrachtungen nach den Hanschriften,


éd. P. Ganz, Munich, 1982, pp. 166 sq et 226.

8 Berg, G., Leopold von Ranke als akademischer Lehrer. Studien


zu seinen Vorlesungen und zu seinem Geschichtsdenken, Göt-
tingen, 1968, p. 92, note 48.

9 Droysen, J. G., Historik, op. cit., p. 4.

10 Rüsen, J., « Von der Aufklärung zum Historismus. Idealty-


pische Perspektiven eines Strukturwandels », in H. W. Blanke
et J. Rüsen, Von der Aufklärung zum Historismus. Zum Struk-
turwandel des historischen Denkens, Paderborn, Schöningh,
1984, p. 16.

11 Jaeger, F., et Rüsen, J., Geschichte des Historismus, Munich,


Beck, 1922, pp. 86 sq.

12 Droysen, J. G., Geschichte der preussischen Politik, 14 tomes,


Leipzig, 1855-1886.

13 Troeltsch, E., « Das Neunzehnte Jahrhundert », in Gesammelte


Schriften, t. IV, éd. H. Baron, Tübingen, 1925, p. 628.

! COMMUNAUTÉ, DROIT, HISTORICISME, LIBÉRALISME, TOTALITÉ

HOLISME

Du grec holos, « tout ».

ÉPISTÉMOLOGIE, PHYSIQUE

Thèse selon laquelle on ne peut jamais tester empi-


riquement une hypothèse isolée, mais seulement un en-
semble d’hypothèses.

P. Duhem est considéré comme le fondateur de la thèse


holiste de la réfutation 1. Il montre que le test d’une théorie
implique toujours un ensemble d’hypothèses. À strictement
parler, le test négatif d’une théorie ne réfute donc pas direc-
tement une hypothèse précise, mais seulement une au moins
de ses hypothèses. On reste, par conséquent, libre de choi-
sir les hypothèses que l’on désire conserver ou rejeter. Cela
implique, entre autres, qu’une expérience n’est jamais « cru-
ciale » au sens strict. Le choix entre les hypothèses reste donc

pour une grande part conventionnel. On dira que la théorie


est « sous-déterminée » par l’expérience.

Plus tard, Quine a repris et étendu cette thèse à l’ensemble


de nos énoncés, depuis nos énoncés d’observation les plus
empiriques, jusqu’aux énoncés purement mathématiques et
logiques. Il a ainsi donné naissance au holisme de la confir-
mation et au holisme sémantique. La formulation canonique
de ce holisme épistémologique étendu, ou « thèse de Duhem-
Quine », devient alors « nos énoncés sur le monde extérieur

sont jugés par le tribunal de l’expérience sensible, non pas


individuellement, mais seulement collectivement » 2.

▶ Dans cette perspective, si tout énoncé peut être sauvé de la


réfutation, inversement, tout énoncé est révisable. Un énoncé
ne possède donc jamais de nécessité absolue. La part de rela-
tivisme impliquée par cette thèse a été âprement discutée,
notamment pour tenter de réaffirmer la fermeté de certains
énoncés. Par exemple, K. Popper condamne le holisme de la
réfutation en interdisant l’emploi d’hypothèses ad hoc pour
sauver les théories. Dans la pratique ordinaire de la science,
il existe un consensus sur les hypothèses fondamentales, qui
limite la relativité induite par la thèse holiste.

Alexis Bienvenu

✐ 1 Duhem, P., la Théorie physique (1906) Vrin, Paris, 1981.

2 Quine, W. V. O., « Les deux dogmes de l’empirisme », in De


Vienne à Cambridge (1951), sous la direction de P. Jacob, Galli-
mard, Paris, 1980, p. 115.
downloadModeText.vue.download 501 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

499

Voir-aussi : Brenner, A., Duhem, science, réalité et apparence,


Vrin, Paris, 1990.

! AD HOC (HYPOTHÈSE), CONVENTIONNALISME, EXPÉRIENCE


CRUCIALE

HOMME

Du latin homo, littéralement « né de la terre » ; de l’indo-européen


ghyom, « terre ». En allemand, Mann désigne un humain du genre mas-
culin ; Mensch désigne un humain, sans spécification de genre. Les deux
termes, de même étymologie incertaine, proviennent peut-être du nom
d’un dieu indo-européen, Manus, père de l’humanité.

GÉNÉR.

1. Être vivant singulier appartenant au genre hu-


main. – 2. Genre humain comme ensemble de ces êtres.

– 3. Modèle invariant possédant tous les traits essentiels


de l’humanité.

La définition de l’homme peut être abordée du point de


vue de la spécificité qui l’isole sur le fond du genre animal
(l’enquête vise alors le propre de l’homme, s’il s’agit de sa

différence spécifique, ou la nature humaine, s’il s’agit du sys-


tème de ces « propriétés »). À partir de l’identification de cette
spécificité, on peut constituer le concept de genre humain en

tant qu’il ne s’agit pas seulement d’une classe logique, mais


aussi d’un horizon éthique dans lequel est spontanément pro-
jetée l’existence individuelle des hommes. Mais cette « situa-
tion » de l’existence individuelle, qui se vit en même temps
comme différente des autres êtres et appartenant à la classe
de ses semblables, conduit à déplacer le débat pour appré-
hender l’homme à travers le concept de « condition humaine »
plutôt qu’à travers celui de genre. Dans l’étude de cette
condition la détermination stable d’une nature laisse place à
une plus grande plasticité, aux termes de laquelle l’homme
se découvre séparé de lui-même et soumis à la nécessité de

produire librement une essence à laquelle il ne peut plus se


contenter de s’adosser.

Le propre de l’homme
et la nature humaine

L’enquête qui vise le propre de l’homme témoigne du fait


que les individus humains s’appréhendent avant tout comme
différence d’avec le reste des êtres. Mais il est malaisé de

passer du constat de cette différence à l’assignation précise


de ses raisons. Ainsi la définition caricaturale de l’homme

que Diogène le Cynique reprochait à Platon (« bipède sans

plumes » 1) constitue en réalité, dans le Politique dont elle

est tirée, le résultat d’un long processus dialectique visant


à saisir la différence spécifique de l’homme sur le fond de

l’animalité prise comme son genre prochain 2. C’est alors dans


la définition de cette différence spécifique que se joue le
« propre » de l’homme comme essence de l’humanité : on
définira ainsi l’homme comme « animal politique », ou comme
« animal doué de raison », ou encore comme « animal capable
de rire » (Aristote3).

Parmi ces différentes définitions, la plus constante est celle


qui place dans la pensée le propre de l’homme. Or définir
l’homme comme capable de penser, c’est le saisir à partir de
la distinction entre sujet et objet : c’est donc placer l’humanité
dans la subjectivité pensante en tant qu’elle est capable de
ménager entre elle et les choses un certain rapport, qui est le
lieu propre de la vérité, mais aussi en tant qu’elle est capable
de se saisir réflexivement pour « examiner ce qu’elle est » 4. Le

propre de l’homme tient alors à sa double capacité à s’écarter


de lui-même et à utiliser cet écart pour s’appréhender comme

un de ses objets.

Cependant dans cet écart l’homme se pense lui-même

comme une chose qui existe, et cette conscience de l’exis-

tence ouvre une piste de réflexion qui outrepasse le problème

du propre de l’homme : pris en tant qu’il existe sur le mode


de la non-coïncidence à soi, l’homme n’est plus l’être à qui
une nature déterminée peut être assignée, mais au contraire

l’être qui excède les limites de toute nature parce qu’il dis-

pose de la puissance de toutes les natures qu’il voudra actua-


liser en lui. Cette approche, qui nous fait « nés capables de

devenir tout ce que nous voulons être » 5, définit précisément

notre dignité d’hommes, en la comprenant comme la tâche

qui nous est confiée de déterminer nous-mêmes notre propre

nature.

La condition humaine

et la situation de l’homme

Chaque individu possède alors cette variabilité virtuelle-


ment infinie pour seule nature – et chacun porte à ce titre
en lui-même « la forme entière de l’humaine condition » 6. Or

ce passage de la nature à la condition produit deux effets

concomitants : d’une part, notre condition nous apparente

immédiatement à nos semblables, chaque homme constituant

ainsi pour tous les autres un paradigme, et cette communauté

profonde est le fondement d’une appréhension éthique du

genre humain comme horizon de notre liberté. Mais, d’autre

part, cette condition nous conduit à nous penser au sens litté-


ral comme conditionnés, c’est-à-dire jetés dans une existence
dont nous ne sommes pas nous-mêmes le principe. L’appré-
hension de la condition humaine est alors la découverte par
l’homme de sa finitude, qui marque l’impossibilité de résider
désormais dans une nature assurée (« condition de l’homme :

inconstance, ennui, inquiétude », diagnostique laconiquement


Pascal7).
Dans le mouvement de cette intranquillité constante,
l’homme est le résultat toujours changeant de la réalisation

continuelle des hommes, le produit de leur acte libre. Cette

liberté est le pendant éthique de la non-coïncidence à soi

qui caractérise l’homme : comme existence sans cesse pro-

jetée dans le monde, de sorte qu’elle précède toujours son

essence, l’homme se saisit comme le projet et le produit d’un

« agir ». Dans cette perspective les deux composantes de la

condition humaine se rejoignent : en effet la finitude inquiète


qui fait de l’homme une existence perpétuellement tendue

vers la mort lui confère également le pouvoir de définir l’hu-

manité entière dans chacun de ses actes 8. L’autre homme est

alors, comme je le suis moi-même, un accroc irréparable dans

la trame de la réalité, qui révèle qu’une éthique fonde l’être

au monde de l’homme en deçà de toute ontologie 9.

Laurent Gerbier

✐ 1 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes


illustres, tr. R. Genailie, GF, Paris, 1965, vol. I, p. 21.

2 Platon, Politique, 261d-267c, tr. A. Diès (1935), Les Belles


Lettres, Paris, 1970.

3 Aristote, respectivement Politiques, I, 2, 1253a, tr. J. Aubon-


net (1960), Les Belles Lettres, Paris, 1991, vol. I, et Parties des

animaux, III, 10, 673a25, tr. P. Louis (1953), Les Belles Lettres,

Paris, 1993 (cette dernière façon de concevoir le propre de

l’homme est reprise par Rabelais, Gargantua, « Au lecteur »,


Gallimard, La Pléiade, Paris, 1995, p. 3).
downloadModeText.vue.download 502 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

500

4 Descartes, R., Discours de la Méthode, IV, édition Adam &amp;


Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. VI, p. 32.

5 Pic de la Mirandole, G., Discours de la dignité de l’homme


(1486), tr. O. Boulnois, dans les OEuvres philosophiques, PUF,

Paris, 1993, p. 13.


6 Montaigne, M. de, Essais (1580-1595), III, 2, édition P. Villey
(1924), PUF, Paris, 1992, vol. III, p. 805.

7 Pascal, B., Pensées (1658-1670), II, 24, dans les OEuvres com-
plètes, édition L. Lafuma, Seuil, Paris, 1963, p. 503.

8 Sartre, J.-P., L’existentialisme est un humanisme (1946), Nagel,


Paris, 1970.

9 Lévinas, E., Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana,


Montpellier, 1972.

! ANTHROPOCENTRISME, CONSCIENCE, EXISTENCE,


EXISTENTIALISME, HUMANISME, SUJET

« Les machines intelligentes sont-elles l’ave-

nir de l’homme ? »

PSYCHANALYSE

! MASCULIN / FÉMININ

Y a-t-il des sciences de

l’homme ?

L’existence de sciences de l’homme paraît

être de l’ordre du fait accompli ; mais ce fait

accompli n’appartient pas à cette catégorie

de faits dont la réalité et l’objectivité ne

doivent rien à ce que des hommes en pensent. Comme

toute institution humaine, une nation, un gouverne-

ment, l’argent ou – songeons-y – la science en général,

les sciences de l’homme dépendent pour leur existence

d’une forme d’accord, socialement distribuée, sur leur


existence. Aujourd’hui cet accord existe ; les sciences
de l’homme existent donc. On en enseigne certaines à
l’école, d’autres à l’université. On peut y faire carrière ;
il arrive même que les sciences de l’homme exercent
une certaine influence sur le cours du monde historique.

Alors pourquoi poser la question de leur existence ?

C’est évidemment parce que, si leur existence est recon-


nue, des doutes s’expriment, diversement argumentes, sur la

qualité de sciences des sciences de l’homme. Elles existent

mais en sont-elles ? Pour qui croit à l’unité de la Science et


en détecte généralement les principes dans certaines sciences

plus que dans d’autres, les sciences de l’homme n’en seraient

pas tout à fait, voire pas du tout. Il est bien connu, affirme-

t-on, que l’histoire, par exemple, n’est pas exacte comme

l’est la physique, laquelle est déductive ; et l’on ne voit pas

pourquoi la sociologie ou l’anthropologie le seraient davan-


tage. L’histoire, toujours elle, n’est pas non plus expérimen-
tale comme l’est la biologie. C’est faute, dit-on parfois, de
pouvoir placer le vécu au fond d’éprouvettes ou sous le
microscope, afin de se livrer à des observations rigoureuses
sur des variables isolées, de constater des régularités à partir
desquelles établir des types ou des lois de fonctionnement
et d’évolution. Pour qui reconnaît la pluralité des régimes de
scientificité, y compris au sein de sciences traditionnellement
regroupées en genres (sciences de la vie, sciences de l’uni-
vers, sciences humaines et sociales), les sciences de l’homme

en sont bien, mais c’est à leur manière et qui n’est pas néces-
sairement unifiée.

Supposons que cela soit : les sciences de l’homme sont

scientifiques à leur façon dont on constate le plus souvent

qu’elle est différente de celle des sciences de la nature, du

moins de celles qui servent de référence. Le problème se

pose sur le champ de savoir pourquoi. D’où vient que la

majorité d’entre elles se déploient dans un autre espace que


celui du raisonnement logico-formel ou expérimental ? D’où
vient qu’elles ne pourraient démontrer ou prédire ?

ONTOLOGIE ET GNOSÉOLOGIE

S i l’on postule qu’au moins pour certaines sciences de


l’homme, sinon pour toutes, cet état est adulte et non de

jeunesse, plusieurs réponses sont possibles. On peut estimer

que la raison en est fondamentalement ontologique. Elle tien-

drait au mode d’être des choses à connaître. Les faits dont

traitent les sciences de l’homme posséderaient une forme de

présence dans le monde différente de celle des faits dont s’oc-

cupent les sciences de la nature. Une institution, une action

ou une oeuvre humaine ne seraient pas des faits comme en

sont une éruption volcanique, la transmission des gènes ou


le mouvement des astres. C’est ainsi, par exemple, que l’on

entend parfois dire que les faits humains sont plus, ou autre-

ment, historiques que les faits physiques ou encore qu’ils

sont moins, ou autrement, déterminés que les faits physiques.

Ils seraient donc réfractaires à la démarche de connaissance

mise en oeuvre par les sciences de la nature. Il faudrait, par

conséquent, admettre une sorte de dualisme des faits, quasi-

ment un dualisme de « substances ».

On peut aussi juger que la raison pour laquelle sciences


de l’homme et sciences de la nature se développent dans

des espaces épistémologiquement hétérogènes est principa-

lement gnoséologique. Elle tiendrait au mode de connaître

adopté par les sciences de l’homme. Il faudrait, en somme,

substituer au dualisme de « substances » des faits, envisagé


au moins implicitement par l’hypothèse ontologique, un dua-
lisme de points de vue pris sur les choses à connaître. On lit

quelquefois que l’histoire, par exemple, aurait fait le choix


d’être idiographique, en décrivant ce qui est et qui est donc
sous forme individuelle, là où d’autres sciences auraient fait

le choix d’être nomologiques, en s’essayant à découvrir ce

qui fait être.

Convenons d’un sentiment de malaise face à l’idée d’une

différence d’origine purement ontologique ou purement gno-

séologique entre sciences de l’homme, ou certaines d’entre

elles, et sciences de la nature, prises abusivement en bloc.

Commençons par ce qui ne va pas avec le primat conféré à

l’ontologie, le mode d’être des faits. Il est difficile d’admettre

l’hypothèse d’un dualisme des faits, ou dualisme de « subs-

tances », selon laquelle les faits humains s’opposeraient aux

faits physiques à la manière dont on opposait autrefois l’âme

au corps ou aujourd’hui encore le mental au physique. Que


peut donc être un fait qui n’aurait pas de support physique
ou matériel ou qui ne serait pas la manifestation d’une realité
ayant une existence physique ou matérielle, et qui donc ne
serait en rien « naturel » ? Non, les faits humains, sur lesquels
se penchent les sciences de l’homme, ne diffèrent pas en
nature, c’est à dire absolument, des faits qui sont la cible des
sciences de la nature. La meilleure preuve en est que ce sont

souvent les mêmes !


downloadModeText.vue.download 503 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

501

Poursuivons par ce qui nous gêne avec l’exclusivité réser-


vée à la gnoséologie, le mode de connaître. Certes chaque
science construit ses faits, ou du moins les constitue, plutôt
qu’elle ne les trouve « tout faits ». Ce constat banal vaut évi-
demment pour les sciences de l’homme et même pour l’his-
toire la plus idiographique, dont on ne voit pas qu’elle puisse
éviter de tailler ses faits dans une réalité qui est évidemment
aussi inépuisable que confuse. Le cours du monde historique
ne présente aucune particule élémentaire ! On peut donc
concevoir que les sciences de l’homme, ou certaines d’entre
elles, aient sélectionné par parti pris un mode de constitution
des faits distinct de celui choisi par les sciences de la nature,
entraînant d’autres conditions du connaître, par exemple le
récit à la place du modèle, le langage naturel au lieu du
langage formel.

Observons néanmoins que l’histoire a bien, à certaines


époques, aspiré à la dignité nomologique ; Hempel en avait
forgé le patron qui est, bien sûr, celui du postulat déductif. Le
problème est que, de leur propre aveu, les historiens n’écri-
vent pas l’histoire avec ce patron dans la tête. Observons
également que la sociologie et l’anthropologie ont bien formé
le projet d’être, la première, une « science expérimentale des
faits sociaux » (Durkheim), et la seconde, une « science natu-
relle théorique de la société humaine » (Radcliffe-Brown). Le
problème est que l’on attend toujours, de l’avis quasi général,
qu’elles aient formulé une loi digne de ce nom, non triviale,
de fonctionnement ou de développement. Des contraintes
paraissent donc être mises à l’exercice de la liberté de choix
gnoséologique. Ces contraintes peuvent-elles manquer d’être,
au moins partiellement, d’ordre ontologique ? Par ailleurs, il
est difficile d’imaginer que n’existe aucune sorte de corréla-
tion entre ontologie et gnoséologie même si plus personne
n’adhère à l’idée naïve selon laquelle la réalité extérieure
présenterait des subdivisions, aussi tranchées que les arti-
culations du fameux poulet, auxquelles viendrait s’ajuster le
dispositif multi-lames des sciences.

L’HOMME DES SCIENCES DE L’HOMME

L a question de l’existence, en droit sinon de fait, de sciences


de l’homme distinctes, du point de vue des conditions du
connaître, des sciences de la nature de référence, rebondit
donc sur le problème posé par ce dont elles sont, ou seraient,
les sciences. L’homme ? N’allons surtout pas croire que nous
avons prononcé un grand mot, chargé de mystère. Tout juste
nous offre-t-il l’occasion, mieux que tout autre nom d’être,
de faire deux découvertes qui n’en sont pas. Premièrement
faits humains et faits physiques sont également naturels, donc
également historiques même si leur rythme d’historicité n’est
pas le même, donc également déterminés, ce qui ne veut pas
dire que leur déterminabilité soit identique. L’homme est « de
nature » autant que l’est une montagne, quand bien même
lui pense alors que la montagne ne pense pas, tout simple-
ment parce que la pensée est, elle aussi, un phénomène natu-
rel (et non surnaturel). Deuxièmement la différence dans le
connaître entre faits humains et faits physiques tient à la ma-
nière, nullement libre, dont on en traite. Le dualisme supposé
d’existence est seulement conceptuel ou de jeux de langage.

Que l’homme dont s’occupent, selon des modalités ex-


trêmement diverses, les sciences de l’homme soit le même
homme que celui sur lequel se penchent, à partir d’attendus
tout aussi divers, les sciences de la nature est une évidence
car, substantiellement, un homme n’est pas deux. L’homme

qui, dès sa naissance, va inéluctablement développer les


capacités de son espèce, laquelle s’inscrit dans une histoire
soumise à des processus déterminés, et dont la plus remar-
quable de ces capacités est l’aptitude au langage, l’homme
dont l’organisme révèle au scalpel son anatomie et à l’image-
rie la sorte de chose physico-chimique qu’il est, n’est pas une
autre entité, sinon conceptuelle, que l’homme se servant de
son langage pour raconter des mythes ou son histoire, de son
corps pour accomplir des rites ou faire la guerre, de son cer-
veau pour effectuer des calculs politiques ou scientifiques, de
ses représentations mentales pour, en commun avec d’autres
hommes, faire exister des sociétés, des églises ou des arts. Le
dernier a les mêmes propriétés physiques que le premier et
les propriétés du premier conditionnent les réalisations du
second. Qu’on n’aille pas dire au biologiste que Guillaume le
Maréchal, pour avoir été le sujet d’un livre d’historien, n’était
pas dépositaire d’une nature. Évitons de suggérer au spécia-
liste de génétique des populations que cette communauté
d’hommes, pour avoir partagé des valeurs décrites par un
anthropologue, ne relève d’aucune spécification naturelle !

Qu’on puisse savoir de l’homme, comme de tout autre


phénomène, sous différents aspects selon qu’en l’occurrence
on s’intéresse à ses propriétés et à ses manifestations d’être
de nature (faits « physiques ») ou à ses réalisations (faits « hu-
mains ») autorisées par ces propriétés, est une autre évidence.
Chaque homme, après tout, le sait bien, qui appelle un méde-
cin pour ses migraines et un prêtre pour ses remords. On
traite, pour en savoir, du même homme, puisqu’il n’existe
qu’un seul monde, mais en prenant sur lui des vues diffé-
rentes. Kant opposait déjà la connaissance « physiologique »
de l’homme, visant à explorer ce que sa nature fait de lui,
et la connaissance « pragmatique » du même homme, tour-
née vers l’investigation de ce qu’il fait, lui-même, de lui. Des
sciences portent sur l’être de nature que l’homme est, d’autres
s’appliquent à l’usage qu’il fait de sa manière à lui, fort pri-
vilégiée par l’évolution, d’être de nature. Cette manière est

caractérisée, entre autres, par la conscience de soi, l’aptitude

à saisir les représentations d’autrui, la possession du – et non


d’un – langage, la capacité à fabriquer du lien social et à
développer une infinité de façons culturelles d’être le même
homme, la volonté et le pouvoir de conserver du passé dans
le présent, la faculté d’agir et de penser selon des modalités
régionales qui pourraient être autres et en vue de fins ration-
nelles qui ne sont pas les seules possibles. Il va de soi que
l’homme n’est pas la seule réalité susceptible d’être envisa-
gée à partir de plusieurs points de vue : le climatologue et
l’hydrogéologue ne parlent pas de l’eau, qui tombe ou qui est
en crue, comme le chimiste parle de H2O.

Pourtant les faits, à la fois physiques et humains, dont


l’homme, tant au singulier qu’au pluriel, est le protagoniste
offrent une variété impressionnante de points de vue pos-
sibles. Soit une phrase parlée : elle peut être considérée
comme une suite de sons, comme une succession organi-
sée de mots ayant un sens, comme l’expression d’une inten-

tion du locuteur, comme un fragment de discours spécialisé,


comme un bout de conversation standardisée, comme un
mot d’ordre politique, comme le réceptacle d’un lapsus, etc.
Elle relèvera éventuellement de la curiosité du neurophysio-
logiste, du phonéticien, du sémanticien ou du grammairien

normatif, du psychologue, du pragmaticien, du philologue


ou du théoricien des genres, de l’ethnométhodologue, du

politologue ou du psychanalyste. On en passe évidemment !


downloadModeText.vue.download 504 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

502

Il faut en tirer deux conclusions modestes et nullement


définitives. D’abord chaque science qui prend l’homme pour
objet selon un certain point de vue est détentrice d’un mode
de connaître entretenant une affinité évidente avec le mode
d’être des faits constitués par le point de vue adopté. Conve-
nons, sans dissimuler tout à fait notre embarras sur ce point,
que le mode de connaître n’est pas étroitement conditionné
par la réalité mais qu’il ne saurait en faire abstraction ; il
n’en est ni étroitement dépendant ni tout à fait indépendant.
Ensuite, si l’on veut bien se déprendre de l’idée selon la-
quelle il n’existerait que deux modes de connaître dans les
sciences traitant de l’homme, l’un scientifique (logico-formel,
expérimental) et l’autre non, moins ou radicalement autre, on
admettra la diversité des sciences de l’homme. Une preuve de
cette diversité se découvre dans l’examen des relations éta-
blies par ces sciences entre l’être de nature et l’« être de libre
activité » (Kant). Certaines visent, à travers l’être de libre acti-
vité, ou plutôt donc d’activité libre sous conditions, l’être de
nature ou celui qu’on peut styliser, et cherchent donc à être
naturalistes dans leurs modes de connaître. Y parviennent-
elles ? La paléontologie humaine ou la psychologie cognitive
sont-elles beaucoup moins naturalistes que la biologie de
l’évolution, par exemple, qui ouvre, par nécessité, la porte
aux contextes spatiaux et temporels ? D’autres s’appliquent
à ne connaître que de l’être d’activité libre sous conditions
mais se soucient, précisément, de relier ses réalisations à
leurs conditions de possibilité, c’est à dire aux propriétés
de nature de cet être. Ce peut être pour différentes raisons :
ancrer leur traitement des faits dans le sol moins meuble des
faits physiques, renforcer la plausibilité des hypothèses ex-
plicatives par ajustement aux explications existantes de type
naturaliste, combler les parties manquantes dans la descrip-
tion des mécanismes, se donner des contraintes descriptives
afin d’éviter de créditer l’homme du pouvoir d’outrepasser sa
nature. D’autres sciences, enfin, tournées vers le même projet
que les précédentes, n’éprouvent pas le besoin d’avoir à se
référer à des propriétés de nature.

Ainsi s’esquisse, sous des dehors qu’on avouera un peu


tremblés, une réponse à la question posée de savoir s’il y
a des sciences de l’homme, moins catégorique eu égard à
la solution des problèmes qu’elle entraîne parce qu’assurée
d’être provisoire. Sait-on jamais de quoi demain une science
sera faite ?

LA DIVERSITÉ DES SCIENCES DE L’HOMME

ET L’ILLUSION DU GRAND PARTAGE

O ui, les sciences de l’homme existent. Non, elles ne se


laissent pas définir uniquement, en tant que sciences,
par la différence qu’elles présenteraient toutes ensemble par
rapport aux sciences de la nature qui ne forment pas, elles
non plus, un ensemble épistémologiquement indifférencié.
La vérité est que la science de l’homme n’existe pas au sin-
gulier. On veut dire par là non seulement que les sciences
de l’homme offrent l’aspect, selon les termes de Jean-Claude
Passeron, d’une large gamme d’intelligibilités partielles et de
chantiers morcelés, mais aussi qu’elles n’occupent pas de
fait et en droit un espace continu et homogène. Il convient,
pour reconnaître l’hétérogénéité de cet espace, d’admettre le
caractère parfaitement conventionnel du partage entre genres
séparés (sciences de la vie et sciences humaines et sociales,
par exemple) et espèces distinctes (histoire, anthropologie et
sociologie, par exemple), de ne pas confondre le produit de

l’organisation des disciplines avec des configurations épisté-


mologiques.

Assurément, et pour paraître revenir en arrière, on peut


repérer un noyau de pratiques de savoir qui semblent se dé-
ployer dans le même espace logique, celui du raisonnement
naturel au sens où l’on dit qu’une langue est naturelle. Appe-
lons-les sciences historiques et évoquons ensemble archéolo-
gie, histoire, anthropologie, sociologie, géographie humaine,
sciences politiques, etc. Oubliant le plus souvent leur appé-
tence d’hier pour le régime nomologique, elles se donnent
pour mission de rendre compte de ce qui est embarqué dans
le cours du monde historique, donc d’individualités, passées
ou présentes peu importe. Pour en connaître, il n’est d’autre
moyen que de commuer la singularité individuelle en spécifi-
cité à l’aide d’universaux, parfois appelés concepts « sortaux »
(sortals). Les concepts d’État, de religion, de classe sociale
ou de caste sont des sortaux à parité avec ceux de bateau
ou de pipe. Ces universaux qui ne parviennent pas à être
déshabillés des lieux et dates appartenant aux individualités
les instanciant exemplairement, n’ont que peu à voir avec
les abstractions, sans domicile mondain, élaborées par celles
des sciences de la nature qui sont « exemplairement » nomo-
logiques. Que les sciences historiques puissent s’appuyer
sur des procédures scientifiquement irréprochables, comme
l’archéologie sur l’archéométrie ou les sciences politiques sur
le calcul statistique, ne change rien à l’affaire qui est à la fois
de point de vue adopté et d’ontologie.

On peut aussi repérer, à l’intérieur des sciences de


l’homme, des pratiques de savoir, discontinues entre elles,
qui, derrière les innombrables réalisations de l’être d’activité
libre sous conditions, cherchent à retrouver l’être de nature

ou, du moins, celui dont il est concevable de définir les

conditions de liberté, d’en épurer les comportements et dont


il paraît licite de construire des modèles puis d’opérer des
calculs sur ces modèles. Citons dans le désordre et sans souci

d’exhaustivité la psychologie, la linguistique, l’économie ou


la démographie. Qu’elles n’expliquent aucunement ce qui se
déroule exactement dans le cours du monde historique est
dans l’ordre des choses, c’est à dire du point de vue adopté
et donc de l’ontologie.

Doit-on, maintenant, se satisfaire de cette opposition bi-

naire entre tout, ou presque tout, et rien, ou presque rien ?


Oui, sans doute, si l’on maintient, par exemple, qu’« entre le
vécu et le formel il n’y a rien » (Paul Veyne) ; oui, encore,
si l’on estime qu’« une intelligibilité qui n’est ni formelle ni
nomologique ne peut être qu’interprétative » (Jean-Claude
Passeron), tout en insistant sur le fait qu’une interprétation,
dans les sciences historiques, n’est ni libre, ni acquise à bon
compte, ni délivrée de l’épreuve probatoire. Moins, peut-être,
si l’on reconnaît l’existence d’un vaste espace intermédiaire
entre la connaissance du singulier et la théorie hypothético-
déductive ; moins, à coup sûr, si l’on veut bien observer, au-
jourd’hui, le nombre de passerelles lancées entre les sciences
historiques de l’homme et les autres.

Les sciences historiques ne se contentent plus de livrer aux


secondes les matériaux indispensables, puisque, après tout,
il faut bien un savoir préalable pour construire un modèle,
ni de les obliger à se plier au principe de réalité, puisqu’il
faut bien, du modèle, redescendre sur terre. Force est de
constater, en effet, que les sciences historiques, elles mêmes,
constituent des agrégats de faits ou des séquences micro-évé-
nementielles et y reconstruisent des déterminations précises
se substituant à la chaîne interminable de la causalité histo-
downloadModeText.vue.download 505 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

503

rique. Il arrive même que le postulat déductif n’y apparaisse


pas incongru ou dépaysé. On reconnaîtra donc que, dans cer-
tains domaines de l’expérience humaine et pour des raisons
qui sont indissociablement ontologiques et gnoséologiques,
des sciences de l’homme, qu’on aurait pu juger historiques
à tout jamais, parviennent à désassocier des séries de faits
humains de leurs coordonnées spatio-temporelles, faisant
subir par là au vécu une cure d’amaigrissement contextuel,
laquelle entraîne une restriction sévère des variables prises
en compte. C’est évidemment à la condition de renoncer à
généraliser en tous sens. Il peut même arriver que, du coup,
l’on se demande si une même discipline n’est pas en train
d’éclater en plusieurs sciences de l’homme. Pas plus que
l’économie ne semble être une, quand elle est ici formelle
et là narrative, l’anthropologie, par exemple, ne paraît être
une, dès lors qu’ici elle emprunte des chaînons à l’écologie
ou à la psychologie, et que là elle s’attache à révéler l’esprit
d’une culture.

▶ L’illusion d’un grand partage, dont les frontières seraient


éternelles, est née au XIXe s. en Allemagne lorsqu’on y a dit que
« nous expliquons la nature et nous comprenons l’homme »
(Dilthey). Il semble qu’aujourd’hui l’on soit revenu de l’idée
selon laquelle l’homme ne serait pas de nature, puisque ce
par quoi il ne serait pas de nature et qui serait l’esprit est l’ob-
jet de sciences de la nature, et que l’on soit davantage attentif
au fait que ni l’explication, ni la compréhension, ou l’inter-
prétation, ne sont des procédures bien unifiées. Ces concepts
sont, si l’on veut, des universaux renvoyant à des choses bien
historiques : des états de sciences situés dans le temps.

GÉRARD LENCLUD

✐ Aron, R., « Comment l’historien écrit l’épistémologie », Intro-


duction à la philosophie de l’histoire, nouvelle édition augmen-
tée, Gallimard, Paris, 1981, pp. 492-546.

Foucault, M., L’archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969.

Granger, G.-G., Pensée formelle et sciences de l’homme, Aubier,


Paris, 1960.

Gusdorf, G., Les origines des sciences humaines, Payot, Paris,


1967.

Gusdorf, G., Les sciences humaines sont des sciences de l’homme,


Ophrys, Paris, 1967.

Gusdorf, G., L’avènement des sciences humaines au siècle des

Lumières, Payot, Paris, 1973.

Passeron, J.-C., Le raisonnement sociologique : l’espace non-pop-


périen du raisonnement naturel, Nathan, Paris, 1991.

Revue européenne des sciences sociales, « Du bon usage de la


sociologie », tome XXXIV, 1996, no 103.

Veyne, P., Comment on écrit l’histoire, Seuil, Paris, 1971.

HOMONYME
Du grec homonumos, « de même nom ».

PHILOS. ANTIQUE, LANGAGE

Dans la terminologie philosophique fixée par Aristote,


sont homonymes deux choses de nature différente que
désigne un même nom.

À la différence de la conception moderne de l’homonymie,


qui se dit de mots, la conception antique de l’homonymie
concerne tout d’abord des choses. Pour Homère 1, ce sont les
deux Ajax, le fils de Télamon et le fils d’Oïlée, qui sont homo-
nymes. L’homonymie, c’est-à-dire le fait qu’un même nom
s’applique à des choses différentes, fondait un des quatre
arguments que Démocrite objectait à l’idée de la naturalité
du nom 2. Pour Platon 3, les choses sensibles, homonymes par
rapport aux formes intelligibles, tiennent de celles-ci aussi

bien leur être que leur nom. Ce n’est qu’avec Aristote que

le terme « homonyme » va recevoir une acception philoso-

phique déterminée : « On dit homonymes les items qui n’ont

de commun qu’un nom, tandis que l’énoncé de l’essence,

correspondant au nom, est différent, par exemple si l’on dit


animal à la fois l’homme et le portrait. »4 Cette définition, on
le voit par l’exemple qui l’accompagne, a pour effet de rui-
ner la notion platonicienne de participation 5. C’est pourtant
l’acception aristotélicienne qui s’imposera chez les platoni-
ciens eux-mêmes : pour Plotin, ce sont les catégories aristo-
téliciennes elles-mêmes, à commencer par la substance, qui
souffrent d’homonymie, du fait qu’elles ignorent la séparation
de l’intelligible et du sensible 6.

La diversité des acceptions de l’être – autre innovation


d’Aristote –, qui empêche de le ranger parmi les synonymes,
ne se réduit pourtant pas à une pure et simple homonymie :
en quelque sens qu’une chose soit dite être, c’est toujours
par rapport à un terme unique. Les commentateurs néopla-

toniciens d’Aristote parviendront à réduire cette apparente


anomalie présentée par l’être – ni homonyme, ni synonyme
– au moyen d’une taxinomie des homonymes qui distinguera
entre homonymes par hasard et homonymes par intention,

cette dernière classe regroupant les homonymies dues à une

ressemblance, à une analogie, au fait pour plusieurs êtres

d’avoir même origine ou d’être relatifs à la même chose.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Iliade, XVII, 720.

2 Démocrite, B 26, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques,


Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988.
3 Platon, Phédon, 78 e.

4 Aristote, Catégories, 1, 1 a 1-3.

5 Aristote, Métaphysique, I, 9, 990 b 6-7.

6 Plotin, Ennéades,VI, 1, 1-2.

Voir-aussi : Aubenque, P. (éd.), Concepts et catégories dans la


pensée antique, Vrin, Paris, 1980.

! SYNONYME

HORIZON

Du grec orizein, « délimiter », « séparer » ; en allemand, Horizont.

Le concept d’horizon connaît un destin historique intéressant, qui té-


moigne des mutations de l’épistémé. Les très anciennes réflexions cos-
mologiques et métaphysiques sur l’horizon ont, de Nietzsche à H. G. Ga-
damer en passant par Husserl, Heidegger et E. Bloch, repris un intérêt
ontologique et anthropologique dans la philosophie de l’existence, dans
l’herméneutique et dans la philosophie de l’histoire.

PHILOS. CONTEMP., MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.

Limite imposée à l’expérience ou à la connaissance.

Chez Aristote, la notion d’horizon est à peu près synonyme

de métharios, ce qui forme la frontière. Dès le néoplato-


nisme, l’horizon, comme ce qui délimite et sépare, prend un
sens anthropopologique et désigne chez les Pères de l’Église

la place de l’homme dans le cosmos 1. L’homme est « limi-


trophe » (metorios), il a part au monde spirituel tout autant
qu’au monde physique 2. Dans son De monarchia, Dante en
déduira la justification des deux pouvoirs, celui du pape et
celui de l’empereur 3. Il semble qu’à l’époque moderne cette
dimension métaphysique et religieuse ait régressé au profit
d’un usage strictement astronomique et géographique 4. Cor-

rélativement, le concept d’horizon s’établit dans la théorie

de la connaissance, chez Leibniz, chez les leibniziens Bau-


downloadModeText.vue.download 506 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

504

mgarten et G. F. Meier, et chez Kant. Pour Leibniz, il s’agit du


nombre de « toutes les vérités ou faussetés possibles »5 – une
conception qui prend même déjà un sens historique puisque
« toute conscience n’a que l’horizon de sa capacité d’appré-

hension présente dans le cadre des sciences existantes et


jamais celui de sciences futures » 6. Baumgarten définit quant
à lui l’horizon de connaissance en fonction de la nature des
facultés et distingue un horizon aestheticus et un horizon

logicus 7. Il préfigure par là l’approche kantienne, qui vise à

déterminer si l’entendement estime justement ce qui relève

ou non de son horizon 8.

Nietzsche renoue avec le sens de l’astronomie antique,

c’est-à-dire avec la définition de l’horizon comme espace vi-


suel limitant la vision orizon kuklos 9. Selon lui l’homme qui
agit déploie autour de soi un horizon de connaissances, qui
sont le résultat d’une sélection au sein du passé et du pré-
sent. Cet horizon sélectif conditionne son action, c’est-à-dire

l’affirmation de la vie. L’horizon est l’espace où se rencontrent


le passé, le présent et l’avenir. Mais étant lié à l’affirmation
d’une subjectivité agissante, nécessairement injuste à l’égard
de « l’objectivité », il est aussi une illusion nécessaire qui,
comme la représentation apollinienne, arrête le flux du deve-
nir et rend ainsi possible la connaissance et l’action. S’il n’était
pas sélectif, l’homme serait prisonnier du savoir mort, de
l’histoire. « Toute vie ne peut devenir saine, forte et féconde

qu’au sein d’un horizon » 10.

Le terme est utilisé en phénoménologie dans la théorie

de la perception et désigne la structure spatiale différenciée

qui environne l’objet perçu et donné selon tel ou tel de ses

profils. L’horizon de l’objet, à ce titre, est co-donné sans être

expressément remarqué au moment de l’acte perceptif 11.

Dans Philosophie première II, Husserl distinguera entre l’hori-

zon interne et l’horizon externe, l’un désignant la structure de

condonation proprement dite, l’autre l’environnement plus


large de l’objet. Enfin, la dimension primairement spatiale de
l’horizon se double d’une appréhension temporelle dont les
traits descriptifs sont transposés de l’espace, ce qui ne va pas
sans poser un problème dans l’appréhension spécifique des
« extases » temporelles que Heidegger détermine quant à lui

dans leur autonomie par rapport à l’espace 12. Alors que chez
Husserl l’horizon est le fond de surgissement d’une chose,
pour Heidegger il s’agit de la modalité de présence de l’étant,

qui en tant que telle n’est rien d’étant, à savoir le temps


comme horizon transcendantal de l’être.

Citant Goethe, à l’instar de Nietzsche, E. Bloch reprend le


terme d’horizon dans sa philosophie de l’utopie concrète :
« Tout ce qui est vivant, disait Goethe, baigne dans une at-
mosphère ; tout ce qui est réel [...] a un horizon ». Le monde
est le lieu de rencontre entre l’imagination utopique et la
possibilité réelle. Cette corrélation s’exprime par quatre caté-
gories : Front, Novum, Ultimum et Horizont. L’horizon a une
dimension verticale, celle de l’intériorité, de « l’obscurité » du

sujet qui ne s’est pas encore accompli, et une extension hori-


zontale, celle de la matière et du monde également inachevés.
À ce titre, l’horizon est constitutif du réalisme authentique, ce-
lui de l’utopie concrète qui appréhende la réalité comme un
« tissu de processus dialectiques ». Là où l’horizon est ignoré,

la réalité n’est plus que du devenu, une réalité morte ; « les

empiristes et les naturalistes enterrent leurs morts » 13.

L’herméneutique de H. G. Gadamer a contribué à la


popularisation de la notion d’horizon en définissant l’acte
d’interprétation comme « une fusion d’horizons qui, en pro-

jetant un horizon historique, accomplit en même temps son

dépassement » 14.

Gérard Raulet

✐ 1 Aquin, Th. (d’), (saint), Summa contra gentiles (1258-1260),

t. III, p. 61 (Somme contre les Gentils, III, tr. V. Aubin, GF, Paris,

1999).

2 Ibid., IV, p. 55.

3 Dante, A., De monarchia (1311), éd. C. Witte, Wien, 1874,

pp. 136 sq (La Monarchie, tr. M. Gally, Paris, Belin, 1993).

4 Wolff, C., Mathematisches Lexikon (1716), J. H. Zedler, Univer-

sal-Lexicon (1732 sq).

5 Bodemann, E., Die Leibniz-Handschriften der Königl. öff. Bi-

bliotek zu Hanover, 1895, p. 83.

6 Ettlinger, M., Leibnizals Geschichtsphilosoph, 1921, p. 27.

7 Baumgarten, A., Aesthetica (1750), § 119 (Esthétique, tr. J.-

Y. Pranchère, L’Herne, Paris, 1988).

8 Kant, E., Critique de la raison pure, B 297, tr. Barni &amp;

Archambault, GF, Paris, 1987.

9 Aristote, De coelo, II, 14, 297b 34 (Du ciel, tr. P. Moraux, Les
Belles Lettres, Paris, 1965, pp. 100-102).

10 Nietzsche, F., Deuxième considération intempestive : « Vom


Nutzen und Nachteil der Historie für das Leben » (« De l’utilité
et de l’inconvénient de la science historique pour la vie »), in
Kritische Studienausgabe, éd. Colli / Montinari, Munich, 1980,
t. I, p. 251, tr. P. Rusch, in OEuvres complètes, II, 1, Gallimard,

Paris, 1990.

11 Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie (1913),

t. I, tr. P. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1950, § 27 sq.

12 Heidegger, M., Être et temps (1927), Tübingen, 1967, §§ 8, 81,

83, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987.

13 Bloch, E., Le Principe Espérance, chap. XVII, trad. Gallimard,

Paris, 1976, p. 269.

14 Gadamer, H. G., Vérité et méthode (1960), tr. E. Sacre, Seuil,

Paris, 1976, pp. 143 sq, cit. p. 148.

! COSMOLOGIE, HERMÉNEUTIQUE, HISTOIRE, MÉTAPHYSIQUE,

UTOPIE

PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE

Alors que chez Husserl et Merleau-Ponty l’horizon est ce

fond de surgissement d’une chose qui n’est pas visé théma-

tiquement, mais constitue une limite de visibilité, pour Hei-

degger il s’agit de l’amplitude d’un domaine de visibilité,

déterminant la modalité de présence de l’étant. Or, si l’étant


n’entre en présence qu’eu égard à son être comme ce qui se

retire et n’est rien d’étant, l’horizon transcendantal de l’être


est alors le temps.

Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Être et temps (1927), Tübingen, 1967, §§ 8, 83,


tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987.

! DASEIN, ÊTRE, PRÉSENCE

HUMANISME
Du latin médiéval (XIVe - XVe s.) humanista., du latin humanitas, « huma-
nité », mais aussi « culture humaine ». Le substantif « humaniste » est

employé en français depuis le XVIe s.

« Humanista », celui qui se consacre à l’étude de l’humanitas 1 ou des

« humanités », à savoir la culture de l’humain en général et sous tous


ses aspects, que sont censées dispenser les littératures grecque et latine.

Attesté d’abord au sens de « philanthropie » (France, 1765), ce n’est


qu’en 1818 que le substantif « humanisme » est usité pour désigner la
culture humaniste 2.
downloadModeText.vue.download 507 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

505

GÉNÉR., PHILOS. RENAISSANCE, SC. HUMAINES

En philosophie, « humanisme » désigne toute pensée

soulignant le rôle central de l’homme dans la cosmo-


logie, voire l’ontologie, et mettant en relief sa capacité
d’émancipation et d’autodétermination par un processus
d’éducation.

On appelle en général humanisme la culture propre à l’Ita-

lie des XIVe - XVe s., dont l’apport spécifique, exporté ensuite

dans toutes les cours d’Europe, fut de promouvoir l’étude des

littératures grecque et latine en tant que modèle idéal d’édu-

cation et de civilisation. L’attitude intellectuelle principale de

l’humanisme est le retour à l’authenticité des textes des An-


ciens, considérés comme fondateurs de la culture, si bien que
l’humanisme est étroitement lié à la naissance de la philologie
comme art de la restitution et de l’interprétation des oeuvres
du passé. Le caractère principal de la philosophie humaniste
est la position centrale donnée à l’homme, médiateur entre
les degrés de l’être et même, à l’égal du démiurge de Platon,
artisan du monde politique et historique. Ainsi l’humanisme
donne-t-il à la vie active la primauté sur la vie contemplative,
et conçoit-il la nature de l’homme comme constitutivement
morale et politique : l’humanité est considérée comme le
produit d’une éducation qui permet à l’homme de s’élever
aux niveaux suprêmes de l’être, s’arrachant à l’animalité, à la-
quelle il appartient par son corps et ses pulsions. L’élévation
de l’homme est donc le fruit d’une volonté d’émancipation et
d’autodétermination par la raison. Une image récurrente de
l’homme à la Renaissance était celle du centaure, tiraillé entre
le sensible et l’intelligible.

L’humanisme comme catégorie historique

C’est avec Pétrarque (1304-1374) ou Coluccio Salutati (1331-


1406) qu’apparaît le terme humanista pour désigner celui qui
s’adonne aux études littéraires, studia humanitatis, héritage

des disciplines « libérales » des anciens écrivains latins 3. C’est


donc un geste d’auto-définition qui signifie avant tout un
refus, la mise à l’écart de toutes les préoccupations savantes
qui, portant sur la nature, l’être, ou Dieu, négligent ce qui
fait réellement l’homme : son passage transitoire et mondain

qui doit être jugé par la qualité morale et politique de ses


actions. C’est ainsi que l’on a pu définir l’humanisme comme
un mouvement essentiellement « civil », celui de Salutati ou
de Leonardo Bruni (1374-1444), qui cherche par l’éducation,
en particulier par la familiarité avec les humanités, à former
l’homme nouveau, c’est-à-dire le civis, le « citoyen », défini
par son action au sein d’une communauté historique et poli-
tique. L’humanité devient ce que l’on conquiert en entrant
dans une communauté politique, par une éducation morale
qui doit libérer l’homme de toute parenté initiale avec les

instincts de l’animal. Ainsi la place centrale de l’homme dans


l’univers humaniste est-elle celle d’un médiateur entre plu-
sieurs niveaux, le sensible, l’intelligible, la matière et l’esprit,
liés dans l’âme humaine.

Le projet éducatif humaniste va de pair avec le refus de


l’enseignement universitaire médiéval, notamment du lan-
gage technicisé de la scolastique, tenu pour être une source
de vaines ergoteries, sans aucune prise sur le réel. En re-
vanche, les arts du discours (grammaire, poésie, rhétorique)
permettent à l’humaniste d’articuler sa pensée dans un dis-
cours adapté aux situations singulières et contingentes de
l’existence. C’est pourquoi les humanistes adoptent en par-
ticulier l’argumentation du discours rhétorique, fondé sur le

« sens commun » et attentif à saisir toutes les circonstances de

chaque situation.

Mais l’originalité de l’humanisme tient aussi au fait que le


retour à la tradition se traduit par une nouvelle façon de lire
les Anciens, et par là, de les interpréter. Le souci d’authen-
ticité conduit les humanistes à mettre au point des straté-

gies de restitution et de lecture des textes qui peuvent être


définies comme philologiques. La tradition cesse d’être une
source d’autorité pour être soumise à une approche critique :
l’humaniste est conscient que les textes que l’on considère
comme originaux sont souvent le résultat d’une transmis-
sion lacunaire, éventuellement manipulée. Les humanistes
deviennent ainsi les premiers historiens de la philosophie au
sens moderne, grâce à leur lecture critique des oeuvres de
Platon, d’Aristote, mais aussi de Lucrèce.

L’humanisme comme idée de l’homme

C’est du Discours sur la dignité de l’homme (1486) de Jean Pic


de la Mirandole que l’on peut dater l’idée de l’homme, centre
et médiation de l’univers. Bien plus tard, Ludwig Feuerbach 4
adopte le terme « humanisme » pour remplacer par une an-
thropologie les conceptions théologique et métaphysique de
l’homme. Après avoir partagé l’humanisme de Feuerbach 5,
Karl Marx lui reprochera de renvoyer somme toute à une
nature humaine universelle 6, tandis que pour Marx l’anthro-
pologie doit être radicalement historique, sociale et écono-
mique, refusant tout reliquat d’« essence ».
C’est en soulignant que l’homme n’a pas d’essence mais

seulement une existence que Jean-Paul Sartre présente l’exis-


tentialisme comme un humanisme, mettant au centre la notion
de projet par laquelle l’individu constitue son humanité 7. Mais

Martin Heidegger, dans la Lettre sur l’Humanisme 8, prend po-


sition contre l’interprétation humaniste et existentialiste de la
phénoménologie que proposait Sartre. Pour Heidegger, en
fait, Sartre n’a fait qu’inverser les termes de la métaphysique
occidentale, remplaçant l’essence par l’existence. L’existence
est, au contraire, ek-sistence, ouverture au véritable être et

non simple opposition à l’essence. En définitive, l’humanisme


ne constitue pour Heidegger qu’une étape de l’histoire de la
métaphysique.

▶ Considéré longtemps comme une époque littéraire ou


artistique, l’humanisme représente aujourd’hui une véritable
position philosophique dont le trait principal est : une posi-
tion anthropologique non anthropocentrique, considérant
l’humanité comme le résultat d’un processus de libération
et d’une éducation dont le succès n’est pas garanti a priori.

Fosca Mariani Zini

✐ 1 Cicéron, De oratore, 1, 71 ; 2, 72, etc.

2 Niethammer, F., Der Streit des Philanthropismus und Huma-

nismus in der Theorie des Erziehungsunterrichts unserer Zeit,

Jena, 1818.

3 Cicéron, Pro Archia, I. I-III. 4.

4 Feuerbach, L., Principes de la philosophie de l’avenir, 1843.

5 Cf. Marx, K., Manuscrits économico-philosophiques, 1844 (pu-


bliés en 1932).

Id., Thèses sur Feuerbach, 1845 (publiées par Friedrich Engels


en 1888).

7 Sartre, J.-P., L’existentialisme est un humanisme, Nagel, Ge-


nève, 1946.

8 Heidegger, M., Lettre sur l’humanisme, Gallimard, Paris, 1966.

Voir-aussi : Pic de la Mirandole, J., Discours sur la dignité de


l’homme, OEuvres philosophiques, trad. fr. O. Boulnois et G. To-
downloadModeText.vue.download 508 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

506
gnon, PUF, Paris, 1993.

Schiller, F.C.S., Études sur l’humanisme (1906), trad. fr. Paris,


1909.

Schmitt, Ch.B. &amp; Skinner, Q. (edd.), The Cambridge History


of Renaissance Philosophy, Cambridge, 1988.

! ACTION, ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), COSMOLOGIE,

DIALECTIQUE, ÉTHIQUE, INTERPRÉTATION, MICROCOSME-


MACROCOSME, PHILOLOGIE, PLATONISME

MORALE, POLITIQUE

Conception indissociablement pédagogique, éthique

et politique du savoir, selon laquelle ce dernier est indis-


pensable à la perfection humaine. Cette conception est

fréquemment identifiée aux courants littéraires et phi-


losophiques de la Renaissance qui l’ont développée, au

point que le mot lui-même est très souvent utilisé dans

son sens historique et critique plutôt que dans son sens

philosophique.

La conception latine de la culture englobe sous le nom

d’« humanité » la plénitude de la réalisation de la nature hu-


maine dans l’individu et les savoirs humains (en particulier,
les belles-lettres) en tant qu’ils contribuent à la culture et à
l’achèvement de cette plénitude. On parlera ainsi de « toutes

les parties de l’humanité » pour désigner toutes les branches

du savoir humain 1.

C’est à cette conception du savoir et des lettres comme


éléments déterminants de l’humanisation de l’homme que

les philologues, les poètes et les philosophes de la Renais-


sance se réfèrent. Leur humanisme désigne alors l’accom-
plissement, par le savoir, de l’homme conçu comme puis-
sance. Dans cette perspective, l’humanisme marque une
rupture importante avec la projection dans l’au-delà des fins
ultimes de l’homme, puisque la thèse de l’actualisation des

puissances de l’humanité fait fond sur une conception intel-

lectuelle (et non spirituelle) de la félicité. Ainsi, les outils

philologiques rigoureux par lesquels les humanistes resti-

tuent à l’Occident le legs culturel païen sont aussi les outils

philosophiques de la naissance de la modernité comme af-


firmation de l’universalité de la forme humaine dans chaque

homme 2. Il n’y a pas de rupture entre les puissances natu-

relles de l’humanité et les moyens techniques de l’érudition


qui les développe, et il n’y a donc pas de rupture entre
la bonne nature de l’homme et la perfection de la culture
qui réalise cette nature. Cette double continuité constitue le
sens philosophique de l’humanisme.

Cependant, le mot même d’« humanisme » n’apparaît


qu’au XVIIIe s., dans le cadre d’une histoire littéraire puis

philosophique qui l’identifie à la Renaissance. Le concept


historico-critique a, dès lors, tendance à recouvrir le concept

philosophique en n’y lisant qu’une « anthropolâtrie » sim-

pliste 3, en l’élevant au rang de philosophie de la modernité

par excellence, ou en le réduisant à sa composante morale 4.

▶ L’enjeu de l’humanisme est alors par métonymie celui


d’une philosophie de la modernité dont on se borne à consta-
ter l’obsolescence : dégradé, d’un côté, dans l’humanitarisme
du bon sentiment ; et renié, de l’autre, comme paradigme
du subjectivisme bourgeois 5, l’humanisme philosophique
n’échappe à ses détracteurs qu’en se réfugiant dans une

confusion historique savante. Ne subsiste alors plus qu’une


question : la philosophie peut-elle penser l’universalité de la

condition humaine sans se borner à généraliser sa condition


présente ?

Sébastien Bauer et Laurent Gerbier

✐ 1 Cicéron, De l’orateur, I, 71, tr. E. Courbaud (1922), Les


Belles Lettres, Paris, 1967, p. 30.

2 Montaigne, M. de, Essais (1580-1595), III, 2, édition P. Villey


(1924), PUF, Paris, 1992, vol. III, p. 805.

3 Heidegger, M., Lettre sur l’humanisme (1946), tr. R. Munier, in


Questions III, Gallimard, Paris, 1966, rééd. Tel, 1990.

4 Sartre, J.-P., L’existentialisme est un humanisme (1946), Nagel,


Genève, 1970.

5 Engels, F., et Marx, K., La Sainte Famille, ou critique de la


critique critique (1845), tr. M. Rubel (1982), dans Philosophie,
Gallimard, Folio, Paris, 1994, pp. 248 sq.

! CULTURE, ÉDUCATION, HOMME, SUJET

« L’humanitaire est-il un humanisme ? »

HUMANITAIRE

Adj. dérivé de humanité, se trouve aussi sous forme substantivée.


MORALE, POLITIQUE

Le terme apparaît dans la première moitié du XIXe s.


Littré, qui le considère comme un néologisme, le définit de
façon très vague : « qui intéresse l’humanité entière » ou,
sous forme substantivée, « partisan de l’humanité considé-
rée comme un être collectif ». Il tend maintenant à signi-
fier tout ce qui vise au bien de l’humanité.

On peut penser que le terme marque un sens nouveau par


rapport à la notion plus ancienne de philantropie qui est,
comme son nom l’indique, plus « sentimentale », puisqu’elle
signifie un amour des hommes dont il est facile de voir com-
bien, même laïcisé, il doit à l’amour du prochain prôné par le
Christ. Le terme humanitaire semble plus lié à l’idée de res-
pect de l’humanité en tant que telle, ainsi qu’à l’idée de droits
fondamentaux de l’homme, tels que celui de survivre, d’être
soigné, de recevoir une éducation, de n’être pas poursuivi
pour sa religion ou ses opinions, de n’être pas torturé, etc.

Le terme a connu un regain d’usage dans le dernier tiers


du XXe s., avec le développement de l’aide humanitaire, gou-
vernementale ou non. En ce sens, il pose sous forme nouvelle
d’anciens problèmes de philosophie morale et politique. Si
la notion de devoir d’assistance humanitaire semble aller de

soi, comme principe moral dérivé de l’aide due à autrui des


laïcs ou de la charité des religieux, elle a des conséquences

politiques complexes lorsqu’il prétend s’exercer dans les faits


contre la volonté d’un État souverain. De même l’idée d’une
juridiction humanitaire internationale qui s’imposerait aux
États reste encore à penser comme un des enjeux pour une
philosophie morale et politique présente. On retrouve ici des
problèmes juridiques classiques, relatifs à la notion difficile
de droit des gens ou à la question de savoir s’il y a des limites
à la souveraineté. Mais l’idée d’un droit humanitaire, qui ne
serait jamais qu’un mode mineur de l’idée kantienne d’un
droit cosmopolitique, reste, quelles que soient ses difficultés,

une exigence de la raison dès lors qu’on admet, pour chaque


homme, un droit naturel individuel.

Colas Duflo

✐ Bettati, M., le Droit d’ingérence, mutation de l’ordre interna-


tional, Odile Jacob, Paris, 1996.

Torelli, M., le Droit international humanitaire, PUF, Paris, 1989.

! DROIT, DROITS DE L’HOMME


downloadModeText.vue.download 509 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

507

L’humanitaire est-il un
humanisme ?

Peut-on travailler dans l’humanitaire sans

être humaniste ? On serait tenté de ré-

pondre négativement : que ce serait de

l’hypocrisie au plus haut degré. Ces deux

termes s’inscrivent d’emblée dans un dispositif moral


où l’un paraît souvent substituable à l’autre. L’huma-
nisme est une théorie, une manière de penser, l’humani-
taire une pratique, une manière d’agir. Mais est-ce que,

comme le sens commun le suggère, l’humanitaire est la

pratique de l’humanisme et l’humanisme la théorie de

l’humanitaire, comme deux côtés de la même chose :


l’humanité ou le souci de l’homme pour l’homme ? Dans
une problématisation du rapport entre l’humanisme et
l’humanitaire, on n’évite guère de faire intervenir ces
deux derniers termes : le concret l’homme, et l’abstrait

qui en dérive, l’humanité. La réponse à la question « l’hu-


manitaire est-il un humanisme ? » exige une compré-

hension de l’enjeu de ces quatre termes : l’humanisme

et l’humanitaire, l’homme et l’humanité. La question se

pose désormais en ces termes : la pratique humanitaire


est-elle forcement soutenue par une théorie humaniste,
et si elle l’est, qu’est-ce que cela implique pour la com-
préhension de l’homme et de l’humanité qui sont censés
en bénéficier ?

LES QUATRE ÉTAPES DE

LA THÉORIE DE L’HUMANISME

L ’humanisme désigne un ensemble de théories dans l’his-


toire de la pensée dont le trait commun est de mettre
l’homme au centre de leurs réflexions, souvent attaché à la

maxime d’homo mensura de Protagoras. Ainsi, l’humanisme


désigne, abstraction faite des différences spécifiques des
théories historiques communément désignées par ce terme,
une pensée conçue en fonction de et pour l’homme. Selon
Heidegger, « l’humanisme en général est l’effort visant à
rendre l’homme libre pour son humanité et à lui faire dé-
couvrir sa dignité. »1 Son histoire comprend en gros quatre
étapes : l’humanisme de la Renaissance, le néo-humanisme,
l’humanisme existentialiste, et l’anti-humanisme.

L’humanisme de la Renaissance surgit en Italie au XVe s.


Il s’oppose aux théismes de la scolastique en formulant
une nouvelle anthropologie, comme par exemple chez Pic
De la Mirandole dans son discours De dignitate hominis de
1486. C’est l’idéal de l’humanitas de Cicéron qui inspire ce
nouvel intérêt pour l’individu humain. Au XVIe s., l’humanisme
est lié à l’apparition du protestantisme. Érasme en Hollande, à
l’aube de la Réforme, s’oppose à la scolastique médiévale et
invoque une nouvelle forme de christianisme qui en fait une
croyance individuelle libérée des règles de vie dogmatiques.

Le néo-humanisme apparaît en Allemagne vers 1800 et


comprend des noms aussi célèbres que Goethe, Schiller et
Humboldt. Avec le néo-humanisme l’homme devient un pro-
jet plutôt qu’une essence stable : la nature de l’homme s’ins-
crit dans le devenir et la référence à l’idéal divin s’efface. De
là leur emphase sur la formation, cette formation dût-elle
prendre la forme d’une éducation esthétique comme chez
Schiller ou d’une acquisition de la vraie science, comme plus
tard chez Hegel. L’homme n’est pas encore la mesure de

toutes choses, mais l’homme doit réaliser sa propre mesure,

doit réaliser sa propre finalité. Cette finalité s’appelle chez

Humboldt l’humanité. L’humanisme désigne désormais la

théorie de la formation morale de l’humanité idéale.

On retrouve l’idée d’un projet humain des néo-humanistes

au XXe s. en une version radicalisée chez Sartre dans L’exis-

tentialisme est un humanisme. Ici, Sartre introduit l’existenti-

alisme comme un humanisme athée. Selon Sartre, et contre

le néo-humanisme, l’humanisme ne consiste pas dans l’as-


piration de l’homme à une humanité conçue comme idéal
abstrait. Comme l’écrit Sartre : « L’existentialisme ne prendra
jamais l’homme comme fin, car il est toujours à faire. Et nous
ne devons pas croire qu’il y a une humanité à laquelle nous

puissions rendre un culte [...] » 2. Toutefois, dans ses choix

de vie, l’homme singulier est responsable pour l’humanité


entière, car même si Sartre nie l’idée d’une essence univer-
selle de l’homme, il affirme une complicité des êtres humains

au niveau de la condition de leur être. Ainsi le projet humain,


ou l’humanisme, repose sur l’obligation de réaliser sa propre

existence.

En s’opposant aussi bien à l’existentialisme qu’au néo-

humanisme, M. Foucault initie avec les Mots et les Choses le

mouvement philosophique communément appelé anti-hu-


manisme. Il va encore plus loin que Sartre : l’homme ne doit

pas se libérer de l’humanité pour retrouver son propre être,


mais se libérer de son être même. Selon Foucault l’homme
comme tel n’apparaît qu’à partir de la formulation du cogito

réflexif de Kant au seuil du XIXe s. L’homme n’est pas un être

donné, mais une figure historique à la veille de sa disparition.

Ainsi Foucault finit son oeuvre avec ces mots : « On peut


être sûr que l’homme est une invention récente. L’homme
est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre
aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine » 3. Si

l’homme disparaît, c’est parce qu’il est une construction en

contradiction perpétuelle avec elle-même, un trait qui opère

une négation de l’homme par l’homme : l’homme en tant

qu’homme ne peut que se nier, n’arrive jamais à s’affirmer

dans son être. Ainsi est proclamée la fameuse fin de l’homme.

Foucault n’était ni le seul ni le premier à poser que l’homme

a une origine historique et idéologique. Déjà en 1932, C. Sch-

mitt décrivait le concept d’humanité comme un « instrument


idéologique »4 et en 1968, Althusser reprenait la même figure
en invoquant que «... le concept d’humanisme n’est qu’un
concept idéologique. »5 Pourtant, cela ne veut pas dire que ces
penseurs sont « contre » les hommes. Comme le dit Heideg-
ger : « l’opposition à “l’humanisme” n’implique aucunement
la défense de l’inhumain, mais ouvre, au contraire, d’autres

échappés [...] Ce qui compte, c’est l’humanitas au service


de la vérité de l’Être, mais sans humanisme au sens méta-

physique. »6 Ils veulent simplement dire que, pour que l’on

puisse enfin penser pour l’homme concret, on doit d’abord

se débarrasser du concept abstrait de l’homme, de la méta-

physique de l’homme. Car sinon on impose à l’homme la

restriction inhumaine de vivre sous la menace de l’humanité,

sous le jugement de cet homme idéal que nous n’atteignons


jamais. Quand Nietzsche déclarait que nous sommes « hu-
mains, trop humains », lui aussi pointait vers une telle figure :
que nous souffrons sous notre propre humanité. Voilà décriés

les termes « humanisme » et « humanité ».


downloadModeText.vue.download 510 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

508

LA PRATIQUE HUMANITAIRE :
PITIÉ, COMPASSION, CHARITÉ

L e terme « humanitaire » est relativement récent : il ne paraît


dans la langue française qu’au milieu du XIXe s. Selon le
Larousse Universel le terme s’emploie comme adjectif et « se
dit d’une action, d’une institution, d’une doctrine (parfois de
quelqu’un) qui s’intéresse au bien de l’humanité, qui cherche
à améliorer la condition de l’homme. »7 On le connaît dans
le sens des organisations humanitaires. La notion de l’hu-
manitaire joue aussi un rôle important en droit en opérant
la distinction entre les droits de l’homme en général et le
droit humanitaire, un code spécifiquement lié au droit de la
guerre (l’obligation de soigner les blessés de l’adversaire, ne
pas induire plus de souffrance que nécessaire, etc.).

L’acte humanitaire implique de donner ou d’aider autrui.


Sur le plan conceptuel, comme l’humanisme, l’humanitaire est
lié au terme d’« humanité », mais ici dans le sens qu’en donne
Diderot dans l’Encyclopédie : « un sentiment de bienveillance
envers tous les hommes, qui ne s’enflamme que dans une
âme grande et sensible. Ce noble et sublime enthousiasme se
tourmente des peines des autres et du besoin de les soula-
ger. »8 Aussi pourrait-on comparer l’humanitaire avec le « sen-
timent d’humanité » dont Cicéron parle dans l’Amitié 9. Mais
surtout l’humanitaire reprend tout la tradition chrétienne de
la charité, de la pitié et de la compassion. R. Legros affirme
ainsi que « l’attitude humanitaire est en effet animée d’un
sentiment – la pitié ou compassion universelle. » 10 Il découle
d’une disposition de compassion de l’esprit comparable avec

le sensus humanus dont parle Saint Augustin dans la Cité de

Dieu 11. Il y a pourtant des différences. La charité du chrétien

est une imitation de la miséricorde de Dieu, en suivant Sa

volonté et pour la grâce du miséricordieux plutôt que pour

le bénéfice de ceux qui en profitent. Elle est inscrite dans un


dispositif théologico-jundique qui oblige le chrétien à suivre
la loi de Dieu, à savoir d’aimer le prochain. L’humanitaire
prétend par contre cultiver les rapports des hommes entre
eux et pour le bénéfice de l’autre homme. R. Brauman de la
Fondation Médecins sans Frontières en donne la définition
suivante : « l’humanitaire part du souci de réduire la souf-
france, la souffrance en général d’autres êtres de qui nous
nous rapprochons par un processus d’identification. Le senti-
ment humanitaire exprime donc l’idée que l’humanité est un
tout homogène et qu’en dépit de cette diversité, elle contient
une unité fondamentale. » 12 L’humanitaire sert le but de rap-
procher l’homme de l’homme par une espèce d’imitation des
sentiments, par une empathie fondamentale entre l’homme et
l’homme qui n’est plus médiatisée par l’obligation envers la
loi de Dieu comme l’était la miséricorde chrétienne.

Cela ne veut pourtant pas dire que l’humanitaire se réduit


au souci de l’homme pour l’autre homme. Comme la charité
chrétienne, l’humanitaire contient l’élément d’un souci de soi.
Ceci dans la mesure où l’on comprend l’humanitaire comme
un acte par lequel l’homme démontre son humanité, comme
le soulignent par exemple les principes fondamentaux de la
Croix-Rouge établis en 196513. Dans l’acte humanitaire il s’agit
de faire de son action un acte dans lequel l’homme peut
se retrouver dans son être moral : dans l’acte humanitaire
l’homme s’affirme dans son humanité. Dans ce sens l’huma-
nitaire s’inscrit immédiatement dans la longue tradition de
l’humanisme. Elle se confond avec l’humanisme d’Humboldt,
parce qu’elle est une pratique dans laquelle l’individu réalise
sa propre finalité en tant qu’être moral. Finalement, la réfé-

rence à la loi n’a pas disparue, simplement la loi de l’Huma-


nité remplace la loi de Dieu.

CRITIQUE DU DISPOSITIF HUMANISTE

DE L’HUMANITAIRE

P ris dans ce sens, enraciné dans la tradition humaniste,


l’humanitaire se réfère à une entité abstraite dans laquelle
nous voyons notre propre idéal : l’humanité. Un exemple
frappant de cette complicité entre l’humanitaire et l’humanité
se trouve dans l’idée du crime contre l’humanité du droit

humanitaire, une notion forgée aux Tribunaux de Nuremberg


en 1945 pour désigner la monstruosité du régime nazi, et
entrée définitivement dans le vocabulaire du droit humani-
taire sous la définition d’« acte inhumain » qu’on en donnait
en 1945. Mais s’agit-il là d’un crime contre l’homme concret
ou contre l’idée abstraite de l’homme ? L’utilisation du mot
« humanité » suggère la dernière possibilité. Par exemple,
Jankélévitch présente la notion du crime contre l’humanité
de cette manière : « Ce sont, dans le sens propre du terme,
des crimes contre l’humanité, c’est-à-dire des crimes contre
l’essence humaine ou, si l’on préfère, des crimes contre l’“ho-
minité” en général. » 14 Cette assimilation de l’humanitaire à
l’humanité, bien qu’apparemment conçue dans l’intention la
meilleure, comporte pourtant de nombreux dangers.

D’abord, comme un problème reconnu par beaucoup


des théoriciens de l’humanitaire, la pratique humanitaire ne
court-elle pas le danger de se réduire à un souci narcissique
de soi ayant peu à voir avec un rapprochement des hommes ?
L. Boltanski met nettement ce point : « L’action humanitaire
[...] est aussi dénoncée en tant qu’elle donnerait à chacun la
possibilité de cultiver son soi en s’émouvant de sa propre

pitié au spectacle de la souffrance d’autrui. » 15 En contradic-


tion avec l’intention même de l’humanitaire, sa subordination
à l’humanité et à l’humanisme produit une distance entre
l’homme qui donne et l’homme qui reçoit, distance sem-
blable à celle entre le chrétien et autrui dans sa compassion
et sa pitié : le concept d’humanité se substitue à Dieu comme
intermédiaire. L’homme est aussi loin de l’homme qu’aupa-

ravant, l’acte humanitaire devenant l’expression d’une « télé-


compassion », une « compassion à distance » selon O. Abel 16.

Ensuite, la notion de l’humanité autour de laquelle l’huma-


nisme construit sa morale renferme un universalisme qui ne
diffère guère d’un totalitarisme. C’est que le concept de l’hu-
manité opère une hiérarchisation de la diversité humaine :
il fait de la différence entre les hommes une différence de
valeur, et une valeur mesurée par la conformité de l’action
humaine à l’idéal de l’humanité. Cela importe pour le tra-
vail humanitaire, puisqu’une telle hiérarchisation détermine

l’ensemble des actions humaines qu’il protège et promeut et


la manière dont ces travaux sont menés à bien. J. Florence
résume ainsi ce problème : « Sous l’idée abstraite et généra-
lisante d’humanité se sont menées des actions les plus géné-
reuses mais, tout autant, les entreprises les plus aveuglément
destructrices des individus, des groupes, des peuples dans
leur existence et leurs valeurs singulières. » 17

Finalement, et c’est peut-être le problème le plus impor-


tant, le dispositif moral produit par la configuration huma-

nisme-humanité fait de l’humanitaire une question de droit,


de loi. L’action humanitaire est devenue une affaire juridique
par la référence constante des organisations humanitaires aux
Droits de l’homme, Amnesty International en étant l’exemple
le plus frappant 18. Il est clair que cela leur offre un instru-
downloadModeText.vue.download 511 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

509

ment très efficace pour obtenir des moyens économiques


suffisants : on en appelle non seulement à la miséricorde,
mais également au devoir. Or, cette confusion entre une obli-
gation presque juridique et la miséricorde se fonde sur une
métaphysique de l’humanité. Car les droits de l’homme ne
sont finalement que les droits de l’humanité. Et les droits
de l’humanité ne sont strictement les droits de personne,
ils ne concernent pas telle ou telle personne ou groupe de
personnes particulières dans telle ou telle situation. Si l’on

se réfère au droit dans le travail humanitaire, on fait égale-


ment appel à une humanité « en général » dont la nature sert
comme une mesure de l’homme selon laquelle aussi bien le
« donateur » que le « bénéficiaire » sont jugés.

Le travail humanitaire se trouve désormais animé, d’une


part, par la culpabilité du donateur de ne pas avoir donné
suffisamment pour enfin atteindre son idéal d’humanité, et
de l’autre, par la conscience du bénéficiaire de ne pas encore
avoir reçu assez pour regagner sa dignité humaine. L’échange
humanitaire repose sur ce déséquilibre où nous nous trou-
vons tous hors mesure et sommes tous jugés inadéquats.

Dans la plupart des cas les praticiens du travail humanitaire


affirment la liaison de l’humanitaire avec l’humanisme. Mais,
en prenant en considération l’histoire conceptuelle et philo-
sophique des termes impliqués, ne pourrait-on dire qu’on
est obligé de répondre à la question négativement ? Car, en
suivant les leçons d’Heidegger, de Foucault ou d’Althusser,
la complicité conceptuelle de l’humanisme et de l’humanité
rend impossible l’affirmation de l’homme concret et installe
le danger d’un totalitarisme narcissique au sein de l’action
humanitaire. Ce dispositif, par sa liaison avec la loi, implique
également la construction d’un régime de jugement. Le pro-
blème ne réside pas dans la loi particulière à travers laquelle
l’action humanitaire s’organise, la loi de Dieu ou la loi de

l’humanité, mais dans le fait qu’elle se réfère à une loi. L’aide

humanitaire n’implique pas moins un jugement que les tribu-


naux du droit humanitaire.

▶ Ne serait-il pas possible de concevoir un rapport de

l’homme à l’homme, qui ne serait pas placé sous les aus-


pices de la Loi, celle de Dieu ou celle de l’humanité ? Un tel
remaniement de la structure de l’humanitaire exigerait trois
choses : une dépréciation de l’aspect universel du rapport
humanitaire. Cela supposerait une localisation du rapport

de l’homme à l’homme. Ensuite une dé-finalisation du rap-

port : il faudrait se débarrasser de l’idée que l’humanitaire


travaille pour que nous puissions tous nous rejoindre dans
notre humanité commune. Finalement une mise en procès
de ce rapport. Si l’acte humanitaire repose, et doit reposer,
sur une identification entre des hommes, ces points com-
muns doivent être recherchés dans le rapport actif même et
ne pas être déterminés théoriquement avant l’établissement
réel du rapport. L’identification de l’homme avec l’homme

réside dans le processus d’identification lui-même. Sinon elle

ne renvoie qu’à l’abstraction de l’humanité. Sans son détache-

ment du dispositif humanité-humanisme et son remaniement

selon ces trois lignes – localisation, dé-finalisation, et mise en


procès –, l’acte l’humanitaire demeure un acte de jugement.

PAUL RATEAU

✐ 1 Heidegger, M., Lettre sur l’humanisme, Aubier, Paris, 1983,


p. 49.

2 Sartre, J.-P., l’Existentialisme est un humanisme (1946), Nagel,


Paris, 1970, p. 92.

3 Foucault, M., les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966,

p. 398.

4 Schmitt, C., la Notion de politique (1932), Calmann-Lévy, Paris,

1972, p. 98.

5 Althusser, L., Pour Marx, Maspero, Paris, 1968, p. 229.

6 Heidegger, M., op. cit., pp. 127-139.


7 Grand Larousse Universel, t. VIII, art. « Humanitaire », La-
rousse, Paris, 1995.

8 Diderot, D., Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des

sciences, des arts et des métiers (1751-1780), vol. 8, art. « Huma-


nité », Verlag, Stuttgart, 1967.

9 Cicéron, l’Amitié, Les Belles Lettres, Paris, 1983.

10 Legros, R., « L’expérience démocratique d’autrui et la sensibi-

lité humanitaire. », in Humanité-humanitaire, Publications des


Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1998, p. 43.

11

Saint Augustin, la Cité de Dieu, in OEuvres de saint Augustin,


t. 33-37, livre XIX, chap. 7, Desclée de Brouwer, Paris, 1959-

1960.

12 Brauman, R., « Devoir humanitaire, devoir d’humanité », in

Humanité-humanitaire, Publications des Facultés Universi-


taires Saint-Louis, Bruxelles, 1998, p. 19.

13 Cf. les principes fondamentaux de la Croix-Rouge. Commen-

taire par Jean Pictet, Institut Henry-Dunant, Genève, 1979.

14 Jankélévitch, V., l’Imprescriptible, Seuil, Paris, 1986, p. 22.

15 Boltanski, L., la Souffrance à distance, Métaillé, Paris, 1993,

p. 8.

16 Abel, O., « “Comment peut-on être humain ?” De l’humanité

métaphorique à l’action humanitaire », in Humanité-huma-


nitaire, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis,
Bruxelles, 1998, p. 1.

17 Florence, J., « Avant-propos », in Humanité-humanitaire,


Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles,

1998, p. 1.

18 Cf. Leaud, A., Amnesty International. Le parti des droits de

l’homme, Seuil, Paris, 1993.

Voir-aussi : Arendt, H., Essai sur la révolution, Gallimard, Paris,

1967.

Buirette, P., le Droit international humanitaire, La Découverte,

Paris, 1996.
Centre mondial d’études humanistes, Quelques termes fréquents
de l’humanisme, Éditions Références, Paris, 1995.

Delmas-Marty, M., « L’humanité saisie par le droit », in Humani-


té-humanitaire, Publications des Facultés Universitaires Saint-

Louis, Bruxelles, 1998.

Lalande, A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie,

art. « Humanisme » et « Humanité », PUF, Paris, 1997.

Lévi-Strauss, C., la Pensée sauvage, chap. IX, Plon, Paris 1962,

pp. 324-357.

Marcel, G., la Dignité humaine, et ses assises existentielles, Au-


bier, Paris, 1964.

Marx, K., À propos de la question juive, in OEuvres III. Philoso-


phie, Gallimard, Paris, 1982, pp. 347-381.

Maurer, B., le Principe de respect de la dignité humaine et la

convention européenne des droits de l’homme, La Documenta-

tion française, Paris, 1999.

Mirandole, P. de, De la dignité de l’homme, Éditions de l’éclat,

Combas, 1993.

Nietzsche, F., Humain, trop humain, Librairie générale fran-


çaise, Paris, 1995.

Schiller, F. von, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme,


Aubier, Paris, 1992.

Sudre, F., Convention européenne des droits de l’homme, coll.

Que sais-je ?, no 2513, PUF, Paris, 1997.

Torterrelli, M., le Droit international humanitaire, coll. Que

sais-je ?, no 2211, PUF, Paris, 1985.


downloadModeText.vue.download 512 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

510

HUMEUR
Du latin humor, « liquide » (en particulier corporel).

GÉNÉR., HIST. SCIENCES

Dans la médecine ancienne, fluide corporel dont la

répartition conditionne ponctuellement l’état de santé de


l’individu et détermine généralement son caractère. Les

quatre humeurs de la médecine galénique sont le flegme,


la bile ou cholère, la bile noire ou atrabile, le sang.

Chez Galien 1, les humeurs sont les liquides physiques dont la


circulation, la production et la combinaison définissent deux
formes d’équilibre : d’un point de vue général, la balance
durable des humeurs détermine un tempérament, c’est-à-
dire une disposition fondamentale du corps et de l’âme (de

telles dispositions permettent alors une classification des

types de caractère) ; d’un point de vue particulier, l’équilibre


des humeurs dans l’instant détermine la maladie ou la santé
dans un individu 2. En tant que ces humeurs correspondent

à des combinaisons de qualités physiques (chaud ou froid,

sec ou humide), mais aussi à des éléments naturels ou à des

influences astrales, la médecine humorale peut intégrer l’idée

de complexion individuelle dans un cosmos qui lui répond

point par point.

Parce qu’elle désigne un équilibre fluide et fluctuant par

lequel les états du corps peuvent conditionner les états de

l’âme, l’humeur a fini par excéder le seul champ médical

pour désigner les dispositions du caractère 3, mais aussi les

états de l’âme, et parfois même les dispositions collectives


des peuples 4.

Laurent Gerbier

✐ 1 Galien, L’âme et ses passions, tr. V. Barras, T. Birchler et A.-


F. Morand, Les Belles Lettres, Paris, 1995.

2 Grmek, M. D. (dir.), Histoire de la pensée médicale en Occi-


dent, vol. I, « Antiquité et Moyen Âge », Seuil, Paris, 1995.

3 Burton, K., Anatomie de la mélancolie (1621), tr. B. Hoepffner,

Corti, Paris, 2000.

4 Machiavel, N., Le Prince (1513), ch. IX, tr. J.-L. Fournel et J.-Cl.

Zancarini, PUF, Paris, 2000, pp. 99-101.

! CARACTÈRE, MÉDECINE, MÉLANCOLIE

HUMOUR

Emprunt à l’anglais humour, lui-même dérivé du français « humeur ».


ESTHÉTIQUE, PSYCHOLOGIE

À partir du XVIIIe s., manière de plaisanter jugée tout

d’abord spécifiquement anglaise, puis définie comme

forme du comique à part entière, au même titre que l’es-

prit ou l’ironie.

Par opposition à l’esprit, jugé plus intellectuel, l’humour doit


à son ancrage dans l’humeur une connotation d’abord phy-

siologique : il est souvent considéré, au XVIIIe et encore au

XIXe s., comme une disposition de caractère, une « bizarre-

rie naturelle » selon Philarète Chasles, faite d’un mélange de

gaieté et de tristesse 1. Dans sa forme littéraire, il peut prendre


une dimension critique féroce dont la Modeste Proposition de

Swift (1729) apparaît comme le paradigme.

Les romantiques reprennent la notion pour en faire une


constellation comique qui remonterait à Shakespeare et au
Tristram Shandy de Sterne (1759). L’humour présente, selon
Jean Paul, une image inversée du sublime, contrepoint de la
gravité et du pathos, dans laquelle le monde apparaît minus-

cule et risible 2. Ainsi doté d’une « valeur anéantissante univer-

selle », l’humour se présente comme une totalité. Il acquiert,

dans son insignifiance même, une profondeur que lui recon-


naît Hegel 3. Bien qu’il prétende s’en distinguer, il est alors

difficilement dissociable de l’ironie, toujours construite dans


la visée du dévoilement d’une vérité supérieure.

C’est du reste autour de cette opposition à l’ironie que


nombre de philosophes ont caractérisé l’humour, tout en

donnant aux deux notions des définitions personnelles. Selon

Kierkegaard, l’humour recèle toujours une douleur cachée et


une sympathie étrangères à l’ironie 4. Pour Bergson, l’humour
« décrit ce qui est, en affectant de croire que c’est bien là ce

que les choses devraient être », alors que l’ironie énonce ce

qui devrait être, en feignant de croire que c’est précisément

ce qui est 5.

Mais l’humour peut être abordé non seulement comme


figure du discours, comme la caractéristique d’une époque

de l’art ou d’un stade de l’existence, mais également dans la


fonction psychique qu’il revêt pour son auteur. Selon Freud,

l’humour est un moyen d’obtenir un plaisir en dépit d’affects


pénibles 6. Cette économie réalisée sur soi-même (l’humour

est essentiellement dirigé sur la personne propre) est aussi ce

qui explique le lien de l’humour avec les situations difficiles

ou extrêmes (ainsi de « l’humour noir » du prisonnier qui,


conduit à la potence un lundi matin, s’exclame : la semaine
commence bien !), et plus généralement avec les situations

minoritaires ou opprimées (humour juif). L’humour est la dé-

robade, « l’échappatoire qui sent le ghetto » 7. J.-F. Lyotard le


nomme encore ruse minuscule de celui qui transforme sa fai-
blesse en force 8. Car l’humour n’est pas résigné. Il défie et fait

triompher narcissisme et principe de plaisir. Pour cette raison,


Freud est conduit à souligner dans l’humour une dimension
« grandiose », analogue à celle du regard de l’adulte sur l’en-

fant, qui serait la contribution au comique par la médiation

du surmoi 9. Par là s’expliquerait la valeur élevée que nous


accordons à l’humour, et sa fonction « consolatrice ».

▶ Quel que soit le rôle qui peut lui être conféré dans un

système philosophique, l’humour garde sa spécificité, qui le


distingue des autres formes du comique. S’il a perdu son an-

crage national, il reste lié à l’idée de distance, avec soi-même

comme avec le monde, et à une certaine légèreté qui en fait

à la fois un moyen de plaisir et un instrument de résistance.

Françoise Coblence

✐ 1 Chasles, P., article « humour », in Dictionnaire de la conver-

sation et de la lecture, W. Duckett (dir.), vol. 11, 1832, Paris

(1re éd.), et 1867-1868 (2e éd.).

2 Richter, F., Cours préparatoire d’esthétique (1804), trad.

A. M. Lang et J.-L. Nancy, L’âge d’homme, Lausanne, 1979,

pp. 129-139.

3 Hegel, G. W. F., Cours d’esthétique, t. II, trad. J.-P. Lefebvre et


V. von Schrenk, Aubier, Paris, 1996, p. 218.

4 Kierkegaard, S., Post-scriptum définitif et non scientifique aux


« Miettes philosophiques » (1846), trad. P. H. Tisseau et E. M. Jac-
quet-Tisseau, in OEuvres complètes, t. XI, Orante, Paris, 1977,

p. 235.

5 Bergson, H., le Rire (1899), PUF, Paris, 1981, p. 97.

6 Freud, S., le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905),

trad. D. Messier, Gallimard, Paris, 1988, p. 399.

7 Bloch, E., Traces, Gallimard, Paris, 1968, p. 208.

Lyotard, J.-F., « Puissance des traces, ou contribution de Ernst

Bloch à une histoire païenne », in Utopie-Marxisme selon Ernst


Bloch, Payot, Paris, 1976, p. 62.
downloadModeText.vue.download 513 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

511

9 Freud, S., « L’humour » (1927), in l’Inquiétante Étrangeté et


autres essais, trad. B. Féron, Gallimard, Paris, 1985, p. 328.

Voir-aussi : Breton, A., Anthologie de l’humour noir, 1939, Pau


vert, Paris, 1972.

HYLÉMORPHISME

Néologisme 1 formé à partir des termes grecs hulè, « matière », et mor-


phè, « forme ».

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE

Bien qu’absent du vocabulaire d’Aristote, le terme sert


à désigner la doctrine aristotélicienne selon laquelle tous
les êtres sujets au devenir sont par nature constitués d’une
matière (hulè) et d’une forme (morphè) 2. Le terme apparaît
essentiellement dans le cadre des études néoscolastiques.

Annie Hourcade

◼ On désigne aussi sous le nom d’« hylémorphisme » univer-


sel la doctrine, d’origine sans doute néoplatonicienne plus
qu’aristotélicienne, du philosophe juif espagnol Ibn Gabirol
(XIe s.), selon laquelle toutes les substances, et non pas seule-
ment celles sujettes au devenir, sont composées de matière et
de forme, la matière, conçue comme pure potentialité, assu-
rant l’unité des mondes matériel et spirituel. Cette doctrine in-
fluença certains théologiens franciscains (Bonaventure, Roger
Bacon), mais fut réfutée par saint Thomas d’Aquin 3.

Michel Narcy

✐ 1 Nys, D., « L’hylémorphisme dans le monde inorganique », in


Revue néo-scolastique, 11, 1904, p. 35.
2 Aristote, Physique, I, 7, 190a17-23.

3 Thomas d’Aquin (saint), De ente et essentia, 2-4.

Voir-aussi : Libéra, A. (de), la Philosophie médiévale, PUF, Paris,


1993, pp. 199-206.

Sirat, C., la Philosophie juive médiévale en terre d’Islam, Presses


du CNRS, Paris, 1988, pp. 88-104.

! FORME, MATIÈRE, SUBSTANCE

HYPOSTASE

Du grec hupostasis, de hupo « sous » et stanai « se tenir » : « fondement,


support ».

PHILOS. ANTIQUE, THÉOLOGIE

1. Dans la philosophie alexandrine, principes divins éma-


nant de toute éternité l’un de l’autre. – 2. Dans la théologie
chrétienne, synonyme à la fois de sujet, en tant que subs-
tance première ou individuelle, et de personne, lorsqu’on
parle d’hypostase rationnelle, ainsi les trois personnes de la
Trinité, par opposition à leur nature commune, et l’unique
personne du Christ par rapport à la dualité de ses natures.

Le terme « hypostase », bien que présent dans l’oeuvre d’Aris-


tote qui le prend dans le sens de résidu, voire de réalité

consistante (par opposition à l’illusoire), n’acquiert de sens

philosophique que dans la tradition stoïcienne, où il désigne

une réalité dépendante, et surtout néoplatonicienne. Ainsi,

chez Plotin, l’univers est hiérarchisé en trois stades désignés

chacun par le nom d’hypostase : l’Un absolu, d’où émane l’In-

tellect, lequel comprend toutes les intelligences particulières


et engendre lui-même l’Âme du monde, troisième hypostase,
source du monde sensible et, par là même, de multiplicité et
de dispersion 1. Accordant ces spéculations à leurs probléma-
tiques propres, les Pères de l’Église, aux IVe et Ve s., adopteront
le terme « hypostase » pour désigner la personnalité distincte

du Père, du Fils et de l’Esprit saint, en opposition à l’ousia


(« substance »), qui exprime la nature commune à ces trois

hypostases. De même, ils expliquent le mystère de l’union


du Verbe incarné par la rencontre de deux natures en une

seule hypostase, synonyme de prosôpon (« personne »). Chez

les scolastiques, la notion, tout en gardant le sens d’individu,

désigne aussi plus spécialement la substance première, voire


la personne morale : « Les substances individuelles sont appe-

lées hypostases ou substances premières. » 2.

Michel Lambert

✐ 1 Plotin, Ennéades, V, 1-3 ; 6-7, tr. E. Bréhier (1931), Les

Belles Lettres, Paris, 1991.

2 D’Aquin, Th. (saint), Somme théologique, I, q.29, a.1c ; voir III,


q.2, Cerf, Paris, vol. I, 1984.

Voir-aussi : Dörrie, H., « Hupostasis. Wort- und Bedeutungsges-

chichte », in Nachrichten der Akademie der Wissenschaften in


Göttingen, no 3, pp. 35-92, 1955.

! ÉMANATION, NATURE, PERSONNE, SUBSTANCE

HYPOTHÈSE
Du grec hupothesis, « action de mettre en dessous » d’où : « base d’un
raisonnement », « fondement », « principe », « supposition ».

PHILOS. ANTIQUE, LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Proposition, n’ayant pas nécessairement valeur de véri-


té, formant le point de départ d’une démonstration.

Antonyme de « anhypothétique », le mot « hypothèse » est lui

aussi un néologisme forgé par Platon pour désigner une no-

tion ou une proposition qui, n’étant pas évidentes par elles-

mêmes, sont « placées sous », c’est-à-dire dans la dépendance

de, une proposition logiquement antérieure. Ainsi le pair et


l’impair, les figures et les trois espèces d’angles, sont-ils qua-

lifiés d’hypothèses : d’une clarté telle que nul ne pense qu’il

y ait lieu d’en rendre compte, ces notions et d’autres sem-

blables servent de point de départ aux démonstrations des


mathématiciens. À ce dernier titre, elles posent cependant
une valeur heuristique, puisqu’elles constituent le fondement
de la déduction, non seulement des propriétés, mais aussi de

l’existence d’autres objets mathématiques 1. On peut dire en

ce sens que les hypothèses ont chez Platon le statut qui est

celui des définitions et des axiomes dans les mathématiques


contemporaines, c’est-à-dire celui des notions et propositions
de base sur lesquelles s’édifie la théorie, mais sur la vérité
desquelles cette même théorie ne se prononce pas.

L’hypothèse posée par Platon dans le Ménon, selon la-


quelle « la vertu est un bien »2 présente, elle aussi, les ca-

ractéristiques d’un principe qui pourra servir de base à un

raisonnement valide, sans qu’il soit nécessaire d’en fournir la

vérification et ce, en vertu de son caractère évident. Comme

dans le cas des mathématiques, la démonstration, dont le

point de départ est l’hypothèse, ne conduira jamais à la re-

mise en cause de cette dernière.

Cette conception de l’hypothèse diffère cependant, de

manière fondamentale, de celle exposée par Platon dans le


Parménide. L’hypothèse formulée sur l’être : « s’il est un », af-
firmée puis niée, se trouve en définitive rejetée, en raison des
conséquences logiques qu’elle entraîne 3. L’hypothèse aban-

donne dans ce cas son statut de principe pour celui de simple


downloadModeText.vue.download 514 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

512

supposition, qu’il appartient au raisonnement de confirmer


ou au contraire d’infirmer.

Ces deux acceptions de la notion d’« hypothèse » marquent


le partage entre les deux sections de l’intelligible définies par
Platon à la fin du livre VI de la République. En définitive, le

raisonnement mathématique constitue un niveau inférieur à


la dialectique, en raison, précisément, de l’usage qu’il fait
des hypothèses. Considérer les hypothèses comme des prin-

cipes voue l’âme à l’inertie, lui interdit de s’élever au-des-

sus des images, la cantonne dans un type de connaissance


incomplète parce qu’hypothétique. Seule la dialectique, qui
prend les hypothèses pour ce qu’elles sont, à savoir non pas
des principes mais des « tremplins », des « points d’appui »
provisoires, vers le principe anhypothétique, contribue à
définitivement élever l’âme 4. Cet « éveil » de l’âme n’est pos-

sible qu’en « supprimant »5 les hypothèses, c’est-à-dire en les

réfutant.

Comme la « définition » (horismos), l’hypothèse selon

Aristote est une thèse : un principe immédiat du syllogisme,

posé sans démonstration ; cependant, outre le sens d’un


mot, l’hypothèse pose l’existence d’une chose 6. L’énoncé
de cette existence ne présente pas un caractère évident,

contrairement à l’« axiome » (axioma) qui s’impose à l’es-

prit 7. Le « postulat » (aitema) lui-même, se distingue de

l’axiome en ce qu’il est, en quelque sorte, imposé par le

maître, qui demande au disciple de l’accepter en dépit des

réticences de ce dernier.

Les stoïciens distinguent les « hypothèses » et les « ec-


thèses » 8, ces dernières s’appliquant exclusivement aux objets
géométriques. Dans les deux cas, il s’agit d’énoncés qui n’ont
pas nécessairement valeur de vérité mais qui permettent de
déduire des propositions ayant valeur de vérité. Ainsi de la
démonstration par une expérience de pensée de l’existence
d’un vide au-delà de l’univers : supposons un homme se te-
nant à l’extrémité de la sphère des fixes et étendant la main
vers le haut ; s’il y parvient, il y a là un espace extérieur au
monde mais vide ; s’il en est empêché, il y a quelque chose
d’extérieur au monde, à la limite duquel on peut l’imaginer
se porter, etc. 9.

Annie Hourcade

✐ 1 Platon, République, VI, 510c-d.

2 Platon, Ménon, 87d.

3 Platon, Parménide, 137b sq.

4 Platon, République, VI, 511a-e. Cf. Phédon, 101d-e.

5 Platon, République, VII, 533c.

6 Aristote, Seconds Analytiques, I, 2, 72a21.

7 Id., I, 10, 76b20 sq.

8 Diogène Laërce, VII, 196.

9 Long, A.A. &amp; Sedley, Les Philosophes hellénistiques, Paris,


2001, 49 F (t. II, p. 297).

Voir-aussi : Bobzien, S., « The Stoics on Hypotheses and Hy-

pothetical Arguments », in Phronesis, 42, 1997, pp. 299-312.

Canto, M. (éd.), Platon, Ménon, Paris, 1991, Introduction,


pp. 94-102.

Caveing, M., « Platon, Aristote et les hypothèses des mathémati-

ciens », in J.-F. Mattéi (éd.), La Naissance de la raison en Grèce,


Actes du congrès de Nice, mai 1987, Paris, 1990, pp. 119-128.

Gourinat, J.-B., La Dialectique des stoïciens, Vrin, Paris, 2000,


pp. 187-193.
Hamelin, O., Le Système d’Aristote, Vrin, Paris, 1985.

Narcy, M., « Aristote et la géométrie », Les Études philosophiques,


1978/1, pp. 13-24.

Wallace, W.A., « Aristotle and Galileo : The uses of hypothesis


(suppositio) in scientific reasoning », in D.J. O’Meara (éd.), Stu-
dies in Aristotle, Washington D.C., 1981, pp. 47-77.

! ANHYPOTHÉTIQUE

ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE

Affirmation dont on n’est pas assuré de la vérité au


moment ou à l’étape du raisonnement où on la pose, ou
encore dont le critère de validité est d’ordre logique et
non empirique.

Le recours à l’hypothèse a différentes justifications. La pre-


mière est inhérente à la méthode d’induction et, en ce sens,
Poincaré a raison de noter que « toute généralisation est une
hypothèse ». L’accumulation d’observations de type « ces x
sont P » n’autorise l’induction « tous les x sont P » qu’en recon-
naissant à cette loi « généralisante » un statut hypothétique.
Il est aussi exact que si cette « loi » se trouve régulièrement
confirmée, acquiert une puissance prédictive et étend le do-
maine des observations où elle est pertinente, son caractère
hypothétique tend à s’estomper pour laisser place à un prin-
cipe. Telle est la position développée par Huygens dans son
Traité de la lumière.

La seconde justification est au coeur des conceptions dites


déductives de la science. Un corps de principes hypothé-
tiques, retenus d’abord pour leur cohérence et leur puissance
représentative des phénomènes, forme le socle de la théo-
rie. Ces hypothèses demeureront valides tant qu’elles-mêmes
ou quelques-unes de leurs conséquences n’auront pas été
réfutées. En ce sens, les hypothèses scientifiques sont pro-
visoires. Il n’est pas choquant que des hypothèses distinctes
soient alors en compétition pour rendre compte d’un même
ensemble de phénomènes.

Le recours à l’hypothèse peut encore être un moyen de

raisonnement : c’est le rôle que lui attribue Platon lorsque,


dans le Ménon, il s’agit de savoir si la vertu s’enseigne. Ayant
admis, par hypothèse, que ce qui s’enseigne est une science,
on cherchera à savoir si la vertu s’enseigne. C’est « un procédé
semblable à ce que les géomètres font souvent au cours de
leurs examens » (Ménon, 188).

Un sens encore différent est celui qui fonde les théories


hypothético-déductives. Les hypothèses sont alors des énon-
cés premiers qui doivent être non contradictoires et l’on
s’intéresse à l’ensemble des propositions que l’on peut logi-
quement en déduire. La vérité de telles hypothèses est – en
ce sens – une catégorie logique et ne doit pas être cherchée

dans une adéquation aux choses, mais dans la cohérence (ou


consistance) et la complétude des énoncés déduits. Ce sens
est celui qui préside aux développements des mathématiques
contemporaines.

Vincent Jullien

HYPOTHÉTIQUE (IMPÉRATIF)

! IMPÉRATIF

HYSTÉRIE
Du grec hystera, « matrice ». En allemand : Hysterie.

PSYCHANALYSE

Névrose de transfert dont les symptômes ont l’appa-


rence de troubles organiques atteignant la mémoire, la
sensorialité, la motricité, la sexualité, l’hystérie a inspiré
downloadModeText.vue.download 515 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

513

à Freud nombre de concepts fondamentaux : dynamique


de conflit psychique, refoulement, inconscient, après-coup,
identification, pluralité des personnes psychiques.

Le terme « hystérie », utilisé dès Hippocrate et toujours en


usage en psychiatrie et en psychanalyse, relève d’une théorie
étiologique sexuelle de troubles psychiques des femmes. La
psychogenèse des troubles hystériques et leur présence dans
les deux sexes sont démontrées par Charcot 1. Freud construit
ensuite la théorie dynamique de l’hystérie comme psychoné-

vrose de défense 2, 3, dont les symptômes – de conversion et

d’angoisse – actualisent les voeux sexuels refoulés. L’insatis-


faction que l’hystérie manifeste devant tout objet est interpré-
tée par Lacan comme preuve que le désir humain est désir
de désir.

▶ Réduisant à l’impuissance la science et la médecine clas-


siques, dont elle démontre les limites, se jouant de la sépa-
ration de l’âme et du corps, l’hystérie montre l’efficience du
langage dans ses conversions (« c’est dur à digérer » : troubles
digestifs, « j’en ai plein le dos » : lombalgie, etc.). Elle retrouve
l’expressivité corporelle de l’enfance et impose l’étude de la
dynamique du sens.

Abdelhadi Elfakir, Michèle Porte

✐ 1 Charcot, J.-M., Leçons du mardi à la Salpêtrière (1887-1888


et 1888-1889), 2 vol., Progrès médical-Bataille, Paris, 1892.

2 Freud, S., « Les psychonévroses de défense » (1894), in Névrose,


psychose et perversion, PUF, Paris, 1973, pp. 1-14.

3 Freud, S., « Fragments d’une analyse d’hystérie (Dora) » (1905),


in Cinq Psychanalyses, PUF, Paris, 1967, pp. 1-91.

! CONVERSION, MASCULIN / FÉMININ, NÉVROSE, TRANSFERT

HYSTERON PROTERON
En grec : « en dernier ce qui est premier ».

PHILOS. ANTIQUE, LOGIQUE

Erreur logique consistant à intervertir les termes d’une


succession, à « mettre en dernier ce qui est premier ».

Les Lois en donnent un exemple célèbre, lorsque l’Athénien

découvre la cause de l’impiété dans l’erreur fondamentale

des physiciens matérialistes, qui, inversant l’ordre des causes,


mettent l’âme en dernier (hysteron), alors qu’elle est principe

premier (proteron) 1. Kant a pareillement dénoncé un exemple

d’hysteron proteron, qu’il qualifie de « raison renversée » 2. Il

s’agit de l’erreur qui consisterait à poser comme constitutif,

et non simplement régulateur, le principe de l’unité systéma-

tique de la nature : l’idée d’une unité des lois universelles de

la nature, provenant d’une intelligence suprême, ne décou-

lerait plus des progrès de la science physique elle-même,

mais d’une présupposition qui entraverait la compréhension

même de la nature, posant a priori ce qui est à démontrer

(« cercle vicieux »). L’hysteron proteron renvoie au problème

de la hiérarchisation des causes matérielles et finales 3 : c’est

le finalisme platonicien qui fait de la position matérialiste un

hysteron proteron. Kant surmonte le problème par la téléolo-

gie, simple « représentation » d’une fin.

En littérature, l’hysteron proteron désigne une figure de

style consistant à inverser l’ordre logique d’une proposition :

« Mourons et courons au combat »4 ; « Elle l’avait revêtu d’ha-

bits au doux parfum et l’avait baigné »5

Christophe Rogue

✐ 1 Platon, Lois, X, 891 e.

2 Kant, E., Critique de la raison pure, « Du but de la dialectique


naturelle de la raison humaine », (trad. Trémesaygues et Pacaud,

Paris, PUF, 2001, p. 479.

3 Platon, Philèbe, 26 e-27a.

4 Virgile, Enéide, II, 353.

5 Homère, Odyssée, V, 264.

Voir-aussi : Decleva Caizzi, F., « Hysteron proteron. La nature et

la loi selon Antiphon et Platon », in Revue de métaphysique et de


morale, no 91, 1986, pp. 291-310.
downloadModeText.vue.download 516 sur 1137
downloadModeText.vue.download 517 sur 1137

ICÔNE

Du grec eikôn, qui renvoie au verbe inusité eikô, « je semble », « je res-


semble », qu’on ne trouve qu’au parfait, et dont eikôn pourrait être le
participe présent substantivé. En anglais : icon.

GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, THÉOLOGIE

Terme spécifique du christianisme orthodoxe, qui ne

devrait pas être confondu avec eidôlon, phasma, phantas-

ma, tupos, ou avec les termes qui désignent les différents

aspects du visible et les différentes étapes de sa produc-

tion, mais qui fait néanmoins aujourd’hui partie du vaste

lexique de l’image et de toute production visuelle.

Traduire le grec eikôn par « icône » plutôt que par « image »


suppose que l’on revienne sur le déploiement historique, à
la fois philosophique et religieux du mot. Icône est devenu,
à l’ère chrétienne, un mot qui désigne deux choses indis-

sociables : un objet fabriqué et destiné au culte (icône du

Christ, de la Vierge et des saints) ; et une notion doctrinale

ayant statut de concept. Au nom de l’Incarnation, les pen-

seurs chrétiens élaborèrent, d’une part, une philosophie du


regard, où l’icône est manifestation visible de l’invisible, et,
d’autre part, une stratégie politique de la persuasion et de la
soumission visuelles, où l’icône est Bible des Illettrés, outil de
catéchèse et de propagande.

Bien avant cette appropriation byzantine de l’icône, qui

demanda neuf siècles avant son installation légitime (concile


de Nicée II, en 787), le terme d’eikôn a une histoire philo-

sophique dans la pensée classique. Désignant le registre de

toute manifestation visible, l’icône mobilisa la philosophie

de façon critique puisqu’elle est pensée avec la rhétorique


comme une manipulation mensongère de l’opinion. Sem-

blance et ressemblance forment le double versant des opé-

rations disqualifiées par l’exigence ontologique. Chez Platon,

l’icône suscite soupçon et rejet face à l’exigence métaphy-


sique de saisir et définir l’être substantiel et permanent du
monde 1. L’icône n’est qu’un relais analogique ou métapho-

rique dans la démarche qui mène à l’Être et au vrai. Elle

s’oppose à la puissance du logos.

Les choses changent avec Aristote. Platonicien quand il


s’agit de fonder logiquement la validité ontologique du sa-

voir, il s’ouvre à l’icône dans l’intérêt qu’il porte à la réa-


lité politique, rhétorique et poétique des signes échangés
par ceux qui cohabitent et qui dialoguent dans la cité. Le
spectacle et la vision, opsis, désignent bien d’un même terme
l’ensemble de ce que les regards produisent et reçoivent dans

la construction d’un monde commun 2.

Sur cette base dialectique, le christianisme élabora sa


propre conception de l’« incarnation iconique ». C’est le

Christ lui-même qui, dans les épîtres de Paul, se voit attribuer


le nom d’icône 3. L’Eikôn tou Patros, traduit par « image du
Père », a pour résultat de réintroduire l’icône dans le champ
de la vérité de façon irréfutable puisque révélée. L’image in-
carne la vérité, puisque la vérité s’est incarnée dans l’image.
Ce retournement lexical est déterminant pour l’Occident, qui
y puisa toute sa conception philosophique et politique des
productions visuelles. Pour légitimer l’efficacité symbolique
des icônes, les philosophes chrétiens ont dû repenser la per-
ception sensible et la création plastique. Ils ont découvert
pour la première fois les fondements imaginaires, voire fic-

tifs, de la vérité elle-même. Ils ont approché une concep-


tion phénoménologique de l’icône définie comme visée du
regard, indissociable des opérations constitutives du sujet et
de la possibilité de l’art. Mais c’est dans le même mouvement,
qui fait de la vérité du visible un enjeu des opérations cri-
tiques du sujet, que l’icône devient l’instrument majeur des
stratégies de conversion, d’enseignement et de diffusion doc-
trinale. Elle préside à la naissance de ce qui est aujourd’hui
l’« image-média ».

▶ Tel est l’héritage de l’icône dans le monde moderne, où


elle désigne à la fois la production d’une réalité critique et
le mode d’asservissement du regard à tout programme vi-
suel univoque et séducteur. Sur le modèle de la catéchèse,
la propagande et la publicité pensent désormais l’icône en
termes de communication massive, mondialisée et comme
downloadModeText.vue.download 518 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

516

un signe parmi les autres. Au fil du déploiement économique


des images, sa définition s’appauvrit et se trouve réduite à des
opérations techniques et stratégiques, tantôt chez les théori-
ciens (sémiologues, médiologues), tantôt chez les praticiens
(informaticiens, publicitaires). Ainsi, la sémiotique de Peirce
a pu retrouver le terme d’icône pour désigner l’image distin-
guée du symbole et de l’indice dans une typologie où s’est
perdue toute la richesse phénoménologique de l’iconicité 4.

Marie José Mondzain

✐ 1 Platon, Sophiste, 239a sq., tr. A. Diès (1925), Paris, Belles


Lettres, 1994 ; Cratyle, 432b sq., tr. L. Meridier, Paris, Belles
Lettres, 1931 ; République, VI et VII, 510a, 515a, 596d sq., tr.

E. Chambry (1933), Paris, Belles Lettres, 1996, vol. I.

2 Aristote, Rhétorique, tr. M. Dufour (1931-1938) et A. Wartelle


(1973), Paris, Belles Lettres, 1989-1991 ; et Poétique, tr. J. Hardy
(1932), Paris, Belles Lettres, 1999.

3 Saint Paul, 1Cor. 11,7 ; 2Cor. 4,4 ; Col. 1,15, Nouveau Testa-
ment, tr. Osty &amp; Trinquet, Paris, Seuil, p. 361, 377, 418.

4 Peirce, C. S., Écrits sur le signe, trad. Deledalle, Seuil, Paris,

1978.

Voir-aussi : Belting, H., Image et Culte. Une histoire de l’art avant

l’époque de l’art (1990), éd. du Cerf, Paris, 1998.

Ladner, G. « The Concept of Image in the Greek Fathers and

the Byzantine Iconoclastic Controversy », in Dumbarton Oaks


Papers, 7, 1953.

Mondzain, M. J., Image, Icône, Économie. Genèse byzantine de


l’imaginaire contemporain, Seuil, Paris, 1996.

Schönborn, C. (von), l’Icône du Christ, Fondements Théolo-


giques, éd. du Cerf, Paris, 1986.

! ICONOCLASME, ICONOLOGIE, IMAGE, REGARD, VISIBLE

LINGUISTIQUE

Dans la sémiotique de Peirce, signe qui représente son


objet par une ressemblance plus formelle que matérielle.
Peirce 1 distingue icône, index et symbole. L’icône désigne
son objet en vertu de caractères qui lui sont propres : son trait
essentiel est de représenter les aspects formels des choses,
aussi a-t-elle une fonction moins de ressemblance avec son
objet que d’exemplification de celui-ci. L’icône n’est donc pas
une simple image empirique : ce peut être un tableau, une
photo, mais aussi un diagramme, une formule algébrique ou
une métaphore. Elle a la capacité de communiquer directe-
ment une idée et d’exhiber la nécessité d’une inférence. D’où
son rôle monstratif (mais non assertif), à côté du symbole,
dans la déduction et en mathématiques, et son caractère non
suffisant mais nécessaire dans toute relation de signification.

Claudine Tiercelin

✐ 1 Peirce, C. S., Écrits sur le signe, trad. Deledalle, Seuil, Paris,

1978.

! INDEX, INTERPRÉTANT, SÉMIOTIQUE, SIGNE, SYMBOLE

ICONOCLASME

Du grec eikôn, « image », et klasma, « fragment brisé » (klaô-ô, «


briser »).
Mot formé au VIIIe s., à Byzance, pour qualifier l’attitude des empereurs
hostiles aux icônes, qui ordonnèrent leur destruction par décret. Le
contraire de l’iconoclasme est l’iconophilie ou iconodoulie, qui désigne
l’attitude respectueuse à l’égard des icônes et de leur culte.

POLITIQUE, ESTHÉTIQUE, THÉOLOGIE

Depuis la crise byzantine des VIIIe et IXe s., terme uti-


lisé pour qualifier tout geste critique ou révolutionnaire à

l’encontre d’un ordre iconique dominant et, en général, lié


à des périodes de crise, de convulsion historique ou psy-

chologique ayant entraîné l’anéantissement réel ou sym-


bolique de valeurs visuelles reconnues, y compris de la part

d’artistes non conformistes, comme Duchamp, Picabia ou

Malevitch. Par extension, toute forme de profanation sym-

bolique, au-delà même du champ des icônes et des images.

On ne peut faire l’économie d’un retour sur la crise de l’image


à Byzance. Ce fut une crise philosophique et politique qui
se déploya dans le monde chrétien au moment où l’Église
cherchait à s’emparer du pouvoir temporel. Dans la mesure
où la pensée et la stratégie de l’icône sont tout entières déri-

vées de l’interprétation chrétienne de l’incarnation, la crise


politique ne pouvait qu’emprunter la voie théologique pour
se faire entendre. Dans l’Empire byzantin, la destruction de

toutes les images religieuses s’accompagna d’un renouveau


de l’art impérial qui ne laisse aucun doute sur la signification
politique des décrets iconoclastes. La guerre entre les images

(religieuses et impériales) dura plus d’un siècle, de 724 à 843,

et s’acheva par le triomphe des icônes, c’est-à-dire par la vic-


toire du pouvoir ecclésiastique. Ce triomphe iconique, dont
nous sommes les héritiers en Occident, est une victoire de
l’argumentation iconophile. L’icône provoqua une mobilisa-

tion philosophique autour de la question de la gestion et du

sens des visibilités dans la construction d’une communauté.


L’iconoclasme eut une puissance théorique aussi grande que
celle de ses adversaires, qui voulaient faire passer ses par-
tisans pour des vandales incultes et blasphémateurs. L’ico-
noclasme spéculatif s’appuyait non seulement sur l’interdit

biblique de fabrication des idoles, mais aussi sur une concep-


tion de la séparation des pouvoirs temporel et spirituel. Il

s’agissait bien de laisser l’empereur gouverner les hommes


et les choses de ce monde, et de ne donner à l’Église que la
charge du salut des âmes. Or, l’Église ne l’entend pas ainsi et,
depuis le message paulinien, a la ferme intention de faire du

gouvernement terrestre le lieu de sa mission céleste. L’Incar-


nation légitimait toutes les formes de la visibilité au nom de
la rédemption. L’iconophilie a gagné, parce qu’elle a construit
l’articulation symbolique des productions de la parole et du

regard dans l’espace public à gouverner.

L’installation du pouvoir temporel de l’Église sur la ges-


tion des images a conduit, dans les siècles suivants, ceux
qui contestaient ce pouvoir à repartir en guerre contre le

règne ecclésial des visibilités. La Réforme fut marquée par

un retour à l’iconoclasme, inséparable des combats contre

la papauté. Dans les pays du Nord, Allemagne et Flandres

surtout, les violences iconoclastes furent religieuses autant

que politiques.

La nature politique des enjeux de visibilité n’ont fait que


se confirmer en changeant non point de nature, mais de
cible. Une fois établi dans le monde occidental que le pou-

voir sur les territoires et sur les corps est inhérent au pouvoir

que l’on prend sur les esprits et sur les regards, toutes les

souverainetés se sont appuyées à l’envi sur une stratégie du


visible, donc sur un contrôle de la production des images. La
conséquence inévitable fut de donner une figure iconoclaste

à toute révolution politique. Renverser les images, briser les


idoles, substituer aux icônes détruites les emblèmes et le
images du monde nouveau que l’on veut construire, tel fut

le spectacle que donnèrent les grandes mutations depuis la

Révolution française. L’iconoclasme révolutionnaire est même

devenu un thème iconique à son tour. Aujourd’hui, la pho-


tographie et le cinéma ont construit et diffusé les documents
qui nous font assister à la destruction des effigies de ceux qui
downloadModeText.vue.download 519 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

517

ont imposé leur dictature en imposant leurs icônes et leurs


emblèmes.

▶ Désormais il faut constater que l’iconoclasme n’est que

l’ordre de détruire les images de l’autre en les qualifiant

d’idoles et de promouvoir ses propres idoles en les quali-

fiant d’images. Ce mouvement, amorcé par les jésuites au

Mexique, nous oblige à reconsidérer ce que pourrait être une


véritable rigueur en matière de visibilité, c’est-à-dire ce que
devrait être un « idoloclasme » critique, animé par le seul res-
pect des images et de l’image de l’autre.

Marie José Mondzain

✐ Boespflug, F., et Lossky, N., Nicée II, 787-1987, Douze siècles

d’images religieuses, éd. du Cerf, Paris, 1987.

Deyon, S., et Lottin, A., les Casseurs de l’été 1566, l’iconoclasme


dans le Nord, Presses universitaires, Lille, 1981.

Grabar, A., l’Iconoclasme byzantin. Le dossier archéologique,

Paris, Flammarion, 1984.

Gruzinsky, S., la Guerre des images : de Christophe Colomb à

Blade Runner (1492-2019), Fayard, Paris, 1990.

Mondzain, M. J., Image, Icône, Économie, Seuil, Paris, 1996.

Réau, L., Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de


l’art français, 2 vol., rééd. Robert Laffont, coll. « Bouquins »,
Paris.

! ART ET POLITIQUE, ICÔNE, IMAGE

ICONOLOGIE
Du grec eikonologia, rare et appartenant au vocabulaire savant ; désigne
chez les sophistes le style imagé par opposition au style concis (brachu-
logia), par exemple chez Polos et chez Gorgias (Platon, Phèdre, 267 c et
269 a).

ESTHÉTIQUE

Étude, inventaire et interprétation des figures allégo-


riques et de leurs attributs. Au XXe s., le mot se spécialise
dans le domaine des arts, et désigne alors l’interprétation

des images en tant qu’elles sont l’expression d’une culture

ou d’une civilisation.

Quand, en 1939, Panofsky publie la première édition de ses


Studies in Iconology, qui fera école dans l’interprétation de
l’oeuvre d’art, il n’invente pas un néologisme mais reprend à
son compte, pour lui donner une nouvelle force, une notion

déjà forgée par les théoriciens de l’art à la fin de la Renais-


sance : c’est en effet en 1593 que C. Ripa publie en Italie
son Iconologia, vaste recueil où se trouvent expliqués « les
images, emblèmes et autres figures hiéroglyphiques des Ver-

tus, des Vices, des Arts, des Sciences, des Causes naturelles,

des Humeurs différentes et des Passions humaines ».

C’est É. Mâle qui, en 1927, dans un article de la Revue des


Deux Mondes, attire l’attention sur ce curieux ouvrage. Mais

c’est bien Panofsky qui donnera toute sa force à la méthode

iconologique dans l’histoire des arts. Se réclamant explicite-

ment de la Philosophie des formes symboliques de Cassirer,

Panofsky distingue, dans l’introduction méthodologique de

ses Essais d’iconologie 1, entre l’analyse iconographique, qui

interprète les thèmes et les types de la représentation (ainsi

apprend-on, par exemple, à distinguer entre Judith tenant la

tête d’Holopherne et Salomé celle du Baptiste), de l’analyse


iconologique, qui déchiffre la représentation comme le symp-
tôme d’une vision du monde, ou Weltanschauung (c’est ainsi
que l’interprétation de la toile du Titien représentant l’Amour

sacré et l’Amour profane met en jeu toute la culture néoplato-


nicienne de l’Italie renaissante).

La démarche de Panofsky doit beaucoup à celle qu’adop-

tait, au début du XXe s., dans une célèbre conférence se

rapportant aux fresques du palais Schifanoia de Ferrare,


Warburg, qui faisait alors de l’iconologie sans le savoir. La
méthode iconologique en histoire de l’art s’est développée, à

partir de 1935, à l’Institute for Advanced Studies de l’univer-


sité de Princeton, où enseignait Panofsky, et surtout à l’Ins-
titut Warburg de Londres, qui bénéficia en 1930 des dons
d’un généreux mécène, S. Courtauld. Chastel en France s’est

réclamé de cette école, comme en témoigne la longue intro-


duction, qui vaut pour un véritable discours de la méthode,

aux soixante-quatre essais réunis sous le titre Fables, formes,

figures 2.

▶ Panofsky, fort critique à l’égard de ce qu’il nommait le « for-


malisme » de Wölfflin, sera lui-même critiqué pour son ap-
proche trop exclusivement herméneutique de l’oeuvre d’art :
à trop considérer le tableau comme un rébus, ou comme
un message chiffré, on risque de se rendre insensible à la
force purement esthétique de sa manifestation. C’est ainsi que
O. Pächt, qui choisit en 1963, de quitter l’Institut Warburg, où
il était un savant reconnu, pour revenir à Vienne qu’il avait

abandonnée en 1933, disait ironiquement de l’iconologie


qu’elle était « de l’histoire de l’art pour les aveugles ».

Jacques Darriulat

✐ 1 Panofsky, E., Essais d’iconologie. Les thèmes humanistes


dans l’Art de la Renaissance, trad. C. Herbette et B. Teyssèdre,
Gallimard, Paris, 1967.

2 Chastel, A., Fables, formes, figures, Flammarion, Paris, 1978.

Voir-aussi : Gombrich, E., Symbolic Images. Studies of the art of


the Renaissance, Phaidon, Londres, 1972.

Pächt, O., Questions de méthode en histoire de l’art, trad. J. La-


coste, Macula, Paris, 1994.

Warburg, A., Essais florentins, trad. S. Muller, Klincksieck, Paris,


1990.

Wind, E., Mystères païens de la Renaissance, trad. P.-E. Dauzat,

Gallimard, Paris, 1992.

Wittkover, R., Allégories and the Migrations of Symbols, Londres,

1977.

! ART, ESTHÉTIQUE, HISTOIRE DE L’ESTHÉTIQUE, ICÔNE

IDÉAL

Du grec, via le latin idea et idealis. En allemand : Ideal.

GÉNÉR.

Principe de la connaissance qui ne peut être qu’une


façon régulatrice de fonder les lois.

Chez Kant, un Idéal de la raison pure est considéré comme


valide s’il prend la signification d’un principe régulateur 1, par
opposition à tout principe constitutif. On fait usage d’un Idéal
lorsque l’on ne parvient pas à totaliser l’expérience par la
découverte d’une loi générale tirée des phénomènes seuls.
L’Idéal transcendantal est typiquement, dans la métaphy-
sique dogmatique, une condition originaire, située hors de
la série des causes et effets. Lorsqu’un Idéal se présente de
façon subreptice comme réel, il prend la valeur d’un principe
constitutif qui voudrait penser les conditions de possibilité
d’un objet du savoir, c’est-à-dire l’inconditionné. La critique
kantienne consiste à purger la philosophie de tels principes,
lorsqu’ils se présentent comme constitutifs (immutabilité de

Dieu, principe de moindre action, finalité dans la nature).


downloadModeText.vue.download 520 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

518

Kant aura une approche plus différenciée des idéaux de la


raison pure et spéculative lorsqu’il en viendra, dans la Cri-
tique de la faculté de juger, à poser l’existence sans doute
réelle d’une finalité interne et externe (ou relative) entre les
parties du monde.

Fabien Chareix

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Paris : PUF, 1968, Dia-


lectique transcendantale, Livre II, Ch. 3, sections 4 et suiv.

! CRITIQUE (PHILOSOPHIE), INCONDITIONNÉ, PRINCIPE

MATHÉMATIQUES

(A, +, ×) étant un anneau commutatif, un idéal

de A est une partie I, non vide, de A, telle que :

1. pour tout couple (x, y) d’éléments de A, x – y ∈ I


2. pour tout élément x de I et tout élément z de A, xz ∈ I
Les ensembles {0A} et A sont des idéaux de A. Un idéal est
aussi un sous-groupe de (A, +).

Les idéaux de l’ensemble Z des entiers relatifs sont les en-

sembles de la forme nZ où n est un entier quelconque.

Dans la théorie des coupures de Dedekind, la notion


d’idéal joue un rôle important puisque, si l’on considère l’en-
semble Q des rationnels muni des deux opérations ensem-
blistes ∩ et ∪, alors, toute coupure (c’est-à-dire tout nombre
réel) est un idéal de (Q, ∩, ∪).

Vincent Jullien
PSYCHANALYSE

Modèle de perfection, pôle de voeux et de valeurs qui


motivent les actes, ou se révèlent une fiction opposée au
réel. En psychanalyse la dimension idéale est signifiée par
le concept d’Idéal du Moi (Ichideal), en tant que modèle de
référence du Moi.

Introduit en 19141, l’idéal est vu comme héritier du narcis-


sisme primaire et agent du refoulement. Incapable de renon-
cer à l’état où, enfant, il « était lui-même son propre idéal » 2,
l’homme cherche à le regagner dans la forme de l’Idéal du
Moi. Le refoulement procède alors de l’incompatibilité entre
les voeux et les conditions narcissiques-idéales. Plus tard 3,
Freud montre que l’idéalisation d’un objet commun – guide
réel ou abstraction –, tenant lieu d’idéal, soudent les membres
d’un collectif par identification. L’idéal devient enfin 4 une

fonction du surmoi, qui veille à conserver sa valeur narcis-


sique à l’objet ainsi qu’au Moi.

▶ Une idéalité abstraite eût entraîné un spiritualisme de type

junguien. Freud y échappe en concevant une formation éri-


gée dans le Moi par une dynamique narcissique, impliquant

le rapport libidinal de la personne à elle-même. Les origines

infantiles de la formation de l’idéal élucident la puissance de

ses avatars, dans la passion amoureuse, l’hypnose et les alié-


nations collectives, politiques ou religieuses. Ainsi, la méta-

psychologie compliquée de l’idéal demeure une recherche

d’actualité.

Mauricio Fernandez

✐ 1 Freud, S., « Pour introduire le narcissisme », in la Vie


sexuelle, PUF, Paris, 1969.

2 Freud, S., « Psychologie des foules et analyse du moi », in


Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981.

3 Freud, S., Totem et tabou, Payot, Paris, 1965.

4 Freud, S., « le Moi et le Ça », in Essais de psychanalyse, Payot,

Paris, 1981.

! AMOUR, GUIDE, MASSE, MOI, NARCISSISME, OBJET, SEXUALITÉ

IDÉALISATION

PHILOS. SCIENCES

Procédure de simplification des représentations ; résul-


tat de cette procédure.
Les idéalisations sont couramment utilisées dans la plupart

des disciplines scientifiques afin, le plus souvent, de rendre


possible ou de faciliter le traitement théorique et / ou mathé-
matique de la représentation ainsi transformée. En physique,
un corps peut ainsi être représenté par un « point matériel »

sans étendue, mais de même masse, ce qui permet de ne pas


tenir compte des effets liés à l’extension spatiale du corps.
Les idéalisations sont des représentations délibérément ina-
déquates, souvent obtenues par des procédures de passage

à la limite – on réduit l’extension du corps jusqu’à la limite


où elle devient nulle –, et dont on sait comment elles pour-
raient être corrigées dans le cadre d’un traitement théorique

ou mathématique plus complet et plus complexe, s’il était

possible. Leur manipulation conceptuelle et, le cas échéant,

mathématique est une partie importante de l’apprentissage

des disciplines où elles sont utilisées. Elles sont des éléments

essentiels des modèles scientifiques.

Anouk Barberousse

✐ Balzer, W., Moulines, C.U., Sneed, J.D., An Architectonic for


Science : The Structuralist Program, ch. VII, Reidel, Dordrecht,

1987.

Cartwright, N., How the Laws of Physics Lie, Oxford University


Press, Oxford, 1983.

! MODÈLE

IDÉALISME

Du grec idein, « voir ».

Apparition tardive du terme, au XVIIe s., par opposition à «


matérialisme ».
Les Répliques aux réflexions de Bayle (Leibniz, 1702) attestent de l’usage
de ces deux termes en français, Leibniz y définissant sa propre doctrine
comme l’union « de ce qu’il y a de bon dans les hypothèses d’Épicure et
de Platon, des plus grands matérialistes et des plus grands idéalistes » 1.

GÉNÉR., ESTHÉTIQUE

Position philosophique qui conçoit le monde ou la réa-


lité extérieure comme la représentation d’une conscience

ou d’un sujet pensant.

Le primat de l’idée

Défini par opposition au matérialisme, l’idéalisme est une


notion dont il faut souligner l’ambiguïté. Au sens courant,
on évoque l’idéalisme d’un homme ou d’un mouvement qui
tend à subordonner les réalités du monde à des idéaux, qu’ils
soient d’ordre moral, politique ou religieux. Ce terme prend
une connotation péjorative dès lors qu’il stigmatise l’aveu-
glement causé par cette obsession de l’idéal et le mépris de
la réalité qui en découle. Dans la catégorie philosophique
de l’idéalisme se retrouvent des pensées très différentes,

comme celles de Platon, Descartes, Berkeley, Kant, Schel-


ling ou Hegel, qui ont comme point commun d’affirmer
l’importance de l’idée, bien qu’elles divergent dans le sens

qu’elles accordent à ce terme. D’une manière générale, la


position idéaliste accorde aux idées – et à la faculté intellec-
tuelle productrice de ces idées – une valeur plus importante
qu’à la réalité extérieure. C’est en ce sens que l’on a qualifié
d’idéaliste la philosophie platonicienne, qui offre le degré de

réalité supérieure aux Idées ; les Idées supplantent la réalité


downloadModeText.vue.download 521 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

519

extérieure et constituent le réel véritable, d’où l’expression


également employée et apparemment contradictoire de « réa-

lisme platonicien ». Parce qu’elle présuppose une réflexion

sur le statut des idées et sur les rapports entre l’intelligence et

la réalité, la position idéaliste s’est, sans doute, aussi nourrie

de la démarche du christianisme, qui instaure une hiérarchie

en distinguant l’âme humaine du monde et qui souligne le

rôle de la conscience. Il faut enfin différencier l’idéalisme du

spiritualisme, qui concentre son analyse sur le rapport entre


l’esprit et la nature. Ces deux pôles ne peuvent s’expliquer
par le seul mécanisme : l’esprit, qui est pensée et liberté, n’est
pas un simple effet du corps ; et la vie, dans son dynamisme,
est irréductible à la matière. C’est, en fait, l’esprit qui se révèle
ultimement le principe d’explication de la nature elle-même.

Les philosophies idéalistes

L’idéalisme donne la primauté à la puissance intellectuelle

dans le domaine de la connaissance. La philosophie carté-

sienne, par exemple, a ainsi été décrite comme un idéalisme

« problématique » (par Kant). L’idéalisme cartésien est, en ef-

fet, méthodique : le moment du doute met entre parenthèses


la réalité extérieure. Pourtant, Descartes se distingue nette-

ment de cette position, dès lors qu’il revient par ce détour

à poser l’existence d’un monde matériel extérieur existant

indépendamment de la pensée. C’est plutôt par l’importance

qu’il accorde aux données de la conscience que Descartes

s’apparente aux idéalistes. Mais, si l’idéalisme se caractérise

donc, en premier lieu, par sa puissance critique au sens éty-

mologique – l’idéalisme suppose la distinction entre diffé-


rents types de réalité et met ainsi en place une hiérarchisation

entre idée et réalité extérieure –, il faut également souligner

sa valeur négative : il est, en effet, caractérisé par le refus de

connaître, voire de reconnaître toute réalité non représentée.

Cette double valeur, critique et négative, qui définit vérita-

blement l’idéalisme, se trouve exposée radicalement dans la


pensée de Berkeley, qu’il présente lui-même comme un im-
matérialisme 2. Berkeley rejette l’existence d’un monde maté-
riel : les objets sont ontologiquement destitués au profit des
idées, et le monde se résume à la représentation que nous
en avons. « Être est être perçu » ou, plus exactement, être re-

présenté. Toute conception d’un support matériel s’évanouit,

la matière est radicalement désubstantialisée. L’idée est-elle


alors substance ? L’idéalisme se confond-il avec l’éloge d’une
toute-puissance de la raison ? Berkeley renvoie finalement

à la puissance divine pour fonder les idées. Mais c’est avec

Kant que s’opère la rupture épistémologique marquant l’ap-


parition historique de l’idéalisme. En effet, Kant en propose

une analyse transcendantale : il s’agit de déterminer quelles

sont les conditions et les limites de l’usage légitime de la


raison 3. Le monde − tel que le sujet peut le connaître et en

parler − se compose exclusivement de ses représentations.


C’est dans l’incise que se manifeste la grande différence entre
Berkeley et Kant : Kant identifie l’être pour nous à l’appa-
raître, mais ce qui n’apparaît pas, demeurant inconnaissable,

est pour nous comme s’il n’existait pas. Pour Hegel enfin,
l’Idée permet de rendre compte de ce à quoi elle a été tra-
ditionnellement opposée : le réel 4. Celui-ci résulte, en effet,

du développement de l’Idée, qui, au terme d’un processus

dialectique, s’avère moins le point de départ que le point


d’aboutissement. Le réalisme n’est donc pas tant l’opposé de
l’idéalisme que l’un de ses moments.

La critique de l’idéalisme

La position idéaliste soulève un certain nombre de problèmes.


Si la réalité objective des idées tient lieu de réalité extérieure,
il n’y a pas d’indépendance de l’objet par rapport à l’esprit.
L’objectivité de l’objet est toujours relative au sujet, d’où le
terme employé par Kant d’« objectivité subjective ». C’est à ses
propres limites que le sujet est confronté, aux limites de sa
pensée. Le monde extérieur se réduit-il aux idées qu’on en
a ? N’existe-t-il que nos représentations ? Le risque d’une telle
philosophie est manifeste selon Marx, notamment dans le trai-
tement de l’histoire. L’idéalisme allemand est décrié par Marx
et Engels pour son aspect idéologique : il semble avoir perdu
tout contact avec le « sol réel de l’histoire » et sa dimension

pratique, auxquels ils substituent ces « fantômes » que sont

les catégories de la pensée. La phénoménologie s’engouffre


dans cette brèche critique et compare la position idéaliste à

celle d’un spectateur désincarné, dégagé de la réalité, refu-


sant toute insertion dans le monde. Elle postule l’existence
d’un sujet constituant une pure conscience, transparente à
elle-même et prétendant poser la réalité et le monde. Cette
conception d’une conscience utopique va de pair avec une

illusion sur notre être : à une prétention épistémologique illé-

gitime s’ajoute une méprise ontologique. La réduction du réel


à mes représentations s’accompagne d’un oubli de notre être

incarné et de notre rapport au monde. C’est surtout le rôle du

corps et la remise en question de notre prétention à être un

pur sujet qui constituent les pôles d’étude de ces critiques de


l’idéalisme, dont Nietzsche fut le précurseur.

Claire Marin

✐ 1 Cité par Bloch, O., Le matérialisme (1985), p. 5, PUF, Que


sais-je ?, Paris, 1995.

2 Berkeley, G., Trois Dialogues entre Hylas et Philonous in


OEuvres, II, trad. J.-M. Beyssade, PUF, Paris, 1987.

3 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues


et B. Pacaud, « Dialectique transcendantale », II, ch. 1, section

IV : « Antinomie de la raison pure : l’idéalisme transcendantal


comme clef de la résolution de la dialectique cosmologique »,
PUF, Paris, 1990.

4 Hegel, G. W. Fr., Propédeutique philosophique, « Phénoméno-


logie de l’esprit et logique », § 3, pp. 89-90, trad. M. de Gandillac,
Éditions de Minuit, Paris, 1963.
Voir-aussi : Bergson, H., L’énergie spirituelle (1919), IV, PUF,

Paris, 1999.

Marx, K., Engels, Fr., L’idéologie allemande, Éditions sociales,


Paris, 1974.

Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception (1945),


Gallimard, Paris.

Ricceur, P., Philosophie de la volonté (1950), t. I : « Le volontaire


et l’involontaire », Aubier, Paris, 1988.

! CONSCIENCE, ESPRIT, IMMATÉRIALISME, MATÉRIALISME,


RÉALISME, REPRÉSENTATION

∼ IDÉALISME ALLEMAND

La notion d’idéalisme allemand renvoie schématiquement à la succes-

sion des systèmes philosophiques de Kant à Hegel. Entre 1781, date de


parution de la Critique de la raison pure, à 1831, date de la mort du
philo-
sophe de Berlin, serait intervenue la maturation progressive de prémices
identiques. Cette conception de l’histoire de la philosophie, faisant la
part
belle à Hegel, a justement été accréditée par l’école hégélienne. À la
suite
du maître, qui avait déclaré que son point de vue était « le connaître

de l’idée [...] en tant qu’esprit absolu » 1, des élèves comme Michelet


ont présenté la spéculation nationale comme s’étant développée jusqu’à

l’idéalisme absolu, abîmant uniment en lui Moi et nature 2, idéalismes

subjectif de Fichte et objectif de Schelling. En plus des quatre figures


principales que constituent Kant, Fichte, Schelling et Hegel, l’idéalisme
downloadModeText.vue.download 522 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

520

allemand accorde une place historique déterminée à des personnages


considérés comme mineurs, tels que Jacobi, Reinhold ou encore Schulze.
Avant qu’enfin les principaux protagonistes ne viennent, d’autres purent,
pour un temps, occuper l’avant-scène.

MORALE, POLITIQUE

Jacobi et Reinhold occupent une place de choix à l’orée

de l’idéalisme allemand. Jacobi avait en effet déclaré, dans

une annexe à son essai sur Hume, qu’avec la chose en soi il

ne pouvait demeurer dans la philosophie kantienne, et que,


sans cette dernière, il ne parvenait guère à y pénétrer 3. Cette

déclaration, universalisée, aurait eu valeur de prophétie pour

la suite du développement de l’idéalisme allemand. La ques-


tion de la chose en soi, et du possible reliquat dogmatique
qu’elle induirait chez Kant, aurait constitué l’aiguillon qui
aurait poussé Fichte à affirmer sa doctrine propre. R. Kro-
ner, dans son ouvrage De Kant à Hegel, a mis en parallèle
l’apport de Jacobi et la contribution de Reinhold à l’idéalisme
allemand. Là où le premier oubliait la notion scolastique de
système au profit de son ouverture au monde, le second fai-
sait le contraire 4 ; l’alliance des deux permettait donc qu’on
développe entièrement les germes déposés par Kant dans
l’architectonique de la Critique de la raison pure 5. Comme
Jacobi, poursuit Kroner, Reinhold lutte contre la séparation
de la réceptivité et de la spontanéité ; pourtant, c’est à Fichte
qu’il appartiendra de repousser la théorie de la chose en soi
transcendante, partant, de faire mûrir le système idéaliste 6.

Avant que l’abandon définitif de la chose en soi kantienne


se produise, il fallut qu’une médiation intervienne. Elle fut
trouvée en la personne de Schulze, qui, sous le pseudonyme
d’Aenesidemus, s’en prit avec virulence à la philosophie cri-
tique en sa forme reinholdienne. Le principe de conscience
de la philosophie élémentaire, « dans la conscience, la re-
présentation est distinguée du sujet et de l’objet, ainsi que
rapportée à l’un et à l’autre, par le sujet » 7, loin de sauver
le kantisme de l’équivoque, l’entretenait au contraire. Rap-
porter pouvait bien renvoyer à la cause et à l’effet, et dis-
tinguer, à la forme et à la matière 8. Le dualisme de la chose
en soi et de l’esprit demeurait apparent : l’objet était cause
d’une partie de la représentation consciente, c’est-à-dire de sa
matière. La chose en soi kantienne, fond non représentable
de toute représentation, s’affichait avec netteté et précision.
J. E. Erdmann, dans la section qu’il consacre au développe-
ment de la spéculation allemande depuis Kant, reconnaît à
Reinhold le mérite d’avoir affûté les contradictions au sujet de
la chose en soi et, par suite, précipité leur solution 9. Restait à
la force créatrice des idéalistes proprement dits à accomplir
le destin de la pensée allemande en en supprimant le reliquat
dogmatique.

Les mérites de Reinhold, comme ceux de Maimon, Beck,


Jacobi ou Schulze, qui ne furent pas des têtes géniales, mais
plutôt des adeptes discutant de la doctrine du maître, surtout
au sujet de la question, devenue centrale, de la chose en
soi, ont été pareillement soulignés par N. Hartmann dans la
Philosophie de l’idéalisme allemand 10. Après ces épigones, le
tour de Fichte vint de reprendre le flambeau philosophique
national. Kant avait qualifié son entreprise d’« idéalisme trans-
cendantal », doctrine qui identifiait les objets d’expérience
possible aux phénomènes, et qui devait admettre l’existence
d’êtres étendus et temporels si nous voulions avoir des re-
présentations effectives 11. Un dualisme apparaissait entre les
formes a priori d’un côté et la matière donnée a posteriori de
l’autre. En un mot, l’idéalisme transcendantal était aussi bien
un réalisme empirique ; l’expérience possible, vide, était tou-

jours en attente de l’expérience réelle, aveugle. Fichte et son


« idéalisme transcendantal achevé » rappelleront que « forme
et matière ne sont pas des éléments séparés », et que la chose
tout entière surgit devant les yeux du penseur dans l’intuition
intellectuelle 12. Le dualisme kantien se résorbera dans l’unité

génétique du sujet-objet.

Il est utile de s’interroger sur les présupposés de l’idéa-


lisme allemand. L. Pareyson, dans son étude magistrale sur
Fichte, a mis en garde contre deux préjugés rétrospectifs, l’un
concernant le nécessaire passage de Kant à Hegel, où Fichte
et Schelling représenteraient un simple « développement », et
l’autre touchant la fracture de la doctrine de la science en
deux époques. Ces clés de lecture ne se comprenaient, en
fait, que dans une ambiance hégélienne ou néo-hégélienne 13.
Sans doute la présente période se pourrait-elle désigner, plu-
tôt que par l’expression fortement connotée d’« idéalisme
allemand », par celle de « philosophie classique allemande ».
Cette visée historique aurait l’avantage de préférer au schéma
linéaire de développement, ne considérant avant tout que
les réalisations systématiques, l’image de constellations, où
hommes de lettres et philosophes de profession, par leurs
échanges oraux ou écrits, leurs débats privés ou publics,
donneraient son visage changeant et multiforme à la spécu-
lation. On doit à D. Henrich d’avoir attiré l’attention sur les
constellations ayant présidé à la formation du postkantisme
à Iéna, et d’avoir souligné, entre autres, le rôle de Jacobi ou
de Hôlderlin dans le procès de formation de la philosophie
classique allemande 14.

Fort des arguments de l’auteur de la doctrine de la


science, R. Lauth s’est efforcé de séparer philosophie trans-
cendantale d’un côté, commençant avec Descartes et se pro-
longeant, via Kant et Reinhold, jusqu’à Fichte et au-delà, et
idéalisme absolu de l’autre. La notion habituelle d’idéalisme

allemand se montrait un obstacle à la saisie véritable de la


pensée fichtéenne de l’épistémologie ou de la liberté 15. L’ap-
port essentiel de Fichte − avoir montré que des moments
pratiques interviennent déjà dans la constitution de l’objet,
dans le poser qui se dissoudrait s’il n’était en même temps
réflexion, et non avoir refusé la chose en soi ou absolutisé le
moi, le subjectif 16 − n’aurait que peu de rapport avec l’élar-
gissement par Schelling de l’intuition intellectuelle à l’objectif
ou la présentation du tout en son essence authentique, avant
la création de la nature et d’un esprit fini, par Hegel. Dans le
cas de Schelling également, la question se pose de savoir si
le cadre de l’idéalisme allemand rend compte exactement de
la singularité de sa spéculation. Celle-ci ne manifeste-t-elle
pas une « irréductibilité aux autres versions de l’Idéalisme
allemand » ? La place qu’occupe la dernière philosophie de
Schelling, qu’elle excède ou non le système hégélien 17, per-
met de réfléchir à la pertinence du présent cadre historique.

Il est encore légitime de se demander quelle est la place


à accorder aux autres figures importantes de l’époque au
sein de l’idéalisme allemand. En 1820, alors qu’il recensait
Le monde comme volonté et comme représentation, Herbart
n’avait pas manqué de souligner les liens qui unissaient Scho-
penhauer, malgré qu’il en ait, à Fichte, voire à Schelling. La
détermination schopenhauérienne de l’Idée, indépendante
du phénomène, en tant que noumène purement pratique,
ainsi que les passages sur le corps ou l’orientation « idéaliste-
spinoziste » auraient montré une filiation indubitable 18. La
position de Herbart lui-même, ou celle de Fries, tous deux

fondateurs d’écoles durables en Allemagne, mériteraient éga-

lement d’être précisées. Herbart a rejeté l’ensemble de l’inter-


downloadModeText.vue.download 523 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

521

prétation de Kant dont Reinhold fut à l’initiative. Ce ne fut


pas dans la systématisation uniforme qu’il se reconnut, mais
dans l’esprit libre d’un Kant capable de prendre en lui-même
« la diversité de l’objet » pour l’exposer dans sa variété 19. Fries,
quant à lui, adhéra à l’idée qu’il existait une continuité essen-
tielle de Reinhold à Hegel. Toute cette lignée aurait abondé
dans le sens du « préjugé transcendantal » kantien, en ne
distinguant pas suffisamment entre connaissances psycholo-

gique empirique et philosophique pure 20.

▶ Un aperçu plus complet du paysage philosophique alle-


mand compris entre Kant et Hegel pourrait ainsi tenir compte
des influences et démarcations croisées entre idéalisme et
positivisme 21. Les conditions de la réception en France de la

pensée d’Outre-Rhin ne semblent guère non plus devoir être

ignorées. L’analyse des transferts culturels franco-allemands

permet, en particulier, de saisir l’interprétation politique que


l’on donna de Fichte, ou la reprise universitaire que l’on fit
de Hegel 22.

Jean-François Goubet

✐ 1 Hegel, G. W. Fr., Leçons sur l’histoire de la philosophie,

vol. 7, trad. P. Garniron, Vrin, Paris, 1991, p. 2117.

Michelet, C. L., Geschichte der letzten Système der Philosophie

in Deutschland von Kant bis Hegel, t. 2, Berlin, Duncker &amp;


Humblot, 1838, p. 601.

3 Jacobi, F. H., David Hume et la croyance. Idéalisme et réa-


lisme, trad. L. Guillermit, Vrin, Paris, 2000, p. 246.

4 Kroner, R., Von Kant bis Hegel, Mohr, Tübingen, 1961, pp. 315-
316.

5 Kant, E., Critique de la raison pure, B 866-867.


6 Ibid., p. 323.

7 Reinhold, K. L., le Principe de conscience. Nouvelle présen-

tation des principaux moments de la Philosophie élémentaire,


trad. J.-F. Goubet, L’Harmattan, Paris, 1999, p. 49.

8 Schulze, G. E., Aenesidemus oder über die Fundamente der


von dem Herrn Professor Reinhold in Jena gelieferten Elemen-
tar-Philosophie. Nebst einer Vertheidigung des Skepticismus
gegen die Anmaassungen der Vernunftkritik, Reuther &amp;

Reichard, Berlin, 1911, p. 49s.

9 Erdmann, J. E., Versuch einer wissenschaftlichen Darstellung

der neuern Philosophie, Frommann, Stuttgart, 1931, p. 495.

10 Hartmann, N., Die Philosophie des deutschen Idealismus, Wal-

ter de Gruyter, Berlin et Leipzig, 1923, pp. 7-9.

11 Kant, E., Critique de la raison pure, B 519-520.

12 Fichte, J. G., OEuvres choisies de philosophie première, trad.

A. Philonenko, Vrin, Paris, 1990, pp. 260-261.

13 Pareyson, L., Fichte. Il sistema della libertà, Mursie, Milan,


1976, pp. 13-15.

14 Henrich, D., Konstellationen. Probleme und Debatten am Urs-

prung der idealistischen Philosophie (1789-1795), Klett-Cotta,

Stuttgart, 1991.

15 Lauth, R., « Philosophie transcendantale et idéalisme absolu »,

Archives de philosophie, 1985 / 48, pp. 371-384.

16 Lauth, R., « Le progrès de la connaissance dans la première

Doctrine de la Science de Fichte », Fichte. Le bicentenaire de la


Doctrine de la science, Cahiers de philosophie, hors-série, Lille,
1995, pp. 29-45.

17 Fischbach, F., Renault, E., présentation à Schelling, F. W. J.,

Introduction à une esquisse d’un système d’une philosophie de

la nature, Le livre de poche, Paris, 2001, p. 9.

18 Herbart, J. F., Sämtliche Werke, dir. K. Kehrbach et O. Flügel,


vol. 12, Scientia Verlag, Aalen, 1989, pp. 56-75.

19 Ibid., vol. 10, 1989, p. 34.

20 Fries, J. F., Sämtliche Schriften, dir. G. König et L. Geldsetzer,


volume 19, Scientia Verlag, Aalen, 1969, pp. 639-642.

21 Köhnke, K. C., Entstehung und Aufstieg des Neukantianis-

mus : die deutsche Universitätsphilosophie zwischen Idealismus


und Positivismus, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1986.

22 Espagne, M., les Transferts culturels franco-allemands, PUF,


Paris, 1999.

! CRITICISME, HÉGÉLIANISME, NATURPHILOSOPHIE

IDÉAL-TYPE

Traduction de l’allemand Idealtyp.

SOCIOLOGIE, POLITIQUE

Construction théorique élaborée à partir de certains

aspects sélectionnés de la facticité sociale et historique

connue empiriquement, et qui prête aux structures de

l’action collective une cohérence logique absente du réel.

La notion d’« idéal-type » est introduite par Weber dans un


essai de 1904, « L’objectivité dans les sciences et la politique
sociale » 1, pour élucider la fonction de la théorie dans les

« sciences empiriques de l’activité » (histoire et sociologie),

dont l’objectif ultime est d’expliquer des consécutions empi-

riques singulières. L’interprétation des concepts génériques

des sciences sociales en termes idéal-typiques est la contri-


bution originale de Weber au « Methodenstreit », c’est-à-dire

au conflit de méthodes qui opposait les partisans d’une éco-


nomie politique historique (G. Schmoller, K. Knies) et les

tenants de l’économie théorique (K. Menger). L’idéal-type est,

selon les propres expressions de Weber, un « tableau-idéal »,

un « cosmos non contradictoire de relations pensées », une

« utopie que l’on obtient en accentuant par la pensée des élé-

ments déterminés de la réalité » 2. Toutes ces expressions sont

choisies pour souligner l’écart irréductible entre les construc-


tions théoriques et la réalité empirique. En insistant sur cet
écart (ce qu’il nomme, dans des termes empruntés au néo-

kantien H. Rickert, le « hiatus entre le concept et la réalité »),


Weber ne veut pas contester l’intérêt de la théorie pour la

connaissance empirique, mais en préciser le lieu et en mar-


quer les limites : la schématisation conceptuelle est indispen-

sable pour la clarté de la communication scientifique, mais

elle ne doit pas laisser croire qu’il serait possible de déduire


le réel des constructions théoriques.

L’expression « idéal-type » est souvent utilisée dans le lan-


gage épistémologique des sciences sociales modernes en une

acception lâche, qui la distingue mal du modèle théorique ou


du concept générique. Il n’est donc pas inutile de rappeler
les précisions données par Weber à son propos. 1) Le terme

« idéal » s’entend ici en un sens logique, et non normatif.

L’idéal-type n’est pas un modèle par rapport auquel on juge

la réalité, mais une construction nécessaire pour les besoins

de la pensée rationnelle. 2) L’idéal-type n’est pas un instru-

ment méthodologique inédit, mais la systématisation d’une

opération cognitive impliquée dans l’usage ordinaire que les


historiens ou les sociologues font des catégories collectives.

Comme le remarque J.-C. Passeron, Weber, en forgeant cette

catégorie épistémologique, attire l’attention sur « une proprié-

té sémiologique du langage historique et, par voie de consé-

quence, du langage sociologique » 3. 3) Avant tout destinée à


écarter les équivoques d’un langage non contrôlé, l’explicita-
tion idéal-typique des concepts utilisés par les historiens n’est
qu’une phase préparatoire de l’explication causale, laquelle
downloadModeText.vue.download 524 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

522

constitue, en dernier ressort, l’objectif de connaissance ultime


des sciences historiques.

Catherine Colliot-Thelene

✐ 1 Weber, M., « L’objectivité de la connaissance dans les


sciences sociales et la politique sociale », in Essais sur la théorie
de la science, Plon, Paris, 1965, pp. 117-213.

2 Ibid., pp. 179-180.

3 Passeron, J.-C., Introduction à Weber M., Sociologie des reli-


gions, Gallimard, Paris, 1996, p. 32 ; le Raisonnement sociolo-
gique : l’espace non poppérien du raisonnement naturel, Na-
than, Paris, 1991.
! HISTOIRE, IDÉAL

« Y a-t-il des sciences de l’homme ? »

IDÉE

Du grec idea, « aspect extérieur », « forme », ou d’eidos, « forme », en


rapport avec le verbe idein, « voir ». L’étymologie grecque nous renvoie
à la vision distinctive et à la compréhension, mais c’est au latin notio
que
l’on fait remonter l’idée ou notion des classiques.

Notion centrale dans la théorie idéaliste de la connaissance et de l’ac-

tion, de Platon à Kant. Elle trouve son affirmation la plus complète dans
l’idéalisme absolu de Hegel. L’idée est aussi une notion fondamentale
du rationalisme classique (Spinoza) et de la philosophie transcendantale
(Kant, Husserl). Dans la philosophie classique, l’idée est chose de
l’esprit
en tant qu’il conçoit et non en tant qu’il sent. Dans la définition
classique,
l’idée peut aussi englober toute espèce de représentation, comme chez
les sensualistes (de Locke à Hume) ou se restreindre à un type de repré-
sentation, celle qui signifie un acte de l’esprit qui le met au plus
près de
l’essence des choses (synonyme de concept).

PHILOS. ANTIQUE

Pour les philosophes d’inspiration platonicienne, forme


intelligible et par là soustraite au devenir, séparée des réa-
lités sensibles dont elle est le modèle. Pour les aristotéli-
ciens, forme d’un être, distincte de sa matière sans en être
séparée, et objet de sa définition, d’où : espèce.

Étymologiquement, le mot grec idea est un doublet d’eidos.


Platon et Aristote emploient indifféremment les deux termes,
avec le même éventail de significations. Cependant, c’est idea
qui a été privilégié pour désigner la doctrine platonicienne
des formes intelligibles, à l’imitation desquelles, ou par par-
ticipation auxquelles, existent les réalités sensibles. Jusqu’à
la fin du Moyen-Âge, le latin idea puis le français « idée »
conserveront cette référence originelle à la forme d’un objet,
intelligible ou sensible, qui permet de l’identifier dans sa
singularité ou de le rapprocher de ce qui lui est semblable,
jusqu’à constituer une espèce. « Idée » au sens d’objet mental,
de représentation de l’esprit, est une notion exclusivement
moderne.

Michel Narcy

PHILOS. MÉDIÉVALE

Les théologies des religions du Livre ont retenu du pla-


tonisme, entre autres éléments, la fonction archétypale des
idées, jointe au schème de la création par un Dieu-artisan. S’il
existe un ordre dans le monde, qui ne résulte ni du hasard
ni d’une causalité naturelle, c’est que les choses sont faites
d’après des modèles intelligibles par une cause intelligente
agissant intentionnellement 1. Les idées sont donc, comme
chez Platon, les formes des choses, principes de leur pro-
duction et de leur connaissance. Mais elles se voient désor-
mais assigner un « lieu » définitif : l’intellect divin. Si Philon
d’Alexandrie (à la suite peut-être d’Antiochus d’Ascalon) avait
déjà posé leur existence dans le Logos divin, le texte normatif

pour le Moyen-Âge latin sera le De diversis quaestionibus 83,


q. 46, de S. Augustin. Les idées sont les pensées de Dieu,

déployées dans son Verbe, et ce fondement garantit leur

statut ontologique d’éternité et d’immutabilité. Elles ne sont


par là ni supérieures ni inférieures à Dieu (ce dernier point
sera régulièrement rappelé contre Jean Scot Erigène, qui les
avait placées au niveau de la « nature créée et créante »). En
poursuivant l’inspiration platonicienne dans une voie réaliste,
les idées divines pourront être considérées comme étant les
universaux, existant ainsi substantiellement (Wyclif). Par ail-
leurs, elles trouveront un emploi dans toutes les théories de

la connaissance qui supposent une illumination divine éclai-


rant les esprits créés.

Mais comment une diversité de pensées peut-elle se


trouver au sein de l’unité absolue de l’essence divine ? Pour

l’éviter, Plotin avait relégué la multiplicité des formes dans la

seconde hypostase. Cependant, le pseudo-Denys l’Aréopa-


gite trouvera une solution chez Proclus : la Cause première
contient d’avance en elle toutes les « raisons productrices »
des êtres, mais sur un mode d’union synthétique et suressen-

tiel 2. En partant de prémisses aristotéliciennes, on rencontre


une difficulté et une échappatoire analogues. Si Dieu pense,
il ne pense que lui-même. En effet, si sa connaissance avait
pour terme autre chose que sa propre essence, qui est la per-
fection suprême, elle ne serait pas la plus parfaite possible.
De plus, il y aurait en lui plusieurs intellections différentes,
ce qui signifierait que son essence est divisée ou bien que
certaines de ces intellections ne sont pas son essence. Donc
l’intellection de Dieu est unique et ne peut avoir que lui-

même pour objet. Est-ce à dire qu’il ne connaît rien d’autre


que lui ? Thémistius avait proposé une réponse, que repren-
dra le Moyen-Âge : en se pensant, Dieu pense le monde. En
effet, dira Thomas d’Aquin, en toute cause préexiste l’effet,

ou sa similitude, sur le mode d’existence de la cause. Or Dieu


est cause première universelle, et sa nature est intellectuelle :
tous ses effets s’y trouvent donc pré-contenus sur un mode
intelligible. Donc Dieu, en se connaissant, connaît en lui-
même, comme idées, les autres êtres qui proviennent tous
de lui. Plus précisément, en intuitionnant sa propre essence,
Dieu la connaît non seulement telle qu’elle est en soi, mais
aussi en tant qu’elle est imitable d’une infinité de manières.
Par là il connaît les essences de tous les êtres, créés et pos-
sibles, car elles se définissent, selon des relations de raison,
comme des participations ou limitations de sa perfection.

On le voit, cette théorie repose sur les notions de rela-


tion et de similitude. Quant à la première, il faut admettre
que la relation de raison soit capable de délimiter l’essence
divine sans en compromettre l’unité et l’infinité. Quant à la
seconde, elle est impliquée dans une thèse métaphysique (la
cause contient la similitude de l’effet) et une thèse noétique

(la connaissance s’explique par la présence, dans l’intellect

connaissant, de la ressemblance de l’objet connu : l’espèce


intelligible chez l’homme, l’idée chez Dieu). Ces deux points
seront attaqués dès le XIVe s. Ockham supprimera l’idée
comme intermédiaire dans la connaissance. Elle n’est qu’un

nom connotatif, qui ne désigne pas autre chose que la créa-

ture en tant qu’elle est connue, par Dieu, dans son intelligibi-
lité éternelle (esse obiective). Mais auparavant, Duns Scot aura
inversé le rapport platonicien entre l’intelligible et l’intellect 3.
À ses yeux, les relations d’imitabilité sont des « raisons de
connaissance » (rationes cognoscendi) des idées qui rendent

l’intellect infini passif à l’égard du fini. Au contraire, l’intellect

divin ne se borne pas à constater une ressemblance, il produit


downloadModeText.vue.download 525 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

523

l’intelligible (cf. l’entendement intuitif chez Kant), et se l’op-


pose en tant qu’« être connu » dans un rapport direct de vis-à-
vis. Comme l’intellect humain, il conçoit les essences comme
objets absolus, c’est-à-dire sans la médiation d’une compa-
raison, antérieurement à toute relation. Ceci explique peut-
être pourquoi, alors que pour le Moyen-Âge les idées restent
divines, Descartes les fera descendre dans l’entendement hu-
main 4. Il sait fort bien que ce nom est traditionnellement ré-
servé aux « formes des conceptions de l’entendement divin »,
mais assure (bien que le lexique scolastique ne manque pas
d’autres termes, et que lui-même utilise par exemple notio ou
concept 5) n’en pas connaître de plus « apte » à désigner « ce
qui est conçu immédiatement par l’esprit ».

Jean-Luc Solère

✐ 1 Voir par exemple Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia

p. q.15, a. 1 et 2.

2 [Denys l’Aréopagite], Des noms divins, V, 8.

3 Voir O. Boulnois, Être et représentation, Paris, 1999, chap. VIII.

4 Descartes, R., Réponses aux Troisièmes objections, no IV


(Ch. Adam &amp; P. Tannery, OEuvres de Descartes, réimpr. Pa-
ris, 1996, t. VII, p. 181.

5 Id., op. cit., t. VII, p. 39, l. 23, et p. 178, l. 20.

Voir-aussi : Fattori, M. &amp; Bianchi, M.L.(edd.), Idea. VI. Col-

loquio internazionale del lessico intellettuale europeo, Roma,

1989.

Fronterotta, F., « Methexis ». La Teoria platonica delle idee e la


partecipazione delle cose empiriche. Dai dialoghi giovanili al

Parmenide. Pisa, 2001.

Hoenen, M., « Propter Dicta Augustini. Die Metaphysische Be-


deutung der Mittelalterlichen Ideenlehre », Recherches de théo-
logie et de philosophie médiévale, no 64/2, 1997, pp. 245-262.

Boland, V., Ideas in God according to Saint Thomas Aquinas.

Sources and Synthesis, Leiden, 1996.

Maurer, A., « The Role of Divine Ideas in the Theology of William

of Ockham », in Id., Being and Knowing. Studies in Thomas


Aquinas and Later Medieval Philosophers, Toronto, 1990.

! EIDOS

PHILOS. MODERNE

Aspect, forme ou structure qui rend visible, qui fait voir


la réalité d’une chose ou ce qu’elle est en elle-même.

Dans son usage platonicien, le mot « idée » renvoie à l’eidos


ou à l’idea, qui sont deux manières dont l’ousia se montre, et
signifie l’aspect, non au sens moderne du perceptible ou du
visible, mais au sens de l’intelligible. C’est à ce titre que l’idée
est un réel et ce qu’il y a de plus réel dans ce que nous perce-
vons clairement. Chez Platon, l’idée est aussi forme, au sens
causal de la forme, elle est cause du nom et de ce qui confère
son sens à la chose ; cause non d’une existence (physique),
mais d’une présence. L’idée n’est pas une chose extérieure à
l’intelligence, c’est par elle ou en elle que la chose extérieure
participe au sens – ainsi, le monde intelligible n’est pas un
monde mais le domaine intelligible.

Aristote, qui n’a vu dans cette théorie de la participation


qu’une « métaphore poétique » 1, a cependant conservé à la
notion de forme la valeur de cause que Platon reconnaît à
l’idée. S’interrogeant sur le statut ontologique de l’idée pla-
tonicienne, il commence par en refuser le caractère séparé
(chorismos). Il se demande s’il peut exister des formes sans
matière et, si oui, si ce sont des substances. « Les réalités
transcendantes dont nous croyons qu’elles existent séparées
des phénomènes sensibles, comme les idées et les objets de
la pensée mathématique, existent-elles vraiment ?2 » Il ouvre,

par sa critique de la théorie platonicienne des idées, la voie


à tous ceux qui vont restreindre l’idée, ou forme intelligible,

de la chose à l’acte de l’intelligence formatrice. Cependant,

il n’entend pas par là que c’est l’esprit qui crée cette forme,
puisque, pour lui comme pour les platoniciens, l’objet pré-
cède toujours la pensée de l’objet et devient pensée de soi

dans la pensée. C’est en ce sens qu’il faut entendre la formule

selon laquelle « le savoir est identique à l’objet de pensée » 3.

Aristote admet l’identité de la forme immatérielle pensante et

de la forme immatérielle pensée, mais non une production

par la pensée des formes intelligibles, ou idées.

Le problème du rapport de l’idée à la réalité, engagé à


partir de celui de la réalité de l’idée, va aboutir chez les suc-
cesseurs d’Aristote à la question du rapport des idées à l’être

pensant.

La pensée antique refuse de réduire les idées à des modes


de la pensée, et c’est précisément ce qui va constituer la thèse
des modernes selon laquelle l’idée est quelque chose d’idéel,
et non une réalité en soi. Il faudra attendre Hegel pour que le
mot « idée », distingué du « concept », retrouve une dimension
ontologique qui fait dire : « Tout ce qui est réel ne l’est que
pour autant qu’il contient et exprime l’idée. 4 »

L’Idée dans la théorie moderne de

la connaissance, ou du rapport
des idées aux choses

Cette approche va, avec Descartes, donner priorité au sujet


pensant. Ce qui était, chez Platon ou Plotin, intériorité de
l’idée à l’intellect (homogénéité ontologique de l’intellect et
de son objet intérieur) devient, chez Descartes, subjectivité
de l’idée ou appartenance au moi pensant dont elle constitue
la forme supérieure d’existence et ce qui lui permet de s’affir-
mer avec certitude comme existant.

Descartes place dans le sujet qui juge le fondement de

la réalité de l’objet et de toute existence en général ; il com-


mence par assurer le « je suis » dans et par l’acte du « je

pense ». Pour cela, il élimine d’abord les cogitata afin de


saisir la forme pure et pensante qui va l’assurer de la réalité
ou vérité de son existence propre ainsi que de la possibilité
de la cogitata universa.

Descartes admet que toutes les idées ne sont pas formées


par moi, mais il n’admet pas qu’elles puissent être quelque
chose indépendamment de moi qui les pense et les aper-
çois ; elles ne sont idées qu’en étant pensées et conscientes :
« Ce sont seulement certaines façons de penser entre les-
quelles je ne connais aucune différence ou inégalité et qui
toutes semblent procéder de moi d’une même sorte. 5 » Le
tournant qu’opère Descartes consiste à poser que l’idée n’est
ni une réalité en elle-même ni une simple disposition de
l’esprit (affect) ; elle est, d’abord et indépendamment de son
objet, présence de l’esprit à lui-même, et elle suppose pour
être idée l’acte de la conscience. C’est à ce titre qu’elle est
représentation. La première idée que je rencontre en cher-
chant à m’assurer d’un point fixe, dans la quête de la vérité,
c’est l’idée que je suis, ou mon âme, nature simple, séparée,
éternelle de la res cogitans à quoi se trouve éidétiquement
réduit le moi pensant. Dans la « Troisième Méditation », l’am-
plitude de la pensée prend la forme objective différentielle
d’une multitude de pensées ou de modes de pensées ; nous
sommes alors dits connaissant et non seulement pensant. Les
idées se répartissent alors à partir des facultés qui leur servent
de référence. La volonté de garantir la certitude de la science
downloadModeText.vue.download 526 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

524

coïncidant avec celle d’affirmer le plein exercice de son esprit


conduit Descartes à distinguer, parmi les idées, celles qui lui

font le mieux connaître et son esprit et le monde : « En nous,


l’entendement seul est capable de percevoir la vérité. 6 » Ainsi,

en explorant la nature de notre intelligence pour y découvrir


des pensées possédant une valeur objective, Descartes pose
un ordre qui distribue ses pensées en certains genres et en
définit la nature ; il distingue alors celles qui seront dites
représentatives et qui sont nommées « idées » au sens le plus
large, et celles qui sont des pensées, mais non des idées.

Le premier groupe est celui des pensées qui sont « comme


des images des choses » 7. Dans le Traité des passions, Des-
cartes les nomme des « perceptions » et, dans les Méditations,
les définit comme « tout ce qui est perçu immédiatement par
l’esprit » ; l’idée est alors « la chose même, conçue ou pen-

sée », c’est sur ce premier groupe que porte l’enquête des

Méditations métaphysiques.

Le deuxième groupe de pensées comprend des formes

relevant de la faculté de vouloir et de sentir ; ce ne sont pas

des représentations, et elles n’ont pas de valeur cognitive,

mais elles sont formellement des pensées. L’idée n’est donc

pas seulement une réalité sur le plan formel ; l’idée, c’est ce

que l’esprit pense : elle est dans l’âme, et non seulement de


l’âme comme le sont la volition et l’affect. Elle a valeur objec-

tive. Les volitions et les affects sont respectivement des états

actifs ou passifs de l’âme qui témoignent de la présence du

moi pensant, mais non de ce qu’il pense. Priorité est donc ac-

cordée aux idées, puisque les autres pensées les supposent :

on ne peut désirer ou aimer quelque chose sans en avoir une

idée, ou représentation.

Il faut, en outre, distinguer, au sein des idées elles-mêmes,


celles qui tiennent leur réalité de ma propre nature et celles
qui semblent venir du dehors ; ce qui nous donne trois sortes
d’idées (ou deux, selon l’interprétation qu’on donnera des
secondes) :

– les idées qui appartiennent à notre être pensant (les


idées innées) : l’idée de vérité, par exemple, ou l’idée de
chose ;

– les idées qui sont faites par notre esprit (fictions, inven-
tions de mon esprit) ;

– les idées, enfin, qui semblent s’imposer à moi et non

venir de moi (par leur contenu) et qui sont donc comme cau-

sées par autre chose (comme lorsqu’on pense un homme, un

cheval, un ciel, une chimère ou un ange). Les idées adven-

tices ont néanmoins un statut ambigu : elles ne sont étran-

gères que par leur contenu, formellement elles sont de ma

pensée ; et les fictives, qui semblent venir entièrement de

moi, ont un contenu qui n’appartient pas à ma nature.

Il faut donc refuser l’affirmation erronée de la conformité

de l’idée et de la chose que l’expression « image » ou « repré-

sentation des choses » semble suggérer ; la représentativité de

l’idée ne signifie pas que les objets du dehors en sont cause,


et que « représentation » signifie « ressemblance à la chose

représentée ». Une idée innée, tout en ne provenant que de

ma nature propre, peut posséder une valeur objective plus


grande que l’idée adventice (l’idée du Soleil astronomique est
plus représentative de la chose elle-même que l’idée sensible
du soleil).

Nous touchons ici à ce qui, chez Spinoza, constituera la


division des idées en adéquates et inadéquates.

L’approche spinoziste

L’idée est-elle essentiellement une représentation ? La ques-


tion se pose sitôt qu’on aborde la nature de l’idée chez Spi-
noza. Ce dernier, tout en ayant à l’esprit les distinctions car-
tésiennes (les trois sortes d’idées), les estime insuffisantes.
Comme Descartes, Spinoza n’appelle « idées » que celles qui
sont porteuses de connaissances, et non les affects ; mais,
dès la définition III qu’il propose dans la deuxième partie
de l’Éthique, il cherche à lever toute ambiguïté, et distingue
l’idée de la perception : « J’entends par idée un concept
de l’âme, que l’âme forme pour ce qu’elle est une chose
pensante. » L’explication qui suit la définition précise les
raisons de la distinction qui écarte la perception au profit
du concept : « Je dis concept de préférence à perception
parce que le mot de perception semble indiquer que l’âme
est passive à l’égard d’un objet tandis que le concept semble
exprimer une action de l’âme. » Le partage se fait donc à

partir de l’activité de l’âme (dans le Traité de la réforme de


l’entendement, cette activité se marque dans le troisième
et le quatrième mode de représentation : inférer, déduire,

connaître par l’essence) 8. L’action de l’âme est elle-même


une expression de l’activité ou de la puissance de Dieu,
considéré sous l’attribut de la pensée, et la représente à
notre niveau. On comprend, dès lors, que la définition de
l’idée adéquate (définition IV) se contente de nous ren-
voyer à son identité avec l’idée vraie (l’idée telle qu’elle est
dans l’entendement de Dieu). C’est que la vérité reconnue

à l’idée vraie ne résulte pas d’une convenance entre elle


et son objet (sens usuel de l’adéquation de l’idée). Pour
Spinoza, la vérité n’est pas une qualité extrinsèque, acciden-

telle et passagère de l’idée, mais une propriété constitutive,


si bien qu’on est conduit à se demander si, pour lui, il n’y a
de véritable idée que l’idée adéquate ou vraie.

Une chose est sûre : l’âme n’est pas au spectacle de ses


idées, et l’idée ne se forme pas à partir de l’objet, mais à partir
de l’âme et en elle, par une relation intrinsèque de son être
formel à sa cause, à Dieu comme Être pensant. L’intériorité de
l’idée dans l’âme n’est donc pas l’expression d’une subjectivi-
té pensante (moi pensant), mais l’expression ou l’affirmation
modale et singulière de l’attribut Pensée. C’est pourquoi la
définition de l’idée adéquate n’exclut pas tant ce qui est habi-
tuellement signifié par le mot « adéquation » qu’elle n’affirme
les propriétés intrinsèques de l’idée et de l’idée adéquate ou
vraie. L’idée adéquate n’est rien d’autre que l’idée pleine ou
complète, non mutilée. Le caractère extrinsèque de l’adéqua-
tion (représentation exacte de l’objet) est déduit de la relation
intrinsèque de l’être formel de l’idée à sa cause ou à Dieu

considéré sous l’attribut Pensée.

L’approche kantienne se présente comme un certain


retour à Platon, pour ce qui est de la force causale des
idées dans le domaine pratique (l’action morale ou histo-
rique de l’individu ou de l’humanité), position qu’on peut
résumer par cet éloge ambigu que Kant fait de l’usage du

mot « idée » chez Platon : « Platon se servit du mot idée de


telle sorte qu’on voit bien qu’il entendait par là quelque
chose qui ne dérive jamais des sens, mais qui même dé-
passe de beaucoup les concepts de l’entendement, dont
s’est occupé Aristote [...]. Les idées sont pour lui des arché-
types des choses elles-mêmes et non simplement des clés
pour les expériences possibles, comme les catégories. [...]
Platon trouvait surtout des idées dans tout ce qui est pra-
tique, c’est-à-dire dans ce qui repose sur la liberté. [...] Mais
downloadModeText.vue.download 527 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

525

ce n’est pas seulement dans les choses où la raison humaine


montre une vraie causalité et où les idées deviennent des
causes efficientes (des actions et de leurs objets), je veux
dire dans le domaine moral, c’est aussi dans la nature même
que Platon voit avec raison des preuves... que les choses
tirent leur origine des idées. [...] À part ce qu’il y a d’exagéré

dans l’expression, l’acte par lequel ce philosophe s’est élevé

de la contemplation textuelle de l’ordre physique du monde

à la liaison architectonique de cet ordre du monde selon des

fins, c’est-à-dire des idées, cet acte est un effort qui mérite

le respect et qui est digne d’être imité. 9 » Ainsi, c’est encore

dans la philosophie transcendantale de la connaissance que


Kant marque son originalité par rapport aux classiques en
distinguant le concept comme produit de l’entendement,
oeuvrant dans la représentation objective des phénomènes,
de l’idée ou concept rationnel, c’est-à-dire des principes ré-
gulateurs qui systématisent les synthèses de l’entendement.
Avec ses idées, la raison oriente l’entendement et réfléchit
sur elle-même, elle érige la connaissance en un système
organique. L’expression « concept rationnel » montre, selon
Kant, que « ce concept ne se laisse pas enfermer dans les
limites de l’expérience », les concepts rationnels, ou idées,

servent à comprendre (ce qui exige d’aller jusqu’à la raison

dernière et inconditionnée), alors que les concepts intellec-

tuels servent seulement à entendre ou à percevoir. Ainsi, le

rôle de la raison avec ses idées consiste à affranchir de leur

limitation les concepts de l’entendement (limitation liée à


l’expérience possible). « Les concepts rationnels, dit Kant,
renferment l’inconditionné », c’est-à-dire qu’ils se rapportent
à quelque chose où rentre toute l’expérience, mais qui n’est
jamais en lui-même objet d’expérience 10. Il ressort de là que

l’idée se caractérise doublement : par son caractère trans-

cendant, d’une part (elle n’est pas prisonnière de l’expé-


rience), et, d’autre part, par son caractère transcendantal
(exprimant le besoin d’unité de la raison). Dans la section II
du même livre, Kant définit les idées telles qu’il les entend,
comme formes propres de la raison, et comme « concepts
purs ou idées transcendantales qui déterminent suivant des
principes l’usage de l’entendement dans l’ensemble de l’ex-
périence toute entière » 11. Il faut donc distinguer, chez Kant,

l’idée pratique, dont on ne peut jamais dire que « ce n’est


qu’une simple idée » et qui a le statut d’une cause efficiente ;

et l’idée transcendantale, d’usage théorique, qui détermine

l’usage de l’entendement dans l’ensemble de l’expérience

possible. Ces idées n’ont jamais d’usage constitutif, mais


elles ont un usage régulateur et indispensablement néces-
saire : « Celui de diriger l’entendement vers un certain but. »

Suzanne Simha

✐ 1 Aristote, Métaphysique, A, chap. IX, 991 a, tr. J. Tricot, Paris,


Vrin, 1986, vol. I, p. 88.

2 Aristote, Métaphysique, B, chap. I, op. cit., p. 119 sq.

Aristote, De l’âme, III, 4, 492 a-b, tr. R. Bodéüs, Paris, GF, 1993,
p. 222-223.

4 Hegel, G. W. Fr., Science de la logique, II, 463.

5 Descartes, R., Méditations métaphysiques, III, édition Adam

&amp; Tannery, Paris, Vrin-CNRS, vol. IX, p. 29-30.

6 Descartes, R., les Règles pour la direction de l’esprit, XII, édi-


tion F. Alquié, Paris, Bordas, 1988, vol. I, p. 135.

Descartes, R., Méditations métaphysiques, loc. cit.

8 Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement, § 26, tr.

B. Rousset, Paris, Vrin, 1992.

9 Kant, E., Critique de la raison pure, « Dialectique transcendan-

tale », livre I, section I, tr. Treymesaygue et Pacaud, Paris, PUF,


1950, p. 262-263.

10 Ibid., p. 261.

11 Ibid., p. 267.

Voir-aussi : Aristote, Métaphysique, A 9 ; B 1, 2 ; M 4, M 1 ; Z 2,

tr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1986, vol. I, p. 88.

Descartes, R., Méditations métaphysiques III ; V ; Raisons (défi-

nitions 1, 2, 3), édition Adam &amp; Tannery, Paris, Vrin-CNRS,

1996, vol. IX.

Diès, A., Définition de l’Être et nature des idées dans le sophiste

de Platon, Paris, Vrin, 1932.

Jaeger, W., Aristote, fondements pour une histoire de son évolu-


tion, Paris, L’Éclat, 1997.

Kant, E., Critique de la raison pure, « Dialectique transcendan-

tale », livre I, sections I, II, tr. Tremesaygue et Pacaud, Paris,

PUF, 1950.

Lachièze-Rey, P., l’Idéalisme kantien (1932), Paris, Vrin, 1950.

Leibniz, Qu’est-ce que l’idée ? (1677), tr. Ch. Frémont, in Discours


de métaphysique et autres textes, Paris, GF, 2001, p. 113-115.

Moreau, J., Construction de l’idéalisme platonicien (1939),


G. Olms Verlag, Hildesheim, 1986.

Platon, Phédon 97 a-99 d, tr. P. Vicaire, Paris, Belles Lettres,

1995 ; République, V, 475 c-480 a, tr. E. Chambry (1933), Paris,

Belles Lettres, 1996 ; Sophiste, 251 a-256 d, tr. A. Diès (1925),

Paris, Belles Lettres, 1994.

Spinoza, B., Éthique, II, définitions 3, 4 ; propositions 4 à 13, tr.

Ch. Appuhn, Paris, GF, 1965, p. 69-84.

! CATÉGORIE, CONCEPT, ENTENDEMENT, ESPRIT, FORME,

IDÉALISME, PENSÉE, PLATONISME, REPRÉSENTATION

∼ IDÉE FIXE

PSYCHOLOGIE

Au sens banal, c’est l’équivalent d’obsession. Formelle-


ment, le terme souligne la conscience souvent lucide qu’un
sujet a d’une représentation (morbide) dont il est impuis-
sant à empêcher la transformation en action.

Chez Janet, l’idée fixe témoigne, au sein même de la

conscience, de la division du moi entre sa partie subcons-

ciente automatique et sa partie consciente volontaire. Elle

résulte de l’aboulie (la volonté échoue à contrôler le mou-

vement qui va de la représentation à l’action). Si elle cor-


respond à divers phénomènes que fournit la clinique des

obsédés, elle tend toutefois, dans sa version systématique et

prétendument explicative, à résoudre verbalement une anti-

nomie cruciale en psychopathologie : celle de la teneur inten-


tionnelle des contenus mentaux introspectifs allégués comme

autant de raisons (voire de motifs moraux) par le sujet, qui

décrit l’idée fixe qui l’obsède, et des mouvements réels, régis


par une causalité indifférente à ces raisons, et qui constituent

l’action qui lui échappe. Ce caractère purement verbal justifie

que la notion, qui n’est en somme qu’un hybride conceptuel,


ait été abandonnée.

Pierre-Henri Castel

✐ Janet, P., Névroses et idées fixes, Paris, 1895.

! AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE, OBSESSION


downloadModeText.vue.download 528 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

526

∼ IDÉE INCIDENTE
En allemand, Einfall, du verbe einfallen « venir à l’esprit ». Dans
d’autres
contextes, « faire irruption, envahir ». Formé sur ein-, « idée de péné-
trer », et fallen, « tomber ».

PSYCHANALYSE

Pensées subites qui viennent à l’esprit sans qu’on y


pense.

Les idées incidentes sont au coeur de la première technique


utilisée par Freud en psychothérapie. Se présentant sous
forme de pensées, d’images, de mots, de nombres ou de
mélodies, elles sont le point de départ de chaînes associa-
tives qui donnent accès aux diverses formations psychiques
inconscientes 1. Sous l’apparence du hasard, leurs connexions
démontrent le déterminisme psychique. À partir de cette
expérience, Freud développe la méthode des « associations
libres », règle de la cure. Dans les rapports entre analyste et
analysant, elle met en évidence les résistances qui se mani-
festent par les réserves à rendre compte des idées incidentes,
ou par leur absence 2.

▶ Excédant le contrôle des processus de penser par la ratio-


nalité consciente, l’idée incidente ouvre à d’autres espaces
de penser. Elle questionne la pertinence de la rationalité lors
des processus psychiques de création intellectuelle ou artis-
tique, sans donner dans l’indéterminisme de l’inspiration ou
de l’illumination.

Jean-Marie Duchemin

✐ 1 Freud, S., Études sur l’hystérie (1895), PUF, Paris, 1956,


p. 216.

2 Freud, S., Psychanalyse et Théorie de la libido (1923), OCP,


t. XVI, pp. 186-187.

! ASSOCIATION, DÉTERMINISME, REFOULEMENT, RÊVE

IDENTIFICATION
Du latin identificare : idem, « même », facere, « faire ». En allemand :
Identifizierung.

PSYCHANALYSE

Processus inconscient qui constitue et modifie le psy-


chisme en le rendant semblable aux éléments du monde
extérieur qu’il assimile, de façon partielle ou globale.

L’identification est illustrée par de nombreuses créations my-


thologiques et littéraires de l’humanité, puisqu’elle participe
à toute la vie psychique et constitue des modes de relation
au monde et aux autres. La création de l’homme à l’image
de Dieu trahirait un sens « centrifuge » de l’identification (le
sujet identifie l’autre à sa propre personne) ; quand Mercure
prend les traits de Sosie, il réalise une opération réflexive (le
sujet identifie sa personne propre à une autre) plus proche
du sens psychanalytique ; identifier, c’est aussi connaître et

reconnaître le monde et les autres – un trait sur le corps


de l’enfant trouvé indique son appartenance à la généalogie
royale, son identité.

Chez Freud, le terme désigne d’abord le voeu d’« être


comme » et un mécanisme du rêve qui figure la relation de
similitude entre représentations 1. Une signification plus tech-
nique paraît avec l’identification hystérique, qui exprime par
un trait symptomatique le voeu inconscient d’une commu-
nauté avec une autre personne. Ensuite, les identifications
secondaires sont conçues comme l’élaboration psychique des
relations perdues avec des personnes ou des objets, tandis

que l’identification primaire postule un processus d’inscrip-

tion de tout nouveau-né dans sa famille et sa culture, avant


toute différenciation du « je » et du « non-je ».

▶ Freud n’a pas exploré tous les mécanismes intimes des


identifications et exprima en 1932 son insatisfaction quant
aux résultats obtenus 2. Après lui, l’extension du concept a
varié, notamment à cause de l’éventail des modalités que

l’identification comporte – du mimétisme animal à la création


d’idéaux chez les humains. Les théories biologiques et mathé-
matiques modernes montrent que les identifications relèvent
de la fonction d’aliénation du système nerveux qui « permet à
un être vivant d’être (sémantiquement, imaginairement) autre
chose que son être spatial » 3. Ces théories rendent intelligibles
certaines identifications qui néanmoins relèvent toujours du
domaine de la recherche.

Mauricio Fernandez

✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung, 1900, G. W. II-III 325, l’Inter-


prétation des rêves, PUF, Paris, 1967.

2 Freud, S., Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die

Psychoanalyse, 1932, G. W. XV, Nouvelles Conférences sur la


psychanalyse, Gallimard, Paris, 1984.

3 Thom, R., Stabilité structurelle et morphogenèse, InterÉditions,

Paris, 1977, p. 298.

! HYSTÉRIE, MÉLANCOLIE, MOI

IDENTITÉ

Du bas latin identitas, de idem, « le même ».

Le navire de Thésée perd chaque année une partie considérable de ses


composants matériels. Au terme d’un cycle complet, il n’y a plus rien dans
ce navire de la nef d’origine. Seul subsiste le lien substantiel qui,
dans la
doctrine de Leibniz (qui conte cette parabole dans les Nouveaux essais

sur l’entendement humain 1) ne saurait se réduire aux simples apparences


phénoménales. L’identité dans le changement ou dans le devenir est le
fait même de la substance, celle qui reste une dans sa nature d’étendue

malgré les modifications d’état du fameux morceau de cire 2, celle qui


renvoie à un seul et même individu passé de l’âge du berceau à l’âge
adulte en n’ayant plus en lui que des bribes éparses de cette matière qu’il
fut, enfant. L’identité, lorsqu’elle n’est pas prise dans son sens purement
logique, constitue le point de départ philosophique de toute interroga-
tion du moi et de son existence en tant que substance séparée ou bien
au contraire en tant qu’accident d’un corps qui le façonne, par affects et
percepts, tout au long d’une existence. De ce point de vue l’interroga-
tion d’Héraclite sur le devenir et celles des sciences humaines ont une

même origine.

PSYCHOLOGIE, PHILOS. MODERNE


Effet qu’on ressent à être soi-même, et reconnu par
autrui comme doté d’une personnalité ; les hypothèses
sur ce vécu sont formées à partir soit de déficits neuro- et
psychopathologiques, soit des stratégies de comparaison
interpersonnelle en société.

La teneur logico-normative du concept d’identité en fait, en


psychologie, un horizon de description plus qu’une notion
empirique claire. Elle est cependant ce à quoi on se réfère
en psychologie sociale pour penser la construction de la
conscience de soi et la régulation des appartenances de
groupe. La psychopathologie cognitive tente d’en déduire les
troubles d’une dérégulation du contrôle de l’action.

▶ Mais peut-on naturaliser de façon plausible la référence du


pronom « Je » ? Une tentative négative consiste à partir des
troubles de l’identité en neurologie (amnésie d’identité, cas
des « cerveaux divisés » dont les hémisphères fonctionnent

à part, etc.) ou en psychiatrie (personnalités multiples, schi-

zophrénie, autisme, etc.), et à en inférer les traits de l’iden-


downloadModeText.vue.download 529 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

527

tité manquante. Or, il n’y a aucune identité personnelle dont


on constate des propriétés constantes dans chacun de ces
troubles. Ils révèlent au contraire les logiques descriptives hé-
térogènes dans lesquelles leur clinique s’est fixée. Plus positi-
vement, on peut tenter de partir d’une analyse de l’individua-
tion, qui s’enracine dans l’organisme, et qui culmine dans la
singularité subjective (Simondon). Mais l’identité semble être
ce que la personne doit déjà posséder pour être identifiée
comme telle, et la circularité guette ces essais. En psychologie
sociale, on mesure les biais qui apparaissent selon qu’on se
prend ou non pour point de référence dans ses jugements,
ainsi que les écarts de comportement selon qu’on a ou pas

conscience de son identité. Révélatrices, certes, de sa fonc-

tion sociale et de ses usages, ces relations ne définissent pour

autant pas l’identité personnelle.

Pierre-Henri Castel

✐ 1 Leibniz, G. W., Nouveaux essais sur l’entendement humain


(1765), II, 27, § 4, édition J. Brunschwicg, Paris, GF, 1990, p. 180.

2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, IIe Méditation, édi-


tion Adam &amp; Tannery, Paris, Vrin-CNRS, 1996, vol. IX, p. 23
sq.

Voir-aussi : Mead, M., l’Esprit, le soi et la société, Paris, 1963.

Simondon, G., l’individuation psychique et collective, Paris,


1989.

! CONSCIENCE, IDENTITÉ, PERSONNALITÉ, SOI

∼ IDENTITÉ LOGIQUE

LOGIQUE

La logique de ce concept désigne les propriétés for-


melles de ce concept. L’identité logique est une relation
d’équivalence caractérisée par l’indiscernabilité.

Selon la tradition, l’identité d’un être réside dans son unité et


son caractère de substance : se demander si un objet est un
seul et le même, c’est se demander comment il est continu

dans le temps et l’espace. Depuis Leibniz, l’identité repose


sur deux principes : l’« identité des indiscernables » (si x et
y ont toutes leurs propriétés en commun, alors ils sont iden-
tiques) et l’« indiscernabilité des identiques » (le converse du
précédent). Leibniz formule également le principe de subs-
tituabilité : eadem sunt qui substitui possunt salva veritate
(deux choses sont identiques si elles peuvent être substituées
l’une à l’autre en conservant la valeur de vérité). Chez Frege
et Russell, l’identité est intégrée au sein des notions logiques,
en tant que relation d’équivalence : elle est réflexive (x = x),
symétrique, (si x = y, alors y = x) et transitive (si x = y et
y = z, alors x = z). Mais l’identité logique rend-elle compte
de toutes les caractéristiques de l’identité ? C’est loin d’être
évident. Tout d’abord, le principe de substituabilité ne vaut
pas dans les contextes intensionnels (par exemple, de « Jean
croit que Vénus est l’étoile du soir » et du fait que « l’étoile du
soir est l’étoile du matin », on ne peut inférer que « Jean croit
que l’étoile du matin est l’étoile du matin »). Ensuite, l’identité
des indiscernables est-elle une vérité nécessaire ? Enfin, la
notion logique d’identité est absolue : une chose est iden-
tique à une autre, mais pas sous un certain respect. Mais la
plupart de nos attributions d’identité sont relatives à l’espèce
ou à la sorte à laquelle appartiennent deux objets. L’iden-
tité répond aux mêmes critères logiques, quels que soient
les types d’êtres (objets matériels, artefacts, individus vivants,
personnes, objets sociaux et culturels), mais les propriétés
formelles de l’identité ne permettent pas de décider en quoi

deux objets d’un type particulier sont identiques. Il appartient


à l’ontologie de déterminer ces conditions d’individuation.

Pascal Engel

✐ Wiggins, D., Sameness and Substance (1980), Oxford,

Blackwell, 3e éd. révisée 2001.

! CONTINUITÉ, ESSENCE, INDISCERNABILITÉ

Identité et changement

sont-ils compatibles ?

Sur quoi se fonde cette conviction, organi-


sant notre commerce théorique et pratique

avec le monde, selon laquelle une chose

peut tout à la fois perdre sa ressemblance

d’avec elle-même, c’est à dire changer, et rester elle-

même, c’est à dire conserver son identité ? Pourquoi nos

usages linguistiques nous dictent-ils alors l’idée que le


changement serait la négation de l’identité lorsque nous
disons, par exemple, d’une chose ayant changé qu’elle

n’est plus la même chose ? La controverse à propos de

l’identité porte-t-elle sur les choses ou bien est-elle une

affaire de mots ?

CONCEPTS D’IDENTITÉ

E n réalité, nos usages linguistiques pèchent par ambiguïté.


Le terme d’identité, comme l’adjectif « même », exprime
trois concepts différents que nous savons fort bien distin-

guer dans nos exercices quotidiens d’identification. Il y a


d’abord le concept d’identité numérique, pierre de touche
du principe d’identité, selon lequel un objet, dans l’acception
logique du mot, est nécessairement identique à lui-même et

à nul autre que lui-même. L’identité est alors la relation que

chaque objet entretient avec lui-même tout au long de son

existence. Il y a ensuite le concept d’identité qualitative qui

désigne une ressemblance aussi parfaite qu’il se peut soit

d’un objet avec lui-même à deux moments distincts de sa car-


rière temporelle, soit entre objets numériquement différents
(des jumeaux, par exemple). Il y a enfin le concept d’identité
spécifique, ou « sortale », renvoyant à l’identité partagée par

tous les objets, numériquement différents, appartenant à une

même classe, ou sorte, de choses ou d’êtres. Le porteur de

l’identité spécifique, au contraire du dépositaire de l’identité

numérique qui est singulier par définition, est, par définition

également, pluriel.

Il est aisé de vérifier, au travers de nos pratiques indivi-

duatives, qu’il n’existe aucun lien nécessaire entre identité

numérique, la relation de coïncidence en principe absolue


d’un objet avec lui-même, et identité qualitative, la relation
de ressemblance, admettant des degrés, d’un objet, avec lui-
même ou avec d’autres. Deux boules de billard blanches,
manufacturées à l’identique, exhibent à nos yeux une diffé-
rence numérique – chacune d’elles est une et la même – et
une identité qualitative – elles sont indiscernables à l’oeil nu.
Si l’on peint en rouge l’une de ces boules, elle cesse d’être
qualitativement identique à elle-même tout en préservant son
identité numérique : elle reste une et la même boule bien
que n’étant plus ressemblante à elle-même (Derek Parfit). La
downloadModeText.vue.download 530 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

528

ressemblance n’est pas un critère d’identité ; le changement


n’est donc pas la négation de l’identité.

Il faut dépasser ce constat trivial et observer que certains


objets doivent changer qualitativement pour rester ce qu’ils
sont, c’est à dire numériquement identiques à eux-mêmes. Il
en est ainsi de tous les êtres dotés d’une nature biologique
(végétaux, animaux, humains). Pour emprunter un exemple
à Locke, un chêne qui croît d’une minuscule pousse jusqu’à
un grand arbre, qui est nu en hiver puis feuillu au printemps,
reste toujours le même chêne. Supposons maintenant que
le gland ne soit pas devenu arbre ou que le chêne ait cessé
de changer entre l’hiver et le printemps, cela signifierait qu’il
serait mort. Et en mourant, puisque n’ayant pas changé, il
aurait changé de « nature », passant de la catégorie de chose
vivante à celle de matière inerte.

D’où il faut déduire que certains changements, qui sont


de degré, sont non seulement compatibles avec la préserva-
tion de l’identité numérique mais en sont la condition néces-
saire, tandis que d’autres, qui sont de « nature » (d’espèce),
détruisent l’identité. S’il n’y a aucun lien obligé entre identité
numérique et identité qualitative, il existe donc une interdé-
pendance étroite, du point de vue épistémique en tout cas,
entre identité numérique et identité spécifique : le maintien
de l’identité spécifique paraît, en effet, être une condition
nécessaire, à défaut évidemment d’être suffisante, de la pré-
servation de l’identité numérique. Cette boule de billard
blanche, devenue rouge, est bien restée cette boule de billard
et non une autre ; mais, transformée par compression acci-
dentelle en objet carré, et donc inutilisable pour le billard,
elle cesserait à nos yeux d’être une et la même. Elle ne serait
plus cette boule de billard, faute d’être restée une boule de
billard, c’est à dire de tomber toujours sous le concept spé-
cifique de boule de billard. De même, ce chêne, débité en
bûches et bientôt transformé en cendres ne serait plus ce
chêne faute d’être resté un chêne. Il convient d’en conclure
que, dans le tableau que nous nous construisons commu-
nément du monde, l’identité numérique d’un être, ou d’une
chose, consiste dans sa coïncidence avec lui-même sous un
concept (David Wiggins).
CRITÈRES D’IDENTITÉ

A insi donc considérons-nous qu’un bateau, par exemple,


ou un arbre, une personne également et aussi une nation
persistent à être ce qu’ils sont, c’est à dire préservent leur
identité numérique, alors même qu’ils ont encouru d’impor-
tantes transformations de forme ou de composition, c’est à
dire qu’ils ont perdu leur identité qualitative. Pourtant dispo-
sons-nous de critères nous permettant de savoir si une chose,
ou un être, est bien restée ce qu’elle est, cette chose ou cet
être et non une autre ?

Prenons, pour des raisons qui apparaîtront plus loin,


l’exemple d’un bateau et demandons-nous ce qui permet de
le réidentifier à coup sûr. Aussi surprenant cela puisse-t-il
sembler, il faut « seulement » en théorie connaître les condi-
tions, idéalement nécessaires et suffisantes, d’appartenance
d’un objet à la classe des bateaux. Cela revient à savoir
tracer la ligne de démarcation entre ce qui est un bateau,
pirogue ou porte-avions, et ce qui n’en est pas ou plus un,
tronc flottant ou épave rouillant sur la grève. Si je dis que ce
bateau, aujourd’hui ancré au port, est le même bateau que
celui remarqué la semaine dernière, voguant en mer voiles
déployées, c’est que je n’ignore pas ce qu’est un bateau, c’est

à dire où commence et où finit cette sorte de choses que sont


les bateaux. Comment pourrais-je réidentifier un bateau si je
suis dans l’incapacité d’élucider le terme général occupant la

place centrale dans tout jugement d’identité ?

Dans la mesure où je sais ce qu’est un bateau, je suis dès


lors a priori capable de mobiliser un principe d’individuation
à propos des bateaux : je sais non seulement distinguer un
bateau d’une grume à la dérive ou d’un hydravion mais un
bateau d’un autre bateau. Lorsque je soutiens, en effet, que
ce bateau est le même que celui de la semaine dernière, en
d’autres termes que l’existence de ce bateau est une existence

continuée, cela sous-entend que j’ai l’idée d’une existence


distincte, ou séparée, de ce bateau : il n’en est pas un autre.
Or savoir ce qu’est un bateau, c’est nécessairement savoir
quand il y en a un et quand il y en a deux, c’est à dire les

compter.

Dans la mesure, toujours, où je sais ce qu’est un bateau, et


donc faire la différence entre un et deux bateaux, je suis, de
ce fait même, apte en principe à déterminer ce qui compte

pour un bateau, c’est à dire le seuil à partir duquel un bateau


cesse d’être ce qu’il est, un bateau donc ce bateau, pour en
devenir un autre. Savoir ce qu’est un bateau, c’est savoir en
principe en vertu de quoi n’importe quel bateau peut rester

identique à lui-même.

Un jugement d’identité, et donc un énoncé de réidentifi-


cation, à propos d’une chose n’exige rien de plus, mais rien
de moins, que la possession complète du concept de cette
chose. La possession complète d’un concept de chose ou
d’être implique, par définition, l’aptitude à différencier spé-
cifiquement choses et êtres et, par là, à déterminer les chan-
gements d’espèce qui détruisent leur identité. Cette aptitude

implique, à son tour, la capacité à différencier individuelle-


ment les choses ou les êtres tombant sous le même concept
d’espèce, c’est-à-dire à statuer sur ce que c’est qu’être un spé-
cimen de cette espèce. Enfin cette capacité inclut, par consé-

quent, la connaissance des conditions d’existence continuée


de ces choses ou de ces êtres, c’est à dire l’aptitude à « diviser
la référence » (W.V.O. Quine) en sachant « jusqu’où » c’est une
et la même chose ou un et le même être.

Se pourrait-il que nous ne disposions pas de véritables cri-


tères d’identité, faute de posséder complètement les concepts
des choses ou des êtres que nous réidentifions communé-
ment ? Quelles conclusions faudrait-il alors en tirer ?

OBJETS

C ommençons par le monde des objets. De l’Antiquité


jusqu’à nos jours, c’est un bateau, précisément, qui
constitue un cas exemplaire, parce que renvoyant malgré ses
aspects paradoxaux à une situation parfaitement banale, de
perplexité ontologique et épistémique. Il s’agit, bien sûr, du

bateau de Thésée dont Plutarque rapporte que les Athéniens


le conservèrent en ôtant au fil des ans les vieilles pièces de
bois pour les remplacer par des pièces neuves. À la fin s’agis-
sait-il toujours du même bateau ? La question fut reformulée
par Hobbes dans son De corpore (1655). Supposons qu’un
ouvrier ait conservé les vieilles planches, celles continuelle-
ment remplacées par des charpentes neuves, pour les réas-
sembler exactement dans le même ordre. On se trouverait

alors face à deux bateaux, le bateau inlassablement rénové


et le bateau reconstitué avec les pièces d’origine. Lequel des
deux est-il le dépositaire de l’identité numérique du bateau
de Thésée, c’est à dire son « continuant », sachant qu’énoncer
downloadModeText.vue.download 531 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

529

qu’il y aurait deux bateaux numériquement le même serait


une violation flagrante du principe logique d’identité ?

Divisons sommairement les réponses en deux catégories.


On peut, d’un côté, estimer que l’un des deux bateaux est
bien porteur de l’identité numérique du bateau de Thésée
en fonction du principe selon lequel il n’y a pas d’entité sans
identité. Certains des partisans de cette thèse, qui fonctionne
au couperet du tout ou rien, élisent le bateau inlassablement
rénové au nom de l’argument de la continuité spatio-tempo-
relle. D’autres penchent en faveur du bateau reconstitué avec
les pièces d’origine, faisant valoir l’argument de l’identité des

substances matérielles qui le composent. Comment trancher


dans la mesure où les deux arguments présentent des fai-
blesses évidentes ? Il semble, si l’on se place de ce point de
vue, que l’identité du bateau de Thésée soit, pour simplifier

beaucoup, bien réelle mais indéterminable.

On peut, d’un autre côté, juger que la solution du pro-


blème est parfaitement conventionnelle en ce sens que
l’identité du bateau de Thésée ne serait pas déposée en lui,

et par extension dans tout objet dont des parties ont été rem-
placées, mais dans notre manière de considérer le bateau et
les objets fabriqués en général. Elle serait non pas indétermi-
nable mais indéterminée. L’adage « Pas d’entité sans identité »

serait trompeur, à tout le moins équivoque (P. F. Strawson).


La réponse au problème paraît, en effet, dépendre de ce que
nous faisons rentrer dans le concept spécifique de bateau :
une forme persistante dans l’espace et le temps ou un assem-

blage de parties ? Si l’on admet cette position, il faudrait en


déduire que, contrairement à nos impressions, nous ne pos-
sédons pas complètement le concept de bateau, faute d’être
à même de décider ce qu’il faut tenir pour un bateau. La

différenciation spécifique n’ouvre pas la voie à un principe


d’individuation. Donc il semblerait que nous réidentifions à
l’aveuglette, c’est à dire au gré de nos emplois conceptuels
ou, pire encore, de nos intérêts : s’agissant du bateau de Thé-

sée, le point de vue d’un armateur ne recouperait pas celui


d’un antiquaire !

Remarquons que les objets fabriqués ne sont pas les seuls


à poser problème. Il en est de même des éléments de notre
environnement. Ainsi notre concept de montagne est-il
vague puisque nous sommes bien incapables, malgré tout
notre savoir géographique, de décider si un col traverse une
montagne ou sépare deux montagnes. Or la décision fait pré-
cisément toute la différence entre une et deux montagnes
(W.V.O. Quine). L’identité des choses ne serait-elle qu’une
question de mots ?

PERSONNES

L ’identité dans le temps d’une personne est-elle davantage


déterminable ou, à tout le moins, assurément détermi-

née ? On pourrait l’espérer dans la mesure où, à la différence


d’une chose ou d’un être biologique qui d’eux-mêmes n’en-
tretiennent aucune relation avec eux-mêmes, une personne
qui est un être pensant noue d’elle-même un rapport intrin-
sèque avec elle-même et peut donc s’identifier et se réiden-
tifier. Un bateau a seulement une présence dans le monde ;
une personne a aussi une présence à soi. Un bateau n’a pas
d’idées sur ce qu’il est ; une personne se pense elle-même et,
précisément, se pense en personne.
C’est pourquoi, depuis Locke, l’identité dans le temps de la
personne, qui ne se confond pas avec celle de son support
organique, a été le plus souvent définie par la conscience

de soi continuée : le lien rattachant la conscience du pré-


sent à celle de ses états passés, soit la mémoire de soi à des
moments différents. Ce critère d’identité de la personne, qui
est d’ordre psychologique, a été vivement discuté, soit pour
en affiner la formulation afin de parer au risque de circula-
rité qu’il présente (la mémoire sous-entend l’identité person-
nelle et ne saurait donc la constituer) ou à l’argument selon
lequel tout oubli ferait d’une personne une autre personne,
soit pour compléter ce critère par le critère corporel, voire le
remplacer par le critère cérébral, soit enfin pour le passer à
l’épreuve d’expériences imaginaires (transplantations, bissec-

tions, fusions, télétransportations, etc.) ou au banc d’autres

mondes possibles afin d’en tester la consistance.

Il s’avère que non seulement ce critère de la conscience

de soi continuée ne fonctionne pas, dans tous les cas réels

ou virtuels, au couperet du tout ou rien impliqué par le prin-

cipe logique d’identité mais qu’il se heurte à certaines objec-


tions préjudicielles. On en mentionnera quelques unes. Tout
d’abord, une personne n’est pas forcément la mieux placée

pour savoir qui elle est et si elle est restée ce qu’elle est. Une

chose est de ressentir intérieurement le fait d’être et de rester

un et le même par delà les changements, une autre d’être

et de rester celui qu’on est objectivement (Stéphane Ferret).

Cette objection se nourrit d’une autre : la conscience de soi

ne saurait livrer l’identité objective de la personne dans la

mesure où la conscience, par définition, ne coïncide pas avec

son objet. Un être qui se représente lui-même ne saurait être


identique à celui qu’il se représente. On a conscience ; est-on

ce dont elle est conscience ?

D’autres objections ont été émises à l’encontre de la consti-


tution de la conscience de soi continuée en critère de l’iden-

tité personnelle. C’est ainsi qu’il est rappelé qu’en raison de

sa nature sociale un homme n’est pas à lui tout seul une

personne. D’une certaine façon, autrui « remplit » l’identité de


la personne. Écoutons le rabbin Mendel de Kotzk : « Si je suis
moi simplement parce que je suis moi et si tu es toi simple-
ment parce que tu es toi, alors je suis moi et tu es toi. Mais si
je suis moi parce que tu es toi et si tu es toi parce que je suis
moi, alors je ne suis pas moi et tu n’es pas toi » 1.

Se pourrait-il que l’identité d’une personne soit à découvrir


partiellement hors d’elle, dans le rapport qu’elle entretient
avec d’autres ? Si cela était, il faudrait admettre qu’être une
personne, c’est être considéré comme une personne par des
êtres se considérant, selon la même procédure, comme des
personnes. D’où alors le fait que la référence du concept

métaphysique de personne n’est sans doute pas détachable

de celle des concepts éthique et juridique de personne. Il

convient de se souvenir que rares sont les sociétés ayant

entrepris de faire de la personne « une entité complète, indé-

pendante de toute autre » (Marcel Mauss).

S’agissant des personnes, nous disposons bien d’un prin-


cipe d’individuation, mais lié à cet accès unique que chacun
détient à soi-même et qui n’est garanti par rien d’autre que
par ce sens primitif du soi. Est-ce à dire que nous possédons
complètement un concept spécifique de personne, nous per-
mettant de déterminer jusqu’où une personne reste une et la
même ? Sans doute pas car, en réalité, nous mobilisons simul-
tanément plusieurs concepts qui, dans les usages que nous
en faisons, nous obligent à vérifier que l’identité personnelle
dans le temps admet des degrés et à constater que nous igno-
rons où commence une personne et où elle finit.
downloadModeText.vue.download 532 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

530

NATIONS

N ous incluons dans notre tableau du monde, tant savant


que profane, des entités collectives auxquelles nous
assignons, comme à des objets matériels ou à des personnes,
la capacité de rester elles-mêmes tout en changeant : sociétés,
peuples, nations, États, villes, armées, etc. mais aussi langues,
sciences, doctrines, etc. Leur identification et leur réidentifi-

cation sont une partie intégrante et un élément nécessaire de


notre façon de connaître et d’habiter le monde dans lequel
nous vivons (et critiquer cette assignation d’identité dans le
temps sous le seul prétexte que ces entités changent revient
à confondre identité et ressemblance).

Les philosophes estiment, pour la plupart, qu’il s’agit là


d’une perspective ontologique erronée. Leibniz, en particu-

lier, au nom de son célèbre principe selon lequel « un être,


c’est un être », refusait l’idée que les êtres par agrégation,
dans lesquels il faisait d’ailleurs rentrer les objets matériels,
possèdent une existence réelle et puissent donc détenir une
identité autre que nominale. Ces êtres par agrégation ne tien-
draient leur unité, donc leur réalité, que de celle des êtres
dont ils sont composés. Le pluriel présuppose le singulier.
Curieusement, il est de plus en plus fréquent que les sciences
sociales adoptent cette attitude en professant l’individualisme
(ou la méthode compositive), lequel ruine d’une certaine
manière les fondements sur lesquels ces sciences se sont
construites.

Or il est frappant de constater que certains des arguments


opposés au holisme du social, consistant pour simplifier à
admettre la réalité des entités collectives, s’appliquent parfai-
tement au cas des particuliers physiques ou des personnes.
Certains philosophes, de David Hume à Derek Parfit, l’ont
souligné en effectuant le trajet inverse, de l’âme à la Répu-
blique pour le premier, de la personne vers la nation pour

le second.

Si l’on souscrit à l’idée qu’il n’y a pas d’entité sans identité,


l’on doit s’interdire de se référer à une classe d’entités pour
laquelle nous ne disposons pas de critère d’identité, faute
d’en posséder complètement le concept spécifique. De là il
découle que nous n’aurions pas le droit, par exemple, de
parler de la France ou de l’Allemagne. En effet, les nations
n’auraient pas d’existence réelle puisque nous sommes à
l’évidence démunis d’un critère nous permettant de décider,
dans chaque cas possible, si une nation a continué ou non
d’exister en tant qu’une et la même. Or 1. nous n’avons pas
davantage le droit de parler d’un bateau ou d’une personne

puisque nous avons vérifié que nous étions dans l’incapa-


cité de savoir dans quel bateau le bateau de Thésée s’était
continué ou d’être assuré, sur la base de critères objectifs,
qu’une personne est restée une et la même ; 2. nous devons
constater que l’inexistence supposée de la France et de l’Alle-
magne est différente de l’inexistence attestée de la Ruritanie
et du Monomotapa ; 3. lorsque nous disons que la France et
l’Allemagne n’ont pas le même concept de nation, nous ne
voulons pas dire que chaque Français, de sa naissance à sa
mort, n’a pas le même concept de nation que chaque Alle-

mand, du berceau à la tombe. Une nation n’est pas une addi-


tion de citoyens et moins encore la somme improbable d’une
population (chaque jour renouvelée), d’un territoire (dont les
frontières sont soumises aux aléas de la géopolitique) et d’un
régime politique (dont la constitution n’est pas immuable) ;
4. si le pluriel suppose le singulier, c’est l’inverse dans de
nombreux cas : pour qu’il y ait un citoyen, il faut qu’il y ait

une nation (une communauté de citoyens) et pour qu’il y ait


un soldat, il est nécessaire qu’existe une armée.

RELATIVITÉ CONCEPTUELLE

N ous considérons à bon droit que changement et identité


ne sont pas incompatibles et que, dans certains cas le
changement est même nécessaire à la préservation de l’iden-
tité. Pourtant, sauf en ce qui concerne les êtres biologiques
pour lesquels la science vient à notre secours en nous livrant
les lois de développement interne des organismes, nous ne
disposons généralement pas de critères susceptibles de nous
fixer les limites à partir desquelles les objets cessent d’être ce
qu’ils sont pour en devenir d’autres. Nos concepts spécifiques
sont fautifs. Néanmoins nous attribuons de l’identité. Cette

identité assignée correspond-elle à ce que nous savons de la


« nature » des objets identifiés eux-mêmes ou dépend-elle de
nos conventions ?

▶ Pour le réaliste intransigeant, c’est le monde qui trierait les


choses en espèces. Il serait une collection d’objets déjà intrin-
sèquement découpés. Choses et êtres seraient et resteraient,
ou non, ce qu’ils sont ; tout particulier véritable aurait une
identité absolue même si elle était hors d’atteinte pour nous.
Ce sont nos concepts qui seraient flous et non le monde qui
serait vague. Une autre forme de réalisme est concevable qui
prend la mesure de la relativité conceptuelle en admettant
que « l’esprit et le monde construisent conjointement l’esprit et
le monde » (Hilary Putnam). D’où il résulterait que le monde
porte l’empreinte indélébile de notre activité conceptuelle et
qu’il nous est impossible de prétendre tracer la frontière entre
les propriétés que possèdent les choses elles-mêmes et celles
que nous projetons en elles quand nous nous appliquons à
en connaître. Si l’on adopte cette perspective, force est d’en
conclure que les objets n’existent pas pour nous en dehors
de schèmes conceptuels qui commandent même notre utili-
sation de notions logiques comme celles d’entité, d’existence
et d’identité.

GÉRARD LENCLUD

✐ 1 Cité par Jean-Luc Bonniol, La couleur comme maléfice, Pa-


ris, Albin Michel, 1992.

Voir-aussi : Ferret, S., Le philosophe et son scalpel, Paris, éditions


de Minuit, 1993.

Locke, J., Identité et différence, trad. fr. du chap. 27 du Livre II


de l’Essai philosophique concernant l’entendement humain,
Paris, Seuil, 1998.

Mauss, M., « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de


personne, celle de « moi », Sociologie et anthropologie, Paris,
PUF, 1960.

Parfit, D., Reasons and Persons, Oxford, Clarendon Press, 1984.

Quine, W.V.O., Le mot et la chose, trad. fr. Paris, Flammarion,


1977.

Putnam, H., Représentation et réalité, trad. fr. Paris, Gallimard,

1990.

Strawson, P.F., Entity and Identity and Other Essays, Oxford,


Clarendon Press, 1997.

Wiggins, D., Sameness and Substance, Oxford, Basil Blackwell,


1980.

IDÉOLOGIE

Du grec idea, « idée » et logos, « sujet d’entretien, d’étude ou de discus-


sion », « explication ».

GÉNÉR., PHILOS. CONN., POLITIQUE

1. Au sens strict, approche qui a pour objet les idées


en tant que faits de conscience, l’étude de leur origine, de
downloadModeText.vue.download 533 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

531

leurs lois et de leur relation aux signes qui les représen-


tent. – 2. Le terme a pris un sens politique péjoratif et polé-

mique qui n’est que l’effet dans le langage commun du rôle


central qu’il joue en philosophie politique depuis le début

du XIXe s. et en particulier dans le marxisme.

Créé en 1796 par Destutt de Tracy 1, le terme idéologie s’est


d’emblée imposé comme une notion relevant à la fois de la
théorie de la connaissance et de la philosophie politique,
son auteur représentant, avec Cabanis, Volney, Garât et Dau-
nou, le groupe philosophique et politique des « Idéologues ».
Cette double dimension se maintient, mais avec une intention
critique, chez Marx et Engels lorsqu’en 1845, avec l’Idéolo-
gie allemande, ils appliquent l’appellation d’idéologie aux
conceptions politiques des Jeunes hégéliens, qu’ils accusent
de ne pas « se demander quel est le lien entre la philoso-
phie et la réalité allemande, entre leur critique et leur propre
milieu matériel » 2.

Les idéologues

Le programme philosophique des idéologues est indisso-


ciable de leur engagement politique, notamment en faveur
d’une réforme profonde de l’éducation nationale – création
des Écoles Normales et des Ecoles Centrales. C’est à cette fin
que Destutt de Tracy écrivit les cinq parties de ses Éléments
d’idéologie (1801-1815). L’idéologie est la science « qui traite
des idées ou perceptions, et de la faculté de penser ou per-
cevoir », elle « résulte de l’analyse des sensations » 3. Bien qu’il
se réclame, comme les autres Idéologues, de Condillac et
de sa méthode d’analyse des opérations par lesquelles nous
formons nos idées 4, Tracy est en désaccord avec la conviction
de ce dernier que le point de départ de toute connaissance
est la sensation brute 5. Il pose quatre modes également ori-
ginaires de la sensibilité : vouloir, juger, sentir, se souvenir.
L’Idéologie entendait constituer une philosophie première,
« la science unique », « la première de toutes dans l’ordre
généalogiques » 6, et assurer ainsi un fondement à la connais-
sance comme à la pratique (le Traité sur la volonté, quatrième
partie des Éléments de Tracy, est consacré à la morale et à
l’économie).

La rupture, après le 18 Brumaire, entre les Idéologues et


Bonaparte, qui les avait fréquentés et soutenus, est pour une
large part à l’origine du sens négatif et polémique du terme
« idéologie ».

La critique marxiste de l’idéologie

Marx et Engels héritent du sens négatif, qui s’était répandu


avant la Révolution de 1848, mais si l’Idéologie allemande
est un texte de combat philosophique, c’est aussi le texte
fondateur d’une conception nouvelle de l’origine et du statut
des productions spirituelles. C’est dans l’ordre historique de
la production qu’il faut aller chercher la source des idéologies.
Quoique dans un style encore un peu vague et général, on y
trouve des concepts qui vont faire date et qui ont pu conduire
les marxologues à considérer l’Idéologie allemande comme le
document de la « coupure épistémologique » dont est né le
marxisme : « Ce sont les hommes qui sont les producteurs de
leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes
réels, agissants, tels qu’ils sont conditionnés par un dévelop-
pement déterminé de leurs forces productives et du mode de
relations qui y correspond. [...] Et si dans toute l’idéologie, les
hommes et leurs rapports nous apparaissent la tête en bas
comme dans une caméra obscure, ce phénomène découle de

leur processus de vie historique, absolument comme le ren-


versement des objets sur la rétine découle de son processus
de vie directement physique. À l’encontre de la philosophie
allemande, qui descend du ciel sur la terre, c’est de la terre

au ciel que l’on monte ici » 7.

Marx et Engels dénoncent donc comme idéologie une


fausse conscience qui voit les choses à l’envers et croit « que
le monde est dominé par les idées ». Leur cible est non seule-
ment la génération des Jeunes Hégéliens mais aussi les théori-
ciens bourgeois de l’économie, qui se bornent à systématiser
les représentations des agents du mode de production capi-
taliste et s’en font par là-même les apologistes. Les idéologies
ne résultent toutefois pas d’une intention délibérée, même
si elles sont volontiers des expédients commodes, donc des
illusions volontaires. Elles ne désignent pas des représenta-
tions « fausses », auxquelles il suffirait d’opposer une « vérité ».
Marx leur reconnaît bien plutôt un pouvoir propre et une

autonomie, qu’il découvre précisément en exigeant que la


critique de l’idéologie les mette en relation avec les réalités

économiques et sociales. Il doit alors admettre que l’huma-


nité ne se pose certes jamais « que les problèmes qu’elle peut
résoudre » mais que les idéologies formulent ces problèmes
dans leurs propres systèmes de références et que non seule-

ment « le changement dans la base économique bouleverse


plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure »
mais que l’idéologie peut formuler un problème alors que
les conditions de sa solution sont encore « en voie de deve-
nir » 8. Les idéologies ainsi comprises sont donc l’expression
des consciences de classes d’une époque, avec des décalages
qui font qu’une classe peut avoir une conscience de soi pro-
blématique et, tout en étant objectivement réactionnaire, pro-
duire des effets de connaissance critiques, voire progressistes.

Limites et renouvellements néo-marxistes

de la critique de l’idéologie

Dans la préface de 1859 à la Critique de l’économie politique


Marx souligne qu’il faut « toujours distinguer entre le bou-
leversement matériel – qu’on peut constater d’une manière
scientifiquement rigoureuse – des conditions de production

économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses,


artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques,
sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit

et le mènent jusqu’au bout » 9. Il prévient ainsi une concep-


tion simpliste de l’idéologie. Certes « on ne saurait juger
une époque à partir de sa conscience de soi » ; « il faut, au

contraire, expliquer cette conscience par les contradictions

de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces

productives sociales et les rapports de production » 10. Mais,


pour mettre en oeuvre ce programme, il faut jouir d’un « point
de vue » 11. procurant un « avantage de conscience » 12. Selon
Marx chaque classe qui accède à la domination prétend à
l’universalité. C’est la position du « point de vue du prolé-
tariat » défendue par Lukács dans Histoire et conscience de
classe (1922) 13. Lukács considère toutefois ce point de vue
comme une potentialité inscrite dans la dynamique de la pra-
tique 14. Pour les penseurs de la Théorie critique l’avantage de

conscience du prolétariat est de plus en plus problématique ;

« la situation du prolétariat elle-même ne constitue pas, dans

cette société, la garantie d’une prise de conscience correcte.

[...] Il n’existe pas de classe sociale à l’assentiment de laquelle

on pourrait s’en tenir. N’importe quelle couche de la société

peut fort bien, dans les circonstances actuelles, présenter une


downloadModeText.vue.download 534 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

532

conscience idéologiquement rétrécie et corrompue, quelque


vocation à la vérité que lui donne par ailleurs sa situation » 15.
La critique de l’idéologie doit se transformer en « critique im-
manente de la culture » 16. En outre, à supposer même que l’on
soit en mesure de les percer à jour, les idéologies ne perdent
pas pour autant leur efficacité pratique. Constatant que le
socialisme scientifique ne correspond pas à la conscience
de classe du prolétariat, Lénine avait déjà fait de l’idéologie
une donnée essentiellement pratique de la lutte des classes ;
l’écart entre la conscience de classe du prolétariat et le socia-
lisme scientifique rend nécessaire le Parti comme avant-garde
théorique et pratique.

Le marxisme a pris une conscience croissante de deux


phénomènes convergeant dans l’idée d’une efficacité maté-
rielle des idéologies. D’une part l’idéologie ne consiste pas
seulement dans un système de représentations mais recouvre
aussi des pratiques matérielles allant des coutumes et modes
de vie aux pratiques sociales, politiques et même écono-

miques 17 une idée qu’imposait déjà la caractérisation par Marx


et Engels du mode de production féodal. C’est ce que Althus-
ser entend éclairer au moyen de sa conception des « appareils
idéologiques d’État », institutions qui « fonctionnent à l’idéolo-
gie » et entretiennent avec la domination de l’appareil d’État
des liens de légitimation plus ou moins étroits (églises, école,
presse, partis, syndicats, etc.) 18. D’autre part, l’évolution des
forces productives du capitalisme avancé a révélé le rôle de
plus en plus important joué par la science et la production
culturelle dans la constitution de la formation sociale. Dès
1941, Marcuse introduit la notion de « voile technologique » 19
pour désigner la fusion croissante des forces productives et
de l’idéologie, qui ne relève plus seulement de la « supers-
tructure » – une conception qui débouchera sur l’Homme uni-
dimensionnel (1964) 20. Cette évolution est devenue évidente
avec le rôle économique moteur des nouvelles technologies
de l’information et de la communication (qu’il importe de ne
pas affranchir trop hâtivement des cadres d’analyse forgés par
le Capital, et notamment de la forme marchandise – qui, chez
Marx, s’appliquait déjà aux produits de l’esprit).

La conception « neutre »
de la sociologie du savoir

La sociologie du savoir (Wissenssoziologie) a quant à elle


largement contribué à conférer un sens neutre à la notion
d’idéologie. Dans ses « Problèmes de sociologie du savoir » 21
Scheler ne récuse pas la détermination par l’appartenance à
une classe mais s’attache à caractériser des « modes de pen-
sée formels ». Dans Idéologie et utopie, K. Mannheim entend
dégager la théorie de l’idéologie de « l’arsenal polémique d’un

parti » 22. Il définit l’idéologie à l’utopie comme des représen-


tations qui « transcendent l’être et la réalité » et s’opposent en
cela aux « représentations qui correspondent à l’ordre d’être
qui s’affirme de facto à une époque donnée » et que « nous
nommons des représentations “adéquates”, congruentes à
l’être » 23. Tandis que les utopies sont « des représentations
transcendantes à l’être [...] qui à un moment donné ont eu
pour effet la transformation de l’être historique et social »,

« nous nommes idéologies les représentations transcendantes

qui de facto ne parviennent jamais à réaliser la teneur de


leurs représentations » 24. Le critère distinctif du succès a pour
conséquence, comme dit E. Bloch, de « rendre tout relatif » 25.
La conscience de tous les groupes sociaux dépend dans son
contenu et sa forme des conditions sociales. Mannheim dé-

connecte ainsi la notion d’idéologie de la dynamique histo-

rique de la lutte des classes 26. C’est la conception qui s’im-


posera dans la sociologie américaine : « Une idéologie est
un système de croyances partagées par les membres d’une
collectivité, c’est-à-dire par une société ou un sous-ensemble

d’une société, [...] un système d’idées orienté vers la cohésion

de la collectivité au moyen de valeurs » 27.

Gérard Raulet

✐ 1 Destutt de Tracy, Mémoire sur la faculté de penser, 1796-


1798.

2 Marx, K., et Engels, F., l’Idéologie allemande, Éditions sociales,


Paris, 1968, p. 44.

3 Destutt de Tracy, Mémoire, op. cit., p. 325.

4 Condillac, E., Essai sur l’origine des connaissances humaines,

1746.

5 Condillac, Traité des sensations, 1754.

6 Destutt de Tracy, Mémoire, op. cit., p. 286.

7 Marx, K., l’Idéologie allemande, op. cit., pp. 50 sq.

8 Marx, K., Contribution à la critique de l’économie politique,


Éditions sociales, Paris, 1972, pp. 4 sq.

9 Ibid.

10 Ibid., p. 5.

11 Lukács, G., Histoire et conscience de classe (1922), trad. Mi-


nuit, Paris, 1960.

12 Horkheimer, M., Théorie traditionnelle et théorie critique

(1937), trad. Payot, Paris, 1974.

13 Lukács, G., « La conscience de classe », in Histoire et conscience

de classe, op. cit., pp. 83 sq.

14 Lukács, G., « La réification et la conscience du prolétariat »,

ibid., p. 256.

15 Horkheimer, M., op. cit., pp. 45, 78.


16 Adorno, T. W., Prismes (1955), trad. Payot, Paris, 1986, pp. 17
sq.

17 Cf. Poulantzas, N., l’État, le pouvoir, le socialisme, PUF, Paris,


1978, p. 31.

18 Althusser, L., « Idéologie et appareils idéologiques d’État », in


Positions, Éditions sociales, Paris, 1976, pp. 67-124.

19

Marcuse, H., « Some Social Implications of Modern Techno-

logy », in Studies in Philosophy and Social Science, IX, 1941.

20 Marcuse, H., One-dimensional Man. Studies in the Ideology of

Advanced Industrial Society, Boston, 1964.

21 Scheler, M., Die Wissensformen und die Gesellschaft, Leipzig,

1926.

22 Mannheim, K., Ideologie und Utopie, Bonn, 1929, p. 32.


23 Mannheim, K., op. cit., pp. 169, 171.

24 Ibid., pp. 179, 171.

25 Bloch, E., Experimentum mundi, Francfort, 1972, p. 51.

26 Cf. Horkheimer, M., « Un nouveau concept d’idéologie ? »

(1930), in Théorie critique, Payot, Paris, 1978, pp. 41-63.

27 Parsons, T., The Social System, New York, 1951, pp. 349, 351.

! CLASSE, FORCES PRODUCTIVES, IDÉE, ILLUSION, PRODUCTION,


RELIGION, VÉRITÉ

IDONÉISME

Forgé sur l’adjectif « idoine », du latin idoneus, « approprié »,

« convenant ».

Terme introduit par Gonseth en 1936, dans son ouvrage fondamental les
Mathématiques et la Réalité. Essai sur la méthode axiomatique.
downloadModeText.vue.download 535 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

533

ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN.

Théorie de l’adéquation du rationnel au réel.

Par l’introduction de ce terme, Gonseth cherche à répondre à


ce qu’il appelle le problème central de toute connaissance, à
savoir celui de l’adéquation du rationnel au réel. Une partie
de l’ouvrage de Gonseth est construit autour du dialogue de
trois personnages, Sceptique, Idoine et Parfait. Idoine expose
les vues de l’auteur et doit se défendre contre Sceptique, qui
admet malaisément que les pensées d’Idoine ne soient pas
vides de sens et chargées de réalité, et contre Parfait, qui
cherchera constamment à ancrer les définitions et les explica-
tions dans un absolu auquel l’esprit d’Idoine reste par nature
étranger. La pensée de Gonseth est gouvernée par l’idée d’un
renouvellement incessant du questionnement de telle sorte
qu’à la fin du livre Idoine est dépassé par le Nouvel Idoine :
« Mais moi (le Nouvel Idoine), je vous reconnais tous trois
pour trois moments de ma pensée. Nul ne peut être Idoine
qui ne fut et ne sait être Sceptique en face des faits et Parfait
en face des Idées. » La pensée de Gonseth peut, dans un
certains sens, être rapprochée du rationalisme appliqué de
Bachelard.

Michel Blay

! RATIONALISME

ILLOCUTOIRE (ACTE)

LINGUISTIQUE, LOGIQUE

Frege définissait la force assertive [behauptende Kraft]


comme la manifestation d’un jugement, acte par lequel un
locuteur reconnaît la vérité d’une pensée 1. En 1962, J. Aus-
tin généralisa ce concept en celui de force illocutoire [illo-
cutionary force] 2. C’est l’acte que l’on fait en disant [il-locu-
tio], e.g. l’assertion : « La porte n’est pas fermée », l’ordre :
« Fermez la porte », la promesse : « Je fermerai la porte »,
le souriait « Que la porte soit fermée ! », etc.

Par la suite, J. Searle classa les actes illocutoires selon leur di-
rection d’ajustement : par l’assertion les mots s’adaptent aux
choses ; par les directifs et les promisses, les choses s’adaptent
aux mots ; les déclarations, en produisant des actions so-
ciales (e.g. « La séance est ouverte ») par le fait de dire, ont
une double direction d’ajustement et les expressifs possèdent
une direction vide 2. Recourant aux ressources des logiques
contemporaines, D. Vanderveken a élaboré une logique illo-
cutoire 3 qui, à partir de la définition des cinq forces initiales,
permet de dériver toutes les autres forces illocutoires et de
déterminer leurs relations logiques.

▶ Incontestablement, la force illocutoire caractérise la dimen-


sion proprement pragmatique du sens relevant de conven-
tions sociales qui régissent les conditions de succès des actes
de discours. Reste toutefois à proposer une classification qui
ne néglige plus certains types fondamentaux d’actes (tels
les métadiscursifs) et une théorisation qui ne fasse plus abs-
traction de la réalité dialogique des actes de discours 4. Reste
surtout à articuler l’illocutoire avec le perlocutoire, i.e. avec
les effets non conventionnels produits chez l’allocutaire. C’est
une théorie générale de l’action (praxéologie) qui est alors
requise.

Denis Vernant
✐ 1 Frege, G., « Recherches logiques » (1918), in Écrits logiques

et philosophiques, trad. Imbert, C., Paris, Seuil, 1971, pp. 175-

176.

2 Austin, J., How to do Things with Words (1962), trad. fr. Lane,

G., Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970.

Searle, J., Expression and Meaning (1975), trad. fr. par Proust,
J., Sens et expression, Paris, Éd. de Minuit, 1982.

4 Meaning and Speech Acts, Cambridge UP, vol. 1, 1990, vol. 2,


1991.

5 Vernant, D., Du Discours à l’action, Paris, PUF, 1997.

! ACTE DE DISCOURS, DIALOGUE

ILLUSION

Du latin illusio, de in- et ludus, « jeu » ; « ironie », d’où «


moquerie, objet
de dérision », puis « erreur des sens, tromperie ». En allemand, Illusion.

GÉNÉR.

Interprétation erronée d’une perception, ayant la pro-


priété de ne pas se dissiper lorsqu’on en prend conscience.
Par extension, croyance ou opinion également fausse, qui

persiste même une fois réfutée.

C’est la persistance qui distingue l’illusion de l’erreur : un


jugement faux peut être rectifié, mais il n’est pas en notre
pouvoir de faire cesser la distorsion entre les sens et l’es-

prit. Cette faiblesse met en doute la possibilité même pour


nous de connaître : si nos sensations varient perpétuellement

et que les choses nous apparaissent différentes selon leur

propre disposition ou selon la nôtre, comment peut-on ne


serait-ce qu’offrir un objet à l’activité de l’entendement ? Il
faudrait se contenter alors, comme le font les sceptiques, de

simples jugements d’apparence, sur la nature comme sur les

conduites humaines 1. Ce serait pourtant ignorer que même


le jugement d’apparence suppose le travail législateur de
l’entendement, auquel les sens ne font que proposer le di-
vers sensible : par conséquent ce n’est pas la distorsion des
apparences qui nous leurre, c’est le fait que l’entendement
se laisse conduire par la sensibilité 2. Les sens sont disculpés,

« parce qu’ils ne jugent pas du tout 3 ».


Dès lors, contre les sceptiques, il est possible de disci-
pliner son esprit de façon à connaître quelque chose avec
certitude même dans un monde où tout ne serait qu’illusion 4.
Pour autant, si l’on peut corriger l’entendement, on ne peut
faire de même pour la sensibilité, car une perception illusoire
obéit à des règles nécessaires et suffisantes que l’on ne peut
changer, mais que l’on peut suivre afin de fabriquer des illu-
sions à volonté.

En dernière analyse, c’est notre désir de juger et de déci-


der « même là où, en raison de notre caractère borné, nous
n’avons pas le pouvoir de juger ni de décider » qui est en

nous cause d’illusion 5. L’illusion des sens vient ainsi de notre


désir de donner au phénomène un statut d’objet, et l’on peut
de même expliquer une deuxième classe d’illusions, qui
consistent à attribuer de fausses causes ou de faux principes
au monde qui nous entoure. L’illusion que le monde a été
créé en vue d’une fin qui est l’homme 6, ou celle qu’il existe
un dieu paternel terrible et protecteur 7, répondent ainsi à un
besoin d’objectiver une vision subjective du monde. L’illusion
trouve là une justification, spécialement l’illusion fabriquée,
l’art, qui est « le grand stimulant de la vie » sans laquelle la
cruauté et l’absurdité de la nature seraient intolérables 8.

Sébastien Bauer

✐ 1 Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhoniennes, I, 19-21, tr.

P. Pellegrin 1997, Seuil, Paris.


downloadModeText.vue.download 536 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

534

2 Kant, E., Critique de la Raison Pure, Dialectique transcendan-


tale, 4ème paralogisme. Trad. J. Barni 1980 in OEuvres philoso-
phiques, I, NRF-Gallimard, Paris.

3 Kant, E., Anthropologie d’un point de vue pragmatique, § 11,

trad. P. Jalabert 1986, in OE.P. tome III.

4 Descartes, R., Méditations métaphysiques, II, GF-Flammarion,


1992, Paris.

5 Kant, E., Logique, Introduction, VII, trad. A. Delamarre in OE.P.

Tome III.

6 Spinoza, B., Éthique, Appendice au livre I, trad. C. Appuhn


1965, Flammarion, Paris.

7 Freud, S., L’avenir d’une illusion, in OEuvres complètes, Psycha-

nalyse, XVIII, PUF, Paris, 1994.


8

Nietzsche, F., Naissance de la Tragédie, trad. M. Haar 1977,


NRF Gallimard, Paris, OEuvres Philosophiques Complètes, Tome I.

! APPARENCE, ERREUR, JUGEMENT, SCEPTICISME, SENSIBILITÉ,

VÉRITÉ

PSYCHOLOGIE

Désaccord persistant avec la réalité. Elle manifeste des

incohérences flagrantes entre ce que les sens nous pré-


sentent et la réalité objective. En philosophie, elle pose
la question de savoir s’il peut y avoir une connaissance
perceptive authentique. En psychologie, la question est
de savoir comment l’expliquer à partir des mécanismes

perceptifs.

Les illusions perceptives, en particulier visuelles, ont été


étudiées dès l’Antiquité et, surtout, depuis la Renaissance,
où elles ont joué un rôle important dans les arts visuels
(perspective, anamorphoses). On distingue, en général, les
illusions qui ont pour origine un phénomène physiolo-
gique d’adaptation et qui sont comparables aux erreurs
dues aux instruments (comme les images qui restent sur la
rétine après exposition à une lumière vive) ; et les illusions
cognitives, comme la célèbre illusion de Müller-Lyer (où
deux flèches de même longueur apparaissent inégales),
l’illusion taille-poids, qui fait paraître un objet plus pe-
tit qu’un autre mais de poids identique moins lourd que
celui-ci, ou encore les figures ambiguës ou paradoxales
comme le « canard-lapin » ou les « objets impossibles »
représentés dans les fameux tableaux de M. C. Escher. Il
existe aussi des illusions auditives, comme celle qui fait
percevoir un son qui n’existe pas en raison de la mau-
vaise identification de sa source. Les explications de ces
illusions diffèrent beaucoup selon les cas. Les physiolo-
gistes cherchent à expliquer certaines illusions, comme
celle de Müller-Lyer, ou les effets de distorsion à partir
d’effets d’optique internes à l’oeil ou par une perturbation

des signaux émis par la rétine. Les psychologues cognitifs


tels que R. L. Gregory ont tendance à expliquer la plupart
des illusions visuelles par l’existence de processus incons-
cients de jugement à l’origine de mauvaises interprétations
des données sensorielles. Ainsi, les images en perspective

posent à l’oeil des problèmes que le système visuel ne peut

résoudre sans produire des distorsions : quand les indi-


cations de profondeur sur certains images d’illusions sont
corrigées, les distorsions disparaissent. Cette analyse, qui

implique la thèse classique selon laquelle la perception est


une forme de jugement, entre cependant en conflit avec le
fait que, même quand le sujet sait que l’illusion en est une
(par exemple, il sait que les deux lignes de Müller-Lyer

sont égales), sa perception illusoire demeure.

Pascal Engel

✐ Gregory, R. L., The Intelligent Eye, « l’OEil et le Cerveau »,

Hachette, Paris, 1966.

! PERCEPTION

PSYCHANALYSE

Croyance dont la motivation est l’accomplissement

d’un souhait, l’illusion dépend du principe de plaisir et

procède du narcissisme. Elle n’est pas nécessairement une

erreur. Autorisant le travail de désillusion, elle se distingue

de la conviction délirante.

Envisagée en détail en 1927, à propos des croyances reli-

gieuses, l’illusion est inhérente aux humains 1. En effet, en

masquant les motions pulsionnelles sexuelles et agressives,

les processus défensifs permettent de se croire plus civili-

sé qu’on ne l’est et de « vivre, psychologiquement parlant,

au-dessus de ses moyens » 2. Arts, religions et philosophies

pourvoient en illusions, dans la mesure où ils permettent de


croire aux souhaits infantiles – toute-puissance, immortalité,

bonté, etc.

À l’illusion, Freud oppose l’exigence de véridicité, qui re-


connaît la réalité psychique pour ce qu’elle est – par exemple,

« notre inconscient pratique le meurtre même pour des vé-

tilles » 3, et par conséquent « [...] nous sommes nous-mêmes,


si l’on nous juge selon nos motions de souhait inconscientes,
comme les hommes originaires, une bande d’assassins » 4. Si
la tâche de la science est circonscrite à « montrer comment le
monde doit nécessairement nous apparaître, par suite de la
spécificité de notre organisation » 5, elle échappe à l’illusion.

▶ D. W. Winnicott a éclairé l’ontogenèse de l’illusion en dé-


veloppant le fonctionnement du moi-plaisir : « Au début, la
mère, par une adaptation qui est presque cent pour cent,
permet au bébé d’avoir l’illusion que son sein à elle est une
partie de lui, l’enfant. [...] La mère place le sein réel juste là où
l’enfant est prêt à le créer, et au bon moment. [...] L’adaptation
de la mère aux besoins du petit enfant, quand la mère est
suffisamment bonne, donne à celui-ci l’illusion qu’une réa-

lité extérieure existe, qui correspond à sa propre capacité de

créer. 6 » Interpolant l’aire primaire d’illusion en « aire d’expé-

rience intermédiaire », Winnicott y voit la topique de toute

sublimation, mais l’économie et la dynamique manquent. De

fait, la sublimation implique l’élaboration psychique de sépa-

rations – entames narcissiques que l’aire d’illusion masque.

Michèle Porte

✐ 1 Freud, S., Die Zukunft einer Illusion (1927), « L’avenir d’une

illusion », in OEuvres complètes, Psychanalyse, XVIII, PUF, Paris,


1994, pp. 141-197.

2 Freud, S., 1915, Zeitgemässes über Krieg und Tod, « Actuelles

sur la guerre et la mort », in OEuvres complètes, Psychanalyse,


XIII, PUF, Paris, 1988, pp. 125-155, p. 137.

3 Ibid., p. 152.

4 Ibid.

5 Freud, S., Die Zukunft einer Illusion, op. cit., p. 197.

6 Winnicott, D. W., 1971, Playing and Reality, « Jeu et réalité »,

Gallimard, Paris, 1975, pp. 21-22.

! DÉFENSE, IDÉAL, MOI, NARCISSISME, PLAISIR, RÉALITÉ,

SUBLIMATION
downloadModeText.vue.download 537 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

535

IMAGE

Du latin imago, « représentation », « imitation », « image », « ombre d’un


mort » ; suivant la valeur de vérité qui lui est reconnue, plusieurs mots
grecs désignent l’image, eikon : avec une connotation de ressemblance,
eidolon ; avec une nuance d’irréel (comme le latin species), phantasma,
« simulacre », « fantôme ». En allemand Bild, qui donne le verbe bilden,
« former », et le substantif Bildung, « formation », « configuration ».

Est image en un sens large tout ce qui évoque analogiquement une autre
chose, avec ou sans support matériel. D’une part, le statut de l’image
engage celui de la représentation, tant dans le champ d’une théorie
bien construite de la connaissance que dans celui d’une esthétique où
c’est de la sensibilité qu’il doit être question. Dans l’image, la
dialectique
entre la conscience percevante et la matière même de la perception n’a
jamais vraiment été élucidée, pas même dans la doctrine matérialiste des
simulacres ou dans l’alliance du mécanisme classique et de la géométrie
projective. En définitive, si nous n’avons du monde qu’une image, si toute
donation ne se fait que dans et par la délégation d’une figuration au
statut incertain, en quel sens pouvons-nous garantir l’objectivité de ce
qui est au-delà de la vitrine des impressions visibles, au-dehors et dans
l’étrangeté de ces corps qui ne sont pas nos corps ? D’autre part, dans
le champ esthétique, il importe de déterminer si l’image est d’abord
imitation ou création. L’art ne s’affranchit de la figuration, selon Hegel,
que dans le moment où il parvient, dans la poésie et dans la musique, à
ne plus figurer et travestir la matière, mais à s’en affranchir.

PHILOS. ANTIQUE

Imitation d’une chose, soit comme reproduction maté-


rielle d’un modèle (simulacre), soit comme représentation
figurée d’une idée (symbole).

L’image s’adresse essentiellement à la vue et plus généra-


lement aux sens. Elle renvoie toujours à autre chose qu’à
elle-même, substrat ou modèle avec lequel elle entretient un
rapport de ressemblance ou d’imitation. Deux conceptions
philosophiques de l’image sont particulièrement significatives
dans l’Antiquité. L’eidolon des atomistes, simulacre en deux
dimensions, à l’image de la chose dont il émane, est, comme
elle, de nature atomistique. Il joue un rôle central dans le
mécanisme de la vision, mais aussi de l’imagination et du
rêve. L’image platonicienne, au contraire, n’est pas de même
nature que son modèle, elle en constitue, dans une approche
artificialiste, l’approximative imitation. En cela, elle relève
non seulement de l’apparence, mais aussi de l’illusion. Ainsi,
si l’eidolon des atomistes – notamment Épicure – constitue
une étape nécessaire dans le processus de la connaissance,
l’image, selon Platon, est un moyen tantôt d’approximation,
tantôt d’éloignement de la vérité.

Chez Homère, l’eidolon signifie l’image d’un mort 1.


Le terme trouve un emploi technique spécifique avec les
atomistes. Les êtres, tous composés d’atomes et de vide,
émettent en permanence de minces pellicules d’atomes, en
deux dimensions, que l’on nomme eidola (« simulacres »), qui
sont causes de la vision et font ensuite leur chemin dans
l’âme 2. La notion d’image est aussi au centre de la théologie
épicurienne. L’image est le mode d’existence des dieux, cor-
porels mais néanmoins éternels, parce que constitués d’un
flux continu d’images similaires 3.

Chez Platon, si phantasma relève de façon univoque du


faux et du non-être 4, eidolon et eikon désignent soit l’image

plus ou moins fidèle de l’intelligible, qui en permet la rémi-

niscence, soit l’imitation d’un objet sensible, ombre, reflet 5 ou


produit de la technique de l’imitation, mais toujours copie de
copie éloignée de trois degrés de la vérité 6. Le monde, pour-

tant, oeuvre du démiurge, est une image du monde intelli-


gible, copie imparfaite en raison de la cause errante à l’oeuvre
dans la matière réceptacle (khora) 7.

Annie Hourcade

✐ 1 Homère, l’Iliade, chant 23, vers 59-107, trad. 1956 M. Meu-

nier, Albin Michel, Paris.

2 Die Fragmente der Vorsokratiker, Ed. Diels-Kranz, Berlin, 1952


(6e éd.) 67 A 29 ; 68 A 77 ; Lucrèce, De natura rerum, IV, 42 et

suiv., trad. 1995 C. Labre, Arléa.

3 Cicéron, De la nature des dieux, I, 49 ; Diogène Laërce, X,


139, et scolie.

4 Platon, Sophiste, 236 c, trad. 1950 L. Robin, OEuvres complètes


tome II, NRF, Paris.

5 Ibid., République, VI, 509 e, trad. 1950 L. Robin, OEuvres com-

plètes tome I, NRF, Paris.

6 Ibid., X, 598 b.

7 Ibid., Timée, 29 b et suiv, trad 1950 L. Robin, OEuvres complètes


tome II, NRF, Paris.

Voir-aussi : Kany-Turpin J., « Les images divines. Cicéron lecteur


d’Épicure », in Revue philosophique de la France et de l’Étranger,
no 176, 1986, pp. 39-58.

Lassègue M., « L’imitation dans le Sophiste de Platon », in Études


sur le Sophiste de Platon, publiées sous la direction de P. Au-
benque, Rome, Bibliopolis, 1991, pp. 249-265.

Vernant, J.-P., « La catégorie psychologique du double », in Mythe


et Pensée chez les Grecs, II, Maspero, Paris, 1965, pp. 65-78.

! FAUX, IMAGINATION, NON-ÊTRE, RÊVE

Au centre de l’esthétique kantienne et de la formation de l’ordre sym-

bolique, puis rattaché chez Schelling à la production de l’original,


Bild se

trouve thématisé par Husserl dans le cadre de l’expérience de l’imagina-

tion, puis par Roman Ingarden dans son esthétique phénoménologique.

PHILOS. MODERNE, PHILOS. CONN., ESTHÉTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE

La problématique critique puis idéaliste accorde une


place décisive à la faculté de l’imagination comme capacité
productrice en l’homme 1. Bild est porteur dans son sens de
cette dimension originairement formatrice voire créatrice,

qu’elle soit symbolique (Kant) ou intuitive (Schelling). La


phénoménologie reprend à son compte une telle origina-
lité de l’imagination, dont elle fait un acte intuitif éminent.

Dans la phénoménologie de l’imagination 2, Bild entre dans


le composé Bildbewusstsein, qui définit une des deux formes
principales d’imagination que retient Husserl, et que l’on
traduit par « conscience d’image », par différence d’avec la
Phantasie (traduite couramment par imagination). La pre-
mière décrit le processus psychique par lequel se forment
en nous des images que l’on appréhende comme des objets
intentionnels neutralisés dans leur validité d’existence, par
contraste avec les objets de la perception externe ; la seconde
désigne la puissance imaginative du sujet comme telle. Dans
le cadre d’une esthétique comme celle de Roman Ingarden 3,
inspirée par l’intuition husserlienne, la typologie des diffé-
rents objets esthétiques, picturaux ou musicaux, reprend à
son compte la structure de la conscience d’image, en tant
qu’imagination principalement noématique, ce qui permet de
circonscrire clairement la pertinence du Bild (l’image) par
rapport au Phantasieren (l’activité imaginative).

Natalie Depraz

✐ 1 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard,


1986.

2 Husserl, E., Husserliana XXIII, Dordrecht, Kluwer, 1980.

3 Ingarden, R., Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks,


Tübingen, Niemeyer, 1968.

! FIGURE, FORME, IMAGINATION

ESTHÉTIQUE

Réalité matérielle saisie par le regard, qui reproduit ou


représente une autre réalité matérielle, spirituelle, abs-
traite ou imaginaire. Par extension, procédé technique
downloadModeText.vue.download 538 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

536

ou rhétorique permettant de passer d’une réalité donnée


à une autre réalité grâce à un processus de transfert de

forme ou de sens.

Une approche esthétique de l’image est confrontée à au

moins deux types de réalité et corrélativement à au moins

deux groupes de problèmes distincts bien que liés : les uns

concernent les images matérielles auxquelles a été attribué le

statut d’oeuvre d’art (par exemple, des images numériques,

cinématographiques, photographiques ou picturales), les


autres, les images poétiques et littéraires (comparaisons, mé-

taphores, allégories, symboles).

L’esthétique des images matérielles

Une esthétique générale de l’image matérielle doit être fon-


dée sur des esthétiques régionales d’images particulières. La
tâche est donc difficile, eu égard à l’ampleur des études à me-
ner, aux différences à articuler et aux oppositions à résoudre.

1. De nombreuses contradictions apparaissent en effet au


cours de cette mise en oeuvre.

Les premières sont relatives à la nature même de l’image.


Il faut poser à la fois que le réel ne peut pas être donné par
l’image et que, cependant, pour l’image, le problème du réel
et le rapport qu’on peut avoir à lui ne peuvent être occultés.
Il faut savoir que l’image est à la fois du côté de l’imagination
reproductrice et de l’imaginaire créateur. Il faut reconnaître
à la fois que l’image possède son autonomie et qu’elle est
toujours interprétée. Il faut prendre en compte que l’image
est à la fois travaillée par une conscience imageante qui rêve
de la maîtriser et par un inconscient qui souvent la maîtrise.

Les secondes sont relatives à la pluralité et à l’hétérogé-

néité même des images, qui vont des figures de Lascaux

aux images numériques ; par leur histoire et par leur nature

(conditions de production, modes de fonctionnement, moda-

lités de réception), ces images sont différentes, même si elles

sont visuellement appréhendées les unes et les autres comme

des images et nommées ainsi. En effet, si certaines images,

comme le dessin, voire la peinture, relèvent de la logique

du tracé, d’autres, comme la photographie, voire le cinéma,

obéissent à celle de la trace : cela change le rapport que

l’image artistique peut avoir au réel et au temps, à la repro-

duction et à la représentation. De même, comment penser

ensemble l’image-mouvement du cinéma et l’image fixe de la

photographie, l’image unique de l’aquarelle et l’image mul-

tiple de la gravure, l’image muette du dessin et l’image sonore

du multimédia, l’image-produit de la peinture et l’image-ma-

trice du numérique ? Le problème se complexifie encore avec


les nouvelles images qui relèvent de la simulation et non de
la représentation, du calcul et non de la trace, de l’interac-
tivité et non de la fixité, bref d’un autre régime de l’image.

Les troisièmes dépendent du fonctionnement probléma-

tique de l’art, en particulier de l’art contemporain : une partie

des arts des images font passer des images du sans-art à l’art
en leur donnant un nouveau destin, en les recontextualisant

et en les « muséalisant ».

Les quatrièmes, enfin, sont relatives à la méthode : il faut


à la fois être au plus près des images et fonder en raison une
esthétique générale, avoir une approche à la fois poétique
et théorétique de l’image, avoir à la fois une approche théo-
rétique de l’image sans-art et une approche esthétique de
l’image relevant de l’art, en espérant que la seconde puisse se
fonder sur la première, penser à la fois l’autonomie de l’art et

le passage obligé du sans-art à l’art, analyser les images sous


l’angle à la fois de l’art-fait et de l’art-valeur.

2. L’univers des images n’est pas pour autant un ensemble

chaotique ; de multiples structurations conceptuelles et cultu-


relles ont été proposées, qui en organisent la diversité.

Debray montre que la notion d’image ne doit pas être sé-


parée d’une perspective historique et anthropologique. Trois
âges l’ont successivement façonnée : celui de l’idole, dans
lequel l’image est un être, une présence qui témoigne du
surnaturel et sert de médiation avec lui ; celui de l’art, où elle

devient représentation, c’est-à-dire transposition du réel et en


même temps exercice d’exploration et de virtuosité ; celui du

visuel enfin, mode de simulation qui exploite le jeu avec les


codes, faisant passer du monde clos (image fermée sur elle-
même) à l’univers infini (image explorable et modifiable à
volonté) mais réduisant du même coup le réel au seul perçu.

Ces régimes de l’image sont moins des catégories que des


« types d’appropriation par le regard » 1. Il en va de même
de la triade peircienne qui constitue le second moment de
sa déduction du signe, celle qui le rapporte à son objet 2 ;
elle oppose moins l’image à d’autres sortes de signes qu’elle
n’en diagnostique différents types de fonctionnement.
L’image-icône prend appui sur la ressemblance, jouant à la
fois de l’identification et de l’écart vis-à-vis de son réfèrent ;

l’image-indice introduit une relation directe, par contiguïté


(par exemple, relique) ou sur un mode causal (empreinte
de pied) ; l’image-symbole présuppose une convention pour
l’interpréter, qu’il s’agisse d’une figure de géométrie ou d’un
motif iconographique.

L’image bénéficie par ailleurs, autant que le texte, des


méthodes d’analyse des sciences humaines : les diverses ap-
proches psychologiques (de la Gestalt à la psychanalyse), so-
ciologiques (en termes d’influence ou de champ), celles déri-
vées de la linguistique (les diverses sémiotiques) mais aussi
de l’iconologie, etc. Les arts de l’image matérielle et visible
sont aussi éclairés par des approches théorétiques relatives
aux autres sens du terme : l’image psychique et mentale, per-
ceptive, optique, verbale, etc., et ce d’autant plus que l’image
est devenue omniprésente en tant que forme ouverte à l’hy-
bridation et à la virtualisation. Avec le développement de
l’image numérique et de l’interactivité, apparaît un moment-
clé de l’histoire des arts de l’image, une nouvelle révolution
copernicienne qui réinvente l’image, puisque le récepteur
devient le coauteur d’images sans cesse en transformation.

À travers ses pouvoirs et ses métamorphoses, on peut


comprendre qu’une image belle et rebelle et qu’une oeuvre
créatrice et critique peuvent advenir et bouleverser l’histoire
d’un sujet.

L’image poétique

Bachelard a bien montré comment l’image habite le langage,


et en particulier la littérature, au point de la rendre poétique
et de lui donner ainsi, par ce jeu avec les images, le statut
d’art.

Toute image engendre l’onirisme du lecteur, d’autant plus


si elle est nouvelle donc surprenante, comme, par exemple,
avec le surréalisme. L’image poétique explore des contra-
dictions, des ambivalences et des dualités, au point de faire
exploser le sens ancien pour créer un sens nouveau qui ne
lui préexistait pas. Elle signifie autre chose et fait rêver d’une
autre manière. Sens et sujet émergent autrement.

Aussi, ni l’approche réaliste qui se focalise sur la représen-

tation, ni l’approche psychologique qui cherche la cause ne


downloadModeText.vue.download 539 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

537

peuvent rendre compte de l’image poétique. Cette dernière


engendre le mouvement, prolonge le devenir des choses,
offre au lecteur rêverie, découverte, complétude et bon-
heur, exalte la conscience et l’imagination et ainsi invente
un monde entier, à la fois monde de l’oeuvre et monde du

lecteur-rêveur.

Cette approche poétique de la littérature ne peut qu’enri-


chir à son tour l’esthétique des images matérielles.

▶ Image et art entretiennent des rapports riches et com-


plexes, du fait de l’hétérogénéité et de la pluralité des images.
Ce qui pourrait apparaître comme un obstacle insurmontable

est aussi un inépuisable terreau de possibilités. Tel est l’enjeu


d’une esthétique de l’image : centrée sur les images maté-

rielles, elle ne cesse de s’ouvrir à une poétique.

François Soulages

✐ 1 Debray, R., Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en


Occident, Gallimard, Paris, 1992, p. 297.

2 Pierce, C. S., « Logic as Semiotic : The Theory of Signs », trad.

In Deledalle (éd.), Écrits sur le signe, Seuil, Paris, 1978.

Voir-aussi : Aumont, J., L’image, Nathan, Paris, 1990.

Bachelard, G., La poétique de la rêverie, PUF, Paris, 1961.

Couchot, E., La technologie dans l’art, J. Chambon, Nîmes, 1998.

Debray, R., Vie et mort de l’image, Gallimard, Paris, 1992.

Deleuze G., Cinéma 1. L’image-mouvement, 2. L’image-temps,

Minuit, Paris, 1983 et 1985.

Didi-Huberman, G., Devant l’image, Minuit, Paris, 1990.

Sorlin, P., Esthétiques de l’audiovisuel, Nathan, Paris, 1992.

Soulages, F., Esthétique de la photographie, Nathan, Paris, 3e éd.,


2001.

! ART, CINÉMA, IMAGINAIRE, PHOTOGRAPHIE, VIRTUEL

∼ IMAGE DIALECTIQUE

En allemand : dialektisches Bild.

PHILOS. CONTEMP.

Concept propre à la philosophie de l’histoire de Walter


Benjamin.

W. Benjamin oppose sa théorie de l’image dialectique à la


conception linéaire de l’histoire. Cette théorie est indisso-
ciable de son messianisme. Cristallisant dans « l’à-présent »,
ou « maintenant » (Jetztzeit), le rapport du présent au passé,
elle sauve ce dernier 1. L’image dialectique appréhende une
constellation significative de l’évolution historique ; elle la
sort du devenir, du flux de l’histoire continue, temps « homo-
gène et vide ». Elle est la « dialectique en arrêt » (Dialektik
im Stillstand). Lui apparaissent alors les contradictions struc-
turantes des époques, qui toutes se ramènent à une tension
entre la fuite en avant du nouveau (de la modernité) et les
rêves archaïques que cette fuite en avant croit assouvir. Cette
coïncidence de l’archaïque et de l’utopique fonde le projet
benjaminien d’une « archéologie de la modernité ». Les inven-
tions de la technique moderne font naître des espoirs qui sont
la réactualisation de rêves archaïques de l’humanité. Cette
coïncidence prend la forme d’une ambiguïté. La tâche de
l’historien consiste à redialectiser cette ambiguïté, à voir en
elle une image dialectique 2. Il doit tenter d’y faire apparaître
à chaque fois le moment d’une décision, tant dans l’écriture
de l’histoire passée que pour la perception de l’histoire pré-
sente. L’image dialectique peut être mise en relation avec la
notion de constellation, utilisée par Benjamin et par Adorno.
Chez ce dernier, la théorie de l’oeuvre d’art est analogue à
la conception benjaminienne de l’image, à ceci près que le

messianisme benjaminien est remplacé par la tension propre


à toute oeuvre d’art entre objectivation et dissociation 3.

Gérard Raulet

✐ 1 Benjamin, W., Das Passagen-Werk, Francfort / M. Suhr-


kamp, 1982, trad. Passages, Paris, Cerf, 1989, p. 479.

2 Ibid., p. 43.

3 Adorno, Théorie, esthétique (1970), trad. Paris, Klincksiek,


1974, chap. X.

! DIALECTIQUE, MAINTENANT, UTOPIE

L’image est-elle l’enjeu


d’une nouvelle révolution

copernicienne ?

L’univers des images est immense et dispa-

rate : il s’échelonne d’un pôle matériel à un

pôle mental, il peut soutenir des revendica-

tions d’objectivité aussi bien que de subjec-

tivité et il mobilise, souvent au sein de la même entité,

des capacités qui découlent de l’exercice spontané de

la perception et d’autres qui passent par une médiation

interprétative. Il n’est donc pas surprenant que l’image


ait donné lieu à des prises de position unilatérales et

conflictuelles, mais il est plus important de se demander

quel rôle central elle joue aujourd’hui dans la redéfini-

tion des rapports entre esprit, langage et réalité.

L’HORIZON PHILOSOPHIQUE :

DÉPRÉCIATION ET REVALORISATION

A ux sources de la pensée occidentale, l’héritage socra-


tique du platonisme confère à l’image un statut ontolo-
gique mineur, celui d’une apparence plus ou moins inconsis-
tante. Dans le texte dit de la ligne 1, non seulement elle relève
du visible c’est-à-dire d’un domaine sujet au devenir et qui
n’est appréhendable que par l’opinion, mais elle en occupe
le degré inférieur : elle est apparentée à l’ombre, au reflet, à
la copie, toutes manifestations qui présupposent une réalité
plus riche dont elle est la trace ou le fantôme. Si rectitude
de l’image il y a, ce ne peut être qu’à la condition de ne
pas nier la distance d’avec ce dont elle est image 2 ; seule la
reconnaissance de son moins-être constitutif la préserve de
se confondre avec un double ou le simulacre qu’exploite le
sophiste 3.

En dépit de ce cadre défavorable, Platon lui-même esquisse


un début de réhabilitation épistémologique de l’image. Dans
la digression philosophique de la Lettre VII 4, il montre que les
instruments imparfaits de la connaissance (nom, définition,
image) constituent la seule voie praticable vers la science ;
ils ne condamnent pas au scepticisme et ils n’imposent pas
davantage le mysticisme qu’illustrera le néo-platonisme. C’est

que l’image se prête à la schématisation ; ainsi la figure géo-


métrique surmonte ses limitations empiriques pour prendre
une portée universelle. De même, l’idée de totalité – le cos-
mos en tant qu’ordre et beauté du monde – offre une média-
tion efficace entre le sensible et l’intelligible 5.

Faisant davantage écho à la phantasia aristotélicienne, la

pensée classique se montre soucieuse d’articuler les deux


downloadModeText.vue.download 540 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

538

pôles de la sensation et de la mémoire. Dans la tradition


leibnizienne, si le sensible est une image confuse de l’intelli-
gible, la connaissance agit comme un filtre régénérateur qui
en extrait le distinct et l’adéquat. Avec la pensée empiriste,
la perception devient l’original de la connaissance et l’on ne
saurait avoir d’idées ou de souvenirs sans un travail préa-
lable sur ses impressions 6. Loin d’être un résidu des essences,
l’image devient l’ingrédient de base de la connaissance effec-
tive, au point que le langage peut à son tour être repensé par
rapport à elle. Pour Wittgenstein, chaque proposition est un
tableau d’un état de fait avec lequel elle partage une forme
de représentation qu’elle ne peut exprimer mais que montre
sa structure logique 7.

Prendre en compte de la diversité empirique des images


complexifie le mécanisme de la représentation mais ouvre
en revanche sur de nouveaux modes d’appropriation qui ne
cessent d’en enrichir la teneur. Telle est la tâche propre de
l’esthétique confrontée à deux types de réalité et, corrélati-
vement, deux groupes de problèmes distincts bien que liés :
les uns concernent les images matérielles auxquelles a été
attribué le statut d’oeuvre d’art, les autres les images poé-
tiques et les conséquences qui découlent de la généralisation
de l’image.
L’ESTHÉTIQUE DES IMAGES MATÉRIELLES

U ne esthétique générale de l’image matérielle ne peut


faire abstraction des esthétiques régionales d’images
particulières. Tâche difficile, eu égard à l’ampleur des études
à mener, aux différences à articuler et aux oppositions à ré-
soudre.

1. L’analyse doit affronter plusieurs types de difficultés,


voire d’antinomies.

Les premières sont relatives à la nature même de l’image :


poser à la fois que le réel ne peut pas être donné par l’image
et que le rapport de l’image avec le réel ne peut être occulté ;
savoir que l’image est du côté à la fois de l’imagination repro-
ductrice et de l’imaginaire créateur ; reconnaître à la fois que
l’image possède son autonomie et qu’elle est toujours inter-
prétée ; prendre en compte le fait que l’image est à la fois tra-
vaillée par une conscience imageante qui rêve de la maîtriser
et par un inconscient qui, à son insu, la domine.

Les secondes sont relatives à l’hétérogénéité des images


qui vont des figures de Lascaux aux images numériques ;
par leur histoire et par leur identité (conditions de produc-
tion, modes de fonctionnement, modalités de réception), ces
images sont différentes, même si on les appréhende visuel-
lement les unes et les autres comme des images et qu’on les
dénomme ainsi. En effet, si certaines images (le dessin, voire
la peinture) relèvent de la logique du tracé, d’autres (la pho-
tographie, voire le cinéma) obéissent à celle de la trace : cela
change le rapport que l’image artistique peut avoir au réel et
au temps, à la reproduction et à la représentation. De même,
comment penser ensemble l’image-mouvement du cinéma et
l’image fixe de la photographie, l’image unique de l’aquarelle
et l’image multiple de la gravure, l’image muette du dessin et
l’image sonore du multimédia, l’image-produit de la peinture
et l’image-matrice du numérique, etc. ? Le problème devient
encore plus complexe avec les nouvelles images qui relèvent
de la simulation et non de la représentation, du calcul et non
de la trace, de l’interactivité et non de la fixité.

Les troisièmes dépendent du fonctionnement probléma-


tique de l’art, en particulier de l’art contemporain : une partie

des arts des images font passer des images du sans-art à l’art,
du document à l’oeuvre, en leur donnant un nouveau destin,
en les recontextualisant et en les muséalisant.

Les quatrièmes enfin sont relatives à la méthode : il faut à


la fois être au plus près des images et fonder en raison une
esthétique générale, avoir une approche à la fois poétique et
théorétique de l’image, avoir à la fois une conception théo-
rétique de l’image sans-art et une conception esthétique de
l’image relevant de l’art (en espérant que la seconde puisse se
greffer sur la première), penser à la fois l’autonomie de l’art
et le passage obligé du sans-art à l’art, analyser les images à
la fois sous l’angle de l’art-fait et sous celui de l’art-valeur.

2. L’univers des images n’est pas pour autant chaotique ;


de multiples structurations conceptuelles et culturelles en
ordonnent la diversité.

Il est d’abord peu probable qu’on puisse aborder la notion


d’image hors de toute perspective historique et anthropolo-
gique. Selon R. Debray, trois âges l’ont successivement façon-
née : celui de l’idole dans lequel l’image est un être, une
présence qui témoigne du surnaturel et sert de médiation
avec lui ; celui de l’art où elle devient représentation, c’est-
à-dire transposition du visible et en même temps exercice
d’exploration et de virtuosité ; celui du visuel enfin, mode de
simulation qui exploite le jeu avec les codes, faisant passer du
monde clos (image fermée sur elle-même) à l’univers infini
(image explorable et modifiable à volonté) mais réduisant du
même coup le réel au seul perçu. Ces régimes de l’image sont
moins des catégories séparées que des « types d’appropria-

tion par le regard » 8.

Il en va de même sur un plan sémiotique avec la triade


peircienne qui constitue le second moment de sa déduction

du signe, celle qui le rapporte à son objet 9 ; elle oppose moins


l’image à d’autres sortes de signes qu’elle n’en diagnostique
différents modes de fonctionnement. L’image-icône prend
appui sur la ressemblance, jouant à la fois de l’identification
et de l’écart vis-à-vis de son réfèrent ; l’image-indice introduit
une relation directe, par contiguïté (par exemple, une relique)
ou causalité (par exemple, une empreinte de pied) ; l’image-
symbole présuppose une convention pour l’interpréter, qu’il
s’agisse d’une figure abstraite ou d’un motif iconographique.

Derrière l’appellation trompeusement simplificatrice


d’« image » se profile en fait une multitude d’usages hété-
rogènes qui empiètent les uns sur les autres et en remo-
dèlent le concept. La prise en compte de l’image poétique
va encore compliquer la situation mais surtout la réorienter
profondément.

L’IMAGE POÉTIQUE ET

L’IMAGE GÉNÉRALISÉE

L e souci constant de Bachelard a été d’inscrire l’image


sous le signe de la mobilité : elle habite le langage plutôt
qu’elle e découle du perçu, elle est inséparable d’un « trafic
d’images » 10. L’image est par excellence poétique, elle élève
la littérature à la hauteur d’un art, une poétique de la rêverie
qui infléchit en retour le regard sur toute image.

Ni l’approche réaliste qui se focalise sur le contenu et la re-


présentation, ni l’approche psychologique qui recherche une
cause ne sont aptes à rendre compte de la liberté essentielle
de l’image. Celle-ci se mesure à « l’étendue de son auréole
imaginaire » 11, à sa capacité de vitaliser le psychisme, de lui
donner un relief. L’image prend alors un sens émergent et
projectif : « une image littéraire, c’est un sens à l’état naissant »
downloadModeText.vue.download 541 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

539

d’où ses deux fonctions inséparables : « signifier autre chose


et faire rêver autrement » 12. Toute image engendre l’onirisme

du lecteur, elle explore des contradictions, des ambivalences


et des dualités, au point de faire exploser le sens littéral pour
créer un sens qu’on ne savait pas qu’il pouvait receler. Sens
et sujet se transforment corrélativement.

Une simple image est un germe autour duquel se recom-

pose un monde ; elle prolonge le devenir des choses, offre


au lecteur rêverie, découverte, complétude et bonheur,

exalte la conscience et l’imagination et ainsi invente un cos-


mos à sa mesure, à la fois monde de l’oeuvre et monde du
lecteur-rêveur.

Cette conception de l’image qui peut sembler si loin de


l’image visuelle prosaïque est au contraire en résonance im-
médiate avec les nouvelles images nées de la vidéo et des
techniques de synthèse. L’image numérique recourt à l’hybri-

dation et à la virtualisation, elle intègre l’interactivité, elle fait

éclater les frontières qui séparent les registres sensoriels et


engendre une genèse plurielle. Moment-clé de l’histoire des

arts de l’image, une nouvelle révolution copernicienne est en

train de réinventer l’image et de faire de chaque récepteur le


coauteur d’images en incessante transformation.

Chez Kant, le savoir sur l’objet se découvrait dépendant de


catégories que l’esprit impose à l’appréhension des phéno-
mènes ; aujourd’hui, c’est du côté de l’action, de la capacité
de produire et de manipuler tous les paramètres qui entrent
dans la caractérisation d’une image que se situe l’enjeu prin-
cipal. Les approches traditionnelles de l’image (de la Ges-
talt à la sémiologie, de la psychosociologie à l’iconologie)
reçoivent de plein fouet le défi d’images qui tendent à abolir

la différence entre le réel et l’image. Aristote l’avait lointaine-


ment deviné lorsqu’il s’avisait qu’un animal peint est à la fois
animal et image : « tout en étant une seule et même chose,
il est les deux choses à la fois bien que celles-ci ne soient
pas identiques » 13. L’image en son sens généralisé pousse
beaucoup plus loin l’interférence ; elle est une réalité qui ne
cesse de se mêler à la réalité, d’en recueillir l’empreinte et d’y
répondre – un fragment de réel qui déplace la notion du réel.
Art et algorithmes, sciences cognitives et modélisation de la
nature, identité subjective et conscience planétaire entrent
dans un nouveau rapport qui agit en retour sur la totalité de
notre héritage culturel.

▶ La leçon traditionnelle de l’esthétique, qu’une image belle


et rebelle et une oeuvre créatrice et critique peuvent adve-

nir et bouleverser l’histoire d’un sujet, n’est pas oubliée ni


annulée. Il s’y ajoute une dimension supplémentaire qui non
seulement accroît ses pouvoirs et ses métamorphoses, mais

tend à faire passer l’image du pôle de la lecture à celui de

l’écriture, l’instituant en une matrice de langages innovants. Il

est assez naturel que jusqu’ici le jeu ait constitué une plate-
forme d’expérimentation privilégiée car les opérations for-
melles et les réponses corporelles y sont au plus près. Ce n’en
serait pas moins une erreur de ne pas comprendre qu’il n’est

qu’une manifestation d’un processus beaucoup plus large et

dont les répercussions n’en sont qu’à leurs premiers balbu-

tiements.

FRANÇOIS SOULAGES ET JACQUES MORIZOT

✐ 1 Platon, la République, VI, 507-511, trad. E. Chambry, Les


Belles Lettres, Paris, 1996.

2 Platon, Cratyle, 432b-d, trad. C. Dalimier, GF Flammarion,


Paris, 1998.

3 Platon, Gorgias, 463a-465d, trad. M. Canto, GF Flammarion,


Paris, 1987 ; et le Sophiste, 240b-d et 264a sq, trad. N. Cordero,

GF Flammarion, Paris, 1993.

4 Platon, Lettre VII, 342-344b, trad. L. Brisson, in Lettres, GF

Flammarion, Paris, 1987.

5 Platon, Timée, 31-34, trad. L. Brisson, GF Flammarion, Paris,

1992.

6 Hume, D., Traité de la nature humaine, livre I, 1re partie, trad.

P. Baranger, et P. Saltel, GF Flammarion, Paris, 1993.

7 Wittgesnstein, L., Tractatus logico-philosophicus (1922), 2.1 sq

et 2.2 sq, trad. G.G. Granger, Gallimard, Paris, 1993.

8 Debray, R., Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en


Occident, Gallimard, Folio, Paris, 1994, p. 297.

9 Peirce, C. S., « Logic as Semiotic : The Theory of Signs » (1897),


trad. in Deledalle (éd.), Écrits sur le signe, Seuil, Paris, 1978.

10 Bachelard, G., L’engagement rationaliste, PUF, Paris, 1972,


p. 70.

11 Bachelard, G., L’air et les songes, J. Corti, Paris, 1943, p. 7.


12 Ibid., p. 283.

13 Aristote, « De la mémoire et de la réminiscence », 450b I 20-

30, in Petits traités d’histoire naturelle, trad. P.-M. Morel, GF

Flammarion, Paris, 2000.

Voir-aussi : Aumont, J., L’image, Nathan, Paris, 1990.

Bachelard, G., La poétique de la rêverie, PUF, Paris, 1961.

Couchot, E., La technologie dans l’art, J. Chambon, Nîmes, 1998.

Didi-Huberman, G., Devant l’image, Minuit, Paris, 1990.

Quéau Ph., Éloge de la simulation, Champ Vallon, Seyssel, 1986.

Soulages, F., Esthétique de la photographie, Nathan, Paris, 2001.

! ART, CINÉMA, CONTEMPORAIN (ART), IMAGINAIRE,

PHOTOGRAPHIE, VIRTUEL

IMAGERIE MENTALE

PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE

Capacité à évoquer mentalement une expérience pré-


sentant certaines similitudes avec une expérience de per-
ception effective dans une modalité sensorielle donnée

(imagerie visuelle, tactile, etc.), ou avec une expérience

d’agir (imagerie motrice).

La philosophie ancienne fait jouer un rôle essentiel aux


images mentales dans la pensée, et les conçoit sur le mo-
dèle de représentations picturales, qui représentent leur objet
en vertu d’une relation de ressemblance. Cette tradition est
reprise par Descartes et radicalisée par les empiristes britan-
niques qui font consister toute la pensée en la manipulation
d’images simples dérivées de l’expérience sensorielle ou en
la construction d’images complexes à partir d’images simples.
Cette conception des images mentales et de leur rôle essentiel

dans la pensée a été largement critiquée au XXe s. 1 Le parallèle


avec les images matérielles paraît douteux : les images men-
tales ne sont pas des objets physiques qui posséderaient des
propriétés de forme et de couleur et elles ne peuvent donc
littéralement ressembler à ce qu’elles représentent, l’idée d’un
oeil interne qui inspecterait les images mentales étant problé-
matique. Voyant dans la conception iconique de la repré-
sentation une illusion de l’introspection, de nombreux philo-

sophes se sont ralliés à une conception descriptiviste selon


laquelle les images représentent à la manière des descriptions
linguistiques 2. Toutefois, la mise au point dans les années
1970, notamment par Kosslyn, de techniques expérimentales
d’étude de l’imagerie mentale tend à réhabiliter la théorie
iconique. Les travaux empiriques récents 3, 4 suggèrent que
l’imagerie fait intervenir des représentations mentales dont
downloadModeText.vue.download 542 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

540

la structure et la dynamique de transformation reflètent de


manière analogique la structure et la dynamique physiques
des objets évoqués, et que l’imagerie et la perception par-
tagent de nombreux sous-systèmes fonctionnels.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 Block, N. (éd.), Imagery, Cambridge (MA), MIT Press, 1981.

2 Tye, M., The Imagery Debate, Cambridge (MA), MIT Press,

1991.

3 Denis, M., Image et cognition, Paris, PUF, 1989.

4 Kosslyn, S. M., Image and Brain, Cambridge (MA), MIT Press,


1994.

! PERCEPTION, REPRÉSENTATION

IMAGINAIRE

Du latin imaginarius : « qui n’existe qu’en imagination ».

ESTHÉTIQUE

Ce qui se distingue du réel, selon différentes acceptions


(ordinaire, mathématique, philosophique, psychanaly-
tique, esthétique, etc.). Il constitue un ingrédient essentiel
d’une oeuvre d’art pour sa création, sa réception et son
exposition.

« Mes personnages imaginaires m’affectent, me poursuivent,


ou plutôt c’est moi qui suis en eux. Quand j’écrivais l’empoi-
sonnement d’Emma Bovary, j’avais si bien le goût d’arsenic
dans la bouche, que je me suis donné deux indigestions
coup sur coup, deux indigestions très réelles, car j’ai vomi
tout mon dîner. » 1. Par cette remarque, Flaubert montre com-
ment un créateur, même obnubilé par le style et la forme,
peut faire appel à l’imaginaire pour inventer ses personnages
et ce qui leur arrive. Dans ce cas, le besoin de cohérence
oblige l’artiste à leur donner une vie quasi-réelle. Ce quasi-
réel caractérise à la fois l’imaginaire et certaines oeuvres d’art,
pour lesquelles, souvent, ce qui importe le plus, n’est pas
tant la réalité matérielle que la dimension imaginaire qu’elles
peuvent engendrer.

Création et réception artistiques


L’imaginaire n’est pas le réel, mais se donne pour le réel et
ainsi, fait travailler l’imagination créatrice du récepteur. Face
à une page, le lecteur lit, rêve et imagine ; face à la co-
lonne d’un temple, le spectateur voit et s’envole avec et dans
l’imaginaire. Les personnages d’un roman, d’un film, d’une
photographie ou d’une peinture hantent l’imaginaire de leur
créateur et de leur récepteur, au point d’avoir des effets sur
le réel de ces deux êtres réels : de même que Flaubert sent
réellement l’arsenic et vomit en écrivant son roman, il peut
arriver que son lecteur éprouve les mêmes effets ; en tout cas,
celui qui décide, même froidement, de voir un film ne peut
qu’être marqué intimement dans son corps et son imaginaire
par l’histoire imaginaire qui se déroule devant ses yeux, sinon
le film n’est qu’un banal message, instructif ou divertissant.

Cette plongée dans l’imaginaire ne tient pas au côté réa-


liste du roman ou du film. En effet, bien des films surréa-
listes ou de science-fiction qui présentent un monde qui n’a,
apparemment, aucun rapport avec la réalité frappent leur
créateur et leur récepteur par une croyance puissante qui les
retient dans les rets de cette fiction. L’imaginaire peut aussi se
déployer avec la musique ou la peinture non-figurative, tout
aussi bien, voire mieux, dans la mesure où le réalisme (et
même le surréalisme) peut fonctionner comme une image-

écran interdisant ou amoindrissant la totale liberté de l’imagi-


naire. À travers la non-figuration en art. l’imaginaire devient
un roi tout puissant.

Il n’est donc pas surprenant que Platon ait voulu chasser

les poètes de la cité 2 ; de l’imaginaire de l’artiste à celui de

l’idéologue sophiste, il n’y a qu’un pas. Tous les régimes poli-


tiques l’ont compris qui exercent une censure sur l’art, lequel
favorise l’exercice corrélé de l’imaginaire et de la liberté : les
oeuvres de Picasso et de Buñuel étaient dangereuses pour la
dictature de Franco. Même le paisible Anatole France l’affir-
mait quand il écrivait que « ce ne sont point des êtres réels,
mais des êtres imaginaires qui exercent sur l’âme l’action la

plus profonde et la plus durable. »3

L’imaginaire pour l’artiste et le récepteur peut être certes

un ferment d’utopie ou de lutte, il peut être aussi une évasion


ou un repli personnels : « Voyager, c’est bien utile, ça fait tra-
vailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fati-

gues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà

sa force. » Ces quatre premières phrases du Voyage au bout


de la nuit de Céline 4 montrent combien, par l’imaginaire, l’art
crée un monde et des mondes à part, aussi nombreux qu’il y
a de récepteurs. Si l’art ne se réduit pas à être le lieu de l’ima-
ginaire, il est impossible de le penser sans prendre en compte

son incontournable composante imaginaire.

Le musée imaginaire
Malraux l’avait parfaitement compris, lui qui créa la notion
et la réalité du « musée imaginaire » 5. À cet effet, il utilisa
le médium photographique pour rassembler un très grand

nombre d’oeuvres d’art, non dans un musée réel, mais dans

un musée livresque, composé d’images des oeuvres. Outre


l’intérêt pratique de ce genre indispensable d’ouvrages, le
travail de Malraux – exploité au XXIe s. par le multimédia et
Internet – présente un intérêt esthétique et théorique.

En confrontant le regardeur non plus à des oeuvres mais à


leurs images, il impose une réflexion sur l’écart et l’analogie
entre une oeuvre et sa reproduction. Ainsi, la photographie,

de moyen neutre, devient médium spécifique à interroger.

Non seulement elle y acquiert son autonomie, mais elle de-

vient oeuvre à part entière ; l’imaginaire du photographe a


joué, celui de Malraux aussi et celui du regardeur peut alors
se mettre en action.

Le regardeur n’est plus tant face à des images que face


à des images d’images ; ainsi, il s’éloigne de plus en plus
d’un réel de départ pour parcourir un monde ouvert d’images
libérées de leurs origines. Malraux insiste beaucoup sur un
double point : d’une part l’artiste et le récepteur sont d’abord
dans le monde imaginaire de l’art, dans lequel chaque objet
renvoie à un nombre indéfini d’autres ; d’autre part, grâce au
livre, des rapprochements étonnants se réalisent : une nou-
velle contextualisation transforme non seulement l’image, le
statut et la nature de chaque objet, mais aussi l’imaginaire
du sujet regardant : « L’agrandissement fait de certains arts
mineurs [...] des rivaux de leurs arts majeurs. »6 L’image et
l’imaginaire sont alors tellement puissants qu’ils créent des

arts fictifs qui regroupent et réunissent sans différences d’ori-


gine, par exemple l’image d’une statue de vingt mètres et
celle d’un sceau de vingt millimètres. Ainsi, par le musée
imaginaire, tout se recompose et se redéfinit pour ne devenir

que du photographique.

Cette reconfiguration de l’art n’est possible que parce que

le regardeur possède déjà un imaginaire qui, de son côté,


downloadModeText.vue.download 543 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

541

reconfigure tout élément qu’il s’approprie. C’est même un


des plaisirs suprêmes du regardeur que de se composer son
propre musée imaginaire dans lequel chaque objet accède à
un destin nouveau.
▶ L’imaginaire est une modalité de la conscience imageante

visant un objet posé comme absent ou irréel à partir de son


représentant pictural, photographique, littéraire, etc. Cette

dimension de la conscience permet au sujet d’entrer dans

un monde imaginaire. Avec le rêve et la rêverie, l’art est un

domaine qui, par excellence, fait naître de tels mondes et les

offre aux créateurs et aux récepteurs. Le musée imaginaire,

grâce aux images, multiplie cette possibilité, allant jusqu’à


inventer des arts fictifs.

François Soulages

✐ 1 Flaubert, G., « Lettre à Taine », citée dans Taine H., De l’in-


telligence (1870), I, 90, Paris.

2 Platon, la République, III 367 b et VIII 568 b, trad. L. Robin,


Gallimard, La Pléiade, Paris, 1950.

3 France, A., Crainquebille (1902), p. 79, rééd. Gallimard, La


Pléiade, Paris, t. III.

4 Céline, L.-F., Voyage au bout de la nuit, Gallimard, Paris, 1952.

5 Malraux, A., le Musée imaginaire (1947), 1ère partie de « La

psychologie de l’art », repris dans les voix du silence, Gallimard,


Paris, 1951.

6 Ibid., rééd. Folio, p. 106.

Voir-aussi : Bachelard, G. La poétique de la rêverie, 1960, Paris,

PUF.

Durand, G., Les structures anthropologiques de l’imaginaire,


11e édition 1992, Paris, Dunod.

! CRÉATION, FICTION, IMAGE, PHOTOGRAPHIE, REPRODUCTION

PSYCHANALYSE

! FANTASME, RÉEL

IMAGINATION

Du latin imaginatio, de imago, « image », « effigie », « idée », «


portrait »,
de même racine que imitari. En grec : ei)kasi / a, fantasi / a. En
allemand :
Einbildungskraft, Phantasie.

Ce qu’on entend par imagination dans l’Antiquité et jusqu’au XVIIe s. a


peu de chose à voir avec la fonction de l’imagination dans l’esthétique
philosophique qui naît au XVIIIe siècle. Reproductrice et relevant de la

mémoire dans la pensée prémoderne, l’imagination conquiert le statut

d’une faculté essentielle dans la théorie de la connaissance et dans l’es-


thétique moderne.

GÉNÉR.

Faculté de former des images.

La pensée antique ne reconnaît pas à l’imagination de rôle


légitime dans la connaissance. Platon situe l’eikasia – repré-

sentation imagée, comparaison – au degré le plus bas de


la connaissance, à égalité avec les sensations, en l’affectant
d’une connotation négative, car l’assimilation d’une représen-

tation à une autre peut être trompeuse. Dans la rhétorique,


en revanche, l’imagination intervient au titre de memoria
(mnémè), celle des cinq opérations constitutives du discours

qui fait appel à la mémoire de l’auditeur. Le sens négatif,


largement répandu chez les auteurs antiques, pour lesquels
l’imagination doit être combattue pour faire place à la raison
(les stoïciens vont même jusqu’à faire des « fantaisies » des
« maladies de l’âme »), persistera bien au-delà de la révolution
que représente pour la théorie de la connaissance et pour le
jugement esthétique l’approche moderne. Pourtant, Aristote

rappelle que « l’imagination (phantasia) a tiré son nom de

la lumière (phôs) » et que « sans lumière il est impossible de

voir » 1, établissant un lien étymologique entre phantasia et


phainomenon. Certes, l’imagination ne saurait être confon-

due avec les sensations « qui sont toujours vraies, tandis que
les images sont le plus souvent fallacieuses » ; elle correspond
plutôt au cas où « nos perceptions manquent de clarté ». Elle
« ne peut s’identifier non plus à aucune des opérations qui
sont toujours vraies, comme la science ou l’intellection, car
l’imagination est aussi bien trompeuse » 2. Mais elle distingue
l’homme des animaux, chez qui la sensation est toujours pré-
sente, tandis que l’imagination ne l’est pas. L’aristotélisme
du Moyen Âge reprendra ces définitions en un sens positif ;
pour saint Thomas d’Aquin l’imaginatio ou phantasia est
non seulement représentation de choses absentes, mais ces
représentations sont le matériau de l’intelligence productrice
(intellectus agens) 3.

L’époque de transition – Descartes, Leibniz,

Wolff, la Popularphilosophie allemande

Pascal ne voit dans l’imagination qu’une « maîtresse d’erreur


et de fausseté », une « superbe puissance ennemie de la rai-
son, qui se plaît à la contrôler et à la dominer » 4. Descartes, en
revanche, reprend d’Aristote l’idée qu’« imaginer n’est autre
chose que contempler la figure ou l’image d’une chose cor-
porelle », « par la force et l’application intérieure de mon es-

prit » 5. Mais il faut distinguer l’imagination de quelque chose

qui n’est point des « imaginations qui n’ont pour cause que le
corps », que notre volonté ne forme pas, qui ne sont que des
passions de l’âme 6.

S’il n’y a pas à proprement parler d’esthétique leibnizienne


ou wolffienne, il y a chez Wolff une Psychologie dont l’impact

fut important lors de la transition du rationalisme métaphy-

sique à l’esthétique philosophique – ainsi chez Baumgarten 7.

La position des Suisses (Bodmer, Breitinger) est, dans cette

évolution, très originale par la façon dont ils tentent de pro-


longer la Psychologie de Wolff vers ce qu’on peut déjà appe-
ler une esthétique de la réception. Ils reconnaissent en prin-
cipe à tout homme le droit d’être un critique. Cette approche

anthropologique frôle de très près la reconnaissance d’un


statut spécifique d’une expérience esthétique fondée dans la
nature humaine. Mais en cela résident cependant aussi les
limites de leur esthétique : d’une part, l’art doit être en accord

avec le « bon sens » et présuppose même un bon goût uni-

versel, d’autre part « l’imagination » tend à n’être qu’un outil


rhétorique visant à se mettre à la portée de tous.

L’imagination a, sur les bases leibnizo-wolffiennes, le plus

grand mal à s’affirmer comme faculté autonome. Bodmer et


Breitinger, alors même que la défense du merveilleux est au
coeur de leur argumentation, conçoivent l’imagination en
fonction de la mimésis, quand bien même ils entendent qu’il
s’agit d’imiter l’effet de la nature sur le récepteur et non la na-
ture elle-même. Tout au plus admettent-ils que l’expérience
esthétique précède l’intervention de l’entendement. L’imagi-
nation (facultas fingendi) reste comme chez Wolff la faculté

de se représenter des choses en leur absence 8 ou de combi-


ner des représentations afin d’engendrer l’image de mondes

possibles 9.

Kant et l’idéalisme allemand

L’imagination est chez Kant tout à la fois la puissance média-

trice entre l’entendement et la sensibilité et, dans la Critique


downloadModeText.vue.download 544 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

542
de la faculté de juger esthétique, la médiatrice entre l’idée et le
réel. La Critique de la raison pure distingue de manière tran-
chée l’imagination productrice et l’imagination reproductrice.
La première est un pouvoir de synthèse transcendantal, elle
rend possible la connaissance a priori ; elle relève de l’unité
synthétique originaire de l’aperception. C’est elle qui met en
oeuvre le schématisme et rend possible l’application des caté-

gories, concepts purs de l’entendement, aux intuitions sen-

sibles. Comme les schèmes sont des « déterminations a priori

du temps », l’imagination peut être définie comme intuition

du temps 10. Cet enracinement de la rationalité dans la tempo-

ralité est considéré comme fondamental par Heidegger ; dans

Kant et le problème de la métaphysique, la temporalité des

schèmes constitue pour lui l’ouverture du dasein humain à

l’être 11. L’imagination reproductrice, quant à elle, est soumise

aux lois empiriques de l’association et relève de la psycholo-

gie 12. Dans l’art, l’imagination, « créatrice de formes arbitraires

d’intuitions possibles », est productive. La Critique de la facul-

té de juger n’envisage plus l’imagination comme rapport aux


objets des sens mais comme rapport au sujet ; le plaisir que
ressent ce dernier exprime « la convenance (Angemessenheit)
de l’objet aux facultés de connaître qui sont mises en jeu dans
la faculté de juger réfléchissante ». Dans le cas du sublime,
en revanche, le sentiment de déplaisir ressenti « provient
d’un défaut de conformité de l’imagination, dans l’estimation
esthétique de la grandeur, avec l’évaluation de la raison » 13.

Selon Hegel, « [la] liaison [entre l’entendement et la sensi-


bilité] est l’une des plus belles pages de la philosophie kan-
tienne » 14. Mais il reproche à Kant de n’avoir pas vu qu’il
saisissait ce faisant l’unité de l’entendement et de l’intuition,
l’unité originaire du sujet et de l’objet antérieure à leur scis-
sion. Toute oeuvre de l’imagination est pour Hegel une figure
de l’unité de l’esprit. Dans sa philosophie de l’histoire, Hegel
utilise le verbe einbilden (littéralement « informer ») pour
l’activité de l’esprit qui « fait entrer » le principe de la liberté
dans le monde. La Propédeutique philosophique réduit donc
l’imagination à la représentation (Vorstellung), à une présen-
tation imparfaite de l’absolu. « L’imagination poétique, en tant
qu’imagination productrice (Phantasie), est au service des
idées et de la vérité de l’esprit en tant que telle 15 ».

La radicalisation contemporaine

de l’imagination

La lutte pour les droits de l’imagination n’est pas seulement


devenue un poncif de l’esthétique moderne, mais elle a été
promue au premier plan des « idées » politiques. Chez Mar-
cuse, qui connut pour cette raison un regain de notoriété
dans le contexte du mouvement d’émancipation politique
et social des années 1965-1970 en Europe et aux États-Unis,
ce poncif repose toutefois sur une réelle réflexion philoso-
phique qui puise aux sources de la révolution du statut de
l’imagination opérée par le XVIIIe siècle. Marcuse se réclame

au premier chef de Schiller et de sa tentative d’objectivation


de l’esthétique kantienne comme « liberté dans l’ordre des

phénomènes » (Freiheit in der Erscheinung). Mais, tandis que

Schiller ne parvient à envisager l’expression objective du libre

jeu des facultés mentales que par la grâce, la « beauté en


mouvement », il surinterprète l’instinct de jeu (Spieltrieb) et
entend en faire, en un sens vitaliste, « le jeu de la Vie elle-
même » 16. Cette thèse d’Éros et civilisation s’enracine dans
une réflexion plus ancienne, remontant aux années 1930 et
visant une théorie de l’imaginaire historique qui se substi-

tuerait à tout autre fondement de la rationalité. Dans « Sur la

philosophie concrète », Marcuse tentait de faire de l’imagina-


tion productrice l’organon d’une connaissance inscrite dans
l’histoire 17. Cette conception, dans l’Homme unidimension-
nel, se retrouve aux prises avec le développement des forces
productives qui préforment le schématisme de l’imagination.
L’imaginaire de la société technologique est la sphère dans

laquelle la réification se déploie comme illusion. Or, cette

société offre à l’imagination des possibilités jusqu’alors « ini-


maginables », grâce auxquelles sa prétendue rationalité se ré-

vèle sous un jour « fantastique et démentiel ». Si la rationalité


esthétique peut encore lui résister, c’est en s’affirmant comme

« fiction avouée », une sorte de contre-fiction en somme, uto-

pie ou dénonciation de la démence du mode de production

par les moyens de l’art 18.

▶ Cette offensive a été, depuis, dépassée et invalidée par le

développement des nouvelles technologies, dans lesquelles

la distinction traditionnelle entre le virtuel et le réel devient

floue, comme, du même coup, la distinction entre imagi-


nation productrice et imagination reproductrice. Les nou-
velles technologies de production et de diffusion d’images
tant réelles que virtuelles s’arrogent la place qui était celle
de l’aperception originaire dans la théorie kantienne 19. Elles
ne sont plus seulement des moyens de saisie, de reproduc-

tion et de transformation des réalités perçues, elles sont des


moyens de perception et de constitution du donné perçu en
connaissance. L’intelligence devient artificielle – mais en a-t-il
jamais été autrement ? L’objet construit par la science n’a-t-il
pas toujours été l’objet d’un certain état de développement

des moyens techniques de la science ? Il est du même coup

également vain de vouloir opposer à cette imagination pro-


ductrice les droits de l’imagination créatrice (Bachelard) ou
même ceux de l’imagination visionnaire de l’artiste. L’esthé-
tique du XVIIe s. reposait sur une ontologie ; celle du XVIIIe s.
a fait valoir contre elle les droits du sujet. Il semble que
l’« ontologie », si on peut l’appeler encore ainsi, ait pris sa
revanche en imposant au sujet de l’esthétique kantienne, le
génie qui crée « comme la nature », la fonction d’un techni-
cien lançant les programmes d’une combinatoire de mondes

possibles qui possède sa vie propre et ne la tient plus de son

« génie ». Le sujet moderne est dépossédé de sa position de

centre incontournable ; il n’est plus que le cameraman des

métamorphoses du réel / virtuel.

Gérard Raulet

✐ 1 Aristote, De l’âme, 429a.

2 Ibid., 427b, 428a.

3 Saint Thomas d’Aquin, De veritate, I, a. 11.

4 Pascal, B., Pensées, éd. Lafuma, 44 &amp; 551.

5 Descartes, R., Méditations, in OEuvres et lettres, Gallimard, Pa-


ris, 1953, pp. 277 sq et p. 318.

6 Descartes, R., les Passions de l’âme, art. 20 &amp; 21, in

OEuvres et lettres, Gallimard, Paris, 1953, pp. 705 sq.

7 Cf. Baumgarten, A., Meditationes philosophicae de nonnullis

ad poema pertinentibus (1735), rééd. Meiner, Hambourg, 1983,

trad. Méditations philosophiques sur quelques sujets se rappor-

tant à l’essence du poème, L’Herne, Paris, 1988, § 43, § 50 sq ;

Métaphysique (1739), § 531 sq ; Esthétique (1750-1758), trad.

L’Herne, Paris, 1988, § 423 &amp; 424.

8 Wolff, C., Vernünftige Gedanken von Gott (1719), trad. Pensées


rationnelles sur Dieu, § 235.

9 Wolff, C., Psychologia empirica, § 144.


downloadModeText.vue.download 545 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

543

10 Kant, E., Critique de la raison pure, § 24 : « De l’application


des catégories aux objets des sens en général », trad. A. Tréme-
saygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1944, p. 155.

11 Heidegger, M., Kant et le problème de la métaphysique (1929),


Gallimard, Paris, 1953, p. 186.

12 Ibid., pp. 129 sq.

13 Ibid., § 27, p. 96.

14 Hegel, G. W. F., Geschichte der Philosophie, in Sämtliche


Werke, éd. Glockner, 1965, t. XV, p. 570.

15 Hegel, G. W. F., Propédeutique philosophique, in Sämtliche


Werke, éd. Glockner, 1971, t. III, pp. 35, 204 sq.

16 Marcuse, H., Éros et civilisation (1955), trad. Minuit, Paris,


1968, pp. 164 sq.

17 Marcuse, H., « Sur la philosophie concrète », trad. in Philoso-


phie et révolution, Denoël, Paris, 1969, pp. 128 sq.

18 Marcuse, H., L’homme unidimensionnel(1964), trad. Minuit,

Paris, 1968, pp. 301, 310 ; La dimension esthétique, Seuil, Paris,


1979 ; et G. Raulet, Herbert Marcuse. Philosophie de l’émanci-
pation, PUF, Paris, 1992.

19 Virilio, P., L’espace critique, Bourgois, Paris, 1986.

! APERCEPTION, DASEIN, ENTENDEMENT, INTUITION,


REPRÉSENTATION, RHÉTORIQUE, SCHÉMATISME, SENSIBILITÉ,
SUBLIME, TEMPS, TRANSCENDANTAL

PHILOS. MODERNE

À l’âge classique, le terme a deux sens : image corporelle

singulière ; faculté de former ou de recevoir des images.

Chez Descartes, l’imagination s’oppose à la fois aux sens –


qui exige la présence de l’objet, alors qu’elle peut former une
image en l’absence de celui-ci – et à l’entendement – qui peut
se passer des images (l’exemple du morceau de cire montre
que seul l’entendement peut accéder à l’essence des choses).
Malgré son caractère trompeur, elle se voit reconnaître un
rôle dans la science de la nature et tout ce qui concerne

la connaissance des corps 1. Chez Hobbes, l’imagination se


confond avec la sensation, qu’elle répète en l’absence de
l’objet, et elle forme des images ou des idées, alors que
l’entendement produit des raisonnements, c’est-à-dire met en

ordre les idées ou images grâce aux noms 2. On retrouve chez


Spinoza une opposition entre entendement et imagination
analogue à celle du cartésianisme, mais ici on peut construire
des lois de l’imagination, qui sont celles du premier genre de
connaissance 3.

▶ Dans ces problématiques, comme dans beaucoup d’autres

à l’âge classique, quelles que soient leurs variantes, l’imagi-

nation joue un rôle surtout négatif, lié au corps, au langage,


à la mémoire – mais retrouve un rôle positif lorsqu’il s’agit de
penser ce qui échappe à l’entendement.

Pierre-François Moreau

✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques.

2 Hobbes, T., IIIes Objections aux Méditations de Descartes.

3 Spinoza, B., Traité de la Réforme de l’Entendement.

ESTHÉTIQUE

Faculté de se représenter des images ou d’en former de

nouvelles. D’abord pensée comme faculté reproductrice et


liée à la mimèsis, l’imagination va progressivement s’affir-
mer comme puissance créatrice, contribuant parallèle-
ment à libérer l’art de son obédience au réel.

Du fait qu’il la sollicite nécessairement (tant pour dupliquer le


réel que pour en goûter l’imitation), l’art mimétique encourt
la même défiance que l’imagination, longtemps suspectée de

ne fournir que des images dérivées de la sensation immé-


diate, sans posséder leur évidence ni rigueur de pensée. Pour

Platon 1, l’image est d’autant plus trompeuse qu’elle paraît

ressemblante ; l’art risque ainsi de produire des simulacres


captieux qui enferment dans les mirages de l’apparence. C’est

néanmoins lui reconnaître en creux le pouvoir de donner

corps au non-être au point d’en imposer la présence. Selon


Longin, l’orateur atteint le sublime s’il sait ressentir et sus-

citer ces imaginations (phantasiai) qui font surgir la scène

évoquée et transportent l’auditeur 2. La Renaissance amplifie

cette conception en forgeant, par la seule force de l’évoca-

tion littéraire, les contours d’un monde sans lieu : une utopie
alternative 3.

Dès lors, l’art revendique cette puissance active qui ne se

contente pas de répliquer le réel mais crée un écart fécond,


même si elle reste soumise aux desseins de l’intelligence. Kant
l’affranchit de cette subordination : le jugement esthétique est

un jugement réfléchissant où s’éprouve le jeu harmonieux de


l’imagination et de l’entendement. Dans sa liberté, l’imagina-

tion « élargit le concept lui-même esthétiquement et d’une

manière illimitée » ; elle est ainsi créatrice et essentielle au

génie 4. Les romantiques l’exalteront en la distinguant définiti-

vement de la simple fantaisie reproductive. Baudelaire en fait

même la « Reine des facultés » qui doit gouverner toutes les


autres ; elle seule sait « digérer et transformer » le « magasin

d’images » du visible qui n’est qu’un « dictionnaire à feuille-

ter » pour composer et créer une surnature 5.

▶ L’imagination a donc conquis une place centrale dans les


arts, en se délivrant à la fois de la tutelle du concept et de la
restitution d’un réel. Que Sartre l’interprète comme une néan-

tisation du monde et une visée d’irréel 6, ou que Bachelard

choisisse d’exalter le dynamisme d’une imagination enraci-

née dans le monde et les matières, et « à qui appartient cette

fonction de l’irréel psychiquement aussi utile que la fonction


du réel » 7, elle transcende le réel immédiat pour affirmer sa
puissance de liberté et de création.

Marianne Massin

✐ 1 Platon, République X, Sophiste.

2 Longin, Du sublime (XV), Rivages, Paris, 1991.

3 More, T., l’Utopie (1516), Flammarion, Paris, 1987.

4 Kant, E., Critique de la faculté déjuger, § 49, trad. A. Philo-

nenko, Vrin, Paris, 1968.

5 Baudelaire, C., OEuvres complètes, t. 2, Salon de 1859 (cf. aussi


Notes nouvelles sur Edgar Poe), et t. 1, Fusées, Gallimard, La

Pléiade, Paris, 1973-1976.

6 Sartre, J.-P., l’Imaginaire. Psychologie phénoménologique de

l’imagination, Gallimard, Paris, 1940.

7 Bachelard, G., la Terre et les rêveries de la volonté, José Corti,


Paris, 1948 ; la Psychanalyse du feu, 1938 ; l’Eau et les Rêves,
1942 ; l’Air et les Songes, 1943 ; la Poétique de l’espace, 1957 ; la

Poétique de la rêverie, 1960.


Voir-aussi : Starobinski, J., L’oeil vivant II. La relation critique
(« L’empire de l’imaginaire »), Gallimard, Paris, 1970.

Védrine, H., Les Grandes Conceptions de l’imagination. De Pla-

ton à Sartre et à Lacan, le Livre de Poche, Paris, 1990.

! ART, CRÉATION, GÉNIE, IMAGINAIRE, SUBLIME


downloadModeText.vue.download 546 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

544

PSYCHOLOGIE, PHILOS. CONN.

Faculté d’évoquer des images en l’absence de modèle


(imagination productrice) ou de les recombiner à partir de
souvenirs d’images (imagination reproductrice).

La théorie psychologique de l’imagination dépend au départ

des idées sur sa fonction épistémique en philosophie de la

connaissance : sur un premier axe, l’imagination est comme


le moyen terme entre la sensation et l’entendement. Elle héri-
terait de l’une divers traits de passivité (l’imagination repro-
ductrice, du moins) et du second l’autonomie active dans la
construction de formes. Sur un deuxième axe, l’imagination
est supposée à la reviviscence du souvenir, qu’elle réactua-
lise à l’occasion de l’anticipation du nouveau. Mais l’élucida-
tion du pouvoir intrinsèque d’imaginer est alors obérée par
sa disqualification traditionnelle comme principe d’illusion,
introduisant soit le sensible dans le concept, soit le disparu
dans le présent.

Deux traits résument ce qu’il y a à expliquer, en psycho-

logie, dans l’imagination. Le premier, noté par Sartre 1, c’est

qu’imaginer, c’est poser l’irréalité de l’objet imaginé ; on ne


peut donc reprocher à l’imagination de tromper puisque n’est
trompeur que l’usage de cette irréalité dans le raisonnement.
Le second, dégagé par Wittgenstein 2, demande pourquoi, si

j’ai une image de Pierre, j’ai bien une image de Pierre : certai-
nement pas parce que l’image ressemble à Pierre (sous peine

de régresser à l’infini) ; il en ressort que l’image est intrinsè-


quement intentionnelle (imaginer c’est « voir comme »). Mais
il est difficile de changer ces remarques conceptuelles en
contenu scientifique positif.

La psychologie cognitive substitue donc à la probléma-


tique de l’imagination l’analyse expérimentale des opérations

mentales sur les images. Mais il est possible que cette tenta-
tive évacue complètement l’imagination et ne l’éclairé pas.
En effet, si l’on examine ce qui se passe quand je déplace ou
transforme une image mentale, on suppose que l’image est
un objet perçu « à l’intérieur de soi » par un observateur qui
en juge. Or, est-ce que j’imagine le mouvement d’une chose,
ou bien est-ce que je déplace l’image mentale que j’en ai ?
C’est différent : dans le dernier cas, on prend une métaphore
valable pour les objets du monde extérieur au pied de la
lettre, et il manque par exemple entre moi et l’image-objet
les repères spatio-temporels requis pour objectiver l’image
(selon Alain, on peut imaginer le Panthéon avec toutes ses

colonnes ; mais peut-on compter les colonnes sur l’image

mentale du Panthéon comme sur le Panthéon réel ?).

Pierre-Henri Castel

✐ 1 Sartre, J.-P., l’Imaginaire, Paris, 1940.

2 Wittgenstein, L., Philosophical Investigations, Oxford, 1953.

Voir-aussi : Ribot, T., Essai sur l’imagination créatrice, Paris,

1900.

! IMAGERIE MENTALE, IMAGINAIRE, SCHÉMATISME

IMAGO

Terme latin signifiant « image ». En biologie, forme adulte de l’insecte à


métamorphoses.

PSYCHANALYSE

Prototypes inconscients des proches, construits dans la

petite enfance : imagos paternelle, maternelle, fraternelle


avec agrandissement, clivage, voire inversion des caracté-

ristiques des adultes, pouvoir / impuissance, beauté / lai-

deur, etc.

Chez Jung 1, ce terme est lié aux notions d’inconscient collectif


et d’archétypes. Freud y voit des élaborations des interac-

tions entre l’enfant et le monde des adultes, et l’emploie peu.

« Imago » devient fréquent chez ses successeurs, surtout chez

M. Klein 2, qui introduit le clivage des imagos bonnes / mau-


vaises. Lacan 3 rattache l’imago au stade du miroir, à l’identité
aliénante et à l’imaginaire.

▶ Les successeurs de Jung ont développé les notions cor-


rélées d’imago et d’archétypes. Chez les freudiens, le terme
reste technique. Lacan et ses élèves ont déployé l’imaginaire
dans ses relations avec le symbolique et le réel, jusqu’à des
tentatives de formalisation.
André Bompard

✐ 1 Jung, C.G., Wandlungen und Symbole der Libido (1912),


trad. Métamorphoses et symboles de la libido, Éditions universi-

taires, Genève, 1927.

2 Klein, M., Essais de psychanalyse (1921-1945), Payot, Paris,


1967.

3 Lacan, J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction


du Je » (1949), in Écrits, Seuil, Paris, 1966.

! IDÉAL, INCONSCIENT, MOI, OBJET, RÉEL, SURMOI

IMITATION

Du latin classique imitari, verbe déponent signifiant « reproduire par


ressemblance », « représenter » ; dans le latin chrétien imitatio désignait
l’ascèse de la créature convertie qui travaille à restaurer en elle l’image
de Jésus-Christ dépravée par le péché. À la Renaissance, le mot vaut
aussi dans le domaine des arts et de la littérature : imiter, c’est alors

ressusciter l’art des Anciens, méconnu par la barbarie « gothique » du


Moyen Âge. Mais c’est au XIXe s. seulement que l’imitation prend le sens
de « contrefaçon » ou de « faux ».

Mimeisthai : le verbe grec, qui signifie « imiter, ou mimer, par exemple


par
une pantomime ou par une danse », ne se conjugue qu’à la voix passive,
même quand il prend un sens actif. Cette incertitude dénote une ambi-
valence dans l’acte lui-même : imiter, ce n’est pas vraiment agir, ni créer
(poiein), mais seulement reproduire une création déjà accomplie. L’acte
de l’imitation comporte en lui une certaine passivité, puisqu’il
s’assujettit
lui-même à l’autorité d’un modèle (paradeigma) et n’est pour ainsi dire
actif que sous influence.

ESTHÉTIQUE

Pour l’artiste, acte de reproduire par ressemblance un


modèle, qu’il soit sensible ou intelligible. Les « arts d’imi-

tation » sont au XIXe s. la peinture et la sculpture, mais non

la musique ni la poésie, qu’on suppose alors, contre l’opi-

nion de Platon et d’Aristote, pures de toute intention mi-


métique. L’âge classique distinguait entre l’imitation, qui

suscite par artifice l’illusion du naturel, et la copie, simple

répétition mécanique d’un original.

Le nom grec mimêsis, qui signifie « imitation », prend un sens


passif chez Platon, selon lequel l’image mimétique fascine
l’esprit et fait obstacle à la connaissance : à l’idée, que seuls
peuvent contempler les yeux de l’âme, la mimêsis substitue
l’idole, qui suscite l’illusion d’une présence sensible, dépra-

vant ainsi l’intelligible dans le visible 1. Le même mot prend en


revanche un sens actif chez Aristote, selon lequel l’imitation
n’est pas sans

rapport avec l’activité créatrice, ou « poiétique », à tel point

que les traducteurs de la Poétique ont parfois proposé « re-

présentation » au lieu du traditionnel « imitation »2 : imiter un

modèle, c’est apprendre à en connaître la morphologie, et


même la morphogenèse, et c’est parce que les hommes dé-
downloadModeText.vue.download 547 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

545

sirent naturellement savoir que l’imitation leur est naturelle,


et qu’il s’y exercent dès l’enfance.

Il est vrai que l’imitation peut être plus ou moins fidèle :


Aristote distingue entre les peintres qui représentent les
hommes comme ils sont, et ceux qui les peignent plus beaux,
ou plus laids, qu’ils ne sont. Si l’artiste a vocation d’imiter,
du moins doit-il choisir un modèle qui soit digne d’être ainsi
célébré ; pour éviter le péril de la caricature comme la trivia-
lité du réalisme, il se tournera vers un idéal que l’intellect seul
peut concevoir – l’Idée même de la Beauté – et que la nature
peut sans doute approcher, mais qu’elle ne saurait accomplir.
C’est ainsi que Cicéron et Pline l’Ancien à sa suite 3 racontent
l’histoire du peintre Zeuxis qui, devant exécuter un portrait
d’Hélène de Troie dans le temple de Junon à Crotone, ou
à Agrigente, fit paraître devant lui les cinq plus éclatantes
beautés de la cité et, empruntant à chacune d’elles les traits
les plus exquis, recomposa en les réunissant l’aspect de la
plus belle des mortelles. Cet apologue est un thème obligé
de la théorie de l’imitation. On le retrouve par exemple dans
une lettre célèbre que Raphaël adresse en 1514 à B. Casti-
glione. Au début du XVIIIe s. encore, l’abbé Batteux, cherchant
à formuler le principe qui réduit les beaux-arts à l’unité et à
les organiser en un système cohérent, croit le trouver dans
l’imitation de la belle nature, dont la nature ne nous offre que
le reflet imparfait 4.

Modernité

Pourtant la servitude de l’imitation, qui soumet l’artiste au


modèle extérieur, contredit l’autorité du génie qui prétend
ne tenir que de sa seule inspiration les règles de son art.
L’imitation suppose que l’artiste s’efface pour que paraisse le
modèle, tel le miroir qui se fait oublier dans le reflet : mais la
« manière » réfute cette transparence, et imprime dans l’oeuvre
la marque irréductible de l’individualité. En outre, comme le
démontre Lessing dans son Laocoon (1766), les arts diffèrent
entre eux, et la peinture obéit à des impératifs qui sont dis-
tincts, par exemple, de ceux de la poésie ; tous ne sauraient
se confondre dans la théorie trop générale de l’imitation 5.

L’impératif mimétique n’est pas seulement approximatif, il est


plus encore vain, et même irréalisable : dans son Histoire
de l’art de l’Antiquité (1764), Winckelmann met en évidence
combien l’art des Anciens, qu’on proposait depuis la Renais-
sance à l’imitation des Modernes, appartient à des temps
irrémédiablement révolus, l’éloignement de l’histoire rendant
impossible l’entreprise même du miméticien qui s’efforce de
rendre présent ce qui est à jamais absent, de retrouver ce qui
est irréversiblement perdu.

La modernité porte donc désormais le deuil de l’Idéal,


et l’artiste renonce à rejoindre cette beauté parfaite dont il
croyait apercevoir les fragments dispersés dans la nature, ou
dans les oeuvres du génie. Pourtant, ce renoncement est aussi
un affranchissement : c’est chez K. P. Moritz en 17856 qu’on
trouvera pour la première fois l’idée que l’oeuvre d’art vaut
par elle-même et non par référence à un modèle qui lui serait
imposé, qu’elle est, comme l’écrira Schelling, « tautégorique »,
fin en soi et unique source de son unique valeur. Parfaite-
ment achevée en elle-même, l’oeuvre se désintéresse de tout
ce qui lui est extérieur et, souveraine, ne se rapporte qu’à
sa propre splendeur. Le renversement esthétique, inauguré
par Baumgarten et accompli par Kant., renforce cette orien-
tation : le beau, qualifiant désormais la qualité du sentiment,
trouve son principe dans la subjectivité, et non dans une

forme objective qui prendrait valeur de modèle. La beauté


est donc libre, jeu gratuit des formes qui ne représente ni ne
signifie rien, elle n’adhère pas à un idéal de perfection et ne

suppose aucun concept qui viendrait en finaliser la forme.

Il est alors remarquable que ce soit l’improvisation musi-


cale qui paraisse aux yeux de Kant l’exercice le plus propre à
faire entendre cette liberté nouvellement acquise ; la musique
est en effet, de tous les arts, celui dont le mimétisme est le
plus problématique, et les partisans de la théorie de l’imita-
tion avaient toujours quelques difficultés à l’intégrer dans leur
système. C’est pourquoi la musique apparaîtra, dans le cercle
des romantiques d’Iéna où se forge, après Kant, l’esthétique
de la modernité, le premier et le plus sublime de tous les
arts : pur jeu de la variation et de la reprise, de l’harmonie
et du contrepoint, elle est affranchie des servitudes de l’imi-
tation. Aussi les promoteurs de la peinture non figurative,
qu’on dit aussi « abstraite », se réclameront, par un paradoxe
qui n’est qu’apparent, de la musique tout autant que de la
peinture : pour Kandinsky, qui se découvrit peintre devant
les Meules de Monet, mais aussi en entendant le Lohengrin de
Wagner, la peinture est équivalente à la musique et exprime
comme elle une « nécessité intérieure » ; on connaît les Carrés
magiques en lesquels Klee, par ailleurs excellent violoniste,
voyait une transcription chromatique des fugues de Bach ;
on se souvient enfin que le dernier tableau de l’austère Mon-
drian, Victory boogie-woogie (1943-1944), comme Broadway

boogie-woogie, qui le précède d’un an, porte le nom d’un


rythme de jazz.

Jacques Darrulat

✐ 1 Platon, République, livres III et X, in OEuvres complètes,


trad. É. Chambry, Les Belles Lettres, tomes VI et VII (1re et
2e parties), Paris, 1970 et 1967.

2 Aristote, Poétique, trad. J. Hardy, Les Belles Lettres, Paris, 1965.

3 Pline l’Ancien, Histoire Naturelle XXXV. La peinture, trad. J.-

M. Croisille, Les Belles Lettres, Paris, 1997.

4 Batteux Ch., les Beaux-Arts réduits à un même principe, éd.

critique par J.-R. Mantion, Aux amateurs de livres, Paris, 1989.

5 Lessing G. E., Laocoon, Hermann, Paris, 1990.

6 Moritz, K. P., le Concept d’achevé en soi et autres écrits (1785-

1793), trad. P. Beck, PUF, Paris, 1995.

Voir-aussi : Kant, I., Critique de la faculté de juger, trad. A. Re-


naut, Flammarion GF, Paris, 1995.

Todorov, T., Théories du symbole, Seuil, Paris, 1977.

! ART, CRÉATION, COPIE, MUSIQUE, REPRODUCTION

PSYCHOLOGIE

Action intentionnelle et psychologiquement structu-


rante de reproduire le comportement d’un autre individu.

L’imitation psychologique a peu à peu émergé au sein d’une


vaste famille de conduites de reproduction. Au mimétisme
physiologique par rapport à l’environnement (le caméléon)
s’oppose son orientation sur un individu semblable, qui sert
de modèle. Toutefois, l’imitation de la seule image de l’autre
(les « syncinésies », qui sont des mouvements mimés) n’est
qu’un effet de capture global et passif. L’imitation doit être
articulée et active (intentionnelle). À la « contagion sociale »
(sur le modèle de la mode et de l’hypnose chez Tarde), elle
s’oppose par le fait qu’elle est apprise. Elle suppose donc une

articulation cognitive interne – mal élucidée dans un effet


massif d’entraînement social qui réduirait l’imitation à un mot

passe-partout. Sur cette base, la psychologie génétique s’est

intéressée à l’imitation des expressions de visage des adultes


downloadModeText.vue.download 548 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

546
par les nourrissons : l’enfant reproduit de façon intermodale
(du visage de l’autre au sien), et à la suite d’essais et d’er-
reurs, certains mouvements d’origine innés : protrusion de la
bouche – le sourire, surtout. Il s’agit là d’une première consti-
tution de l’intentionnalité des réponses interindividuelles. Elle
est prédictive des capacités futures de l’enfant.

▶ On se demande souvent si l’appareil cognitif qui se déve-


loppe par l’imitation doit être doté de capacités préalables de
percevoir (au moins le modèle). Il est clair que percevoir une
conduite « comme modèle » ne peut pas être un trait interne
de la perception. L’espace social préexiste apparemment ici.
Des travaux sur l’autisme (Meltzoff et Gopnick) ont cepen-
dant tenté de déduire d’une incapacité aux jeux d’imitation
les étapes neuropsychologiques du développement de l’indi-
vidu. En revanche, une imitation trop socialisée ne décrirait
guère que l’identification, par internalisation du modèle, sans
élucider le comment du processus.

Pierre-Henri Castel

✐ Meltzoff, A., et Gopnick, A., in Baron-Cohen, S., Tager-Fluss-

berg, H. et Cohen, D. (éds.), Understanding Other Minds, Ox-


ford U. P., 1993.

Piaget, J., la Formation du symbole chez l’enfant, Neuchâtel,


1945.

Tarde, G., les Lois de l’imitation, Paris, 1890.

IMMANENCE
Du latin immanere, « demeurer en ».

L’immanence est à l’origine un concept religieux : elle définit le pan-


théisme et dans le christianisme, elle donne une consistance théologique
à l’incarnation divine.

GÉNÉR.

Caractère de ce qui a son principe en soi-même, par

opposition à transcendance qui indique une cause exté-

rieure et supérieure.

Par différence avec la permanence, qui désigne le caractère


de ce qui demeure soi-même à travers la durée, l’immanence
n’assigne aucun espace ni temps à cette façon de demeurer
en soi : insistant sur l’intériorité, elle est le caractère de la

chose qui n’a besoin d’aucun rapport à autre chose qu’elle


même pour être, valoir, ou signifier. L’immanence s’oppose
donc à la transcendance, aussi bien comme principe extérieur
que comme position d’une référence par rapport à laquelle la
chose prendrait un sens. L’immanence est par là un absolu :
chez Spinoza, elle est une détermination ontologique qui
passe par la coprésence de Dieu à la Nature dans un même

plan, où se joue toute valeur et toute intelligibilité 1.


Pourtant, l’immanence ne signifie pas la pleine présence
de la chose à elle-même : comme réduction à un seul plan
ontologique, éthique et noétique, elle n’exclut pas les articu-

lations internes : l’immanent n’est pas l’immédiat. Ainsi l’esprit


comme vie immanente à elle-même souffre une certaine non-

coïncidence à soi : chez Hegel, l’esprit ne se sent « chez lui »


partout que pour s’être détourné et aliéné, et être revenu en
soi. L’épreuve de la négation n’abolit en rien son immanence,
mais la précise : l’esprit absolu est la nature elle-même, réali-

sée comme esprit à travers une série de médiations 2.

Dans une autre perspective, l’immanence définit une posi-


tion critique opposée à la métaphysique comme recours à
des principes extra-mondains. Elle est la pierre de touche
de plusieurs traditions philosophiques (matérialisme, natura-
lisme et empirisme principalement) ayant en commun de ne

croire qu’en l’ici-bas. En ce sens, ce n’est pas tant la compré-

hension du concept qui fait problème que son usage comme

valeur. La principale implication de l’usage systématique du


concept se trouve en effet dans le champ moral : Lucrèce 3,
Spinoza, mais aussi Nietzsche 4 et Deleuze 5 en font d’abord
usage dans une éthique d’évaluation et non plus de justifica-

tion, qui refuse la condamnation de la vie inhérente à l’invo-


cation d’un principe transcendant.

Sébastien Bauer

✐ 1 Spinoza, B., Éthique, trad. C. Appuhn 1965, Flammarion,

Paris.

2 Hegel, G., Phénoménologie de l’esprit, Préface, trad. J.P. Le-

febvre, 1991, Aubier, Paris.

3 Lucrèce, La nature des choses, trad. 1995 C. Labre, Arléa.

4 Nietzsche, F., Généalogie de la morale, I, trad. P. Wotling, 2000,


Librairie Générale Française, Paris.

5 Deleuze, G., Guattari, F., Qu’est-ce que la philosophie ?,


chap. 2. 1991, Minuit, Paris.

! ABSOLU, ESPRIT, TRANSCENDANCE

PHILOS. CONTEMP.

Quant aux voies actuelles de la philosophie occiden-

tale, l’une s’oriente vers la saisie de la transcendance dans


l’immanence même : c’est la tâche (soulignée par Levinas)
de la Phénoménologie, qui inscrit la visée de l’objet dans le

vécu de la conscience pure 1. On peut signaler de ce point


de vue la tentative inouïe de M. Henry qui consiste à dé-
noncer toute transcendance comme secondaire, dérivée, et
même oblitération de l’immanence qui serait la seule phéno-
ménalité effective. C’est que, pour Henry, la transcendance,

incapable de « se fonder elle-même » en tant que pur mou-

vement extatique, s’effondrerait si elle n’était pas soutenue


par cela même qui se refuse à son mouvement, l’immanence.
On remarquera qu’en sa radicalité la pensée henrienne décrit
comme procès de transcendance toute « mise en lumière » –

et donc toute phénoménalité au sens jusqu’ici reçu du terme,


si le « phénomène », depuis les Grecs, est en quelque sorte

« ce qui se montre dans la lumière ». La lumière du Monde,


contrairement à ce que nous ont enseigné Husserl et Hei-
degger, ne montre rien, et, pire, déréalise, désubstantialise

ce qu’elle éclaire dans le geste même de l’éclairer. Se re-

vendiquant phénoménologue, Henry s’affronte dès lors à la

tâche redoutable de décrire un autre apparaître, l’immanence

comme apparaître, qui n’emprunte rien à la transcendance


(et à ce compte, le Monde, la conscience, l’intentionnalité, la
visibilité de l’essence ou de la forme, relèvent de l’ordre de

la transcendance) 2.

Une autre voie actuelle, consiste à saisir effectivement tout

en un. Ainsi, pour Deleuze et Guattari, le plan d’immanence

est à la fois un et multiple : il est feuilleté en une multitude de

coupes dans le chaos du réel ; chaque coupe sélectionne en

fonction de son orientation propre des traits pertinents pour


la pensée, et les concepts sont les ordonnées de ces traits.
Penser, c’est donc créer des concepts sur un plan singulier

qui forme l’image immanente, mais non-pensable, du dyna-

misme créatif. Et la transcendance consiste moins à changer

de plan qu’à fuire hors du plan – fuite statique, à vrai dire,

vers le concept de tous les concepts 3.

Jérôme Lèbre et François-David Sebbah

✐ 1 Husserl, E., Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1947.

– L’idée de la phénoménologie, Paris, PUF, 2ème éd. 1978.


downloadModeText.vue.download 549 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

547

2 Henry, M., L’essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963 (puis


1990).

– Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000.

3 Deleuze, G. et Guattari, F., Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris,


Minuit, 1991.

MÉTAPHYSIQUE, ONTOLOGIE

Plan d’intelligibilité où toute existence doit pouvoir

s’expliquer par elle-même ou dans une relation (causalité,

contiguïté) avec des existences comparables, sans solution

de continuité. L’immanence est traditionnellement oppo-

sée à la transcendance, qui pose un autre plan de réalité,

supérieur, séparé et antérieur, pour rendre compte des


existences immédiates, qui deviennent du même coup
secondes et dérivées.

Par définition, la métaphysique occidentale s’est construite

contre les schémas immanentistes, notamment contre la ré-

duction du sens à une causalité matérielle, comme le montre

la déception symbolique de Socrate face à la promesse

d’Anaxagore d’une Intelligence ordonnatrice 1. Dès lors, pour

les héritiers de l’idéalisme platonicien, l’immanence n’est

que le propre du corporel, du matériel, subordonnée à la

transcendance première du spirituel et du divin, qui fonde

une ontologie verticalement hiérarchisée. Ce n’est que dans

l’ontologie moniste de Spinoza 2 que Dieu et la Nature, le

corps et l’âme seront conçus comme un seul et même ordre,

soumis à une causalité immanente. La liberté et la conscience


humaines y sont elles-mêmes déterminées et produites dans
un plan d’immanence strict.

À y regarder de près, l’immanence reste un concept


éminemment paradoxal, dans la mesure où toute pensée
consciente suppose un surplomb au-dessus de ce qui est, une
ascension soudaine par quoi débute la transcendance. Com-
ment concilier l’immanence et la pensée, le langage ou l’ac-
tion, qui tous prétendent à une efficacité et à un ordre spéci-
fiques ? Dans quelle mesure l’immanence ne condamne-t-elle
pas à une perte du sens, résorbant la spécificité humaine ?
Quand bien même le matérialisme historique de Marx pose
que « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie », mais

« la vie qui détermine la conscience », et ainsi prétend démas-

quer « les sublimés nécessaires du processus matériel de la

vie »3 que sont morale, métaphysique et religion, on ne peut


que constater le besoin d’une altérité radicale, d’une finalité
(l’Histoire ou le Progrès) à l’oeuvre au coeur des détermi-
nismes immanents, et les justifiant.

La pensée chinoise a, sans doute, été celle qui, dès ses


origines, est restée la plus fidèle à un postulat d’immanence.
Le réel y est conçu comme un procès infini et impersonnel,

laissant peu de prise à une organisation conceptuelle sur-


plombante. Le non-agir taoïste, l’importance accordée à la
potentialité et au vide, la non-dualité homme / nature ou

corps / âme font porter l’accent sur une circulation totale du


sens, sans normes ni fondations humaines ou divines 4.

Dalibor Frioux

✐ 1 Platon, Phédon, 97b-101a.

2 Spinoza, B., Ethique, I, prop. 18 et passim.

3 Marx, K., l’Idéologie allemande, I.a.

4 Tchouang-tseu, OEuvres complètes, Gallimard, 1985. Lao-tseu,

Tao-te-king, Gallimard, 1985. Jullien, F., le Détour et l’Accès,

Grasset, 1995. Jullien, F., Figures de l’immanence, Pour une lec-

ture philosophique du Yi King, Grasset, 1993. Granet, M., la


Pensée chinoise, Albin Michel, 1968.

IMMATÉRIALISME

GÉNÉR., PHILOS. CONN.

Doctrine qui consiste à refuser l’existence d’une réa-


lité matérielle extérieure à l’esprit qui la perçoit (chez
Berkeley).

Exposé pour la première fois de façon complète dans le Traité


des principes de la connaissance humaine 1, l’immatérialisme
est une doctrine philosophique opposée au dualisme carté-
sien, dont Berkeley considère qu’il est à l’origine du scepti-
cisme et de l’athéisme. Contre la distinction de deux classes

de substances hétérogènes, l’immatérialisme considère que


ne peuvent véritablement prétendre à l’existence que les es-
prits en tant que foyer d’action et de perception. Les choses
non pensantes, en revanche, n’existent qu’en tant qu’elles
sont perçues. Ce principe est résumé dans l’expression « esse

is percipi or percipere (être c’est être perçu ou percevoir) » 2.

Cette formulation est devenue l’inévitable résumé de l’im-

matérialisme. Elle laisse pourtant dans l’ombre une articula-


tion fondamentale de la pensée de Berkeley : s’il affirme que
« ces corps qui constituent l’imposant cadre du monde n’ont

aucune subsistance en dehors d’un esprit » 3, Berkeley n’en-


tend pas pour autant renoncer à la réalité de ces choses non-
pensantes que sont les idées. Berkeley, au contraire, affirme :
« Je ne vise pas à changer les choses en idées, mais plutôt
à changer les idées en choses, puisque je tiens les objets
immédiats de la perception [...] pour les choses elles-mêmes
dans la réalité de leur être. » 4. Cette affirmation repose sur la
thèse selon laquelle, puisque les idées que nous percevons
ou connaissons ne dépendent pas de notre caprice, il y a
nécessairement un autre esprit à leur principe. L’ensemble
de la réalité des idées tient donc à leur consistance propre,
c’est-à-dire à leur caractère ordonné et indépendant, lequel
dépend à son tour de l’esprit infini qui les produit. La réalité
n’est ainsi plus référée à une substantialité matérielle indé-
pendante de l’esprit : prise comme ordre des idées, elle est

pensable comme un langage de Dieu 5.

Laurent Gerbier

✐ 1 Berkeley, G., Traité des principes de la connaissance hu-

maine (1710), OEuvres, vol. I, Paris, PUF, 1985.

2 Berkeley, G., Commonplace Book (1706-1709), « Notes philoso-


phiques », OEuvres, vol. I, p. 78.

3 Traité des principes, § 6, p. 322.

4 Berkeley, G., Trois dialogues entre Hylas et Philonous (1713) ;


OEuvres, vol. II, 1987, p. 125.

5 L’expression est introduite en 1732 dans l’Alciphron (OEuvres,


vol. III, 1992).

! CORPS, ÉTENDUE, IDÉE, IDÉALISME, MATÉRIALISME, MATIÈRE,


MOLYNEUX (PROBLÈME DE), QUALITÉ, SUBSTANCE

IMMATÉRIEL

THÉOLOGIE, PHILOS. SCIENCES, ESTHÉTIQUE

Qui n’a pas de consistance matérielle, que ce soit en


raison de sa nature spirituelle, abstraite ou conceptuelle,
ou faute de rapport avec les sens ou avec la chair.

Le terme apparaît dans les textes de Jean Scot Erigène (810-


877) ; il désigne alors « la contemplation immatérielle des
hiérarchies célestes » 1. On le trouve au XIVe s. dans le bas-latin

ecclésiastique, ce sont les connotations religieuses qui do-


minent : le corps « immatériel » des anges. Pascal s’en sert en
downloadModeText.vue.download 550 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

548

1648 pour désigner ces « choses abstraites et immatérielles »


que considère la géométrie ; de même « les proportions des
nombres sont des choses immatérielles » 2. L’idéalisme de
Berkeley (1750) sera de même perçu comme un « immaté-
rialisme », le dialogue entre Hylas (partisan de la matière) et
Philonoüs (celui qui aime l’esprit) amenant à privilégier les
seules apparences sensibles au détriment de tout support ou

substrat 3. Les choses et les êtres ne sont découverts que dans


l’action du sujet percevant ; ils n’ont donc pas d’autre réalité
que celle de la perception et se présentent comme autant de
fantasmagories immatérielles.

Le terme est d’usage récent dans le champ esthétique.


Son idée paraît effectivement antinomique avec la dimension
d’incarnation de l’oeuvre d’art. Elle a longtemps servi à dési-
gner la dimension spirituelle ou abstraite de l’oeuvre et se
confond alors avec sa dimension formelle. Hegel, dans son
Esthétique, parle plutôt de « spiritualité ». Son oeuvre, cepen-
dant, paraît bien se circonscrire dans le champ délimité par

les deux pôles du « matériel » et de l’« immatériel ».

Le terme est employé au XIXe et au XXe s. par les écrivains

(Sand, Zola – un « Jésus immatériel » –, Balzac, les Goncourt,

Martin du Gard, Duhamel, Bernanos...) en opposition aux


valeurs de la « chair » et aux jouissances terrestres. Il est alors
synonyme de grâce, de légèreté, de spiritualité : selon Gon-
court, la supériorité de la littérature « est d’avoir pour domaine
et pour carrière de vendre de l’immatériel » 4. Il finit par dési-
gner le « féerique », le « fantasmagorique », le « merveilleux » 5.

Dans le contexte d’aujourd’hui, il vise à se substituer au


terme de spiritualité en vidant celui-ci de ses connotations
religieuses. Employé dès la fin des années 1950 par Y. Klein
qui souhaite « Longue vie à l’immatériel » 6, il est réactivé par
Lyotard en 1985 et par F. de Mèredieu en 1994. Klein inau-
gure en 1962 ses « Cessions d’immatériel ». La « sensibilité
picturale immatérielle » imprègne d’énergie l’ensemble d’une
oeuvre plastique qui tend à l’invisible, au vide. Cette notion
réapparaît en 1985, avec l’exposition conçue par Lyotard
pour le CCI du Centre Pompidou. Il s’agissait de désigner les
« nouveaux matériaux » et d’analyser leur impact sur la créa-
tion artistique. Le terme d’« immatériaux » permet de désigner
les transformations que les nouveaux médias et les nouvelles
technologies font subir à la matière. Celle-ci tend à s’éva-
nouir au sein de processus énergétiques et dans les images
produites par les ordinateurs. « Les matériaux « immatériels »,
sinon l’immatériel, sont désormais prépondérants dans le flux
des échanges, qu’ils soient objet de transformation ou d’in-
vestissement » 7. Les nouveaux matériaux industriels (dont se
sert l’art) apparaissent comme de plus en plus dématérialisés,
leur conception en laboratoire précédant leur apparition. Le
terme d’« immatériaux » survivra d’ailleurs à l’exposition.

En 1994, date de parution de l’Histoire matérielle et im-


matérielle de l’art moderne, le terme constitue un des deux
pôles indissociables du développement de l’art moderne et
contemporain (des impressionnistes à nos jours). Il acquiert
droit de cité dans le vocabulaire de l’esthétique et de la
critique d’art 8. La notion sert alors à désigner non pas « l’in-
verse ou le corrélat de la matière » mais l’« exténuation de
celle-ci », sa « sublimation ». L’« immatériel » représente alors
« l’extrême affinement, l’allégement et comme la fine pointe
de la matière »

▶ Placé sous l’égide de la philosophie hégélienne, le terme


(qui fonctionne en corrélation avec son opposé, « matériel »)
constitue désormais une catégorie à part entière. Il devient un

principe explicatif qui permet de rendre compte de la totalité

du développement de l’art moderne. Son champ d’applica-

tion s’élargit considérablement, il envahit alors le champ de

la critique d’art et devient d’usage courant à la fin des années

1990.

Florence de Mèredieu

✐ 1 Panofsky, E., Architecture gothique et pensée scolastique,

Latrobe, 1951, traduction et notes de Pierre Bourdieu, Paris,


Editions de Minuit, 1967, p. 45.

Pascal, B., Pensées (1670), in OEuvres complètes, Seuil, Paris,


1963.

3 Berkeley, G., Trois Dialogues entre Hylas et Philonoüs (1713),


trad. GF Flammarion, Paris, 1999.

4 Goncourt, J., et E. Journal (1862), éd. R. Ricatte, Paris, 1959,


p. 1015.

5 Cf. le Vocabulaire esthétique de Souriau, PUF, Paris, 1990.

6 Klein, Y., Manifeste de l’hôtel Chelsea (1961), in Yves Klein,


Centre Georges- Pompidou, Paris, 1983, pp. 194-195.

7 Lyotard, J.-F., les Immatériaux, Centre Pompidou / CCI, Paris,

1985.
8 Mèredieu, F. de, Histoire matérielle et immatérielle de l’art

moderne, Larousse, Paris, 1999.

! CONTEMPORAIN (ART), MATÉRIAU, RÉEL, REPRÉSENTATION,


SCULPTURE

IMMÉDIAT

GÉNÉR.

Désigne ce qui est donné à l’expérience ou à la pensée

sans intermédiaire.

Sont dites immédiates les données qui se présentent à la


conscience sans médiation aucune, c’est-à-dire dans une
vérité qui ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même. Ces don-
nées sont dites immédiates en deux sens : d’une part, comme
élément de l’évidence naturelle ininterrogée, dans laquelle
la conscience adhère spontanément à ses contenus comme
seuls vrais ; d’autre part, comme décision de la pensée qui
examine ses propres contenus en omettant délibérément la
double question de leur provenance métaphysique et de leur
transformation par un appareil perceptif. Dans la première
direction, l’immédiateté représente la naturalité naïve d’une
conscience qui n’a pas encore atteint le stade de la réflexion
sur ses propres contenus. Une des plus anciennes tâches que
la philosophie s’est assignée consiste alors à désavouer l’im-
médiateté au profit du travail réfléchissant (ainsi chez Hegel
l’immédiat qualifie l’évidence sensible qui n’est pas encore
concept, qui n’est pas passée par la médiation du négatif
pour devenir une véritable connaissance1). Dans la seconde
direction, c’est au contraire dans l’effort même de la réflexion
que la conscience découvre en elle une sphère d’immédia-
teté radicale qui résiste à la médiatisation. L’immédiat désigne
alors un champ d’étude particulier, ouvert par Descartes : ce-
lui de la présence immanente de la conscience à ses propres
pensées (« par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait
en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement
par nous-mêmes »2).

Sébastien Bauer

✐ 1 Hegel, G., Phénoménologie de l’Esprit, A, I, « La certitude


sensible », tr. J.P. Lefebvre, Paris, Aubier, 1991.

2 Descartes, R., Principes de la Philosophie, I, 9, édition Adam


&amp; Tannery, Paris, Vrin-CNRS, 1996, p. 28.
downloadModeText.vue.download 551 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

549

Voir-aussi : Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la


conscience, éd. 1997, PUF, Paris.
! CONNAISSANCE, INTUITION, SENSIBILITÉ

IMPASSIBILITÉ
En grec : apatheia.

PHILOS. ANTIQUE, MORALE

Figure antique du bonheur, spécialement stoïcienne et


cynique, qui repose sur l’absence de troubles passionnels.

Porphyre oppose impassible (apathes) au fait d’être suscep-


tible de passions (empathes). L’impassibilité a à voir tant avec
l’ataraxie, l’absence de troubles qui définit le bonheur du
sage épicurien, qu’avec la pure activité : est impassible celui
qui n’est aliéné par aucune passivité, qui, quelle qu’elle soit,
est nocive et pathologique. Si tout sentir est passion, l’impas-
sibilité est insensibilité. L’impassibilité est un idéal éthique et
l’objectif de la vie humaine dans sa recherche de la sagesse,
chez les Stoïciens comme chez les Épicuriens. Il y a discus-
sion sur le fait de savoir si l’idéal des sceptiques était l’insen-
sibilité (apatheia) ou la douceur (praotès).

Mais l’impassibilité concerne également la métaphysique


et la théorie de la connaissance. Platon définissait les idées

ou formes, pures réalités intelligibles, comme impassibles, et


cette impassibilité était le corrélat de la perfection et de leur
caractère incorruptible et immuable. En théorie de la connais-
sance, l’opposition peut passer entre impassible (apathes) et
passible (pathètikos), et l’impassibilité s’appliquer à l’intel-
lect, (nous) actif, séparé, divin (chez Anaxagore, puis chez
Aristote), comme la condition de la réussite de son activité :
impassible, il ne brouille aucune des informations qu’il reçoit
et devient, dans l’acte de connaître, les formes elles-mêmes.

Frédérique Ildefonse

✐ Aristote, De l’âme ; De la génération et de la corruption, trad.

1934, J. Tricot, Vrin, Paris.

Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes illustres, trad.

1965, R. Genaille, Flammarion, Paris.

Épictète, Entretiens, III, 13, 18 et 24, trad. 1995 M. Gondicas, in

Ce qui dépend de nous, Arléa, Paris.

! ATARAXIE, FORME, IDÉE, PASSION

IMPÉRATIF
Du latin imperato, « commander ».

Distinction kantienne permettant de séparer la morale de la prudence.


Attaquée sur plusieurs fronts, elle conserve cependant une valeur opé-
ratoire.

MORALE
Commandement (imperium) qui énonce une règle
contraignante. En ce sens il ne s’adresse qu’aux hommes,
c’est-à-dire à des êtres dont les inclinations sensibles sont
susceptibles de s’opposer à la règle, et qui par conséquent
reçoivent celle-ci comme une contrainte. Les impératifs hy-
pothétiques prescrivent un action qui est bonne en tant que

moyen pour atteindre une fin quelconque. L’impératif caté-

gorique, exprimant une loi a priori de la raison pratique,


prescrit à l’homme une action bonne en soi, sans relation
à une fin contingente : « Agis comme si la maxime de ton
action devait être érigée par ta volonté en loi universelle
de la nature. »1

Les impératifs hypothétiques comprennent 1) les impératifs


de l’habileté, qui s’appliquent à des fins seulement possibles ;

2) les impératifs de la prudence, qui concernent la fin que


visent réellement tous les hommes, à savoir le bonheur. L’im-

pératif catégorique, nommé « impératif de la moralité », est


indépendant de la recherche du bonheur. Il ne présuppose

aucun intérêt particulier mais s’applique nécessairement à

l’homme en tant qu’être rationnel. Son contenu n’est autre


que la simple forme d’une loi en général, c’est-à-dire l’univer-
salité. L’agent moral doit chaque fois évaluer s’il peut vouloir
que la maxime de son action soit en même temps une loi

universelle de la nature.

L’impératif catégorique consacre « l’autonomie de la vo-

lonté », c’est-à-dire le pouvoir qu’a la volonté humaine d’obéir


à sa propre loi (celle de la raison) sans se laisser détermi-
ner par ses inclinations et ses intérêts. Il fournit le critère
négatif de l’action morale, en ce qu’il permet de rejeter toute
maxime qui ne peut devenir une loi universelle de la nature.
Par exemple, la maxime qui nous prescrit de garder un dépôt,
si son propriétaire est décédé et si personne ne peut prou-
ver qu’il nous a été confié, est dépourvue de valeur morale,
car elle ne peut valoir sans contradiction comme loi pratique
universelle : universalisée, elle aurait pour résultat de sup-
primer tout dépôt, car plus personne ne ferait confiance au
dépositaire potentiel.

L’approche critique

Dans son essai sur le Fondement de la morale, Schopenhauer


montre que l’impératif kantien, contrairement à ce qu’il pré-

tend, coïncide très précisément avec l’intérêt individuel. En


effet le passage à l’universel nous permet de concevoir ce qui

nous attendrait, comme patients et non plus comme auteurs

de l’action, si telle ou telle maxime était universalisée. Si je


ne peux vouloir ériger mon désir de voler autrui en loi uni-
verselle, c’est d’abord parce que je n’ai aucun intérêt, comme

patient, à ce que le vol soit universalisé : j’en serais alors à

mon tour victime.

Hegel souligne d’une part que le critère moral fourni par


l’impératif, purement négatif, ne permet pas de construire
les conditions sociales et juridiques d’une éthique concrète.
D’autre part ce critère, servant à vérifier si la maxime de mon
action contredit ou non la forme de l’universalité, n’est pas
un critère décisif. Dans l’exemple du dépôt, si « je change
mon point de vue » en considérant que le dépôt n’est plus un

dépôt, une fois son propriétaire mort, il n’y a plus de contra-


diction. Je peux très bien ériger en loi universelle de garder

un bien qui n’appartient plus à personne 2. Bergson critique

également « la prétention de fonder la morale sur le respect


de la logique », qui est étrangère au bien et au mal. Il élargit
le champ de la moralité en distinguant la morale kantienne
de l’obligation, dont la portée est simplement sociale (morale

close), de celle de l’amour (morale ouverte) 3.

Nietzsche dénonce dans l’impératif catégorique une


fausse liberté. L’obéissance à une loi générale impersonnelle
révèle « que tu ne t’es pas encore découvert toi-même. » La
règle que le sujet kantien prend pour sienne n’est justement
pas la sienne. L’affirmation de la singularité, qui passe par la
création d’un idéal propre, est alors sacrifiée à l’universalité
de la loi 4.

L’approche contemporaine

La distinction kantienne des impératifs a servi l’entreprise de

Rawls, visant à fonder la justice sur des principes universels,

et non plus relatifs à telle ou telle culture donnée. L’impératif


downloadModeText.vue.download 552 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

550

catégorique définit en effet un principe tel qu’aucune contin-


gence (culturelle, religieuse etc.) « n’apparaît comme pré-
misse dans sa déduction », de telle sorte qu’il peut servir de
modèle pour penser des principes rationnels « s’appliquant à

nous tous, quels que soient nos objectifs particuliers » 5. On


retrouve chez Apel et Habermas l’idée que l’impératif caté-
gorique prévient les déformations de perspective introduites

par les intérêts particuliers. Cet impératif, exprimant le carac-


tère impersonnel et universel des commandements moraux
valides, est au principe leur « éthique de la discussion » :

une norme n’est valide que si toutes les personnes qu’elle


concerne s’accordent, au terme d’une discussion, sur la vali-
dité de cette norme 6.

Christophe Bouriau

✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, éd. de


l’Académie, t. IV, p. 421.

2 Hegel, G. W. F., Phaenomenologie des Geistes, éd. Hoffmeister,

p. 308.

3 Bergson, H., Les deux sources de la morale et de la religion,


PUF, Paris, 1961, p. 87.

4 Nietzsche, F., Le gai savoir, §§ 21 et 355, trad. 1997 P. Wotling,


Flammarion, Paris.

5 Rawls, J., Théorie de la justice, Seuil, Paris, 1987, p. 290.

Habermas, J., Morale et communication, Cerf, Paris, 1986,


pp. 63-130.

Voir-aussi : Nancy, J.-L., L’impératif catégorique, Flammarion,

Paris, 1983.

! COMMANDEMENT, DEVOIR, LOI, MORALITÉ, PRUDENCE, RÈGNE


DES FINS, VOLONTÉ

« règne des fins »

IMPETUS

Mot latin (n. m.) pour « impulsion », « tendance », traduisant le grec


hormê. C’est le terme utilisé par Sénèque pour traduire le grec hormê ;
Cicéron utilise appetitio.

Tirant son origine des facultés de l’âme, l’impetus prend en philosophie


naturelle la valeur d’une première ébauche de la notion de force chez
Galilée. Abandonnée au profit de l’inertie proprement dite, elle a tout
de même été l’occasion des premières critique de la physique aristotéli-
cienne (en particulier : l’antiperistasis) chez Philopon et Nemorarius, dès
les premiers siècles de notre ère.

PHILOS. ANTIQUE

Mouvement de l’âme qui la pousse vers un objet ou qui

l’en éloigne ; c’est l’une des quatre facultés de l’âme dis-


tinguées par les stoïciens, avec la représentation, l’assenti-

ment et le logos.

Il existe deux sortes d’impulsion : l’impulsion « pratique », qui


nous pousse à agir ; et les impulsions purement réactives,
comme le plaisir et la peine. L’impulsion première, réaction
spontanée de l’âme accompagnant une représentation, se dis-
tingue de l’impulsion propre aux animaux rationnels, qui se
développe une fois donné l’assentiment à la représentation.
« Il serait bon de marcher : je ne marcherai que si je me le suis
dit et si j’ai ensuite donné mon assentiment à cette opinion. 3 »

Les stoïciens distinguent l’impulsion raisonnable (joie,


volonté, crainte) de l’impulsion déraisonnable, ou passion,
pathos (plaisir, souffrance, désir et peur) 4.

Jean Baptiste Gourinat

✐ 1 Sénèque, Lettres à Lucilius, 113, 18.

2 Cicéron, De finibus, IV, 39.

3 Sénèque, loc. cit. Cf. De la colère, II, 3.

4 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes il-


lustres, VII, 110-116, trad. 1965, R : Genaille, Flammarion, Paris.

! ASSENTIMENT, STOÏCISME

PHILOS. SCIENCES

Attribution à un mobile, par exemple un corps lancé, du

seul fait de sa mise en mouvement et par suite de son asso-

ciation avec un moteur, par exemple la main, d’une espèce

de qualité, de puissance ou de vertu qui s’y serait imprimée

ou qui l’imprégnerait.

Cette conception, tout à fait étrangère à l’esprit de la « dyna-

mique » aristotélicienne, apparaît dans les écrits de Philopon


(v. 490-v. 566). Cependant, elle a été pour l’essentiel dévelop-

pée par la physique parisienne du XIVe s., illustrée principale-

ment par les travaux d’Oresme (1323 [?]-1382) et de Buridan

(1300-1358). Ces derniers précisent entre autres que la qualité


acquise par le mobile est, d’une part, d’autant plus grande
que l’association au moteur dure plus longtemps mais aussi,

d’autre part, qu’elle s’épuise dans le mouvement. Reprise


dans ses écrits de jeunesse (époque pisane), puis critiquée
par Galilée, la notion d’impetus, qui ne peut être comprise
comme première forme du principe d’inertie, disparaît de la

science du mouvement. La Définition IV des Philosophiae Na-


turalis Principia Mathematica de Newton, publiés à Londres
en 1687, en témoigne clairement : « La force imprimée est une

action exercée sur le corps, qui a pour effet de changer son


état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme. Cette
force consiste dans l’action seule, et elle ne persiste pas dans

le corps dès que l’action vient à cesser [...]. »

Michel Blay

✐ Dugas, R., Histoire de la mécanique, Éditions du Griffon,

Neuchâtel, 1950.

Jouguet, E., Lectures de mécanique, Gauthier-Villars, Paris, 1924.


Koyré, A., Études galiléennes, Hermann, Paris, 1966, rééd. 1980.

! DYNAMIQUE, FORCE, MÉCANIQUE

IMPLICATION
Du latin implicare, « envelopper ».

LOGIQUE

Connecteur propositionnel binaire, 1) noté ⊃ pour une

implication matérielle ; A ⊃ B (qui se lit « Si A, alors B »),

est une formule du langage-objet, caractérisée sémanti-

quement par le fait que son seul cas de fausseté est celui
où A (l’antécédent de l’implication) est vrai tandis que B
(son conséquent) est faux. 2) noté pour une implication

stricte ; dans son interprétation attendue, le seul cas de vé-


rité de la formule A B est celui où il est impossible que A
soit vraie sans que B ne le soit aussi.

La nature du conditionnel « si ... , alors ... » du langage ordi-

naire, aussi bien que l’adéquation de sa traduction logique

par l’implication matérielle ont été, dès l’Antiquité, objets de

controverse. Deux caractéristiques de ce connecteur sou-

lèvent des objections : la vérité de A ⊃ B dans tous les cas où

A est fausse (ex falso quodlibet), et sa vérité dans tous les cas
où B est vraie (verum ex quodlibet), en l’absence même de

toute connexion conceptuelle ou factuelle entre A et B. Ces

« paradoxes de l’implication », qui ont conduit C.I. Lewis 1 à


downloadModeText.vue.download 553 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

551

proposer une notion d’implication stricte, sont à l’origine de


la logique dite de la « pertinence ».
Jacques Dubucs

✐ 1 Lewis, C. I., « A New Algebra of Strict Implication », Mind,


vol. 23, 1914, pp. 240-247.

! DÉDUCTION, PERTINENCE

IMPLICATURE
Calque de l’anglais implicature, introduit par Grice.

LINGUISTIQUE

Conclusion que l’on peut tirer d’un énoncé à l’aide

d’inférences non logiques prenant comme prémisses le


contenu de l’énoncé, le fait de son énonciation, et certaines
règles conversationnelles.

Ce terme a été introduit par Grice afin de distinguer les im-

plications logiques d’un énoncé d’autres implications, non

logiques, mais jouant un rôle important dans la communi-


cation 1. Considérons ainsi l’énoncé (1) « la fenêtre est encore
ouverte ». Le fait que la fenêtre ne soit pas fermée est une
conséquence logique de l’énoncé. Énoncé dans un contexte
adéquat, il possède des implications autres que celles qui
sont purement logiques. Un locuteur peut ainsi produire (1)
pour demander implicitement à son interlocuteur de fer-
mer la fenêtre, ou pour lui communiquer son irritation. On
remarquera que de telles implications, puisqu’elles ne sont
pas logiques, peuvent être contredites même lorsque leurs
prémisses sont toutes vraies : elles sont défaisables. Grice
distingue les implicatures conventionnelles, qui sont déclen-
chées par certains termes linguistiques, et que l’on peut rap-
procher des présuppositions, des implicatures conversation-
nelles, que l’on ne peut recouvrir qu’en raisonnant sur les
relations entre l’énonciation, son contexte, et les règles géné-
rales de la conversation.

Pascal Ludwig

✐ 1 Grice, P. H., « Logique et conversation », trad. F. Berthet et

M. Bozon, in Communications, 30, 1979, pp. 57-72.

! PERFORMATIF, PERTINENCE, PRAGMATIQUE, PRÉSUPPOSITION

IMPLICITE
Du latin implicare, « envelopper ».

MATHÉMATIQUES, LOGIQUE

Ce dont la notion est contenue dans un énoncé sans


qu’elle soit exprimée en tant que telle.

Le caractère implicite d’une propriété peut être considéré


comme révélateur d’un défaut ou d’un manque : certaines dé-
monstrations des Éléments d’Eudide (V, 10) font un usage im-
plicite d’une relation d’ordre total sur les grandeurs, sans que
celle-ci ne soit jamais énoncée, ce qui affaiblit la démonstra-
tion. Par ailleurs, certaines conséquences très évidentes d’un
théorème peuvent être passées sous silence, comme « allant
de soi » ; elles sont alors implicites au sens d’être évidemment
incluses, impliquées par le théorème que l’on vient d’établir.

Le mouvement d’axiomatisation des mathématiques en-


gagé à la fin du XIXe s. a donné une grande importance à la
théorie des définitions implicites, qui revendique l’usage de
cette notion. La définition implicite efface l’ancienne distinc-
tion entre les définitions, d’une part, et les axiomes et pos-

tulats, de l’autre, pour unifier les énoncés fondateurs d’une

théorie. Elle ne produit pas directement de nouvel objet. Elle


consiste à élucider un terme sans le définir par sa forme, mais

par son usage.

Ainsi, la définition des nombres entiers, chez Dedekind,

est implicite : au lieu de définir explicitement le nombre en-


tier, on donne les conditions qui font que deux objets ont
même nombre. Le concept se dégage indirectement de ces

énoncés. De même, rompant avec les tentatives de défini-


tions explicites (Bernoulli, Laplace...) d’une probabilité,

A. N. Kolmogoroff énonce, en 1933, six axiomes formels et

« définit » une probabilité comme « n’importe quoi vérifiant


les axiomes ».

Vincent Jullien

IMPRÉDICATIVITÉ / PRÉDICATIVITÉ

Du latin praedicare, « proclamer ».

LOGIQUE

Propriété d’une définition qui caractérise un objet par


référence à une classe à laquelle cet objet appartient ; ainsi,
la définition de l’ensemble N des entiers naturels comme

le plus petit ensemble contenant 0 et clos pour l’opéra-

tion « successeur » est imprédicative, puisqu’on y définit

N par référence à une collection d’ensembles à laquelle il


appartient.

Les définitions imprédicatives enfreignent ce que Russell 1


nomme le principe du cercle vicieux, selon lequel il est inter-
dit de définir x par référence à une totalité dont x est élément,
ou dont sont éléments des objets qui ne se laissent définir
qu’en termes de x ; mais ce principe ne s’impose vraiment
que dans une optique constructiviste, et l’on peut admettre
l’imprédicativité si l’on considère que les objets mathéma-
tiques existent indépendamment de leur définition.

Jacques Dubucs

✐ 1 Russell, B., « La logique mathématique fondée sur la théorie


des types » (1908), in Rivenc et de Rouilhan (éd.), Logique et
fondements des mathématiques. Anthologie (1850-1914), Paris,
Payot, 1992, pp. 309-334.

! CONSTRUCTIVISME, DÉFINITION

INCERTITUDE
Du latin certus, « déterminé », « établi » ; participe passé du verbe cer-
nere, « décider », « déterminer ». Avec in- privatif.

PHYSIQUE

Manque de connaissances déterminées à propos d’un


événement ou d’une valeur de variable.

La composante épistémique du concept d’incertitude est


avérée en physique générale dans la théorie des erreurs de
mesure. Là où le mot « erreur » est utilisé pour dénoter l’écart
d’un résultat de mesure par rapport à la valeur vraie postulée,
le mot « incertitude » est préféré lorsqu’il s’agit d’insister sur
un déficit de connaissances au sujet de cet écart.

En physique quantique, le mot « incertitude » a été em-


ployé dans l’expression « relations d’incertitude (de Heisen-
berg) ». La question est de savoir s’il l’a été à bon escient.

Au premier degré, les relations de Heisenberg imposent

une limite inférieure mutuelle à l’écart quadratique moyen


des valeurs mesurées de deux variables conjuguées (comme
la coordonnée spatiale x et la composante correspondante
downloadModeText.vue.download 554 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

552

de la quantité de mouvement p ). Appliquées à ces variables,

les relations de Heisenberg s’écrivent : Δx · Δp ≥ h/4π (où h

x
est la constante de Planck). Selon l’expression précédente, à
la suite d’une certaine préparation expérimentale, plus l’écart
quadratique moyen Δx est petit, plus l’écart quadratique

moyen Δp est grand. Toute la difficulté est à partir de là

d’identifier la nature de cette limite incompressible : s’agit-il


d’une limite de notre connaissance des variables, d’une limite
inhérente aux processus microscopiques, ou bien des deux

à la fois dans une situation où aucune véritable séparation


entre les propriétés et l’acte consistant à les connaître ne se-
rait légitime ? Chacun des mots utilisés pour caractériser les

relations de Heisenberg favorise l’une de ces trois interpréta-


tions. « Incertitude » favorise la lecture épistémique. « Indéter-
mination » favorise une lecture objectiviste, voire ontologique.
« Imprécision », terme neutre, peut faire incliner vers la troi-
sième interprétation, non dualiste, sans exclure les deux pre-
mières. Notons que, pour désigner les relations dont il était
l’auteur, Heisenberg n’utilisait presque jamais « incertitude »,
assez fréquemment « indétermination », et le plus souvent

« imprécision ».

▶ L’interprétation épistémique des relations de Heisenberg,


encouragée par la dénomination « relations d’incertitude », est
contestable, puisque rien ne permet de distinguer, dans les
écarts quadratiques moyens prévus par la théorie quantique,
ce qui revient à l’imperfection supposée de nos connais-
sances et ce qui revient aux processus naturels. En suggérant
qu’il y a quelque chose à propos de quoi nous sommes incer-
tains, c’est-à-dire quelque chose que nous ignorons en partie
mais qui se tient par-delà les phénomènes expérimentaux,
elle incite à entreprendre la recherche même qu’elle déclare
impossible. De surcroît, elle focalise l’attention sur les aspects
limitatifs des relations de Heisenberg, au détriment de leur
teneur heuristique utilisée dans les laboratoires.

Michel Bitbol

✐ Heisenberg, W., Les principes physiques de la théorie des


quanta, Gauthier-Villars, 1972.

! INDÉTERMINATION, PROBABILITÉ

INCIDENTE (IDÉE)

! IDÉE

INCOMMENSURABLE

ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. SCIENCES

S’emploie depuis les années 1960 dans le champ de


la philosophie des sciences pour qualifier un certain type

de rapport entre des paradigmes, théories ou concepts


scientifiques.

En un sens intuitif mais vague, deux théories scientifiques


à propos du même objet (le monde physique par exemple)
sont dites incommensurables lorsqu’elles diffèrent si profon-
dément qu’il semble n’exister entre elles aucune commune
mesure. Au sens précis que Kuhn finit par conférer au terme,
l’incommensurabilité signifie l’impossibilité de superposer les
structures lexicales constitutives de deux théories, les deux
réseaux conceptuels mobilisés de part et d’autre pour décrire
le même objet opérant des découpages trop radicalement
différents de cet objet et recourant chacun à des traits dis-

criminants inconnus de l’autre. Elle découle d’après Kuhn


du fait que ce qui est dicible dans un langage donné peut
ne pas du tout l’être dans un autre (ou ne l’être que trop

approximativement).

Première introduction de l’incommensurabilité

en philosophie de la physique

C’est en 1962 que Kuhn 1 et Feyerabend 2 introduisent, indé-

pendamment l’un de l’autre, le terme d’incommensurabilité

en épistémologie. Deux théories physiques T1 et T2 sont dites


incommensurables quand l’on ne peut définir les termes

(théoriques et / ou observationnels) de T1 au moyen des


termes de T2 (et vice versa) ; corrélativement, ce ne sont
en général plus (ou plus exactement) les mêmes choses ou

situations qui tombent sous le même signifiant dans T1 et


dans T2. L’incommensurabilité découle donc de changements
de signification (meaning) et comporte des aspects à la fois

intensionnels et extensionnels. Chez Kuhn dans les premiers

écrits, elle comprend en outre des changements relatifs aux

normes de scientificité (méthodes, problèmes-types et solu-

tions standards) associées à deux paradigmes.

L’incommensurabilité dans la dernière phase

de la réflexion kuhnienne

L’incommensurabilité devient après 1962 la thèse kuhnienne


la plus controversée, et le concept fait chez Kuhn l’objet de
réélaborations parfois subtiles 3 :

1) les changements de normes ne sont plus considérés


comme relevant de l’incommensurabilité ;

2) l’incommensurabilité des contenus théoriques est pré-


sentée comme une conséquence du fonctionnement holis-
tique de tout langage humain (et est donc susceptible de
s’appliquer à des théories non scientifiques) : elle tient au
fait que la signification d’un terme t − ou son usage, ou les
conditions de son emploi correct − dans T1, ne peut être sai-
sie indépendamment de la manière dont t se trouve connecté
(sous certains rapports rapproché et sous d’autres rapports
opposé) à d’autres termes t′, t″ et t‴ de T1, du fait que t, t′, t″
et t‴ délimitent réciproquement leur contenu et constituent

les noeuds d’une structure lexicale multidimensionnelle qui


s’applique en bloc à l’expérience et à travers laquelle s’effec-

tue l’identification des référents ;

3) l’incommensurabilité de deux théories T1 et T2 est alors


définie comme la non-homologie des structures lexicales de

T1 et de T2 : lorsqu’un signifiant t de T1 se maintient dans


T2, il se trouve dans T2 connecté à d’autres signifiants que t′,
t″ et t‴, et / ou connecté de manière différente aux mêmes

signifiants, de telle sorte qu’aucune unité signifiante de T2


n’est (même approximativement) équivalente en intension et
en extension à celle qui correspond à t dans T1. Kuhn parle
d’impossibilité de traduire : l’on ne peut sans distorsions de

sens excessives (lesquelles s’accompagnent presque toujours


de changements au niveau des référents) remplacer l’un quel-
conque des termes t, t′, t″, etc. de T1 par un terme (ou une
expression courte) de T2 ;

4) l’incommensurabilité est en général seulement locale :


tous les termes de T1 ne sont pas impossibles à traduire dans
ceux de T2 ;

5) l’incommensurabilité de T1 et de T2 n’empêche nulle-


ment un adhérent, disons de T2, de comprendre les affirma-
tions de T1 et d’accéder à la vision du monde qu’elle propose.
Mais il doit pour ce faire fréquenter assidûment la structure
downloadModeText.vue.download 555 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

553

lexicale de T2, jusqu’à devenir familier avec le système des


similitudes, des oppositions et des équivalences propres de
T2, et jusqu’à savoir mettre en rapport les ingrédients de ce
système avec des états de choses observables. Kuhn nomme

un tel processus « interprétation ». Il le décrit comme ana-


logue à l’apprentissage d’une langue étrangère, et appelle
« bilinguisme » la compétence qui résulte d’une interprétation
réussie. Le philosophe des sciences bilingue est capable de

basculer d’une vision du monde de T1 à celle de T2, mais il ne


peut pour autant traduire au sens kuhnien tous les termes de

T1 dans ceux de T2.

▶ Les conséquences épistémologiques de l’incommensu-

rabilité, importantes, continuent d’être l’objet de débats 4 et

touchent essentiellement à trois questions interconnectées.

L’incommensurabilité récuse-t-elle le réalisme scienti-


fique ? Si des paradigmes incommensurables découpent le
monde de manière radicalement différente et postulent en
conséquence l’existence d’entités fondamentalement dis-
tinctes, il devient difficile de prétendre que les théories suc-

cessives offrent une image toujours plus fidèle de la réalité.

Dans le cas des théories physiques, on tente souvent de sau-


ver le réalisme contre Kuhn en arguant que la forme des
équations mathématiques est globalement préservée de la

physique de Newton à la mécanique quantique en passant

par la théorie de la relativité. Kuhn ne nie pas cette continuité


formelle, mais souligne qu’elle s’accompagne d’une rupture
conceptuelle : les mêmes symboles (la masse, le temps, etc.)
n’ont pas la même signification dans les physiques de New-

ton, d’Einstein et de Bohr, et l’incommensurabilité concerne


le niveau de l’interprétation physique de ces lois. Reste dans

ces conditions aux défenseurs du réalisme structural à préci-


ser la nature de la correspondance postulée entre la forme
des équations mathématiques et la réalité physique.

L’incommensurabilité empêche-t-elle de comparer les


théories scientifiques à propos du même objet ? Il s’agit d’une

interprétation répandue mais d’après Kuhn erronée. L’on ne

saurait certes comparer point par point les visions du monde


coordonnées à deux théories incommensurables, évaluer in-
dividuellement les énoncés de chaque système. Mais il reste
en général possible de comparer deux paradigmes, consi-
dérés comme deux touts indécomposables, du point de vue
de leur succès eu égard à des objectifs stables déterminés

(notamment eu égard à leur efficacité prédictive) 5 : l’incom-

mensurabilité étant seulement locale, les nombreux termes

qui restent employés à peu près de la même manière par les

deux théories fournissent une base suffisante pour un juge-

ment comparatif du type spécifié.

L’incommensurabilité implique-t-elle le relativisme ? Il l’a

souvent semblé, à la fois du fait de l’impossibilité supposée

de comparer deux paradigmes incommensurables eu égard

à des objectifs et à des normes de scientificité fixés, et du

fait de l’affirmation kuhnienne de la variation de ces normes

au cours du temps. La première raison a été considérée en


2 / et procède d’après Kuhn d’un malentendu. La seconde
ne relève pas de l’incommensurabilité telle que la conçoit
Kuhn dans l’état le plus abouti de sa réflexion, et ne justifie
de toute façons pas d’après Kuhn l’accusation de relativisme,
puisque reste affirmée l’existence d’un progrès scientifique
(conçu non comme dévoilement progressif de la vérité, mais

comme augmentation de la capacité à résoudre des énigmes


et du succès prédictif).

Léna Soler

✐ 1 Kuhn, T., La structure des révolutions scientifiques, 1962,

Flammarion, 1983.

Feyerabend, P., « Explanation, Reduction, and Empiricism »,


1962, in Scientific Explanation, Space, and Time, Minnesota
Studies in the Philosophy of Science, vol. III, pp. 28-97, H. Feigl

et G. Maxwell éd., University of Minnesota Press.

3 Kuhn, T., « Commensurability, Comparability, Communicabi-

lity », 1982, in PSA 1982, Proceedings of the 1982 Biennal Mee-


ting of the Philosophy of Science Association, pp. 669-688, éd.

P. D. Asquith and T. Nickles, Philosophy of Science Association,

1983.

4 Hoyningen-Huene, P., Reconstructing Scientific Revolutions,

1989, University of Chicago Press, 1993.

5 Kuhn, T., « Possible Worlds in History of Sciences », 1989, Pos-


sible Worlds in Humanities, Arts ans Sciences, pp. 9-32, S. Allen
éd., de Gruyter, 1989.

Voir-aussi : Kuhn, T., La tension essentielle, 1977, Gallimard,


1990 ; « What are Scientific Revolutions ? », 1987 ; The Probabi-

listic Revolution, vol. 1, Ideas in History, pp. 7-22, éd. L. Krüger,

L. J. Daston and M. Heidelberger, Cambridge MIT Press, 1987 ;

« The Road since Structure », 1991, in PSA 1990. Proceedings of


the 1990 Biennal Meeting of Philosophy of Science Association,
vol. II, pp. 2-13, A. Fine, M. Forbes et L. Wessel (éd.), Philoso-

phy of Science Association, 1991 ; « Afterwards », 1993, in World

Changes. Thomas Kuhn and the Nature of Science, pp. 311-341,

P. Horwich (éd.), Cambridge (MA), MIT Press, 1993.

Soler, L., Introduction à l’épistémologie, 2000, chap. 7, Ellipse,

2000.

! PARADIGME, RÉALISME, RELATIVISME


INCOMPLÉTUDE
Substantif dérivé, dans les années 1930, de l’adjectif « incomplet ».

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, ÉPISTÉMOLOGIE

Caractère d’un système axiomatique formalisé qui

contient au moins une proposition indécidable, c’est-à-dire

une proposition ni démontrable ni réfutable.

En 1931, Gödel a démontré l’incomplétude de l’arithmétique


écrite dans un langage logique du premier ordre. La pro-
position indécidable construite par Gödel l’est de telle ma-
nière qu’on puisse reconnaître par un raisonnement informel
qu’elle est vraie. Il en découle cette conséquence de taille

pour les mathématiques et la philosophie que les sphères du

vrai et du démontrable ne coïncident pas : il y a des proposi-


tions vraies non démontrables.

La démonstration d’incomplétude de Gödel venait après

plus d’un siècle de tentatives diverses de la part des ma-

thématiciens de réduire les mathématiques à l’arithmétique

comme à leur base la plus simple et la plus sûre. C’est ce que

l’on a appelé le mouvement d’« arithmétisation » de l’analyse,


de la géométrie, de l’algèbre même, etc. Quelle ne fut donc
pas la surprise générale lorsqu’il est apparu que « la reine

des sciences », comme l’appelait C. F. Gauss, loin de pouvoir

garantir les démonstrations des autres disciplines, ne pouvait


même pas elle-même être formellement garantie. C’est alors
que, au rebours de toute la tradition doublement millénaire
qui voyait en la mathématique la science la plus certaine,
on a parlé de « perte de la certitude » et qu’on a cessé de
vouloir trouver un fondement formel absolu à la pratique des

mathématiciens.
downloadModeText.vue.download 556 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

554

▶ Il faut noter que la plupart des théories mathématiques


usuelles sont incomplètes au sens logique. Cela a apporté
force grains au moulin des intuitionnistes, qui soutiennent
que l’intuition constitue à la fois la source et le fondement

de la connaissance mathématique. Mais il est bien difficile de


définir l’intuition et encore plus difficile de l’isoler du savoir
accumulé par des générations de mathématiciens et de l’ex-
périence spécifique de chacun. Par ailleurs, il faut rappeler
que le théorème d’incomplétude de Gödel est vrai dans des
conditions logiques bien définies. Il n’est pas vrai absolu-
ment : formalisée dans un langage logique du second ordre,
l’arithmétique est complète. Gardons-nous donc de faire dire
à ce théorème n’importe quoi et que l’on cesse de justifier par
lui une mystique de l’ineffable.

Hourya Sinaceur

✐ Tarski, A., Introduction à la logique, chap. VI, Paris-Louvain,

Gauthier-Villars, 1960.

Nagel, E., Newman, J.R., Gödel, K., Girard J.Y., Le théorème de

Gödel, 1989, Paris, Seuil.

! AXIOMATIQUE, INDÉCIDABILITÉ

INCONDITIONNÉ
En allemand Unbedingt.

GÉNÉR.

Principe métaphysique unique auquel tout ce qui est


peut se rapporter comme à sa condition, sans qu’il dé-

pende lui-même d’une condition. Chez Kant, unité absolue

que vise la connaissance rationnelle.

Inconditionné est un synonyme d’absolu, pris au sens par-


ticulier de ce qui clôt la série des conditions d’une connais-
sance vraie : « la raison aspire à connaître l’inconditionné et
avec lui la totalité de toutes les conditions, car autrement elle

ne cesse de questionner, tout juste comme si aucune réponse

ne lui avait encore été donnée » 1. Pour Kant, tout le problème

de la métaphysique peut se résumer à ceci : l’inconditionné

n’étant pas immanent à la série des conditionnés, il ne se


trouve nulle part dans la nature, ce qui signifie qu’il n’est

pas comme tel connaissable, puisqu’il y manquera toujours


l’expérience, mais en même temps il est ce qu’il faut sup-

poser pour qu’une connaissance soit possible. L’aspiration


naturelle de la raison à connaître l’inconditionné la précipite
dans des antinomies, que la spéculation dogmatique ne peut
pas résoudre (comme : « existe-t-il dans le monde ou hors du

monde un être qui en est la cause ?2 »). Comme d’autre part,

renoncer à la recherche d’un inconditionné équivaut à renon-

cer à savoir, il faut laisser à la raison pratique le soin de poser


l’inconditionné comme un postulat nécessaire de la raison, et
non comme un objet de connaissance 3.

Sébastien Bauer

✐ 1 Kant, E., Sur la question (...) : quels sont les progrès réels de
la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de

Wolff, 2ème supplément.

2 Kant, I., Critique de la raison pure, Dialectique transcendan-


tale, Livre II., Chap.

3 Kant, E., Critique de la raison pratique, Livre II, Chap. 2.

! ABSOLU, INFINI, TOTALITÉ

INCONSCIENT

En allemand : unbewusst, das Unbewusste, « in-conscient ».

GÉNÉR. PSYCHOLOGIE

1. Négativement ce qui en l’homme échappe à la pen-


sée consciente ou rationnelle. – 2. Positivement une fonc-

tion psychique déterminant souterrainement l’économie


du désir.

Que le mot n’apparaisse que tardivement n’interdit pas de


parler d’un problème philosophique de l’inconscient avant
Freud. Les « petites perceptions » admises par Leibniz 1, ou
les « représentations obscures » dont Kant affirme qu’elles
recouvrent la plus large part de nos intuitions et sensations 2,

signalent bien plus qu’un problème d’intensité ou de clarté

de la perception : ce qui est en jeu philosophiquement, c’est


l’existence en nous d’un domaine psychique échappant à
l’emprise de la raison, non pas tant du point de vue psycho-
logique d’une partition de l’âme humaine que d’un point de
vue métaphysique (pour lequel la distinction entre les deux
définitions prend toute son importance).

En effet, accorder l’existence d’une fonction psychique


positive et efficace, susceptible de déterminer la volonté au-

tant ou plus que ne le fait la conscience, c’est ruiner la méta-

physique du sujet (comment puis-je me définir comme subs-


tance pensante si ma pensée est discontinue ? Il faut, comme

Descartes, distinguer la pensée, qui m’est consubstantielle, et

la mémoire que j’en ai, qui peut faillir3). C’est aussi contredire
l’idée de liberté comme responsabilité et autonomie, dans la
mesure où des actes inconscients ne peuvent être imputés
à un auteur : pour sauver la volonté libre mis en doute par
l’inconscient 4, il faut recourir à des concepts comme la mau-
vaise foi 5. La thèse de Sartre partage avec celle de Descartes

le refus de toute positivité des manifestations de l’inconscient,


ramenées à un défaut de la mémoire.

Isoler un noyau métaphysique de la question de l’incons-


cient n’autorise toutefois pas à considérer comme infra-philo-

sophique la question des psychologues : Platon montre que

déterminer la place des désirs irrationnels en nous met en jeu


la nature de l’âme.

Sébastien Bauer

✐ 1 Leibniz, G.W., Nouveaux essais sur l’entendement humain,


préface, 1703, édition française 1966, Paris, Garnier Flamma-

rion.

2 Kant, E., Anthropologie d’un point de vue pragmatique,


1ère partie, § 5, trad P. Jalabert 1986, in OEuvres philosophiques,
NRF, Paris.

3 Descartes, B., Méditations métaphysiques, méditation 1ère Éd.

1992, GF-Flammarion, Paris.

4 Nietzsche, F., Par-delà bien et mal, § 19, trad. P. Wotling 2000,


Flammarion, Paris.

5 Sartre, J.P., L’Être et le Néant, I, 2, a. Paris, Gallimard, TEL, 1976.

Voir-aussi : Vaysse, J.M., L’inconscient des modernes, 1999, NRF

Gallimard, Paris.

! ÂME, CONSCIENCE, LIBERTÉ, MOI

PSYCHANALYSE

Notion topique et dynamique qui démontre que « l’es-

sence du psychique » ne se situe pas dans la « conscience » 1.

Comme tel, objet de l’étude psychanalytique. Il désigne


d’abord un lieu psychique (lcs), dont les contenus sont sou-
mis à une force, le refoulement, qui les rend inaccessibles,
puis une qualité (ics) des instances et des processus psy-
chiques. Il a pour propriété de ne connaître que le principe
downloadModeText.vue.download 557 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

555

de plaisir, et par conséquent d’ignorer la négation, le doute


et le temps (processus primaire) : la pensée y vaut l’acte.
Notion commune au XIXe s., promue notamment par Herbart
et Hartmann, le terme n’apparaît chez Freud qu’une fois ac-
quise l’intelligibilité dynamique du processus par lequel des
représentations sont soustraites au champ de la conscience
(théorie du trauma infantile et de l’après-coup). L’étude

des psychonévroses de défense, qui révèle l’existence de


« groupes psychiques séparés » 2, participe de cette mise au

jour de l’inconscient. Des formations locales, symptômes,


phobies, obsessions, etc., mais aussi lapsus, actes manques,
rêves, etc., sont déterminées par des représentations inacces-
sibles, mais efficientes. Elles sont l’expression (formation de
compromis) de souhaits inconscients ou refoulés, qui s’effor-
cent inlassablement d’atteindre à la conscience. Les contenus

de l’inconscient se composent de traces phylogénétiques hé-


réditaires (fantasmes originaires), du refoulé originaire et des
représentations liées à la vie sexuelle infantile refoulée ; ils
sont un pôle d’attraction pour les représentations qui seront
ultérieurement refoulées. Dans la seconde conception to-
pique de la personnalité psychique, le ça inclut l’inconscient
et hérite de ses propriétés. Le moi et le sur-moi sont, dans
leur plus grande partie, inconscients, comme le montrent
la résistance dans la cure, le sentiment de culpabilité et les
conflits entre instances.

▶ La découverte de l’inconscient dynamique est certes la troi-


sième blessure narcissique infligée à l’humanité, après celles
de Copernic et de Darwin, mais elle révoque aussi en doute
la distinction normal-pathologique et la dichotomie corps-
âme. Elle démontre enfin l’ubiquité de la sexualité dans les
processus psychiques humains – les plus abstraits compris.

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), G.W. XIII, le Moi et le
ça, OCF.P XVI, PUF, Paris, p. 258.

2 Freud, S., Studien über Hysterie (1895), G.W. I, Études sur


l’hystérie, PUF, Paris, p. 96.

! ACTE, ÇA, DYNAMIQUE, FANTASME, MOI, ORIGINE, PRINCIPE,

PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, REFOULEMENT, SURMOI,

TOPIQUE

∼ INCONSCIENT CÉRÉBRAL

PSYCHOLOGIE

Ensemble des manifestations réflexes (c’est-à-dire ni

conscientes ni volontaires) qui, au XIXe s., enracinent la vie


mentale dans le cerveau et lui imposent une rationalité
neurologique.

Portée par l’extension du matérialisme réflexologique de la


neurologie à la psychologie, l’expression « cérébration in-
consciente » (plus qu’« inconscient cérébral ») apparaît chez
T. Laycock et W. Carpenter en Angleterre et se systématise
chez J. Luys. L’arc réflexe, dans une perspective darwinienne,
évolue graduellement, et le cerveau humain est conçu
comme un détour infiniment complexe entre input percep-
tif et output moteur. La volonté apparaît alors comme un
système de contrôle biologiquement intégré à la décharge
motrice, et perd sa transcendance. Cet étagement, dont la
conscience est l’ultime niveau, a inspiré Jackson, Freud, et
même le cognitivisme.

M. Gauchet y a vu l’individualisation biologique de « l’as-


servissement intérieur » qui est la rançon de l’émancipation

politique de l’individu moderne, à cause de la déspiritualisa-


tion de la volonté qu’implique la notion.

Pierre-Henri Castel

✐ Gauchet, M., L’inconscient cérébral, Paris, 1992.

! RÉFLEXE

∼ INCONSCIENT COGNITIF

PSYCHOLOGIE, PHILOS. CONN.

Ensemble des processus non conscients inférés à partir


de performances cognitives observables, et qui sont consi-
dérés, au moins par destination, comme mentaux.

L’idée d’inconscient cognitif vise à démarquer la nécessité


d’inférer des processus mentaux non conscients en psycho-

logie expérimentale de l’usage psychanalytique du concept


d’inconscient. Dans l’inconscient cognitif, ni conflit, ni privi-
lège du désir, ni représentations refoulées. Les observables

qui lui servent de prémisses ne sont pas pathologiques.


Cependant, dans la perception, ou le langage, le traitement
computationnel de l’information implique des opérations

intelligentes qui ne peuvent faire l’objet de comptes rendus


introspectif : par exemple, les transformations qui permettent
de passiver une phrase à l’actif. Sans être des actes mentaux

donateurs de sens, des opérations de ce type sont conçues


autant comme des règles que comme des mécanismes. Elles
occupent une place intermédiaire entre cognitions et acti-
vations cérébrales. S’ils participent causalement à la genèse
de totalités sémantiques de haut niveau, la question se pose
enfin de la cohérence entre eux des divers processus cognitifs
inconscients.

Pierre-Henri Castel

✐ Reber, A. S., Implicit Learning and Tacit Knowledge : An


Essay on the Cognitive Unconscious, Oxford University Press,
Oxford, 1993.
! RÈGLE

INCORPOREL

Du latin incorporalis ; gr. Asomaton.

PHILOS. ANTIQUE

Qui n’a ou qui n’est pas un corps, immatériel.

Seuls des témoignages tardifs permettent d’attribuer aux pré-


socratiques l’emploi du terme « incorporel », et a fortiori la
croyance, pour certains d’entre eux, en l’existence de réali-
tés incorporelles. Ce n’est donc qu’avec l’opposition plato-

nicienne du sensible et de l’intelligible et l’attribution d’une

réalité véritable au seul intelligible que l’incorporel obtient un


droit de cité incontesté en philosophie. Platon utilise le terme
dans des dialogues tardifs pour caractériser les êtres intelli-

gibles 1 ; mais il l’emploie déjà dans le Phédon dans l’exposé


de la thèse de l’âme-harmonie 2 – l’accord que fait sonner la
lyre est incorporel, et par analogie, peut-on penser, l’âme
aussi.

À la suite d’Antisthène, qui rejetait l’existence des formes


platoniciennes 3, les stoïciens sont revenus à une conception
matérielle de la réalité, ne reconnaissant d’être qu’aux corps.
Reprenant la définition de l’être dans le Sophiste de Platon, à
savoir la capacité d’agir ou de subir 4, Cléanthe faisait remar-

quer que seul un corps agit ou subit, alors qu’un incorporel


downloadModeText.vue.download 558 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

556

n’agit ni ne subit : « Aucun incorporel n’interagit avec un


corps, ni un corps avec un incorporel, mais un corps inte-
ragit avec un autre corps. »5 Il suit de là que toute cause est
corps, et en particulier que l’âme, puisqu’elle interagit avec le
corps, est un corps. À la différence de Platon, donc, l’incor-
porel n’est plus cause et principe, ni degré supérieur de la
réalité, mais indissociablement effet, prédicat et événement :
« toute cause est un corps qui devient pour un corps cause
de quelque chose d’incorporel. Par exemple, le scalpel est un

corps qui devient pour la chair, autre corps, cause du prédi-

cat incorporel “être coupé”. De même, le feu est un corps, qui

devient pour le bois, autre corps, cause du prédicat incorpo-


rel “être brûlé”. » 6. Il semble que les Stoïciens aient distingué

quatre incorporels : le vide, le lieu, le temps et le lekton.

Avec le néoplatonisme, l’incorporel retrouve évidemment


la priorité ontologique qui était la sienne dans le platonisme :
la matière n’est, pour Plotin, qu’un miroir où vient se refléter

l’intelligible, donnant par là naissance au monde sensible.

Quant à l’Un, source de tout être, il est au-delà même de

l’intelligible.

Frédérique Ildefonse

✐ 1 Platon, Sophiste, 246b ; cf. Politique, 286a.

2 Platon, Phédon, 85e ; cf. Philèbe, 64b.

3 Cf. le mot rapporté par Simplicius (Commentaire des Caté-


gories d’Aristote, p. 208, 28-32 Kalbfleisch) : « Platon, dit-il, le
cheval, je le vois, mais la chevalité, je ne la vois pas ».

4 Platon, Sophiste, 247d-e.

5 A.A. Long &amp; D.N. Sedley, Les Philosophes hellénistiques,


Paris, 2001, 45c (t. II, p. 248).

6 Ibid., 55b (t. II, p. 378).

! CAUSE, CORPS, LEKTON, LIEU, VIDE

INDÉCIDABILITÉ

Substantif appartenant exclusivement au vocabulaire spécifique de la


logique mathématique.

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Propriété d’une proposition qui n’est pas démontrable


et dont la négation n’est pas démontrable non plus. Inver-
sement, une proposition est décidable si elle-même ou sa
négation est démontrable. La notion s’applique aussi à une
théorie pour laquelle il n’existe pas de procédure automa-
tique permettant de démontrer ou de réfuter chacune des
propositions formulables dans le langage de cette théorie.

La notion de décidabilité / indécidabilité est relative. Cela


veut dire qu’une proposition indécidable dans une théorie
T1 peut être décidable dans une théorie T2. Cependant, si
une proposition P demeure indécidable dans toute extension
convenable de T1, alors on dit qu’elle est « essentiellement
indécidable ». La notion de décidabilité / indécidabilité est,
de plus, méta-théorique dans la mesure où elle décrit une
propriété d’une proposition P dans un langage L2 qui ne se
confond pas avec le langage L1 de la théorie T1 où est écrite P.
Par exemple, la célèbre proposition de Fermat s’écrit dans le
langage algébrique : xn + yn = zn, où x, y, z et n désignent des
nombres entiers. Fermat a conjecturé que pour n = 3 cette
équation est insoluble. Conjecture récemment confirmée.
L’insolubilité de l’équation xn + yn = zn ayant été démontrée,
on peut dire (dans le métalangage, qui est ici le langage cou-
rant) que la proposition de Fermât est décidable.
Un célèbre exemple de proposition indécidable est celle
de Gödel, écrite dans le langage de l’arithmétique du pre-

mier ordre et qui n’est dans ce langage ni démontrable ni

réfutable. Un exemple classique de théorie décidable est


constitué par le calcul des propositions, la procédure de déci-
sion étant constituée par la méthode des tables de vérité. Au
contraire, le calcul des prédicats du premier ordre est indéci-
dable, comme A. Church et A. Turing l’ont démontré en 1936.

▶ L’existence de propositions indécidables a ruiné la

croyance en la résolubilité de principe de tout problème ma-

thématiquement formulé. Elle a également conduit à remettre

en cause la validité universelle du principe logique du tiers

exclu. Selon ce principe, il n’y a que deux valeurs de vérité,

qui s’excluent mutuellement, le vrai et le faux. Mais on peut

imaginer des systèmes logiques où aux valeurs « vrai » et

« faux » s’ajoute la valeur « indéterminé » (ni vrai ni faux), ce


qui est le cas de la logique trivalente de Lukasiewicz (1878-
1956) et de la logique intuitionniste de Brouwer (1881-1966)

et Heyting (1898-1980). On peut aussi imaginer des logiques

avec une infinité de valeurs de vérité comparable à l’infinité

des nombres réels compris entre 0 et 1 (logiques floues).

Hourya Sinaceur

✐ Tarski, A., Introduction à la logique, chap. VI, Paris-Louvain,


Gauthier-Villars, 1960.

! INCOMPLÉTUDE, LANGAGE, PROPOSITION, THÉORIE

INDÉFINI

Du grec apeiron auquel Anaximandre donne aussi le sens « d’illimité »,


« sans fin ».

Dans la philosophie grecque, le terme a plutôt une valeur négative, il


s’oppose à ce qui est déterminé, circonscrit, finalisé. Le terme
indéfini se
distingue ensuite des termes de fini et d’infini.

GÉNÉR., PHILOS. CONN.

Ce qui, étant rationnellement fini, peut cependant être

conçu comme plus grand que toute quantité donnée.

L’indéfini est l’objet d’une représentation de l’imagination et


qualifie un processus où il s’agit de répéter une opération sur
une grandeur finie, répétition par essence inépuisable (par
exemple ajouter 1 au nombre entier qu’on fixe comme le
plus grand, ce qui conduit à concevoir la suite des nombres
entiers comme indéfinie). La distinction entre l’infini et l’indé-
fini recoupe la distinction établie par Aristote entre l’infini en
acte et l’infini en puissance.

La distinction entre l’infini et l’indéfini est élaborée par

Descartes 1 dans un contexte qui lui donne un sens tout à fait


original. Descartes réserve l’infini à la considération de l’ordre
pur, détaché de toute considération mesurable, domaine ex-
clusif et privilégié de la métaphysique : Dieu seul est infini.
La distinction cartésienne entre infini et indéfini recouvre des

enjeux métaphysiques et théologiques mais aussi physiques


et épistémologiques. C’est parce que l’étendue du géomètre
est conçue comme indéfinie et toujours imaginable que la
matière hérite de ses propriétés : l’attribut principal de la
matière – l’étendue – donne à connaître l’extension et la divi-
sibilité indéfinies de la matière et son homogénéité parfaite.
Sur le plan métaphysique, la nature indéfinie de l’étendue
est l’indice que les ouvrages de Dieu ne sont pas Dieu lui-
même ; le créationnisme est maintenu intégralement : la rup-
ture entre Dieu et le monde s’exprime par la distinction qui
sépare l’infini de l’indéfini. Enfin la distinction entre infini et
indéfini exerce une fonction limitative quant au connaissable

et à l’inconnaissable : le terme indéfini rappelle les hommes


downloadModeText.vue.download 559 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

557

à l’ordre, à l’ordre de ce qui est humainement connaissable.


L’indéfini est donc le concept cartésien qui marque la rupture
entre l’infini et les choses créées parmi lesquelles l’Homme a
un statut à part en raison de sa volonté (seule chose en de-
hors de Dieu qui peut aussi être dite infinie, la volonté étant
la marque de Dieu en l’Homme). Ontologiquement, l’infini
est premier et pleinement positif, le fini est la limitation de
l’infini et vient en second, enfin l’indéfini désigne l’ensemble
des choses dont l’entendement humain, à cause de sa fini-

tude, ne peut assigner les bornes. C’est, pour Descartes, un


concept négatif à la différence de l’infini qui est pleinement
positif.

Mais, avec la conceptualisation progressive de l’infini ma-


thématique, la distinction entre indéfini et infini tend à perdre
son sens. D’Alembert, nourri de l’analyse lockienne de l’idée

d’infini et instruit de la découverte par Leibniz du calcul infi-


nitésimal explique que la seule notion claire que l’on puisse
avoir de l’infini, c’est celle de la géométrie et du calcul infi-

nitésimal qui font de l’infini la limite du fini 2. Il reprend ainsi


l’analyse lockienne selon laquelle la notion de l’infini, inspi-
rée par la considération des grandeurs extensives ordinaires,
est l’expression d’une opération négative sur une notion
positive finie (l’idée d’une durée infinie est, par exemple, le

résultat du retranchement des bornes d’une période de temps


donnée ou encore, selon Locke, la négation d’un commence-

ment3). L’idée d’infini se forme à partir de la répétition d’une


même opération sur une quantité finie (addition, multipli-
cation pour l’infiniment grand, ou division pour l’infiniment
petit), opération dont on ne peut évidemment pas se repré-
senter le terme. Le concept d’infini change ainsi de statut, il
n’est plus réservé à Dieu, il ne désigne plus l’inconnaissable,
mais devient de plus en plus connaissable. Non seulement il
recouvre le sens du concept cartésien d’indéfini, mais il est
relégué au même statut de concept opératoire.

Véronique Le Ru

✐ 1 Descartes, R., OEuvres, publiées par Adam et Tannery en


11 tomes, Paris, 1897-1909, rééd. en 11 tomes par Vrin-CNRS,
1964-1974.

2 D’Alembert, « Éclaircissement XV », in Essai sur les Éléments


de philosophie (1759), suivi des « Éclaircissements sur différents
endroits des Éléments de philosophie » (1767), reprise de la
3e éd. de 1773 par Fayard, Paris, 1986.

3 Locke, J., An Essay Concerning Human Understanding (1690),


trad. de la 4e édition anglaise par Pierre Coste (« Essai philoso-

phique concernant l’entendement humain »), Amsterdam, Henri

Schelte, 1700, repris par Vrin, Paris, 1983, livre IV, ch. X.

! ÉTENDUE, INFINI, LIMITE, MÉTAPHYSIQUE, MONDE

INDÉMONTRABLE

Du bas latin indemonstrabilis, et d’usage courant depuis le XVIIIe s.

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES, PHILOS. DROIT

Qui ne peut être démontré, soit relativement à un


système d’axiomes et de règles de déduction, soit abso-
lument ; se dit aussi dans le cas de faits empiriquement

observés, mais qui ne peuvent être établis au terme d’une


chaîne de déductions théoriques.

Par définition, les axiomes et les règles de déduction qui


constituent les principes premiers à partir desquels se fait
toute démonstration dans un système donné sont des indé-
montrables. Il n’est pas forcément clair tout de suite qu’un
principe est indémontrable ou seulement indémontré. Ainsi,

on a essayé pendant deux millénaires de démontrer le cin-

quième postulat d’Euclide, celui des parallèles, à partir de


l’ensemble des autres axiomes et postulats euclidiens pour la

géométrie. On a su que le cinquième postulat était indémon-

trable dans la géométrie euclidienne seulement lorsqu’on a


construit au XIXe s. les géométries non euclidiennes en mon-

trant la compatibilité logique de la négation du cinquième


postulat avec l’ensemble des autres principes euclidiens.

▶ La notion d’indémontrable a – comme celle d’indéfinissable

– joué un grand rôle dans les discussions philosophiques qui


ont accompagné l’effort mené par les mathématiciens pour

présenter leurs théories sous forme déductive. Avec les élé-

ments d’Euclide d’Alexandrie (IVe-IIIe s. av. J.-C.) et la théorie

de la démonstration d’Aristote (384-322 av. J.-C.), on pen-

sait que les principes de démonstration sont des proposi-

tions vraies par évidence intuitive ou par vérification sur un

grand nombre de cas. Avec l’axiomatique formelle, apparue

au XIXe s., on a déconnecté la notion de démonstration de

celle de vérité. Les principes de démonstration sont des prin-

cipes premiers, donc indémontrables, et les théorèmes sont

non pas des propositions vraies, mais, en toute rigueur, des

propositions démontrées à partir de principes admis.

Hourya Sinaceur

✐ Aristote, Seconds Analytiques, I, 1, traduction. Tricot, 1987,

Vrin, Paris.

Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 57, Remarque I, trad.

A. Delamarre 1985, in OEuvres philosophiques tome II, NRF,


Paris.

Poincaré, H., « Sur la nature du raisonnement mathématique »,


1894, et « Les géométries non-euclidiennes », 1891, in La science
et l’hypothèse, 1968, Paris, Flammarion.

! AXIOMATIQUE, DÉDUCTION, DÉMONSTRATION,


INDÉPENDANCE

INDÉPENDANCE

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES


Un axiome An est indépendant d’un ensemble
d’axiomes {A1, A2, ..., An – 1} s’il est indémontrable à partir de
la conjonction A1 &amp; A2 ... &amp; An – 1. Si le langage de
la théorie considérée comporte un symbole pour la néga-
tion, soit ¬, alors se demander si An est indépendant de la
conjonction A1 &amp; A2 ... &amp; An – 1 revient à démontrer
la consistance logique, ou non-contradiction, de A1 &amp;
A2... &amp; An – 1 &amp; ¬ An.

C’est selon ce processus que l’invention des géométries non


euclidiennes a montré l’indépendance du cinquième postulat

d’Euclide, ou postulat des parallèles (par un point pris hors

d’une droite, on peut mener une et une seule parallèle à cette


droite), par rapport à l’ensemble des axiomes et postulats de
la géométrie euclidienne.

Quand un axiome n’est pas indépendant, il est démon-

trable à partir de la conjonction des autres axiomes de la


théorie ; c’est donc un théorème de la théorie. On peut donc
le supprimer de la liste des axiomes sans perte pour la théorie
considérée.

La recherche de l’indépendance de certaines proposi-

tions de géométrie euclidienne par rapport à un ensemble

d’autres propositions géométriques a fait partie de l’effort,


particulièrement soutenu à la fin du XIXe s., d’expliciter le plus

clairement possible quelles propositions sont effectivement

utilisées dans la démonstration de tel théorème. Par exemple,


downloadModeText.vue.download 560 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

558

D. Hilbert a montré dans ses Fondements de la géométrie


(1899) que pour démontrer le théorème de Pappus-Pascal
on n’a pas besoin des axiomes de la congruence, si l’on uti-
lise l’axiome d’Archimède. En revanche, on peut faire toute
une série de constructions géométriques sans utiliser l’axiome
d’Archimède 1.

Hourya Sinaceur

✐ 1 L’axiome d’Archimède stipule que pour toute paire de seg-

ments de droite inégaux, A < B, il existe un nombre entier n


tel que nA > B. Le théorème de Pappus-Pascal peut s’énoncer
sous la forme suivante : soient A, B, C et A′, B′, C′ deux groupes
de trois points appartenant respectivement à deux droites

concourantes et tous différents du point d’intersection des deux


droites. Si CB′ est parallèle à BC′ et CA′ parallèle à AC′, alors
BA′ est parallèle à AB′.

! AXIOME, CONSISTANCE, CONTRADICTION / NON-


CONTRADICTION, DÉMONSTRATION, THÉORÈME

INDÉTERMINATION
Du verbe latin de-terminare, « poser des bornes » ou « fixer des li-
mites » ; avec in- privatif.

PHYSIQUE

Défaut de définition d’une propriété, d’un événement

ou d’une valeur de variable.

« Relations d’indétermination » est une dénomination courante


des inégalités de Heisenberg, à côté de « relations d’incerti-

tude ». Ces inégalités s’écrivent par exemple : Δx · Δp ≥ h/4π,

x
où x est une coordonnée spatiale, p la composante corres-

pondante de la quantité de mouvement, et h la constante de

Planck. Les quantités Δx et Δp représentent les écarts qua-

dratiques moyens des distributions de valeurs mesurées des


variables, à la suite d’une préparation expérimentale donnée.

Appeler les inégalités de Heisenberg des relations d’in-

détermination, c’est favoriser l’une de leurs interprétations

possibles en l’occurrence l’interprétation objectiviste (voire

par une extrapolation discutable, « ontologique »). Selon l’in-


terprétation objectiviste, ce que traduisent les inégalités de

Heisenberg est une limitation mutuelle de la définition des

propriétés, spatiales et cinématiques, des objets microsco-

piques. Cette interprétation s’oppose à l’interprétation épis-


témique des inégalités de Heisenberg, suggérée par l’expé-
rience de pensée du microscope à rayons γ. Si l’on prend
cette expérience à la lettre, on est en effet porté à conclure
que les inégalités de Heisenberg expriment une limitation
mutuelle de nos possibilités de connaître simultanément les
deux variables avec précision, en raison de la « perturbation »
incontrôlable qu’occasionne la mesure de l’une sur la valeur
de l’autre.

Des efforts ont été conduits depuis le début des années


1980 pour promouvoir l’interprétation objectiviste des inéga-
lités de Heisenberg. Ils ont abouti à l’idée d’unsharp measure-
ments (« mesures imprécises »), puis à celle de « mesures pro-
tectives ». Les procédés d’unsharp measurements permettent
d’obtenir une stricte reproductibilité des mesures individuelles
indépendamment de l’ordre de leur mise en oeuvre, moyen-
nant une imprécision égale à l’écart quadratique moyen fixé
par les inégalités de Heisenberg. Cette insensibilité à l’ordre
des mesures permet de détacher du contexte expérimental
une valeur, fût-elle imprécise, de chaque variable, et de l’at-

tribuer en propre à un objet microscopique. P. Mittelstaedt

parle à ce propos d’« objectivation imprécise ».

L’« indétermination » en question est cependant facile à

retourner en moyen de prédire des déterminations inédites.

Un exemple spectaculaire de cet usage des inégalités de Hei-


senberg est la prédiction de l’« énergie de point zéro » du vide

quantique (ou encore d’une possibilité de création de paires


virtuelles particules-antiparticules).

Michel Bitbol

✐ Busch, P., Lahti, P. J., et Mittelstaedt, P., The Quantum Theory


of Measurement, Springer-Verlag, 1991.

! INCERTITUDE, PROBABILITÉ

∼ INDÉTERMINATION DE LA TRADUCTION

LINGUISTIQUE

Thèse défendue par Quine selon laquelle le comporte-


ment de sujets – en particulier leur comportement linguis-
tique – ne permet pas de choisir la traduction correcte de
leurs énoncés parmi un ensemble de traductions possibles.

Quine soutient que deux personnes ne parlant pas une

langue, mais disposant de toutes les données pertinentes

sur les comportements et les énoncés des membres d’une

population, pourraient néanmoins produire deux manuels


de traduction incompatibles pour ces énoncés, c’est-à-dire

des manuels attribuant des conditions de vérité différentes


à certains énoncés 1. La thèse plus faible de l’inscrutabilité

de la référence consiste à soutenir que des interprètes, dans

une telle situation de traduction radicale, pourraient attribuer

des références différentes aux signes atomiques de la langue,

tout en attribuant les mêmes conditions de vérité aux phrases

composées à l’aide de ces signes.


Pascal Ludwig

✐ 1 Quine, W. V. O., Word and Object, Cambridge (MA), MIT


Press, 1960, trad. J. Dopp et P. Gochet, le Mot et la chose, Paris,

Flammarion, 1978.

INDÉTERMINISME

MÉTAPHYSIQUE, ÉPISTÉMOLOGIE

Toute doctrine selon laquelle l’homme possède un libre


arbitre absolu, c’est-à-dire l’indépendance totale des actes
de sa volonté par rapport à toute série de causes antécé-
dentes comme à tout ordre de circonstance.

En épistémologie, l’indéterminisme réside dans le refus d’un


déterminisme strict de type laplacien (étant donné un sys-
tème mécanique – par exemple, des masses ponctuelles se
déplaçant librement sous l’effet de leur gravitation mutuelle
–, il suffit de connaître avec précision la configuration du
système à l’instant t0 – les conditions initiales – pour être en
mesure, grâce aux équations différentielles du mouvement
décrivant son évolution, de prédire avec une totale exactitude
son état à un temps t quelconque) et dans l’affirmation de
l’intervention du hasard dans les phénomènes naturels prin-
cipalement au niveau microphysique. La dénomination re-

couvre cependant une ambiguïté, car elle se réfère aussi bien

à l’idée d’une indétermination immanente aux phénomènes

physiques eux-mêmes qu’à la thèse selon laquelle l’indéter-

mination serait seulement l’effet des limites inhérentes aux


downloadModeText.vue.download 561 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

559

procédures de connaissance, celles-ci pouvant elles-mêmes


modifier le phénomène étudié.

Michel Blay

! CHAOS, DÉTERMINISME, HASARD

INDEX

En latin : index, de indicare, « indiquer ».

LINGUISTIQUE

Dans la sémiotique de Peirce, signe qui indique son ob-


jet par une relation causale.

Peirce 1 distingue icône, index et symbole. Alors que l’icône


est une image de l’objet (par exemple, une trace de pas), l’in-
dex est l’indication de la présence de l’objet (par exemple, la
présence d’un homme) par une relation causale dynamique
(la fumée signe du feu). Cette relation peut donc exister en
l’absence d’un interprète du signe. Mais ce n’est que quand le
signe index est interprété qu’il acquiert réellement sa valeur
complète (dans un symbole). La catégorie peircienne d’index
est donc plus large que celle des termes linguistiques qu’on
appelle indexicaux, comme les démonstratifs (« ceci », « ici »,
« maintenant »), qui ont néanmoins en commun avec les index
de ne pouvoir fonctionner comme signes indépendamment

de la présence hic et nunc de leur référence dans le monde.

Claudine Tiercelin

✐ 1 Peirce, C. S., Écrits sur le signe, Seuil, Paris, 1978.

! ICÔNE, INDEXICAUX, SIGNE, SYMBOLE

INDEXICAUX

Du latin index, « celui qui montre, qui indique ».

LINGUISTIQUE, PHILOS. ESPRIT

Termes dont la référence dépend du contexte de renon-


ciation des phrases dans lesquelles ils figurent.

Ainsi, les termes « je » et « tu » sont des indexicaux en fran-


çais. La phrase « j’ai raison et tu as tort », dans laquelle ils
apparaissent, exprime des propositions contradictoires selon
qu’elle est énoncée par Jean s’adressant à Jacques, ou qu’elle
est énoncée par Jacques s’adressant à Jean. C’est A. Burks qui
inaugure en 1949 la réflexion sur les indexicaux 1. En s’inspi-
rant de la tripartition peircéenne des icônes, des indices et
des symboles, Burks analyse les différentes propriétés d’un
énoncé contenant des indexicaux. Lorsqu’on considère un tel
énoncé, il faut au moins distinguer entre l’occurrence particu-
lière des signes indexicaux, qui a lieu à un certain moment,
dans un certain contexte, et le type linguistique auquel cha-
cun appartient. Au type se trouve associée conventionnelle-
ment une signification linguistique qui détermine la référence
de l’occurrence en fonction de relations que cette occurrence
entretient avec le contexte. Ainsi, une règle linguistique asso-
ciée à « je » conçu comme un signe d’un certain type indique
que la référence de toute occurrence du symbole n’est autre
que le locuteur de la phrase dans laquelle il apparaît. Burks
distingue d’autre part entre la signification linguistique asso-
ciée aux types d’indexicaux et la contribution que chaque
occurrence de ces signes apporte en contexte à l’informa-
tion véhiculée par les énoncés. D. Kaplan opère une dis-

tinction semblable dans sa logique des indexicaux 2. Il sou-


ligne que des phrases exprimant des propositions identiques,

comme « Je suis ici maintenant » énoncée par Kaplan à New

York le 12 / 04 / 89, et « David Kaplan était à New York le


12 / 04 / 89 » possèdent des propriétés épistémiques très

différentes. La première semble trivialement vraie, au moins

du point de vue du locuteur, contrairement à la seconde. La

distinction entre la signification conventionnelle associée au

type et l’information propositionnelle créée par l’utilisation


du signe dans un contexte permet d’apporter une solution à

ce problème : les deux phrases possèdent des significations


linguistiques différentes, que Kaplan nomme des caractères,

et peuvent donc jouer des rôles distincts dans la pensée,


bien qu’elles possèdent en contexte les mêmes conditions

de vérité. L’importance du phénomène de l’indexicalité pour

des problèmes tels que celui de la première personne, ou

des relations entre pensée, perception et action, est reconnue

depuis les travaux de D. Lewis 3 et de J. Perry 4.

Pascal Ludwig

✐ 1 Burks, A., « Icon, Index and Symbol », Philosophical and


Phenomenological Research, 9, (4), 673-89, 1949.

2 Kaplan, D., « Demonstratives », in Almog, J., Perry, J. et Wetts-


tein, H., (dir.), Themes from Kaplan, New York, Oxford Univer-
sity Press, 1989.

3 Lewis, D., « Attitudes de dicto and de se », The Philosophical


Review, 88, 513-43, 1979.

4 Perry, J., The Problem of the Essential Indexical, New York,

Oxford University Press, 1993.

! CONTEXTE, PRAGMATIQUE, SÉMANTIQUE

INDIFFÉRENT

Du latin indifferens, traduction du grec adiaphoron.

PHILOS. ANTIQUE

Ce qui n’est ni bien ni mal.

Les stoïciens distinguent trois sens d’« indifférent »1 : (1) ce qui


ne provoque ni impulsion (impetus) ni répulsion, comme le

nombre des étoiles ; (2) ce qui n’entraîne pas de préférence,

comme deux pièces de monnaie identiques : nous voulons

prendre l’une des deux, mais n’importe laquelle ; (3) ce dont


il est possible de faire un bon ou mauvais usage, comme la
santé et la richesse, et qui n’est donc ni bien ni mal. C’est

dans ce troisième sens qu’ils disent que seule la vertu est un

bien (on ne peut pas en faire mauvais usage) ; seul le mal est

un vice, et tout le reste indifférent. Néanmoins, certains indif-

férents sont préférables. Est préférable ce qui a une valeur,

comme la santé, parce qu’elle est favorable à la conservation

de l’individu et, en ce sens, conforme à la nature. Est rejetable


ce qui a une valeur négative, comme la maladie. Ce qui n’est

ni préférable ni rejetable – par exemple, tendre ou plier le


doigt – est ce qui est complètement indifférent 2.

Certains sceptiques disent que tout est indifférent, c’est-à-


dire ni connaissable ni préférable 3.

C’est le deuxième sens stoïcien qui sera retenu à l’époque


classique dans la thématique de la « liberté d’indifférence ».

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, XI, 59-62.

2 A.A. Long &amp; D.N. Sedley, les Philosophes hellénistiques,


Paris, 2001, ch. 58 (t. II, p. 416-426).

3 Eusèbe, Préparation évangélique, XIV, 18, 3.

! IMPETUS
downloadModeText.vue.download 562 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

560

INDISCERNABILITÉ

Le principe leibnizien de l’identité des indiscernables récuse la


distinction

purement numérique. La mécanique (Newton) distingue cependant ses

objets selon leur position. La mécanique quantique fonde un horizon de

discernabilité limite en raison de la préindividualité des phénomènes.

GÉNÉR., PHILOS. SCIENCES

Caractérisation des individus ne différant par aucun


caractère intrinsèque.

Leibniz pose l’identité des indiscernables : « Quoiqu’il y ait


plusieurs choses de même espèce, il est pourtant vrai qu’il
n’y en a jamais de parfaitement semblables ; ainsi, quoique le
temps et le lieu, c’est-à-dire le rapport au dehors nous servent
à distinguer les choses que nous ne distinguons pas bien par
elles-mêmes, les choses ne laissent pas d’être distinguables

en soi. 1 » Il postule l’horizon d’une discernabilité absolue,


une ontologie monadique. La physique newtonienne dis-
tingue par leur seule position des objets interchangeables.
Les objets de la mécanique quantique sont sans individualité
permanente : l’électron n’est pas substance, il n’est qu’événe-

ment potentiel (Schrödinger) 2, voire intégrale de trajectoires


indiscernables (Feynman) 3. À l’échelle quantique correspond
donc un horizon de discernabilité limite : « L’horizon dont

les amplitudes de probabilité décrivent les lignes est celui


de la discernabilité quantique. Deux états d’un système, ou
deux voies de transition, sont dites quantiquement indiscer-

nables si, pour les distinguer, il en coûte au moins un quan-


tum d’action. 4 »

Vincent Bontems

✐ 1 Leibniz, G. W. Fr., Nouveaux Essais sur l’entendement hu-


main, 11-27, § 1, Flammarion, Paris, 1966.

2 Schrödinger, E., Physique quantique et Représentation du


monde, Le Seuil, Paris, 1992.

3 Feynman, R., Lumière et Matière, Le Seuil, Paris, 1987.

4 Cohen-Tannoudji, G., les Constantes universelles, p. 78, Ha-


chette, Paris, 1998.

! CHOSE, DÉTERMINISME, RÉFÉRENTIEL

INDIVIDU

Du latin Individuum, « chose indivisible ». En allemand : Individuum : Ein-


zelner, « individu isolé, particulier ».

Qu’est-ce qu’un être dont on pourrait dire qu’il forme une unité entiè-
rement discernable de tout autre agrégat de matière dans l’univers ? For-
mer 1e projet d’une connaissance de l’individu, en philosophie comme
en psychologie, c’est oser prétendre déduire le singulier de l’universel.
La contradiction est patente et ouverte depuis l’invention d’une pen-
sée par concepts qui classe, articule, range et ordonne les êtres comme
s’ils n’existaient pas aussi, du moindre ciron jusqu’au plus complexe des

mammifères supérieurs et jusqu’à l’homme, à la façon d’individus irréduc-

tiblement uniques, irrévocablement inconnaissables.

PHILOS. ANTIQUE ET MÉDIÉVALE

Objet de pensée constituant une unité distincte, et qui


ne peut être lui-même divisé sans disparaître en tant que
tel.
L’idée, dont le premier auteur connu est Leucippe, que la

réalité peut être conçue comme constituée d’unités indivi-


sibles ou atomes est une idée fort abstraite. Rien dans notre
expérience ne répond à cette idée : nous savons que tout
corps est divisible, que la personne que nous appelons
couramment un individu est faite de parties dont certaines
peuvent lui être retirées sans que cela menace son existence,
et qu’elle est promise à la décomposition. Aussi les atomistes

tenaient-ils les atomes, constituants ultimes de la réalité,

pour inaccessibles aux sens et connaissables seulement par


la raison. Cette doctrine avait pour conséquence que n’est
donné à notre expérience aucun individu, mais seulement
des agrégats d’atomes plus ou moins contingents. L’alterna-
tive à cette vision sera offerte par la notion de forme (eidos),

élaborée successivement et en des sens différents par Platon


et Aristote. Mais dans la mesure où la forme est commune à
plusieurs individus et définit volontiers une espèce (tel est le
double sens de eidos dans le lexique aristotélicien), la rela-
tion entre forme et individualité ne cessera de faire problème
en métaphysique.

Dans le langage de la métaphysique ancienne, le terme


« individu » ne se limite pas à sa portée actuelle, mais désigne
n’importe quel être, pris dans sa singularité. Il équivaut aux
termes « sujet », « substance » ou « hypostase » (ce même être
pris comme substrat des accidents), ou encore suppôt (sup-
positum, cet être pris comme sujet d’inhérence d’une nature
commune, d’une essence), et lorsque l’individu est de nature
rationnelle (par son âme, comme un être humain, ou par la
totalité de sa substance, comme telle hypostase divine), il est

appelé, à la suite de Boèce, « personne » 1. L’individu corres-


pond donc à ce qu’Aristote appelle « substance première » :
sujet ultime d’existence et d’attribution 2. C’est cela qui est
vraiment, la chose particulière (to kath’ hekaston), existant
séparément de toute autre. La substance (ousia) d’un cha-

cun lui est propre et n’appartient pas à un autre 3 alors que


l’universel est commun à une multiplicité (telle l’Idée platoni-
cienne, qui par là même ne peut exister ; à moins qu’il n’y ait
des idées des individus, ce qu’admettra Plotin4). Cependant,
puisqu’il est en deçà de toute communauté, l’individu semble

échapper à toute saisie conceptuelle, et ne pouvoir être que


montré à la vue ou touché du doigt, désigné d’un nom propre
ou par un accident particulier 5 (peut-il d’ailleurs exister un
savoir de l’individu, contingent et corruptible, s’il n’y a de
science que du général ?). Il est signifié par un démonstratif,
qui pointe vers sa singularité : gr. tode ti 6, lat. hoc aliquid, « ce

quelque chose ».

Mais y a-t-il une raison de l’individualité, un fondement ou

une cause qui fasse que chaque chose existante est distincte
de toute autre ? Aristote a laissé là-dessus des indications
divergentes.

D’une part, il lui arrive de dire que c’est la forme qui


établit par soi la chose dans sa singularité 7. D’autre part, il
soutient que l’individu Socrate, par exemple, est identique
à son père par la forme, et autre que lui par la matière (ces
os et cette chair où est réalisée cette nature humaine singu-
lière) 8. Mais, dans la première hypothèse, par quoi au juste la
forme particulière se distingue-t-elle de la nature spécifique ?
Et dans la seconde, comment l’indéterminé qu’est la matière,
pure puissance, peut-il déterminer quelque chose ? Qu’est-ce

qui fait que cette matière elle-même est individuelle ? En tout


état de cause, la question du principe de l’individuation, ainsi
que l’on dira au Moyen Âge, reste pendante.

Porphyre et Boèce,
Avicenne et Averroès

Dans la classification logique de Porphyre, les individus


d’une même espèce se trouvent au-delà de la différence
spécifique dernière, ou de l’espèce spécialissime 9. Il n’existe

plus entre eux de différence essentielle mais seulement des

différences accidentelles – qui ne sont pas pour autant né-


downloadModeText.vue.download 563 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

561

gligeables, puisqu’elles sont justement ce qui distingue les


individus et marque leur singularité : l’individu (atomon) est
identifié par un rassemblement (athroisma) particulier de

caractères accidentels, que l’on ne retrouve dans nul autre 10.

De là vient, comme le souligne Boèce 11, que le terme indi-


viduum renvoie à l’idée d’indivisibilité au sens où l’individu

n’est pas « partageable », c’est-à-dire ne peut appartenir ni être


attribué à rien d’autre qu’à lui-même. Ne différant que numé-
riquement (c’est-à-dire non en nature) de ceux de la même

espèce, chaque individu est en même temps numériquement


un. Cette unité numérique (absolue, au contraire de l’unité
de l’espèce), signifie, comme les médiévaux le soulignent gé-
néralement, d’une part l’unité intrinsèque de l’individu, son

indivision (toutefois, il n’est pas forcément indivisible absolu-

ment comme le sont l’unité pure ou une substance immaté-


rielle, mais il ne peut être divisé sans être détruit comme tel :
cf. le transcendantal unum), d’autre part son unicité, qui fait
qu’il ne peut être identique ou interchangeable avec aucun

autre (transcendantal aliquid). « Non séparé [distinctum] en


soi, mais séparé de tous les autres », ainsi que le résume

Thomas d’Aquin 12.

En exploitant un des versants de la pensée d’Aristote, il est


tentant de rapporter les différences accidentelles entre indi-
vidus corporels (donc la singularité elle-même) à la présence
de la matière, qui par sa nature est principe de l’aléatoire

et du changement, des infinies variations individuelles, alors

que la forme est toujours une et identique à soi.

C’est la théorie que proposera de son côté Avicenne, et


qui sera largement reprise par les Latins : la distinction de
la substance composée singulière par rapport aux autres se
manifeste dans les accidents et dispositions extérieures 13 ; son
fondement est la matière qui lui est propre, cette matière-ci
que l’on peut montrer, d’où l’expression de materia signata
(= designata). Cependant, la matérialité entre dans la défini-
tion de ces substances : il est par exemple de l’essence d’un
être humain d’avoir un corps 14. Pour éviter que l’essence
comme telle soit d’emblée individuée et particulière, il faut
dire qu’il s’agit ici de la materia non signata : « la chair et
les os en général », et non « cette chair et ces os ». Seule
la materia signata est individuante et limite une essence à
être une chose singulière. Elle est complètement déterminée
lorsqu’elle est actualisée en recevant une forme substan-
tielle ; mais, inversement, cette réception, et l’individuation
de l’essence qu’elle produit, présuppose que telle portion de
matière ait pu être délimitée, divisée de toute autre. Ce qui
rend possible cela est, selon Avicenne, la présence d’une pre-
mière forme, dite « forme de corporéité », qui rend la matière
apte à recevoir les trois dimensions spatiales fixées par la
forme substantielle.

Averroès introduira une correction majeure 15 : la forme


de corporéité ne précède pas toute information quantitative,
mais consiste elle-même en certaines « quantités dimensives »
fondamentales. En puissance d’être déterminées comme la
matière l’est à l’égard de la substance toute entière, ces di-
mensions ne sont pas encore les dimensions propres à la
chose constituée (figures et limites – lesquelles d’une part
dépendent de la forme substantielle, et d’autre part varient
fréquemment dans le même individu selon l’accroissement et
le décroissement). Il s’agit donc de dimensions interminatae,
inachevées ou indéterminées, mais qui « signent » la matière
et lui permettent d’être cause de la diversité numérique, en
en faisant un continu divisible.

Le Moyen Âge latin

Reprenant en grande partie cette thèse de l’individuation par


la materia signata quantitate (ce qui devient une position
péripatéticienne standard), Thomas d’Aquin se contente fina-
lement de cette synthèse : c’est la matière qui donne à la
chose d’être substance première, de n’être ni dite de, ni dite
dans un substrat autre ; c’est la quantité dimensive qui lui
assure de ne pas exister en plusieurs êtres (de même rang),
car c’est elle qui divise la matière et permet à tel individu
d’exister indivis et séparé de tout autre 16.

Mais, premièrement, peut-on alors encore dire que la ma-


tière soit principe d’individuation ? Car son rôle semble réduit
à la réception de déterminations qui, en fin de compte, sont
formelles. Deuxièmement, ou bien l’on soutient que la quan-
tité est requise comme condition dispositive et se trouve dans

la matière avant l’introduction de la forme substantielle ; ou

bien l’on dit que la matière est seulement en puissance de la


quantité, qui ne la déterminera en acte qu’après la venue de
la forme substantielle. Mais dans le premier cas, on contre-
vient au principe qui veut que l’accident ne peut précéder la
forme substantielle et que cette dernière s’unit à la matière
nue. Dans le second cas, on concède que la quantité ne

contribue pas fondamentalement à l’individuation, qu’elle est


au plus un signe de l’individuation ; mais puisque la matière,
en tant qu’elle est commune à plusieurs individus et est pure
puissance, ne peut être facteur suffisant d’individuation, il
faut alors se tourner (en exploitant l’autre versant de la pen-
sée d’Aristote) vers la forme pour obtenir une détermination
de la singularité.

Troisièmement, les difficultés épistémologiques de cette


théorie ne sont pas moins aiguës. Si c’est la matière qui
individualise, et puisque l’intellect ne connaît que l’intelli-
gible, c’est-à-dire la forme, celle-ci, considérée en soi, n’est
pas individualisée, n’est qu’un universel ; l’individu échappe
alors à toute intelligibilité, et n’est appréhendé que par les
sens. Thomas d’Aquin répond qu’il existe tout de même une
intellection indirecte de l’individuel, par réflexion sur l’acte
de connaître et sur les images d’où est abstrait l’universel :
on revient vers le singulier, qui a fourni l’impression pre-
mière, en lui appliquant le concept qui a été dégagé. Mais
alors, comment les êtres non sensitifs, tels que Dieu, ont-ils
connaissance des individus ?

Quatrièmement, l’individuation par la matière pose des


problèmes spécifiquement théologiques : comment expliquer
l’individualité de Dieu (et de chacune des personnes divines),
des formes séparées, des âmes humaines ? Thomas d’Aquin
assume cette conséquence, avancée par Avicenne 17, qui sera
souvent critiquée : parmi les être immatériels (comme les
anges), il ne peut y avoir de différence accidentelle qui dis-
tingue un individu d’un autre de même essence ; autrement
dit, chaque espèce ne peut comprendre qu’un seul individu,
car plusieurs seraient indiscernables les uns des autres.

C’est une des raisons pour lesquelles Jean Duns Scot po-
sera que l’individualité n’est pas de l’ordre de l’accident, mais
termine la série des prédicats essentiels 18. Elle est constituée
par une réalité positive, l’« haeccéité » (terme forgé à partir du
démonstratif haec : cette singularité), qui s’ajoute à l’essence :
elle ne lui apporte pas un nouveau contenu quidditatif, mais
en achève et clôt l’unité de manière à ce qu’elle ne soit plus
divisible ultérieurement. Tout ce qui est commun est divi-
sible, l’haeccéité constitue précisément l’individu dans sa sin-
gularité impartageable, radicalement différente de toute autre.
downloadModeText.vue.download 564 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

562

Elle n’est pas une nouvelle forme (car toute forme peut être
commune), mais l’actualité dernière de la forme (mais peu
importe que la chose en question soit ou non dotée d’une
existence actuelle : « cette pierre-ci » peut être conçue distinc-
tement, indépendamment du fait qu’elle existe ou non ; en
l’imaginant, nous la concevons comme une pierre singulière,
qui ne se confond avec aucune autre).

Cependant, la façon dont s’applique l’haeccéité pose pro-


blème. Si elle s’ajoute, pour la déterminer, à la nature com-
mune, qui est une entité une et par soi, elle ne s’en distingue
pas seulement par une distinction de raison ; mais si elle doit
former avec elle une nouvelle unité par soi, et non par acci-
dent, elle ne s’en distingue pas non plus réellement. Autre-
ment dit, la théorie de Scot repose entièrement sur celle de la
distinction formelle (ni réelle ni seulement de raison), et subit

le même sort qu’elle si cette dernière est rejetée.

C’est le cas avec Guillaume d’Ockham, qui en fin de


compte récuse purement et simplement le problème même
de l’individuation, au motif qu’il n’y a pas de raison de l’indi-
viduel à rechercher puisqu’il est premier en nature. La sin-
gularité, l’identité à soi inanalysable, est le trait fondamen-
tal et non déductible de chaque étant. Toute substance est
individuelle par elle-même, de plein droit 19, et inversement

il n’existe que des individus. Il n’y a rien qui précéderait le


singulier et pourrait être dit s’individualiser : la forme n’est
pas une entité existant à un niveau spécifique, comme nature
commune, avant d’être réalisée dans tel individu. En un sens,
l’universel peut être dit aussi individu, en tant qu’affection de
l’âme numériquement une. Mais il n’existe pas hors de l’âme
et est le signe d’une autre chose, contrairement à l’individu
au sens fort du terme.

La priorité de l’individu s’affiche également au plan cogni-


tif. D’une manière générale, les Franciscains défendent (contre
Thomas d’Aquin notamment) la possibilité d’une intellection
directe de l’individuel (connaissance intuitive, rapport direct
de connaissance, par opposition à l’abstraction et à la média-
tion des « espèces »), doté en soi d’une certaine intelligibilité

puisque sa singularité n’est pas liée à la matière mais relève


de la forme. Pour Scot néanmoins, la connaissance de l’indi-

viduel est réservée aux esprits dégagés de la matière. L’intel-


lect humain n’atteint pas directement l’haeccéité comme telle,
mais seulement la nature (quiddité), qui en soi n’est ni sin-
gulière ni universelle. L’individuel est saisi dans ce concept
qui est celui de l’espèce la plus déterminée (corrélativement,
la saisie de l’universel est le résultat d’une généralisation de
cette représentation de la quiddité). Avec Ockham, le singu-

lier, non réellement distinct de l’essence (il est l’essence), est


le premier intelligible, par une intuition directe. Le singulier
est perçu à la fois dans sa manifestation sensible par les sens,
et dans son essence intelligible par l’intellect.

▶ Avec l’intervention du nominalisme, la question du prin-

cipe de l’individuation tendra donc à tomber en déshérence.


Lorsque le temps et l’espace seront devenus deux formes uni-
verselles et absolues, les contenants de la totalité des objets
(au lieu d’être des accidents de ces derniers), ils suffiront à
distinguer extrinsèquement les individus les uns des autres,
par le seul fait qu’ils existent ici ou là, maintenant ou plus
tard. Leibniz sera un des derniers à poser la question de la
raison de l’individualité : selon lui, si deux individus étaient

parfaitement semblables et égaux en leur nature, ils seraient


indiscernables 20 ; autrement dit, « il ne peut y avoir dans la
nature deux choses singulières différant seulement par le

nombre » 21. La différenciation par le temps et l’espace ne suf-

fit pas, il doit y avoir un principe interne de distinction, ce


qui conduit Leibniz à inclure tous les prédicats dans l’essence
du sujet, et ainsi à ramener en quelque sorte l’individu à une

infima species. Il faut noter aussi qu’à partir de 1695 (Système

nouveau de la nature), il semble réserver le terme d’« indi-

vidu » aux âmes humaines, alors qu’il choisit pour terme plus

général « substance simple » ou « monade ».

Jean-Luc Solère

✐ 1 Albert le Grand, Commentarii in primum librum Sententi-


arum, d. 23, B, a. 2, éd. Borgnet, t. 25, p. 585b.

2 Aristote, Catégories, 5, 2 a 12.

3 Aristote, Métaphysique, VII, 13, 1038 b 10.

4 Plotin, Ennéades V, 7.

5 Boèce, In Porphyrii Isagogen, editio 2a, III, § 10, CSEL p. 234

l.1-8.

6 Aristote, Métaphysique, VII, 3, 1029a27-28.

7 Aristote, Traité de l’âme, 412a6-9.

8 Aristote, Métaphysique, VII, 8, 1034 a 6-8.

9 Porphyre, Isagoge, II, 6-7 (trad. A. de Libéra et A.-Ph. Segonds,


Paris, Vrin, 1998, pp. 6-7).
10 Isagoge, op. cit., II, 15, p. 9.

11 Boèce, In Porphyrii Isagogen, editio 2a, II, § 7, CSEL p. 195


l.12 sq.

12 Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia p., q. 29, a. 4, c.

13 Met. V 1 et 2.

14 Cf. Thomas d’Aquin, « De Ente et essentia », chap. 2, in L’Être


et l’Essence. Le vocabulaire médiéval de l’ontologie. Deux traités
de ente et essentia de Thomas d’Aquin et Dietrich de Freiberg,

trad. A. de Libera et C. Michon, Paris, 1996.

15 De substantia orbis, chap. I, éd. du texte hébr. et trad. angl.

A. Hyman, Cambridge-Jérusalem, 1986, pp. 53-65.

16 Thomas d’Aquin, Summa theologiae, IIIa p., q.3, a.2, c.

17 Shifâ, De Anima l. V, chap. 3, Metaphysica l. V, chap. 2.

18 Voir Scot, J.D., Le Principe d’Individuation, trad. G. Sondag,

Paris, 1992.

19 d’Ockham, G., Scriptum in librum primum Sententiarum

Ordinatio, d. 2, q. 6, éd. S. Brown et G. Gál, Opera theologica,


t. II, St Bonaventure, N.Y., 1970, p. 196.

20 Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, l. II,


chap. XXVII, § 3.

21 Leibniz, « Primae veritates », in Opuscules et Fragments inédits,


éd. L. Couturat, Paris, Alcan, 1903, p. 519 (cf. ibid., pp. 8-10).

Voir-aussi : Alféri, P., Guillaume d’Ockham. Le singulier, Paris,

1998.

Bérubé, Q., La Connaissance de l’Individuel au Moyen Âge,


Montréal-Paris, 1964.

Boler, J.F., « Intuitive and abstractive cognition », in N. Kretz-

mann et al. (édd.), The Cambridge History of Medieval Philoso-

phy, Cambridge, 1982.

Mayaud, P.-M. (éd.), Le Problème de l’Individuation, Paris, 1991.

Le De ente et essentia de S. Thomas d’Aquin, éd., introd., notes


et études historiques par M.-D. Roland-Gosselin, Kain, Le Saul-
choir (Revue des Sciences philosophiques et théologiques),

1926.
Solère, J.-L., « Cajetan et le problème de l’individuation dans
la tradition dominicaine », in B. Pinchard (éd.), Rationalisme

analogique et Humanisme théologique. Thomas de Vio-Cajetan,

Naples, 1993, pp. 85-109.

! ACCIDENT, CONCEPT, ESSENCE, FORME, MATIÈRE, NOMINALISME,

SUBSTANCE
downloadModeText.vue.download 565 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

563

PHILOS. MODERNE

Unité substantielle à laquelle s’attachent l’identité et


la singularité.

L’individualité ne se laisse pas connaître, car la connaître,


c’est la figer dans des catégories, un entrecroisement de
concepts c’est-à-dire d’universels dont on ne voit pas à quel
moment ils parviennent à cerner la pointe ténue de la singu-
larité. Georges Politzer a vu dans sa psychologie concrète 1
un moyen de venir à bout de cette contradictoire et antino-
mique connaissance du singulier. Ce qui fait à chaque fois
problème, c’est la déduction de l’individualité, l’antique apo-
rie de la science qui n’est que du général et de la perception
même des réalités, nécessairement singulière. La singularité
se dérobe au savoir, constitutivement en quelque sorte, et
imprime au bergsonisme honni par Politzer le style même
de la psychologie classique qui abandonne l’individu à sa
différence prochaine. La critique de Politzer repose sur l’idée
qu’il existe un moyen de ne pas engendrer l’individu à partir
des pôles de la qualité et de la durée d’une part, et du vécu
d’autre part, mais qu’il y a une science capable de séjour-
ner dans l’individuel comme tel. L’individu n’est donc pas le
terme d’une succession (elle pourrait être infime et ne jamais
supposer aucune concrétude puisque chaque qualité peut

être décrétée a priori 2, affirme Politzer dans) de classes de


plus en plus particularisées (il faut bien franchir à un moment
le seuil du général au singulier et expliquer en quoi tel acte
est proprement celui de tel sujet : ce que la psychanalyse fait
immédiatement en se plaçant sur le terrain de la vie drama-
tique) mais le centre de référence de ce que nous devons
nous contenter de nommer avec Politzer, le drame d’une

existence individuelle.

Une connaissance de ce genre ressemble fort à la connais-


sance spinoziste du troisième genre, celle qui, débarrassée
d’une connaissance par entrecroisement de concepts, pos-
sède une intuition vraie et joyeuse de l’essence singulière
des choses.

La notion classique de l’individualité s’est formée dans le


débat entre Descartes et Leibniz.

Pour expliquer l’individualité d’un corps, tout en refu-


sant l’hylémorphisme (qui assurait l’individualité d’un corps
par la matière et la forme) aussi bien que la physique ato-
mistique (qui individualise les composants des corps), Des-
cartes s’appuie sur l’unité de mouvement 2. Non seulement
un corps peut participer à divers mouvements, mais il n’en
possède qu’un seul propre. Ainsi, si l’on peut définir le corps
individuel comme ce qui se meut ensemble, il y a autant
de mouvements propres qu’il y a de composition de parties
de matière ou de corps individuels. Mais la connaissance du
mouvement propre d’une telle substance suppose celle du
corps individuel et réciproquement. Pour échapper à la cir-
cularité seule une décision de l’esprit peut déterminer, en
fonction d’un usage pragmatique, ce qu’est un corps indivi-
duel. L’individu découpé dans une région de la matière est
tout à la fois une unité interne de mouvement et une dési-
gnation commode face à la divisibilité infinie de la matière.
La divisibilité à l’infini est l’une des propriétés fondamentales
de la matière chez Descartes. Par conséquent il n’y a pas, en
toute rigueur de corps individuel. Chez Descartes, l’étendue
est connue pour cela seul qu’elle est dimensionnelle : en elle
on trouve longueur, largeur et profondeur. L’un des éléments
traditionnels de la corporéité, l’impénétrabilité ou antitypie,
ne se trouve pas dans la philosophie naturelle de Descartes.

Il faudrait ajouter à l’étendue une propriété non intelligible

pour en faire un corps au sens du matérialisme ordinaire.


Cette propriété, Leibniz veut en rendre raison.

Intéressons-nous à la façon dont Leibniz remet en cause

cette désignation (ou absence de désignation) de l’individua-

tion chez Descartes par la considération seule de la division

modale d’une étendue d’abord indifférenciée. La réalité n’est

pas pour Leibniz la simple actualisation de l’étendue, mais

bien la mise en place des séries de notions complètes qui ex-

priment mécaniquement, dans l’étendue (mécaniquement :

i.e. selon les lois du mouvement qui ne sont que la traduction


au niveau des corps des rapports dynamiques constants qui
s’observent dans l’univers monadique), leur force interne. La
mécanique en ce sens ne décrit que la surface de la substance.
Les phénomènes matériels traduisent avec confusion, dans le

temps et dans l’espace, l’activité sous-jacente des substances.


L’inertie est l’expression même de cette puissance interne aux
corps, qui prouve qu’ils ne sont pas seulement étendus.

C’est dans le champ ouvert par le problème de l’unité


substantielle de la matière que Leibniz éprouve la difficulté
de saisir le temps, et singulièrement ici : l’espace, comme
des réalités, c’est-à-dire comme des êtres subsistant per se.

Cette difficulté le conduit à poser une distinction entre les

phénomènes qui sont donnés dans des conditions d’espace

et de temps et la composante réelle qui, en eux, garantit leur

réalité.

La détermination cartésienne du corps comme étendue

dont les modifications de figure et de mouvement constituent

l’essence se heurte à l’affirmation de Leibniz selon laquelle il

faut plus qu’une différence de figure ou de mouvement pour


pouvoir réellement parler d’un corps. Pris dans sa significa-

tion authentique, le mouvement est un simple changement

de place dont Leibniz sait, en fidèle lecteur de Christiaan


Huygens, qu’il n’est que relatif entre plusieurs corps. Relatif,
c’est-à-dire selon l’interprétation de Leibniz : sans réalité, sans

que l’on puisse attribuer le mouvement à l’un ou à l’autre


corps qui se meuvent toujours respectivement. Le critère dis-

tinctif, qui permet d’attribuer réellement le mouvement à un

corps, c’est la force :

« (...) le mouvement, si l’on n’y considère que ce qu’il


comprend précisément et formellement, c’est-à-dire un chan-
gement de place, n’est pas une chose entièrement réelle, et
quand plusieurs corps changent de situation entre eux, il
n’est pas possible de déterminer par la seule considération

de ces changements, à qui entre eux le mouvement ou le

repos doit être attribué (...). Mais la force ou cause prochaine

de ces changements est quelque chose de plus réel, et il

y a assez de fondement pour l’attribuer à l’un ou à l’autre.

Or cette force est quelque chose de différent de la grandeur

de la figure et du mouvement, et on peut juger par là que

tout ce qui est conçu dans le corps ne consiste pas unique-

ment dans l’étendue et dans ses modifications, comme nos


modernes se persuadent. Ainsi nous sommes encore obligés

de rétablir quelques êtres ou formes, qu’ils ont bannis. Et il

paraît de plus, quoique tous les phénomènes particuliers de


la nature se puissent expliquer mathématiquement ou méca-
niquement par ceux qui les entendent, que néanmoins les
principes généraux de la nature corporelle et de la méca-
nique même sont plutôt métaphysiques que géométriques,

et appartiennent plutôt à quelques formes ou natures indivi-


downloadModeText.vue.download 566 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

564

sibles comme causes des apparences qu’à la masse corporelle


ou étendue » 4.

Leibniz s’appuie en définitive sur le constat d’un manque


dans le corps ou plutôt d’une lacune dans la constitution de la
matière parla seule étendue. L’étendue n’est pas différente du
vide et les différences dans l’étendue, la disposition relative
des agrégats de matière dans un espace géométrique donné,
ne disent encore rien de l’individuation des corps, de ce qui
les fait tenir ensemble et leur donne une dimension substan-
tielle. Ce que Descartes décrit dans le principe de conser-
vation de la quantité de mouvement 5, c’est un monde de

matière agrégée, dont les interpolations et les variations sont


indifférentes parce qu’elles ne touchent pas à la réalité des
corps, mais seulement à leur position et à leur configuration.
Le monde visible exige d’être fondé en raison, les phéno-
mènes sont en attente de cette liaison et de cette connexion
(panta sumpnoia : tout conspire) que l’on voit partout dans
l’univers, depuis les arrangements de matière jusqu’à l’acti-
vité de l’esprit pur, connexion qui transparaît, au niveau des
corps, dans la conservation de la même quantité de force
dans l’univers. La géométrie est utile puisqu’elle permet de
mener à bien la connaissance mécaniste des corps. Mais elle
demande à être relevée et subsumée dans la métaphysique,
science qui assure très nettement le lien ici entre une méca-
nique potentiellement athée et les exigence minimales d’une
Théodicée. Le corps en tant que tel ne saurait être une subs-
tance (i.e. un être réel, existant par soi) et il suppose un de
ces être ou une de ces « formes » indivisibles que Leibniz
nomme Ames / Entéléchies. Le corps pris en lui même n’est
que la répétition de quelque chose qui, en lui, est étendu et
continu. L’espace est de l’ordre des vérités universelles : il est,
de même que le temps, une idéalité. S’il en était autrement,
l’espace serait une substance, un être. Cette affirmation serait
contraire à deux principes dont Leibniz affirme qu’ils sont au
fondement de toute substance : le principe du meilleur et le
principe des indiscernables. Si l’espace uniforme et plein se
voyait attribuer des parties réelles

1) on ne pourrait pas comprendre « pourquoi Dieu, gar-


dant les mêmes situations des corps entre eux, ait placé les
corps dans l’espace ainsi et non pas autrement ; et pourquoi
tout n’a pas été pris à rebours (par exemple), par un échange
de l’Orient et de l’Occident » 6.

2) les « parties » étant homogènes, rien ne les distinguerait.


Cela va contre le principe des indiscernables qui gouverne
l’individualité radicale des substances.

L’espace, comme le temps, sont les conditions de possi-

bilité idéales des rapports. L’espace est le rapport de coexis-


tence qui mesure l’étendue, le temps, quant à lui, est succes-

sion qui mesure la durée.

Ce qui donne sa réalité au corps, ce n’est donc pas ce

qui est mesuré par l’espace, c’est-à-dire l’étendue, mais bien

plutôt ce qui donne à l’être par agrégat sa résistance, son


infrangibilité, son élasticité propre. Aucune de ces qualités

n’est déductible de l’étendue seule. Il y a quelque chose de

plus qui fait l’essence et la réalité substantielle des corps.

Fabien Chareix

✐ 1 Politzer, G., Écrits II - Les fondements de la psychologie,


textes réunis par Jacques Debouzy, Éditions sociales : Paris,

1973.

2 Politzer, G., La fin d’une parade philosophique : le bergso-


nisme. J.-J. Pauvert éditeur : Utrecht, 1967.

3 Descartes, R., Principes de la philosophie, Seconde Partie, ar-


ticle 25 (Éd. Vrin-reprise, XI vol., Paris, Vrin, 1993).

4 Leibniz, G.W., Discours de Métaphysique, art. 18 (Paris, Vrin,


1978).

5 Descartes fait comme si le mouvement pouvait mesurer la


force. Or c’est la différence des mouvements dans le temps

(l’accélération) qui permet de mesurer la force. Cette dernière

n’entre pas immédiatement dans le mouvement, elle en est la

cause cachée.

6 Leibniz, G.W., Correspondance de Leibniz-Clarke, Éd. A. Robi-

net, Paris, PUF, 1991 (1957) Lettre à Clarke, III, § 5.

! CLASSE, GENRE, IDENTITÉ, INDISCERNABILITÉ

PSYCHANALYSE

Notion qui embrasse une pluralité de personnes psy-

chiques (moi, ça, surmoi) sans désigner pour autant leur

unité tant topique que dynamique.

La psychologie individuelle ne peut faire abstraction des rela-


tions de l’individu avec les autres : il n’y a pas d’individu
isolé. Aussi est-elle d’emblée et simultanément une psycho-
logie sociale. Les deux sont traitées conjointement dans Psy-
chologie collective et Analyse du moi 1.

▶ La psychanalyse déconstruit la notion classique de sujet, le


tenue d’« individu » qui lui est substitué ne recouvre pas une

réalité assignable.

Mazarine Pingeot

✐ 1 Freud, S., « Massenpsychologie und Ich-Analyse » (1921),


G.W. XIII, « Psychologie collective et Analyse du moi », in Essais
de psychanalyse, Payot, Paris, p. 191.

! ÇA, GUIDE, MASSE, MÉTAPSYCHOLOGIE, MOI, SURMOI

INDIVIDUALISME

MORALE, POLITIQUE

Au sens moral, sentiment de soi qui précède et condi-

tionne tout engagement collectif. Au sens politique, doc-

trine selon laquelle l’individu précède la société, aussi bien

chronologiquement qu’axiologiquement. En économie,


doctrine selon laquelle c’est l’initiative individuelle qui
constitue le moteur de la richesse.

Aussi bien comme sentiment que comme doctrine, l’indivi-

dualisme n’existe pas avant l’époque moderne : comme le

dit Tocqueville, c’est « une expression récente qu’une idée

nouvelle a fait naître. Nos pères ne connaissaient que l’égo-

ïsme » 1. Pour un Grec en effet, il est impensable que l’individu


préexiste à la société : c’est la cité qui forme les citoyens, et
non l’inverse, et on ne peut même pas parler d’humanité hors
de ces unions nécessaires et naturelles que sont la famille

et la cité. L’autarcie est le propre des bêtes et des dieux,

l’homme au contraire tire son humanité des institutions dans

lesquelles il vit, et qui lui préexistent 2.

On ne peut parler d’individualisme que si l’on remet en

question cette prémisse aristotélicienne 3 : les théoriciens du

droit naturel moderne fondent ainsi la société politique sur

un pacte passé entre des individus autosuffisants, définis


comme des unités de force physique, des foyers d’intérêts
et de besoins vitaux, et des sujets naturels de droit (parmi
lesquels le droit de propriété fonde la doctrine juridique de
l’individualisme possessif4). La défense de leurs biens et le

souci de leur conservation les poussent à transférer leur puis-


sance et leur droit à la forme juridique de la communauté.
Par ce transfert de puissance les hommes sortent de l’état de
downloadModeText.vue.download 567 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

565

nature pour entrer dans un état civil dont toute la solidité


provient de leur puissance cumulée 5.

L’individualisme doit se défendre contre trois critiques


modernes : on lui reproche tout d’abord de dénouer les liens
anciens qui tenaient la société féodale et aristocratique au
nom de l’égalité démocratique. À partir de ce jugement, Toc-
queville accuse l’individualisme de détourner les citoyens du
bien commun, et de préparer ainsi des tyrannies nouvelles 6.

Dans un second temps, on attaque l’individualisme en


montrant que l’individu qui passe contrat avec ses semblables
n’est pas une réalité historique, mais une fiction correspon-
dant à l’idéal d’une société déterminée. C’est le développe-
ment du capitalisme bourgeois qui se substitue aux rapports
de domination et de production féodaux : ce processus im-
pose la croyance en un individu autonome, conçu comme le
point de départ de l’histoire. L’invention de l’individualisme
possessif au XVIIIe s. n’est donc que le produit et l’expression
d’un rapport des forces sociales en cours de transformation 7.

Enfin on critique la prémisse fondamentale de l’indivi-


dualisme, qui définit la personne humaine singulière comme
un individu au sens métaphysique, un sujet indivisible, unité
élémentaire de la société. On lui oppose la compréhension
de l’humanité de l’homme comme un chaos de pulsions dont
l’unité n’est réalisée que sous la pression extérieure d’un
dressage qui ne peut provenir que du groupe. L’individu n’est
alors qu’une apparition tardive, un produit du tout 8.

▶ Ces deux dernières critiques ont en commun de renouer

avec les prémisses holistes des Grecs, ce qui oblige à la pru-


dence historique : si l’individualisme est une invention mo-

derne, cela ne signifie pas qu’il coupe en deux l’histoire des

idées politiques en reléguant ses contradicteurs dans le passé.

Sébastien Bauer

✐ 1 Tocqueville, A. de, De la démocratie en Amérique (1840), II,


2, ch II. Paris, Gallimard, 1961, p. 143.

2 Aristote, Politique, III, 1, 1275a23-34 et I, 2, 1253a5, trad. J. Tri-


cot, Paris, Vrin, 1962.
3 Hobbes, T., Le citoyen (1642), I, 1, II, p. 89, trad. S. Sorbière,
1982, GF Flammarion, Paris.

4 Locke, J., Second traité du gouvernement (1689), I, 5, tr. J.-


F. Spitz et Ch. Lazzeri, Paris, PUF, 1994, p. 21 sq.

5 Hobbes, T., Léviathan (1651), ch. 13, p. 220, trad. G. Mairet,


2000, Gallimard, Paris.

6 Tocqueville, op. cit., II, 4, chap. VI.

7 Marx, K., Critique de l’économie politique, Introduction, I, in


OEuvres, III, p. 446, NRF Gallimard, Paris, 1982.

8 Nietzsche, F., Fragments posthumes 11 [130] et [182] in OEuvres


philosophiques complètes, Tome V, tr. P. Klossowski, Paris, Galli-
mard, 1967. Voir aussi Par-delà Bien et mal, §§ 188 et 198, trad.

P. Wotling, Paris, GF, 2000.

Voir-aussi : McPherson, C. B., La théorie politique de l’indivi-


dualisme possessif de Hobbes à Locke (1962), tr. M. Fuchs, Paris,

Gallimard, 1971.

Spitz, J.-F., La liberté politique, I, 2, Paris, PUF, 1995, 49 sq.

! COMMUNAUTÉ, CONTRAT SOCIAL, HOLISME, LIBÉRALISME,


SOCIÉTÉ

PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE

En philosophie de l’esprit, l’individualisme peut désigner

soit une thèse ontologique, soit un principe méthodologique.

Dans sa version ontologique, l’individualisme, également ap-

pelé internalisme, est une conception de la nature des conte-

nus mentaux qui affirme que ceux-ci sont déterminés uni-


quement par les propriétés intrinsèques du sujet. Il s’oppose

ainsi à l’externalisme 1, 2, qui soutient que alors même que les


propriétés internes d’un sujet restent constantes, des modi-
fications de ses relations à son environnement physique ou
social peuvent induire des modifications de ses contenus de
pensée. L’individualisme méthodologique 3 défend le principe
selon lequel seules les propriétés causalement efficaces d’un
état mental ont à être prises en compte dans l’établissement
d’une taxonomie psychologique, et soutient que les proprié-
tés internes, mais non les propriétés relationnelles des états
mentaux, satisfont cette condition.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 Burge, T., « Individualism and Psychology », Philosophical


Review, 95, 1986.
2 Seymour, M., Pensée, langage et communauté, Montréal, Bel-
larmin-Vrin, 1994.

Fodor, J. A., Psychosemantics, Cambridge (MA), MIT Press,


1987.

Voir-aussi : Tocqueville, A. de, De la démocratie en Amérique,


Tome II, 2e partie, chap. II à IV, Gallimard, Paris, éd. 1961.

! EXTERNALISME / INTERNALISME

∼ INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE

SOCIOLOGIE

Principe de méthode prescrivant d’expliquer les struc-


tures et les transformations des collectifs par les activités
des individus qui les constituent.

L’allégeance de M. Weber au principe de l’« individualisme

méthodologique » est directement commandé par le but gno-


séologique spécifique qu’il assignait à la sociologie telle qu’il
entendait la pratiquer, soit : « Comprendre par interprétation
l’action sociale et par là expliquer causalement son déroule-
ment et ses effets. 1 » À la différence de la théorie juridique,
qui traite certaines entités collectives (l’État, les sociétés par
action, etc.) comme des sujets susceptibles d’action et de res-
ponsabilité, la sociologie ne voit en de telles entités que le
produit de l’activité de personnes singulières, dans la mesure
où l’individu est « l’unique porteur d’un comportement signi-

ficatif »2 et, par là même, compréhensible. Sa tâche consiste


donc à ramener toutes les catégories désignant « des formes
déterminées de la coopération humaine »3 aux formes particu-
lières de pratiques qui en supportent l’existence et les trans-
formations. Weber a pris soin de dénoncer toute confusion
entre cet « individualisme » de méthode et une forme quel-
conque d’individualisme politique. Si la plupart de ses com-
mentateurs effectuent cette distinction en principe, les enjeux
idéologico-politiques qui se sont greffés depuis K. Popper sur
l’opposition méthodologique entre individualisme et holisme
l’ont parfois obscurcie. Extraites de leur contexte, les pro-
positions de Weber ont été souvent interprétées en un sens
ontologique, et son individualisme de méthode fut associé
par certains à une reconnaissance de la liberté de l’homme,
contre le déterminisme imputé aux théoriciens des structures.
Weber refusait, au contraire, toute pertinence épistémolo-

gique à la question de la liberté, et ses professions d’indi-

vidualisme avaient pour unique fonction de circonscrire le

champ d’intérêt d’une discipline originale, la sociologie com-


préhensive, par rapport aux disciplines voisines, psychologie
et théorie juridique.

Catherine Colliot-Thélène
✐ 1 Weber M., Économie et Société, I, Plon, Paris, 1971, p. 4.
downloadModeText.vue.download 568 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

566

2 Weber, M., « Essai sur quelques catégories de la sociologie


compréhensive », in Essais sur la théorie de la science, Plon,

Paris, 1965, p. 345.

3 Ibid.

INDUCTION

Du latin inductio, « action de conduire vers ou dans » (inducere), traduc-


tion du grec epagôgè.

L’induction est le processus intellectuel qui fonde des généralisations sur

des faits observés, des cas individuels, qui remonte de la connaissance


des faits à celle des lois qui les régissent. Si Aristote s’intéresse au
rôle
de l’induction 1, notamment dans les syllogismes, c’est Hume qui souligne
le danger de l’induction.

GÉNÉR.

Opération mentale consistant à passer de la constata-

tion d’un ou de plusieurs faits à la loi de tous les faits du


même genre.

Hume présente une double critique de l’induction, qui ne

peut constituer ni un fondement logique ni un fondement

ontologique. Hume stigmatise le caractère amplifiant de l’in-

duction, c’est-à-dire le fait que l’information contenue dans

la conclusion dépasse celle qui est contenue dans les pro-

positions initiales. Comment légitimer la généralisation d’une

observation sur des faits limités ? Le problème est celui du

fondement de l’induction : qu’est-ce qui justifie le passage


de faits particuliers à la loi universelle ? Pour Hume, l’in-

duction n’est rien d’autre qu’un phénomène d’habitude qui


crée une croyance en l’existence d’une régularité ou d’une

loi, constituant ainsi un véritable obstacle épistémologique.


Mais Hume avance aussi l’idée que l’induction, plus qu’une
habitude puissante de l’esprit, est l’expression spontanée de
l’activité intellectuelle et, peut-être même, le paradigme de
notre mode de connaissance : notre esprit ne commence pas
par des généralités. C’est parce qu’elle est « cette première
démarche par laquelle la pensée entre en contact avec la réa-
lité »2 que l’induction en tant que point nodal de la science,
grande préoccupation contemporaine, redevient sujet philo-
sophique au XIXe s. À cette époque où la philosophie se rap-
proche des sciences positives, l’induction offre un intérêt pra-
tique, de par son rôle dans la méthode épistémologique. Mais
que dire de la logique de l’induction ? C’est l’une des ques-
tions qui retient l’attention de la philosophie des sciences au
XXe s. Pour Popper, l’induction n’est pas valide logiquement,

seul le raisonnement par déduction peut fonder une véritable

connaissance, d’où une conception hypothético-déductive de

la science, qui progresse alors par réfutation (de la théorie

par les expériences) plutôt que par confirmation.

Claire Marin

✐ 1 Aristote, Premiers Analytiques, II, ch. 23. Voir aussi Orga-


non, Topiques, I, 12.

2 Lachelier, J., Du fondement de l’induction, p. 69, Pocket, Paris,


1993.

Voir-aussi : Popper, K., le Réalisme et la Science (1956), « L’induc-

tion », Hermann, Paris, 1990.

Reid, T., Essais sur l’entendement humain d’après les principes


du sens commun, ch. III : « Du raisonnement probable », trad.
T. Jouffroy, Masson, Paris, 1825.

Scheffler, I., Anatomie de la science, « Le défi de Hume et la

formule de généralisation », trad. P. Thuillier, Seuil, Paris, 1966.

! DÉDUCTION, GÉNÉRALISATION, INFÉRENCE, LOGIQUE

ÉPISTÉMOLOGIE

Formulation d’un énoncé général à partir de la consta-

tation d’un ensemble de faits particuliers. Ce terme est

utilisé pour décrire des types de raisonnements très dif-

férents, qui ne se ramènent pas tous à cette définition

courante.

Signification courante

S’il ne fait pas de doute que nous généralisons quotidienne-

ment à partir de faits particuliers répétitifs, ce genre de rai-


sonnement s’accompagne pourtant de graves difficultés, car
la répétition passée d’un nombre fini de cas ne garantit jamais
strictement la répétition future de ces cas.

L’induction a donc pour première caractéristique de n’être

jamais totalement certaine, quand bien même ses prémisses

seraient vraies. Elle se distingue en cela de la déduction, rai-


sonnement toujours logiquement valide, dont la vérité effec-
tive ne dépend que de la vérité des prémisses. On ajoute

souvent que la déduction, à l’inverse de l’induction, conduit

du général au particulier, mais cela n’est qu’approximatif, car

la déduction conduit aussi bien du particulier au particulier,

ou du général au général (cf. « déduction »).

En second lieu, l’induction possède un grande force de

suggestion psychologique, alors même qu’elle n’est pas assu-


rée d’être logiquement valide. À moins d’y renoncer, il faut

donc examiner dans quelle mesure son emploi est rationnel-

lement fondé dans chaque application particulière.

L’induction du particulier au particulier

L’induction ne remonte pas uniquement du particulier au


général, mais peut aussi conclure à un fait particulier à partir
d’autres faits. C’est le cas lors d’une enquête : on part d’une

situation donnée, puis on remonte, d’événement en événe-

ment, jusqu’à l’origine de la situation.

Lorsque la conclusion n’est qu’hypothétique, on parle

aussi d’abduction. C. S. Pierce distingue nettement l’induction

(épagogè, en grec) de l’abduction (apagogè), en considérant


l’abduction comme une procédure heuristique complémen-

taire de l’induction (qui, elle, viserait l’établissement de véri-


tables lois, et non de simples hypothèses).

L’induction complète en logique

Elle est aussi appelée « induction énumérative ». Aristote étu-

die son fonctionnement dans les Premiers Analytiques (II,

23). Elle consiste à attribuer à l’ensemble des éléments d’une

classe une propriété qui a été observée pour chacun de ces

éléments. Cette procédure est logiquement valide pour autant


que tous les éléments ont été inspectés, et que la classe n’en

contient aucun autre.

L’induction complète en mathématiques, ou

« raisonnement par récurrence »

Si des procédures proches sont déjà attestées chez Pascal et

Fermat, c’est cependant à Poincaré 1 que l’on attribue com-


munément la formulation moderne de ce type d’induction.

Ce raisonnement vise à prouver un énoncé mathématique E


dépendant d’une certaine variable n. On montre d’abord que

E(n) est vrai à un certain rang n particulier. Puis on prouve

que E(n + 1) est vrai si E(n) est vrai. On prouve par là même
downloadModeText.vue.download 569 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

567

que, à partir d’un rang donné, E(n) est toujours vrai, puisque
la vérité de l’énoncé est conservée à chaque incrément de n.

Ce raisonnement s’impose avec une telle force que Poin-


caré le considérait comme un exemple parfait de principe
« synthétique a priori ».

L’induction amplifiante

C’est le type commun d’induction, qui « amplifie » (ou « géné-


ralise ») des résultats particuliers. Cette procédure est recensée
par Aristote 2 et valorisée par Bacon 3. Mais, dès son Traité de
la nature humaine, Hume met en doute, dans le cas parti-
culier de la causalité, les prétentions de ce raisonnement à
valoir d’une manière universelle, tout en lui reconnaissant
une grande force psychologique. La tradition empiriste, parmi
laquelle notamment J. S. Mill, s’est appuyée sur cette effi-
cacité de la répétition pour définir la méthode scientifique.

Mais certains rationalistes, tels Kant et Lachelier, ont tenté de

lui fournir un fondement plus solide en prétendant le faire


reposer sur des principes a priori (comme la causalité ou
l’uniformité de la nature). Si, cependant, à l’instar les positi-
vistes logiques, on ne reconnaît pas la légitimité de ce recours
fondationnel, on est réduit à ne tirer de l’induction que des
probabilités.

Mais le recours à la probabilité inductive ne règle pas tout.


D’une part, parce que les probabilités ont reçu des statuts
très différents selon les auteurs (interprétations fréquentielle,
propensionniste, subjectiviste, logiciste ; cf. « probabilité »).
D’autre part, les tentatives de justification sont presque tou-
jours circulaires : on tente de justifier le recours à l’induction
par le constat que ses prédictions ont généralement été réa-
lisées, et donc que l’on peut s’y fier à l’avenir (on suppose
alors précisément la validité de ce qu’on veut prouver). Enfin,
des paradoxes sont venus troubler les théories qui tentaient
de fonder l’induction probabiliste sur des procédures de
confirmation 4.

Les étranges paradoxes de Hempel et de Goodman, que


nous pouvons seulement mentionner ici, sont les deux plus
fameux. Le premier établit que, dans un cadre standard, la
confirmation d’un énoncé tel que « tous les corbeaux sont
noirs » est renforcée par l’observation de tout objet non
noir autre qu’un corbeau, par exemple un cygne blanc 5 ! Le
second (sur les émeraudes « bleues ») prouve que certains
exemples sont susceptibles de confirmer certains prédicats
incompatibles 6.

▶ Devant de telles difficultés, certains, comme Popper, ont


rejeté tout recours à l’induction. D’autres s’essayent toujours
à lui trouver un fondement inébranlable. D’autres enfin, tel
J. Hintikka, plus respectueux de la réalité polymorphe des
pratiques cognitives, l’acceptent pour sa fécondité au moins
locale, tout en se résignant à ne pas la fonder sub specie
aeternitatis.

Alexis Bienvenu

✐ 1 Poincaré, H., La science et l’hypothèse (1902), Flammarion,


1968.

2 Aristote, Topiques, I, 12.

3 Bacon, Fr., Novum organum.

4 Barberousse, A., Kistler, M., Ludwig, P., la Philosophie des


sciences au XXe siècle, Flammarion, 2000, chap. 2.

5 Hempel, C.G., Aspects of Scientific Explanation, New York,


The Free Press, 1965.

6 Goodman, N., Faits, Fictions et Prédictions (1954), Minuit,


1984.

! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), DÉDUCTION, PROBABILITÉ

INDUCTIVE (DÉMARCHE)

PHILOS. SCIENCES

En mathématiques, raisonnement par récurrence qui


permet de démontrer que si un théorème est vrai pour
les nombres entiers n et n + l, alors il est vrai pour toute
la série des nombres entiers. Appliquée en physique, mais
sans la même rigueur formelle, elle permet de tirer des
lois générales à partir de cas particuliers. Plus générale-
ment, tout raisonnement remontant des effets aux causes.

Sébastien Bauer

! DÉDUCTIF, GÉNÉRALISATION, RAISONNEMENT


INDUSTRIELLE (ESTHÉTIQUE)

! ESTHÉTIQUE

INÉGALITÉ
Du latin inaequalitas, négation de l’égalité.

MATHÉMATIQUES, LOGIQUE

Deux grandeurs sont inégales lorsqu’elles sont compa-


rables selon une relation d’ordre, sans être identiques.

Entre deux nombres réels distincts, on aura bien une inéga-


lité, mais, pour parler strictement, deux nombres complexes
distincts ne seront pas dits inégaux, mais distincts. Dans le
premier cas, l’un des nombres est supérieur à l’autre ; pas
dans le second cas. Ainsi, l’inégalité n’a de sens que dans le
cadre d’une relation d’ordre.

Deux conceptions de l’inégalité peuvent être proposées


selon que l’on voie dans l’égalité la négation de l’inégalité ou
que l’on considère l’égalité comme limite de l’inégalité.

L’inégalité est compatible avec l’addition, ce qui, dans les


Éléments d’Euclide, est exprimé par la deuxième notion com-
mune : « Et si, à des choses égales, des choses égales sont
ajoutées, les touts sont égaux. »

Une inégalité de grande importance mathématique est


l’« inégalité triangulaire », qui énonce que la somme de deux
côtés d’un triangle est supérieure au troisième. Elle fournit
un des axiomes nécessaires à la définition d’une norme sur

tout espace vectoriel : pour qu’une application N d’un espace


vectoriel E sur R, dans R , soit une norme, il faut que, pour

tout couple (x, y), N(x) + N(y) > N(x+y).

Vincent Jullien

INEINANDER
De l’allemand in « dans », ein « un », ander « autre ».

ONTOLOGIE, PSYCHOLOGIE

Concept central des derniers textes de Merleau-Ponty,


qui peut être traduit par « implication » ou « enveloppe-

ment » réciproque, et qui désigne l’objet même de la phi-

losophie comme pensée de l’être.

Ce terme, d’origine husserlienne, désigne une structure onto-


logique qui est au centre de toute la philosophie de M. Mer-
leau-Ponty, notamment dans les esquisses de la fin des an-
nées 1950, où elle devient inséparable des concepts de chair,
de chiasme et de réversibilité. Merleau-Ponty est, cependant,
downloadModeText.vue.download 570 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

568

loin de penser que cette catégorie, qu’il thématise, lui ap-


partient en propre. Tout au contraire, il la voit apparaître
dans plusieurs oeuvres philosophiques majeures du XXe s.,
qui se sont attaché, sous des noms différents, à la décrire,
notamment la phénoménologie (M. Scheler), H. Bergson,
A. N. Whitehead, la pensée psychanalytique, de S. Freud à
M. Klein. Et il reconnaît aussi sa présence opérante dans les
oeuvres d’art majeures du XXe s., de P. Cézanne à Cl. Simon.

L’effort pour exprimer dans l’art et pour penser dans


le concept l’Ineinander est né, selon Merleau-Ponty, d’une
double exigence. La première est de dépasser les concep-
tions dualistes de l’homme et de l’être, qui séparent le moi
et autrui, l’âme et le corps, le sujet et l’objet et subordonnent
l’objet au sujet (idéalisme) ou le sujet à l’objet (réalisme), en
réactivant le projet de la dialectique, qui est de penser l’avè-
nement de l’apparaître ou du phénomène, avant toute dis-
tinction de ce qui est dans les choses et de ce qui est dans les
consciences, là où l’être et l’expérience de l’être sont encore
indivisés. La seconde est d’éviter la mauvaise dialectique,
celle où l’expression, la pensée cessent d’accompagner la vie
du réel qu’elles prétendent alors surplomber et reconstruire
par le jeu du positif et du négatif. Une pensée de l’Ineinander
se présente comme une sorte de dialectique sans synthèse.

Cette notion s’annonce dans plusieurs courants du XXe s.

Dans le mouvement phénoménologique, Scheler cherche


à penser la relation à autrui en écartant le cogito. Il montre
que la relation intersubjective originelle présente une indif-
férenciation, un mélange de soi et d’autrui, une labilité de la
frontière entre la perception interne et la perception externe,
et que la cristallisation du moi n’est jamais qu’un moment ou
un aspect dans une vie psychique d’abord indifférenciée 1.

La psychanalyse établit comment le moi se tisse dans l’in-


trojection et projection des objets d’amour et de haine, et vit
dans un corps verbal où le moi et les autres sont en relation
d’empiétement 2.

Chez Bergson, le souci de penser un enveloppement de


la conscience et de l’être se fait jour, dès Matière et Mémoire,
dans le concept d’image. Le réel est image au sens où il n’est
ni être en soi (car il n’est pas séparable de notre ouverture à
l’être) ni représentation (car il n’est pas le corrélat intention-
nel d’un cogito : ce n’est pas en nous, mais en elles que nous
percevons les choses). Penser le réel comme image signifie
que « quelle que soit l’essence intime de ce qui est et de ce
qui se fait, nous en sommes ». Bergson donne ici une excel-
lente formule de l’Ineinander 3.

Whitehead remet en question l’idée selon laquelle chaque


être est un individu coïncidant avec sa place dans l’espace
et le temps, sans participation aux autres existences spatio-
temporelles ; il pense la nature comme un passage, un en-
jambement du temps et de l’espace, dont l’esprit humain ne
peut pas être l’observateur impartial : « Sa prise de conscience
prend part au passage de la Nature. 4 »

Dans l’oeuvre de Merleau-Ponty, la pensée de l’Ineinan-


der se présente, d’abord, comme une Phénoménologie de la
perception qui, au-delà de l’intellectualisme et du réalisme,
retrouve dans la perception un accouplement ou une syn-
chronisation du percevant et du perçu. Dans cet accouple-
ment, l’initiative du percevant et celle du perçu se croisent et
deviennent indiscernables : je perçois le ciel comme le ciel se
pense en moi 5. Cette percée vers la structure de l’Ineinander
est cependant inhibée par l’orientation encore idéaliste de
l’ouvrage de 1945, qui, en réassurant le cogito dans ses droits
du point de vue de la raison, de la réflexion ou de la vérité,

réduit la structure de l’Ineinander au rang de phénomène

psychologique. L’Ineinander ne devient un concept ontolo-


gique qu’au moment où Merleau-Ponty construit une pensée
de la chair.

Selon ses derniers textes, l’objet de la philosophie est


l’être comme Ineinander 6, comme articulation entre les ordres
de l’être ou comme « le nexus, le vinculum Nature – homme

– Dieu » 7. Dans une pensée de l’Ineinander, la vie perce-


vante de l’animal et de l’homme n’est ni la descente de la
conscience dans une matière qui serait pure extériorité, ni
l’actualisation de la conscience dans une matière qui serait
une intériorité endormie : si la nature est toujours déjà « Na-
ture perçue », Nature dont nous sommes, image au sens de
Bergson, l’être naturel est, par principe un « être molaire »,
un « être de comportement », une « histoire naturelle », au
sein duquel se dessine, dans le vivant, ce que nous appe-
lons conscience ou intériorité. L’être moléculaire (ou l’être
tout extérieur) n’est premier que dans la vision analytique de
l’ontologie objectiviste.

▶ Cette perspective renouvelle la question de la perception :


le corps percevant est « Ineinander sujet-objet », Ineinander
du voyant qui est aussi un « je peux » et du visible. Elle rend
enfin pensable cette modalité fondamentale de l’intersubjecti-
vité que Merleau-Ponty appelle « intercorporéité ».

Pascal Dupond

✐ 1 Scheler, M., Wesen und Formen der Sympathie, Gesammelte

Werke, Bd 7, Francke Verlag, 1975, pp. 239, 240, 243.

Freud, S., Die Verneinung, Studienausgabe, Bd III, Psycholo-


gie des Unbewussen, Fischer Verlag, 1975, p. 373.

3 Bergson, H., Matière et Mémoire, Félix Alcan, 1926.


4 Whitehead, A. N., The Concept of Nature, Cambridge Univer-
sity Press, 1920.

5 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, « Le sen-


tir », Gallimard, 1945, pp. 240 et suiv.

6 Merleau-Ponty, M., Résumé de cours, Collège de France, 1952-


1960, Gallimard, 1968, p. 156.

7 Merleau-Ponty, M., la Nature, Seuil, 1995.

INERTIE

Du latin inertia.

PHYSIQUE, HIST. SCIENCES

Propriété des corps par laquelle ils conservent leur état

de mouvement ou de repos en l’absence de forces exté-

rieures qui leur seraient appliquées.

Newton fait de l’inertie une loi du mouvement, la première,


dans les Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, pu-
bliés en 1687 : « tout corps persévère dans son état de repos
ou de mouvement rectiligne uniforme, tant qu’aucune force
imprimée ne le contraint à en changer » 1. Newton fait crédit de
cette loi d’inertie à Galilée bien que le Florentin ait toujours
affirmé l’existence, dans la nature, d’un mouvement uniforme
en cercle et non en ligne droite 2. Seules quelques expériences
de pensée et la décomposition théorique du mouvement des
projectiles en deux termes (un mouvement de chute et un
mouvement rectiligne uniforme) renferme les prémisses gali-

léenne d’une loi d’inertie. Le concept galiléen qui s’approche

au plus près de l’inertie est le principe de « non-influence


du mouvement commun » par lequel se trouve justifié le fait
qu’un système de corps emporté à une vitesse uniforme ne

ressent aucun effet de ce mouvement : ainsi les papillons


downloadModeText.vue.download 571 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

569

emportés de Venise à Corfou dans une cage de bateau volent


en tous sens comme si le bateau était au repos. C’est à Des-
cartes qu’il faut attribuer, sans doute, une première formula-
tion – conjointe à celle que l’on trouve chez Isaac Beeckman
– complète de cette loi fondamentale de la mécanique. Dans
les Principes de la philosophie, Seconde Partie, article 37, Des-
cartes énonce ce principe sous le nom de « première loi de
la nature » : « (...) que chaque chose demeure en l’état qu’elle

est, pendant que rien ne le change 3 ». Descartes ajoute en


outre à l’article 39 une notation décisive : « (...) que tout
corps qui se meut, tend à continuer son mouvement en ligne
droite 4. » Placées l’une en regard de l’autre, ces deux lois for-
ment l’unique première loi de Newton dont l’application à la
translation du centre de gravité d’un système de corps liés est
à l’origine de nombreuses lois d’équilibre, des règles du choc

établies par Christiaan Huygens 5, ainsi que de l’étude géné-


rale des transformations par lesquelles on peut traduire les
états de mouvement et de force d’un système inertiel donné
dans ceux d’un autre, animé d’un mouvement quelconque
par rapport au premier.

Fabien Chareix

✐ 1 Newton, I., Philosophiae naturalis principia mathematica,

édition I.B. Cohen &amp; A. Koyré, 2 vol., Cambridge : Harvard


University Press, 1972. Axiomata, Lex I, p. 54.

2 Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, trad.

F. De Gandt et M. Fréreux, Paris : Seuil, 1992.

3 Descartes, R., Seconde Partie des Principes de la philosophie,


art. 37 (Paris, Vrin-reprise, vol. IX – Reprint de l’Éd. Adam et
Tannery, Paris, Vrin, 1971).

4 Ibidem, art. 39.

5 Christiaan Huygens, OEuvres complètes, La Haye, Société hol-


landaise royale des sciences-Nijhoff, 1880-1950, 22 volumes,
vol. XVI, pp. 90 et suiv.

! CALCUL, FORCE, IMPETUS, MOUVEMENT

INFANTILE

! ENFANTIN

INFÉRENCE

Du latin inferre, « mettre en avant ».

LOGIQUE

Acte de tirer une proposition d’un ou de plusieurs


autres, ou résultat de cette opération de raisonnement.

Inférer est une opération naturelle de l’esprit, qui consiste


à passer d’une proposition, appelée prémisse, à une autre,

appelée conclusion. On distingue traditionnellement les infé-

rences déductives, qui rendent la conclusion nécessaire et

dont le syllogisme est le modèle classique, des inférences

inductives ou causales, où le lien de prémisse à conclusion


n’est que probable. Depuis Aristote et les stoïciens, il incombe

à la logique de classer les différents types d’inférence valide

et les conditions de cette validité. La logique contemporaine


définit une inférence valide au sens sémantique, quand elle

obéit à des règles qui préservent la vérité des prémisses dans


la conclusion, et au sens syntaxique, quand une conclusion
peut être dérivée des prémisses à partir d’axiomes et / ou de
règles d’inférence. Il y a autant de types d’inférence qu’il y
a de logiques, mais il n’y a pas d’accord unanime sur ce qui
fait qu’une inférence est formelle. La plupart des inférences

naturelles sont de type inductif, et elles font l’objet de la psy-

chologie du raisonnement, mais il n’existe aucune logique

codifiée de l’inférence naturelle dans le langage et la pensée.

Pascal Engel

✐ Engel, P., la Norme du vrai, philosophie de la logique, Galli-


mard, Paris, 1989.

Jayez, J., l’Ingérence en langue naturelle, Hermès, Paris, 1989.

! DÉDUCTION, INDUCTION, RAISONNEMENT, SYLLOGISME

INFINI

Du latin infinitum, « sans fin », « sans limites » ; du grec apeiron.

La réflexion sur l’infini commence avec Anaximandre 1, qui le premier


y voit autre chose qu’un synonyme du néant : l’apeiron, qui est indéfini
plus qu’infini, est l’être originel en tant que, n’ayant pas encore reçu de
détermination, il est soustrait au devenir. La notion se construit au cours
de l’histoire autour de trois axes, métaphysique, mathématique et cos-
mologique : le premier identifie l’apeiron avec l’être suprême du christia-
nisme pour faire de l’infini un incommensurable de perfections, le second
construit un concept où les notions de limite et de grandeur remplacent
celle de détermination, et le troisième en fait un attribut de l’univers.

GÉNÉR.

Ce qui excède tout fini selon toute proportion détermi-


née ou déterminable, ou encore ce qui est au-delà de tout

fini, si grand soit-il.

Il apparaît, à l’époque médiévale surtout, que l’infini véritable


est nécessairement actuel, puisque l’infini successif ou poten-
tiel n’est rien de plus qu’une grandeur indéfinie. Étant actuel,
l’infini quantitatif est un tout, qui cependant s’accroît continû-
ment. Par ailleurs, la caractérisation, par Damascène (VIIe s.),
de Dieu comme un « océan infini d’essence » conduit à l’idée
d’un infini intensif, ou infini de perfection, dont la définition
classique sera donnée par Duns Scot. Un être infini en entité

ou perfection est tel que ne lui fait défaut aucune entité ou


perfection dont il est possible qu’elle soit représentée chez un

seul autre être. De cette façon, on peut concevoir qu’un être

infini soit un tout sans être pour autant le Tout. On démontre


ensuite que, si un tel être infini existe en acte, il ne peut être

qu’unique.

Les termes de cette discussion seront repris par les mathé-

maticiens du XIXe s. Comme l’observera Bolzano (1851), une

grandeur susceptible de devenir plus grande que toute gran-

deur finie donnée « peut malgré tout rester constamment fi-

nie ». Des grandeurs véritablement infinies seront, par consé-

quent, plus grandes qu’un nombre quelconque d’unités, ou

si petites que tout multiple d’elles-mêmes reste inférieur à

l’unité. Cette conception de l’infini quantitatif reçut un ren-

fort décisif lorsque Cantor (1879) démontra l’existence d’en-

sembles – par exemple, l’ensemble des nombres réels – dont

les éléments ne peuvent être dénombrés ou énumérés. Par

opposition à l’infini potentiel, de tels ensembles représentent

l’infini actuel, comme lorsque nous regardons les points d’un

intervalle comme une « totalité de choses qui existent toutes

en même temps » (Hilbert).

Gérard Sondag

✐ 1 Aristote, Physique, III, 4. Trad. H. Carteron, Les Belles

Lettres, Paris, 1931.

Voir-aussi : Aristote, Physique, III, 4-8. Trad H. Carteron, Les


Belles Lettres, Paris, 1931.

Duns Scot, J., God and Creatures. The Quodlibetal Questions,


Princeton University Press, 1975 (Opera omnia, t. XII, L. Wad-
ding, Lugduni, 1639).

Brentano, B., les Paradoxes de l’infini, Seuil, Paris, 1993.


downloadModeText.vue.download 572 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

570
Cantor, G., Gesammelte Abhandlungen, Springer Verlag, Berlin,
1932.

Hilbert, D., « On the Infinite », in Philosophy of Mathematics,


Benacerraf, P., Putnam, H., New York, 1964.

! ACTE, CATÉGORIE, COSMOS, PUISSANCE

HIST. SCIENCES

L’infini est l’une des grandes affaires du XVIIe s. en rapport


avec la genèse de la science classique. C’est, en effet, au
cours de ce siècle que la diversité des questions sur l’infini est
apparue dans toute son ampleur en relation avec ses dimen-
sions d’inquiétude et de souci métaphysique.

Galilée (1564-1642) n’écrit-il pas dans ses Discours et


Démonstrations mathématiques concernant deux sciences
nouvelles : « Rappelons-nous que nous traitons d’infinis et
d’indivisibles, inaccessibles à notre entendement fini, les pre-
miers à cause de leur immensité, les seconds à cause de leur

petitesse. Pourtant nous constatons que la raison humaine


ne peut s’empêcher de sans cesse y revenir »1 ? À cela Pascal
(1623-1662) fait écho dans les Pensées : « Connaissons donc

notre portée. Nous sommes quelque chose et ne sommes pas


tout. Ce que nous avons d’être nous dérobe la connaissance
des premiers principes qui naissent du néant, et le peu que
nous avons d’être nous cache la vue de l’infini » (fragment
199), tandis que Descartes (1596-1650), en affirmant claire-
ment dans les Principes de la philosophie que le mot d’« infi-
ni » doit être réservé à Dieu seul, introduit l’indéfini comme
unique domaine à l’intérieur duquel la pensée humaine peut
effectivement se développer : « Qu’il ne faut point tâcher de
comprendre l’infini, mais seulement penser que tout ce en
quoi nous ne trouvons aucune borne est indéfini »2 (§ 26).

Si l’infini se dessine comme l’un des lieux où se jouent


les choix métaphysiques fondamentaux du XVIIe s., c’est qu’à

travers cette notion viennent converger tout à la fois les ques-

tionnements de la mathématique, de la nouvelle science du

mouvement et de la cosmologie avec, en arrière-plan, l’effon-

drement du monde traditionnel d’inspiration aristotélicienne.

En effet, l’introduction de l’infini, avec, en particulier, les


réflexions de Bruno (1548-1600), ouvre une brèche dans la
construction millénaire de l’univers hiérarchisé et bien ordon-
né du monde aristotélicien et de la scolastique. L’univers est-il

infini ou, comme l’affirme Descartes, indéfini ? Quelle sont

alors la place de Dieu et celle de l’homme dans ce nouvel

ordre du savoir qui se dessine au cours du XVIIe s. ? Les philo-


sophies de Leibniz, de Spinoza et de bien d’autres témoignent
de l’importance de ces problématiques.

En mathématique se met en place, au XVIIe s., avec les tra-


vaux, entre autres, de Kepler (1571-1630), de Cavalieri (1598-
1647), de Torricelli (1608-1647) et de Fermat (1601-1665), une
réflexion consacrée à la résolution des difficultés relatives à
la détermination des tangentes aux courbes et au calcul des
aires sous les courbes. Ces problèmes, en impliquant des
considérations relatives au statut du continu mathématique
ou à l’obtention de sommes infinies, ne peuvent être résolus
qu’au prix d’une profonde réflexion mathématique, suscep-
tible de fournir les moyens de dépasser les fameux para-
doxes, ou arguments sur le mouvement et la continuité, de
Zénon d’Élée : la dichotomie, l’Achille, la flèche et le stade.
Cet ensemble de travaux impliquant un approfondissement
des procédures géométriques d’inspiration euclido-archimé-

dienne et les apports du nouveau calcul de l’algèbre symbo-

lique déboucheront, dans les dernières décennies du XVIIe s.,


sur l’élaboration par Leibniz et Newton des procédures algo-

rithmiques du calcul différentiel et du calcul des fluxions ou,


comme l’on disait parfois, du calcul de l’infini. Il n’en reste
pas moins que cette sorte de maîtrise calculatoire de l’infini
est encore loin, à ce moment, d’avoir produit des fondements
bien établis. Un long travail mathématique d’élucidation et

de clarification conceptuelle occupera le XVIIIe s. et une partie

du XIXe s.

Par ailleurs, l’un des aspects les plus novateurs du déve-


loppement de la science au début du XVIIe s. consiste dans la
géométrisation du mouvement, étant entendu que, par géo-
métrisation, il faut comprendre une démarche dont l’objet
consiste à reconstruire les phénomènes du mouvement à
l’intérieur du domaine de l’intelligibilité géométrique, de telle
sorte que ces phénomènes se trouvent soumis à l’emprise de
la raison géométrique et à une mise en forme déductive sur le
mode des Éléments d’Euclide. Cependant, cette entreprise ne
va pas sans difficultés. Elle se heurte rapidement à des ques-
tions impliquant la considération de l’infini et, bien sûr, là
encore, le retour des paradoxes de Zénon. Comment peut-on
penser la continuité d’un mouvement, le début et la fin d’un
mouvement ? Dans sa chute, le corps passe-t-il par tous les
degrés de vitesse ou bien commence-t-il sa chute avec une vi-
tesse finie comme le pense, par exemple, Mariotte ? Comment
expliquer la variété des mouvements accélérés, doit-on avoir,
comme le suggèrent certains atomistes, recours à un mélange
de mouvement et de repos ? Autant de questions qui ne trou-
veront finalement une réponse mathématique qu’au début du
XVIIIe s., avec l’algorithmisation de la cinématique. Les ques-
tions de mouvement sont alors susceptibles d’être réduites
à de simples procédures de différentiation et d’intégration,
procédures dont il faut encore assurer les fondements.

Michel Blay

✐ 1 Galilée, Discours et Démonstrations mathématiques concer-


nant deux sciences nouvelles, publiés à Leyde en 1638, traduc-
tion Maurice Clavelin, A. Colin, 1970, PUF, 1995, p. 26.

2 Descartes, R., Principes de la philosophie, Amsterdam, 1644,


traduction française par l’abbé Picot, 1647.

Voir-aussi : Blay, M., Les raisons de l’infini. Du monde clos à


l’univers mathématique, Gallimard, Paris, 1993.

Boyer, C.B., The History of the Calculus and his Conceptual


Development, Dover, 1949 et 1959.

Brunschvicg, L., Les étapes de la philosophie mathématique


(1912), Blanchard, Paris, 1972.

Caveing, M., Zénon d’Élée, Proligomène aux doctrines du conti-


nu. Étude historique et critique des fragments et témoignages,
Vrin, Paris, 1982.

Couturat, L., De l’infini mathématique (1896), Blanchard, Paris,

1973.

Desanti, J.-I., La philosophie silencieuse ou critique des philoso-


phies des sciences, Seuil, Paris, 1975.

Houzel, Ch., Philosophie et Calcul de l’infini, en collaboration


avec J.-L. Ovaert, P. Raymond et J.-J. Sansuc, Maspero, Paris,
1976.

Koyré, A., Du monde clos à l’univers infini, Gallimard, Paris,


1973. Première édition, PUF, 1962 ; première édition en langue
anglaise, 1957.

Lévy, T., Figures de l’infini, les mathématiques au miroir des


cultures, Seuil, Paris, 1987.

! ABSOLU, AGRÉGAT, ALGORITHME, CALCUL, CINÉMATIQUE,


INDÉFINI, MOUVEMENT, TOTALITÉ

MATHÉMATIQUES

1. Au sens usuel, se dit d’un ensemble qui n’est pas fini,


c’est-à-dire qui ne peut être mis en correspondance biu-
nivoque avec aucun ensemble borné d’entiers naturels.
– 2. Au sens de Dedekind, se dit d’un ensemble qui peut
downloadModeText.vue.download 573 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

571

être mis en correspondance biunivoque avec l’une de ses


parties propres ; ainsi, l’ensemble N des entiers naturels
est infini en ce sens, puisque l’application n ! 2n est une
bijection de N sur l’ensemble des nombres pairs.

Inaugurée par Cantor 1 dans les années 1870, la théorie des


cardinaux transfinis (lesquels « mesurent » la taille des en-
sembles infinis à la façon dont les nombres entiers mesurent
celle des ensembles finis) admet comme caractéristique une
propriété que Galilée 2 avait, en son temps, jugée paradoxale,
à savoir que les ensembles infinis ont même « nombre » d’élé-
ments que certaines de leurs parties strictes. Deux ensembles
infinis sont considérés comme « équipotents », ou ayant même
« puissance », ou même « cardinal », lorsqu’il existe une bijec-
tion de l’un sur l’autre. Cette relation d’équipotence géné-
ralise la notion habituelle : appliquée aux ensembles finis,
elle est satisfaite par ceux qui ont même nombre d’éléments
et par eux seuls. On établit, par un argument diagonal as-
sez simple, qu’il y a plusieurs types d’infini : à côté des en-
sembles « dénombrables », qui ont le même cardinal, noté ℵ
(« aleph-zéro »), que l’ensemble des nombres entiers, d’autres
ensembles, comme celui des nombres réels, ont la « puissance
du continu ». De façon plus générale, la hiérarchie ascendante
des cardinaux transfinis se poursuit sans limites, puisque l’en-
semble des parties d’un ensemble donné est toujours d’une
puissance supérieure à celle de l’ensemble d’origine.

Jacques Dubucs

✐ 1 Cantor, G., « Ein Beitrag zur Mannigfaltigkeitslehre » (1878),


in Abhandlungen mathematischen und philosophischen Inhalts
(E. Zermelo éd.), pp. 119-133, Leipzig, Hildesheim, Georg Olms
Verlag, 1966.

2 Galilée, G., « Dialogue des sciences nouvelles » (1638), in Dia-


logues et lettres choisies (P.H. Michel éd.), p. 255 sq, Paris, Édi-
tions Hermann, 1966.

! DIAGONAL (ARGUMENT)

INFINITÉSIMAL (CALCUL)

! CALCUL

INFORMEL

Terme d’apparition tardive (milieu du XXe s.) qui désigne un type


d’art, souvent matiériste, qui tend à la non-représentation de formes
reconnaissables.

ESTHÉTIQUE

Catégorie esthétique mise en oeuvre pour rendre

compte d’une tendance présente dans tout l’art du XXe s.


et, plus précisément, d’un courant pictural qui s’est déve-
loppé en Europe, en Amérique du Nord et au Japon après
1945, l’« art informel ».

M. Tapié introduit le terme dans le vocabulaire de la critique


d’art en 1951, en référence à certaines oeuvres du peintre
C. Bryen. Paulhan le reprend en 1961. Organisées par Tapié,
deux expositions – Véhémences confrontées (1951) et Signi-
fiants de l’informel (1952) – marquent l’entrée en scène de

l’art informel 1. Il s’agit de défendre l’idée d’un « art autre », re-


groupant des artistes tels que Bryen, Wols, Dubuffet, Fautrier,
etc. Ceux-ci rejettent la peinture figurative et formaliste tra-
ditionnelle, au profit d’un mode d’expression guidé par le
brouillage volontaire des formes et une forte sensibilité au
matériau : hautes pâtes, textures et matériologies de Dubuf-
fet, empâtements et écrasis de Fautrier, etc. L’artiste informel

n’a pas pour fonction de reproduire ou d’imiter ; il ne se plie


à aucun sens prédéterminé, mais s’abandonne aux propriétés
du matériau, au lacis et à l’indécision des formes. Dès 1945,

Paulhan s’était intéressé aux peintres de la nouvelle géné-


ration. Il étend d’ailleurs le terme à des oeuvres antérieures
(comme les oeuvres cubistes de Braque et de Picasso) qui
contiennent déjà l’essentiel de la remise en cause et de la
destruction de la forme figurative 2. Le terme servira bientôt à
désigner les recherches d’autres peintres, comme les automa-
tistes canadiens (Borduas, Riopelle) ou l’abstraction lyrique
américaine (Pollock, Kline, De Kooning, etc.). Une forte

tendance à l’abstraction, l’abandon de tout projet par trop


préalable, l’influence de la calligraphie extrême-orientale, le
goût pour l’aléatoire, la recherche de formes et de matériaux
incongrus, la prééminence du geste sur le concept, telles sont
les caractéristiques de cet art dit informel.

L’informel renverrait au « fantasme d’une matière indé-

terminée » 3, ne pouvant (à ce titre et comme tel) s’insérer


dans une « histoire des formes ». Il fait partie de ces concepts
négatifs dont est friande la pensée sur l’art de la fin du XXe s.
L’informel est parfois rapproché du concept d’« informe »,
tel qu’il fut défini par Bataille, dans la revue Documents en
1929. Informe : « terme servant à déclasser » ; « affirmer que
l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à
dire que l’univers est quelque chose comme une araignée
ou un crachat » 4. La notion d’informe comporte pour Bataille

une dimension d’horreur, de monstruosité et d’obscénité qui


rejaillira parfois en retour sur celle d’informel, renvoyant alors
au caractère « innommable » de certaines des productions de
l’art de ce siècle (Beuys, l’arte povera, etc.).

L’informel se définit le plus souvent de manière négative,


comme ce qui s’oppose à la forme. La difficulté qu’il y a à
penser cette notion n’a pas échappé à ses utilisateurs et fait

partie de son acception. U. Eco pousse plus loin la critique

en considérant l’informel comme une fantasmagorie, la lec-

ture de l’oeuvre ne pouvant, dans cette perspective, échapper


selon lui à toute forme de lyrisme 5. L’oeuvre « informelle »
semble en effet échapper à la possibilité d’une interprétation
de type sémiologique.

▶ Le terme est désormais utilisé dans la multiplicité des ac-

ceptions précédentes. Il sert à désigner cette aventure de l’art


informel qui voit le jour après 1945 mais permet aussi de
rendre compte de ces « matériaux innommables » (très sou-
vent liés au corps) que les artistes n’ont cessé d’employer

depuis la Seconde Guerre mondiale. Le terme recouvre alors


l’équivalent d’une catégorie esthétique, permettant d’ébau-
cher cette taxinomie de formes et de matériaux non recon-
naissables, qui avait auparavant été jugée impossible par les
tenants de l’art informel 6. Il permet alors d’étendre la notion
à l’ensemble de l’histoire de l’art moderne et de prendre en

compte toutes ces qualités de la matière (mollesse, élasti-


cité, fluidité) que ne permettait pas de penser l’esthétique
rationaliste.

Florence de Mèredieu

✐ 1 Tapié, M., Un art autre (1952), in Abadie, D., Un art autre,


un autre art : les années 1950, Artcurial, Paris, 1984.

2 Paulhan, J., L’art informel, Gallimard, Paris, 1962.

3 Damisch, H., Encyclopaedia Universalis, article « informel »,


Paris, 1968, p. 1024.

4 Bataille, G., Documents (1929), no 7, rééd. in OEuvres com-


plètes, t. 1, Gallimard, Paris, 1970, p. 217.

5 Eco, U., L’oeuvre ouverte, Seuil, Paris, 1965.


downloadModeText.vue.download 574 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

572

6 Mèredieu F. de, « L’informel », in Histoire matérielle et immaté-


rielle de l’art moderne, Larousse, Paris, 1999.

! FORMEL, IMMATÉRIEL, MATÉRIAU

INFRASTRUCTURE / SUPERSTRUCTURE

En allemand Basis, Überlau.

POLITIQUE

Concepts fondamentaux de la conception marxienne


et marxiste de l’histoire (« matérialisme historique »),
qui repose sur la détermination en dernière instance par
l’économique.

À partir de l’Idéologie allemande (1845), Marx estime que


« la production des idées, des représentations et de la
conscience est d’abord directement et intimement mêlée à
l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes » 1.
Dans la Contribution à la critique de l’économie politique, il
parle plus précisément de la « structure économique de la
société », constituée par les rapports de production. Celle-ci
est « la base concrète sur laquelle s’élève une superstruc-
ture juridique et politique et à laquelle correspondent des
formes de conscience sociales déterminées. Le mode de pro-
duction de la vie matérielle conditionne le processus de vie
sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la
conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inver-

sement leur être social qui détermine leur conscience » 2. Il


ne faut pas pour autant faire de la superstructure un simple
reflet ; la conscience s’explique « par les contradictions de la

vie matérielle »3 et traduit ces contradictions dans son propre


langage, selon ses propres catégories. Aussi la superstructure
possède-t-elle une autonomie relative, qui se traduit par un

rythme de transformation propre.

Gérard Raulet

✐ 1 Marx, K., l’Idéologie allemande, Paris, Éd. Sociales, 1968,


p. 50.

2 Marx, K., Contribution à la critique de l’économie politique,


Paris, Éd. Sociales, 1972, p. 4.

3 Ibid., p. 5.

! IDÉOLOGIE, PRODUCTION (RAPPORTS DE)

INGENIUM

Du latin, préfixe in-, « dans », et base gen-, dont procède le verbe


genere,
forme archaïque de gignere, « engendrer ».

GÉNÉR., MORALE, ANTHROPOLOGIE

Qualités innées, nature aussi bien des hommes que des


choses ; dispositions naturelles d’un être humain, tempéra-
ment, nature propre, caractère ; dispositions naturelles de

l’esprit, dispositions intellectuelles ; invention, inspiration.

L’extrême complexité de ce terme tient, d’abord, au manque


d’équivalent strict en français (on hésite à le traduire par « na-
turel, génie, esprit, complexion », selon l’occasion), puis à la
double signification originelle du terme : le latin classique
l’employait déjà tantôt comme « complexion, nature », c’est-à-
dire « dispositions corporelles » ; tantôt comme « dispositions
intellectuelles », par opposition à celles du corps. Ainsi, si le

second sens est issu du premier, on le voit très vite s’en éloi-

gner, voire s’y opposer.

Cependant, au XVIe s., des penseurs espagnols et italiens,


et plus particulièrement Vives et Huarte, s’attachent à penser

un réel enracinement des capacités intellectuelles dans les


corporelles. L’ingenium devient, pour eux, la force de l’en-

tendement se manifestant nécessairement au moyen du corps


dans lequel l’âme rationnelle est enfermée. Ainsi, l’ingenium
n’étant pas une faculté de l’âme rationnelle, mais un mode de

fonctionnement créatif des facultés intellectuelles de celle-ci,

il ne concurrence aucunement la raison et n’a pas de place


dans la topographie de l’âme. En outre, l’enracinement cor-
porel des facultés intellectuelles permet d’expliquer les diffé-

rences existant entre les individus, et d’appliquer chacun aux


études qui lui conviennent le mieux (Huarte). Cette dimen-
sion corporelle disparaît au XVIIe s. (malgré des exceptions

telles que Spinoza, pour qui l’ingenium permet de penser


l’individuation et des hommes et des États) pour laisser la
place à la seule dimension intellectuelle, comprise comme
faculté de pénétration, apte à découvrir les relations cachées

entre les choses, à créer des jeux de mots, des pointes (Gra-

cián, Tesauro). Ainsi, le terme français « engin », qui recou-


vrait à peu près le sens d’ingenium, disparaît au XVIIe s, et
Vico d’affirmer, un siècle plus tard, que la langue française,
de nature analytique et critique, ne peut avoir de terme pour
dire ingenium, une faculté mentale « synthétique et créatrice »
qu’elle ne possède pas 1.

Marina Mestre

✐ 1 Vico, G., « De nostri temporis studiorum ratione », « La mé-

thode des études de notre temps », 1708, trad. A. Pons in Vie


de Giambattista Vico écrite par lui-même, p. 244, Grasset, Paris,
1981.

! ÂME, INNÉ

INHIBITION

Du latin inbibere, « arrêter, retenir ». En allemand, Inhibition et


Hemmung.

Du verbe hemmen, « ralentir, s’arrêter, inhiber ».

PSYCHANALYSE

Processus qui détourne la pulsion de son but, la satisfac-

tion sexuelle, et qui crée d’autres modes d’investissement :

tendresse, amitié, liens sociaux. Par ailleurs, interruption


d’une fonction psychosexuelle.

Les situations où une fonction psychosexuelle (nutrition, co-

pulation, travail, etc.) est arrêtée sont élucidées comme acti-

vité du Je (moi) 1, qui bloque une motion pulsionnelle, par


crainte d’un conflit, sans création psychique – formation de
substitut –, comme en cas de refoulement. Deuil et dépres-

sion créent des inhibitions par défaut d’énergie psychique

disponible.

Dépendant du refoulement de la sexualité infantile, l’inhi-


bition quant au but constitue un début de sublimation. Le
terme « défense » souligne que toute formation psychique
résulte d’une dynamique de conflit et comporte une action

inhibitrice : neurophysiologie et psychanalyse s’accordent.

▶ L’activité psychique proprement dite est une incessante

invention de compromis compliqués et créateurs, entre l’im-

médiateté de l’acte (pulsionnel) et le simplisme de l’inhibition

(du Je).

Michèle Porte

✐ 1 Freud, S., « Inhibition, symptôme, angoisse » (1926), in

OEuvres complètes psychanalytiques, XVII, PUF, Paris, 1992,


pp. 203-286.

! ANGOISSE, DÉFENSE, SUBLIMATION


downloadModeText.vue.download 575 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

573

INNÉ
Du latin innatus « né dans ».

GÉNÉR., PHILOS. CONN.

Ce qui, étant de naissance, est attribut naturel d’un être.

Dans son sens le plus général, inné s’oppose à acquis, de

sorte que le couple forme le cadre conceptuel à l’intérieur


duquel il est possible de se demander s’il existe une nature
humaine, ou si tout en l’homme est culturel. En ce sens,
l’innéisme s’oppose au réductionnisme biologique, en postu-

lant que l’on peut trouver des caractères qui ne peuvent être

expliqués par le jeu mécanique des organes : le langage, la

pensée, seraient la marque de l’exception humaine dans le


règne naturel.

Spécialement, inné qualifie en philosophie une classe

d’idées, dont on pose qu’elles existent dans notre esprit sans


avoir été dérivées d’aucune expérience préalable. Bien que le

mot ne se trouve pas chez Platon, c’est lui qui élabore la pre-

mière doctrine des idées innées : avant son incarnation dans

un corps, l’âme a déjà une connaissance complète des idées.


L’incorporation masque une grande partie de ce savoir, mais

un travail d’anamnèse suffit à le dévoiler, et du même coup

démontre l’existence d’un savoir antérieur à notre naissance.


La question est alors de savoir en quoi consiste ce savoir vir-
tuel : le Ménon présente un cas de réminiscence de principes
mathématiques et de règles de déduction 1. Les idées innées
sont des principes : elles ne forment pas en elles-mêmes une
connaissance actuelle et particulière, mais elles fondent la
possibilité d’un savoir véritable. L’expérience ne nous pré-
sente que des exemples, et ne suffit pas à la connaissance,
dit Leibniz : on ne peut parler de connaissance qu’en vertu
de principes dont la preuve ne dépend pas du témoignage

des sens 2.

Quelle est l’ampleur de ce qui en nous est inné ? Descartes


les réduit à quelques-unes, mon existence personnelle, celle

de Dieu, et quelques propositions logiques : il y aurait ainsi

un socle d’idées spontanées et vraies, qui rend possible la

découverte de vérités ultérieures par déduction 3. Pour Leib-

niz au contraire, c’est l’ensemble des affections de l’âme qui

sont spontanées : rien n’entre dans la monade, tout y est


donné d’emblée par la toute-puissance divine 4. Cela signifie,

aux yeux de Kant, que c’est dans l’entendement lui-même

qu’il convient de chercher l’origine des lois de la pensée 5.

Toutefois, il ne faut pas confondre inné et a priori : que

les concepts par lesquels nous pensons l’expérience ne pro-

viennent pas d’elle ne signifient pas qu’ils sont innés au sens

où nous les posséderions d’emblée avec toutes leurs détermi-

nations. En réalité ils sont acquis, mais selon une « acquisition


originaire » 6.

Sébastien Bauer

✐ 1 Platon, Ménon, 82 a et suiv., trad. L. Robin 1950, in OEuvres

Complètes I, NRF-Gallimard, Paris.


2 Leibniz, G., Nouveaux essais sur l’entendement humain,

Avant-Propos, édition 1990, GF-Flammarion, Paris.

3 Descartes, R., Méditations métaphysiques, méditation 3ème, éd.

1992, GF-Flammarion, Paris.

4 Leibniz, G., Système nouveau de la nature et de la commu-

nication des substances, § 14, éd. 1994, GF-Flammarion, Paris.

5 Kant, E., Essai pour introduire en philosophie le concept

de grandeurs négatives, 3ème section, trad. J. Ferrari 1980, in


OEuvres philosophiques I, NRF-Gallimard, Paris.

6 Kant, E., Sur une découverte selon laquelle toute nouvelle cri-
tique de la raison pure serait rendue inutile..., trad. A. Dela-
marre 1985, in OEuvres philosophiques I, NRF-Gallimard, Paris.

! ACQUIS, IDÉE, INGENIUM, INSTINCT, NATURE

INSPIRATION

Du latin in-spirare, « insuffler ».

GÉNÉR., PHILOS. RELIGION, ESTHÉTIQUE

Souffle susceptible d’emplir et d’animer l’âme ou


l’esprit, ou idée qui illumine l’esprit. La notion sollicite la
réflexion, non seulement comme objet dont la philosophie

a cherché à rendre compte depuis l’Antiquité, mais aussi


comme expérience vive de certains philosophes.

Si l’Antiquité grecque 1 invoque l’inspiration des Muses, la no-


tion se cristallise dans les textes platoniciens 2 sous la double
figure de l’aimantation du rhapsode Ion, possédé par le dieu
qui le meut, et de la mania, folie bénéfique dispensée par
les dieux dans quatre domaines : mantique, teléstique, poé-
tique, érotique. Toutes deux contribuent à fixer durablement
le modèle d’une inspiration divine qui l’emporte sur toute
technique et transcende celui qui en est le docile vecteur. Ce
modèle sera prégnant dans le domaine des arts et utilisé pour
expliquer à la fois la puissance créatrice de l’artiste, son ins-
trumentalisation par une force supérieure et la propagation
de l’inspiration par sa médiation jusqu’au spectateur aimanté
à son tour. Les textes platoniciens ont nourri également la
réflexion religieuse du judaïsme hellénique, puis du christia-
nisme, et fourni ainsi le cadre d’appréhension d’une parole
prophétique et d’une Écriture inspirée.

L’histoire de la notion témoigne cependant d’interroga-


tions récurrentes. L’inspiration résulte-t-elle nécessairement
d’une puissance transcendante ? Échappe-t-elle à toute ratio-
nalité ? Le Problème XXX, attribué à Aristote 3, propose une
étude des déterminations physiologiques en lieu et place
d’une théorie de l’élection divine. Ce n’est pas le souffle du
dieu mais une complexion d’humeur mélancolique qui sus-
cite l’élan poétique. La bile noire échauffée pousse à sortir
hors de soi, ce qui facilite une propension à imiter et une
mobilité imaginative. Cette conception du génie mélanco-
lique aura une grande influence sur la Renaissance italienne
et l’histoire de l’art en général 4. Elle a contribué à élargir et à
déplacer la question de l’inspiration d’un plan transcendant à
un plan immanent, à souligner qu’une sourde continuité est
à l’oeuvre dans ce qui apparaît comme une brusque révéla-
tion, à mettre en valeur la vivante relation d’échange entre
intérieur et extérieur, identité et altérité, passivité et activité.

Or ces interrogations et déplacements ne sauraient être


un simple objet de curiosité périphérique pour la réflexion
puisque certains philosophes ont éprouvé la puissance de
l’inspiration dans leur propre démarche. Les textes platoni-
ciens décrivaient déjà Socrate à l’écoute d’une voix démo-
nique, ou sacrifiant tout pour rester à l’affût des pensées qui
lui venaient ; ils indiquaient également que l’illumination
peut advenir soudainement au terme d’une progressive initia-
tion ou d’un commerce répété avec la matière même du sa-
voir. L’histoire de la philosophie est émaillée de ces tensions
reconnues entre la patience antérieure d’une quête et ce qui
surgit de manière impérieuse, entre ce surgissement inédit
et le long travail qui en résulte. L’embrasement de joie et de
pleurs que connut Pascal dans la révélation du 23 novembre
1654 ne dicte pas l’écriture du seul Mémorial mais encore
downloadModeText.vue.download 576 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

574

celle des Provinciales et des Pensées 5. Et l’ancrage dans une


inspiration décisive ne relève pas toujours d’une expérience
mystique. Descartes attribue trois de ses rêves (10 novembre
1619) à « l’esprit de vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors
de toutes les sciences par ce songe » et y voit une préfigura-
tion de sa vie à venir 6. À la lecture du sujet proposé par l’Aca-

démie de Dijon, Rousseau est saisi d’« une inspiration subite »

qui l’incite à composer le Discours sur les sciences et les arts

et décide de son devenir 7. L’apparente passivité se convertit

en activité réfléchie, la discontinuité éprouvée initialement

commande un persévérant labeur et l’élaboration ordonnée

d’une oeuvre.

▶ La conception de l’inspiration ne saurait se limiter au


constat d’une illumination surnaturelle qui débouterait la
rationalité de ses prétentions et ferait du sujet le docile vec-
teur d’une puissance transcendante. Elle requiert donc qu’on
s’attache à comprendre avec rigueur comment la rationalité
se nourrit et s’inspire de ce qui la déborde et la fonde.

Marianne Massin
✐ 1 Homère, Odyssée, trad. V. Bréard, éd 1955, Gallimard, Paris.

2 Platon, Ion (533d-536e), Banquet (201a-212a), Phèdre (244a-

256e), trad. L. Robin, 1950, NRF-Gallimard, Paris.

3 Aristote, Problème XXX, « L’homme de génie et la mélancolie »,

trad. J. Pigeaud, Rivages, Paris, 1988.

4 Klibansky, R., Panofsky, E., et Saxl, F., Saturne et la mélanco-

lie, 1964, trad. F. Durand-Bogaert et L. Evrard, Gallimard, Paris,

1989.

5 Pascal, B., Mémorial, in OEuvres complètes (p. 618), Seuil, Paris,

« l’Intégrale », 1963.

6 Descartes, R., « Olympiques », récit de Baillet, in OEuvres phi-

losophiques, 1618-1637, t. I, pp. 53 à 61, Garnier, Paris, 1963.

7 Rousseau, J.-J., Lettre du 12 janvier 1762 à M. de Malesherbes

et les Confessions, livre VIII.

Voir-aussi : Chalier, C., l’Inspiration du philosophe, Albin Michel,

Paris, 1996.

Ricoeur, P., Lectures III, Aux frontières de la philosophie, Seuil,

Paris, 1994.

! CONVERSION, ENTHOUSIASME, RAVISSEMENT

INSTANT

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. SCIENCES, HIST. SCIENCES

Très petit espace de temps ; moment présent.

Aristote part de l’expérience du temps, celle qui se donne

dans le mouvement uniforme du ciel, tout comme celle qui

accompagne tout mouvement, dont on dit à juste titre qu’il

prend un certain temps pour s’effectuer. Aristote se heurte

aux apories du temps. Ces dernières révèlent le caractère

impensable du temps, saisi nécessairement par le recours au

moyen indirect de son expérience. Ce qui est le plus diffici-


lement pensable, c’est le statut de l’instant, to nun. Celui-ci
est limite, bordure entre passé et futur ; il n’est donc pas
analysable en termes de substance. La question ontologique
générale cède le pas à l’apode même de l’instant, puisqu’on
ne peut construire de l’être à partir de ce qui n’est pas. Cette
problématique de la substance rejoint celle de la réalité du
temps et atteint, à coup sûr, le problème de la mesure du
temps, puisque c’est à partir d’une compréhension du temps
comme succession d’instants qu’on peut accéder à la mesure.

Temps et mouvement se mesurent l’un l’autre, même si cette


opération ne se fait pas de façon symétrique.

Le temps n’est donc pas substantialisable à partir de l’ins-


tant (ou du « maintenant ») considéré comme partie. C’est ici
que s’infléchit, sans pour autant se dissoudre, l’orientation
ontologique de l’investigation aristotélicienne. Si le main-
tenant semble bien posséder une certaine épaisseur d’être,
celle-ci n’est pas généralisable, car ni le futur ni le passé ne

possèdent (selon leur notion commune 1) de réalité. Mais ce


n’est pas un défaut du présent / instant que de tendre à ce
statut de simple limite tout en demeurant essentiellement
quelque chose d’assignable. C’est, en effet, le seul moyen
mis à notre disposition pour pouvoir encore parler du temps.
Si le maintenant n’est rien, alors le temps n’a pas d’être, lui
non plus. Si le maintenant dure, persiste, alors il n’y a pas de

temps, mais une éternité immobile, une éternelle présence

à soi où toutes les parties du temps sont pensées ensemble.


L’instant est impensable, parce qu’il ne peut ni être dit néant
ni être dit être. La seule façon de penser le temps, de lui don-
ner hecceïté et forme est de le constituer à partir de l’analyse

de la façon dont il accompagne le mouvement et la percep-


tion que nous en avons, la façon dont il est donné avec ou
est « quelque chose » du mouvement (ti tes kineseos), la façon
dont il est le nombre et est nombre par lui.

Il y aurait donc deux façons de thématiser le temps 2, soit


comme une successivité divisible en instants (on échappe à
la régression par la convention : un instant est défini par telle
périodicité), soit comme un donné qualitativement homo-
gène en toutes ses parties, cadre où s’effectue une certaine
quantité de mouvement.

Le temps peut donc mesurer le mouvement et être mesuré

par lui. C’est alors le mouvement qui est choisi comme unité
mesurante (par excellence, le mouvement circulaire, mais,
par extension, tout mouvement régulier, périodique, que l’on
trouvera dans la nature ou dans l’artifice). Cette déréalisation

de l’instant, par rapport aux parties du temps, est exacte-


ment celle à laquelle on aboutira lorsque viendra le temps de
poser la question suivante : que deviennent les paramètres
ordinaires du mouvement lorsqu’on les saisit dans un ins-
tant ? L’une des réalisations les plus difficiles de la mécanique
classique fut de parvenir à construire la définition, puis la
mesure d’un déplacement, d’une vitesse, d’une accélération
dans un instant 3. Mathématiquement, l’opération se trouva
grandement simplifiée par l’invention d’un outil de dérivation
continue et linéaire : le calculus leibnizien ou le calcul des

fluxions newtonien, au XVIIe s., ont permis que soit élaboré un


véritable algorithme de la cinématique par Varignon 4. Physi-
quement, une grandeur instantanée demeure inscrite dans le

cadre conceptuel forgé par Aristote, puisque l’opération de


downloadModeText.vue.download 577 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

575

mesure du temps dans et par le mouvement aboutit, chez


les physiciens classiques, à l’expression d’une tendance, d’un

effort exprimé dans un nombre, que l’on ne saurait confondre

avec la réalité qui s’y trouve nombrée.

Fabien Chareix

✐ 1 Aristote, Physique, 217 b, ch. 10, in Leçons de Physique, éd.

J.-L. Poirier, Agora-Pocket, Paris, 1991.

2 Dubois, le Temps et l’instant selon Aristote, D.D.B., Paris, 1967.

3 Souffrin, P., « Le concept de vitesse d’Aristote à Galilée », Revue


d’histoire des sciences, XLV / 2-3, 1992, pp. 231-267.

4 Blay, M., les Raisons de l’infini. Du monde clos à l’univers


mathématique, Gallimard, Paris, 1993.

! ARISTOTÉLISME, MÉCANIQUE, MOUVEMENT, TEMPS

INSTINCT

Du latin instinctus, « aiguillon », puis « impulsion ».

GÉNÉR.

1. Au sens strict, tendance héréditaire des animaux à


certains comportements stéréotypés. – 2. Par extension,

impulsion irréfléchie de l’individu humain.

Si tout ce qui est instinctif est inné, l’inverse n’est pas vrai :
un instinct est la cause non d’un mouvement, mais d’un com-
portement, par quoi il manifeste l’adaptation d’une espèce à
un milieu (pour l’école classique) ou la prégnance de formes
fixes de satisfaction des besoins (pour l’école de Lorenz1), et
se distingue d’autres motions innées comme le réflexe.

L’instinct est spécifique, au double sens où il est une spé-


cialisation de l’organisme et où il caractérise une espèce. En
cela, ainsi que le montre Bergson, il s’oppose à l’intelligence
comme l’organique au mécanique, comme le nécessaire au
libre, comme l’intérieur de la vie elle-même à son extériori-
sation : l’instinct « ne fait que continuer le travail par lequel
la vie organise la matière 2 ». De là une impossibilité pour
l’intelligence de rendre totalement raison de l’instinct, qui se
vit davantage qu’il ne s’explique.

Pour cette raison, l’instinct est un concept qui a été extra-


polé aux activités humaines que l’on ne peut ou refuse de
réduire à leur composante rationnelle. Il devient ainsi chez
Nietzsche un quasi synonyme du génie, comme explication
d’une activité créatrice incomparable, opposée à la séche-
resse mécanique de l’intelligence discursive. Mais le concept
subit ce faisant deux distorsions majeures : d’une part il
devient culturel, puisqu’il désigne une habitude incorporée,
un processus de dressage aboutissant à la naissance d’une

« seconde nature 3 », et d’autre part il peut caractériser aussi

bien un groupe (instinct aristocratique ou plébéien) qu’une


exception individuelle : « chez moi, [l’athéisme] se conçoit
d’instinct 4 ».

▶ Concevoir qu’en l’homme, ce que l’on appelle instinct est


en réalité institué, c’est non seulement dire que « l’homme
n’a pas d’instincts, il fait des institutions », mais c’est aussi
comprendre l’instinct comme étant « à la croisée d’une double
causalité 5 », individuelle et spécifique : un tel concept tourne
certes le dos à son origine éthologique, mais il permet de
réduire la charge idéologique de la réflexion sur le poids du

naturel et du culturel en l’homme.

Sébastien Bauer

✐ 1 Lorenz, Essai sur le comportement animal et humain, tra-


duction 1970, Seuil, Paris.

2 Bergson, H., L’évolution créatrice, édition 1994, Presses Uni-


versitaires de France, coll. « Quadrige », Paris, chap. II, spécia-
lement pp. 166 sq.

3 Nietzsche, F., Fragments posthumes de 1881, trad. P. Klos-


sowsky 1967, NRF Gallimard, Paris, OEuvres Philosophiques

Complètes, tome V, 11 [130] p. 357.

4 Nietzsche, F., Ecce Homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 1, trad.


J.C. Hémery 1974, NRF Gallimard, Paris, OPC Tome VIII p. 258.

5 Deleuze, G., Introduction à Instincts et institutions, 1954, Ha-

chette, pp. VIII à XI.

! ANIMAL, ESPÈCE, GÉNIE, INSTITUTION, INTELLIGENCE, NATURE,

PULSION

INSTITUTION

Du latin instituere, « fonder », « établir », via institutio, «


arrangement ».

MORALE, POLITIQUE

Structure sociale durable, remplissant une fonction

publique de modèle et de régulation des pratiques dans


la cité.

Pour Aristote, l’homme n’échappe définitivement à l’anima-


lité qu’en devenant un être politique : c’est l’institution des
moeurs collectives, en tant que leur accession à une forme
publique, reproductible et opposable au naturel ou à l’étran-
ger, qui fait l’humanité des hommes. Plus particulièrement,
deux institutions sont fondatrices de la mise en commun des

sentiments : le logos et la cité 1.

La question se pose de savoir si ces institutions sont de


pures conventions artificielles, ou si elles reflètent dans le
monde humain un ordre naturel qui le fonde. Contre les
sophistes soutenant que toutes les institutions humaines,
comme la justice, sont le reflet de « ce que les citoyens ont
décidé en convenant ensemble de ce qu’il faut faire ou ne pas
faire 2 », Aristote maintient la naturalité des institutions (dont
le mariage et l’esclavage) au prix d’un finalisme anthropocen-
trique : s’il existe des institutions, c’est parce que la nature ne
fait rien en vain, et que l’homme est doué de caractères qui
le différencient des animaux et le poussent naturellement à
interposer des moyens artificiels entre la nature et lui.

Une institution libère de la pression des besoins naturels,


mais elle est elle-même un système organisé de contraintes.
La contrainte en est même selon Durkheim le signe distinctif 4.

Il faut alors se demander comment les institutions se main-


tiennent dans le temps : non seulement par quels moyens,
mais aussi sous quelle forme. En effet, la liberté instituée par
le premier législateur ne peut durer sans soutien : c’est ainsi
par exemple que Machiavel avertit que la liberté originelle-
ment instituée par l’État se perdra si la vertu politique n’est

pas cultivée 5. C’est ainsi encore que l’éducation devient une

institution centrale, et représentative de l’ambiguïté de toutes

les autres : chargée de prolonger dans le temps les effets du


geste fondateur du premier législateur, elle ne peut le faire
qu’en contraignant ceux qu’elle libère. Elle est un ensemble
de moyens libératoires, mais un ensemble de moyens qui
tend à se constituer en fin.

▶ Il est alors inévitable, et sans doute sain, que toute ins-


titution soit l’objet d’attaques et de condamnations : non
seulement parce qu’étant une forme de stabilisation ou de
ralentissement des sentiments et des habitudes 6, se pose pé-

riodiquement le problème de sa réforme, mais aussi parce


qu’elle tend d’elle-même à se réduire à la force pure : le
downloadModeText.vue.download 578 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

576

risque est alors grand d’anomie, c’est-à-dire d’effondrement


de l’ordre institutionnel par épuisement de sa légitimité 7.

Sébastien Bauer

✐ 1 Aristote, La politique, I,2 1253 a, trad. J. Tricot, 1962, Vrin,

Paris.

2 Hippias, in Xénophon, Les mémorables, IV, 4, 13.

3 Deleuze, G., Introduction à Instincts et institutions, 1954, Ha-


chette, pp. VIII à XI.

4 Durkheim, E., Règles de la méthode sociologique, éd. 1988,


Champs Flammarion, Paris.

5 Machiavel, N., Discours sur la première décade de l’histoire de


Tite-Live, 406.

6 Burke, E., Réflexions sur la Révolution en France, trad. P. Ray-


naud 1989, Hachette, Paris.

7 Durkheim, E., Le suicide, éd. 1960, PUF, Paris.

! ETHOS, ÉTAT, NATURE

INTELLECTION
Du latin intellectio.

PHILOS. CONN.

Acte de connaître par l’entendement pur ce qui ne re-


lève pas de la sensibilité ou de l’expérience.

On appelle intelligible ce qui ne peut être saisi que par l’in-


tellect, c’est-à-dire par la faculté de connaître par concepts.
Pour que l’on puisse parler d’intellection, il n’est pas néces-
saire de poser, comme Platon, l’existence d’un monde sépa-
ré d’essences intelligibles : il suffit de montrer l’impossibi-
lité pour l’expérience sensible de donner lieu, seule, à une
connaissance.

C’est ainsi que l’intellection devient dans la philosophie


moderne l’acte qui sépare les empiristes des innéistes :
comme le montre Descartes, connaître passe certes par la
rencontre d’une chose par le moyen des sens, mais rien de ce
que nous transmettent nos sens ne nous permet d’identifier
la chose, de la faire « distinctement connaître », puisque tout
ce que nous percevons est sujet au changement. Et puisque
ce n’est pas l’imagination qui nous fournira le concept par le
moyen duquel nous pourrons connaître, il faut en conclure
à l’existence en nous d’une faculté innée d’« inspection de
l’esprit » 1. L’intellection est alors une faculté de viser la subs-
tance (res extenso) parce qu’elle est faculté de se viser comme
substance (cogito).

« Mais ces substances sont aussi des essences dans l’es-


prit divin : comme objets de l’intellection divine, elles sont
intégralement intelligibles. Le monde est en effet selon cette
doctrine « intelligé » avant que d’être : si, contrairement à Des-
cartes, on considère que le principe de raison qui le structure
est accessible à notre propre pensée, alors l’univers entier
devient de droit l’objet de notre intellection, bien que de fait
Dieu seul, disposant d’un intellection infini, parvienne en un
coup d’oeil à cette intelligibilité absolue » 2.

Mais l’intellect humain ne peut connaître qu’en association


avec la sensibilité. Kant réduit ainsi l’intellection à la seule
activité conceptuelle, incapable d’engendrer à elle seul une
connaissance matérielle. L’activité de l’entendement est ainsi
la simple liaison, sous les concepts qu’il produit, du divers
donné par la sensation, et on peut par là opérer une dis-
tinction entre l’intellectuel et l’intelligible : « Ce qui est intel-
lectuel, ce sont les connaissances qui tout en étant l’oeuvre
de l’entendement concernent également notre monde des

sens ; ce qu’on qualifie d’intelligibles, ce sont des objets en


tant qu’ils peuvent être représentés simplement par l’enten-
dement et qu’aucune de nos intuitions sensibles ne peut s’y

rapporter » 3.

Sébastien Bauer

✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, méditation 4ème,


éd. 1992, GF-Flammarion, Paris.

2 Leibniz, G. W., « Sur la synthèse et l’analyse universelles »


(1683-1686), tr. L. Clauzade et J.-B. Rauzy, dans Recherches gé-
nérales sur l’analyse des notions et des vérités, Paris, PUF, 1998,
p. 135 sq.

3 Kant, E., Prolégomènes, § 34, note 9, tr. L. Guillermit, Paris,


Vrin, 1988, p. 88.

! ENTENDEMENT, IDÉE, NOUMÈNE, SENSIBILITÉ

INTELLIGENCE

PSYCHOLOGIE

Ensemble des fonctions psychologiques d’adaptation


pratique aux situations nouvelles qui mobilisent des com-
pétences abstraites dans le traitement des problèmes.

Notion à réduire par excellence dans une analyse psycholo-


gique, l’intelligence a été historiquement appréhendée, de

façon informelle, par opposition à deux notions également


vagues : l’instinct, qui a une valeur adaptative pratique mais
n’exige pas de capacités abstraites, et l’automatisme, qui peut
inclure des tâches psychologiques de haut niveau (le calcul),
mais qui exclut la nouveauté. L’intelligence s’est ainsi trouvée
dès le départ l’enjeu d’une théorie matérialiste de la pensée
et, notamment, a été intégrée à la psychologie positiviste par

le biais de la pathologie qui se déduit de sa proximité à ces


deux contraires ; ce fut la démarche de Taine. Binet, en me-
surant un quotient d’intelligence global débarrassé de la réfé-
rence à des facultés mentales et à leur architecture interne, a
définitivement périmé cette façon de voir.

La réduction de l’intelligence à un objet psychologique


normalisé a suivi deux voies. Par l’analyse factorielle (Spear-
man) des tests, la psychométrie a proposé diverses théories
structurelles. Mais le « facteur G » (l’intelligence générale)

dégagé par les tests correspond-il à une réalité mentale, ou,


bien plutôt, à un effet de réalité à l’horizon produit par l’ana-
lyse mathématique ? On peut aussi, à rebours des théories
structurelles (comme les « schèmes » de Piaget, qui supposent
une intégration rigide stade par stade des compétences intel-

lectuelles), envisager l’intelligence en termes de stratégies


cognitives dynamiques. La dimension pratique est capitale,
en ce cas, et l’intelligence non-verbale des animaux un bon
point de repère. Kölher, dans cet esprit, a étudié la maîtrise

des « détours » chez les chimpanzés pour atteindre leurs buts.


Mais si l’on parle alors de « résolution de problèmes », n’est-ce
pas parce que notre modèle explicatif de l’intelligence ani-

male s’y réfère et en projette la réalité dans l’objet modélisé ?


Et comment négliger l’anthropomorphisme foncier de notre
idée d’une intelligence autre que la nôtre ?

Si l’on objecte que la définition psychologique de l’intel-


ligence est obérée par celle des attentes sociales relatives

aux aptitudes requises (c’est une disqualification tradition-


nelle des tests de QI), on peut répondre en dégageant chez
l’animal le degré de complexité minimale exigé pour traiter

les informations pertinentes pour un plan d’action. Les bases

sensori-motrices de l’intelligence (Piaget) ont ici une fonc-


downloadModeText.vue.download 579 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

577

tion cardinale. Car sans qu’ils jouissent de la pensée abstraite


humaine, on est obligé d’attribuer aux animaux l’usage de
formats quasi représentationnels (donc quasi abstraits) pour
traiter les perceptions, quand ils sont confrontés à la pression
de la sélection naturelle. Étendu à l’homme, le jeu de ces mo-
dules cognitifs donne une base individuelle stricte à l’intelli-
gence, base que présuppose sa vie de relation. On peut aussi,
en même temps ; mimer l’intelligence au moyen de « moteurs
d’inférences » logiques et informatiques, et la comparer à des
déficits connus. Le biais sociologique est ainsi réduit.

▶ Il reste qu’on peut se demander si l’application uniforme


du terme d’intelligence à des processus mentaux si différents
puise sa légitimité ailleurs que dans l’espoir de donner un
objet fédérateur à des techniques de mesure et de contrôle
des performances en situation instable, techniques qui en

disent long sur notre situation historique et anthropologique.

Pierre-Henri Castel

✐ Martin, O., la Mesure de l’esprit, Paris, 1997.

Piaget, J., Naissance de l’intelligence chez l’enfant, Paris, 1994.

Taine, H., De l’intelligence, Paris, 1870.

! AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE, PSYCHOMÉTRIE

« Les sciences cognitives »

∼ INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
Calque de l’anglais artificial intelligence.

LOGIQUE, PHILOS. ESPRIT

Champ pluridisciplinaire ayant pour objet la simulation


au moyen de machines informatiques des comportements
intelligents initialement réservés à l’homme.

Historiquement, l’intelligence artificielle, IA, est née de l’effort


de guerre (décryptage des codes nazis) qui conduisit à l’inven-
tion de l’ordinateur, machine calculant non plus seulement

sur des nombres mais des symboles logiques 1. La pensée lo-

gique, définissable comme un calcul algorithmique (machine


abstraite universelle), recevait une réalisation concrète. D’où
l’idée proposée par Turing d’une « machine intelligente »2 et
d’un test d’intelligence selon lequel une machine pourrait au

cours d’un dialogue deviner le sexe de ses interlocuteurs 3.

La machine informatique peut ainsi simuler l’intelligence


humaine, soit qu’elle ait un comportement semblable à celui
de l’homme (à la différence près des processus internes),
soit qu’on l’utilise pour modéliser les processus cognitifs hu-
mains. Aujourd’hui, les principaux domaines de l’intelligence
sont couverts : traitement automatique du langage naturel
(production / réception, dialogue oral personne / système),
représentation et traitement des connaissances (banques de
données, apprentissage automatique), raisonnement (sys-
tèmes experts, aide au diagnostic et à la décision), vision
(perception, reconnaissance de formes, de visages, etc.), ro-
botique avancée (planification et intervention sur le monde).

La complexité des phénomènes étudiés impose à l’IA une


approche pluridisciplinaire associant étroitement informa-
tique, logique, linguistique, psychologie cognitive, neuros-
ciences, ergonomie et philosophie.

À l’approche cognitiviste héritée de Leibniz, selon laquelle


toute pensée est réductible à un calcul sur des symboles
logiques, a succédé une appréhension connexionniste des
processus subsymboliques en termes d’opérations sur des
unités interagissant en réseaux neuromimétiques. À un autre

niveau, les modules logiciels peuvent être considérés comme


des agents autonomes coopérant à une même tâche dans un
système multi-agents. Cette IA distribuée fournit une modéli-
sation de l’intelligence collective (par exemple certains com-
portements animaux grégaires). Le programme initialement
fixé par Turing à l’IA était ambitieux, il a subi des échecs
retentissants (par exemple de la traduction automatique dans
les années 1950). Sous des formes plus mesurées, bénéficiant
de l’efflorescence des logiques et de la puissance de trai-

tement des nouvelles architectures informatiques (machines

parallèles), il se développe considérablement aujourd’hui,


acquérant un intérêt intellectuel et un poids économique
indéniables.

Denis Vernant

✐ 1 Hodge, A., Alan Turing : the Enigma of Intelligence, Burnett

Books, 1983, trad. Zimmermann, N., Alan Turing ou l’énigme de

l’intelligence, Paris, Payot, 1988.

2 Turing, A., Report to the National Physical Laboratory, 1947. Le


syntagme artificial intelligence fut introduit par Warren McCul-
loch pour le « Dartmouth Summer Research Project on Artificial
Intelligence », qu’il organisa en 1956 et auquel participèrent

notamment M. Minsky, H.-A. Simon, C. Shannon, A. Newell.

3 « Computing Machinery and Intelligence », Mind, 1950,


vol. LIX, no 236, in Alan Ross Anderson, Minds and Machine,

Prentice-Hall, 1964 ; trad. Blanchard, P., « Les ordinateurs et l’in-

telligence » in Pensée et Machine, Seyssel, Champ Vallon, Coll.


Milieux, 1983, pp. 38-67.

Voir-aussi : Andler, D., Introduction aux science cognitives, Paris,


Gallimard, Folio no 179, 1992.

Dupuis, J.-P., Aux origines des sciences cognitives, Paris, éd. La

Découverte, 1994.

! CALCULABILITÉ, CONNEXIONISME, TURING (TEST DE)

« Les sciences cognitives »

INTENSIONNELLE (LOGIQUE)
Du latin médiéval intensio, « magnitude ».
LOGIQUE

Partie de la logique concernée non par l’extension des

termes, mais par leur « compréhension » ou, selon le néo-

logisme proposé au XIXe s. par W. Hamilton, par leur « in-


tension » ; à l’inverse de la logique classique, qui traite sem-
blablement de tous les termes coréférentiels ou de tous les

énoncés de même valeur de vérité, la logique intension-


nelle prend également en considération la manière dont le

réfèrent d’un terme est présenté, ainsi que la proposition

exprimée par l’énoncé.

L’un des objectifs de la logique intensionnelle est de parvenir à


un traitement correct des contextes « opaques », dans lesquels
la substitution de termes coréférentiels est susceptible de
modifier la valeur de vérité des phrases qui les contiennent ;
ainsi, l’on ne peut conclure de OEdipe croyait qu’il épousait

Jocaste à OEdipe croyait qu’il épousait sa mère. La solution

généralement retenue fait intervenir l’extension des termes

incriminés dans un ensemble déterminé de « mondes pos-

sibles » : l’inférence ci-dessus ne serait légitime que si Jocaste

et la mère d’OEdipe étaient le même individu dans toutes les

situations possibles compatibles avec les croyances d’OEdipe.

Jacques Dubucs

! EXTENSION
downloadModeText.vue.download 580 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

578

INTENTIO
Du latin in-tendere, « tendre vers ».

Concept diffusé par le stoïcisme et le néoplatonisme, réélaboré par la


scolastique, à laquelle Brentano et Husserl l’emprunteront (théorie de
l’intentionnalité de la conscience).

PHILOS. ANTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN., MORALE

Exprimant littéralement un état de tension, ce terme,


dans l’Antiquité puis au Moyen Âge, sert à expliquer divers
processus physiques et psychiques, dont l’acte volontaire,
et désigne un mode d’être particulier en acquérant le sens
d’objet de cognition.

Le correspondant grec du latin intentio est epitasis, dont


l’antonyme est anesis. Ces termes possèdent un sens obvie :
celui de tension (ou de relâchement), par exemple des cordes
d’une lyre. Platon les transpose dans le domaine psychique
et moral : la vertu étant le juste accord d’un tempérament, la
dureté vient d’un thumos trop tendu, la mollesse d’un naturel
philosophe trop relâché 1. On retrouve cette image dans le
stoïcisme, mais elle y reçoit une justification physique. Le
pneuma, principe universel, possède par lui-même une ten-
sion interne (tonos) qu’il communique à tous les êtres. Toute
variation de cette tension produit une modification qualita-
tive dans les choses. C’est sans doute pourquoi Porphyre,
empruntant au vocabulaire stoïcien, parle d’epitasis / anesis
à propos de l’augmentation / diminution de qualités corpo-
relles comme la blancheur, ou psychiques comme la vertu.
Désormais, l’accroissement et la décroissance de ces formes
accidentelles sont assimilables à une tension ou à un relâ-
chement. Chez les Latins, le spectre de l’usage du couple
intendere / remittere a la même ampleur, allant de l’expli-
cation des phénomènes physiques d’une manière générale
à celle des dispositions intérieures de l’âme. Par conséquent,
bien que l’habitude ait été prise (on l’observe dès le Moyen
Âge) de distinguer graphiquement (par un t ou par un s)
deux familles de mots : intention, intentionnalité, etc., d’une
part ; intensité, intensification, etc., d’autre part, la différence
lexicale intentio / intensio n’est en réalité pas pertinente
conceptuellement, car les deux formes renvoient au même
verbe, « tendre ». Chez Sénèque, par exemple, il y a une
parfaite cohérence entre tous les sens d’in-tendere, depuis
la tension des corps grossiers jusqu’à la tension du corps
subtil qu’est l’âme. Il ne s’agit pas seulement de la vertu de
celle-ci, mais aussi de toutes ses fonctions : l’âme se tend vers
quelque chose, que ce soit pour désirer, pour agir ou pour
connaître. En particulier, selon cette analyse de la perception,
qui parviendra jusqu’à Augustin via Plotin, la sensation n’est
pas simple passivité, mais résulte d’une tension ou attention
(ad-tendere) de l’âme, qui meut « un certain esprit vital »2
(le pneuma) résidant dans les organes, et qui le projette au
dehors. Plus précisément, l’« intention de l’âme » est une force
psychique unitive, qui rapporte la sensation subjective à l’ob-
jet extérieur, d’une manière si étroite que nous ne pouvons
les distinguer dans l’expérience perceptive même : tant que
nous percevons directement, la représentation imprimée dans
l’appareil sensoriel est occultée comme telle par l’intentio qui
la traverse pour atteindre la chose 3.

Cette intentio de l’âme qui s’exerce dans la perception,


saint Augustin l’appelle également voluntas, « volonté ». Mais,
inversement, la volonté (au sens habituel du terme) peut être
aussi bien nommée intentio. Lorsque l’âme, en effet, désire
ou veut quelque chose, elle se tend vers cet objet. Pour le
XIIe s., les deux termes sont synonymes, bien que, précise
P. Lombard, intentio désigne également la fin visée, l’objet de

la volonté 4. Cependant, au XIIIe s., Alexandre de Halès (suivi

par S. Bonaventure) fera valoir que l’intention comprend non


seulement un acte de la volonté, mais aussi un acte de la
raison : « L’intention est une tension vers le bien » ; or, tendre

vers un bien par la volonté suppose que la raison ait dis-


cerné ce bien. L’intentio réside donc proprement dans le libre

arbitre, en lequel se trouvent unies raison et volonté ; d’où


la définition qu’elle reçoit : « L’intention est la volonté dirigée
par la lumière. 5 » Mais cette qualification de l’intentio sera
contestée. Saint Thomas d’Aquin, par exemple, nie qu’elle ait
en soi rien de cognitif (même s’il est vrai que c’est la raison

qui présente à la volonté un objet comme bon) ; elle relève


seulement de la puissance de rechercher ou de fuir quelque
chose, c’est-à-dire de l’appétit ou de la volonté 6. Thomas,
toutefois, ne la reconduit pas à une simple synonymie avec
voluntas, mais complexifie l’analyse de cette dernière 7. L’in-
tention est, d’après lui, un acte de la volonté, ou la volonté
mise en acte, qui se porte vers une certaine fin. Mais cette fin
est considérée non pas seulement en elle-même (car, en tant
que telle, elle est l’objet d’une voluntas, purement et simple-
ment, c’est-à-dire de telle ou telle volition), ni comme le but
atteint où, dans le repos, s’éprouve la jouissance (fruitio),
mais comme le terme vers lequel sont ordonnés un certain
nombre de moyens ou d’étapes intermédiaires. Comme le
rappelle Thomas, l’intentio est le fait de « tendre vers quelque
chose » (in aliquid tendere). Elle suppose une certaine dis-
tance initiale à l’égard de ce vers quoi l’on tend, et exprime
l’idée d’un passage, d’un mouvement allant de ce qui est

ordonné à une fin vers la fin elle-même. Par exemple, tendre


vers la santé, ce n’est pas seulement vouloir la santé, mais
aussi vouloir, par un seul et même acte de volonté, y par-
venir par l’intermédiaire de ce qui peut la procurer. Cepen-
dant, l’intention n’est pas non plus le choix (electio) de ces
moyens, effectué après délibération ; il peut y avoir intention
envers la fin, avant même que les moyens aient été détermi-
nés. L’intention exprime, en fait, le dynamisme du rapport du
sujet à une fin, qui, d’un seul tenant, embrasse la visée vers
cette fin et la mesure du chemin qui y conduit.

Dégagée avec précision comme constituant de l’acte vo-

lontaire, l’intentio entre en ligne de compte dans l’apprécia-

tion morale de ce dernier. De ce point de vue, nul au Moyen


Âge ne semble être allé aussi loin qu’Abélard. Dans son traité

Scito teipsum 8, on peut voir les linéaments d’une morale de


l’intention, car, d’après lui, ni l’impulsion, le désir, en amont,
ni l’action elle-même et son objet, en aval, ne déterminent la
valeur éthique du comportement. Le désir n’est pas suscep-
tible de qualification morale, dans la mesure où il ressortit à
la simple nature : on n’est pas coupable d’éprouver un attrait
qui ne dépend pas de soi. Le péché commence seulement
lorsqu’on consent à ce désir (consensus et intentio étant utili-
sés comme synonymes), lorsqu’on se dispose intérieurement
à le réaliser. De plus, la réalisation elle-même, l’action dans
sa matérialité, son contenu objectif et son résultat, ne sera
dite bonne ou mauvaise qu’en fonction de l’intention qui l’a
guidée. Celui qui a assenti à sa convoitise, même s’il n’est pas
passé à l’acte, est déjà pleinement coupable (« L’accomplis-
sement de l’oeuvre n’ajoute aucune aggravation au péché »,
« Rien ne pollue l’âme que ce qui vient d’elle-même »), et,
inversement, l’action elle-même n’ajoute rien au mérite : sa
valeur est déjà contenue dans le projet qui l’anime.

En accord avec cette intériorisation de la faute, la théo-


logie morale s’est dégagée d’un certain légalisme : « affec-

tas tuus operi nomen imponit » (« c’est ton amour qui dit
downloadModeText.vue.download 581 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

579

ce qu’est ton oeuvre ») sera un principe désormais souvent


invoqué. Cependant, la doctrine d’Abélard a été violemment
dénoncée et condamnée (notamment par saint Bernard de
Clairvaux) pour son subjectivisme. Au siècle suivant, d’après
saint Thomas d’Aquin par exemple, la bonté ou la malice
de l’action extérieure dépendent de celles de l’acte intérieur
de la volonté 9, mais si la malice de l’intention suffit à rendre
mauvaise la volonté, l’inverse n’est pas vrai : la bonté de la
volonté dépend prioritairement de son objet, l’intention et les
circonstances n’interviennent que secondairement 10.

Au-delà de ces discussions, il ne faut pas perdre de vue


que le terme d’intentio garde encore un sens très naturaliste,

puisqu’il est applicable à des êtres non animés, telle la flèche

qui tend vers le but visé par l’archer 11. De même, on peut dire
que la nature tout entière tend vers une fin, donc a une inten-
tion, mais qui lui est fixée et vers laquelle elle est dirigée par

un autre qu’elle-même, à savoir Dieu 12. Certes, Bonaventure

précise que l’intention au sens propre est celle des êtres rai-

sonnables, qui sont capables de se représenter une fin et d’y

rapporter consciemment leur action ; il juge cependant pos-


sible de parler d’intention pour tous les êtres naturels, possé-

dant par définition une tendance intrinsèque au changement

(dont l’intentio est alors la règle ou la direction, regimen) 13.

L’intention est pensée essentiellement à travers la catégo-


rie physique du mouvement (« L’intention concerne la fin en
tant que celle-ci est le terme du mouvement de la volonté »14),

et comme telle elle croise le concept jumeau d’intensio, qui,


pour les raisons vues plus haut, s’applique (en rencontrant

une série de problèmes qui lui sont propres) à l’ensemble

de ce qui est descriptible en termes de degrés, d’accroisse-


ment, [??] de perfection ou de grandeur intensive, que ce soit

le mouvement, précisément, des qualités physiques comme

la chaleur, les propriétés métaphysiques d’être ou de bon-

té, des actes psychiques comme la charité. On trouve donc

employée l’expression intensio intentionis 15 pour désigner le


plus et le moins d’intensité dont est susceptible une intention
morale.

Déjà fort riche, le sens du mot intentio sera encore élargi


par les traductions latines d’Avicenne (notamment de son
De anima), dans lesquelles il rend le plus souvent l’arabe
ma’nâ. Ce dernier terme provient d’un verbe dont le champ
sémantique couvre les idées de désigner, signifier et vou-
loir, avoir l’intention de (d’où, sans doute, le choix d’intentio

pour le traduire) ; mais il traduit lui-même le grec ennoia,


« notion, objet d’une intellection (noèsis) », exprimable par
une définition (logos). De là le sens de « réalité connue »,
qu’acquiert intentio. L’intentio n’est alors pas seulement une

opération de l’âme, mais le contenu objectif qu’elle reçoit à


travers cette opération (intentio intellecta). Ce contenu n’est
pas pure sensation ni même image : il est une caractéristique
essentielle ou accidentelle, mais non sensible, de la chose
perçue, appréhendée à un certain degré d’abstraction. En
ce sens, intentio double le terme ratio, « raison », entendu

comme détermination intelligible objective, connaissable par


la faculté rationnelle. Cet emploi se rencontre avec la tra-
dition augustinienne pour que la distinction porphyrienne,
transmise par Boèce, entre « noms de première imposition » et
« noms de seconde imposition », devienne au XIIIe s. différence
entre « premières intentions », qui désignent les choses elles-
mêmes, et « secondes intentions », qui désignent les formes
logiques (les universaux) par lesquels nous pensons celles-ci.
Plus globalement, sous l’influence d’Averroès, l’intentio en
vient à signifier, pour la forme d’une chose, un des modes

d’être possibles autres que son mode d’être naturel. Autre-

ment dit, la forme a une existence intentionnelle lorsque, par


opposition à l’être complet et stable qu’elle possède dans une
chose, elle n’a qu’un être incomplet et non subsistant. C’est
le cas non seulement quand elle se trouve comme intelli-
gible dans l’intellect, mais aussi, par exemple, quand elle est
présente dans une cause instrumentale ou transmise à tra-
vers l’air jusqu’à l’oeil. Évidemment, ce réalisme de l’intentio
a pu être critiqué ; ainsi, pour Ockham, les intentiones n’ont
d’existence que dans l’âme, comme actes d’intellection 17.

Jean-Luc Solère

✐ 1 Platon, République 410 d 7-10, e 1-2 ; cf. 349 e 12-13.

2 Augustin d’Hippone, De musica, l. VI, chap. V.


3 Augustin d’Hippone, De Trinitate, l. XI, chap. II.

4 Lombard, P., Sententiae, l. II, dist. 38, chap. 4.

5 Alexandre de Halès, Quaestiones disputatae antequam esset


frater, q. 24, membr. 2, sol.

6 Thomas d’Aquin (saint), Scriptum super libros Sententiarum,

l. II, dist. 38, q. 1, a. 3.

7 Thomas d’Aquin (saint), Summa theologiae, IaIIae p., q. 12,

aa. 1-5.

8 Abélard, P., Connais-toi toi-même, l. I, III.

9 Thomas d’Aquin (saint), Summa theologiae, IaIIae p., q. 20, a. 1.

10 Ibid., q. 18, aa. 2-4 ; q. 19, aa. 1-2, 7-8.

11 Ibid., q. 1, a. 2.

12 Ibid., q. 12, a. 5.

13 Bagnoreggio, B. de, Commentaria in IV libros Sententiarum,

l. II, dist. 38, a. 2, q. 1.

14 Thomas d’Aquin (saint), Summa theologiae, IaIIae p., q. 12,

a. 2, resp.

15 Guillaume d’Auxerre, Summa aurea, l. II, tract. 29, cap. 5 ;


Thomas d’Aquin (saint), Summa theologiae, IaIIae p., q. 19, a. 8.

16 Commentarium in Metaphysicam, l. VI, cap. 8.

17 Guillaume d’Occam, Summa logicae, l. I, cap. 12.

Voir-aussi : Lottin, O., Psychologie et morale aux XIIe et XIIIe siècles,


Louvain, 1954, t. IV, 3e partie.

Maier, A., « Das Problem der intensiven Grösse », in Zwei Grun-

dprobleme der scholastischen Naturphilosophie, 3e éd., Rome,


Edizioni di Storia e Letteratura, 1968.

Perler, D., Theorien der Intentionalität im Mittelalter, Frankfurt-


am-Main, 2002.

Solère, J.-L, « Plus ou moins : le vocabulaire de la latitude des


formes », in Hamesse, J., Steel, C. (éd.), l’Élaboration du vocabu-
laire philosophique au Moyen Âge, Turnhout, 2000.

! DISPOSITION, ESPRIT, FRUITION, INTENTION, INTENTIONNALITÉ

INTENTION
Du latin intentio, « tension ». Le terme apparaît dans le latin scolastique
au sens d’une opération de l’esprit qui se propose un but, d’un acte
d’intellection signifiant des objets ou des choses voulues.

MORALE

Détermination de la volonté à entreprendre une action.

Une action se projette et s’exécute. Elle sera jugée sur son


résultat (les effets de son exécution), mais aussi sur l’intention
de son auteur, c’est-à-dire sur la volonté qui en est la cause.
Le premier jugement est technique, et seule l’intention est
susceptible d’une évaluation morale : il faut donc la distin-
guer du projet ou du plan, qui ne sont qu’un inventaire de
moyens. L’intention est la disposition d’âme ou l’état d’esprit
qui engagent le sujet dans son action : plus précisément, ce

qui est ainsi engagé, c’est l’orientation axiologique de la vo-


downloadModeText.vue.download 582 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

580

lonté. La volonté bonne est la volonté absolument morale,


c’est-à-dire celle qui tend à suivre la loi morale 1, indépendam-
ment des effets qu’elle produit.

Une morale de l’intention se heurte alors à deux critiques :


la première est qu’à séparer ainsi le motif de l’action, elle
risque de dégénérer en atroce casuistique 2, ou au contraire en
refus du risque de souiller une intention pure par une action
objective 3. La seconde est qu’elle postule l’existence de ce
qu’en réalité elle entend juger : séparer un sujet intentionné
de son action est un tour de force métaphysique, qui n’a
de sens que dans une morale de la faute et de la mauvaise
conscience 4.

▶ On peut pourtant penser l’intention hors en marge d’une


morale de la faute : en distinguant, comme les stoïciens, le
but qui s’épuise dans chaque action, de la fin qui la traverse

et se maintient constante 5 (comme exhortation à vivre confor-

mément à la nature), on découvre une intention qui est régula-


trice, non plus seulement de la moralité des actions, mais de la

manière dont la personne (et non plus le sujet) se construit et


se maintient en accord avec elle-même au travers de ses actes 6.

Sébastien Bauer

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pratique, Ière partie, Ana-


lytique, Chap III « les mobiles de la raison pratique », p. 709,

trad. L. Ferry et H. Wismann 1985, OEuvres philosophiques, NRF


Gallimard, Paris.

2 Hegel, G., Phénoménologie de l’Esprit, VI, C, c, 2, c « la belle


âme », trad. J.P. Lefebvre 1991, Aubier, Paris.

3 Arendt, H., Eichmann à Jérusalem, chap. VIII, pp. 221-226,


trad. A. Guérin 1966, éd. 1991, Gallimard, Paris.

4 Nietzsche, F., La généalogie de la morale, II. Trad. P. Wotling,


2000, Librairie Générale Française, Paris.

5 Cicéron, Des fins, II, 34 et III, 14.

6 Arendt, H., Condition de l’homme moderne, chap. V, 1, p. 231,


trad. G. Fradier 1983, Calmann-Lévy, Paris.

! ACTION, FINALITÉ, IMPÉRATIF, MORALE

ESTHÉTIQUE

Ce qui fait qu’un produit de l’art témoigne d’un agen-


cement adéquat de moyens et dont on pense ou non qu’il
peut fournir la base pour son interprétation correcte.

L’usage de la notion d’intention en esthétique reflète les


grandes options présentes dans les autres secteurs, en parti-
culier la distinction entre deux sens, causal et explicatif. Alors
que la phénoménologie insiste sur l’appréhension des phé-
nomènes tels qu’ils se présentent dans l’expérience vécue des
objets, ce qui la rapproche d’une psychologie gestaltiste qui
décrit la conscience en termes d’actes et d’états intentionnels,

le débat ouvert récemment en philosophie de l’esprit par les


partisans d’une naturalisation de l’intention conduit à faire
autant que possible l’économie du cadre mentaliste, que ce
soit pour la production, la compréhension ou la réception
des oeuvres d’art.

En tant que produit humain, l’oeuvre semble résulter,


comme de sa cause, de l’intention d’un auteur-artiste, ca-
ractérisée au minimum par son orientation vers un but et
l’adaptation de moyens à des fins, et cela quand bien même,
comme le pense Kant, l’oeuvre devrait prendre l’apparence
de la nature 1. Les versions les plus fortes font dépendre
la signification de l’oeuvre, et non sa seule production, de
la causalité intentionnelle. Un mentalisme plus ou moins
radical rapporte à l’intention de l’artiste tout ou partie des
dimensions de l’oeuvre, notamment son évaluation en tant

qu’oeuvre d’art qui possède dès lors une seule signification

légitime (Stecker) 2.

Le statut ontologique des oeuvres peut cependant n’être


pas décidé à partir d’une conception strictement causale de

l’intention. Des versions intentionnalistes modérées articule-

ront un point de vue causal et une conception symbolique de


l’oeuvre, rendant ainsi compte de sa genèse et de sa significa-
tion à moindre coût ontologique. C’est le cas de l’intention-
nalisme hypothétique de Levinson qui conçoit la signification
de l’oeuvre à partir de l’interprétation sémantique du texte,
rapportée de manière optimale au contexte de présentation
spécifique de l’auteur par un lecteur approprié 3.

S’inspirant du second Wittgenstein, Wollheim propose de


comprendre les oeuvres d’art à l’intérieur de formes de vie ar-
tistiques où la charge intentionnelle est déplacée du seul sujet
producteur vers des dispositifs matériels comme dessiner, tra-
cer, colorier, écrire une partition, etc., lesquels vont définir un
style, marque de l’intention de l’artiste reconnaissable par la
compétence sémantique du récepteur 4.

L’intentionnalisme s’affaiblit encore dans une conception


gradualiste du rôle de l’intention esthétique (Schaeffer) 5.
Perdant son autonomie, l’intention esthétique devient, avec
l’appartenance générique et l’attention esthétique, l’une des
propriétés à intensité variable caractéristiques de la dimen-
sion esthétique des oeuvres. Avec Goodman enfin, la notion
même d’intention s’évanouit dans une approche fonctionna-
liste et symbolique des oeuvres dont seuls des symptômes
indiqueront le caractère esthétique 6.

▶ Les versions non mentalistes de l’art contestent que l’inten-


tion du producteur soit condition nécessaire et suffisante du
statut artistique, de la signification et de la valeur esthétique
des oeuvres. Déplacer la souveraineté du sujet producteur
vers le récepteur, ou rabattre la signification esthétique sur le
fonctionnement symbolique des oeuvres, ne suffisent cepen-

dant pas à éliminer l’illusion d’un sujet constituant. Inspirée


par des développements récents en philosophie du langage,
une approche pragmatique de l’art pourrait comprendre que
les agents participent à un processus symbolique complexe,
où la communicabilité du sens ne dépend plus des seules
intentions des agents.

Éric Grillo et Marie-Dominique Popelard

✐ 1 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 45, trad.

A. Philonenko, Vrin, Paris, 1968.

2 Stecker, R., Artworks : Definition, Meaning, Value, Penn State


University, 1996. Pour une critique classique de ce type de posi-
tion, cf. Beardsley, M. C., et Wimsatt Jr, W., K., « L’Illusion de l’in-
tention » (1946), trad. in D. Lories (éd.), Philosophie analytique
et esthétique, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988, pp. 223-238.

3 Levinson, J., « Intention and Interpretation in Literature », in


The Pleasures of Aesthetics, Cornell U. P., Ithaca, 1996.

4 Wollheim, R., Painting as Art, Princeton U.P., 1987.

5 Schaeffer, J.-M., Les célibataires de l’art, Gallimard, Paris, 1996,

pp. 111 sq.

6 Goodman, N., Langages de l’art, 1968, chap. VI, trad. J. Mori-


zot, J. Chambon, Nîmes, 1991.

Voir-aussi : Danto, A., la Transfiguration du banal (1981), trad.


C. Hary-Schaeffer, Seuil, Paris, 1989.

Genette, G., la Relation esthétique, Seuil, Paris, 1997.

Grillo, E., Intentionnalité et signifiance : une approche dialo-

gique, P. Lang, Berne, 2000.

Pacherie, E., Naturaliser l’intentionnalité. Essai de philosophie

de la psychologie, PUF, Paris, 1993.

Popelard, M.-D., Ce que fait l’art, Approche pragmatique, PUF,


Paris, 2001.
downloadModeText.vue.download 583 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

581

Searle, J., I’Intentionnalité, 1983, trad. C. Pichevin, Minuit, Paris,


1985.

! CAUSALITÉ, EXPRESSION, INTENTIONNALITÉ, INTERPRÉTATION

PHILOS. ESPRIT, ÉPISTÉMOLOGIE

1. Caractéristique de notre esprit. – 2. Caractéristique


d’une action.

Depuis les médiévaux, un des domaines d’emploi du terme


intention est celui de l’intentionnalité de l’esprit. Le terme a
aussi un usage éthique (bonne et mauvaise intention). Les
philosophes médiévaux l’ont aussi utilisé pour le rôle qu’il
joue dans la distinction entre un événement et une action
(intentionnelle) et pour caractériser l’esprit, non pas dans son
rapport à ses objets (intentionnalité), mais dans son rapport
au futur. C’est cette problématique qui est au centre de la phi-
losophie contemporaine de l’action. Si j’ai l’intention de boire
une bière bien fraîche et que je me lève pour la prendre dans
le réfrigérateur, quelle relation y a-t-il entre cette intention
et l’intention comme caractéristique de l’action, c’est-à-dire
entre (1) et (2) ?

Un causaliste comme D. Davidson 1 considère que l’inten-


tion est la cause de l’action. Cette intention est à la fois un
désir (une pro-attitude en faveur d’une bière bien fraîche) et
une croyance (croire que de me lever permettra de satisfaire

mon désir). Pour Anscombe 2, à la suite de Wittgenstein, les


intentions ne sont pas des causes. Quand nous décrivons une
action comme intentionnelle, c’est-à-dire comme autre chose
qu’un événement, nous attribuons une intention à celui qui
agit. Par intention, il faut alors entendre une caractéristique
de l’agent dans la description qu’on fait de son action en
termes de raison d’agir, et non un événement mental qui
serait la cause de son action.
▶ Le modèle causaliste a l’avantage d’offrir un modèle explica-
tif de l’action. Pour Anscombe, ce modèle est erroné parce que
« nous n’ajoutons rien s’attachant à l’action au moment où elle
est faite en la décrivant comme intentionnelle » 3. Nous nous
contentons de répondre à la question : Pourquoi ? Mais si l’ex-
plication n’inclut pas de référence à des événements mentaux
comme cause de l’action, s’agit-il encore d’une explication ?

Roger Pouivet

✐ 1 Davidson, D., Essays on Actions and Events, trad. Actions et


événements, PUF, Paris, 1993, première partie.

2 Anscombe, G. E. M., Intention, Blackwell, Londres, 1957.

3 Ibid., § 19.

Voir-aussi : Bilodeau, R., « Philosophie de l’action », in P. Engel


(sld), Précis de philosophie analytique, PUF, Paris, 2000.

! ACTION, ESPRIT, EXPLICATION, INTENTIONNALITÉ,


SURVENANCE

« Expliquer et comprendre »

INTENTIONNALITÉ

Du latin intentio.

PHILOS. ESPRIT, PHILOS. CONN.

1. Caractère propre de la conscience. – 2. Spécificité de


la description et de l’interprétation des comportements
humains.

Thomas d’Aquin, au XIIIe s., affirmait : « C’est par métaphore


que l’intention est appelée oeil, non parce qu’elle serait af-

faire de connaissance, mais parce qu’elle présuppose cette


connaissance grâce à laquelle se présente à la volonté la

fin vers laquelle elle meut, comme notre oeil nous fait voir
d’avance le but vers lequel nous devons tendre notre corps 1 ».

L’intentionnalité est une relation de l’esprit à son objet (à ce

que je veux, au « voulu »), mais Thomas la comprend surtout


comme la partie d’une disposition à agir. L’intentionnalité

ne serait une relation que de façon métaphorique, et elle


n’aurait pas vraiment un objet (le voulu, par exemple). Parler
d’intentionnalité revient à insister sur l’une des spécificités du
comportement humain : il est rationnel, parce que les actions
humaines sont réfléchies et donc responsables. Elles ne sont
pas mécaniques et aveugles. L’intentionnalité connote la ca-
pacité rationnelle de savoir pourquoi l’on agit.

Dans la lignée de Brentano 2 s’est cependant développée

l’idée selon laquelle l’intentionnalité serait une authentique


relation à des objets intentionnels. S’il y a amour, quelque

chose est aimé ; s’il y a haine, quelque chose est haï. Mais

cette chose n’est pas une personne. L’objet intentionnel de-

vient le corrélat de la conscience : toute conscience serait

conscience de quelque chose. L’orientation vers l’objet serait


un trait propre aux phénomènes psychologiques. C’est une

thèse fondamentale chez Husserl : « Quand un vécu inten-

tionnel est actuel et par conséquent opéré selon le mode du


cogito, en lui le sujet “se dirige” sur l’objet intentionnel 3 ».
Selon le type d’acte de la conscience, le regard du moi en

direction de quelque chose sera alors différent. Décrire les

actes de la conscience, ainsi compris, est le projet d’une phé-


noménologie de l’intentionnalité.

A. Kenny demande alors : « N’est-il pas également vrai que,


s’il se produit un chauffage, quelque chose est chauffé, et que

s’il se produit un découpage, quelque chose est découpé ? Les


verbes « chauffer » et « découper » ne sont pas des verbes psy-
chologiques : mais alors comment Brentano peut-il dire que

l’orientation vers l’objet est un trait propre aux phénomènes


psychologiques ? Il paraît avoir pris un trait commun à tous
les verbes dont la construction est transitive pour une particu-
larité des verbes psychologiques 4 ». Autrement dit, que toute
conscience soit conscience de quelque chose nous renseigne

moins sur une caractéristique fondamentale de la conscience,


son intentionnalité supposée, que sur une distinction entre
deux types de verbes : des verbes dont l’usage suppose un
objet extérieur (on ne peut couper sans que quelque chose

soit coupé) et d’autre verbes, dont l’action reste, pour ain-


si dire, dans l’agent – des verbes comme « aimer », « haïr »,

« vouloir ». Si cette remarque est correcte, l’intentionnalité


est moins une relation, celle de la conscience à ses propres

objets (intentionnels), qu’une caractéristique de certaines de

nos descriptions, celles dans lesquelles nous faisons usage de


termes intentionnels.

▶ Pour les phénoménologues issus de l’école de Brentano et

de Husserl, l’intentionnalité apparaît comme un phénomène

primitif et littéral caractérisant la conscience. Pour d’autres


philosophes, influencés par E. Anscombe 5 ou Davidson 6, qui

développent eux-mêmes des conceptions divergentes, l’in-


tentionnalité est une caractérisation des comportements. Elle

comporte une double dimension interprétative (comprendre

ce que quelqu’un fait, pourquoi il agit en lui attribuant des

intentions) et normative (comprendre qu’il agit en vertu de


downloadModeText.vue.download 584 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

582

raisons qu’il est capable de penser, voire de valeurs qu’il est


capable de respecter) 7.

Roger Pouivet

✐ 1 Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, 12, 1, solution 1.

2 Psychologie vom empirischen Standpunkt, trad. la Psychologie


du point de vue empirique, Aubier, Paris, 1944.

3 Ideen zu einer reinen Phaenomenologie und reinen phaeno-


menologischen Philosophie, trad. Idées directrices pour une phé-
noménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. I,
Gallimard, Paris, 1950, p. 118.

4 Kenny, A., Action, Emotions and Will, Routledge, 1963, p. 195 ;


Descombes, V., les Institutions du sens, Minuit, Paris, pp. 9-94.

5 Anscombe, G. E. M., Intention, Blackwell, Oxford, 1957.

6 Davidson, D., Essays on Actions and Events, trad. Actions et


événements, PUF, Paris, 1993.

7 Cf. Engel, P., Introduction à la philosophie de l’esprit, La Dé-


couverte, Paris, 1994.

! ÉLIMINATIVISME, ESPRIT (PHILOSOPHIE DE L’), INTENTION

INTERACTION

PHYSIQUE

Actions mutuelles des constituants de la matière qui


sont à l’origine des théories de la structure de la matière
et des phénomènes physico-chimiques.

On distingue actuellement quatre types d’interactions fon-


damentales, qui peuvent s’exercer entre diverses particules :
les interactions de gravitation, les interactions électromagné-
tiques, les interactions fortes, les interactions faibles. Une des
questions très importantes de la physique actuelle porte sur
l’unification de ces différentes interactions fondamentales.

Michel Blay

INTÉRESSANT
En allemand, interessant (adj.), das Interessante (subst.).

Le concept d’« intéressant » joue un rôle décisif dans l’affirmation du


romantisme allemand. F. Schlegel en fait la catégorie clef de la « moderni-
té » et du « romantisme », par opposition à l’Antiquité et au classicisme.

ESTHÉTIQUE

Désigne en esthétique ce qui dans l’oeuvre d’art échappe


au jugement objectif et interdit l’indifférence.

Schlegel estime que la notion schillérienne d’art sentimen-


tal 1 ne rend pas compte de la nature spécifique de la poésie
moderne ; il radicalise la réflexion sur les rapports de l’idéal
et du réel qu’impliquait le couple naïf / sentimental en lui

substituant l’opposition « objectif » / « intéressant ». Au Beau


immuable, fondé dans la nature, de l’esthétique prémoderne
comme au Beau désintéressé (Kant), succède l’intéressant.

« Le Beau n’est pas l’idéal de la poésie moderne et il est es-

sentiellement différent de l’intéressant » 2. La poésie moderne


est marquée par « la suprématie totale du caractéristique » [un

concept appliqué par Goethe au romantisme], « de l’indivi-

duel et de l’intéressant » 3. Son but est « l’individualité origi-


nale et intéressante » 4. D’une part, elle n’aspire nullement à
l’objectivité du Beau ; son principe – das Interessante – relève
de la « force subjective ». D’autre part, l’intéressant n’a qu’une
« valeur esthétique provisoire », quoiqu’il aspire à l’universel.
C’est par sa « progressivité absolue », son « aspiration à l’infini »
que le sentimental devient vraiment sentimental et esthéti-

quement intéressant. L’intéressant ne recouvre pas seulement

ce qui est nouveau, piquant, frappant mais aussi « le choquant


(qu’il soit aventureux, répugnant ou horrible) » 5. Schlegel pa-
rachève ainsi la reconnaissance de la laideur, amorcée par le
Laokoon de Lessing, dans l’esthétique moderne 6.

Gérard Raulet

✐ 1 Schiller, F., Über naïve und sentimentalische Dichtung, in


Nationalausgabe, Weimar, 1943 sq., t. XX.

2 Schlegel, F., Die Griechen und Römer, in Kritische Ausgabe,


éd. H. Behler et al., Paderborn, Munich / Vienne, 1979 sq., t. I,
p. 208.

3 Schlegel, F., Prosaische Jugendschriften, éd. J. Minor (1882),


t. I, p. 95.

4 Ibid., p. 105.

5 Schlegel, F., Kritische Ausgabe, op. cit., t. I, p. 84.

6 Ibid., pp. 80, 146 sq.


! BEAUTÉ, LAIDEUR, MODERNITÉ, NAÏF

INTÉRÊT

Du latin interest, « il importe ». En allemand : Interesse.

ÉPISTÉMOLOGIE, ESTHÉTIQUE, PHILOS. MODERNE

Intervention de motivations ou mobiles subjectifs et /


ou moraux dans la connaissance ou le jugement esthétique.

La problématique esthétique et épistémologique de l’intérêt


recoupe le sens de cette notion en philosophie morale et po-
litique. Toute la réflexion se réfère à ce double égard à Kant.
L’intérêt possède chez Kant deux sens bien distincts. Dans
l’esthétique, c’est la notion empirique d’intérêt dépendant des
penchants qui est récusée. Dans la Critique de la Raison pure
la notion d’intérêt a en revanche un sens axiologique. En ce

sens l’intérêt est un principe qui met en oeuvre une faculté de

l’esprit. Il se présente sous les deux modes de l’intérêt spé-

culatif, qui aspire à la connaissance des phénomènes comme


formant un système, et de l’intérêt pratique, qui concerne la
liberté. Ces deux modes se rejoignent dans les trois questions
auxquelles la Raison doit répondre : Que puis-je savoir ? Que
dois-je faire ? Qu’ai-je le droit d’espérer ? L’intérêt de la Rai-
son articule donc la théorie de la connaissance et la raison

pratique. Cette troisième question est à la fois spéculative et

pratique 1.

L’esthétique « désintéressée » de Kant

et sa contestation

Le paradoxe fondateur de l’esthétique kantienne réside en


ce que, d’une part, elle affirme son autonomie par rapport
à la connaissance du monde objectif ainsi qu’à l’égard du
fondement naturel du Beau, mais que, d’autre part, elle n’est
nullement encline à abandonner pour autant le jugement
esthétique à l’hétéronomie subjective de la sensibilité. Cette
double discrimination constitue proprement l’enjeu de la cri-
tique de la faculté de juger esthétique 2. Elle est affirmée dès
le § 1 de la Critique de la faculté de juger : le jugement de
goût n’est pas logique, il n’est pas un jugement de connais-
sance. Le beau est donc « ce qui est représenté sans concept
comme objet d’une satisfaction universelle » (§ 6) et « ce qui
plaît universellement sans concept ». Kant reprend l’opposi-
tion traditionnelle entre le beau et l’utile mais l’inscrit dans

une catégorie plus large, celle de l’intérêt. Sera faussement

subjectif tout jugement de goût contaminé par un intérêt. « La

satisfaction prise à l’agréable est associée à un intérêt » (titre


downloadModeText.vue.download 585 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

583

du § 3) : elle relève donc de la forme inférieure de la faculté


de désirer, elle « plaît aux sens dans la sensation », et cette
sensation ressent comme agréable le fait que les sens soient
affectés par l’objet de la représentation et non le sentiment
purement subjectif par la seule représentation. Le « pur ju-
gement de goût » devra donc être clairement dissocié « de
l’attrait et de l’émotion », qui portent « sur une chose en tant
qu’elle plaît ou déplaît » (§ 13). Mais la démarcation entre ce
sentiment purement subjectif et toute forme d’intérêt est si
rigoureuse que le § 4 ne récusera pas seulement ce qui est
« bon à quelque chose » (l’utile) mais aussi ce qui est « bon en
soi » parce qu’il y a encore dans ce dernier cas « rapport à un
acte de volonté » – c’est-à-dire en l’occurrence avec la forme
supérieure de la faculté de désirer, qui relève de la raison ;
Kant coupe par là tous les ponts avec l’esthétique antérieure
en disqualifiant une détermination qui ne viendrait certes
plus de l’entendement mais prétendrait venir de la raison.

L’enjeu de cette stratégie de la terre brûlée, qui caractérise


toute l’Analytique de la Critique de la faculté de juger esthé-
tique, est clairement exprimé dès le § 2 : « C’est ce que je fais
de cette représentation en moi – même, et non ce par quoi je
dépends de l’existence de l’objet. » L’autonomie du beau qu’il
s’agit d’affirmer engage l’affirmation de l’autonomie du sujet.
C’est à cette condition que le beau peut être symboliquement,
dans l’ordre qui est le sien, analogon de la moralité réussie.

Kant refonde ainsi l’universalité sur le principe moderne


de la subjectivité. Cette stabilisation, sur la base de la sépara-
tion moderne entre le cognitif, le normatif et l’esthétique, ne
résistera pas aux assauts de la génération de l’idéalisme alle-
mand. F. Schlegel rompt avec elle en déclarant que l’enjeu de

la modernité n’est pas le Beau mais « l’intéressant » 3. Plus tard,


Nietzsche se gaussera de l’esthétique prétendument désinté-
ressée de Kant 4.

L’« intérêt de la raison » de Kant et la

contestation de la pureté du cognitif

L’attaque de Nietzsche vise aussi la pureté de l’entendement


comme faculté de connaissance du monde objectif (cf. « La
sangsue » dans Zarathoustra et la critique de l’idéal ascétique
dans la troisième dissertation de la Généalogie de la morale).
Mais si le projet métaphysique de Nietzsche remet fonda-
mentalement en question toute l’évolution de l’épistémé mo-
derne, cette dernière ne se satisfait pas non plus de la stricte

séparation entre le cognitif et la sphère des valeurs. C’est


symptomatiquement, au tournant du siècle, la question cen-
trale dans le néo kantisme de l’École de Bade (Windelband,
Rickert) ainsi que chez M. Weber. Pour Rickert, le concept
de réel est en fait un concept axiologique. Le transcendantal
kantien devient dès lors la sphère des valeurs. L’intervention
de ces dernières ne concerne pas seulement les sciences de
la culture. Toute science objective dépend de la supposition
qu’il existe des lois, donc d’un intérêt à constituer la connais-
sance selon ces lois 5.

Le marxisme lui aussi remet fondamentalement en ques-


tion la conception d’une connaissance distincte de l’intérêt.

Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de savoir ce qu’il faut en-


tendre sous « l’intérêt de la raison » de Kant. Marx engage le
débat de façon apparemment fruste, en opposant l’intérêt à

l’idée : « L’“idée” a toujours échoué lamentablement quand


elle a été distincte de l’“intérêt” ». Mais il réhabilite immédia-
tement l’un et l’autre en ajoutant : « Il est aisé de comprendre
que tout “intérêt” de la masse lorsqu’il apparaît pour la pre-

mière fois dans l’histoire dépasse de beaucoup dans l’“idée”

ou dans la “représentation” ses limites réelles, se confondant


avec l’intérêt humain tout court 6 ».

La Théorie critique de l’École de Francfort a conçu origi-


nellement son projet de « philosophie sociale » comme une
reprise critique, dialectique et matérialiste de la notion kan-
tienne d’intérêt de la raison. D’emblée, la théorie critique a
investi l’intérêt d’une aspiration à la fois théorique et pratique
à l’autonomie et à la liberté : « l’intérêt porté par la théorie
critique à la libération de l’humanité » 7. C’est l’impossibilité
d’une théorie opérant « en fonction de critères relevant de
la seule logique » qui, dans « Théorie traditionnelle et théo-
rie critique » (1937), introduit la problématique des intérêts
(Horkheimer critique l’école néo kantienne de Marburg,
représentée notamment par H. Cohen) 8. La Théorie critique

« s’oriente très consciemment en fonction de l’intérêt que pré-

sente pour les hommes l’organisation de leur activité selon la

raison et sa tâche propre est précisément d’élucider et de légi-

timer cet intérêt » 9. Aussi la théorie de la connaissance doit-


elle être conçue comme théorie de la société. Tel est le projet
de J. Habermas dans Connaissance et intérêt (1968, 1973) :

concrétiser au moyen de Hegel et de Marx l’intérêt de la rai-

son 10. La notion habermasienne d’intérêt est, selon sa propre

définition, « quasi transcendantale » ; l’intérêt ne se réduit

pas à l’expérience du sujet empirique mais représente une


« orientation fondamentale ». Ce faisant, la distinction entre

intérêt spéculatif et intérêt pratique n’a plus de pertinence.


Il convient plutôt de distinguer trois types de pratique et de
science constituant les cadres dans lesquels est travaillé le
matériau de la connaissance : « Les intérêts qui commandent
la connaissance se forment dans le milieu du travail, dans
celui du langage et dans celui de la domination 11 ». Il s’agit
respectivement de l’intérêt technique des « sciences empirico-

analytiques », de l’intérêt pratique des « sciences historico-her-

méneutiques » et de « l’intérêt émancipatoire », dont le modèle

est tiré de l’intérêt de la raison de Kant et de Fichte 12.

Gérard Raulet

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure (Méthode transcen-


dantale), trad. A. Trémesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1944,

p. 543.

2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, in Werke, éd. Weische-


del, t. V, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1965.

3 Schlegel, F., Die Griechen und Römer, in Kritische Ausgabe,

éd. H. Behler et al., Paderborn, Munich / Vienne, 1979 sq., t. I,


p. 208.

4 Nietzsche, F., Généalogie de la morale, 3e dissertation, § 6, le


Crépuscule des idoles, § 19.

5 Rickert, H., Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, Fri-


bourg, 1899.

Marx, K., la Sainte famille, Éditions sociales, Paris, 1972,

p. 103.

7 Marcuse, H., « La philosophie et la théorie critique » (1937), in


Culture et société, Minuit, Paris, 1970, p. 167.

8 Horkheimer, M., Théorie traditionnelle et théorie critique, Gal-

limard, Paris, 1974, pp. 24 sq.

9 Ibid., p. 82.

10 Habermas, J., Connaissance et intérêt, Gallimard, Paris, 1976,


pp. 76 sq.

11 Habermas, J., « Connaissance et intérêt » (1965), in la Tech-

nique et la science comme « idéologie » (1968), trad. Paris, Galli-


mard, 1973, p. 155.

12 Fichte, J.G., Erste Einleitung in die Wissenschaftslehre (Pre-


mière Introduction à la doctrine de la science), in Werke, éd.
downloadModeText.vue.download 586 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


584

Medicus, t. III, p. 17, cité in Habermas, J., Connaissance et inté-


rêt, op. cit., p. 239.

! BEAUTÉ, CONNAISSANCE, ESTHÉTIQUE, NORMATIVITÉ, VALEUR

MORALE, POLITIQUE

1. En un sens général, ce qui est subjectivement impor-

tant. – 2. En morale, gain personnel que l’on recherche

dans toute action, et en politique ce qui est utile à un indi-

vidu ou à un groupe.

L’intérêt est classiquement condamné comme le but le plus


bas des actions humaines, par opposition aux fins nobles et
généreuses que sont l’amour ou le bien commun. Ne jamais
perdre de vue son intérêt serait alors le propre de l’âme vile
et calculatrice 1. La possibilité pour chacun de rechercher par
ses moyens son bien propre est toutefois le fondement de la
sociabilité moderne : les utilitaristes y voient le seul moteur
des actions humaines digne d’être pris en considération, et

ils estiment certes beau, mais dramatiquement inefficace, de

croire que l’on peut construire une société sur un idéal de

générosité. Pour Bentham comme pour Tocqueville, la prise

en compte par l’homme politique de la puissance des intérêts

individuels est une preuve de réalisme : il incombe au diri-

geant éclairé, cependant, de conduire les calculs individuels

à concourir au bien commun, par des lois adéquates 2. La


tâche est d’autant moins impossible que l’intérêt n’est pas une

passion, mais une cause rationnelle déterminant la volonté 3,


éventuellement mise au service d’une passion : on peut dès
lors susciter un intérêt à faire son devoir 4. Par cette opération

qui, le définissant comme ce qui peut être guidé par la raison


mais conserve toujours en lui la virtualité de la passion, l’inté-
rêt ne permet pas seulement de penser « l’insociable socia-

bilité » des individus 5, il se défait également de sa qualifica-


tion morale pour rejoindre d’autres concepts de la volonté,
comme le thumos platonicien 6.

D’un autre côté, l’intérêt est un concept pertinent dans


les relations entre puissances, comme le montre Thucydide 7 :
il est alors le bien commun à tous les membres d’une cité,
considéré non plus depuis l’intérieur du groupe, mais en tant
qu’il se déploie vers l’extérieur, et s’oppose à d’autres intérêts

antagonistes.
Sébastien Bauer

✐ 1 Nietzsche, F., Le gai savoir, I, § 3. Trad. P. Wotling, 1997, GF

Flammarion, Paris.

2 Tocqueville, A. de, De la démocratie en Amérique, II, 2, ch. viii.

Éd. 1961, Gallimard, Paris.

3 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, 2ème sec-

tion, « De l’intérêt... », trad. V. Delbos 1985, in OEuvres philoso-

phiques III, NRF-Gallimard, Paris.

4 Ibid.

5 Ibid, 2ème section.

6 Platon, République, IV, 439a-442d, trad. L. Robin, 1950, in

OEuvres complètes, NRF-Gallimard, Paris.

7 Thucydide, La guerre du Péloponnèse, V, 25.

! BIEN, PASSION, UTILITARISME, VERTU

INTERNALISME

! EXTERNALISME / INTERNALISME

INTERPRÉTANT

En anglais : interpretant.

LINGUISTIQUE

Dans la théorie des signes de Peirce, instance essen-


tielle, qui interprète le signe et lui confère son sens.

La relation « signe » est pour Peirce 1 un triangle, compre-


nant le signe lui-même, son objet, relié à lui sous un cer-
tain aspect, et son interprétant, qui est le sens du signe. Ce
troisième terme est fondamental, puisqu’un signe n’est signe
de quelque chose qu’en vertu du fait qu’il reçoit une inter-
prétation. L’interprétant n’est donc ni un interprète, ni une
idée dans l’esprit de celui qui interprète le signe : il est lui-
même un signe, pour un autre interprétant, et ainsi de suite

à l’infini, bref, une règle de traduction. Par exemple, « man »


est interprétant d’« homme », mais aussi d’anthropos, d’uomo,
etc. Il ne s’agit donc ni d’assimiler le sens d’un signe à sa
référence, ni à ce que l’on appelle son signifié, mais de le

comprendre dans une structure dynamique qui est celle de la


communication. L’interprétant est aussi une règle d’action ou

une habitude associée au signe : il peut être logique, affectif


ou énergétique. La relation-signe est toujours indéterminée
et sans cette indétermination la communication ne serait pas

possible. Cette conception anticipe bien des aspects de la

pragmatique contemporaine.

Claudine Tiercelin

✐ 1 Peirce, C. S., Écrits sur le signe, Seuil, Paris, 1978.

! ICÔNE, INDEX, SIGNE, SYMBOLE

INTERPRÉTATION

Du latin interpretatio, -inter, « à l’intérieur de deux », et -près, du


verbe
« acheter » ou « vendre », apparenté à pretium, « prix ». En allemand,
Deutung, dérive d’un nom qui signifie « peuple », et désigne « ce qui rend
compréhensible, ce qui explique, pour le peuple ».

Si le terme latin interpretatio a toute la diversité de sens de son équiva-


lent français, le mot grec hermêneia, dont il est la traduction, a un sens
plus étroit : comme l’énonce Aristote au début du Traité de
l’interprétation
(Peri hermêneias), c’est la façon dont « les sons de la voix sont les sym-

boles des états de l’âme » 1.

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE

Démarche par laquelle on remonte du signe au signifié.

Pour Boèce (480-524), traducteur et commentateur du Traité

de l’interprétation, est interpretatio « tout énoncé qui signifie

quelque chose par lui-même » 2, soit le nom, le verbe et la


proposition (à l’exclusion d’opérateurs linguistiques tels que
conjonctions et prépositions) qui seuls font référence, à tra-
vers les « états de l’âme » qu’ils symbolisent, à des « états de

choses » 3. C’est ainsi des choses, autant ou plus que des pen-
sées, que le discours est l’« interprète ».

Cette conception référentielle du langage, qui s’est im-


posée à toute la logique médiévale et classique, est encore

vivante aujourd’hui, par exemple dans la poétique d’un

P. Ricoeur.

Michel Narcy

PHILOS. RENAISSANCE

À la Renaissance, le champ de l’interprétation s’étend de

la compréhension des oeuvres du passé à la connaissance


de la nature elle-même. Deux facteurs contribuent à faire de

l’interprétation le modèle humaniste de toute connaissance :

la prise en considération des éléments contingents de la réa-


downloadModeText.vue.download 587 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

585

lité et la conscience des limites des facultés humaines. En


résulte l’émergence de nouveaux critères de connaissance :
le vraisemblable, le plausible, le probable, qui se substituent
alors à la vérité.

Sur le plan de la nature, c’est la médecine qui fait figure de


paradigme épistémologique : le diagnostic et même la théra-

pie sont l’oeuvre d’une interprétation attentive à la singularité

du cas, à l’équivocité des symptômes, à l’action de multiples

facteurs, comme le climat, les conditions hygiéniques, les

réactions imprévisibles du patient.

Dans le domaine de la philologie, l’interprétation tend


vers un art de la conjecture, ou divinatio, s’appuyant aussi
bien sur la connaissance de l’histoire des manuscrits que sur

le jugement porté par l’interprète sur l’intention de l’auteur ou


sur la signification et la valeur de l’oeuvre. Le terme « conjec-
ture » est employé par Nicolas de Cues pour définir la moda-
lité selon laquelle l’homme connaît la vérité par une forme de
participation qui signe en même temps son altérité 4.

Fosca Mariani Zini

✐ 1 Aristote, Traité de l’interprétation, 1, 16 a 3-4.

2 Boèce, In librum de interpretatione editio prima, I (Patrologia


latina, 64, col. 295).

3 Aristote, Traité de l’interprétation, 1, 16 a 6-8.

4 Cues, N. (de), De conjecturis, I, 13.

Voir-aussi : Canziani, G., et Zarka, Y. Ch. (éd.), L’interpretazione


nei secoli XVI et XVII, Milan, 1993.

Grafton, A., Defenders of the Text, Cambridge (Mass.), 1991.

Lombardi, P., « Homo interpres », in Intersezioni 12, 1992.

Piaia, G. (éd.), Concordia discors. Studi su N. Cusano, Padoue,

1993.
Siraisi, N. G., Medieval and Early Renaissance Medicine, Chica-
go, 1990.

Rizzo, S., Il lessico filologico degli umanisti, Rome, 1973.

! EXÉGÈSE, HERMÉNEUTIQUE, HUMANISME, RHÉTORIQUE

PSYCHANALYSE

Traduction en langage usuel de formations psychiques –


rêve, lapsus, trait d’esprit, symptôme, symbole – dont l’ex-
pression dépend de l’inconscient et du processus primaire.

Le paradigme du mode interprétatif est l’Interprétation des


rêves, où Freud élucide la rhétorique de l’inconscient 1. En
1920, il distingue néanmoins trois temps dans l’histoire de
la cure : art de l’interprétation des formations inconscientes,
elle est devenue découverte des résistances, enfin travail
sur la reviviscence du passé, selon la névrose de transfert 2.
Dans ce cas, Freud propose la notion de « constructions dans

l’analyse ».

▶ Interprétation ou construction, le travail analytique ne ré-


vèle rien de caché, comme l’apologue de « La lettre volée »

le souligne 3. Il dépend de l’analyse des contre-transfert et


transfert, et ouvre sur la multidimensionnalité des processus
psychiques.

Michèle Porte

✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung (1900), G. W. II-III, « L’inter-


prétation des rêves », Paris, PUF, 1967.

2 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips (1920), G. W. XIII, p. 16,


« Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse,
Payot, Paris, 1981, p. 57.

3 Lacan, J., le Séminaire sur « La lettre volée » (1957), in Écrits,


Seuil, Paris, 1966, pp. 11-61.

! CONSTRUCTION, ESPRIT (MOT D’), INCONSCIENT, LAPSUS,


PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, RÊVE, TRANSFERT

ESTHÉTIQUE

Dans le domaine musical, et dans le monde occidental,

exécution des oeuvres.

Jusqu’au Moyen Âge, la distinction entre compositeur et


interprète est incertaine. Toutefois, la notation se complexi-
fiant avec l’avènement de la polyphonie, le rôle de l’inter-
prète tend à s’affirmer. À l’époque baroque et au début du
classicisme, une place centrale lui est même accordée, et il
apparaît comme le complice du compositeur qui ne lui trans-
met parfois que les « grandes lignes » d’une oeuvre. Mais, à
mesure que l’activité de l’interprète se détache de celle du
compositeur, la part de liberté qui est la sienne s’amenuise.
Cette tendance coïncide avec l’affirmation du droit moral du

créateur, qui s’amplifie au moment de la Révolution française.

Au XXe s., le caractère subjectif de l’interprétation, hérité du


romantisme, tend à se réduire. Ainsi Stravinsky demandait-il
que sa musique soit lue, exécutée, mais pas interprétée. De
nos jours pourtant, l’intérêt pour les musiques anciennes et
pour les pratiques qui ne reposent pas sur l’obéissance à un
texte écrit, comme le jazz ou les musiques de tradition orale,
conduit à réévaluer la part créatrice de l’interprétation et à
reconsidérer la hiérarchie entre les fonctions du compositeur
et de l’exécutant. La notion d’exécution trouve même une

place dans les arts plastiques, par le biais des performances

et des installations.

Jean-Yves Bosseur

✐ Furtwängler, W., « Entretiens sur la musique » (1948), in Mu-


sique et verbe, LGF, coll. Pluriel, Paris, 1979.

Jankélévitch, V., Liszt et la rhapsodie, essai sur la virtuosité,


Plon, Paris, 1979.

! MUSIQUE

« Comment la musique a-t-elle été un objet


privilégié d’investigation philosophique ? »

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Soit le système axiomatique S = {D, T}, constitué


d’un ensemble D d’éléments quelconques et d’une
loi de composition T ayant certaines propriétés, par
exemple d’être associative (axiome 1), d’avoir un élé-
ment neutre (axiome 2) et telle que tout élément de D
a un inverse pour T (axiome 3). Une interprétation de
ce système consiste à fixer le domaine D, en prenant par
exemple pour D l’ensemble des nombres relatifs Z = {...,
– 4, – 3, – 2, – 1, 0, 1, 2, 3, 4, ...} et à fixer le sens de T,

en disant par exemple que T représente l’addition. Or,


l’addition sur les nombres entiers a bien les propriétés
énoncées par les trois axiomes ci-dessus. Les nombres
relatifs et l’addition constituent donc un modèle de S.

Pour comprendre que toute interprétation d’un système


axiomatique n’en est pas forcément un modèle, il suffit,
en gardant D = Z, d’interpréter T par la multiplication :
celle-ci vérifie les axiomes 1 et 2 mais non l’axiome 3

(l’inverse d’un entier pour la multiplication n’est pas un


entier). Pour voir qu’un système peut avoir plusieurs
modèles, il suffit de prendre pour D l’ensemble des rota-
tions du plan et pour T la composition des rotations ; ou
bien pour D l’ensemble des racines d’une équation algé-
brique et pour T la permutation des racines de cette
équation. Dans les deux cas, les trois axiomes sont satis-
faits respectivement par les rotations et les permutations.
Une notion dérivée de la précédente est celle d’interpré-
tation d’une théorie déductive (qui est un système axio-
matique déjà interprété, ainsi l’exemple {Z, +} ci-dessus)
dans une autre. Trouver une interprétation d’une théorie
T1 dans une théorie T2 équivaut à construire dans T2 un
downloadModeText.vue.download 588 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

586

modèle de T1. Par exemple, on sait construire des modèles


euclidiens des géométries non euclidiennes.

L’élaboration logique de la notion d’interprétation consiste


à expliciter et à définir précisément une pratique mathéma-
tique déjà ancienne. En effet, bien que cela n’ait été claire-
ment vu que récemment, l’interprétation se trouve au coeur
des mathématiques modernes depuis l’usage par Fermât et
Descartes de la méthode des coordonnées. Celle-ci consiste
à repérer un point dans le plan par le couple des nombres
réels associés à son abscisse et à son ordonnée, en sorte que
droites et courbes sont traduites en équations algébriques, et
que résoudre un problème géométrique revient à résoudre
des systèmes d’équations algébriques. C’est la naissance de la
« géométrie analytique ». Au XIXe s. est développée de manière
systématique l’interprétation des problèmes d’une discipline
donnée en termes d’une autre, pour créer de nouvelles dis-
ciplines, mixtes de deux anciennes. Voient ainsi le jour la
théorie des nombres algébriques (Kummer, Kronecker, De-
dekind), la théorie analytique des nombres (travaux de Diri-

chlet, fonction ζ de Riemann), l’algèbre linéaire ou théorie


des espaces vectoriels de dimension n quelconque (Cayley,
Grassmann, etc.), etc.

La différence épistémologique entre mathématiques clas-


siques et modernes est dans l’appréciation qui est portée sur
ce travail de traduction. Simple changement de langage d’un
côté, véritable procédé d’innovation de l’autre. Tandis que
Descartes avait le sentiment de ne rien faire que « traduire »
l’analyse des anciens dans le langage simplifié de l’algèbre,
A. Comte voit au contraire une véritable « révolution » dans le

rapprochement de deux sciences « conçues jusqu’alors d’une


manière isolée ». Et de fait, revers de l’axiomatisation dont

elle est inséparable, l’interprétation permet l’unification de


théories en apparence très éloignées.

En logique, la technique d’interprétation est utilisée pour


des preuves relatives de non-contradiction ou d’indécida-
bilté. Par exemple, la non-contradiction de la géométrie eu-
clidienne se réduit, par la méthode des coordonnées, à la
non-contradiction de la théorie des nombres réels. De même,
on peut prouver qu’une théorie est indécidable en montrant
qu’on peut y construire une interprétation d’une autre théo-
rie, dont on a déjà établi l’indécidabilité. Par exemple, par un
théorème de Lagrange, on sait que tout nombre entier positif
est égal à une somme de quatre carrés de nombre relatifs.
Cela permet d’interpréter la théorie élémentaire des entiers
positifs ou nuls, N, dans celle des entiers relatifs, Z. Sachant
que N est indécidable (premier théorème de Gödel de 1931,
complété par un théorème de Church de 1936), on en conclu-
ra que Z est également indécidable.

Hourya Sinaceur

✐ Tarski, A., Introduction à la logique, Paris-Louvain, Gauthier-


Villars, chap. VI, 1960.

! CONTRADICTION / NON-CONTRADICTION, GÉOMÉTRIE


ANALYTIQUE, INDÉCIDABILITÉ, MODÈLE

LOGIQUE

Pour un langage, ensemble des données requises pour


déterminer la signification ou la référence de toutes les
expressions grammaticalement correctes de ce langage.

Une interprétation du langage de la logique propositionnelle


consiste en l’attribution d’une valeur de vérité à chaque lettre
propositionnelle, la valeur de vérité des formules complexes
découlant de proche en proche de cette attribution par le

biais des tables de vérités caractéristiques des connecteurs ;


de même, une interprétation d’un langage de premier ordre

consiste dans le choix d’un univers du discours (le domaine

de l’interprétation), et dans l’attribution, à chacun des sym-


boles non logiques de ce langage, d’une référence de type
approprié dans cet univers de discours.

L’examen des langues naturelles, qui se présentent comme


un ensemble de signes auxquels est associée une interpréta-
tion de référence, ne prépare guère à admettre l’idée d’un
découplage entre un langage et les diverses interprétations
dont il peut être le support. Cette dernière perspective, qui
est au centre de la théorie contemporaine des modèles, n’est
apparue qu’à la fin du XIXe s., lorsque les mathématiciens ont
entrepris de faire varier systématiquement l’interprétation des
termes primitifs du langage de la géométrie.

Jacques Dubucs

! MODÈLE

∼ INTERPRÉTATION RADICALE

LINGUISTIQUE, PHILOS. ESPRIT

Notion centrale chez le philosophe américain D. David-


son, développée à partir de la théorie de l’indétermination
de la traduction de Quine.

Quine appelle « traduction radicale » la situation dans laquelle


un traducteur n’a aucune information sur la langue d’une
peuplade, et seulement des données comportementales d’as-
sentiment à des phrases. Dans de telles conditions, la tra-

duction est indéterminée. Davidson 1 parle plutôt d’interpré-


tation, en rejetant le béhaviorisme de Quine, et en admettant
que l’interprétation radicale porte à la fois sur les croyances,
les attitudes propositionnelles, la signification et l’action. Il
fait un usage étendu du principe de charité, qui prescrit de
maximiser l’accord avec ceux qu’on interprète, et admet que

l’interprétation est gouvernée par des normes de rationalité.

▶ Selon Davidson, comprendre un langage, c’est l’interpréter,


ce qui n’est pas réductible à une explication scientifique cau-
sale par des lois, mais fait intervenir la notion de raison et le
rapproche des conceptions herméneutiques.

Pascal Engel

✐ 1 Davidson, D., Enquêtes sur la vérité et l’interprétation,


J. Chambon, Nîmes, 1993.

! ATTITUDE PROPOSITIONNELLE, CROYANCE, RATIONALITÉ,

SIGNIFICATION, TRADUCTION

INTERSUBJECTIF

ÉPISTÉMOLOGIE

Qualifie ce qui se rapporte à la relation entre des


sujets, ce qui s’établit dans la relation entre différentes
consciences observantes et / ou raisonnantes.

L’intersubjectivité a souvent été érigée en moyen de passer


de la subjectivité à l’objectivité et, partant, en critère d’accep-
tation des propositions scientifiques – la confrontation entre
une multitude de consciences individuelles étant supposée

éliminer tous les caractères idiosyncrasiques contingents


propres à chaque subjectivité singulière, et mettre de cette
manière à nu le noyau résiduel des propositions que tout

être rationnel reconnaît à la réflexion, en l’état des données


downloadModeText.vue.download 589 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

587

et des moyens d’investigation disponibles, ne pas pouvoir ne


pas retenir (ou dans une version affaiblie : avoir de meilleures

raisons d’accepter que de rejeter) 1.

L’accord intersubjectif ne peut évidemment prétendre


constituer une authentique garantie de l’objectivité, voire
de la vérité, des propositions scientifiques, qu’à condition
de procéder lui-même de bonnes raisons 2 : de résulter de
contraintes rationnelles produites via un réseau d’arguments
mobilisant les procédures discursives et / ou expérimentales
disponibles de mise à l’épreuve et discutant la validité, la
pertinence et la portée de ces procédures. Supposons en effet
que l’accord intersubjectif soit le fruit du hasard ou qu’il s’éta-
blisse pour de mauvaises raisons (par exemple sous la pres-
sion de convictions religieuses, d’idéologies sociales, d’argu-
ments d’autorité, etc.) 3. Il ne serait alors rien de plus que la
convergence contingente et non fondée des opinions d’un
groupe d’hommes à un moment donné ; corrélativement,
les propositions faisant l’objet du consensus se réduiraient à
n’être qu’un ensemble de croyances collectives dépourvues
d’authentique justification et n’ayant dans cette mesure de
« scientifique » que le nom.

▶ Le problème est qu’il n’est pas si facile de déterminer ce


qui peut légitimement prétendre compter pour une bonne ou
pour une mauvaise raison et, partant, de convaincre les scep-

tiques que l’accord intersubjectif des spécialistes, qui dans


l’histoire des sciences préside de fait à l’acceptation ou au
rejet des théories dites scientifiques, y préside également en
droit. D’un point de vue conceptuel, on peut certes choisir
de définir la vérité comme ce qui fait l’objet d’un consensus
au sein d’une communauté virtuelle de sujets idéaux 4 – en
général la communauté des sujets parfaitement rationnels,
considérée soit au terme idéal de la recherche (et dans ce
cas sujet de la vérité absolue), soit au cours du processus
d’investigation (et dans ce cas sujet d’une vérité seulement
approximative et provisoire car relative à un état donné des
connaissances et des moyens disponibles). Mais ceci ne ré-
sout évidemment pas la question de savoir si et jusqu’à quel
point telle ou telle communauté réelle se rapproche effecti-
vement du cas idéal.

Léna Soler

✐ 1 Voir par exemple les développements de Popper relatifs à

l’acceptation des énoncés de base (la Logique de la découverte


scientifique, 1934, Payot, 1973).

2 L’accord est conçu comme procédant de bonnes raisons –


quoique différentes – chez des auteurs tels que G. Bachelard (le
Rationalisme appliqué, 1953, PUF, 1990) ou T. Kuhn (la Struc-
ture des révolutions scientifiques, 1962, Flammarion, 1983).

3 Comme le soutiennent par exemple certains sociologues des

sciences (voir D. Vinck, Sociologie des sciences, A. Colin, 1995,


chap. 3).

4 Peirce, C. S., « How to Make our Ideas Clear », Selected Wri-

tings, 1958, P. Wiener éd., 1958.

Voir-aussi : Chevalley, C., « On Objectivity as Intersubjective


Agreement », Physik, Philosophie und die Einheit des Wissens-
chaften. Für Ehrard Scheibe, L. Kruger et B. Falkenburg, Mann-
heim, 1994, pp. 332-345.

! CROYANCE, ÉNONCÉ, OBJECTIF, OBJET, RELATIVISME, SUJET,


VÉRITÉ

INTERSUBJECTIVITÉ TRANSCENDAN-
TALE

GÉNÉR., PHÉNOMÉNOLOGIE

En phénoménologie, champ de la recherche qui


concerne soit l’expérience concrète d’autrui, soit une
sphère transcendant la sphère de l’ego propre, et constitu-
tive du rapport de la conscience intentionnelle au monde
« objectif » comme de celui entre les sujets en général.

Cette notion délimite chez Husserl un champ de la réflexion


phénoménologique qui remonte aux années 1905 et qui en-
globe plusieurs figures différentes, contrairement à l’opinion
courante trop marquée par une lecture se restreignant aux

Méditations Cartésiennes (1929-1931) 1. Cette lecture réduit

l’approche husserlienne de l’intersubjectivité à un solip-


sisme que Husserl ne parviendrait pas à éviter. En réalité,
le problème est en effet bien plus complexe. Les analyses
husserliennes établiront d’abord que l’expérience concrète,
factuelle, de l’autre (Fremderfahrung) – livrée dans un pre-
mier temps grâce aux notions d’« empathie » (Einfühlung)
et d’« association d’accouplement » (Paarungsassoziation),
c’est-à-dire dans sa dimension sensible, puis à travers celle
d’« apprésentation » analogisante et médiate fondée sur la
première – nous met en présence d’un autre sujet d’une ma-
nière a posteriori et présomptive. Mais par la suite, ce sera
l’« intersubjectivité ouverte », dotée d’un caractère a priori
et apodictique et à l’oeuvre dans la structure d’horizon, qui
déploiera selon Husserl le champ constitutif de tout rapport
à l’aller ego et à l’objectivité. Ce problème du rapport de
fondation entre ces deux figures est sans cesse reconsidéré
dans les analyses husserliennes qui s’étendent sur plusieurs
étapes. Husserl cherche ainsi bien plutôt à éviter l’impasse so-
lipsiste d’une constitution basée exclusivement sur la sphère
primordiale – c’est-à-dire la sphère de la monade propre qui
se donne à la réflexion phénoménologique comme origi-
naire et apodictique et qui fait abstraction de tout ce qui
renvoie à l’étrangeté en tant que constituée, ainsi qu’à ce
qui est constitutif de cette étrangeté – et ce, grâce à une
réduction intersubjective ouvrant à l’intersubjectivité fluente
des co-présences originaires (ou encore, d’une manière un
peu différente, à ce qu’il appellera dans les années 1930 le
« monde de la vie »). Cette approche qui s’interroge plutôt sur
ce qui motive le vécu d’un aller ego, part de l’environnement

personnel (individuel et communautaire), dans sa « significa-

tivité », et conçoit la réduction d’emblée comme réduction à

l’intersubjectivité (et non pas d’abord comme une réduction


égologique ou primordiale, laquelle accède – son nom l’in-
dique – à la sphère primordiale). Il établira alors que tout ego
possède une structure universelle intersubjective sur la base
de laquelle la réduction primordiale ne peut apparaître que
comme une abstraction (nécessaire, néanmoins, pour décrire
la structure de l’ego et pour rendre compte des opérations
constitutives du sujet « solitaire »). Cette structure n’est pas
une instance supérieure, susceptible d’être décrite de l’exté-
rieur, mais elle engage le rapport entre moi et autrui, ce qui
implique que le moi est structuré de façon intersubjective.
Mais la description du statut de la « corporéité propre » –
résidu de la réduction primordiale – n’en demeure pas moins
un point de départ incontournable pour rendre compte de ce
problème qui occupe une place centrale dans les recherches
phénoménologiques.

Les analyses heideggeriennes de l’intersubjectivité sont


caractérisées par une double approche – l’une « transcendan-
tale » (même si Heidegger ne la désigne jamais ainsi), l’autre

« quotidienne » 2. C’est par la notion de l’« être-avec » que


l’intersubjectivité « transcendantale » s’inscrit selon Heidegger
downloadModeText.vue.download 590 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

588

dans la triple structure propre à l’être-au-monde, caractérisé


par l’être-auprès des choses (Sein-bei), l’être-par-rapport-à-soi
(Zu-sich-Sein) du Dasein et justement l’être-avec autrui (Mit-
Sein) qui est la condition de possibilité d’être en rapport avec
autrui (et donc également de toute « expérience d’autrui »).
Cette structure, qui assure ainsi la co-originarité de ces trois

dimensions, est une structure existentiale, c’est-à-dire qu’elle

cherche à clarifier le mode d’être spécifique du Dasein dans

son rapport au monde. Elle se distingue à la fois de celle

qu’est censée étudier (selon Heidegger) l’« anthropologie

concrète » – qui consiste à s’interroger sur le rapport entre

le « Je » et le « Tu » (Löwith, Buber), sur l’altérité « radicale »,

etc. – et de l’être-avec « quotidien » dans lequel autrui apparaît


d’abord et le plus souvent et que Heidegger décrit dans Être

et Temps. Selon cette analyse, tout rapport au monde quoti-

dien (à celui des « ustensiles ») implique en effet la média-

tion par autrui : les choses qui nous entourent, en dehors

des objets « de la nature », sont fabriquées par quelqu’un et

pour quelqu’un. Toutefois, cela ne signifie pas qu’autrui soit


donné à chaque fois concrètement et effectivement dans cette
relation, mais seulement que, structurellement, le Dasein est
toujours déjà « avec » autrui.

On constate alors une tension, chez Heidegger, entre une


approche qui met en évidence le rôle constitutif de l’être-avec
pour l’expérience de soi et du monde du Dasein, et une ap-
proche qui semble reléguer le problème de l’intersubjectivité
plutôt sur un plan « empirique ». Ces deux approches peuvent
néanmoins être conciliées, à condition de comprendre que le
Dasein est autant un « projet jeté » – c’est-à-dire irréductible-
ment un « étant de la facticité » – que soucieux de s’arracher
de la « dispersion » quotidienne dans le on, pour s’approprier
le sens de son existence dans un « isolement individuant » qui
n’appartient qu’à lui.

La théorie sartrienne de l’intersubjectivité s’inscrit expli-


citement dans le refus d’une fondation transcendantale de
celle-ci 3. On peut au contraire montrer qu’elle n’arrive pas à
se dégager d’une telle dimension transcendantale. La critique
radicale de Sartre du transcendantalisme à l’oeuvre dans Sein
und Zeit s’appuie d’abord sur le fait que le rapport à autrui

n’est pas fondé dans une structure ontologique a priori, mais


qu’il met en oeuvre une transcendance radicale ou « abso-
lue ». Cette altérité ne serait point accessible si elle apparte-

nait à ma structure existentiale. Sartre s’emploie ainsi à mon-

trer que l’analyse intentionnelle dévoile la présence d’autrui


dans des « consciences » concrètes et factuelles qui n’ont rien
d’un « existential » a priori. L’exemple privilégié en est la

conscience de la « honte » qui me signale non seulement que


je suis en rapport avec autrui que je vois, mais aussi que je
suis vu par autrui. Sartre appelle « autrui-objet » l’autre en tant
que vu et « autrui-sujet » l’autre en tant que voyant. Autrui-

sujet est à la fois radicalement transcendant par rapport à


mon ego et en même temps la source de son objectivation

(cf. la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave), tout

comme de son caractère « relatif ». Le regard porté sur moi

par autrui-sujet ne saurait être expliqué par une transposition


à partir d’autrui-objet, mais il me dévoile originairement la

présence d’autrui. Cependant, Sartre n’entend pas autrui-sujet


comme présence concrète, mais comme cet « être-pour-au-
trui » – « nécessité de fait » de ma réalité humaine – dont les
autres factuels ne sont que des « variations empiriques ». Ne

faut-il pas alors voir dans cette structure une retombée dans

une forme de transcendantalisme apriorique ?

Dans son analyse des conditions de possibilité de l’in-


tersubjectivité, Merleau-Ponty, quant à lui, s’inspire de
l’exigence heideggerienne de concevoir le rapport à autrui
comme ancré dans la structure ontologique du « sujet », en
développant en même temps l’idée que l’on ne peut disso-
cier ce rapport du rapport au monde 4. Cette conception, qui
contient une critique implicite de la théorie sartrienne, met en
évidence, d’un côté, que l’être-pour-autrui suppose un « être-
au-dehors » du sujet – qui interdit d’appréhender autrui de
front dans un rapport conflictuel – et, d’un autre côté, que le
sujet est ouvert à un autre parce qu’il s’apparaît à lui-même
comme un autre (dans un mouvement de transcendance qui
caractérise la temporalité du sujet et qui rend impossible que
celui-ci s’appréhende dans une pure transparence vis-à-vis de
lui-même). Si autrui m’est « donné », ce n’est pas parce qu’il

apparaît comme un autre « point zéro », comme un autre pou-


voir constituant en face de moi, mais parce qu’il est, comme
moi-même, une existence incarnée, c’est-à-dire qu’il partage
avec moi une appartenance charnelle au monde qui est pre-
mière par rapport au pouvoir constitutif du sujet. Merleau-
Ponty, arraché subitement de son travail intellectuel, n’est
pas parvenu à une fondation élaborée de cette idée d’une
incarnation du sujet : ses notions de « troisième genre » entre
« le pur sujet et l’objet », d’« intercorporéité », de « chair », etc.
– censées rendre compte de cette appartenance originaire de
la conscience au monde – sont davantage des indices, certes
très fructueux, d’une philosophie qu’il reste encore à déve-
lopper que l’expression d’une pensée achevée.

Alexander Schnell

✐ 1 Husserl, E., Méditations Cartésiennes, trad. E. Levinas, et


G. Peiffer, A. Colin, Paris, 1931.

2 Heidegger, M., Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1963.

3 Sartre, J.-P., l’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943.

4 Merleau-Ponty, M., la Phénoménologie de la perception, Galli-


mard, Paris, 1945.

Voir-aussi : Depraz, N., Transcendance et incarnation. Le sta-


tut de l’intersubjectivité comme altérité à soi chez Husserl, Vrin,
Paris, 1995.

Heidegger, M., Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs,


Klostermann, Francfort, 1979.

Heidegger, M., Die Grundprobleme der Phänomenologie, Klos-


termann, Francfort, 1975 ; trad. J.-F. Courtine, les Problèmes fon-
damentaux de la phénoménologie, Gallimard, Paris, 1985.

Husserl, E., Autour des méditations cartésiennes (1929-1932),

« Sur l’intersubjectivité », trad. N. Depraz, P. Vandevelde, revue


par M. Richir, J. Millon, Grenoble, 1998 ; Textes sur l’intersubjec-
tivité, vol. I et II, trad. N. Depraz, PUF, Paris, 2001.

Merleau-Ponty, M., le Visible et l’Invisible, texte établi par C. Le-


fort, Gallimard, Paris, 1964.

Richir, M., Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations,


J. Millon, Grenoble, 2000.
Zahavi, D., Husserl und die transzendentale Intersubjektivität,
Dordrecht, Boston, Londres, Kluwer, 1996.

INTIME

Du latin intimus, superlatif de inter, composé de in-, « dans, à


l’intérieur »,
et de -ter, « deux parties opposées », d’où « entre ». En allemand, innig,
de in-, « dans » ; intim ; vertraut, de treu, « fidèle », via vertrauen,
« avoir
confiance ».

PSYCHANALYSE

Superlatif d’« intérieur », le concept n’est pas élaboré


comme tel en psychanalyse. Pourtant, il figure en néga-
downloadModeText.vue.download 591 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

589

tif : une « interprétation sauvage », un comportement


« intrusif » présupposent cette profonde intériorité qu’ils
dérangent.

La distinction entre mondes extérieur et intérieur procède


de la différence entre les stimuli que l’on peut fuir, et ceux
que l’on ne peut pas fuir. Mais « au commencement le moi
contient tout, plus tard il élimine de soi un monde exté-

rieur. » 1. La prématuration constitue le monde selon la lenteur


de la propagation de l’influx nerveux : l’absence de myé-
linisation amène à rapporter toute excitation à « soi ». Les
processus précoces d’introjection du bon et de projection du
mauvais créent le « moi-plaisir purifié », lorsque règne le juge-

ment d’attribution, préalable au jugement d’existence 2. L’inti-


mité ainsi que la reconnaissance du monde extérieur et des
autres adviennent par des séparations et pertes successives,
si elles sont élaborées, en même temps que le narcissisme
est entamé et transformé. Corrélative des processus de l’idéal
du moi, l’intimité peut être aussi raffinée que ces derniers, et,
en ce cas, elle est, comme eux, garante de l’autonomie de la
personne. C’est pourquoi les groupes humains autoritaires
s’efforcent de détruire l’intimité (surveillance et espionnage
continus, confessions, etc.), en même temps qu’ils réduisent
l’idéal du moi à un tenant-lieu rudimentaire.

▶ La notion de « sens intime »3 est tombée en désuétude, pour


ce qu’elle entraînait d’équivoque avec la conscience, mais ni
la philosophie ni la psychanalyse n’ont, depuis, probléma-
tisé la notion. Elle est ambiguë (les intimes). Les processus
qui l’entretiennent semblent n’être intelligibles qu’à l’aide des
théories de la dynamique qualitative et de l’homologie 4. Dans
cette stylisation, l’intime est un espace de paramètres internes,
accessible seulement dans ses effets. N’est-il pas adéquat que
les processus garants de l’autonomie – de la liberté – de cha-
cun excèdent la saisie dans la langue commune ?
Michèle Porte

✐ 1 Freud, S., Das Unbehagen in der Kultur (1929), G. W. XIV,

p. 425, « Le malaise dans la culture », in OEuvres complètes. Psy-

chanalyse, XVIII, PUF, Paris, 1994, pp. 245-333.

2 Freud, S., Die Verneinung (1925), « La dénégation », in OEuvres


complètes. Psychanalyse, XVII, PUF, Paris, 1992, pp. 165-171.

3 Maine de Biran, De l’aperception immédiate (mémoire de


l’Académie de Berlin) (1807), Vrin, Paris, 1949.

4 Porte, M., De la cruauté collective et individuelle, L’Harmattan,

Paris, 2002.

! IDÉAL, MASSE, MOI, NARCISSISME

INTROSPECTION

Calque de l’anglais introspection.

PSYCHOLOGIE, PHILOS. CONN.

Orientation de l’attention sur ses propres états


subjectifs.

La psychologie scientifique, ne pouvant complètement ex-

clure l’attitude introspective, et rejetant un procédé d’accès


typiquement philosophique à l’esprit (chez Maine de Biran

et les spiritualistes), s’est efforcée, dès la fin du XIXe s., de la


contrôler objectivement. Binet, en demandant aux sujets de
détailler ce qui se passait en eux dans des situations expéri-
mentales précises, a introduit l’« introspection provoquée » ;
celle-ci a été érigée en méthode par l’école de Würzbourg
(Asch, Bühler), inspirée par la phénoménologie et le gestal-

tisme, dans sa réaction contre l’associationnisme mécaniciste


et l’antimentalisme béhavioriste.

▶ Accède-t-on à un niveau particulier de la réalité mentale

par l’introspection, ou cette méthode tend-elle à susciter

l’objet même auquel elle prétend accéder ? Le paradoxe de

l’introspection est que le sujet se confond avec l’acte de s’ob-

server lui-même, et s’y évanouit, ou s’y modifie sans bruit.

Chez Kant, et plus encore Comte, ce raisonnement exclut la

psychologie des sciences : les phénomènes du sens intime

sont inobjectivables, à cause de l’écoulement temporel qui


les décale dans le passé par rapport au moment du compte

rendu. Bergson souligne ainsi que l’introspection provoquée

de Binet est autant rétrospection qu’introspection, normali-


sée, de plus, par le langage. La phénoménologie a souligné
la naïveté du concept de temps qu’impliquent ces critiques,
ainsi que le réalisme erroné de l’idée du sujet qu’elles véhi-

culent. Il n’en reste pas moins que l’idée de « percevoir » ce

qu’on est soi-même soulève des difficultés de principe : en

quel sens emploie-t-on « percevoir », s’il s’agit d’intériorité ?

En psychiatrie, l’introspection est souvent sollicitée, et


l’on voit mal comment s’en passer ; car ce à quoi accède
l’introspection est un problème distinct du fait qu’il existe des

attitudes introspectives normales. Même en linguistique, une


forme d’introspection est impliquée dans la vérification de la
grammaticalité d’une phrase ; il s’agit en tout cas d’un test,

quasi expérimental, mais qui n’implique que le locuteur sans

aucune médiation dans son rapport aux règles.

Pierre-Henri Castel

✐ Lyons, W. E., The Disappearance of Introspection, Bradford,

MIT Press, Cambridge (MA).

! COGITO, CONSCIENCE, PERCEPTION, SUBJECTIF, TEMPS

INTUITION

Du latin intuitio, « regard ». En allemand Anschauung, Schau, Intuition,


dont les racines, allemande (schau-) ou latine (intueri), contiennent
toutes deux le sens de la vue et de la vision.

GÉNÉR.

Mode de la connaissance immédiate, par lequel le sujet

se met en rapport avec un objet sans médiation du raison-

nement. Chez Kant, mode sur lequel le sensible nous est

donné comme objet à connaître.

Si le concept désigne toujours en philosophie la manière dont

le sujet acquiert une connaissance du monde extérieur, c’est

l’étendue de ce qui est susceptible d’apparaître à l’intuition

qui est objet de discussion. Or, suivant le domaine que l’intui-


tion peut réclamer comme sien, c’est sa nature même qui
varie.

Pour Platon, il est possible d’acquérir la connaissance des

choses de deux façons : par le moyen des noms, et par le

moyen des choses elles-mêmes 1. La première est en fait une

connaissance des images des choses : c’est donc la seconde

qui est « la plus belle et la plus sûre ». Pourtant, on n’en


déduira pas un modèle mystique de la connaissance : l’intui-
tion platonicienne n’est pas un accès immédiat et instantané
à l’essence, ni même une pensée sans paroles, mais la vision
d’ensemble d’une forme, qui éclaire le cheminement de la

pensée discursive comme l’intemporel éclaire ce qui se pro-


downloadModeText.vue.download 592 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

590

duit dans le temps : c’est ainsi que l’intuition du Bien est


l’intellection (ou intelligence intuitive) par excellence 2.

C’est le même champ que recouvre l’intuition bergso-


nienne, mais avec un autre statut : en la définissant comme
l’acte de sympathie par lequel on coïncide avec la vie inté-
rieure de ce qui est intuitionné, il en fait une connaissance

radicalement opposée à l’intelligence discursive. Si l’intel-


ligence est une faculté technique, vouée à la manipulation
de la matière, l’intuition est au sens propre un transport, et

la connaissance qu’elle nous donne de la vie spirituelle est


intraduisible dans le langage 3.

L’intuition des idées, pour Kant, est un mode divin de la


connaissance, dont l’homme n’est pas capable : notre condi-
tion nous borne à une intuition sensible et passive, qui « n’est
rien d’autre que la représentation des phénomènes » 4. Elle
n’est donc ni mystique et a-discursive comme chez Bergson,
ni méta-discursive comme chez Platon. Elle n’est même pas,
comme chez Descartes, l’évidence de la vérité 5, car elle est
incapable de penser les concepts : c’est pourquoi elle est

aveugle sans les déterminations et les connexions de l’enten-

dement. Il s’agit donc de la manière dont le sensible s’offre


à nous comme matériau de connaissance 6, et par là elle dé-

crit aussi les limites du rapport au monde que permet notre


condition humaine : nous ne pouvons rien connaître qui ne
nous soit donné comme phénomène.

L’intuition devient alors, dans la phénoménologie, la façon


dont les choses apparaissent à la conscience : non comme
une superficialité dont il faudrait chercher ailleurs la nature,
mais comme une existence qui épuise l’essence de l’objet. Les
choses se donnent à nous comme phénomènes, et elles ne
sont pas autre chose que la totalité de leurs manifestations :

mais par là l’intuition n’est plus seulement passive et sensible,

elle est l’acte de visée d’un objet qu’opère la conscience, son


intention d’accéder à l’épaisseur essentielle que constitue la

totalité des phénomènes 7.

▶ Mais cette totalité que l’intuition comprend sans qu’elle

soit liée par aucun raisonnement est-elle autre chose qu’une


concrétude indifférenciée ? Hegel n’y voit rien d’autre qu’une
matière simplement juxtaposée : la seule unification du divers
qu’offre l’intuition, c’est celle de l’espace et du temps. Par-
tant, l’intuition opère en deçà de l’intelligence comme ce qui

lui présente un contenu, et non-pas au-delà comme ce qui

l’éclairé ou la surpasse 8.

Sébastien Bauer

✐ 1 Platon, Cratyle, 438 a, b. Trad. L. Robin, 1950, in OEuvres


complètes I, NRF, Paris.

2 Ibid., République, VI, 511 d.

3 Bergson, H., La pensée et le mouvant, Introduction (2ème partie)


pp. 25 sq., édition 1993, PUF, Paris.

4 Kant, E., Critique de la raison pure, Esthétique transcendan-


tale, § 8. Trad J. Barny, 1980, in OEuvres complètes I, NRF, Paris.

Descartes, R., Méditations métaphysiques, V.

6 Kant, E., Critique de la raison pure, Logique transcendantale,


Introduction. Trad J. Barny, 1980, in OEuvres complètes I, NRF,
Paris.

7 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, spéc.

Introduction, III et IV, et IIème partie, introduction. 1945, Gal-


limard, Paris.

8 Hegel, G., Science de la logique, II, livre III, 1ère section,


chap. 1A, trad. P.J. Labarrière, 1976, Aubier-Montaigne, Paris.

! ENTENDEMENT, ESSENCE, MYSTIQUE, PENSÉE, PHÉNOMÈNE

PHILOS. CONN., PHÉNOMÉNOLOGIE

L’intuition, utilisée indifféremment, chez Kant comme


après, dans sa double racine germanique et latine, corres-
pond à cette capacité qu’a le sujet de sentir, d’éprouver di-
rectement la vérité d’un objet ou d’un état psychique sans
recourir au régime médiat de la déduction ou de la démons-
tration. Connaissance immédiate, l’intuition est portée par le
paradigme sensible de la vision.

Philosophie critique

Pour le Kant de la première Critique 1 l’intuition, à titre de


vue immédiate d’un objet actuellement présent à l’esprit, est
la forme a priori de l’espace et du temps, et se trouve tout à
la fois distinguée et corrélée avec les concepts de l’entende-
ment, selon la formule bien connue : « les concepts sans intui-
tion sont vides, les intuitions sans concept sont aveugles » ;
dans la troisième Critique 2 en revanche, l’intuition esthétique
correspond à un excès du sensible sur le concept, de façon
antisymétrique avec le symbole, dont la forme réfléchis-
sante fournit une alternative au concept mais sur un mode
non-intuitif.

Idéalisme spéculatif

Pour Fichte comme pour Schelling 3, l’intuition intellectuelle


est le fondement de la vie consciente et doit être dégagée par
une analyse réflexive, ce qui fait de la vie de la conscience un
pur acte, lequel ne peut être saisi seulement dans l’intuition
sensible, ni non plus, à l’autre bout, dans le concept d’objet.
Le rejet par Kant de l’intuition intellectuelle porte en réalité
sur l’impossible intuition d’un être, la chose en soi ; or, il est
question dans les Thatachen de l’intuition, non d’un être,
mais d’un acte. Schelling prend largement appui sur la pers-
pective ouverte par Fichte, tout en procédant encore, dans
le Système de l’idéalisme transcendantal, à un élargissement
de l’usage de l’intuition intellectuelle : le moi est acte pur, et
doit être connu par une méthode distincte de la connaissance
des objets. L’intuition est une telle méthode, productrice de
liberté, car l’objet qu’elle intuitionne n’est pas différent de la
connaissance elle-même.

Phénoménologie

La philosophie de Husserl confère à l’intuition entendue


comme donation originaire de l’objet à la conscience une
place de premier ordre dans la connaissance, jusqu’à en
faire, au paragraphe 24 des Idées directrices...I 4, le prin-

cipe des principes de la démarche phénoménologique.


L’intuition, dont un autre nom est l’évidence apodictique,
est tout à la fois l’acte par excellence de connaissance
et la donation de la chose elle-même au sujet. Principe
tout à la fois transcendantal et ontologique, l’évidence

intuitive s’efforce de surmonter le dilemme dans lequel


Kant et ses successeurs sont restés pris de façon unilaté-

rale, soit intuition impossible de l’être, soit intuition abso-


lue de l’acte. Mais l’intuition husserlienne, comme celle
de ses prédécesseurs, demeure d’ordre essentiellement
théorique ou cognitif. Quelle que soit la place qu’on lui
confère, limitée au sensible, réflexive ou bien absolue,
l’intuition s’inscrit dans une théorie de la connaissance.
Max Scheler 5 va lui conférer un sens principalement af-

fectif, en en faisant la qualité d’un sentiment qui offre une


évidence absolue par la seule force émotionnelle de sa

présence immédiate au sujet qui la ressent. Ainsi traduit-


downloadModeText.vue.download 593 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

591

on par exemple à juste titre Einfühlung chez Scheler par


« intuition affective », alors que le même terme est rendu
chez Husserl par « empathie » et répond essentiellement
à un acte de connaissance d’autrui. Dans le même ordre
d’idées, Levinas 6 parle à propos de Husserl d’un « intui-

tionnisme théorique », à quoi Ricoeur 7 répond par « l’intui-

tionnisme émotionnel » de Scheler.

Natalie Depraz

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Gallimard, Paris, 1980.

2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Gallimard, Paris, 1986.

3 Tilliette, X., L’intuition intellectuelle de Kant à Hegel, Vrin,

Paris, 1995.

4 Husserl, E., Idées directrices...I, Paris, 1950.

5 Scheler, M., Nature und Wesen der Sympathie, Bern &amp;

München, Francke Verlag, 1973.

6 Levinas, E., La théorie de l’intuition, Vrin, Paris, 1932.

7 Ricoeur, P., La philosophie de la volonté I, Le volontaire et l’in-

volontaire, Paris, 1950.

! AFFECT, CONNAISSANCE, ÉVIDENCE, EXPÉRIENCE, VISION

INTUITIONNISME

PHILOS. CONN., LOGIQUE

Théorie opposée au formalisme, selon laquelle on ne


peut réduire les mathématiques ou la logique à leurs règles
formelles, dans la mesure où leur système de règles n’est
pas un pur système de définitions mais comporte des
hypothèses.

L’intuitionnisme, écrit Brouwer, « d’une part accroît la finesse

de la logique, d’autre part ne reconnaît pas dans la logique


une source de vérité » 1. La logique intuitionniste distingue

entre des énoncés classiquement équivalents, comme A et

¬¬A : refusant la loi classique de « double négation » qui per-

met de conclure de ¬¬A à A, l’intuitionniste demande qu’une

assertion soit justifiée par une construction spécifique, dont

le constat de l’absurdité de la négation de l’énoncé asserté ne

peut tenir lieu. Ce désaccord relatif à la correction de certaines


lois logiques doit être rapporté à une divergence touchant à
l’ontologie des objets mathématiques. Le logicien classique
admet le principe du tiers exclu, parce qu’il se représente, par

exemple, la collection des entiers naturels comme une totalité


achevée, indépendante de l’esprit humain : dans cette pers-

pective, ou bien la collection en question contient un nombre

n tel que ɸ (n), ou bien elle n’en contient pas, et ceci de ma-
nière objectivement déterminée, indépendamment de notre
aptitude à savoir ce qu’il en est effectivement. À l’inverse, il
n’y a aucune raison que le tiers exclu s’applique à une collec-
tion infinie « en progrès » : à chaque stade de la construction

de cette collection, il se peut qu’aucun élément possédant la

propriété ɸ n’ait été encore engendré, sans pour autant qu’il


puisse être d’ores et déjà exclu qu’un élément de ce genre
soit construit à un stade ultérieur. La critique intuitionniste de

certaines règles logiques s’accompagne d’une réévaluation

de la place de la logique en général, que Brouwer trouve lar-


gement usurpée : les seules vérités qui comptent sont celles
dont nous faisons l’expérience, et la logique, qui propose
des inférences « aveugles » d’une formule à une autre, vou-
drait justement nous dispenser d’expérimenter et d’éprouver

les vérités mathématiques que ces formules représentent de


manière plus ou moins adéquate.

Le principal disciple de Brouwer, Heyting, a néanmoins


assuré à l’intuitionnisme une place de choix en logique, par
le biais d’une contribution dont Brouwer lui-même était loin

d’approuver le principe. Renonçant en partie à la condam-

nation de toute entreprise de formalisation, Heyting 2 a pro-


posé un système formel destiné à présenter rigoureusement
les principes de la logique intuitionniste, et dont l’idée sémi-
nale consiste à définir non pas les conditions de vérité des
énoncés, mais leurs conditions d’assertabilité, c’est-à-dire les
conditions dans lesquelles on peut les tenir pour prouvés.
Cette sémantique, dite BHK (Brouwer-Heyting-Kolmogoroff),
stipule, par exemple, que la preuve d’une disjonction A v B
consiste en la donnée d’une preuve de A ou d’une preuve
de B, et que la preuve d’une négation consiste en la donnée
d’une construction qui transforme toute preuve putative de la
proposition niée en une preuve de l’absurdité. Le principe du
tiers-exclu n’y est pas universellement valide, puisqu’il existe
des cas où nous ne disposons ni d’une preuve de A ni d’une

démonstration du fait que toute preuve de A serait ipso facto

une preuve d’une proposition absurde.

Plus récemment, Dummett a proposé de fonder l’intuition-


nisme sur un principe de « manifestabilité », en vertu duquel
« la signification d’un énoncé ne peut pas être – ou contenir
comme ingrédient – quelque chose qui ne serait pas mani-
feste dans l’usage qui est fait de l’énoncé, quelque chose qui
réside uniquement dans l’esprit de l’individu qui appréhende
sa signification » 3. La signification d’un énoncé ne doit donc
pas être définie par référence à des conditions qui pourraient
être en principe satisfaites à l’insu de l’individu qui maîtrise

cette signification : elle doit être identifiée aux conditions

d’assertabilité de l’énoncé, plutôt qu’à ses conditions de vé-

rité. Une telle sémantique « antiréaliste » généralise à l’en-

semble du langage la réforme proposée par l’intuitionnisme

pour le langage mathématique.

Jacques Dubucs

✐ 1 Brouwer, L. E. J., « Conscience, philosophie, et mathéma-


tique » (1948), in J. Largeault (éd.), Intuitionnisme et théorie de
la démonstration, Vrin, Paris, 1992, p. 440.

2 Heyting, A., Intuitionism, North-Holland Publications, Amster-


dam, 1956, p. 98.

3 Dummett, M., « La base philosophique de la logique intui-


tionniste » (1973), trad. F. Pataut, in Philosophie de la logique,

Minuit, Paris, 1991, p. 81.

Voir-aussi : Poincaré, J.-H., La science et l’hypothèse, chap. I et III,


éd. 1968, Champs Flammarion, Paris.

Dummett, M., Elements of Intuitionism, Oxford University Press,

1977.

! CONSTRUCTIVISME, FORMALISATION

PHILOS. MODERNE, PHILOS. CONTEMP., MORALE

Courant de la philosophie morale britannique, soute-


nant qu’il y a des vérités morales indépendantes de notre
esprit (réalisme moral), et que nous les connaissons d’une
façon directe.
Les premiers intuitionnistes (les platoniciens de Cambridge

R. Cudworth 1 et H. More, au XVIIe s. ; S. Clarke et R. Price, au

XVIIIe s.) affirmaient que les vérités morales étaient connues


par la raison. Ils rejetaient le volontarisme, l’idée qu’une
chose est bonne, parce qu’elle est voulue (par Dieu, pour
Calvin ; ou par les hommes, pour Hobbes) et le subjectivisme
des théoriciens du sens moral : Hutcheson et Hume. Mais les
downloadModeText.vue.download 594 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

592

objections de ce dernier à l’idée d’une raison pratique ont


mené les intuitionnistes ultérieurs (Th. Reid 2, G. E. Moore 3,
W. D. Ross 4 et H. Prichard) à postuler une faculté morale
distincte.

Moore explicita et soutint les thèses métaéthiques de l’in-


tuitionnisme : 1) les propriétés morales, quoique attribuées
en fonction des propriétés naturelles, ne sont pas réductibles
aux propriétés naturelles ; 2) les propriétés morales appar-
tiennent réellement aux choses, elles ne sont pas projetées ;
3) certaines vérités morales sont connues de nous sans infé-
rence ni affection.

L’intuitionnisme s’intègre mal à l’image scientifique du


monde : que peuvent être des faits non naturels, et l’intuition

qui nous les découvre ? Le défaut de consensus en éthique,

par rapport aux mathématiques par exemple, plaide en sa

défaveur. Ses partisans actuels reprochent toutefois aux posi-

tions alternatives soit de mener au scepticisme (émotivisme),

soit d’être obligés d’accepter l’intuitionnisme (naturalisme et

kantisme).

Julien Dutant

✐ 1 Cudworth, R., A Treatise on the immuable and eternal mo-


rality, 1731, trad. fr. « Traité de morale », PUF, Paris, 1995.

2 Reid, Th., Essays on the active powers of the human mind,


1788, trad. fr. « Essai sur les facultés actives de l’homme », in

OEuvres complètes, Sautelet, Paris, 1829.

3 Moore, G. E., Principia ethica (1903), Cambridge, Univ. Press,

chap. 5 &amp; 6, trad. fr., 1998, Paris, PUF.

4 Ross, D. W., The Right and the Good (1930), Univ. Press, Ox-
ford.

! RÉALISME, SENS, SUBJECTIVISME

INVARIANCE

MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE

Propriété consistant à rester inchangé sous une opé-

ration donnée. Indépendance vis-à vis du système de

coordonnées. Caractéristique des formes qui restent

indifférentes aux transformations faisant partie d’un


ensemble doté de la structure de groupe (ces formes
sont appelées les invariants du groupe de symétrie
correspondant).

Des clauses d’invariance sont à la base de toutes les théo-


ries physiques. Elles permettent de remonter à des quanti-
tés conservées. On peut ainsi montrer que : imposer l’inva-
riance des lois d’évolution vis-à-vis d’une translation globale
dans le temps implique la conservation de l’énergie ; impo-
ser l’invariance des lois vis-à-vis d’une translation globale
dans l’espace implique la conservation de la quantité de
mouvement ; et imposer l’invariance des lois vis-à-vis d’une
rotation globale dans l’espace implique la conservation du

moment cinétique. D’autres clauses d’invariance, valant


localement, ou dans un espace abstrait, ont permis de déri-

ver des règles de conservation pour de nouvelles variables

n’ayant aucun équivalent classique, comme l’« isospin » ou

l’« étrangeté ».

Le lien qui unit invariance et règles de conservation a été


établi par le théorème de E. Noether (1918). La procédure
utilisée pour démontrer ce théorème consiste à imposer des
symétries au lagrangien dont l’intégrale dans l’espace repré-

sente l’action, sachant que les lois d’évolution pourront en

être déduites par le biais d’un principe de moindre action.

Certaines clauses d’invariance surajoutées conduisent par


ailleurs à formuler des lois plus riches et plus exhaustives.

Imposer l’invariance de la forme des lois de la mécanique


quantique par la transformation de Poincaré-Lorentz de la

théorie de la relativité restreinte a, par exemple, conduit à

la théorie quantique relativiste de P. A. M. Dirac, puis aux

théories quantiques des champs.


L’imposition de clauses d’invariance est en résumé une

source majeure dans l’élaboration des lois physiques, et une

méthode efficace sur la voie de leur unification.

▶ La physique a hérité de la philosophie de Parménide, via

l’intermédiaire modérateur de Platon et d’Aristote, une ten-

dance à considérer l’immutabilité d’une forme vis-à-vis de

tout changement de point de vue personnel, spatial ou tem-

porel, comme la marque même d’une réalité transcendante.

La recherche des invariants a été à partir de là confondue

avec une quête de représentation du réel tel qu’il est, indé-

pendamment de la connaissance qu’on peut en avoir. Ce pas-

sage automatique de l’invariant à une réalité indépendante


relève pourtant d’une faute de logique élémentaire : l’extrac-
tion d’invariants vis-à-vis des présentations expérimentales
est bien une condition nécessaire de l’accès à une hypo-

thétique réalité indépendante pré structurée, mais elle n’en

constitue pas une condition suffisante. Il se peut que l’inva-

riance révèle non pas la structure d’une réalité extérieure pré

déterminée, mais seulement la forme d’un mode stable de


relation cognitive.

C’est ce genre de faute qu’a voulu éviter Kant en établis-

sant une distinction de principe entre l’objet et la chose en

soi. L’objet se trouve chez lui constitué par des clauses d’in-

variance des relations entre phénomènes, comme le prin-

cipe de permanence de la substance ou le principe de suc-


cession suivant une règle ; et la chose en soi opère comme

énigmatique « fondement », ou comme focus imaginarius

de la recherche. L’épistémologie contemporaine ne devrait

pas oublier cette prescription de bon sens, dont le pou-


voir thérapeutique face aux fréquentes illusions des cher-

cheurs vaut indépendamment de certains aspects fixistes de


la philosophie de Kant battus en brèche par les révolutions

scientifiques du XXe siècle. Il lui suffirait pour cela d’évi-

ter de se laisser fasciner par les invariants qui apparaissent


à l’issue d’un processus de recherche, et de se concentrer
sur les opérations mêmes sous lesquelles une invariance est
obtenue.

Michel Bitbol

✐ Goldstein, H., Classical Mechanics, Addison-Wesley, 1980.

Van Fraassen, B., Lois et symétries, Vrin, Paris, 1995.

! OBJECTIVATION, PARTICULE, RELATIVITÉ, SYMÉTRIE

INVENTION

Du latin invenire, pour « trouver ».

GÉNÉR., PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES

Synonyme de création ou de découverte, notion dont


la rigueur est problématique, et qui désigne une synthèse
d’éléments préexistants, présentant un caractère de nou-
downloadModeText.vue.download 595 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

593

veauté tel qu’elle ne pouvait être déduite d’évidence des


éléments qu’elle recompose.

La notion d’invention peut revêtir une ambivalence d’inter-


prétation. Positivement, l’invention signifie l’action de dé-
couvrir ou une découverte. Négativement, l’invention signi-
fie l’action de feindre ou de contrefaire ou bien le résultat
de cette action, c’est-à-dire l’artifice ou le mensonge (« c’est
une pure invention »). Si l’on rapporte la notion d’invention
à l’objet inventé, trois termes classés hiérarchiquement le

désignent : la trouvaille (version affaiblie de l’invention),

l’invention et la découverte (versions valorisées de l’inven-

tion). Cette hiérarchie est marquée dans le fait que la trou-


vaille est empreinte de contingence, elle est d’ordre littéraire
ou esthétique, alors que l’invention relève plutôt de la tech-
nique et, enfin, que la découverte ressortit davantage de
la science (on parle d’une trouvaille littéraire, d’un brevet

d’invention, d’une découverte scientifique). Si l’on rapporte


l’invention au sujet inventeur, l’action d’inventer peut être
régie pour le meilleur ou pour le pire : pour le pire, quand
l’action d’inventer est marquée par une intention de nuire
(fausse pièce à charge dans un procès, par exemple) ; pour
le meilleur, quand l’action d’inventer relève d’un art d’inven-
ter (ars inveniendi) mis au service des connaissances et de
tous les hommes. Pour Descartes 1, Leibniz 2 ou d’Alembert
et Diderot 3, l’exigence de construire un art d’inventer, une
méthode d’analyse ou un ordre d’invention répond au souci
de lever le voile entre les résultats des inventeurs (qui se
plaisent parfois à cacher leur méthode) et les hommes. En
ce sens, l’Encyclopédie de d’Alembert et de Diderot exprime
bien le rapport de la philosophie à l’invention : la philoso-
phie entend toujours tirer les leçons méthodologiques des
inventeurs (scientifiques, artisans, artistes, techniciens) dans
une visée d’unification et de diffusion du savoir, et ce n’est
qu’à ce titre qu’elle est habilitée à discuter du fondement
des normes acceptées par les hommes dans la conduite de
leur vie.

Véronique Le Ru

✐ 1 Descartes, R., Règles pour la direction de l’esprit, trad.

J. Brunschwig, in OEuvres philosophiques (t. 1), établies par Al-


quié, Garnier, Paris, 1963-1973.

2 Leibniz, G. W., Die philosophischen Schriften von G. W. Leib-

niz, Berlin, éd. Gerhardt, 7 vol., 1875-1890.

3 « Découverte » et « Éléments des sciences » de d’Alembert, « En-

cyclopédie » de Diderot et « Invention » de Jaucourt, in Encyclo-


pédie des sciences, des arts et des métiers (t. IV, 1754 ; t. V, 1755 ;
t. VIII, 1765), éditée par d’Alembert et Diderot, Paris, Briasson,
David, Le Breton et Durand, 35 vol., 1751-1780.

! ANALYSE, DÉCOUVERTE, MÉTHODE

IPSÉITÉ
Du latin ipse, « soi-même ».

GÉNÉR.

Dans l’existentialisme, caractère de l’homme comme sujet


de son existence. La conscience se tient chez Sartre dans une
distance à soi qui marque l’impossibilité de sa coïncidence à

elle-même (c’est-à-dire l’impossibilité pour le pour-soi de se


poser comme en-soi). Par la médiation du monde et de ses
possibles, la conscience projette pourtant cette coïncidence
avec soi comme possible : c’est cette découverte de la trans-
cendance de l’ego au sein de l’immanence de la conscience,

qui est sa liberté et sa responsabilité radicale, que Sartre


nomme le « circuit de l’ipséité » 1.

Sébastien Bauer

✐ 1 Sartre, J.-P., L’Être et le néant, IIe partie, chap. 1, points 1 à


5 (notamment 5, « le Moi et le circuit de l’ipséité »), Paris, 1943,
Gallimard, TEL, 1976.

! DASEIN, ÊTRE

IRONIE

Du grec eirôneia, « interrogation de celui qui feint d’ignorer ».


GÉNÉR.

1. Mode éristique et méthode de questionnement phi-


losophique par laquelle on pousse l’adversaire à l’absurde.
– 2. Regard critique jeté sur le monde, dans le romantisme
allemand.

L’ironie a un inventeur, Socrate, et une fonction apparente,


la réfutation, qui en trace l’ambiguïté : elle semble être
l’arme rhétorique de celui qui refuse la rhétorique. Face à
l’assurance du discours de son interlocuteur, appuyée sur une
puissante construction ou sur l’assentiment de l’opinion com-
mune, Socrate réclame de pouvoir « examiner » la thèse de

son adversaire, c’est-à-dire de l’amener à affirmer ou à nier

selon un ordre de questions que Socrate lui-même décide,


et qui partent toujours de l’affirmation d’ignorance 1. Mais,
contrairement à l’interprétation courante selon laquelle So-
crate sait parfaitement ce qu’il feint d’ignorer, et qui a donné
lieu au sens moderne de l’ironie (« dire le contraire de ce que
l’on pense »), en réalité l’ironie mobilise une véritable suspen-
sion de l’opinion. Le temps durant lequel Socrate affirme qu’il
ne sait pas de quoi parle son adversaire voit se développer
toutes les conséquences et les contradictions d’un discours
en apparence solide : et si l’ironie aboutit à réfuter l’adver-
saire, c’est secondairement, car elle vise en fait à examiner le
propos de Socrate lui-même, avec toute la minutie possible,
afin qu’il ne s’imagine pas savoir quelque chose qu’en réa-
lité il ne sait pas 2. Mais par là, l’ironie socratique se montre
un travail authentiquement philosophique. Elle ne vise pas à
disqualifier un discours particulier, mais, contre Protagoras,
à rendre faible tout discours fort : elle prend le contre-pied
de la rhétorique en forçant tout discours à s’exposer. Elle
renverse les savoirs constitués, qui ne sont au mieux que des
opinions droites : par là, elle est « une dimension interne au
savoir, non une tabula rasa préalable » 3. L’ironie est un exer-
cice de non-savoir qui n’aboutit pas au scepticisme, mais à la
libération de l’esprit.

▶ C’est dans cette idée de libération que l’on peut trouver

une continuité entre l’ironie socratique et sa version roman-

tique, dans laquelle l’ironie est la marque du génie, qui peut


refuser de prendre au sérieux le monde qui l’entoure, parce

que le divin qui l’habite le libère des conventions. Kierke-

gaard, pour sa part, retient du concept l’instabilité et la ten-


sion, pour poser une ironie existentielle, comme réponse de

l’homme à une position intenable entre la fuite incessante de


la jouissance et l’abstraction de l’exigence d’un fondement
stable 4.

Sébastien Bauer

✐ 1 Platon, Gorgias, 471d, in OEuvres complètes I, trad. L. Robin,


1950, NRF-Gallimard, Paris.
2 Ibid., Charmide, 166c.
downloadModeText.vue.download 596 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

594

3 Dixsaut, M., Le naturel philosophe, essai sur les dialogues pla-


toniciens. 1985, Vrin Belles Lettres, Paris.

Kierkegaard, S., L’ironie.

! RÉFUTATION, SOPHISTIQUE

IRRÉVERSIBILITÉ

PHYSIQUE

Impossibilité d’inversion spontanée de la séquence des


états dans une transformation. Caractère d’un processus

thermodynamique accompagné de production d’entropie.

Le « paradoxe de l’irréversibilité » naît d’un conflit apparent


entre la symétrie de la plupart des lois physiques régissant les
processus microscopiques, et la dissymétrie des évolutions

constatées au niveau macroscopique.

Le constat d’irréversibilité des transformations macrosco-

piques a trouvé sa place en physique sous la forme d’un


postulat introduit par R. Clausius (1850, 1865) après S. Carnot
(1824). Il s’agit du second principe de la thermodynamique,
ou principe de la croissance de l’entropie. Mais l’accord de
ce postulat avec la réversibilité des lois de la mécanique,
censées régir les constituants microscopiques des corps, était
loin d’aller de soi. L. Boltzmann crut avoir résolu le problème,
en 1866 et en 1872, par son « théorème H », qui établissait la
stricte irréversibilité de l’évolution d’un gaz à partir des lois
de la mécanique. L. Loschmidt (1876) objecta cependant à
Boltzmann qu’il suffisait de changer par la pensée le signe
des vitesses de toutes molécules d’un gaz pour faire corres-
pondre à chaque évolution d’un gaz son inverse exact. Boltz-
mann dut alors atténuer la portée de son théorème H. À partir
de 1877, il se contenta d’affirmer que le théorème H mon-
trait la grande improbabilité, plutôt que l’impossibilité, d’une
réversion de la séquence des états macroscopiques d’un gaz.
Qui plus est, cette improbabilité ne résultait pas des seules
lois de la mécanique. Il fallait, pour la démontrer, utiliser des
hypothèses complémentaires : celle du « chaos moléculaire »,
d’une part ; et celle de l’écart des conditions initiales vis-à-vis
des états d’équilibre, d’autre part. Durant le dernier quart du
XXe s., I. Prigogine a substitué aux hypothèses quelque peu
artificielles de Boltzmann (puis de J. W. Gibbs) des considé-
rations sur le caractère exponentiellement divergent (« chao-
tique », au sens contemporain du terme) des processus impli-
quant de grands nombres de molécules. Quant à l’écart des
conditions initiales par rapport aux états les plus probables,
plusieurs travaux se sont attachés à en identifier la « source
ultime » dans le passé cosmologique.

▶ L’une des principales difficultés conceptuelles vient ici d’un


manque de distinction claire entre l’irréversibilité et l’asymé-
trie du temps. Rien n’empêche, en principe, de formuler
des énoncés d’irréversibilité sans aucune référence explicite
au sens du temps. Il suffit, pour cela (comme l’ont mon-
tré E. Schrödinger, en 1950, et H. Reichenbach, en 1956),
de montrer que le produit des variations d’entropie de deux
sous-systèmes couplés est positif, autrement dit que l’entropie
des divers sous-systèmes constituant l’Univers varie conjoin-
tement. Une telle famille d’énoncés a l’intérêt d’inciter à bien

poser le problème de l’irréversibilité. Ce problème ne devrait


plus porter sur la nature du lien qu’est censé entretenir un
temps abstrait réifié avec chaque processus physique consi-

déré isolément, mais sur la manière dont le couplage mutuel


entre divers systèmes leur impose une direction commune

unique d’évolution. Le sens des temps croissants peut ensuite

être conventionnellement choisi par référence à l’irréversibi-


lité des processus macroscopiques couplés qui s’y déroulent.

Michel Bitbol

✐ Davies, P. C. W., The Physics of Time Asymetry, 1974.

Landsberg, P. T., The Enigma of Time, Adam Hilger, 1982.

Prigogine, L., Introduction à la thermodynamique des processus


irréversibles, Dunod, 1968.

Reichenbach, H., The Direction of Time, University of California


Press, 1956.

! ENTROPIE, THERMODYNAMIQUE

IRRITABILITÉ

Du latin irritabilitas, dérivé de rito, « exciter ».

BIOLOGIE

Propriété d’un organisme vivant ou d’une de ses parties


de réagir à l’action d’une stimulation, interne ou externe.
Dans le cas d’un état pathologique, sensibilité plus grande

d’un organe à l’excitation.

Le concept a eu du succès auprès des vitalistes, car il expli-


quait des mécanismes physiologiques comme la nutrition, et
auprès des sensualistes, tels que Locke (1632-1704), Condillac
(1714-1780), etc., en ce qu’il dessinait le mécanisme des
sensations.
Glisson (1596-1677) fait de la force particulière, dont
sont doués les organes des vivants, l’« irritabilité muscu-
laire » (1654). Au XVIIIe s., Haller (1708-1777), constatant que
certaines « parties irritables » (les muscles) deviennent plus
courtes au contact de corps étrangers, fera le succès de la
doctrine.

L’animiste Stahl (1660-1734) en fait une « force tonique »


qui est cause des mouvements dans le corps, telle que la
circulation (1798).

Chez les vitalistes, Barthez (1734-1806) en fait un « prin-


cipe vital » et Bichat (1771-1802) y regroupe la « sensibilité
et la contractilité », apanage des tissus doués de propriétés
animales et degrés de l’activité cérébrale.

Cette vision sera discutée par les mécanistes Cabanis,


Broussais, Lamarck, etc., (fin du XVIIIe s. - début du XIXe s.), qui

récusent le rôle de l’irritabilité dans la sensation, ne produi-


sant jamais de conscience de ces actions.

Cédric Crémière

✐ Canguilhem, G., la Formation du concept de réflexe aux XVIIe


et XVIIIe s., seconde édition revue et augmentée, Paris, 1977.

Duscheneau, F., « Théorie et pratique expérimentale dans la


physiologie d’Albrecht von Haller », in Theoria cum praxi, Ak-
ten des III. int. Leibniz-Kongresses, Hannover 1977, vol. 4, Wies-
baden, 1982 (Studia Leibniziana, Suppl. 22).

Haller, A. (von), Dissertation sur les parties irritables et sensibles


des animaux ; trad. du latin par M. Tissot. À Lausanne, chez

M.-M. Bousquet et Comp., 1755

! MÉCANISME, VITALISME
downloadModeText.vue.download 597 sur 1137

JK

JE

! EGO, MOI

JEU

Du latin Jocus, « plaisanterie ».

ANTHROPOLOGIE

Terme dont la définition philosophique est elle-même


l’objet de débats. Selon Huizinga, désigne « une action ou
une activité volontaire, accomplie dans certaines limites

fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement


consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une

fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de

joie, et d’une conscience d’“être autrement” que la “vie

courante” » 1.

Jusqu’à l’âge classique, le jeu n’est pas réellement considéré


comme une activité digne de l’attention du sage. La décou-
verte de l’intérêt des problèmes mathématiques liés au jeu à
la fin du XVIe s., la place du jeu dans la société et les interro-
gations nouvelles sur l’éducation de l’enfant, particulièrement
au XVIIIe s., font du jeu un thème important de l’anthropo-
logie philosophique. Ainsi Pascal, après avoir considéré les
problèmes mathématiques posés par les jeux de hasard et

contribué à la naissance du calcul des probabilités, fait du jeu

un révélateur moral et un modèle pour analyser la condition

humaine 2. Leibniz souhaite un « ample ouvrage bien circons-

tancié et bien raisonné sur toutes sortes de jeux (...) l’esprit

humain paraissant mieux dans les jeux que dans les matières
les plus sérieuses » 3. Mais c’est Schiller qui, à partir d’une lec-
ture de la Critique de la faculté de juger de Kant, présente la
tendance au jeu (Spieltrieb) comme caractéristique propre de
l’humain : « L’homme ne joue que là où dans la pleine accep-

tion de ce mot il est homme, et il n’est tout à fait homme que


là où il joue. 4 »

Dans la deuxième moitié du XXe s., les travaux sur le jeu

semblent animés par deux objectifs quelque peu contradic-

toires : produire une définition du jeu et faire du jeu un modèle

pour penser l’ensemble des activités humaines. R. Caillois 5


ou J. Henriot 6 critiquent ainsi la définition de Huizinga en
soulignant qu’aucun des critères qu’elle retient n’est spéci-

fique du jeu, ce qui n’a rien d’étonnant dans la mesure où

Huizinga s’était donné pour tâche de comprendre toute la


culture sous l’angle du jeu. Mais les mêmes critiques peuvent
être faites pour les mêmes raisons à Caillois et Henriot. Il

est cependant possible, si l’on renonce au projet préalable


de constituer le jeu en paradigme, de le définir dans sa spé-
cificité. Car, à l’inverse des autres activités humaines où les

règles organisent la coexistence de libertés et la conduite

d’activités qui les précédent (le code de la route est fait pour

les conducteurs), dans le jeu ce sont les règles qui produisent


les libertés des joueurs et leur activité même (les règles des
échecs permettent l’existence même de joueurs d’échecs). Le
jeu peut être défini dans sa spécificité comme « invention
d’une liberté dans et par une légalité » 7.

Colas Duflo

✐ 1 Huizinga, J., Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du


jeu, trad. C. Seresia, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1988, p. 16.

2 Pascal, B., Traité du triangle arithmétique, Pensées.

3 Leibniz, G., W., Nouveaux essais sur l’entendement humain,

livre IV, chap. 16, Flammarion, Paris, p. 368.

4 Schiller, H., Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad.

R. Leroux, Aubier, Paris, 1992, p. 221.

5 Caillois, R., les Jeux et les hommes, Gallimard, Paris, 1958.

6 Henriot, J., Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, Cor-


ti, Paris, 1989.

7 Duflo, C., Jouer et philosopher, PUF, Paris, 1997, p. 56.


downloadModeText.vue.download 598 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

596

Voir-aussi : Duflo, C., le Jeu. De Pascal à Schiller, PUF, Paris,


1997.

! IMAGINAIRE, LIBERTÉ, RÈGLE, TRAVAIL

∼ THÉORIE DES JEUX

MATHÉMATIQUES, MORALE, POLITIQUE

Étude des situations de coopération et de conflit entre


des agents capables d’effectuer, isolément ou en com-
mun, une sélection entre plusieurs stratégies possibles.
Un « jeu » (au sens de la théorie des jeux) est la donnée
(1) d’un ensemble d’individus, (2) d’un ensemble d’états
du monde possibles, (3) d’un système de préférences (ou
d’une échelle d’utilité) pour chacun de ces individus, (4)
d’un ensemble de stratégies possibles pour chacun et (5)
d’une « fonction de résultat » associant à chaque confi-
guration de stratégies choisies un certain état du monde.
La théorie des jeux étudie principalement deux types de

questions : quelle est la conduite rationnelle à tenir dans

une interaction ? Comment les agents qui participent à

une interaction vont-ils se comporter 1 ?

La théorie des jeux s’est développée en étroite relation avec


l’interrogation philosophique sur la nature de la conduite
rationnelle, notamment dans des situations de conflit ou de

recherche d’accord. Commune à la politique et à l’économie,


cette quête de la rationalité a permis de caractériser rigou-
reusement un certain nombre de difficultés propres à l’inte-
raction sociale, parfois décelées bien avant la constitution
de la théorie des jeux proprement dite (on se souvient de
l’exemple de la chasse étudié par Rousseau dans le Discours
sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
qui décrit une situation typique d’un mélange de coopération
– en vue de la capture du cerf – et d’incitation à ne pas coo-
pérer – pour capturer individuellement le lièvre qui passe).

On peut considérer que l’étude du duopole chez Cournot


(Recherches mathématiques sur la théorie des richesses, 1838)
constituait une contribution mathématique à la théorie des
jeux. Elle illustrait la recherche d’équilibre caractéristique de
la théorie des jeux : à l’équilibre, les stratégies des uns et des
autres sont agencées d’une manière compréhensible. L’équi-
libre de Cournot-Nash est celui dans lequel la stratégie de
chacun est la meilleure compte tenu de celle des autres (dans
un cadre « non coopératif », c’est-à-dire en l’absence de toute
espèce d’entente ou de concertation entre les joueurs). Mais
d’autres concepts d’équilibre devaient être élaborés.

La théorie des jeux s’est constituée en un ensemble sys-


tématique autour des résultats généraux établis au XXe s., no-
tamment sous l’impulsion de Borel et de J. von Neumann 2.
On peut citer en particulier le fameux « théorème du mini-
max », dû à von Neumann, montrant, pour une classe (éten-
due) de duels, l’existence d’une configuration de stratégies
prudentes (i.e. les meilleures dans l’éventualité la pire) et op-
timales pour chacun des deux joueurs et le théorème de Nash
établissant l’existence d’un équilibre non coopératif pour une
classe (étendue) de jeux 3. Dès 1944, la Théorie des jeux de
von Neumann et O. Morgenstern offrait, dans un cadre ana-
lytique unifié, une synthèse de ses premières conquêtes 4. Elle
constitue aujourd’hui tout à la fois une branche des mathé-
matiques appliquées et un domaine de recherches ouvert à
l’économie, à l’éthique et à la politique.

▶ Les relations entre philosophie et théorie des jeux sont


donc anciennes et profondes. Aujourd’hui plus que jamais,
les grandes divisions (jeux coopératifs ou non, information

complète ou incomplète) et les concepts cardinaux (état du


monde, stratégie, anticipation, utilité, etc.) de la théorie des

jeux donnent lieu à des débats épistémologiques impor-


tants, qui appellent une réflexion philosophique sur l’action,

la croyance et leur représentation dans les systèmes sym-

boliques. De plus, la théorie des jeux est devenue un outil

précieux pour la philosophie morale et politique. Offrant


les modèles les plus élaborés et les plus fins de l’interaction

humaine, elle est pour cette discipline à la fois un moyen


de tester quelques intuitions anciennes et une base pour la
découverte de nouveaux critères d’évaluation éthique et de
leurs propriétés. Elle permet notamment de poursuivre de
manière rigoureuse l’examen, entrepris depuis longtemps,

des conditions de la rationalité individuelle dans une situa-

tion de contrat social 5. La théorie des jeux est appliquée à


un très grand nombre de problèmes moraux et politiques,
parmi lesquels ceux que posent la division des pouvoirs, la

formation et la modification des alliances, la négociation et la

dissuasion, la menace, les promesses et le secret.

Emmanuel Picavet

✐ 1 Moulin, H., Théorie des jeux pour l’économie et la politique,

Paris, Hermann, 1981.

2 Saint-Sernin, B., Les mathématiques de la décision. Paris, PUF, 1973.

Séris, J.F., La théorie des jeux, Paris, PUF, 1974.

3 Nash, J. F., « Non-cooperative Games », Annals of Mathematics,


54, 1951, pp. 286-95.

4 Von Neumann, J., et Morgenstern, O., Theory of Games and

Economic Behavior, Princeton (NJ), Princeton University Press,


1944, 1947 et 1953. Von Neumann, J., Collected Works, 6 vol.,

Oxford, 1961-1963.

5 Hampton, J., Hobbes and the Social Contract Tradition, New

York, Cambridge University Press, 1986.

Kavka, G., Hobbesian Moral and Political Theory, Princeton


University Press, 1986.

Binmore, K., Game Theory and the Social Contract, vol. I

et II, Cambridge (MA), MIT Press, 1994.

! DÉCISION (THÉORIE DE LA), DILEMME DU PRISONNIER,


PRÉFÉRENCE (AU SENS DE LA LOGIQUE DE LA DÉCISION),
RATIONALITÉ, UTILITÉ (AU SENS DE LA THÉORIE ÉCONOMIQUE DE
L’UTILITÉ)

∼ JEU DE LANGAGE

LINGUISTIQUE

Analogie entre la pratique linguistique et un jeu dont


les règles sont constitutives, comme les échecs, visant à

montrer que la signification des mots est inséparable de


pratiques linguistiques.

Il convient de remarquer la relation étroite entre la notion

de jeu de langage, la problématique de l’apprentissage lin-


guistique et l’idée que le langage constitue moins un objet
qu’une multiplicité d’activités qui entretiennent entre elles
une ressemblance de famille : donner des ordres, décrire un
objet, mais aussi mentir, raconter des histoires, confesser une
faute, etc.

La fortune de l’expression jeu de langage dans la philoso-


phie contemporaine est très grande. Certains parlent mainte-

nant du « jeu de langage de la science » ou du « jeu de langage

de la religion », afin de montrer combien science ou religion


sont dans une certaine mesure constituées par des pratiques
linguistiques. En quelque sorte, elles en seraient des produits.
downloadModeText.vue.download 599 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

597

Il n’est pas certain que Wittgenstein s’accorde avec une inter-


prétation aussi large de sa propre notion.

Roger Pouivet

✐ Bouveresse, J., le Mythe de l’intériorité, Minuit, Paris, 1976,


chap. 5.

Wittgenstein, L., Philosophiche Untersuchungen, trad. Investiga-

tions philosophiques, Gallimard, Paris, 1961, § 23, § 65.

! CONTEXTE, LANGAGE PRIVÉ

JOUISSANCE

Du latin gaudium, « contentement », « aise », « plaisir ». En allemand,


Genuss, au sens du « plaisir », et Besitz, au sens de la « possession juri-
dique ». Lacan a traduit Befriedigung, « satisfaction », par «
jouissance ».

PSYCHANALYSE

Satisfaction idéalement pleine et entière qui trans-

cende les plaisirs partiels que produit la relation à l’objet.

Cet « au-delà » du plaisir permet de comprendre que la

jouissance, ordonnée par le principe de plaisir, rejoint les

buts de la pulsion de mort, ce qui en constitue le paradoxe.


La distinction lacanienne entre plaisir et jouissance progresse

par oppositions dialectiques. D’abord le plaisir génital, condi-


tionné par la maturation anatomo-physiologique de la pu-
berté, s’oppose à la jouissance phallique, conditionnée par
l’imposition précoce et préoedipienne du signifiant phallique,
c’est-à-dire la castration. Puis la jouissance phallique se dis-
tingue de ce qui serait une jouissance de l’autre, à laquelle la
castration et l’imposition du nom-du-père obligeraient le sujet

à renoncer, comme à la jouissance de la symbiose mère-en-

fant. Enfin l’idée d’une jouissance de l’autre se déplace vers

celle d’une jouissance autre, celle, supplémentaire, qui serait

le privilège de l’autre sexe, comme le sut Tirésias. La topo-

logie borroméenne conduit Lacan à spécifier ces deux jouis-

sances, selon leur façon d’attraper l’« objet a » : la jouissance

phallique, par le symbolique et le réel ; la jouissance autre,

par l’imaginaire et le réel. Reste une troisième jouissance pos-


sible, à l’intersection du symbolique et de l’imaginaire, où
Lacan place le sens.

▶ Quittant le terrain biologique pour celui du signifiant, la

théorie de la jouissance dissociée du plaisir permet de saisir

la révolution que la pulsion de mort produit dans la théorie

freudienne de la sexualité. Elle soulève quelques questions.

D’une part, ce raisonnement conduit à assimiler la jouissance

et la mort, car la jouissance accessible par l’humain est limitée


par la castration même, qui la constitue comme idéal impos-
sible ; la dérive religieuse est possible, Lacan situe d’ailleurs
l’expérience mystique comme paradigme de la jouissance.
D’autre part, le statut de l’autre, « pur sujet de la théorie des
jeux » ou lieu du « trésor des signifiants », change de registre,
quittant la nécessité symbolique qui le fonde, pour redevenir

une figure plus imaginaire que réelle.

Jean-Jacques Rassial

✐ Lacan, J., Séminaire XX (1972-1973), in Encore, Seuil, Pa-

ris, 1975.

Braunstein, N., la Jouissance, un concept lacanien, Point hors-

ligne, Paris, 1992.

! ÉROS ET THANATOS, PHALLUS, PLAISIR, PRINCIPE, PULSION,


SIGNIFIANT, SIGNIFIÉ
JUGEMENT

Du latin judicium, « sentence », « jugement », de judicare, « juger »,


litté-
ralement jus-dicere « dire la formule qui a valeur de règle ».

Juger, c’est effectuer l’acte difficile de placer le particulier sous


l’universel,
le donné sous la catégorie correspondante, en l’absence de règles pres-
crites. La théorie du jugement, qu’elle relève de la logique, de l’esthé-
tique ou de toute autre activité de l’esprit, passe nécessairement par
une forme d’éducation, même si conformément à la tradition kantienne

d’un jugement de goût sans relation aux contenus de savoirs déterminés


(concepts ou règles), nous savons bien que la faculté de juger relève aussi
de la sensibilité – et qu’elle peut verser pour cela dans l’erreur.

GÉNÉR., PHILOS. CONN.

1. Faculté de discerner le vrai du faux et le juste de l’in-


juste. – 2. Opération par laquelle un cas est rapporté à une
règle, ou un sujet à un prédicat.

Le jugement désigne originellement l’opération du juge, c’est-


à-dire la mise en rapport d’un cas à une règle de telle sorte
que le cas soit « réglé ». En ce sens le jugement se présente
d’abord comme une faculté de discrimination (« la puissance
de bien juger et de distinguer le vrai d’avec le faux » est
proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison » 1) qui
constitue la qualité de l’entendement par excellence en tant
qu’elle se prononce non seulement sur la réalité des choses,

mais aussi sur leur valeur 2. L’oeuvre du jugement est double :


il s’agit d’une part de séparer le vrai du faux ou le juste de
l’injuste, et il s’agit d’autre part, pour cela, de rapporter cor-
rectement ce qu’il y a à juger (un cas ou une proposition) à
la catégorie ou à la règle qui permet de le juger. Le jugement
conjoint ainsi la mise en rapport de deux éléments et l’asser-
tion qui affirme (ou nie) la validité de ce rapport.

D’une part, la théorie du jugement s’intéresse aux formes


et aux conditions de la « mise en rapport » : dans ce cadre,
juger du vrai ou juger du juste sont deux opérations réduc-
tibles à l’articulation de deux éléments, le sujet et le prédicat,
par une copule qui les associe ou les dissocie 3. Le jugement
se présente alors comme un énoncé ou une proposition qui
est avant tout susceptible de vérité ou de fausseté par rapport
à l’ordre interne de ses éléments : il s’agit alors, et c’est la
tâche propre de la logique, de déterminer l’intelligibilité du
jugement comme non-contradiction formelle de la proposi-
tion qui l’exprime.

D’autre part, le jugement ne se conçoit pas seulement


comme une mise en rapport : il comporte également une
assertion par laquelle le contenu de la proposition judicative
est donné pour vrai. Le jugement se présente alors comme
l’acte par lequel la pensée se rend justiciable du vrai et du
faux (raison pour laquelle il n’y a pas de fausseté au sens
strict dans nos sensations, mais seulement dans le jugement
qui rapporte ces sensations à des états des choses). Mais, en
même temps que l’on adjoint ainsi la vérité comme adéqua-
tion aux choses à l’intelligibilité comme correction formelle,

on fait entrer dans la philosophie du jugement la considé-


ration des conditions de l’assentiment : ces conditions sont,
en tant que telles, antérieures au jugement, c’est-à-dire pré-
judicielles. Descartes remarque ainsi que « pour ce que nous
avons été enfants avant que d’être hommes, il est presqu’im-
possible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils
auraient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison
dès le point de notre naissance » 4.

Deux conséquences se peuvent tirer de cette affirmation :

D’une part, une telle théorie du jugement considère que


l’association d’un sujet et d’un prédicat dans une proposition
judicative constitue l’expression d’un acte mental : ainsi la
théorie du jugement ne renvoie pas seulement à un calcul
downloadModeText.vue.download 600 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

598

de la forme logique des propositions, elle statue aussi sur


la structure même de tout penser, ce qui permet de définir
l’entendement en général comme une « faculté de juger » 5. En
tant qu’il ramène le concept d’un sujet sous celui d’un prédi-
cat, le jugement est donc une faculté unifiante.

D’autre part, le jugement n’est pas une faculté formelle


dont nous disposerions d’emblée dans sa perfection : elle est
soumise à un développement et à une éducation, destinée
à remplacer le préjugé par le jugement. La nécessité même
de cette éducation manifeste que la faculté du jugement im-
plique la volonté en tant qu’elle ajoute son assentiment à la
forme composée par l’entendement. Le jugement ne se pré-
sente alors plus seulement comme une faculté ou une opéra-
tion achevée, mais comme une puissance que chaque esprit
doit exercer et cultiver en lui, en tant qu’elle constitue en lui
la conjonction de la connaissance et de la liberté 6.

Sébastien Bauer et Laurent Gerbier

✐ 1 Descartes, R., Discours de la méthode, I, édition Adam


&amp; Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. VI, p. 2.

2 Arnauld, A. et Nicole, P., La logique ou l’art de penser, « pre-


mier discours », Flammarion, Paris, 1970, p. 35-36.

3 Aristote, Métaphysique, E, 4, 1027b18-27, tr. J. Tricot, Vrin, Pa-


ris, 1986, vol. I, p. 343 ; voir aussi De l’âme, III, 6, 430a26-b4, tr.

R. Bodéüs, GF, Paris, 1993, p. 230-231.

4 Descartes, R., Discours de la méthode, II, op. cit., p. 13.

5
Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique des concepts »,
I, section 1, tr. Barni &amp; Archambault, GF, Paris, 1987, p. 130.

6 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Introduction, § 3, tr.

A. Philonenko, Vrin, Paris, 1965, p. 27.

! ENTENDEMENT, FACULTÉ, FAUX, PRÉDICATION, PROPOSITION,


SYLLOGISME, VRAI

PHILOS. CONN., LOGIQUE

Notion désignant, au croisement de la logique, de la


théorie de la connaissance et de la philosophie de l’esprit, à
la fois la faculté d’appliquer son entendement à connaître,

et le contenu de la proposition qui fait l’objet d’un tel acte.

Selon la théorie traditionnelle du jugement, qu’on trouve à


la fois chez Descartes, chez les logiciens de Port-Royal, dans
l’empirisme classique et chez Kant, un jugement consiste
dans la perception d’un accord ou d’un désaccord entre des
idées ou des concepts dans l’esprit. La théorie dépend de la
conception aristotélicienne de la proposition jugée comme
ayant la forme sujet-prédicat, et classifie les jugements en ver-
tu de leur forme logique, selon leur qualité ou leur quantité.
Le rationalisme tend à insister à la fois sur le caractère intel-

lectuel de l’acte de juger et sur son caractère volontaire (chez


Descartes, un jugement est un acte de la volonté qui assentit
aux idées de l’entendement et c’est cet acte qui est respon-
sable de l’erreur), alors que l’empirisme insiste sur la liaison
des idées dans la sensation, et sur la passivité de l’esprit dans
leur reconnaissance. Mais la théorie traditionnelle a du mal

à éviter le psychologisme, qui réduit le contenu objectif du


jugement à la subjectivité de l’acte de juger. Contre elle, la tra-
dition logique de Bolzano à Frege 1 insiste sur l’objectivité des
contenus de jugements. Elle rejette également l’idée que tous
les jugements soient de la forme sujet-prédicat, et analyse la
forme logique en termes de fonction et d’argument, qui rend
compte de la quantification.

▶ L’ambiguïté acte / contenu est critiquée par Husserl 2, mais


il n’est pas clair que celui-ci évite le psychologisme, pas plus
que les philosophes de l’esprit contemporains qui tendent à

assimiler jugement et croyance. En consacrant la Troisième


Critique à la faculté de juger, et en envisageant les relations
du jugement esthétique au jugement de connaissance et au
jugement moral, Kant 3 comprend cet enjeu de l’objectivité du
jugement, mais sa théorie logique dépend encore étroitement
de la conception traditionnelle.

Pascal Engel

✐ 1 Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris,


1969.
2 Husserl, E., Expérience et jugement, PUF, Paris, 1973.

3 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. Renaut, Flamma-

rion, Paris, 1995.

! CROYANCE, FORME LOGIQUE, PROPOSITION

« Croire et juger »

∼ JUGEMENT ESTHÉTIQUE

ESTHÉTIQUE

Formule par laquelle on attribue une propriété esthé-


tique à une chose ou à un événement.

Les philosophes du XVIIIe s., britanniques (Shaftesbury,

Hutcheson, Hume), français (Diderot) et surtout Kant ont

donné au problème de la nature du jugement esthétique la


forme qu’elle prend encore aujourd’hui. Une propriété esthé-
tique positive (charmant, élégant, beau) ou négative (repous-
sant, vulgaire, laid) est-elle dans la chose ou l’événement
ainsi jugé, ou est-elle une projection d’une réaction subjective
sur la chose ou l’événement ?

Que les propriétés esthétiques portent sur l’effet que la


chose ou l’événement produit sur celui qui juge, et non sur
ce qu’il juge, est l’argument fondamental en faveur de la sub-
jectivité du jugement esthétique. Dire que « X est beau » serait
une abréviation d’une formule plus complète « Pour moi, X
est beau ». Cependant, Kant affirme qu’un jugement esthé-
tique, tout en étant subjectif, peut être universel (valable pour
tous) si ce jugement est proféré sans que l’intérêt de celui qui
juge soit déterminant 1. La difficulté principale à laquelle se
heurte une conception subjectiviste du jugement esthétique,
c’est qu’il en devient difficilement justifiable : si l’on rejette la
conception transcendantale ou kantienne, le jugement esthé-
tique n’est plus guère explicable qu’en termes de détermi-
nismes psychologiques et sociologiques 2.

▶ Sans nécessairement affirmer que les propriétés esthétiques

sont réelles, c’est-à-dire qu’elles sont des propriétés intrin-

sèques de ce à quoi on les attribue dans le jugement, n’est-il

pas possible de penser qu’elles sont toutefois justifiables ?3


L’important semble être de parvenir à comprendre comment

les propriétés esthétiques peuvent à la fois être objectivement


attribuées, sans pour autant que l’accord sur cette attribution
soit aisément obtenu 4. Mais il convient peut-être de renon-
cer à une des thèses les plus enracinées de la philosophie
moderne, celle du caractère subjectif du jugement esthétique.

Roger Pouivet
✐ 1 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Vrin, Paris, 1968 ;
Genette, G., l’OEuvre de l’art, t. II « La relation esthétique », Seuil,
Paris, 1997.

2 Bourdieu, P., la Distinction, critique sociale du jugement, Mi-


nuit, Paris, 1984.

3 Hume, D., « Sur la norme du goût », trad. in Essais Esthétiques,


Flammarion, Paris, 2000.
downloadModeText.vue.download 601 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

599

4 Pouivet, R., l’Ontologie de l’oeuvre d’art, chap. V et VI, J. Cham-


bon, Nîmes, 2000.

! ATTITUDE ESTHÉTIQUE, DÉSINTÉRESSEMENT

∼ JUGEMENT RÉFLÉCHISSANT
Participe présent de réfléchir ; en allemand, reflektierend.

GÉNÉR.

Par distinction avec la faculté de juger déterminante,

faculté qui consiste, le particulier étant donné, à découvrir

la règle universelle sous laquelle il peut être subsumé.

Cette règle a pour fonction d’introduire unité et ordre com-


préhensibles dans le divers empirique. Le principe transcen-
dantal que le jugement se donne a priori – principe subjecti-
vement régulateur – est le principe de finalité de la nature :
tout se passe comme si tout dans la nature devait être en
accord avec notre faculté de connaître. La faculté de juger
réfléchissante est soit esthétique, soit téléologique.

Elsa Rimboux

✐ Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Au-


bier, Paris, 1995.

! ESTHÉTIQUE, FINALITÉ, JUGEMENT, JUGEMENT ESTHÉTIQUE,


TÉLÉOLOGIE

JUGER (FACULTÉ DE)

! FACULTÉ

JUSTE

Du latin, justus, « conforme au droit », « équitable » (de jus, juris, «


droit »).

MORALE, POLITIQUE, PHILOS. DROIT

1. Conforme à la justice, à la loi juridique ou religieuse


et à leurs exigences : peut s’appliquer aux actions, aux juge-

ments, aux personnes. Plus spécialement, un juste : celui

qui est sans péché, qui agit selon la justice, ou dont la vo-
lonté est conforme à la loi morale. – 2. Exact (une balance,
une horloge, un son, une observation justes), bien appliqué

(une métaphore juste), bien ajusté (un tir juste), voire trop

bien ajusté (un vêtement un peu juste).

En définissant le juste par ce qui est conforme au droit, le


sens (1) rencontre un problème philosophique récurrent que
ne dissipe pas totalement la distinction que la langue clas-
sique faisait entre le juste et l’équitable. Le juste est ce qui
est conforme au lois civiles et l’équitable et ce qui convient
aux lois naturelles : le riche qui expulse dans les règles un
pauvre qui ne paie pas son loyer et qui lui a rendu un ser-
vice dans le passé, aussi important soit-il, agit de façon juste
mais pas équitable. Outre que le langage courant ne tient
pas cette distinction aussi fermement, la définition purement
formelle du juste comme conformité à la loi laisse de côté la
question de savoir s’il y a du juste avant la loi, et si on peut
considérer les lois elles-mêmes comme justes ou injustes.
Or la question est cruciale pour toute philosophie politique.
Comme le note Rawls : « La justice est la première vertu des
institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de
pensée. Si élégante et économique que soit une théorie, elle
doit être rejetée ou révisée si elle n’est pas vraie ; de même,
si efficaces et bien organisées que soient des institutions et
des lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont

injustes. 1 » Mais peut-on définir le juste indépendamment de


la conformité à la loi (qui a précisément pour charge de dire

ce qui est juste) ?

On peut en douter, tant on dirait que le renvoi du juste à

la loi et de la loi au juste est une constante. Ainsi pour Platon


la position de ce qui est juste comme norme avant les lois
civiles et de la loi comme « distribution de la raison » conduit

à refuser le titre de loi en même temps que celui de juste à


des institutions civiles qui ne seraient pas établies en fonction
de l’intérêt commun 2. De même, Rousseau, après avoir définit
la loi comme acte de la volonté générale sur un objet général,
considère qu’elle est nécessairement juste, puisqu’on n’est
pas injuste envers soi-même, mais c’est au prix de refuser le
titre de loi à tout ce qui ne répond pas à ce critère 3.

Paradoxalement, il rejoint ici une des conclusions de


Hobbes, pour des motifs opposés. S’il n’y a pas de loi in-
juste chez Hobbes, ce n’est pas parce qu’elle ne serait pas
alors une loi, mais parce qu’il ne saurait y avoir de juste ou
d’injuste avant la loi, qui suppose comme sa condition la
constitution d’un pouvoir civil capable de faire observer les

conventions. « Là où nulle convention n’est intervenue anté-


rieurement, aucun droit n’a été transmis, et chacun a un droit

sur toute chose. En conséquence, aucun ne peut être injuste.


Mais quand une convention est faite, alors il est injuste de
l’enfreindre. Car la définition de l’injuste n’est rien d’autre
que la non-exécution des conventions. Est juste tout ce qui
n’est pas injuste. 4 »

Seule la réaffirmation forte de la portée de l’idée de droit

naturel permet d’échapper à cette définition réciproque du

juste et de la loi positive. Comme le dit Montesquieu : « Les


êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu’ils ont
faites : mais ils en ont aussi qu’ils n’ont pas faites. Avant qu’il
y eût des êtres intelligents, ils étaient possibles ; ils avaient

donc des rapports possibles, et par conséquent des lois pos-


sibles. Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports

de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste


que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire

qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient


pas égaux. 5 »

On peut alors, avec Kant, redonner sa place à l’histoire, à

la constitution progressive des sociétés de droit, dont les lois,

expression d’un moment de l’histoire, d’une culture, de l’état

des rapports de force, dans toute leur contingence et leur


imperfection, peuvent être révisées en fonction d’une visée

plus haute. L’idée d’une constitution civile parfaite s’accor-

dant avec le droit naturel des hommes est alors déterminée


comme ce qui est à réaliser, et sert de norme pour toute
constitution politique historique : les lois positives sont bien
des lois, mais on peut travailler à les rendre plus justes dans
l’avenir (et, dans le présent, les juger plus ou moins justes en
fonction de ce but final) 6.

Colas Duflo

✐ 1 Rawls, J., Théorie de la justice, trad. C. Audard, Seuil, coll.

Points essais, Paris, 1997, p. 29.

2 Platon, les Lois, 715 b, trad. A. Castel-Bouchouchi, Gallimard,

Paris, 1997, p. 183.

3 Rousseau, J.-J., Du Contrat social, livre II, chap. 6, Flamma-


rion, Paris, 1966, p. 75.

4 Hobbes, T., Léviathan, chap. XV, trad. F. Tricaud, Sirey, 1971,


p. 143.
5 Montesquieu, C. L. (de), l’Esprit des lois, livre I, ch. 1, Flamma-
rion, Paris, 1979, $$$[line]p. 124.
downloadModeText.vue.download 602 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

600

6 Kant, E., le Conflit des facultés, 2e section, in OEuvres philoso-


phiques, t. III, Gallimard, La Pléiade, 1986, pp. 887-906.

! DROIT, NORME

JUSTICE

Selon l’étymologie latine sur laquelle s’appuie un philosophe mo-


derne comme J. S. Mill, le terme « justice » est dérivé du verbe
jubere, « ordonner, décréter », ce qui permet d’établir un lien ser-
ré entre l’ordre qui fait le droit et le juste (le conforme au droit).
Cette étymologie est « discutée » : « Pour certains, le mot jus
se rattache à “ce qui est saint, pur”, comme dans jurare... 1 »
On peut aussi, selon les philologues récents, porter intérêt aux origines
religieuses du mot et voir sa racine lointaine dans le sanscrit ju, qui a
donné des mots tels que jugum (« joug »), jungere (« joindre, unir »), où
domine l’idée d’un lien sacré et de force liante plutôt que celle d’ordre.
Enfin, dans les langues européennes, les mots « juste » et « vrai » (right
en anglais et recht en allemand), rapportés à la raison (you are right :
« tu
es dans le juste », « tu as raison », « tu es dans le vrai »), sont
équivalents.

Le problème du lien entre vertu et institution et celui de la priorité


de l’une sur l’autre sont déjà présents chez les anciens, qui tranchaient,
comme Aristote, en faisant de la justice une vertu qui s’extériorise au
profit d’autrui, une vertu politique, puisque c’est comme telle qu’elle a
une réalité effective, c’est la seule de toutes les vertus qui puisse être
considérée comme allotrion agathon, un bien appartenant à autrui 2.
L’idée qui commence à s’imposer chez les modernes à partir de Hobbes
est celle d’une justice humaine, rien qu’humaine mais non trop hu-
maine, car la justice est l’affaire des hommes, bien qu’ils aiment croire
qu’elle plaît éminemment aux dieux. Cette dernière croyance est à la
racine de l’idée de justice comme d’une chose sainte, absolue, divine
donc surhumaine, c’est elle qui nourrit la révolte du juste maltraité (Job)
et l’indignation de l’homme honnête devant le scandale du triomphe du

scélérat 3. Les anciens, comme Platon ou Aristote, donnaient le principe


moral comme norme et fin de l’institution ; la nature étant en dernière

instance ce qui fonde la loi. Les modernes, à partir de Hobbes, réagissent


à ce jusnaturalisme en faisant de l’homme le principe de ses actes libres ;
ils ont ainsi arraché le jus et ses dérivés (justus et justitia) à
l’universalité
de la nature pour lui donner comme assise l’universalité de la raison.
La notion de justice se trouve, depuis Hobbes, au coeur de la philosophie
politique, au moins autant que de la philosophie morale (philosophie de
l’action). De Hobbes à Rawls, elle est au centre du débat sur l’essence du
politique. Qu’on la considère d’abord comme une vertu ou comme une
institution, elle est au service de la raison pratique.
✐ 1 Mill, J. S., l’Utilitarisme (1863), PUF, Paris, pp. 89-92.

2 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 3, Vrin, Paris, Tricot, p. 218.

3 Platon, Gorgias, trad. L. Robin 1950, OEuvres complètes tome I,


NRF, Paris.

PHILOS. ANTIQUE, MORALE

En un sens objectif, état de ce qui est juste ou dit tel ; on

pourra la rapporter à une cité ou à une âme en tant que


conformité à un certain ordre. En un sens subjectif, dispo-
sition intérieure, ou vertu, qui permet la réalisation de cet

état, et on parlera alors d’un citoyen juste ou d’un homme


juste car aptes à produire un tel ordre. Ce second sens
tend à l’emporter sur le premier, et le concept s’entend
principalement comme une des quatre vertus cardinales

aux côtés de la sagesse, du courage et de la tempérance.

Construire une définition de la justice est l’objet explicite de


la République de Platon. Socrate y récuse d’abord celle que
propose le sophiste Thrasymaque : « La justice n’est autre
chose que l’intérêt du plus fort [...], l’intérêt du gouverne-
ment constitué. 1 » Étant admis qu’il existe une justice pour
l’individu et une pour l’État 2, on s’attache d’abord à définir la
seconde, puis à transposer le résultat obtenu pour dégager la
première en vertu de l’isomorphie de l’État et de l’individu.
Aux trois classes d’hommes qui composent la cité idéale et
qui sont celles des producteurs, des gardiens et des gouver-
nants, correspondent en effet trois instances psychiques, pré-
sentes en chaque individu, et qui sont l`epithumia, ou partie

désirante ; le thumos, ou partie colérique ; le nous, ou partie


rationnelle. De même donc que la justice, au sens politique,
sera « que chacun fasse dans l’État la tâche qui lui revient » 3,

à l’échelle individuelle elle consistera à « ne pas permettre

qu’aucune partie de soi-même fasse rien qui lui soit étran-

ger, ni que les trois principes empiètent sur leurs fonctions


respectives » 4. Qu’on l’examine à un niveau ou à l’autre, la
justice est donc toujours l’harmonie qui met en consonance
trois instances et qui produit l’unité d’une pluralité. Comme
la tempérance, la justice n’est pas le propre d’une classe de
citoyens ou d’une partie de l’âme, ce qui est le cas de la
sagesse et du courage. Elle est un principe de concorde, mais

elle est, de plus, source des autres vertus, puisqu’elle donne


à chacun « la force de remplir la tâche » qui est la sienne 5 et

que, chacun faisant ce qu’il doit, chacun possède la vertu qui

lui est propre.

Réfléchissant sur la justice, Aristote lui conserve ce carac-


tère architectonique et rappelle le vers devenu proverbial de
Théognis : « Dans la justice est en somme toute vertu. 6 » C’est

une constante de la pensée antique, qui aura des prolonge-


ments tardifs, que de faire de la justice la vertu principale,
celle qui engendre toutes les autres.

Aristote toutefois se démarque de Platon en ne conser-


vant que la dimension politique de la notion et en y distin-

guant deux formes. La justice est d’abord observation de la


loi, elle est alors complète, et ce en deux sens. D’une part,
elle commande toutes les autres vertus morales, et Aristote

retrouve ici les arguments platoniciens, détournés de leur


contexte. Comme Platon, Aristote expose que l’homme juste
sera courageux et tempérant, mais les raisons ne sont plus
les mêmes : pour le premier, c’est l’accomplissement de la
fonction propre qui produit la vertu ; pour le second, c’est

l’obéissance à la loi 7. D’autre part, la justice est rapport à


autrui, elle est donc la vertu civique par excellence, celle
qui tend à « conserver le bonheur pour la communauté poli-

tique » 8. C’est en tant qu’elle est rapport à autrui que la justice


s’entend aussi en un sens particulier et est orientée vers des
biens particuliers. Aristote distingue alors la justice distribu-
tive, régie par le principe de proportionnalité qui veut que
des personnes qui « ne sont pas égales, n’aient pas des parts

égales » 9, et la justice corrective, ou rectificative, régie, elle,


par l’égalité arithmétique et qui consiste à restaurer l’égalité là
où un dommage l’a rompue 10. On qualifie traditionnellement

cette dernière forme de « commutative », car elle préside aux

échanges 11. L’homonymie de la justice est fondée en dernier


ressort sur son rapport à la loi, puisque c’est elle qui définit
l’échelle des mérites à rétribuer et des sanctions à appliquer.
Aristote peut donc poser : « Le juste n’existe qu’entre ceux

dont les relations mutuelles sont sanctionnées par la loi. 12 »


À l’argument sophistique qui avance le caractère relatif du

droit pour lui contester toute naturalité et donc toute valeur,

il oppose d’abord que tout, dans notre monde, est « passible

de changement » et, ensuite, que le changement affecte les

choses naturelles elles-mêmes.

L’enquête de la République avait trouvé son occasion dans


l’examen d’une formule de Simonide : « Il est juste de rendre
à chacun ce qu’on lui doit » 13, tout le problème étant alors
de déterminer un principe d’attribution. Dire, comme Platon,

que la justice est de donner à chaque partie la place qui lui

revient dans le tout ou, comme Aristote, qu’elle est de don-


ner le gouvernement de nos actions à la loi, ce sont deux

manières de remplir la définition formelle de Simonide, défi-


downloadModeText.vue.download 603 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

601

nition que le droit romain exprime encore dans son adage :


Suum cuique tribuere.

Sylvie Solère-Queval

✐ 1 Platon, République, I, 338 c et 339 a. Trad. L. Robin, 1950,

OEuvres Complètes tome I, NRF, Paris.

2 Ibid., II, 368 e.

3 Ibid., IV, 434 c.

4 Ibid., IV, 443 d.

5 Ibid., IV, 433 b et 441 e-442 d.

6 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 3. Trad. J. Voilquin 1965, GF

Flammarion, Paris.

7 Ibid., V, 3.

8 Ibid.

9 Ibid., V, 6.

10 Ibid., V, 7.

11 Ibid., V, 8.

12 Ibid., V, 10.

13 Platon, République, I, 331 e.

! PLATONISME, POLITEIA, TEMPÉRANCE, VERTU

PHILOS. MODERNE, MORALE

La justice comme vertu personnelle qui détermine l’action


juste est un bien pour celui qui la possède, en même temps
qu’un bien qui appartient à autrui. Elle est dite, pour cela,
vertu complète, car elle est respect de soi-même (liberté rai-
sonnable) de l’égalité et du droit. La conformité à la loi de

l’acte qu’elle détermine n’est justice que si elle est volonté du


bien d’autrui, comme d’une fin, et non comme moyen pour
le bien propre. La justice est donc la volonté libre du bien
d’autrui (de ce qui lui est dû), c’est pourquoi elle est aussi
une institution et peut se définir comme le pouvoir de faire
ce qui est juste (et non seulement ce pouvoir qu’autorise la
maîtrise des lois). Ce pouvoir appartient au juste et au juge,
et il n’est pas « privé », il est le principe d’un ordre social où
la liberté de tous (le droit) est réalisée.

C’est pourquoi la justice sociale ne doit pas être opposée


à la justice comme vertu, puisqu’elle en constitue la tension
propre.

Avec et contre Hobbes : les modernes et

la justice en question

Pour Hobbes, il n’y a pas de justice dans et de la nature, il n’y


a de rapport de justice que dans l’État.

Hobbes distingue bien jus et lex, il rapporte le droit à la


liberté et au pouvoir, et traduit justifia par liberty. En ce sens,
justice et droit sont identiques et différents de lex, mais c’est
parce que liberty est entendue comme avantage et pouvoir
qui n’a d’existence qu’en étant protégé par la loi. La loi est
ce qui nous lie, nous oblige, alors que le droit « consiste dans
la liberté » 1. Loi et droit ne diffèrent que comme obligation
et liberté, mais ce qui les distingue les rend en même temps
inséparables.

Hors de l’État civil fondé par le contrat, « les notions de


légitime, d’illégitime, de justice et d’injustice n’ont pas leur
place » 2, ce n’est pas la vertu qui détermine le droit et ce
n’est pas non plus la loi, qui ne fait que limiter et lier ; c’est
l’autorité ou la puissance souveraine qui décide de la vertu
et du droit.

Ce qui semble caractériser les modernes, en continuité ou


en rupture avec Hobbes, c’est que le droit et la justice sont,
essentiellement, « droits de l’homme » et qu’ils s’opposent

au néant de justice caractérisant les rapports naturels. Mais


les modernes qui font de l’homme le principe de la justice

donnent cependant celle-ci comme extorquée (Kant) à la


nature humaine ou conquise sur elle (Rousseau). Ainsi, pour
Rousseau, l’homme de la justice n’est pas celui qui sort « des
mains de la nature », c’est « l’homme de l’homme » 3. Et Kant

ne retient l’idée de droit naturel, et de justice conforme à ce


droit, que comme droit non statutaire, c’est-à-dire unique-
ment celui que la raison de tout homme peut concevoir a

priori.

Qu’est-ce donc qui est juste a priori ? « Est juste toute


action qui permet ou dont la maxime permet à la liberté de
tout un chacun de coexister avec la liberté de tout autre sui-

vant une loi universelle de liberté. 4 » Droit et justice sont donc


bien, comme le voulait Hobbes, des rapports de liberté ; c’est
pourquoi ce n’est ni Kant ni même Rousseau qui, fondamen-
talement, s’opposent sur ce point à Hobbes, mais tous les
philosophes qui, de Leibniz à Hegel, mettent en question
l’idée d’un contrat (arbitraire) fondateur et instituteur absolu

de justice.

Leibniz ou la justice

comme « charité du sage »

C’est chez Leibniz que l’on trouve la contestation la plus


claire des thèses de Hobbes sur la justice et le droit. Alors
qu’il loue Aristote d’avoir su reconnaître cette justice univer-
selle qui ne dépend pas de nous mais de Dieu, « quoiqu’il ne
l’ait point rapportée à Dieu » (mais « un gouvernement bien

formé lui tient lieu de Dieu sur terre et fera ce qu’il pourra

pour obliger les hommes à être vertueux » 5, il attaque Hobbes


dès le début de sa Méditation sur la notion commune de jus-
tice (1702) : « Un philosophe anglais célèbre, nommé Hobbes,
qui s’est signalé par ses paradoxes, a voulu soutenir presque
la même chose que Thrasymaque car il veut que Dieu soit en

droit de tout faire, parce qu’il est tout-puissant. C’est ne pas


distinguer le droit et le fait. Car autre chose est ce qui se peut,
autre chose ce qui se doit. C’est ce même Hobbes qui croit,
et à peu près par la même raison, que la véritable religion est
celle de l’État. 6 »

Pour Leibniz, le droit « est le pouvoir de faire ce qui est


juste », c’est ainsi qu’il conclut sa réflexion sur les Éléments
du droit naturel (1670-1671) 7. Il répond par là à ceux qui
confondent le droit et le pouvoir, et qui, les identifiant à la loi,
en viennent à méconnaître l’essence de la justice. Il incombe
donc à une science du droit de définir ce qui est juste et de
le faire de manière démonstrative pour en tirer logiquement
toutes les conséquences. Son approche de l’essence interne
de la justice comme harmonie humaine ou universelle fait de
la doctrine du droit une science, la science des proportions
et des convenances ou lois qui gouvernent le monde humain
tant sur le plan moral que sur le plan juridique. Les principes
de cette science ne sont pas empiriques, ils « ne dépendent
pas des expériences, mais des définitions, ni des démonstra-
tions effectuées à partir des sens, mais selon la raison » 8. Au-
trement dit, il met directement en cause l’idée selon laquelle
la valeur de vérité des propositions de justice dépendrait de
leur effectivité ou de leur utilité. Elles seraient toujours vraies,
même si personne n’exerçait la justice.

Leibniz se réclame néanmoins de la modernité, en faisant

de la raison la véritable grâce, et de la liberté humaine son

expression. Avant Kant et Hegel, il fait valoir que la volonté

de justice a pour substance la liberté raisonnable et que le


downloadModeText.vue.download 604 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


602

progrès du droit positif ne peut traduire que les exigences


d’un droit naturel rationnel. En donnant la justice comme
raison formelle et comme cause finale du droit, il cherche
les implications des postulats d’une raison pratique dans
le tissu des lois elles-mêmes et dans la justice qui s’exerce.
Ainsi, bien qu’il soit le plus favorable, parmi les modernes,
aux thèses des anciens (Platon et, surtout, Aristote), Leibniz
est aussi celui qui ouvre une voie nouvelle à la réflexion
moderne sur la justice, en donnant à celle-ci sa dimension
sociale et universelle.

La définition de la justice, dans les Éléments du droit natu-


rel, en fait une vertu : « La justice est du consentement de
tous une vertu... 9 » Partant de ce consensus, il déduit qu’elle
est un frein, comme toute vertu, aux passions et à ce qui
fait obstacle à la raison. Elle est donc recommandée par la
raison propre (de chacun) et par la raison universelle (Dieu
comme raison dernière des choses, des existences) ; plus pré-
cisément, elle est une vertu au service de la raison pratique,
raison qui concerne les actes et qui est la même chose que la
prudence. La justice est quelque chose dont l’homme prudent
peut être persuadé ; or, rien ne peut être persuadé, sinon par
des raisons tirées de l’utilité de l’auditeur (il est nécessaire

que tout devoir, et donc le juste, soit utile). Il faut donc exa-
miner dans quelle mesure le bien d’autrui, et non seulement
l’utile propre, est impliqué dans la justice. Au terme d’une
longue démonstration, Leibniz conclut que, si la justice est
l’habitude de vouloir le bien d’autrui et aussi le bien propre,
elle ne peut rester elle-même si ce bien d’autrui est recherché
« à cause du bien propre » 10. Il en appelle au sentiment de
tous les hommes « bons », « qui vomit le calcul de cette justice
mercenaire », mais il finit par concilier les deux raisons d’être
juste, il les concilie par une raison qui tient de « la nature de
l’amour ».

Comment le bien d’autrui peut-il être, en même temps,


le nôtre ? Comment peut-il être une fin et non seulement un
moyen ? Il ne peut l’être qu’en étant en lui-même agréable :
« Moi, j’affirme qu’il peut être recherché comme une fin,
qu’il peut même être recherché pour lui même, lorsqu’il est

agréable. 11 » Mais désirer le bien d’autrui pour lui-même, ce


n’est rien d’autre que l’aimer, en quoi est-ce juste ?

Il faut, pour que la justice soit autre chose qu’affection ou


amour (c’est-à-dire se plaire à la félicité de l’autre), y intégrer
le bien propre : « Nous aimons celui dont le bien-être est
notre plaisir » 12 ; ce qui veut dire que l’agrément est doublé
par notre réflexion sur notre vertu, et que l’amour pour le
bien d’autrui se réfracte en amour de notre propre vertu. Il
s’ensuit que l’amour appartient à la nature de la justice, d’où
l’on peut tirer « la véritable et parfaite définition de la justice
[...] : c’est l’habitude d’aimer les autres ou bien de tirer volupté
du bien d’autrui, toutes les fois que l’occasion se présente » 13.

Il est donc injuste de ne pas se réjouir du bien d’autrui toutes


les fois que l’occasion se présente ; le juste, c’est aussi tout ce
qui n’est pas injuste, et non seulement l’équitable ; le droit,
enfin, « est le pouvoir de faire ce qui est juste ».

La méditation qui suivra cette définition de la justice va en


approfondir les degrés (texte de 1702 cité ci-dessus), degrés
donnés dans une suite logique qui conduit précisément à la
vertu de justice, définie comme amour ou charité du sage.
Ces degrés, selon une hiérarchie ascendante, sont : 1) le droit
strict ou égalité ; 2) l’équité ; 3) la piété, probitas. Dans le
premier degré règne la règle de la paix, celle de la justice
commutative. L’exigence d’équité, dans le deuxième degré
(attribuer à chacun ce qui lui est dû), nous conduit à l’égalité

authentique ; on passe alors du domaine privé égalitaire au


champ de la répartition juste des biens collectifs selon l’utile
social, justice « inégalitaire » mais non dénuée de mesure,
puisque le principe en est celui de la répartition et de la pro-
portion des vertus (ou des vices) et des récompenses (ou des
peines). Le troisième degré va lier la vertu privée et le bien
public, c’est l’honnête, probitas, conçu comme piété, c’est-à-
dire relation interne du juste à la religion naturelle, qui fonde
le droit naturel. De ce troisième degré, on passe à la justice
idéale qui est la justice de Dieu.

Commutative ou distributive, la justice devient univer-


selle (et contient toutes les vertus) sitôt qu’elle est fondée en
Dieu, et « au lieu que la justice n’est qu’une vertu particulière,
quand on fait abstraction de Dieu ou d’un gouvernement qui
imite celui de Dieu, et que cette vertu si bornée ne comprend
que ce qu’on appelle la justice commutative et distributive,
on peut dire qu’aussitôt qu’elle est fondée en Dieu ou sur
l’imitation de Dieu, elle devient justice universelle » 14.

Ainsi la justice « par raisonnement » ne peut désolidariser


justice humaine et justice divine, mais celle-ci ne doit pas être
entendue comme synonyme de la puissance ou de la force.
La lutte de Leibniz contre les modernes (Hobbes, Spinoza)
est conduite par le principe suivant lequel bonté et justice ont
leurs raisons indépendantes de la force, et c’est par la contes-
tation de la confusion de la force et du droit que commence
et s’achève sa méditation sur la justice. « Si le mot “justice”
n’est pas un simple son comme “blitiri”, on doit déduire de
sa définition que le droit ne saurait être injuste alors que la
loi autorisée par la puissance ou la force peut l’être » 15, la
puissance est donc autre chose que la justice, mais si elle
survient, elle fait que le droit devient puissance. La justice, en
revanche, n’est pas autre chose que la raison, et leur lien est

avéré dans la définition même de la justice comme « charité


du sage » et dans la solidarité entre justice humaine et justice
divine, car être fondée en Dieu, pour la justice, c’est encore
être fondée en raison, puisqu’il est la raison dernière de tout.
Leibniz a donc largement ouvert la voie à la philosophie du
droit et de la justice objective, qui se donne pour le dépasse-
ment de la justice et du droit privés.

Justice ou moralité objective : Hegel

Subjective ou objective, la volonté de justice est et ne peut


être qu’une volonté libre, selon Hegel, car la volonté libre
n’est pas seulement le principe de l’autonomie morale, elle
est la volonté dont l’essence consiste à transformer le désir

individuel d’être libre en un ordre social objectif où la liberté


de tout le monde est réalisée. C’est cet ordre-là qui est dit
juste, et qui constitue la justice objective ou la moralité objec-
tive. La théorie de la justice coïncide donc, chez Hegel, avec

la doctrine du droit.

Avec les modernes, Hegel admet que la sphère du droit et

de la justice objective est celle de la volonté et de la liberté,


et non celle de la nature 16, mais il s’oppose au courant qui dé-
précie tout jusnaturalisme, autant qu’au courant romantique,
qui déprécie la raison ; le droit naturel ne peut être compris
que comme « droit positif rationnel ». Sa philosophie de la
justice s’oppose ainsi à celle de Kant et se réclame de celle
de Montesquieu ; il ne s’aligne ni sur le positivisme ni sur le
jusnaturalisme moderne, qui veut déduire les principes nor-
matifs de l’ordre juridique et politique des conditions natu-
relles (immédiates) de la liberté et qui méconnaît le caractère
essentiellement médiatisé de celle-ci. Ce que Hegel promeut
downloadModeText.vue.download 605 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

603

dans sa philosophie du droit, c’est précisément la forme insti-


tutionnelle de cette médiation (Principes de la philosophie du
droit, II, partie III). Il opère un retour à la figure traditionnelle
de l’éthicité, mais avec un passage obligé par la figure de
la moralité telle que la modernité l’a élaborée. Son apport
propre de la reprise conceptuelle de l’ethos grec suppose un
travail sur le concept du droit comme phénomène de l’esprit

objectif 17. Comme cet esprit lui-même, la justice objective

n’est pas une éternité immobile, mais une lutte incessante de

la raison pour se produire comme oeuvre 18. Penser le réel, la

justice réelle, ne consiste pas à enregistrer ce qui existe et à


s’y résigner ; penser le réel, c’est penser le rationnel dans sa

vie conflictuelle et historique, dans son devenir, et non dans

sa facticité. Ainsi, les lois positives, si elles n’ont de valeur

que circonstancielle (si elles ne sont pas justes) méritent de

passer, elles n’ont qu’une « existence passagère » 19.

Dans le droit et la justice, Hegel veut la réconciliation du


naturel et du positif, celui-ci ne doit plus être entendu comme

la particularité contingente, mais la nature doit aussi être libé-


rée de son « être immédiat ». Ainsi, pour la nature humaine, le

positif est un moment constitutif nécessaire.

Cette théorie de la justice comme phénomène de l’esprit


objectif est donc doublement critique envers les thèses clas-
siques : critique d’une conception du droit naturel réduit au
rationnel normatif (la raison comme tribunal suprême devant
lequel doit se justifier tout ce qui prétend à une validité quel-
conque) ; et critique qui intègre à l’exemplarité du droit natu-
rel des anciens une conception moderne du droit saisi dans
son essence sociale.

La thèse générale est donc qu’il faut aller de la nature à


son droit (à l’exemple des anciens), droit requis par la vie
humaine, et qui s’affirme dans et par l’universel concret de
l’État, seule force d’universalisation de la vie qui conduit au
droit, c’est-à-dire qui rend nécessaires l’éducation, la sociali-
sation, la moralisation. Cette thèse est résolument en rupture
avec une conception légaliste du juste et du droit, au profit
d’une conception politique (au sens de l’éthicité tradition-
nelle). La loi ne fait pas le droit, mais le droit doit devenir
loi « pour recevoir non seulement la forme de son universa-
lité, mais encore sa vraie destination », car « le droit qui est

connu comme ce qui vaut justement : c’est la loi » 20. La vertu

de justice elle-même n’est pas un simple « devoir-être », elle


jouit d’elle-même dans l’ordre social. Hegel affiche donc sa
méfiance à l’égard des lois non écrites 21 ; la justice veut que la
loi soit connue universellement, c’est injustice d’en dissimuler
le contenu : « Refuser à une nation cultivée [...] la capacité de

faire un code serait une des plus grosses insultes. 22 » Ainsi, la


justice est bien dans la loi, et non dans les coutumes (contre
Antigone). Après une critique d’une conception étroitement
légaliste du juste, Hegel tente de reconnaître dans la pure
positivité de la loi une raison légiférante, mais qui s’efforce
d’affiner « la pointe de l’universel jusqu’au particulier et même
à l’individuel » 23, en notant, cependant, que la raison qui s’ex-
prime dans la loi ne peut jamais parvenir jusqu’à la détermi-
nation ultime qu’exige la réalité singulière. C’est pourquoi
il faut à la justice des juges, et pour cette tâche on doit s’en
remettre « au bon sens humain vraiment sain » 24 ; la positivité
des lois ne se réduit donc pas à leur actualité.

La philosophie du droit ne s’intéresse pas au factum de la


liberté, mais à son efficacité, à son monde objectif. La notion
correcte de la liberté appelle donc celle de justice (liberté
pour tous, liberté qui a une valeur), et l’ordre social juste est

celui où le droit est « quelque chose » comme existence géné-

rale et existence sacrée ; mais c’est en étant droit et devoir

que la liberté coïncide avec la justice, et c’est en ce sens qu’il


faut entendre la formule consacrée, que le juste est le respect
des lois (qui sont ce que la conscience libre reconnaît comme
obligatoire et à quoi elle choisit de se soumettre).
▶ Justice et droit privés sont ici dépassés mais assumés, dans

la justice concrète, civile, objective, qui se présente comme

la mesure de la juste participation d’un individu à la fortune

et au bien de la société tout entière. Justice qui, par contraste

avec celle du droit privé, ne règle plus les querelles des pro-

priétaires particuliers mais juge des mérites de chacun, de la

juste rétribution du travail accompli, et qui se fonde sur une

législation universelle. On doit alors comprendre qu’une telle

justice ne puisse, comme la justice privée du droit abstrait,

être dérivée d’un renoncement et d’un accord par lesquels

la propriété ne s’annule pas quand j’y renonce, à savoir un

contrat qui est l’élément du droit privé, et non le fondement


réel ou hypothétique du droit et de l’État.

Suzanne Simha

✐ 1 Hobbes, Th., Léviathan, chap. XIV, trad. G. Mairet, 2000,


Gallimard, Paris.

2 Ibid., chap. XII, p. 126.

3 Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, chap. 8., éd 1992, GF-


Flammarion, Paris.

4 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine du droit, § 36,


trad. J. &amp; O. Masson, OEuvres philosophiques, NRF, Paris.

5 Leibniz, G. W., « Méditation sur la notion de justice », in Droit


de la raison, Vrin, Paris, p. 130.

6 Ibid., pp. 109-110.

7 Ibid., p. 105.

8 Ibid., p. 94.

9 Ibid., p. 96.

10 Ibid., pp. 101-102.

11 Ibid., p. 102.

12 Ibid., p. 104.

13 Ibid., p. 105.

14 Ibid., p. 129.
15 Ibid., p. 114.

16 Hegel, G. W. Fr., Principes de la philosophie du droit, § 4, trad.

J. L. Vieillard-Baron 1999, GF-Flammarion, Paris.

17 Ibid., § 211.

18 Ibid., § 216.

19 Ibid., § 3.

20 Ibid., § 211.

21 Ibid., § 215.

22 Ibid., § 214.

23 Ibid., § 216.

24

Ibid., introduction, § 30.

! DROIT, ÉQUITÉ, ÉTAT, ÉTHIQUE, LIBERTÉ, LOI, MORALE, VIOLENCE

∼ JUSTICE COMMUTATIVE

Genre de justice qui fait abstraction des mérites per-

sonnels pour déterminer selon une stricte égalité arith-


métique ce qui est dû à chacun. Aristote l’appelle « justice
corrective ».

Sébastien Bauer

✐ Platon, La République, I, in OEuvres complètes I, trad. L. Robin


1950, NRF-Gallimard, Paris.
downloadModeText.vue.download 606 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

604

Aristote, Éthique à Nicomaque, V. Trad. J. Voilquin 1965, GF


Flammarion, Paris.

Rawls, J., Théorie de la justice, pp. 141-142, éd. française 1997,

Seuil, Paris.

∼ JUSTICE DISTRIBUTIVE

Du latin scolastique distributiva justitia, traduction du grec to


dikaion en
tais dianomais, « le juste dans les distributions » 1.

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE


La justice distributive constitue, avec la justice commuta-
tive, une des deux formes de justice particulière. Elle règle
la répartition du bien commun (honneurs, richesses) entre

les membres de la cité 1 et s’inscrit donc dans le cadre des

rapports entre les parties et le tout 2, et non entre les parti-

culiers entre eux, comme c’est le cas pour la justice com-

mutative. Elle considère les individus selon leur mérite ou

leur dignité, le rang qu’ils occupent au sein de la cité, le cri-

tère en étant variable selon les types d’organisation politique

(par exemple, dans une aristocratie, il s’agira de la vertu) 3.

La justice distributive prend donc en compte non seulement


l’objet du partage, mais aussi la qualité de la personne en
proportion de sa valeur propre pour la société. Contrairement
à l’échange juste, la distribution juste ne se fonde pas sur
une égalité d’objet à objet, mais sur une proportion d’objet
à personne. Elle correspond, en conséquence, à l’attribution
d’une part proportionnelle au mérite de chacune des parties,
de telle sorte qu’après le partage le rapport entre les deux
parties reste le même qu’avant le partage, même si leurs parts
respectives des biens partagés ont inégalement augmenté.

Le juste se définit en ce sens par une proportion de type

géométrique 4.

Annie Hourcade

✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 5, 1130b31.

2 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II, II, Q. 61, a. 1.

3 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 6, 1131a25-29 ; Thomas

d’Aquin, Somme théologique, Q. 61, a. 2.

4 Aristote, op. cit., V, 7, 1131b12-13 ; saint Thomas d’Aquin, id.,

Q. 61, a. 2.

JUSTIFICATION

PHILOS. CONN.

Ce qui garantit la vérité des croyances ou des proposi-


tions vraies.

On peut, par exemple, justifier une croyance vraie en mon-

trant qu’elle est la conséquence d’autres croyances vraies

considérées comme les prémisses d’arguments déductifs. Une


croyance vraie est ainsi justifiée lorsqu’on peut trouver des

raisons de la tenir pour vraie. Une croyance vraie que l’on

a dans la tête par hasard, et non parce que l’on dispose de

raisons de la tenir pour vraie, ne peut pas être dite justifiée.

Se pose dans ce cadre la question de savoir s’il existe

un socle de croyances que l’on peut considérer comme fon-


damentales, ou primitives, au sens où elles n’auraient pas
besoin de justification, mais serviraient de justification aux
autres ; ou bien si toutes les croyances renvoient les unes
aux autres, la cohérence du système étant alors la source de
la justification. Selon cette dernière perspective, dite « cohé-

rentiste », une croyance est justifiée si elle n’entre en contra-


diction avec aucune autre croyance du système de l’agent.

Anouk Barberousse

! CONNAISSANCE

∼ KATALÊPSIS

Mot grec pour « saisie avec le poing », d’où, par métaphore,


« compréhension ».

PHILOS. ANTIQUE

« Assentiment à une représentation compréhensive. 1 »

La katalêpsis est une innovation conceptuelle du stoïcien Zé-


non de Citium, qui en expliquait le sens par une métaphore :
la représentation est comme la main ouverte, doigts tendus ;
l’assentiment, comme la main repliée ; et la katalêpsis, la

main refermée sur son objet 2.

C’est une forme d’assentiment et non de représentation.


Elle porte sur la représentation compréhensive (phantasia
katalêptikê), c’est-à-dire « celle qui provient de ce qui existe,
qui est imprimée et marquée conformément à ce qui existe,
et telle qu’elle ne pourrait pas provenir de ce qui n’existe
pas » 3. Cette représentation, claire et distincte, se reconnaît à
son évidence. Les académiciens en contestèrent l’existence.

REM. : On notera enfin que les traductions des termes com-


prehensio et perceptio par Cicéron sont restées dans la langue

philosophique, mais ont pris un sens très éloigné de celui que


ce dernier leur a attribué.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 153.

2 Cicéron, Académiques, II, 145.


3 Sextus Empiricus, op. cit., VII, 248.

! ASSENTIMENT, CRITÈRE, SCEPTICISME, STOÏCISME

KRIPKE (ÉNIGME DE)


Calque de l’anglais Kripke’s puzzle.

LINGUISTIQUE

Argument sceptique, inspiré de L. Wittgenstein, dont la


conclusion est la suivante : il n’existe aucun fait qui puisse
justifier nos attributions de signification aux phrases, aux

énoncés ou aux pensées.

S. Kripke atteint cette conclusion à partir d’un argument cen-

tré sur la discussion d’un exemple 1, inspiré de la discussion

par Wittgenstein pour savoir en quoi consiste le fait de suivre

une règle 2. Supposons qu’on me demande de répondre à la


question suivante : combien font 68 + 57 ? Puisque je sais
compter, je serai conduit à répondre : 125. Cette réponse
semble non seulement la seule possible en vertu des prin-
cipes de l’arithmétique, mais également la seule qu’on puisse
donner si l’on comprend la signification de la question, et
tout particulièrement la signification du signe « + », donnée
par la règle arithmétique correspondant à l’addition. Il nous
semble que nous connaissons des faits portant sur ce que
signifie « + ». Il nous semble savoir, par exemple, que ce
signe dénote une certaine fonction, différente de la fonction
« quus » définie ainsi : x quus y = x + y si x et y sont inférieurs
à 579878876 ; x quus y = 5 sinon. Mais qu’est-ce qui justifie
cette prétention à la connaissance de tels faits ? Kripke sou-

tient que cette prétention n’est pas justifiée. Tous nos usages
downloadModeText.vue.download 607 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

605

passés du signe « + » sont compatibles avec le fait que ce


signe dénote quus plutôt que l’addition. Notre connaissance
des usages corrects de « + » dans le passé ne suffit donc pas
à fixer sa signification.

Kripke interprète donc la discussion par Wittgenstein pour


savoir en quoi consiste le fait de suivre une règle comme la
présentation d’un problème sceptique. Il soutient que Wit-
tgenstein apporte une solution également sceptique à ce pro-
blème, du même type que celle que Hume apportait à sa

critique de la causalité. Cette solution est liée à l’argument


qu’il oppose à la possibilité d’un langage privé. Selon Kripke,
Wittgenstein abandonne l’idée selon laquelle nos attributions
de significations posséderaient des conditions de vérité fon-
dées sur des faits objectifs : il n’y a rien « dans la tête » d’un
sujet qui pourrait expliquer ce qu’il veut dire en utilisant un
mot. Nous devons nous interroger plutôt sur les circonstances

réelles dans lesquelles nous utilisons des phrases attribuant

des significations, et établir les conditions dans lesquelles

de telles phrases peuvent être utilisées correctement. Cette


question possède une réponse, contrairement à l’interroga-

tion sceptique : un sujet applique un mot conformément à


la règle spécifiant sa signification s’il se conforme aux usages

de sa communauté linguistique. On le voit cependant : la


réponse exclut qu’on puisse attribuer des significations à un
usage linguistique isolé de ceux d’une communauté. C’est en
ce sens que, selon Kripke, le problème des règles rejoint celui
du langage privé.

Pascal Ludwig

✐ 1 Kripke, S., Wittgenstein on Rules and Private Language,


Oxford, Blackwell, 1982, trad. T. Marchaisse, Règles et langage
privé, Paris, Seuil, 1996.

Wittgenstein, L., Philosophische Untersuchungen, éd. Ans-


combe, Oxford, Blackwell, 1953.

! LANGAGE PRIVÉ, RÈGLE, SIGNIFICATION

KULTURKRITIK

! CULTURE
downloadModeText.vue.download 608 sur 1137
downloadModeText.vue.download 609 sur 1137

LAIDEUR

Du francique lai, « désagréable », « contrariant », « rebutant », apparenté


à l’anglais loath, et à l’allemand leid.

ESTHÉTIQUE

Ce qui provoque répulsion et inquiétante étrangeté,


en raison soit de son caractère déplaisant, grotesque ou
monstrueux, soit du phénomène de dégradation qui y est
associé. Longtemps expulsée de tout art et de toute pen-
sée parce que manifestation de moins-être, mais revalo-
risée à l’époque moderne, autant du point de vue de la

création artistique (Hugo, Préface à Cromwell) que de la

perception esthétique.

La question de la laideur s’est bien peu posée au cours des


siècles, car il s’agissait surtout d’interroger la beauté, alliée
alors au bon, au bien et au vrai, tel le Kalos Kagathos de
Platon. De même, l’Ancien Testament dénonce dans celui

qui est laid, défiguré ou déformé, un affront à Dieu qui a


créé l’homme à son image et ressemblance 1. La laideur est
perçue comme un châtiment, la manifestation visible d’un
péché et d’un vice, au contraire de la beauté qui s’apparente
à un don gratuit, mieux, à une vertu 2. Affectée de déficience
ontologique, elle est traitée par saint Augustin comme une
apparence erronée 3, et cela rejaillit sur l’appréhension de
l’art : la peinture est vanité et fausseté, puisqu’on n’admire
point les originaux ainsi que le note Pascal 4, dans le droit fil
de Platon 5.

À l’époque cartésienne, le laid est assimilé au désordre, à


l’anarchie, à la passion. Des peintres comme Bosch ou Brue-
gel représentent des monstres, des excroissances de chair ;
le peuple est figuré souillé, ignorant (cf. le double sens de
« vilain »). Cependant, une fois peinte, gravée ou dessinée,
devenue motif artistique, la laideur accède à la haute sphère
de la beauté. Ce qui paradoxalement renvoie à la philoso-
phie de Plotin et à la fonction de spiritualisation qui est celle
de l’art : l’artiste transforme la matière (laide) en une forme
rationnelle (belle).

Avec l’apparition de l’esthétique au milieu du XVIIIe s., le


laid tend à devenir une faute de goût. Cependant, la querelle

entre Winckelman et Lessing au sujet du cri « trop beau » que


pousse Laocoon pose la question de la relation entre le laid
et l’idéal. Selon le premier, la souffrance ne peut enlaidir un

tel visage, Laocoon maîtrise sa peine. Lessing, lui, constate

qu’un cri de douleur n’aurait pu être beau puisqu’« une


bouche béante est [...] en sculpture un creux »6 ; les auteurs
ont ainsi sacrifié l’expression à la beauté formelle 7. Le laid
réaliste et expressif est exclu au profit d’une beauté idéale,
irréelle.

Dans la Critique de la faculté de juger, Kant remarque


que le beau est ce qui plaît universellement sans concept.
« Dès lors, [...] toute recherche d’une finalité orientée devient
automatiquement le critère du laid », constate M. Gagnebin 8.
Le goût s’érige en jugement tandis que le laid et le beau s’em-
brasent dans un concept qui oscille entre terreur et admira-
tion, le sublime. Fort de ces nouvelles appréhensions, le ro-
mantisme ouvre la voie aux Caprices de Goya, aux monstres
de Hugo, aux grotesques, aux descriptions brutes de Zola et
de Huysmans, à la Charogne de Baudelaire.

À l’aube de la modernité, la laideur est jugée à la fois réa-


liste, impitoyable, déconcertante et anarchiste. Fait étrange,
elle n’est plus simplement comprise dans les formes des
monstres, mais contamine aussi la forme de l’art. L’expé-
rience du laid s’assimile à un apprentissage du regard. Voir
le laid, c’est voir ce qui est autre, original, impertinent, dé-

rangeant, fascinant. En définitive, la beauté ennuie ; essais


philosophiques et esthétiques vont revaloriser en ce sens le
pouvoir du laid.

La laideur est ainsi la marque de l’oeuvre du temps sur


l’homme, le symbole de la mort chez Gagnebin, un des
auteurs les plus engagés dans la recherche sur le laid. Les

oeuvres de Goya, d’Ensor, de Cremonini ou de Czapski, les


performances du « Body Art » après la Seconde Guerre mon-

diale, déclinent ce thème de la finitude humaine (perspective

philosophique) ou de la castration, de la mutilation (pers-

pective psychanalytique) en le rendant présent à travers l’im-

mondice et l’inacceptable. Le laid est d’ailleurs perçu comme

le signe avant-coureur d’une mort, un mauvais présage par


downloadModeText.vue.download 610 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

608

Sartre 9. Fasciné par la prééminence du laid dans l’art moderne


et effectuant une différence essentielle entre la laideur dans
l’oeuvre et la laideur de l’oeuvre, M. Ribon ne cesse à son tour
de sonder l’écart qui rend une oeuvre belle. D’autres auteurs
travaillent aux interfaces qu’une esthétique du laid peut en-
tretenir avec le médical (J.L. Fischer, Canguilhem, Foucault),
le Pharmakon (Derrida), la monstruosité (Lascault), l’imagi-
naire (Krestovski) ou même le destin. Ils interrogent la lai-
deur à l’aune de ce que le spectateur projette sur l’autre. La
force du laid est dans cette multitude de propositions cachées
que la surface d’une toile, le grain d’une pellicule, tentent de

mettre au jour.

▶ À travers tous ces mouvements de pensée, dans une


époque agitée par des catastrophes naturelles et des crimes
monstrueux, la laideur, considérée comme une fatalité à dé-
faut d’être fatale, telle la beauté, est devenue une catégorie
esthétique autonome, dont la violence révulse et attire simul-
tanément le regardeur.

Carole Wrona

✐ 1 Voir Lévitique XXI, 16-24.

2 Bayer, R., Traité d’esthétique, A. Colin, Paris, 1956, p. 108.

Gagnebin, M., Fascination de la laideur, la main et le temps,


L’Âge d’Homme, Lausanne, 1978, p. 94 (2e éd. remaniée, avec
l’addition d’une postface « L’en-deçà psychanalytique du laid »,
Seyssel, Champ Vallon, 1994).
4 Pascal, B., Pensées, fragment 134.

5 Platon, la République, III, passim.

6 Lessing, Laocoon (1766), chap. II, trad. Hermann, Paris, 1990,

p. 51.

7 Cf. aussi, op. cit., chap. XXIII et XXIV, p. 159.

8 Gagnebin, M., op. cit., p. 103.

9 Sartre, J.-P., « Le séquestré de Venise », in Situations, t. IV, Gal-


limard, Paris, 1964, pp. 341-342.

Voir-aussi : Canguilhem, G., Le normal et le pathologique (1966),


PUF, coll. Quadrige, Paris, 1999.

Castelli, E, Le démoniaque dans l’art, Vrin, Paris, 1958.

Fischer, J. L., Monstres, histoire du corps et de ses défauts, Syros-


Alternative, Paris, 1991.

Foucault, M., Les anormaux, cours au collège de France (1974-

1975), Gallimard, Paris, 1999.

Krestovsky, L., La laideur à travers les âges, Seuil, Paris, 1947.

Lascault, G., Le monstre dans l’art occidental, Klincksieck, Paris,

1973.

Monestier, M., Les monstres (1978), Tchou, Paris, 1996.

Polin, R., Du laid, du mal, du faux, PUF, Paris, 1948.

Ribon, M., Archipel de la laideur, essai sur l’art et sur la laideur,


Kimé, Paris, 1995.

! BEAUTÉ, DRAME, ESTHÉTIQUE, SUBLIME

LAMARCKISME

BIOLOGIQUE, HIST. SCIENCES

Doctrine manifestant l’adhésion à la philosophie zoolo-

gique de Lamarck.

Jean-Baptiste Pierre Antoine de Monet, chevalier de Lamarck


(1744-1829), après avoir rédigé une Flore françoise (1779),
entre en chaire des invertébrés (Vers) et devient professeur
au Muséum d’histoire naturelle de Paris en 1793.

De nouvelles fonctions, un intérêt marqué pour la phy-


sique naturelle et la météorologie, l’étude de nombreux fos-
siles d’invertébrés montrant autant de successions graduées
de formes, et surtout une compréhension physico-chimique
des phénomènes de la vie, permettent à Lamarck d’énoncer

une histoire du vivant dite « transformiste », car elle conçoit

la possibilité, pour les espèces (animales et végétales), de se

modifier sous l’influence de « circonstances » et d’« habitudes ».

Ces dernières pouvant être conservées par la descendance de


l’individu grâce à « l’hérédité des caractères acquis » 1.

Lamarck envisage donc la transformation des espèces au


fil du temps, ce à quoi son contemporain et collègue Cuvier
(1769-1832) s’oppose. En physicien plus qu’en naturaliste,

Lamarck cherche les causes de ces transformations.

Ce motto sera repris à la fin du XIXe s. et au début du


XXe s. aux États-Unis (Hyatt et Cope), puis en Europe (Haec-
kel, en Allemagne ; Spencer, en Angleterre ; Giard, Delage,

en France, etc.) par lesdits « néolamarckiens ». Ces derniers

refusent un ultradarwinisme laissant une trop grande place au


hasard, au détriment d’une explication physico-chimique des
causes de l’évolution.

Cédric Crémière

✐ 1 Voir notamment Recherches sur l’organisation des corps


vivants (1802), précédé du Discours d’ouverture du cours de

zoologie donné au Muséum d’histoire naturelle (an X), Fayard,


Paris, 1986. Et Philosophie zoologique (1809), présentation et

notes par A. Pichot, Garnier-Flammarion, Paris, 1994.

Voir-aussi : Blanckaert, C., Diara, A., etc., « Les néolamarckiens


français », in Revue de synthèse, 3e série, 95-96, t. C. Albin Mi-
chel, Paris, juillet-décembre 1979.

Corsi, P., Lamarck, genèse et enjeux du transformisme (1770-

1830) (1983 pour la première édition italienne), CNRS éditions,

Paris, 2001.

Laurent, G. (dir.), Jean-Baptiste Lamarck, 1744-1829, travaux du

colloque international d’Amiens, 1994, CTHS, Paris, 1997.

Laurent, G. (dir.), la Naissance du transformisme. Lamarck


entre Linné et Darwin, Vuibert-Adapt, Paris, 2001.

! DARWINISME, ÉVOLUTION

LANGAGE

Via le vieux français linguaige (Xe s.), du latin lingua, « langue ».


Insistons tout d’abord sur le fait que tout système de signes ayant pour

fonction la communication d’informations n’est pas un langage. Il faut,

en outre, que le système soit compositionnel, c’est-à-dire qu’il permette

l’engendrement d’un nombre infini de signes complexes, à partir d’un

nombre fini de signes simples et de règles grammaticales. Si l’on consi-

dère cependant qu’il suffit qu’un système de signes soit compositionnel

pour être un langage, on devra reconnaître l’existence de langages ani-

maux. Les abeilles utilisent en effet un tel système productif pour com-
muniquer de l’information. C’est la raison pour laquelle il convient
d’ajou-

ter la condition selon laquelle l’information communicable à l’aide d’un

langage doit pouvoir servir de contenu à des pensées. Par « pensée »,

on entend ici un certain état d’esprit relié à d’autres états du même type

par des liens normatifs. Les pensées, ainsi décrites, sont soumises à des

normes de rationalité : la possession de certaines pensées implique nor-

mativement la possession d’autres pensées. On ne peut par exemple pas

croire qu’un éléphant blanc hante la savane sans croire qu’un éléphant
hante la savane, ou sans croire qu’il y a une savane.

GÉNÉR.

Fonction propre de l’homme par laquelle il peut expri-

mer sa pensée et la communiquer au moyen de signes ins-

titutionnalisés. Par extension, tout répertoire de signes ou

de signaux susceptibles de transmettre une information.

Le langage est une institution spécifique et universelle de


l’humanité. La comparaison entre le langage humain et la

communication animale est probante : tout système instinctif

de transmission de l’information se heurte au caractère limité


downloadModeText.vue.download 611 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

609

du signal transmis, qui ne permet ni le commentaire, ni le


dialogue, ni le mensonge.

Le commentaire et le mensonge sont rendus possibles (ou


nécessaires) par le fait que la signification langagière est autre
chose que la simple correspondance bi-univoque entre un
signe et son réfèrent. Il y a une distance entre les mots et les
choses, qui fait du langage l’objet pour lequel devient perti-
nente la question de la vérité, de l’adéquation entre le dit et
le fait : cette question n’a pas de sens pour la communication
animale. C’est alors la pensée elle-même qui est en jeu dans
le langage, et plus spécialement la pensée conceptuelle :
si elle trouve dans le système des règles de signification et
dans les catégories grammaticales la forme à travers laquelle
elle peut s’élaborer, il lui faut trouver les moyens d’assurer
qu’elle est bien pensée de quelque chose, et non une pure
fabulation.

C’est qu’en effet cette même distance ouvre le langage


humain à la dimension de l’imaginaire : le langage peut évo-
quer l’absence, dire ce qui n’est pas, non seulement en té-
moignage de ce qui est ailleurs ou passé, mais aussi comme
possibilité infinie d’invention, de jeu et de métaphore. Le
langage ne saurait alors être réduit à un simple instrument :
le beau mensonge, l’illusion poétique, lui est consubstantiel,
et le définit comme un monde de signes artificiels interpo-
sé entre l’homme et la nature. C’est cette même condition
qui fait du langage une arme performative, par laquelle on
peut forcer les volontés. La rhétorique est ainsi un art de la
guerre en paroles, dans laquelle il importe de rendre fort le
plus faible argument 1, puisqu’est en jeu la maîtrise du monde
que l’homme a institué entre la nature et lui : la politique,
la science, l’art, la religion, sont autant de domaines qu’un
usage du langage a façonné, et peut modifier.

Le langage peut alors se comprendre comme une méta-


institution, qui traverse toutes les autres comme un principe
immanent, et qui s’incarne en chacune sous une forme diffé-
rente : langues variant d’un peuple à l’autre, jargons divisant
les métiers et les classes, normes de discours, styles person-
nels ou collectifs sont à la fois les formes concrètes et contrai-
gnantes dans lesquelles apparaît le langage comme tel, et des
instruments de séparation des hommes.

La tentation est alors de retrouver ou de produire une


langue transparente, qui manifesterait l’essence du langage
en évitant la désunion imputée aux parlers positifs. Mais
l’idée d’une langue universelle oublie que c’est la distance
entre les hommes qui rend possible le dialogue, aussi bien
comme mésentente que comme entente, de la même façon
que c’est la distance des mots aux choses qui, si elle com-
porte le risque de l’erreur ou du mensonge, fait du langage
autre chose qu’un système de désignations. Il en va de même
pour les développements de « langages » formels, qui ne sont
pas à proprement parler des langages, puisqu’ils sont des
systèmes d’échange d’information bi-univoques : n’ayant pas
les faiblesses du langage humain, ils n’en ont pas non plus
les virtualités.

Sébastien Bauer

✐ 1 Protagoras, in Aristote, Rhétorique, II, 26, 1402 a 23.

Voir-aussi : Descartes, R., Lettre à Newcastle, in Correspondance


avec Élisabeth et autres lettres, GF-Flammarion, Paris.

Locke, J., Essais sur l’entendement humain, trad. Coste 1972,

Vrin, Paris.

Mallarmé, S., « Variations sur un sujet », in Le mystère dans les


lettres, éd. 1945 des OEuvres complètes, Gallimard, La Pléiade,
Paris.

Mounin, G., Sept poètes et le langage, 1992, Gallimard TEL, Paris.

Nietzsche, F., Vérité et mensonge au sens extra-moral, trad.

M. Haar et M.B. de Launay, 1973, OEuvres philosophiques com-


plètes, Gallimard, Paris.

Platon, Cratyle, trad. L. Robin, 1950, OEuvres complètes I, Galli-


mard, Paris.

Rousseau, J.-J., Essai sur l’origine des langues, in OEuvres, éd.

Bry, tome IX, 1858.

Saussure, F. de., Cours de linguistique générale, 6e éd. 1964,

Payot, Paris.

! COMMUNICATION, INTERSUBJECTIVITÉ, PAROLE, SIGNE,


SYMBOLE

LINGUISTIQUE, PHILOS. ESPRIT

Système compositionnel de signes possédant une gram-


maire et une sémantique, et permettant l’expression et la
communication de pensées conceptuelles.

Les signes, les idées et les choses

La capacité linguistique apparaît comme une capacité psy-


chologique des êtres humains, au même titre que l’audition
et la vision. La philosophie tente d’élucider certaines des
notions fondamentales auxquelles il faut faire référence pour
expliquer cette capacité : les notions de signe, de signification
et de compréhension.

Dans le livre 1 du traité De l’interprétation, Aristote inau-

gure une telle réflexion en établissant une relation entre les


trois termes suivants : les « sons émis par la voix », les « états
de l’âme » et les « choses dont ces états sont les images » 1.
L’utilisation d’expressions linguistiques permet, en premier
lieu, l’expression des pensées, leur représentation. La théo-
rie classique du langage, qui trouve son aboutissement dans
la Grammaire générale et raisonnée d’Arnauld et Lancelot 2,
repose essentiellement sur cette idée : les phrases ne sont
rien d’autre qu’une représentation codée des pensées, qui
nous permet de les « signifier » à autrui. À l’époque classique,
les deux premiers termes du triangle aristotélicien, les « sons
émis par la voix » et les « états de l’âme » font donc l’objet
d’une étude privilégiée. La philosophie du langage apparaît

avant tout comme une philosophie des représentations lin-


guistiques – les « signes » –, des représentations mentales – les
« idées » –, et de leurs relations dans la communication. La
notion de signe possède une généralité plus grande que celle
de signe linguistique : à côté de ces signes d’institution, ou
conventionnels, que sont les mots, les classiques étudient les
signes naturels, comme la fumée dans son rapport au feu.
D’une façon générale, il y a signe lorsqu’on peut discerner
un renvoi entre une chose, qui sert de signe, et une autre,
qu’elle signifie. Le signe possède donc une double nature,
puisqu’on peut toujours le considérer ou bien en lui-même
comme chose, ou bien comme simple indice renvoyant à
autre chose que lui.

Si les signes naturels sont les indices d’événements natu-


rels, les signes d’institution que sont les mots symbolisent des
idées. Malgré sa polysémie à l’époque classique, le concept
d’« idée » possède un rôle épistémologique central. Les idées
sont en effet, comme les mots, des signes. Contrairement aux
mots cependant, elles sont directement accessibles aux sujets
connaissants, et leur existence ne présuppose rien d’autre
que celle de l’ego. D’autre part, les idées ne sont pas, en
règle générale, des signes d’autres idées, mais des signes des
choses extérieures. Les philosophes classiques du langage
proposent une théorie réductionniste et psychologique de la
signification. Si l’on part d’une notion primitive d’idée – « le
downloadModeText.vue.download 612 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

610

mot idée, écrivent Arnauld et Nicole, est du nombre de ceux


qui sont si clairs qu’on ne peut les expliquer par d’autres »3 –
et de la relation primitive de symbolisation entre les idées et
les choses, on peut déduire une seconde relation, indirecte,
de symbolisation entre les mots et les choses : les mots sym-
bolisent les choses parce qu’ils sont des signes des idées, qui
elles-mêmes sont des signes des choses.

La réduction classique des signes linguistiques aux signes


mentaux suscite des interrogations. Pourquoi, en effet, les
idées symbolisent-elles les choses ? Une réponse possible à
cette question consiste à concevoir les idées sur le modèle
des images. Les images semblent symboliser ce qu’elles
dépeignent en vertu d’une relation de ressemblance. Pour-
quoi n’en irait-il pas de même de la relation de représenta-

tion unissant les idées aux choses ? Berkeley a opposé une


puissante objection à cette proposition 4 : il paraît impossible
d’associer des images à tous les mots d’une langue. Quelle
image, par exemple, associer à l’expression générale « tous
les hommes » ? Ou à l’expression « deux week-ends sur
trois » ? La question devient plus redoutable encore lorsqu’on
pense aux termes logiques, par exemple au conditionnel : si
une image donne la signification de l’expression « si... alors »,
quelle peut-elle bien être ?
Langage et signification

Au XIXe s., l’idée d’une réduction psychologique de la notion


de signification linguistique est apparue intenable à toute
une génération de philosophes du langage également formés
à la logique. Frege 5 et Husserl 6, qui apparaîtront plus tard
comme les deux grandes figures fondatrices des deux princi-
pales écoles de la philosophie de la signification au XXe s., la
phénoménologie et la philosophie analytique, se rejoignent
dans un refus commun d’un tel détour mentaliste. La cible

principale de ces philosophes logiciens est le psychologisme,


compris comme la thèse selon laquelle les lois de la pensée

ne sont rien d’autre que des régularités naturelles. Frege et


Husserl soutiennent au contraire l’universalité et l’objectivité
des lois de la logique, et, corrélativement, de la signification.
Il leur semble absurde que les significations des mots, par
définition accessibles à tous les locuteurs compétents d’une
langue, puissent être réduites à des représentations mentales
subjectives, susceptibles donc de varier d’individu à individu.

Doit-on pour autant, afin d’étudier les contenus de pen-


sée, et donc les significations, partir des relations entre les
mots et les choses, et donc de l’analyse linguistique, ou faut-
il plutôt tenter d’étudier ces contenus indépendamment de
leurs habillages linguistiques possibles ? Les traditions analy-
tiques et phénoménologiques sont en désaccord sur ce point.
Fidèle à une inspiration cartésienne, la phénoménologie sou-
tient que l’étude des pensées suppose une méthodologie en
première personne. C’est en effet au travers des actes d’une
subjectivité pure, accessibles grâce à l’opération de réduction
phénoménologique, que la donation du sens est analysée
dans cette tradition.

En revanche, un lien étroit entre langage et pensée concep-


tuelle a été reconnu tant par certains linguistes que par un
important courant de la philosophie contemporaine. En lin-

guistique, Chomsky a souligné que les systèmes de signes


proprement linguistiques, contrairement à d’autres systèmes
productifs, permettent des échanges d’informations abstraites

qui sont indépendants des stimuli environnementaux 7. Alors


qu’un signal animal porte toujours sur un objet, un événe-

ment ou une caractéristique particulière de l’environnement,

les mots peuvent transmettre des informations générales et

abstraites. On peut parler de l’homme en général, ou de l’es-


pace en général, indépendamment des propriétés possédées
par tel homme en particulier, ou par telle localisation spatiale
particulière.

La conviction selon laquelle seule une analyse philo-

sophique du langage peut conduire à une élucidation des


concepts philosophiques fondamentaux de la philosophie,

caractérise le courant de la philosophie du XXe s. qu’on

nomme philosophie analytique. Même si cette thèse est

controversée, on peut suivre M. Dummett et faire remonter

cette conviction aux travaux de Frege 8. Celui-ci, dans les Fon-

dements de l’arithmétique, répond en effet à la question de

savoir comment un objet tel qu’un nombre peut être donné

à la connaissance en étudiant une question différente, qui

porte sur certains énoncés linguistiques, et qu’on peut formu-


ler ainsi : comment le sens d’énoncés faisant référence à des
nombres peut-il être déterminé ? Cette stratégie, qui consiste
à tenter de répondre à une question portant sur un certain
type d’entités, en la reformulant comme une question portant

sur le sens de certains énoncés linguistiques, a eu une pos-

térité importante dans la tradition analytique. Un philosophe

comme Carnap va jusqu’à soutenir qu’il faut reformuler les

questions métaphysiques comme des questions linguistiques


pour pouvoir leur donner un sens 9.

La possibilité qu’une telle stratégie conduise à la résolu-


tion de problèmes philosophiques substantiels a cependant
été remise en cause à l’intérieur même de la tradition ana-

lytique. G. Evans tente ainsi dans son oeuvre maîtresse 10 de


caractériser certaines façons de penser à un objet qui soient

indépendantes du langage, et explique dans un second temps

certains modes linguistiques de référence à des objets à l’aide

de ces manières de penser, renversant ainsi la démarche clas-

sique en philosophie analytique.

Pascal Ludwig

✐ 1 Aristote, De l’interprétation, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1959.

2 Arnauld et Lancelot, Grammaire générale et raisonnée, Paulet,


Paris, 1969.

3 Arnauld et Nicole, La logique ou l’art de penser, Champs-Flam-


marion, Paris, 1970.

4 Berkeley, G., Principes de la connaissance humaine, trad.

D. Berlioz, GF, Paris, 1991.


5 Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert,
Seuil, Paris, 1971.

Frege, G., Die Grundlagen der Arithmetik, Breslau, W. Koebner,


trad. C. Imbert, les Fondements de l’arithmétique, Seuil, Paris,
1972.

6 Husserl, E., Recherches logiques, trad. fr. H. Elie, A. Kelkel et

R. Scherer, PUF, Paris, 1959.

7 Chomsky, N., Le langage et la pensée, trad. L.-J. Calvert, Payot,

Paris, 1990.

8 Dummett, M., Les origines de la philosophie analytique, 1988,

trad. M.-A. Lescourret, Gallimard, Paris, 1991.

9 Carnap, R., « Empirisme, sémantique et ontologie », in Signifi-

cation et nécessité, trad. F. Rivenc et P. de Rouilhan, Gallimard,

Paris, 1997.

10 Evans, G., The Varieties of Reference, Oxford University Press,

1982.

! GRAMMAIRE, SÉMANTIQUE, SIGNIFICATION


downloadModeText.vue.download 613 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

611

∼ LANGAGE DE LA PENSÉE
En latin : lingua mentis, oratio mentalis ; en anglais : language of
thought.

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE, PHILOS. ESPRIT

Langage intérieur, soit pure voix spirituelle, soit sys-


tème de signes physiques inscrits dans le cerveau.

La distinction stoïcienne, puis augustinienne, entre un lan-


gage interne (« verbe intérieur ») et externe (« voix proférée »)

se retrouve chez les médiévaux, en particulier chez Thomas


d’Aquin et Occam, qui élaborent l’idée d’une langue compo-

sée de signes mentaux innés et dotée d’une syntaxe, doublant


la langue parlée, et seul moyen de communication des anges.

La notion se trouve aussi chez Hobbes et Locke. Des théori-


ciens contemporains des sciences cognitives comme J. Fodor 1
ont réinventé cette notion dans le cadre de la conception
d’une grammaire universelle innée. Ils supposent que le lan-
gage de la pensée est un code interne de symboles physiques,
codé dans le cerveau comme les langages formels sont codés
dans les circuits d’un ordinateur. Ce « mentalais » est supposé
expliquer le raisonnement et la compétence linguistique.

▶ Comme ses versions antérieures, cette hypothèse d’un lan-

gage mental pose le problème des relations du langage et de

la pensée, mais ne le résout pas. On ne voit même pas com-

ment elle pourrait recevoir une confirmation empirique : car

même si l’on découvrait des symboles dans le cerveau ayant


une structure plus ou moins proche de ceux d’une langue
naturelle, comment pourrait-on traduire ces symboles dans
cette langue, c’est-à-dire les interpréter ?

Pascal Engel

✐ 1 Fodor, J., The Language of Thought, MIT Press, Cambridge

(MA), 1975.

Voir-aussi : Panaccio, C, le Discours intérieur, Seuil, Paris, 1999.

! LANGAGE, PENSÉE, SYMBOLE

∼ LANGAGE PRIVÉ

LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN., PHILOS. ESPRIT

Langage dont les conditions de signification sont des

expériences privées, c’est-à-dire intérieures.

La possibilité d’un langage privé est tacitement admise dans


la philosophie moderne (Descartes, Hume) et dans la phi-
losophie contemporaine (courant phénoménologique, cer-
tains représentants des sciences cognitives). Elle est criti-
quée dans la philosophie de la psychologie développée par
Wittgenstein 1.

Si l’on accepte la thèse selon laquelle un langage sup-


pose des règles, une règle privée constitue une contradiction
in adjecto 2 : l’absurdité d’un langage privé apparaît claire-
ment. Une règle privée est impossible puisque les conditions
mêmes du contrôle de la règle supposent une instance exté-
rieure à celui qui la pratique. Son unique locuteur ne pourrait

comprendre son langage privé. Et même un langage com-

mun, comme le français, devient impossible si ces conditions


de signification sont privées.

▶ Si cet argument est correct, les nombreux philosophes


qui tiennent pour acquis la possibilité de « pénétrer en soi-

même », d’explorer une conscience pure, voire de se référer à

des contenus non conceptuels, font fausse route.


Roger Pouivet

✐ 1 Wittgenstein, L., Philosophische Untersuchungen, trad. In-


vestigations philosophiques, Gallimard, Paris, 1961, § 243-255.

2 Bouveresse, J., le Mythe de l’intériorité, Minuit, Paris, 1976,

particulièrement les chap. 3 et 4.

! INDIVIDUALISME, JEU DE LANGAGE

∼ TROUBLES DU LANGAGE

LINGUISTIQUE, PSYCHOLOGIE

Perturbations de l’expression orale ou écrite, dues à la


modification pathologique d’aires spécifiques du cerveau.
Depuis 1864, on les nomme aphasies.

Si la mention de l’abolition de la parole apparaît dès la méde-


cine antique, c’est au XIXe s. que se fait un partage clair entre
paralysie des organes de la parole et incapacité acquise du
patient à utiliser ces mêmes organes, demeurés mobiles, à

des fins d’expression. Définir les aphasies s’inscrit à partir de

Broca (1861) dans le projet d’une connaissance de l’homme

qui retient de Gall l’idée de facultés spécifiques à un do-

maine, mais choisit en même temps de les identifier, contre

lui, par la seule pathologie.

▶ La question est alors posée de savoir si l’étiologie neurolo-

gique des troubles du langage permet d’assigner au cerveau

la mémoire verbale (Bergson) ou l’usage intentionnel des

mots (Peirce). Le trait essentiel des troubles du langage, leur


sélectivité, que Jackson a caractérisé par l’opposition entre un

langage automatique conservé et un langage propositionnel

aboli, pose une autre question. Comment peut-il y avoir un


comportement verbal dont rendent raison le respect ou le

non-respect d’une règle, l’indisponibilité ou la conservation


d’une catégorie du lexique, alors que la cause d’un tel com-

portement est une pathologie physique indifférente à toute

distinction conventionnelle ? L’antinomie causes physiques /

descriptions linguistiques, pour être dépassée, semble exiger


une modélisation de la parole où chaque niveau de représen-

tation est à la fois une étape dans la formation de la phrase et


la description symbolique d’un état physique.

Pour le neurolinguiste, les manifestations spontanées des

troubles n’ont pas la valeur de critères d’identification, per-

mettant à eux seuls une classification ; ce sont des symp-

tômes, nécessitant la reconstitution d’une architecture fonc-

tionnelle sous-jacente, lésée dans son implémentation. Il

reste que, non seulement cette approche suppose résolus les


problèmes afférents à l’idée de connaissance tacite, mais que
le comportement verbal de l’aphasique ne peut être décrit
entièrement en termes d’erreurs et d’omissions. Qu’il s’agisse
d’articulation, ou d’interprétation des énoncés d’autrui, tout
se passe comme si diverses stratégies de réparation étaient à
l’oeuvre, qui font des troubles du langage le point de départ

d’une activité guidée par des normes reconnues autrement,

mais jamais entièrement ignorées.

Denis Forest

✐ Bergson, H., Matière et mémoire, Paris, 1982.

! MÉMOIRE, RÈGLE, REPRÉSENTATION


downloadModeText.vue.download 614 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

612

Le langage peut-il tout

dire ?

La troublante ambiguïté du langage re-

quiert des distinctions capables d’en pré-

ciser les enjeux. Le caractériser comme

moyen de dire, corrélatif d’une certaine

puissance, aurait le double avantage de limiter sa qua-


lification d’instrument et d’impliquer d’emblée les fins
de dialogue et d’identification de l’expérience qui le fait
diversement advenir. Quels que soient les motifs prag-
matiques de la nomination et de l’éclairage des choses
qui l’entourent, l’homo loquens ne se réduit pas à l’homo

artifex : en deçà du déploiement à des fins utilitaires de

conventions linguistiques, des exigences vitales tendent


à se faire jour. Outrepassant les limites du dire (autre-

ment dit du langage articulé, sous les espèces de la

multiplicité des langues), une aptitude infinie à capter

ou à assigner du sens à notre vie caractérise le langage

lato sensu, marqué par une tension constante entre le

dicible et l’indicible. Cette tension témoigne des inci-


dences de notre insertion dans le symbolique – portés
que nous sommes par des mouvements de symbolisation.
Ce n’est que par rapport à ce premier questionnement
qui porte sur le dire lui-même, ou plus exactement sur le
lien langage / dicible / indicible, que peut prendre corps
l’interrogation sur la capacité du langage à tout dire.

Une fois ouvert, tout procès de dicibilité – un « dire quelque


chose » qui en entraîne d’autres, porté par de l’ineffable, vivi-
fie de l’indicible – tend à une certaine totalisation : le parcel-
laire ou l’interruption prématurée nuiraient à l’intelligibilité
visée. Mais atteindre absolument cette totalisation est une
autre affaire. Même si l’on en admet la possibilité sur certains
registres, dans l’ordre pratique, on se rend bien compte qu’en
général l’exhaustivité – épuiser le parcours du sens, de son

émergence avant qu’il ait été proféré jusqu’aux résonances

ultimes de l’énoncé, demanderait un temps indéfini. De toute

manière, si le monde est en devenir – avec les différents

rythmes qui scandent l’évolution des groupes humains, du

temps sera nécessaire pour dire plus, tandis que dans l’espace

comme dans le temps, on ne pourra échapper à dire autre-

ment. Le « tout » ne manquera pas de se démultiplier.

Dès lors, reconstituer une genèse du dire amènera à le

situer par rapport à une exigence préalable – vitale – d’ex-

pression, en vis-à-vis d’un éclairage de l’expérience conduite


en direction d’un monde où prend corps l’intelligibilité. À ce

« pourquoi dire ? » s’adjoindra un « comment dire ? » pris en

charge par les langues, dont la pluralisation module et relati-

vise la visée totalisante. Un coup d’oeil diachronique permet-


tra alors de cerner les modalités théoriques et interprétatives

qui ont abordé le langage au cours de l’histoire – en particu-


lier occidentale. Avant d’essayer de remonter fondativement
à l’antagonisme socio-historique et existentiel du dire et de
l’interdire, relayés par des « devoir » dire ou ne pas dire dis-
tincts de notre « pouvoir dire ». On sera finalement appelé à
référer le langage au questionnement, où l’exigence d’écoute
– couvant un « à dire » – assure une révolution critique, riche
des ouvertures signifiantes qui pourront conférer son authen-
ticité à l’homme contemporain.

RAISONS DE DIRE

O n ne saurait mesurer l’extension du dire, sans s’accorder

sur sa compréhension, en en saisissant le pourquoi ?

et le comment ? Il s’agit là d’un problème essentiel à l’élu-

cidation de la condition humaine, même s’il y a une fron-

tière énigmatique avec le versant extérieur – et antérieur – à

l’homme : un univers qui ne serait pas parvenu à se dire

serait-il univers et – comme l’avait marqué l’immatérialisme

berkeleyien – quel statut aurait une réalité débranchée de


toute perception et conception ? De toute manière, la com-
plémentarité rationnelle du pourquoi ? et du comment ? doit
être envisagée, avant d’en déceler d’éventuelles limites.

POURQUOI DIRE ?

S i l’intention et la capacité de dire sont le propre de


l’homme, la question ne s’en pose pas moins de savoir

si les « choses », qui ne parlent pas, n’en peuvent pas moins

nous paraître, sous un certain angle, avoir « quelque chose

à dire ».

Ou bien elles incitent, notamment poètes et romanciers,

à en dire quelque chose, voire à leur conférer des qualités,

à l’instar d’Estaunié 1. Ou bien elles s’inscrivent, à la faveur


d’une optique au contraire théorique ou scientifique, dans
un univers à éclairer et à dire. Dans le premier cas, il y a
comme un « mouvement rétrograde » du sens : dans un es-
pace où l’inertie se prêterait déjà à l’animation et à l’art. Dans

le second, il est stipulé, en direction peut-être d’un certain

hégélianisme – relayé par le principe anthropique, récem-


ment mis en avant – que si la réalité physique ne s’organisait

pas, à travers la vie et au-delà, de façon à être dite, elle serait

nulle et non avenue. Advenir n’impliquait-il pas, virtuelle-


ment ou à longue échéance, une réflexivité qui l’homologue ?
Ce serait de concert avec l’essor d’une symbolisation en quête

de sens qu’adviendrait un monde sensible – rendant sensible


et monde ce qui n’était ni recueilli ni dit (double sémantèse
du legein) : des éléments dont les noms évoqueraient le bruit

et le chaos.

Le palier du vivant est certes décisif. L’ancrage organique

du langage, qui en limite le caractère artificiel et instrumental,

ne permet guère, au moins depuis Darwin, de brûler l’étape

de l’« expression des émotions ». Là où les mouvements de

la réalité cosmique prenaient la forme d’explosions, après

l’émergence des enveloppes cellulaires, la vie cherchera à

s’extérioriser dans l’expression. Non seulement l’organisme

sent et tend à exprimer ce senti dans un milieu où se dessine

une communication avec des congénères, mais la subjecti-


vation qui s’y fait jour préfigure celle, plus riche de consé-
quences, d’un corps humain qui intensifiera et démultipliera

cette expressivité – diversement transfigurée par les procès

de symbolisation, résultant notamment de l’acquisition de la

station debout.

Dès lors, le langage humain s’épanouira et se structurera


selon la triple relation (entretenue par l’énoncé avec l’état de
choses dont on parle, le sujet parlant, le sujet interpellé) sou-
lignée par Bühler 2 : Darstellung (représentation / symbole),
Ausdruck (expression / symptôme), Appell (appel / signal).
Dans ce cadre, l’aboutissement du dire d’un locuteur ren-
contre la résistance de quelque interlocuteur – source d’éven-
tuels malentendus – et immanquablement d’un référent plus
ou moins opaque. La complémentarité d’axes horizontal

(Homme-Homme) et vertical (Homme-Univers) est lourde de


downloadModeText.vue.download 615 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

613

conséquences anthropologiques, relatives nommément à une


visée totalisante du dire.

De toute manière, la réponse au Pourquoi dire ? s’oriente


vers le double registre de la subjectivité et de l’objectivité.

Dans le premier cas, on reconnaîtra un besoin de dire,


prenant différemment corps dans des processus complémen-
taires d’expression et de communication – complexifiée par
rapport au règne animal – auxquels succédera l’opposition
entre expression et signification (elle-même tendue entre le
« faire signe » et le « faire sens »). Dès lors, sur le fond d’un
« dire quelque chose » de notre être au monde, dont il importe
de conjurer la régression « égoïque », s’institue la polarité dia-
logale du « se dire » et du « dire à l’Autre ». Tandis que la
faiblesse des Sujets peut contribuer à manquer au dire dont
d’autres seraient capables. Faute de motivation pour s’expri-
mer, penser, communiquer, le dire est amoindri ou annihilé.

Dans l’autre cas, le dire s’articule sur une expérience à dire


(qu’autorise à son niveau le principe du déterminisme), qui
mobilisera toutes sortes de quêtes de sens et d’intelligibilité.
Ainsi, l’éclairage et la détermination de ce qui advient dans
notre milieu s’organise dans le cadre d’une dicibilité de l’uni-
vers. Le « pouvoir dire » de l’homme est porté par un « pouvoir
être dit » du devenir. Même si c’est une véritable révolution

qui s’opère : du devenir muet aux Sujets qui le disent, en


niant-dépassant sa fluence par un ensemble de mises en rela-
tion – analysables.

Du côté du monde extérieur, la prise peut laisser à désirer,

posant le problème de l’indicible et de l’ineffable : à distance

de l’irrationnel, mais ouvrant la voie à l’agnosticisme. On y

inclura tantôt l’expérience mystique, tantôt des apories méta-

physiques comme « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt

que rien ? », à laquelle sans doute on ne saurait répondre.


À moins que ce soit là un faux problème, posé par un être

mortel piégé par la contingence de son être.

Dans un cadre différent, il serait tentant – là où l’univers

objectivable se prête à la mise en place de trous noirs par


l’astrophysique contemporaine – de déclarer indicible ce qui

relèverait d’une « transcendance », comme l’imprononçabilité


du tétragramme désignant le « Très Haut ». En fait, en deçà du
dire, il y a les bruits du monde et la turbulence animale. « Si
nous nous taisons, affirme M. Blanchot, ce n’est pas le silence
que nous entendrons, mais les bruits ignobles ». L’émergence
de l’homo sapiens en quête de clarification doit paradoxa-
lement faire taire bien des sons, avant d’instaurer ceux du
langage – et de la musique. Une longue élaboration met « à
la raison » un trop plein originel : car, là comme ailleurs, on
ne part pas du vide. Les bruits, les grognements, précèdent la
transformation de la matière sonore en paroles et énoncés, en
chants et mélodies – par delà lesquels peut surgir un silence
précieux, dans sa signifiance : celui qui s’accomplit dans le
« se comprendre à demi-mot » – complémentaire, sinon anti-
thétique de celui des espaces infinis qui effrayait Pascal. Car
la richesse de la pluralité humaine, constitutive d’une « com-
munion », oppose l’élévation à la chute et la joie à l’effroi.

Enfin, dès la vie courante, éviter de « parler pour ne rien


dire » privilégiera le sens par rapport à l’insignifiant. Viser
à l’intelligibilité supposera un travail de conceptualisation,
où les apports de l’objectivation et de l’explication scienti-
fiques, serviront – inégalement peut-être – la compréhension
de notre être au monde. La symbolisation et le langage qui
la spécifie marquent alors la médiation entre une réalité,
évoluant à son insu selon divers degrés de structuration, et

la connaissance qu’en peut prendre, à défaut d’un Créateur


présumé, un être-dans-le-monde qui en aura pris la peine.

Sans doute est-ce en passant du Pourquoi ? au Comment ?


que se précisera le lien entre dire et totalité. Dès que l’on a
commencé à parler avec quelque « bien fondé », on ne sau-
rait s’arrêter en chemin. Un processus de complémentation
commande du « proche en proche » jusqu’à quelque somma-
tion, afin de « s’y retrouver ». Même le « mi dire », proposé
par J. Lacan 3, en liaison avec l’interprétation, ne consiste pas
à dire à moitié mais, évoquant l’entre-deux des signifiants,
dit que « la vérité de l’inconscient est dès lors à situer entre
les lignes 4 ». Ce que profère ce mi dire « fait signe, à qui
consent à s’en avertir, de l’entrecroisement des signifiants et

de la jouissance 5 ». C’est alors parce qu’on n’est jamais assuré


anthropologiquement et ontologiquement de tout dire, dans
la subséquence d’un Pourquoi que nous arrivons à légitimer,
qu’on se tournera vers le Comment, pour y saisir des impli-
cations de totalisation.

COMMENT DIRE ?

É clairer le comment du dire, c’est le lier à l’organisation


linguistique. La systématisation inhérente à toute langue
convoque la totalisation au niveau des conditions de possibi-
lité du dire. Si nous n’acquerrions pas la capacité de dire le
tout – de l’univers à l’ensemble des formations sémiotiques
qui permettent précisément de s’en saisir – sans doute ne
pourrions-nous rien dire. Car le « tout ou rien » assigné na-

guère par Rivers à des réactions psychologiques primaires


pourrait bien concerner des conditions théorétiques de l’acti-
vité linguistique – dont les structures et le fonctionnement
spécifient un comment dire qui est un pouvoir dire. Ap-
proches diverses de la réalité, les langues ne se donnent-elles
pas les moyens de la dire ? Dès lors, si dire stricto sensu relève
du langage articulé, deux limites du tout dire se dessineront.
D’une part en vertu de la pluralisation interne du champ lin-

guistique en quelques trois mille idiomes, qui différenciera


la totalisation en la relativisant. D’autre part à la faveur d’une
pluralisation externe, qui cherchera dans les langages de l’art
et de la science, notamment, des compétences d’éclairage
dont manquait le parler ordinaire.

Pour pouvoir dire, il faut certes apprendre à parler : ce qui


suppose acquérir, puis disposer des structures – la grammaire
– d’une langue. Or, aussi différentes que soient les approches
de chacun des nombreux idiomes qui ont cours au sein des
groupes humains, elles visent à cerner le tout du monde dont
il y a à parler. Ainsi, du point de vue de la langue, apparaît
une disposition – un dispositif – à tout dire : dans la mesure
où dire quelque chose tend à se systématiser en un tout.
Mais cette totalité, inhérente au système linguistique, est
purement formelle et ne préjuge en rien de la sommation
plus ou moins réussie des contenus dont on parle. D’ailleurs,
l’exercice même de la locution est inégalement opérant. Les
obstacles à la totalisation peuvent donc tenir autant à l’inca-
pacité des Sujets qu’à l’opacité ou à la résistance des objets
dont ils cherchent à rendre compte.

Ainsi, quelle que soit la contingence de l’approche du réel


par chacune de nos langues, leur lien à la totalité est essen-
tiel. Par delà les intuitions humboldtiennes liant les langues à
des Weltanschauungen, la notion guillaumienne d’« univers-
idée » a l’intérêt de souligner les racines impersonnelles et
référentielles d’un « status » de langue, dont dépendra l’ouver-
ture interhumaine de discours, avec leurs mises en oeuvre
downloadModeText.vue.download 616 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

614

syntaxiques et stylistiques – et des exigences sémantiques


à mettre en forme, non sans restes. Car, sur le fond pluri-
valent d’une langue, dire n’est pas indifférent axiologique-
ment et son exercice oscille entre le « mal dit » et l’art de la
réussite rhétorique. Tandis qu’une langue est tout entière à
notre disposition dans ce que nous avons appelé « l’Instant
du Loquor »6 – quel que soit l’emploi discontinu et indéfini
que nous en ferons.

Les manières très différentes dont des idiomes comme le

bantou, le chinois, le basque ou le russe assument leur fonc-


tion de dicibilité n’entament en rien la totalité de leur visée.

On assistera seulement à un nouveau type de pluralisation


– comme au niveau de la catégorie du nombre, où le ban-
tou mettra en jeu des « classificateurs », en deçà de l’unifica-
tion abstraite à laquelle nous ont accoutumés nos langues
indo-européennes.

C’est pour tenter de reculer les limites du dire de notre


expérience que des activités langagières non linguistiques ont
très largement été mises en oeuvre.

a) Le premier élargissement concerne d’autres systèmes de


signes – correspondant à une sémiotique, dont la diversifica-
tion (du code de la route, « langage d’action » efficace, aména-
geant des signaux et des panneaux qu’aucune parole ne rem-
placerait, aux langages-machines) n’exclut pas la généralité.

b) Aux antipodes de l’usage informatif du langage, le poé-


tique n’en a pas moins participé au cours de l’histoire des
cultures à enrichir le dire. Plus largement, les arts – picturaux
et musicaux – n’ont pas cessé de contribuer à la quête de
sens, dans l’expérience humaine. Qu’on se rappelle le « Je
voudrais parler musique » du jeune Gide dans les Cahiers
d’André Walter (1891). Comme au niveau de la sensation
et de la mémoire affective chez Proust, c’est dans un désir

de tout dire qui semble buter à l’ineffable, que le passage


de l’impression à l’expression se joue – à la faveur d’un des
suprêmes enjeux de l’« esprit humain ». Autrement dit, comme
le remarquait G. Picon : « L’art doit chercher son langage dans
le langage et contre le langage 7 ».

c) À l’autre extrémité, le langage mathématique, dans l’axe


du projet scientifique, contribue à éclairer de façon irrempla-
çable l’univers. Ce qu’on perd certes du point de vue du dire
strict dans le travail d’abstraction qui a autorisé les géométries
non euclidiennes ou la théorie des quanta, on le retrouve
en promouvant une intelligibilité à laquelle la dicibilité n’a
jamais pu être indifférente. On notera seulement qu’en vis-
à-vis d’une tension entre l’indicible et le dicible, qu’illustre
le versant « esthétique » (et qui s’impose comme l’une des
structures-clés de notre problématique), se fait jour une ten-
sion entre le langage à proprement parler et le calcul, qui
ébranle le monde contemporain. Mis en évidence avec un

optimisme peut-être excessif par P. Lévy 8, le nouvel essor


du calcul soulève la redoutable question d’une mutation de
notre espèce. L’émergence de la cybernétique, puis de l’infor-
matique, engage en effet l’homme dans une confrontation
théorique et pratique avec les machines. L’irréductibilité de
certaines modalités du cerveau à un ordinateur est en effet

consonante avec la résistance du langage au sens fort – de sa


plurivalence même – à un calcul revigoré par les métamor-
phoses de la techno-science.

Même si le langage semble destiné, dans un monde mou-


vant, à fixer et à conserver – par des jugements et des récits
– son évolution dans les divers registres linguistico-culturels
ne saurait être oubliée dans l’évaluation du problème. Non
moins que celle des interprétations qu’on en a données et de

la place qu’on lui a assignée. Un coup d’oeil sur ce devenir


ne manquera pas d’assurer les arrières de la mise en forme
plus synchronique et plus systématique par laquelle nous
terminerons.

DEVENIR DES MODALITÉS THÉORIQUES

A ussi centrale soit-elle dans la vie humaine, l’activité

langagière n’a jamais été prise en charge de la même


manière, selon les époques et les cultures. Même en s’en
tenant au monde occidental, les éclairages ont notablement
varié, donnant lieu à des polémiques plus ou moins célèbres.
Sur le fond de débats philosophiques, qui ne pouvaient que
se déplacer au moment – crucial dans notre histoire – de
l’avènement de « sciences du langage », ce dernier a acquis
ses lettres de noblesse avec des productions diversifiées dont
la multiplication a pu faire dénoncer son « inflation » (par
G. Hottois en 1979), ne fût-ce que dans son rôle au sein de la
réflexion philosophique.

SORTIR DU LOGOS ET DU NOMINALISME ?


L a mise en place du logos hellénique au sortir d’un mythos,
à partir d’Héraclite, honore d’une manière singulière la
question d’avoir peut-être à tout dire. En cherchant à pré-
ciser notre rapport au cosmos, Platon allait référer le dire
à un « monde des Idées », qui inaugurait une longue tradi-
tion réaliste, dont les détracteurs, de plus en plus nombreux,
devaient jouer un rôle capital dans l’histoire « théorique » du
langage.

Les Sophistes, auxquels Platon avait cherché à résister, ont


occupé une position paradoxale de beaux parleurs – rhéteurs
– dans un monde où, selon eux, il n’y a rien à dire, parce que

l’être se dérobe. 9

Le relais théologique du platonisme, avec le Verbe johan-


nique en particulier, correspondait à une absolutisation et à
une explication par le haut, auxquelles le Moyen Âge allait
réagir par un nominalisme que G. d’Ockham – après Abé-
lard – chercha à rendre compatible avec la Volonté divine.
L’empirisme anglo-saxon des XVIIe et XVIIIe s., puis Condillac
et les Idéologues français, en mettant les mots à contribution
hors de toute abstraction par rapport à la perception, ont
pu faire le lit d’une linguistique à venir, qui ne s’y réduisit

d’ailleurs pas.

Mais la réaction « critique » à Hume allait faire promouvoir

un dépassement conceptualiste résolu du nominalisme – et

du réalisme – chez Kant. Reconnaître le caractère construit

des concepts ne pouvait manquer de remodeler l’intervention

du langage. Toutefois, en pointant précieusement le schéma-

tisme comme « art caché de la nature », l’auteur de la Critique

de la raison pure n’y accueillit pas le langage, en en laissant


le soin à la génération suivante : en la personne de W. von
Humboldt. L’« anthropologie comparée des langues » de ce
dernier conjoignait en effet la pluralisation indispensable à
l’investigation linguistique et sa portée anthropologique. Sa
résonance, un siècle après, dans la Philosophie des formes
symboliques de Cassirer, aura marqué la distance critique
entre l’omniprésence d’un langage dont on doit partir et une

philosophie – « selon une nouvelle clé », proposée par sa


disciple S. Langer en 1942 – qui s’attachera à en tirer parti.

D’UNE PHÉNOMÉNOLOGIE À L’AUTRE

C urieusement, le plus strict contemporain de l’illustre ber-

linois – avec lequel les contacts demeurèrent limités –


downloadModeText.vue.download 617 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

615

devait « conjoindre à sa manière la révolution en faveur du


concept et l’importance de la dicibilité du monde. Philoso-
phie d’une totalité en procès dans l’histoire, Hegel tentait à sa
manière d’habiliter une vision – dialectique – du « tout dire ».
De nouvelles lignes directrices susceptibles de dépasser réa-

lisme et nominalisme ouvraient une modernité anthropolo-

gique, à distance de la querelle médiévale des universaux

et consonante avec le message humboldtien. Deux grandes

philosophies contrastées lui auront donné la réplique.

La mise en lumière heideggerienne du Sprache (dont la

traduction ne saurait être univoque), en rapportant le dire

à l’écoute d’une Parole préalable et souveraine, inversait la

totalisation en ressourcement, en privilégiant comme Husserl

le commencement et non la fin. La finitude de l’ancrage dans

un être là, qui est du même coup pour la mort, ranime para-

doxalement le Logos grec, à la jointure du poétique et du

sacré : « La parole parle comme recueil où sonne le silence. 10 »

À l’opposé de cette nouvelle ontologie, le Dire lévinassien

signe sa vocation éthique en déployant la responsabilité pour

Autrui11.Le lien à la qualité et à la singularité, à distance de

toute totalisation, habilite un infini fort peu hégélien.

Mais quelles que soient les prises différentes – de l’hermé-

neutique de Gadamer au langage indirect de Merleau-Ponty

– sur la réalité langagière, elles relèvent de la rénovation

humboldtienne plutôt que de Hegel – contrairement à cer-

tains traits du symbolisme à la fin du XIXe s., culminant avec

S. Mallarmé, pourfendeur de l’indicible : « Là-bas, où que

ce soit, nier l’indicible qui ment. 12 » La relativisation est plus

marquée chez Wittgenstein, tournant le dos au logos grec et

à la totalisation hégélienne, avec des jeux de langage liés à


des formes de vie, qui peuvent d’autant moins tout dire que

le clivage avec le « mystique » et avec ce qui ne peut être que

« montré » et non dit s’est à la fois approfondi et nuancé dans

les Investigations philosophiques.

Ainsi, la mutation du début du XIXe s. aura « ondulé » jusqu’à

nous. Dans des mondes aussi différents que ceux de R. Char

ou de R. Barthes, les signes nous portent et nous traversent.

Le poète : « La liberté c’est de dire la vérité avec des précau-

tions terribles sur la route où TOUT se trouve. 13 » Le sémio-

logue : « Tout refus du langage est une mort. 14 »

L’impression de pouvoir tout dire ne résulterait-elle pas de

la tension entre le dicible et l’indicible, que nous appréhen-

dons de l’intérieur du langage, au contact réitéré du vécu ?

De la Phénoménologie de l’Esprit (1807) à la Phénoménologie


de la perception (1945) – et à ses prolongements – l’en deçà

symbolique du concept enrichit notre confrontation au désir

de tout dire.

LES CONDITIONS DU DIRE

S ur le fond de ces mises en perspective, on peut abor-


der avec le recul approprié une sorte de cartographie des
occurrences du dire et des obstacles plus ou moins graves
qu’il rencontre. Du niveau le plus caché au niveau le plus
manifeste, les conditions du dire régissent diverses positions
qui tendent à tout dire ou à ne rien dire – avec les degrés
intermédiaires qui occupent généralement le terrain. Dans le
cadre d’une évolution du langage humain qui nous ferait re-
monter à un contexte archaïque débordant les lignes de force
précédentes, on retrouverait des interdits permettant, dans la
synchronie même de notre situation contemporaine – pleine
de rémanences – de mieux déterminer les conditions d’un
tout dire. Tandis qu’une remontée au questionnement sera

plus que jamais requise pour assigner au Pourquoi du dire sa


véritable dimension.

LES CONTRAINTES

S i le dire n’a cessé – distributivement – de relever d’un Sujet


prenant la forme d’un « Je parle », la primitivité sociale de
son exigence ne saurait sans doute le dissocier de l’inter-dire.

Un double paradoxe caractérise certes cette notion cruciale.


a) Sa radicalité semble tellement concerner les conduites

humaines qu’on pourrait se demander ce qui lui reste du


registre langagier.

b) Quant au préfixe inter-, il semble si étranger à l’usage


moderne de son calque « entre », qu’il accroît le malaise à
l’égard du dire. En réalité, ses acceptions complémentaires –

« de temps en temps », « suppression » – habilitent bien un em-


pêcher de dire – même si interdicere s’origine, juridiquement,
chez les latins à « prononcer une formule qui supprime un

litige entre deux personnes » 15. Plus largement, dans l’« inter-
dire », le dire est présent dans la négation de l’agir, car celle-ci
se manifeste comme un ordre, venu d’en haut : divinité ou

société. Même en l’absence de la racine latine (dicere), le ger-

manique verbieten (angl. forbidden) inclut cette composante


de commandement.

Dès lors, l’interdire pourrait bien être la tache aveugle d’un

dire qui ne va pas de soi. L’homme met bien du temps à par-


ler en son nom et commence par parler-entendre-obéir, sous
l’égide de son groupe.

a) Peut-être correspond-il à une sorte de refoulement, à


l’appréhension d’une censure dont il faudra se libérer – dans
des conditions complexes et variées.

b) Le poids même d’une socialisation primordiale et incon-


tournable provoque ainsi un immense silence collectif, en
deçà de toute initiative. La maturation et la sublimation de

l’ex-pression ne sont-elles pas conquises sur des situations


multiples de ré-pression ?

c) Quant au lien entre le logos et la praxis dont l’interdic-


tion est le négatif, généralement sous l’égide d’une sacralité
(sacer marque la séparation) prête à dénoncer des profana-
tions, on le retrouverait positivement dans l’agir communica-
tionnel de J. Habermas.

d) Non seulement l’interdit illustre une « verticalité dog-


matique » – ordre donné d’en haut à une communauté plus

ou moins vaste – mais il corrobore la précédence du « numi-


neux », d’un Dieu craint pour sa Colère, par rapporta un
Dieu-Amour qu’il faudrait lui opposer en le figurant dans un

champ d’ouverture, en position d’Autrui – qu’il est censé fon-


der – comme le « Toi éternel » de M. Buber.

e) C’est à une étonnante collusion du dire et de l’« interdit

d’interdire » que l’on aura pu assister avec le marquis de Sade,


aiguisé par sa situation carcérale à dire jusqu’au ressassement
l’interdit. Comme l’a finement noté M. Blanchot : dans cette
optique « il faut tout dire. La première des libertés est la liber-
té de tout dire... C’est à la force simplement répétitive qu’est
remise l’inconvenance majeure, celle d’une narration qui ne
rencontre pas d’interdit, parce qu’il n’en est plus d’autre...
que le temps de l’entre-dire, ce pur arrêt que l’on ne saurait
atteindre qu’en ne cessant jamais de parler. » 16 Ne serait-ce
pas que la transgression sadienne – de l’Eros humain – abou-
tit à inverser le mutisme de l’interdit en ressassement des
horreurs ?

C’est parce que l’interdiction tourne le dos à un relationnel


difficilement promu et qu’elle participe à la terreur, l’exclu-
downloadModeText.vue.download 618 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

616

sion et l’enfermement (menaçant d’un infernal qu’il n’est pas


sans préfigurer), qu’elle a provoqué toutes sortes de trans-
gressions. Plus généralement, la tentation de sortir de l’ordre
établi a motivé des révoltes, dont le « il est interdit d’interdire »
de mai 68 peut être considéré comme le cas limite du « ma-
laise dans la civilisation ». Bien plus ce slogan, inégalement
suivi d’effet, aura été la contrepartie – en creux – d’un phé-
nomène de prise de parole, particulièrement célébrée 17 par
M. de Certeau. On est bien loin là (malgré une semblable ex-
tériorité au pouvoir et à l’État) du « Devoir de parole » dégagé
par P. Clastres qu’il conclut ainsi : « Le devoir de parole du
chef, ce flux constant de parole vide qu’il doit à la tribu, c’est
sa dette infinie, la garantie qui interdit à l’homme de parole
de devenir homme de pouvoir 18 ».

Les pièges ou les contradictions du dire ne s’arrêtent pas


là, car son rôle libérateur est semé d’embûches – comme
la rosé a ses épines. Ainsi, à la frontière entre « devoir ne
pas dire » et « devoir dire », les contraintes grammaticales,
pourtant garantes de la « discipline de la pensée » – la clô-
ture de la langue (mise en lumière par Greimas en 1966)
ne conditionne-t-elle pas l’ouverture constructive de discours
indéfiniment renouvelés ? – ont incité R. Barthes, au milieu de

sa Leçon inaugurale au Collège de France en janvier 1977, à


s’exclamer : « La langue n’est ni réactionnaire, ni progressiste,
elle est tout simplement fasciste ». Or à part quelques slo-
gans de l’ordre du rite – ou du politico-militaire comme « Heil
Hitler » – le fascisme ne bloque-t-il pas idéologiquement la
liberté de pensée et d’expression, plus qu’il n’oblige à dire ?
Dès lors, les contraintes légitimes de la langue – intériorisées
et antériorisées comme condition d’un discours signifiant au
service d’une pensée, même la plus critique, appelaient une

réplique. 19 Les équivoques dénoncées à cette occasion ne


sont pas sans analogie avec la méfiance à l’égard d’un déter-
minisme qui ne serait pas compris comme le moyen des plus
sûres libérations.

Quant aux contraintes du discours ou de la parole, elles


remettent en scène les vicissitudes des conditions sociales
du dire. On est au coeur d’une impossibilité de tout dire, non
par incapacité mais par devoir de « tenir sa langue » – ou sa
plume.

a) Le dicton « Toute vérité n’est pas bonne à dire » en


épuise d’autant moins l’illustration que les difficultés en
cause débordent le registre d’une vérité qu’on n’est guère
sûr de posséder. Dans une constellation de régulations ou de
répressions, ne pas parler de choses triviales ou grossières
résulte de la « tenue » dans un certain milieu, de la poli-
tesse et du respect des autres. Plus généralement, ne pas tout
dire, c’est éviter le « n’importe quoi » : la confusion, l’excès,
la régression, le retour au bruit. Singulièrement, on tiendra
compte du seuil au delà duquel on pourrait faire du mal,
envenimer la situation, faute de contrôler ses paroles : ajouter
un mal psychologique à une maladie physique inéluctable.
Cas bien connu du rapport du médecin à son patient ou à la
famille – qui dépend des protagonistes et de leur « doigté ».
Dans une situation de vulnérabilité, mieux vaut un silence
expressif qu’une parole souvent mal reçue.

b) De façon plus ciblée, il importe de ne pas provoquer


des susceptibilités, plus prêtes à fuser qu’on ne le suppose.
On rencontre fréquemment la difficulté du dialogue, la perte
de hauteur qui favorise l’opacité ou les rumeurs du « terro-
risme psychologique ». Dès lors, avec l’abaissement du dire,
ce sont les interlocuteurs eux mêmes qui tendent à s’empê-
cher de parler.

c) Le passage au contraire de la politesse à la flatterie ap-


pellerait à dire autrement. Tandis qu’à la limite il peut impor-
ter de savoir s’abstenir. Le besoin et le plaisir de parler sans
contrôle suffisant peuvent nous nuire ou nous perdre.

d) Bien d’autres distorsions du dire appuieraient les raisons


de ne pas tout dire, de sélectionner et polir notre langage au
sein de notre expérience psycho-sociale. Les impératifs de ne
pas médire – mé-disance bien banale par rapport à une malé-
diction qui retrouverait le contexte de certaines interdictions
– mal dire, contre-dire à tort et à travers ou se dé-dire hors
de propos, contribueraient à établir une déontologie du dire.

En tout cas, compte tenu des pulsions diagnostiquées par


la psychanalyse et des normes sociales, le langage excède
beaucoup cette déontologie sans laquelle les statuts respectifs
de l’objectivité et de la subjectivité seraient subvertis.

DU QUESTIONNEMENT À
LA RESPONSABILITÉ DU DIRE

E n deçà des contraintes sociales et linguistiques du dire, se


pose la question préjudicielle du droit que l’on se donne
de dire quelque chose et de son éventuelle contrepartie le
devoir de dire.

Ce « devoir dire » est impliqué dans l’absence de neutralité

du dire. Hors de toute platitude il consacre, au service du


sens, l’opposition du langage à la violence. Se manifestant
dans des impératifs religieux ou militaires, notamment, il peut
être répressif ou au contraire condition d’expression libéra-
trice, en « civilisant » et sublimant la violence dans la parole.
Ainsi le « salut », mis en avant dans toutes les sociétés et

toutes les langues, tend à conjurer l’étrangeté et la méfiance


de l’Autre. Signe de bonne volonté (Bon-soir, Shalom...), il
ouvre la voie à la non violence d’un discours qui pourrait
au contraire proroger – au niveau symbolique – la violence,
comme dans de nombreuses occurrences de la vie politique
ou privée : mots qui font mal – des calomnies aux discours
incendiaires. Dans cette optique, la qualité du langage doit
l’emporter sur la quantité. Le choix d’un « bien dire » doit
continûment s’imposer autant à l’encontre d’un trop dire que
d’un seul médire.

Le « droit de parler » est moins évident qu’on ne le croit, si


l’on considère l’ensemble des époques et des cultures. S’il y
a eu des interdits de parole, la locution « rester interdit » en
témoigne à sa manière. À l’instar d’« être chose » : de toutes
les désignations du réel, la moins proche de la transparence.
Tandis qu’à l’inverse, la liberté d’expression peut outrepasser
un droit de dire qui devrait honorer un « en droit », une vali-
dité. Ce « en droit » (axio, bien fondé) appelle un combat per-
manent contre l’insignifiance – parler pour ne rien dire, dire
n’importe quoi ou seulement trop parler : modalités d’un tout
qui excède la cohérence. Aussi retrouve-t-on une exigence de
vérité qui doit s’imposer assez à la liberté pour exclure des
discours controuvés. Comment accréditer une liberté illimitée
d’expression, qui conduisit Chomsky au début des années 80,
à préfacer un ouvrage en faveur du négationnisme ? L’indiffé-
rence à la vérité du contenu subvertit le dire, en menaçant de
mener le monde humain à la dérive. La rigueur et la retenue
ne sauraient déserter la mise en rapport hautement souhai-
table entre langage, liberté et vérité.

Dans un singulier contraste avec l’indicible – parce qu’il


n’y est plus question de pouvoir ou d’impouvoir – le non
dit occupe une place privilégiée pour légitimer de ne pas
tout dire. Que tout ne doive pas être dit, cette convention
downloadModeText.vue.download 619 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

617

impliquée dans la communication humaine « obéit à plu-


sieurs exigences : économie d’expression, censure consciente
et inconsciente, détour énonciatif, maîtrise de l’organisation
textuelle en vue de produire un effet (attente, surprise, rup-
ture), renvoi aux hypothèses partagées... » 20 Lié à un impli-
cite, auquel s’ajoute « l’idée d’une rétention d’information,
volontaire ou involontaire », le non-dit peut correspondre à
la descendance d’un dédire « qui mène à la réticence, ou au
désengagement de la scène discursive ». Résultant souvent de
« l’indication entre langage et action », il trouve sa radicalisa-
tion dans la riche problématique du silence.

Pour répondre à ces exigences, il importe de restituer le


langage à sa source pensante – réflexivité, « recueillir » du
legein...appelant à « tourner deux fois sa langue dans sa
bouche » avant de parler ! Il s’agit de résister à la banalisa-
tion des réponses, en remontant aux questions qui se posent.
Penser n’est-il pas la condition pour dire quelque chose ? Et
la vie courante elle-même, pour échapper au bavardage, ne
devrait-elle pas assumer une responsabilité discursive, requé-
rant de passer au crible du questionnement chaque réponse
– en vis-à-vis de la totalité virtuelle de la langue et d’un à dire
qui mobilisera son opérativité ? C’est sans doute contre tant
de réponses hâtivement proférées, ou acceptées trop légère-
ment du dehors, que M. Blanchot a pu déclarer : « La réponse
est le malheur de la question. » 21

Car questionnement et responsabilité sont les pôles ex-


trêmes du dire. Et se mettre soi-même en question conditionne
sans doute la qualité du dire, en l’égalant au silence qui l’a
précédé et qui aurait pu l’ajourner. C’est en remontant à un
questionnement que l’on saisit l’horizon d’un tout dire, parce
qu’il est en deçà de toutes ses spécifications. Il en résulte,
sans même invoquer la conceptualisation philosophique, un
parler pensé qui est l’envers de la nécessité de penser à tra-
vers des mots. Le dire ne devrait répondre à qui que ce soit
qu’en répondant de la validité singulière de son dire.

C’est bien parce que, de notre expérience proche à l’uni-


vers immense, se présente un « à dire » que se dessine le
passage du « dire quelque chose » à « tout dire » – sur fond
de dire le Tout. C’est comme exigence de cohérence et d’une
intelligibilité supposée – et « à travailler » – que se pose ici
la question du tout. À l’encontre d’un irrépressible besoin de
parler, auquel on n’assignerait aucun frein – et qui n’en est
que la caricature pulsionnelle. La tendance à parler de tout
n’épuise pas sa visée de dicibilité. L’exhaustivité peut reculer
à la fois en raison de l’infirmité du locuteur et de la diversifi-

cation des approches – qu’entretiennent les inévitables chan-


gements au cours du temps.

Dans un monde marqué par la complexité, la prudence à


l’égard de la totalisation est de rigueur. Certes, la dicibilité
est au coeur du rapport de l’homme au monde. Mais, même
dans l’intellectualisme spinoziste, le « de more geometrico »
minimisait sans doute le rôle du langage dans la compréhen-
sion de notre expérience en quête d’absolu. Quand, à partir
de Humboldt, notre lien au langage a acquis une certaine
maturité, ce ne fut pas sans conséquences. La pluralisation du
langage articulé en de multiples idiomes a pris toute sa force
à la lumière d’une anthropologie comparée des langues, qui
marquait l’importance de l’expérience linguistique dans notre
rapport au monde. Au moment d’une crise de la sensibilité et
d’avancées intellectuelles, le langage ne pouvait exclure des
recours accrus à la science (tenter de « dire l’univers ») et à l’art
(la singularité de chaque créateur et de chaque oeuvre n’a pas
moins à dire sur l’expérience humaine) pour mieux rendre

compte de la réalité que par les seules langues vernaculaires.


C’est pourtant au coeur de celles-ci que s’exerce un dire qui
ne résorbe pas entièrement une certaine tension entre dicible
et indicible. Car ce dernier, de la sensorialité scrutée par le ro-
mancier ou le poète à des expériences intérieures qualifiables
de mystiques – où le silence peut faire sens – loin de faire le
jeu de l’irrationnel, est plutôt en position de « réserve » pour la
dicibilité. De toute manière, l’universalité translinguistique de
la science tranche avec l’opérativité de langues différenciées,
où les individus eux-mêmes conquièrent leur style.

Ainsi la multiplication du dire – qui ne rejoint pas pour au-


tant le « tout dire » – cumule les manières spécifiques d’abor-
der le monde par chaque idiome et les discours parlés et
écrits qui ont proliféré au cours de l’histoire. Que des facilités
économiques s’ajoutent au besoin inextinguible de l’expres-
sion et l’on admettra que l’on puisse être confronté à un trop
plein de dire.

Dès lors, si le langage ne peut pas tout dire à la faveur


d’une univocité souveraine, en revanche au niveau de chaque
langue, il dit toujours différemment le monde – en inscrivant
du même coup son équivoque ouverture indéfinie. Mais les
nombreux obstacles au dire, à ses traductions comme à ses
réceptions, n’impliquent pas une dualité radicale entre ce
qui peut être dit et ce qui ne peut l’être. Ce qu’on impute
à l’« irrationnel » ne dévalue pas la rationalité et son devenir
renouvelé. Et la lutte contre l’illogique doit être poursuivie à
l’instar du mal dit et de l’imprécis.

C’est alors sur l’axe de sa qualification – d’un dire mieux


plutôt que davantage – que l’on s’interrogera sur le perfec-
tionnement du dire. Face à la montée d’un audio-visuel sol-
licité par l’essor démocratique de l’information et de techno-
logies diverses sur fond de libéralisation des moeurs, le dire
doit résister au montrer et cultiver une signifiance étayée par
une éducation toujours plus permanente. En dernière ana-
lyse, l’élan de la symbolisation sous-tend une exigence de
dicibilité qui n’a cessé de renouveler ses formes d’actualisa-
tion. Par delà le tout ou rien qui ferait osciller le langage entre
manque et trop plein, il faut promouvoir un contrôle et une
mise en oeuvre du bien dire.

Certes, la lutte séculaire contre interdictions, malédictions

et médisances, caractéristiques de l’aliénation humaine, tend


à mettre en place un dire libérateur. Cependant, aux limites
volontaires qu’il faut savoir opposer au bavardage, s’ad-
joignent sans doute celles – involontaires – qu’engendrent
maintes neutralisations de nos capacités théorétiques. C’est
pourquoi une libération par le dire est coextensive à des Su-
jets qui s’autonomisent lors d’une confrontation avec l’expé-
rience. Sur le fond d’un silence de la langue – totalisante
– conquis sur une turbulence animale – s’éparpillant – les
mises en oeuvre discursives tissent la triple relation du Sujet :
au monde, à l’Autre et à soi.

▶ La langue est le creuset d’une vie tendue entre la réalité


physique et un monde de valeurs. Ces procès de la dicibilité

ne s’ouvrent-ils pas, pour les réfléchir en les interprétant, aux


devenirs et à l’histoire dans lesquels nous nous insérons ? Car
il n’y a ni matière sans répondant, ni esprit répondant de tout.
En portant un « presque tout » dire, le langage peut échapper
à la double malédiction du totalitaire et de l’anarchique. En
se déployant au service d’un Soi dans un champ d’altérité, il
peut promouvoir la lumière et la chaleur d’une Relation, qui
assure l’ouverture renouvelée de l’être au monde.

ANDRÉ JACOB
downloadModeText.vue.download 620 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

618

✐ 1 Estaunié, É., Les choses voient, 1913.

2 Bühler, K., Sprachtheorie, Fischer, 1934.

3 Lacan, J., Séminaire XVII L’envers de la psychanalyse, Seuil,


1991, p. 40.

4 Lacan, J., Écrits, p. 437, Seuil, 1966.

5 Ouvrage collectif, Les pouvoirs de la parole, Seuil, 1996, p. 439.

6 Jacob, A., Temps et langage, Armand Colin, 1967 (2e éd. 1992,

chap. VIII).

7 Picon, G., Les lignes de la main I. Le sujet de l’art, Gallimard,


Le Point du jour, 1969.

8 Levy, P., Machine-univers, La Découverte, 1987.

9 Gorgias, Traité du non-être, in fragmente des Vorsokratiker


vol. 2, Diels Kranz, Weidmann, 1974.

10 Heidegger, M., Acheminements vers la parole, trad. fr. Galli-


mard, 1976, p. 34.

11 Lévinas, E., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, M. Ni-


jhoff, 1974, p. 60.

12 Mallarmé, S., « La musique et les lettres », Gallimard, La


Pléiade, p. 653.

13 Char, R., Le dernier couac, G.L.M., 1958.

14 Barthes, R., Mythologies, Seuil, 1957.

15 Ernout, A., et Meillet, A., Dictionnaire étymologique de la


langue latine. Histoire des mots, Klincksieck, 1932. 4e édition

2001.

16 Blanchot, M., L’Entretien infini, Gallimard, 1969, pp. 327-329.

17 Certeau, M. de, La prise de parole, Desclée de Brouwer, 1968.

18 Clastres, P., « Devoir de parole » in Pouvoirs, Nouv. Revue de


Psychanalyse, Gallimard, 8, 1973, p. 85.
19 Parue dans Le Monde du 25-26 / 01 / 77, sous le titre

« Langue, pouvoir et responsabilité intellectuelle » et reproduite


en Appendice à la 2e édition de notre Temps et langage, Armand
Colin, 1992, pp. 377-378.

20 Barbéris, J.-M., « Non-dit » in Termes et concepts pour l’analyse


du discours. Une approche praxématique, Champion, 2002.

21 Blanchot, M., L’entretien infini, Gallimard, p. 15.

Voir-aussi : Berman, A., La traduction et la lettre, L’Auberge du


lointain, Seuil, 1999.

Garelli, J., Introduction au logos du monde esthétique, Éditions


Beauchesne, 2000.

Hegel, G.W.F., Encyclopédie des Sciences Philosophiques (1817)

t. 3, Philosophie de l’esprit, trad. fr. B. Bourgeois, Vrin, 1988.

Humboldt, W. von, De l’origine des formes grammaticales et de

leur influence sur le développement des idées (1822-23), trad. fr.

H. Tonnelé, Éditions Ducros, 1969.

Jacob, A., Introduction à la philosophie du langage, Paris, Galli-


mard (Idées, no 351), 1976.

Ladmiral, J. R., « Principes philosophiques de la traduction » in

Encyclopédie Philosophique Universelle vol. IV, PUF, 1998. Mer-


leau-Ponty, M., Signes, Gallimard, 1960.

Steiner, G., Après Babel (1975), trad. fr. L. Lotringer, Albin Mi-

chel, 1978.

LANGUE

« Y a-t-il une origine des langues ? », ci-des-

sous, et « L’idée de langue universelle est-elle


une utopie ? »

Y a-t-il une origine

des langues ?

D’où vient cette « faculté de langage » que

possèdent les hommes et qui les distingue

des espèces animales ? Et les langues, sont-

elles issues d’une langue originelle unique ?

Ces questions, qui pouvaient encore sembler saugre-


nues aux linguistes il y a une vingtaine d’années, sont

aujourd’hui abondamment discutées dans les commu-


nautés scientifiques. L’origine du langage et celle des
downloadModeText.vue.download 621 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

619

langues sont, de fait, deux questions distinctes, ne serait-


ce qu’en raison même de la différence de profondeur

historique. L’origine du langage, apparu vraisemblable-

ment chez l’Homo sapiens moderne, remonterait au plus

tard à cent mille ans environ, alors que les linguistes les
plus optimistes pensent ne pouvoir reconstruire des

protolangues que vers 12000 (ou, au maximum, 15000)


avant notre ère. Et ceux qui envisagent l’existence d’une

protolangue unique ne sauraient remonter à plus de

trente mille à quarante mille années.

L’ORIGINE DU LANGAGE

L a faculté de langage humain étant étroitement lié au déve-


loppement du cerveau, on peut en effet raisonnablement
supposer que les australopithèques n’avaient pas un système
de communication bien différent de ceux que nous connais-
sons aujourd’hui pour les animaux. Le volume du cerveau de
la fameuse Lucy, il y a plus de trois millions d’années, était à
peu près le même que celui d’un chimpanzé actuel. L’Homo
habilis (entre – 3 et – 1,5 million d’années) avait un cerveau,
certes, plus grand (de 40 % à 50 %) que celui de l’Australo-
pithecus, mais cela ne suffisait vraisemblablement pas encore
pour que le langage se développe.

Pour l’Homo erectus (– 1,5 million à – 200 000 années), la


question reste ouverte. Disposant d’un cerveau d’à peu près

80% de la taille d’un cerveau humain actuel, les Homo erectus

ont été capables de grandes migrations en Asie, en Océanie


et en Europe. D’aucuns ont suggéré que ces dernières n’ont
pu se faire qu’avec une forme de communication langagière
déjà passablement sophistiquée.

D’autres chercheurs ont affirmé que l’Homo erectus ne


pouvait pas parler en raison même de la position de son la-
rynx, beaucoup trop élevée. Ce dernier serait seulement des-
cendu il y a environ cent cinquante mille ans pour atteindre
la place qu’il occupe aujourd’hui chez l’homme. Cette thèse
est maintenant remise sérieusement en question.
On peut, sans prendre trop de risques, affirmer que si
l’Homo erectus possédait une forme quelconque de langage,
elle était bien différente de celle dont dispose aujourd’hui
l’espèce humaine. Il y a peu de raisons, en revanche, de dou-
ter que l’Homo sapiens – qui avait une anatomie comparable
à la nôtre – parlait comme nous le faisons.

Cette datation de l’origine du langage à cent mille années


environ est une hypothèse biologique. Il en est une autre,
culturelle, qui recule cette origine à trente-cinq mille ans
environ. Certains chercheurs pensent, en effet, que l’appari-
tion du langage humain a dû coïncider avec la remarquable
expansion culturelle, artistique et technologique, dite « explo-
sion sapiens », qui s’est produite au début de l’aurignacien.

Une majorité de linguistes et de généticiens pense au-


jourd’hui que l’hypothèse biologique est plus vraisemblable.
Les archéologues et les paléo-anthropologues défendent aus-
si une thèse dite du « goulet d’étranglement ». Tous les Homo
sapiens archaïques auraient disparu sans laisser de descen-
dance, à l’exception d’un petit groupe de quelques dizaines
de milliers d’individus vivant en Afrique il y a cent mille ans.
Les descendants de ce petit groupe auraient à leur tour colo-
nisé la planète il y a quelque cinquante mille ans. Ils seraient
nos ancêtres communs. Si cette hypothèse, et celle, corollaire,
du « berceau africain » de l’humanité, est fondée (il existe
une autre théorie concurrente, dite « modèle d’évolution mul-
tirégionale », qui suppose que l’Homo erectus n’aurait pas
seulement évolué vers l’Homo sapiens en Afrique, mais aussi

en Asie et en Europe), on peut penser que cet ancêtre que


les généticiens nomment T-MRCA (the most recent common

ancestor) parlait une langue qui serait à l’origine des cinq

mille à six mille langues parlées aujourd’hui dans le monde.

LANGUES : FAMILLES ET MACROFAMILLES

L es linguistes regroupent traditionnellement ces cinq mille


à six mille langues – dont près de la moitié disparaîtra

au cours du siècle – dans quatre cents à cinq cents familles,

de taille très inégale. Certaines d’entre elles, comme la fa-

mille austronésienne, comptent plus de mille deux cents lan-

gues, d’autres n’en comptent qu’une seule : ainsi, le basque,

exemple bien connu d’isolat linguistique. Une famille de lan-

gues est, par définition, un groupe de langues qui étaient

originellement une seule langue.

Les linguistes ont plutôt eu pour habitude, jusqu’à présent,


d’essayer de reconstruire des protolangues (dont les plus an-
ciennes ne remonteraient pas au-delà de 6000 av. J.-C.) pour
les familles de langues dont ils sont spécialistes. Rares sont

ceux qui ont tenté de comparer entre elles des familles dif-
férentes. Ce parti pris méthodologique est en train d’évoluer.

Certes, des hypothèses de grands regroupements ont été


régulièrement avancées tout au long du XXe s., mais elles ne

se sont jamais imposées dans la communauté linguistique in-

ternationale. Elles sont aujourd’hui reprises sous des formes

un peu différentes.

La proposition de Greenberg (1963) de réduire la diversité

des langues africaines à quatre macrofamilles est maintenant

acceptée par une grande majorité de spécialistes. D’autres


suggestions ont été avancées : le caucasien, le iénisséen, le
proto-sino-tibétain et le na-déné seraient apparentés et for-

meraient la macrofamille déné-caucasienne (Ruhlen 1992) ;

les quelques deux cents familles indépendantes des Amé-


riques pourraient se rassembler dans seulement trois familles,
l’amérinde, l’althabasque et l’eskimo-aléoute, les deux der-
nières appartenant, qui plus est, à de plus grands ensembles

(Greenberg, 1987) ; on pourrait enfin regrouper, comme

l’avaient déjà proposé les linguistes russes partisans d’une

macrofamille nostratique, l’indo-européen, l’ouralien, l’al-

taïque et l’eskimo-aléoute, dans une macrofamille appelée

eurasiatique (Greenberg, à paraître).

Ces hypothèses sont aujourd’hui abondamment discutées,


notamment par les typologues dont le souci essentiel n’est
pas de reconstruire des protolangues, mais de proposer des

classifications de langues. Ils pensent, en effet, qu’il n’est

pas nécessaire que les familles soient d’abord reconstruites


sous la forme de protolangues pour qu’on puisse ensuite les
comparer.

En retenant ces différentes propositions, Ruhlen dégage,

dès 1992, une douzaine de macrofamilles qui engloberaient

les cinq mille à six mille langues du monde. Cette réduction

drastique du nombre de phyla remet assurément à l’ordre du

jour le problème de la monogenèse des langues. Les douze

macrofamilles de Ruhlen (1992, 1997) sont les suivantes :


Khoisan, Nilo-saharien, Nigéro-kordofanien, Afro-asiatique,
Kartvélien, Dravidien, Eurasiatique, Déné-caucasien, Aus-
trique, Indo-pacifique, Australien, Amérinde. Elles sont ainsi

réparties par grandes zones géographiques :


downloadModeText.vue.download 622 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

620

AFRIQUE

O n distingue les familles suivantes :

– Khoisan (Afrique du Sud, Tanzanie).

– Nigéro-kordofanien, composé de deux branches ma-

jeures : le kordofanien (sud du Soudan) et le nigéro-congo-


lais (avec les centaines de langues bantoues : zoulou, swahili,
mbundu, etc.).

– Nilo-saharien, ensemble de langues parlées dans le nord

de l’Afrique centrale et en Afrique de l’Est, avec quelques


dizaines de sous-familles, dont le nilotique.

– Afro-asiatique, qui comprend le sémitique (arabe, hé-

breu), le tchadique (haoussa, etc.), le berbère, l’ancien égyp-


tien, l’omotique (kafa, mocha), le couchitique (afar, somali).

ASIE DU SUD-EST ET OCÉANIE

L ’Austrique est la seule macrofamille présente en Asie du


Sud-Est. Elle regroupe l’austro-asiatique (composé des
langues munda du nord de l’Inde et des langues môn-khmer
du Vietnam et du Cambodge), le miao-yao (dans le sud de la
Chine et au Vietnam), le tai-kadai (en Thaïlande et au Laos),
l’austronésien (Taïwan, Malaisie, Indonésie, où l’on recense
six cent soixante-dix langues, Philippines, Madagascar, Nou-
velle-Zélande, Tahiti, etc.).

Trois macrofamilles sont réparties dans le continent océa-


nien : l’austronésien (sous-famille appartenant à l’Austrique,
voir ci-dessus), l’Indo-pacifique (en Papouasie-Nouvelle-Gui-
née, qui compte près de huit cents langues) et l’australien
(plus de deux cents langues).

AMÉRIQUES

T rois familles seulement regroupent toutes les langues des


Amériques :

– Eskimo-aléoute (en Alaska ; il s’agit d’une sous-famille

de l’eurasiatique).
– Na-déné (une sous-famille du Déné-caucasien qui ras-

semble les langues de la famille althabasque et d’autres lan-


gues de la côte méridionale d’Alaska).

– Amérinde, une macrofamille divisée en onze sous-fa-

milles et qui comprend, entre autres : en Amérique du Nord


et centrale, l’almosan, l’algonquin, l’uto-aztèque, l’amérinde
central, etc. ; en Amérique du Sud, l’andin, l’arawak, le
macro-tucano, le macro-caribe, etc.

EURASIE

O n distingue les familles suivantes :

– Dravidien (Inde du Sud) : tamil, brahoui.

– Kartvélien (Géorgie).

– Eurasiatique, qui réunit l’indo-européen (divisé en


douze sous-familles : anatolien, langues romanes [français,
espagnol, portugais, italien, roumain, occitan, catalan, gal-
licien, rhéto-roman, corse et sarde], langues germaniques,
tokarien, etc.), l’ouralien (quelque vingt-cinq langues finno-
ougriennes [finnois, hongrois, estonien], ainsi que les langues
samoyèdes), l’altaïque (divisé en trois branches, turque, mon-
gole et tongouso-mandchoue), un groupe coréen-japonais-
aïnou, le tchouktchi-kamtchatkien (en Sibérie du Nord et

orientale), l’eskimo-aléoute (groenlandais).

– Déné-caucasien, qui comprend : le basque (Pyrénées),


le caucasien (dont le tchétchène), le bouroushaski (parlé
dans les montagnes du Nord-Pakistan), le iénisséen (le ket
parlé en Sibérie centrale), le sino-tibétain, le na-déné.

Cette classification est bien loin d’être l’objet d’un consen-


sus, même vague, de la part des linguistes. Les nouvelles
propositions sur l’eurasiatique, sur l’Amérinde et sur le Déné-
caucasien sont particulièrement l’objet de critiques virulentes.
La majorité des indo-européanistes pensent, en effet, que
l’indo-européen ne peut être relié à aucune autre famille, car
le changement linguistique est si rapide qu’après environ six
mille ans toute trace de relations antérieures est effacée par
l’incessante érosion phonétique et sémantique. La classifica-
tion des langues aborigènes d’Amérique est aussi, à l’heure
actuelle, très controversée. Il en est de même des hypothèses
sur le Déné-caucasien et sur l’Austrique.

Malgré les polémiques et l’absence de certitudes, toutefois,


la conception des « unificateurs » compte aujourd’hui para-
doxalement de plus en plus d’adeptes. D’aucuns suggèrent
même d’aller encore plus loin dans les regroupements de
familles linguistiques, comme la proposition faite récemment
d’une macro-macrofamille « Proto-asiatique oriental », qui
regrouperait le sino-tibétain, l’austronésien, le tai-kadai, le
miao-yao et l’austro-asiatique, hypothèse qui rend caducs la
macrofamille Austrique et le rattachement du sino-tibétain au
Déné-caucasien (Starosta, 2001). Des rapports pourraient aus-
si être établis entre l’Amérinde et l’Eurasiatique. Et de remon-
ter ainsi, de proche en proche, à une protolangue unique.

À l’instar de tous les humains, toutes les langues pourraient


ainsi avoir une origine commune. Ruhlen (1997) va même
jusqu’à identifier un certain nombre de mots qui se retrouvent
dans toutes les macrofamilles de langues pour désigner ap-
proximativement la même chose (exemples : aq’wa, « eau »,
tik, « doigt, un », et pal, « deux »). Il reste évidemment à prou-
ver qu’un tel phénomène de convergence n’est pas dû à des
emprunts ou tout simplement au hasard.

LANGUES ET GÈNES

L a génétique des populations est venue prêter main-forte


aux « unificateurs ». Des corrélations entre distance géné-
tique et distance linguistique ont été tentées, et des corres-
pondances étroites entre la classification génétique des popu-
lations et celle des macrofamilles de langues, telle qu’elle
est proposée par Greenberg et Ruhlen, ont été trouvées,
en Amérique, en Afrique sub-saharienne, en Europe – ainsi
Cavalli-Sforza et al. (1988), qui ont construit un arbre de dif-
férenciations de quarante-deux populations humaines, issues
de continents différents.

D’autres travaux ont ensuite infirmé l’existence de corréla-

tions indiscutables entre classification génétique des popula-


tions et classification des langues. On a ainsi remarqué que
les arbres génétiques et linguistiques des Mélanésiens ne
correspondaient pas. On connaît aussi aujourd’hui deux cas
typiques, dans le Caucase, où les corrélations ne sont pas
bonnes. Le premier concerne les Arméniens et les Azéris. Ils
parlent des langues différentes (l’arménien est une langue in-
do-européenne, et l’azéri, une langue turque, donc altaïque),
mais sont néanmoins très proches génétiquement. Le second
cas est inverse : les Tchétchènes et les Ingouches parlent des
langues très voisines (appartenant à la branche des langues
du Nord-Caucase), mais sont très différents du point de vue
génétique (Nasidze et al, 2001).

▶ Le débat sur l’existence ou non de macrofamilles, sans par-


ler de celle, encore plus hypothétique, d’une seule « langue
mère », n’est pas près d’être résolu. Cependant, il est de plus
en plus évident que la profondeur historique pour recons-
downloadModeText.vue.download 623 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

621

truire des familles de langues ou des protolangues ne se


limite plus à – 6000. De fait, la possibilité de trouver des
correspondances entre la dispersion et l’organisation des lan-
gues et les processus démographiques qui ont suivi la fin du
pléistocène (– 10000 à – 8000) est de plus en plus grande.

Les recherches les plus récentes et les plus prometteuses


ont ceci de particulier qu’elles sont devenues réellement in-
terdisciplinaires. Les linguistes travaillent désormais avec des
généticiens, des archéologues, des paléo-anthropologues et
des paléo-démographes. La « nouvelle synthèse » que Ren-
frew appelait de ses voeux dès le début des années 1990 est
en train d’être réalisée.

ALAIN PEYRAUBE

✐ Cavalli-Sforza, L. L., Piazza, A., Menozzi, P., Mountain, J.,


« Reconstruction of Human Evolution : Bringing Together Gene-
tic, Archaeological and Linguistic Data », in Proceedings of the
National Academy of Sciences, 85 : 6002-6006 (1988).

Greenberg, J. H., Languages of Africa. Bloomington, Indiana


Research Center in Anthropology, 1963.

Greenberg, J. H., Languages in Americas, Stanford University

Press, 1987.

Greenberg, J. H., Indo-European and its Closest Relatives : the


Eurasiatic Language Family, Stanford University Press (à pa-
raître).

Nasidze, I., Risch, G., Robichaux, M., Sherry, S., Batzer, M.,
Stoneking, M., « Alu Insertion Polymorphisms and the Genetic

Structure of Human Populations from the Caucasus », in Euro-


pean Journal of Human Genetics, 9 : 267-272 (2001).

Ruhlen, M., « An overview of genetic classification » J. A. Haw-

kins et M. Gell-Mann éds., The Evolution of Human Languages,

Redwood City (CA), Addison-Wesley Publishing Company, 159-


189 (1992).

Ruhlen, M., l’Origine des langues, Belin, Paris, 1997.

Starosta, S., « PEA : A Scenario for the Origin and the Dispersal
of the Languages of East and Southeast Asia and the Pacific ».
Communication au symposium sur les perspectives d’une phy-
logénie des langues d’Asie orientale, Périgueux, 2001.

L’idée de langue universelle

est-elle une utopie ?

Les grands projets de langue universelle

voient le jour au XVIIe s. en Grande-Bretagne,

à l’instigation de Bacon. Parmi les plus im-

portants, citons l’Ars Signorum, de Dalgarno

(1661), et l’Essay Towards a Real Character and a Philoso-


phical Language, de Wilkins (1668), dont Leibniz s’inspi-
rera pour concevoir sa caractéristique universelle. Par-
tant de l’idée que les langues sont imparfaites et que la
pensée a une expression logique universelle, ces projets

proposent une classification des concepts fondée sur les

catégories d’Aristote et sur la logique des propositions


héritée du Moyen Âge. Dans un contexte d’intensifica-

tion du commerce outre-mer et en Europe, ils tentent


de répondre aux besoins croissants de diffusion écono-
mique, technologique et scientifique. Face au déclin du
latin, les auteurs de langues universelles sont aussi pré-

occupés de planification linguistique des vernaculaires

et de réformes de l’orthographe, de la grammaire et des

dictionnaires. Sur le plan scientifique, ils ont contribué à

la mise au point des systèmes de classification pour les

sciences expérimentales, notamment la standardisation


de la nomenclature en botanique et en chimie. Destinés

aussi à développer la cryptographie et la sténographie,


ils associent un projet intellectuel de communication
universelle et de représentation philosophique (c’est-
à-dire scientifique) des connaissances, à une entreprise
empirique expérimentale (Cram et Maat, 2000).

À la fin du XIXe s., la prolifération des langues liée au re-

nouveau des nationalismes et la nécessité d’internationaliser

la science aboutit à la création de langues internationales,


comme le volapük (Schleyer, 1880) et l’espéranto (Zamenhof,
1887). Contrairement aux caractéristiques universelles, elles

sont construites à partir de langues naturelles ; contrairement

aux langues philosophiques, ce sont des langues auxiliaires


destinées à être parlées, associées à un projet de bilinguisme

généralisé.

Si les langues universelles en tant que projets autonomes

peuvent être considérées comme impossibles (Auroux, 2000),

elles suscitèrent néanmoins des réflexions sur nombre de


domaines, comme les nomenclatures et la planification lin-
guistique. Au XXe s., l’idée de langue universelle est réinvestie

dans trois domaines principaux : les utopies politiques, la


traduction automatique et l’intelligence artificielle, et la natu-
ralisation de l’esprit.

LES UTOPIES POLITIQUES

A u tournant des XIXe et XXe s., l’internationalisation des lan-


gues et des nomenclatures donne lieu à des recherches

actives en Russie, qui exploseront dans le sillage de la révolu-


tion d’octobre 1917, donnant lieu à ce que Kuznecov nomme
le « paradigme cosmique ». Le projet de langue « transmen-

tale » (zaum) du poète Khlebnikov en fait partie.

La langue AO, promue par le philosophe Gordin et por-


tée par les milieux anarchistes, sera la langue de commu-

nication interplanétaire, celle de l’homme nouveau, langue

philosophique, capable d’opérer la synthèse entre structure


linguistique et idéologie. Langue « concepto-parallèle », elle

s’appuie sur un alphabet sonore, dont l’économie (11 sons,

symbolisant 11 concepts représentés par 11 racines fonda-

mentales) permet une production infinie de dérivés. Grâce à

la réorganisation logique de l’univers des concepts, par une

correspondance mots / choses, désignations / concepts, elle

est susceptible d’éradiquer la religion et la science au profit

d’une idéologie nouvelle : le « paninventisme ».

Un autre courant de recherches, cherchant à faire concor-

der standardisation de la langue scientifique et technique et


projet de langue internationale artificielle, est représenté par

E. Drezen, responsable bolchevique et espérantiste éminent.


Grand connaisseur des langues universelles existantes,
convaincu autant du principe léniniste « Pas de privilège à

une nation, ni à une langue quelle qu’elle soit » – toute langue

artificielle ou semi-artificielle dérivée d’une langue nationale

est donc à proscrire – que de l’urgence à proposer des voies


pour l’homogénéisation des terminologies scientifiques et

techniques, il prône l’internationalisation proportionnelle de


la langue technique, en même temps que la mise en place

progressive de la future langue mondiale, qui sera, à défaut

d’une langue neuve à créer, l’espéranto.

Toutes ces recherches connaîtront un coup d’arrêt brutal

à partir de 1936, le mouvement espérantiste étant totalement


décapité par les purges staliniennes.
downloadModeText.vue.download 624 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

622

LANGUES INTERMÉDIAIRES ET

TRADUCTION AUTOMATIQUE

D ans les années 1950, on observe un regain d’intérêt pour


les langues universelles chez les concepteurs des pre-
mières expériences de traduction automatique (TA). C’est la
TA elle-même qui prend en charge la « mission » internatio-
nale de communication et de diffusion dévolue auparavant
aux langues universelles. On voit ainsi apparaître, dans cer-
tains groupes de TA, en URSS et en Grande-Bretagne, qui,
à l’inverse des chercheurs américains, militent en faveur de

la prééminence de l’analyse sémantique sur l’analyse syn-


taxique, des méthodes dites « par langue intermédiaire » qui
renouent avec des projets de langues universelles propres à
chaque tradition.

Les questions posées par les scientifiques de l’époque sur


la faisabilité de la TA s’apparentent à celles des auteurs de
langues universelles du XVIIe s. Pour W. Weaver, qui, grâce à
son mémorandum Translation, publié en 1949, promeut les
premières expériences de TA, le problème de l’imperfection
des langues est repris sous la forme des ambiguïtés, très dif-
ficiles à résoudre par la machine. Le rapprochement avec la
cryptographie le conduit à l’idée que la traduction, utilisant
les invariants des langues, doit recourir à une langue uni-
verselle « non encore découverte », reposant sur la structure
logique des langues.

I. Melduk, affrontant la traduction multilingue et, particu-


lièrement, les problèmes insolubles de l’ordre des mots dans
la traduction hongrois-russe, opte pour une langue inter-
médiaire qui ne puisse être une langue naturelle, mais un
système formel de correspondances entre des langues natu-
relles. Elle rejoint la protolangue du hittitologue Ivanov, une
langue artificielle recréée par le linguiste.

Au travers de ses travaux sur la langue intermédiaire, le


Cambridge Language Research Unit, groupe de TA britan-
nique, explore la notion de « primitive sémantique ». Leur
première méthode, directement inspirée de Wilkins et de
Dalgarno, est une interlingua algébrique, très proche d’une
caractéristique universelle, et conçue comme un réseau sé-
mantique d’idées nues (a semantic net of naked ideas). Ce
réseau, constitué de cinquante primitives sémantiques reliées
par deux connecteurs syntaxiques, est ce qui reste invariant
lors de la traduction.

Confrontés à la nécessité de fonder empiriquement ces pri-


mitives, les chercheurs du groupe vont définir une langue
intermédiaire qui va s’éloigner d’une caractéristique univer-
selle. Les primitives seront définies comme un ensemble de
contextes et la langue intermédiaire couplée avec un système
de mots classés par contextes, en l’occurrence un thésau-
rus. À la fin des années 1960, ces nouvelles primitives seront
investies par un des plus jeunes membres du groupe, Yorick
Wilks, dans des recherches en compréhension du langage
naturel, domaine alors tout nouveau de l’intelligence artifi-
cielle (Léon, 2000).

LA NATURALISATION DE L’ESPRIT

L ’idée de langue universelle est reconduite aujourd’hui par


la thèse de l’existence d’un langage de la pensée décrit
sous la forme d’un système de propositions, constitué à partir
de prédicats ou fonctions conceptuels présumés universels.
On tente de démontrer que l’apprentissage et l’acquisition
d’une langue ne peuvent progresser sans la préexistence de
pensées dotées d’une structure homologue à celle d’un tel

système. Sont aussi convoquées l’existence d’une pensée

(complexe) précédant le langage naturel chez les enfants,


les capacités des enfants dépourvus de langage, celles des
primates, la synonymie ou la mise en rapport d’informations
issues des modalités sensorielles et du langage, tous phéno-
mènes qui reposeraient sur un code propositionnel mental.
J. A. Fodor et Z. W. Pylyshyn identifient les propriétés essen-
tielles d’un code mental comme étant celles de productivité
et systématicité : la pensée « A et non B » doit être structurel-
lement proche de la pensée « A et B », c’est-à-dire identique à
elle à la négation (mentale) près (systématicité) ; de nouvelles
pensées sont formées par combinatoire d’éléments primitifs
(productivité). Chez Fodor, les prédicats de base sont uni-
versels et finis. Du point de vue linguistique, A. Wierzbicka
a tenté de définir ces éléments et d’en décrire en partie la
combinatoire.

Dans le champ philosophique, les débats se sont surtout


concentrés sur la question de savoir quel rapport les sym-
boles mentaux ont avec les croyances et les désirs ; dans
quelle mesure les symboles qui individuent un état mental
ont un rapport avec les contenus que nous imputons à ces
états ; de quelle manière ces symboles sont implémentés dans
la machine computationnelle à laquelle on compare l’esprit.

Hors du champ philosophique, certains auteurs de psy-


chologie et de linguistique cognitives recourent à des expres-
sions propositionnelles pour décrire la structure des états
mentaux corrélés à la compréhension ou à la production
d’énoncés. Ils endossent tout ou partie des thèses suivantes :
(1) Aux énoncés correspondent des formules proposition-
nelles qui en forment l’armature sémantique / conceptuelle.
Les propositions visent en particulier à désambiguïser et
à « interpréter » les énoncés de la langue en leur associant
une structure dite « sémantique », chez R. Jackendoff. Chez
St. Pinker, des représentations de type propositionnel for-
mées de prédicats primitifs donnent la structure sémantique
des verbes, dont dérive leur comportement syntaxique.
(2) Le sens des expressions propositionnelles est iden-
tique à la représentation mentale corrélée : pour Jacken-
doff, ce sont les états cérébraux homologues par leur
organisation aux structures symboliques qui signifient. La
mémoire associative (ou sémantique) est souvent consi-
dérée par les psychologues comme un système propo-
sitionnel. Selon le psychologue de l’imagerie mentale
St. M. Kosslyn, les propositions donnent sens aux images.
(3) Les critères servant à la classification des entités et états de

chose sont souvent considérés comme des traits objectivables


et indépendants d’un discours de référence. Ces traits condi-
tionnent aussi (au moins en partie) l’expression linguistique
de ces entités et états de chose. Ainsi se fonde l’idée d’une

conceptualisation linguistique du monde qui s’oriente vers


une conception transcendantale de la langue, selon laquelle
les formes de la prédication sont aussi les formes de saisie
du réel.

Enfin, la linguistique cognitive (d’un R. Langacker, par

exemple) substitue parfois aux formules propositionnelles


des images schématiques censées retenir des concepts les
traits qui sont linguistiquement pertinents, et postule que ces
schémas ont une plausibilité psychologique.

ALAIN PEYRAUBE

✐ Archaimbault, S. et Léon, J., « La langue intermédiaire dans la


traduction automatique en URSS (1954-1960). Filiations et mo-
dèles », in Histoire Épistémologie Langage, 19-2, 1997, pp. 105-
132.
downloadModeText.vue.download 625 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

623

Auroux, S., « Les langues universelles », in Auroux, S. (éd.),


Histoire des idées linguistiques, t. 3, Mardaga, 2000, pp. 377-
396. Cram, D. et Maat, J., « Universal Language Schemes in the
17th Century », in History of the Language Sciences, an Interna-
tional Handbook on the Evolution of the Study of Language from
the Beginnings to the Present, éd. by S. Auroux, E. F. K. Koerner,
H.-J. Niederehe, K. Versteegh, vol. 1, Berlin-New York, Walter de
Gruyter, 2000, pp. 1030-1042.

Fodor, J. A., The Language of Thought, Harvard University Press,


Cambridge, 1975.

Jackendoff, R., Semantic Structures, Cambridge, MIT Press,

1990.

Léon, J., « Traduction automatique et formalisation du langage.


Les tentatives du Cambridge Language Research Unit (1955-
1960) », in The History of Linguistics and Grammatical Praxis
(éd. P. Desmet, L. Jooken, P. Schmitter, P. Swiggers), Louvain-
Paris, Peeters, 2000, pp. 369-394.

Pinker, S., L’Instinct du langage, Odile Jacob, Paris, 1999.

Wierzbicka, A., Semantics : Primes and Universals, Oxford Uni-


versity Press, 1996.

LAPSUS

Du latin lapsus, « glissement, faux pas, erreur ».

PSYCHANALYSE

Lapsus linguae et lapsus calami sont les expressions choi-


sies par les traducteurs français pour rendre les mots alle-
mands Versprechen, « erreur de parole », et Verschreiben,
« erreur d’écriture », que Freud préfère au terme de lapsus.
Ce sont des cas particuliers d’actes manques.

! ACTE, INCONSCIENT

LATENT

En allemand : latenz. Du verbe grec lathanein, « être caché ».

PSYCHANALYSE

Qualifie un contenu inconscient, qui figure, déformé par


la censure psychique, dans les rêves et / ou les symptômes
dont il est un motif.

Dès l’Interprétation des rêves 1 ouvrage fondateur de la tech-

nique freudienne d’interprétation, il s’avère qu’une formation


de l’inconscient (rêve, lapsus, mot d’esprit, symptôme) s’in-
terprète, le travail psychanalytique dégageant son contenu
latent. Selon Freud, le rêve se déchiffre grâce aux associations
d’idées du rêveur qui en devient le principal interprète. Le
rêve manifeste et son récit résultent d’un travail psychique où
les pensées latentes du rêve, accomplissant un désir incons-
cient et liées aux éléments de la névrose infantile, sont défor-

mées par déplacement, condensation, etc.

▶ Opposant contenu manifeste et contenu latent, Freud


rompt avec les clefs des songes, traditions de déchiffrage
symbolistes des rêves. L’analogie entre rêve et rébus montre
le travail du rêve comme modèle du travail psychique. Avec
la théorie du rêve, théorie d’une « formation psychopatholo-

gique normale » 2, la psychanalyse devient une théorie de la


psyché, où les processus latents opposent leurs propriétés à
celles de la conscience.

Olivier Douville

✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung, trad. I. Meyerson, l’Interpré-


tation des rêves, PUF, Paris, 1987, édition augmentée et révisée
par Berger, D., dès 1967.

2 Op. cit.

! CONDENSATION, DÉPLACEMENT, INTERPRÉTATION, RÊVE

LATITUDE
Du latin médiéval latitudo « largeur ».

PHILOS. SCIENCES

Concept technique qui désigne l’intensité variable


d’une qualité attachée à un sujet. Par exemple, le « degré
de vitesse » d’un mobile en mouvement lorsque s’écoule le
temps est la latitude de ce mouvement.

L’élaboration de ce concept répond à un projet précis : il


s’agit de quantifier des qualités (ou formes) qui sont suscep-
tibles de plus et de moins mais sont inaccessibles à l’addition.
Qu’il s’agisse de la blancheur, de la vertu ou de la vitesse,
comment rendre compte de la modification d’intensité de ces
qualités lorsque – en un temps ou un espace donné – celle-

ci varie ?

Si les premières solutions à ce problème sont dues aux


scolastiques d’Oxford du XIVe s., notamment à Bradwardine,
le choix fait par N. Oresme de représenter graphiquement

la situation est une étape remarquable (où certains auteurs,

comme Duhem, n’hésitent pas à voir la naissance de la « géo-


métrie analytique »). Cette représentation pose horizontale-
ment la ligne dite de l’extension (le temps en général) et,
en chaque point (ou instant) de cette ligne, dresse une ligne

verticale qui mesure l’intensité de la qualité variable. La figure


complète qui ressort de ce graphique est donc une surface
qui livre la variation totale d’intensité de la qualité. On réalise
les performances d’un tel schéma, appliqué à la cinématique :
sur le premier axe, le temps, sur le second, les degrés de

vitesse, la surface exprimant le mouvement total. Oresme ob-

tient en particulier le théorème dit « du degré moyen » selon

lequel « toute qualité (vitesse, par exemple) uniformément

difforme a même quantité que si elle informait uniformément


le même sujet (mobile) selon le degré (de vitesse) de l’instant
milieu de ce sujet ».

Vincent Jullien

LEIBNIZIANISME

PHILOS. MODERNE

Doctrine de G. W. Leibniz (1646-1716).

Véritable esprit universel au savoir réellement encyclopé-


dique, fervent partisan d’une réunion des Églises catholique
et protestantes, Leibniz fut à la fois philosophe, théologien,
juriste, historien, mathématicien (promoteur avec Newton
du calcul infinitésimal), physicien, diplomate, conseiller des
princes et des empereurs.
Né en 1646 d’une famille luthérienne, bachelier en 1663

avec une thèse sur le principe d’individuation, puis docteur


en droit, il publie en 1666 le De Arte combinatoria (Sur l’Art
combinatoire). Son voyage à Paris (1672-1676) lui permet
de nouer des contacts avec les milieux savants et de s’ini-
tier aux derniers développements des mathématiques et de
la physique. En 1686, il rédige le Discours de métaphysique
et en discute les principales thèses avec Arnauld. Après un
second voyage qui le mène jusqu’en Italie, il publie le Sys-
tème nouveau de la nature et de la communication des subs-
tances (1695), commence en 1703 la rédaction des Nouveaux

Essais sur l’entendement humain (critique de l’empirisme de


Locke), et fait paraître en 1710 les Essais de théodicée. La Mo-
nadologie, composée en 1714, ne sera pas publiée du vivant
de Leibniz qui meurt en 1716, laissant une masse considé-

rable de textes inédits.


downloadModeText.vue.download 626 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

624

Méthode et principes

Leibniz a très tôt l’idée d’un art combinatoire par lequel il


serait possible de réduire tout raisonnement à un calcul, en
ramenant par l’analyse tous nos concepts à un petit nombre
de notions primitives – un « alphabet des pensées humaines »
– auxquelles serait associé une lettre ou un caractère. Pensé
sur le modèle des mathématiques, cet art de juger et d’inven-
ter, opérant sur des signes et les combinant suivant les règles
logiques, permettrait d’éviter facilement l’erreur et mettrait
fin à toutes les controverses. La conception d’un tel projet
– qui ne trouva en réalité de développements que dans les
domaines logique et mathématique notamment avec le calcul
infinitésimal – est liée à la critique leibnizienne de l’évidence

comme critère absolu du vrai. Contre Descartes, Leibniz af-

firme que la marque de la vérité n’est pas dans l’évidence

– toute subjective et psychologique – mais dans la forme

même du raisonnement, dans l’enchaînement strict des rai-

sons. Toute proposition vraie qui n’est pas identique – de

forme « A est A » – doit pouvoir être prouvée par l’analyse de

ses termes, en montrant l’inhérence de la notion du prédicat

dans celle du sujet (Praedicatum inest subjecto), c’est-à-dire

dans sa définition 1.
L’analyse logique permet donc de rendre raison de la véri-

té des propositions. Elle n’est qu’une application du principe

de raison suffisante – rien ne saurait être vrai ou existant

sans raison – qui, joint à celui de contradiction – de deux

propositions contradictoires, l’une est vraie, l’autre est fausse

– constituent pour Leibniz les deux grands principes sur les-

quels reposent tous nos raisonnements.

Les substances

Dans la Monadologie, Leibniz définit l’univers comme un tout

continu, constitué d’une infinité de monades ou substances

simples – unités sans parties – dont les agrégats forment les

substances composées ou corps. Les monades sont « les véri-

tables Atomes de la Nature » 2, mais sont incorporelles. Pas

une n’est identique à une autre. Aucune cause extérieure –

excepté Dieu – ne saurait influer sur elles qui « n’ont point

de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou

sortir » (§ 7). Tout changement dans une monade – action ou


passion – naît donc de son propre fond. Selon l’hypothèse de
l’Harmonie préétablie, Dieu, « Unité primitive » dont toutes les
monades sont des productions, règle leurs rapports, faisant
que chacune, en ne suivant que ses lois propres, s’accorde
pourtant avec toutes les autres, comme s’il y avait influence
réciproque. Ainsi s’explique l’union de l’âme et du corps, les
corps suivant les lois des causes efficientes, « comme si (par
impossible) il n’y avait point d’âmes », les âmes les lois des

causes finales « comme s’il n’y avait point de corps » (§ 81).

Dans cet univers où toutes choses sont liées et « s’accom-

modent », chaque monade « a des rapports qui expriment

toutes les autres [monades] ». « Miroir vivant perpétuel de

l’univers » (§ 56), elle exprime à sa manière et selon son point

de vue le monde entier. Sa perception est donc infinie. De


même qu’au bord du rivage, en entendant le bruit de la mer,
je perçois sans le discerner des autres le son que produit
chaque gouttelette, mon âme « connaît l’infini, connaît tout »3

quoique confusément, recevant les impressions que tout


l’univers fait sur elle.
Le meilleur monde possible

Quelle raison a déterminé le choix divin de cet univers, parmi

une infinité d’autres également possibles ? La considération

du meilleur : Dieu, pensant toutes les combinaisons et séries

possibles de choses, comparant leurs perfections et défauts


relatifs 4, a choisi l’univers qui est le plus parfait possible phy-
siquement – celui où se réalise le maximum de réalité ou
d’essence – et moralement – celui où les esprits reçoivent le
plus de bonheur. Un monde sans péché ni souffrance n’au-
rait-il pas été meilleur ? L’univers forme une série dont on ne
peut changer un élément sans changer tout l’ensemble : y
supprimer le moindre mal, ce serait vouloir un autre monde
que celui qui « tout compté, tout rabattu, a été trouvé le meil-

leur par le créateur qui l’a choisi » (Théodicée § 9).

La Théodicée – doctrine de la justice de Dieu – justifie

l’existence du mal, en montrant qu’il a sa place dans l’harmo-

nie du monde. Le mal n’est pas voulu directement par Dieu,

mais seulement permis. Contrepartie d’un bien qu’il magni-

fie en le rendant plus sensible, il est pareil à l’ombre qui

rehausse l’éclat des couleurs dans une belle peinture, ou à la

dissonance qui s’accorde aux consonances dans la plus par-

faite musique (§ 12). Notre point de vue limité dans le temps

et l’espace ne nous permet pas de contempler cette harmonie

générale que Dieu seul voit dans l’éternité et l’immensité du

tout. L’univers est le meilleur possible parce qu’il est le tout

dont le rapport entre les parties constitue l’harmonie la plus

parfaite. La présence du mal signifie que ce meilleur n’est

pas d’ordre quantitatif – sinon toutes les parties seraient les

meilleures – mais d’ordre qualitatif supposant la variété et la

différence des parties.

▶ La notion d’harmonie apparaît comme un concept clé dans

la pensée de Leibniz. Elle exprime un accord, une convenance

entre le même et le divers, l’un et le multiple, l’ombre et la

lumière. Elle unit les contraires sans les confondre, assurant


une unité tout en maintenant les différences. Tout est harmo-

nie : la monade – unité d’une diversité – la communication

entre toutes les substances, le rapport du règne de la Nature à

celui de la Grâce, l’univers lui-même, tout démultiplié infini-

ment par chacune de ses parties. L’uniformité alliée à la plus


grande diversité, voilà ce qui pour Leibniz résume le mieux
toute sa philosophie. « Que c’est ailleurs tout comme ici » et
que « che per variar natura è bella » (c’est par la variété que
la nature est belle), ce sont là deux principes « qui paraissent
se contrarier, mais qu’il faut concilier en entendant l’un du
fond des choses, l’autres des manières et des apparences » 5.

Paul Rateau

✐ 1 Leibniz, G. W., Recherches générales sur l’analyse des no-


tions et des vérités, PUF, Épiméthée, Paris, 1998, p. 277.

2 Leibniz, G. W., Monadologie, § 3, GF, Paris, 1996, p. 243.

3 Leibniz, G. W., Principes de la Nature et de la Grâce, § 13, GF,

Paris, 1996, p. 231.

4 Leibniz, G. W., Essais de Théodicée, § 225, GF, Paris, 1969,

p. 253.

5 Leibniz, G. W., Lettre à la reine Sophie-Charlotte, 8 mai 1704,


GF, Paris, 1996, p. 87.

Voir-aussi : Gottfried Wilhelm Leibniz, Sämtliche Schriften und

Briefe, édition de l’Académie des sciences de Berlin, Darmstadt,


Berlin, 1923.
downloadModeText.vue.download 627 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

625

LEKTON

Du grec : adjectif verbal substantivé lekton, « exprimable », « dicible »,


du verbe legein, « dire ».

PHILOS. ANTIQUE

Terme clé de la dialectique des stoïciens, qui désigne le


signifié d’un mot ou d’une phrase.

Le terme, inventé par le stoïcien Cléanthe, sert à l’origine

à distinguer celui dont on parle (Dion, par exemple) de ce

qu’on peut en dire (« il marche ») 1. Cette distinction conduit


les stoïciens à construire un véritable système de la significa-
tion, dans lequel ils distinguent le son, c’est-à-dire le signi-

fiant (la phrase « Dion marche »), le porteur, tugkhanon, du

nom, c’est-à-dire Dion, et le signifié de la phrase, qui est un

lekton incorporel. Le lekton est le contenu d’une représen-

tation rationnelle, qui peut être exprimé ou non 2. Un verbe

sans sujet est un lekton incomplet, tandis qu’il existe diverses


sortes de lekta complets : proposition, question, impératif,

optatif, etc. La proposition, axiôma, est l’énoncé vrai ou faux.

▶ Ce système est très proche de la distinction du logicien

allemand Frege entre signe, sens et référent ou dénotation.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Sénèque, Lettres à Lucilius, 117, § 13.

2 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VIII, 11-12 ; 70.

! AXIOME, STOÏCISME

LEMME

Du grec lemma, « ce que l’on tient pour accordé ».

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Dans un syllogisme, le lemme est souvent une proposi-


tion qui sert de prémisse du raisonnement. Dans la discus-
sion dialectique, c’est un point accordé par les deux par-
ties. Les traités de mathématiques désignent par lemme
des propositions qui peuvent être démontrées ou seule-
ment accordées et qui préparent la démonstration d’un
théorème dont l’enjeu est plus vaste.

Un sens plus spécifique est donné à ce terme par Kant, qui


entend par lemme une proposition empruntée à une science
autre que celle dont relève le théorème que l’on démontre.

Vincent Jullien

LIAISON / DÉLIAISON
En allemand, Bindung / Entbindung, du verbe binden, « lier », « attacher
» ;
Entbindung signifie aussi « accouchement ».

PSYCHANALYSE

Ambigus, ces termes désignent des états et des pro-


cessus énergétiques et associatifs. Le premier caractérise
un investissement stable d’ensembles de représentations :
relation d’objet durable ; maintien d’un ensemble psy-
chique (le moi) ; processus secondaire. Le deuxième est
une discontinuité dans le régime d’investissement (accès
d’angoisse, névrose traumatique, passage à l’acte).

Se situant dans la lignée de Fechner et intégrant le physi-


calisme selon Helmholtz, Freud envisage les formations
psychiques comme dynamiques énergétiques et processus
associatifs. La distinction correspond d’abord à une différen-
ciation topique et énergétique simple : inconscient vs précon-
scient-conscient. En 18951, Freud fait l’hypothèse qu’un état
lié de l’énergie associé au moi assure la pensée rationnelle

(processus secondaire ; dynamique lente). À l’inverse, le pro-

cessus primaire opère sous énergie libre (dynamique rapide),


crée l’hallucination du rêve et participe à la formation de

symptômes, actes manqués, mot d’esprit, etc. En 19202, les

névroses traumatiques montrent l’échec des processus de

liaison, qui menace l’intégrité du moi et ses actions. Freud

met au jour la tendance de la pulsion de mort à retourner à


des états stables mais d’énergie nulle, selon une dynamique
rapide. Alors les pulsions de mort oeuvrent à la déliaison, et

les pulsions de vie, à la liaison.

▶ Liaison et déliaison posent le problème des modes dyna-

miques de la stabilité psychique. Pertinentes pour élucider

des processus psychiques locaux (première topique), elles

pèchent par simplisme dans la perspective morphogénétique


que Freud introduit ensuite. La dynamique qualitative (Lia-

pounov, Poincaré, Thom) 3 permet de décliner la diversité des

modalités de stabilité et d’instabilité dont Freud eut l’intuition.

Mauricio Fernandez

✐ 1 Freud, S., « Entwurf einer Psychologie », in Aus den Anfän-


gen der Psychoanalyse, 1950, « Esquise de psychologie », in la
Naissance de la psychanalyse, PUF, Paris, 1956.

2 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips, 1925, G. W. XIII, « Au-delà


du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Payot, Paris,
1981.

3 Porte, M., la Dynamique qualitative en psychanalyse, PUF,


Paris, 1994.

! DYNAMIQUE, ÉNERGIE, INCONSCIENT, MOI, PROCESSUS

PRIMAIRE / SECONDAIRE, PULSION, TOPIQUE

LIBÉRALISME
Concept d’une actualité particulière à l’aune du débat qui oppose

aujourd’hui, aux États-Unis et en Europe, les philosophes libéraux aux

« communautariens ».

MORALE, PHILOS. CONTEMP., POLITIQUE

École de pensée née en Europe au XVIIIe siècle, selon

laquelle la protection des droits de l’individu constitue


le coeur de toute réflexion morale et politique. Sur son
versant moral, le libéralisme assigne à l’autonomie indivi-
duelle le statut d’exigence fondatrice. Sur le plan politique,
il érige l’égal respect des libertés individuelles en principe

de gouvernement, principe dont découle une neutralité


axiologique de l’État.

Les libéraux anglo-saxons contemporains, comme J. Rawls

et R. Dworkin, se réclament de Kant, ainsi que de Locke


et de Stuart Mill, et, plus généralement, du projet des Lu-
mières. Ils s’inscrivent dans l’héritage du contractualisme et

se réfèrent à une conception formelle et universaliste de la


raison. Leurs thèses sont aujourd’hui discutées par les phi-
losophes communautariens qui leur reprochent notamment
leur individualisme.

Anthropologie et morale

Les libéraux partagent la conviction que la morale se déploie


dans des normes de justice anhistoriques, qui permettent de

critiquer les modes de vie de chaque société. En tant que

recherche du point de vue juste, c’est-à-dire impartial et uni-

versel, la morale ne doit, selon eux, en aucun cas, refléter nos

préjugés culturels 1.

Sur le plan anthropologique, cette conviction se traduit


habituellement de manière individualiste. La plupart des

libéraux considèrent, en effet, que la caractéristique fonda-


downloadModeText.vue.download 628 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

626

mentale de l’humain n’est pas l’appartenance – qu’elle soit


ethnique, sociale, religieuse, politique ou culturelle –, mais
l’autonomie, l’individu autonome étant libre de refuser toute
forme de participation à une communauté. Si la plupart
d’entre eux acceptent l’idée que l’identité individuelle puisse
se constituer de manière intersubjective, au sein d’une culture
particulière (prenant ainsi acte de la critique communauta-
rienne), ils estiment que cette appartenance doit pouvoir être
soumise à une évaluation rationnelle au terme du processus

de formation du sujet 2.

Le libéralisme politique

Selon la définition générale du libéralisme politique, l’État


doit se limiter à garantir le respect des droits individuels et
des principes de justice qui découlent de l’exigence d’égale
liberté pour tous. Dès lors, l’État libéral ne peut en aucun cas
promouvoir une conception éthique ou religieuse particu-
lière 3. Toutefois, contrairement aux libertariens, qui souscri-
vent également à cette définition du libéralisme, les libéraux
héritiers de Kant ne restreignent pas le rôle de l’État à la seule
protection de l’individu contre l’ingérence d’autrui. De leur
point de vue, les institutions politiques se doivent aussi d’as-
surer à chacun, de manière équitable, la liberté d’adopter et
de développer une conception de la vie bonne (par exemple,

religieuse), dans les limites du respect d’une possibilité ana-


logue chez les autres 4. Les libéraux jugent, en effet, que le
pluralisme axiologique, propre aux sociétés contemporaines
– les individus coexistant au sein d’un même État ont des
idéaux et des aspirations différents –, doit être accepté et

reconnu si l’on veut faire droit au principe d’égal respect


des libertés individuelles. Aussi, un tel pluralisme représente
à leurs yeux une exigence morale dont le politique doit se
porter garant.

Charlotte de Parseval

✐ 1 Habermas, J., l’Éthique de la discussion (1991), trad. M. Hu-


nyadi, Cerf, 1992, pp. 37-41.

2 Rawls, J., Théorie de la justice (1971), trad. C. Audard, Seuil,


1987, pp. 559-561.

3 Ibid., pp. 247-252.

4 Ibid., pp. 241-247.

Voir-aussi : Berten, A., Da Silveira, P., Pourtois, H. (dir.), Libéraux

et Communautariens, PUF, 1997.

Dworkin, R., Prendre les droits au sérieux (1977), trad. M.-


J. Rossignol et al., PUF, 1995.

Rawls, J., Libéralisme politique (1993), trad. C. Audard, PUF,

1995.

! ABSOLUTISME, CAPITALISME, COMMUNAUTARISME, ÉTAT,


INDIVIDUALISME, POLITIQUE, RECONNAISSANCE

Libéralisme et démocratie
sont-ils conciliables ?

La pensée libérale semble s’être aujourd’hui

largement imposée. Bien que certains de

ses partisans soient modérés ou radicaux,

comme les « libertariens » américains, tels

R. Nozick, M. Rothbard, D. Friedman, le paradigme libé-


ral impose un consensus sur les questions essentielles

de la neutralité éthique de l’État, de la naturalité et de


l’intangibilité des droits de l’individu, de la définition de
la liberté par la limitation constitutionnelle de la puis-
sance publique et de l’organisation de dispositifs et de

règles, permettant la coexistence des individus. Or ce


« paradigme libéral 1, reposant sur l’idée que la nature

confère des droits, que ces droits naturels sont constitu-

tifs de la personne humaine et que la fonction exclusive


de l’État est d’en protéger l’existence et d’en favoriser
l’épanouissement 2, paraît fondé philosophiquement.

Néanmoins, les limites et la teneur exacte de ce para-

digme, défini par les trois principes que sont la démo-

cratie, les droits des individus et la limitation du pouvoir,

font l’objet de contestations, en particulier sur le rôle

qu’y joue la démocratie. Le paradigme libéral, tel qu’il

se réalise dans les démocraties et dans les sociétés libé-

rales modernes, trahit notamment une coupure entre

gouvernants et gouvernés, une perte d’esprit civique, le

repli des individus sur la sphère privée, et la passivité

qui en résulte dans les affaires communes sont autant


de symptômes inquiétants pour la préservation de la vie

politique démocratique. Dès le milieu du XIXe s., Tocque-


ville s’inquiétait de la forme prise par les sociétés démo-
cratiques, craignant de voir les principes de la liberté se
retourner contre ce qu’ils prétendent fonder, la démo-
cratie contenant potentiellement un élément de tyran-

nie du nombre et de négation des droits.

LIBERTÉ POLITIQUE ET

ASSUJETTISSEMENT DE L’INDIVIDU
Àl ’inverse, dans la démocratie athénienne antique, les ci-
toyens exercent collectivement et directement plusieurs
parties de la souveraineté ; ils votent les lois, délibèrent, sur
la place publique, de la guerre et de la paix, prononcent
les jugements, choisissent les magistrats, qu’ils font compa-
raître devant le peuple, mettent en accusation, condamnent

ou absolvent 3. La possession de ces droits politiques défi-

nissent le champ de la liberté politique, dont jouissent les


seuls citoyens.

Or, cette forme de liberté est compatible avec l’assujettis-

sement complet de l’individu à l’autorité du corps social. Les

citoyens de la démocraties athénienne ne bénéficient pas de


l’indépendance individuelle, promue par les doctrines libé-
rales. L’ancienne Athènes réalise une forme de démocratie et
actualise une conception du politique dans et pour laquelle
l’individu n’est pas principiellement représenté comme por-
teur de droits, par lesquels s’actualiseraient sa liberté indi-
viduelle, son indépendance à l’égard d’autrui, toutes deux
garanties par les lois civiles. Alors que dans ces démocraties

l’homme comme citoyen est libre, l’homme comme particu-

lier est assujetti. La liberté politique n’a pas, dès lors, pour
présupposé la notion – moderne – d’individu ni celle de

droits individuels.

Non seulement cette forme de liberté politique, définie par

la participation à l’exercice actif du pouvoir et ne concernant


qu’un petit nombre de citoyens, était fondée sur la pratique

générale de l’esclavage, mais les conditions socio-historiques


de l’existence des cités antiques ont disparu.

La liberté pour les modernes consiste, spécifiquement, dans


l’indépendance privée, c’est-à-dire dans le droit de n’être sou-
mis qu’aux lois et soustraits à l’arbitraire de la volonté d’au-

trui, mais également dans la liberté d’opinion et d’expression,


dans le droit de propriété et la libre disposition de ses biens.
La liberté des modernes, reposant sur un droit naturel, se
downloadModeText.vue.download 629 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

627

trouve garantie par une loi, à laquelle les individus consen-


tent librement, ce qui assure qu’elle protégera leurs droits.

Ce faisant, la liberté de l’homme a cessé de se définir


comme un dégagement progressif de l’injustice, de la par-
tialité, de l’aveuglement et des passions, ainsi que, positive-
ment, par la participation à l’instauration et à la défense d’un
ordre juste. La liberté, se dessinant au sein du paradigme
juridico-libéral, se résout dans la protection qu’une loi stable
et consentie offre aux droits individuels attachés à la per-

sonne, c’est-à-dire dans une conception négative de la liberté.

L’État (libéral) reçoit alors pour seule fonction de protéger

les droits de ceux qu’il accueille, au premier rang desquels

figure le droit de chacun à l’intégrité de sa propre personne


et à la jouissance de ce qui lui appartient. L’État est mis au
service de la sûreté individuelle. Sa vocation est de permettre

aux hommes de déployer librement leurs activités sociales

égoïstes, dans le respect de celles d’autrui.

Dans la société libérale démocratique, les citoyens libres et

égaux trouvent le cadre politique au sein duquel ils adoptent

et poursuivent librement une conception particulière de la vie

bonne. Dans ce cadre, et parce que la société démocratique

se distingue par un pluralisme des valeurs, le consensus, spé-


cifié par J. Rawls, dans l’article de 1987, comme un « consen-

sus par recoupement » se donne comme la condition de

possibilité de toute démocratie libérale. Sur le plan législatif,

l’interprétation libérale du déploiement des forces internes à

la société civile appelle un ordre législatif stable à long terme,


en lieu et place d’une volonté arbitraire et changeante 4. L’État
définit alors le cadre légal permettant aux individus d’exercer
leurs activités, en étant assurés de jouir des fruits de leur tra-
vail, quoiqu’il n’exerce aucune intervention dans la conduite
des activités sociales égoïstes. Dépourvu de tout rôle éthique,
l’État a le statut d’une instance arbitrale dans la vie collective.
Indépendamment de toute forme de gouvernement – démo-
cratique ou non –, le politique assure à chacun l’absence
de contraintes extérieures exercées sur sa propre volonté, et
admet une limitation des interventions coercitives de la loi.

LIBERTÉ ET DÉMOCRATIE

C ette limitation des pouvoirs de la puissance publique,


constituant l’un des principes fondamentaux du libéra-

lisme en matière politique, peut se réaliser – mais ne se réalise

pas exclusivement ni nécessairement – dans la démocratie.

Les sociétés libres, par opposition, aux sociétés oppressives,


sont le plus souvent démocratiques. En effet, ce n’est que

lorsque le pouvoir est consenti par ceux qu’il domine qu’il

est légitime d’espérer qu’il se tiendra à la mission qui lui

appartient en propre 5, notamment en matière de protection

des droits de chacun. La démocratie est alors la condition de

la liberté, puisqu’une société et des individus ne sauraient

être libres, si le pouvoir politique ne revient pas aux citoyens,

directement ou indirectement, par leurs représentants. Tou-

tefois l’institution, au-dessus de soi, d’un pouvoir protecteur


des droits est un danger potentiel pour les individus. Une
constitution et l’existence d’un esprit public chez les gou-
vernés sont nécessaires pour barrer l’action des gouvernants.
Dès lors, la démocratie est une condition nécessaire, mais
non suffisante de la préservation de la liberté individuelle.
La limitation du pouvoir comme telle est un meilleur garant
de cette dernière que la démocratie, lorsqu’elle dégénère en
tyrannie de la majorité 6.

Pourtant la synthèse libérale induit une coupure entre sujets


et souverains, et tend à réduire au minimum la participation
et le contrôle des sujets dans l’exercice de la souveraineté. Le
contractualisme n’est donc pas une composante essentielle
du libéralisme, qui, en son origine, n’implique pas non plus
la limitation du pouvoir et son contrôle par les citoyens. La
détermination libérale du politique n’exclut pas, en droit et
en principe, une souveraineté sans contrôle, car, conformé-
ment à l’intérêt de tous, elle a pour fin première l’institu-
tion d’une loi stable et puissante, qui garantisse les activités
sociales. Ainsi, la scission moderne du champ politique en
une autorité souveraine incontestée, d’une part, et des droits
naturels intangibles, d’autre part, n’exclut pas qu’une autorité
absolue et sans partage puisse être la meilleure défense des

droits des individus 7.

Bien que les règles qui organisent la vie sociale procèdent


du droit de l’individu solitaire, elles ne trouvent leur fonde-

ment ultime que dans le rapport entre cet individu et la na-


ture. À celui-ci sont attachés, par nature, des droits ; en pre-
mier lieu, celui de conserver sa vie. Le droit s’enracine dans

le caractère propre du désir humain, spontané, illimité et


particulier. Droit, intérêt, désir et possession définissent ainsi
le cadre théorique au sein duquel le libéralisme se déploie.

Cette liberté naturelle se mue en un droit politique, dans


et par la Déclaration des droits de l’homme, dont on peut se
demander s’ils sont consubstantiels au libéralisme. Le libéra-

lisme se déploie et se réduit-il à la reconnaissance des droits


naturels de l’homme, dont la réalisation politique advient
dans la démocratie ? La Déclaration des droits de l’homme
cèle-t-elle l’union du libéralisme et de la démocratie ? Certes,
la démocratie n’est pas nécessairement la forme politique
propre au libéralisme, comme la critique burkienne de la
Révolution française semble le montrer ; toutefois, les droits

de l’homme pourraient bien se présenter comme la condition


de possibilité d’une politique démocratique. La démocratie,
en tant que mode de désignation des gouvernants, exprime la
légitimité de leur pouvoir, plutôt que leur étendue ou les fins
qu’ils se proposent. La préservation des droits individuels,
pour sa part fondatrice du libéralisme politique, suppose et
exige que les citoyens soient gouvernés, mais ne prescrit pas
que ceux-ci doivent prendre en charge leur propre gouver-
nement. Dans ce moment historique où la liberté s’autopro-
clame, la doctrine libérale fait de la démocratie sa tâche poli-
tique, et se donne pour fin la préservation de la liberté, de
l’égalité, de la propriété et de la sécurité individuelles, dans
et par la démocratie.

Toutefois, l’idée libérale des droits naturels de l’homme,

qui laisse indéterminée la question de son incarnation et de


sa forme politiques, inspire, dans une certaine mesure, la Dé-
claration des droits de l’homme et du citoyen aussi bien que
la Déclaration américaine, par le caractère central qu’y trouve
le concept de volonté libre et indépendante de l’individu,
dans la fondation de ses droits. Néanmoins, elle ne prescrit
aucune forme politique, si ce n’est la limitation du pouvoir.
En d’autres termes, les droits attachés à la nature de l’homme
ne conduisent pas immédiatement à la délégation de leur
exercice dans une société.

On peut, par exemple, démontrer que, dans le domaine


politique, la forme du régime est parfaitement indifférente.
Ainsi, il n’est pas nécessaire de ne pas dépendre de la vo-
lonté d’un maître pour être libre 8. Seule importe la quantité
d’interférences que subissent les citoyens ; or, cette quan-
tité d’interférences peut être extrêmement réduite sous un
downloadModeText.vue.download 630 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

628

despote bienveillant. Le partage et la limitation du pouvoir


ne sont pas les instruments exclusifs de la promotion des
droits individuels. Liberté et démocratie ne sont donc pas
absolument relatives l’une à l’autre : les excès de la démo-
cratie conduisent nécessairement à la négation de la liberté.
L’affranchissement des menaces que les individus font peser
les uns sur les autres peut passer par un assujettissement de
tous à l’État. Ce n’est, en effet, qu’au XIXe s. que la synthèse
libérale a intégré la composante démocratique et refusé une
souveraineté législative sans aucun partage.

L’histoire du libéralisme montre qu’il s’est constitué en


marge des thèses les plus radicales relatives à la démocratie.
Il a favorisé la représentation indirecte, au détriment de la
démocratie directe. Il a privilégié la déférence des sujets face
aux élites compétentes, et encouragé la passivité en matière
politique, pour la stabilité du pouvoir. Enfin, l’insistance sur
la fonctionnalité de l’État, dans la protection des droits, plutôt
que sur la légitimité de son origine est significative de ses
distances à l’égard de la démocratie. Dans le difficile équi-
libre entre un surcroît de démocratie, rapprochant la société

de l’équité, de la justice et de la réciprocité, et un surcroît de


protection contre l’État, inscrivant la liberté individuelle dans
la société, au risque d’autoriser l’absence de réciprocité et la
reconstitution des dominations – et donc, à terme, de nuire à
la liberté individuelle qu’il voulait préserver des risques que
lui font courir la démocratie et la toute puissance de la loi –,
le libéralisme a souvent préféré la seconde solution.

Le libéralisme ne s’incarne dans la démocratie, comme sa


forme politique propre, que par la distinction de l’homme et
du citoyen – celui-ci étant le moyen de la préservation des

droits du premier –, elle-même soutenue par la médiation de


l’égalité devant la loi. Une démocratie réelle suppose non
seulement que les libertés personnelles soient garanties, mais
que ces libertés ainsi que l’égalité entre les individus soient
effectives. Or, le déploiement spontané et non entravé du
marché, auquel est attaché le libéralisme économique, est
producteur d’inégalités. Aux yeux des égalitaristes contempo-

rains, la liberté individuelle aurait tendance a disparaître ou à


être entravée par les formes qu’a prises le projet de libération.
Il semble alors nécessaire d’introduire davantage de démo-

cratie industrielle et de participation politique pour redonner


vie à une vision de la société comme ensemble d’individus

libres et égaux.

Dès lors, la liberté ne s’accomplit plus seulement par le

libéralisme économique (le laisser-faire, la maximisation de


l’indépendance individuelle) ni par la représentation poli-
tique, mais par la recherche d’une plus grande égalité éco-

nomique – donc par un contrôle plus étroit des principaux


acteurs économiques – aussi bien que par la participation
politique.

Ainsi, et quoique la défense de la liberté économique


tende à réduire la fonction de l’État à une tâche minimale de
garantie des conditions du libre-échange, certains des pen-
seurs libéraux contemporains formulent l’idée d’un État pro-
vidence, qui compenserait les inégalités suscitées par le mar-
ché, par l’intermédiaire de dispositions de politique sociale
égalitaire. J. Rawls, par exemple, dans la Théorie de la justice,
envisage, à partir d’une réélaboration de la théorie du contrat,
de fonder les institutions de la démocratie sur l’équité. 9

▶ La libération des hommes, en particulier sur le plan de la


prospérité, induite par le libéralisme est incontestable. Néan-
moins, la politique à laquelle le libéralisme, né de la critique

de la politique classique, donne lieu à de nouvelles domina-

tions par la puissance privée ainsi qu’à une coupure entre


gouvernants et gouvernés. Un surcroît de libération n’est
possible, selon la critique égalitariste, qu’en favorisant davan-
tage de démocratie et moins de liberté dans l’acquisition et
l’usage de la propriété, plus de contrôle public sur les activi-
tés privées et un développement important des contre-pou-

voirs, permettant aux moins favorisés de se protéger contre

la dépendance personnelle, et de contrôler le pouvoir censé

les représenter grâce à des pratiques de contestation, d’appel

et de démocratie plus directe 10. Il ne s’agit pourtant pas de

revenir à des sociétés fermées, ni d’abandonner l’idée d’indé-

pendance, ni de nier les droits de l’individu face à la majorité,

mais de trouver une formule telle que les droits de l’indi-

vidu et l’indépendance, dans le processus de leur réalisation,

ne se retournent pas contre leur fonction initiale, contre la

liberté qu’ils promeuvent, en privant l’autogouvernement de

tout contenu. Il convient alors de s’engager dans l’une des

deux voies, tracées par la critique républicaine du libéralisme

classique. Il s’avère nécessaire soit de limiter la démocratie

et l’égalité pour souligner la valeur de l’indépendance indivi-

duelle, soit, à l’inverse, de limiter la valeur de l’indépendance

individuelle pour maintenir le sens de l’égalité et de la com-


munauté libre, de l’appartenance commune, c’est-à-dire la
liberté au sens de l’autogouvernement et la réalité du contrôle
des individus sur leur propre destin.

CAROLINE GUIBET LAFAYE

✐ 1 Spitz, J.-F., la Liberté politique, PUF, Paris, 1995, p. 20.

2 Ibid., p. 50.

3 Constant, B., « De la liberté des Anciens comparée à celle des

Modernes », in Essais politiques, Gallimard, Folio Essais, Paris,

1997, p. 594.

4 Locke, J., Second Traité du gouvernement civil, PUF, Paris,


1994, § 137-138, pp. 99-102.

5 Constant, B., « De la liberté des anciens comparée à celle des

modernes », in De la liberté chez les modernes, p. 512.

6 Constant, B., « Principes de politique », chap. 1, in Essais poli-

tiques, Gallimard, Folio Essais, Paris, 1997, pp. 310-322.

7 Spitz, J.-F., op. cit., p. 38.

8 Maffioli, J. P., Principes de droit naturel appliqués à l’ordre

social, t. 2, Paris, 1803, p. 98.

9 Rawls, J., Théorie de la justice, pp. 231 et sqq.

10 Spitz, J.-F., l’Amour de l’égalité, p. 33.

Voir-aussi : Gauchet, M., la Révolution des droits de l’homme,

Gallimard, Paris, 1992.

Guizot, F., De la démocratie en France, Masson, Paris.

Manent, P., Histoire intellectuelle du libéralisme, Pluriel, Paris,

1987.

Macpherson, C. B., la Théorie politique de l’individualisme pos-


sessif, Gallimard, Paris, 1971.

Thiers, A., De la propriété, Hachette, Paris.

LIBERTÉ

Du latin liber, « homme libre », par opposition à esclave.

GÉNÉR.

En un sens général, état de non-contrainte. Plus spé-

cialement, désigne en métaphysique le pouvoir absolu de

la volonté d’être la cause première d’un acte, ainsi que


l’expérience de ce pouvoir en tant qu’elle est constitutive
du sujet. On parle aussi de liberté politique, comme auto-
downloadModeText.vue.download 631 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

629

nomie sociale, et possibilité d’opiner ou d’agir dans et sur


l’ordre public.

La liberté est un concept à deux faces quel que soit le champ


dans lequel on le pense. D’un côté, il existe une liberté
objective, déterminée négativement parce que le meilleur

moyen d’en rendre compte est de l’opposer à la contrainte.

La contrainte étant une expérience qui s’entend d’évidence,

on pourra à partir d’elle définir la liberté en physique comme


l’état d’un corps qui n’est pas soumis à un mouvement exté-

rieur, politiquement comme l’état d’un homme qui n’est pas


esclave ou prisonnier, métaphysiquement comme l’état de la
volonté qui n’est pas déterminée.

De l’autre côté, il existe une liberté subjective, qui est le

mode immédiat par lequel la conscience se rapporte à ses

actes. Cette liberté immédiate est la conscience d’un pouvoir


indéterminé de vouloir et d’une capacité de commencement

absolue 1. Mais l’immédiateté peut être une aliénation, et le


sentiment de liberté peut n’être qu’une fausse impression :

Platon fait voir comment on peut se croire libre alors que

l’on est prisonnier de l’opinion et du corps qui limite d’abord


notre connaissance au monde sensible 2. Les stoïciens, de la
même façon, montrent qu’il existe un sentiment trompeur de
la liberté qui n’est en réalité qu’un esclavage des passions. Il
y aurait donc une certitude immédiate de la liberté qui pour-
rait très bien n’être qu’une sujétion inaperçue à la nature, et
la véritable liberté serait alors celle-là seule qui est passée,
par une série de médiations, du stade de donnée brute de
la conscience à celui de réalité effectivement opposable à ce
qui n’est pas elle 3.

Le problème, c’est que ces médiations, par lesquelles

la liberté subjective s’objectivise, font partout apparaître la

contrainte. Si la liberté se réalise dans la société, c’est la loi

qu’elle rencontre comme une limitation ; dans l’action, c’est

la détermination rationnelle du bien qui la contraint, ou l’irré-

ductible présence de la liberté d’autrui ; dans la nature, c’est


le principe de raison qui lui oppose un déterminisme sinon
plus puissant, du moins plus durement réel que son senti-
ment de toute-puissance.

On peut cependant montrer que ces médiations ne vident


pas la liberté de tout contenu, mais qu’elles en font appa-
raître un niveau supérieur. La liberté est alors la marque du
caractère infini de la volonté, qui peut toujours vouloir le mal

au lieu du bien, le non-être au lieu de l’être 4. Il ne s’agit pas

d’opposer stérilement un déterminisme objectif et une liber-


té subjective, mais de montrer que les deux sont pensables

ensemble, qu’il n’y a pas de contradiction à penser le même

acte à la fois comme déterminé et comme libre 5.

▶ Il existerait alors des degrés de la liberté, non seulement au

sens d’une hiérarchie entre différents types de liberté plus ou

moins authentiques ou réels, mais aussi comme progression,

comme un travail de libération du sujet, qui sauve l’indépen-

dance de sa volonté au travers de sa reconnaissance de la

nécessité. C’est par cette reconnaissance que l’homme peut

faire de sa liberté « une solide réalité » en produisant « en


lui-même des effets qui s’accordent avec sa nature » 6. Il y a
certes là l’abandon de l’illusion d’une liberté qui nous serait
donnée, illusion qui naît de la croyance en l’opposition entre
la volonté et la raison, mais cet abandon ouvre en revanche à

la compréhension de la liberté comme le résultat d’un travail


de désaliénation.

Sébastien Bauer

✐ 1 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la


conscience, ch. III.

2 Platon, La république, livre VII, 514b-517c, trad. L. Robin, in

OEuvres complètes, tome I, 1950.

3 Hegel, G., Principes de la philosophie du droit, Introduction,


trad. J. L. Vieillard-Baron, Flammarion, Paris, 1999.

4 Descartes, R., Méditations métaphysiques, IVe méditation, GF-


Flammarion, Paris, 1992.

5 Kant, E., L’Unique fondement possible d’une démonstration


de l’existence de Dieu, IIe partie, 4e considération, trad. S. Zac,
NRF-Gallimard, Paris, 1980.

6 Spinoza, B., Court traité, II, 26, in OEuvres I, trad. C. Appuhn,


Flammarion, Paris, 1964.

! ALIÉNATION, AUTONOMIE, DÉTERMINISME, ESCLAVE, POUVOIR,


VOLONTÉ

LIBERTINISME

GÉNÉR., MORALE

Mouvement très diversifié, qui met l’accent sur une


pensée libre de toute détermination politique, religieuse,
systématique.
Ce terme issu des discours chrétiens controversiaux attaquant
des individus suspects, désigne a priori une hétérodoxie.
Ainsi, on parle d’abord des « libertins » eux-mêmes, mélangés
avec les autres catégories indésirables : athées, machiavé-
liens, schismatiques, hérétiques, etc. Calvin lui-même pour-

suivra les « libertins spirituels ». Au XVIe s., ils sont perçus

comme des sectes hérétiques : « Les Libertins, ou Quintinistes,

disaient qu’on pouvait être en apparence de toutes sortes

de Religions, sans en avoir aucune » (Moreri, Dictionnaire,


1698, art. « Hérésie », no 189). La simulation, qui relativise
toute religion et qui permet une liberté, est tout autant une

pratique d’écriture qu’une pratique sociale prudentielle. Ce


nicodémisme permet ainsi une attitude en accord extérieur
avec les conventions, un jugement et une pensée complète-
ment libres de celles-ci.

Au XVIIe s., une deuxième acception du terme s’applique


à un groupe que René Pintard a désigné comme celui des
« libertins érudits ». Son enquête, d’une grande ampleur docu-
mentaire, influence durablement la critique. Elle est centrée
autour d’un groupe constitué de La Mothe Le Vayer, Naudé,
Gassendi, Diodati, Patin, représentatif, par sa diversité même,
de la notion qui met en avant l’autonomie, la défense d’une
liberté individuelle et la séparation de la sphère privée d’avec
la sphère publique réservée au peuple crédule.

Cette diversité est présente au niveau des sources et,


donc, à celui des différents courants qui habitent le liberti-
nisme. Protéiforme, il utilise les différentes traditions natu-

ralistes, matérialistes et sceptiques comme des réservoirs


d’arguments. Parmi les relais importants, on compte Machia-
vel, Bruno, Cardan, Pomponazzi (transmis par Cremonini),
Montaigne et Charron. L’Italie est particulièrement impor-
tante, notamment l’université de Padoue, où l’on enseigne un
aristotélisme libéré de tout résidu chrétien.

On conçoit, alors, que le libertinisme délimite plus une


attitude, un ton, une tournure d’esprit qu’une école ou un
système. Sa diversité indique davantage un champ qu’une

notion canonique. Cette philosophie diversifiée, irrégulière,


downloadModeText.vue.download 632 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

630

cherche à s’affranchir de tout dogmatisme. Elle poursuit son


but critique en s’exprimant dans des domaines divers : poésie
satyrique, sciences de la nature, exégèse, histoire, érudition,
littérature, théorie politique. En explorant les puissances ima-
ginaires des institutions et de leurs mystifications ; en souli-
gnant les origines humaines des religions et des mythologies ;
en désolidarisant l’éthique de la religion (qui n’est qu’un outil
politique), le lettré indocile, incrédule (« déniaisé », « esprit

fort »), recherche un rapport au savoir qui se défie de toute


croyance, de toute superstition et de l’instrumentation des
catégories de pensée par le pouvoir. Toutefois, on a par-
fois minoré la dissidence de ce courant en le rapprochant
d’une position fidéiste (cf. Popkin) ou en en faisant la simple

production fictive du discours apologétique (cf. Godard de


Donville).

▶ Au moment même où certains travaux (par exemple, Gio-


canti) redonnent au libertinisme une légitimité philosophique
qu’on lui avait toujours déniée, tant le discours chrétien ré-
pressif (surtout celui de Garasse) ne visant que le discrédit
avait orienté la réception de ce courant, un renouveau histo-
riographique insiste pour dépasser le clivage stérile entre es-
prit et moeurs, libertinisme et philosophie (Cavaillé, Darmon).

Cela permet de mieux prendre la mesure d’un ensemble qui


ne peut s’apprécier que dans cette diversité et d’envisager

ce phénomène dans une longue durée qui va jusqu’aux

Lumières.

✐ Frédéric Gabriel1) Outils bibliographiques


Outre les bibliographies des travaux cités plus bas, comme ceux
de Pintard, Busson, Lachèvre, Bertelli, Bosco, etc., qui donnent
la majorité des sources, pour s’orienter on se reportera à :
Cavaillé, J.-P., « Libertinage, irréligion, incroyance, libre pen-
sée... » (sur les travaux parus de 1998 à 2002), in Annales, 2003.

Charles-Daubert, F., « Le libertinage et la recherche contempo-


raine », in XVIIe siècle, no 149, 1985.

Mc Kenna, A. (éd.), la Lettre clandestine, revue annuelle, Presses


de l’Université de Paris-Sorbonne, depuis 1992 [bulletin biblio-
graphique très complet].

Moreau, I., « Libertinisme et philosophie », in Revue de synthèse,


2002.

✐ Zoli, S., L’Europa Libertina (XVI-XVIII). Bibliografia gene-


rale, Firenze, 1997.2) Études
Aspects du libertinisme au XVIe s., Paris, 1974.

Battista, A. M., Alle radici del pensiero politico libertino, Milano,


1966.

Bianchi, L., Rinascimento e libertinismo. Studi su Gabriel Nau-


dé, Napoli, 1996.

Berriot, F., Athéismes et athéistes au XVIe siècle en France, Paris,

1984.

Bertelli, S., Ribelli, libertini e ortodossi nella storiografia baroc-


ca, Firenze, 1973.

Bertelli, S. (dir.), Il Libertinismo in Europa, Milano, 1980.

Bosco, D., Metamorfosi del « libertinage », Milano, 1982.

Busson, H., le Rationalisme dans la littérature française de la

Renaissance (1533-1601), Paris, 1971.

Cavaillé, J.-P., Foucault, D. (éd.), Sources antiques de l’irréligion

moderne : le relais italien. XVe-XVIIe siècles, Toulouse, 2001.

Cavaillé, J.-P., Dis / simulations. Jules-César Vanini, François


La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato
Accetto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, 2002.

Charbonnel, J.-R., la Pensée italienne au XVIe siècle et le courant

libertin (1919), Genève, 1969.

Charles-Daubert, F., les Libertins érudits en France au XVIIe siècle,


Paris, 1998.

Charles-Daubert, F., le « Traité des trois imposteurs » et « l’Esprit

de Spinoza ». Philosophie clandestine entre 1678 et 1768, Ox-


ford, 1999.

Comparato, V. I., « Il pensiero politico dei libertini », in Firpo,

L. (éd.), Storia delle idee politiche, economiche e sociali, vol. 4,

t. 1, Torino, 1980.

Comparato, V. I., « Un exemple d’individualisme moderne », in


Coleman, J. (dir.), L’individu dans la théorie politique et dans la
pratique, Paris, 1996.

Darmon, J.-C., Philosophie épicurienne et littérature au


XVIIe siècle, Paris, 1998.

Giocanti, S., Penser l’irrésolution, Paris, 2001.

Godard de Donville, L., le Libertin des origines à 1665 : un pro-


duit des apologètes, Tübingen, 1989.

Gregory, T., Theophrastus redivivus. Erudizione e ateismo nel

Seicento, Napoli, 1979.

Gregory, Paganini, Canziani, Pompeo Faracovi, Pastine (éd.),


Ricerche su letteratura libertina e letteratura clandestina nel
seicento, Firenze, 1981.

Gregory, T., Genèse de la raison classique de Charron à Des-

cartes, Paris, 2000.


Lachèvre, F., le Libertinage au XVIIe siècle, Paris, 1909-1924.

Moreau, P.-F., Mc Kenna, A. (éd.), Libertinage et philosophie au


XVIIe siècle, Saint-Étienne, série en cours de publication, six nu-
méros depuis 1996.

Mothu, A. (éd.), Révolution scientifique et libertinage, Turnhout,


2000.

Pintard, R., Le libertinage érudit dans la première moitié du


XVIIe siècle, Paris-Genève, 1983 (2e éd.).

Paganini, G., « Libertins érudits », in Canto-Sperber, M. (dir.),


Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, 1996.

Popkin, R., Histoire du scepticisme d’Érasme à Spinoza, (trad.

fr.), Paris, 1995.

Raimondi, F. P. (éd.), Giulio Cesare Vanini e il libertinismo,


Galatina, 2000.

Schneider, G., Der Libertin..., Stuttgart, 1970.

Schröder, W., Ursprünge des Atheismus. Untersuchungen zur

Metaphysik und Religionskritik des 17. und 18. Jahrhunderts,

Stuttgart, 1998.

Spini, G., Ricerca dei libertini. La teoria dell’impostura delle


religioni nel Seicento italiano, Firenze, 1983 (2e éd.).

Spink, J.-S., French free thought from Gassendi to Voltaire, Lon-


don, 1960.

Tenenti, A., « Libertinisme et hérésie du milieu du XVIe siècle au


début du XVIIe siècle », in Le Goff, J. (éd.), Hérésies et sociétés
dans l’Europe préindustrielle, XIe-XVIIIe s., Paris-La Haye, 1968.

LIBIDO

En allemand : Libido. En latin : libido, « désir, envie ».

PSYCHANALYSE

Énergie psychique de la pulsion sexuelle, « force quanti-

tativement variable qui pourrait mesurer les processus et

transpositions dans le domaine de l’excitation sexuelle ». 1

Avec la découverte de la sexualité infantile, la libido devient

un facteur énergétique général des processus psychiques.


Elle est opposée à l’énergie des pulsions d’autoconservation
(ou du moi). Selon les stades du développement – oral, sa-
dique-anal, phallique –, les sources organiques des pulsions
sexuelles et les investissements libidinaux changent, mais les
fixations et les régressions possibles déterminent l’étiologie
des névroses et leurs manifestations.

Introduisant ensuite le narcissisme, Freud distingue un


« investissement libidinal originaire du moi » 2, qui peut se
porter sur des objets extérieurs et leur être retiré (délire des
grandeurs, sommeil, etc.). D’où une balance quantitative
entre libido du moi et libido d’objet : « Plus l’une absorbe,
plus l’autre s’appauvrit. 3 »

Bien que le narcissisme remette en cause la partition pul-


sion du moi / pulsion sexuelle, Freud maintient la spécificité
sexuelle de la libido, que l’opposition des pulsions de vie et
de mort conforte : « C’est ainsi que la libido de nos pulsions
sexuelles coïnciderait avec l’Éros des poètes et des philo-
sophes, qui maintient en cohésion tout ce qui est vivant. 4 »
downloadModeText.vue.download 633 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

631

▶ « Toutes nos conceptions provisoires, en psychologie,


devront un jour être placées sur la base de supports orga-
niques. 5 » L’importance des hormones sexuelles dans la
physiologie cérébrale est reconnue de nos jours, sans que
le gouffre entre neurophysiologie et psychologie soit pour
autant comblé. Il reste la « révolution freudienne », qui a pro-
posé de surmonter le clivage corps / esprit, et qui introduit
de surcroît la dimension de la sexualité et du plaisir-déplaisir
dans l’ensemble des processus psychiques, tout en dissociant
sexualité et reproduction. Quant au bonheur, il demeure un
« problème d’économie libidinale individuel » 6.

Benoît Auclerc

✐ 1 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (1905),


G.W. V, Trois essais sur la théorie sexuelle, chap. 3, Gallimard-
Folio, Paris, pp. 157-158.

2 Freud, S., Zur Einführung des Narzismus (1914), G.W. X,


« Pour introduire le narcissisme », in la Vie sexuelle, PUF, Paris,
p. 83.

3 Ibid.

4 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips (1920), G.W. XIII, « Au-delà


du principe de plaisir », O.C.F.P. XV, PUF, Paris, p. 323.

5 Freud, S., « Pour introduire le narcissisme », op. cit., p. 86.

6 Freud, S., Das Unbehagen in der Kultur (1930), G.W. XIV, « Le


malaise dans la culture », PUF-Quadrige, Paris, p. 26.

! ÇA, ÉNERGIE, ENFANTIN / INFANTILE, ÉROS ET THANATOS, MOI,


NARCISSISME, OBJET, PULSION, RÉGRESSION

LIBRE ARBITRE
Du latin liberum arbitrium, « libre jugement », traduction du grec to au-
texousion, « maîtrise de soi ».
PHILOS. ANTIQUE

Capacité qu’a la volonté de se déterminer sans

contrainte.

Tertullien est le premier à traduire par « libre arbitre » le grec


autexousios 1, employé cinq fois seulement par Épictète pour

caractériser l’absence de contrainte extérieure 2. Mais l’expres-


sion « libre arbitre » a une connotation supplémentaire, non
seulement l’absence de contrainte, mais aussi le jugement
d’un arbitre.

C’est saint Augustin qui développe véritablement la no-


tion. Dieu a donné à l’homme le libre arbitre de la volonté
pour qu’il en fasse bon usage, c’est-à-dire pour qu’il ait une
volonté bonne et qu’il soit vertueux. Mais, puisque la volonté

est libre, l’homme peut mal agir et tomber dans le péché 3 :


ainsi l’homme, et non Dieu, est responsable du mal. Saint
Augustin avait voulu par cette doctrine combattre le mani-
chéisme, qui voyait dans le mal une substance. Toutefois
Pelage l’interpréta en faisant de l’homme le responsable du
mal, mais aussi du bien, et donc l’artisan de son propre salut.
Saint Augustin se défendit de cette conséquence : selon lui,
l’homme est responsable de sa chute, mais il ne peut se rele-
ver sans la grâce de Dieu 4.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Tertullien, De anima, 21, 6.

2 Épictète, Entretiens, II, 2, 3 ; IV, 1, 56 ; 62 ; 68 ; 100.

3 Augustin (saint), le Libre Arbitre, I, 16.

4 Augustin (saint), Révisions, I, 9, 6.

! AUGUSTINISME, DÉTERMINISME, PROHAIRESIS, STOÏCISME,


VOLONTÉ

PHILOS. RENAISSANCE

La conception humaniste de l’homme en souligne les ca-


pacités productives, la position centrale dans l’univers et sa
supériorité sur les autres créatures par sa liberté de vouloir
et surtout d’agir. Dans cette perspective, la nécessité, l’ordre
naturel ou le destin astrologique, peut être combattue par

une conduite héroïque : une résistance pugnace et des ac-

tions finalisées au sein de la communauté politique. L’indus-

tria, la capacité organisatrice et productrice de l’homme, liée

à la liberté du choix, devient la qualité éthique principale,


avec la prudence, plus traditionnelle, pour accommoder les
conditions de l’existence qui ne dépendent pas de l’homme.

C’est cette conception active que défendent autant un archi-

tecte comme L. A. Alberti 1 qu’un homme politique comme


L. Bruni 2 : Machiavel déclare même que la vertu, la téna-

cité, le projet et l’action peuvent rivaliser avec la fortuna,

qui est la chance, le hasard mais aussi l’opportunité. Cepen-


dant d’autres auteurs soulignent la dépendance de l’homme

à l’égard du fatum, du destin, interprété sous les espèces de


la Providence chrétienne. Toutefois, ils ne manquent pas de

sauvegarder, autant que faire se peut, la liberté humaine. Sur


cette voie se meuvent L. Valla 3 et P. Pomponazzi 4, en distin-

guant la prescience divine et le libre arbitre de l’homme : la

première étant un acte de pure intelligence et non de volonté,


le second un acte de volonté, une libre décision. Connaître le
futur ne signifie pas le rendre nécessaire.

Sur le plan théologique, Erasme 5, dans Diatriba de libero

arbitrio (1524) cherche à concilier la conception humaniste


de la dignité humaine avec la grâce divine. La liberté est la
volonté par laquelle l’homme cherche le salut, ou se détourne

de son chemin. La prière, le mérite, les promesses et les puni-

tions divines dont témoignent les Ecritures Saintes n’auraient

pas de sens si l’homme n’était pas libre. Le salut dépend ainsi

de la liberté de l’homme, soutenue et aidée par la grâce :

Dieu en est la cause principale, la liberté humaine la cause

secondaire.

Fosca Mariani Zini

✐ 1 Alberti, L. B., Opere volgari, éd. C. Grayson, Bari, 1960-


1973.

2 Bruni, L., Opere letterarie e politiche, éd. P. Viti, Turin, 1996.

3 Valla, L., De libero arbitrio, éd. M. Anfossi ; trad. fr. J. Choma-

rat, Dialogue sur le libre-arbitre, Paris, 1983.

4 Pomponazzi, V., Libri quinque de fato, de libero arbitrio et de

praedistinatione, éd. R. Lemay, Lugano, 1957.

5 Erasme, Opera Omnia, éd. J. Leclerc, Leyde, 1703-1706 (=Hil-


desheim, 1961-1962).
! ACTION, ARISTOTÉLISME, CAUSE, ÉTHIQUE

GÉNÉR., PHILOS. MODERNE

Liberté d’indifférence, capacité de choisir pure de toute


inclination.

! LIBERTÉ

LIEU

Du latin locus, « lieu ». En grec : topos.

GÉNÉR., LINGUISTIQUE

Dispositif argumentatif central dans la pensée d’Aris-


tote, Cicéron, Quintilien et Boèce, le lieu est progressive-
ment réduit, à partir de la Renaissance, à un thème litté-
downloadModeText.vue.download 634 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

632

raire appartenant à une certaine tradition historique et


linguistique.

Les lieux fournissent les points de vues universels, ou tout


au moins généraux, à partir desquels l’on peut tirer des
conséquences particulières, qui soient cependant crédibles
et valides. Ils sont donc des schèmes que l’argumentation
plausible ou vraisemblable, non nécessaire, utilise pour
structurer les prémisses d’un discours de sorte à aboutir à
la conclusion recherchée (par exemple le lieu : « tout ce qui
appartient à l’espèce appartient au genre »). C’est pourquoi,
pour Aristote, les lieux sont les ressources argumentatives de
la dialectique autant que de la rhétorique, même s’ils ne se
recoupent pas. Mais à partir de Cicéron les lieux sont consi-
dérés comme les « sièges » de l’argumentation rhétorique, qui
sont progressivement réduits, à partir de la Renaissance, à
des thèmes répertoriés, « communs » à la tradition littéraire. Le
philosophe contemporain H.G. Gadamer reprend en ce sens
l’héritage des lieux rhétoriques, les considérant comme les
présupposés fondateurs d’une certains culture, voire d’une
certaine Bildung.

L’argumentation dialectique et l’argumentation rhétorique


ont en commun, chez Aristote, le caractère seulement plau-
sible de leurs prémisses, si bien que les lieux fournissent
les modalités appropriées pour trouver les « meilleures » pré-
misses et construire un raisonnement cohérent. Cependant
la rhétorique et la dialectique n’utilisent pas tout à fait les
mêmes lieux, car elles visent à un genre de cohérence diffé-
rent : la rhétorique se veut persuasive, vraisemblable, tandis
que la dialectique met en forme, par l’interrogation et la réfu-
tation, un discours formellement non contradictoire. Les lieux

dialectiques occupent la plus grande partie des Topiques, et


concernent les quatre prédicables : le genre, le propre, l’acci-
dent et la différence (qui doit être mise cependant sur le
même rang que le genre, en partageant la même nature).
Par contre la partie consacrée aux lieux est beaucoup plus
réduite dans la Rhétorique (dans le livre II) et se distinguent
en : lieux qui reposent sur le possible / impossible ; lieux
construits sur l’éloge / le blâme et lieux propres à l’enthy-
mème, et qui recoupent certains lieux des Topiques. Toute-
fois, pour Aristote, le caractère probant de l’argumentation
rhétorique ne dépend pas des lieux, qui sont seulement la
condition préliminaire pour construire une argumentation
cohérente. La réduction de la preuve au lieu est une opéra-
tion propre à la rhétorique de Cicéron, qui en change consi-
dérablement le statut. En effet, Aristote avait distingué entre
les preuves techniques et les preuves extra-techniques de la
rhétorique : les premières étaient fourmes par trois éléments :
le caractère de l’orateur, la disposition affective produite par
le discours de l’orateur et l’argumentation de celui-ci. Les
secondes étaient les aveux extorqués par la torture et les té-
moignages qui ne dépend pas de la compétence de l’orateur
et ne sont pas l’objet d’une méthode (cf. Rhétorique, I, 1355
a-b). Cicéron, par contre, estime que les preuves extra-tech-
niques font partie intégrante de la stratégie argumentative et
qu’elles exigent une méthode oratoire : les aveux extraits par
la torture peuvent être en fait utilisés tant par l’accusation que
par la défense dans un tribunal. Ainsi Cicéron conçoit-il les
preuves extra-techniques comme des preuves externes mais
susceptibles d’être utilisées indifféremment pour ou contre
telle ou telle thèse (in utramque partem) : il radicalise par là
la nature juridique de la rhétorique (cf. De Oratore, II, 114-
119 ; III, 50-51 ; Partitiones oratoriae, 6-8, 51, De Inventione,
2, 48). Deux conséquences majeures s’ensuivent : d’une part,

la preuve tend à se superposer (et à se réduire) au lieu, si


bien que l’argumentum est souvent exprimé par le terme lo-

cus ; d’autre part, l’appauvrissement de l’argumentation elle-


même qui peut être réduite à une forme d’habileté consistant
à repérer les meilleurs lieux dans un répertoire donné, et
à un certain talent dans la façon d’agencer indifféremment
des arguments pour ou contre. Chez Cicéron, cette réduction
s’accompagne encore d’une exigence morale de droiture et
d’un projet encyclopédique, qui voit dans les lieux communs
la sédimentation d’une culture. Toutefois, à partir de la Re-
naissance, les lieux de la rhétorique sont de plus en plus in-
terprétés, par les hommes de lettres, comme le « trésor » dans
laquelle une certaine tradition conserve ses caractères spéci-
fiques : le lieu devient ainsi un thème propre à une culture,
il en exprime même le « goût ». C’est justement ce lien entre
les lieux, la culture et le goût fondateur d’une communauté
historique qui est repris par E.R. Curtius, sur le plan littéraire,
et par H.G. Gadamer, sur le plan philosophique : les « lieux
communs » sont le patrimoine culturel qui oriente par avance
notre compréhension du monde et fonde notre appartenance
à une certaine communauté linguistique.

Une autre direction a été inaugurée par Boèce, qui, en


particulier dans son De differentiis Topicis, reprend la no-
tion de locus, à partir de sa réflexion d’Aristote, de Cicé-
ron et de Thémiste. Tout en distinguant et en comparant les
lieux de la rhétorique et de la dialectique, le lieu est pour
lui une modalité d’argumentation spécifique qui permet de
résoudre les questions particulières : il est donc étroitement
lié à l’argumentation dialectique, formalisée dans le syllo-
gisme hypothétique, que Boèce reprend aussi bien d’Aristote
que des Stoïciens. La réflexion de Boèce sur les syllogismes
hypothétiques, c’est-à-dire conditionnels (dans la formulation
aristotélicienne : « si A est prédicat de B, et B est prédicat
de C, alors A est prédicat de C », ou bien, dans une formu-
lation stoïcienne : « Si A est, B est ; mais A est, alors B est »),

est donc dépendante de la conception spécifique des lieux.


Boèce estime que le lieu peut assurer le passage de la pré-
misse à la conclusion dans une argumentation plausible : le
lieu est en effet composé des deux parties : « la proposition
maxime » (maxima propositio) qui fonctionne comme une
proposition universelle ou très générale, ayant le rôle de la
prémisse majeure (par exemple : « si le semblable est pos-
sible, son semblable l’est aussi »), et la différence (differentia)
qui permet de ranger la proposition majeure en spécifiant le
point de vue (le genre, l’espèce, la partie etc.).

C’est cette réflexion sur le lieu comme argument qui est


repris par la dialectique humaniste, depuis L. Valla, jusqu’à
R. Agricola ou Pierre de la Ramée, avec le souci d’établir
les règles de l’argumentation plausible ou vraisemblable sans
pour autant la réduire à une forme d’habileté rhétorique.

▶ Le lieu est un schème d’intelligibilité pour construire des


raisonnements cohérents et vraisemblables. Lorsqu’il est in-
terprété comme un thème fondateur d’une culture, il perd
son pouvoir argumentatif.

Fosca Mariani Zini

✐ Agricola, R., De inventione dialectica libri tres, Cologne,

1539.

Aristote, Topiques, éd. J. Brunschwig, Paris, 1967.

Aristote, Rhétorique, éds. M. Dufour et A. Wartelle, Paris, 1931-


1973.

Cicéron, De Oratore, éd. H. Bornecque, Paris, 1932.

Cicéron, Topica, éd. H. Bornecque, 1960.

Boèce, De Topicis differentiis, éd. E. Stump, Ithaca et Londres,


1978.
downloadModeText.vue.download 635 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

633

Gadamer, H.G., Vérité et méthode (1960), trad. fr., Paris, 1996.

! ARISTOTÉLISME, DIALECTIQUE, ENTHYMÈME, RHÉTORIQUE,


SYLLOGISME
LIMITE
En grec peras, de peran, « traverser ».

GÉNÉR.

Ce qui sépare deux parties contiguës, dans l’espace


(points, lignes, surfaces) ou dans le temps (instants).

Dans sa Physique, Aristote définit la limite comme un indivi-


sible qui occupe un lieu et qui ne s’identifie pas au commen-

cement 1. En calcul infinitésimal, la limite désigne la valeur

vers laquelle converge une série continue, telle qu’il est tou-

jours possible de trouver une différence, aussi petite qu’on


voudra, entre elle et les différentes valeurs de la suite. Le

« passage à la limite » est l’opération par laquelle on passe

d’une série continue de termes convergeant vers une limite à

cette limite même. Tout en séparant, la limite unit, esquissant

le mouvement vers son propre au-delà, comme le suggère le

« paradoxe du bord » d’Archytas 2. Kant s’inspire de cette idée


pour affirmer que la critique, quoique limitant la connais-
sance à l’expérience possible, ne la conduit pas moins à la

pensée des noumènes 3. Freud a défini la pulsion comme un

« concept limite » (Grenzbegriff), à la frontière du biologique


et du psychique.

PHILOS. ANTIQUE

Employée avec son antonyme apeiron, la notion de limite


(peras) forme un doublet, fini-infini (ou limite-illimité), es-

sentiel dans de nombreuses ontologies. L’origine du concept

remonte aux pythagoriciens, qui l’incluent en première place

dans leur table des opposés, et l’identifient à l’impair (l’apei-


ron étant, quant à lui, identifié au pair) 4. Dès ce moment, le

doublet peras-apeiron est volontiers conçu comme la forme

de disjonction ultime que la pensée puisse affronter, l’expres-

sion achevée du principe de contrariété. Parménide exclura,


en conséquence, son Être de toute participation à l’apeiron

imparfait, et le montrera enserré dans les liens de la Limite 5.

Platon reprend l’opposition pythagoricienne dans son onto-

logie tardive, spécialement dans le Philèbe : l’être en devenir


est un mixte de peras et d’apeiron 6.

Christophe Rogue

✐ 1 Aristote, Physique, 185b18, 209a9, 264b27.

2 Simplicius, Commentaire sur la physique d’Aristote, 467, 26,


Diels.

3 Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future, § 57.

4 Aristote, Métaphysique, I, 5, 986a22 sqq. (= L’École pythagori-

cienne, B 5, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Paris, La


Pléiade, 1988) ; Physique, 203a10 (L’École pythagoricienne, B

28, in J.-P. Dumont, op. cit.).

5 Parménide, B 8 (J.-P. Dumont, op. cit.), v. 42-49.

6 Platon, Philèbe, 26d.

MATHÉMATIQUES

Soit f une fonction réelle, f admet l pour li-

mite, lorsque x tend vers x0 si et seulement si : :


∀ ε>0, ∃η>0 ∀x ∈ ]x0 – η, x0 + η[ – {x0}, | f(x) – l | < ε
Plus généralement, on dit qu’une application f d’un en-
semble E dans un espace topologique E′ tend vers l sui-
vant le filtre de base B sur E si : pour tout voisinage V de

l, il existe un élément de la base du filtre dont l’image est


incluse dans V.

La notion de limite apparaît en mathématiques bien avant

ces mises au points analytiques et topologiques. Dans les


Éléments d’Euclide, la limite est thématisée dès le livre pre-

mier : « Les limites d’une ligne sont des points » (déf. 3), ou :
« Les limites d’une surface sont des lignes » (déf. 6). Avec la
définition complémentaire de frontière : « Une frontière est ce
qui est limite de quelque chose » (déf. 13), l’auteur euclidien

peut entamer l’étude des figures géométriques.

La notion de limite est aussi fondamentale pour toute

appréhension de l’idée de continuité, ce qui se trouve déjà


chez Aristote, pour qui la définition du point et de l’instant

comme limites permet de penser la continuité de l’espace et

du temps.

Les mathématiciens, notamment à partir de Leibniz et de

Newton, installent cette notion de limite au coeur du calcul,


ouvrant la voie aux méthodes de dérivation et d’intégration.

L’étude des convergences de séries est une des voies d’accès

à ce succès, l’autre étant l’élucidation de l’idée de variable,

soumise à des accroissements « aussi petits que l’on veut ».

Il faudra les travaux de d’Alembert, puis de Cauchy (1789-

1857) et de Weierstrass (1815-1897) pour doter le concept

de limite d’une définition rigoureuse, grâce, notamment, à la

distinction entre la limite et la limite uniforme.

Vincent Jullien

LOGICISME

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Tendance doctrinale, apparue à l’aube du XXe s., consis-


tant à utiliser les ressources de la logique nouvelle pour y
réduire les mathématiques.

La Begriffsschrift de Frege présente les calculs des proposi-

tions et des prédicats en même temps qu’elle esquisse déjà

une réduction logique de l’arithmétique 1. Ce projet de fonder


les vérités arithmétiques (théorie des nombres), puis celles

de l’analyse (théorie des réels) sur la seule axiomatique de la

nouvelle logique, poursuivi dans les Grundlagen der Arith-

metik 2 et les Grundgesetze der Arithmetik, se heurta à la dé-

couverte russellienne du paradoxe des classes qui mettait en

cause le fondement logique lui-même 3.

Dans la mesure où la théorie russellienne des types four-

nissait un moyen d’éviter ces paradoxes logiques, le projet


logiciste redevenait possible. La gigantesque entreprise des
Principia Mathematica 4 consista, après exposition de l’axio-
matique logique, à y réduire l’ensemble du discours mathé-
matique, géométries comprises (Frege tenait encore la géo-
métrie pour une science synthétique a priori). Il s’agissait
alors de définir logiquement tous les concepts mathéma-
tiques et de démontrer logiquement tous les axiomes mathé-
matiques. Par exemple, le concept de nombre cardinal peut
se réduire à une construction logique en termes de classes
équinumériques à une classe donnée. Ainsi, 2 est la classe de

toutes les classes équinumériques à une paire (contrairement


à ce que clamait Poincaré, il n’y a là aucun cercle : l’équinu-
méricité se définit comme une relation biunivoque et la paire
{x, y} est définie à partir de la simple relation de différence :
(x – y). La réduction ne put cependant être poussée jusqu’au
bout, la démonstration des propositions mathématiques re-
quérant en définitive des engagements existentiels étrangers
downloadModeText.vue.download 636 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

634

à la logique pure. C’est notamment le cas de l’axiome de


l’infini qui engage sur l’existence d’une infinité d’objets ou de
l’axiome multiplicatif qui impose l’existence d’une procédure
de choix pour constituer des appariements entre classes infi-
nies indispensables pour définir l’opération arithmétique de
multiplication (équivalent de l’axiome de choix).

À la même époque, vers 1915, la découverte de logiques


non standards (tri- puis plurivalentes, intuitionnistes, etc.)
mirent fin à la croyance initiale en l’absoluité et en l’univer-
salité de la logique frégéo-russellienne. C’est le « fondement »
logique lui-même qui s’écroulait.

D’autres stratégies fondationnelles étaient possible : celle,


formaliste, de Hilbert consistait à n’imposer au jeu formel que
des contraintes métamathématiques de consistance, de com-
plétude et de décidabilité (l’arithmétique et l’analyse reposent
alors sur l’axiomatique des ensemble Zermelo-Fraenkel) ;
celle, intuitionniste, de Brouwer exigeait la constructibilité
des objets et la prouvabilité des thèses. Chacune à son tour se
heurta à des difficultés : la découverte des théorèmes de limi-
tation pour le formalisme, l’impossibilité de rendre compte de
l’ensemble des mathématiques pour l’intuitionnisme.

▶ Si aujourd’hui le logicisme est pratiquement abandonné,


l’exigence de rigueur et de précision qu’il incarna joua un
rôle crucial dans le développement des sciences formelles

comme dans le traitement des questions de philosophie

mathématique.

Denis Vernant

✐ 1 Frege, G., Begriffsschrift (1879), trad. Sinaceur, H., des 12


premiers § in Logique et fondements des mathématiques, Rivenc,
F., et de Rouilhan, P., éd., Payot, Paris, 1992, pp. 93-129.

2 Frege, G., Fondements de l’arithmétique (1884), trad. fr. Im-


bert, C., Seuil, Paris, 1969.

3 Iéna, 1883 puis 1903. Après communication par Russell du


paradoxe des classes, Frege ajouta un appendice au deuxième
volume et abandonna ensuite le projet du troisième.

4 1910, 1912, 1913, seconde éd. 1927, rééd. partielle in Princi-


pia mathematica to *56, Cambridge UP, 1962. Cf. aussi Intro-
duction à la philosophie mathématique, trad. Rivenc, F., Payot,
Paris, 1991.
Voir-aussi : Largeault, J., Logique et philosophie chez Frege,
Nauwelaerts, Paris, 1970.

Vernant, D., la Philosophie mathématique de B. Russell, Vrin,


Paris, 1993.

! CLASSES (PARADOXES DES), FORMALISME, INTUITIONNISME,


MÉTALOGIQUE, NOMBRE, THÉORÈME, TYPES (THÉORIE DES)

LOGIQUE

Du grec logikos, dans les expressions logikê épistêmê (ou pragmateia) ou


logikon meros.

La logique est, dit-on, sortie toute faite du cerveau d’Aristote. Ainsi en


est-il de ce vaste ensemble que l’on nomme la logique classique. Cette
dernière a produit dès les Premiers Analytiques une théorie de la dé-
monstration formelle complète en son genre : la syllogistique. Mais la
logique est donnée, chez Aristote, avec une première analyse des parties
du langage : celle, rationnelle, des manières de conclure en vertu de la
seule forme se nomme apophantique. Celle qui regarde la construc-
tion des énoncés se nomme grammaire et se trouve distribuée entre
les traités des Catégories, de l’Interprétation et des Topiques. Portée à
sa plus grande efficacité avec l’introduction de la notion de modèles et
celle d’interprétation des modèles qui fait passer la logique du calcul
des propositions à celui des prédicats, le développement d’une logique
mathématisée conduit au XIXe s. à la formulation d’axiomatiques censées
fournir aux mathématiques elles-mêmes l’ordre et la rigueur d’une unité
formelle qui lui faisait (et qui lui fait encore) défaut La crise des
fonde-
ments ainsi ouverte par la promotion de la sémantique au rang d’index
mathematicis n’enthousiasma que très peu – doux euphémisme – les

mathématiciens, qui, tels Poincaré, ne désiraient pas réduire les mathé-


matiques à un corps de propositions déductibles en droit de la logique
seule. Ni la sémantique, ni le logicisme ou logistique au sens de Russell
et Whitehead, ni la métamathématique de Hilbert n’ont réussi à faire de
la logique contemporaine la source vivante de l’esprit mathématique.
L’incomplétude des systèmes formels établie par Gödel, mais aussi les
résultats de Church montrent en effet que seuls les systèmes formalisés
ouverts (ceux dont toutes les branches ne sont pas calculables au sens
de l’axiomatique) présentent un intérêt pour les mathématiques. Ces
dernières ne sont sans doute pas constituées par de simples interpré-
tation des modèles de la sémantique elles construisent elle-mêmes des
structures formelles à partir de ce qui peut (ou ne peut pas) être dé
montré, produisant des contenus irréductibles à toute science générale
visant à ordonner les lois de la pensée.

PHILOS. ANTIQUE

Partie de la philosophie relative au logos (raison ou lan-


gage) comprenant la dialectique, la rhétorique et, dans cer-
tains cas, la théorie du critère (épistémologie).

C’est l’académicien Xénocrate (396-314 av. J.-C.) qui a le pre-


mier divisé la philosophie en logique, en éthique et en phy-
sique. Cette division n’existe en effet chez Aristote que sous

la forme d’une division des problèmes, et non pas comme


division de la philosophie 1. La logique comme logikon me-
ros, partie rationnelle de la philosophie, a été développée
par les stoïciens à partir de Chrysippe, surtout dans l’une de
ses parties, la dialectique. L’existence d’une partie logique
de la philosophie est rejetée par Épicure, chez qui la place
de la logique est occupée par une canonique 2, et les péripa-
téticiens soutiennent que la discipline logique, logikê prag-
mateia, est un instrument, organon, de la philosophie et
non pas une partie 3. Le néoplatonisme opposera la logique
comme discipline formelle à la dialectique comme science
de l’intelligible 4.

▶ Le sens antique du terme est assez éloigné du sens mo-

derne, qui correspond plutôt à la partie sur les signifiés de la


dialectique stoïcienne.

Jean-Baptiste Gourinat

✐ 1 Aristote, Topiques, I, 14, 105b19-29, trad. J. Tricot 1950,


Vrin, Paris.

2 Diogène Laërce, Vie des philosophes illustres, X, 29-31, trad.

R. Genaille, 1965, Flammarion, Paris.

3 Alexandre d’Aphrodise, Commentaire des Premiers Analy-


tiques d’Aristote, pp. 1-4.

4 Plotin, Ennéades, I, 3, 4.

! ARISTOTÉLISME, CRITÈRE, DIALECTIQUE, RHÉTORIQUE,


STOÏCISME

∼ LOGIQUE CLASSIQUE

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

La logique contemporaine est née avec la publication de

la Begriffsschrift [Idéographie] de Frege, en 1879. Elle s’est

rapidement développée, donnant naissance aux trois vo-


lumes des Principia Mathematica, où Russell et Whitehead
tentèrent de réduire toutes les mathématiques à la nouvelle
logique qui comprenait le calcul des propositions ainsi que
le calcul des prédicats monadiques et polyadiques (relations).
Chacun de ces calculs se présente aujourd’hui comme un
système déductif complètement formalisé, analysable selon
trois dimensions : 1) la syntaxe (relevant de la théorie de
la démonstration), composée d’un alphabet et des règles de
formation des formules, ainsi que des axiomes et des règles
de déduction des théorèmes ; 2) la sémantique (théorie des
modèles), comprenant les règles d’interprétation et de vali-
downloadModeText.vue.download 637 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

635
dation des formules ; 3) enfin la métalogique, qui assure la
consistance, la complétude et la décidabilité du système.

Cette logique s’est imposée par sa puissance analytique


et sa fécondité au point de devenir classique et d’être débor-
dée par une efflorescence de systèmes nouveaux qui en sont
soit des présentations différentes (par exemple déduction
naturelle, logique dialogique), des extensions (logique des
modalités aléthiques, déontiques, épistémiques, temporelles,
etc.), soit enfin des alternatives (logique tri- et plurivalentes,
intuitionniste, floue, dynamique, méréologie, etc.).

Il en résulte qu’il n’est plus possible, comme le faisaient


encore Frege, Russell et Wittgenstein, de parler de la logique
au singulier et de la tenir pour la science « des lois de l’être
vrai » (Frege). La pluralité de logiques incompatibles est un
fait qui pose la question de la logicité des différents systèmes
en même temps qu’elle témoigne éloquemment de l’extrême
vivacité de cette science formelle.

Denis Vernant

✐ Gochet, P., et Gribomont, P., Logique, Hermès, Paris, vol. 1,


1990.

Quine, W. V. O., Méthodes de logique, A. Colin, Paris, 1972.

! LOGIQUE, COMBINATOIRE, INTUITIONNISME, LOGIQUE LIBRE,


MÉRÉOLOGIE, MÉTALOGIQUE, SÉMANTIQUE, SYNTAXE

∼ LOGIQUE COMBINATOIRE

LOGIQUE

Discipline qui traite des règles de combinaison de sé-


quences de symboles quelconques.

Dès 1920, M. Schönfinkel proposa d’éliminer toutes


les variables (non les métavariables) des calculs stan-

dards 1. Par exemple, la définition usuelle du conditionnel

p ! q = Df ¬ p v q ne dépend en rien des variables proposi-


tionnelles p et q. On peut la réécrire en notation polonaise :
Cpq = Df ANpq et omettre les variables pour ne considérer que
les opérateurs : C = Df AN. En 1929, H.B. Curry 2 développa une
logique fondée sur le concept de combinateur, conçu comme
une action de transformation d’une séquence de symboles en
une autre obtenue par combinaison : Xx 1, ... Xxn ! y 1, ... yn.

On admet par exemple :

Ix ! x (Identificateur)

Cxyz ! xzy (Permutateur).

On peut alors définir toutes les opérations de la logique


standard. Ainsi, la converse d’une relation (si xRy alors yRCx)
s’obtient aisément à partir du Permutateur : RC = CR.
La logique combinatoire admet quelques applications en

sciences humaines (par exemple en linguistique), mais son


intérêt majeur demeure spéculatif : elle constitue une « pré-
logique » permettant d’expliciter et de formaliser les opéra-

tions (par exemple, les règles de substitution) qui demeurent

implicites dans les logiques habituelles.

Denis Vernant

✐ 1 Schönfinkel, M., « Sur les éléments de construction de la


logique mathématique » (1924), trad. Vandevelde, G., Mathé-
matiques, Informatique et Sciences de l’homme, no 112, 1990,
pp. 5-26.

2 Curry, H. B., et Feys, R., Combinatory Logic 1, North-Holland

Publ. Comp., 1958.

Voir-aussi : Ginisti, J.-P., la Logique combinatoire, PUF, Paris,

1997.

! COMBINATOIRE

∼ LOGIQUE ÉPISTÉMIQUE

LOGIQUE

Variété de logique modale dans laquelle l’opérateur de


nécessité, noté ici K, est destiné à formaliser l’expression

« x sait que ».

Créée en 1962 par Hintikka 1, la logique épistémique usuelle


est caractérisée par les trois axiomes suivants : la véracité
KA □ A (« tout ce qui est su est vrai »), l’introspection positive
KA □ KKA (« ce qui est connu est connu comme connu ») et
l’introspection négative ¬KA □ K ¬KA (« ce qui est inconnu
est connu comme inconnu »). Plus récemment, des logiques
« multi-épistémiques » ont été proposées, dans lesquelles la
modalité de connaissance est relativisée à des agents déter-
minés (KiA se lit « l’agent i sait que A »). On peut alors définir
de nouvelles modalités, dont la connaissance universelle (

signifie que chacun, dans le groupe G, sait que A) et la

connaissance commune, ou notoriété publique

igni-

fie que, dans le groupe G, chacun sait que A, chacun sait


que chacun sait que A, chacun sait que chacun sait que cha-
cun sait que A, etc.). Ces modalités, dont les caractéristiques

formelles sont activement investiguées, sont aujourd’hui très


largement utilisées dans l’étude des performances cognitives
des collectivités d’agents.

Jacques Dubucs

✐ 1 Hintikka, J., Knowledge and Belief. An Introduction to the


Logic of the Two Notions, Cornell University Press, Ithaca et
Londres, 1962.

Voir-aussi : Dubucs, J., « The Logical Way of Describing Socie-


ties », Revue internationale de systémique, VIII, 1994, pp. 123-
134.

∼ LOGIQUE DU FLOU

LOGIQUE

! FLOU

∼ LOGIQUE INTENSIONNELLE

LOGIQUE

! INTENSIONNELLE (LOGIQUE)

∼ LOGIQUE LIBRE

LOGIQUE

L’interprétation classique de la quantification existentielle

est objectuelle : elle suppose au moins un objet dont la réalité

(empirique, fictionnelle, etc.) doit être initialement admise.

S’impose un engagement ontologique sur les valeurs des va-

riables quantifiées existentiellement. La vérité de Ex (x est

un homme) requiert la réalité d’au moins un individu, par

exemple Socrate.

Mais on peut aussi adopter une interprétation purement


substitutionnelle. Déjà Lesniewski avait admis une quantifi-
cation particulière prenant ses valeurs sur un domaine de

simples inscriptions. L’idée, reprise par R. Barcan-Marcus 1,


donna naissance à la logique libre qui n’impose plus qu’un
engagement sur des mots. « Pégase » n’est plus le nom d’un
individu, mais une simple marque, et la vérité de la phrase
« Pégase est un cheval ailé » requiert simplement que le mot

« Pégase » rende vraie la fonction « x est un cheval ailé »


downloadModeText.vue.download 638 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

636
dans Ex (x est un cheval ailé). La question de la référence
éventuelle de certaines marques ne relève pas d’une décision
proprement logique 2. La logique se libère ainsi de tout enga-
gement ontologique.

Denis Vernant

✐ 1 Barcan-Marcus, R., « Nominalism and the Substitutional


Quantifier », The Monist, vol. 61, no 3, 1979.

2 Kripke, S., « Is There a Problem about Substitutional Quan-

tification ? », in Truth and Meaning : Essays on Semantics,


M. G. J. Evans et J. H. McDowell (éd.), Clarendon UP, Oxford,
1976.

! EXISTENCE, QUANTIFICATION

∼ LOGIQUE MODALE

LOGIQUE

Variété de logique consacrée à l’étude formelle des

opérateurs de modalité comme la nécessité et la possibilité.

Inaugurée par Aristote 1, la logique modale traite des notions


de nécessité, de possibilité, de contingence et d’impossibilité,
qui ont entre elles les relations suivantes : le possible est ce
dont la négation n’est pas nécessaire, le contingent est ce
qui est possible et dont la négation est également possible,
l’impossible est ce dont la négation est nécessaire. L’apport
médiéval à ce domaine a notamment consisté à distinguer
deux emplois de la modalité : de re, lorsque la modalité mo-
difie le prédicat, comme dans « a est nécessairement ɸ », et
de dicto, lorsqu’elle détermine la nature de l’énoncé, comme
dans « il est nécessaire que a soit ɸ ». Écartées par Frege, qui
les voyait plutôt se rapporter à la théorie de la connaissance
qu’à la logique, les modalités ne reçoivent un traitement
sémantique convaincant qu’au début des années 1960, où
Kripke 2 en propose une interprétation qui généralise l’idée
leibnizienne selon laquelle la nécessité est la vérité dans tous
les « mondes possibles ».

Jacques Dubucs

✐ 1 Aristote, Premiers Analytiques, trad. J. Tricot, Vrin, Paris,


1966, livre I, chap. 8-22.

2 Kripke, S., « Semantical Analysis of Modal Logic I (Normal Mo-


dal Propositional Calculi », Zeitschrift für mathematische Logik
une Grundlagen der Mathematik, IX, 1963, pp. 67-96.

Voir-aussi : Chellas, B. F., Modal Logic. An Introduction, Cam-


bridge University Press, 1984.

∼ LOGIQUE MULTIVALENTE

LOGIQUE
Variété de logique propositionnelle dans laquelle les
formules peuvent prendre d’autres valeurs encore que les
valeurs de vérité classiques « vrai » et « faux » ; ainsi, la lo-
gique trivalente considère l’attribution d’une tierce valeur
I, « indéterminée ».

Non « classiques », les logiques multivalentes ont été intro-


duites pour traiter les cas où l’attribution de l’une des deux
valeurs V et F est problématique, soit parce que nous igno-
rons la valeur de vérité de l’énoncé, soit même parce qu’il
est douteux qu’il en possède une bien déterminée, comme il
arrive avec les « futurs contingents » (il y a aura demain une
bataille navale) ou avec les phrases paradoxales (la présente
phrase est fausse, qui est une phrase fausse si elle est vraie,
et vraie si elle est fausse). Dans de telles logiques, certains

principes classiques, comme le principe du tiers exclu A ou

non-A ou le principe de non-contradiction Non(A et non-A),


cessent d’être valides.

Jacques Dubucs

✐ Lukasiewicz, J., « On Three-Valued Logic », in St. McCall (éd.),


Polish Logic 1920-1939, Oxford University Press, 1967, pp. 16-
18.

! LOGIQUES NON CLASSIQUES

∼ LOGIQUES NON CLASSIQUES

LOGIQUE

La prolifération de systèmes « non classiques » est l’un


des phénomènes les plus spectaculaires de l’histoire récente

de la logique. Traditionnellement confinée à l’étude formelle


des mathématiques, l’analyse logique s’applique aujourd’hui

à des domaines aussi divers que l’informatique, l’intelligence

artificielle, la théorie du comportement économique ou la


linguistique. Cette diversité conduit à étendre la logique clas-

sique ou à réviser certains de ses principes fondamentaux.

Les extensions de la logique classique sont des systèmes

formels conçus pour élargir les capacités expressives de la

logique traditionnelle en enrichissant son vocabulaire de base

et en définissant des modes d’inférence spécifiques pour les

énoncés rédigés dans ce lexique agrandi. Tous les théorèmes

classiques y restent démontrables, et les seuls nouveaux théo-

rèmes sont ceux qui s’énoncent à l’aide du vocabulaire éten-


du. Ces extensions sont elles-mêmes de deux sortes. Le cas le
plus simple est celui où l’on élargit la quantification usuelle,
dite du « premier ordre », qui porte exclusivement sur les
individus, et où l’on autorise des quantificateurs portant sur
des ensembles d’individus (logique du « second ordre »), ou

même des ensembles d’ensembles d’individus, etc. (« théo-


rie des types »). À vrai dire, la nécessité de cette extension

procède déjà de la considération des mathématiques elles-

mêmes, puisqu’une notion familière comme celle de « bon

ordre » (un ensemble est bien ordonné si chacune de ses par-

ties non vides possède un premier élément) ne peut visible-


ment pas être exprimée dans un langage du premier ordre.

Au reste, Frege lui-même, lorsqu’il écrivait l’ouvrage 1 qui mar-


qua le renouveau de la logique à la fin du XIXe s., utilisait li-

brement ce genre de quantification, et ce n’est que bien après

lui que le calcul des prédicats du premier ordre en vint à être

considéré comme l’expression même de « la » logique clas-


sique. Lorsque l’on entend la quantification d’ordre supérieur

dans son sens dit standard, c’est-à-dire lorsque les variables


de second ordre parcourent exactement les sous-ensembles

du domaine d’individus, cette logique étendue ne possède

pas les « bonnes » propriétés satisfaites par le fragment du


premier ordre. En particulier, elle n’est pas complète : il ne

peut exister de système formel dont les théorèmes recou-

vrent exactement l’ensemble des formules valides dans cette

sémantique. En revanche, de telles « bonnes propriétés » sont

retrouvées si l’on retient l’interprétation dite non standard de

la quantification d’ordre supérieur, dans laquelle les variables


de second ordre parcourent simplement des objets de catégo-
rie différente de celle des individus du domaine. Moyennant
cette dernière sémantique, la logique d’ordre supérieur peut

être considérée comme un simple raffinement de la logique


downloadModeText.vue.download 639 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

637

classique, consistant à prendre en considération plusieurs


types d’objets et non un seul.
Assez différent est le cas des extensions obtenues en ad-
joignant au vocabulaire classique des opérateurs de modalité,
comme la nécessité (□ A se lit « Il est nécessaire que A ») ou la
possibilité (◊ A se lit « Il est possible que A »). À l’inverse des
connecteurs classiques, qui sont vérifonctionnels (ainsi, la va-
leur de vérité de la négation ¬A est une fonction de la seule
valeur de vérité de A), les opérateurs modaux permettent de
former des expressions dont la valeur de vérité ne se déduit
pas de celle de leurs composants. Aussi a-t-on dû créer, pour
les logiques modales, une sémantique originale : les formules
sont évaluées non pas « absolument », mais en chaque point
(« monde possible ») d’un certain espace, la formule □ A étant
alors réputée vraie dans un monde w donné lorsque A est
vraie dans tous les mondes reliés à w de manière appro-
priée, et dans ce cas seulement. Cette sémantique, qui géné-
ralise l’idée leibnizienne selon laquelle une proposition est
nécessaire lorsqu’elle vaut dans tous les mondes possibles,
fournit un vaste domaine d’applications de la logique aux
discours comportant des locutions comme croire que, savoir
que, etc., donnant lieu selon les cas à diverses branches de
la logique modale, comme la logique « épistémique » ou la
logique « doxastique ».

À côté de ces deux variétés d’extensions de la logique


classique, on trouve également des logiques « déviantes »,
supposer rivaliser avec elle ou s’y substituer. Le signe distinc-
tif de ces systèmes est que certains théorèmes classiques, par
exemple le principe du tiers exclu A v ¬A sont plus démon-
trables. On notera qu’ils n’en deviennent pas réfutables pour
autant, le logicien « déviant » se contentant de s’abstenir d’as-
serter certains énoncés classiques, mais n’allant évidemment
pas jusqu’à asserter leur négation. À cette catégorie appar-
tiennent, par exemple, la logique intuitionniste, les logiques
multivalentes et la plupart des « logiques du flou ».

Jacques Dubucs

✐ 1 Frege, G., Begriffschrift (1879), trad. in F. Rivenc et P. de

Rouilhan (éd.), Logique et fondements des mathématiques. An-


thologie (1850-1914), Payot, Paris, 1992, pp. 93-129.

Voir-aussi : Dubucs, J., « Logiques non classiques », in Diction-

naire des mathématiques, Encyclopaedia Universalis et Albin


Michel, Paris, 1998, pp. 319-362.

! INTENSIONNELLE (LOGIQUE), INTUITIONNISME, LOGIQUES DU


FLOU

∼ LOGIQUE QUANTIQUE

LOGIQUE

! QUANTIQUE (LOGIQUE)

∼ LOGIQUE TEMPORELLE
Calque de l’anglais tense logic.

LINGUISTIQUE, LOGIQUE
Système logique comprenant un langage formel sus-
ceptible d’exprimer des relations temporelles entre des
événements, ainsi qu’une interprétation pour ce langage.

C’est à A. Prior qu’on doit le développement des logiques


temporelles 1. Prior construit le langage formel d’une logique
temporelle en ajoutant des opérateurs temporels, « P » et
« F », au langage de la logique propositionnelle, mais on peut

généraliser sa théorie en les ajoutant à un langage du pre-


mier ordre. Intuitivement, « P » est l’analogue formel du passé
simple en français, et « F » celui du futur. Formellement, il

s’agit d’opérateurs phrastiques, semblables à « nécessaire-


ment » ou à « possiblement » dans les logiques modales. On
peut paraphraser « Pp » par « ce fut le cas que p », et « Fp »

par « ce sera le cas que p ». Afin d’interpréter ces opérateurs,

il faut disposer d’une structure temporelle, c’est-à-dire d’un

ensemble d’entités nommées des instants, totalement ordon-

nés par une relation de précédence temporelle. Un modèle

M pour le langage de la logique temporelle peut dès lors être

conçu comme une paire composée d’une part d’une struc-

ture temporelle, et d’autre part d’une fonction d’interpréta-

tion au sens classique. Les conditions de vérité des formules

complexes dans lesquelles figurent P ou F, relativement à un

modèle M, ressemblent fort à celles des formules modales, la

quantification sur les instants remplaçant dans le métalangage


la quantification sur les mondes possibles : (1) Pɸ est vraie
dans M au moment t si et seulement s’il existe t′ tel que t est
antérieur à t′ et ɸ est vraie dans M à t′ ; (2) Fɸ est vraie dans
M au moment t si et seulement s’il existe un instant t′ tel que
t′ est antérieur à t et ɸ est vraie dans M à t′.

La logique temporelle a subi deux attaques, l’une philo-


sophique 2, l’autre linguistique 3. Philosophiquement, la consé-
quence majeure de l’adoption de l’analyse priorienne des
temps linguistiques réside dans la relativisation aux instants,
ou points temporels, du prédicat « est vrai ». Cela conduit
cependant à s’interroger sur l’objet auquel ce prédicat lui-
même s’applique : peut-on dire de façon cohérente que des
contenus propositionnels soient vrais non pas de façon abso-
lue, mais relativement à des instants ? G. Evans répond par
la négative à cette question. Les linguistes se sont interrogés
sur la capacité d’un système tel que celui de Prior à refléter
la nature anaphorique des temps linguistiques. Une succes-
sion de phrases au passé simple, dans un discours, exprime

en général une succession d’événements ordonnés les uns


relativement aux autres ; mais la logique de Prior apparaît de
prime abord incapable d’exprimer cette cohésion temporelle
du discours, puisqu’une quantification différente, et indépen-
dante de toutes celles qui l’ont précédée, correspond dans
le métalangage à chaque occurrence d’une phrase au passé
simple.

Pascal Ludwig

✐ 1 Prior, A., Past, Present and the Future, Clarendon Press,


Oxford, 1967.

2 Evans, G., « Does Tense Logic Rest upon a Mistake ? », in Col-


lected Papers, Oxford University Press, 1985.

3 Partee, B., « Nominal and Temporal Anaphora », Linguistics


and Philosophy, 7, pp. 243-286, 1984.

Voir-aussi : Kamp, H., et Reyle, U., From Discourse to Logic,


Kluwer, Dordrecht, 1993.

! ANAPHORE, LOGIQUE, LOGIQUE MODALE, MONDE, TEMPS

∼ LOGIQUE ET MATHÉMATIQUES

LOGIQUE

La logique entretient avec les mathématiques un double


rapport. D’inclusion tout d’abord, puisqu’elle constitue au-
jourd’hui une branche particulière des mathématiques, et
qu’elle en partage la méthode démonstrative. D’application
ensuite, puisque les questions relatives aux fondements des
mathématiques ont été à l’origine de sa renaissance à la fin du
downloadModeText.vue.download 640 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

638

XIXe s., et qu’elles continuent à constituer une grande partie


des problèmes dont elle traite.

Les divers systèmes qui formalisent les mathématiques


sont eux-mêmes envisagés par la logique de deux points de
vue distincts, qualifiés respectivement de sémantique et de
syntaxique, selon que l’on prend ou non en considération le
rapport entre les formules et les diverses interprétations dont
elles sont susceptibles. Les notions centrales de la séman-
tique sont celles de satisfaction (dans une structure) et de
validité ; celles de la syntaxe sont celles de démonstration

et de déduction. La relation entre ces deux perspectives est

précisée par les théorèmes de complétude ou d’incomplé-


tude, qui déterminent si toutes les formules valides dans les
structures d’un certain type sont ou non démontrables dans
un système formel donné.
Historiquement, la sémantique (ou théorie des modèles)

prend sa source dans les recherches menées au XIXe s. sur

les fondements de la géométrie, lorsque les mathématiciens

avaient entrepris d’examiner systématiquement toutes les


interprétations du vocabulaire primitif de la géométrie dans
lesquelles les axiomes usuels étaient vrais (la découverte des
géométries « non euclidiennes » consista justement à remar-
quer qu’il existait des interprétations de ce type dans les-

quelles le cinquième postulat d’Euclide était faux, ce qui éta-

blit l’« indépendance » de ce postulat par rapport aux autres

axiomes). Au cours du XXe s., d’autres secteurs des mathé-

matiques ont fait l’objet d’investigations sémantiques appro-


fondies ; ainsi, l’une des applications les plus fameuses de
la théorie des modèles a consisté à montrer que l’axiome du
choix et l’hypothèse du continu étaient à la fois consistants
avec les autres axiomes de la théorie des ensembles et indé-
pendants d’eux.

De son côté, la syntaxe (ou théorie de la démonstration,


ou encore métamathématique) a été immédiatement utilisée
par son fondateur, D. Hilbert 1, dans un vaste programme
visant notamment à établir la consistance de l’arithmétique
sans jamais recourir à la considération du sens des énon-
cés mathématiques. Bien que les résultats d’incomplétude de
Gödel aient montré que ce programme ne pouvait être mené
à bien sous sa forme originale, les recherches relatives à la
structure logique des démonstrations mathématiques ont été

activement poursuivies. En particulier, Gentzen 2 a montré les


conditions dans lesquelles une preuve arithmétique pouvait
être transformée en une preuve dite « directe » ou « sans cou-
pure ». Dans la période récente, ces travaux ont été large-
ment utilisés dans l’étude théorique des programmes infor-
matiques, rejoignant ainsi un troisième secteur de la logique
mathématique, à savoir la théorie générale de la calculabilité
par algorithmes, inaugurée par Turing 3 dans les années 1930.
À l’actif de cette dernière, il convient de mentionner certains
résultats d’insolubilité relatifs des questions mathématiques
fameuses ; ainsi, il a été établi en 1970 qu’il ne pouvait exis-
ter de méthode mécanique pour déterminer si une équation
« diophantienne » possède ou non une solution en nombres
entiers. Ce résultat, qui tranche par la négative une question
posée par Hilbert soixante-dix ans plus tôt, illustre assez bien
l’impact de la logique contemporaine sur les mathématiques.

Jacques Dubucs

✐ 1 Hilbert, D., « Sur l’infini » (1925), in J. Largeault (éd.), Lo-


gique mathématique, textes, A. Colin, Paris, 1972, pp. 215-245.

Gentzen, G., « La consistance de l’arithmétique élémentaire »


(1935), in J. Largeault (éd.), Intuitionnisme et théorie de la dé-
monstration, Vrin, Paris, 1992, pp. 286-357.

3 Turing, A. M., « Sur les nombres calculables, avec une applica-


tion à l’Entscheidungsproblem » (1936), in J.-Y. Girard (éd.), la
Machine de Turing, Seuil, Paris, 1995.

Voir-aussi : Kleene, S. C., Logique mathématique, A. Colin, Paris,


1971.

! ARITHMÉTIQUE, CALCULABILITÉ, COMPLÉTUDE, CONSISTANCE,


COUPURE, DÉDUCTION, DÉMONSTRATION, GÖDEL (THÉORÈME
DE), INTERPRÉTATION, MÉTAMATHÉMATIQUE, MODÈLE,
SATISFACTION

LOGIQUE (IDENTITÉ)

! IDENTITÉ

LOGOS

Substantif grec qui signifie : 1. « parole, discours », latin vox, oratio ;


2. « raison », latin ratio. Logos dérive du verbe legein, qui signifie
initiale-
ment « rassembler »1 « compter » 2, puis « dire, raconter ».

PHILOS. ANTIQUE

La notion de logos est polysémique. Trois orientations sé-


mantiques principales peuvent cependant être distinguées :
1. Parole : le logos peut parfois signifier, péjorativement, la

parole comme opposée à la réalité, relevant en ce sens du


domaine de l’apparence. Précisément parce qu’il est appa-
rence, le logos est accusé soit d’être inefficace, par opposition

à l’acte dont il n’est que l’ombre 3 ; soit, au contraire, d’exer-

cer, par le biais de la persuasion et même du mensonge,


une puissance redoutable sur les âmes, à la manière d’une

drogue 4. Mais le logos signifie aussi le discours argumentatif,


par opposition au mythe, qui relève du récit 5. Dans la tradi-
tion biblique enfin, le logos peut avoir le sens de parole divine

légiférante 6. Dans ce premier sens de « parole », le logos est


avant tout expression, communication, manifestation. C’est
peut-être en partie pour cette raison qu’il est image de Dieu,

selon Philon 7 ; lumière venant dans le monde et incarnation

divine en la personne du Christ, dans l’Évangile de Jean 8.


2. Pensée ou faculté de penser : le logos n’est plus exté-
riorisation de la pensée, mais l’acte de penser lui-même,

défini comme une discussion que l’âme a avec elle-même 9

ou comme un « discours intérieur » 10. Il s’oppose, en ce

sens, à la langue (glossa) et à la parole (epos), il est rai-


sonnement 11, calcul, proportion, relation 12. Chez Aris-
tote, la définition est le logos auquel renvoie le nom, son

explicitation 13. Mais le logos revêt aussi une dimension


morale en tant qu’il intervient, à titre de règle, dans la

définition de la vertu 14. Enfin, le logos est la raison en tant

que faculté 15, qu’elle soit humaine ou divine ; en cela la

notion de logos entre en compétition avec celle de nous.


3. Raison au sens de principe : le logos est alors principe
d’unification, d’organisation et même de création, syno-
nyme dans ce cas de « cause » ou de « Dieu » ; principe
agent dans l’élaboration du cosmos, notamment dans la tra-
dition stoïcienne ; archétype du monde sensible chez Phi-

lon. Dans le Prologue de l’évangile de Jean, le Logos est le


« Verbe » au sens de parole, mais aussi de principe originel.

Héraclite est le premier à conférer au terme logos un sens


philosophique : le logos est commun 16, il est mesure et prin-
cipe de génération 17, il est parfois assimilé au feu, au destin,
à Dieu répandu à travers le tout 18, il apparaît aussi, dans cer-

tains fragments, comme principe individuel de l’âme 19. Ce


n’est qu’avec la tradition stoïcienne que le logos retrouvera

un sens proche de celui que lui confère Héraclite. Aupara-


vant, dès Parménide, le logos est décisivement associé au rai-
downloadModeText.vue.download 641 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

639

sonnement dans sa dimension méthodique. Même si l’usage


qu’en font les sophistes tend à jeter le doute sur sa fonc-
tion de recherche de la vérité, Platon, tout en insistant sur
une conception du logos comme définition atteinte dans le
cadre de la dialectique, méthode raisonnée de division, bute
sur la difficulté de concevoir un logos faux, et ne parvient à
expliquer la possibilité de l’erreur qu’en admettant la réalité
du non-être : le logos faux lui-même est logos de quelque

chose 20. Pour Aristote aussi, tout logos dit quelque chose de
quelque chose, il affirme ou nie un prédicat d’un sujet, mais,
étant donné le principe du tiers exclu, il est nécessairement
vrai ou faux, sans que cela implique aucune reconnaissance
d’une réalité du non-être. Aristote, pour qui seul un discours
non contradictoire est véritablement logos 21, fait, en outre,
du logos la différence spécifique qui permet de distinguer
l’homme au sein du genre animal 22.

Selon les stoïciens, la perfection de sa propre raison per-


met à l’homme de vivre en accord avec le tout 23 ; le logos

retrouve alors son sens de principe cosmique, il est la raison,


c’est-à-dire Dieu, il est le principe agent qui informe le prin-
cipe patient : la matière. En tant qu’intelligence rationnelle,
Dieu est artisan 24 et même feu artisan, les stoïciens reprenant

l’image héraclitéenne du logos assimilé au feu. Cette diffu-

sion du logos, qui fait de lui un souffle parcourant le monde,


est précisée par l’usage de l’expression logoi spermatikoi qui
désigne les principes séminaux du cosmos, principes de cau-

salité à l’oeuvre dans l’accomplissement du destin 25.

Même s’il s’inscrit partiellement dans la lignée du stoï-


cisme, Philon d’Alexandrie propose, dans son interprétation

de la Genèse, une approche originale du logos : le logos est

l’intelligence divine dans l’acte même de création du monde


intelligible, archétype de ce que sera le monde sensible 26,
mais il est aussi une force habitant le monde sensible 27, un
intermédiaire entre Dieu et le monde, dans la mesure où Phi-
lon le désigne comme « image » (eikon) de Dieu 28.

Annie Hourcade

✐ 1 Homère, Odyssée, XXIV, 72.

2 Ibid., IV, 451.

3 Démocrite, B 145, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques,

Paris, La Pléiade, 1988.

4 Gorgias, éloge d’Hélène, 11-14, ibid., B 11.

5 Platon, Protagoras, 320 c.

6 Exode, 20 (le Décalogue).

7 Philon d’Alexandrie, De opificio mundi, 139.

8 Évangile selon Saint Jean, 1, 1.

9 Platon, Théétète, 189 e.

10 Aristote, Analytiques postérieurs, I, 76 b 24.

11 Parménide, B7, 5 ; 8, 50, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocra-

tiques, op. cit.

12 Par exemple, Platon, Cratyle, 393 c.

13 Aristote, Métaphysique, III, 7, 1012 a 23-24.

14 Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1106b35.

15 Par exemple, Platon, République, IV, 440 b.

16 Héraclite, B 2, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op.


cit.

17 Ibid., B 1

18 Ibid., A 8.

19 Ibid., B 45.

20 Platon, Sophiste, 263 a.

21 Aristote, Métaphysique, III, 4, 1006 a 11 sqq.

22 Aristote, Politique, I, 1253a10.

23 Diogène Laërce, VII, 87-89.

24 Id., 134.

25 Long, A. A. &amp; Sedley, D. N., Les Philosophes hellénis-


tiques, Paris, 2001, 46 A (t. II, pp. 253-254).

26 Philon d’Alexandrie, De opificio mundi, 24.

27 Philon d’Alexandrie, De mutatione nominum, 116.

28 Philon d’Alexandrie, De opificio mundi, 25 ; 139.

Voir-aussi : Calame, C. (éd.), le Logos grec : mises en discours,


Paris-Lausanne, 1986.

Cassin, B., « Enquête sur le logos dans le Traité de l’âme », in


Aristote et le logos. Contes de la phénoménologie ordinaire,

pp. 103-138, Paris, 1997.

Couloubaritsis, L., « Transfiguration du Logos », Annales de l’Ins-


titut de philosophie et de sciences morales, pp. 9-49, 1984.

Heinze, M., Die Lehre vom Logos in der griechischen Philosophie,


Oldenburg, 1872, réimpr. Aalen, 1984.

! COSMOS, DIEU, LANGAGE, MYTHE, NOMOS, NOUS, RAISON

LOI

Du latin lex, « loi », de legere, « lire ». En grec : nomos, « partage


», d’abord
au sens d’un territoire utilisé en commun (« pâturage »), puis plus géné-
ralement au sens de la règle de répartition (nomos signifie alors « loi »
ou « coutume »).

La notion de loi est multiforme mais Montesquieu en a donné la descrip-


tion la plus suggestive en évoquant, dans De l’Esprit des Lois, l’idée
qu’elle
serait l’expression « de rapports nécessaires qui dérivent de la nature
des choses ». Il y a bien plus, ou bien moins dans la forme de la loi que
ce rapport à une nature ferme, inexorable, au sein de laquelle le modèle
législatif serait comme toujours déjà présent. Ar ticulée entre la
théologie,
la philosophie du droit et la philosophie des sciences, l’idée de loi est
aussi et surtout, dans l’histoire de la philosophie, celle de la
relation entre
langage et nature, polis et force, règles de l’entendement et règles d’une
causalité qui lui fait face.

GÉNÉR.

Formule exprimant une obligation liée à un intérêt

général.

La notion de loi est articulée à celle de l’obligation voire celle


de la nécessité, en plusieurs sens distincts, tous présents dans

les traditions et les systèmes philosophiques.

Le premier sens, théologique, provient du commandement


biblique dont l’origine ne peut être que transcendante : c’est
Dieu qui commande et son expression est transcrite dans les
tables de la loi mosaïque, qui constituent tout à la fois, de
façon contradictoire, une alliance et une soumission. De ce

sens naît celui que l’on trouvera par la suite dans le philoso-
phème kantien de la loi morale : l’impératif catégorique (tu

ne tueras point, mais aussi et surtout : tu ne mentiras point 1)


se propose d’inscrire la loi d’airain de la tradition vétéro-testa-
mentaire dans l’intimité d’une pratique personnelle de l’action
par devoir. Ce n’est plus dans le visage courroucé d’un Dieu
vengeur que se lit la puissante nécessité de la vie vertueuse,
mais dans la forme-même du respect de l’humanité en moi.

Le second sens est attesté en droit romain par l’action spé-


cifique du pouvoir législatif détenu par les magistrats et Séna-
teurs, qui agissent au nom du peuple romain envers le peuple
romain. La loi est alors un commandement qui est ressenti
comme l’expression d’une puissance publique extérieure à la
famille (noyau juridique fondamental) mais qui en est comme
l’émanation. Le pouvoir d’un père est sans limites dans son
foyer puisque la loi ne s’exerce que dans les rapports qui
naissent de l’espace public de la cité. La réflexion politique
de Rousseau fait de la loi, dans le Contrat social, une création
du Législateur (celui qui sait ce que veut la volonté générale),
sorte de démiurge dont il n’y a d’exemple probants que dans
downloadModeText.vue.download 642 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

640

la Grèce antique (les Lycurgue, Solon et autre Périclès) ou dans


les Constitutions (Pologne, Corse) rousseauistes elles-mêmes.
Il n’y a de lois que du général pour le général, le Législa-
teur ayant la difficile mission de produire ce que la volonté

générale veut sans jamais pouvoir savoir ce qu’elle veut 2. Or


l’obligation qui est issue de la loi est elle-même directement
fondée dans la légitimité du pacte social. Cette obligation n’est
alors une contrainte que pour celui dont l’entendement est
si rétréci qu’il ne voit pas combien la loi, puissance née du
pacte, est l’expression de sa propre volonté. En ce sens la

volonté générale de Rousseau n’est pas différente de l’intérêt


général qui se manifeste dans les décrets et sénatusconsultes
qui forment l’origine d’un sens juridique de l’obligation dans
la loi. Il convient de noter que la « loi naturelle » des penseurs
politiques de l’âge classique (différente en cela de la « loi natu-
relle » des théologiens qui est la loi mosaïque), prise dans le

sens d’une nécessité issue de la nature comme jeu de forces


aveugles et mécaniquement déterminées, s’oppose à la notion
plus idéale de « droit naturel ». Ce dernier renvoie en effet aux

droits qui sont déductibles de la nature humaine : plus proche

d’une conception artificialiste de la loi que ne l’est le vocable


de « loi naturelle », le concept de droit naturel est aussi à l’ori-
gine d’une extension du domaine de la loi vers la prescription

idéale, voire utopique, d’une loi positive enfin accordée aux

principes de la morale.

Un dernier sens général apparaît dans le passage d’une

loi juridique, exprimant l’obligation née de l’intérêt général,


à une loi en nature relevant d’une nécessité aperçue dans

les choses elles-mêmes. Cette sorte de lois, nul ne peut y


être rebelle et aucun pacte n’en légitime le fondement : un

corps jeté à la surface de la Terre, fût-il celui d’un sceptique


qui réfute l’existence de la loi galiléenne de chute, va subir
une accélération constante. La fin du XVIIe s. va fixer défi-
nitivement le sens du terme « loi » au sein de la physique
géométrisée puis mathématisée. Est une loi la description
d’une relation constante entre deux paramètres, relation qui
dès lors peut prendre la forme d’une généralisation. Newton
supposait qu’il devait être possible d’étendre par induction à
l’univers entier ces rapports constants, en les attribuant ain-
si, à partir des corps observables, à tous ceux que nous ne
pouvons pas observer 3. Ainsi la loi d’attraction n’est validée
que dans la mesure où elle exprime une relation constante,
observable dans la cinématique terrestre tout comme dans la
mécanique céleste, et dont la forme spécifique doit pouvoir
être appliquée à l’ensemble des corps dans l’univers. Plus

avant, Albert Einstein prend acte de l’existence de lois de

la nature dont l’existence transcende les champs disloqués

et incompatibles de la physique classique : la vitesse de la

lumière, le principe de relativité, le nombre d’Avogadro ou la

constante de Planck sont l’expression, rencontrée dans tous

les domaines de la physique, de rapports authentiquement


constants. C’est en admettant la fixité de ces lois de la nature
que Albert Einstein a pu concilier, dans la théorie de la Rela-
tivité au sens restreint, l’électromagnétisme et la mécanique 4.

Puisque ces lois de la nature ne changent pas en passant

d’une physique à l’autre, ce sont les coordonnées de la phy-

siques qu’il faut modifier.

▶ On le voit, et sans entrer plus avant dans cette révolu-


tion scientifique, l’idée d’un rapport constant, contraignant,
qui est le fondement même de la loi, peut être compris soit
comme relevant d’une position instrumentaliste sans rapport

à la constitution même de la nature, soit comme renvoyant,

en son fond, à une grammaire profonde, réaliste, de la nature.

Fabien Chareix

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pratique, Gallimard, Paris,

1985, pp. 105 et suiv.

2 Rousseau, J. J., Du Contrat social, II, 11 (Paris, Flammarion, 1966).

3 Newton, I., Philosophiae naturalis principia mathematica,


III, Regulae Philosophandi. (Éd. Koyré-Cohen, Harvard Press,
Chicago, 1961).

4 Einstein, A., La théorie de la relativité restreinte et générale,


Dunod, Paris, 1999 (1916), passim.

! DROIT, IDÉALISME, IMPÉRATIF, INSTRUMENTALISME, RÉALISME

La loi politique est, comme la loi morale et à la différence de la loi

scientifique, une « loi de la liberté » : elle prescrit ce qui doit être au

lieu de décrire ce qui est 1. Par là, son objet est contingent : elle
oblige un

nombre (société) dans un espace (territoire) et dans un temps qui sont

tous déterminés par des moyens non nécessaires.

POLITIQUE

En un sens positif, obligation publique et générale ins-


tituée par un pouvoir souverain, qui règle les rapports au

sein d’une société. En un sens fondamental, désigne le prin-


cipe même de la souveraineté.

La définition platonicienne de la loi rappelle qu’elle n’est au


fond qu’un pis aller (« La loi ne sera jamais capable de saisir
ce qu’il y a de meilleur et de plus juste pour tous, de façon
à édicter les prescriptions les plus utiles. Car la diversité qu’il
y a entre les hommes et les actes, et le fait qu’aucune chose
humaine n’est, pour ainsi dire, jamais en repos, ne laissent
place, dans aucun art et dans aucune matière, à un absolu
qui vaille pour tous les cas et pour tous les temps 2 »). Si la loi
demeure aux yeux de Platon la meilleure forme de direction
des communautés politiques étant donné l’absence d’une
science politique parfaite, il reste que l’on ne voit pas bien ce
qui dans cette contingence est susceptible d’obliger.

En effet, la loi n’apparaît que comme un énoncé singu-


lier, objet d’une décision humaine individuelle ou collective.
Décision individuelle, lorsque la loi relève d’un seul, et ne
fait alors que traduire dans l’obligation générale la volonté

d’une puissance souveraine. Selon le droit romain, « ce qui


plaît au prince a force de loi (quod principi placuit lex habit
vigorem) ». Mais cet arbitraire peut être amendé par la consi-
dération de deux garanties, divine ou naturelle.

Chacune considère que la loi politique n’est qu’une appli-


cation régionale de la légalité générale de l’univers. Cette léga-
lité générale se conçoit comme ordre instauré par Dieu (la loi
politique n’est alors qu’un effet éloigné de la volonté divine
par la médiation de son vicaire terrestre 3) ou comme consti-
tution immanente de notre nature : la loi politique est alors
conçue comme un accomplissement de la loi naturelle (« Les
lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des
choses »4). La généralité de la loi n’est plus dans ce cas un obs-
tacle à son efficacité, mais au contraire le principe-même de
son caractère obligatoire 5, par où elle se présente comme une
protection contre l’arbitraire des inégalités particulières.

Dans l’horizon de cette généralité une équivoque se révèle :


la loi ne désigne pas seulement les énoncés qui définissent
collectivement le licite et l’illicite. On doit en effet distinguer
les lois civiles ou pénales de la loi politique qui, comme loi
fondamentale, définit la constitution même de la cité ou de
l’État. Dans cette perspective la loi désigne le principe-même
de la conservation de la société politique : elle s’identifie alors
à la constitution de l’État comme principe supérieur que les
downloadModeText.vue.download 643 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

641

lois positives doivent sauvegarder 6. Dans cette ultime figure, le


concept de la loi retourne la précarité et la contingence consta-
tée par Platon pour en faire ses atouts propres, en tant qu’il
contient le principe d’une maîtrise collective du temps qui est
le sens fondamental de la souveraineté politique.

Sébastien Bauer et Laurent Gerbier

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, II, Ch. 2, 1re section,


p. 1363. Trad A. Delamarre, in OEuvres philosophiques I, NRF-
Gallimard, Paris, 1980.

2
Platon, Politique, 294b, trad. L. Robin, in OEuvres complètes II,
NRF-Gallimard, Paris, 1950.

3 Aquin, T. (d’), Les Lois, trad. J. de la Croix Kaelin, Téqui, 1998.

4 Montesquieu, C.L. (de), L’esprit des lois, I, 1., GF-Flammarion,

Paris, 1979.

5 Rousseau, J.-J., Du contrat social, II, 6., GF-Flammarion, Paris, 1992.

6 Hobbes, T., Léviathan, chap. 26, p. 435. Trad G. Mairet, Galli-


mard, Paris, 2000.

! DROIT, INSTITUTION, POLITIQUE, POUVOIR, VOLONTÉ


GÉNÉRALE

∼ LA LOI DANS LES SCIENCES

PHILOS. SCIENCES

Énoncé, déterministe ou probabiliste, reliant mathéma-


tiquement plusieurs variables. Les lois d’évolution consi-
dèrent la valeur de ces variables en fonction du temps.

Pour autant que la physique antique et médiévale connaissait


des « lois », celles-ci étaient avant tout qualitatives, c’est-à-dire
concernant le « mode d’être » des substances, et non vérita-
blement quantitatives 1, c’est-à-dire portant sur des mesures
numériques précises. Les seuls domaines vraiment quantifiés
(à l’exception de la statique archimédienne), à savoir l’astro-
nomie et la musique, étaient considérés comme plus proches
des mathématiques que de la physique.

La loi galiléenne de la chute des corps généralisée par


Newton inaugura la période moderne des lois unificatrices
de la physique. Cependant la forme de ces lois s’est, par la
suite, fortement diversifiée, et le statut qui leur fut accordé a
toujours fait l’objet de controverses.

La forme des lois physiques emprunta d’abord, chez


Descartes et Newton par exemple, le langage géométrique
des proportions. C’est seulement à l’extrême fin du XVIIe s.
que le formalisme infinitésimal commença à être employé

en physique. Au XIXe s. apparurent des lois intrinsèquement


statistiques (Boltzmann, Maxwell) et celles dont l’écoulement
du temps est orienté (second le principe de la thermodyna-
mique), et non plus réversible comme il l’était jusqu’alors.
Plus tard, la relativité restreinte (1905) changea la signification
des variables temporelles et spatiales en les particularisant
pour chaque repère. La relativité générale (1915) introdui-
sit un nouveau type de loi physique, les équations « cova-
riantes ». Enfin, la mécanique quantique inaugura un nouveau
type d’outils en physique, les opérateurs matriciels (« obser-
vables ») remplaçant les grandeurs classiques.

Le statut à attribuer à ces lois a autant varié : après plu-


sieurs siècles de controverse sur l’articulation entre l’action
de Dieu et les lois de la nature, les débats actuels se jouent
schématiquement entre les « réalistes » 2, pour qui la nature
est gouvernée par des lois autosubsistantes, et les « instru-

mentalistes »3 pour qui ces lois sont seulement des artefacts


utiles à l’esprit. Entre ces pôles s’organise une multitude de
« troisièmes voies » (pragmatistes, wittgensteiniens, néokan-

tiens, etc.) désirant trouver une articulation entre l’ambition


explicative des lois, qui vise à trouver des « causes » aux
phénomènes, et leur utilisation simplement prédictive, qui se
satisfait de prévoir numériquement des résultats.

Alexis Bienvenu

✐ 1 Blanché, R., l’Induction scientifique et les Lois naturelles,


p. 120, PUF, 1975.

2 Tooley, M., Causation, A Realist Approach, Clarendon Press,


Oxford, 1987.

3 Fraassen, B. (van), Lois et Symétries, présentation et trad.

C. Chevalley, Vrin, 1994 [1989].

Voir-aussi : Kistler, M., Causalité et Lois de la nature, Vrin, 2000.

! EXPLICATION, PRAGMATISME, RÉALISME

∼ LOIS DE LA PENSÉE

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

Caractérisation de la logique selon la conception psy-


chologique du XIXe s.

Par analogie avec la physique supposée décrire les lois de

la nature, les logiciens et les philosophes du XIXe s., comme


Boole 1 ou S. Mill, considéraient la logique comme science des

lois de la pensée. Mais cette conception a été critiquée par


Frege et Husserl comme psychologiste, et comme confondant
l’objectivité et l’idéalité des lois de la logique avec leur origine
naturelle dans l’esprit. Frege parle des lois logiques comme
« lois de la pensée », mais celles-ci sont selon lui par principe
indépendantes du sujet qui les connaît et éternellement vraies.

▶ Même si la conception de la logique comme théorie des


lois de la pensée est aujourd’hui discréditée, le platonisme
de Frege 2 et du premier Husserl 3 ne laisse pas de poser pro-

blème : si les lois logiques sont absolument autonomes par


rapport à la pensée, comment pouvons nous les saisir et com-
ment peuvent-elles avoir une force normative ?

Pascal Engel

✐ 1 Boole, G., les Lois de la pensée, Vrin, Paris, 1985.


2 Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1969.

3 Husserl, E., Recherches logiques, PUF, Paris, 1959.

! LOGIQUE, PSYCHOLOGISME

LOISIR

« Devoir de loisir ou droit à la paresse ? »,

ci-dessous.

Devoir de loisir ou droit

à la paresse ?

Les débats autour de la réduction du temps

de travail touchent au coeur de l’imaginaire

de nos sociétés. Loin d’être un simple dé-

bat technique de rationalité économique,

la régulation du temps collectif suppose une certaine


morale sociale, un accord sur les finalités de l’existence

humaine. On ne trouve dans le loisir rien d’immédiate-


downloadModeText.vue.download 644 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

642

ment naturel : même l’oisiveté édénique fut octroyée


par Dieu, même les sociétés de chasseurs-cueilleurs
s’entendent tacitement pour limiter leurs besoins et
donc la nécessité du travail 1. Conçu de nos jours comme

un droit individuel, le loisir est paradoxalement une pro-

duction éminemment subversive, à la fois finalité du tra-

vail, fleuron et repoussoir de la civilisation.

LE LOISIR ET LES FINS SUPÉRIEURES

O n connaît le dédain professé par les Grecs de l’Anti-


quité à l’égard du travail productif contraignant, laissé
aux esclaves. Le travail rend dépendant, avilit et rabaisse, et,
même recherché et choisi, il est le signe d’une âme cupide,
assoiffée de richesses. Les maîtres s’occupent de politique
et de philosophie 2. Platon est le plus intransigeant, lorsqu’il
dépeint les philosophes en hommes étrangers à toute néces-
sité, disposant de tout leur loisir, et non pas « attachés au
discours comme des serviteurs » 3, qu’il s’agisse de discours
utilitaires, judiciaires, politiques ou même philosophiques,
puisque l’éloge du loisir aboutit rapidement au rejet de la
vie corporelle. L’âme est supérieure à ses oeuvres, quelles
qu’elles soient. Le loisir n’offre qu’une image imparfaite de
l’évasion d’ici-bas, de l’assimilation à Dieu 4. Les Latins, quant
à eux, ne nous légueront le mot « négoce » (de neg-otium,
« occupation, embarras ») que par opposition à un état plus
enviable, l’otium, ou « loisir ». La morale évangélique, elle,
condamne également dans le travail l’attachement aux biens
de ce monde, l’agitation dévorante 5. La règle de saint Benoît,
centrale pour le monachisme chrétien, prescrit certes un tra-
vail manuel quotidien 6, mais parce que « l’oisiveté est enne-
mie de l’âme ». C’est le caractère terrestre et lucratif du tra-
vail qui est condamné, et non pas l’occupation et l’activité
en tant que telles. Bien au contraire, la paresse, on le sait,
est un des sept péchés capitaux. L’âme humaine ne saurait
rester en friche, l’oisiveté est mère de tous les vices. Le tra-
vail n’est condamné qu’à partir du moment où il est l’autre
nom de la convoitise, de l’orgueil, de l’envie. Le loisir, en ce
sens, n’est pas l’absence d’activité ou d’effort, il représente au
contraire la condition de réalisation des fins supérieures de
l’humanité : action politique, activités intellectuelle et artis-
tique. Ces activités étant dépourvues d’une rationalité et d’un
but comparables au travail de production et répartition des
richesses, elles ont pour règle commune d’échapper à la pla-
nification sociale, au rythme des besoins biologiques, d’exi-
ger un temps à part, indéfini, imprévisible. Le loisir ne donne
donc pas carte blanche : il lui est attaché, noblesse oblige, un
devoir d’intelligence, de raffinement, de création, sans quoi il
ne se distinguerait pas de l’oisiveté. Le grec skholê signifie à
la fois « loisir » et « école »...

LA TÉLÉOLOGIE DE L’ACTIVITÉ

L e loisir antique pose donc une valorisation morale de


l’activité en général, qui ne va cesser de s’accentuer avec
l’époque moderne. Ce n’est qu’au terme d’une histoire com-
plexe que le travail lucratif devient norme sociale : on peut
y trouver des causes politiques, comme l’apparition de la
démocratie moderne, qui fait du travail l’outil égalitaire du
positionnement social 7, des causes religieuses, liées à une
valorisation du labeur profane 8, ou bien des causes écono-
miques et techniques, liées à la révolution industrielle et à
la constitution d’un marché mondial. La modernité se trouve
elle-même dans un éloge de l’activité productrice, dans une

téléologie du travail dont les présupposés sont moraux et reli-


gieux. Emblématique des Lumières, Kant conçoit clairement
l’existence comme un « devoir-être » : la finalité de l’activité in-
dividuelle, comprise dans le progrès infini du genre humain,
est sans achèvement réel : « Chez l’homme, les dispositions
naturelles qui se rapportent à l’usage de sa raison ne devaient

se développer que dans l’espèce, non dans l’individu. 9 » Pour

tirer chacun d’une coupable oisiveté, la Providence a placé


en l’homme l’« insociable sociabilité », sans laquelle « toutes
les excellentes dispositions naturelles qui sont en l’humanité
sommeilleraient éternellement sans se développer. L’homme
veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est
bon pour son espèce : elle veut la discorde » 10. Plus sûrement
que la raison et l’amour de l’humanité, l’orgueil et l’amour-
propre tirent l’homme de son redoutable droit naturel à la
paresse... Indépendamment même des intérêts de l’espèce,
Kant estime qu’un homme doué de talents ne peut mora-
lement les négliger, quand bien même il pourrait se le per-
mettre. « En tant qu’être raisonnable, il veut nécessairement
que toutes ses facultés soient pleinement développées, parce
qu’elles lui sont utiles et qu’elles lui sont données pour toutes
fins possibles. 11 » Quels qu’ils soient, les « bergers d’Arcadie »,
inactifs et indolents, « ne donneraient à leur existence une
valeur guère plus grande que celle de leur bétail, ils ne rem-
pliraient pas le vide de la création quant à sa finalité, comme
nature raisonnable » 12. La Providence a effectivement « voulu

que l’homme ne participe à aucune autre félicité que celle


qu’il s’est créée lui-même, indépendamment de l’instinct, par
sa propre raison » 13. L’indolence constitue un manquement
à l’humanité en soi. La valeur du travail, même lucratif et

vicieux, est de contraindre l’homme à devenir humain. Même

la corruption de la civilisation, la « misère brillante liée au


développement des dispositions naturelles de l’espèce hu-
maine » 14 ne sauraient véritablement faire du loisir une valeur

en soi. Il y a une vacance de l’être humain et de la Créa-


tion qui ne peut être tolérée, une disponibilité qui ordonne
un usage. Dans le domaine de la connaissance elle-même,
la compréhension n’est également plus contemplation pas-
sive et statique d’un sens qui se manifesterait de lui-même,
mais expérimentation collective, science opératoire, savoir né
d’une fabrication active : les secrets de la nature se donnent

« dans les épreuves et les vexations de l’art » 15. En postulant,


sans pouvoir la prouver, une correspondance entre l’activité
chaotique de chacun et le progrès de tous, la modernité défi-
nit une « utopie cinétique » sacralisant le mouvement en soi,
l’action en général, une « mobilisation infinie », selon l’expres-
sion de P. Sloterdijk 16.

LE LOISIR, DOUBLE HEUREUX DU TRAVAIL

L e travail devient donc le moteur essentiel du mouvement


de l’humanité. Dominant en tant que valeur, sa durée,
son contenu, sa finalité expriment bien moins une néces-
sité vitale qu’une convention sociale. Cette convention n’en
est pas moins réelle : celui qui ne s’y plie pas connaîtra les
mêmes souffrances qu’un homme rendu incapable d’assurer
sa subsistance. La convention a valeur et effet de réalité : le

chômeur d’aujourd’hui est le sans-terre d’autrefois. Les tâches


immatérielles d’aujourd’hui s’imposent avec la même néces-
sité que le travail agricole d’autrefois. L’infinie division du

travail salarié, son abstraction et son universalité changent

totalement le sens du loisir. Il n’est qu’une variété très parti-

culière du non-travail. Il peut apparaître non pas comme le


downloadModeText.vue.download 645 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

643

repos ou le chômage, qui sont comme les ombres portées du


travail, non pas comme une paresse sans valeur, mais comme
un retour à une intelligibilité et à une autonomie de l’activité
humaine. Selon J. Dumazedier, le propre du loisir contempo-
rain est son quadruple caractère, « libératoire, désintéressé,
hédonistique et personnel » 17. Un aspect majeur du loisir
contemporain est de permettre de retrouver l’unité et la tota-
lité du geste artisanal, l’initiative de son action ; de substituer

le principe de plaisir au principe de réalité ; de reprendre le


fil d’un épanouissement personnel suspendu par une profes-
sion aliénante ou trop lourde d’enjeux. Le loisir ne se définit
pas comme autre chose que le travail, mais comme sa forme
autonome, supérieure et satisfaisante, comme un retour nos-

talgique à la production et la sociabilité préindustrielles.

L’ALIÉNATION PAR LES LOISIRS

L es normes du travail sont donc encore présentes, alors


que le temps de travail et de récupération s’est achevé.
On le voit clairement dans le fait que les loisirs de masse
sont devenus une industrie : le loisir des uns fait le travail
des autres. L’aspiration sociale au temps libre n’est morale-
ment acceptable que parce que ce temps libéré est tacite-
ment affecté à l’activité de consommation. La norme sociale,
identifiant loisir et surconsommation ludique, renforce donc
l’importance du travail rémunéré. Soucieux d’indépendance,
le stoïcien Épictète avertissait déjà clairement : « Souviens-
toi que ce n’est pas seulement le désir de l’autorité et des
richesses qui nous abaisse et nous assujettit à d’autres, c’est
aussi le désir de la tranquillité, du loisir, des voyages et de la
culture. 18 » De plus, le loisir de masse fonctionne plus qu’un
autre comme un loisir et une consommation ostentatoires.
Travail et loisir alternent en apparence, mais alimentent pa-
reillement le jeu perpétuel de la rivalité mimétique et du sou-
ci de distinction sociale. Le loisir, pour Th. B. Veblen, n’est
que « consommation improductive de temps, qui tient à un
sentiment de l’indignité du travail productif et témoigne de
la possibilité pécuniaire de s’offrir une vie d’oisiveté » 19. Le

loisir est ce temps que l’on ne veut pas gâcher par un travail

dégradant à ses propres yeux, mais où l’on ne veut pas non

plus se gâcher soi-même aux yeux d’autrui. Il ne suffit pas


de jouir du loisir, encore faut-il en arborer, pour les autres,
des signes aveuglants. Pis encore, enfin, le loisir de masse
montre combien pèse l’emprise d’un rapport au temps issu
du taylorisme : « Dans notre système, le temps ne peut être
“libéré” que comme objet, comme capital chronométrique
d’années, d’heures, de jours, de semaines, à “investir” par
chacun “selon son gré” », écrit J. Baudrillard 20. Le candidat au

vrai loisir ne peut que « mimer une vacance, une gratuité, une
dépossession totale, un vide, une perte de lui-même et de
son temps qu’il ne peut pas atteindre ». Le temps « libre » doit
être gagné, heure après heure ; en tant que chose gagnée, il
est consommé avidement et collectivement comme un objet.
Désorienté, le vacancier imite laborieusement les modes de
loisir de l’ancienne aristocratie (voyages, villégiature, sports,
spectacles) ou de l’ancienne paysannerie (bricolage, jar-
dinage), c’est-à-dire qu’il en consomme extérieurement les
signes, les ambiances, les valeurs. Comme le prédit H. Arendt
avec pessimisme, « c’est une société de travailleurs que l’on
va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus
rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour les-
quelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. [...] Ce que
nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de

travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité


qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. » 21 Il y a donc
devoir de loisir, parce qu’il y a devoirs de production et de
consommation, chose impensable pour un Grec ancien.

VACANCE, PARESSE ET MACHINES

Ya -t-il donc possibilité d’une véritable émancipation,


qui ferait du loisir autre chose qu’une nostalgie et une
consommation compensatoire ? Auteur visionnaire du Droit
à la paresse (1880), P. Lafargue fait délibérément l’amalgame
entre loisir, paresse et oisiveté. « Ô Paresse, mère des Arts et
des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines ! 22 »
Le but du pamphlet du gendre de Marx est d’arracher la
classe ouvrière à sa fascination du travail, qui en est venue au
point de réclamer un droit de l’homme au travail, faisant de
lui l’égal de la liberté. Sur les brisées des Lumières, l’anthro-
pologie hégélienne et marxiste identifie, en effet, l’homme à
sa production, à la négativité de son action sur le monde 23.
Mais, pour Lafargue, le travail mendié aux capitalistes est
devenu l’opium de la classe ouvrière : « Au lieu de réagir
contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes,
les moralistes ont sacro-sanctifié le travail. » Et ce prétendu
droit n’est qu’un « droit à la misère », loin des « nations heu-
reuses qui lézardent au soleil en fumant des cigarettes »... La
vraie conquête sociale serait ce droit à la paresse, ces trois
heures de travail par jour qui assureraient une inversion des
valeurs : l’essentiel de la vie serait fête, spectacle, rencontres.
C’est pourquoi le Droit à la paresse s’achève sur un vibrant
éloge de la machine : elle est « le Dieu qui donnera des loi-
sirs et la liberté ». Auparavant, Lafargue constate pourtant la
rivalité entre l’homme et la machine, qui pousse au contraire
l’ouvrier à « redoubler d’ardeur ». Le potentiel libératoire de
la machine reste, en effet, largement inutilisable tant que
l’individu s’identifie à son travail et que la société ne consent
pas au pur loisir. Or, pour Marcuse, la civilisation s’édifie
sur la domination d’un principe de rendement. La machine
peut libérer objectivement l’homme de la nécessité, mais ne
libère pas la société de l’idée structurante de nécessité, en

tant qu’elle permet un ordre social fondé sur la répression


des instincts et leur satisfaction standardisée 24. La pénurie,
la rareté hantent pour longtemps l’imaginaire socio-écono-
mique, au point de faire de l’activité économique la produc-
tion de pénurie et de raretés artificielles, interdisant de facto
la valorisation réelle du loisir. Le travail n’aurait-il aucune

justification économique qu’il se maintiendrait comme fossile


vivant, outil de contrôle social et de répartition des richesses.
Une vacance généralisée et incontrôlée semble devoir faire
retomber la société dans un inquiétant état de nature.

▶ Même les grandes utopies classiques (More, Campanella)


font du travail un ciment social. La division du travail struc-
turant la société, l’état civil est un état de travail ou productif,
où l’existence de chacun doit se justifier par son utilité, sans
quoi plus de place pour lui au grand banquet de la nature,
selon l’expression fameuse de Malthus. Plus que tout autre,
le loisir moderne sera affairé ou ne sera pas. Si la réflexion al-
terne entre conception élitiste et conception aliénante du loi-
sir, c’est que les deux s’entretiennent : le loisir juge l’homme.
Ce temps qui livre l’homme à lui-même met à nu la sponta-
néité, l’instinct « fabriqués » par une civilisation. Rien de plus
révélateur d’une société que ce qu’elle fait de l’excédent, de
la marge, du jeu dont elle dispose pour se réorienter et se
redéfinir, une fois dépassés les logiques de la nécessité et de
downloadModeText.vue.download 646 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

644

la sécurité. Le loisir montre que le sens de l’humanité n’est


donc pas seulement là où elle veut qu’il soit. Là est l’« utilité
de l’inutilité » 25.

DALIBOR FRIOUX
✐ 1 Cf. Sahlins, M., Âge de pierre, âge d’abondance, Gallimard,
Paris, 1976.

2 Cf. notamment Aristote, Politique, I, 7.

3 Platon, Théétète, 172 c-173 c.

4 Platon, ibid., 176 a-b.

5 Voir principalement Évangile selon saint Matthieu, 6, 25-34.

6 Règles de saint Benoît, chap. 48, in Règles des moines, Points-

Sagesses, 1982.

Cf. Tocqueville, Ch. (de), De la démocratie en Amérique, II,


2, XVIII.

8 Cf. Weber, M., l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme.

9 Kant, E., Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmo-


politique, 2e proposition.

10 Ibid., 4e proposition.
11 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, 1re sec-
tion.

12 Kant, E., Idée d’une histoire universelle au point de vue cos-


mopolitique, 4e proposition.

13 Ibid., 3e proposition.

14 Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 83.

15 Bacon, Fr., Du progrès et de la promotion des savoirs, livre II.


16 Sloterdijk, P., la Mobilisation infinie, Christian Bourgois,
2000.

17 Dumazedier, J., « Loisirs : valeurs résiduelles ou existen-


tielles ? », in Histoire des moeurs, Folio, 2000.

18 Épictète, Entretiens, IV, IV.

19 Veblen, T., Théorie de la classe de loisir, Gallimard, 1978.

20 Baudrillard, J., la Société de consommation, Folio, 1996.

21 Arendt, H., Condition de l’homme moderne, Pocket-Agora,


1994.

22 Lafargue, P., le Droit à la paresse, Mille et une nuits, 2000.

23 Cf. notamment Hegel, G. W. Fr., Phénoménologie de l’esprit, I,


IV, B, et Marx, K., Engels, Fr., l’Idéologie allemande, 1.

24 Marcuse, H., Éros et civilisation, Minuit, 1998.

25 Le taoïsme ancien semble une des rares anthropologies reli-


gieuses à dévaloriser la socialisation, l’utilité et le travail. Voir
Tchouang-tseu, OEuvre complète, Gallimard, 1985, et Billeter, F.,
Leçons sur Tchouang-tseu, Allia, 2002.

LÖWENHEIM-SKOLEM (THÉORÈME DE)

LOGIQUE

Théorème obtenu par Löwenheim (1915) et Skolem


(1919), et selon lequel chaque théorie du premier ordre
qui possède un modèle possède un modèle dénombrable.

Le théorème de Löwenheim-Skolem est un résultat d’appa-


rence paradoxale, puisqu’il implique, par exemple, que la
théorie des ensembles est satisfaite dans un univers dénom-
brable (c’est-à-dire dont les éléments peuvent être mis en
correspondance bi-univoque avec les entiers naturels), alors
même que l’on peut démontrer dans cette théorie l’existence
d’ensembles non dénombrables. Cette difficulté vaut au résul-
tat le nom de théorème de Löwenheim-Skolem descendant

(certaines théories ont des modèles beaucoup plus petits


que ce à quoi l’on pourrait s’attendre), par opposition à un
résultat comparable prouvé en 1928 par Tarski (théorème de
Löwenheim-Skolem ascendant), et selon lequel toute théorie
possédant un modèle infini possède aussi des modèles de
chaque cardinalité supérieure. On peut voir dans ces résultats

une limitation dans la manière dont la référence des termes

mathématiques peut être fixée ou déterminée par les théories

dans lesquelles ils figurent.

Jacques Dubucs

✐ Löwenheim, L., « Über Möglichkeiten im Relativkalkül »


(1915), trad. française in J. Largeault (éd.), Logique mathéma-
tique, Textes, A. Colin, Paris, 1972, pp. 111-138.

! INFINI, MODÈLE, SATISFACTION

LUMIÈRE

Du latin lumen.

Concept fondamental de la philosophie ancienne et médiévale, qui l’attri-


bue à Dieu ; à partir de Descartes, caractéristique naturelle du sujet
connaissant.

GÉNÉR.

Capacité intérieure de produire l’intelligibilité.

L’utilisation philosophique de la métaphore de la lumière a sa

source dans une double tradition platonicienne et biblique.


Si l’âge classique, à partir de Descartes et sous la forme du
concept de lumière naturelle, en fait un attribut proprement
humain, elle conserve la fonction de condition d’intelligibilité

qu’elle avait déjà chez saint Augustin. La lumière naturelle

assure la transition, dans l’histoire de la philosophie, entre


une origine théologique avec laquelle elle ne rompt jamais
entièrement, et la connotation plus politique et collective que
le XVIIIe s. lui donnera.

Pour saint Augustin, Dieu est la lumière intelligible,


présente en l’homme intérieur, « par qui tout ce qui brille
d’une lumière intelligible brille d’une lumière intelligible » 1.
Ces deux traits fondamentaux, intelligibilité et intériorité, se
retrouvent dans le concept de lumière naturelle. Descartes
identifie celle-ci à la faculté de connaître, en tant qu’elle per-
çoit clairement, distinctement et immédiatement la vérité 2 ;

elle est capable, « toute pure et sans emprunter le secours de

la religion ni de la philosophie »3 de déterminer les opinions


de l’honnête homme et, accompagnée de méthode, d’acqué-

rir aisément toute connaissance. Ni Descartes ni ses succes-

seurs n’abandonnent l’idée d’un lien entre lumière naturelle


et lumière divine. Malebranche considère que la perfection
de la lumière naturelle est fonction de l’intimité du rapport de

l’âme à Dieu 4. Leibniz insiste sur la distinction et l’évidence

de la connaissance par la lumière naturelle, fruit du concours

de la nature des choses et de la nature de l’esprit 5. La concep-

tion classique de la lumière déplace ainsi la fonction d’intel-


ligibilité autrefois attribuée à Dieu vers la raison humaine.

La vocation libératrice de la lumière naturelle n’a pas

échappé aux philosophes du XVIIIe s. Voltaire et Condorcet

ont ainsi considéré l’entreprise cartésienne comme une pro-

pédeutique aux lumières politiques de l’époque révolution-


naire. Grâce à Descartes et à son concept de lumière natu-
relle, « l’esprit humain ne fut pas libre encore, mais il sut qu’il
était formé pour l’être » 6.

Olivier Dekens

✐ 1 Saint Augustin, les Soliloques, livres I, 3 ; OEuvres I, Galli-


mard, La Pléiade, Paris, 1998, p. 191.

2 Descartes, R., Principes de la philosophie, 1re partie, 30, éd.

Adam-Tannery, t. IX, p. 38.

3 Descartes, R., la Recherche de la vérité par la lumière natu-


relle, éd. Adam-Tannery, t. X, p. 495.
downloadModeText.vue.download 647 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

645

4 Malebranche, N. (de), De la recherche de la vérité, préface, éd.

Rodis-Lewis, p. XIII.

5 Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain,


livre I, chap. I, § 22, éd. Gerhardt, p. 84.

6 Condorcet, J.A.N.C. (de), Esquisse d’un tableau historique des


progrès de l’esprit humain, 8e époque, GF, Paris, 1988, pp. 211-

212.

C’est au XVIIe s. que les théories physiques de la lumière, c’est-à-dire

l’étude de la lumière et des phénomènes lumineux au sens où nous

l’entendons encore aujourd’hui, connurent leur véritable essor. En effet,


si depuis l’Antiquité les travaux sur la lumière n’ont pas manqué, la plu
part d’entre eux s’inscrivent dans le cadre d’une réflexion centrée sur
le problème de la vision et du regard, plutôt que sur celui de la nature

de la lumière.

PHYSIQUE

Kepler (1571-1630), prolongeant les remarquables études


d’Ibn al-Haytham, connu en Occident sous le nom d’Alhazen
(965-1039), de Grosseteste (1175-1253), de Pecham (1230-
1292) et de Witelo ou Vitelion (1230-1285), assimila définiti-
vement, dans ses Paralipomènes à Vitelion (Francfort, 1604),
l’oeil à un dispositif optique conduisant à la formation d’une
image réelle sur la rétine. L’optique physique acquiert son
autonomie : l’analyse de la lumière devient, en se libérant
du problème de la sensation visuelle, un véritable objet de
recherche.

Une nouvelle distribution du savoir se met alors en place


avec Kepler et Descartes, amenant à retenir trois champs d’in-
vestigation : la nature physique de la lumière, la transmission
de l’image rétinienne au cerveau (anatomie, physiologie) et
la représentation mentale.

D’entrée de jeu, au XVIIe s., le développement des théories


physiques de la lumière est associé, le plus souvent, à la
construction de modèles mécaniques : comment expliquer, à
l’aide des seuls concepts de la physique mécaniste, les pro-
priétés connues de la lumière, comme la propagation recti-

ligne, la réflexion, la réfraction ou la genèse des couleurs ?


Ce type d’approche a été véritablement initié par Descartes.

Dans le monde plein de la physique cartésienne, la propa-

gation de la lumière est caractérisée par une inclination du

mouvement, une poussée, un effort, c’est-à-dire qu’elle se


fait sans transport de matière. D’autres savants, inspirés par
les thèses atomistes, comme Boyle, considèrent la lumière
comme un jet de particules émanant du soleil et des sources

lumineuses. Ainsi, deux grands courants se dessinent parmi

les savants au XVIIe s., suivant que ceux-ci considèrent que la

lumière est un corps ou bien le mouvement d’un corps sans


transport de matière. Dans le premier cas, il s’agit des théories
dites de l’émission, dont le principal représentant est Newton

et, dans le second, des théories dites des milieux, dont le

principal représentant est Huygens.

Au XVIIIe s., newtonien et corpusculariste, succède, après

les expériences de Fizeau et Foucault et les splendides tra-

vaux théoriques de Fresnel (1788-1827), un XIXe s. ondula-


toire. Celui-ci, tout d’abord marqué par l’hypothétique éther
de Fresnel, aux propriétés mécaniques difficilement conci-

liables, est ensuite investi, à partir des années 1870, par la

théorie électromagnétique de Maxwell (1831-1879).

Maxwell conclut, sur la base de ses fameuses « équations »,


que, dans le cas d’un signal électromagnétique variable, le mi-
lieu diélectrique peut être le siège d’ondes transversales dont
la vitesse de propagation est analogue à celle de la lumière.

Ainsi se trouvent rapprochés l’éther lumineux de Fresnel et

l’éther des actions électromagnétiques. Cette intégration de

la lumière dans les phénomènes électromagnétiques oriente


alors Maxwell vers le délicat problème du mouvement relatif
de la Terre et de l’éther. Ce problème culmine avec la mise

en place, en 1887, de la célèbre expérience de Michelson et


Morley, expérience qui conduit finalement à conclure qu’il

est impossible, au moyen d’une expérience physique, quelle

qu’elle soit, de détecter le mouvement de la Terre par rapport


à l’éther. La voie est ouverte pour les théories einsteiniennes.

En 1905, Einstein (1879-1955) publie simultanément son


mémoire sur l’électrodynamique des corps en mouvement,
qui pose les bases de la théorie de la relativité, et celui sur
l’effet photoélectrique, qui introduit en fait l’hypothèse des
quanta de lumière. Ce dernier mémoire remet donc en ques-
tion la nature strictement ondulatoire et continue de la lu-
mière, défendue au XIXe s.

C’est cette « double nature » de la lumière que Louis de

Broglie (1892-1987) tente de comprendre et d’interpréter


dans ses Recherches sur la théorie des quanta, de 1924. Dans
sa thèse, il émet l’hypothèse que la dualité onde-corpuscule
est une propriété générale des objets microscopiques, et que
la matière présente, comme la lumière, un double aspect
ondulatoire et corpusculaire. Cette hypothèse se trouvera très
vite confirmée par l’observation de phénomènes de diffrac-
tion avec des électrons (expériences de Davisson et Germer
en 1927, de Thomson en 1928 et de Rupp la même année).

En généralisant la notion d’ondes de matière, Schrödinger


(1887-1961) parvient à l’équation bien connue de propaga-
tion de la fonction d’onde représentant un système quantique

donné. Finalement, l’élégant formalisme de la théorie quan-

tique est mis en place autour des années 1925-1930 par Dirac
(1902-1984), Bohr (1885-1962) et Heisenberg (1901-1976).

Michel Blay

✐ Blay, M., Lumière sur les couleurs, Ellipses, Paris, 2001.


Maitte, B., la Lumière, Seuil, Paris, 1981.

Ronchi, V., Histoire de la lumière, Armand Colin, Paris, 1956.

Sabra, A. I., Theories of Light front Descartes to Newton (1967),

Cambridge University Press, 1981.

Simon, G., le Regard, l’Être et l’Apparence dans l’optique de


l’Antiquité, Seuil, Paris, 1988.

! CORPUSCULE, MATIÈRE, PROBABILITÉ, QUANTIQUE


(MÉCANIQUE)

LUTTE DES CLASSES

! CLASSE
downloadModeText.vue.download 648 sur 1137
downloadModeText.vue.download 649 sur 1137

MACHINE

Du latin machina, « invention », « appareil », « engin de guerre ».

Le pouvoir des machines effraie. La philosophie mécaniste est accusée


d’avoir produit un type d’intelligibilité du monde qui éloigne de l’homme
toute préoccupation pour ce que Husserl nomme le « présent vivant ».
Ainsi la théorie de l’animal-machine, dont l’origine est chez Descartes,
est-elle posée (chez Michel Henry, La Barbarie, Grasset, Paris, 1981)
comme l’origine même de la barbarie nazie. Pourtant nous n’aurions ni
médecine, ni recherche expérimentale sur le corps si la décision n’avait
pas été prise, par Descartes et par d’autres, d’ouvrir, au moyen de la
pensée des machines, l’intimité des corps. La modélisation mécaniste est
partout le signe d’un effet de réduction (du corps, de la pensée), mais
cette réduction n’est-elle pas consubstantielle à tout effet de savoir ?

GÉNÉR.

Moyen artificiel subordonné à une fin. À la différence

de l’outil simple, dont la force et l’efficacité dépendent de


l’opérateur humain, la machine tend à l’autonomie mo-
trice et directrice, inscrivant dans un automatisme maté-

riel les projections les plus complexes de la pensée.

Au-delà de l’objet technique, la machine a fonctionné, pour


la pensée, comme un principe d’intelligibilité et comme une
utopie sociale.

À partir du XVIIe s., la réalité machinique joue, en effet,


un rôle majeur dans la construction de la modernité philoso-
phique. Fille naturelle du paradigme physico-mathématique
de Galilée et Descartes, la machine démontre avec éclat que
l’existence animée peut être séparée de tout finalisme. La
possibilité d’inscrire dans la matière inerte l’apparence d’une
intentionnalité complexe, de singer mécaniquement la pen-
sée et le vivant, fait de la machine le nouvel horizon d’intel-
ligibilité, se substituant à la conception antique d’un monde
doté de vie et de volonté. La machine, en ce sens, tout en
affirmant la puissance humaine, vide l’univers de ses dieux
ou ne laisse à ses derniers, comme chez Descartes 1, que le
rôle du premier moteur. Dès lors, il n’y a plus au monde que
divers degrés de machines, visibles ou invisibles, humaines
ou divines 2.

Si tout le corporel relève de la machine, se pose la ques-


tion de la spécificité du spirituel. La Mettrie 3 dépassera Des-
cartes en faisant de l’homme un animal-machine comme les

autres. C’est dire que la machine contraint à l’introspection,

mettant au jour le machinal dans le spirituel. La psychana-

lyse et le structuralisme révéleront la machinerie inconsciente

ou sociale qui commande à la volonté « libre ». Peu à peu,

l’homme en vient à se définir négativement comme ce que


ne peut (encore) être la machine, « organisme mineur »4 ca-

pable de simuler toujours mieux la liberté et la conscience.


L’expérience de Turing 5 vise ainsi à montrer que, en droit, ce
sont bien les résultats, et non les moyens employés, qui sont

critères d’intelligence : si une machine peut nous faire croire

qu’elle est intelligente, alors elle l’est.

▶ Socialement, la machine libère une force de production

qui entre directement en concurrence avec les hommes. Le


machinisme industriel, analysé par Marx 6, édicte de nouvelles
normes qui s’imposent à la main-d’oeuvre. La perfection in-

tellectuelle du mécanisme ouvre la voie à une société où

corps et pensée seraient agencés comme les rouages d’une

horloge, éliminant hasard, anomalie et incertitude, tout en


permettant une complète aliénation. Inversement, la puis-

sance de production machinique, débarrassant l’homme de la


malédiction du travail, pourrait aider à renouer avec un éden

fraternel 7. La machine est ainsi porteuse d’utopies sociales

foncièrement ambivalentes.

Dalibor Frioux

✐ 1 Descartes, R., Le monde ou Traité de la lumière, chap. VI

et VII.

2 Descartes, R., Principes de la philosophie, IV, 203 ; Leibniz,


G. W., Monadologie, § 64.

3 La Mettrie, J. O. (de), L’homme-machine, Flammarion, Paris,

1999.

4 Mumford, L., Technique et Civilisation, Seuil, Paris, 1950.

5 Turing, A., La machine de Turing, Seuil, Paris, 1999.

6 Marx, K., Le capital, livre I, 4e section, chap. XV. Trad. J. Roy,


1969, Flammarion, Paris, 1985.

7 Aristote, Les politiques, IV, 3. Trad. J. Tricot, 1962, Flammarion,


Paris, 1990.
downloadModeText.vue.download 650 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

648

! ALIÉNATION, MÉCANISME, NATURE, ORGANISME, SCIENCE,


TECHNIQUE, TRAVAIL

∼ MACHINE LOGIQUE, MACHINE DE TURING


D’après le logicien britannique Alan Mathison Turing (1912-1954).

LOGIQUE, PHILOS. ESPRIT

Automate abstrait consistant en un programme (en-


semble fini d’instructions élémentaires) destiné à être exé-
cuté sur un ruban infini par une tête de lecture-écriture
équipée d’une mémoire finie. Les suites de symboles qui
figurent successivement sur le ruban de la machine repré-
sentent des entiers naturels. On dit que la machine calcule
la fonction f si l’exécution de son programme s’achève avec

une représentation de l’entier f(n) sur son ruban (en « sor-

tie ») chaque fois que le ruban contient initialement (en


« entrée ») une représentation de l’entier n.

Une machine de Turing est déterminée par un ensemble


d’instructions du type qSS′Xq′ (« si le symbole S est lu alors
qu’on est dans l’état q, écrire S′, se mouvoir de 0 ou de 1 pas
dans la direction X, et se mettre dans l’état q′ ») :

En décrivant un tel dispositif, Turing 1 avait pour objectif


de caractériser le comportement du « calculateur humain » de
la manière la plus générale. Il parvint par ce biais à une défi-

nition des fonctions effectivement calculables qui coïncide


avec les définitions qui en avaient été par ailleurs proposées
à la même époque, si bien que l’analyse de Turing peut être
considérée comme une caractérisation « absolue » de la notion
de calculabilité par algorithme. Turing montre, par ailleurs,

que le « problème de l’arrêt » n’a pas de solution effective :


il ne saurait exister de machine capable, étant donnés un

entier n et la description d’une machine M, de déterminer si

la machine M s’arrêtera ou non avec un résultat lorsqu’on lui

donne l’entier n en entrée ; de ceci résulte l’indécidabilité du

calcul des prédicats. Par ailleurs, la notion d’état interne d’une

machine de Turing a été souvent tenue pour une explication

plausible de ce que pourrait être un « état mental » d’un agent

humain.

Jacques Dubucs

✐ 1 Turing, A., On Computable Numbers, With an Application


to the Entscheidungsproblem, trad. française in J.-Y. Girard, la
Machine de Turing, Seuil, Paris, 1995, pp. 47-102.

! CALCULABILITÉ, CHURCH (THÈSE DE), DÉCIDABILITÉ,


EFFECTIVITÉ

Les machines intelligentes


sont-elles l’avenir de
l’homme ?

On a soutenu que les progrès des biotech-

nologies et des sciences médicales dépla-

çaient tellement les frontières du naturel et

de l’artificiel qu’ils conduisaient à redéfinir

la nature humaine. Peut-on en dire autant des progrès


fulgurants de la robotique, des ordinateurs et de l’intelli-

gence artificielle (IA) depuis une quarantaine d’années ?

S’il semble indéniable que les biotechnologies ont mo-

difié profondément notre conception du vivant, il est

moins clair que les technologies informatiques et l’IA


aient réellement modifié notre conception de la pen-

sée et de la personne humaine, car nous sommes, à leur

égard, partagés entre deux intuitions, l’une pessimiste

et l’autre optimiste. D’un côté, ces progrès font craindre

que l’homme n’ait construit quelque nouveau golem, ou


que, comme dans les scénarios de science-fiction, les
humains finissent par devenir les esclaves d’un peuple
de robots. De l’autre, nous nous sentons suffisamment
certains que, quels que puissent être les progrès des
machines intelligentes, elles ne pourront jamais être

réellement intelligentes, au sens où elles pourraient pen-

ser comme nous. Mais est-ce bien l’alternative à laquelle

nous sommes confrontés ?

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE FORTE

EST-ELLE POSSIBLE ?

P our essayer de répondre à la question de savoir si les


machines intelligentes peuvent ou non modifier l’espèce
humaine, il faut avant tout se demander ce qu’elles sont
capables de faire, et en quel sens elles peuvent être des
machines intelligentes. Cette question se décompose à son
tour en deux autres : que peuvent-elles faire en principe
et que font-elles effectivement, étant donné l’état présent
de notre technologie ? Commençons par la première ques-
tion, qui engage une théorie générale de l’esprit et des phé-
nomènes mentaux. Dans un article célèbre, A. Turing, le
principal fondateur, avec J. von Neumann, de la théorie de
l’intelligence mécanique, proposa d’abord une conception
de ce qu’est la pensée ou l’intelligence : un calcul sur des
symboles définis exclusivement en vertu de leur forme et
de leur syntaxe. Il définit aussi le concept de mécanisme
approprié, celui de la « machine de Turing ». Dans un article
célèbre, Turing proposa aussi un « test » pour déterminer si
une machine est intelligente, test qui repose essentiellement
sur le fait que, si les réponses d’une machine qui imite un
questionneur humain sont capables de tromper ce dernier
sur son identité de machine, il n’y a pas de raison de refu-

ser d’attribuer la capacité de penser à la machine 1. Turing


pensait qu’on parviendrait un jour à produire de telles ma-
chines. Le test de Turing et sa conception de l’intelligence
artificielle peuvent en fait être interprétés en deux sens.
D’abord, en un sens instrumentaliste, proche de ce que sug-

gère l’idée que l’intelligence est ce qui répond à un test : si


une machine peut simuler l’intelligence, et faire comme si

elle avait un certain nombre, voire la majorité, des proprié-


tés de l’intelligence humaine ; alors, il n’y a pas de raison de

lui refuser l’intelligence. C’est ce que l’on appelle l’IA faible.


L’IA forte, au contraire, prend la proposition de Turing à
la lettre, et soutient que des ordinateurs programmés de
manière appropriée auront réellement une intelligence, au
même sens que nous. C’est de cette conception que l’IA et
les sciences cognitives « classiques » ont hérité : une pen-
sée est un calcul sur des représentations sous-tendues par
des processus computationnels discrets, exemplifiant ceux
d’une machine de Turing. Cette conception est souvent
résumée par la célèbre métaphore du cerveau comme ordi-
nateur ; mais il n’est pas nécessaire de supposer une telle
identification, il suffit que les processus mentaux soient trai-
tés comme des états d’une machine de Turing, l’ordinateur
en étant une réalisation contingente. Supposons donc que le
downloadModeText.vue.download 651 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

649

projet de l’IA forte se réalise, et qu’un jour on produise des


robots réellement pensants, et qu’ils viennent à être indis-
cernables des humains biologiques et puissent en accomplir
toutes les fonctions, y compris reproductrices. La décou-
verte que nos voisins, nos amis ou même nos parents sont
de tels robots ne différerait pas beaucoup de la découverte
que nous sommes aussi de tels robots. Mais il n’y a même
pas besoin de science-fiction pour entretenir l’hypothèse.
Sans qu’on ait à attendre les progrès technologiques qui
feront se promener parmi nous nos clones robots, on peut
soutenir, si l’on suppose vraie au sens littéral la conception
de la pensée de Turing, que nous sommes des machines :
le processus de l’évolution, si on admet les thèses néo-
darwiniennes 2, est un processus mécanique, et ses produits
vivants sont eux-mêmes des machines. La conscience et
l’intelligence humaines sont elles-mêmes des « machines vir-

tuelles » surajoutées sur des strates cérébrales antérieures à


l’évolution des primates aux humains 3. Si nous sommes déjà
des machines, pourquoi devrait-on s’inquiéter de ce que
nous puissions devenir des machines ? Poser la question
ainsi revient simplement à admettre le mécanisme. Nous
refusons en général cette perspective, parce qu’elle nous
semble incompatible avec le sentiment que nous avons de
notre liberté. On peut aussi soutenir que ce sentiment est
illusoire, ou que notre liberté est compatible avec le méca-
nisme. Bref, notre question se ramène simplement à celle
de savoir si le déterminisme (dont le mécanisme à la Turing
est une espèce) est compatible avec le libre arbitre. La créa-
tion de robots pensants serait une illustration concrète du
problème, mais elle le laisserait tout aussi irrésolu qu’il peut
l’être à présent.

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE FAIBLE

EST BIEN FAIBLE

L ’IA faible a l’avantage d’éluder le problème ; elle se


contente d’affirmer modestement qu’on peut simuler un
certain nombre de caractéristiques de l’intelligence humaine
au moyen d’ordinateurs, et correspond de facto aux avan-
cées de la robotique et de l’informatique contemporaines,
qui ne sont pas minces. Supposons donc qu’on se donne
un objectif modeste, en repoussant vers un hypothétique
futur toute ambition de vouloir reproduire sur une machine
toutes les fonctions mentales, et supposons qu’on renonce à
vouloir doter un système artificiel des sensations, émotions,
et autres états non purement « cognitifs » qui font le charme
et la variété de la vie mentale humaine, en nous limitant
uniquement à la modélisation de fonctions cognitives, telles
que juger, concevoir et raisonner, pour lesquelles les ma-
chines sont supposées, au moins dans des contextes spéci-
fiques (jouer aux échecs, résoudre des problèmes mathéma-
tiques, etc.), avoir de bonnes performances. Et supposons,
en limitant ainsi le sens de notre notion vague et plurivoque
de « pensée », que la pensée soit bien le traitement syn-
taxique de représentations selon le modèle du calcul à la
Turing. Nous rencontrerons alors au moins deux problèmes
(que J. R. Searle a bien mis en valeur dans une expérience
de pensée célèbre, celle de la « chambre chinoise »4). Le
premier est que l’intelligence ou la pensée s’y trouve définie
indépendamment de toute référence aux objets extérieurs ;
seules les caractéristiques internes des symboles, ou repré-
sentations, traités par une machine comptent, et pas les pro-
priétés par lesquelles les pensées s’ancrent dans un mode

extérieur. Or, pour avoir une intelligence, il faut avoir une


relation à un monde perçu et avoir une histoire. Ce problème
est étroitement lié au second : les processus mentaux, tels
que les définit l’IA classique, sont sensibles exclusivement à
des propriétés formelles des représentations, et non pas au
contexte. Mais raisonner n’est pas simplement exemplifier
des structures formelles d’inférence, c’est aussi être capable
de modifier ses stratégies selon les contextes et de situer
les propriétés qui font l’objet d’une cognition quelconque
dans un cadre plus large que celui du seul contexte local.
Or, cette situation de la cognition ne peut pas être elle-
même calculée par un algorithme ni déterminée d’avance.
C’est ce qu’on appelle le problème du « cadre » pour l’IA
classique ; il ne suffit pas pour être intelligent de manipuler
des représentations, il faut aussi manipuler des représenta-
tions pertinentes. Malgré l’existence d’un modèle rival de
celui de l’IA classique, le connexionisme, ou les modèles
des réseaux neuronaux, qui repose sur d’autres principes de
computation, ces obstacles n’ont pas été résolus. Par consé-
quent, même si l’on n’assigne pas des objectifs aussi ambi-
tieux à l’IA que celui de reproduire totalement l’intelligence
ou la pensée humaines, et si l’on admet que nombre de ses
réussites sont locales – on est capable de reproduire des
capacités élémentaires, par exemple de créer des insectes
artificiels –, le problème principal est qu’elle ne permet de
modéliser que des propriétés d’une intelligence modulaire.
La modularité est la propriété d’un système de traitement
de l’information de traiter celle-ci de manière cloisonnée,

automatique et relative à un domaine spécifique. C’est la


propriété de nombreux phénomènes mentaux – de la sen-
sation, du traitement du langage et de l’inférence, peut-être
de nombreuses capacités conceptuelles. Mais, quoi que
puisse vouloir dire « penser », « être intelligent » ou même
« raisonner », l’intelligence et la pensée ont des propriétés
globales et non modulaires ou locales, dont l’IA, malgré ses
succès partiels, n’est pas parvenue à rendre compte. On a
souvent dit (par exemple, le mathématicien R. Penrose) que
le théorème de Gödel montre les limites de l’intelligence
machinique et son incapacité à saisir des propriétés comme
l’intuition. Mais il n’est pas nécessaire de recourir à des
facultés (plus ou moins mystérieuses) telles que l’intuition
pour comprendre les limites de l’IA ; elles résident plutôt
dans son incapacité à rendre compte du caractère holistique
de la pensée. C’est ce caractère, qu’on appelle l’abduction,
qui fait, par exemple, qu’on ne choisit pas une hypothèse
plutôt qu’une autre, qu’on décide ou non de modifier cette
hypothèse face à des données récalcitrantes ou bien plutôt
la théorie qui sous-tend l’hypothèse. Et même des raison-
nements élémentaires conduisant à changer nos croyances
résistent encore à la modélisation.

▶ En l’état actuel de ce que nous savons – et surtout de


ce que nous ignorons – sur l’intelligence et la cognition
humaines, et compte tenu de l’échec de la théorie com-
putationnelle de l’esprit à rendre compte de l’intelligence
naturelle et de l’IA à produire des robots vraiment intelli-
gents, il n’y a pas lieu d’espérer ni de craindre le scénario
d’un monde de robots. Cela ne signifie pas que la robotique
et l’intelligence artificielle ne continueront pas à progres-
ser, et qu’elles aient la capacité de modifier profondément
la vie sociale et individuelle des humains. L’implantation
de micro-ordinateurs pour stimuler des organes vivants,
les progrès du diagnostic médical assisté par ordinateur, le
rôle croissant de l’Internet dans les échanges, la disparition
downloadModeText.vue.download 652 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

650

annoncée du livre, etc., tous ces changements induits par


les technologies de l’information et de la communication
sont certainement de nature à modifier beaucoup de choses.
Mais ils le sont tout autant que les progrès techniques anté-
rieurs, et même s’ils posent des problèmes éthiques, sociaux
et économiques inédits, on ne voit pas en quoi ils pose-
raient des problèmes sensiblement différents ni en quoi ils
modifieraient nos vies dans des proportions plus grandes
que l’ont fait tous les progrès techniques depuis le début de
la révolution industrielle. Inutile, donc, de transformer l’IA

en loup ou en golem. L’homme est un golem pour l’homme,


et c’est déjà assez.

PASCAL ENGEL

✐ 1 Turing, A. M., « Computing Machinery and Intelligence », in


Mind, 59, pp. 433-460, 1950 ; trad. la Machine de Turing, Seuil,
Paris, 1999.

2 Dawkins, R., The Selfish Gene, Oxford University Press, Ox-


ford, 1976 ; trad. le Gène égoïste, Odile Jacob, Paris, 1996.

3 Dennett, D., Darwin’s dangerous idea, Little Brown, New York,


1995 ; trad. Darwin est-il dangereux ?, Odile Jacob, Paris, 2000.

4 Searle, J. R., Minds, Brains and Science, MIT Press, Cambridge


Mass, 1984 ; trad. Du cerveau au savoir, Hermann, Paris, 1985.

Voir-aussi : Fodor, J., The Mind does not Work that Way, MIT
Press, Cambridge Mass, 1999.

Penrose, R., The Emperor’s New Mind, Oxford University Press,


Oxford, 1989 ; trad. l’Esprit, les Ordinateurs et les Lois de la
physique, Interéditions, Paris, 1993.

! ABDUCTION, CHAMBRE CHINOISE (ARGUMENT DE LA),


INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, MACHINE

MAGIE

Du grec mageia. En allemand : Magie, Zauberei.

PSYCHANALYSE

Ensemble de techniques par lesquelles l’homme


cherche à s’assurer la maîtrise du monde, et système in-
tellectuel. La pensée magique est une pensée de l’asépa-
ration, qui relève de la logique du processus primaire et

d’une dynamique narcissique.

La magie vise, par des pratiques qui entretiennent avec l’ef-


fet escompté une relation de similitude ou de contiguïté,
une action à distance. Niant toute séparation, la pensée ma-
gique suppose que les relations créées entre les représenta-
tions valent aussi pour les choses : elle surestime l’efficacité
des processus psychiques et des souhaits. « L’homme [...] a
une confiance démesurée dans la puissance de ses désirs »1
et prend ceux-ci pour la réalité. La pensée magique est donc
la survivance, ou la réactualisation, d’une activité psychique
primitive : la satisfaction hallucinatoire des souhaits. Elle
ressortit à la logique du processus primaire : intention et
réalisation se confondent, déplacement et condensation

(contiguïté / similitude) régissent les processus de pensée.


Le déni des séparations restaure une continuité entre soi et
le monde et vise à retrouver les modes de relation premiers
à la mère. La croyance magique en la toute-puissance des
pensées est donc un « narcissisme intellectuel »2 qui per-

met de « concevoir le monde [...] comme un vaste ensemble


(Zusammenhang) » 3.

La pensée magique entre enfin en jeu dans toute névrose


– singulièrement, la névrose de contrainte (rites propitiatoires
et de conjuration).

▶ « Dans la phase animiste, c’est à lui-même que l’homme

attribue la toute-puissance ; dans la phase religieuse, il l’a

cédée aux dieux, sans toutefois y renoncer sérieusement [...].


Dans la confiance en la puissance de l’esprit humain [dans
la conception scientifique du monde, où l’homme s’est sou-
mis aux nécessités naturelles], on trouve encore les traces de
l’ancienne croyance à la toute-puissance » 4. La science n’est-
elle pas une magie qui réussit ? Infatuation narcissique et
présomption de toute-puissance demeurent au principe de

la conquête scientifique ou magique du monde, par laquelle

l’homme rêve d’être, non plus « comme », mais effectivement,


« maître et possesseur de la nature ».

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Totem und Tabu (1912), G.W IX, Totem et tabou,
Payot, Paris, 2001, p. 99.

2 Ibid., p. 105.

3 Ibid., p. 92.

4 Ibid., p. 104.

! CONDENSATION, DÉPLACEMENT, INCONSCIENT, PHALLUS,

PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, RÉALITÉ, SOUHAIT

MAINTENANT

En allemand : Jetztzeit.

PHILOS. CONTEMP.

Chez W. Benjamin, instant dans lequel se cristallise sous


forme de « constellation » significative le sens, la « teneur

de vérité », du passé.

Le passé qui prend sens peut être un événement ou l’« abrégé

de toute l’histoire de l’humanité ». Dans ce deuxième cas, le

maintenant ou à-présent permet au sujet historique de res-


saisir toutes les expériences passées. Benjamin oppose la

Jetztzeit au « temps homogène et vide » de l’histoire linéaire ;


par sa plénitude et la présentification soudaine du passé à la

conscience, il interrompt le continuum historique. Il rompt


aussi, ce faisant, avec la tradition. Si cette tradition a été

jusqu’à présent, selon Benjamin, celle des opprimés, il ravive

l’espoir que l’histoire passée ne soit pas irrémédiable. Aussi

Benjamin parle-t-il d’un « arrêt messianique du devenir ». C’est

un instant de décision qui peut être « le saut dialectique de la

révolution telle que l’a conçue Marx » 1.

Si Benjamin réfère expressément cette conception au mes-


sianisme, elle entretient des parentés évidentes avec le kairos
chrétien et le nunc stans mystique. Cette dernière parenté
est revendiquée par Bloch, qui a repris à son compte cette
notion en la sécularisant et en lui conférant une portée on-
tologique dans son « ontologie du non-encore-être ». Il en
fait, en termes aristotéliciens, le moment où la quodditas se
réalise dans la quidditas, ce qui signifie, dans le cadre de sa
philosophie de l’utopie concrète, le moment où le fondement

s’accomplit dans une figure historique 2.

Gérard Raulet

✐ 1 Benjamin, W., « Thèses sur la philosophie de l’histoire »,

trad. in l’Homme, le langage et la culture, Denoël, Paris, 1971.


2 Bloch, E., Experimentum mundi (1975), trad. Payot, Paris,

1981, pp. 92 sq.

! DIALECTIQUE, INSTANT, MYSTIQUE, ONTOLOGIE, RÉVOLUTION,


TEMPS
downloadModeText.vue.download 653 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

651

MAÎTRE ET ESCLAVE, MAÎTRE ET SERVI-


TEUR

Maître : en grec : despotès ; en latin : dominus ; en allemand : Herr.


Esclave
/ serviteur : en grec : doulos / thétês ; en latin : servus ; en
allemand : Sklave
/ Knecht.

MORALE, POLITIQUE

Concept politique ayant pour fonction d’exposer les


rapports de domination qui sont constitutifs de l’exercice
d’un pouvoir en général.

Qu’il existe quelque chose comme un « maître » et un « es-

clave » impose que l’on admette la possibilité qu’un homme


soit soumis à un autre homme. Le couple n’est en outre pen-
sable que dans la relation de nécessité mutuelle qui unit les
deux parties : pas de maître sans esclave, ni d’esclave sans

maître.

De cette union conceptuellement nécessaire, Aristote tire


une nécessité selon la nature : le couple existe « pour la satis-

faction des besoins indispensables » 1, et la relation de servi-


tude permet une réponse à ces besoins dépassant la simple
satisfaction immédiate, puisqu’elle libère le maître des fati-
gues de la production (poiesis). Il y a pour Aristote un genre
de vie véritable qui est action (praxis) et qui est réservé aux
maîtres, et un genre de vie inférieur, la production, qui est
réservé aux esclaves, aux outils. Le maître est un homme

véritable et l’esclave un homme dégradé ou inauthentique.


C’est à partir d’une anthropologie des besoins que l’escla-
vage se légitime : l’homme se hisse d’un degré politique à
l’autre (du couple à la cité) par une série de besoins à satis-
faire. La relation maître-esclave est le lieu où cette anthropo-
logie des besoins se révèle fondatrice de rapports de pou-
voirs. Cette intégration de la servitude à un discours général
sur la domination politique permet à Aristote de passer de
l’unité du couple à l’unité sociale. Il donne la possibilité de
penser l’unité de la cité comme ce qui subsume les contraires
du maître et de l’esclave (ou des dominants et des domi-
nés) : c’est parce que la cité (dominante) instrumentalise ses
citoyens (serfs) qu’elle constitue une unité.

La critique de la thèse aristotélicienne de la naturalité de


l’esclavage à partir de la renaissance humaniste transforme
l’intérieur de la relation, mais c’est toujours dans le but de
maintenir le couple comme modèle micro-politique de la
constitution de l’État. Pour Hobbes 2 et tous ses successeurs,
la relation commence par un duel entre deux hommes natu-
rellement égaux, ce qui implique une transformation radicale
de la relation : non seulement elle est de convention (expli-
cite, qui plus est), mais surtout elle ne peut se penser que
comme une violence de l’un sur l’autre. Hegel montre ainsi,
en moderne, que reconnaître la violence de la domination
implique de reprendre à zéro le schéma aristotélicien : en
effet cette violence ne s’achève pas dans l’unité du travail
produit, mais se retourne contre le maître.

Il propose une interprétation inédite de la relation maître-


esclave : elle n’est plus explicitement politique mais pose
l’affrontement des deux figures dans la construction même

de la conscience de soi. Hegel montre alors 3 de quelle façon,


dans le face-à-face de deux consciences singulières et encore
indépendantes, l’opposition qui les affronte prend aussitôt
le caractère d’une négation de l’autre conscience comme
vie, ce qui implique que, s’y exposant, chacune des deux
consciences joue également sa vie propre dans l’affronte-
ment. Celle qui soutient l’épreuve et place la reconnaissance
au-dessus de la vie domine, celle qui n’a que la vie pour

essence se fait dépendante de la première et se met à son

service.

Le travail auquel est voué le serviteur, dans l’ombre de la


peur de la mort (qui était déjà chez Hobbes l’essence de la
domination), n’est pas seulement une « dépossession » de soi
de la conscience qui se résoudrait dans la conscience domi-

nante, comme l’esclave se résolvait dans le besoin du maître

aristotélicien. Ici, au contraire, parce que l’élaboration se fait


dans le réfrènement du désir du serviteur au profit de celui

du maître, il y a là « le début de la sagesse », car « le travail


façonne » 4.

Il y a donc dans la servitude une formation (Bildung),


une expérience qui résiste à l’anéantissement de l’humanité
de l’esclave. Et même, l’esclave est en fait le seul à devenir

véritablement humain : il n’y a que lui qui, par le travail, ap-


prenne à satisfaire ses besoins en différant la destruction de la

chose, alors que le maître reste un prédateur. En un sens radi-

calement opposé à Aristote (même s’il faut garder à l’esprit

que c’est la relation elle-même, et non l’un ou l’autre de ses


termes, qui est créatrice du monde social), c’est l’esclave qui
endosse chez Hegel la responsabilité de l’accession à l’uni-
versel et au monde éthique dans lequel nous vivons. Par un
effet de retour de la violence de la domination, le maître reste

étranger à ce monde de la Sittlichkeit, en héros aristocratique


asocial dans un univers nouveau qu’il ne comprend pas.

Nietzsche semble retourner à Aristote sur ce point. Ce sont


pour lui les maîtres qui créent l’État et le monde policé :

« Chez les opprimés, les impuissants : chacun des autres

hommes passe pour ennemi, brutal, exploiteur. Avec une

telle mentalité, il ne pourra guère se constituer de commu-

nauté, si ce n’est sous la plus grossière des formes (...). –

Notre moralité [Sittlichkeit] actuelle a poussé sur ce terrain

des races et des castes dominantes » 5. Pour qu’existent la


moralité et le droit, il faut une communauté de valeurs, la
possibilité d’un échange et donc la reconnaissance d’une éga-
lité, qui ne peut exister qu’entre ceux qui peuvent riposter à
la violence. Si nous vivons dans une morale d’esclave, cela ne
signifie pas que la morale a été créée par eux, mais qu’ils se
sont révoltés à l’intérieur de la morale des maîtres et en ont
renversé toutes les valeurs 6.

Cela signifie que Nietzsche reconnaît la violence non seu-


lement comme fondatrice du rapport initial de domination,
mais encore comme structurant l’ensemble de la vie sociale :
en cela ce n’est certes pas un retour aux Grecs qu’il opère,
puisque ceux-ci sont « naïfs comme la nature quand ils parlent
d’esclaves » 7. En effet, toutes les théories de la naturalité de

la domination sont pour Nietzsche des masques idéologiques

visant à rendre supportable, tant politiquement que morale-

ment, le choix (nécessaire et tragique) de refuser l’humanité

à toute une classe d’homme.

Sébastien Bauer

✐ 1 Aristote, Politique, I, 3, 1253 b16, trad. J. Tricot, Vrin, Paris,


1962. Lire plus généralement l’ensemble des chapitres 3 à 7.
2 Hobbes, T., Léviathan, trad. G. Mairet, Gallimard, Paris, 2000,

ch. 20, pp 326 sq.

3 Hegel, G.W.F., Phénoménologie de l’esprit, B, IV, A, 3. Trad.

J.P. Lefebvre, Aubier, Paris, 1991.

4 Ibid., p. 157.

Nietzsche, F., Humain, trop humain, § 45, trad. R. Rovini, 1968,


in OEuvres Philosophiques complètes, tome III, Gallimard, Paris.

6 Ibid., Généalogie de la morale, I, trad. P. Wotling, Librairie


Générale Française, Paris, 2000.
downloadModeText.vue.download 654 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

652

7 Ibid., Fragments posthumes I [10]1, trad. M. Haar, in OPC


tome I, Gallimard, Paris, 1976.

! ESCLAVE, ÉTAT, TRAVAIL

MAL

Du latin malum, « mal, malheur, violence, maladie », et malus, « mauvais,


malheureux, méchant ».

Longtemps tenu dans l’Antiquité pour une opinion ou un sentiment dont


il faudrait se délivrer, le mal devint un problème philosophique avec les
doctrines dualistes (Plotin) et la rencontre entre le monothéisme et le
manichéisme.

MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS., RELIGION

1. Mal physique : ce qui peut faire souffrir quelqu’un (in-


soutenable, irréparable). – 2. Mal moral : ce qui peut être
l’objet d’une réprobation (injuste, injustifiable, ce qui ne
devrait pas être et contre quoi il faut lutter). – 3. Mal méta-
physique (au sens de Leibniz) : imperfection nécessaire des

êtres finis.

Dans le contexte moderne, où il faut remarquer que les


drogues médicales et les techniques desserrent l’étau millé-
naire de la souffrance, on le retrouve avec le dilemme de
Bayle 1 : Dieu est soit méchant (c’est l’hypothèse de Nietzsche,
quand il dit que seul le Dieu moral est réfuté), soit faible
(c’est l’hypothèse de H. Jonas, dans le Problème de Dieu après
Auschwitz). Dans ses Essais de théodicée (I, § 21), Leibniz

répond en distinguant entre le mal métaphysique (imperfec-


tion nécessaire des créatures), le mal moral (péché), et le
mal physique (souffrance), et en cherchant non seulement
à réduire le mal physique au mal moral (l’homme souffre
parce qu’il est coupable), mais aussi à montrer que l’un et
l’autre tiennent à la finitude et à l’imperfection des créatures :
tout n’est pas compossible et le monde actuel est le meilleur
possible. La force de ces deux arguments est, d’abord, de
montrer, en distinguant la face active (responsable et éven-
tuellement coupable) et la face passive (souffrante et éven-
tuellement impuissante) de l’humanité, que le mal subi cor-
respond à un mal agi, et qu’il faut tout faire pour agir contre
ce que l’homme fait (ou laisse faire) à l’homme, c’est-à-dire
contre l’injustice. C’est, ensuite, de le décentrer de son point
de vue, pour rapporter sa plainte (mais aussi son accusation,
son plaidoyer, son récit, etc.) à la mesure du monde, et à la
possibilité d’autres points de vue.

Toutefois, l’échec spéculatif d’une telle justification (même


si, comme le dit Nabert, l’injustifiable continue à appeler une
justification) tient : d’abord, à l’objection que l’on trouve de
Job à Bayle, Sade ou Dostoïevski, que les humains sont à la
fois plus méchants que malheureux et plus malheureux que

méchants, que la méchanceté peut réussir et la vertu n’être


jamais récompensée ; avec cette double disproportion, toute
vision morale et pénale du monde s’effondre. C’est d’ailleurs,
pour Kant, l’une des formes de ce qu’il appelle le « mal radi-
cal » 2, qui touche à la racine même de la volonté, que de
faire croire à une possible synthèse du devoir et du bon-
heur. Il tient ensuite à la difficulté de penser un ordre naturel
(Marc Aurèle : « Rien n’est mal de ce qui est conforme à la
nature ») ou historique (Hegel) globalement heureux : soit
que le monde politique entier et l’État basculent dans le mal,
soit que la souffrance singulière de celui qui est sacrifié à cet
ordre globalement préférable ne puisse être par lui commen-
surée ni compensée.

Il reste à agir contre le mal que l’on ne peut justifier.


C’est difficile, d’abord à cause d’un « malaise dans la civilisa-

tion », déjà pointé par Rousseau : en se dotant des moyens


de réduire les malheurs naturels, les humains ont augmenté

les moyens de se faire du mal les uns aux autres. La diffi-

culté tient plus généralement à ce sentiment tragique que les

conséquences de nos actions nous échappent et que l’enfer

est « pavé de bonnes intentions ». Comme si toute société


comportait une « part maudite » de destruction égale à sa

capacité de construire et d’accumuler (Bataille3). Mais l’action

suppose que l’on puisse recommencer autrement, ne pas réa-


gir au mal par le mal, que l’on puisse approuver le bien et
faire ce qui doit être, et non pas se borner à éviter le mal, à
empêcher ce qui ne doit pas être. Elle suppose aussi que l’on
accepte que, face au mal, les humains diffèrent au moins au-

tant que dans leurs visées du bien. Car ces différences d’atti-
tudes et d’interprétations, jusque dans l’obscurité du malheur
qui voudrait les confondre dans la même fraternelle com-
passion, constituent l’intervalle même de la cité, d’un monde
proprement politique (Arendt). Le point délicat est que le mal
joue sur les deux tableaux de la douleur physique et de l’im-
puissance morale à communiquer sa douleur aux autres (on
peut seulement leur faire mal), ou à partager leur douleur : le
mal n’est pas seulement le malheur irréparable, insubstituable
(Lévinas4), mais que l’on ne puisse pas partager le malheur.

C’est alors en acceptant que l’action contre le mal laisse un

reste non imputable, non justifiable pour l’entendement, non


communicable par l’agir et la parole, en sachant que la fin

de toute violence ne serait pas la fin de la souffrance, que la

plainte devient sagesse (Ricoeur5).

Olivier Abel

✐ 1 Bayle, P., art. « Xénophanes » et « Manichéens », in Diction-


naire historique et critique (1697), Slatkine reprints, Genève,

1995.

2 Kant, E., La religion dans les limites de la simple raison (1793),

Vrin, Paris, 1979.

3 Bataille, G., La part maudite, Minuit, Paris, 1949.

4 Chalier, C., La persévérance du mal, Minuit, Paris, 1987.

5 Ricoeur, P., « Le mal », in Lectures 3, Seuil, Paris, 1994.

Voir-aussi : Badiou, A., L’éthique, essai sur la conscience du mal,


Hatier, Paris, 1993.

Cugno, A., L’existence du mal, Seuil, Paris, 2002.

Porée, J., Le mal, homme coupable, homme souffrant, A. Colin,

Paris, 2000.

Revault d’Allonnes, M., Ce que l’homme fait à l’homme, essai sur


le mal politique, Seuil, Paris, 1995.

! BONHEUR, DEVOIR, FAUTE, MANICHÉISME, PÉCHÉ, RELIGION,


SOUFFRANCE, THÉODICÉE

∼ BANALITÉ DU MAL

MORALE, POLITIQUE

Notion à la fois descriptive et problématique introduite


par H. Arendt à l’occasion du procès Eichmann. Elle en-
tend souligner l’insignifiance et la trivialité du criminel en
regard de la monstruosité du crime commis, et corriger

ainsi la notion de mal radical, ce qui contraint à question-


ner nos présupposés moraux.

L’ouvrage Eichmann à Jérusalem, résultant des reportages


sur le déroulement du procès, comporte le sous-titre Rapport
sur la banalité du mal. Contrairement à un contresens trop
courant, il ne s’agit pas de suggérer qu’il existerait un « Eich-
mann en chacun de nous ». Arendt prétend décrire la banalité
et l’insignifiance du criminel nazi en regard de la monstruo-
downloadModeText.vue.download 655 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

653

sité des crimes commis, qui ne sont ni pardonnables ni punis-

sables de façon adéquate. « Aussi monstrueux qu’aient été

les actes, l’agent n’était ni monstrueux ni démoniaque. »1 Les

caractéristiques sont ici négatives : Eichmann semble inca-

pable de penser, ne réalise pas ce qu’il a commis, ni qui le

juge et pourquoi, s’exprime par clichés, est prêt à appliquer

les normes et lois en vigueur pour autant qu’elles sont en vi-

gueur, sans jamais les éprouver ou en éprouver la validité. Il

n’a rien d’un Iago ou d’un Macbeth. L’obéissance zélée n’est

pas motivée ici par les convictions, mais par le pur respect

de la légalité qu’il s’agit d’appliquer, et Eichmann a recours


à l’excuse classique : « Je n’ai fait qu’obéir, je n’étais qu’un
rouage. » Or, explique Arendt en termes kantiens, si le cas
Eichmann soulève une quaestio facti et fournit un concept,

il faut soulever la quaestio juris et se demander de quel droit

on le possède et l’utilise 2. Il s’agit dès lors de scruter le régime


nazi, non plus pour en comprendre la structure politique,
mais bien pour y discerner des enjeux moraux. Bon nombre
d’individus ont pu accepter des règles inverses de celles du

Décalogue (« tu tueras »), puis revenir à des normes plus

habituelles, et donc changer de maximes comme on chan-

gerait de manières de table – loin que l’on puisse présuppo-


ser la présence en chacun de préceptes moraux universels,
contraignants et ineffaçables. Faut-il renvoyer la morale à son
sens étymologique, de mores ou d’ethos, et réduire la moralité

à une somme de coutumes, habitudes et manières inessen-

tielles, en simple conformité avec telle ou telle société ? Ce


serait précisément oublier que d’autres individus, dans des
conditions similaires, ont été capables de refuser de se com-
porter selon les normes en vigueur, de refuser de faire usage
de « jugement déterminant », et ont agi et pensé en l’absence
de toute règle pré-donnée. Ils ont su, à l’inverse d’Eichmann,
éprouver la situation, ne pas s’immuniser contre l’expérience,
se laisser affecter par elle, et ils ont su faire preuve de « juge-

ment réfléchissant ». La « banalité du mal » contraint, en réalité,

à questionner ensemble la capacité à éprouver, à être affecté,


la capacité à penser ou à juger (au sens du jugement réflé-
chissant kantien) et, par suite, les hypothétiques fondements
de l’obligation morale, ou encore le fonctionnement de la

conscience morale et ses réquisits.

▶ Les utilisations aujourd’hui courantes de l’expression


peuvent sembler éloignées de cette interrogation anxieuse
sur la moralité elle-même et sur son universalité de droit.
Elles retiennent que le mal-faire ne présuppose pas néces-
sairement la perversité, qu’il tend à s’instituer en norme. Il

s’agit de montrer comment tel système ou telle institution

immunise ses membres contre la réalité de ce qui est commis

et contre l’inhumanité de ses codes, et les rend complices de

leur oppression mutuelle. Mais, ainsi, on tend à souligner la

souffrance de ceux qui sont des complices contraints, comme

on peut inciter à un sursaut moral.

Anne Amiel

✐ 1 Arendt, H., Thinking and moral considerations, « La pensée

et les considérations morales », Payot, Rivages, Paris, 1996.

2 Arendt, H., Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du

mal, Gallimard, Paris, 1991.

! EXPÉRIENCE, JUGEMENT, MAL, MORALE

Y a-t-il un mal absolu ?

Même et, peut-être, surtout détachée de

l’emprise séculaire de la théologie, la no-

tion de Mal a continué à s’imposer à notre

expérience, et de manière moins équivoque

ou apparemment discutable que celle de Bien. Glacés


par l’horreur et par le cynisme déployés en des temps

supposés éclairés, anéantis par l’épouvante généralisée

dont la Shoah reste la figure la plus accomplie, nous


sommes tentés de parler de mal absolu. Au couple an-

cien de l’absolu diabolique en révolte contre un absolu


divin semble s’être substitué, dans le contexte histori-

co-politique contemporain, un Mal autonome et impé-

rieux, nourri comme l’arbre par la sève de la négation

de l’idée même d’humanité osée et assumée par ceux


qui, conscients d’être hommes parmi les hommes, de-
vraient en être porteurs et y trouver un contrepoids à
la haine et à la violence ; un Mal emportant et dépas-

sant par l’absoluité de ses effets ceux qui trouvent tou-

jours de « bonnes » raisons à l’exercer. Est-ce à dire que

nous sommes entrés dans une période de l’histoire qui

ne relèverait plus que d’une vision sadienne des choses,


ou que la planète ne serait plus que cet autel sacrifi-

ciel que décrivait de Maistre, mais, contrairement à ce


que pensait ce dernier, l’autel d’un sacrifice sans autre

fin que lui-même ? Il y a, sans doute, ici, le risque d’une

abdication de la raison, dont une réflexion sur ce qu’on

peut entendre comme absolu pourrait commencer à

nous préserver.

Théoriser le mal pour mieux le saisir entre relatif et ab-

solu appelle sans doute une méthode – génético-structurale


–assurant le passage d’un trait à l’autre et éclairant l’articu-
lation d’ensemble. La désabsolutisation par mise en relation
conjoint un sens existentiel à une exigence procédurale.

DU THÉOLOGIQUE À

L’ANTHROPOLOGIQUE

L a tentation du moralisme, outre qu’elle fait contrepoids


à bien des manipulations ou compromissions, traduit en
noir et blanc des phénomènes qui gagneraient à être analysés
et repensés dans le cadre, rénovateur, d’une éthique critique
et génétique. Surtout, l’on ne saurait surestimer l’importance
du passage du mythico-religieux traditionnel à un socio-his-
torique qu’une reconstruction génétique et structurale éclai-

rera anthropologiquement. On aura ainsi quitté résolument le


langage à l’emporte-pièce du « triomphe du Bien sur le Mal ».

Le déplacement majeur et décisif que ne saurait manquer


d’étayer – en traversant un remue-ménage affectivo-intellec-
tuel – une théorisation anthropologique du mal, c’est, en effet,
celui du Mythe aux enseignements successifs de la science
sur la réalité évolutive dans laquelle nous nous découvrons.
Le choc darwinien de l’« évolution des espèces », les recons-
titutions de la préhistoire, puis, plus récemment, celles de la
cosmologie nous mettent dans une situation inédite vis-à-vis
de la tradition biblique.

Singulièrement, l’indexation du Mal sur la désobéissance


au Créateur pouvait en faire un absolu – avec ou sans ange
rebelle interposé – inversé et négative par usurpation de pré-
rogatives divines ayant marqué la Création du sceau du Bien.
Ainsi aurait surgi le péché – devant Dieu –, mal ne pouvant

être « absous » que par Celui dont on s’était détourné. La fami-


downloadModeText.vue.download 656 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

654

liarité anthropomorphique et intemporelle de ce mythe fon-


dateur a volé en éclats avec la destitution d’un « temps » ima-
ginaire face à l’habilitation d’un espace-temps qui aura mis
successivement en place l’articulation de notre espèce aux
ramifications complexes des mammifères supérieurs, l’émer-
gence récente de l’Homo sapiens sapiens (incommensurable à
la succession des générations consignées dans la Bible) – sur
fond d’hominidés, dont l’évolution avait été beaucoup plus
lente – et, enfin, l’insertion dans un devenir planétaire de plu-
sieurs milliards d’années, s’insérant lui-même dans un deve-
nir cosmique dont l’explosion inaugurale n’est peut-être pas
indifférente à la violence maléfique à laquelle nous sommes
confrontés.

La principale conséquence pour l’analyse du mal, c’est la


« révolution copernicienne » qui s’impose dans les rapports
entre la faute et la souffrance. Loin que celle-ci soit le prix
à payer (« Tu enfanteras dans la douleur », « Tu gagneras
ton pain à la sueur de ton front », sur fond de mort) d’une
faute originelle, elle nous apparaît sous de multiples formes
comme liée à la sensibilité d’êtres vivants qui ont largement
précédé l’émergence d’une conscience et d’un langage sus-
ceptibles de donner sens à quelque culpabilisation. Dans ces
conditions encore, la relativisation du mal – quelle que soit la
gravité terrifiante qu’il puisse atteindre dans notre expérience
– ne saurait être contestée. La restitution de la question du
mal au devenir et à sa complexification ne fragilise pas seule-
ment, mais semble discréditer son lien à quelque absolu. Sans
doute, la priorité longtemps accordée à l’être sur le devenir
a-t-elle été la source de blocages, voire de faux problèmes.
Un éclairage génético-structural de la condition humaine ne
risque-t-il pas d’être seul à nous soustraire à des illusions ou
à de fausses certitudes ?
Dès lors, le relais du biologique et de l’expérience irré-
ductible du corps par la symbolisation apparaît comme la
porte d’entrée d’une explication anthropologique du mal. Le
travail éthique est une tâche de tous les instants. Il n’est plus
question de rapporter la conduite à une intuition du Bien et
du Mal déclarée universelle – en passant hâtivement sur la
relativité culturelle – mais dont chacun fait généralement un

piètre usage. Le mal est moins une privation, dans un monde


où l’on aurait trahi le Bien, qu’un ensemble d’excès que l’on
n’a pas su maîtriser. Sade et Bataille offrent à cet égard un
passage obligé, non exclusif, d’une visée « par-delà Bien et

Mal » sollicitée par l’immoralisme nietzschéen.

Plus radicalement, l’ambivalence de ce qu’on rapporte au


Bien et au Mal se noue à un processus « nucléaire », où la
symbolisation, condition de tout échange et de toute entente,
s’inverse et éclate en diabolisation (terme dont le sens le plus
courant n’est sans doute qu’un effet particulier). La division
qui y est signifiée comporte tous les degrés : de la rupture
de relation, avec sa portée sociale et existentielle, aux explo-

sions les plus meurtrières parce qu’incontrôlables. Mais, de


quelque façon que surgisse la division, elle tend à étendre
ses effets maléfiques dans des espace-temps géopolitiques
ou privés, où se déchaînent des processus d’infernalisation
(v. Aliénation et Déchéance, pp. 60-65 : discorde et abaisse-
ment – inferior).

LES DEUX SOURCES DU MAL

L a mise en rapport du mal avec l’absolu nous a amenés à


orienter son analyse vers ses possibilités extrêmes (quali-
fication qui a paru pouvoir supplanter avantageusement non

seulement celle d’« absolu » mais aussi celle de « radicaliser »).


Mais cette relativisation terminologique dans l’explication du
mal vaut a fortiori – quant à ses modalités – pour des formes
plus ordinaires qu’extrêmes, qui incitent à reconnaître deux
versants de cette « formation » négative (de-structuration).

Pour saisir les tenants et aboutissants de cette dichotomie,


il importe de référer l’expérience du mal à un double « de-
venir sujet » de l’individu : coextensif à une symbolisation
close ou ouverte – cette dernière conduisant à une structure
d’autonomie et de réciprocité, dont la défaillance provoque
une chute dans le mal. Ce versant rend alors possible la des-
truction et l’autre l’enfermement.

Cependant, on a le plus souvent affaire à une cloturation


ordinaire des individus – égoïsation se fixant en égoïsme, réa-
gissant à un processus plus général de socialisation, d’adap-
tation à un milieu (plutôt que prise en charge par lui). Le
« devenir sujet » qui s’y accomplit induit certes prioritairement
une soumission à quelque maître ou à des règles (correspon-
dant à une « verticalité dogmatique »). Mais la réaction – de
défense – la plus facile n’étant pas de repartir sur de nou-
velles bases dans un versant de constructivité et d’ouverture
à autre que soi, elle consiste à tirer la couverture à soi, à se
replier sur soi dans une attitude d’appropriation, qui produit
des moi concurrents dans une société dont l’hypocrisie peut
favoriser cet état de choses – aux antipodes de la relation
je-tu. L’égoïsme correspond alors au cas limite de la domina-
tion dans une figure sphérique qui neutralise la tension entre
domination et soumission. Car il y a, dans l’égoïté, autant de
sujétion et de soumission à ses forces inconscientes que de
tendance dominatrice.

C’est en reprenant son élan vers l’alterité de l’avenir ou


d’Autrui (« verticalité génétique ») que l’individu devient sujet
– parlant et communiquant, connaissant ou créatif – dans un
mouvement indéfini d’autonomisation lourde de possibilités
relationnelles, mais sans cesse interrompu et contrarié par
des failles qui causent des chutes de tension, aux effets plus

ou moins maléfiques.

Dans le premier contexte, le mal ordinaire qui se déve-

loppe dans un champ de conservation et de répétition corres-

pond à une structure d’aliénation où, étrangers à eux-mêmes,

les hommes fuient leurs responsabilités – en le déniant.

De l’autre côté, le mal extrême résulte d’une dégradation

incontrôlée, où le négatif prend d’abord la forme de la dé-


négation : le mal fait à l’autre substitue sa méconnaissance

à sa (souhaitable) reconnaissance. C’est là qu’un terrorisme


psychologique multiforme mais camouflé donne le change
sur la capacité de dialogue. La dis- ou la « dys-jonctivité »
qui en caractérise le registre marque la faillite de la conjonc-
tion : coopération autorisée par des virtualisations généra-
trices d’« infinitivité » (cf. « Penser le mal aujourd’hui », article
à paraître dans la Revue Prépentaire). Mais quand la chute
– défaillance et abaissement – est radicale, la de-structura-

tion du sujet permet à la vengeance, portée par des pulsions


agressives, de refaire surface. D’où le registre de « vindicati-

vité » qui alimente le meurtre et la torture : la négation de la

vie et le négatif dans la vie même. Comme dans l’aliénation,

c’est le relationnel qui est bafoué, même si l’aggravation n’est

pas douteuse. C’est pourquoi l’on peut dénoncer l’« anti-rela-

tionnalité » du mal, qui explique la collusion avec l’absolu.

C’est parce que la mise en relation est la seule positivation de


l’absolu, que s’y opposer dénonce d’emblée l’absolutisation
comme pourvoyeur de mal. Mais le qualificatif, jamais in-
downloadModeText.vue.download 657 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


655

demne de la substantivation qu’en avait tirée la métaphysique


traditionnelle, risque d’introduire de la confusion.

Ainsi, la temporalisation anthropologique, que l’on a cher-


chée à substituer à certaines affirmations dogmatiques inopé-
rantes, nous incite à rapporter tout usage de la notion d’abso-
lu au plan psychologique (lié à quelque pression sociale) d’un
caractère plus qu’« entier », ou d’un processus de passage à la
limite litigieux et dommageable à un diagnostic lucide. C’est
une « disposition d’esprit » absolutisée qui est maléfique. D’un
point de vue axiologique, au contraire, la résorption de toute
projection métaphysique au bénéfice d’une prise en charge
temporelle (d’ouverture d’avenir) rend préférable de parler
d’anti-relationnel, là où la visée s’inverse. En parlant de mal
absolu, on serait proche de la redondance ou de la tautologie.
Le processus d’absolutisation – avec le fanatisme qui s’ensuit
généralement – est assez par lui-même une composante du
mal et l’un de ses éclairages explicatifs pour qu’on n’ait pas à
s’astreindre à la rigueur dans des emplois qui méconnaissent
quelque genèse sous-jacente.

Quelle que soit sa gravité, expressive de ses ravages, le


mal est trop enchevêtré pour qu’on puisse sommairement
l’assigner, aux dépens d’autres, à certaines catégories d’actes
choquants. Il faut d’autant plus de discernement qu’il y a des
dissymétries partout.

▶ Le Mal, dans le contexte socio-historique qui s’impose à


nous au seuil d’un nouveau siècle, apparaît ainsi comme
un ensemble de détériorations ou de dégradations de notre
expérience : soit directement, par la cloturation d’individus
s’insensibilisant à ce qui peut donner hauteur et signifiance à
la vie humaine, soit indirectement, par échec et chute (deux
modalités de cadere) d’élans constructifs pour promouvoir de
la coopération, au-delà de la domination et de la compétition.
Dans les deux cas, c’est l’exigence de relation qui est éludée
ou battue en brèche. Il s’agit moins là de désobéissance à la
loi (quelle que soit l’affinité des deux derniers termes en ita-
lique) que de manque à une ouverture « plénifiante », hors de
laquelle l’humain ne serait qu’un vain mot. C’est ce caractère
antirelationnel du mal, que les dégâts soient énormes ou limi-
tés, qui tend à le lier à quelque absolu, là même où sa relati-
vité a paradoxalement à la fois une part évidente et une autre
inadmissible. Évidente, puisque, comme tout autre valeur ou
qualité, positive ou négative, le mal est relatif à une époque
et à une culture. Inadmissible, parce que, sur le fond d’une
souffrance, elle universelle – enracinée dans la sensibilité du

vivant –, il ne saurait être minimisé. La relativité, allant jusqu’à


la contradiction pure et simple – dans leur absolutisme – du
jugement des adversaires, oblige, à mesure que l’on avance
dans l’explication, à reconnaître que le mal commis par l’un
ne disculpe pas l’autre du sien. Le bien, prétendument visé
par chacun, n’empêche pas le cumul des maux provoqués.
Et un minimum d’analyse rigoureuse convainc qu’une expli-
cation génético-structurale remontant le plus loin possible
sans idée préconçue est la méthode la plus fiable. Dans ces
conditions, l’adjectif souvent substantivé d’« absolu » apporte
une qualification litigieuse, là même où le concept opéra-
toire d’absolutisation répond à lui seul d’un mal qui tourne
le dos à la mise en relation. Tendu entre un enfermement

asphyxiant et une destructivité ou autodestructivité incontrô-


lable, le mal ne saurait être projeté hors du monde humain.
Par-delà de dogmatiques mythologies ou onto-théologies du
mal et des siècles d’intériorisation par une conscience qui
laissait entier le statut de ce qu’elle intuitionnait, un éclairage
anthropologique le réfère à l’extériorité même du monde où

il s’accomplit, déployée dans la cloturation ou l’abaissement

par des sujets ayant failli à leurs possibilités gratifiantes res-


ponsables d’ouverture et d’élévation. Par-delà l’enseignement
de la loi des trois états, dispensé par Comte, il y a près de
deux siècles, les tentations théologiques et métaphysiques,
qui ne manquent pas d’assaillir l’esprit humain pour la ques-
tion du mal comme pour tant d’autres, doivent être surmon-
tées. Si la symbolisation qui porte les clivages axiologiques
soustrait l’explication du mal à la juridiction d’une science
positive, elle recommande, au contraire, d’articuler l’imma-
nence de son interprétation à des symbolisations closes et
ouvertes qui participent aux vicissitudes de l’existence. Les
pires calamités qui font douter du coeur des hommes n’en
appellent ni à sa corruption radicale ni à un caractère absolu
qui vouerait à l’échec toute réaction. Elles appellent plutôt à
retrouver une ouverture relationnelle qui (à l’instar de l’Esprit,
selon Malebranche) a « du mouvement pour aller plus loin ».
Le Deus sive natura spinoziste aura été un seuil de mise en
valeur de la terre des hommes. L’expérience intime de ce
type inaliénable d’Absolu divin appelle à promouvoir des re-
lations interculturelles dans l’extériorité planétaire. De même
que l’émancipation par les Lumières appelait un dialogue des
civilisations – pour prévenir leur choc.

ANDRÉ JACOB

✐ Bataille, G., La littérature et le mal, Gallimard, Paris, 1957.

Baudrillard, J., La transparence du mal, Galilée, Paris, 1990.

Fontaine, Ph., La question du mal, Ellipses, Paris, 2000.

Jacob, A., Aliénation et Déchéance, Post-scriptum à une théorie


du mal, Ellipses, Paris, 2000.

Jacob, A., L’homme et le mal, Cerf, Paris, 1998 (ouvrage qui


contient une bibliographie de 300 titres sur le thème du mal).

Jankélévitch, V., Le mal, Arthaud, Paris, 1947, réédité in Phi-


losophie morale, Flammarion, Mille et une pages, Paris, 1998,
pp. 389-471.

Pareyson, L., Ontologie de la liberté, la Souffrance et le Mal


(1995), Éditions de l’Éclat, Paris, 1998.

Porée, J., Le mal, Armand Colin, Paris, 2000.


Revault d’Allones, M., Ce que l’homme fait à l’homme, Essai sur
le mal politique, Seuil, Paris, 1995.

Vignoles, P., La perversité, Hatier, Paris, 1988.

MALADIE

iÊtre malade, est-ce être anormal ?, ci-dessous.

Être malade, est-ce être

anormal ?

En apparence, la maladie est le boulever-

sement d’une existence qui menace sa

normalité. Un rhume, une un cancer sont

autant de désordres organiques plus ou

moins importants dont la signification est directement

dépendante du risque qu’ils font peser sur le cours nor-

mal de la vie. Un rhume est une altération passagère,

sans gravité, au point que le cours même d’une exis-


tence peut continuer à être mené, alors qu’un cancer,
en colonisant les différentes cellules de l’organisme,
compromet la vie, la fait disparaître. Une maladie grave
downloadModeText.vue.download 658 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

656
downloadModeText.vue.download 659 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

657

sera ainsi considérée comme profondément anormale


en ce qu’elle détruit les normes mêmes d’un organisme,

tandis qu’une maladie bénigne peut être considérée

comme compatible avec une vie normale.

Cette vision commune de la maladie, qui a pour elle l’évi-

dence du drame engendré par les pathologies lourdes, re-

pose cependant sur une conception admise de la normalité

que nous voudrions remettre en question. Cette conception

est la suivante : la normalité d’une vie, c’est sa régularité ; ou


encore une vie normale, c’est une vie qui peut se dérouler
dans un ordre continu. Selon cette optique, le drame de la
maladie apparaît forcément comme une menace pour la nor-
malité d’une vie, en ce qu’il prive momentanément ou pour

toujours cette vie de la possibilité même de la régularité. Ainsi


comprise, la maladie est forcément cet anormal dont il faut

se prémunir, ce négatif qui est la limite même de la normalité


au-delà de laquelle une vie s’abîme, s’éteint et cesse d’avoir

un sens.

LA VIABILITÉ COMME NORMALITÉ

L a maladie introduit une différence qualitative dans l’ordre


d’une vie. Elle n’est pas seulement la perturbation locale
ou globale d’un organe ou d’un organisme, mais une différen-
ciation qui s’exprime dans la vie elle-même. Cette différencia-
tion peut, d’ailleurs, être le fait d’une forme de vie singulière,
comme c’est le cas pour un virus ou pour un microbe. La ma-
ladie ne se contente pas d’affecter une économie corporelle.
Elle change le vivant qui la subit. La douleur qu’accompagne
la maladie, les éléments de la vie ordinaire qui sont désor-
mais rendus malaisés ou impossibles du fait de la maladie
transforment radicalement un individu. Comme l’écrit G. Can-
guilhem à propos de Cl. Bernard : « Devenir diabétique, c’est

changer de rein. » 1. La maladie ne trouve pas sa vérité dans la


confirmation des lois du normal, ainsi que pouvaient le croire
A. Comte et Cl. Bernard. Elle est un événement qui révèle une
différence de qualité entre un état normal et un état patho-
logique. Est-ce à dire pour autant que l’état pathologique est
un état anormal ? Nullement. La maladie met en crise une cer-
taine forme de normalité, et en révèle une autre. La maladie

met fin à la croyance d’une normalité identifiée à un ordre


stable, à un ensemble de lois organiques. Une telle norma-
lité est un mythe dans le domaine vital, puisque la légalité
des phénomènes biologiques est une légalité trouée qui ne
vaut que comme cadre général, mais, en aucun cas, pour les
singularités que sont les vivants. À la différence des proprié-
tés physiques, qui ne s’écartent pas de leur type naturel, les
phénomènes vitaux restent des affirmations particulières. Les
normes de vie sont toujours des processus singuliers d’indivi-
dualisation qui ne peuvent se plier, sans perte décisive pour
les vivants, aux caractérisations universelles et aux formes
générales des lois de la nature. Ce qui caractérise la vie, tout
autant que la régularité de ses lois, c’est l’irrégularité de ses
exceptions. Tel est le sens profond de l’énoncé qui ouvre le
livre de X. Bichat : « La vie est l’ensemble des fonctions qui
résistent à la mort. » 2. Les fonctions vitales sont menacées par
l’entropie et s’affirment contre cette menace (néguentropie).
Seulement, ces affirmations restent incertaines et singulières.
Leur développement n’est pas assuré, pas plus que l’affir-
mation de leur réussite. Ainsi, la vie ne vaut pas tant par sa
reproductibilité sans faille que par la précarité de cette repro-
ductibilité. Ce qui caractérise la vie, c’est moins la perfection
au sens de l’achèvement que l’imperfection des fonctions dé-
ployées. La vie est alors tentative d’ajustement à ses propres

normes. La vérité de la vie, c’est alors la viabilité. « Rien de ce


qui est vivant n’est achevé à proprement parler. » 3. Les vivants
ne peuvent être « autres que viables, c’est-à-dire aptes à vivre
mais sans garantie d’y réussir totalement » 4.

Qu’est-ce, alors, qu’une vie normale ? Ce n’est rien d’autre


qu’une vie qui fait l’expérience, dans les maladies de la pré-
carité, de sa normalité. L’on ne sort pas, en ce sens, de la
normalité tant que l’on est dans la viabilité. Encore faut-il
préciser que la viabilité, ce n’est pas la certitude de pou-
voir rester en vie, mais, au contraire, la possibilité qu’à tout
moment ce qui est en vie cesse de l’être. C’est pourquoi,
dans le domaine de la tératologie, un monstre peut être dit
« anormal », si sa structure biologique l’empêche de rester en
vie. Auquel cas, c’est sa viabilité même qui est défaillante, et
pas seulement sa vie.

LA MALADIE, LA SANTÉ ET LA NORMALITÉ

L a normalité n’est donc, pour un vivant singulier, ni une


évidence dont la disponibilité est le signe le plus incontes-

table, ni une chimère constamment renvoyée à l’inexistence


de ses critères. La normalité accompagne une vie, car elle
n’existe que relativement à une vie. « C’est dire qu’en matière
de normes biologiques, c’est toujours à l’individu qu’il faut
se référer. » 5. La santé et la maladie sont des affaires indivi-

duelles. Selon K. Goldstein, dans le chapitre 8 de la Structure


de l’organisme, la maladie ne peut être pensée qu’à partir
de « l’être malade » 6. Pour lui, la maladie n’est pas un simple
ébranlement de son état de santé ; c’est un ébranlement com-

plet de son existence. L’absence de différence entre la vie


saine et la vie malade n’est possible que si l’on se situe du
côté d’une « norme supra-individuelle » 7. La vie malade est
d’une autre nature que la vie saine. La maladie est un dan-
ger pour une existence, alors que la santé est du registre de
l’évidence. Là où la santé, pour reprendre le mot de Leriche,
se traduit par le « silence des organes », la maladie met fin à
ce silence, engendre l’angoisse de la défaillance, de la dispa-
rition possible. D’où il résulte que, en matière de médecine,
il ne peut pas y avoir de normalité en soi ou de fait patholo-
gique absolu. Les normes de vie sont relatives à un vivant qui
les apprécie. Tout dépend ainsi, pour une pathologie don-
née, de la manière dont « le malade lui-même vit en premier

lieu sa maladie » 8. Ainsi la normalité est-elle singulière et non


universelle. « Chaque homme serait lui-même la mesure de sa
propre normalité. » 9.

Pour autant, si la normalité n’a de sens qu’en référence


à un sujet, elle n’est pas purement relative aux conditions
de formulation que ce sujet peut poser, concernant l’appré-
ciation de son existence. Car le normal et le pathologique
prennent un sens absolu pour le sujet concerné par l’appré-
ciation de son état. Cette signification se fonde sur la capacité
de faire ou de ne pas faire, de faire à l’identique ou avec
plus d’effort ce qu’il était possible de faire dans le passé. Le
normal et le pathologique valent pour un sujet en fonction de
la capacité normative du sujet. « Ce qui est normal, pour être
normatif dans des conditions données, peut devenir patholo-
gique dans une autre situation. De cette transformation, c’est
l’individu qui est juge. » 10. La maladie n’est pas une anormali-
té, dans la mesure où, d’une part, une vie sans maladie pour-
rait à bon droit être considérée comme une vie anormale,
et où, d’autre part, la maladie est une allure de la vie, une
possibilité régulière dont l’absence est, au contraire, le signe

d’une anormalité profonde. Seulement, cette normalité de la


downloadModeText.vue.download 660 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

658

maladie n’est pas équivalente à la normalité de la santé. De la


douleur et de la souffrance qui résultent d’une maladie, de la
réduction des capacités organiques produites par la maladie,
de l’empêchement social ou de la vexation qui peuvent en
résulter dans la vie ordinaire, la maladie doit être pensée à la
fois comme une expérience particulière de la vie, à laquelle
rien ne peut être comparé, et en même temps comme une
limitation du « pouvoir vivre » d’un sujet. Ces deux structures
de la maladie sont, d’ailleurs, intimement liées. La maladie est

proprement l’expérience de la perte ou de la limitation, vécue


comme expérience de l’altérité à la santé en laquelle apparaît
un certain usage du vivre.

LE SENTIMENT DE L’ANORMALITÉ

L a maladie révèle deux formes de normalité : une norma-


lité entendue comme normativité accrue, comme usage
maximal du pouvoir créateur de son propre organisme ; et
une normalité entendue comme normativité réduite, comme
usage problématique du pouvoir créateur de son organisme.
Tandis que la santé est ce qui autorise une marge maximale
de tolérance à l’égard des infidélités du milieu de vie, la mala-
die au contraire estompe cette marge, la diminue fortement
à proportion de sa gravité. Alors que l’homme sain n’est rien
d’autre que celui qui « peut instituer d’autres normes dans
d’autres conditions » 11, l’homme malade ne parvient pas à

se libérer de la norme organique imposée par la maladie. La


santé est une possibilité de transgression de la norme orga-
nique donnée, alors que la maladie ajourne ou détruit cette
possibilité. Des éléments aussi simples, à l’état de bonne san-
té, que le fait de changer de rythme de marche, de manger
à une heure inhabituelle cessent d’être des évidences dans
l’état de maladie. Ainsi la maladie ne fait-elle pas basculer le
sujet dans l’anormalité, mais elle produit une nouvelle forme
de la normalité donnée dans l’expérience d’un pouvoir nor-
matif restreint.

Le concept d’anormalité n’a pas disparu pour autant. Il est


requalifié en fonction de l’expérience de l’homme malade.
L’anormalité n’est plus un état objectif d’un corps malade,
mais le corrélat subjectif de l’homme malade. La distinction du
normal et du pathologique, essentielle pour tout individu, est
renforcée par le sentiment subjectif de l’anormalité du patho-
logique. Ce sentiment subjectif naît précisément de la capa-
cité normative imposée par la maladie. L’anormalité comme
réalité médicale est proprement une fiction ou une fantaisie
du savoir médical. En revanche, le sentiment d’anormalité est

ce qui, du point de vue subjectif, qualifie une personne qui


entre en maladie. Si l’anomalie a une valeur physiologique,
l’anormalité a une valeur avant tout affective. Le sentiment

de l’anormalité est engendré par la comparaison que produit


l’homme malade entre la référence positive à un optimum de
capacités, qui qualifiait l’état de bonne santé désormais nié,
et la référence négative à un ensemble moindre de capacités,
qui qualifie l’état de maladie désormais présent. Le sentiment
d’anormalité résulte donc de l’expérience du déficit produit
par la maladie et de la valeur d’amoindrissement radical qui
en résulte pour le malade.

▶ Être malade, ce n’est donc pas être anormal, mais être nor-
mal d’une autre manière que la normalité qui qualifie l’état de
santé. En revanche, être malade, c’est se sentir anormal, en
ce que les capacités de vie d’un sujet peuvent être profondé-
ment modifiées par la maladie, et en ce que le regard porté
par une société sur la personne malade amplifie fortement le

sentiment de perte de soi engendré par la maladie. La vie ma-


lade est une vie autre que la vie saine. À la fois parce qu’elle

ne lui ressemble pas, mais aussi parce qu’elle entre, d’une

manière particulièrement violente, dans la série des dénis de


reconnaissance par lesquels les membres d’une communauté

cherchent à se protéger de l’angoisse de la maladie et, plus

profondément, de l’angoisse de la mort.

GUILLAUME LE BLANC

✐ 1 Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, PUF, Paris,


1966, p. 43.

2 Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort,


Flammarion, Paris, 1994, p. 57.

3 Canguilhem, G., « Les maladies », in Écrits sur la médecine,


Seuil, Paris, 2002, p. 47.

4 Ibid., p. 47.

5 Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, op. cit., p. 118.

6 Goldstein, K., la Structure de l’organisme, Gallimard, Paris,


1951.

7 Ibid., p. 344.
8 Ibid., p. 345.

9 Ibid., p. 347.

10 Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, op. cit., p. 119.

11 Ibid., p. 120.

MANICHÉISME
De Manikhaios, nom grec donné au Persan Mani, ou Manès.

MORALE, ONTOLOGIE, THÉOLOGIE

1. Doctrine – hérétique – qui, sous la plume de Mani,


réduit le monde à trois étapes : le passé, ou l’état d’une
dualité parfaite entre les substances du Bien et du Mal ; le

présent, souillé par le mélange de ces éléments fondamen-


taux ; et le futur, qui promet leur séparation renouvelée.

La sotériologie manichéenne promet le salut par le refus


du compromis, et le rejet radical de notre monde ici-bas

comme médiation de notre condition. – 2. Par extension,


toute interprétation dogmatique du réel en termes de
bien et de mal...

Entre la formulation originelle d’une doctrine et sa métamor-


phose historique en idée reçue, il y a souvent un fossé, un
univers, le hiatus qui sépare le rameau de la racine... Rares
sont les épithètes qui ne trahissent pas le patronyme d’où ils
viennent. Rares sont les termes qui ne subissent pas l’oubli
coupable dans lequel l’usage les enferme pour leur assigner
une signification qui n’a qu’un rapport lointain avec leur sens
natal. Rares, et curieuses, sont les expressions qui, malgré les
strates de l’histoire, conservent l’essentiel des préjugés qui
leur ont donné le jour. Force nous est pourtant de constater
que le manichéisme lointain du IIIe s. ap. J.-C. était bien « ma-
nichéen », au sens où, de nos jours, nous pourrions le dire de
quiconque simplifie le monde à l’extrême et se contente de
poser sur les phénomènes une grille indigente, ou bipolaire.
Il semble bien qu’il en soit du manichéisme comme d’un
corps solide qui, pour assurer sa pérennité, aurait adopté des
formes – apparemment – moins rigides.

Comment l’éléphant manichéen est-il devenu le bacille


stupide qui contamine la morale ? Que signifie – de la théo-

gonie délirante de Mani jusqu’aux propos de l’actuel prési-


dent américain (2002) sur « l’axe du mal » – une telle per-

sistance ? Comment comprendre que, de l’ontologie la plus


simple jusqu’au degré le moins élevé de l’exigence intellec-

tuelle, le manichéisme ne se soit pas trahi en se sécularisant ?


downloadModeText.vue.download 661 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


659

Comment ce que l’Église considérait comme une « hérésie »


est-il, en un sens, devenu la norme de tout dogmatisme ? À
quoi tient donc cette postérité singulière et rétive à l’abandon
traditionnel du sens premier ?

Examiner le manichéisme, son histoire et les principes


fondateurs de Mani n’a d’intérêt que dans la mesure où cet
examen nous permet de débusquer – du « dualisme moral »
platonicien dont parle Nietzsche jusqu’au « Choc des civilisa-
tions » cher à S. P. Huntington – les modalités sous lesquelles
la promesse manichéenne du salut se dissimule bien avant
et longtemps après le surgissement de la secte, et sous les-
quelles elle agit comme un sédatif supplémentaire sur nos
consciences bien assoupies. Certes, contrairement au voeu de
ses disciples radicaux, l’étrange caméléon du manichéisme
(simple dans son propos et infini dans ses formes) a renoncé
au folklore de sa naissance et subi nombre de transforma-

tions, mais il n’a jamais oublié l’esprit de pesanteur qui le


définit.

▶ En conséquence, la question qui se pose ici est de savoir


si c’est l’ontologie qui précède la morale, ou bien l’inverse ;
elle est de savoir si cette curieuse postérité tient à l’extrême
simplicité de la doctrine manichéenne, ou bien au fait que
le manichéisme est une structure de la pensée comme telle,
accidentellement incarnée dans la secte rigide qui lui donna
son nom, et pour qui toute altération orale ou interprétative
de l’orthodoxie était un blasphème. À défaut de trancher un
tel débat, retenons au moins que le manichéisme, simplifica-
teur et hostile à toute discussion, fonctionne comme l’anti-
Talmud, ou encore le propre de la difficulté trop humaine à
penser par-delà Bien et Mal.

Raphaël Enthoven

✐ Augustin (saint), la Cité de Dieu.

Nietzsche, Fr., Humain, trop humain, Par-delà le bien et le mal,


la Généalogie de la morale, le Crépuscule des idoles.

Puech, H.-C., le Manichéisme, son fondateur, sa doctrine, Flam-

marion, Paris, 1979.

Tardieu, M., le Manichéisme, PUF, Paris, 1981.

! DUALISME, ÉTHIQUE, GNOSE, MAL, MORALE, RÉDEMPTION

MANIÈRE

En italien : maniera ; en allemand : Manier.

ESTHÉTIQUE

Dans les traités d’art italiens de la Renaissance, style


particulier d’un artiste. Tant dans l’histoire de l’art (ma-
niérisme) que dans l’esthétique philosophique à partir du
XVIIIe s., la notion de « manière » recouvre cependant des
enjeux qui dépassent l’individualité de l’expression.

En 1550, Vasari se prononce pour la nécessité de l’expres-


sion individuelle et considère l’absence de bella maniera
comme un défaut esthétique 1. Il fait en même temps de la
maniera la caractéristique d’un âge artistique, la terza età,
qui commence avec L. de Vinci et Raphaël pour atteindre son
accomplissement chez Michel-Ange. Les canons du Quattro-
cento restent la référence, mais l’artiste les utilise selon sa
fantaisie : tendance à la plastique sculpturale, attrait pour les
structures géométriques, jeux de perspective, culte de l’ara-
besque (la maniera serpentina que Pontormo et Le Parmesan
empruntent à Michel-Ange), attirance pour la sorcellerie et la
magie, l’alchimie et l’astrologie, tendance à la bizarrerie dans
le choix des thèmes, érotisme trouble. La manière devient un
enjeu esthétique au moment du passage de la Renaissance

au baroque. Les controverses du XVIIe s. l’affectent d’un indice


globalement négatif. Déjà Bellori et Félibien emploient « ma-

niérisme » en un sens péjoratif. Le XVIIIe s. en prend acte (cf.


l’article « Manière » de Diderot dans l’Encyclopédie en 1767).

C’est au débouché de cette tradition qu’intervient Goethe.


Dans l’essai sur « La simple imitation de la nature, la manière,
le style » 2, il entend par style un art qui dépasse à la fois la
plate imitation et la « manière » – qu’il appelle ailleurs « carac-
téristique », et qui est selon lui le défaut de l’art romantique.
Le style serait le dépassement du conflit entre art objectif et
art subjectif. Entendue ainsi, l’esthétique du classicisme se
définit non point comme l’opposé du réalisme et l’antithèse
du romantisme mais comme leur synthèse. L’imitation, la ma-
nière et le style sont les trois degrés par lesquels l’art s’élève
à cette synthèse. À chacun de ces trois niveaux, Goethe envi-
sage l’aspect objectif – la « matière » (Stoff) ou l’« objet » (Ge-
genstand) –, l’aspect subjectif (la « nature » de l’artiste), et le
« résultat ». Au niveau de l’imitation le talent naturel de l’artiste

n’est que « fidélité et application », il requiert un oeil exercé et


une main habile. Au niveau de la manière, l’esprit invente un
nouveau langage : il ne se contente plus « d’épeler lettre après
lettre la nature », mais crée une syntaxe, un nouvel agence-
ment des perceptions ; il « idéalise » en sacrifiant là où il le
faut le singulier. Mais cette universalité se révèle particulière.
L’artiste accompli, celui qui atteint le style, dit Goethe dans
son commentaire de l’Essai sur la peinture de Diderot, est
« le talent qui sait recevoir, conserver, généraliser, symboliser,
caractériser – et ce dans chaque partie de l’art, dans la forme
autant que la couleur ».

Gérard Raulet

✐ 1 Vasari, Le vite de’ piu eccelenti pittori, scultori ed architetti,


L. Torrentino, Florence, 1550.

2 « Einfache Nachahmung der Natur, Manier, Stil », in Werke,


Hamburger Ausgabe, C. H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung,

Munich, 1981, t. XII (Schriften zur Kunst, Schriften zur Literatur,

Maximen und Reflexionen), trad. « Simple imitation de la nature,


manière, style », in Écrits sur l’art, textes choisis, traduits et
annotés par J.-M. Schaeffer, Klincksiek, Paris, 1983.

! BEAUTÉ, ESTHÉTIQUE, STYLE

MARCHANDISE

! FÉTICHISME

MARXISME

Membre important du mouvement des jeunes-hégéliens, Marx passe

en quelques années du projet d’une philosophie critique (la Différence

des philosophes de la nature de Démocrite et d’Épicure, 1841) à celui

d’une critique de la philosophie pensée elle-même tout à la fois comme

une suppression (Aufhebung) et comme une réalisation (Verwirklichung)

de la philosophie (Pour une critique de la philosophie hégélienne du droit.

Introduction, 1843). La radicalisation de cette critique le conduit à défi-

nir ensuite le programme d’une « sortie de la philosophie » (Idéologie

allemande, 1846) sous la forme d’une critique de l’économie politique,

qui trouvera sa forme la plus achevée dans le Capital (1867). La portée

philosophique de cet itinéraire théorique peut être appréciée à par-

tir des Thèses sur Feuerbach (1845) et de l’Idéologie allemande, textes

de transition où Marx prend congé des problématiques jeunes-hégé-

liennes tout en mettant en place les thèmes et les thèses qui firent la

célébrité de sa pensée. Le coeur des innovations marxiennes réside

dans une conception matérialiste de l’histoire, qui tente d’articuler

théorie des modes de production et analyse des luttes de classes. La

postérité philosophique de cette conception de l’histoire est liée, d’une

part, à la redéfinition du matérialisme qu’elle implique, à la théorie de

la pratique qu’elle suppose et au concept d’idéologie qu’elle forge ; et,


downloadModeText.vue.download 662 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


660

d’autre part, à la méthodologie élaborée pour mettre en oeuvre l’étude


matérialiste de l’histoire.

POLITIQUE

Pensée de K. Marx, telle qu’elle apparaît dans l’oeuvre

de ce dernier mais aussi à travers la multiplicité des appro-

priations et interprétations auxquelles elle a donné lieu.

La conception matérialiste

de l’histoire

Dans l’Idéologie allemande, Marx soutient qu’il ne connaît


qu’« une seule science, celle de l’histoire », et que celle-ci doit
être étudiée du point de vue d’une « conception matérialiste

de l’histoire ». Ces affirmations ont un sens essentiellement

polémique : elles sont tournées contre la philosophie idéa-


liste de l’histoire propre à Hegel et aux jeunes-hégéliens. Elles
définissent également un programme de recherche : rappor-

ter l’étude de l’histoire à sa base réelle et à l’ensemble des

« conditions matérielles » de la pratique. C’est pour s’atteler à


sa réalisation que Marx forge les concepts de mode de pro-

duction et de lutte de classes.

Le concept de mode de production a pour fonction de


donner une description de la « base » économique des dif-
férentes formations sociales. D’après le Manifeste du parti
communiste (1848) et l’avant-propos de la Contribution à la
critique de l’économie politique (1859), chaque mode de pro-
duction se caractérise par la « correspondance » d’un niveau

de développement des forces productives et de rapports de


production déterminés. Par « forces productives », il faut en-
tendre les « forces de production » du « travail social », c’est-
à-dire tout à la fois la « force de travail » et les « moyens de

production ». Par « rapports de production », il faut entendre


l’« ensemble » des rapports sociaux conditionnant le proces-
sus de production. S’il y a toujours conjonction entre forces
productives et rapports sociaux de production, c’est tout
d’abord parce que la production a toujours un caractère so-
cial, de sorte qu’elle est toujours subsumée sous des rapports
sociaux déterminés. L’idée de correspondance ajoute qu’à un
niveau donné du développement des forces productives ne
sont possibles que les rapports sociaux de production qui
sont compatibles avec la poursuite du développement de ces
forces productives. Marx souligne ainsi que le développe-
ment des forces productives peut être entravé par un rapport
de production déterminé, et impliquer, par là même, le pas-
sage à un nouveau mode de production. Un tel changement
de mode de production implique un bouleversement géné-
ral de l’ordre social, puisque le mode de production est lui-
même la « base » (Basis) de l’« édifice social » (Überbau). Tel
est le sens de la thèse célèbre suivant laquelle « l’ensemble
de ces rapports de production constitue la « structure » [Bau]
économique de la société, la « base » [Basis] réelle sur laquelle
s’élève un édifice juridique et politique auquel correspondent
des formes déterminées de la conscience sociale ». On relè-
vera qu’ici la réduction de l’édifice social à la base n’est pré-
sentée : a) ni comme un rapport mécanique entre termes
homogènes ; b) ni comme une relation directe.

a) Plutôt qu’à une détermination univoque de l’édifice so-


cial, nous avons ici affaire à un conditionnement : « Le mode
de production de la vie matérielle conditionne en général le
développement de la vie sociale, politique et culturelle. » Le
propre de la conception matérialiste de l’histoire est d’expli-
quer l’édifice des institutions et des représentations par ce
conditionnement économique, tout en tenant compte du fait

qu’un changement de la base économique implique un bou-


leversement de l’édifice qui peut être « plus ou moins rapide »

et qu’« une même base économique (la même quant à ses


conditions fondamentales, sous l’influence d’innombrables

conditions empiriques différentes, de conditions naturelles,


de rapports raciaux, d’influences historiques extérieures,
etc.), peut présenter des variations et des nuances infinies que

seule une analyse de ces conditions pourra élucider » (comme


le dira Le Capital). C’est en ce sens qu’Engels écrira, dans une

lettre datée du 21 septembre 1890, que les conditions écono-


miques sont déterminantes « en dernière instance ».

b) On relèvera ensuite que la réduction à la base est pré-


sentée par Marx comme une entreprise graduelle. Les formes
de la conscience sociale « correspondent » aux rapports juri-
diques et politiques, ceux-ci « prennent leurs racines dans les
conditions matérielles de la vie », et « c’est dans l’économie

politique qu’il convient de rechercher l’anatomie » de celles-


ci. Cette présentation a l’avantage d’indiquer que les forma-
tions idéologiques, les institutions juridico-politiques et les
institutions sociales ne sont pas conditionnées de la même
manière par la base économique.

L’évolution historique ne peut cependant pas être ex-


pliquée par la seule contradiction fonctionnelle des forces
productives avec les rapports de production. Elle comporte
également un moment politique dont la théorisation est
conduite sous les auspices du concept de lutte des classes.
D’après Misère de la philosophie (1847), l’histoire avance tou-
jours par le « mauvais côté », un mauvais côté nommé « lutte
des classes ». Le Manifeste du parti communiste explique,
en effet, que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours,
c’est l’histoire de la lutte des classes ». En chaque société, la
ou les classe(s) dominée(s) lutte(nt) contre une classe domi-
nante en vue de s’assurer une domination et de s’assujettir
la société entière. Si les luttes de classes ont une fonction
déterminante dans l’évolution historique, c’est qu’elles ont le
pouvoir d’atténuer ou d’aggraver les effets de la contradiction
des rapports de production et des forces productives. C’est
en ce sens que Marx écrit, par exemple, que « la bourgeoisie
n’a pas seulement forgé les armes qui lui donneront la mort ;
elle a aussi produit les hommes qui manieront ces armes –
les travailleurs modernes, les prolétaires ». Le développement
des luttes de classes dépend d’un ensemble complexe de
facteurs que Marx tente d’étudier dans des écrits historiques
comme les Luttes des classes en France, ou le 18 Brumaire de
Louis Bonaparte. Il est irréductible aux seuls déterminants
des modes de production, et c’est la raison pour laquelle la
conception matérialiste de l’histoire ne doit pas être interpré-
tée tant comme un modèle général du progrès historique que
comme un ensemble d’hypothèses heuristiques. La Sainte
Famille (1845) dénonce l’idée d’un progrès de l’histoire :
« Malgré les prétentions du “progrès”, nous voyons sans cesse
des “régressions” et des “retours circulaires”. [...] La catégorie
de progrès est totalement vide et abstraite. » De même l’Idéo-
logie allemande affirme-t-elle que l’histoire retombe toujours
« dans la même ornière » de la lutte des classes. Certes, l’idée
qu’une succession des modes de production est réglée par un
développement des forces productives, et que cette succes-
sion doit aboutir à dépasser définitivement la contradiction
des forces productives et des rapports de production, semble
conduire la philosophie du « progrès », du « sens » et de la
« fin » de l’histoire. Mais, dans une lettre de Marx à V. Zas-

soulitch, datée du 8 mars 1881, Marx a lui-même écarté cette

interprétation en soulignant que les modes de production


downloadModeText.vue.download 663 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

661

pouvaient très bien se succéder suivant un autre ordre que


celui que décrit l’avant-propos de 1859. En définitive, comme
l’indiquera par la suite Engels, ce texte définit une orientation
méthodologique, et non les principes d’une axiomatique :
« Notre conception de l’histoire est avant tout une directive
pour l’étude » (lettre du 5 août 1890).

Matérialisme de la pratique

et idéologie

L’interrogation sur la signification philosophique de la


conception matérialiste de l’histoire a nourri les débats qui
sont développés au sein du marxisme et de la philosophie
du XXe s. Ils ont principalement tourné autour de deux ques-
tions : quelle est la nature du matérialisme qui conduit à
rapporter l’ensemble de la vie sociale aux conditions de la
pratique ; et comment doit-on réinterpréter les formes de la
conscience si elles peuvent elles-mêmes être expliquées par
les conditions de la pratique ? Ces deux questions portent sur
le sens des trois concepts marxiens de matérialisme, de pra-
tique et d’idéologie, et elles sont d’autant plus controversées
que ces concepts semblent eux-mêmes porteurs d’apories.

Centrale dans les Thèses sur Feuerbach, la notion de pra-


tique (Praxis) désigne le primat de l’« activité » (Tätigkeit)
entendue « comme activité objective », « activité effective,
sensible », « activité humaine sensible ». Si l’idéalisme alle-
mand a pour mérite d’élever l’activité au rang de principe,
il a pour défaut de ne la concevoir que « de façon subjec-
tive » (Thèse 1). En déportant le thème du primat de l’activité
dans le champ d’une philosophie sociale (« Toute vie sociale
est essentiellement pratique » [Thèse 8]), Marx a pour objec-
tif de rendre compte de l’unité de son moment objectif : le
conditionnement par les « rapports sociaux » (Thèse 6), et de
son moment subjectif : le moment « humain » de la « société
humaine » ou de l’« humanité sociale » (Thèse 10). Conçue en
cette unité, la pratique est « autochangement », « coïncidence
du changement des circonstances et de l’activité humaine »
(Thèse 3), et tel est le fondement de l’« activité “révolution-
naire”, “pratique-critique” » (Thèse 1). Il soutient que « tous les
mystères qui orientent la théorie vers le mysticisme trouvent
leur solution rationnelle dans la pratique humaine » (Thèse 8).
Il dénonce alors la pensée qui se croit autosuffisante et qui
ignore son conditionnement pratique, la pensée « isolée de la
pratique » (Thèse 2), non la théorie en elle-même. En effet,
le monde aliéné doit être « anéanti », « théoriquement et pra-
tiquement » (Thèse 4), et non pas seulement pratiquement.
Cette thèse suivant laquelle la pratique est la vérité de la
théorie doit, elle aussi, être comprise comme la condensation
de différentes thématiques. En effet, lorsque Marx soutient
que « les oppositions théoriques ne peuvent être résolues
que de manière pratique » (Manuscrit de 1844), ou que « la
question de savoir s’il faut accorder à la pensée humaine une
vérité objective n’est pas une question de théorie, mais une
question pratique » (Thèse 2), il suit von Ciezkowski (Prolé-
gomènes à l’historiosophie, 1838), qui opposait à Hegel que
l’action seule, et non la pensée philosophique, est en mesure
d’atteindre la réconciliation véritable de l’intérieur et de l’ex-
térieur, de l’être et de la pensée, de l’esprit et de la nature, du
sujet et de l’objet. Lorsqu’il soutient que la « pratique vraie »
est la « condition d’une théorie réelle et positive » (Manuscrits
de 1844), il réinterprète la dénonciation schellingienne et
feuerbachienne de la stérilité et du négativisme de la philoso-
phie hégélienne. Le primat de la pratique doit enfin être rap-
proché de la thèse jeune-hégélienne du passage nécessaire

de la philosophie politique à l’action politique : « La critique


de la philosophie spéculative du droit débouche non sur elle-
même, mais sur des problèmes dont la solution n’est possible
que par un seul moyen : la pratique » (Pour une critique
de la philosophie hégélienne du droit, Introduction). Ces ré-
flexions portant sur l’unité de la théorie et de la pratique sont
également appliquées par Marx à la philosophie, puisque la
Thèse 8 propose implicitement de la définir comme « action
de concevoir cette pratique [humaine] ». Cependant, pour en
conclure avec Gramsci que Marx est le fondateur d’une « phi-
losophie de la praxis », il faudrait que les Thèses fournissent
également le moyen d’unifier les différentes connotations
de la notion. L’affirmation suivant laquelle la vie idéelle « ne
peut s’expliquer que par l’autodéchirement et l’autocontra-
diction de cette « assise mondaine » [weltlichen Grundlage] »
(Thèse 4) fait signe vers une telle unification, en présentant la
pratique historique comme le fondement de l’édifice social et
des représentations. Cependant, plus qu’une philosophie arti-
culée de façon cohérente, elle ne définit que le programme
de la conception matérialiste de l’histoire, de sorte qu’il n’est
pas étonnant que la réalisation de ce programme se soit ac-
compagnée de la disparition du concept de pratique au profit
de ceux de production et de lutte des classes. Il reste néan-
moins possible de considérer que la pratique révolutionnaire
ne peut se réduire ni à la production, ni à la lutte des classes,
ni à leur conjonction ; « pratique » sera alors le nom de sa
spécificité, « philosophie de la praxis » celui d’une théorie
consciente de cette spécificité.

Dans les Thèses sur Feuerbach, Marx présente également


sa propre philosophie comme un « nouveau » matérialisme
(Thèse 9) au statut paradoxal. De l’idéalisme, ce matérialisme
reprend la thèse du primat de l’activité (Thèse 1), du maté-
rialisme, la thèse du rôle déterminant des « circonstances » de
l’activité (Thèse 3). Avant la Sainte Famille, Marx hésitait à
nommer sa propre entreprise théorique « matérialisme ». Dans
les Manuscrits de 1844, il décrit sa propre position comme
celle d’un « naturalisme » qui tantôt est considéré comme la
synthèse du matérialisme et de l’idéalisme ou du matérialisme
et du spiritualisme, tantôt comme un « vrai matérialisme ».
Le contenu de ce naturalisme est particulièrement probléma-
tique, puisqu’il consiste en une historicisation du naturalisme
feuerbachien, qui, tout en insistant sur la continuité de la
nature et de l’histoire, voit dans l’histoire la suppression de
la nature : « De même que tout ce qui est naturel doit naître,
de même l’homme a son propre acte générateur, l’histoire.
Mais étant donné que l’histoire est consciente et que cette
naissance est effectuée consciemment, elle se supprime elle-
même en tant qu’acte générateur. » On retrouve cette même
tentative de conciliation des contraires que sont la nature et
l’histoire, le matérialisme et l’idéalisme, dans les Thèses sur
Feuerbach, et dans la mesure où la première thèse semble
faire pencher la balance du côté de l’idéalisme, en affirmant
le primat de l’activité, il est permis de se demander pourquoi
la conception matérialiste de l’histoire est conçue comme un
nouveau matérialisme plutôt que comme un nouvel idéa-
lisme. Matérialisme synthétisant en lui l’idéalisme et le maté-
rialisme, matérialisme sans matière, matérialisme non ontolo-
gique (il énonce une thèse non pas sur l’être, mais sur l’agir
social), le « matérialisme » de Marx est pour le moins para-
doxal. Si philosophie de Marx il y a, elle ne méritait donc pas
d’être nommée « matérialisme historique » ou « matérialisme
dialectique », notions absentes sous sa plume. La pensée
marxienne joua cependant un rôle fondamental dans l’his-
downloadModeText.vue.download 664 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

662

toire du matérialisme. Elle contribua à populariser l’opposi-


tion du matérialisme et de l’idéalisme, après l’avoir substituée
à l’antithèse classique du matérialisme et du spiritualisme.
Sans doute fut-elle également à l’origine de l’incertitude qui
entoure aujourd’hui encore bien des usages de la notion :
« En général le mot “matérialisme” sert à beaucoup d’écrivains
récents en Allemagne de simple phrase avec laquelle on éti-
quette toutes sortes de choses sans les étudier davantage, en
pensant qu’il suffit de coller cette étiquette pour que tout soit
dit » (lettre d’Engels à C. Schmidt, 5 août 1890).

Bien que paradoxal, le matérialisme de Marx n’en pro-


duit pas moins des effets théoriques décisifs, notamment
par la problématique de l’idéologie qui lui est associée. En
concevant l’idéologie comme le « langage de la vie réelle »
(l’Idéologie allemande), Marx a pour objectif d’expliquer les
idéalités par leur contexte historique et de dévoiler leurs rap-
ports ambigus à la politique et à l’histoire. Le concept d’idéo-
logie est en effet : celui du conditionnement des idéalités
par des intérêts matériels ; celui de la dimension politique
de la conscience et de la théorie (les idéalités apparaissent
comme le moyen d’assurer la domination d’une classe sur
une autre) ; celui d’une dénégation du politique (il s’agit de
masquer une domination en donnant une forme universelle
aux intérêts particuliers d’une classe) ; celui, enfin, d’une in-
version anhistorique et idéaliste qui trouve son expression la
plus pure dans la philosophie spéculative de l’histoire (celle-
ci explique le cours de l’histoire par des idéaux anhistoriques,
alors que les idées s’expliquent par l’histoire). Dans l’Idéolo-
gie allemande, le concept d’idéologie fait corps avec deux
oppositions rigides : celle de la science et de l’idéologie et
celle de l’idéologie et du prolétariat. C’est parce que Marx
occupe conjointement le point de vue du prolétariat et d’une
« science de l’histoire » qu’il peut prétendre identifier l’idéo-
logie aux « idées fausses » que les hommes se sont faites sur
eux-mêmes. Le terme de « prolétariat » désigne, en effet, tous
ceux qui sont exclus de la société, tous ceux qui, n’étant plus
une « classe » mais une « masse », sont dénués d’intérêt par-
ticulier et, donc, d’idéologie. L’existence du prolétariat rend
possible une attitude théorique et critique à l’égard de la so-
ciété qui peut, par ailleurs, être renforcée par l’ancrage empi-
rique propre à la science, et par la « critique profane » qu’elle
rend possible. Marx prendra bientôt conscience du caractère
intenable de ces oppositions. Objet d’une domination idéolo-
gique, le prolétariat ne peut être dénué d’idéologie. Misère de
la philosophie et le Manifeste proposeront implicitement une
autre conception de l’idéologie, en soutenant que le proléta-
riat n’est pas encore une « classe pour elle-même » et que, en
apportant « aux prolétaires les éléments de sa propre culture,
[la bourgeoisie] met dans leurs mains des armes contre elle ».
Quant à la dimension idéologique de la science, elle justifiera
la critique de l’économie politique.

Sous l’effet de ses propres apories internes, la notion


d’idéologie disparaît définitivement après l’Idéologie alle-
mande, et bon nombre de ses thèmes se voient corrigés et
reformulés dans le Capital par la théorie du fétichisme. Marx
y explique l’opacité propre au mode de production capitaliste
par le fait que, dans l’échange, « les rapports des producteurs
[...] prennent la forme d’un rapport social entre les produits
du travail ». Alors que la valeur, en tant que quantité de tra-
vail socialement nécessaire, exprime un rapport social déter-
miné, la valeur d’échange, forme phénoménale de la valeur,
tend à présenter la valeur comme une qualité que les choses
posséderaient « par nature », et telle est la caractéristique du

fétichisme de la marchandise. Les rapports qui gouvernent


les échanges apparaissent donc aux producteurs comme des
rapports indépendants d’eux. Alors que le caractère social
de leur travail est l’origine de ces rapports, ils en viennent à
considérer, au contraire, que c’est seulement parce qu’ils se
soumettent à ces rapports que leur travail acquiert son carac-
tère social. L’analyse du fétichisme poursuit un double objec-
tif. Elle a, tout d’abord, pour fonction de fournir la théorie de
la face subjective des phénomènes économiques, les illusions
guidant les agents dans l’échange. En décrivant la genèse du
« fétiche marchandise » et du « fétiche argent », elle permet
notamment d’expliquer que la valeur puisse être recherchée
pour elle-même, et non seulement pour la valeur d’usage,
dans le procès de la production capitaliste. Il y a là un phé-
nomène circulaire, car c’est seulement la production pour
la production et la généralisation de la forme marchandise
qu’elle implique qui rendent le fétichisme possible. L’ana-
lyse du fétichisme a également pour fonction d’expliquer les
illusions dont l’économie politique classique reste victime.
En proposant une théorie de la valeur travail, cette dernière
s’efforce de dissoudre les apparences dont l’« économie vul-
gaire » se satisfait. Mais elle ne parvient pas à résoudre le
problème posé par le rapport du travail et des formes phéno-
ménales de la valeur. Elle reproduit ainsi, dans sa théorie de
la valeur, « l’apparence objective des déterminations sociales
du travail » et tend, par conséquent, à transformer les lois éco-
nomiques en « nécessités naturelles ». Telle qu’elle est ainsi
développée dans le Capital, l’analyse du fétichisme permet
d’effectuer un double déplacement par rapport à la concep-
tion de l’idéologie proposée dans l’Idéologie allemande. Il
s’agit bien, dans les deux cas, de rendre compte de l’effet
de certaines illusions sur la pratique – Marx parle parfois
d’« illusions pratiques » ou d’« illusion réelle » –, mais ici ces
illusions ne sont plus des idéalités dominant la vie réelle de
l’extérieur, mais des représentations totalement immanentes
aux interactions économiques dont elles sont tout à la fois les
conditions et le produit : « Ce sont des formes de pensée qui
ont validité sociale, et donc une objectivité pour les rapports
de production de ce mode de production social historique-
ment déterminé. » On peut mesurer la richesse de la théorie
du fétichisme à la grande variété de ses prolongements phi-
losophiques et sociologiques. Avec Lukacs, on peut consi-
dérer que Marx propose ici une théorie de la « réification »
(Verdinglichung), c’est-à-dire de la tendance du capitalisme
à pétrifier toute chose, y compris l’action humaine, en une
objectivité chosale (Lukacs, Histoire et Conscience de classe,
1923). À l’inverse, on peut considérer que Marx ouvre ici la
voie au structuralisme, en proposant une genèse de la sub-
jectivité « comme partie (et contrepartie) d’un monde social
de l’objectivité » (E. Balibar, la Philosophie de Marx, 1993).
Mentionnons, enfin, le fait que l’une des conclusions socio-
logiques les plus générales du Capital résulte de l’analyse du
fétichisme : la rationalisation capitaliste du monde ne produit
pas un monde désenchanté, contrairement à ce que soutien-
dra Weber, mais comme l’expliquera W. Benjamin, un monde
peuplé de « phantasmagories » marchandes.
Dialectique et critique

On associe fréquemment l’idée de conception matérialiste de


l’histoire à l’idée de dialectique matérialiste, en croyant qu’elle
définit la méthode même de Marx. Mais ce type d’interpréta-
tion repose le plus souvent sur une interprétation inadéquate
du matérialisme de Marx et, plus généralement encore, de
downloadModeText.vue.download 665 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

663

sa conception de l’histoire de la critique de l’économie poli-


tique. Si l’on voulait à tout prix identifier une méthodologie
marxienne, sans doute conviendrait-il davantage de la cher-
cher dans une théorie de la fonction critique de la théorie que
dans une théorie de la dialectique.

Dans la postface du Capital, Marx se réclame de la dialec-


tique, tout en se démarquant doublement de Hegel. Il sou-
ligne, tout d’abord, que seule la « méthode d’exposition » est
dialectique. Cette réserve n’a pas pour fonction de réduire la
forme dialectique à un artifice rhétorique en dévalorisant la
méthode d’exposition au profit de la « méthode d’investiga-
tion ». Au contraire, Marx compte sur la dialectique pour « ex-
poser » « le mouvement réel en conséquence ». Cette réserve
permet néanmoins de rappeler : contre Hegel, que l’abstrac-
tion ne doit pas se substituer à l’analyse et que le mouvement
de la pensée ne peut être confondu avec le mouvement de
la réalité ; avec Hegel, que la méthode ne peut être imposée
de l’extérieur à la matière étudiée, mais doit se soumettre
à « la logique spécifique de l’objet spécifique » (Manuscrit
de Kreuznach, 1843). De plus, Marx indique que, dans sa
« configuration rationnelle », la dialectique est « critique et
révolutionnaire », « parce que dans l’intelligence positive de
l’état de chose existant elle inclut du même coup l’intelli-
gence de sa négation ». Chez Hegel, la dialectique semble,
au contraire, « glorifier l’état de chose existant », parce qu’il
conçoit le négatif comme un moment de positif, parce qu’il
saisit la contradiction dans le mouvement de la réconcilia-
tion, ou pour le dire dans les termes du Manuscrit de Kreuz-
nach, parce qu’il ne pense pas les « opposés réels » comme
des « extrêmes réels » : « [Chez Hegel], les oppositions réelles
résolues, leur développement jusqu’à la formation d’extrêmes
réels, [sont] pensées comme quelque chose qui doit être
empêché ou comme quelque chose de nuisible, alors que
ce n’est rien d’autre que leur connaissance de soi aussi bien
que ce dont s’allume la décision de la lutte. » Marx ne cesse,
en effet, de définir sa propre entreprise comme une théorie
des « conflits » (Kollisionen) et des « contradictions » (Widers-
prüche) de la société de son temps. Les spécificités du mode
de production capitaliste ne peuvent être comprises sans une
analyse de ses contradictions, et c’est de l’intelligence de ces
contradictions que dépendent la compréhension de son ca-
ractère périssable et la possibilité d’une lutte révolutionnaire
contre le vieux monde. On considère d’ordinaire que la pen-
sée marxienne est dialectique en tant qu’elle appréhende la
réalité historique du double point de vue de la contradiction
et de la totalité. Cependant, si les références à la contradic-
tion et aux différentes figures du négatif sont nombreuses,
comme on vient de le constater, et si l’on trouve également
des références à la nécessité d’une pensée de la totalité, les
références positives et explicites à la dialectiques sont rares.
Fortement influencé par une relecture de la Science de la
logique, de Hegel, alors qu’il rédigeait les Grundrisse, Marx
considéra la méthode dialectique comme une pièce essen-
tielle de la critique de l’économie politique, au point de pro-
jeter la rédaction d’une critique de la dialectique hégélienne :
« Si jamais j’ai un jour de nouveau le temps pour ce genre
de travail, j’aurais grande envie, en deux ou trois placards
d’imprimerie, de rendre accessible aux hommes de bon sens,
le fond rationnel de la méthode que Hegel a découverte, mais
en même temps mystifiée » (lettre datée du 14 janvier 1858).
L’analyse des différentes versions de la critique de l’écono-
mie, des Grundrisse au Capital, montre cependant que les
schèmes dialectiques hérités de Hegel jouent un rôle tou-

jours moins déterminant, et il n’est pas certain que la pensée


marxienne puisse être dite dialectique autrement qu’au sens
très général que détermine la double référence à la totalité
et à la contradiction. Dans la postface du Capital, Marx pré-
sente son propre usage de la dialectique comme un « retour-
nement » et comme l’extraction d’un « noyau rationnel » : « La
mystification que la dialectique subit entre les mains de Hegel
n’empêche nullement qu’il ait été le premier à en exposer
les formes générales de mouvement de façon globale et
consciente. Il faut la retourner [umstulpen] pour découvrir le
noyau rationnel sous l’enveloppe mystique. » La dialectique
ne serait donc chez Marx qu’une version (matérialiste) de la
dialectique hégélienne ? C’est bien ainsi qu’Engels entendra
les choses dans la Dialectique de la nature, lorsqu’il tentera
d’élaborer une « dialectique matérialiste » en recherchant chez
Hegel un certain nombre de « lois dialectiques » et en les
interprétant comme des lois de la matière. Aussi pourra-t-il
interpréter le Capital comme l’« application » de la « méthode
dialectique » aux « faits d’une science empirique, l’économie
politique ». Cependant, Marx avait récusé par avance ce genre
d’interprétation dans une lettre adressée à Engels lui-même :
« [Lassalle] compte exposer l’économie politique à la manière
de Hegel. Mais là, il aura l’affliction de constater que c’est une
chose de ramener par la critique une science à un niveau per-
mettant de l’exposer dialectiquement, et une tout autre chose
d’appliquer un système logique abstrait » (lettre du 1er février
1858). En définitive, les références à la dialectique ne relèvent
pas d’une méthodologie dialectique, et elles ne prennent sens
qu’en vue d’expliciter certains des aspects de la démarche
critique que Marx tente de mettre en oeuvre.

L’oeuvre marxienne se développe dans son intégralité sous


le signe de la critique : critique de la philosophie hégélienne
du droit, critique de la religion, critique de la politique, cri-
tique de la philosophie, critique de la « critique-critique » des
jeunes-hégéliens de Berlin, critique des différentes formes de
socialisme et critique de l’économie politique. Marx prétend
associer la « critique des armes » et les « armes de la critique »
(Pour une critique de la philosophie hégélienne du droit, In-
troduction, 1843), l’« activité pratique-critique » (Thèse 1) et
la « compréhension de cette pratique » (Thèse 8), ou encore :
« anéantir pratiquement et théoriquement » (Thèse 4) la so-
ciété. Ces différentes formulations indiquent que la catégo-
rie de critique formule le problème fondamental qu’il tente
de résoudre en tant que théoricien : donner à la pratique
révolutionnaire une forme théorique adéquate. En faisant
abstraction des textes rédigés avant 18431, on peut distinguer
deux grands modèles de critique : celui d’une « philosophie
critique » se proposant l’« autocompréhension » (Selbstvers-
tändigung) de l’époque, et celui de la critique de l’écono-
mie politique. Dans la lettre à Ruge de septembre 1843, il
s’agit de « connecter notre critique... à la prise de parti en
politique, donc aux luttes effectives, et de nous identifier à
ces luttes ». Cet objectif est compris comme une « réforme
de la conscience » qui s’applique tout à la fois à la religion,
à la politique et à la philosophie. Ces différentes formes de
conscience sont, en effet, conçues en même temps comme
le « complément idéal » (Pour une critique de la philosophie
hégélienne du droit, Introduction) de l’état de choses exis-
tant et comme l’expression d’exigences qui le remettent en
cause. Tel est le sens des thèses suivantes : la religion est
l’« opium du peuple », on ne peut « supprimer la philosophie
sans l’effectuer », « dans la vraie démocratie, l’État disparaît ».
L’opération critique consistera en une « clarification de la
downloadModeText.vue.download 666 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

664

conscience » visant à « désenchanter », « démystifier » pour


extraire de la conscience son potentiel utopique et rendre
possible un nouveau rapport pratique au monde : « On ver-
ra alors que, depuis longtemps, le monde possédait le rêve
d’une chose dont il lui suffirait de prendre conscience pour
la posséder réellement. » Dans la critique de l’économie poli-
tique, la référence à la critique n’est plus tant motivée par la
nécessité de produire une critique théorique de la société
que par la nécessité de produire une théorie scientifique de
la base économique de la société. Critique ne signifie pas
ici dénonciation de l’économie politique du point de vue
d’une théorie de substitution, mais élaboration d’une théo-
rie scientifique par l’analyse critique de l’économie politique
classique. Pourquoi la théorie scientifique doit-elle prendre
ici la forme d’une critique ? D’une part, parce que la science
doit analyser les illusions qui, bien que produites par la réa-
lité économique, sont également constitutives de cette réa-
lité, dans la mesure où elles conditionnent l’action des agents
économiques. Or, ces illusions expliquent les limites de la
théorisation des classiques, de sorte que la théorisation est ici
indissociable de la critique. D’autre part, parce que l’exemple
de l’économie politique classique indique que la science est
toujours habitée par l’idéologie, de sorte qu’aucun discours
ne peut dogmatiquement prétendre à la vérité et que nous
ne pouvons nous réclamer du vrai qu’en réglant le problème
de notre propre rapport à l’histoire et à la politique. Dans
la postface du Capital, Marx s’engage dans une telle entre-
prise. Il explique que seul le point de vue du prolétariat peut
permettre la dissipation des illusions dont les économistes
classiques sont victimes, mais qu’il ne suffit pas pour autant
à fonder par lui-même l’accès au vrai. Il en résulte que le
progrès de l’économie politique ne peut s’effectuer que sous
la forme d’une critique : celle de la critique de l’économie
politique.

▶ En plaçant sa théorie sous les auspices de la critique, Marx


n’a pas seulement prétendu témoigner de sa dimension po-
litique, il a également signifié son refus du dogmatisme et
l’insertion de son propos dans des conjonctures déterminées.
Les vérités qu’il énonce sont des vérités polémiques, des
vérités dépendant d’autres discours et d’événements histo-

riques singuliers, des vérités lourdes de présuppositions et

de contingences, de sorte que dans les préfaces de la réé-


dition allemande et de la traduction russe du Manifeste du

parti communiste, Marx pourra préciser que son propos ne


peut prétendre qu’à une vérité provisoire, aucunement à une

vérité définitive.

Emmanuel Renault

✐ 1 Pour une chronologie plus précise, voir E. Renault, Marx et


l’Idée de critique, PUF, Paris, 1995, et « La modalité critique chez
Marx », in Revue philosophique, no 2, 1999, pp. 181-198.

! HISTOIRE, MATÉRIALISME, RÉVOLUTION

MASCULIN-FÉMININ
En allemand : Männlich-weiblich.

PSYCHANALYSE

La psychanalyse ne prétend pas décrire ce que sont les


femmes et les nommes, mais comment on devient homme

ou femme, à partir de l’enfant à prédisposition bisexuelle.

Bien que ses premières patientes et initiatrices soient femmes,


Freud crée la théorie psychanalytique selon le point de vue

masculin – ce que l’auto-analyse implique. Tout en insistant

sur la bisexualité psychique, il symétrise le développement

psychosexuel des enfants des deux sexes. Il s’aperçoit en-


suite que le développement psychosexuel des filles est plus
compliqué. De l’enfance à l’âge adulte, les garçons gardent

une même zone érogène génitale, le pénis, un même genre


d’objet sexuel, la mère puis les amantes, un même repère
identificatoire, le père puis les autres hommes ; les filles
doivent découvrir une seconde zone érogène, le vagin après
le clitoris, d’autres objets, les hommes après la mère, et faire
prévaloir l’identification sur l’investissement d’objet vis-à-vis
de la mère et des autres femmes. La découverte de la phase
phallique 1 autorise une investigation différenciée des com-
plexes d’OEdipe et de castration dans les deux sexes. Si les
craintes de castration interrompent le moment oedipien chez
le garçon, le constat de manque de pénis l’ouvre chez la
fille : ressentiment envers la mère, retournement vers le père,
recherche d’un substitut au pénis, dont l’envie demeure le
moteur.

▶ Pour tout humain, il n’existe à la naissance qu’un seul


sexe, le sien. En outre, l’imputation de toute-puissance à la

mère implique qu’elle fasse seule les enfants (mère phallique,

Vierge et autres déesses mères). L’élaboration psychique de

l’altérité des sexes demeure une butée, blessure narcissique

toujours ouverte dont le refoulement (névroses), le déni (féti-


chisme et perversions) et le rejet (psychoses) sont les issues.
L’enjeu de ce travail est pourtant la capacité psychique de
reconnaître autrui pour un semblable – ce qu’aucun groupe

humain ne parvient à réaliser : si le clivage des hommes et

des femmes est général, et le déni de leur altérité, possible,

l’égalité des droits des hommes et des femmes semble un

horizon symbolique difficile à atteindre, de même que la

reconnaissance de la bisexualité.

Michèle Porte

✐ 1 Freud, S., la Disparition du complexe d’OEdipe, OCP XVII,


PUF, Paris, 1924, pp. 25-33.

! DÉNI, DIFFÉRENCE DES SEXES, FANTASME, NÉVROSE, PSYCHOSE


ET PERVERSION, PHALLUS, REFOULEMENT, REJET, SEXUALITÉ

MASOCHISME

! SADISME / MASOCHISME

1. MASSE

Du latin massa, « pâte épaisse ».

Les masses auraient fait irruption dans l’histoire avec la Révolution fran-
çaise. Et le pluriel indique une positivité que la notion n’enveloppait
pas.

POLITIQUE

En philosophie politique, ce qui n’a pas la « forme »


noble, unifiée et autorisée d’un « peuple ». En sociolo-
gie, ce qui, dans l’indistinction obscure de ses membres,
interdit toute individualisation. En histoire et en psycho-
logie sociale, multitude des hommes marquée du sceau de
l’irrationnel, aussi bien dans ses phases d’amorphisme et
d’apathie que dans ses brusques bouffées de révolte ou de
tyrannie.
La masse, « ou elle sert bassement ou elle domine avec su-

perbe » 1. De ce « caractère », Machiavel tire contre Tite-Live la


leçon : en masse (insieme), la plèbe est puissante ; divisée,

elle est faible (Discours, I, 57). Il y a donc une masse de la


downloadModeText.vue.download 667 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

665

servitude, dans laquelle et par laquelle les membres sont ato-


misés, et une masse qui détient la puissance : la multitudinis
potentia, qui détermine le droit, l’imperium, l’État lui-même 2.
De l’examen de la manifestation de la puissance de la masse,
E. Canetti distingue des propriétés qui peuvent aussi bien
servir la servitude que la liberté : elle égalise ses membres,
les unifie, a besoin d’une direction 3.

Avant le marxisme, qui fait des masses les véritables héros


de la création historique, c’est avec Machiavel que la mol-
titudine (Discours, I, 58), l’universale, gli assai (le Prince,
XVII-XVIII), acquiert un statut politique positif qui lui sera
historiquement dénié par les philosophies du contrat et du
droit naturel. La multitude « qui ne garde point d’ordre [et] qui
est comme une hydre à cent têtes » 4, doit être niée au profit
de l’unité d’une « personne publique [ou] civile ». Qui ignore
la distinction entre la masse et le peuple « dispose les esprits
à la sédition » 5. Le refus d’obéir à la « volonté générale » se
heurte alors au « peuple » en corps qui « forcera à être libres »
(c’est-à-dire « citoyens ») ceux tentés par les jeux aléatoires
des agrégations et désagrégations fulgurantes de la plèbe 6.

Car il y a dans la masse une liberté sauvage qui s’affirme


et qui résiste en revendiquant pour elle-même le droit, qu’elle
possède inaliénablement, à l’autogouvernement, et que l’in-
firmation séculaire du désir n’a pu éradiquer 7. S’impose alors,
dans le cadre d’une ontologie politique libre de tout trans-
cendantalisme, une redéfinition paradoxale de la puissance
politiquement souveraine de la masse, dans son désir de
démocratie radicale, qui la libère de la théorie bourgeoise de
la souveraineté et de sa subsomption sous les concepts de la
dialectique et de la téléologie marxiste de l’histoire 8.

Laurent Bove

✐ 1 Tite-Live, Histoire romaine, XXIV, 25.

2 Spinoza, B., Traité politique, II, 17, trad. É. Saisset, révisée


par L. Bove, Le livre de poche, Classiques de la philosophie,
Paris, 2002.

3 Canetti, E., Masse und Macht, Classen Verlag, Hamburg, 1960,


trad. R. Rovini, Gallimard, Paris, 1966, pp. 27-28.

4 Hobbes, Th., le Citoyen (1649), VI, 1, trad. S. Sorbière, Garnier-


Flammarion, Paris, 1966.
5 Ibid., XII, 8.

6 Rousseau, J.-J., le Contrat social, livre I, ch. 7, Garnier-Flam-


marion, Paris, 1966.

7 Reich, W., Die Massenpsychologie des Faschismus, 1933, trad.

P. Kamnitzer, Payot, Paris, 1972.

8 Negri, A., Il potere costituante (1992), Sugar Co. Edizioni S.r.P.,


trad. É. Balibar, Fr. Matheron, PUF, Paris, 1997 ; Hardt, M., Negri,

A., Empire, Harvard University Press, Cambridge, trad. française,


Exils, Paris, 2000.

! FOULE, INDIVIDU, PEUPLE

∼ PSYCHOLOGIE DES MASSES

PSYCHANALYSE

« La psychologie des masses traite [...] l’homme pris


isolément en tant que membre d’une tribu, d’un peuple,
d’une classe, d’un État, d’une institution, ou en tant que
partie constitutive d’un agrégat humain qui s’organise en

foule pour un temps donné, pour une fin déterminée. »1

En 19122, Freud donne une première description, schéma-


tique et structurale, des trois types de collectifs qu’il dis-
tingue, selon que l’autorité est détenue par un seul (horde),
quelques-uns (matriarcat) ou la plupart (groupe totémique,

fraternel ou encore démocratique). À partir de 19213, Freud

précise les dynamiques onto- et phylogénétiques de consti-


tution, de stabilisation et de disparition de ces formations.

Selon le « mythe scientifique » de la horde originaire 4, le


chef de horde, figure absolument narcissique, soumet les fils
et accapare les femmes. Dans un collectif de ce type, la sou-

mission des membres au chef tout-puissant a pour corrélat

la conviction d’être protégé. L’aséparation et la complétude


narcissiques sont restaurées ; réalité extérieure, mort et temps

sont ignorés ; la pensée n’existe pas ; la parole n’a aucune

valeur. Le meurtre du chef de la horde défait la figure de l’Un,

dont les divinités maternelles – figures de mères phalliques –


sont les héritières. Déesses de la fécondité, elles confondent

vie et mort, et leurs métamorphoses, nombreuses, sont le


signe que l’irréversibilité du temps est méconnue, comme
l’est aussi l’altérité des sexes. Dans ces collectifs, la seule
activité sexuelle autorisée par les mères se réduit aux pul-
sions partielles. Mais le meurtre permet aussi aux frères de
reconnaître et d’élaborer la culpabilité et l’ambivalence. Les
interdits totémiques, qui découlent du meurtre, en conservent
le souvenir et rendent possible son expiation. L’acte est re-
connu, ainsi que la mort, et l’irréversibilité du temps. Dans
ces collectifs, la parole vaut : les frères, à l’instar des Anciens,
savent casser, et recoller le symbolon. Les séparations, ren-
dues possibles, s’ébauchent. Mais seule l’invention du poète,
le mentir-vrai du mythe, permet à l’individu de sortir de la
psychologie des masses.

▶ Si la sociologie, les sciences politiques et l’histoire sup-


posent l’existence a priori des collectifs étudiés, la psychana-
lyse considère que l’investigation étiologique des dynamiques

pulsionnelles et des processus psychiques individuels mis en

jeu dans toute masse permet d’élucider la métapsychologie


de celle-ci, de ses membres et de ses chefs.

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921),


G.W. XIII, Psychologie des masses et analyse du moi, OCF.P XVI,
PUF, Paris, 1991, p. 6.

2 Freud, S., Totem und Tabu (1912), G.W. XI, Totem et tabou, IV,
5, Payot, Paris, 2001.

3 Freud, S., Massenpsychologie, op. cit.

4 Freud désigne ainsi les élaborations de Totem et tabou dans


Psychologie des masses et analyse du moi, p. 74.

! DÉRÉLICTION, GUIDE, MEURTRE, NARCISSISME, PHALLUS

2. MASSE

Du latin massa, « pâte épaisse », « agrégat matériel » (probablement du


grec maya, « gâteau d’avoine »).

La multiplicité (non exhaustive) des définitions de la masse témoigne de


la plurivocité de son concept, et de sa dépendance à l’égard de cadres
théoriques successifs. L’évolution historique du concept de masse mani-
feste cependant une tendance générale à la perte des contenus substan-
tiels au profit de contenus fonctionnels (selon E. Cassirer).

PHYSIQUE

Quantité de matière, mesure de l’inertie, charge gravi-


tationnelle, forme d’énergie.

La notion de quantitas materiae est d’origine médiévale : elle


exprime la croyance en une substance inchangée dans les di-
verses altérations qu’elle peut subir. Dans les Premiers Prin-

cipes métaphysiques de la science de la nature, Kant confère

à l’énoncé de conservation de la quantité de matière un statut

transcendantal, en tant qu’application empirique du principe


downloadModeText.vue.download 668 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

666

constitutif de permanence. Un élément de signification opé-


ratoire lui a d’autre part été donné par Lavoisier, à travers son
affirmation de la conservation de la masse dans les transfor-
mations chimiques.

Le concept moderne de masse est né de réflexions sur

l’inertie : « un pouvoir de résister, écrit Newton, par lequel

chaque corps [...] continue dans son état présent ». Dans les

traités de physique de la fin du XIXe s., il devient alors courant

de définir la masse comme le rapport de la force appliquée

à un corps, et de l’accélération que lui impose cette force.

Il est même possible de se servir des lois du choc pour éli-

miner toute référence au concept de force : le rapport des

masses de deux corps est l’inverse du rapport des variations

de vitesse à la suite de leur impact.

Parallèlement à la définition inertielle, une définition gra-

vitationnelle de la masse était développée. La force d’attrac-

tion gravitationnelle qu’exercent les corps les uns sur les

autres, indiquait Newton, est proportionnelle aux « quantités

de matière qu’ils contiennent ». La masse devenait ainsi à

la fois la charge gravitationnelle active (celle qui engendre

l’attraction) et la charge gravitationnelle passive (celle qui su-

bit l’attraction). L’expression commune quantité de matière,

utilisée aussi bien lorsqu’il est fait allusion à des effets iner-

tiels que lorsqu’il est fait allusion à des effets gravitationnels,

implique que l’on admette l’équivalence entre masse inerte

et masse pesante. Ce présupposé, devenu au XIXe s. l’objet


de tests empiriques, et d’une réflexion approfondie due à

E. Mach, a été élevé par Einstein au rang de principe consti-

tutif dans la théorie de la relativité générale.


Une critique du concept substantialiste de corps matériel

au profit du concept relationnel de champ a été développée

à partir du milieu du XIXe s. Elle a eu pour conséquence des

tentatives de réduire la masse inerte des électrons à un sous-

produit de l’auto-induction électromagnétique. D’autres spé-

culations tendaient à faire de la matière, et de sa masse, un

effet de courbure de l’espace.

Ces propositions « dématérialisantes » n’ont pas abouti,


mais elles ont été relayées par les théories physiques du XXe s.

Ainsi la théorie de la relativité restreinte, qui repose sur un


postulat de covariance des lois de la mécanique et de l’élec-

tromagnétisme, implique l’interconvertibilité de la masse et

de l’énergie selon l’expression E = mc 2. En mécanique quan-

tique, la perte d’individualité des particules élémentaires a

conduit E. Schrödinger à proposer que leur masse soit consi-

dérée comme une constante universelle plutôt que comme

une détermination appartenant en propre à chacune d’elles.

Une nouvelle tentative de réduction de la matière (et de

la masse associée) à des altérations géométriques du conti-

nuum spatio-temporel a été conduite par Einstein durant


les années 1930 et 1940. Ce dernier essai a été infructueux,

mais il a inspiré les développements récents de la théorie des

supercordes, et de la « M-theory », qui assimilent la masse

des particules à un mode de vibration quantifié d’un secteur

d’espace bi- (ou pluri)-dimensionnel plongé dans un espace

à 11 dimensions.

Michel Bitbol

✐ Jammer, M., Concepts of Mass in Classical and Modern Phy-


sics, Dover Books, 1997.

Jammer, M., Concepts of Mass in Contemporary Physics and Phi-

losophy, Princeton University Press, New Jersey, 1999.

! ANTIMATIÈRE, PARTICULE
MATÉRIALISME

Terme apparu au XVIIIe s., de matériel.

PHILOS. ANTIQUE

Doctrine qui professe qu’il n’est de réalité que maté-


rielle. Il existe différents types de matérialisme, suivant
lesquels varient la nature et les propriétés de la matière.

Le terme de « matérialisme » n’a été forgé qu’au XVIIe s. ; il

existe pourtant, dès l’Antiquité, un mouvement de pensée

suffisamment significatif pour que Platon, dans le Sophiste,

nomme « combat de Géants » le duel qui oppose les « fils de

la terre », ceux qui « définissent la réalité existante comme

identique au “corps” (soma) » à leurs adversaires, les « amis

des formes » 1. Si les seconds sont des « gens civilisés », les pre-

miers sont « terribles », qualificatif annonciateur d’une longue

tradition critique à l’égard de ce qu’il convient alors plus jus-


tement de nommer « corporalisme » ou « somatisme ». Platon

met en évidence deux conséquences majeures qui découlent


de cette doctrine : une valorisation du contact et du sens du

toucher ; une conception de l’âme comme un corps. Outre

ces aspects épistémologiques et psychologiques, l’affirmation

de la nature corporelle des premiers principes conduit à fon-

der l’anthropologie, la morale et la politique sur la physique,

et implique sinon un athéisme, du moins l’existence d’un

Dieu de nature corporelle.

Il est difficile de déterminer qui sont ces « fils de la terre »

dont parle Platon. Il les décrit, de manière péjorative, comme


attachés à ce qu’ils peuvent voir et toucher, et donc comme

des sensualistes. Le réquisitoire platonicien, non dénué de

dimension morale, est peut-être plus particulièrement dirigé

contre les thèses de sophistes comme Protagoras, pour qui

toute sensation est vraie 2, et contre les tenants de l’école cyré-

naïque, comme Aristippe 3, qui posent comme fin morale le


plaisir. Mais la mention, dans le texte de Platon, de la notion

de « corps », conçu comme principe, incline également à pen-

ser à l’atomisme, bien que Leucippe et Démocrite n’utilisent

jamais le terme de « matière » (hule).

Pour eux, les principes de toutes choses sont les corps


primordiaux (les atomes) et le vide 4. Dénuée de toute forme

de téléologie, la cosmologie des abdéritains est régie par une


nécessité causale mécanique 5. L’atomisme n’est pas un sen-

sualisme mais un rationalisme, les premiers principes étant


invisibles et atteints par le biais d’un raisonnement 6. La sen-

sation est décrite en termes de contact 7. L’âme, au même titre

que n’importe quelle réalité, est composée d’atomes et se

désagrège, comme le corps, au moment de la mort 8. L’aspect

moral de la doctrine est directement lié à la conception phy-

sique. La fin de toute action est le plaisir, au sens d’« absence

de troubles » (ataraxia9), correspondant à un état spécifique

du composé d’atomes que constitue l’âme. Une des consé-

quences du système atomistique est un déterminisme strict,

qui ne laisse pas de place à la liberté humaine 10 ; Lucrèce


évoque cependant, sans doute à la suite d’Épicure 11, une

déclinaison de l’atome qui permet de justifier non seulement

la création des mondes, mais aussi la libre volonté 12. Les

dieux épicuriens sont décrits comme des entités de nature


atomistique, mais néanmoins éternelles 13, vivant dans les

intermondes.

Saint Augustin, dénonçant les conceptions matérialistes


de l’âme, fait figurer, aux côtés d’Épicure, Aristote et les
stoïciens 14. Il est vrai qu’Aristote, qui conceptualise pour la

première fois la notion de matière, considère cette dernière


downloadModeText.vue.download 669 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

667

comme une cause, et refuse une conception de l’âme séparée


du corps 15 ; les stoïciens, plus encore, affirment le caractère
corporel des deux principes, Dieu et la matière 16, ainsi que la
nature corporelle de l’âme 17. On ne peut pourtant considérer
l’aristotélisme comme un matérialisme, en raison surtout de
la nature même du principe premier, premier moteur immo-
bile, forme sans matière, acte pur 18. Le stoïcisme en présente
davantage les aspects. L’existence 19, ainsi que la capacité
d’agir ou de pâtir 20, n’est accordée qu’aux corps ; la notion

de contact est par conséquent centrale, plus encore peut-être


que dans l’atomisme, puisque pour les stoïciens la matière est

un continu. La notion de préconception divine 21, pourtant,

entre en contradiction avec la vision mécaniste de la nature


des atomistes.

Annie Hourcade

✐ 1 Platon, Sophiste, 246 a et suiv.

2 Protagoras, B 1 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gal-


limard, La Pléiade, Paris, 1988 ; Platon, Théétète, 151 e et suiv.

3 Diogène Laërce, II, 66.

4 Leucippe, A 14 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op.

cit.

5 Démocrite, A 66, ibid.

6 Ibid., B 11.

7 Ibid., B 135.

8 Ibid., B 109.

9 Ibid., A 167 par exemple.

10 Épicure, De la nature, 34, 26-30.

11 Cicéron, De la nature des dieux, I, 69.

12 Lucrèce, De la nature, II, 251 et suiv.

13 Cicéron, De la nature des dieux, I, 43-49.

14 Augustin (saint), De la trinité, X, 10, 15-16.

15

Aristote, Traité de l’âme, II, 1, 412 a 27.

16 Long, A.A. &amp; Sedley, D.N., Les Philosophes hellénistiques,


Paris, 2001, 45 G, t. II, p. 250.

17 Ibid., 45 C, t. II, p. 248.

18 Aristote, Métaphysique XII, 7.

19 Long, A.A., Sedley, D.N., Les Philosophes hellénistiques, op.


cit., 27 B, t. II, p. 17.

20 Ibid., 45 A, t. II, p. 248.

21 Ibid., 54 K, t. II, p. 367.

Voir-aussi : Baeumker, C., Das Problem der Materie in der grie-


chischen Philosophie. Eine historisch-kritische Untersuchung,
Münster, 1890, Frankfurt am Main, 1963.

Lange, F. A., Geschichte des Materialismus und Kritik seiner


Bedeutung in der Gegenwart, I (1865), Suhrkamp Taschenbuch
Verlag, Frankfurt am Main, 1974.

Rivaud, A., le Problème du devenir et la notion de matière dans


la philosophie grecque depuis les origines jusqu’à Théophraste,
Paris, 1905.

! ÂME, ATOMISME, CORPS, MATIÈRE

PHILOS. MODERNE

Doctrine de ceux qui, selon l’expression de Diderot,

« concluent qu’il n’y a que de la matière, et qu’elle suffit


pour tout expliquer » 1. Ainsi compris, le terme a un champ
d’application assez large, et peut servir à désigner des doc-
trines philosophiques assez différentes depuis l’antiquité
jusqu’à nos jours.

Le terme matérialisme, attesté en anglais dès 1668, est intro-


duit en français par Leibniz en 1702 pour désigner la doctrine
de ceux qui, comme Démocrite, Épicure ou, à l’époque mo-
derne, Hobbes, « n’admettent que des corps » 2. Il les oppose

tant aux idéalistes, comme Platon, qu’aux philosophes chré-

tiens, comme lui-même.

On peut dire que les abdéritains, Leucippe et Démocrite 3,


sont des matérialistes, au sens où ils développent une com-
préhension du monde comme formé d’atomes et de vide. La
multiplicité des atomes et de leurs combinaisons suffit pour
rendre compte de tout le réel. Il y a donc une physique, une
théorie des sensations (les simulacres) et, ce qui va être une
constante du matérialisme, la physique s’accompagne d’une
éthique qu’elle permet de fonder. La critique de l’opinion
va avec le développement d’une sagesse qui vise, comme
l’annonce le titre d’un traité de Démocrite, la tranquillité.

Épicure, et après lui Lucrèce, construisent une physique


atomiste 4. L’atome est le principe de tout ce qui est. Il n’y a
rien qui ne soit matériel, y compris les dieux, l’âme, etc. Cette
physique a des conséquences éthiques : les hommes sont
troublés par la superstition, la crainte de la mort et des dieux,
et les passions déréglées. La connaissance exacte de la nature
des choses nous permet d’être assurés en cette vie, car elle

nous montre qu’il ne faut pas craindre les dieux puisqu’ils ne


s’occupent pas de nous, ni la mort qui n’est pas un mal pour
nous puisqu’elle est privation de sensation et que le bien et

le mal ne nous viennent jamais que de la sensation. D’où le


développement d’une morale positive, qui promeut les plai-
sirs naturels mesurés et qui vise à l’indépendance du sage,
comme un dieu parmi les hommes.

S’il semble n’avoir jamais totalement disparu, comme


courant de pensée semi clandestin au Moyen Âge (les alchi-
mistes), c’est surtout à partir du XVIe s., qu’on assiste à une
renaissance du matérialisme. La relecture des textes antiques
et la lutte contre l’aristotélisme entraîne un nouvel intérêt

pour la physique des atomistes, dont l’exemple le plus connu

est, au XVIIe s., Gassendi, qui propose une explication de la

nature très inspirée de Lucrèce 5. Hobbes propose pour sa


part un matérialisme nouveau, qui doit moins à l’atomisme
antique qu’au mécanisme de la science moderne 6. Les prin-
cipes qui fondent sa physique (corps, mouvement, conatus)
sont des principes généraux d’explication, qui trouvent aussi
leur champ d’application dans l’anthropologie politique.

Au XVIIIe s., tout le monde s’accorde pour reconnaître,


selon une expression qui revient souvent sous la plume alar-

mée des défenseurs de la religion, les « progrès du maté-


rialisme ». Ce matérialisme des Lumières se caractérise, par
opposition au dualisme qui sépare une substance spirituelle

et une substance corporelle, comme un monisme. Il n’y a


qu’une seule substance, la matière, dont les différents états
permettent de rendre compte de phénomènes illusoirement
attribués à une âme spirituelle, comme la sensibilité ou la
pensée. Les nombreux penseurs matérialistes, parmi lesquels

il faut citer La Mettrie 7, Helvétius 8, Diderot 9 et d’Holbach 10,


très différents entre eux, partagent cependant l’athéisme et la
critique anti-religieuse, une théorie de la connaissance héri-

tée de Locke, un souci de dissocier morale et religion, et un


travail pour penser à nouveaux frais la notion de matière,
non comme une chose inerte et passive, mais comme hété-
rogène, toujours en mouvement et susceptible de sensibilité
et de pensée.

Le matérialisme historique

C’est encore par opposition à un idéalisme, mais cette fois-ci


à l’idéalisme hégélien tel qu’il s’exprime dans la philosophie
de l’histoire, que Engels forge l’expression de matérialisme
downloadModeText.vue.download 670 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

668

historique, à propos de l’explication marxiste de l’histoire,


qui place au fondement du mouvement de l’histoire la struc-
ture économique de la société, les relations de production

et d’échange qu’elle entraîne, et la lutte entre les classes so-


ciales qui en résulte. Il ne s’agit donc pas d’un matérialisme

métaphysique, mais d’un terme polémique qui vise ce que

l’idéalisme hégélien considérait comme la « matière » de l’his-

toire sur laquelle s’exerce l’action de la raison, c’est-à-dire


l’histoire sociale concrète des hommes : « Dans la production
sociale de leur existence, les hommes engagent des rapports

déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rap-

ports de production qui correspondent à un degré déterminé

du développement de leurs forces productives matérielles.

L’ensemble de ces rapports de production constitue la struc-

ture économique de la société, c’est-à-dire la base réelle sur

laquelle s’élève une superstructure juridique et politique


et à laquelle correspondent des formes déterminées de la

conscience sociale. Le mode de production de la vie maté-


rielle conditionne le processus social, politique et spirituel
de la vie en général. Ce n’est pas la conscience des hommes

qui détermine leur être, mais au contraire leur être social qui

détermine leur conscience. » 11.

Reprenant une expression de Lénine, Staline 12 impose

sous le nom de matérialisme dialectique la philosophie offi-

cielle des pays prétendus communistes.

▶ La fin du XXe s. a vu le renouveau d’un discours matérialiste,


au sens que le XVIIIe s. donnait à ce mot, qui renvoie l’explica-
tion de l’ensemble des phénomènes spirituels à leur substrat
matériel, le cerveau. Fréquemment tenu par des biologistes,
ce discours, qui trouve ses exemples dans une science infini-
ment plus développée que ne l’était celle du XVIIIe s., s’appuie
sur une argumentation dont la force, la subtilité et la finesse
sont souvent inversement proportionnelles.

Colas Duflo

✐ 1 Diderot, D., article « spinoziste » de l’Encyclopédie, in

OEuvres, Robert Laffont, Bouquins, Paris, 1994, t. I, p. 484.

2 Leibniz, G. W., « Deuxième lettre de Leibniz à Clarke » (1715),

cité par F. Salaün, in l’Ordre des moeurs, essai sur la place du


matérialisme dans la société française du 18e siècle (1734-
1784), Kimé, Paris, 1996.

Dumont, J.-P., Les abdéritains, in les Écoles présocratiques, Gal-


limard, Paris, 1991, pp. 381-590.

4 Épicure, Lettres et Maximes, trad. M. Conche, PUF, Paris, 1987 ;


Lucrèce, De la nature, trad. A. Ernout, Les Belles Lettres, Paris,

1984, 2 vol.

5 Gassendi, Dissertations en forme de paradoxes contre les aris-


totéliciens, trad. B. Rochot, Vrin, Paris, 1959 ; Recherches méta-

physiques, trad. B. Rochot, Vrin, Paris, 1962.

6 Hobbes, T., Léviathan, trad. Tricaud, Sirey, 1971 ; De la nature

humaine, trad. d’Holbach, Vrin, Paris, 1971.

7 La Mettrie, OEuvres philosophiques, Fayard, Paris, 1987, 2 vol.

8 Helvétius, De l’esprit, Fayard, Paris, 1988 ; De l’homme, Fayard,


Paris, 1989, 2 vol.

9 Diderot, D., OEuvres, Robert Laffont, Paris, 1994-1997, 5 vol.

10 D’Holbach, Système de la nature, ou des lois du monde phy-


sique et du monde moral, Hildesheim, Olms, 1966, 2 vol.

11 Marx, K., Contribution à la critique de l’économie politique,


trad. M. Husson, G. Badia, Éditions Sociales, Paris, 1972.

12 Staline, Le matérialisme dialectique et le matérialisme histo-


rique, Éditions Sociales, Paris, 1945.

Voir-aussi : Bourdin, J. C., Les matérialistes au XVIIIe siècle, Payot,


Petite Bibliothèque, Paris, 1996.

! ATHÉISME, ATOME, DUALISME, IDÉALISME, IMMATÉRIALISME,


MARXISME, MATIÈRE, MONISME, NATURALISME

PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE

Ensemble de doctrines ontologiques qui soutiennent

que toutes les entités douées d’une existence objective


sont ultimement des entités physiques qui peuvent ou

pourraient, en principe, être décrites par les sciences phy-

siques, et dont les interactions causales sont complète-


ment gouvernées par des lois physico-chimiques.

Le matérialisme, également appelé physicalisme, s’oppose

ainsi explicitement à un dualisme de type cartésien 1. Les di-


verses formes de matérialisme se distinguent par leur concep-

tion du statut de l’esprit et des propriétés mentales au sein


d’une ontologie matérialisme. Peut-on concilier le matéria-
lisme avec la thèse qu’il existe des entités mentales et que
celles-ci interagissent causalement entre elles et avec des

entités physiques ?

Matérialismes réductionnistes

La théorie de l’identité des types ou de l’identité psycho-

physique, proposée par U.T. Place et J.J.C. Smart 2, apporte


à cette question une réponse positive inspirée du modèle de
la réduction interthéorique dans les sciences. La psycholo-
gie est conçue comme une théorie de haut niveau en prin-
cipe réductible à une théorie physico-chimique des états et
des processus cérébraux. Les types d’entités et de proprié-
tés qu’elle postule sont identifiés à des types d’entités et de
propriétés cérébrales. C’est cette identité qui est garante de
l’existence objective des entités mentales et de leurs pouvoirs
causaux. Le matérialisme éliminativiste partage avec la théo-
rie de l’identité l’idée que, pour que le mental ait sa place au

sein d’une ontologie matérialiste, il faut que la psychologie

soit réductible à une théorie physique. En revanche, les éli-


minativistes doutent qu’une telle réduction puisse avoir lieu.

Selon P. S. Churchland 3, nos catégories mentales sont issues


de la psychologie ordinaire, conçue comme une théorie em-
pirique proto-scientifique, obsolète et largement erronée. Ces

catégories mentales ont peu de chance de pouvoir être mises


en correspondance de manière systématique avec des pro-
priétés et des catégories neurobiologiques. En conséquence,

elles doivent être éliminées et remplacées par les catégories

scientifiquement valides définies par les neurosciences, et les


prétendues explications en termes mentaux, remplacées par
des explications physiques.

Matérialismes non réductionnistes

Depuis les années 1970, de nombreux philosophes de l’esprit


ont défendu l’idée que la compatibilité des explications men-

talistes avec le matérialisme n’exige pas une réduction de


la psychologie aux sciences physiques. Le monisme anomal
proposé par D. Davidson 4 admet que chaque état ou chaque
événement mental particulier est identique à un état ou à un

événement physique particulier. Il considère toutefois qu’il


n’y a des lois causales strictes qu’au niveau physique et que
les explications psychologiques, qui opèrent dans un cadre
fondamentalement normatif et holiste, sont irréductibles à des
explications physiques. On a reproché à la doctrine anoma-
liste de conduire à l’épiphénoménisme. Si les propriétés men-
tales ne sont pas réductibles à des propriétés physiques, les

états mentaux sont certes des causes en vertu de leur identité


à des états physiques, et donc de leurs propriétés physiques,
downloadModeText.vue.download 671 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

669

mais leurs propriétés mentales n’ont pas de pertinence cau-


sale ou explicative. Le fonctionnalisme, en particulier dans la
version qu’en donnent J. Fodor 5 et H. Putnam 6, propose une
autre forme de matérialisme non réductionniste. Il s’oppose
au matérialisme réductionniste, au nom de la réalisabilité
multiple des états mentaux. Il considère que ce qui définit
les propriétés mentales et les types d’états mentaux n’est pas
leur constitution physique mais leur rôle causal typique au
sein d’un système cognitif. Il demeure néanmoins matérialiste
en ce qu’il identifie chaque état mental particulier à un état
physique particulier. La notion de survenance, développée
notamment par J. Kim 7, a souvent été utilisée pour préciser
la nature des liens de dépendance entre propriétés mentales
et physiques, dans un cadre matérialiste non réductionniste.
La thèse de survenance affirme que deux entités ou deux
événements ne peuvent être en tous points semblables quant
à leurs propriétés physiques, et néanmoins différer sur le plan
de leurs propriétés mentales.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, GF, Paris, 1979.

2 Smart, J.J.C., « Sensations and Brain Processes », Philosophical


Review, 68, 1959, pp. 141-156.

3 Churchland, P. S., Neurophilosophie, trad. sous la dir. de


M. Siksou, PUF, Paris, 1999.

4 Davidson, D., Actions et événements, trad. P. Engel, PUF, Paris,

1993.

5 Fodor, J. A., Representations, Harvester Press, Brighton, 1981.

6 Putnam, H., « The Mental Life of Some Machines », in Mind,


Language, and Reality : Philosophical Papers, Cambridge Uni-
versity Press, Cambridge, 1975, vol. II, pp. 408-428.

7 Kim, J., Supervenience and Mind, Cambridge University Press,


Cambridge, 1993.

Voir-aussi : Pacherie, E., Naturaliser l’intentionnalité, PUF, Paris,

1993.

Pinkas, D., la Matérialité de l’esprit, La Découverte, Paris, 1995.


! FONCTIONNALISME, NEUROSCIENCES, RÉDUCTION,
SURVENANCE

MATÉRIAU

D’abord utilisé au pluriel : matières nécessaires à la construction


(navire,
machine, bâtiment, etc.).

ESTHÉTIQUE

Substance ou matière constituant la dimension


concrète et physique de l’oeuvre d’art.

Aristote distinguait la matière du matériau, ce dernier étant


déjà « informé », spécifié. Longtemps cantonné à la sphère des
matériaux « nobles » (bois, pierre, bronze, marbre, matériaux
précieux), le matériau de l’art se confond aujourd’hui avec
l’ensemble des matériaux, naturels ou artificiels, nommables
ou innommables, que la nature, l’industrie et la vie urbaine
mettent à la disposition de l’artiste. Dès 1920, le Bauhaus
développe, avec Itten puis Mirkin, une culture des maté-
riaux ; chaque atelier de l’école sera placé sous l’égide d’un
matériau 1.

Le terme a aujourd’hui pour corrélat la notion d’« immaté-


riaux », élaborée par Lyotard pour désigner les matériaux des
nouvelles technologies ; « Matériau : ce sur quoi s’inscrit un
message : son support. Il résiste. Il faut savoir le prendre, le
vaincre » 2. Le matériau n’est plus réduit à sa seule dimension
physique. Les avant-gardes contemporaines l’ont redéfini, y
incluant les nouveaux matériaux (béton, plastiques), des élé-

ments abstraits (concepts, définitions, langage, temps, vitesse,

etc.) et d’ordre sociologique ou scientifique (statistiques, ar-


chives, information, etc.) 3. Les transformations de l’idée de

matière ont une action en retour sur la notion de matériau,

qui cesse d’être pensé de manière statique mais sur le fond

du continuum espace / temps et envisagé sur un mode éner-

gétique. « Pour l’artisan, écrit E. Manzini, le matériau n’est

pas une catégorie abstraite, mais bien cette pièce particulière

qu’il a entre les mains. Pour la machine, et pour l’ingénieur

qui en a conçu le fonctionnement, le matériau est seulement


un ensemble de propriétés contrôlées. »4 Il se produit une

intellectualisation de la notion de matériau ; celui-ci s’invente,

se donne comme un continuum de possibilités. Manzini dis-

tingue les (anciens) matériaux à complexité « subie », les ma-

tériaux à complexité « contrôlée », les (nouveaux) matériaux à


complexité « gérée », la capacité de manipulation s’insinuant

de plus en plus finement dans la structure de la matière.

Florence de Mèredieu

✐ 1 Bauhaus, 1919-1969, Musée national d’art moderne, Paris,


1969.

2 Lyotard, J.-F., les Immatériaux, Centre Georges-Pompidou /


CCI, Paris, 1985.

3 Mèredieu, F. de, Histoire matérielle et immatérielle de l’art

moderne, Larousse, Paris, 1999.

4 Manzini, E., la Matière de l’invention, Centre Georges-Pompi-


dou / CCI, Paris, 1989.

! CONTEMPORAIN (ART), IMMATÉRIEL, SCULPTURE

MATHÉMATIQUES

Du grec mathéma, « science ».

Dans leur maturation, les disciplines mathématiques (arithmétique, géo-


métrie, analyse, etc.) ont la forme de théories déductives, où les
principes
ou axiomes sont explicitement énoncés et distingués des propositions
démontrées à partir d’eux : les théorèmes. Toute définition des sciences
mathématiques ou de ce qui les réunit semble vouée à l’échec. Ce qui les
constitue n’a cessé d’évoluer au cours des siècles sans jamais atteindre
un état stable ; elles ont vu se modifier en permanence les frontières des
domaines où s’exerce leur souveraineté. Ainsi dira-t-on qu’elles peuvent
être science du nombre et de l’étendue, à moins que ce ne soit de la
quantité et de l’ordre, ou encore de l’espace et du mouvement, ou bien
des caractères et des relations.

GÉNÉR.

Ensemble de disciplines où s’illustre mieux que dans


toute autre science le concept de démonstration. Il n’y a
de démonstration, au sens propre, que mathématique (ou
logique).

Les mathématiques n’ont pas toujours eu et n’ont pas partout


aujourd’hui la forme correspondant à la définition que nous
en avons donnée. En Mésopotamie et en Égypte, quelques
millénaires avant J.-C., les mathématiques ont essentiellement
consisté en calculs investis en divers aspects de l’expérience
quotidienne : prêts à intérêts, échanges de biens à valeur
égale, partages et héritages, travaux d’irrigation, de fonda-
tions et terrassements, prévision de volumes, évaluation de la
pente de plans inclinés, etc. L’idée de justifier un calcul ou de
démontrer un résultat n’apparaît qu’avec les mathématiciens
grecs. Ainsi, Pythagore démontra la relation, connue antérieu-
rement, qui porte son nom : dans un triangle rectangle, le car-
ré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des côtés
de l’angle droit. De même, Pythagore démontra l’irrationalité
du rapport R de la diagonale au côté de carré égal à 1, dont

les Babyloniens connaissaient une mesure approchée. Il s’agit

là de la première démonstration par l’absurde : pour prouver


downloadModeText.vue.download 672 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

670

l’irrationalité de R, on suppose qu’il est rationnel, c’est-à-dire


peut s’écrire comme un rapport de deux entiers, et on montre
que cette supposition conduit à des contradictions.

À l’arithmétique et à la géométrie des Anciens se sont


ajoutées au cours des siècles l’algèbre ou théorie des équa-
tions polynomiales, l’analyse ou théorie des fonctions, le

calcul infinitésimal et le calcul intégral, les équations diffé-

rentielles, l’étude de la théorie des nombres par les outils de

l’analyse (théorie analytique des nombres) ou par les moyens

de l’algèbre (théorie algébrique des nombres), les structures

algébriques comme celle de groupe, anneau, corps, etc., la

topologie ou étude d’espaces géométriques non nécessaire-

ment munis d’une métrique, l’analyse fonctionnelle, la géo-

métrie algébrique, le calcul formel, etc. L’arbre des mathéma-

tiques ne cesse de grossir de branches nouvelles.

La philosophie et la constitution de la logique jouèrent un


rôle capital dans l’orientation théorique des mathématiques
grecques, sur la base desquelles se sont développées les ma-
thématiques arabes et nos mathématiques occidentales. Les
mathématiciens étaient alors souvent des philosophes ou tra-
vaillaient dans le cadre d’écoles dirigées par des philosophes,
comme celle des Éléates, celle des sophistes, l’Académie de
Platon ou le Lycée d’Aristote. On y discutait des procédures
de l’argumentation et des pièges de la rhétorique, on y éprou-
vait les techniques de la dialectique, ou art de défendre une
thèse, en attaquant une ou plusieurs thèses opposées, on y
analysait des paradoxes comme ceux de Zénon d’Élée, on

montait et démontait des sophismes, on prenait exemple sur

des raisonnements mathématiques, bref on cherchait à mettre

en évidence les ressorts de la rectitude des arguments et les

sources possibles de confusions ou d’absurdités. Platon (dans

son dialogue l’Euthydème) accuse l’ambiguïté sémantique


que les sophistes manipulent trop habilement. Aristote com-

mence sa carrière de logicien en dressant dans les Réfutations


sophistiques un répertoire des vices de forme exploités par les
sophistes pour acculer leurs adversaires à se contredire. Puis
il établit les règles du raisonnement dialectique, fondé sur
des prémisses probables (Topiques), celles du raisonnement
formellement valide où la conclusion suit nécessairement des
prémisses (Premiers Analytiques), enfin celles du raisonne-
ment scientifique, ou démonstration, qui est un raisonnement
formellement valide fondé sur des prémisses nécessairement
vraies (Seconds Analytiques). Au total, Aristote donne les
règles d’un discours tel que par sa forme même il interdit à
l’interlocuteur d’en refuser le contenu et emporte donc néces-
sairement l’adhésion. La démonstration mathématique n’a pas
un but différent.

Le premier traité mathématique en notre possession, les


Éléments d’Euclide d’Alexandrie, porte, dans sa composition
même, la marque de l’influence de Platon et d’Aristote dont
Euclide suivit l’enseignement avant de s’établir à Alexan-
drie. Certains commentateurs poussent même assez loin le
parallèle entre la théorie de la démonstration d’Aristote et
l’organisation logique des Éléments, avec exposé liminaire

des principes premiers : définitions, postulats et notions com-

munes ou axiomes et distinction explicite entre principes et

théorèmes.

Les Éléments sont restés le modèle de toute mathématique


rigoureuse jusqu’au XIXe s., où mathématiciens et logiciens
ont conjugué leurs efforts pour réactualiser l’idéal euclidien,
compte tenu de l’analyse, par les nouveaux moyens de la
logique mathématique, de l’idée même de démonstration.

▶ Que les mathématiques soient une science démonstra-

tive ne signifie pas que toute l’activité du mathématicien se


réduise à chercher à démontrer ou réfuter des conjectures.
Tout un travail préalable est nécessaire, fait de culture et
de mémoire, de flair dans l’orientation de la recherche, de
sagacité dans l’analyse des situations, de bonheur dans la

localisation des difficultés, de précision dans la formulation

des problèmes, de discernement dans les essais de solution

et d’autres qualités encore, le tout réuni sous le terme com-

mode et plurivoque d’« intuition ». On ne laissera pas croire

non plus que la démonstration mathématique soit purement

et simplement une déduction logique. Elle est plus. Ce que le

grand mathématicien, Henri Poincaré (1854-1912) disait très


bien : « En mathématiques la rigueur [logique] n’est pas tout,

mais sans elle il n’y a rien. » 1.

Hourya Sinaceur

✐ 1 Poincaré, H., « L’avenir des mathématiques », Atti del IV

Congresso Internazionale dei Mathematici, Academia dei Lincei,


Roma, p. 171.

! DÉDUCTION, DÉMONSTRATION, INTUITION

MATHÉMATIQUES

Avec l’épanouissement de la philosophie hellénistique,

on dispose d’une conception assez précise de ce qui consti-

tue les sciences mathématiques : l’arithmétique ou science

des nombres entiers, avec son domaine jumeau et sensible,

l’harmonie musicale ; la géométrie ou science des figures

régulières et son expression céleste l’astronomie. Ce cadre

général fourni par les pythagoriciens n’empêchera pas les

oppositions de doctrines philosophiques quant à la nature

des choses et des énoncés mathématiques, entre l’idéalité

platonicienne qui défend un monde supérieur et immatériel


vers lequel les mathématiques serviraient d’intermédiaires et
l’abstraction aristotélicienne qui suggère de tirer, à partir des
objets sensibles et matériels, les concepts libérés de l’irré-
gularité, mais aussi sans possibilité d’existence séparée, la

distance est grande. Quoiqu’il en soit, d’Euclide à Apollonius

ou Archimède, l’édifice imposant d’une science solidement


adossée à la logique et à valeur universelle est édifiée et
léguée aux héritiers.

Toute leur histoire le montre : bien qu’elles se doivent


d’être non empiriques mais essentiellement rationnelles, les

sciences mathématiques parcourent avec beaucoup d’assi-

duité les chemins qui leur sont suggérés ou indiqués par le

monde matériel, l’expérience sensible ou l’enquête phéno-

ménale. La puissance d’action des mathématiques, notam-

ment lorsqu’elles sont associées aux sciences de la nature en

a fait le « langage dans lequel se laisse interpréter le livre de


l’univers » pour paraphraser Galilée. Cette tendance, entraper-

çue dans l’Antiquité, s’épanouit à l’âge classique pour triom-

pher depuis lors.

D’un autre côté, la valeur purement méthodologique de

ces sciences n’a cessé de séduire les philosophes mathéma-

ticiens ; avec Descartes, on assiste à leur promotion comme

mathesis universalis, creuset de la méthode pour bien


conduire son esprit et manifestation de sa validité. Cette pro-
motion a un prix : le concept paradoxal d’infini doit être ban-
ni des mathématiques. Ce décret d’exil ne peut pourtant rien

contre l’installation générale de l’infini dans cette science, à


downloadModeText.vue.download 673 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

671

telle enseigne que la mathématique supérieure est, depuis le


XVIIIe s., la science de l’infini, des limites et du continu.

La tendance principale qui permettrait de dire ce que sont


les mathématiques aujourd’hui est de nature logicienne :
devant les crises (géométries non-euclidiennes, crise des fon-
dements etc.) il a fallu reconsidérer les bases de l’édifice et,
au travers la théorie des ensembles, c’est sur le socle d’une
axiomatique formelle que les mathématiciens du début du
XXe s. ont envisagé la nature de leur savoir. Cette unification

de la source n’empêche pas – au contraire – la multiplica-

tion des branches et des domaines divers qui constituent les

mathématiques : probabilités, statistiques, topologie géné-


rale, mesure... En 1868, le Jahrbuch über die forschritte der

Mathématik proposait une classification des mathématiques

en trente huit sous catégories ; la Mathematical review en

dénombrait trois mille quatre cents en 1979.

Vincent Jullien

! FORMALISME, INTUITIONNISME, LOGIQUE

MATHÉMATISATION
Mot apparu à la fin du XIXe s.

MATHÉMATIQUES

Démarche faisant largement appel aux algorithmes


du calcul différentiel et intégral, dont l’objet consiste à

reconstruire les phénomènes de la nature à l’intérieur du

domaine de l’intelligibilité mathématique, de telle sorte

que ces phénomènes se trouvent soumis à des lois quan-

titatives exploitables et, donc, susceptibles d’assurer la

prévision et, par là même, l’emprise de la raison mathéma-


tique sur les phénomènes de la nature.

Ce n’est pas tout ; mathématiser tel ou tel phénomène na-


turel, cela veut dire aussi présenter sous une forme ordon-

née l’ensemble des théorèmes, propositions et résultats que


l’on est parvenu à établir. Par cette organisation déductive,
chaque proposition étant obtenue à partir des précédentes,
une classification et une investigation méthodique des pro-
priétés fondamentales des divers phénomènes deviennent
possibles, tandis que toutes les ressources des connaissances
mathématiques de l’époque peuvent être mises en oeuvre.

Dans cette perspective, le premier exemple totalement


abouti de l’idéal déductif du processus de la mathématisation
et, corrélativement, de la constitution d’une physique mathé-

matique est réalisé par la Mécanique analytique de Lagrange,

ouvrage publié à Paris, en 1788.

Michel Blay

MATHESIS

Du grec mathesis, « action d’apprendre ».

GÉNÉR., MATHÉMATIQUES

Science en général ou, en un sens plus restrictif, les ma-

thématiques, ou encore validation du rapport singulier et


optimal qui, sous la juridiction de la logique, lie justement
les mathématiques à la connaissance certaine.

Bien qu’ayant, dans l’Antiquité, reçu une extension maximale


puisque la mathesis était alors expression de la science par
excellence, le terme a par la suite subi une sorte de contrac-
tion pour ne plus signifier, chez les scolastiques tardifs,
que « la science de la quantité » (Piccolomini, Pereira, par

exemple1), c’est-à-dire une partie seulement de la science

mathématique.

Descartes restaure en la modifiant l’ampleur du concept,


dans les Regulae notamment où elle est le modèle de toute
certitude, fondée sur l’évidence de l’intuition : la mathesis
étend son empire sur tout ce qu’il est possible de connaître,
mais en même temps rehausse le rôle qu’y jouent les mathé-
matiques qui sont le creuset et le modèle de cette méthode
partout féconde.

Leibniz, associant au terme de mathesis, le qualificatif

d’universalis, dissocie la connaissance certaine du joug de

l’intuition : elle est alors la lingua characteristica universa-

lis, calcul général des concepts, développement de la pensée

symbolique qui, loin de la représentation, ne reconnaît plus

qu’un seul tribunal de la vérité des propositions, celui de la

logique, de la non-contradiction 2.

Vincent Jullien

✐ 1 Piccolomini, Commentarium de certitudine mathematico-

rum, 1547.

2 Leibniz, G. W., Mathematische Schriften, VII, Gerhardt, Londres-

Berlin, 1850.

MATIÈRE

Du latin materia et materies (de mater, « mère »), désignant originelle-


ment le bois de construction. En grec : hulé.

Jusqu’à Aristote, la notion de matière (hule) n’est pas conceptualisée.

On note cependant, chez les Milésiens, la référence à une « nature »

fondamentale – l’eau ou l’air, par exemple – et le terme « élément »

(stoikheion) semble déjà attesté 1. Avec les atomistes, la notion de


« corps » (somata) 2 désigne les composants de base de l’univers qui

s’organisent en vertu d’une nécessité de type causal 3. Les principes pre-

miers de l’atomisme, les atomes et le vide, ne sont pas appréhendés par

les sens, mais par la raison 4.

GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE

Initialement, élément naturel destiné à être informé

par l’artifice humain. Son étymologie la désigne plus géné-


ralement comme le fond indifférencié, le réceptacle, par
référence à la mère. Elle est atteinte par une opération de

l’esprit et correspond à ce qui subsisterait abstraction faite


des qualités qui particularisent une chose. Cette spécificité

peut conduire à la considérer comme un concept pure-


ment négatif. La nécessité interne dont elle est le siège

– qu’elle soit synonyme d’organisation ou, au contraire,

de désordre – incite pourtant à la faire figurer parmi les

causes ou, même, parmi les principes. Elle interdit, en


outre, d’assimiler la matière à un simple matériau passif,

dénué de toute forme d’effectivité ou, au moins, de résis-

tance à l’information.

Platon utilise le terme de khora afin de désigner la nature qui

reçoit tous les corps. La khora est, dans la cosmologie plato-

nicienne, la nourrice, le porte-empreinte de toutes choses 5,

l’emplacement du devenir phénoménal. Elle est le siège de

la nécessité, cause errante bien différente de la nécessité ato-


mistique, sorte d’agitation des éléments de nature mécanique
avec laquelle le démiurge devra composer 6. Troisième genre

d’être, distinct du modèle intelligible et de sa copie sensible 7,


la khora est ce qui permet de distinguer la chose sensible de
sa forme intelligible, elle est pourtant elle-même invisible 8, et

ne peut être atteinte que par un raisonnement bâtard. Notion

abstraite, la khora platonicienne, plus qu’elle ne préfigure


downloadModeText.vue.download 674 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

672

la matière selon Aristote, annonce, par certains aspects, la


conception de la matière développée par Plotin.

Avec Aristote, le mot grec de « matière » (hule) cesse de


désigner seulement le « bois » ou le « matériau de construc-
tion », et accède au statut de concept et principe philoso-
phique : « J’appelle matière le premier “substrat” (hupokei-
menon) de chaque chose, d’où une chose advient et qui lui
appartient de façon immanente et non par accident. » 9. Les
êtres sensibles sont des composés de matière et de forme,
mais la matière est le substrat du changement ; elle-même
privée de forme, elle contient la forme en puissance, comme
une mère. La « matière première » (prote hule) 10, materia

prima pour les scolastiques 11, est absolument indéterminée 12

et donc corps seulement en puissance. Elle est, en ce sens,

inconnaissable par soi 13 et toujours appréhendée relativement


à une forme 14. La nécessité est présente dans la matière qui
participe à la finalité de la chose, une scie par exemple doit

être en fer 15, non en laine. Aristote considère, outre la matière

sensible, une matière intelligible qui correspond à l’extension


des figures géométriques 16 et au genre en tant que matière

des différences spécifiques 17.

Le logos, ou Dieu, et la matière, ou substance sans qualité,

constituent, pour les stoïciens, les deux principes inengen-

drés du tout. Dieu, principe actif, même s’il est assimilé à

un artisan selon certains témoignages 18, est répandu dans la

matière, principe passif, qu’il informe 19.

Plotin semble faire le partage entre matière intelligible 20

et matière sensible. Cette dernière, qu’il nomme l’« altérité en

soi » (autoheterotes) 21, constitue l’antithèse de l’Un. Outre une

dimension cosmologique, elle revêt une dimension éthique ;

de fait, elle est explicitement assimilée au mal 22.

Annie Hourcade
✐ 1 Diogène Laërce, II, 1.

2 Ibid., IX, 30-33.

Leucippe, B 2 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Galli-


mard, La Pléiade, Paris, 1988.

4 Démocrite, B 11, ibid.

5 Platon, Timée, 49 a-50 d et suiv.

6 Ibid., 48 a.

7 Ibid., 48 e.

8 Ibid., 51 a.

9 Aristote, Physique, I, 9, 192 a 31.b.

10 Aristote, Métaphysique, V, 4, 1015 a 7.

11 D’Aquin, Th., (saint), Somme théologique, I, qu. 7, art. 2.

12 Aristote, Métaphysique, VII, 11, 1037 a 29.

13 Ibid., VII, 10, 1036 a 9.

14 Aristote, Physique, II, 2, 194 b 8.


15 Ibid., II, 9, 200 a 10.

16 Aristote, Métaphysique, VII, 10, 1036 a 12.

17 Ibid., V, 6, 1016 a 28 (par exemple).

18 Long, A.A. &amp; Sedley, D.N., Les Philosophes hellénistiques,


Paris, 2001, 44 E, t. II, pp. 243-244.

19 Diogène Laërce, VII, 134.

20 Plotin, Ennéades, II, 4.

21 Ibid., II, 4, 13, 16-20.

22 Ibid., I, 8, 7.

Voir-aussi : Diano, C., « Il problema della materia in Platone :


la chora del Timeo », Giornale Critico della Filosofia Italiana,
no 49, 1970, pp. 321-335.

Happ, H., Hyle Studien zum aristotelischen Materie-Begriff, De


Gruyter, Berlin, New York, 1971.

McMullin, E. (éd.), The Concept of Matter in Greek and Medieval


Philosophy, Notre Dame, Indiana, pp. 25-36.

Narbonne, J.-M., Plotin, les deux matières [Ennéade II, 4, (12)],

Vrin, Paris, 1993.

O’Brien D., « La matière chez Plotin : son origine, sa nature »,

Phronesis, 1999, 44 (1), pp. 45-71.

! FORME, HYLÉMORPHISME, MAL, MATÉRIALISME, NÉCESSITÉ,


NON-ÊTRE

PHYSIQUE

Ensemble des états denses et stabilisés de l’énergie : la


matérialité est une résistance. Caractérisée par sa masse

et par son impénétrabilité, la matière classique (étendue)

est relativisée par le concept d’énergie : elle s’organise à

chaque échelle en un système de structures et d’opéra-

tions intéressant la microphysique, la chimie et la physique


des matériaux.

L’idée d’une matière prime, fondamentalement indéterminée

et polymorphe, est étrangère à Aristote, qui pense des com-

positions de matières et de formes à tous les niveaux. C’est

pourtant cette substance universelle qui s’impose en phy-


sique classique sous la forme de l’étendue (matière inerte,

impénétrable, homogène et divisible). Ce substrat est désubs-

tantialisé et redéployé par les progrès de la science 1. En mi-

crophysique, l’opposition matière-force s’efface au profit de

la théorie des champs avec singularité. La relativité restreinte

impose de penser la variabilité de la masse et sa convertibi-

lité énergétique (E = mc2). La relativité générale intègre la

matière aux structures de l’espace-temps 2. En chimie, bien

que la conservation des masses soit respectée, l’hétérogénéité

des éléments, l’importance des configurations, des composi-

tions et des transformations potentielles remplace l’unité et


la simplicité de la matière par une systématicité rationnelle

fondée sur la théorie atomique 3.

La complexité et la nouveauté du domaine de la matéria-


lité périment la plupart des « matérialismes »4 : on découvre

de nouveaux éléments ; un élément recouvre des molécules

différentes ; la somme des propriétés moléculaires n’explique

pas les propriétés d’un matériau. La réélaboration épisté-

mologique passe donc par l’étude des phases de la matière

(par exemple, l’état métastable des solutions sursaturées 5)

et des relations entre structure, propriété et application des

matériaux en fonction de leur résistance. La physique des

matériaux analyse ainsi le « sable » à travers les multiples

états du silicium (monocristallin, polycristallin fondu ou frite,

amorphe) qui génèrent la viscosité du verre comme la semi-

conductance de la fibre optique 6. La morphogénèse de la

matière inorganique, organique ou organisée, doit être com-

prise comme transduction (modulation d’une énergie par une

structure).

Vincent Bontems

✐ 1 Bachelard, G., le Matérialisme rationnel, Vrin, Paris, 1972.


2 Weyl, H., Temps, Espace, Matière, Blanchard, Paris, 1922.

3 Heisenberg, W., Physique et Philosophie, Albin Michel, Paris,


1971.

4 Dagognet, F., Rematérialiser, Vrin, Paris, 1985.

5 Simondon, G., l’Individu et sa genèse physique-biologique,


Millon, Paris, 1995, p. 72.

6 Noël, E., la Matière aujourd’hui, Seuil, Paris, 1981, p. 209.

! ÉPISTÉMOLOGIE, NATURE
downloadModeText.vue.download 675 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

673

MÉCANIQUE
Du latin mecanica, et du grec mékhané, pour « machine ».

PHILOS. SCIENCES

Science du mouvement et des forces motrices et de


leurs effets dans les machines.

La mécanique, telle que la conçoit Archimède, est d’abord

une théorie des machines simples (levier, poulie, etc.). La


partie de la mécanique qui considère les corps et les forces
motrices dans un état d’équilibre s’appelle la statique, celle
qui considère les corps en mouvement s’appelle à propre-
ment parler la mécanique, que l’on divise parfois en cinéma-

tique, ou phoronomie (étude du mouvement où l’on consi-

dère l’impulsion comme cause motrice et où l’on mesure la


force d’un corps en mouvement par sa quantité de mouve-
ment, c’est-à-dire par le produit de la masse par la vitesse), et
en dynamique (mathématisation par le calcul différentiel de
l’étude du mouvement, où l’on considère, à côté de l’impul-
sion, d’autres types de causes motrices, comme les forces

centrales, accélératrices, retardatrices, etc.). Si les Anciens ont

surtout cultivé la mécanique par rapport à la statique, ce sont

les savants des XVIIe et XVIIIe s. qui en ont fait une science nou-

velle (mécanique rationnelle, dynamique, mécanique céleste

et mécanique analytique) par la mathématisation de l’étude

du mouvement. On réduit généralement à trois les principes

de la mécanique : le principe d’inertie ; le principe de la


composition des forces ou des mouvements ; et, enfin, le
principe de l’équilibre. On doit à Stevin (1548-1620) le prin-

cipe de la composition des forces ; à Galilée la loi de la chute

des graves 1 ; à Descartes la première formulation du principe

d’inertie ; à Huygens, Wren et Wallis, les lois de la percus-

sion ; à Huygens toujours, la loi des forces centrifuges 2 ; à

Newton, la généralisation de cette loi aux cas des forces cen-

tripètes et des forces centrales, et la construction d’un sys-

tème du monde unifié par la théorie de l’attraction universelle

(selon laquelle la force attractive est inversement proportion-

nelle au carré de la distance d’un corps céleste au Soleil 3 ;

Newton énonce également les trois axiomes ou lois du mou-

vement : le principe d’inertie, la loi de la force imprimée et

la loi de l’égalité de l’action et de la réaction) ; à Leibniz l’in-

vention du calcul différentiel, c’est-à-dire d’un algorithme qui

sera un outil précieux de la dynamique, autrement dit d’une

manière nouvelle de traiter les problèmes de la mécanique


par l’application du calcul différentiel 4 ; à Varignon la trans-
cription de la théorie newtonienne dans les termes du calcul
différentiel 5 ; aux Bernoulli, à Clairaut, à Euler et à d’Alembert
la théorie de la dynamique ; enfin, à Lagrange et à Laplace la
codification de la dynamique en une mécanique analytique
et en une mécanique céleste. Les investigations de recherches
dans la corrélation de la matière et de la lumière et dans la
structure de la matière ont fait apparaître, au début du XXe s.,
des conceptions tout à fait nouvelles de la mécanique sous
les noms de mécanique ondulatoire, mécanique quantique et
mécanique statistique.

Véronique Le Ru

✐ 1 Clavelin, M., la Philosophie naturelle de Galilée, Armand


Colin, Paris, 1968 ; Koyré, A., Études galiléennes, Gallimard,
Paris, 1949.

2 Yoder, J. G., Unrolling Time. Christiaan Huygens and the Ma-

thematization of Nature, Cambridge, 1988.

3 Koyré, A., Études newtoniennes, Gallimard, Paris, 1968 ; Gandt,


F., Force and Geometry in Newton’s Principia, Princeton, 1995.

4 Parmentier, M., Naissance du calcul différentiel, introd., trad.

et notes de 26 articles de Leibniz parus dans les Acta Erudito-


rum, Vrin, Paris, 1986.

5 Blay, M., la Naissance de la mécanique analytique, PUF, Paris,

1992.

Voir-aussi : Dugas, R., Histoire de la mécanique, J. Gabay,


Sceaux, 1996.

Mach, E., la Mécanique, trad. E. Bertrand, Hermann, Paris, 1904.


Truesdell, C. A., Essays in the History of Mechanics, Berlin, 1968.

! ANALYSE, CALCUL, DYNAMIQUE, FORCE, MACHINE,

MOUVEMENT

MÉCANISME

GÉNÉR., PHILOS. SCIENCES

Système métaphysique qui vise à expliquer l’Univers

uniquement par des causes matérielles et des causes effi-


cientes ou mécaniques.

Le mécanisme s’est d’abord confondu avec l’atomisme préso-


cratique. Pour Leucippe comme pour Démocrite, la genèse

des choses et des mondes se produit exclusivement par

hasard et nécessité. Tout est entièrement déterminé par le

processus mécanique des chocs, entrelacements, combinai-

sons et divisions dans lesquels entrent les atomes en fonction

de leurs dimensions, de leur position, de leur mouvement

et de la direction de celui-ci. Toutes les qualités et tous les

phénomènes de l’univers reconduisent à des déplacements


dans le vide de la matière atomique. Épicure puis Lucrèce re-

prendront les principes généraux du mécanisme ancien. Mais


c’est surtout aux XVIIe et XVIIIe s. que le mécanisme connaît un

essor considérable, en raison de l’émergence d’une physique

nouvelle dont il est en quelque sorte l’enveloppe métaphy-


sique. La physique nouvelle rompt avec la conception de la

causalité de la physique traditionnelle héritée d’Aristote, pour

qui la connaissance de la nature d’une chose impliquait la

connaissance de quatre causes. Par exemple, pour connaître

la nature de la statue d’Apollon, il faut dire que la cause maté-

rielle est le bloc d’airain, que la cause formelle est l’essence


d’Apollon, que la cause efficiente est le sculpteur et que la

cause finale est le Beau. Dans cette conception, la cause fi-


nale domine et intègre les trois autres types de causes. À ces

quatre causes, la physique nouvelle substitue la mention d’un


seul et même type de cause, la cause efficiente, ou méca-

nique, qui est telle que, lorsqu’elle est posée, l’effet s’ensuit
et, inversement, lorsqu’elle est ôtée, l’effet est ôté. Si le terme
de mécanisme apparaît dans la langue française au XVIIIe s.,
son sens est en voie de constitution depuis Galilée, savant
qui marque historiquement une nouvelle manière de penser
la physique à partir des machines 1. Son Discours sur deux
sciences nouvelles (1638) rend compte de cette exigence : la
première science nouvelle dont il traite est la résistance des
matériaux ; la seconde est la mécanique.

Cependant, traditionnellement, mécanisme et finalité sont

deux concepts fondamentaux pour aborder le problème de

l’organisation du monde et du vivant (c’est-à-dire ce que

recouvre le terme grec de phusis), parce qu’ils impliquent


les deux méthodes de recherches par les causes efficientes
et par les causes finales, qu’utilisent les philosophes et les
savants. La finalité se présente ainsi comme l’envers d’un
degré déterminé du développement du mécanisme, comme
une interprétation régulatrice, unificatrice et heuristique du
déploiement des causes mécaniques. Au XVIIe s., l’alliance
downloadModeText.vue.download 676 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

674

des deux méthodes de recherches est explicitement rompue


par Descartes, qui proscrit de la philosophie la méthode de
recherches par les causes finales 2. Descartes entend réduire la
matière à l’étendue (ce qui la rend divisible à l’infini et ce qui
exclut les atomes et le vide) et réduire la science de la vie à la

science de la matière par sa conception de l’animal-machine


ou, plutôt, du corps-machine. Le corps vivant, y compris le
corps humain, est à concevoir comme une machine, il est
déterminé par sa structure (la configuration de membres) et
par sa fonction (la disposition des organes). Seul l’homme a
un statut exceptionnel dans l’ordre du vivant, puisqu’il est
l’union d’une âme et d’un corps (les animaux et, a fortiori, les
plantes n’ont pas d’âme). Toutefois des difficultés surgissent
du mécanisme cartésien, quand il s’agit de penser ce qui fait
l’unité d’un corps, l’unité d’un animal et même l’unité d’un
homme.

Leibniz a bien aperçu ces difficultés, et considère que


Descartes est victime d’une illusion quand il croit penser un
mécanisme indépendamment du sens unitaire que seule la
finalité peut lui donner 3. Il prône la conciliation des deux
voies par les finales et par les efficientes pour expliquer la
nature. Leibniz est persuadé que le mécanisme ne suffit pas
à conférer une unité à la nature ni même à un être vivant.
Il faut joindre au concept de corps le concept de substance
dotée d’une unité interne d’action pour pouvoir penser « un »
être, il faut joindre au concept de machine le concept d’orga-
nisme pour pouvoir penser « un » être vivant, car tout ce qui
n’est pas véritablement « un » être n’est pas véritablement un
« être ». Or, l’unique recherche des causes efficientes ne per-
met pas d’accéder à la connaissance de l’unité d’un être ni, a
fortiori, du monde. Pour fonder cette unité, il est nécessaire
de rechercher les causes finales des phénomènes de la na-
ture, c’est-à-dire de poser que l’ordre et la simplicité des voies
de la nature reflètent Dieu. Cependant cette recherche n’est
pas opposée, mais plutôt complémentaire au mécanisme,
puisque, selon la formule de Voltaire, c’est à l’horloge qu’on
reconnaît l’horloger.

Mais une autre tendance s’affirme dans la communauté


des savants du XVIIIe s., c’est celle qui est résolument antimé-
taphysique, tendance défendue notamment par d’Alembert,
pour qui les concepts scientifiques n’ont pas besoin de fon-

dements métaphysiques pour être légitimes, leur caractère

opératoire suffisant à les attester. Cette perspective tend à

rendre périmé le débat entre mécanisme et finalité, ou du

moins à le penser en de nouveaux termes, comme le pro-


posent en particulier Buffon, Diderot et les médecins de
l’école de Montpellier, qui cherchent à réfléchir sur l’articu-
lation du matérialisme et du vitalisme. Par la suite, Kant, en
comparant le rapport des parties au tout dans une montre et
dans un être organisé, soulève le problème de la finalité et
de la force formatrice du vivant 4. D’une certaine manière, les
biologistes contemporains, quand ils discutent du réduction-
nisme, remettent l’ouvrage sur le métier. Cette récurrence du
débat entre mécanisme et finalité montre qu’il est issu d’une
double histoire : celle de la mécanique et celle des sciences
de la vie. Cette double histoire met en évidence les limites
du mécanisme pour expliquer la nature (les lois de la nature
ne sont pas que des lois mécaniques, comme l’attestent dès
le XVIIIe s. les phénomènes électriques et magnétiques), et, au
sein de la nature, la vie (les progrès des sciences de la vie,
dès le XVIIIe s., conduisent à refuser l’assimilation des phé-
nomènes vitaux à des mécanismes d’horlogerie). Cependant,
l’acquis majeur du mécanisme est d’ordre critique ; il consiste

à rejeter, à cause de son caractère arbitraire et dogmatique,


l’affirmation d’une finalité objective universelle qui, pourtant,

est au fondement de toute théologie naturelle.

Véronique Le Ru

✐ 1 Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, in-

trod., trad. et notes de M. Clavelin, Armand Colin, Paris, 1970 ;


Clavelin, M., la Philosophie naturelle de Galilée, Armand Colin,
Paris, 1968.

2 Descartes, R., Principes de la philosophie, I, 28, II, 4 ; le


Monde, l’Homme, in OEuvres (vol. IX et XI) publiées par Adam
et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909, rééd. en 11 tomes par
Vrin-CNRS, Paris, 1964-1974.

3 Leibniz, G. W., Discours de métaphysique et correspondance


avec Arnauld, Vrin, Paris, 1984.

4 Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 65, trad. A. Philo-


nenko, Vrin, Paris, 1984.

Voir-aussi : Brun, J., Les Présocratiques, PUF, Paris, 1968.

Ehrard, J., L’idée de nature en France dans la première moitié


du XVIIIe siècle, SEVPEN, Paris, 1963.

Monod, J., Le hasard et la nécessité, Seuil, Paris, 1970.

! FINALITÉ, MACHINE, MÉCANIQUE, MÉTAPHYSIQUE, NATURE,


RÉDUCTIONNISTE, VIE

MÉDECINE

Du latin medicina, « art de guérir », « remède, potion ». Ce terme est la


substantivation de mederi, « soigner, donner des soins à ».

BIOLOGIE, MORALE

Jonction d’un savoir et d’une pratique dont l’horizon

commun est l’abolition de sa propre forme dans la guéri-


son d’un patient.

Si elle tire sa légitimité de la nécessaire réponse à apporter à

la souffrance des hommes engendrée par la maladie, la mé-


decine tend de plus en plus à fonctionner selon ses propres
normes, dans une logique qui n’est plus celle de l’individu,
mais d’une efficacité médicale autonome.

Il faut noter, tout d’abord, que la médecine est appa-


rue comme un savoir des désordres corporels, induisant un
discours rationnel que l’on peut tenir à un homme malade
ou que l’on peut communiquer à un tiers avec la période
hippocratique. G. Canguilhem note que cette médecine est

contemporaine des premières recherches scientifiques et phi-

losophiques 1. C’est que la maladie n’est pas toujours l’objet


d’un savoir médical, mais peut relever d’un discours mytholo-

gique ou religieux, l’identifiant à un fléau ou à une punition 2.


Or, la constitution de la médecine comme savoir, qui s’ef-
fectue dans les Aphorismes d’Hippocrate, est porteuse d’une
dissymétrie fondamentale entre le médecin et le patient. Le
secret médical, réputé comme la clé de l’éthique médicale
depuis Hippocrate, n’est rien d’autre que la reconnaissance
de cette dissymétrie. La pratique médicale, en reliant un soi-
gnant à un souffrant, apparaît comme un art clinique dont la
caractéristique est la disproportion qui existe entre un sujet
supposé savoir, le médecin, et un sujet supposé ignorer, le
patient, dont la souffrance (comme l’atteste l’étymologie de

« patient », patior) provient, pour une part, du mal organique


qui l’affecte et qui l’amoindrit en induisant une menace mor-
bide sur sa propre vie tout autant qu’une angoisse de dis-
parition, et, pour une autre part, de l’ignorance de la cause
réelle de son mal. La médecine est une institution sociale
dont le sens provient d’une volonté de lutte contre une telle

dissymétrie. L’inégalité de condition entre le médecin bien


downloadModeText.vue.download 677 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

675

portant et le patient souffrant est à l’origine d’une inégalité


de statut entre un pouvoir qui se formule dans une certaine

relation entre le savoir médical et la pratique médicale, et une

ignorance affectée d’angoisse qui caractérise la situation du


patient. Seulement, cette dissymétrie doit pouvoir se résorber

dans l’acte de guérison. En droit, le médecin n’apparaît que

pour disparaître au profit d’une santé qui est moins retrouvée


que restituée, dans la mesure où il n’y a pas, à proprement

parler, retour à un état de santé antérieur à la maladie, mais


réorganisation d’un nouvel état de santé qui tient compte,
jusqu’à un certain point, de l’événement de la maladie.

La médecine est, donc, dans sa dimension clinique, une

institution sociale précaire, fondée sur un pacte de confiance


qui « engage l’un à l’égard de l’autre tel patient avec tel méde-
cin » 3, dans les limites d’une éthique dont la clé reste, pour le

patient, la confiance envers le médecin et, pour le médecin,

le soulagement de celui qui souffre. L’utopie de la méde-

cine reste ainsi l’égalisation progressive des conditions biolo-


giques des hommes en vue d’une meilleure égalité entre eux.
Seulement, cette utopie, supportée par la dimension pratique
de la médecine, est débordée par l’essor du savoir médical,

qui ne se contente pas de servir d’instrument dans les mains

d’un praticien, mais qui impose sa propre définition de la


médecine. C’est que le savoir médical devient autonome vis-
à-vis des individus dont il se préoccupe et de l’art médical
lui-même, conçu du moins sur son versant clinique. Le temps
du savoir médical n’est plus ajusté à la temporalité d’une
pratique médicale conçue comme clinique. Dans la méde-
cine clinique, le temps de la médecine se confond avec celui

d’une existence. La maladie instaure un avant et un après

dans une existence, et toute la raison d’être de la médecine

vient de sa capacité technique et humaine à rendre réversible

un processus en apparence irréversible, à définir le temps

d’une existence en l’extrayant du temps de la maladie. Dans

la médecine prédictive, le temps de la médecine n’est plus

celui d’une existence. Le savoir médical produit son propre


critère de la durée en cessant de se référer à un individu
réel, situé dans des logiques d’actions, pour se rapporter à un
individu virtuel défini non par la certitude de la venue d’une
maladie qui ébranle le cours d’une existence, mais par la
probabilité d’apparition d’une maladie à l’instant t2, formulée
dans un certain diagnostic anténatal à l’instant t14.

▶ Ces deux médecines, aujourd’hui, ne se rejoignent pas.


Dans la mesure où les modes de pouvoir de nos sociétés
passent de plus en plus par un contrôle de la vie sous toutes
ses formes, il n’est pas certain que le brouillage entre ces
deux médecines disparaisse aisément, d’autant que lui cor-
respond, sous sa forme profane, une certaine culture de l’au-
tomédication revendiquée comme instrument nécessaire de

nos subjectivités.

Guillaume LeBlanc

✐ 1 Canguilhem, G., « Les maladies », in Écrits sur la médecine,


Seuil, Paris, 2002.

2 Dans l’Ancien Testament, la lèpre est rejetée comme une impu-


reté (Lévitique, 13, 14).

3 Ricoeur, P., « Les trois niveaux du jugement médical », in le


Juste, 2, Éditions Esprit, Paris, 2001, p. 229.

4 LeBlanc, G., « Le conflit des médecines », in Esprit, mai 2002,


pp. 71-86.

« Être malade, est-ce anormal ? »

MÉDIATION

Du latin mediatio.

GÉNÉR.

Ce qui met en rapport deux choses originairement dis-


tinctes. Chez Hegel, mouvement de nature dialectique par

lequel une chose se fait effective en se niant, présentant


ainsi un rapport avec son contraire.

! DIALECTIQUE, IMMÉDIAT

MÉDIOLOGIE

Néologisme formé à partir de médiation et du suffixe -logos, « discours ».

SC. HUMAINES

Étude de l’efficacité symbolique et de ses moyens.

La médiologie est une invention récente, qui entend être une


science des médiations, c’est-à-dire des êtres « qui s’inter-
posent entre une production de signes et une production
d’événements » 1. Loin de restreindre son champ d’investiga-
tion aux seuls médias de masse, la médiologie prend pour
objet l’ensemble des moyens de transmission des idées, cher-

chant à établir comment on peut transformer le monde par


la pensée, et comment en retour la pensée se modifie elle-
même en transformant le monde.

Pour passer d’un simple discours sur le pouvoir des idées


au statut de science, la médiologie a besoin d’un objet de
référence sur lequel constituer une théorie. C’est l’image qui
acquiert ce statut privilégié, en raison d’une histoire qui, en
occident du moins, la constitue comme l’instrument par ex-
cellence de l’imprégnation des idées dans le monde. L’his-
toire de l’image permet à la médiologie de se constituer à la
fois comme une étude du changement, affirmant par exemple
que « la technique change l’ontologie de l’image », et comme
une étude des permanences, en découvrant en deçà de ces

changements l’invariance d’une dimension érotique et poli-


tique de l’image.

Le médiologue justifie l’apparition d’une discipline nou-


velle sur la base de ces deux acquis, forgés à travers l’étude
des images. Première justification : aucune autre discipline
constituée n’accorderait suffisamment de crédit à la puissance
politique du désir que les images suscitent. La sémiologie, par
exemple, manifesterait une insuffisance pragmatique certaine

en faisant a priori de l’image un discours. Seconde justifica-

tion : seule la médiologie interrogerait ce que la genèse tech-


nique d’une médiation donnée implique quant à son effica-
cité symbolique et quant à son être même, donnant ainsi aux

conditions matérielles de production des idées toute l’impor-

tance qu’elles méritent. C’est l’oubli de cette dimension par

les historiens des idées ou par les sociologues qui rendrait


nécessaire la constitution d’une nouvelle science.

La médiologie pose ainsi un certain nombre de principes


méthodologiques : l’image n’est pas une apparence, elle a de

l’être ; une idée devient une force matérielle par des effets

de sidération plus que par des effets de logique ; le corps


pense avant l’esprit, et sa pensée ne peut être abstraite d’une
downloadModeText.vue.download 678 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

676

organisation générale des relations de domination et de leur


corrélat, les habitudes de comportement.

▶ Le fait qu’aucun de ces principes ne soit réellement nou-


veau fait de la médiologie une discipline polémique. D’une
part, l’abondance des références dans les écrits fondateurs,
pour proclamer une filiation intellectuelle ou au contraire
pour dégager un champ d’investigation propre, rend incertain
le statut exact de ce qui tantôt se veut une discipline auto-
nome et exclusive, tantôt se présente comme « une tournure
d’esprit », déjà présente chez des penseurs antérieurs. D’autre
part, on souligne souvent que les conditions matérielles de
production des images et des idées ont déjà été étudiées : les
travaux de l’École de Francfort en témoignent 2. Ou l’on nie
que la médiologie ait renversé la perspective de l’histoire des
idées : la généalogie nietzschéenne ou l’archéologie du savoir
foucaldienne l’avaient en cela précédé, non seulement dans
le projet, mais aussi dans l’application à des objets déter-
minés. Cela ne permet pas d’en déduire l’illégitimité d’une
démarche visant à unifier des méthodes qu’elle qualifie de
partielles, mais autorise à demander à la médiologie quel
apport décisif elle représente pour la pensée de la commu-
nication, de la technique, des comportements ou des idéolo-

gies. S’agissant d’une discipline encore en élaboration, tout


jugement sur son intérêt et sa légitimité ne saurait être que
provisoire. En particulier, ce n’est que lorsque seront dissipés
les effets de champ et le besoin de reconnaissance que l’on
pourra statuer sur l’adéquation de cette recherche nouvelle à

un objet nouveau.

Sébastien Bauer

✐ 1 Debray, R., Manifestes médiologiques, Gallimard, NRF, Paris,


1994, p. 29.

2 Voir par exemple Adorno, T.W., et Horkheimer, M., « La pro-

duction industrielle de biens culturels », in La dialectique de la


raison (1944), Gallimard, TEL, Paris, 1974. Ou :

Benjamin, W., L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité


technique (1935), in OEuvres III, Gallimard, Folio, Paris, 2000,
p. 67.

! IMAGE
« L’image est-elle l’enjeu d’une révolution

copernicienne ? »

MÉDITATION
Du latin meditatio.

GÉNÉR.

Acte par lequel l’esprit se tourne vers soi pour faire le


récit de ce qui se trouve dans le sens intime.

La méditation est en premier lieu un acte du discours dans

lequel se dévoile, à la façon de saint Bonaventure, un itine-

rarium. Dans la sphère chrétienne, l’examen introspectif ne

suffit pas : il faut encore que, par une sorte de rapport imitatif

de la parole humaine et de la parole divine, le contenu de

cette méditation s’extériorise en un récit : c’est en ce sens que

toute méditation est du genre de la confession, dont Augus-

tin a, le premier, donné le sens philosophique. Dans l’ordre


de la religion, la méditation codifiée devient oraison, puis
exercice spirituel permanent. Il revient à Descartes d’avoir
saisi la valeur de ce type de narration pour mettre en oeuvre
son propre cheminement vers la découverte de la nature fon-
datrice du sujet 1. Quel meilleur genre littéraire peut en effet

mettre à nu l’intimité du moi ? Si vraiment l’origine radicale

des idées est l’âme, la méditation convient à l’idéalisme et

il n’est pas étonnant de constater que c’est aussi l’une des


formes empruntées, en écho aux Méditations métaphysiques,
par Husserl 2. Le style méditatif ne doit cependant pas être
considéré comme le signe d’une pensée en repos dans la-

quelle l’argument n’est qu’un effet rhétorique. Dans la mesure


où, par définition, une philosophie du sujet fait du sens in-
time la source de toute connaissance, méditer ne consiste pas
seulement à se penser – ou se peser – soi-même, mais bien

à prouver certaines des relations nécessaires qui sont dans

l’âme avant que d’être dans le monde.

Fabien Chareix

✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques, Vrin-reprise,


vol. IX, Paris – Reprint de l’éd. Adam et Tannery, Vrin, Paris,
1971.

2 Husserl, E., Méditations cartésiennes, trad. E. Lévinas, Vrin,


Paris, 1953.
! CONTEMPLATION

MÉGARIQUES

! PRÉSOCRATIQUES (PENSÉES)

MEILLEUR (PRINCIPE DU)

GÉNÉR.

Principe d’inclination de la volonté divine.

L’une des propriétés les plus prégnantes du Dieu de Leibniz

est qu’en lui la volonté est inclinée à produire le meilleur,

quoique Dieu soit complètement libre. On sait que sur ce


point, Leibniz récuse à Descartes l’idée d’une volonté absolue

de Dieu, par laquelle ce dernier pourrait créer un monde où

les vérités rationnelles et aussi bien ce que nous nommons


« réalité » n’auraient pas le même sens que celui que nous leur

connaissons 1. Ce que Leibniz nomme « réalité » n’est pas autre


chose qu’un certain degré de perfection définitionnelle. Est
réelle une chose dont l’existence est en quelque sorte analy-

tiquement déduite de la quantité de perfection qui est en elle


ou dans la série où on la tire. Par perfection, entendons la

faculté de produire un réseau maximalisé d’essences qui sont

en relation les unes aux autres :

« On comprend avec admiration comment, dans la for-

mation originelle des choses, Dieu applique une sorte de

mathématique divine ou de mécanisme métaphysique, et

comment la détermination du maximum y intervient. Ainsi en

géométrie l’angle déterminé parmi tous les angles est l’angle

droit. Ainsi un liquide placé dans un autre, hétérogène, prend

la forme qui a le maximum de capacité, à savoir la forme

sphérique. Ainsi encore et surtout en mécanique ordinaire,

de l’action de plusieurs graves concourant entre eux résulte

le mouvement par lequel en fin de compte se réalise la plus


grande descente. Et de même que tous les possibles tendent
d’un droit égal à exister, en proportion de leur réalité, ainsi
tous les poids tendent aussi d’un droit égal à descendre, en

proportion de leur gravité ; de même qu’ici se produit le


mouvement dans lequel se produit la plus grande descente
downloadModeText.vue.download 679 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

677

des graves, de même le monde qui se réalise est celui qui


réalise le maximum de possibles » 2.

On note que la réalité n’est pas un indice découpé dans


l’étendue, mais un coefficient de perfection, c’est-à-dire une
quantité d’essences produites dans une même série. On note
également la comparaison de l’action de Dieu à l’applica-
tion d’une « mathématique » ou d’un « mécanisme métaphy-
sique » au sein desquels se trouve d’abord pensé le tout puis
la connexion de ses parties : l’univers puis les substances

individuelles 3. On note enfin qu’en Dieu, tous les possibles


sont dotés d’un signe positif, leur actualisation résultant
d’une application du principe d’économie issu de la tradition
nominaliste.

Doit-on affirmer du compossible qu’il soit comme déter-


miné par le calcul des contradictions ? Si les possibles étaient
simplement contradictoires entre eux, alors on pourrait af-
firmer que certains possibles pourraient être affectés d’un
signe négatif en Dieu. C’est l’idée même d’une compossibilité
qui est menacée par le fait que les possibles puissent être

contradictoires. Leibniz fait reposer l’ensemble du processus


qui actualise les possibles sur l’idée de perfection (chaque
possible l’emportant sur un autre à mesure que son incor-
poration au monde emporte plus de perfection pour celui-
ci). Le compossible montre à quel point l’entendement de
Dieu est étranger à toute pensée de la négativité, qui marque
singulièrement la finitude. Les vérités de raison voient leurs

contraires impensables (plutôt que contradictoires). Les véri-


tés de fait devraient alors être définies non pas comme ce
dont la contradiction, la négation comme telle, est possible
(donc pensable) en Dieu, mais comme ce dont la compossi-
bilité emporte plus de perfection. C’est là une source de cet
optimisme dont Voltaire donne une représentation cacopho-
nique dans Candide. Dans l’entendement divin, toutes les
vérités, de raison ou de fait, sont en droit pensables. En Dieu,
c’est donc une même chose qu’une vérité de raison et une
vérité de fait. En ce sens la distinction entre raison et fait n’est

valable que pour nous, dans la mesure où notre faculté d’ana-

lyse est altérée par la position dans une perspective finie :


celle de notre corps. Il ne faut donc pas affirmer que tout
possible devient réel et affirmer un pur déterminisme dont
le style spinoziste serait fâcheux. L’incompossibilité introduit
dans le comput divin autre chose que de la pure évaluation
des rapports de force entre les essences qui s’actualisent : la
perfection tend à mettre en relief l’aspect indépassable d’une
vérité de fait qui n’est pas un simple calcul, mais bien le pro-
duit d’un jugement.

La façon dont Leibniz ordonne les classes de vérité im-


plique une structure de régression dont le terme est un être
dont la réalité est impliquée dans sa possibilité même (c’est-à-
dire dans son concept, Leibniz reformulant l’argument d’An-
selme dans le Proslogion). Ainsi :

« Il est vrai aussi qu’en Dieu est non seulement la source


des existences, mais encore celle des essences, en tant que
réelles ou de ce qu’il y a de réel dans la possibilité : c’est
parce que l’entendement de Dieu est la région des vérités
éternelles ou des idées dont elles dépendent, et que sans lui il
n’y aurait rien de réel dans les possibilités, et non seulement
rien d’existant, mais encore rien de possible. »4

▶ Vérité et réalité sont intimement liées dans la mesure où


Leibniz semble rabattre intégralement, en Dieu, le plan des
déterminations possibles et le point de vue de leur actualisa-
tion dans l’être. Or cette thèse comporte un danger pour l’éta-

blissement de la liberté. C’est essentiellement dans le champ

de la liberté qu’intervient la doctrine de l’incompossibilité,

qui sépare et distingue vérités de fait et vérités de raison, être

et concept, essence et existence, afin de ne pas faire de la


production du réel une simple exploration des possibles par
le calcul divin.

Fabien Chareix

✐ 1 Voir sur ce point Belaval, Y., Leibniz critique de Descartes,


Gallimard, Paris, 1960, ch. 6 passim.

2 De la production originelle des choses prise à sa racine, in

Leibniz, G.W., Opuscules philosophiques choisis, trad. du texte


de 1697 par P. Schrecker, Vrin, Paris, 1969.

3 Voir Fichant, M., Science et métaphysique dans Descartes et

Leibniz, PUF, Paris, 1998, pp. 156 et suiv.

4 Leibniz, G.W., Monadologie, Delagrave, Paris, 1880, § 43.

! CONTINGENT, DIEU, NÉCESSITÉ, POSSIBLE, VÉRITÉ DE RAISON /


VÉRITÉ DE FAIT

MÉLANCOLIE
Du grec melas, « noir », et kholè, « bile ». En allemand : Melancholie.

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. RELIGION

1. État psychique dominé par la tristesse ou par la

dépression morbide. – 2. (anc.) Déséquilibre du système


humoral, dont la cause réside en un excès de bile noire qui

épaissit le sang, dessèche l’organisme, lui ôte sa vigueur

cependant qu’elle frappe le cerveau de visions lubriques et

effroyables, selon une courbe qui va du mal-être au refus


d’être.

À la Renaissance toutefois, la mélancolie est davantage que

l’expression d’un malaise revêtant les formes de la lassitude,

du chagrin, de l’angoisse et de la misanthropie où l’enferme

l’imagerie traditionnelle. Si elle reste un état psychologique,

encore ne faut-il pas ignorer que, dès le XVe s., elle se voit
douée d’une positivité que le Moyen Âge avait partiellement

occultée, et qui la distingue de l’acedia monacale : l’exalta-

tion des vertus spéculatives de l’individu indissociables de la

dignité humaine, dont la Melancolia I, de Dürer, constitue


peut-être le témoignage le plus puissant 1.

Ainsi la mélancolie est-elle une disposition favorisant la


contemplation philosophique en tant qu’elle provoque une
vacance de l’âme qui s’éveille par son sommet à l’activité
intelligible et qui s’unit de manière extatique au divin. Mais
l’effet de cette contemplation est d’accroître la mélancolie,
dans la mesure où l’âme est si absorbée par l’étude qu’elle

oublie d’assurer le bon fonctionnement du corps. Pareil


cercle n’échappe pas à Ficin, qui, conscient que l’atrabile
constitue le mal distinctif et inévitable des studiosi, propose
une médecine fondée sur la diététique, la pharmaceutique et
la iatromathématique, supposée alléger le sort du saturnien,
non l’éradiquer 2. Aux yeux du Florentin, la mélancolie d’ori-
gine aristotélicienne est moins le propre d’un tempérament

particulier que de l’inspiration divine platonicienne – elle

est un don de Saturne, la plus haute des planètes, celle qui

réserve à ses enfants un destin d’exception. Est-ce dire que

l’atrabilaire est pathologiquement déterminé ? Ficin se garde

de le penser, et la thérapie solaire qu’il développe conjure les

conséquences néfastes de l’humeur noire en tempérant ses


excès. L’usage que nous faisons d’elle décide de sa bonté ou

de sa nocivité.
downloadModeText.vue.download 680 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


678

▶ Divine, la mélancolie hausse l’homme au rang d’alter deus


dont le génie rivalise avec celui du Créateur suprême, et
s’identifie à la fureur en un même procès de divinisation.

Bruno souligne combien le dérèglement de l’imagination mé-

lancolique fournit à l’artiste des visions qui prennent corps


dans ses oeuvres. Accordant l’existence à ce qui jusqu’à lui
était invisible, le génie mélancolique impose sa loi sublime au
monde qui l’environne, tandis que sa souffrance fait de lui un

héros 3. Ainsi ne s’étonnera-t-on pas que la mélancolie ouvre,


avec Burton, à une réflexion politique où l’acidité satirique et
la fiction utopique permettront de dénoncer les misères du
temps et de proposer le modèle d’une république poétique
où les lettrés seront rois 4.

Sébastien Galland

✐ 1 Klibansky, R., Panofsky, E., Saxl, F., Saturne et la Mélanco-

lie, Gallimard, Paris, 1989, pp. 389-432, 502-570.

2 Ficin, M., De Triplici Vita, I, 5.

3 Bruno, G., Des fureurs héroïques, I, 1, Les Belles Lettres, Paris,

1999.

4 Burton, R., L’Anatomie de la mélancolie, « Démocrite au lec-


teur » (Préface), Corti, Paris, 2000.

PSYCHANALYSE

État psychique présentant une dépression intense, avec


suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, inhibition
généralisée, perte de la capacité d’aimer et douleur mo-
rale. Appartient aux troubles du narcissisme.

Étudiée dès Hippocrate, considérée jusqu’à la Renaissance


comme une folie partielle, sans atteintes intellectuelles, avec
laquelle le génie créateur a des affinités 1, la mélancolie entre
dans la nosographie psychiatrique au cours du XIXe s. 2, comme
psychose maniaque dépressive.

Freud la compare et l’oppose au deuil. La perte d’un objet


d’amour auquel le moi s’identifie donne lieu au « travail de
deuil » : élaboration de la séparation. À l’inverse, dans la mé-
lancolie, l’objet perdu prend la place du moi de façon stable :
« L’ombre de l’objet est tombée sur le moi. » 3. Le sadisme
se déchaîne alors, « ce qui règne dans le sur-moi est pour
ainsi dire une pure culture de la pulsion de mort » 4. Ainsi, la
perte du sentiment d’estime de soi, les autoreproches et auto-
accusations, l’attente délirante d’un châtiment et le suicide
s’avèrent des agressions adressées à l’objet.

▶ Si la métapsychologie élucide le mécanisme de la mélanco-


lie par la topique, et la douleur mélancolique par la stase des
investissements et par les relations sadomasochiques intra-
psychiques, elle laisse ouverte la question étiologique. La re-

lation de la mélancolie à la création dépend de leur capacité


commune à rejeter une partie de la réalité usuelle au profit
de constructions nouvelles (délirantes, en cas de mélancolie).

Abdelhadi Elfakir et Michèle Porte

✐ 1 Kiblansky, R., Panofsky, E., et Saxl, F., Saturne et la mélan-


colie (1964), in Études historiques et philosophiques : nature,

religion, médecine et art, trad. F. Durand-Bogaert et L. Evrard,

Gallimard, Paris, 1989.

2 Kraepelin, E., « La psychose maniaco-dépressive » (1899 et


1913), trad. G. Boyer, in Revue des sciences psychologiques, no 3,

1913, pp. 221-281, et no 4, pp. 337-339, réédition J. Million, Gre-

noble, 1993.

3 Freud, S., « Deuil et Mélancolie » (1917), in Métapsychologie,

Gallimard, Paris, 1952, pp. 189-222.

Freud, S., « Le moi et le ça » (1923), in Essais de psychanalyse,


Payot, Paris, 1951, p. 296.

! AMBIVALENCE, IDENTIFICATION, MOI, NARCISSISME, SADISME-


MASOCHISME, SURMOI

MÊME ET AUTRE

GÉNÉR.

Partage fondamental de l’être qui, dans la doctrine pla-

tonicienne, joue un rôle fondateur dans la constitution du

monde.

Pour créer un monde, le dieu thaumaturge du Timée de Pla-

ton 1 doit d’abord procéder à une modification significative


du concept de matière 2 qui apparaît dans d’autres dialogues.

La matière d’un monde, en effet, doit être faite de telle sorte

qu’elle puisse s’accorder à l’existence, dans le monde, du

retour périodique des mêmes choses. Dans un monde bien


fait, certaines réalités particulières n’admettent que des pro-

priétés qui relèvent de la nécessité : nul ne pourrait com-


prendre le fait que, dans sa structure même, le monde mis en
branle par le démiurge ne soit pas conforme à l’expérience
concrète du monde, qui n’est pas exclusivement faite d’une

succession erratique d’instants et d’accidents. Dans le monde,

il y a de l’ordre et des propriétés liées à une certaine per-

manence. Le Phédon avait déjà marqué la possession, par


certaines choses sensibles, de telles propriétés permanentes,
inhérentes à leur nature : ainsi la forme du chaud et du froid
ne participe pas accidentellement à la réalité particulière du

feu et de la neige 3. La perte de cette forme entraîne la perte


de la réalité particulière elle-même et il faut alors penser que

le feu, réalité particulière, ne peut être pensé comme le sup-


port de propriétés contraires, comme le sont en général les
choses sensibles. Cette représentation de la chose sensible
comme ce dont les propriétés ne sont qu’accidentelles est
réaffirmée en un sens plus radical encore dans le Théétète par
exemple. Mais dans le Timée, une instance tierce s’impose
dans le jeu de la participation : la khora, ou « matériau », dont
la fabrication repose sur un mixte du même (l’identité de
l’Idée) et de l’autre. Entre les formes incorruptibles et leurs
simples images inconsistantes soumises au devenir et au jeu
incessant des accidents contradictoires, il y a le matériau, qui
a une façon particulière, « déconcertante » 4, de participer à

l’intelligible. De cette troisième voie ouverte dans l’ontologie

platonicienne est issue la nécessité qui se produit dans la

matière sous la forme d’une causalité libre avec laquelle le

démiurge devra composer lorsqu’il en viendra à construire

le corps du monde 5. Cette rencontre du Même et de l’Autre

intervient aussi, dans le Timée, au moment où se conçoit

l’âme du monde, c’est-à-dire tout à la fois son moteur et sa

capacité intellective. Ici Platon ne fait que valider un certain


nombre de données astronomiques évidentes : l’inclinaison
de la Terre sur le plan de l’écliptique est représentée par un

cercle, l’Autre, lui-même incliné. La rotation diurne du ciel en

vingt-quatre heures est donnée comme le cercle du Même. Le

mixte du Même et de l’Autre justifie en particulier l’alternance


régulière des saisons.

▶ C’est une autre médiation qui est assurée par le mélange

du Même et de l’Autre : celle de l’éternité au temps, défini


comme image mobile de l’éternité immobile 6 qui se déroule

selon le nombre. Dans les termes du partage de l’être, le


temps est le Même introduit dans l’Autre et qui lui donne
une structure fondamentalement ordonnée, très différente en
downloadModeText.vue.download 681 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

679

ce sens d’une simple image-reflet où aucune forme ne peut


prétendre séjourner durablement.

Fabien Chareix

✐ 1 Platon, Timée, trad. L. Brisson, GF, Paris, 1996, 28 b-c, sur

le démiurge.

2 Cf. Brisson, L., Le même et l’autre dans la structure ontolo-


gique du Timée de Platon, Klincksieck, Paris, 1974, passim.

3 Platon, Phédon, trad. L. Robin, Gallimard, Paris, 1950, 103e.

4 Platon, Timée, op. cit., 51a.

5 Ibidem, 53 a-b, avec l’instauration de l’ordre et de la mesure.

6 Ibidem, 37d. Voir Brague, R., Du Temps chez Platon et Aristote,


PUF, Paris, 1982.

! AUTRE

MÉMOIRE

Du latin memoria ; du grec mnémè. En allemand : Erinnerung, Gedächtnis,


Eingedenken ; Errinerungsspur, « trace mnésique ».

La mémoire est la fonction par laquelle l’homme entretient son rapport


au temps. Fonction psychologique, elle retient les impressions sensibles
ou les jugements, sans pour autant que ceux-ci soient aisément acces-
sibles. Cette difficulté fait le « mystère » de la mémoire, tout à la
fois finie
et infinie. Comme fonction de rétention mais aussi de sélection du passé,
elle est aussi ouverte sur l’avenir et intervient dans notre action
présente.
Fonction collective, la mémoire est à la fois une histoire de la commu-

nauté des hommes, et l’intégration de celle-ci au sein de l’individu :


c’est
en absorbant la mémoire de la collectivité dans sa mémoire individuelle
que l’homme peut véritablement s’intégrer au groupe dans lequel il vit.

GÉNÉR.

Désignant le rapport au passé, elle peut signifier la fonc-


tion psychologique individuelle ou une attitude collective
des hommes face à leur histoire. Les traces des choses
qu’elle conserve étant affectées par le temps, elle n’est pas
opposée à l’oubli, qui est une instance de sélection interne
de la mémoire.
Faculté capable de conserver les formes reçues de la sen-
sation, la mémoire est envisagée par Platon à partir de la
métaphore du sceau et de la cire 1 : passivité réceptrice, elle
est malléable et peut conserver les déterminations issues de
la sensation. Elle peut alors s’extraire du flux discontinu des
impressions sensibles, et la rétention des différentes traces
permet de les comparer et d’en extraire une opinion, bien
qu’elle ne puisse pas pour autant assurer la mise en place de
la science. La mémoire (mnémè) ne pouvant suffire à fonder
cette dernière, Platon ouvre le champ d’une autre théorie,
celle de la réminiscence, qui ne concerne plus la faculté sen-
sible en tant que telle.

En reprenant l’étude de cette faculté, Aristote la saisit


d’une part dans un sens proche de la mnémè platonicienne,
puisqu’elle permet de saisir les formes des choses, abstraites
de leur matière, et ainsi de rendre possible une induction
source de l’expérience : « c’est de la mémoire que provient
l’expérience pour les hommes : en effet, une multiplicité de
souvenirs de la même chose en arrive à constituer finalement
une seule expérience » 2. En ordonnant le flux multiple des
sensations, la mémoire assure la constitution d’une unité, et

s’affirme ainsi comme un moyen terme entre la sensibilité


et l’intellect, car elle est une première abstraction de la ma-
tière. Aristote conserve la distinction entre mémoire et rémi-

niscence, qui sont deux facettes de l’activité mnésique, mais


les inscrit au sein de la sensibilité 3 : la mnémè conserve des
traces qui ne sont pas de simple images, mais renvoient à des
affections de l’âme, et la réminiscence (anamnésis) désigne
l’activité de réappropriation de ces traces. La mémoire est

donc envisagée en tant qu’elle restitue un lien causal entre


l’image et l’affection qui en est la source, et comme lien

consécutif faisant se succéder les affections dans le temps. Si

les animaux possèdent le souvenir, ils n’ont pas la capacité

de réminiscence, qui est une fonction abstractrice et ordonna-


trice, manifestation de la raison dans la sensibilité elle-même.

L’héritage aristotélicien reste cependant problématique,

car il risque d’assigner à la mémoire une fonction strictement


sensitive, qui ne permettrait pas la conservation des notions

universelles. Si en effet la trace mnésique naît des impres-

sions sensibles, elle conserve la particularité de celles-ci parce


qu’elle est une faculté sensitive, et ne peut donc saisir l’uni-

versel. Ainsi, Avicenne considère que l’homme conserve dans

sa mémoire des représentations abstraites du sensible, mais

que l’universel lui est donné de l’extérieur par un Intellect


agent séparé, ce qui suppose qu’une partie de la mémoire se

trouve en dehors de l’homme. Thomas d’Aquin refuse une


telle conclusion, et distingue la mémoire en tant qu’elle est

rétention d’événements passés, particuliers, qui se situe dans


la partie sensitive, de l’intellect possible. Celui-ci, dégagé du

sensible et donc du changement, est mémoire des formes


intelligibles universelles, sans référence à la dimension du
passé, tout en faisant partie de l’homme 4. La mémoire n’est

donc pas une fonction universalisante ; en tant que fonc-


tion psychologique, elle ne peut pas dégager par elle-même
une certitude, mais elle permet néanmoins de tracer un lien

ordonné entre les différents moments de la déduction ration-

nelle. Elle doit donc être contrôlée par la pensée, qui seule

peut l’assurer en l’insérant dans un processus cognitif 5.

Cependant, le contenu de la mémoire ne se laisse pas


appréhender comme de simples représentations évidentes, et

se donne le plus souvent à l’homme dans la confusion. S’in-

terrogeant sur ce point, saint Augustin considère la mémoire


comme un mystère obscur ouvert dans son esprit 6 ne pou-
vant être saisi que par un mouvement semblable à la réminis-
cence platonicienne. Confronté à l’étrangeté de la mémoire, à
la fois totale et sélective, Bergson 7 distingue deux niveaux de

cette faculté, l’un contenant la totalité des événements passés

dans un état de fusion, l’autre capable de mobiliser ce passé

en le rendant présent en vue d’une action.

À côté de sa signification individuelle, la mémoire peut

aussi être celle d’une conscience collective, sous forme d’un

ensemble de pratiques sociales que l’individu doit s’appro-

prier en fonction de sa situation dans la communauté 8. L’his-

toire elle-même pourrait alors être envisagée à partir de cette

notion. Cependant, si la mémoire est « matrice de l’histoire,

dans la mesure où elle reste la gardienne de la probléma-

tique du rapport représentatif du présent au passé » 9, elle s’en


distingue, car la trace historique représentative n’est pas de
même nature que l’appropriation de cette trace dans le vécu
de la conscience.

Didier Ottaviani
✐ 1 Platon, Thééthète, 193b-b, trad. M. Narcy, Flammarion, Paris,

1995, p. 255.

2 Aristote, Métaphysique, A, 1, 980b-981a, trad. J. Tricot, Vrin,


Paris, 1986, pp. 3-4.

3 Aristote, De la mémoire et de la réminiscence, in Petits traités

d’histoire naturelle, trad. R. Mugnier, Les Belles Lettres, Paris,


1965, pp. 53-63.

4 D’Aquin, Th., Somme théologique, I, qu. 79, art. 6, trad. A.-


M. Roguet, Cerf, Paris, 1984, t. 1, pp. 700-701.
downloadModeText.vue.download 682 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

680

5 Descartes, R., Règles pour la direction de l’esprit, VII, in


OEuvres philosophiques, Garnier, Paris, 1988, t. 1, p. 109. Voir
aussi la règle XII, ibid., pp. 139 sq.

6 Saint Augustin, Les Confessions, X, in OEuvres, I, trad. P. Cam-


bronne, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1998, pp. 996 sqq.

7 Bergson, H., Matière et mémoire, PUF, Quadrige, Paris, 1997.

8 Halbwachs, M., La mémoire collective, PUF, Paris, 1968.

9 Ricoeur, P., La Mémoire, l’Histoire et l’Oubli, Seuil, Paris, 2000,


p. 106.

! CONNAISSANCE, HABITUDE, IMAGINATION, INCONSCIENT,


OUBLI, RÉMINISCENCE, TEMPS, TRACE

GÉNÉR., PHILOS. CONTEMP.

W. Benjamin distingue trois dimensions de la mémoire :


« souvenir », « mémoire » et « remémoration » (Erinnerung,
Gedächtnis, Eingedenken). Le « souvenir » (Erinnerung), qui
relève de la tradition et de l’« expérience » (Erfahrung), est
détruit par l’Erlebnis moderne, l’expérience vécue dans l’ins-
tant, conscience ponctuelle, succession de chocs. En tant
que tradition il possédait une dimension collective. Si cette
dernière existe encore, elle est enfouie dans l’inconscient
de la « mémoire » (Gedächtnis) 1. La madeleine de Proust est
selon Benjamin une forme de mémoire involontaire qui res-
titue cette expérience authentique. Chez Baudelaire celle-ci
s’exprime parles correspondances dont la synesthésie offre
le modèle d’une expérience à nouveau pleine et riche, à
l’opposé de la dispersion, de la dissociation des sens qu’on
observe dans les techniques modernes. Or, le propre de la
remémoration est d’être instantanée ; elle relève donc de l’à-
présent mais aussi du choc ; elle est, au sein de l’expérience
moderne, le mode messianique moderne d’un sauvetage
(salut) de l’expérience : « Chaque seconde est la porte étroite
par laquelle peut entrer le Messie. Les gonds sur lesquels

tourne cette porte sont la remémoration » 2. La remémoration


qui arrête le temps tout en renouant avec le sens passé d’un

événement « tient en mains les fragments disjoints d’une véri-

table expérience historique » 3.

Gérard Raulet

✐ 1 Benjamin, W., « Sur quelques thèmes baudelairiens », in


Gesammelte Schriften, t. I-2, Suhrkamp, Francfort, 1972.

2 Benjamin, W., Thèses sur la philosophie de l’histoire, notes et


fragments in Gesammelte Schriften, Ibid., t. I-3, p. 1352.

3 Benjamin, W., « Sur quelques thèmes baudelairiens », op. cit.,


p. 643.

! EXPÉRIENCE, HABITUDE, INCONSCIENT, OUBLI, TEMPS, TRACE

PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE

Capacité à conserver la trace d’expériences passées et


à utiliser les informations ainsi retenues pour interpréter

nos expériences présentes et guider nos comportements.

Les débats portent sur la manière dont ces deux formes de


mémoire doivent être caractérisées, tant sur le plan logique
qu’épistémique et phénoménologique. Ainsi, selon Bergson 1,
la mémoire générique est fondée sur l’habitude et la répéti-
tion, elle dépend d’un mécanisme corporel et s’apparente à
une forme d’action, tandis que la mémoire épisodique sup-
pose une opération de l’esprit, une représentation du pas-
sé comme tel, et implique des images-souvenirs. L’idée du
caractère corporel de la mémoire factuelle et son lien à la
répétition ont été critiqués, certains auteurs 2 voulant distin-
guer la mémoire procédurale (la rétention d’un savoir-faire),
qui implique le corps, de la mémoire proprement factuelle,

qui met en jeu une croyance portant sur un fait. N. Malcolm 3


a également critiqué la thèse selon laquelle la mémoire per-
sonnelle implique nécessairement des images-souvenirs. Plu-
sieurs philosophes, dont J. Campbell 4, se sont intéressés aux
modes de représentation du temps et de représentation de
soi qu’implique la mémoire épisodique, suggérant, à la suite
de Bergson, que peut-être seuls les êtres humains disposent

des capacités représentationnelles et réflexives nécessaires à


la mémoire épisodique. Enfin, le débat philosophique porte

également sur le statut épistémique de la mémoire, sur le


type de justification que peuvent apporter le souvenir factuel
et le souvenir épisodique et sur le fait de savoir si la mémoire

est purement rétentive ou si elle peut constituer une source

de connaissance 5.
Élisabeth Pacherie

✐ 1 Bergson, H., Matière et mémoire, PUF, Paris, 1939.

2 Martin, C.B., et Deutscher, M., « Remembering », Philosophical


Studies, 75, 1966, pp. 161-196.

3 Malcolm, N., « Three Lectures on Memory », in Knowledge and


Certainty, Prentice-Hall, Englewood Cliffs (NJ), 1963.

4 Campbell, J., Past, Space and Self, MIT Press, Cambridge (MA),
1995.

5 Dummett, M., « Testimony and Memory », in The Seas of Lan-


guage, Clarendon Press, Oxford, 1993.

! CONDITIONNEMENT, CONNAISSANCE, HABITUDE,


INCONSCIENT, JUSTIFICATION, TEMPS, TRACE

PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE

Capacité complexe de fixation, de rétention, d’extrac-


tion (ou de rappel) et de restitution des informations.

C’est à H. Ebbinghaus qu’on doit les premiers travaux expé-


rimentaux sur la mémoire (1885). Sa mesure, aboutissant à

des formules mathématiques inspirées de T. Fechner, revient


à établir des rapports entre la taille du matériel à retenir et le
temps nécessaire à le fixer. Or l’oubli est moindre si le maté-
riel à retenir est structuré, s’il a du sens, notamment. Un point

de vue fonctionnel sur le mental a conduit ensuite à distin-

guer des mémoires implicite (jouer du piano) et explicite (ce


que j’ai fait hier). Mais c’est l’essor de la neuropsychologie et
de la neurobiologie qui a conduit à la description précise de
divers mécanismes élémentaires de la mémoire, notamment
par ses troubles. Le système limbique est impliqué dans le
passage de la mémoire à court terme à celle à long terme. On

connaît aussi des neurohormones modulant l’apprentissage


et des « cartes » neuronales l’archivant. Les bases neurobio-

chimiques de la mémoire à très long terme restent cependant

obscures.

▶ L’aspect qualitatif de la structuration du matériel à retenir


rend difficile l’extension de méthodes par conditionnement
et l’apprentissage à l’explication des conduites complexes de
remémoration. Ebbinghaus avait tenté ainsi de réduire son
objet à une « pure mémoire » (par des tests sur des syllabes

asémantiques). Reste qu’une pure mémoire, sans métamé-

moire (sans la capacité à en auto-évaluer les performances)

laisse plus ou moins indistincts, surtout en situation de test,


apprentissage, mémoire proprement dite, et capacité à réef-
fectuer. Quant à la métaphore de l’ordinateur, en vogue, elle
est trompeuse : la mémoire des organismes n’est pas un stoc-
kage passif, et ils interagissent avec le milieu. On risque de
confondre les propriétés de l’objet et celles du modèle ; la

psychologie de la mémoire, entre paradigme informatique et


downloadModeText.vue.download 683 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

681

paradigme biologique, est un cas exemplaire, historiquement


déterminé (F. Yates). Enfin, il n’est pas sûr que l’explication

de la façon dont on peut faire revivre une inscription morte

ne reconduise pas les paradoxes déjà pointés par Platon :


confondre l’aide-mémoire (inerte) et la mémoire vraie, qui est
présence (vivante) du passé à l’esprit. Même neuronale, une
carte est-elle plus qu’un aide-mémoire ?

Pierre-Henri Castel

✐ 1 Chapouthier, G., La biologie de la mémoire, PUF, Paris,

1994.

Ebbinghaus, H., Über Gedächtnis, 1885.

Howe, M., Introduction to the Psychology of Memory, University


Press of America, 1987.

Parkin, A., Case Studies in the Neuropsychology of Memory, Law-

rence Erlbaum, 1999.

Yates, F. A., The Art of Memory, Chicago, 1974, trad. L’art de la


mémoire, D. Arasse, Gallimard, Paris, 1975.

! CONDITIONNEMENT, HABITUDE, NEUROPSYCHOLOGIE

PSYCHANALYSE

La conception psychanalytique de la mémoire inter-


roge la constitution de la trace mnésique et ses modalités
d’inscription. L’inconscient est le lieu d’une mémoire para-
doxale : la mémoire de ce qui est oublié.

Pour Freud, la mémoire comprend plusieurs systèmes et


plusieurs lieux d’archivage. Tous les systèmes de mémoires

n’ont pas le même rapport à l’inconscient. Les traces des sou-


venirs inconscients ne peuvent parvenir telles quelles à la
mémoire et doivent être véhiculées et camouflées par des

traces préconscientes.
La théorie du souvenir, pour laquelle la fonction de la

mémoire est donnée dans sa trame subjective, suppose


une mémoire organisée en un système de traces. La préco-

cité, l’intensité des liaisons et leurs constants déplacements

dressent un obstacle de nature quantitative au travail de la


pensée. La possibilité d’inhibition du processus primaire
est effectivement proportionnelle à l’intensité de ce dernier,
c’est-à-dire à son quantum d’affect. Le régime de la pensée
joue sur la zone des incertitudes de la mémoire. Les indices
des processus de pensée constituent donc une mémoire de
la pensée elle-même.

La théorie de la mémoire repose alors sur la notion de


refoulement, elle-même éclairée par la conception de l’amné-
sie infantile. Ultérieurement, les métamorphoses engendrées
par la période pubertaire ne serviront pas aux conditions
d’un souvenir, mais ils constitueront un faisceau d’induction
rétroactives, réorientées vers une forme d’oubli. Les théories
de la mémoire impliquent aussi que la vérité du sujet est faite
d’un mixte entre retrouvailles (levées d’amnésie) et construc-
tion dans l’analyse.

▶ La « mémoire » fait objet de débat avec les sciences cogni-

tives, qui définissent deux systèmes différents d’analyse de la

mémoire : d’un côté, mémoires procédurielle et relationnelle,

de l’autre, mémoires à court terme et à long terme. La mé-

moire qui intéresse les psychanalystes aurait des caractères

davantage relationnels et « à long terme ».

Olivier Douville

✐ Freud, S., Contribution à l’étude des aphasies (1891), trad.

C. Van Reeth, PUF, Paris, 1983.

Freud, S., L’esquisse d’une psychologie scientifique (1895), in la


Naissance de la psychanalyse, trad. A. Berman, PUF, Paris, 1956,
pp. 307-396.

Freud, S., Lettres à Fliess (1887-1902), in la Naissance de la psy-


chanalyse, op. cit., pp. 48-306.

Freud, S., Formulations sur les deux principes du cours du fonc-

tionnement psychique (1911), in Résultats, idées, problèmes 1,

PUF, Paris, 1983, pp. 135-145.

Freud, S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile : l’homme


aux loups » (1918), in Cinq Psychanalyses, trad. J. Altounian et
S. Cottet, PUF, Paris, 1990.
Freud, S., Constructions dans l’analyse (1937), in Résultats,
idées, problèmes 2, PUF, Paris, 1985, pp. 269-281.

! APRÈS-COUP, INCONSCIENT, OUBLI, REFOULEMENT, TOPIQUE,


TRACE

Le désir de mémoire

Le désir de mémoire est la condition d’une


pratique de l’histoire soucieuse de com-
prendre le passé. Mais il ne se suffit pas à

lui-même. Il doit constamment être édu-

qué. Comment ne pas sombrer dans l’auto-contempla-


tion commémorative ? Comment conjurer la tentation

de la vengeance dans le cas des procès de la mémoire ?

Plus largement, comment nouer les liens entre le passé

et l’avenir dans une expérience consciente de l’histoire ?

L’ÉLAN COMMÉMORATIF

L a problématique des « lieux de mémoire » appartient au


temps présent. Elle est issue du constat selon lequel la

mémoire traditionnelle et ancestrale a laissé la place à une

mémoire exténuée en mal d’incarnation symbolique. La mé-

moire « vécue » est devenue une mémoire « perdue » qu’il faut

raviver 1. Le lieu de mémoire n’est cependant pas un simple

lieu d’histoire. Une « intention de mémoire » et la décision


d’un rituel sont requises pour transformer un élément de la
vie publique (monument, dépôt d’archives ou compétition
sportive) en objet de souvenir collectif. Le sentiment d’une
rupture entre les époques joue aussi un rôle important. Si
le calendrier révolutionnaire rythmait encore les journées
de l’individu moderne, celui-ci ne penserait même pas à le
commémorer. Dans cette dynamique générale, la mémoire
s’extériorise de plus en plus. Elle se concentre sur ses traces.

Mais, durant les deux dernières décennies, le désir de


mémoire semble avoir été dépassé par l’élan commémora-
tif. Une « tyrannie de la mémoire » a littéralement inversé
l’ordre du temps. Le passé ne s’impose plus au présent par
sa force propre, ce sont les exigences de l’actualité qui gou-
vernent le choix de ce qu’il convient de célébrer. Lorsqu’elle
est excessive et arbitraire, la patrimonialisation de la mémoire

française multiplie les manifestations, souvent au préjudice


de l’analyse. Le comble de la commémoration est atteint

au moment où la commémoration elle-même se représente

comme l’événement principal. En l’absence de tout « surmoi


commémoratif », est-il encore possible de penser et d’« agir

sans commémorer »2 ? La survalorisation de la mémoire ne

vise-t-elle pas finalement à compenser la crise de l’expérience

contemporaine : d’une part, la fin de toute croyance en l’his-

toire comme processus et instance de légitimation du rapport

à l’avenir et, d’autre part, un certain désarroi devant le carac-


tère énigmatique du présent 3 ?
downloadModeText.vue.download 684 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

682

L’EFFET EN SOI

A insi décrite, l’inflation du désir de mémoire évoque


l’analyse nietzschéenne des formes d’histoire. La com-

mémoration illimitée relève autant de l’histoire « traditionna-

liste » que de l’histoire « monumentale ». Elle emprunte à la

première son instinct de conservation tandis qu’elle partage


avec la seconde son obsession de l’identique. Dans un cas,
le désir de mémoire collectionne. Il « ne dispose alors, pour
juger le passé, d’aucune échelle de valeurs et de proportions
qui tienne réellement compte des rapports des choses entre
elles » 4. L’essentiel n’est pas de se réapproprier le passé avec
discernement mais de le stocker en veillant bien à n’en perdre
aucun vestige. Dans l’autre cas, le désir de mémoire arase les
différences et subsume la diversité historique des causes sous
le genre commun des « effets en soi » : « Ce que l’on célèbre
lors des fêtes populaires, des commémorations religieuses ou

militaires, c’est au fond un tel effet en soi [...] non pas le véri-
table noeud historique de causes et d’effets qui, correctement
apprécié, prouverait seulement que jamais la même combi-
naison ne pourra à nouveau sortir de la loterie du futur et du

hasard » 5. L’élan commémoratif apparaît donc infondé et en

menace d’excès lorsqu’il manque de critères ou n’hésite pas


à faire abstraction du caractère unique des circonstances. À

chaque fois, c’est le voile de l’uniformité qui recouvre l’esprit


critique. Ici, rien n’interdit de maquiller le passé, voire de se
fabriquer des origines. Comme l’a encore prouvé le récent
conflit au Kosovo, le fantasme de la fondation rétrospective
utilise abondamment ces « effets sans cause suffisante » pour
mieux commettre et même justifier les crimes ethniques.

L’IDENTIFICATION DU PASSÉ
I dentifier le passé, c’est vouloir le représenter tel qu’il a été :
afin de le comprendre et de fuir les célébrations vides ou,
pis, la mythification des origines, mais aussi pour s’émanci-
per le cas échéant de son poids trop lourd. En remontant
du commémoratif à l’historique, la troisième forme d’histoire
chez Nietzsche est celle qui « juge et condamne ». L’histoire
« critique » est le fait de « celui que le présent oppresse » 6. C’est
elle qui inspire le désir de mémoire lorsqu’il revendique,
notamment dans les contextes post-dictatoriaux, la transpa-
rence des événements. Cette nouvelle définition du désir de
mémoire exprime la nécessité d’un rapport démocratique au
temps pluridimensionnel des sociétés. Le passé ne peut être
conservé éternellement dans des archives secrètes, visible
pour les uns, caché pour les autres. Tous doivent connaître
ce qui a eu lieu. Le procès judiciaire est l’occasion par excel-
lence d’une publicité du passé.

En raison de la lenteur des procédures, la convocation de


la mémoire s’apparente la plupart du temps à une catharsis.
Elle présente subitement des personnes physiques et morales
(dans la France de Vichy, Papon incarne l’administration pré-
fectorale) que la conscience collective désespérait de voir
juger. Or l’on sait combien une grande souffrance crée le sen-
timent d’une dette qui attend son recouvrement. Comment
ne pas tomber dans le cycle de la vengeance compensatrice ?
Comment éviter le « paiement en retour », sur le schéma des
dommages et intérêts, ainsi que la surenchère dans la « comp-
tabilité des maux »7 ? Une victime est-elle en mesure d’ad-
mettre que des « tables de dialogue » soient organisées, par
exemple au Chili, dans lesquelles les militaires délivrent des
informations sur les « disparus » en échange de l’anonymat ?

La fonction du procès est de substituer un jugement au


désir de mémoire qui se métamorphose progressivement
en désir de vengeance. Si la mémoire devient naturellement
comptable dans ce type de circonstances, c’est néanmoins à
l’institution de régler le compte grâce au tiers de la justice. Le
procès est censé désamorcer le « mauvais infini » de la dette
punitive. Il doit détourner l’envie de rétribution directe et dé-
passer la fausse égalité du talion en rappelant que la société

dans son ensemble est également offensée par le crime 8. Au


« temps clos du ressentiment » succède la dialectique de l’ins-
titution juridique. Le procès est une mise en scène du passé
qui arrête et réouvre à la fois le cours du temps. Le rappel des
faits met un terme à la « nuisance morale » de l’impunité pro-
longée. Il inscrit dans un système de valeurs communes une
série d’actes auxquels le temps donnait un semblant d’immu-
nité. Ce faisant, il les juge en privilégiant l’axe de la mémoire
pour tenter d’instaurer ou de restaurer une concorde sociale 9.

VERTU DE L’OUBLI OU

BESOIN D’AVENIR ?

P ar son activité de triage des souvenirs, l’histoire « cri-


tique » prête à l’oubli une indéniable vertu « cicatrisante »
(Nietzsche). L’oubli panse les blessures et apaise les douleurs.
L’amnistie, qui est une forme d’oubli politique, ne liquide
pourtant pas toutes les ambiguïtés de la mémoire. En 403
avant notre ère à Athènes, le peuple chasse les oligarques du
pouvoir. Un devoir de clémence est voté qui a pour consé-
quence d’effacer le tort précédemment subi par les nouveaux
vainqueurs. On promet de ne pas mentionner les malheurs
d’hier. Avec ce cas d’école, le désir de mémoire se mesure à

l’obligation de s’adapter à la conjoncture. Le « double oubli »,


celui de la souffrance passée comme de la victoire présente,
neutralise la rancune et invalide d’emblée le recours en jus-
tice, mais il paraît maintenir l’équilibre social durant la transi-
tion vers la démocratie. Dans un tel contexte d’orchestration

de la réconciliation, le peuple conserve-t-il le bénéfice du


pouvoir ? Quelle valeur possède une amnistie qui est une
amnésie 10 ?

Avec le travail du deuil, la mémoire est déchirée entre le


souhait de ressusciter l’être disparu et la conviction qu’il est
préférable de sortir du piège de la commémoration plaintive.
Quelles que soient les échelles, l’arbitrage entre le désir de
mémoire et l’impératif de l’oubli est souvent ressenti comme
impossible, mais il s’avère toujours indispensable. Ne serait-
ce que parce que l’oubli qui permet la transfiguration du deuil
ne détruit rien à proprement parler. Il relance au contraire
l’action, libère éventuellement la décision du pardon (comme
le voulait la « Commission vérité et réconciliation » en Afrique
du Sud) et amorce l’effort spécifique du travail de mémoire 11.
Il redonne également un axe à l’expérience de l’histoire en
arrachant le désir de mémoire au seul passé pour le diriger
vers l’avenir. Tout « champ d’expérience » est en effet indis-
sociable d’un « horizon d’attente ». Tandis que l’expérience,
« c’est le passé actuel, dont les événements ont été intégrés
et peuvent être remémorés », l’attente, elle, « s’accomplit dans
le présent et est un futur actualisé » 12. En d’autres termes, le
souvenir, la perception et l’attente se modifient ensemble. La
revitalisation du passé entraîne une repolarisation du sujet
vers le « ne-pas-encore » 13. S’il est véritablement désir, c’est-à-
dire tension vers un but, le désir de mémoire abrite certaine-

ment un sens du possible. Il désigne alors une capacité à agir


non seulement à partir du passé mais aussi à partir du futur,
downloadModeText.vue.download 685 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

683

le profond besoin d’une histoire orientée qui mise sur une


confiance retrouvée de l’homme en l’avenir.

▶ La mémoire se divise de plus en plus entre une exigence


de clarté à l’égard du passé et l’extrême difficulté à juger des
événements en situation. Des cours de justice internationales
ont été créées, en ex-Yougoslavie et au Rwanda, dans le but
d’inculper les responsables de crimes contre l’humanité. Mal-
gré de nombreux dysfonctionnements, ces institutions ont
contribué à forger une conscience d’époque qui ne supporte
plus l’impunité. Mais le droit ne refonde pas à lui seul une
communauté politique. Par quelles autres voies les sociétés
meurtries par la guerre et le génocide garantiront-elles leur

avenir ?

OLIVIER REMAUD

✐ 1 Nora, P. (dir.), « Entre mémoire et histoire » et « L’ère de la


commémoration », in les Lieux de mémoire, Gallimard, Quarto,
Paris, 1997, p. 32.

2 Ibid., p. 4692 et p. 4688.

3 Binoche, B., « Histoire, croyance, légitimation », in Études théo-


logiques et religieuses, t. 75, 2000 / 4, pp. 517-529.

4 Nietzsche, F., Considérations inactuelles. De l’utilité et des

inconvénients de l’histoire pour la vie [II, 1874], in OEuvres phi-


losophiques complètes, trad. P. Rusch, Gallimard, Paris, t. II (1),

1990, p. 111.

5 Ibid., p. 107.

6 Ibid., p. 109.

7 Tricaud, F., l’Accusation. Recherche sur les figures de l’agres-


sion éthique, Dalloz, Paris, 1977, p. 76 sq.

8 Ost, F., le Temps du droit, Odile Jacob, Paris, 1999, pp. 101-

107.

9 Garapon, A., « La justice et l’inversion morale du temps », in


Pourquoi se souvenir ?, F. Barret-Ducros (dir.), Grasset, Paris,
1999, pp. 113-124.

10 Loraux, N., la Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes,

Payot, Paris, 1997, pp. 255-277.

11 Ricoeur, P., la Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, Paris, 2000,


pp. 642-656.

12 Koselleck, R., le Futur passé. Contribution à la sémantique


des temps historiques, trad. J. et M.-C. Hoock, Éditions de
l’EHESS, Paris, 1990, p. 311.

13 Bodei, R., Libro della memoria e della speranza, Il Mulino,


Bologna, 1995.

Voir-aussi : Hazan, P., la Justice face à la guerre, de Nuremberg à


La Haye, Stock, Paris, 2000.

Kritz, N.-J., Transitional Justice : how Emerging Democraties


Reckon with Former Regimes, United States Institute of Peace

Press, 1995 (3 vol.).

MENSONGE
Du bas latin mentio, « mensonge ».

ESTHÉTIQUE, MORALE, POLITIQUE

Discours contraire à la vérité, tenu dans l’intention de

tromper. Par extension, tout ce qui peut tromper ou pro-


duire de l’illusion, particulièrement en art.

Saint Augustin précise que ce qui constitue le mensonge est


la volonté de tromper. Ainsi une contre vérité dite par plai-
santerie manifeste, lorsque ni le locuteur ni l’auditeur ni les
circonstances ne peuvent prêter à confusion, n’est pas un
mensonge. De même, quelqu’un qui dit le faux en le tenant
sincèrement pour vrai ne ment pas. Alors qu’une vérité énon-
cée par quelqu’un qui la croyait fausse, pour induire l’audi-
teur en erreur, est un mensonge. « Ment donc qui a une chose

dans l’esprit et en avance une autre, au moyen de mots ou

de n’importe quel autre type de signes. » 1. Saint Augustin dis-

tingue huit sortes de mensonges et montre que, dans tous les


cas possibles, le mensonge doit être rejeté.

La question de la valeur morale du mensonge fait l’objet


d’une polémique fameuse entre B. Constant 2, qui soutient
que dans certains cas le mensonge peut être légitime (si
un ami poursuivi par des assassins est caché chez vous,
pouvez-vous leur mentir ? ce type de cas est déjà envisagé
et écarté par saint Augustin), et Kant, qui affirme que, dans
tous les cas, le mensonge est condamnable. C’est que le
mensonge sape les fondements même de la moralité : il
est par excellence une action dont je ne peux pas vou-
loir qu’elle devienne une loi universelle, puisque l’univer-
salisation du mensonge rendrait tout échange interhumain

impossible (le langage, les promesses, les contrats, etc.). En


manquant au devoir de véracité (croyance subjective à la
vérité de ce qu’on dit – ce n’est pas la vérité elle-même qui
est un devoir) le menteur commet ainsi une injustice envers
l’humanité en général : « Le mensonge, simplement défini
comme une déclaration volontairement fausse faite à un
autre homme [...] nuit toujours à autrui ; même s’il ne nuit
pas à un autre homme, il nuit à l’humanité en général en ce

qu’il rend impossible la source du droit. » 3. L’innocuité ou


même les résultats positifs d’un mensonge ne retirent rien à
son caractère en soi mauvais. Le croire serait confondre mo-

rale et prudence : le mensonge traite l’humanité (la sienne


comme celle d’autrui) purement comme un moyen : « Le
mensonge est le rejet et pour ainsi dire l’anéantissement de
la dignité humaine » 4.

▶ La question de la légitimité du mensonge a un tel lien à la


philosophie morale qu’à chaque fois qu’elle se trouve dépla-
cée dans d’autres champs, on peut montrer que c’est au sein
d’un débat plus vaste sur la place que la morale y doit avoir.
Par exemple, dans le champ politique, Machiavel fait l’éloge
du prince-renard, qui sait simuler et dissimuler 5. Ou, dans le
champ esthétique, Wilde écrit un Éloge du mensonge. Dans
les deux cas, il s’agit aussi de lutter contre l’idée d’un quel-
conque primat de la morale.

Colas Duflo

✐ 1 Saint Augustin, Le mensonge, III, 3, in OEuvres I, Gallimard,


La Pléiade, Paris, 1998, p. 735.

2 Constant, B., Des réactions politiques, Flammarion, Champs,

Paris, 1988.

Kant, E., Sur un prétendu droit de mentir par humanité,


in OEuvres philosophiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986,
p. 437.

4 Kant, E., Métaphysique des moeurs, Doctrine de la venu, § 9,


in OEuvres philosophiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986,
p. 716.

5 Machiavel, N., le Prince, chap. XVIII, trad. J.-L. Fournel et J.-

C. Zancarini, PUF, Paris, 2000.

! IMPÉRATIF, LANGAGE, LOI, MAL, MORALE, VÉRITÉ

MENTEUR (PARADOXE DU)

LOGIQUE

Sous sa forme dialectique initiale, le paradoxe du Men-

teur, attribué à Euclide s’énonce ainsi : « – Si j’affirme


que je mens, est-ce que je dis la vérité ou est-ce que je
mens ? – Tu dis la vérité. – Mais si je dis la vérité en affir-

mant que je mens, alors je mens. – Donc, tu mens. – Mais


downloadModeText.vue.download 686 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

684

si je mens en affirmant que je mens, je dis la vérité » 1.


Pour les Mégariques, il manifestait les limites de l’usage
du discours rationnel. La redécouverte des antinomies au
coeur de la logique nouvelle au début du XXe s. rappela
son actualité. Russell en fait le paradigme des antinomies
sémantiques et l’exprime simplement ainsi : « Je mens » 2.
Le caractère tératologique de cette énonciation provient
de ce qu’elle vaut pour elle-même. La théorie des types
russellienne, imposant une hiérarchisation des proposi-
tions, écarte le cercle.

Denis Vernant
✐ 1 Muller, R., Les Mégariques, fragment et témoignages, Vrin,
Paris, 1985, p. 77.

2 Russell, B., « La logique mathématique basée sur la théorie

des types » (1908), trad. partielle in Logique et fondements des

mathématiques (1850-1940) Anthologie, Rivenc, F., et de Rouil-

han, P. (éd.), Payot, Paris, 1992, pp. 309-334.

! ANTINOMIE, LOGIQUE, PARADOXE, TYPES (THÉORIE DES)

MENTION

! USAGE / MENTION

MERCANTILISME

Terme apparu au XIXe s., de l’italien mercantile, du latin mercator,


« marchand ».

POLITIQUE

Nom donné aux théories économiques affirmant que


les États doivent établir leur puissance sur l’accumulation

d’or et d’argent.

Le mercantilisme n’est pas un système théorique homogène,


il désigne, surtout chez ses détracteurs (Adam Smith, Marx),

les conceptions économiques européennes ayant cours du


milieu du XVIe s. au milieu du XVIIIe. Il soutient que la pros-
périté et la puissance d’un État se fondent sur sa richesse en

métaux précieux, ainsi que sur une protection de l’activité

nationale permettant un excédent de la balance commer-


ciale. Trois formes principales se distinguent. Le « bullio-
nisme » (de l’anglais bullion, « lingot ») espagnol, qui prône
l’importation massive et la conservation dans le pays de
l’or et de l’argent issus des colonies américaines. Le « com-
mercialisme » hollandais et britannique, considérant que la
richesse provient du négoce international, l’industrie n’étant
qu’un moyen destiné à l’accroître, et qu’elle passe par la
vente de services, essentiellement le transport maritime, et
la protection douanière. « L’industrialisme », développé en
France, consiste à renforcer le contrôle de l’État sur la pro-
duction industrielle afin d’en augmenter la quantité et la
qualité, en vue de l’exportation ; il favorise l’importation de
matières premières, en interdit l’exportation, réservée à des

produits manufacturés.

Didier Ottaviani

✐ Deyon, P., Le mercantilisme, Flammarion, Paris, 1969.


Foucault, M., Les mots et les choses, chap. VI, III, Gallimard, Pa-

ris, 1966.

! ÉCONOMIE, LIBÉRALISME, PHYSIOCRATIE, VALEUR

MÉRÉOLOGIE

Du grec méros, « partie ».

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

L’ensemble cantorien comme la classe russellienne re-

lèvent d’une conception distributive qui en fait des collections

d’objets distincts. Lesniewski proposa dès 1914 une concep-


tion strictement collective de totalités composées de parties.
Si une collection de peinture est un ensemble de tableaux
différents et indépendants les uns des autres, un tableau est
un tout constitué de parties qui en sont les ingrédients 1. La
méréologie développe un calcul fondé sur la relation « être
partie de ». Il ne reconnaît pas le « monstre théorique » qu’est
la classe vide et admet que toute classe méréologique est par-
tie d’elle-même. Excluant donc qu’une totalité puisse ne pas

s’appartenir, il est à l’abri du paradoxe russellien des classes 2.

Tarski recourut dès 1929 à la méréologie pour axiomatiser

la géométrie des solides 3. De même, la stratégie de « consti-

tution » de Goodman repose sur un « calcul des individus »


hérité de la méréologie 4.

Denis Vernant

✐ 1 Lesniewski, S., Sur les fondements de la mathématique,

trad. G. Kalinowski, Hermès, Paris, 1989.

2 Mieville, D., Un développement des systèmes logiques de Stanis-


law Lesniewski, Peter Lang, Berne, 1984.

3 Tarski, A., « Les fondements de la géométrie des corps » (1929),

in Logique, sémantique, métamathématique, G.-G. Granger,


(éd.), A. Colin, Paris, vol. 1, 1972, pp. 29-34.

4 Goodman, N., The Structure of Appearance, Harvard UP, 1951.

! CLASSES (PARADOXE DES), ENSEMBLE, PARADOXE

MESURE

Du latin mensura, « mesure ».

La mesure désigne en même temps une activité et un concept. Platon


distingue entre l’art qui mesure une quantité, en fonction du plus et
du moins, passant par l’étalonnage, de l’art qui vise la « juste mesure »,
c’est-à-dire ce qui constitue un intermédiaire entre deux extrêmes, une
modération. La mesure est alors la science de l’harmonie, et c’est en ce
sens que Dieu peut être dit mesure de toutes choses. La juste mesure

dans l’action permet d’articuler chez Aristote le domaine de la morale

et celui de la politique 1.

HIST. SCIENCES, PHILOS. SCIENCES, PHYSIQUE

Procédé méthodique aboutissant à associer un nombre

à une propriété ou à un phénomène.

Le premier principe qui régit ce procédé est le respect des


relations d’ordre entre propriétés ou phénomènes compa-
rables par les relations d’ordre entre les nombres qui leur
sont associés.

Le second principe consiste à définir conventionnellement

comme unité soit l’une des propriétés ou phénomènes de

la classe considérée, soit un couple de propriétés si l’on ne


dispose pas d’un zéro absolu. Effectuer une mesure consis-
tera alors à comparer telle propriété à l’unité, directement ou
en la mettant en interaction avec un instrument étalonné. Le

résultat de la mesure sera un multiple de l’unité.

Les résultats de mesure qui correspondent à des proprié-


tés ou à des phénomènes non comparables (ne relevant ni

de la même unité ni de la même procédure instrumentale)

peuvent être combinés algébriquement entre eux. C’est par

exemple le cas de la masse et du volume, dont le quotient

définit une « densité ». La maîtrise des combinaisons algé-


downloadModeText.vue.download 687 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

685

briques de ce type est l’objet d’une discipline appelée l’ana-


lyse dimensionnelle.

Comme l’a souligné E. Cassirer, avant même de représen-


ter un passage du qualitatif au quantitatif, la mesure implique
un passage de l’intuitif au symbolique (via le procédural), et
corrélativement du subjectif à l’objectif. D’une appréciation
intuitive-subjective du plus et du moins, on passe à l’attribu-
tion de symboles numériques par le biais d’une procédure
universelle de comparaison à l’unité. La mesure constitue
donc le prérequis fondamental de toute science visant à éta-
blir des relations objectives entre phénomènes.
De sa position d’arrière-plan latent, où elle était reléguée
en physique classique, la mesure est passée au premier plan
en physique quantique et relativiste. Ainsi, dans sa théorie de
la relativité restreinte de 1905, Einstein a subordonné la défi-
nition des relations spatiales et temporelles aux possibilités
de les mesurer, au lieu de forcer la mesure à respecter des
conceptions préalables de l’espace et du temps. En méca-
nique quantique, on s’est par ailleurs aperçu qu’il n’était plus
possible de minimiser le fait que l’acte de mesurer implique
une interaction physique avec l’instrumentation. Dans un pre-
mier temps, vers 1927, W. Heisenberg et N. Bohr ont essayé
d’exprimer ce constat en parlant de perturbation des proprié-
tés de l’objet par l’agent de mesure qui échange avec lui un
quantum fini d’énergie. Mais dans un deuxième temps, vrai-
semblablement vers 1935 sous le coup de l’article d’Einstein,
de Podolsky et de Rosen, Bohr a réalisé à quel point ce mode
d’expression était lourd de préjugés sur d’hypothétiques pro-
priétés supposées préexister à leur « perturbation ». Il a dès
lors préféré insister sur l’impossibilité de dissocier dans le
phénomène ce qui revient à l’objet présumé et ce qui revient
à l’agent de mesure : c’est ce qu’il est convenu d’appeler le
« holisme » de Bohr.

La question de savoir s’il est légitime de traiter les instru-


ments de mesure comme objets parmi d’autres de la théorie
s’est par ailleurs posée aussi bien en relativité qu’en méca-

nique quantique. Einstein a souvent remarqué, non sans em-


barras, que la rigidité des règles et l’isochronie des horloges
dans chaque repère inertiel représentaient deux présuppo-
sés constitutifs intangibles de sa théorie. En théorie quan-
tique, les appareils de mesure opèrent également comme
présupposés constitutifs. D’une part, la définition des obser-
vables est basée sur une notion générique de leur principe
de fonctionnement. Et, d’autre part, tout ce que fournissent
les « vecteurs d’état » est une liste de probabilités pour des
résultats de mesures effectuées par le biais de ces appareils.
Rien n’empêche, il est vrai, de traiter un appareil de mesure
donné comme objet de la théorie quantique et de lui attribuer
un vecteur d’état ; mais cela ne fait que transférer la fonc-
tion d’arrière-plan constitutif à un autre appareil de second
niveau. Le vecteur d’état de l’appareil de premier niveau ne
fournit en effet que des probabilités pour les résultats de
mesures qui pourraient être effectuées avec un appareil de
second niveau.

▶ L’effacement de la distinction entre le plan théorique (celui


des observables et des vecteurs d’état) et l’arrière-plan méta-
théorique (celui de la description des appareils de mesure) a
suscité ce qu’il est convenu d’appeler le problème de la me-
sure. Pour le comprendre, rappelons ce qu’est le problème
de la mesure selon la sagesse commune des physiciens. Sup-
posons d’abord, avec eux, qu’un vecteur d’état représente
l’« état » d’un objet. Si l’on prend l’appareil de mesure pour
objet (dans un mouvement qui consiste à ramener le plan

métathéorique au niveau de la théorie), il apparaît légitime de


lui attribuer un état, représenté dans l’espace de Hilbert par
un vecteur d’état. Le problème est que cet état s’écrit géné-
ralement, à la suite de l’interaction que suppose l’opération
de mesure, sous forme d’une superposition linéaire d’états
propres. En transposant la métaphore appliquée en 1935
par Schrödinger à son célèbre chat, on doit admettre que
la mécanique quantique représente l’état de l’appareil après
l’opération de mesure comme « mélangé ou brouillé », au
lieu de lui assigner une définition précise. Mais en lisant les
indications de l’appareil au laboratoire, on constate que cet
état n’a rien de mélangé, et qu’il est parfaitement défini. Une
contradiction semble donc se faire jour entre l’expérience
concrète et la théorie opérant comme sa propre méta-théorie.
La première façon d’éviter ce paradoxe consiste à renoncer à
assigner un rôle métathéorique à la théorie quantique, c’est-
à-dire à refuser de l’utiliser pour décrire l’appareil de mesure.
C’est l’option choisie par Bohr, qui considérait que tout ou

partie des appareillages devait être décrit au moyen des seuls


concepts de la physique classique. L’autre façon d’éviter le
paradoxe est de tirer toutes les conséquences du fait que

le vecteur d’état opère comme générateur de prédictions


probabilistes relatives à diverses mesures possibles, plutôt
que comme « état » absolu. La résolution du problème de

la mesure ne revient alors plus à forcer la mécanique quan-


tique à décrire l’« état » d’un appareil comme bien déterminé
après la mesure. Elle consiste seulement à montrer de quelle

manière la structure du calcul quantique des probabilités, qui


comprend des termes d’interférence lorsqu’il est appliqué à
prédire des phénomènes microscopiques, peut devenir quasi
classique (ses termes d’interférence devenant négligeables)
lorsqu’il est appliqué à prédire des phénomènes macrosco-
piques. C’est ce passage d’un calcul quantique à un calcul
quasi classique des probabilités dans la région d’organisa-
tion des appareils de mesure que démontre la théorie de la
décohérence.

Michel Bitbol

✐ 1 Gauthier-Muzellec, M.-H., Aristote et la juste mesure, PUF,


Philosophies, Paris, 1998.

Voir-aussi : Beaune, J.-C. (dir.), La mesure. Instruments et philo-


sophies, Champ Vallon, Seyssel, 1994.

Bush, P., Lahti, P. et Mittelstaedt, P., The Quantum Theory of


Measurement, Springer-Verlag, 1996.

Krantz, D. H., Luce, R. D., Suppes, P., et Tversky, A., Founda-

tions of Measurement, Academic Press, 1971.

Roche, J. J., The Mathematics of Measurement, a Critical His-


tory, Athlone Press, 1998.

Schrödinger, E., « La situation présente en mécanique quan-


tique » (1935), in Physique quantique et représentation du

monde, Seuil, Paris, 1992.


! INCOMMENSURABLE, MILIEU, OBSERVABLE, OBSERVATION,
QUANTIQUE (LOGIQUE), QUANTIQUE (MÉCANIQUE), RELATIVITÉ

MÉTALANGUE
Terme apparu au XXe s.

LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Langage formel permettant de construire un

langage-objet.

Tout système logique s’exprime en un langage symbolique


totalement formalisé. Comment construire ce langage sans
déjà posséder un langage logique ? La solution consiste à re-
downloadModeText.vue.download 688 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

686

courir à une métalangue comme échafaudage pour parler du


langage-objet. Ce métalangage peut être la langue naturelle
augmentée de symboles spécifiques, tels les métavariables de

propositions A, B, ..., les symboles de définition, de déducti-


bilité, de validité, etc.

Cette distinction de niveau de langage permet d’éviter les

paradoxes qui menacent l’édifice logique. Ainsi, le paradoxe


du menteur disparaît si l’on distingue, conformément à la

théorie des types de Russell 1, des propositions de niveau 1,


2, etc. Il devient possible de construire alors une sémantique
formelle dans laquelle la vérité est un métaconcept applicable
aux propositions de premier niveau. Selon la convention de
Tarski 2, on dira que : « La neige est blanche » est vrai si et
seulement si la neige est blanche, les guillemets indiquant
que dans sa première occurrence, la proposition en question

est seulement mentionnée.

Denis Vernant

✐ 1 Russell, B., Principes des mathématiques, app. B, et Prin-


cipia Mathematica, Intro, chap. II, in Écrits de logique philoso-
phique, trad. J.-M. Roy, PUF, Paris, 1989, pp. 192-201 et 270-309.

2 « Le concept de vérité dans les langages formalisés », trad.

G. Kalinowski, in A. Tarski, Logique, sémantique, métamathé-


matique, G. Granger éd., A. Colin, Paris, 1972, pp. 157-269.

! LANGAGE, LOGIQUE, MENTEUR (PARADOXE DU),


MÉTALOGIQUE, TYPES (THÉORIE DES)

MÉTALOGIQUE
LOGIQUE, MATHÉMATIQUES

Étude des propriétés syntaxiques et sémantiques des


systèmes logiques.

Axiomatisant de la géométrie euclidienne, D. Hilbert construi-


sit un système déductif totalement formalisé qui ne répondait
qu’à des règles explicites de formation et de transformation
des formules. Il conçut alors la métamathématique comme
l’étude de la structure déductive des systèmes formels ayant
notamment pour objet d’établir leur non-contradiction 1. De là
est née la métalogique, qui étudie les propriétés syntaxiques
et sémantiques des systèmes logiques : la consistance, définie
relativement à la négation comme non-contradiction (on ne
démontre pas à la fois A et ¬ A) ; la complétude, assurant que
tout théorème démontré est en même temps proposition va-
lide et réciproquement ; la décidabilité (l’existence d’un algo-
rithme permettant d’établir pour toute proposition si elle est
démontrable ou valide) ; l’indépendance des axiomes, etc.

Dans l’esprit de Hilbert, la métamathématique devait assu-

rer l’autofondation des systèmes logico-mathématiques. Mais,

dès 1931, Gödel prouva l’incomplétude (l’impossibilité de dé-


montrer une formule valide) de tout système logique capable
de formaliser l’arithmétique récursive 2. Ce fut le début d’une

longue liste de métathéorèmes de limitation qui sonnèrent le


glas de l’espoir hilbertien 3.

Denis Vernant

✐ 1 Hilbert, D., « Sur l’infini » (1925), trad. in Logique mathé-


matiques, Textes, J. Largeault, A. Colin, Paris, 1972, pp. 215-245.
2 Nagel, N., et Gödel, G., le Théorème de Gödel, Seuil, Paris,
1989.

3 Ladrière, J., les Limitations internes des formalismes, Paris-

Louvain, 1957.

! AXIOMATIQUE, INCOMPLÉTUDE, LOGIQUE

MÉTAMATHÉMATIQUE

Calque de l’allemand.

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

Historiquement, appellation péjorative utilisée, concur-


remment avec « métagéométrie », pour désigner les géo-

métries non euclidiennes. Actuellement, au sens large,

désignation utilisée pour toute investigation de type lo-

gique relative aux propriétés des théories mathématiques


formalisées ; au sens étroit, nom donné par le mathéma-

ticien allemand David Hilbert (1862-1943) à sa « théorie

de la démonstration », dans laquelle des méthodes exclu-


sivement constructives (« finitistes ») sont notamment
utilisées pour parvenir à une preuve de la consistance de

l’arithmétique.

La métamathématique au sens de Hilbert 1 s’emploie à établir

certaines propriétés (consistance, décidabilité) des théories

mathématiques sans jamais recourir à des notions séman-


tiques abstraites ou à des méthodes non constructives. On

y considère que seules sont douées de contenu les propo-

sitions (dites réelles ou élémentaires) relatives à des objets

« quasi concrets » capables d’être donnés dans l’intuition, les


propositions (dites idéales ou infinitaires) qui ne sont pas de

ce type étant traitées comme des assemblages de symboles

dénués de signification. Ces assemblages sont eux-mêmes des

objets quasi concrets à propos desquels des énoncés doués

de contenu peuvent être exprimés, comme l’affirmation de

la consistance d’une théorie (« aucune suite de symboles qui

est une démonstration dans T ne se termine par “0 = 1” »).


Afin de démontrer des énoncés de ce genre, dits métama-

thématiques, on n’emploiera que des méthodes intuitives,


analogues à celle qui permet de conclure, que si un entier

est plus grand qu’un autre, alors le successeur du premier est


plus grand que le successeur du second. Gödel a tiré parti de
cette caractéristique pour montrer que la métamathématique
hilbertienne peut être « arithmétisée », c’est-à-dire représentée
à l’intérieur de l’arithmétique elle-même, et il a utilisé cette

technique d’arithmétisation pour établir les résultats d’incom-


plétude qui montrent justement que le programme de Hilbert

était ineffectuable sous sa forme originale.

Jacques Dubucs

✐ 1 Hilbert, D., « Sur l’infini » (1925), dans J. Largeault, Logique

mathématique, Textes, A. Colin, Paris, 1972, pp. 215-245.

! CONSISTANCE, DÉMONSTRATION, FORMALISATION, GÖDEL


(THÉORÈME DE)
MÉTAPHORE
Du grec métaphora, « transport » ou « transfert ».

ÉPISTÉMOLOGIE, ESTHÉTIQUE, LINGUISTIQUE

Figure de rhétorique (ou trope) dans laquelle un mot


ou une phrase, qui littéralement dénotent une chose, sont

utilisés pour en dénoter une autre.

Selon Aristote, « la métaphore est l’application d’un nom im-

propre, par déplacement soit du genre à l’espèce, soit de

l’espèce au genre, soit de l’espèce à l’espèce, soit selon un


rapport d’analogie » 1. Philosophiquement, la métaphore pose

deux problèmes principaux : existe-t-il une signification mé-

taphorique ? la métaphore possède-t-elle une valeur cogni-


downloadModeText.vue.download 689 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

687

tive, nous fait-elle connaître quelque chose qui ne pourrait


être dit littéralement ?

Certains philosophes, et par exemple Searle 2, sont ten-


tés de penser que la métaphore possède une signification à
rechercher dans l’intention de celui qui l’exprime. D’autres,
et par exemple Goodman 3, pensent qu’il n’existe pas de si-
gnification en général et de signification métaphorique en
particulier. Comprendre une métaphore ne revient pas à sai-
sir une signification métaphorique. C’est plutôt comprendre
le transfert d’une étiquette d’un domaine où son application
est habituelle vers un domaine où elle est en quelque sorte
contre-indiquée, mais pourtant éclairante. Avec l’étiquette est
transporté aussi un schème, c’est-à-dire tout ou une partie du
réseau d’étiquettes auquel appartient le terme transféré.

▶ Davidson 4 doute qu’il soit pertinent d’affirmer que les mé-


taphores sont cognitives puisqu’elles sont des énoncés faux.
Elles ne sont que suggestives. Goodman pense qu’il existe
des métaphores vraies et d’autres fausses. Si je dis que Pierre
est un âne, cela est littéralement faux (dans le cas où, par
exemple, Pierre est un professeur), mais cela peut être lit-
téralement vrai et bien plus significatif que de savoir qu’il
chausse du 42 (ce qui est vrai). Cette opposition caractérise
l’enjeu philosophique principal aujourd’hui au sujet de la
métaphore : a-t-elle ou non une valeur cognitive ?

Roger Pouivet

✐ 1 Aristote, La poétique, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil,


Paris, 1980, chap. XXI.

2 Searle, J., Expression and Meaning (1979), trad. fr : Sens et


expression, Minuit, Paris, 1982.

Goodman, N., Languages of Art (1968), trad. fr : Langages de


l’art, J. Chambon, Nîmes, 1990.

4 Davidson, D., « Ce que signifient les métaphores », dans Inqui-


ries into Truth and Interpretation (1984), trad. fr. Enquêtes sur

la vérité et l’interprétation, J. Chambon, Nîmes, 1993.

! INTENTION, LANGAGE, RHÉTORIQUE, SIGNIFICATION

MÉTAPHYSIQUE

Du grec méta ta phusica, « après la physique » ; dans l’édition d’Aristote


par Andronicos de Rhodes (Ier siècle), ce dernier donne le titre de méta
ta phusica à un ensemble de traités qu’il place après les traités
physiques.

GÉNÉR.

Partie de la philosophie qui s’occupe de l’être et des

premiers principes, elle prend des sens différents en fonc-


tions des auteurs. Elle peut être considérée comme une
philosophie première, qui interroge les principes de la
connaissance, ou recouper les objets de la théologie en
tentant de s’élever à la connaissance du suprasensible. En

son sens le plus général, elle est science de l’être en tant


qu’être.

Les différentes sciences s’occupent de ce qui est sensible et


phénoménal, sans pour autant statuer sur l’être même des
choses, qu’elles présupposent sans l’interroger. Elles doivent
donc être fondées par une autre connaissance qui s’occupe
de l’être lui-même ainsi que des premiers principes. La méta-
physique est la science qui interroge le fondement de l’être
des étants en tant que tel, et elle est en ce sens pour Aristote
une « philosophie première », la « science de l’être en tant
qu’être » 1. La connaissance d’une chose étant celle de sa cause,
et les chaînes causales ne pouvant remonter à l’infini, la méta-
physique doit considérer la « cause première » de toutes les
choses. De plus, comme toutes les sciences effectuent leurs

démonstrations à partir de principes indémontrables, la mé-

taphysique doit saisir les premiers principes, montrant ainsi

qu’elle est aussi une logique fondamentale. La recherche aris-


totélicienne se heurte à l’impossibilité d’une saisie de l’être
même, du fait de la limitation de nos facultés cognitives qui
ne saisissent que des étants, faisant de sa « métaphysique »
une connaissance recherchée plus que constituée 2.

Découvrant à partir de la fin du XIIe s. les traités aristotéli-


ciens, le Moyen Âge institue véritablement la « métaphysique »
(metaphysica, où meta- signifie « au-delà ») en distinguant
la métaphysique « générale », qui s’occupe du discours sur
l’être (nommée par la suite « ontologie »), et la métaphysique
« spéciale », dont les objets sont Dieu, l’âme ou le monde. La
classification médiévale des savoirs définit trois sciences spé-
culatives : la physique, la mathématique et la métaphysique.
Cette dernière opère dans le même genre que la philosophie
première et la théologie, mais chacune diffère par son objet
propre : la philosophie première s’occupe des causes pre-
mières, la métaphysique étudie ce qui a le plus haut degré
d’universalité (les transcendantaux), tandis que la théologie
traite de ce qui est séparé (Intelligences angéliques, Dieu).
Il ne s’agit pas pour autant de trois sciences, puisqu’elles
oeuvrent dans le même genre, ce qui permet de subsumer la
métaphysique sous la théologie, en faisant une théologie ra-
tionnelle. La métaphysique en tant que telle ne peut atteindre
le principe ultime de toutes les choses, Dieu, car il est totale-
ment séparé, au-delà du champ de notre connaissance. De ce
fait, la « preuve ontologique » de saint Anselme ne peut être

possible, puisqu’elle suppose une saisie de l’essence de Dieu,


et les cinq voies thomistes prouvant son existence 3 sont des
orientations rationnelles montrant la nécessité d’une origine
de toutes les choses plus que des « preuves » rationnelles. La
métaphysique doit dès lors trouver son fondement en dehors
d’elle-même, dans une théologie devenue reine des sciences.

Pour constituer véritablement la métaphysique, il faut

donc l’extraire de cette dépendance théologique. L’entre-


prise cartésienne conduit à refuser le double statut, géné-

ral et spécial, de la métaphysique, revenant à l’idée qu’elle

n’est qu’une philosophie première qui s’élève à la connais-


sance des principes, sans pour autant s’interroger sur la na-
ture propre de Dieu, du monde ou de l’âme 4. S’il met en

place une preuve de l’existence de Dieu, c’est en la fondant

sur celle d’Anselme, afin de poser un principe garant de la

connaissance, non pour affirmer une quelconque théologie.


La métaphysique se trouve fondée en raison sur la certitude
du cogito, elle est une méthode d’investigation reposant sur
le doute hyperbolique. De plus, contrairement à la métaphy-
sique médiévale, elle n’est plus pour Descartes une simple
connaissance intellectuelle, mais la méditation d’un sujet
inclus dans la temporalité. Même s’il ne peut être connu en
lui-même, Dieu reste cependant l’horizon de cette métaphy-
sique, en tant qu’il soutient la véracité des conclusions. Parce
qu’elle ne peut atteindre ses objets les plus hauts, la méta-
physique, tout au long de son histoire, n’a pu progresser dans

sa recherche. Faut-il alors considérer, comme le dit Auguste

Comte 5, qu’elle n’est qu’une science de l’enfance de l’esprit,


s’interrogeant sur des abstractions qui ne peuvent donner lieu
à aucune connaissance réelle ?

Kant constate que les progrès enregistrés par les diffé-


rentes sciences ne trouvent pas d’équivalents en métaphy-
sique, qui n’a jamais pu accéder à la scientificité bien qu’elle
soit la plus ancienne des interrogations humaines 6. La révolu-

tion kantienne est d’abord une modification du statut même


downloadModeText.vue.download 690 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

688

de la métaphysique ; il ne s’agit pas de détruire une science


qui serait morte de ses propres incapacités conclusives, mais
au contraire de construire une nouvelle métaphysique débar-
rassée de ses constructions arbitraires et fictives en limitant
ses prétentions. La raison spéculative ne peut accéder à la
dimension nouménale des choses, mais elle ne doit pas non
plus rejeter la pensée du moi, du monde et de Dieu, car

ces idées transcendantales ont un usage régulateur pour la


raison, en ce qu’elles permettent d’unifier le champ de l’expé-
rience. La finalité de la métaphysique n’est donc plus de pro-
noncer des jugements sur les idées transcendantales, car cela
n’aboutit qu’à des illusions, mais de laisser celles-ci orienter

la pensée. Elle est impossible comme science qui connaît,

mais est indispensable comme savoir qui pense les objets qui
lui sont propres.

▶ L’attitude critique kantienne permet de marquer clairement


la scission entre le sujet et l’objet, mais elle n’est qu’une étape
vers le savoir absolu, ainsi que le montre Hegel, qui met en
place une métaphysique sans pour autant l’énoncer comme
telle 7. Cette scission ne peut être qu’une expression d’un es-
prit encore situé dans un moment négatif, éloigné du savoir
absolu. Si la vérité primordiale que l’histoire de la philoso-
phie a découvert est l’unité radicale du sujet et de l’objet, il
est nécessaire de poursuivre la métaphysique jusqu’à sa fin,
qui est la réunification de ces deux pôles séparés par Kant.
Maintenir la dimension nouménale au sein de la métaphy-
sique, c’est rester encore en deçà de l’achèvement de la pra-
tique rationnelle, dans un moment qui ne trouvera sa vérité
que dans son dépassement : l’essence du réel ne saurait rester

« cachée » dans une vérité nouménale inaccessible, car l’en-


semble de l’être entre en manifestation, se phénoménalise. Le
questionnement métaphysique se dirige nécessairement vers
une fin, qui n’est autre que l’ouverture d’une autre dimension
métaphysique, portée par un nouveau moment de l’histoire.
Parce qu’elle se présente comme un cycle, la pensée ne cesse
de séparer et d’unifier, entraînant la fin des métaphysiques
particulières, mais non pour autant la fin de la métaphysique,
en tant qu’attitude de l’esprit humain. Il faut donc distinguer
les métaphysiques historiquement déterminées, qui finissent

avec les époques qui les portent, et la métaphysique, qui est


une recherche perpétuelle de l’universel, mouvement de la
vie de l’esprit. Ainsi, la philosophie heidegerienne, même si
elle reproche à la métaphysique d’avoir négligé la question
de l’être et d’avoir oublié la différence ontologique, porte en

elle, tout en la reformulant, l’interrogation constitutive de ce


savoir, devenu ontologie 8.

Didier Ottaviani

✐ 1 Aristote, Métaphysique, Γ, 1, 1003a20, trad. J. Tricot, Vrin,


Paris, 1986, p. 171.

2 Aubenque, P., Le problème de l’être chez Aristote, PUF, Qua-


drige, Paris, 1991.

3 D’Aquin, Th., Somme théologique, I, qu. 2, art. 3, trad. A.-

M. Roguet, Cerf, Paris, 1984, pp. 171-173 ; Somme contre les

gentils, I, 13, trad. R. Bernier et M. Corvez, Cerf, Paris, 1993,

pp. 35-41.

4 Les Méditations métaphysiques de Descartes (in OEuvres com-


plètes, Garnier, Paris, 1967, t. 2) ont pour titre latin Meditationes

de prima philosophia.

5 Comte, A., Cours de philosophie positive, 1e leçon, Hermann,


Paris, 1975.

6 Kant, E., Critique de la raison pure, Préface de la 2e édition


(1787), trad. A. Renaut, Flammarion, GF, Paris, 2001.

7 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, trad. J.-P. Lefebvre,


Aubier, Paris, 1991.

8 Heidegger, M., Être et temps (1927), Introduction, I, § 1, trad.

F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986, pp. 25-28.

! ÊTRE, ONTOLOGIE, PHILOSOPHIE, THÉOLOGIE

MÉTAPSYCHOLOGIE
Terme créé par Freud 1. Du grec meta-, « qui suit », « au-delà de la
psychologie ».

PSYCHANALYSE

« Nous ne trouverons pas déraisonnable de distinguer

par un nom particulier le mode de considération qui est


le plein achèvement de la recherche psychanalytique. Je
propose que l’on doive nommer une présentation méta-

psychologique, lorsque nous réussissons à décrire un pro-


cessus psychique selon ses relations dynamiques, topiques

et économique. »1
Si Freud use du terme en privé dès 18961, il n’en détermine

l’usage systématique qu’à partir de 19152 : partie théorique et

fondement épistémologique de la psychanalyse, la métapsy-

chologie dépend de l’inconscient, mais ne s’institue qu’avec

l’autonomie scientifique de la psychanalyse. Elle pose l’exis-


tence d’un au-delà des faits de conscience décrits par la psy-
chologie, une théorie des lieux psychiques (topique). Elle
limite les considérations organicistes par la théorie des pul-
sions, qui sous-tend l’énergétique psychique (économie), et
la mise en forme des conflits psychiques (dynamique).

▶ La psychanalyse implique un travail d’élaboration de ses


pratique et technique. Mais la métapsychologie participe des
processus psychiques qu’elle étudie. Ainsi, le référentiel de
l’objectivité, de l’intelligibilité et de l’intersubjectivité adéquat
à cette complication ne peut être galiléen. Les ouvertures
topologiques et l’apophtegme qu’il n’y a pas de métalangage
de Lacan l’ont laissé pressentir ; la dynamique qualitative et
les sciences actuelles le confirment.

Michèle Porte

✐ 1 Freud, S., Lettres à W. Fliess du 13 février 1896, in Briefe


an Wilhelm Fliess. 1887-1904. Ungekürtzte Ausgabe, herausge-
geben von J. M. Masson, Deutsche Fassung von M. Schröter,
S. Fischer Verlag, Frankfurt am Main, 1986.

2 Freud, S., Métapsychologie (1915), trad. J. Laplanche et


J. B. Pontalis, Gallimard, Paris, 1968.

! DYNAMIQUE, ÉCONOMIE, ÉNERGÉTIQUE, INCONSCIENT,

PRINCIPE, PULSION, TOPIQUE

MÉTHODE

Du grec méthodos, « poursuite », « recherche », « marche », « plan ».

GÉNÉR.

Ensemble de procédés raisonnes pour atteindre un but ;

celui-ci peut être de conduire un raisonnement selon des


règles de rectitude logique, de résoudre un problème ma-

thématique, de mener une expérimentation pour tester

une hypothèse scientifique, de parvenir à la connaissance


de la vérité, d’enseigner une discipline selon ses articula-

tions essentielles et d’en aborder les difficultés de manière

graduelle.

Une méthode répond d’abord à une question pratique enra-


cinée dans l’expérience : comment s’y prendre pour atteindre
un but donné ? Mais définir ou établir une méthode implique
downloadModeText.vue.download 691 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

689

la préconception réfléchie d’un plan à suivre pour éviter de


se fourvoyer. Observation et rationalisation se complètent
donc pour prescrire des règles d’une conduite ordonnée de
la pensée et de l’expérience. De là à affirmer l’antériorité de
principe de la méthode sur la recherche ou la connaissance
il n’y a qu’un pas, vite franchi par les philosophies idéalistes.
Mais l’histoire des sciences enseigne que la méthode le plus
souvent suit la connaissance ou s’en dégage progressivement.
Mise en oeuvre dans l’investigation, elle s’infléchit au cours
de la recherche et n’est formulée qu’après avoir effectivement
conduit à un résultat.

L’observation était déjà pratiquée par Aristote. L’expé-


rience dirigée, ou expérimentation, apparut dans les écoles
de médecine d’Alexandrie (IIIe s. av. J.-C.) à la Renaissance,
Galilée crée la mécanique, devenue le prototype des sciences
fondées sur la méthode expérimentale ou art de marier le
raisonnement a priori et l’induction à partir de faits obser-
vés ou provoqués de façon répétée. De son côté, Descartes
développe dans sa Géométrie (1637) la méthode algébrique
en l’appliquant aux problèmes géométriques et illustre ainsi
ce qui est au principe même d’une méthode : pouvoir être
appliquée à une multitude de situations formellement sem-
blables. Descartes publie également en 1637 son Discours
de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la
vérité dans les sciences, où sont énoncées les quatre fameuses
règles inspirées de la résolution des équations algébriques :
1) parvenir à l’évidence que dispensent des idées claires et
distinctes ; 2) diviser les difficultés pour les vaincre une à
une ; 3) progresser par degrés ; 4) énumérer et récapituler
tous les éléments à ordonner en vue d’une résolution métho-

dique. Leibniz, à son tour, fait grand cas des « méthodes uni-
verselles » de résolution des problèmes, mais à l’évidence des
idées claires et distinctes il oppose la puissance et la sûreté
des moyens formels et du calcul aveugle. L’idéal leibnizien
est réalisé aujourd’hui dans un programme d’ordinateur ou
suite d’instructions indiquant quelle opération effectuer en
chaque circonstance susceptible de se présenter dans une
situation donnée.

▶ La plupart des idées en jeu dans les interminables discus-


sions sur la méthode (formelle, expérimentale, inductive,
etc.) tournent peu ou prou autour des quelques points mar-
qués dans le raccourci historique ci-dessus. Une science se
caractérise souvent par sa méthode.

Hourya Sinaceur

! ORDRE, RÈGLE
MÉTHODOLOGIQUE (INDIVIDUALISME)

! INDIVIDUALISME

MÉTONYMIE
Du grec metonumia, « changement de nom ».

PSYCHANALYSE

Figure de signification qui (re)trouve une relation de


contiguïté (spatiale ou temporelle) entre deux objets
indépendants, et qui, utilisant le nom de l’un à la place
de l’autre, s’efforce de restaurer entre eux une forme de

continuité.

Lacan 1, s’inspirant de Jakobson 2, identifie le déplacement


freudien (Verschiebung) et la métonymie, et précise que le

désir est métonymique. L’identification du déplacement et de

la métonymie est une « réduction » linguistique et structura-

liste de la notion freudienne de déplacement, qui ignore sa

dynamique énergétique (processus primaire, énergie libre) et


son extension (le mot est parfois employé, chez Freud, dans
le sens de « transfert », Übertragung).

La définition lacanienne du désir comme métonymie ren-


contre celle de l’objet perdu freudien : l’apparition de l’objet
(le sein, la mère, le monde) implique sa perte et la séparation.
La métonymie relève des mécanismes d’association par conti-
guïté (vs ressemblance), qui servent la restauration narcis-
sique de l’a-séparation (magie, rêve, science3). Métonymiques
sont donc à la fois l’effort pour restaurer la continuité primi-
tive et le ratage de l’objet, qui toujours manque à sa place 4.

▶ L’élection de la métonymie comme figure privilégiée se

comprend dans le contexte du règne structuraliste. Pourtant,

Todorov montre, à la suite du groupe Mu, que le trope pre-

mier est la synecdoque (relation tout / partie), qui permet de


reconstruire, par complication, à la fois les métonymies et les

métaphores 5.

Christian Michel

✐ 1 Jakobson, R., « Deux aspects du langage et deux types


d’aphasie » (1956), in Essais de linguistique générale, Minuit,
Paris, 1963.

2 Lacan, J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient » (1957), in


Écrits, Seuil, Paris, 1966.

3 Freud, S., Totem und Tabu (1912), in Gesammelte Werke,


(OEuvres complètes) IX ; Totem et Tabou, chap. 3 (« Animisme,
magie et toute-puissance des idées »), trad. S. Jankélévitch,
Payot, Petite bibliothèque, Paris, 1988, pp. 89-116.

4 « La psychanalyse nous a appris ceci : lorsque l’objet ori-


ginaire d’une motion de désir s’est perdu à la suite d’un re-
foulement, il est fréquemment représenté par une série infi-
nie d’objets substitutifs, dont aucun ne suffit pleinement. »
Freud, S., « Über die allgemeinste Erniedrigung des Liebensle-
bens », G.W. VIII, 1912 ; « Sur le plus général des rabaissements
de la vie amoureuse », in la Vie sexuelle, trad. D. Berger, J. La-
planche, PUF, Paris, 1999, p. 64.

5 Todorov, Tzv., « Synecdoques », in Sémantique de la poésie,


Seuil, Points, Paris, 1985, pp. 7-26.

! DÉPLACEMENT, DÉSIR, ÉNERGIE, INCONSCIENT, MAGIE,


MÉTAPHORE, NARCISSISME, OBJET, PROCESSUS PRIMAIRE ET
SECONDAIRE, TABOU

MEURTRE

Du vieux français murtre. En allemand : Mord.

PSYCHANALYSE

Le thème du meurtre du Père est essentiel à la théorie

freudienne de l’OEdipe. Totem et tabou (1913) contient un


mythe généalogique et politique : meurtre et ingestion du
Père primitif, privateur, par ses fils qui firent projet d’en
finir avec ce sujet de la jouissance absolue.

La portée du repas totémique se comprend ainsi : cette opé-


ration qui crée de la communauté fonctionne parce que le
père n’est pas que partagé entre les fils. Il est inventé par une
transformation du mort en figure totémique. C’est ainsi que
s’érige l’instance au nom de quoi sont posés les interdits qui
gouvernent le réseau des échanges et des réciprocités. L’ir-
ruption dans la psyché d’une culpabilité soudaine a conduit
les parricides, assemblés autour des restes de l’ancêtre, à
s’éprouver mutuellement dans l’idéal d’expiation que le re-

foulement commande. Le récit mythique freudien est aussi


downloadModeText.vue.download 692 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

690

une fiction politique. Cependant, comment faire de la loi à la


fois le résultat d’un processus et le principe transcendant au
nom de quoi ce processus se met en épreuve ? Freud reprend
ce mythe, vingt-neuf ans après, dans l’Homme Moïse et la reli-
gion monothéiste. Livre courageux qui continue la thèse selon
laquelle la société avait bien été engendrée par un meurtre,
puis par l’instauration d’une loi qui prenait la figure du père
symbolique comme pivot. Cette loi du père énonce l’interdit
du parricide et de l’inceste.
La nature pathogène de certains sentiments de culpabilité
dus à une interprétation névrotique de cette loi fut une des
clefs de voûte de la criminologie psychanalytique.

Olivier Douville

✐ Douville, O., « Notes sur quelques apports de l’anthropologie


dans le champ des cliniques interculturelles », in l’Évolution psy-
chiatrique, Elsevier, Paris, octobre-décembre 2000, pp. 741-761.
Freud, S., Totem et tabou (1912-1913), trad. M. Weber, Galli-

mard, Paris, 1993.

Freud, S., l’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), trad.


C. Heim, Gallimard, Paris, 1989.

Sauvagnat, F., « Psychanalyse et criminologie. Question dispu-


tées », in Expertises psychologiques, psychopathologie et métho-
dologie, L. M. Villerbu et J.-L. Viaux (éd.), Harmattan, Paris,
1999, pp. 65-96.

! CULPABILITÉ, MORT, OEDIPE, SURMOI

MICROCOSME, MACROCOSME
Du grec mikros, « petit », macros, « grand », et kosmos, « monde ». Les
termes latins microcosmus et macrocosmus apparaissent vers le début
du XIVe s.

GÉNÉR.

Les deux termes sont liés et traduisent l’unité har-


monique entre l’homme (microcosme) et l’ensemble du
cosmos (macrocosme), les deux étant considérés comme
des vivants. Ils désignent par extension deux « mondes »
isomorphes.

Le couple conceptuel formé par le micro- et le macrocosme


ne laisse pas apparaître deux notions strictement définies, et
elles doivent être envisagées comme des modes généraux
permettant de penser les relations entre la partie et le tout. Du
point de vue cosmocentrique, qui prévaut dans l’astrologie,
le microcosme humain est le modèle réduit du macrocosme,

dépendant d’un ensemble de lois qui le dépassent, peuvent


forger son destin, mais auxquelles il peut aussi s’opposer en
développant une magie ou une science. Du point de vue an-
thropocentrique, le macrocosme est une extension du micro-

cosme, et l’homme peut comprendre le tout en se connais-

sant lui-même. La correspondance entre les deux termes peut


être considérée au niveau symbolique, le microcosme livrant
les secrets du macrocosme dans un langage ésotérique qu’il
faut décoder pour mettre au jour l’harmonie.

L’idée selon laquelle l’homme est un « petit monde » se


trouve déjà chez Démocrite, et Héraclite le pense comme
étant composé des mêmes éléments que ceux qui struc-
turent le cosmos, obéissant aux mêmes lois. Si les pytha-
goriciens n’ont pas véritablement développé de théorie du
microcosme, leur conception des nombres et de l’harmonie
a pu être utilisée en ce sens. Parce que l’homme contient
dans son être des éléments minéraux, mais également des
fonctions qu’il a en commun avec les végétaux, les animaux
et les êtres divins, il apparaît comme le modèle réduit, le
miroir, de l’ensemble des choses qui composent l’univers.
Une telle conception ne se restreint pas à une composition

d’éléments identiques arrangés de manière similaire (saint


Grégoire, Albert le Grand), et il peut s’agir d’une analogie
de rapport entre les forces cosmiques et les pouvoirs hu-
mains (Robert Grosseteste, Hildegarde de Bingen). L’homme
est alors considéré comme le moyen terme entre le monde
sensible et le monde intelligible, en harmonie avec le tout,
et le christianisme strictement néoplatonicien a assimilé les
théories micro- et macrocosmiques en pensant l’univers à
l’image de Dieu, et l’homme comme image seconde, mani-
festant ainsi une dégradation progressive dans l’émanation
de l’Un. La fin du Moyen Âge a vu décliner la conception
microcosmique, qui portait en elle la possibilité de nombre
d’hérésies panthéistes ou fatalistes, et entrait en contradiction

avec le dogme en ouvrant la possibilité de penser un cos-


mos doté d’une âme. Des traces peuvent néanmoins en être
retrouvées chez des auteurs de la Renaissance (Marsile Ficin,

Campanella, et tout particulièrement Paracelse), qui insistent


sur la place centrale de l’homme dans l’univers, dont il est le
noeud et le lien (nodus et vinculum universi).

Ce couple conceptuel, même s’il n’est pas toujours expli-


citement formulé, peut s’étendre à l’organisation des hommes
entre eux, soit pour établir une analogie entre le monarque
et le centre de l’univers, ses sujets gravitant autour de lui
comme autant de planètes, soit pour développer une théo-
rie organique de l’État, macrocosme, dont l’homme, micro-

cosme, est le modèle. En un sens plus large, souvent critique,


l’expression « microcosme politique » est employée pour dési-
gner les représentants, qui forment un « monde » restreint
censé représenter le macrocosme citoyen.

La postérité la plus significative des ces notions est ce-


pendant à chercher dans une interprétation esthétique, qui

voit le jour avec le romantisme (Novalis, Schelling, Hölder-


lin, Goethe, Baudelaire), au travers de la conception d’une
relation d’harmonie existant entre l’homme et la nature, qui
s’exprime dans l’art. Ce mouvement reprend en effet l’idée

d’un cosmos vivant, organique, dans lequel l’oeuvre d’art est


indépendante de toute finalité externe, considérée en elle-
même comme un « monde » qui n’a pas pour vocation de
représenter la réalité empirique, mais de rendre présent l’Ab-
solu et de le manifester de façon symbolique.

Didier Ottaviani

✐ Allers, R., « Microcosmus from Anaximandros to Paracelsus »,


in Traditio, 2, 1944, pp. 319-407.

! COSMOS, MONDE, UNIVERS

MICROSCOPIQUE / MACROSCOPIQUE
Du grec, préfixes micro, « petit », et macro, « grand » ; verbe skopeîn,
« observer ».

PHYSIQUE

Opposition d’échelles d’organisation, dont les limites

varient en fonction du problème à résoudre.

Les rapports établis en physique entre échelles microsco-


pique et macroscopique peuvent être d’ordre explicatif ou
constitutif. Dans le premier type de rapport, un processus
microscopique est invoqué pour expliquer un phénomène
d’échelle macroscopique. Dans le second type de rapport,
une procédure expérimentale d’échelle macroscopique sert
réciproquement à définir les variables microscopiques.

Les doctrines atomistes et le cartésianisme ont très tôt

entretenu le projet d’expliquer l’apparaître qualitatif, mani-


downloadModeText.vue.download 693 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

691

feste à l’échelle humaine, par les figures et mouvements de


corps invisibles à l’oeil nu. Il n’est pas surprenant, dans ces
conditions, que la conception du microscope, instrument
d’optique, coïncide historiquement avec le renouveau de
l’atomisme au début du XVIIe s. Après le développement de la

biologie microscopique à partir de la fin du XVIIe s., la théorie

cinétique des gaz, puis la mécanique statistique ont offert, au

XIXe s., les premiers exemples d’une application fructueuse du

programme d’explication du macroscopique par le micros-

copique en physique. Dans ce dernier cas, ce sont les règles


reliant les variables macroscopiques de pression, de tempé-

rature, de chaleur, etc., propres à la thermodynamique, qui

sont expliquées sur un mode réductif par les règles reliant les
variables mécaniques microscopiques de position, de quan-
tité, de mouvement et d’énergie cinétique des molécules.

Jusqu’au début du XXe s., les lois auxquelles obéissent les


corps macroscopiques étaient extrapolées vers les proces-
sus à fonction explicative d’échelle microscopique. Mais la
théorie quantique a radicalement changé cette situation. Un
véritable critère d’échelle y a été mis en place à travers la
valeur du quantum d’action (ou constante de Planck). D’un
côté, les processus se déroulant à une échelle assez grande,
pour que la valeur du quantum d’action soit comparative-
ment minime, continuent d’être régis approximativement par
des lois classiques. D’un autre côté, cependant, les processus
se déroulant à une échelle assez petite, pour que la valeur du
quantum d’action ne puisse plus être négligée, sont régis par
des lois dont non seulement la forme, mais aussi la nature
sont profondément différentes de celles des lois qui prévalent
à l’échelle macroscopique. Un enjeu important de la phy-
sique quantique est, à partir de là, de montrer comment les
comportements classiques d’échelle macroscopique peuvent
émerger des lois probabilistes d’un genre inédit valant à
l’échelle microscopique.

La mécanique quantique a également posé un autre pro-


blème de relation microscopique-macroscopique, très bien
décrit par N. Bohr. Il est vrai que les variables et les lois
quantiques qui régissent l’univers microscopique peuvent
être mobilisées pour rendre compte de certains phénomènes
macroscopiques (comme la supraconductivité, la superflui-
dité ou le rayonnement laser). Mais il ne faut pas oublier qu’à
l’inverse ces variables et ces lois ne sont définies que par
référence à des procédures expérimentales d’échelle macros-
copique, seules capables de les mettre à l’épreuve. La défini-
tion des principales observables de la mécanique quantique
est, par exemple, dépendante du niveau macroscopique de
description, à travers le principe de correspondance. C’est
ce qu’on peut appeler le rôle constitutif de l’échelle macros-
copique d’organisation pour toute description portant sur
l’échelle microscopique. Le rapport entre échelles micros-
copique et macroscopique ne peut, dès lors, plus être uni-
directionnel et hiérarchique ; il est plutôt bidirectionnel et
dialectique. Au projet de découvrir une hiérarchie explicative
allant du microscopique vers le macroscopique, se substitue
désormais celui d’identifier les conditions d’une adéquation
réciproque entre : a) l’explication du macroscopique par le
microscopique ; b) la constitution du microscopique par le
macroscopique.

À la fin du XXe s., plusieurs développements nouveaux

se sont fait jour sur le thème de l’opposition microscopique-


macroscopique. Un critère d’échelle caractéristique des théo-
ries quantiques de la gravitation est d’abord apparu : il s’agit
de la longueur de Planck, dont l’ordre de grandeur est 10–35m

(1025 fois plus petit que le diamètre d’un atome). Au dessous

de cette dimension, les notions métriques ne sont tout simple-


ment plus définies. La longueur de Planck ne délimite donc
pas une sorte de domaine microscopique ultime, mais une
région où les concepts spatiaux eux-mêmes, sur lesquels re-

pose la distinction microscopique-macroscopique, n’opèrent

plus. Des théories physiques prenant en compte, dès leurs

postulats, cette stratification d’échelles et de niveaux d’orga-


nisation, ont été formulées récemment. La théorie des super-

cordes, avec sa symétrie d’échelle, est considérée majoritai-

rement comme la plus prometteuse. La « relativité d’échelle »

de L. Nottale explore la voie alternative des espaces fractals.

Michel Bitbol

✐ Bohr, N., Physique atomique et connaissance humaine, Pré-


sentation C. Chevalley, Gallimard, Folio, Paris, 1991.

! MESURE, PROBABILITÉ, QUANTIQUE (LOGIQUE), QUANTIQUE

(MÉCANIQUE)

MILIEU

Du latin medius, « centre, intermédiaire, moitié », puis medius locus, à


partir de locus, « lieu ».

GÉNÉR., BIOLOGIE

1. Ce qui occupe une position équidistante ou moyenne


entre d’autres choses. – 2. Environnement, ce qui se trouve
autour d’une chose.

Notion relative, le milieu peut signifier ce qui se trouve situé

à égale distance des extrêmes, dans l’espace ou le temps. En

un sens figuré, il désigne une position intermédiaire, modé-

rée, éloignée des excès. Il signifie également l’environnement

dans lequel se trouve une chose ou un être vivant : ensemble


des autres choses physiques, conditions climatiques ou
chimiques, autres organismes vivants. De façon courante, il
désigne les conditions morales ou sociales dans lesquelles
évolue un individu, par exemple dans l’expression « ne pas

être du même milieu ».

Nom donné dans la mécanique du XVIIIe s. au « fluide »


de Newton, le terme prend à partir du XIXe s. un sens biolo-
gique, qu’Auguste Comte définit comme « ensemble total des
circonstances extérieures nécessaires à l’existence de chaque

organisme » 1, mais aussi un sens social. Parce qu’il entretient

avec lui un rapport de partie vis-à-vis du tout, chaque être

vivant interagit avec le milieu dans lequel il se trouve, en

étant modifié par lui mais aussi en le modifiant et en y inscri-

vant ses propres normes. Le biologiste Uexküll (1909) opère


une distinction dans la notion : « Umwelt, désigne le milieu

de comportement propre à tel organisme ; Umgebung, c’est

l’environnement géographique banal et Welt, c’est l’univers

de la science » 2. Chaque organisme prélève son milieu parti-


culier au sein d’un milieu général et commun, qu’il structure
en fonction de ses besoins et avec lequel s’établit un état
d’équilibre.

Didier Ottaviani

✐ 1 Comte, A., Cours de Philosophie positive (1838), leçon XL,

Hermann, Paris, 1975.

2 Canguilhem, G., « Le vivant et son milieu » (1952), in La

connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1992, p. 144.

! ENVIRONNEMENT, MONDE, NORME


downloadModeText.vue.download 694 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

692

MATHÉMATIQUES

Ce qui se tient à égale distance de deux extrêmes.

Au cours des importants débats concernant la possibilité du

vide, Pascal avançait la thèse selon laquelle « il y a autant de

différence entre le néant et l’espace vide que de l’espace vide

au corps matériel, et ainsi, l’espace vide tient le milieu entre

la matière et le néant » 1.

En géométrie, I est le milieu d’un bipoint [A,B] si et seule-

ment si il est aligné avec A et B et d (A,I) = d (B,I), où B est la

distance euclidienne. Ceci se traduit par la formule vectorielle :

I milieu de [A,B] si et seulement si IA + IB = 0

On en déduit d’importantes formules donnant les coordon-

nées du milieu en fonction des coordonnées des points A et B.

La notion d’isobarycentre est une généralisation de celle


de milieu. Étant donnés n points, A1, A2, ... An, G est l’isoba-
rycentre de (A1, A2, ... An) si et seulement si GA1 + GA2 + ...
+ GA = 0.
n

L’isobarycentre est lui-même un cas particulier du bary-


centre pour lequel les points A1, A2, ... An sont affectés de
coefficients α1, α2, ... αn de somme non nulle. G est le bary-
centre des points (A1, A2, ... An), respectivement affectés des
coefficients (α1, α2, ... αn) si et seulement si α1GA1 + α2GA2 +
... + α GA = 0.

nn

Vincent Jullien

✐ 1 Pascal, B., Lettre au Père Etienne Noël (29 octobre 1647),

Lafuma, Paris, pp. 20-204.

! GÉOMÉTRIE

MISOLOGIE
Du grec misein, « haïr », et logos, « raison ».

GÉNÉR.

Haine de la raison.

Platon considère qu’une haine de la raison risque de se déve-


lopper chez ceux qui ne savent pas faire de bons raisonne-
ments : ils peuvent alors croire que ceux-ci sont parfois vrais
et parfois faux, et rejeter la faute sur la raison en laquelle
ils n’auront plus confiance 1. Kant reprend le terme pour

désigner les « naturalistes », qui considèrent que la connais-


sance doit s’effectuer sous l’égide de la raison commune, non

scientifique, plutôt que par le biais de la spéculation et de


la science. Le naturaliste affirme, par exemple, qu’un simple
coup d’oeil permet de déterminer la taille de la lune, plutôt
que d’effectuer une démonstration, « c’est là une simple miso-

logie, érigée en principe » 2.

Didier Ottaviani

✐ 1 Platon, Phédon, 89d-91c, trad. M. Dixsaut, GF, Flammarion,

Paris, 1991, pp. 259-263.

2 Kant, E., Critique de la raison pure, « Histoire de la raison


pure », trad. A. Renaut, GF-Flammarion, Paris, 2001, p. 687.

! LOGOS, NATURALISME, RAISON, RAISONNEMENT

MODAL, MODALITÉ

Du latin modus.

LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ANALYTIQUE, PHILOS. CONN.

Modification du contenu d’une proposition par les idées


de nécessité ou de contingence, de possibilité ou d’impos-

sibilité, voire plus généralement par l’adjonction d’un ad-


verbe ou par une mise en forme complétive.

Une modalité de re porte sur la chose même, comme dans


(1) « Le nombre des nains est nécessairement supérieur à
six ». Cet énoncé a pourtant deux significations. Il veut dire
que sept est nécessairement supérieur à six. Mais il veut dire
aussi qu’un nain, par nature, possède une certaine propriété,
celle d’exister toujours dans une quantité supérieure à six.
Quand on dit que « La femme est nécessairement l’avenir
de l’homme », c’est bien une conception de l’essence de la
femme qu’on suggère.

Une modalité de dicto porte sur la proposition. Ainsi (1)


pourrait être paraphrasé par « Nécessairement, le nombre des
nains est supérieur à six ». Cet énoncé a aussi deux significa-
tions. Il veut dire que sept est nécessairement supérieur à six
ou bien qu’il est nécessaire qu’il y ait eu plus de six nains.
Dans le premier cas, c’est vrai, mais on ne voit pas bien pour-
quoi cela le serait dans le deuxième cas. Il ne semble pas aisé
d’associer une conception essentialiste sur la nature des nains
à la modalisation de dicto de (1).

Quine a récemment défendu l’idée que toute modalité de


re est absurde 1. Cela rend aussi absurde la notion de monde
possible. En revanche, certains philosophes contemporains,
principalement D. Lewis reprennent à Leibniz l’idée qu’un

énoncé nécessairement vrai est vrai dans tous les mondes

possibles, alors qu’un énoncé contingent n’est vrai que, par

exemple, dans notre monde actuel 2. Lewis défend l’idée


que les mondes possibles sont réels, alors que d’autres phi-
losophes, comme S. Kripke, font des mondes possibles de

simples instruments pour poser le problème général des

énoncés modaux et du statut métaphysique des modalités 3.

Roger Pouivet

✐ 1 Quine, W. V. O., Le mot et la chose, trad. P. Gochet, Flamma-

rion, Paris, 1977, § 41.

2 Lewis, D., On the Plurality of Worlds, chap. I et II, Blackwell,


Oxford, 1986.

3 Kripke, S., La logique des noms propres, trad. F. Récanati et


P. Jacob, Minuit, Paris, 1982.

! DE RE / DE DICTO, LOGIQUE

MODÈLE

Du bas latin modellus, diminutif pour modus, « mesure ».


Le modèle est, en son sens le plus courant, ce que l’on imite. Il est
lié à la
théorie de la représentation, que ce soit en esthétique ou dans la théorie
de la connaissance. Les idées sont le modèle dont use le Démiurge pour
mettre en forme la matière dans le Timée de Platon. Le statut du modèle

joue un rôle important dans la théorie de l’art : ainsi, l’esthétique de


la Renaissance considère que l’artiste doit toujours se conformer à un
modèle, il ne doit pas inventer, mais choisir et parfaire ce qui se
présente
à lui de l’extérieur. La théorie platonicienne du modèle joue longtemps
un rôle prépondérant dans l’art, jusqu’à ce que puisse être remise en
question la notion d’imitation. Du modèle extérieur, l’art en vient à
expri-
mer un « modèle intérieur », une idée, qui n’est rien d’autre que l’inté-
riorisation du schéma platonicien. C’est en s’affirmant comme créateur
que l’artiste cesse de dépendre du modèle pour laisser libre cours à une
expression de soi qui est interprétation du monde et non plus imitation.

LOGIQUE, PHILOS. CONN.

Modèle d’une théorie ou d’un ensemble de formules,

nom donné à une structure (ou interprétation) d’un lan-


gage formel, lorsqu’elle satisfait toutes les formules de la
théorie considérée ; l’arithmétique élémentaire, dont le
langage contient la constante O (« zéro ») et le symbole
de fonction S (« successeur »), a notamment pour modèle
la structure usuelle des entiers naturels, dont le domaine
downloadModeText.vue.download 695 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

693

est N = {0, 1, 2, ...}, et où la fonction S est interprétée


par la fonction f de N dans N définie par f(0) = 1, f(1) = 2,

f(2) = 3, etc. ; ce modèle est appelé le modèle standard de

l’arithmétique.

L’usage du mot « modèle » en logique diffère significativement


de son usage dans les sciences empiriques, où le terme est
en général utilisé pour désigner la représentation mathéma-
tique d’un secteur de la réalité. En logique, à l’inverse, un
modèle est ce qui peut être considéré comme représenté par
une théorie : trouver un modèle d’une théorie rédigée dans
un langage considéré jusqu’alors comme ininterprété, « pure-
ment formel », c’est indiquer une structure dont on pourrait
affirmer que la théorie en question la décrit, au sens où tous
les énoncés qui figurent dans la théorie en question, une fois
interprétés, deviennent des énoncés vrais (du ou dans ce
modèle). Il arrive, du reste, que les modèles ainsi obtenus
diffèrent profondément de ceux qui avaient été visés lors de
la rédaction de la théorie ; ainsi, le développement des géo-
métries non euclidiennes a consisté en la découverte que les
axiomes d’Euclide, à l’exception du cinquième postulat, pos-
sédaient des modèles dans lesquels plusieurs parallèles pou-
vaient être menées, par un point donné, à une droite donnée.

Jacques Dubucs

! CATÉGORICITÉ, IMITATION, INTERPRÉTATION, LÖWENHEIM-


SKOLEM (THÉORÈME DE), NON STANDARD (MODÈLE),
REPRÉSENTATION, SATISFACTION, STRUCTURE

∼ MODÈLE NON STANDARD

LOGIQUE

! NON STANDARD (MODÈLE)

MODERNE

Du bas latin modernus, « récent », « actuel », dérivé de l’adverbe modo,


pris au sens de « maintenant », « récemment », « à l’heure actuelle ».

GÉNÉR., ESTHÉTIQUE

Ce qui marque une rupture, en référence à une période


variable suivant le moment de son émergence, son do-
maine d’application et le terme auquel on l’oppose. Avec
Baudelaire, la notion tendra à caractériser une attitude
plus qu’une période.

Dans l’histoire de la littérature et de la culture, un débat ré-


current oppose « les modernes » et « les anciens », débat né de

la même question : faut-il prendre l’Antiquité pour modèle 1 ?

Le mot « modernus », attesté pour la première fois au Ve s., est

contemporain du passage de l’Antiquité romaine au monde

chrétien. Au XIIe s., en association avec l’apparition d’une

« modernitas », les « moderni » désignent les auteurs chrétiens


par opposition aux auteurs païens de l’Antiquité gréco-ro-
maine. Cependant, les modernes médiévaux deviennent dé-
modés quand la Renaissance restaure le rapport aux anciens,
et, pour les historiens, « les temps modernes » débutent avec
la chute de Constantinople, en 1453. À la fin du XVIIe s., l’op-
position reprend forme dans la littérature avec la querelle des
Anciens et des Modernes. Perrault lance en 1687, à l’Acadé-

mie française, la contestation de l’idéal classique humaniste.


Les modernes opposent aux anciens une idée de progrès fon-
dée sur la science galiléenne et la philosophie cartésienne.
La philosophie des Lumières, les valeurs liées à l’émancipa-
tion humaine, l’importance du regard critique et de l’histoire

sont issues de cette conscience. La « liberté des modernes »,


opposée par B. Constant à celle des anciens, recouvre l’indé-

pendance de l’individu privé et la souveraineté du système

représentatif 2.
Mais, au XIXe s., c’est surtout autour du romantisme, et
par opposition à « l’antique » ou au « classique » plutôt qu’à
l’ancien, que le moderne s’impose. Il désigne alors l’esprit
même du romantisme, l’inquiétude d’une position de la sub-
jectivité, prise, selon Hegel, entre des aspirations infinies et la
limitation objective incarnée par l’État ou la sphère du droit.
Avec Baudelaire, c’est en revanche contre le romantisme

que le moderne, lié au choix esthétique de la mode et de


la modernité, se définit. Ce choix, qui engage une attitude
à l’égard du présent, une volonté de se saisir de ce qu’il y a
d’héroïque dans la vie actuelle, s’inscrit selon Foucault dans
l’héritage de la philosophie des Lumières 3. Le moderne est,
pour Baudelaire, l’élément transitoire, contingent et fugitif qui
caractérise le beau, au même titre que l’autre élément, éternel
et immuable 4. Le « peintre de la vie moderne » est celui qui
« arrache à la vie actuelle son côté épique » et nous fait com-
prendre « combien nous sommes grands et poétiques dans
nos cravates et nos bottes vernies » 5. La modernité est liée à

la fréquentation des grandes villes, à la foule, au développe-

ment de la photographie, de l’industrie et de ce qui apparaîtra


ensuite comme des caractéristiques de la société de masse.
Quelle que soit l’ambivalence dont il témoigne à leur égard,
Baudelaire, comme le montre W. Benjamin, a compris ces
transformations 6.

Le moderne ainsi défini ne se réduit pas à l’investissement


du nouveau ou de l’actuel. Il marque l’avènement du singu-
lier. Selon la formulation de O. Paz, « le moderne est auto-
suffisant : chaque fois qu’il apparaît, il fonde sa propre tradi-

tion » 7. Le terme tend donc à s’imposer, en particulier dans le

domaine de l’art, pour caractériser les ruptures de la seconde


moitié du XIXe s., et jusqu’aux avant-gardes du XXe s. Cette pé-
riode est encore nommée « moderniste », pour insister sur sa

capacité réflexive et sur sa tendance à l’auto-définition 8. Com-

ment nommer alors ce qui s’oppose au moderne, à sa volonté

de fondation, et dénonce dans ce projet le renversement de la

raison et de l’émancipation en domination 9 ? Si les historiens


opposent le contemporain au moderne, certains philosophes
ou théoriciens de l’art parleront de postmoderne. Là encore,
la distinction ne se réduit pas à une différence chronologique.

Lyotard relie le postmoderne à la désaffection à l’égard des


grands récits modernes, qu’il s’agisse du récit chrétien, du

récit de l’émancipation des Lumières, de celui de Hegel ou

de Marx. Le postmoderne désignerait, au sein même de la

modernité, un mode de présentation, mettant l’accent sur la

puissance de la novation plutôt que sur la nostalgie plus pro-


prement « moderne » 10.

▶ Au-delà de toute périodisation, la notion de moderne peut


s’imposer pour qualifier, dans l’art notamment, la volonté de
s’attacher à l’éphémère et au passager, et de tenter de le cap-
ter, dans une héroïsation du présent, qui garde volontiers une
dimension ironique ou humoristique.

Françoise Coblence

✐ 1 Jauss, H. R., « La modernité dans la tradition littéraire et la

conscience d’aujourd’hui », in Pour une esthétique de la récep-


tion, trad. C. Maillard, Gallimard, Paris, 1978, p. 175.

2 Constant, B., « De la liberté des anciens comparée à celle des


modernes » (1819), in Écrits politiques, Gallimard, Folio, Paris,
1997, pp. 593-595.
downloadModeText.vue.download 696 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

694

3 Foucault, M., « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1984), in Dits


et écrits (1954-1988), t. IV, Gallimard, Paris, 1994, pp. 568-569.

4 Baudelaire C., « Le peintre de la vie moderne » (1863), in


OEuvres complètes, t. 2, p. 695, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1976.

5 Baudelaire, C., « Salon de 1845 », in OEuvres complètes, op. cit.,


t. 2, p. 407. Voir aussi les Salons de 1846 et de 1859.

6 Benjamin, W., Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée


du capitalisme, trad. J. Lacoste, Payot, Paris, 1982.

7 Paz, O., Point de convergence, Gallimard, Paris, 1976, p. 14.

8 Krauss, R., « Un regard sur le modernisme » (1972), in l’Ori-

ginalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, trad. J.-


P. Criqui, Macula, Paris, 1993, p. 22.

9 Horkheimer, M., et Adorno, T. W., la Dialectique de la raison


(1944), trad. E. Kaufholz, Gallimard, Tel, Paris, 1974, pp. 14 sq.
10

Lyotard, J.-F., Le postmoderne expliqué aux enfants, Galilée,

Paris, 1988, p. 29.

Voir-aussi : Greenberg, C., Art et culture (1961), trad. A. Hindry,


Macula, Paris, 1988.

Les Cahiers du musée national d’Art moderne, Centre Georges-


Pompidou, Paris, no 19-20, juin 1987.

! MODERNISME, MODERNITÉ, POST MODERNISME


MODERNISME

ESTHÉTIQUE

Au sens large, style propre à l’époque moderne dans


ses évolutions les plus récentes. Plus spécifiquement, thèse
sur l’art selon laquelle les étapes de son développement

constituent le support d’une démarche définitionnelle et


critique de son identité.

Bien que l’appellation de « modernisme » remonte aux alen-

tours de 1900 (le concept de modern style sert souvent de


point de repère) et que, dès 1846, Baudelaire ait écrit que
« Qui dit romantisme dit art moderne » 1, c’est assez avant dans

le XXe s. qu’elle va prendre, dans le discours esthétique, sa

consistance théorique.

P. Daix s’est efforcé de distinguer entre modernité et


modernisme, en définissant la première comme esthétisation
du présent et la seconde comme engagement envers l’ave-
nir 2. Plus qu’une recherche systématique et artificielle de

nouveauté, qui ne donnerait aucune garantie d’expression


authentiquement moderne, il s’agit d’affirmer une approche
expérimentale de l’art capable de servir de tremplin aux
autres dimensions de la société. G. Bataille insiste dans le

même sens sur « la destruction du Sujet » 3, clé de voûte du


système des idées et des valeurs.

C’est essentiellement dans la critique américaine que la


notion de modernisme s’est identifiée à un processus d’ana-
lyse interne de l’art. L’unité du formalisme et du thème kan-
tien de l’« auto-définition » a conduit Greenberg à mettre en
avant la question du médium et de la séparation des arts 4,
situation dont M. Fried trouve les prémices chez Manet 5. La
version la plus radicale est énoncée par Danto, qui inter-
prète le point de vue moderne comme « le récit dans le cadre
duquel créer de l’art signifiait faire avancer une histoire faite
de découvertes et de pensées toujours nouvelles »6 ; par une
série de soustractions méthodiques, l’art est ramené à son
essence, après quoi ne subsiste plus – dans une acception
qui se réclame explicitement de Hegel – qu’une définition
philosophique du concept de l’art.

▶ Exalté tout au long du XXe s. comme instrument de libé-


ration intellectuelle et artistique, le modernisme tend au-

jourd’hui à apparaître comme l’expression typique d’une


conception idéologique de la modernité 7. Au doute sur le

mythe de la visualité pure de l’art répond toutefois la nostal-

gie d’une époque que traverse encore un rêve d’universalité.


Mathieu Kessler

✐ 1 Baudelaire, C., « Salon de 1846 », in Écrits sur l’art, Le Livre


de Poche, Paris, 1992, p. 77.

2 Daix, P., L’ordre et l’aventure. Peinture, modernité et répres-


sion totalitaire, Arthaud, Paris, 1984.

3 Bataille, G., Manet, Skira, Genève, 1983, p. 33.

4 Greenberg, C., « Toward a Newer Laocoon » (1940), et « Moder-


nist Painting » (1960), in J. O’Brian, (éd.) The Collected Essays
and Criticism, t. 1 et 4, University of Chicago Press, Chicago,
1986 et 1993.

5 Fried, M., Le modernisme de Manet (1990), trad. C. Brunet,


Gallimard, Paris, 2000.

6 Danto, A., Après la fin de l’art, trad. C. Hary-Schaeffer, Seuil,


Paris, 1996, p. 24.

7 Clark, T. J., Farewell to an Idea : Episodes from a History of

Modernism, Yale UP, New Heaven, 1999.

Voir-aussi : Danto, A., L’art contemporain et la clôture de l’his-

toire, trad. C. Hary-Schaeffer, Seuil, Paris, 2000.

Guilbaut, S. (éd.), Reconstructing Modernism : Art in New York,


Paris and Montreal 1945-1964, MIT Press, Cambridge MA.,

1983.

! CONTEMPORAIN (ART), MODERNE, MODERNITÉ, NOUVEAU,

POSTMODERNISME

« La symbolisation est-elle à la base de

l’art ? »

MODERNITÉ

Vers le Ve s., modernus s’est formé à partir de l’adverbe modo, « récem-


ment », comme hodiernus, « d’aujourd’hui », s’est formé à partir de
l’adverbe hodie, « aujourd’hui ». Pendant longtemps, l’horizon des mo-
dernes coïncide avec la conscience du présent, identifiée à la mémoire
des vivants, soit à peu près un siècle. C’est seulement au début du XIXe
s.,
que le substantif « modernité » apparaît : il définit alors, dans le
domaine
des arts et des lettres, non plus un intervalle temporel et toujours rela-
tif, mais un idéal esthétique hautement revendiqué.

GÉNÉR., ESTHÉTIQUE

Caractère propre de ce qui passe pour moderne, s’affir-

mant moins par la rupture d’avec le passé que par l’orien-


tation vers l’avenir : la modernité vit dans le présent le

choc du futur, elle pressent ce qui sera tout autant qu’elle

dénonce ce qui n’est plus. Aussi faut-il la distinguer de l’ac-


tualité, qui se borne au constat de l’aujourd’hui, sans souci

de prophétie.

La querelle des Modernes contre les Anciens est vieille

comme le monde. Elle se renouvelle en se recommençant

avec le conflit des générations, ou recouvre l’opposition sty-

listique de deux écoles, ou de deux époques. C’est ainsi que

le grand savant Curtius 1 faisait remarquer qu’Aristarque, à

Alexandrie, opposait autrefois les « modernes » (neôteroi) à

Homère ; que Philostrate au IIIe s. distinguait entre la nouvelle

sophistique et l’ancienne ; que, selon Quintilien, Cicéron

appartient aux antiqui ; ou bien encore que la renaissance

carolingienne au début du IXe s. baptisait son propre temps

seculum modernum. Les modernes ne se posent qu’en s’op-

posant aux Anciens (à moins que ce ne soit l’inverse), et c’est

à la renaissance humaniste du XIIe s. que l’on doit la célèbre

formule de B. de Chartres, rapportée par J. de Salisbury :

« nos esse quasi nanos gigantium humeris insidentes, nous


downloadModeText.vue.download 697 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

695

sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants. »


La comparaison est, il est vrai, ambiguë, puisqu’on ne sait s’il
faut comprendre que le regard des Modernes porte plus loin
que celui des Anciens, ou bien au contraire que les nouveaux
venus sont affligés de nanisme en regard de la grandeur de
leur pères, et que les Modernes ne sont en conséquence que
des anciens dégénérés.

Pourtant, la modernité ne se laisse pas vraiment dissoudre


dans la longue durée. Il existe en effet une modernité de la

modernité elle-même, puisque le mot, donc l’idée, n’apparaît

qu’au début du XIXe s. : c’est alors seulement que Baudelaire


incite le peintre à se faire « le peintre de la vie moderne », que
Rimbaud se résout à être « absolument moderne », qu’on se
réclame de l’Art nouveau et du modern style, qu’on se veut
plus que moderne : « ultramoderne ». Aussi faut-il distinguer
entre le moderne, qui revendique le caractère propre de son
temps, et le contemporain, qui se borne à constater la soli-
darité des vivants, dans le temps présent. Il y a toujours eu
des contemporains, mais il n’y a guère plus de deux siècles
que les contemporains veulent encore être reconnus pour
des « modernes ».

C’est le propre de la modernité que d’interroger ce qui


lui est contemporain pour y déceler le secret de son identité.
Ayant fait, de façon souvent déclamatoire, table rase du pas-
sé, la modernité est un présent devenu attentif à lui-même,
et qui s’inquiète de l’avenir qui s’accomplit en son sein. Par
cette extrême sensibilité à l’ici-maintenant, la modernité re-

nonce à l’éternité d’une beauté dont le canon fixait à jamais


les proportions : elle poursuit l’instantané pris sur le vif, la
sensation saisie par l’esquisse et le fragment, l’insignifiance
d’une présence unique et magnifiquement précaire. Par un
renversement que nous n’avons pas encore fini de penser,
elle retrouve, quand elle sait se hisser au niveau de l’art,
l’éternel dans le plus infime tremblement du temps et donne
paradoxalement d’autant plus à penser qu’elle s’attache da-
vantage à l’instant dérisoire, à l’insignifiance fugitive. L’art
photographique n’est peut-être pas sans rapport avec cette
neuve sensibilité à l’immanence du monde.

▶ Baudelaire, qui n’aimait guère la photographie et lui repro-


chait de tuer l’imaginaire, prononçant l’éloge d’un dessina-
teur, C. Guys, dont la postérité n’a guère retenu le nom, sut
pourtant formuler avec rigueur l’énigme vivante qui se niche
au coeur de notre modernité : le peintre de la vie moderne
« cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler
la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour
exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de
la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’histo-
rique, de tirer l’éternel du transitoire [...] La modernité, c’est
le transitoire, le fugitif, le contingent, dont l’autre moitié est

l’éternel et l’immuable. » 2.

Jacques Darriulat

✐ 1 Curtius, E. R., La littérature européenne et le Moyen Âge


latin, trad. J. Bréjoux, chap. XIV : « Le Classicisme », PUF, Paris,
1956, pp. 389-425.

2 Baudelaire, C., « Le peintre de la vie moderne », in OEuvres


complètes, éd. Y. G. Le Dantec, Gallimard, La Pléiade, Paris,
1961, pp. 1152-1192.

Voir-aussi : Benjamin, W., « L’OEuvre d’art à l’ère de sa reproduc-


tibilité technique », et « Sur quelques thèmes baudelairiens », in
OEuvres III, trad. M. de Gandillac revue par R. Rochlitz, Galli-
mard, Folio, Paris, 2000, pp. 269-316 et pp. 329-390.

Compagnon, A., les Cinq Paradoxes de la modernité, Seuil, Pa-


ris, 1990.

Jauss, H. R., « La “modernité” dans la tradition littéraire et dans


la conscience d’aujourd’hui », in Pour une esthétique de la récep-
tion, trad. C. Maillard, Gallimard, Paris, 1978, pp. 158-209.

La Querelle des Anciens et des Modernes, XVIIe-XVIIIe siècles, pré-


cédé d’un essai de M. Fumaroli et suivi d’une postface de J.-
R. Armogathe, éd. établie et annotée par A.-M. Lecoq, Gallimard,
Folio, Paris, 2001.

! CONTEMPORAIN (ART), MODERNE, MODERNISME, NOUVEAU

MODULARITÉ

Calque de l’anglais modularity.

PSYCHOLOGIE

On appelle, en psychologie cognitive, « module » un


sous-système plus ou moins autonome et fonctionnelle-
ment distinct au sein du système cognitif.

La notion de « module » a son origine à la fois en informa-


tique et en psychologie, et la modularité est la propriété d’un
système isolé d’accomplir une tâche cognitive spécifique au
sein d’un ensemble plus global. Ainsi, on peut décomposer
la lecture en un ensemble de modules tels que la recon-
naissance visuelle des lettres, les processus d’analyse des
phrases ou leur mémorisation. La conception fonctionnaliste
de l’esprit comme ensemble de fonctions et de sous-fonc-
tions sous-tend souvent cette idée, qu’on peut aussi considé-
rer comme héritière de l’ancienne psychologie des facultés.
Mais le terme « module » est souvent employé en un sens
vague. Le philosophe J. Fodor en a donné des critères pré-
cis : un système est modulaire s’il est « informationnellement
cloisonné » et si les informations qu’il traite sont propres à
un domaine, s’il est rapide dans le traitement de l’informa-
tion et s’il a des bases neuronales spécifiques. Selon Fodor,
ces caractéristiques s’appliquent principalement aux systèmes
« périphériques » sensoriels (vision, audition, toucher, etc.,
mais aussi au traitement du langage) et ne s’appliquent pas
aux systèmes centraux de la cognition, responsables de la
fixation des croyances et du raisonnement. Ces critères ont
été en partie confirmés par la neuropsychologie, qui met en

évidence des modules liés à des lésions cérébrales dans des


fonctions spécifiques (ainsi la mémoire sémantique, par op-
position à la mémoire épisodique).

▶ La notion de modularité pose deux sortes de problèmes.


D’abord, jusqu’à quel point les modules sont-ils isolés les
uns des autres ? On a mis en évidence le fait que la modu-
larité était plus faible que ce que suppose la conception de
Fodor. Ensuite, la modularité ne s’étend-elle pas au delà des
systèmes sensoriels à la cognition centrale ? Divers travaux
de psychologie cognitive tendent à montrer que des capa-
cités conceptuelles de l’esprit, telles que l’attribution d’état
mentaux à autrui ou la classification des objets en catégories
naturelles, avaient des traits de « domaine-spécificité ». On
s’accorde pour dire que l’esprit est, dans une bonne partie
une collection de modules, mais on n’a pas de critère net de
la modularité.

Pascal Engel

✐ Fodor, J., The Modularity of Mind, MIT Press, Cambridge

Mass, La modularité de l’esprit, trad. A. Gerschenfeld, Minuit,


Paris, 1983.

Pinker, S., How the Mind Works, trad. fr. : Comment fonctionne
l’esprit, Odile Jacob, Paris, 2000.

! CATÉGORIE, FONCTIONNALISME, NEUROPSYCHOLOGIE,


THÉORIE DE L’ESPRIT
downloadModeText.vue.download 698 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

696

MODULE
Du latin modulus, de modus, « mesure ».

MATHÉMATIQUES

Ce terme renvoie à deux notions bien distinctes, selon

qu’il s’agisse d’une structure algébrique ou d’un caractère

d’un nombre complexe.

1. Soit un anneau R (de scalaires). Un R-module est un groupe

additif commutatif accompagné d’une fonction de (R × A)

dans A qui vérifie les axiomes d’espace vectoriel.

Si R est un corps, on retrouve la définition d’un espace

vectoriel. Sur l’anneau Z des entiers, tout groupe commutatif

A est aussi un module.

La théorie des modules a joué un rôle important dans la


résolution du problème de l’approximation des irrationnels

par des rationnels.

2. Soit z = a + ib un nombre complexe, on appelle module

de z et on note | z |, le nombre réel positif V(a 2 + b2).

Si M est l’image de z dans le plan euclidien E2, | z | est

la distance d(O, M) ou encore la norme euclidienne de

Les modules de complexes vérifient l’inégalité triangu-


laire : | z + z′ | ≤ | z | + | z′ |.

Vincent Jullien

MODUS PONENS

Expression latine signifiant littéralement « mode posant ». Forme com-


plète : modus ponendo ponens, « mode posant par position ».

LOGIQUE

Expression utilisée depuis la scolastique pour désigner

la figure de raisonnement qui consiste à poser ou à affir-

mer le conséquent d’une implication en posant ou en affir-

mant son antécédent : « Si A, alors B. Or A. Donc B ».

La règle du modus ponens ou de « détachement » stipule que si


l’on a établi A B et que l’on a établi A, alors on peut conclure
B. Elle est évidemment valide, au sens où les deux prémisses
de la règle ne peuvent être vraies sans que sa conclusion le

soit également.

Jacques Dubucs

✐ McGee, V., « A Counterexample to Modus Ponens » in Journal

of Philosophy, 1985.

MOI

En allemand : Ich, « moi » et « je ».

Le « moi » peut être considéré comme l’unité empirique de toutes les

déterminations qui adviennent à l’individu. Il peut également être envi-

sage d’un autre point de vue, comme ce qui constitue l’essence du sujet,

désignant de ce fait plutôt l’âme que le corps. Kant tente de résorber


cette scission du moi, en montrant que, si nous n’avons de celui-ci qu’une

connaissance phénoménale, nous pouvons néanmoins l’unifier par la vi-

sée de l’idée transcendantale du « moi ». Cependant, Kant ne parvient à


constituer véritablement l’unité du moi empirique et du moi nouménal.
Le moi apparaît toujours comme cette étrangeté intérieure, que Rim-

baud exprime en disant que « je est un autre ».

PSYCHANALYSE

Formation psychique à qualités conscientes et incons-

cientes, objet et sujet d’investissements libidinaux, agent


dans de multiples fonctions (médiation réalité-pulsions,
défenses, liaison, adaptation). Le moi représente l’individu
(personnalité et corps), bien qu’il en soit une partie et une

projection, et que sa détermination demeure essentielle-

ment ambiguë.

Agent du conflit défensif 1 et organisation stable dont l’inves-

tissement inhibe les processus primaires 2, le Moi outrepasse


la conscience, dès les premiers écrits freudiens. Néanmoins,
il demeure en « première topique » le pôle raisonnable de la
personne, agent des pulsions d’auto-conservation, de la per-

ception, de la motilité et du principe de réalité 3. Avec l’intro-

duction du narcissisme 4, il devient investi de libido, et se

définit comme une forme (par rapport au morcellement auto-

érotique) créée, entre autres, par identifications et trace des


relations intersubjectives 5. En 19236, le Moi est l’une des trois

instances de l’appareil psychique ; il regroupe des fonctions

et processus divers, qui confortent son ambiguïté.

▶ Dans l’oeuvre freudienne, la notion du Moi se renouvelle

et complique par des apports successifs, qui évitent la cohé-

rence et démentent la tradition occidentale d’un Moi unifié

et conscient. Pour cette raison les interprétations théoriques

divergentes, mais unificatrices (Egopsychology, Self-psycho-

logy, Anzieu, Aulagnier, Federn, Lacan), ont pullulé. Les psy-


choses ainsi que les pathologies de l’agir et du narcissisme
réclament de nouveaux développements, remettant au jour
les conceptions freudiennes.

Mauricio Fernandez

✐ 1 Freud, S., et Breuer, J., Études sur l’hystérie, PUF, Paris,


1956.

2 Freud, S., « Esquisse de psychologie », in la Naissance de la


psychanalyse, PUF, Paris, 1956.

3 Freud, S., « Formulations sur les deux principes du cours des

événements psychiques », in Résultat, idées, problèmes I, PUF,

Paris, 1984.

4 Freud, S., « Pour introduire le narcissisme », in la Vie sexuelle,


PUF, Paris, 1969.
5 Freud, S., « Psychologie des foules et analyse du moi », in
Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981.

6 Freud, S., « Le Moi et le Ça », in Essais de psychanalyse, Payot,

Paris, 1981.

! ÇA, DÉFENSE, EGO, IDENTIFICATION, INCONSCIENT, JE, LIAISON


/ DÉLIAISON, NARCISSISME, PRINCIPE, PROCESSUS PRIMAIRE /

SECONDAIRE, SUJET

MOLYNEUX (PROBLÈME DE)

GÉNÉR.

Énigme que le savant irlandais William Molyneux sou-


mit à son correspondant John Locke : un aveugle de nais-

sance, capable de distinguer au toucher un cube et une

sphère, recouvre la vue. Sera-t-il capable, sans y porter la

main, de les distinguer à la simple vue ?

Locke apporta une réponse négative qui corroborait l’intui-

tion de Molyneux 1. L’intérêt de ce problème est de mettre à


l’épreuve les théories de la perception des multiples auteurs
qui s’en emparèrent. Ainsi, la réponse négative de Locke
montre que la perception s’accompagne de jugements qui

s’adjoignent aux « idées simples » fournies par la vue (idées

de couleurs ou idées de figures planes). La réponse égale-

ment négative de Berkeley repose, quant à elle, sur la thèse


d’une hétérogénéité entre idées visibles et idées tactiles 2. À
l’inverse, pour Leibniz, les sommets d’un cube sont autant de
singularités liées à sa structure géométrique (ou même topo-
downloadModeText.vue.download 699 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

697

logique) qui doivent se signaler aussi bien dans une série de


perceptions visuelles que tactiles.

L’intérêt suscité par le problème fut redoublé par le résul-


tat des premières opérations de la cataracte (notamment celle
qui a été réalisée en Angleterre par Chelseden en 1728, dont
Voltaire assura la publicité). Avec Condillac, le problème
prend une dimension métaphysique : comment être assuré
que les corps doivent avoir au toucher la même figure qu’ils
ont à la vue 3 ? Il faudrait mentionner également les contribu-
tions de Hutcheson, Jurin, La Mettrie, Buffon, Diderot, Reid4...

Marc Parmentier
✐ 1 Locke, J., An Essay Concerning Human Understanding
(1690), trad. de la 4e édition anglaise par P. Coste (« Essai phi-

losophique concernant l’entendement humain »), Henri Schelte,

Amsterdam, 1700 ; Vrin, Paris, 1983.

2 Berkeley, G., Essai pour une nouvelle théorie de la vision


(1709), trad. de L. Déchery, in OEuvres de Berkeley (t I), PUF,
Paris, 1985.

3 Condillac, É. (de), Essai sur l’origine des connaissances hu-


maines, Pierre Mortier, Amsterdam, 1746.

4 Mérian, J.-B., Sur le problème de Molyneux, Flammarion, Paris,


1984 ; Parmentier, M., « Le problème de Molyneux de Locke
à Diderot », in Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, no 28,
Klincksieck, Paris, 2000.

! EMPIRISME, IDÉALISME, JUGEMENT, MATÉRIALISME, PERCEPTION,


VISION

MOMENT

Du latin momentum pour « contraction », et movimentum, « mouvement ».

GÉNÉR., HIST. SCIENCES, PHILOS. SCIENCES

Au sens général, courte période de temps ; en méca-

nique, grandeur de la tendance d’un corps à se mouvoir


vers le bas lorsqu’il est lié à une machine simple.

La notion de moment a une très grande proximité de sens


avec la notion d’instant, mais, à la différence de l’instant, qui
désigne une détermination ponctuelle du temps, la notion
de moment peut désigner un intervalle de temps, une petite
partie de la durée. Si l’instant coupe le temps en un point, le
moment dure et passe comme une partie de temps. Le terme
de moment a une signification plus étendue que celle d’ins-
tant. Par extension, le moment désigne une période, on dit
couramment qu’on a vécu des moments heureux ou que c’est
un mauvais moment à passer. Mais il est un autre usage du
terme qui lui redonne de l’« instantanéité » : c’est celui qui en

fait un synonyme d’occasion, de bonne conjoncture. Le terme

de « moment » est alors introduit par un article défini : c’est


« le » moment, au sens de moment opportun, de l’occasion
qu’il faut saisir pour agir.

Aux XVIIe et XVIIIe s., la notion de moment acquiert un sens

scientifique d’abord en statique, puis en mécanique. Gali-


lée désigne par le terme de « moment » le pouvoir qu’a la
gravité, dans une situation statique donnée, d’engendrer un
mouvement vers le bas 1. De l’usage que fait Galilée de cette
notion, on peut distinguer trois acceptions principales : 1) le
moment exprime la puissance d’un corps (d’un grave), éva-
luée d’après sa distance vis-à-vis du centre de rotation d’un
système (P × L, où P représente le poids et L la distance
vis-à-vis du centre de rotation), c’est la notion de moment
statique ; 2) le moment renvoie au point de vue dynamique,
et correspond au produit du poids P par la vitesse de son
mouvement virtuel V (P × V) ; 3) dans l’analyse du plan

incliné, la notion de moment cessant d’être associée à une

distance ou à une vitesse virtuelle désigne l’augmentation

ou la diminution d’intensité que subit, sur un plan incliné,


la tendance d’un grave à se mouvoir vers le bas (moment
de descente).

La notion de centre de gravité complète celle de moment


statique : par centre de gravité, on désigne le point par rap-
port auquel, dans un corps quelconque, sont disposées des
parties possédant des moments égaux, ce qui revient à dire
que, si l’on suspend le corps par ce point, il restera parfaite-
ment immobile. Dans les deux premières acceptions, statique
et dynamique, du terme, le moment reste inséparable d’une
liaison fixe, et sa valeur, dans tous les cas, est commandée

directement par le point du système auquel le corps est atta-


ché. En revanche, le moment de descente sur un plan incliné
est identique en tous les points du plan, il a un sens aussi
bien statique que dynamique, puisque, si un corps se met en
mouvement le long du plan incliné, le moment mesure alors
la force dont dépend ce mouvement, d’où son exceptionnelle
importance.

En même temps que Newton, Varignon 2 énonce le prin-


cipe du parallélogramme des forces : lorsque, d’un point m
quelconque du plan d’un parallélogramme, on abaisse des
perpendiculaires u, v, w sur ses côtés et sur sa diagonale r,
on a : pu + qv = rw. Si le point m est situé sur la diago-
nale r, la longueur de la perpendiculaire w est nulle, et l’on

a : pu – qv = 0 et pu = qv. Supposons maintenant que, dans

le parallélogramme, p et q soient les forces simultanées qui


agissent sur le point m, et r, la force résultante qui puisse leur
être substituée, les produits pu, qv, rw sont appelés moments

des forces p, q, r par rapport au point m. Lorsque le point m


est situé sur la ligne d’action de la résultante (sur la dia-
gonale), les moments pu et qv sont égaux. Par ce principe,
Varignon a pu donner la théorie des machines de manière
très simple en ne considérant que les poids et les lignes de
traction par rapport à l’axe.

Véronique Le Ru

✐ 1 Clavelin, M., la Philosophie naturelle de Galilée, Armand


Colin, Paris, 1968, Albin Michel, Paris, 1996, pp. 160-172.

2 Blay, M., la Naissance de la mécanique analytique, PUF, Paris,

1992.
Voir-aussi : Mach, E., La mécanique, trad. E. Bertrand, Hermann,
Paris, 1904, J. Gabay, 1987.

! INSTANT, MÉCANIQUE, MOUVEMENT, OCCASION, TEMPS

MONADE

Du grec monas.

GÉNÉR.

Unité originairement simple et indivisible.

La monade est, avant tout, l’expression du simple ou de l’un.


Renvoyant, au sein du corpus antique, soit à une transcen-
dance, soit à la simple unité arithmétique, c’est avec la phi-
losophie de Leibniz que l’on voit émerger une signification
ontologique déterminée. La monade, en particulier dans la
seconde philosophie de Leibniz, désigne le support perma-
nent de l’individualité.

Fabien Chareix

✐ Balaval, Y., Leibniz ; initiation à sa philosophie, Vrin, Paris,

1993, pp. 197-277.

Leibniz, G. W., La monadologie, Delagrave, Paris, 1980.


downloadModeText.vue.download 700 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

698

Leibniz, G. W., Discours de métaphysique, Vrin, Paris, 1984.

! ARISTOTÉLISME, MÉCANIQUE, MOUVEMENT, TEMPS

MONARCHOMAQUES

Du grec monarkhos, « celui qui commande seul, monarque », et macho-


mai, « combattre ».

MORALE, POLITIQUE, THÉOLOGIE

Vocable politique ancien, désignant les contestataires


du pouvoir absolu. Il intervient à la charnière de la contes-
tation politico-religieuse et de l’invention du droit mo-
derne de la souveraineté.

On doit à W. Barclay 1 ce vocable qui réunit, comme le rap-


pellera P. Bayle : « Des auteurs qui, quoique de différente
religion, ne laissaient pas de s’accorder en faveur de la reli-
gion sur les maximes républicaines. » 2. Sans doute, au XVIIe s.,
peut-on encore le voir ainsi. Néanmoins, si l’on tient compte
de ce que sont devenues plus tard les aspirations républi-
caines des peuples, on a peine à consentir à cette réunion
d’écrits qui, en plus d’appartenir à des religions différentes,
appliquèrent leur contestation des rois à des contextes et sui-
vant des principes politiques ou théologico-politiques pour
le moins divergents. En réalité, tout oppose ces protestants
et ces catholiques hostiles au droit divin des rois, jusqu’aux
raisons pour lesquelles les uns et les autres rejettent l’exercice
absolu du pouvoir temporel.

Les écrits monarchomaques protestants et français ont été


rédigés après le crime royal de la Saint Barthélemy (1572).
Quant aux écrits catholiques ligueurs, ils seront, une décen-
nie plus tard, inspirés par la peur réelle de voir un prince
protestant sur le trône du royaume de France. C’est donc un
motif bien différent – l’excès de tolérance (au sens ancien
du terme) à l’égard des protestants – qui détermina la Ligue
roturière (des villes) à s’élever contre Henri III, puis contre
Henri IV, jugé hérétique bien que converti.

On aurait tort, néanmoins, de n’imputer qu’à l’absolutiste


Barclay cet amalgame d’auteurs aux idées si différentes, car
l’historiographie française, jusqu’à aujourd’hui, reprend, bien
souvent, à son compte l’assimilation. C’est en valorisant l’effet
pacificateur de la théorie bodinienne de la souveraineté –
qui joua la royauté contre les corps, et soutint la « paix du
roi » comme une arme idéologique visant, en cette période
d’intenses guerres de religion (1559-1598), à supprimer toute

possibilité de guerre civile – que l’historiographie actuelle 3


reconduit encore l’idée d’une similitude de pensée monar-
chomaque 4. C’est que, en effet, les théoriciens de la Ligue
chaussèrent les arguments de leurs prédécesseurs protestants
en prenant soin néanmoins de les transposer. Dans les écrits
du ligueur J. Boucher, la résistance légitime des magistrats
inférieurs avancée par les protestants devient une guerre
juste que sont appelés à mener les prêtres et les évêques
inférieurs 5. De même, l’obéissance de droit divin aux États
qui subordonnent le pouvoir royal s’est substituée à l’idée
protestante d’une souveraineté royale limitée par le pouvoir
des États. Par conséquent, et en dépit de leur hostilité com-
mune à l’absolutisme royal, les protestants de l’après-Saint
Barthélemy et les catholiques réfractaires à l’Hérétique ont
peu à partager. Partisans du tyrannicide, les catholiques in-
transigeants demeurèrent, jusqu’à l’échec de la Sainte Union,
animés par le refus majeur de scinder la cause spirituelle de
la cause temporelle, tandis que les protestants et, tout parti-
culièrement, les réformés, devaient à leur confession de foi

d’avoir restauré cette distinction. Par nostalgie de l’unité per-

due, la politique ligueuse ne pouvait être qu’ultramontaine ;


la religion huguenote, par souci de liberté religieuse, n’avait

d’autre choix que la loyauté à l’égard du pouvoir royal.

Est-ce bien un hasard donc si les rois contemporains


des prédications ligueuses, Henri III et Henri IV, tombèrent
sous les coups de tyrannicides (Clément et Ravaillac) ? En
revanche, quand les protestants menacèrent leur roi de déso-
béissance, dès 1560, ce fut toujours pour défendre ce qui,
dans leur esprit, était synonyme : la religion et la liberté.
Enfin, ce qui fait l’originalité des traités protestants, c’est,
d’une part, leur attachement à la loi et, d’autre part, la rénova-
tion, sinon l’inauguration, dans un cadre contestataire, d’une
théorie de la souveraineté contractualiste. Tout contrat passé
avec les représentants s’avère nul s’il lèse les contractants, et
ceci n’est pas seulement visible chez les monarchomaques
laïques comme Hotman 6, Duplessis-Mornay 7, Barnaud 8, mais
également chez un pur théologien comme de Bèze 9, succes-
seur de Calvin à Genève. La postérité, mais aussi l’aboutisse-
ment d’une telle réflexion se retrouvent manifestement chez

Locke pour qui le peuple garde toujours le pouvoir souve-


rain 10, ainsi que chez Rousseau, qui, à la première occurrence
de la volonté générale dans son oeuvre, note qu’il n’a plus
« cru nécessaire d’examiner sérieusement si les magistrats ap-

partiennent au peuple ou le peuple aux magistrats » 11, inter-


rogation monarchomaque s’il en est.

▶ Malgré la parenté que l’historiographie a reconnue entre


ces deux catégories d’écrits, l’originalité des idées ligueuses
réside, au contraire, dans la promotion, au moment même
où elle s’avère perdue, d’une catholicité garante de l’unité
mystique du corps politique. Sans doute est-ce une façon de
vouloir rendre justice au peuple, tantôt comme peuple insur-
rectionnel, tantôt comme peuple représenté (perpétuel). Le
peuple parisien des ligueurs fut, de fait, le premier à élever
des barricades, le 12 mai 1588. Mais n’est-il pas vrai égale-
ment que ce peuple-là craignait moins pour sa liberté que
pour sa religion ?

Isabelle Bouvignies

✐ 1 William Barclay (1546-1608) est né en Écosse, comme Bu-

chanan (auteur monarchomaque anglais), mais reste catholique.


Il fréquente la cour de Marie Stuart auprès de laquelle il est
en faveur. Retiré en France à l’âge de 30 ans environ, et après
des études de droit à Bourges, il obtient un poste à l’université

de Pont-à-Mousson, chez le duc de Lorraine. Grand avocat du

droit divin des rois, il est l’auteur de deux ouvrages. Le premier,

dédié à Henri IV, est celui où est inventé le vocable « monar-


chomaque » (De Regno et regali potestate, adversus Buchana-
num, Brutum, Boucherium et reliquos monarchomachos, Paris,
1600) ; le second, dédié à Clément VIII et écrit contre Bellarmin

(Sur la puissance du pape sur les princes séculiers), était sous

presse au moment où il est mort.

2 Bayle, P., Dictionnaire historique et critique, 5e éd. de 1740


revue, corrigée et augmentée, Slatkine reprints, Genève, 1995,
t. I, pp. 446-447.

3 Descimon, R., Qui étaient les Seize ? Étude sociale de deux cent
vingt-cinq cadres laïcs de la Ligue radicale parisienne (1585-
1594), in Mémoires de la Fédération des Sociétés Historiques
et Archéologiques de Paris et de l’Île-de-France, tome 34, Paris,

1983.

4 Mario Turchetti dans Tyrannie et Tyrannicide de l’Antiquité à


nos jours, PUF, Paris, 2001, chap. 17, propose qu’on rebaptise
les auteurs protestants « tyrannomaques ».

5 Boucher, J., De iusta Henrici tertii abdicatione e franco-


rum Regno, libri quatuor, Lugduni, 1591 (1589) ; Sermons de
la simulee conversion et nullite de la pretendue absolution de
downloadModeText.vue.download 701 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

699

Henry de Bourbon, Prince de Bearn, à S. Denys en France, le


Dimanche 25 Iuillet, Paris, 1593.

6 Hotman, F., Franco-gallia, Genève, 1573, trad. française (La


Gaule françoise) de 1574.

7 Phillipe Duplessis-Mornay est très vraisemblablement l’auteur


des Vindiciae contra tyrannos..., Édimbourg, 1579, d’Étienne
Junius Brutus, trad. française (Revendications contre les tyrans)
de 1581.

8 Le médecin Nicolas Barnaud est peut-être l’auteur du Réveille-


Matin des François et de leurs voisins, d’Eusèbe Philadelphe
cosmopolite, Édimbourg, trad. française de 1574, deux Dialo-
gues édités d’abord en latin en 1573 pour le premier, en 1574
pour le second.

9 Bèze, Th. (de), Du droit des magistrats sur leurs subjets... Mag-
debourg [Genève], 1574, éd. R. M. Kingdon, Droz, Genève, 1971.
10 Locke, J., Second Traité du gouvernement civil, GF, Paris,
1992, § 149.

11 Rousseau, J.-J., Discours sur l’économie politique, in OEuvres


complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, vol. III, p. 247 ; éd.
B. Bernardi, Vrin, Paris, 2002, p. 48. C’est dans ces quelques
pages qu’apparaît, dans l’oeuvre de Rousseau, le concept de
volonté générale.

MONDE

Du latin mundus, « net, propre, orné » ; subst. Mundus, « monde, uni-


vers », acceptions et connotations proches du kosmos grec. En allemand :
Welt.

Le monde du phénoménologue, qui n’est pas l’Univers de l’astrophysi-


cien (qui concerne plutôt l’épistémologie et la philosophie des sciences),
intéresse la philosophie en tant qu’il est une dimension essentielle de
notre ouverture à l’être. Le projet essentiel de la phénoménologie, qui
s’est assigné comme tâche une reconduction de l’être à son apparaître,
est de recueillir et d’élucider les diverses significations de notre
rapport
au monde. La phénoménologie inverse la direction du regard que jette
la science sur le monde et sur l’homme : pour elle, l’homme n’est pas
un objet de connaissance ni une partie du monde, mais une subjectivité
(inséparable de l’intersubjectivité) envisagée comme origine absolue du
sens ; c’est même par elle et pour elle que la science peut exister ou
recevoir un sens, mais non l’inverse.

GÉNÉR.

Totalité supposant un certain ordre organisé autour


d’un principe commun d’intelligibilité.

Ensemble de choses multiples organisées de façon ordon-


née et sous-entendant une certaine beauté, l’idée de monde

s’oppose à celle de chaos, qui désigne une pure multiplicité.


Dérivé de la notion grecque de kósmos, il peut être conçu
comme une totalité vivante et rationnelle, disposant d’une
âme qui assure la cohésion harmonique du tout 1. Contraire-
ment à l’univers, qui désigne un simple ensemble de phéno-
mènes, le monde se hiérarchise autour d’un principe central
et se constitue selon une échelle de perfections et de valeurs
dans laquelle chaque être occupe une place définie. Repre-
nant le cosmos géocentrique des Grecs, le Moyen Âge pro-
duit l’idée d’un monde anthropocentrique, dont la cohérence
révèle l’intention de son créateur, en distinguant deux sous-
ensembles, le « monde sensible », qui regroupe la totalité des
étants naturels, et le « monde suprasensible », qui désigne
l’ordre surnaturel. Ainsi, la notion de monde est indissociable
d’une intelligibilité générale, qui suppose une loi fondamen-
tale permettant de le comprendre, ce qui permet de penser,
en dehors du monde existant, une pluralité de mondes sim-
plement possibles, organisés en fonction de lois différentes.
Par extension, le terme peut désigner des ensembles cohé-
rents, comme le « monde animal », le « monde occidental » ou
le « monde des arts ». En physique, la remise en question du
géocentrisme vient ruiner la cohérence cosmique, en consi-

dérant les phénomènes indépendamment des idées de valeur


ou d’harmonie. Traduisant la révolution copernicienne dans
le champ de la connaissance, Kant montre que le monde en
tant que totalité n’est qu’une idée transcendantale, un prin-
cipe régulateur de la connaissance empirique, au même titre

que le moi et Dieu 2. Je dois faire comme si le monde exis-


tait en tant que tout infini, parce que j’ai besoin de cette

visée totalisante pour unifier l’expérience. Cependant, je ne


peux jamais le connaître parce qu’il ne s’agit pas d’un phé-
nomène mais d’un horizon que le sujet se donne en tant
qu’« être-au-monde ».

▶ Le terme de monde ne peut être compris que de façon


plurielle, faisant que chaque individu se constitue en fonction

de « mondes » variés dans lesquels il s’insère, tout en orga-


nisant, de son point de vue particulier, son monde propre.
Ainsi, nous n’évoluons pas seulement dans un monde na-
turel, physique et biologique, mais aussi dans des mondes
familiaux, culturels, sociaux, intellectuels, techniques, épis-
témologiques... Parce que le monde est appréhendé par le
langage, sa saisie varie en fonction de la structure linguistique

des individus 3 ; l’apprentissage du langage est donc aussi une

configuration particulière du monde.

Didier Ottaviani

✐ 1 Platon, Timée, 30 b, trad. L. Brisson, Garnier-Flammarion,


Paris, 1996, p. 119.

2 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Garnier-


Flammarion, Paris, 2001.

Quine, W. V. O., La poursuite de la vérité, trad. Clavelin, M.,


Seuil, Paris, 1993.

Voir-aussi : Koyré, A., Du monde clos à l’univers infini, Galli-


mard, « TEL », Paris, 1988.

Monde(s), Alter, 6, Paris, 1998.

! CHAOS, COSMOLOGIE, COSMOS, MICROCOSME ET


MACROCOSME, MILIEU, TOTALITÉ, UNIVERS

ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN.

Totalité englobante. Absolument parlant, totalité de


ce qui existe dans l’espace et le temps, à laquelle nous

nous sentons appartenir en tant qu’existants, et qui nous


englobe, mais dont nous nous distinguons dans la mesure
où nous pouvons prendre, grâce à la réflexion, un certain

recul dévoilant.

C’est une seule et même consigne qui nous incite à « revenir


aux choses mêmes » et à notre connivence avec elles : « Reve-
nir aux choses mêmes, c’est revenir à ce monde avant la
connaissance dont la connaissance parle toujours, et à l’égard
duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive
et dépendante, comme la géographie à l’égard du paysage
où nous avons d’abord appris ce que c’est qu’une forêt, une
prairie ou une rivière. » 1.

En ce sens, M. Merleau-Ponty interprète le mot d’ordre de


Husserl (« revenir aux choses mêmes ») comme « le désaveu
de la science » 2, c’est-à-dire comme une opposition au natura-
lisme et à l’objectivisme des sciences qui interposent entre le
monde et nous un système d’explications causalistes dont le
premier effet est de tout réduire au statut d’objet (pensé sur le
mode naturel) : « Je ne puis pas me penser comme une partie
du monde [...], ni fermer sur moi l’univers de la science. » 3.

Pour la science, l’homme est dans le monde, tandis que pour

la phénoménologie l’homme est au monde, c’est-à-dire qu’il


habite le monde et n’est pas seulement contenu en lui. En

effet, tandis que je puis choisir des objets dans le monde,


downloadModeText.vue.download 702 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

700

m’en approcher ou m’en écarter, je ne puis m’écarter ni de


mon corps ni du monde. Par conséquent, le corps propre
et le monde ne sont pas des « objets ». Avant toute prise
de conscience des principaux aspects de mon corps et du
monde, ceux-ci sont déjà là : ce sont donc les dimensions de
mon ouverture à l’existence. Le monde comme phénomène
est hanté par l’humain dont il reçoit son sens, tandis que
l’homme a besoin de lui pour extérioriser son intériorité et se
ressaisir à partir des marques effectives de son objectivation.
Entre l’homme et le monde, il y a une sorte de complicité,
de corrélation implicite : l’un et l’autre « s’entr’expriment » (la
vision du monde et le monde vu).

Mon corps propre habite le monde et, par sa familiarité


avec lui, me permet d’assurer une certaine prise sur lui.
L’existence humaine présuppose comme son propre fonde-
ment une totalité d’appartenance englobante : même dans
le rêve, la rêverie, l’hallucination et le délire, il y a tou-
jours rapport à un monde. Le monde est donc une sorte
d’a priori existentiel, puisqu’il est dans son essence d’être
toujours déjà là et de précéder toute rencontre d’un étant
quelconque. Le monde n’est ni la somme de tous les étants
ni le cadre ou l’horizon à l’intérieur duquel surgissent tous
les étants, mais « l’horizon de tous les horizons » 4. Comme dit
Husserl, il est « l’horizon extérieur des horizons intérieurs » 5,
c’est-à-dire un champ de présence qui rend possible toute
rencontre.

Le monde phénoménal est compris entre la terre, le ciel et


l’horizon ; ce dernier est tout entier dû au mode d’apparaître
des choses en fonction de mes propres perspectives égolo-
giques, dont j’occupe nécessairement le centre. À ce simple
niveau apparaît déjà un ordre universel de coappartenance,
où viennent s’équilibrer les éléments, la pesanteur terrestre,

la grâce aérienne du ciel, l’opacité du sol et la transparence

des espaces célestes, opposés selon un jeu de combinaisons


systématiques. La terre est notre sol originaire (« le berceau

de l’humanité », comme dit Husserl) : elle est la scène où se

joue le drame d’une existence dont nous sommes à la fois


les acteurs et les spectateurs, c’est-à-dire le milieu de notre

coexistence intersubjective. D’ailleurs, Husserl a montré qu’il


ne peut y avoir de monde objectif que s’il y a préalablement
un monde intersubjectif. C’est donc l’intersubjectivité vécue
qui contribue à constituer l’objectivité. Sans l’intersubjectivité,
nous aurions pensé que ce monde est mon monde, et non
que mon monde exprime le monde.

Jean Seidengart

✐ 1 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception (1945),


p. III, Gallimard, Tel, Paris, 1996.

2 Merleau-Ponty, M., op. cit., p. II.

3 Ibid.

4 Merleau-Ponty, M., op. cit., p. 381.

5 Husserl, E., Erfahrung und Urteil (1954), pp. 29-51.

Voir-aussi : Aristote, Traité du ciel, trad. P. Moraux, Les Belles

Lettres, Paris, 1965.

Biemel, W., l’Idée de monde chez Heidegger, Vrin, Paris, 1981.

Descartes, R., le Monde ou Traité de la lumière (1664), t. XI,


Vrin, Paris, 1974, Principes de la philosophie (1644 / 1647), t. IX-
2, partie III, Vrin, Paris, 1978.

Duhem, P., le Système du monde, t. I à X, Hermann, Paris, 1913-


1959.

Einstein, A., la Théorie de la relativité restreinte et générale


(1917), Gauthier-Villars, 1979.

Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632),


trad. R. Fréreux et F. de Gandt, Seuil, Paris, 1992.

Heidegger, M., Être et Temps, trad. F. Vezin, Gallimard, Paris,


1986.

Husserl, E., la Crise des sciences européennes et la phénoméno-


logie transcendantale, trad. G. Granel, Gallimard, Paris, 1976 (à

propos du « monde-de-la-vie » ou Lebenswelt »).

Kant, E., Critique de la raison pure (1781-1787), « L’antinomie


de la raison pure », trad. A. Renaut, Flammarion, GF, Paris, 2001.

Koyré, A., Du monde clos à l’Univers infini, Gallimard, Tel, Paris,

1988.

Kuhn, T. S., La Révolution copernicienne, trad. A. Hayli, Fayard,

Paris, 1973.

Merleau-Ponty, J., Cosmologie du XXe siècle, Gallimard, Paris,


1965.

Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception (1945),


partie II, Gallimard, Tel, Paris, 1996.
Platon, Timée, trad. L. Brisson, Flammarion, GF, Paris, 1996.

Collectif, Avant, avec, après Copernic. La représentation de

l’Univers et ses conséquences épistémologiques, Blanchard, Paris,


1975.

Scheler, M., la Situation de l’homme dans le monde, trad. M. Du-

puy, Aubier, Paris, 1951.

! CHAOS, COSMOLOGIE, COSMOS, ESPACE, MATIÈRE,


MICROCOSME ET MACROCOSME, MILIEU, TEMPS, TOTALITÉ, UNIVERS

PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE

Chez Heidegger, caractère fondamental de l’être-au-

monde, tel qu’il caractérise le Dasein.

N’étant pas un sujet coupé du monde, le Dasein est être-au-


monde. Monde désigne 1° au sens ontique le tout de l’étant

intramondain, 2° l’être de l’étant nommé monde en ce sens

premier, 3° ce dans quoi vit le Dasein, 4° le concept onto-


logico-existential de la mondanéité. Le monde tel qu’il est
donné de prime abord est le monde ambiant (Umwelt) de la
préoccupation quotidienne, se déployant comme un réseau
ustensilier, et le monde commun (Mitwelt) de l’être-avec-au-

trui ordonné à la dictature du On. Or, c’est à même le monde

ambiant et le monde commun que peut se concevoir l’exis-

tence authentique, qui ne consiste nullement à renoncer à ce

monde au profit d’un autre mais à l’assumer.

Monde du Dasein, le monde n’est pas un objet se tenant


vis-à-vis de lui, ni un contenant, n’étant pas plus subjectif
qu’objectif. Il est la manière dont le Dasein projette ses pos-
sibilités en dépassant l’étant vers son être : l’homme est ainsi
« configurateur de monde » (weltbilend), alors que la pierre
est « sans monde » (weltlos) et que l’animal, enclos dans les
limites de l’instinct et n’explicitant jamais l’étant comme tel,
est « pauvre en monde » (weltarm). L’advenir du projet consti-
tue l’être-au-monde comme historial, l’ouverture d’un monde

étant ouverture d’une histoire. Pur projet dévoilant, le monde,


à la différence des étants, n’existe pas en dehors du Dasein.

Il n’est donc pas, mais « mondifie » (weltet) et seule la liberté


peut faire qu’un monde s’ouvre. Tel est le phénomène de

la transcendance : le Dasein transcende l’étant, le dépasse


en configurant un monde, et l’être est le transcendens par

excellence.
Jean-Marie Vaysse

✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967,


§ 7, § 14, trad. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986.

Heidegger, M., Vom Wesen des Grundes, De l’essence du fonde-


ment, Francfort, 1976.

Heidegger, M., Grundbegriffe der Metaphysik. Welt, Endlichkeit,


Einsamkeit, les Concepts fondamentaux de la métaphysique.

Monde, finitude, solitude, Francfort, 1983.

! AUTHENTIQUE, EXISTENTIAL, HISTORIAL, ON, OUTIL,

TOURNURE
downloadModeText.vue.download 703 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

701

∼ MONDE POSSIBLE

LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE

État de choses (ou ensemble de faits) complet, dans

lequel toutes les propositions concevables sont évaluables,

ou bien comme vraies, ou bien comme fausses.

Depuis les travaux de S. Kripke 1, la notion de monde


possible joue un rôle de premier plan en sémantique et
en métaphysique. En sémantique, elle est utilisée afin de
formuler les conditions de vérité d’énoncés contenant des
opérateurs modaux aléthiques (nécessairement, possible-

ment), épistémiques (il se pourrait que, peut être que) ou

déontiques (il est interdit que, il est permis que). Dans


les systèmes modaux, la nécessité et la possibilité sont
analysées au travers d’une quantification sur les mondes
possibles. Cette analyse possède l’avantage de réduire le
raisonnement modal à un type de raisonnement quantifi-
cationnel. Ainsi, « il est nécessaire que P » est vraie si et
seulement si P est vraie dans tous les mondes possibles se
trouvant dans une certaine relation R au monde réel ; « il
est possible que P » est vraie si et seulement si P est vraie

au moins dans un monde possible se trouvant dans la rela-

tion R avec le monde réel.

Puisque la quantification relativement à un domaine de


mondes possibles joue un rôle central dans l’analyse philo-
sophique du discours modal, la question de l’existence et de
la nature des mondes possibles s’est trouvée au centre des
débats contemporains en métaphysique 2. D. Lewis soutient
qu’il faut prendre au sérieux l’engagement ontologique en
quoi cette quantification consiste. Selon lui, il existe donc
une infinité de mondes possibles, qui n’ont pas moins de
réalité que le monde réel. La seule différence entre le réel et

le possible est indexicale : le monde réel est celui dans lequel


nous pensons, notre « ici et maintenant » logique. Contre cette
conception se sont élevées des interprétations instrumenta-
listes des mondes possibles, selon lesquelles la quantification
sur les mondes n’est qu’une façon commode de parler 3, et

même des interprétations fictionnalistes, qui les considèrent


comme des créations de l’imagination 4.

Pascal Ludwig

✐ 1 Kripke, S. A., « Semantical Considerations on Modal Logic »,

Acta Philosophica Fennica, 16, 1963, pp. 83-94.

2 Lewis, D. K., On the Plurality of Worlds, Blackwell, Oxford,


1986.

3 Stalnaker, R., Inquiry, MIT Press, Cambridge (MA), 1984.

4 Rosen, G.,« Modal Fictionalism », Mind 99, 1990, pp. 327-354.

Voir-aussi : Chihara, C., The Worlds of Possibility, Clarendon


Press, Oxford, 1998.

! CONTREFACTUEL

∼ CONCEPTION DU MONDE

POLITIQUE, SOCIOLOGIE

! WELTANSCHAUUNG

∼ VISION DU MONDE

Trad. du terme allemand Weltanschauung.

ESTHÉTIQUE

Faculté des idées esthétiques, qui se révèle dans le style

de l’imagination caractéristique du génie propre d’un au-


teur ou d’un créateur.

Chaque artiste possède une vision originale du monde et du


monde des arts ainsi que des relations que ces deux mondes
doivent entretenir, allant de la confusion pure et simple à la
distinction la plus nette. L’expression artistique est, pour ainsi
dire, le lieu de rencontre entre une initiative personnelle et
un univers de significations partagées, ce pourquoi Proust
considère que le style « n’est même pas une question de
technique, c’est – comme la couleur chez les peintres – une
qualité de la vision, la révélation de l’univers particulier que
chacun de nous voit, et que ne voient pas les autres. Le plaisir
que nous donne un artiste, c’est de nous faire connaître un
univers de plus. »1

▶ Il est ainsi possible de deviner la vision ou le projet esthé-


tique global d’un artiste à partir d’une réflexion menée sur la
totalité de son oeuvre et, en particulier, sur son développe-
ment. La vision de Rembrandt n’est pas celle de Rubens ; ni
celle du Rembrandt de la maturité, celle de ses oeuvres plus
précoces. Bien que beaucoup d’artistes aient vécu à la même
époque et parfois dans le même environnement, voire utili-
sant des styles apparentés, ils demeurent différents dans leur
singularité ; à défaut de rendre compte de cette irréductible
différence, la notion de « vision du monde » a au moins le

mérite d’attirer l’attention sur ce qui échappe à toute tentative


de déduction.

Mathieu Kessler

✐ 1 Proust, M., Contre Sainte-Beuve (1954), éd. P. Clarac et


Y. Sandre, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1971, p. 559.

Voir-aussi : Pater, W., la Renaissance (1873), trad. A. Henry, Es-


sais sur l’art et la Renaissance, Klincksieck, Paris, 1985.

Simmel, G., Michel-Ange et Rodin, Petite Bibliothèque Rivages,


Paris, 1996.

! STYLE

MONISME

Du grec monos, « seul », « unique ».

ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.

Doctrine qui considère l’ensemble des êtres soit

comme réductibles à une même substance, soit comme

relevant pour leur existence et pour leurs propriétés d’un

même principe ou d’un même ensemble de lois.

Le terme allemand Monismus, créé par Wolff (1679-1754),


désigne toute doctrine qui se propose de rendre compte de
la diversité des êtres à partir d’un seul principe explicatif ou

d’une seule substance, qu’il s’agisse de la matière (monisme

matérialiste) ou de l’esprit (monisme spiritualiste ou idéa-

liste). Le monisme s’oppose ainsi au dualisme, qui affirme


l’irréductibilité de deux substances, l’âme et le corps, et au

pluralisme, pour qui chaque être, ou chaque type de réalité,

est irréductible à une unité ou à une dualité quelconque.

Il est significatif que Wolff ait opposé le monisme, en tant


que figure du dogmatisme, au scepticisme : contre l’affirma-
tion de la pluralité irréductible des êtres ou des perspectives

possibles sur la réalité, le monisme fait valoir le besoin d’in-


downloadModeText.vue.download 704 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

702

telligibilité de la raison, inséparable de son besoin d’unité et


de système. La tendance au dogmatisme apparaîtra dans l’af-
firmation d’une seule réalité substantielle, notamment dans le
matérialisme classique ou dans l’idéalisme absolu. Il faudra
cependant tenir compte des diverses formes de monisme
épistémologique, qui s’inscrivent dans une perspective non
plus dogmatique, mais critique.

Présence et signification du monisme

dans la philosophie grecque

La recherche d’un principe unique prend une signification


ontologique radicale dans la pensée de Parménide. En tant
que substantif construit à partir du participe, le terme « être »,
to on, signifie l’étant auquel participent tous les étants sans
exception, et qui est ainsi (puisque rien ne saurait le divi-
ser, l’accroître ou le diminuer) unique, sans commencement
ni fin. Ce qui n’est pas (y compris le passé ou le futur, le
multiple ou le divisible) se situe hors de l’intelligence, dans
l’ordre de l’« opinion » (doxa). Ainsi, l’affirmation du monisme
ontologique le plus radical (seul l’être, en tant qu’immuable
et éternel, est) s’identifie à l’opposition absolue de l’être et du
non-être, de l’intelligible et de l’inintelligible, opposition qui
rend impossible le discours et la science. Il faudra à Platon
toute une théorie de la relation (dans le jugement et dans la
réalité), articulée à la théorie de la participation (du sensible à
l’intelligible et du langage à l’être), pour fonder la possibilité
d’une science capable de rendre compréhensibles les pro-
priétés des existants multiples, divers, changeants. Ce qu’on
a considéré comme un dualisme vient de là, de cette néces-
sité de donner forme d’« Idée » (eidos) (dans une pluralité
ordonnée et unifiée de principes), à l’être, tout en faisant de
l’ensemble des Idées les modèles (au double sens : épistémo-
logique et ontologique du terme) de la réalité sensible, qui en
est comme l’« image » (eidolon) ; à la négation du changement
et de l’ensemble des caractères physiques de la réalité per-
ceptible, Platon substitue cette médiation qu’est la participa-
tion : moindre degré d’être, l’image corporelle (par exemple,
l’univers visible) de l’Idée (le cosmos intelligible) n’en retient
pas moins d’elle ses propriétés structurelles essentielles et la
possibilité même de son existence. Mais comment passer de
cette possibilité à sa réalisation sans un troisième principe (le
Démiurge) ?

Tel est le destin de tout dualisme : il appelle toujours


un tiers principe, pour assurer le rapport effectif (et / ou la
correspondance) entre les deux autres. Aussi, critiquant le
caractère séparé des Idées, ou essences, dans le système pla-
tonicien, Aristote veut les retrouver dans la réalité physique
elle-même, là où, pour un observateur qui serait quelque
peu naturaliste, l’ensemble des déterminations de chaque
être (ses attributs) s’ordonne à son être-sujet, à sa substance ;
l’exigence de systématicité est forte dans cette philosophie,
qui s’efforce de ramener la pluralité des significations de l’être
à la « substance » (ousia), et d’ordonner à un même principe
l’ensemble des genres des êtres qui existent effectivement
dans la nature en fonction de leur forme (l’unité qui structure
leur matière) et de leur activité propre, le mouvement qui
tend à actualiser pleinement ce qui est en puissance en eux.
Mais le principe premier de ce mouvement (sous toutes les
formes qu’il prend dans la nature, du mouvement physique
« naturel » et de la simple croissance au désir proprement
humain de savoir, de contempler) se révèle, dans la Méta-
physique d’Aristote, comme l’unique substance qui soit acte
pur, pure intellection et, de ce fait, premier moteur immobile

(qui ne meut pas directement, mais comme une fin qui meut
de proche en proche la totalité des existants naturels). Dans
la mesure où il transcende la réalité physique, cet existant
divin introduit donc dans le système d’Aristote une forme de
dualisme ontologique, qui s’enracine dans une conception
finaliste de la causalité.

Le monisme matérialiste : conception

épicurienne de l’unité de la nature

À l’opposé de toute conception téléologique de la nature,


l’épicurisme rend compte de l’existence et des propriétés
de l’ensemble des corps par la combinaison des atomes
selon des principes uniquement physiques, notre connais-
sance de la réalité étant elle-même dérivée de la sensation,
par contact entre le sentant et le senti. L’unité de la nature
relève donc d’un principe ontologique et épistémologique
en même temps : l’insertion de la contingence de l’inclinai-
son des atomes dans l’ordre de leurs mouvements permet
de fonder dans la physique même, d’une part, la possibilité
de la liberté et, d’autre part, la détermination de l’ensemble
diversifié des corps, sans recourir à un ordre finalisé (d’où la

réfutation de la notion stoïcienne de destin et le rejet de toute


référence à une providence). On remarquera, au passage,
que le monisme naturaliste tient sa cohérence du caractère
exclusivement immanent de la causalité qu’il fait intervenir.
L’intérêt de Spinoza pour ce courant peut s’expliquer par
cette immanence, qui lui apparaît comme un acquis décisif
de la rationalité.

Le monisme spinoziste

Avec l’application à la réalité humaine des principes de la


physique mathématisée de Galilée et de Descartes, physique
qui ne retient du mode d’explication aristotélicien que la
cause motrice transformée en cause efficiente, et exclut les

trois autres causes (finale, formelle et matérielle – au sens de


substrat, dans le couple matière-forme), la part spirituelle de
l’homme et sa liberté même semblent ne pouvoir être préser-

vées du mécanisme que par le dualisme des substances (pen-


sée et étendue, âme et corps). Mais la distinction cartésienne
de l’âme et du corps (l’âme est une substance incorporelle,
en tant que pensante : indivisible, immortelle, capable de
liberté infinie) ne manque pas d’appeler, autant pour l’ana-
lyse de l’affectivité que pour la justification du mouvement
volontaire (analyse et justification qui impliquent une forme
d’interaction entre les deux substances hétérogènes), un prin-
cipe réel d’union (vécu dans le sentiment et figuré par la
fameuse « glande pinéale »). C’est précisément le caractère
irréductible et inexplicable de ce principe d’union qui est
le point d’attaque principal de la critique que les cartésiens
feront de Descartes.

La conception spinoziste de la nature, comme unique


substance produisant tout ce qui peut exister en elle-même
et par elle-même, donne au monisme naturaliste sa forme
la plus systématique. Cause de soi et production de toutes
choses, essences et existences, en soi-même (causalité imma-
nente, et non plus transitive), unité des causes et des effets,
de la nature naturante et de la nature naturée, la substance
est principe absolu, ontologique et gnoséologique en même
temps.

L’identification des notions de Substance, de Dieu et de


Nature implique un déterminisme strict, qui exclut l’ensemble
des oppositions de la métaphysique classique (cause for-
downloadModeText.vue.download 705 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

703

melle et cause efficiente, forme et matière, esprit et corps) ;


aussi la question de l’interaction (âme / corps) perd-elle son
acuité, et même, par remaniement des concepts, sa perti-
nence. Spinoza montre que les essences (celles qui existent
et qui ne peuvent être que singulières) n’existent et ne sont
définissables qu’à partir de déterminations causales externes
constitutives de l’ordre de la Nature (ce que l’Éthique aura
à expliquer, c’est la possibilité que ces déterminations se
fassent internes et, par là, constitutives de notre liberté, qui
est rien de moins que contingence) 1 ; le monisme spinoziste,

dès sa première formulation (avant même de construire sa


notion fondamentale de causa sui), s’est ainsi donné sa signi-
fication essentielle d’être un rationalisme absolu par ce refus
initial et décisif d’accorder à quelque être particulier que ce
soit toute existence et toute détermination indépendante.
Et, puisque la Substance ne peut, selon de telles exigences,
qu’être unique, il n’est plus possible de concevoir séparément
d’elle l’étendue ou la pensée, ni l’étendue et la pensée sépa-
rément l’une de l’autre, comme deux réalités ou substances
distinctes. Étendue et pensée, bien que distinctes, font partie
de l’infinité des attributs de cet être infiniment infini qu’est la
Substance. Une thèse fondamentale du monisme spinoziste,
et dont la portée ontologique et épistémologique est consi-
dérable (elle intervient encore aujourd’hui aussi bien dans les
débats sur le parallélisme psychophysique que dans la phi-
losophie de la connaissance), dérive de ces attendus : l’ordre
des idées et celui des choses ont un rapport qui n’est pas
seulement de correspondance, mais d’identité. L’esprit est (il
n’est que) l’idée du corps, de ce corps ; idée, par conséquent,
de quelque chose qui est étendu et qui est une modalité
déterminée (dans l’attribut étendue) de la Substance (Dieu).

Tout est ainsi en Dieu, et Dieu est aussi bien chose éten-
due que chose pensante 2.

Comment, dès lors, comprendre le parallélisme de la pen-


sée et de l’étendue, de l’âme et du corps, dans le cadre de ce
monisme absolu ?

Partons de la Substance comme unique principe d’exis-


tence et d’intelligibilité ; son infinité étant absolue, elle s’ex-
prime dans l’infinité des genres d’être (les attributs) ; mais, en
chacun, c’est bien la même puissance de production, dans le
même ordre et le même enchaînement, qui produit tout ce
qu’elle peut produire, tous ses effets et, par exemple, dans
le même homme tel enchaînement de mouvements corpo-
rels (impressions cérébrales, transmissions d’informations et
de mouvements...) et tel enchaînement d’images mentales,
sans que l’un puisse agir sur l’autre. Le parallélisme signi-
fie que l’esprit et le corps, c’est une seule et même chose,
conçue sous deux attributs différents : ce que nous consi-
dérons comme « décret » de la volonté, donc de l’esprit, est
identiquement détermination de la réalité corporelle de cet
esprit. La troisième partie de l’Éthique, reprenant l’identité de
l’ordre des actions et passions du corps et de celui des actions
et passions de l’âme, prépare l’examen des conditions pra-
tiques de la libération de l’homme, dont l’effectivité est liée
précisément à cette identité : les enchaînements corporels
qui correspondent aux différentes formes de conscience pro-
duisent, selon les lois propres du corps et de ses organes, les
affections qui expriment les diverses modalités d’accroisse-
ment ou de diminution de notre puissance d’exister et d’agir 3.

L’unité de constitution et de sens du monisme spinoziste


s’exprime ainsi dans les règles d’explication qui se fondent
sur le principe de l’unité substantielle de l’être, et elle se re-
trouve dans l’ensemble des champs anthropologique, éthique

et politique qui s’ouvrent à elle : ce principe de l’unité des


ordres et connexions des choses dans les différents attributs
est, en effet, au fondement de la théorie spinoziste du cona-
tus (cet effort ou cette puissance essentielle de chaque être
pour persévérer dans son être et déployer ses possibilités
d’action et de pensée).

L’inspiration moniste

des philosophies de la nature

La réception de cette philosophie en Allemagne a été vé-

cue comme un véritable défi aux XVIIIe et XIXe s. Sa réfutation


apparaît, tout d’abord, comme une nécessité morale, même
lorsqu’elle se situe de façon manifeste sur un plan métaphy-
sique : le déterminisme strict et ses corollaires, la critique
spinoziste du libre arbitre et des causes finales, la négation
de la notion de providence, la réduction des valeurs à des
évaluations déterminées ébranlent tout l’édifice de la méta-
physique et de l’éthique classiques. La critique leibnizienne
(reprise par Kant, mais du point de vue essentiellement de la
raison pratique) vise une conséquence de la doctrine spino-
ziste : l’absence de toute justification (en un sens théologique
et moral, impliquant l’élection de l’individu par le Créateur)
de l’existence individuelle, réduite par le monisme naturaliste
à une modalité déterminée de la même substance. La bataille
du panthéisme, liée en Allemagne à la diversité des positions
philosophiques à l’égard des Lumières, participe sans doute
aux conditions d’émergence de la philosophie critique de
Kant : la lutte contre le monisme éclaire l’élaboration d’une
pensée qui soumettra au tribunal de la raison l’ensemble des
prétentions de la métaphysique dogmatique.

En France, l’influence du spinozisme est importante chez


les philosophes et les penseurs libertins du XVIIIe s. ; la situa-
tion de Diderot est, à cet égard, décisive, puisque, tout en
élaborant un monisme vitaliste (il attribue la sensibilité à la
matière et il en dérive la diversité des formes, affirmant avec
force l’unité des règnes), il ne cesse de souligner la spécificité
des réalités étudiées par les sciences : les pensées ont leur
déterminisme propre, sous la forme d’enchaînements d’idées,
d’opinions et / ou d’opérations intellectuelles. Diderot sou-
tient à la fois la dépendance des phénomènes (de quelque
ordre que ce soit) à l’égard de lois, et la différence irréduc-
tible entre les phénomènes mentaux et les mécanismes phy-
sico-chimiques. Manifestement, Diderot assure la transition
entre la critique spinoziste du cartésianisme et la Naturphilo-
sophie allemande.

La reprise du monisme spinoziste dans les philosophies


de la nature du XIXe s. ne se fait cependant pas sans un pro-
fond remaniement de la doctrine, qui vise à rétablir dans
la détermination du principe fondamental les attributs de la
spiritualité ; par contraste, la doctrine de Spinoza est consi-
dérée comme un monisme matérialiste, bien que la pensée
y soit, tout comme l’étendue, un des attributs de Dieu. Mais,
comme le soulignera Hegel à de multiples reprises, l’esprit
n’est esprit que par sa capacité de scission et de négation, son
mouvement réflexif supposant le moment de l’extranéation et
de l’aliénation. Maintenir le caractère spirituel de Dieu dans
une philosophie de la nature qui se veut systématique im-
plique un effort spéculatif pour concilier l’unité du principe
et le maintien d’un clivage entre Dieu et la nature (clivage
qui prend, chez Novalis, la forme d’un assoupissement du
divin dans la nature) ou entre l’esprit et la nature (la nature
comme esprit invisible, et l’esprit comme nature invisible, se-
lon Schelling). Considérer la nature comme un tout, en lequel
downloadModeText.vue.download 706 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

704
c’est un même principe qui est à l’oeuvre dans la diversité
des formes qui le manifestent, la comprendre comme une
gradation ordonnée qui suppose l’altération progressive du
principe unique, tels furent les objectifs de la philosophie
naturelle allemande. Surmonter la dualité, saisir l’unité du
mouvement dans la polarité, comprendre comment le jeu des
contraires peut engendrer des formes nouvelles, tels sont les
traits communs des pensées avec lesquelles Hegel entrera
en dialogue critique, avant d’élaborer son propre système,
qui inclut, en effet, une philosophie de la nature originale et

puissante. Mais nous y retrouvons, comme dans la philoso-

phie de Schelling, une critique du dualisme cartésien, le refus

d’assimiler la réalité naturelle à un mécanisme inerte, la vision

holiste d’une nature présente en chacune de ses formes dif-

férenciées et manifestant son dynamisme et sa vitalité avec

selon une orientation totalisante.

Cependant, pour Hegel, la vie de la nature n’est ici saisie

que comme captive de la singularité et de l’extériorité, elle

reste incapable de réfléchir son existence en elle-même ; aus-

si faut-il subordonner cette vie à celle de l’esprit, qui, lui, est

capable de se rapporter à son extériorité comme à soi-même.

Le véritable processus relève de la liberté, c’est le penser

qui seul peut donner sens et créativité, par une dialectique

conceptuelle, à l’évolution naturelle, qui, sans lui, se réduirait

à une pure diversité de formes.

Si l’on peut donc caractériser la dialectique hégélienne

de moniste, c’est en tant qu’elle se donne un seul principe

fondamental, de nature spirituelle, et qu’elle intègre en la

réalisant (c’est seulement en tant que dialectique de l’esprit

qu’elle le peut) l’unité processuelle de la nature. Ce monisme

est donc un idéalisme-réalisme absolu, doctrine qui tient

pour principe réel la réalisation de l’Idée : c’est à l’Idée, en


tant que processus spirituel vivant, que la nature se présente
tout d’abord comme son autre, totalement extérieure à soi
(nécessité et contingence), et c’est l’Idée qui, pour se réaliser,
se médiatise en se donnant un contenu matériel et objectif, et
médiatise en même temps la nature immédiate et extérieure
en lui conférant un contenu intelligible.

Signification et limites

du monisme épistémologique

La contestation du monisme va de pair avec celle de la

métaphysique, en tant que visée de fondement radical des

connaissances et entreprise de totalisation du savoir. C’est

donc dans le positivisme que l’on trouve la critique la plus


complète et la plus argumentée des prétentions du monisme
(métaphysique et / ou épistémologique). Ainsi, le postulat du
positivisme logique, selon lequel seul un langage empirique
(au sens où il est capable de représenter une situation réelle,
une expérience) possède un caractère cognitif, le conduit à
disqualifier la métaphysique en tant que discours (Wittgens-
tein la réhabilite seulement comme attitude contemplative,
qui peut révéler ce qui se manifeste dans et par le langage) ;
pour Carnap, le projet métaphysique de dire la relation entre
le langage et le monde se réduit à une confusion de niveaux
(entre langage d’objet et langage syntaxique), ou entre le
dire et le montrer. En ce qui concerne le langage de science,
comme il dépend de critères de signification qui relèvent du

choix opéré par chaque théorie en fonction des buts pra-


tiques qu’elle poursuit, il autorise une pluralité de discours
aussi cohérents et valides les uns que les autres, leur véri-

fiabilité étant liée à leur correspondance avec telle ou telle

procédure expérimentale.

Est-ce à dire que l’idéal rationnel du monisme soit récusé


sans appel ? Revenons au sens initial du pluralisme épis-
témologique, tel qu’il prend forme avec la construction de
géométries non euclidiennes ; c’est, en effet, à partir de la
situation créée par ce pluralisme géométrique (qui équivaut
pour la géométrie d’Euclide à l’affirmation de sa relativité à
des critères déterminés de signification et de pertinence) que
H. Poincaré développa son conventionnalisme. Convaincu
du caractère conventionnel des axiomes de la géométrie par
l’examen des alternatives au postulat d’Euclide relatif aux pa-
rallèles, Poincaré chercha néanmoins à expliciter les raisons
de leur adoption dans un contexte scientifique qui dépasse
le cadre de la géométrie. La distinction qu’il dût, par consé-
quent, opérer entre la convention et l’arbitraire est décisive :
l’efficience et l’utilité d’un système d’axiomes dans des condi-
tions expérimentales déterminées justifie le choix de ce sys-
tème. Aucune théorie cohérente n’est donc absolument vraie,

mais aucune n’est pour autant arbitraire. On peut aussi retenir


cette conséquence, que ce n’est pas la nature qui impose un
espace géométrique à notre esprit, mais, inversement, celui-
ci qui impose une géométrie à la nature. Mach considérait,
de façon plus directe, qu’une théorie n’est qu’un outil pour
faire des prédictions ; mais, en s’attachant aux conditions
structurales des théories susceptibles d’être évaluées dans
l’expérience physique (aucune hypothèse isolée ne peut être
évaluée ; seul un ensemble structuré d’hypothèses le peut)
et en montrant comment l’échec d’une prédiction engage la
responsabilité et le sens de l’ensemble de la théorie, il n’en
affirmait pas moins l’horizon de vérité présent dans toute éla-
boration théorique. Comme l’a fortement souligné Duhem, le
geste expérimental implique, à travers les instruments qu’il
met en jeu, tout un ensemble de théories, qui forment en-
semble une partie du tout organique de la science physique.
À ce titre, la théorie n’est plus seulement une façon commode
de classer les lois expérimentales, sans pouvoir rien dire sur
le réel lui-même ; elle donne, au contraire, à voir la structure
même de ce monde : « Nous sentons que les groupements

établis par notre théorie correspondent à des affinités réelles


entre les choses mêmes. » 4. L’intégration progressive des théo-
ries dans d’autres qui en approfondissent la signification tout

en délimitant leurs conditions de validité ne caractérise-t-elle

pas le progrès de la théorie comme un progrès de la com-


préhension, inséparable du mouvement d’unification et de
synthèse au niveau des principes ?

▶ Au monisme dogmatique, la démarche scientifique oppose


le mouvement patient et laborieux de construction théorique

et expérimental, qui réalise indéfiniment le progrès de la ra-

tionalité scientifique. Considérer, avec Popper (qui se dresse


ici contre Platon et Hegel), « les théories à l’essai, qui portent
sur le monde [...] comme les citoyens les plus importants
du monde des idées » 5, c’est valoriser explicitement le plu-
ralisme, lié à l’empirisme moderne, contre tout dogmatisme
théorique. La référence à la vérité (au singulier) n’en est pas
moins présente dans cette perspective critique, qui refuse
seulement que l’on puisse prétendre la posséder 6.

André Simha

✐ 1 Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement, § 55,


trad. Appuhn, Flammarion, GF, Paris, 1964.

2 Spinoza, B., Éthique, II, proposition 2, trad. B. Pautrat, Seuil,


Points, Paris, 1999.
downloadModeText.vue.download 707 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

705

3 Ibid., III, Scolie proposition 2.

4 Duhem, P., La théorie physique, son objet, sa structure, Vrin,


Paris, 1906, p. 36.

5 Popper, K., La connaissance objective, trad. J.J. Rosat, Flamma-


rion, Paris, 1998, p. 444.
6 Ibid., p. 544.

Voir-aussi : Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Vrin, Paris,


1990.

Hegel, G. W. Fr., Encyclopédie des sciences philosophiques en


abrégé, trad. M. de Gandillac, Gallimard, Paris, 1970.

James, W., A Pluralistic Universe, Longmans, Green &amp; Co.,


Londres, 1909.

Lacroix, A., Hegel, La philosophie de la nature, PUF, Paris, 1997.

! CORPS, DUALISME, ESPRIT, IDÉALISME, MATÉRIALISME,


PLURALISME, RAISON, THÉORIE

MONSTRE

! TÉRATOLOGIE

MORALE
Du latin moralis, de mores, « moeurs ».

GÉNÉR., MORALE, PHILOS. RELIGION

1. Ensemble plus ou moins organisé de normes et de


valeurs auquel un individu soumet librement ses actions,
s’obligeant lui-même à s’en tenir à cet ensemble qui pré-
tend à la fois à l’objectivité et à l’universalité (la proposi-
tion « il est bien / mal de faire x » rendant formellement
compte de cette prétention). – 2. Réflexion produite en
amont pour fonder ces valeurs et ces normes dans la
notion générale de bien (réussite de l’action du point de
vue du bonheur, de la vertu, ou de la droiture de l’inten-

tion) et en aval pour tenter d’en évaluer les conditions


d’application.

Éthique et morale sont aujourd’hui assez souvent distin-


guées (parfois même opposées), bien que cette distinction

ne soit pas parfaitement clarifiée – les deux concepts ren-


voyant étymologiquement et historiquement au même champ

de réflexion, les moeurs : ainsi, entre autres, pour certains,

l’éthique concerne l’évaluation rationnelle d’un art de vivre, à

partir des aspirations fondamentales de l’homme ; tandis que


la morale ne fait qu’imposer des règles non éclaircies, mais

prégnantes, issues de l’histoire du groupe considéré, de ses

traditions, etc.

On peut s’interroger sur la réduction du concept « mo-


rale », qui peut découler d’une telle distinction. Toute action
dite morale ne doit-elle pas – à moins d’un conformisme vide
qui la condamnerait – se prêter à une enquête critique, et
n’est-elle pas nécessairement l’objet d’une délibération, dont
la fonction est de déterminer ce qui sera le « mieux », vu la
situation donnée qui m’oblige à agir ? L’urgence et la néces-
sité de l’action conduisent alors à relativiser les valeurs : Des-
cartes propose ainsi une « morale par provision », puisqu’on
ne saurait, pour agir, attendre d’avoir sur ces questions la cer-
titude d’un savoir inébranlable 1. De même, toute action doit

prendre en compte des circonstances toujours particulières,


et l’on ne saurait, pour juger légitimement de telle ou telle,
admettre comme critère que ce qu’on peut le plus probable-
ment justifier (c’est le sens du kathekon stoïcien, qui dépend
toujours du kairos). Moins que connaître le Bien, il faut se
donner les moyens d’agir, en faisant ce que l’on veut, quitte
à rechercher la caution d’exemples ou de la tradition pour

justifier le bien-fondé d’un acte (la délibération morale peut


alors s’appuyer sur les coutumes et les moeurs, qui ont pour
elles la légitimité de l’expérience).

Il reste qu’on peut douter de ce fondement : urgente, la

délibération morale n’en reste pas moins inquiète, et ne se

satisfait pas d’une caution héritée d’une pensée qui engage

toujours des préjugés sur le Bien et le Mal. En ce sens, elle


ne saurait se contenter d’appliquer des normes et des valeurs,

mais semble toujours devoir les interpréter en interrogeant


ces valeurs et ces normes : c’est là le sens de la critique
nietzschéenne de toute morale qui prétend juger l’action hors

de la singularité réelle de ses conditions psychologiques, af-

fectives, sociales, etc., à partir d’une distinction abstraite (et


largement imaginaire) entre Bien et Mal, mais aussi celui de la

critique kantienne d’une morale de la conformité extérieure

à telle ou telle règle (aucune morale ne peut être considé-

rée comme un mode d’emploi2). La réflexion morale impose

moins qu’elle ne recherche les fondements d’un acte qui

puisse allier désir et liberté de l’agent et contraintes sociales

(et non pas seulement physiques : la morale n’est pas une

technique).

Dès lors, une fois compris que la satisfaction égoïste de


ses intérêts n’est pas possible (la fin n’est pas uniquement le

succès de l’acte) et que l’action, pour être pleinement libre,


ne doit pas seulement être sans obstacle, mais aussi prendre
en compte que cette liberté est toujours en même temps dé-

terminée par autrui, comment espérer bien agir ? Toute déli-


bération implique une notion clarifiée de l’intérêt général et

de l’obligation qui en découle : celle-ci peut être autonomie


de la volonté, se contraignant à expurger de ses maximes
tout intérêt passionnel et à n’obéir que par respect à l’impé-

ratif catégorique, qui, parce qu’il commande que sa maxime

puisse toujours valoir en même temps comme loi universelle,


accorde les fins des êtres raisonnables 3. À moins que l’obli-

gation ne soit le fait de reconnaître, dans des circonstances

données (puisque notre liberté est toujours mise en situa-

tion), l’invitation de notre nature sociable à créer des liens

avec autrui (comme le veut l’étymologie du mot « obliger » :

attacher). S’obliger, c’est alors s’attacher à l’excellence de sa

nature, vivre en harmonie avec elle, tout en étendant ce lien

à autrui (l’obligeance) et en acceptant de se lier, inaugurant

ainsi un échange bienveillant et mesuré par la raison – s’atta-

cher quelqu’un n’est pas le soumettre, et la vertu du bienfait


s’attache moins à ce qu’il donne, objet toujours indifférent,
qu’à créer les conditions d’un échange désintéressé et du-
rable 4. Plus qu’une imitation des normes sociales convenues,
c’est alors à leur refondation en raison, voire à leur progrès,

que la délibération morale invite, en poussant tout individu à


se réapproprier sa nature d’homme : la morale est toujours en
même temps pratique de soi et ouverture sur l’autre.

Valéry Laurand

✐ 1 Descartes, R., Discours de la méthode, III, in OEuvres philo-

sophiques, I, Garnier, Paris, 1988.

2 Kant, E., Critique de la raison pratique, ch. III, trad. J. Gibelin,

Vrin, Paris, 1983.

3 Kant, E., Fondement de la métaphysique des moeurs, II, édition

prussienne de l’Académie des sciences, pp. 429-430.

4 Sénèque, Les bienfaits, II, XVII, Les Belles Lettres, Paris, 1961.

! BIEN, BONHEUR, CONSCIENCE, DEVOIR, ÉTHIQUE, MAL,


MORALISME, MORALITÉ, PERSONNE, VALEUR, VERTU
downloadModeText.vue.download 708 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


706

MORALISME
Terme apparu au XIXe s.

GÉNÉR., MORALE

1. Historiquement, philosophie qui s’intéresse exclusi-


vement à la morale. – 2. Plus généralement et plus cou-
ramment, compréhension abusive de la morale, qui re-
couvre plusieurs attitudes (non exclusives) dont le trait
commun est qu’elles confondent exigence d’une réflexion
morale et parénèse moralisatrice, et donnent lieu à des
jugements arbitraires, parce que fondés sur des principes
qui n’admettent aucune contradiction et qui n’accordent
aucune légitimité à la critique.

Deux orientations peuvent être dégagées : d’une part, ce

qu’on pourrait appeler un rigorisme de la forme, qui a pour

conséquence une réduction effective du problème moral

alors qu’on prétend établir la pureté de ses principes ; d’autre

part, un élargissement illégitime du jugement moral à des


sphères qui lui sont, si ce n’est étrangères, du moins indirec-
tement liées. Une telle compréhension a toujours pour consé-
quence de méconnaître la spécificité de la morale, et de lui
être finalement contradictoire.

Deux attitudes ressortissent du rigorisme. L’une d’elles

consiste, au nom de la pureté du devoir, à soupçonner toute

intention de n’être jamais parfaitement autonome, mais tou-


jours, en même temps, dictée par l’intérêt, soupçon assumé

par Kant 1. Mais alors que Kant montre que l’obligation tire
sa légitimité précisément de la nécessaire contrainte que
l’homme exerce sur ses penchants (et montre, par là, la pos-

sibilité de sa liberté), on peut être amené à confondre l’absolu


de la loi morale avec l’idéal d’une règle dont on s’autoriserait
l’usage pour juger toute action, dans une tendance à exiger
de l’homme la transparence la plus totale et la pureté la plus
parfaite. Une telle pensée condamne toute conduite, puisque
tout individu est immanquablement coupable devant la mo-
rale. Pour qualifier ce dont il s’agit ici, on pourrait reprendre
l’expression que Hegel avait déjà empruntée à Schiller, en
appelant « belle âme » une âme pétrie de bons et nobles sen-
timents (autant d’occasions d’admiration narcissique) n’appli-
quant ses principes que pour juger de manière aussi préci-
pitée que présomptueuse 2. Une telle âme se condamne, en
effet, elle-même à toujours être spectatrice et à n’agir jamais,
ses principes étant inapplicables et, par là même, stériles :
l’action ne doit-elle pas toujours en réalité composer avec les
contradictions entre raison et passions, l’intérêt le disputant
aux bons sentiments ? Il reste que, si les actes ne peuvent
suivre les discours, une telle attitude idéaliste, que d’aucuns
pourraient penser mièvre, révèle la violence de tout angé-

lisme (mise en scène, par exemple, par Sartre 3) qui veut plier
le réel aux cadres étriqués de ses principes.

Une autre sorte de rigorisme, beaucoup moins élaborée,


mais tout aussi violente, serait de tenir la lettre d’un com-

mandement pour sacrée, en excluant jusqu’à la possibilité


d’un aménagement : ainsi l’interprétation rigide de la règle ne
prend-elle en compte ni les conditions effectives de l’action
ni, cette fois, l’intention de l’agent. La figure – usurpée – de
ce formalisme plat est le Pharisien du Nouveau Testament,
« sépulcre blanchi », qui prétend épuiser l’action morale dans
une simple conformité au règlement ou à la loi : la moralité
n’est pas effectuée, et se trouve vidée de sa substance dans
une apparence hypocrite, qui seule compte, sans qu’elle ait
besoin d’être soutenue par une volonté, si ce n’est bonne, du
moins désireuse du bien. C’est là, en somme, un moralisme
qui s’exonère de toute moralité, dont le jugement moral ne se

fonde que sur l’obligation contraignante et obscure de l’ob-

servance du commandement, sous le prétexte de la supério-

rité inconditionnelle de sa valeur (commandement de Dieu,


précepte des anciens, etc.), hypostasiant le sens de la loi dans

le carcan impersonnel du rite (il faut faire telle chose, « parce

que ça se fait ». Le lecteur de Molière aura reconnu Tartuffe).

Il est possible d’interpréter les motifs secrets de ces ri-


gorismes et, plus généralement, de tout ce que Kant stig-
matise comme « fanatisme moral » (Schwärmerei), qui pos-

tule à la place du simple respect de la loi pour elle-même,

par devoir, l’existence d’un sentiment moral, autre sorte de

bonne conscience proposant l’imitation empressée de mo-


dèles idéaux (et imaginaires) 4. Or, cet attachement au senti-

ment moral ne fait qu’entretenir des fantasmes narcissiques

d’héroïsme – le mobile de l’action, loin d’être louable, n’est

finalement qu’une volonté de satisfaire les penchants les plus

grossiers à l’orgueil et, finalement, selon Nietzsche, par-delà

une condescendance hautaine, au ressentiment et à la ven-

geance. L’héroïsme des faibles est, en effet, la figure inver-

sée de la noblesse des forts, tandis que l’idéal ascétique ne

fait qu’exalter cette faiblesse (en lui donnant l’apparence

d’être désirée) pour dominer et contenir les hommes, par


la vertu de la terreur moralisatrice (la morale des juifs pour
Nietzsche), ou celle, opiacée, des bons sentiments chrétiens,

cette dernière position couronnant la première en ce qu’elle

consacre la fondamentale dualité hypocrite du moralisme :

endormir les instincts vitaux, dont une raison saine reconnaît

la pleine légitimité morale, pour régner 5.

C’est sans doute sur de tels ressorts que se développe


une dernière tendance moralisatrice à élargir de manière
indue le jugement moral avec, pour seule justification, la
supériorité, sur tout autre champ d’investigation humaine,
d’une morale dont on ne discute ni les valeurs ni les normes.
Ce dernier avatar du moralisme nie toute philosophie en
revêtant le préjugé du manteau de la morale, en faisant du
jugement de valeur le déterminant de la pensée. De fait,
on trouvera des gens pour qui les moeurs d’un philosophe
importent plus que sa philosophie, ou celles d’un politique
plus que son action effective, et qui refuseront de prêter
tout intérêt (et, par là, de proposer toute analyse sérieuse) à
des réalités sociales ou scientifiques sous le prétexte jamais
critiqué qu’elles sont immorales et, partant, condamnables :

ce genre de jugement autorise toutes les confusions. C’est

ainsi que l’homosexualité a été, jusqu’il y a peu, officielle-


ment perçue comme perversion (au début de son cours de
1974-1975, M. Foucault en donne des exemples significatifs
et qui confinent à l’absurde6), ou bien qu’au nom de valeurs

sacralisées on se dispense de toute réflexion qui prenne

en compte la complexité réelle de telle ou telle situation

(individuelle, sociale, politique, etc.) : le jugement moral


– ou « éthique » – supplée et, par là même, masque tout
autre dimension possible de l’analyse. À cela s’opposent les

éthiques appliquées, qui prennent en compte de telles don-

nées dans une réflexion qui fait l’effort de fonder les valeurs

et la légitimité des normes. Cette activité critique et fonda-

trice distingue la philosophie morale de tout moralisme, qui

n’en est au mieux que l’ombre à jamais corrompue.

Valéry Laurand

✐ 1 Kant, E., Fondement de la métaphysique des moeurs, sec-

tion II, édition prussienne de l’Académie des sciences, pp. 407-


408.
downloadModeText.vue.download 709 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

707

2 Hegel, G. W. Fr., La phénoménologie de l’esprit, VI, C, c, « La


conscience morale (ou la bonne conscience), la belle âme, le
mal et son pardon », trad. J.-P. Lefebvre, Aubier, Paris, 1991.

3 Sartre, J.-P., Le Diable et le Bon Dieu, Gallimard, Folio, Paris,


1972.

4 Kant, E., Critique de la raison pratique, III, « Des mobiles de la


raison pure pratique », trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1983.

5 Nietzsche, Fr., Le Crépuscule des idoles, « La morale en tant

que manifestation contre-nature », trad. H. Albert, Flammarion,

GF, Paris, 1985.

6 Foucault, M., Les anormaux, Gallimard / Seuil, Hautes études,

Paris, 1999, pp. 3-6.

! BIEN, BONHEUR, CONSCIENCE, DEVOIR, ÉTHIQUE, MAL,


MORALE, MORALITÉ, PERSONNE, VALEUR, VERTU

MORALISTE

Terme assez récent (fin du XVIIe s.), qu’il ne faut pas confondre avec
« moralisateur », lequel peut être appliqué, rétroactivement, à certains

philosophes cyniques et stoïciens de l’Antiquité (parmi eux, Télés, Muso-


nius, Épictète), mais aussi, aux XVIIe et XVIIIe s., à des philosophes
anglais

qui s’inspirent directement et explicitement des stoïciens (Shaftesbury,


Hume) et, particulièrement, à des auteurs français (La Bruyère, La
Rochefoucauld).

GÉNÉR., MORALE

Écrivain qui traite des moeurs, qui établit un diagnostic


de l’état moral de la société dans laquelle il vit (Shaftesbu-
ry a écrit des Characteristics, La Bruyère, des Caractères) et
qui entreprend de corriger par ses écrits ou par son ensei-
gnement les comportements.

Même si les auteurs modernes sont surtout connus pour leurs

descriptions de la nature humaine, ils n’ont pas dédaigné

des visées éducatives – comme en témoigne, par exemple,

l’importance de la vertu d’humanité chez La Bruyère ou de la


culture chez un précurseur tel que Montaigne.

Cette activité exige du moraliste qu’il articule la distance


de l’observation et la proximité du conseil, exigence que
l’on trouve, notamment, chez les philosophes cynicisants des

premiers siècles, dont la marginalité leur permettait de tenir


ce rôle. Le moraliste est juge de la société (en particulier,
il dénonce les discours vains de ceux dont les paroles et
les actes ne coïncident pas – trait commun aux penseurs de
l’Antiquité et aux moralistes modernes) et partie prenante de

son progrès moral, devant adapter son discours au public


le plus large. De fait, moins qu’un enseignement théorique
qui fonderait une morale, il vise une réforme des moeurs.
D’où une parole qui, en adaptant l’exigence de la rigueur
philosophique, sans la technicité de la discipline, recherche
des effets pratiques – ce pourquoi il privilégie le lieu com-
mun, l’expérience et l’exemple (situations concrètes, images
suggestives, faits ou personnages ancrés dans la mémoire
collective et érigés en modèles), stratégie qui témoigne de
l’engagement et de la richesse d’une réflexion sur l’homme
dans une société donnée.

Valéry Laurand

! BIEN, BONHEUR, CONSCIENCE, DEVOIR, ÉTHIQUE, MAL,


MORALE, MORALISME, MORALITÉ, PERSONNE, VALEUR, VERTU

MORALITÉ

Du latin moralitas. En allemand : Moralität. Du latin mores, « les


moeurs »,
et Sittlichkeit, de Sitte, « coutume », au pluriel, « les moeurs ».

GÉNÉR., MORALE

Caractère qui réside non dans le résultat de l’action,

mais dans la conformité à la loi morale de l’intention qui


l’anime.

La loi morale est pour Kant un impératif catégorique, un fait

de la raison valable pour tout être rationnel, s’énonçant ainsi :


« agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en
même temps toujours valoir comme principe d’une législa-

tion universelle » 1. La volonté est autonome, et se détermine

comme libre en se soumettant à l’impératif de la loi morale.


Plus qu’une simple conformité des actes au devoir, la mora-
lité est atteinte lorsque la volonté veut le devoir, agissant

en fonction de principes purs a priori. Elle réside dans la

conformité des maximes subjectives de la raison et l’uni-


versalité de la loi, prenant en compte les autres personnes
morales et visant l’unité de ma volonté individuelle et de la
volonté de tous. La moralité n’est donc pas dissociable de
la communauté universelle des hommes, considérés en tant

que personnes. C’est pourquoi Hegel distingue l’« éthique »


(Sittlichkeit) et la « moralité » (moralität). L’essence éthique 2
est l’esprit immédiat, le peuple conçu en tant qu’harmonie

des volontés particulières et de la volonté générale, fondé sur


la coutume sans pour autant se limiter à être une conformité à
ces normes extérieures. L’ethos grec, qui en est la source, sup-
pose aussi une dimension personnelle (la personne du droit)
et une certaine rectitude vertueuse, bien qu’il ne s’agisse pas
encore de la moralität. Cette dernière apparaît, comme « vi-
sion morale du monde » avec l’apparition de la « personne »,

au sens kantien, qui se constitue en intégrant en soi la subs-


tance extérieure de la vie éthique, comme « pur devoir ». La
conscience ne veut alors autre chose qu’elle-même, en tant
qu’universel, et l’exprime dans son action effective, réalisant

la moralité car « ce à quoi tend (la moralité), ce n’est pas à


rester simple mentalité par opposition à l’action, mais à agir,
à s’effectiver. » 3.

Didier Ottaviani

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pratique, I, 1, § 7, trad. Gibe-

lin, J., Vrin, Paris, 1983, p. 44.

2 Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, V, B, trad. Le-


febvre, J.-P., Aubier, Paris, 1991, pp. 248-249.

3 Ibid., VI, C, a, p. 401.

Voir-aussi : Hegel, G. W. F., Principes de la philosophie du droit,


§§ 105-114, trad. Derathé, R., Vrin, Paris, 1986.

! BIEN, BONHEUR, CONSCIENCE, DEVOIR, ÉTHIQUE, INTENTION,

MAL, MORALE, MORALISME, PERSONNE, VALEUR, VERTU

PSYCHANALYSE

« Moralité est restriction pulsionnelle » 1.

Au début de l’investigation freudienne 2, la moralité est un


fait, doté de la puissance des pulsions d’autoconservation,

puisqu’elles refoulent les pulsions sexuelles en son nom. La


moralité coûte la répression sexuelle, pour la vie, mais elle
est inadéquate et inefficiente : la sexualité se réalise dans les
symptômes. Plus tard 3, la conscience morale est vue comme

retournement des pulsions de mort et d’agression contre la


personne propre (surmoi). La moralité coûte la répression

de la sexualité et de l’agression, pour la mort. Ses dangero-


downloadModeText.vue.download 710 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

708
sité, inadéquation et inefficience s’accroissent : la moralité est
d’emblée perverse (sado-masochisme), instable et susceptible
de régression 4.

Dans l’ontogenèse, les restrictions des pulsions sexuelles


et agressives sont internalisées par les jeunes (défenses), se-
lon les demandes des adultes ; de plus, les identifications
pérennisent les figures répressives en instances intrapsy-

chiques : surmoi, idéal du moi 5.

Dans la phylogenèse, la moralité résulte de l’élaboration


de l’ambivalence originaire des motions de sentiments, lors
d’un meurtre. Au nom du père, qu’ils regrettent après l’avoir
assassiné, les frères instaurent entre eux le pacte des inter-
dits du meurtre et de l’inceste : le « ne pas » est un « ne
plus », qui crée, avec les premiers tabous, la première mora-
lité collective 6.

▶ Reich, Marcuse, les situationnistes, Deleuze et Guattari,


Foucault, et les mouvements de libération sexuelle ont déve-
loppé après Freud le thème de la sur-répression sexuelle et
de sa dangerosité. Seul Éros, en effet, a le pouvoir d’élaborer
et de lier les pulsions de mort : « faites l’amour et non la
guerre », disait le slogan.

Il existe au demeurant une éthique de la cure, qui im-


plique de transmettre l’analyse et d’accompagner le patient
jusqu’à ce qu’il puisse décider pour ceci ou pour cela, de
manière autonome.

Michèle Porte

✐ 1 Freud, S., Die Widerstände gegen die Psychoanalyse (1924),


G.W. XIV, pp. 97-110, trad. « Les résistances contre la psycha-
nalyse », in OEuvres complètes psychanalytiques XVII, PUF, Paris,
1992, pp. 123-135.

2 Freud, S., Studien über Hysterie (1895), G.W. I, pp. 75-312,


trad. Études sur l’hystérie, PUF, Paris, 1956.

3 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), G.W. XIII, pp. 235-289,
« Le moi et le ça », in OEuvres complètes psychanalytiques XVI,
PUF, Paris, 1991, pp. 255-301.

4 Freud, S., Zeitgemässes über Krieg und Tod (1915), G.W. X,


pp. 323-355, trad. « Actuelles sur la guerre et sur la mort »,
in OEuvres complètes psychanalytiques XIII, PUF, Paris, 1988,

pp. 125-155.

5 Freud, S., Das Ich und das Es, op. cit.

6 Freud, S., Totem und Tabu (1912-1913), G.W. IX, trad. Totem
et tabou, in OEuvres complètes psychanalytiques XI, PUF, Paris,

1998, pp. 189-385.

! ANGOISSE, CULTURE, DÉFENSE, ÉROS ET THANATOS, IDÉAL,


IDENTIFICATION, MEURTRE, MOI, PULSION, SURMOI, TABOU

MORT
Du latin mors.

GÉNÉR.

Horizon indépassable de tout déni, de tout fantasme, de


toute angoisse et de toute espérance.

Destin de tout organisme complexe (appelé vivant en ce qu’il


s’oppose durant son existence à la mort – selon la célèbre for-
mule de Bichat1), la mort apparaît aussi inéluctable qu’indéfi-
nissable : on ne peut que la constater, au mieux la décrire, en
montrant que l’organisme meurt lorsque cessent les fonctions
qui en assurent l’unité. Il reste que la mort est pour l’homme
l’horizon indépassable de tout déni, de tout fantasme, de
toute angoisse, et de toute espérance.

La mort n’est-elle pas rien, comme le néant auquel elle


amène (« Quand nous sommes, la mort n’est pas là, quand la

mort est là, nous ne sommes plus », écrit Épicure à Ménécée 2 :


la mort n’est que non-vivre), et qu’a-t-elle de plus angoissant
que le néant d’avant la naissance 3 ? La philosophie a-t-elle

quelque chose à dire de cet objet, alors que Spinoza assigne

à l’homme libre non la mort, mais la vie comme objet de

méditation 4 ? On ne peut, en effet, rien dire d’une mort dont

on ne fait l’expérience que par celle d’un proche – la mort de

tout autre nous laissant le plus généralement indifférents – et

encore la douleur alors ressentie n’est pas celle de la mort,


mais celle, autocentrée, de la perte 5.

Cette expérience même, cependant, nous rappelle sans


cesse à notre destin, et son occultation ne fait qu’aviver
fantasmes et angoisses : nous savons que, nous aussi, nous
devons mourir. Intégrer la mort dans le processus naturel de

la vie est, sans doute, encore la meilleure façon d’en gérer

l’angoisse. « Mourir, dit Marc-Aurèle, c’est aussi un des actes

de l’être vivant »6 : penser la vie, c’est aussi penser sa fin, et

vivre bien, c’est aussi se préparer à bien mourir, tant il est vrai
que nous craignons moins la mort que l’idée de la mort – tel

est le sens des exercices stoïciens de préparation à la mort 7,

si loin de la facticité d’une stratégie inverse, qui voudrait dans

le divertissement oublier l’inoubliable. Occulter la mort, c’est

rater l’occasion de réussir sa mort 8. Or, l’attitude de nos socié-


tés occidentales illustre ce déni : la mort est évacuée comme

un échec, alors qu’il importerait de faire le choix – qui peut

être politique, en encourageant la création d’unités de soins


palliatifs – de considérer la mort comme le dernier moment
(que l’on peut accompagner, entourer médicalement et affec-
tivement, afin qu’il ne soit pas réduit au dernier instant) de la

vie. Cela n’est pas prétendre vouloir émousser le tranchant de

la mort, mais conférer du sens à son attente : le mourant mé-


rite cette sérénité inquiète d’une réflexion qui négocie avec la

mort, pariant sur le « beau risque » d’une âme immortelle 9 ou


acceptant le néant qui advient.

Valéry Laurand

✐ 1 Bichat, Fr., Recherches physiologiques sur la vie et la mort,

Vrin, Paris, 1981.

2 Épicure, Lettre à Ménécée, § 125, trad. M. Conche, PUF, Paris,

1990, p. 219.

Lucrèce, De rerum natura, III, 852-853, trad. J. Kany-Turpin,


Aubier, Paris, 1993, p. 229.

4 Spinoza, B., Éthique, IV, LXVII, trad. B. Pautrat, Seuil, Points,

Paris, 1999.

5 Épictète, Manuel, XXVI, in Les stoïciens, II, trad. É. Bréhier,


Gallimard, TEL, Paris, 1997.

6 Marc Aurèle, Pensées, VI, 2, in Les stoïciens, II, op. cit.

7 Épictète, Entretiens, III, 39, in Les stoïciens, II, op. cit.

8 Sénèque, Lettre à Lucilius, IV, 30, 10, in Les stoïciens, II, op. cit.

9 Platon, Phédon, 114 d, trad. M. Dixsaut, Flammarion, GF, Paris,

p. 303.

! VIE

GÉNÉR., BIOLOGIE

Qualifie pour un organisme vivant, et par métaphore

pour les objets, l’état qui s’oppose à la vie.

La définition de la mort est inséparable de la définition de la


vie. On distingue la mort brutale, due à des causes externes,
downloadModeText.vue.download 711 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

709

et la mort dite « naturelle », fin du processus de vieillissement


ou sénescence.

La mort est certaine, au sens où elle est nécessaire pour


tout vivant ; elle ne l’est pas, dans la mesure où son diagnos-
tic peut être délicat.

Dans la philosophie aristotélicienne et sa reprise, chez


Maïmonide (1138-1204) par exemple, « la mort est, par rap-
port à tout être vivant, la privation de la forme ». 1

Pour Bichat (1771-1802) et le vitalisme, la mort natu-


relle signifie la cessation des fonctions vitales et l’emprise
des forces chimiques et physiques, et elle est « remarquable,
parce qu’elle termine presque entièrement la vie animale,
longtemps avant que l’organisme ne finisse » 2.

À partir du XVIIIe s., la médecine légale s’est efforcée de


définir la mort, accidentelle ou naturelle, pour dresser une
étiologie de la mortalité et pour établir un diagnostic : rigidité
du cadavre, absence de contraction musculaire, etc., pour
éviter les cas d’enterrements de personnes vivantes.

Cédric Crémière

✐ 1 Maïmonide, M., Le guide des égarés, Verdier, Paris, 1979,


p. 434.

2 Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort (pre-


mière partie) (1800), Flammarion, GF, Paris, 1994, § 215.

Voir-aussi : Fagot-Largeault, A., Les causes de la mort. Histoire


naturelle et facteurs de risques, Vrin, Paris, 1989.

Rey, R., « Naissance et développement du vitalisme en France,


de la seconde moitié du XVIIIe s. à la fin du premier Empire »,
thèse de doctorat (histoire), université de Paris-I, 1987.

! VIE, VITALISME

∼ MORT

PSYCHANALYSE

! ÉROS ET THANATOS

MOT D’ESPRIT

! ESPRIT

MOTEUR
Du latin motus, « mouvement ».
GÉNÉR., HIST. SCIENCES

Principe du mouvement, tant naturel qu’artificiel.

Le mouvement n’est possible qu’en vertu de l’assignation au


mobile d’un moteur. Cette proposition n’est pas limitée au
champ de la mécanique qui voit le jour dans les textes grecs,
et dont le développement ultime tiendra dans une statique –
ou plutôt une hydrostatique, le cosmos étant un véritable mi-
lieu dans lequel des fluides de consistances diverses tiennent
lieu d’ambiant. Dans la Physique, Aristote distingue les êtres
qui sont par nature et ceux qui sont par art 1. De cette dis-
tinction en naît une autre : la distinction entre mouvements
naturels et mouvements violents. Est naturel un mouvement
qui s’accomplit selon la nature propre du mobile : vers le bas
s’il est lourd, vers le haut s’il est léger.

La définition du mouvement comme acte (entéléchie) de


ce qui est en puissance en tant qu’il est en puissance est
dénoncée par Descartes en tant qu’obscurité conceptuelle 2.
C’est que le mouvement selon Aristote n’est pas seulement

le mouvement selon le lieu ; le mouvement par excellence,

c’est celui de la génération et de la corruption qui affecte


la substance (mais aussi : plus et moins, altération, local).
Du premier moteur aux êtres les plus humbles du cosmos
aristotélicien, la motricité est posée comme un principe qui
articule tous les moments du devenir, c’est-à-dire aussi le pas-
sage d’une forme à sa négation, puis à la négation de cette
négation. En réduisant la définition du mouvement selon
Aristote au seul cas du mouvement local, et en jugeant cette
définition absurde, Descartes ne se limite pas à commettre
une erreur d’interprétation : il déplace les critères mêmes de
l’intelligibilité d’une physique qui systématise l’analyse des
êtres naturels et ne sépare pas la pensée de l’étendue. Que
le désir soit dans le corps, dans n’importe quel corps, voilà
qui est absurde pour une doctrine de la séparation du corps
et de l’âme. C’est bien dans la modification de la conception
de ce qu’est un corps que se trouve l’explication du rejet
de la définition proposée par Aristote. La pensée classique

distingue les corps vivants de ceux qui ne le sont pas et son

concept du corps s’est considérablement réduit en extension,


ayant gagné en compréhension. La physique d’Aristote se-
rait la psychologie d’un monde où chaque corps disposerait
d’une âme.

De l’impetus à l’inertie

Les mouvements violents, ceux dont le principe est extérieur


au mobile et que l’on retrouve dans toutes les activités où la
tekhne s’adosse à la nature (dans l’art comme dans la produc-
tion des biens et des richesses), constituent la difficulté cen-

trale de la mécanique aristotélicienne : comment penser en

effet le mouvement d’un mobile qui a été séparé de la cause


de son mouvement ? Une flèche, une fois décochée, est dans

cette situation de mouvement qui se conserve en l’absence

du moteur. Pour l’expliquer, Aristote fait appel à l’antiperista-


sis, c’est-à-dire à l’action du milieu qui, repoussé par devant,

forme un courant de perturbation dans lequel le mobile peut

prolonger sa trajectoire en perdant peu de son mouvement.


Les premières critiques de ces notions surviennent au XIIIe s.,
chez Jordanius Nemorarius. Mais c’est à Buridan puis à Ni-

cole Oresme que l’on doit une hypothèse nouvelle, seule-

ment suggérée par Nemorarius : le moteur est dans le corps.


C’est ainsi que le corps possède une virtus interne, qui lui

a été communiquée par l’impulsion initiale. De cet impetus

provient en droite ligne l’impeto galiléen, cet effort qui, dans


le corps, s’épuise à mesure que les contraintes extérieures
s’accumulent. Galilée n’a pas inventé le principe d’inertie mo-

derne, mais une expérience de pensée le conduit à envisager,


dans le Dialogue, la possibilité que le moteur présent dans le
corps ne rencontre aucune cause extérieure d’accroissement
ou d’épuisement : le mouvement irait en ligne droite indéfini-
ment. La première loi de Newton, c’est-à-dire aussi les deux
lois de la nature dans la physique cartésienne, identifient
cette inertie à une conservation d’état de mouvement : l’idée

dynamique d’un effort moteur conçu comme une qualité ou


un accident dans le corps susceptible d’accroissement ou de

diminution, qui avait survécu à la critique médiévale de la

physique d’Aristote, est abolie au profit d’une relation entre

un état mécanique interne et une force extérieure, motrice,


qui vient modifier cet état. En substituant ainsi à la notion
qualitative de moteur un état lié à l’application d’une quan-
tité de puissance motrice, la physique naissante se donne les

moyens d’une science appropriée à la connaissance des purs


downloadModeText.vue.download 712 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

710

effets, à distance de la problématique causale qui animait la


physique d’Aristote.

Les principes de la thermodynamique

La formulation des principes les plus fondamentaux de l’éner-

gétique contemporaine est issue en partie du travail mené par


Sadi Carnot sur les machines à vapeur 3. Or ces recherches

conduisent à une qualification entièrement nouvelle des rela-

tions entre le travail mécanique et l’énergie.

Le premier principe de cette thermodynamique naissante

est donc simplement la mise en forme de la conservation de

l’énergie totale d’un système, que les mécaniciens pensaient

avoir circonscrite aux vitesses et aux hauteurs, c’est-à-dire

à l’énergie cinétique et à l’énergie potentielle. On savait de

longue date que le frottement opérait à la façon d’un amor-

tissement du mouvement, mais cette forme de travail méca-

nique n’a été véritablement perçue que dans le cadre des


observations de Rumford (Benjamin Thomson) sur la pro-
duction mécanique de la chaleur, à la fin du XVIIIe s. Exprimer

la conservation de l’énergie en incluant la chaleur conduit à


définir pour toutes les formes d’énergie une grandeur équi-
valente en travail mécanique. Les travaux de Carnot portent
précisément sur la puissance motrice du feu et visent à analy-
ser le rendement des machines et de leur moteur.

On ne peut créer de travail dans un cycle fermé avec


une seule source de chaleur. Il faut au minimum deux
sources à des températures T1 et T2 pour produire une
puissance motrice. Le principe de Carnot s’exprime par la
relation :

qui prend la valeur de l’égalité dans le cas des pro-

cessus réversibles. Clausius, Clapeyron, Kelvin parviennent


aussi à ce principe selon lequel les processus naturels sont
orientés : la chaleur est une forme dégradée de l’énergie, sa
production par le biais de l’énergie mécanique, électrique

ou nucléaire est chose aisée. L’opération inverse, qui définit


la notion contemporaine de moteur, est bien plus difficile et
nécessite de raisonner selon les termes indiqués par Carnot

dans l’étude des machines à vapeur. Le principe de la bither-


mie est, avec l’introduction de l’énergie électrique, un point
de rupture décisif dans la pensée de la motricité. En passant
d’une détermination seulement mécanique ou dynamique
(chez les Grecs comme chez les classiques) au vaste poten-

tiel énergétique qu’offrent les ressources naturelles et leur


conversion en équivalent-travail, le moteur n’a pas seulement

accru la puissance disponible, il a aussi fait entrer la nature

dans une autre ère de son assimilation et de sa transforma-


tion. Dans cette ère, notre science des machines nous permet

de comprendre que le principe de Carnot renvoie l’image

d’un monde aux processus irréversibles, dont l’énergie,

lorsqu’elle est dégradée en chaleur, s’épuise en diminuant la


richesse naturelle. Ce monde où le corps perd et ne cesse de

s’épuiser est une situation nouvelle pour la physique comme


pour la psychè collective en général 4. Il est bien évident que
c’est dans ce contexte qu’ont été formulées les incantations
heidegeriennes contre l’« arraisonnement » (Gestell) qui est le
mode de fonctionnement propre à toute technique, mais qui
a été révélée par son devenir dans la forme contemporaine
du moteur. Heidegger 5 n’oppose-t-il pas, d’une façon certes
étrange, le petit pont de bois et la centrale hydroélectrique ?
De l’un à l’autre, ce qui change n’est pas tant la présence
d’un moteur support d’une puissance technique, que leur na-

ture même et le degré de domestication des forces naturelles

qu’ils supposent respectivement.

▶ Formulée dans le contexte de la révolution industrielle, et

singulièrement dans celui du développement sans précédent

des techniques de domestication de l’énergie (vapeur doublée

par le système à double effet de Watt dès les années 1780,

charbon et bientôt l’énergie à explosion), la recherche du

rendement maximal d’un moteur est l’axe de développement

des techniques les plus contemporaines (rendement maximal

d’un moteur Diesel suralimenté : 45 %). Gilbert Simondon ré-

clamait à juste titre que soit inscrite dans la culture générale la

nécessité de connaître et maîtriser des objets techniques aussi

courants que le sont les moteurs à explosion. Vain espoir

pour une connaissance qui serait cependant si nécessaire à

un examen philosophique des mutations contemporaines de

l’idée de nature.

Fabien Chareix

✐ 1 Aristote, Physique, Livre II, Ch. 1, §§ 1-6. Trad. H. Carteron,

Les Belles Lettres, Paris, 1931.

2 Descartes, R., Règle XII des Regulae ad directionem ingenii,


Vrin-reprise, Paris, vol X – Reprint de l’éd. Adam et Tannery,
Vrin, Paris, 1971.

3 Carnot, S., Réflexions sur la puissance motrice du feu, Bache-


lier, Paris, 1824.

4 Prigogine, L., Stengers, I., La nouvelle alliance. Métamorphose


de la science, Gallimard, Paris, 1979, p. 180 : « [...] le monde
brûle comme une fournaise, sans restauration concevable, il
faut donc bien que l’énergie, tout en se conservant, se dissipe ».
5 Heidegger, M., « La question de la technique », in Essais et

conférences, Gallimard, Paris, 1985.

! PHYSIQUE, PUISSANCE

MOTIVATION
Terme apparu au XIXe s., sur motiver.

PSYCHOLOGIE

Entité interne postulée pour justifier, à environnement

identique, des différences stables dans un comportement


orienté.

Indispensable à l’explication téléologique, la motivation radi-

calise en psychologie des difficultés de fond. Il n’y a tout

d’abord de motivation que dans des organismes complexes

dotés d’un système souple de contrôle de l’action, qui pour-

suivent plusieurs buts, et ont à les hiérarchiser. Or les condi-

tions d’existence matérielle de la motivation ne justifient pas

son pouvoir causal. Le verbalisme guette si on la réduit à une

énergie endogène indifférenciée, potentialisant des conduites

spécifiques en fonction de la valeur différentielle des buts.

De plus, pour éviter de concevoir la motivation à partir des


anticipations de sens propres aux niveaux supérieurs (cas des
motivations sociales ou normatives), il faut hiérarchiser les
incitateurs : les besoins vitaux sont les motivations primaires,
les secondaires émergeraient de l’interaction. Or est-ce que
ce sont les mêmes ? Enfin tout modèle homéostastique en
dernière instance laisse insatisfait : une motivation implique
une quête du déséquilibre, au minimum le rebond explora-
toire d’une tendance, parfois une activité (cas du désir) qui

se satisfait d’elle-même, pas du but atteint. Il est donc aussi


downloadModeText.vue.download 713 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


711

malaisé de traiter la motivation en pure fiction fonctionnelle


qu’en mécanisme programmé.

Pierre-Henri Castel

✐ Nuttin, J., Théorie de la motivation humaine. Du besoin au


projet d’action, PUF, Paris, 1985.

! DÉSIR

1. MOUVEMENT

Du latin movere.

L’interrogation sur le mouvement est constitutive de l’histoire de la phi-


losophie, de l’interrogation des Éléates aux questions contemporaines.
Conscient des difficultés introduites par les sophistes, Aristote cherche à
constituer dans sa Physique une théorie du mouvement qui puisse per-
mettre de surmonter le relativisme, remontant à la cause première de
tous les mouvements, le Premier Moteur immobile, qui meut sans être
mû. En inscrivant la question du mouvement au sein des catégories, il
s’efforce de constituer une permanence au sein du mouvement, fondée
sur l’ousia. Quatre types de mouvements se dégagent alors : le mouve-
ment local, selon la catégorie du lieu, celui d’altération, selon la
qualité,
d’accroissement, mouvement selon la quantité, et la génération / cor-
ruption, qui est le mouvement dans la catégorie de la « substance ». Ce
dernier pose cependant problème, car, passant de l’être au non-être, il
ne s’effectue pas au sein d’un genre unique, et ne peut pas de ce fait être
considéré comme un mouvement véritable. Reprenant cette question,
Thomas d’Aquin déplace le problème : la génération et la corruption
sont bien des mouvements ; c’est la « création » qui n’en est pas un,
puisqu’elle passe du rien à l’existence. La nature se caractérise donc par
le mouvement, tandis que l’activité créatrice, réservée à Dieu, s’en
extrait,
car Il est Immobile et séparé.

PHYSIQUE

Déplacement dans l’espace en fonction du temps par


rapport à un référentiel donné. Le mouvement d’un sys-
tème est, en général, décrit par des équations différen-
tielles et déterminé par la connaissance de la position et
de la vitesse initiales.

Deux textes marquent, dans la première moitié du XVIIe s., la

naissance de la science du mouvement, c’est-à-dire l’inscrip-

tion du mouvement dans l’ordre des raisons mathématiques


et de leur organisation déductive. Il s’agit des Discours et dé-
monstrations mathématiques concernant deux sciences nou-
velles, de Galilée, publiés à Leyde en 1638, et du Monde ou
Traité de la lumière, rédigé par Descartes entre 1629 et 1633,
mais publié seulement de façon posthume en 1664, puis en
1667, après ses Principia philosophiae de 1644.

Ces travaux portant à la fois sur le mouvement de chute des


graves et sur l’élaboration des lois du mouvement connaissent
une première organisation systématique avec Huygens (1629-
1695), qui publie à Paris, en 1673, son Horologium oscillato-
rium. Cependant, la première grande synthèse de la science
du mouvement est donnée par Newton dans ses Philoso-
phiae Naturalis Principia Mathematica, publiés à Londres en
1687. Ce livre, présenté en forme géométrique, apparaît au-
jourd’hui comme le point de départ, au sens le plus fort, de la
mécanique rationnelle pour deux raisons. D’abord, la science
du mouvement est unifiée par une notion précise de la force ;
ensuite, c’est dans l’étude des mouvements célestes qu’est
énoncée la loi de la gravitation universelle. Par-delà ce travail
conceptuel extrêmement novateur, l’ouvrage de Newton est,
en outre, traversé par un souci d’organisation déductive qui
reprend en l’approfondissant celui précédemment exprimé
par Huygens. Newton s’efforce d’énoncer en pleine clarté des
principes qui gouvernent les développements théoriques, et,
simultanément, met en place les mathématiques susceptibles
de rendre possibles ces développements théoriques. À travers
les Principia, Newton apparaît comme le premier véritable

fondateur dans toute son extension de ce qu’on appelle au-

jourd’hui la mécanique rationnelle.

Toutefois, l’introduction du calcul différentiel et intégral

par Leibniz en 1684 et 1686, dans deux articles des Acta


Eruditorum, va conduire à un renouvellement profond de

la science du mouvement. En effet, au tournant des XVIIe et

XVIIIe s., Varignon (1654-1722) s’attache à reprendre, dans le

cadre des méthodes leibniziennes, l’étude du mouvement.

Il construit ainsi l’algorithme de la cinématique, le premier

algorithme appartenant au champ spécifique de la physique


mathématique. Cette transformation de la science du mou-

vement constitue une première étape dans la refonte de la


mécanique newtonienne, en ce sens qu’elle ouvre la voie aux

travaux de Lagrange dans sa Mécanique analytique de 1788,

centrée sur le principe des vitesses virtuelles généralisées,


ainsi qu’aux formalisations variationnelles de la mécanique
données par W. R. Hamilton (1805-1865) et par C. Jacobi

(1804-1851).

Michel Blay

✐ Blay, M., la Naissance de la mécanique analytique. La science


du mouvement au tournant des XVIIe et XVIIIe s., PUF, Paris, 1992.

Clavelin, M., la Philosophie naturelle de Galilée, Colin, Paris,


1968, rééd. Albin Michel, Paris, 1996.
Dugas, R., Histoire de la mécanique, Éditions du Griffon, Neu-

châtel, 1950.

Dugas, R., La mécanique du XVIIe s., Éditions du Griffon, Neu-

châtel, 1954.

Koyré, A., Études galiléennes, Hermann, Paris, 1966 et 1980.

Koyré, A., Études newtoniennes, Gallimard, Paris, 1968.

Vilain, C., La mécanique de Christiaan Huygens. La relativité du

mouvement au XVIIe s., Blanchard, Paris, 1996.

! CINÉMATIQUE, DYNAMIQUE, MÉCANIQUE, MÉCANISME,


RELATIVITÉ

2. MOUVEMENT

ESTHÉTIQUE

Ensemble cohérent d’artistes dont les oeuvres, à un cer-


tain moment de l’histoire, partagent des caractéristiques
stylistiques, idéologiques ou autres.

Le terme ne semble pas avoir connu une véritable fortune

dans le vocabulaire de la critique littéraire ou de la critique

d’art avant le XXe s. Ses connotations renvoient à la présence

d’une dynamique, à l’action d’une force entraînante. Elles lui

ont sans doute valu le succès qu’il connut dans un temps où

la marche de l’histoire, l’avant-gardisme et la valeur du pro-

grès étaient des articles de foi.

Dans ces usages critiques ou esthétiques, cette notion

a souvent remplacé celle, beaucoup plus ancienne et net-

tement plus traditionnelle, d’« école » qui a toujours cours

dès lors qu’il s’agit d’art antérieur à la modernité. La notion

d’école renvoie originairement à un atelier placé sous la fé-

rule d’un maître qui y prodiguait son enseignement, mais elle

connut rapidement une extension à de supposées « écoles »

géographiques – l’école vénitienne, l’école flamande, voire


l’école française ou anglaise – qui, si elles pouvaient encore
se référer à la persistance d’une tradition transmise par im-
prégnation, tendaient néanmoins à diluer sa pertinence. Par
ailleurs, « mouvement » se distingue aussi de « groupe », car la
constitution d’une telle entité implique l’adhésion consciente

de ses membres à un ensemble de valeurs, à des méthodes


downloadModeText.vue.download 714 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

712

ou à un idéal communs et elle suppose souvent la participa-


tion à des manifestations conçues de concert.

Certes, le concept de mouvement artistique est flou ; mais


il tire sa valeur opératoire du fait qu’il demeure englobant
sans requérir des critères précis ni nécessiter l’existence d’un
regroupement délibéré. Réunir au sein d’un « mouvement »
des artistes dont les oeuvres manifestent certaines affinités,
cela permet de pallier la difficulté de saisir chaque artiste
dans son irréductible singularité tout en évitant de transfor-
mer cette simplification nécessaire en un assujettissement de
tous à des règles ou à des critères trop contraignants pour
conserver une quelconque validité.

▶ Ainsi, la constitution, par les artistes eux-mêmes ou, plus


fréquemment, par leurs commentateurs, de mouvements per-
met de lever une contradiction fort partagée : le désir d’être
unique et le besoin d’appartenir.

Denys Riout

MOYEN

! FIN ET MOYEN

MULTIPLE

Du latin multiplex ; multus, « beaucoup », plicare, « plier ».

GÉNÉR.

Qui se différencie de l’un et du simple.

S’il n’est pas résorbable dans l’un, le multiple risque d’entraî-


ner vers un relativisme d’origine héraclitéenne contradictoire,
car nulle position ne peut être défendue sans référenciel. La
thématique de l’un et du multiple, initiée par Platon, tend à
placer ce dernier dans la dépendance de l’Un, afin de sau-
vegarder l’unité de l’être et de la vérité, et se trouve confor-
tée au sein du néoplatonisme, qui inscrit ce rapport dans
un ordre hiérarchique faisant de l’Un la source du multiple.
Le multiple peut aussi, d’une manière différente, s’opposer à
ce qui n’a pas de parties, le simple. Aristote montre qu’une
chose peut être composée de multiples parties en puissance
tout en étant une en acte.

Didier Ottaviani

! SIMPLICITÉ, UN, UNITÉ


MUSÉE

Du grec museion, litt. « enclos des Muses », et centre de recherches


fondé sous le règne de Ptolémée Ier par Démétrios de Phalère ; par le
latin museum, redécouvert à la Renaissance et devenu d’usage courant
au XVIIIe s.

ESTHÉTIQUE

Lieu incarnant un idéal d’espace public des arts et du


savoir, au nom d’une libre jouissance des chefs-d’oeuvre et
des témoignages de la civilisation.

Aux yeux de l’opinion éclairée de la seconde moitié du


XVIIIe s., les collections d’art et d’histoire doivent non seule-
ment offrir matière à délectation mais encore contribuer à la
prospérité générale, en procurant des modèles aux artistes
et aux artisans. Le musée antique, et spécialement celui
d’Alexandrie, constitue la référence longtemps obligée : la
nouvelle institution veut conserver la mémoire des artistes
pour la postérité, susciter l’émulation des élèves, réformer

les moeurs – bref former le goût, au moment où se constitue

l’esthétique philosophique.

La Révolution française provoque un mouvement eu-


ropéen de transfert des propriétés et de circulation des
oeuvres qui conjugue construction de l’État-nation et in-
vention d’un patrimoine et de traditions. Les musées de
l’âge romantique deviennent autant de monuments du
beau et du vrai consacrés à la communion avec l’oeuvre et,
selon un modèle allemand qui tend à l’hégémonie intel-
lectuelle, au projet pédagogique de la Bildung. Leur décor
historiciste accorde de plus en plus de place à une culture

tout à la fois nationale et moderne, à côté d’une tradition

antiquisante maintenue. Surtout le musée, entendu comme


l’histoire visible de l’art, devient la matrice d’intelligibilité
de la « vie des formes ».

Si une première muséophobie, liée à la thèse de la

« destination » de l’oeuvre d’art, est apparue dès l’origine de

l’établissement – ainsi chez l’esthéticien et historien d’art

Quatremère de Quincy 1 qui invente le musée mortifère –,

celle-ci ne devient un « problème » qu’avec P. Valéry 2. Mais

c’est la critique des Lumières, développée par l’école de

Francfort et ses successeurs, qui porte la condamnation la

plus radicale d’une entreprise désormais tenue pour impos-

sible. Ignorant ce diagnostic, le musée de l’après-guerre


fournit au contraire le cadre emblématique d’un programme

de « développement culturel ». Les débats sont marqués en


France par les enquêtes de Bourdieu et la dénonciation

d’une confiscation de facto de l’établissement par les privi-

légiés de l’amour de l’art.

L’actuelle réorganisation des musées est à vrai dire moins

marquée par ce legs polémique que par des soucis inédits

(marketing et politique des publics) qui sont ceux du tou-

risme culturel international. Une « nouvelle muséologie »,

volontiers militante, présente les écomusées, les musées de

société et les musées mémoriaux comme autant d’alterna-

tives au modèle traditionnel tandis que triomphe, au sein de

grands musées d’art rénovés ou construits à grands frais, le

principe de l’exposition pour créer une « actualité ». Dans cet


espace d’échange – et de prédation pour ce qui concerne les
relations Nord-Sud –, les oeuvres s’inscrivent d’un contexte

à l’autre, souvent dénommées à partir du musée qui les

possède et les labellise. Enfin, les fondations multipliées de

musées d’art moderne, contemporain, ou actuel, prouvent

combien l’institution incarne toujours la légitimité du canon,

celui-ci fût-il élaboré ailleurs.

▶ Les musées témoignent des relations d’une société aux

autres mondes, exotiques ou disparus, comme aux repré-


sentations de mondes imaginaires : le discours de musée

est toujours un savoir sur l’autre qui permet de définir une


identité. En ce sens, chaque créateur de formes – et l’artiste

contemporain au premier chef – a été confronté à la nécessité


d’entrer au musée ou, au contraire, d’y échapper, en tout cas
de répondre à son autorité.

Dominique Poulot

✐ 1 Quatremère de Quincy, A., Considérations morales sur la


destination des ouvrages de l’art (1815), Fayard, Paris, 1989.

2 Valéry, P., « Le problème des musées » (Le Gaulois, 4 avril


1923), repris dans Pièces sur l’art (1934), in OEuvres, t. II, Gal-
limard, Paris, 1960.
Voir-aussi : Bennett, T., The Birth of the Museum : History, Theory,
Politics, Routledge, Londres, 1995.
downloadModeText.vue.download 715 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

713

Haskell, F., Saloni, Gallerie, Musei e loro influenza sullo svi-


luppo dell’arte dei secoli XIX e XX, Actes du XXIVe congrès CIHA,
Clueb, Bologne, 1982.

Impey, O. R., et Macgregor, A. G. (éds.), The Origins of Mu-


seums, Asholean Museum, Oxford, 1985.

Poulot, D., Musée, nation, patrimoine, 1789-1815, Gallimard,


Paris, 1997.

MUSIQUE
Du latin musica, du grec mousikè, « art des Muses ».

ESTHÉTIQUE

Un des arts majeurs qui a pour matériau le son, mais


dont la portée définitionnelle a largement dépassé le
domaine de l’art et de l’esthétique tout au long de son
histoire.

Englobant originellement le chant et la poésie, la musique


s’est ultérieurement détachée de sa relation au domaine sé-
mantique pour devenir, plus globalement, l’art des sons. Elle
apparaît dès lors dans la duplicité de sa nature, traduisant
une forme de tension qui ne s’est jamais démentie jusqu’à
nos jours.

Avec Apollon ou Orphée, elle tend vers l’harmonisa-


tion des éléments, la conciliation des forces contraires et
la modération. Elle favorise la catharsis et participe de la
dimension de l’éthos. Pourtant, liée à la présence de Diony-
sos ou de Bacchus, la musique se fait également la complice
de la fête orgiaque, du déchaînement des sens, du pathos.
Inscrivant son jugement dans le sens d’une telle dualité,
Platon s’inquiète des pouvoirs de la musique sur l’âme, tout
en l’inscrivant par ailleurs dans l’éducation comme une dis-
cipline fondamentale, estimant par exemple que la pein-
ture ou la fabrication est régie par les mêmes lois que le

rythme musical 1. L’art des sons n’était pas seulement une


part de l’instruction artistique, mais il était considéré comme
un devoir, avec les implications morales que cela sup-
pose. Selon la conception antique reprise au Moyen Âge,
la musique faisait partie des sept arts libéraux, qui repré-
sentaient l’ensemble des arts et des sciences humaines : la
grammaire, la rhétorique et la logique, concernant l’art de
la parole, formaient le trivium, tandis que les quatre autres,
arithmétique, géométrie, musique et astronomie, liés à la
science des nombres, constituaient le quadrivium. Considé-
rée comme le plus immatériel de tous les arts, la musique
apparaissait comme un puissant moyen d’ascèse, utilisé plus
particulièrement par les sages de l’Antiquité pour atteindre,
par-delà la beauté des sons et l’harmonie des rythmes, la
plénitude du silence.

À la suite des théories des pythagoriciens et de Platon,


le traité De institutione musica, conçu au VIe s. par le phi-
losophe latin Boèce, fait des proportions numériques le
phénomène générateur de la théorie musicale. Les propor-
tions spatiales de la géométrie et celles, temporelles, de la
musique répondent à une même nécessité intrinsèque. Ainsi
les phénomènes, tant visuels que sonores, fondés sur les
rapports numériques élémentaires, doivent-ils produire sur
l’esprit une impression d’ordre et d’équilibre d’où découle
un sentiment de plénitude et de concordance avec les lois
de l’univers. Boèce distingue trois catégories de musique :
– la musica mundana, harmonie qui préside au mouve-
ment des astres, à la succession des saisons, et qui sera
volontiers désignée comme musique des sphères. Le
terme doit se comprendre au sens que les Grecs donnent

à la notion d’harmonie : les rapports de l’échelle musicale


et non un hypothétique accord engendré par le mélange

des vibrations produites par les astres en mouvement ;

– la musica humana, qui concerne l’équilibre du corps et

de l’âme et vise un juste accord entre l’homme et le monde ;


– la musica instrumentalis, qui, au moyen de l’art et de ses

instruments, sert à imiter la nature.

La danse fait elle-même partie de la « musica », musique

destinée à être vue. L’entrecroisement d’activités considérées


aujourd’hui comme distinctes est telle qu’on lit, dans un ro-

man de J. Renart, qu’une dame se mit à chanter « de mains et

de bras », c’est-à-dire à danser.

Tout au long de l’histoire des idées, la musique continuera


à être explorée tout à la fois comme une science et comme
un moyen privilégié de sonder et d’exprimer l’âme humaine.

Avec le romantisme et le symbolisme, elle se révélera particu-


lièrement apte à traduire émotions et sentiments et à incarner

les multiples modalités du temps, dans ce que celui-ci peut


avoir de plus éphémère.

Depuis le début du XXe s., avec la remise en question de


l’ordre tonal qui avait régné depuis le XVIIIe s., les concep-
tions de la pensée musicale n’ont cessé de se diversifier,
jusqu’à donner l’impression d’un ébranlement de tout sys-
tème de valeurs pré-établi. Si certaines tendances, issues
de la méthode dodécaphonique inventée par Schoenberg et
du sérialisme, témoignent d’une quête de rigueur formelle
d’une haute complexité et restent attachées au phénomène
de l’écriture, d’autres, qui se servent des moyens de l’élec-

troacoustique, cherchent plutôt à tirer parti des ressources

des nouvelles lutheries et technologies en avançant une

approche plus physique et plus concrète du son. On assiste

donc aujourd’hui à la coexistence d’une pluralité de modes

d’approche de la notion de musique qui inclut toutes les

dimensions du sonore, de ses aspects les plus traditionnels –

avec une réactualisation des principes de la tonalité et de la

modalité, dont les fondements avaient été en grande partie

mis entre parenthèses par les mouvements d’avant-garde –


aux plus expérimentaux.

▶ Après avoir été longtemps considère comme l’« art de com-


biner les sons agréables à l’oreille », le domaine d’investi-
gation de la musique s’est peu à peu élargi et son champ
d’action s’étend de nos jours à l’ensemble des phénomènes

acoustiques, transgressant ainsi la discrimination entre les

sons de hauteurs déterminées, produits traditionnellement

par les instruments et les voix, et les bruits. En ce sens, le

compositeur E. Varèse rejoint volontiers la définition de la

musique avancée au XIXe s. par le physicien, chimiste et phi-

losophe H. Wronski : « la corporification de l’intelligence qui

est dans les sons ».

Jean-Yves Bosseur

✐ 1 Platon, République, III, 400-401, trad. R. Baccou, Flamma-


rion, GF, Paris, 1966.

Voir-aussi : Bosseur, J.-Y., Musique, passion d’artistes, Skira,


Genève, 1991.

Massin, B., et J. (dir.), Histoire de la musique occidentale,


Fayard, Paris, 1985.

Sabatier, F., Miroirs de la musique, la musique et ses correspon-

dances avec la littérature et les beaux-arts, 2 vol., Fayard, Paris,

1995.

! INTERPRÉTATION, MUSIQUE, OPÉRA


downloadModeText.vue.download 716 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

714

Comment la musique a-t-


elle été un objet privilégié

d’investigation

philosophique ?

Les relations entre musique et philosophie

s’ordonnent selon deux axes que la tradi-

tion philosophique associe dès l’Antiquité :

d’une part, la musique (harmonie, rythme

et mesure) est organisée selon des principes mathéma-

tiques qui occupent une place essentielle dans le champ

de la connaissance rationnelle ; d’autre part, elle exerce


une influence puissante sur l’affectivité humaine, qu’elle
peut s’attacher à dompter – témoin le sens de l’appren-
tissage de la danse dans la République de Platon. Ainsi,
selon Quintilien, « il faut pratiquer la musique et s’y
former à fond, parce qu’elle est la principale associée,
la principale compagne [...] de la philosophie » 1. Ces
deux dimensions ne sont pas étrangères l’une à l’autre,
ou simplement juxtaposées, même si on a l’habitude
d’opposer une tradition qui met l’accent sur le fonde-

ment mathématique de la musique et une réflexion


plus manifestement attachée au témoignage sensible
de l’oreille, inspirée d’Aristote. Au fondement des phi-
losophies anciennes de la musique se trouve l’idée que
les mêmes causes formelles déterminent le rapport des
sons et les affections morales : « Dans les rythmes et les
mélodies, il y a des imitations qui se rapprochent extrê-
mement de la nature véritable d’émotions telles que co-

lère et douceur, courage et modération, avec tous leurs


contraires, et les autres qualités morales. »2 Par exten-

sion, l’affirmation du statut métaphysique de la musique

repose sur l’idée (récusée par Aristote) que les mêmes

rapports mathématiques dont les effets s’éprouvent en

musique organisent tous les domaines de la création.

L’HARMONIE ET LA SCIENCE

L ’évolution du paradigme de l’harmonie est liée à l’orien-


tation pratique de plus en plus affichée dans les traités de
théorie musicale et aux changements qui affectent la place de
la musique dans la classification des sciences. Dans le qua-
drivium, qui fixe le programme d’une philosophie naturelle,
la musique est mise sur le même plan que l’astronomie ; elle
définit la discipline mathématique mixte subalterne à l’arith-
métique (science de la quantité discrète), qui donc en four-
nit les principes, de même que l’astronomie est subalterne
à la géométrie (qui s’applique à la quantité continue). À la
fin du XVIe s., plusieurs courants convergent pour rejeter le
statut métaphysique du nombre et considérer, avec les nomi-
nalistes, qu’il n’est qu’une abstraction de l’esprit, relative à
une réalité qui, seule, peut être reçue pour cause effective
des phénomènes entre lesquels on affirme une authentique
cognatio, une parenté, et non une simple affinitas. Il revient
à Kepler d’assumer pleinement ce réaménagement au terme
duquel la musique spéculative est fondée dans la géométrie.
De cette manière, il est possible d’expliciter, dans chaque
ordre, l’harmonie qui exprime la sagesse du Créateur, dont
l’entendement contient les archétypes des figures géomé-
triques.

Avec Beeckman, Galilée et Mersenne, la géométrisation de


la musique signifie surtout une mathématisation effective du
phénomène musical (réduit à la considération des hauteurs),
qui permet d’en rationaliser les propriétés élémentaires, en
particulier la théorie de la coïncidence des coups qui ex-
plique la consonance par le rapport des vibrations, et non
par les propriétés mystiques ou magiques des nombres et
des figures. L’orientation de ces traités devient pratique : pro-
duire les lois physico-mathématiques d’une correspondance
réglée entre les affectiones (les propriétés du son) et les affec-
tus (les passions) qui animent l’auditeur. La philosophie ne
s’applique plus à la musique dans le dessein d’y déchiffrer
une expression privilégiée de l’ordre du monde, mais pour
en expliquer les effets sensibles ; selon la définition typique
retenue par Descartes, « sa fin est de plaire, et d’émouvoir en

nous des passions variées » 3. Le fait de privilégier ainsi l’exa-


men des effets de la musique répond à des préoccupations
esthétiques et impose de comprendre la musique au sein
d’une anthropologie, qui comporte une théorie du langage.

La fin de la musique s’identifie, en effet, avec l’imitation et


la communication des passions, qui s’expriment d’une façon
privilégiée dans les inflexions de la voix humaine.

L’EXPRESSION DES PASSIONS

L es théoriciens de l’âge classique réfléchissent un mou-


vement initié au XVIe s., qui associe une critique de la
polyphonie franco-flamande et une promotion de la mono-
die accompagnée, liée à l’apparition de l’opéra. Ainsi se

trouvent unies l’exigence d’une élucidation (assumée par


Rameau au XVIIIe s.) des principes d’une harmonie fortement
structurée (qui libère ainsi les possibilités mélodiques) et
l’affirmation d’une subordination de la musique au poème

(et, d’abord, au livret d’opéra), qui constitue une première

expression de la passion. Monteverdi énonce cette seconde


exigence dans une formule essentielle qui, au fond, com-

mande les philosophies de la musique jusqu’à la fin du

XVIIIe s. : « Le texte doit être le maître de la musique et non

son serviteur. » Ce principe commande le célèbre lamento

d’Arianna, où Monterverdi affirme avoir retrouvé les prin-


cipes des Anciens sur l’imitation des affects. Les débats qui,
au siècle des Lumières, agitent les philosophes, engagent
précisément les conditions selon lesquelles il est possible
de réaliser une union intime de la musique et du texte poé-
tique. C’est ainsi que les attaques de Rousseau contre la
musique française culminent dans la discussion du fameux
monologue de l’Armide de Lully – « Enfin il est en ma puis-
sance » –, où la musique n’est pas si étroitement liée au
poème qu’il serait possible d’en saisir le sens sans recou-
rir aux paroles ; il s’agit là d’une sorte d’expérience cru-
ciale, qui dénonce le défaut de la musique française : « Si
l’on s’avisait d’exécuter la musique de cette scène sans y
joindre les paroles, sans crier ni gesticuler, il ne serait pas
possible d’y rien démêler d’analogue à la situation qu’elle
veut peindre ni aux sentiments qu’elle veut exprimer. » 4. Le
problème de la philosophie moderne, lorsqu’elle s’applique
à la musique, est donc de produire une anthropologie des
passions qui rende compte de leur manifestation privilégiée
dans le langage pour identifier, sur cette base, l’expression
musicale avec l’imitation des affetti définis dans le poème.
Comme le montre Rousseau, il appartient au récitatif de res-

tituer l’expression passionnée qui, en amont, anime le chant

comme la déclamation, autrement dit, de faire fond sur les


downloadModeText.vue.download 717 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

715

ressources potentiellement musicales dont une langue est


porteuse.

Aussi le problème esthétique majeur des philosophies de


la musique dans la seconde moitié du XVIIIe s. est-il de penser
l’expression musicale en évitant de la subordonner totale-
ment aux paroles et, plus largement, au modèle de l’imita-
tion, car les formes instrumentales (la sonate, en particulier)
se diffusent déjà depuis plusieurs décennies. Cette difficul-
té dépasse en réalité son inscription strictement classique,
puisqu’elle engage la définition de ressources « expressives »
proprement musicales, qui mériteraient le titre de symbole ;
la musique possède une syntaxe et une grammaire, mais,
comme le soulignera Lévi-Strauss, il lui manque l’équivalent
des mots. Il s’agit donc de penser, dans sa dimension expres-
sive, la spécificité du symbole musical qui, comme le montre

Langer 5, « s’autoprésente », au lieu que le symbole linguistique


ne vaut que comme renvoi vers ce qu’il désigne.

L’AUTONOMIE DE LA MUSIQUE

C omment la philosophie a-t-elle thématisé la spécificité


de l’expression musicale ? Cette question relève autant
de l’esthétique qu’à nouveau (et dans un premier temps) de
la métaphysique. D’un point de vue esthétique, l’idée d’une
autonomie de la musique impose qu’elle ne soit plus simple-
ment comprise à l’intérieur d’une hiérarchie des beaux-arts.
Comme l’atteste la contribution fondamentale de Schopen-
hauer, les autres arts objectivent, d’une manière plus ou moins
immédiate (ce qui permet de les hiérarchiser), la volonté, en
recourant à l’intermédiaire ou à la médiation que constituent
les Idées ; ils se fondent sur les forces en jeu dans le monde,
qu’ils représentent ou répètent. La musique, au contraire, ne
renvoie à rien de ce qui se représente dans le monde, mais
à la volonté elle-même : « La musique [...] est une objectivité,
une copie aussi immédiate de toute la volonté que l’est le
monde, que le sont les Idées elles-mêmes. [...] Elle n’est donc
pas, comme les autres arts, une reproduction des Idées, mais
une reproduction de la volonté au même titre que les Idées
elles-mêmes. » 6. Il en découle deux conséquences fortes.

D’une part, la musique est définitivement détachée du mo-


dèle de l’« imitation » des affections, qui prévalait depuis Mon-
teverdi, puisqu’« elle n’exprime jamais le phénomène, mais
l’essence intime, le dedans du phénomène, la volonté même.
Elle n’exprime pas telle ou telle joie, telle ou telle affliction
[...]. Elle peint la joie même, l’affliction même, et tous ces
autres sentiments pour ainsi dire abstraitement. » Dès lors,
Schopenhauer change l’objet privilégié des philosophies de
la musique ; l’opéra n’est plus qu’une forme dérivée de l’ex-
pression musicale : « On voit par là que les paroles du chant
et le libretto de l’opéra ne doivent jamais oublier leur subordi-
nation pour s’emparer du premier rang, ce qui transformerait
la musique en un simple moyen d’expression. » Cette position
s’accentuera dans les textes ultérieurs, où il sera établi que la

musique « se développe sans [le texte] beaucoup plus libre-


ment » ; elle « se meut librement dans le concerto, dans la

sonate et avant tout dans la symphonie, qui est sa plus belle

arène » 7. Les textes de Schopenhauer dépassent ainsi leur ins-


cription romantique pour dégager la possibilité d’une étude

formelle du beau musical, qui occupera Hanslick 8 quelques

années plus tard.

D’autre part, l’autonomie philosophique de la musique


passe par la reconquête d’une dimension cosmologique que
l’anthropologie des classiques avait provisoirement recou-

verte. Si la musique représente non point les Idées, mais la


volonté même qui les constitue, il faut considérer qu’elle se
trouve en quelque sorte mise sur le même plan qu’elles, selon
une parenté non phénoménale, mais bien ontologique : « Il
doit exister non pas une ressemblance directe, mais cepen-
dant un parallélisme, une analogie entre la musique et les
Idées, dont les phénomènes multiples et imparfaits forment
le monde visible. » 9.

LA MUSIQUE ET LE MYTHE

L e privilège accordé à la musique sur les autres arts (en


particulier, sur les arts plastiques) de viser la chose en
soi, la volonté en deçà de tout phénomène, s’accomplit,
avec Nietzsche, dans une portée métaphysique de l’oreille,
qui donne accès à l’être des choses : « La véritable musique
dionysienne se présente à nous comme le miroir de la
volonté universelle : l’événement qui se reflète en lui s’am-
plifie aussitôt pour notre sentiment jusqu’à devenir l’image
d’une vérité éternelle. » 10. L’intuition fondatrice n’est plus
une vision, mais le privilège de l’écoute, selon le témoi-
gnage de Schiller : « L’état qui prélude chez lui à l’acte poé-
tique ne consiste pas dans la vision d’une série d’images,
liées à un enchaînement rigoureux de pensées, mais bien
plutôt à un état d’âme musical. » 11. L’un des enjeux de la
Naissance de la tragédie est alors de dégager deux ex-
périences fondamentales de la contradiction à travers les
figures d’Apollon et de Dionysos. Apollon construit l’ap-
parence éternelle (l’image médiate), qui triomphe de la
souffrance de l’individu, tandis que Dionysos reproduit la
contradiction pour la résoudre dans un plaisir supérieur
(il atteint, dans la musique, l’image immédiate du vou-
loir ou son symbole) : « Il existe une violente opposition,
non seulement sous le rapport de l’origine mais aussi sous

celui de la fin, entre l’art du sculpteur, art apollinien, et

l’art non sculptural de la musique, qui appartient à Dio-

nysos. » 12. Ce fut la tâche de la tragédie attique de sur-


monter cette contradiction, dans une alliance où domine
Dionysos (où le choeur, donc, est déterminant). Nietzsche
dédie cet ouvrage à Wagner, parce qu’il pense que le
drame moderne assume la renaissance de l’art authen-

tique ; mais il reconnaît ensuite, dans le livret wagnérien,


le symptôme d’un renoncement maladif au pouvoir de la
musique : « La musique pure est la seule musique légitime
et la musique dramatique doit être aussi de la musique
pure. » 13. L’art de Dionysos s’oppose donc à une musique
simplement imitative, qui est liée à l’essor de la rationalité
scientifique : « Il nous faut [...] découvrir le point où l’esprit
scientifique entre en conflit avec la fécondité mythique de
la musique. » 14. L’interprétation nietzschéenne comporte
une dimension historique essentielle qui, par la négative,
dégage probablement la tâche contemporaine d’une philo-
sophie de la musique : l’esprit de la musique sous-tend le
mythe et se tarit lorsqu’il s’en retire ; mais il est sans doute
requis, pour penser les avant-gardes, de relire l’évolution
du langage musical comme une émancipation par rapport
à la pensée mythique.

VERS UNE EXPLICITATION

DU MATÉRIAU MUSICAL
L a question des rapports entre musique et philosophie au
XXe s. porte en effet, pour une bonne part, sur les condi-
tions d’une prise de conscience effective des possibilités du
downloadModeText.vue.download 718 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

716

« matériau » (qui se sont étendues d’une façon spectaculaire)


et sur les limites compositionnelles qui en découlent. Si l’on
considère, par exemple, que l’atonalité n’engage pas seu-
lement un certain régime des hauteurs, mais une nouvelle

façon de traiter les timbres, qui réalise une réforme de l’or-


chestration 15, alors il faut admettre que la rationalité moderne

et, plus précisément, les modèles mathématiques et les tech-

niques de traitement du signal jouent un rôle essentiel dans


l’enrichissement du matériau musical. La dimension critique
des philosophies de la musique consiste alors à montrer que
le compositeur n’est pas libre de choisir son matériau, car
celui-ci obéit à une logique historique et exerce une véritable
contrainte 16. Le progrès du matériau et l’affranchissement

par rapport aux conventions valent alors comme critères

pour apprécier l’oeuvre de Schoenberg (contre Stravinsky).

S’il est clair que la nature s’efface peu à peu devant le pro-

cessus d’Aufklärung que connaît le matériau, la rationalité

esthétique objective qu’Adorno appelle de ses voeux réclame


en même temps le moment d’une mimesis, d’une « affinité
élective entre connaissant et connu » 17 qui, au fond, désigne
l’épreuve du donné dans l’art.

ANDRÉ CHARRAK

✐ 1 Quintilien, La musique, livre III, chap. IX, trad. F. Duysinx,


Droz, Genève, 1999.

2 Aristote, Politique, VIII, 5, 1340 a, 16-25, trad. Tricot, Vrin,

Paris, 1987.

3 Descartes, R., Abrégé de musique, éd. nouvelle et trad. F. de


Buzon, PUF, Paris, 1987.

4 Rousseau, J.-J., Lettre sur la musique française, in OEuvres


complètes, Gallimard, Paris, t. 5, 1995.

5 Langer, S., Philosophy in a New Key : a Study in the Symbolism


of Reason, Rite and Art (1942), Harvard UP, Cambridge, 1979.

6 Schopenhauer, A., Le Monde comme volonté et comme repré-


sentation, livre III, § 52, trad. A. Burdeau, PUF, Paris, 1966.

7 Schopenhauer, A., Parerga et Paralipomena, dissertation III,


« Esthétique et métaphysique du beau », trad. A. Dietrich, Librai-
rie générale française, Paris, 1986.

8 Hanslich, E., Du beau en musique, « essai de réforme de l’es-

thétique musicale » (1854), trad. C. Bannelier, revue par G. Pu-

cher, Christian Bourgois, Paris, 1986.

9 Schopenhauer, A., Le Monde comme volonté et comme repré-


sentation, livre III, § 52, trad. A. Burdeau, PUF, Paris, 1966.

10 Nietzsche, Fr., La Naissance de la tragédie (1872), § 17, in

OEuvres philosophiques complètes, t. I, Gallimard, Paris, 1971.

11 Ibid., § 5.

12

Ibid., § 1.

13 Nietzsche, Fr., « Richard Wagner à Bayreuth », trad. G. Bian-

quis (1986), in Considérations intempestives (III &amp; IV),


Aubier Montaigne, Paris, 1976.

14 Nietzsche, Fr., La Naissance de la tragédie, § 17, in OEuvres

philosophiques complètes, I, trad. P. Lacoue-Labarthe, Gallimard,


Paris, 1977.

15 Dufourt, H., Musique, pouvoir, écriture, partie III, Christian

Bourgois, Paris, 1991.

16 Adorno, Th., Philosophie de la nouvelle musique (1949), trad.

H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Gallimard, Paris, 1962.

17 Adorno, Th., Dialectique négative, Payot, Paris, 1978.

! APOLLINIEN, DIONYSIAQUE, MUSIQUE, OPÉRA

MYSTIQUE

Du grec mustikos, « relatif aux mystères ».

GÉNÉR.

Ce qui relève d’une croyance religieuse cachée, inacces-


sible à la raison.

La mystique ouvre vers l’absolu, sans passer par des démons-


trations rationnelles, et ne peut être accessible au profane ;
elle peut désigner la spiritualité, ou l’individu capable de
percer les symboles permettant l’accès au divin. Le Pseudo-
Denys de l’Aréopage inscrit la mystique dans une théorie de

la révélation qui est une union à l’absolu, provenant de la

thématique néoplatonicienne de la conversion, et passant


par une contemplation qui dépasse à la fois le sensible et
l’intelligible. La théologie mystique de Denys symbolise Dieu

comme une ténèbre 1, que l’on retrouve chez Grégoire de


Nysse, mais fait également place à une théorie de la lumière
suressentielle. Associée à une théorie intellectuelle de l’illu-

mination par la connaissance, l’union mystique à Dieu est


comprise dans le cadre d’une noétique, par exemple dans la
mystique rhénane 2.

Didier Ottaviani

✐ 1 Pseudo-Denys, La théologie mystique, in OEuvres complètes,


trad. Gandillac, M. de, Aubier, Paris, 1943, pp. 177-184.

2 Libera, A. de, La mystique rhénane, Points-Seuil, Paris, 1994.

! CONVERSION, DIEU, RELIGION

MYTHE

Du grec muthos, « parole », « discours », « récit » ; en tant que narratif


et non vérifiable, il est volontiers opposé par Platon au logos, « argumen-
tation vraie ou vérifiable ».

PHILOS. ANTIQUE, ANTHROPOLOGIE

Récit imaginaire, transmis par la tradition, mettant en


scène des personnages (dieux, demi-dieux, héros) ayant

pour fonction d’incarner, de manière symbolique, des


forces naturelles, mais également des qualités physiques
ou morales, des facultés intellectuelles ou des notions abs-
traites. Le mythe est aussi, dans son usage philosophique,
l’expression allégorique d’une idée ou d’une doctrine
dont il autorise, parfois mieux que le discours rationnel, la

compréhension, en raison essentiellement de son pouvoir

évocateur.

Chez Homère, le terme muthos signifie le discours en géné-

ral. « Parole exprimée », muthos s’oppose à ergon, l’« acte

accompli » 1, et non à logos, dont il est synonyme. Dans le


Phédon, pourtant, Platon marque la différence entre muthos,

« récit inventé par le poète », et logos, « discours » 2. De manière

plus décisive encore, il oppose, dans le Timée, le récit forgé


au discours véridique 3. Histoire imaginaire racontée aux en-
fants 4, le mythe présente sans doute un intérêt pédagogique,
dans la mesure où il constitue un moyen d’inculquer des
principes moraux. Pourtant, même s’il comporte une part de

vérité, il reste avant tout un « discours faux » (pseudos) 5. Dans


une perspective similaire, Aristote rejette un type d’explica-
tion théologique des phénomènes de la nature et oppose
les mensonges des mythes aux démonstrations rationnelles 6.
Ces critiques ne doivent pas occulter, cependant, le rôle que
Platon et Aristote assignent au mythe dans le cadre de la dé-
marche gnoséologique. Procédé spécifique d’exposition chez
Platon, le mythe prend le relais de la dialectique et la para-

chève. C’est le cas, notamment, des mythes eschatologiques


downloadModeText.vue.download 719 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

717

comme le mythe d’Er, qui clôt la République 7, et du récit qui


marque la fin du Gorgias 8. Au livre I de la Métaphysique,
Aristote met en évidence ces caractères communs au mythe
et à la philosophie que constituent l’étonnement et la recon-
naissance de sa propre ignorance, soulignant ainsi le lien de
parenté qui unit philomuthos et philosophos 9.

Cette affirmation rejoint celle selon laquelle la poésie

tragique est « plus philosophique que l’histoire » 10 : défini

comme l’« enchaînement des actes accomplis » 11, le mythe

constitue l’intrigue de la tragédie, ce qui permet de voir en

elle une « imitation de gens qui agissent » 12, autrement dit

ce qui en fait la vraisemblance et fait que d’elle on peut ap-

prendre « à quel genre d’homme il arrive de dire ou de faire

quel genre de choses » 13.

Annie Hourcade

✐ 1 Homère, Iliade, IX, 443.

2 Platon, Phédon, 61 b ; cf. Protagoras, 320c3.

3 Platon, Timée, 26 e.

Platon, Sophiste, 242 c.

5 Platon, République, II, 377 a.

6 Aristote, Métaphysique, III, 4, 1000 a 18-21.

7 Platon, République, X, 614 a et suiv.


8 Platon, Gorgias, 523 a.

9 Aristote, Métaphysique, I, 2, 982 b 17.

10 Aristote, la Poétique, 9, 1451 b 5-6.

11 Ibid., 6, 1450 a 5.

12 Ibid., 3, 1448 a 19-29.

13 Ibid., 9, 1451 b 8-9.

Voir-aussi : Bollack, J., la Grèce de personne. Les mots sous le


mythe, Seuil, Paris, 1997.

Brisson, L., Platon, les mots et les mythes, Maspero, Paris, 1982.

Vernant, J.-P., Mythe et Pensée chez les Grecs, Maspero, Paris,


1965.

! FICTION, LOGOS

ANTHROPOLOGIE

Récit symbolique de nature sacrée, relevant d’un autre


temps que celui de l’histoire.

Par opposition à la fable, au conte ou à l’allégorie, qui sup-


posent une création imaginaire, le mythe relève de la vérité,
narrant des événements qui ont réellement eu lieu. Il met en

scène des personnages de nature divine dans un récit qui


évoque le temps de la fondation ou de l’origine : « le mythe
raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu
lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des “com-

mencements” » 1. Le temps du mythe, antérieur à celui des


hommes, est réactualisé de façon cyclique par les rites, qui

font réapparaître les actes mythiques, effectués par des héros

ou des divinités, dans la vie de la communauté. Dès lors, le


mythe ne peut être un objet de connaissance, mais doit être
vécu, sans cesse réitéré par des pratiques sacrées. Il livre
un savoir des origines, qui permet de comprendre l’état des

choses et de les maîtriser, d’entrer en communication symbo-


lique avec le monde. S’il se rapporte à des événements « pas-
sés », le mythe est cependant intemporel, dans la mesure où
il concerne aussi bien le présent que l’avenir, ce qui le place
à la fois dans la parole et dans le langage : reprenant la dis-
tinction saussurienne entre la langue (appartenant au temps

réversible) et la parole (temps irréversible), Claude Lévi-

Strauss identifie une troisième structure propre au mythe, qui

se caractérise par des unités constitutives qui, par ordre de


complexité, se situent au-dessus des phonèmes, morphèmes
et sémantèmes : les mythèmes. « Le langage, tel qu’il est uti-
lisé dans le mythe, manifeste des propriétés spécifiques. Ces
propriétés (...) sont de nature plus complexe que celles qu’on

rencontre dans une expression linguistique de type quel-

conque » 2. La pensée mythique primitive ne peut alors être

considérée comme une enfance de la pensée, qui serait dé-

passée par la science rationnelle, qualitativement supérieure.

En étudiant la structure des mythèmes, l’idée selon laquelle le

mythe n’obéirait pas à une logique ou à une continuité s’ef-

fondre : ils témoignent au contraire d’une grande complexité

et répondent à de nombreuses exigences de construction.


Lévi-Strauss dégage ainsi des structures permanentes propres
à tous les mythes, et qui permettent de comprendre leurs
ressemblances, en organisant les mythèmes selon un double
ordre de lecture : pour être raconté, le mythe s’organise de
façon linéaire, mais pour être compris, les mythèmes doivent

être groupés en colonnes, qui font apparaître des ensembles


cohérents valables pour tous les mythes. Le mythe apparaît

alors comme un système symbolique, mettant en rapport le

langage et la structure sociale. L’interprétation structuraliste

fait apparaître le mythe comme modèle de l’organisation des

hommes entre eux, et Georges Dumézil y met en évidence ce

qu’il nomme les « trois fonctions » (spirituelle, force physique

et fécondité) existant dans tous les groupements humains : les

fonctions souveraines et religieuses, les fonctions guerrières,


et les fonctions économiques. Ces fonctions correspondent

aux classes d’individus que sont les prêtres, les soldats et les
agriculteurs-éleveurs. Dans ses études de mythologie compa-

rée 3, s’intéressant aux mythes indiens, nordiques ou grecs, il

montre que tous se structurent selon ces trois fonctions, qui

définissent le rapport au sacré, la défense de la communauté

et la gestion de la nourriture. S’écartant des analyses structu-


ralistes, Bruno Pinchard inscrit le mythe dans la temporalité

vécue, ouvrant une méditation qui s’élève « plus haut que

l’espace et le symbole dans sa recherche d’un principe » 4,

découvrant que le symbole, qui semble structurer le mythe,


n’intervient en fait qu’après coup. Le mythe est espace des
désirs, forme du temps et des événements qui s’y produisent.

Didier Ottaviani

✐ 1 Éliade, M., Aspects du mythe (1962), Gallimard, Folio, Paris,

1988, p. 16.

2 Lévi-Strauss, C., Anthropologie structurale (1958), Plon, Agora,

Paris, 1985, p. 241. Voir aussi Mythologiques, (4 t.), Plon, Paris,

1964, 1967, 1968, 1971.

3 Dumézil, G., Mythe et Épopée I. II. III. (1968, 1971, 1973), Gal-

limard, Quarto, Paris, 1995.

4 Pinchard, B., Méditations mythologiques, Les Empêcheurs de

penser en rond, Paris, 2002, p. 197.

Voir-aussi : Vernant, J.-P., Mythe et pensée chez les Grecs (1965),

La Découverte, Paris, 1985.

! HISTOIRE, LANGAGE, LANGUE, ORIGINE, PAROLE


downloadModeText.vue.download 720 sur 1137
downloadModeText.vue.download 721 sur 1137

NAÏF

Du latin nativus. En anglais : naive : en allemand : naiv.

Notion à la fois esthétique et morale, la naïveté joue un rôle important


dans la naissance et la transformation de l’esthétique philosophique du

XVIIIe s.

ESTHÉTIQUE

Genre esthétique axé sur l’harmonie de la nature et de


l’art.

L’introduction de la notion de naïveté dans l’esthétique re-


monte à Bouhours, qui qualifie le français de « la plus simple
et la plus naïve langue » parce qu’il est économe d’ornements
et respecte « l’ordre naturel ». C’est « la langue du coeur ». Mais
si « toute pensée naïve est naturelle [...] toute pensée naturelle
n’est pas naïve » 1. La naïveté entretient un rapport avec le
spirituel. Wieland et Mendelssohn se sont tout particulière-
ment intéressés aux liens entre le naïf et le sublime. Selon
Mendelssohn, la naïveté du « caractère moral » réside « dans
la simplicité extérieure qui, sans le vouloir, trahit la dignité
intérieure » 2. De Wieland (Abhandlung vom Naiven [Traité
sur la naïveté], 1755) 3, Schiller reprend, dans son traité Sur
la poésie naïve et sentimentale (Uber naive und sentimenta-

lische Dichtung, 1795), non seulement le terme de naïveté

pour désigner l’harmonie spontanée de la nature et de l’art

mais aussi les notions de grâce et de belle âme, qui sont


l’expression de cette harmonie. La modernité, en revanche,
est « sentimentale », nostalgique, mais la restauration de la
simplicité révolue ne peut prendre qu’une forme résolument
moderne : celle de l’idéal, de l’esprit, de l’art, qui ont pris

la place de la simple nature. C’est en cherchant la nature, à


laquelle il a cessé d’appartenir, que l’homme moderne prend

conscience de la naïveté : « Le sentiment dont il est question

n’est pas celui qu’avaient les Anciens ; il ne fait plutôt qu’un

avec celui que nous éprouvons pour les Anciens. Ils ressen-

taient de façon naturelle, nous éprouvons le sentiment du


naturel » 4. Schiller reformule ainsi l’opposition entre l’imita-

tion de la nature et l’imitation des Anciens, et transforme ainsi


les termes de la Querelle des Anciens et des Modernes. Il

s’agit moins pour lui d’époques que d’attitudes esthétiques :

ainsi il compte Shakespeare et Goethe parmi les poètes naïfs.

Le génie se définit en effet par la « naïveté de sa disposition


psychique » 5. Loin de recommander quelque retour aux mo-
dèles anciens, Schiller entend montrer « la diversité des voies
par lesquelles les poètes anciens et modernes, naïfs et sen-

timentaux, progressent vers le même but » 6. Les uns comme


les autres sont les « conservateurs de la nature », mais « ou

bien ils sont nature, ou bien ils cherchent la nature perdue.


Il en résulte deux façons totalement différentes d’écrire » 7.
Prisonnier du monde artificiel de la civilisation (Kultur), c’est
par l’art et la représentation de l’idéal que l’homme moderne
peut réconcilier la nature et l’esprit. Tandis que la poésie

ancienne s’en tient à l’harmonie existante, la caractéristique


de l’art moderne est la tension vers l’infini. F. Schlegel, qui

donne de la littérature moderne la même définition et a pris

connaissance du traité avant même sa parution, radicalise

l’opposition entre la nature et l’idéal en lui substituant le


couple objectif / intéressant 8.

Gérard Raulet

✐ 1 Bouhours, D., les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Amster-


dam, 1708.

2 Mendelssohn, M., Über das Erhabene und Naive in den

schönen Wissenschaften (1758), in Ästhetische Schriften, éd.

O. F. Best, 1974.

3 Wieland, C. M., Abhandlung vom Naiven (1755), in Gesam-

melte Schriften, Berlin, 1916, t. I-IV.

4 Schiller, F., Über Naive und sentimentalische Dichtung, in Na-

tionalausgabe, Weimar, 1943 sq., t. XX, p. 431.

5 Ibid., p. 424.

6 Ibid., p. 458.

7 Ibid., p. 432.

8 Schlegel, F., Über das Studium der griechischen Literatur

(1796), in Kritische Ausgabe, éd. H. Behler et al., Paderborn,

Munich / Vienne, 1979 sq. ; Lyceums Fragmente (1797-1798),

t. II ; Athenäums-Fragmente (1797-1798), ibid. ; Fragmente zur


Literatur und Poesie (1797-1802), t. XVI.
downloadModeText.vue.download 722 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

720

! BELLE ÂME, CULTURE, DIGNITÉ, GÉNIE, GRÂCE, IDÉAL, INSTINCT,


INTÉRESSANT, SUBLIME

NARCISSISME

En allemand : Narzissmus, « narcissisme », par référence au mythe de


Narcisse.

PSYCHANALYSE

Formes et dynamiques de l’investissement libidinal du


moi : amour-propre, sommeil, orgueil, mélancolie, hypo-
condrie, mégalomanie.

Le terme, créé à la fin du XIXe s. au sein de la sexologie

psychiatrique pour désigner un nouveau type de perversion,


n’est adopté par Freud qu’en 1909, après son introduction en
psychanalyse par I. Sadger 1. Freud l’utilise d’abord 2 pour qua-
lifier le choix d’objet chez les homosexuels, puis il le décrit 3

comme une phase du développement sexuel intermédiaire


entre l’auto-érotisme et l’amour d’objet, dans laquelle le sujet
prend son propre corps comme objet d’amour. Après il ana-
lyse 4 la croyance à la toute-puissance des pensées (magie,
superstition, animisme) comme expression du narcissisme –
sa dimension agressive et meurtrière ainsi que l’impossibilité
de reconnaître autrui paraissent. Enfin, dans l’étude qu’il lui
consacre 5, le narcissisme se révèle comme une modalité uni-
verselle de l’investissement libidinal du moi, et s’ensuit l’hy-
pothèse d’une libido du moi qui détermine le choix amou-
reux et la formation des idéaux. En outre, les observations sur
le retrait de l’intérêt porté au monde, opéré dans le sommeil
et dans les « psychonévroses narcissiques » (psychoses), jus-
tifie la conception d’un narcissisme primaire préalable à la
connaissance des objets. Désormais l’investigation des figures
du narcissisme ne cessera plus : la notion de self (Hartmann 6,

Kohut 7, Winnicott8), le stade de miroir (H. Wallon puis La-

can), le paléo-narcissisme (Grunberger 9) en sont des avatars.

▶ La neurophysiologie explique que le nourrisson (pas de


myélinisation, connexions synaptiques non différenciées)
« saisisse le tout du monde comme une cohérence unique à
partir d’un point »4 en se croyant tout l’univers et son maître...
grâce aux soins inaperçus, qui pallient ses déficiences. La
nostalgie de cette infatuation précoce donne lieu tant à l’idéal
du moi qu’aux diverses figures de la toute-puissance et de
la « servitude volontaire » : chefs de horde, dieux des mono-
théismes, philosophies du solipsisme, etc., dont les ravages
sont à la mesure de la méconnaissance de la réalité extérieure

et psychique qui les fonde : narcissisme de vie, narcissisme

de mort 10.

Mauricio Fernandez

✐ 1 Sadger, I., « Psychiatrisch-Neurologisches in psychoanalytis-


cher Beleutung », Zbl.f.das Gesamtgebiet der Medezin und ihrer
Hilfswissenschaften, 1908, p. 54 ; « Fragment der Psychoanalyse
eines Homosexuelle », Jb.sex.Zwischenstufen 1908, 9, p. 339.

2 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 1905, Cf.


2e éd. 1910 ; G. W. V, Trois Essais sur la théorie de la sexualité,
Gallimard, Folio, Paris, 1968.

3 Freud, S., Psychoanalytische Bemerkungen über einen auto-


biographish beschriebenen Fall von Paranoia, 1911, G. W. VIII,
« Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de
paranoïa », in Cinq Psychanalyses, PUF, Paris, 1970.

4 Freud, S., Totem und tabu, 1913, G. W. IX, Totem et tabou,


Payot, Paris, 1965.

5 Freud, S., Zur Einführung des Narzissmus, 1914, G. W. X,


« Pour introduire le narcissisme », in la Vie sexuelle, PUF, Paris,
1969.

6 Hartman, H., « Comments on the Psychoanalytic Theory of

the Ego », in The Psychoanalytic study of the Child, 1950, vol. 5,


pp. 74-96, « Commentaires sur la théorie psychanalytique du
moi », RFP, 1967, vol. 31, no 3, pp. 339-366.

7 Kohut, H., The Analysis of the Self, New York, International


University Press, 1971, les Soi, PUF, Paris, 1974.

8 Winnicott, D.-W., « Ego Distorsion in Terms of True and False


Self » (1966), in The Maturational Process and the Facilitating
Environment, Hogarth Press, London, 1965, Processus de matu-

ration chez l’enfant, Payot, Paris, 1970.

9 Grunberger, B., le Narcissisme, essai de psychanalyse, Payot,


Paris, 1971.

10 Green, A., Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Minuit,

Paris, 1983.

! AMOUR, AUTRE, AUTRUI, IDENTIFICATION, IDENTITÉ, LIBIDO,


MOI, OBJET, PULSION

NATURALISME
Du latin naturalis, « naturel ». Français du XVIe s.

La référence à une nature est utilisée aussi bien par Aristote pour fonder
une norme sociale 1, que par des sophistes pour la mettre en cause 2. On
a pu alors accuser le naturalisme de faiblesse conceptuelle, puisqu’on
pouvait tirer d’une même prémisse des conclusions contradictoires.

GÉNÉR.

Doctrine consistant à expliquer l’ensemble de ce qui est

à partir de considérations naturelles, sans se référer à un


principe transcendant.

En refusant de considérer une autre forme de causalité que


celle issue de la nature, autonome, le naturalisme se rattache

à une attitude de pensée initiée par le matérialisme antique,

ainsi qu’à l’enseignement du positivisme. L’ensemble de la


nature est compris comme enchaînement de phénomènes,
et toute forme d’ontologie est rejetée au profit d’une ontique
stricte, qui s’écarte du finalisme ou de la métaphysique. Le
naturalisme n’est donc pas un courant historiquement identi-
fiable, et peut être appliqué aussi bien aux atomistes de l’anti-
quité qu’à Galilée, Hume, Darwin, Freud, ou à l’ensemble de
la science moderne. En biologie, le naturalisme ne donne à
l’homme aucun privilège ontologique, en faisant l’objet d’une
science naturelle qui l’étudié de la même manière les autres
choses. Kant accuse le naturalisme de n’être autre chose

qu’une misologie 3, qui ne laisse aucune place aux idées trans-


cendantales. Une telle accusation est cependant injuste, dans
la mesure où le naturalisme revendique l’utilisation stricte de
la raison. L’intelligibilité totale de la nature présupposée par

le naturalisme pose effectivement problème, mais, entendu


comme une méthode d’investigation non métaphysique, ou

comme un athéisme méthodologique, ce dernier permet de


comprendre la structure des révolutions scientifiques. Une
objection plus fondamentale pourrait être faite à cette mé-
thode, lorsqu’elle prend l’homme pour objet : elle met en
place un processus d’objectivation de l’humain, qui risque de
limiter ce dernier à sa dimension purement naturelle, permet-

tant la naissance des sciences humaines mais négligeant, dans

le même temps, de penser le phénomène non naturel de la


liberté ou la question de la personnalité.

Didier Ottaviani

✐ 1 Aristote, Politique, I, 5 et 6.

2 Platon, Gorgias, 483 a-484 c.

Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future, § 60, trad.

Guillermit, L., Vrin, Paris, 1986, p. 144.


downloadModeText.vue.download 723 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

721

Voir-aussi : Moscovici, S., Essai sur l’histoire humaine de la na-


ture, Flammarion, Paris, 1968.

! DARWINISME, ÉVOLUTION, ÉVOLUTIONNISME, FINALISME,


MATÉRIALISME, ONTIQUE, POSITIVISME, POSITIVISME LOGIQUE,
RÉDUCTIONNISTE

MORALE, POLITIQUE

Position (et non doctrine) interprétative commune à


des thèses diverses, selon laquelle toute norme et toute
culture ne sont, en dernière analyse, compréhensibles que
référés à une nature.

Les théories politiques antiques font usage du terme de « na-

ture » tantôt sous l’autorité d’une métaphysique, tantôt dans

le cadre des maximes d’un empirisme doxique : la nature est

alors moins un concept qu’un principe axiologique, et c’est


comme telle qu’elle intervient dans le champ politique.

Rousseau représente un tournant, dans la mesure où il


transforme cette nature valorisée en élément clé d’une opé-
ration théorique déterminée 1. La nature précédant la culture

n’a jamais existé : elle est une hypothèse de méthode qui


suppose une origine rationnelle des sociétés distincte de leur
commencement historique. Le naturalisme ne peut plus alors
être la quête d’un invariant infrasocial (cette quête est laissée
au genre mythique : le naturalisme littéraire), il devient la
méthode d’une philosophie politique qui dépouille de ses
sédiments historiques toute norme, artifice ou culture, pour

en dévoiler l’essence.

Ce naturalisme, comme usage archéologique ou généa-

logique 2 de la nature dans la pensée politique, retrouve en


fin de compte la physis, dans la mesure où il pense la nature

comme puissance et non plus invariant, comme une virtualité

dont toute construction culturelle constitue à la fois le déve-


loppement et la contradiction 3.

Sébastien Bauer et Laurent Gerbier

✐ 1 Rousseau, J.-J., second Discours, 1re partie.

2 Foucault, M., « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in Hom-


mage à Jean Hyppolite, PUF, Paris, 1971.

3 Mauss, M., « Les techniques du corps », in Sociologie et Anthro-


pologie, PUF, Paris, 1950.

! CULTURE, HISTOIRE, LOI, NATURE, NORME, POLITIQUE

ESTHÉTIQUE

1. École littéraire définie par Émile Zola autour de

1880. – 2. Doctrine esthétique qui se donne pour objet


l’étude objective des phénomènes humains en tant qu’ils
résultent de l’engendrement des processus vitaux et de
l’action du corps sur l’esprit. Par extension, toute produc-

tion artistique ayant pour méthode l’examen du corps, ses

déterminants et ses implications.

Le naturalisme est avant tout un courant littéraire qui a


regroupé des auteurs tels que Zola, Huysmans et Maupas-
sant. Fondée sur l’étude de l’être humain, selon une pers-
pective physiologique influencée par les développements de
la médecine expérimentale de Cl. Bernard et le positivisme
de Taine, l’esthétique naturaliste assigne une fonction scien-
tifique à l’art et plaide en retour pour une approche cau-
sale des oeuvres. Se réclamant de découvertes biologiques
récentes (évolutionnisme et lois de l’hérédité), l’expression
naturaliste cherche à en tirer toutes les conséquences pour
l’étude des phénomènes humains les plus complexes. Seul
l’art semble être en mesure de les représenter en conservant

toutes les nuances au sujet des interactions entre l’individu et


le déterminisme du « milieu ».
Le naturalisme apparaît donc comme une spécialisation
et un infléchissement du courant réaliste dans un sens phy-
siologique, tandis que celui-ci portait une attention toute

particulière aux dimensions de la réalité sociale. Au XXe s.,


l’actionnisme viennois offre par son cynisme un exemple

extrême de certains développements du naturalisme dans les


arts plastiques.

Mathieu Kessler

✐ Taine, H., La philosophie de l’art (1865), Fayard, Corpus,


Paris, 1985.

Zola, É., Le roman naturaliste (anthologie, éd. H. Mitterand), Le

Livre de poche classique, Paris.

Zola, É., Écrits sur l’art (éd. J.-P. Leduc-Adine), Gallimard, Tel,

Paris, 1990.

! NATURE, RÉALISME, SCIENTISME

MÉTAPHYSIQUE

Thèse selon laquelle tout ce qu’il y a dans le monde

appartient à la nature et s’explique par des processus

naturels.

Le naturalisme a deux volets : ontologique – tout ce qui est


appartient au domaine de la nature – et épistémologique – ;
toute explication authentique ne doit faire appel qu’à des

processus causaux naturels. L’un n’implique pas l’autre, car


un dualiste des substances peut inclure dans la « nature » des
entités telles que des substances spirituelles ou un Deus sive
natura spinoziste, que les sciences de la nature, de prime

abord, n’acceptent pas. La force de la thèse naturaliste dé-

pend donc de ce qu’on est prêt à accepter comme faisant


partie de la nature, et il y a autant de sortes de naturalismes
que de conceptions de la nature. Le naturalisme est aussi,
dans ses formes les plus fortes, la thèse selon laquelle le

monde ne contient pas de propriétés modales, telles que des


possibles, des essences ou des pouvoirs causaux. Il soutient,
alors, que la nature est seulement le domaine des faits que la
science de la nature peut décrire. Le naturalisme de Hume,
et de ses héritiers positivistes, qui réduisent toutes les vérités
à des vérités descriptives au sujet du monde réel, toutes les
causes à des régularités et toutes les valeurs à des projections
de notre psychologie, fait partie des formes les plus fortes de
la doctrine. La thèse naturaliste la plus radicale est le physi-

calisme, qui soutient que les seules entités qui existent sont
des entités physiques, ou des entités réductibles à des entités
physiques. Selon que l’on inclut dans la nature et dans l’ordre
causal des processus et entités biologiques, psychologiques,
sociales, etc., le naturalisme sera une thèse plus ou moins
accueillante. Mais on peut aussi dire qu’elle perd d’autant en

spécificité. Nombre de philosophes admettent un naturalisme

ontologique, mais rejettent un naturalisme épistémologique,


en soutenant que les propriétés mentales, en particulier, ne
peuvent se réduire à des propriétés physiques. Mais ce natu-
ralisme non réductionniste peut alors paraître si faible qu’en
un sens tout le monde peut être naturaliste. Le dilemme du
naturalisme n’est pas tant le dilemme kantien – comment ré-
concilier la nature et la liberté ? – que le dilemme entre une
conception si radicale qu’elle paraît fausse et une conception
si conciliante qu’elle apparaît triviale.

Pascal Engel

✐ Kim, J., Mind in a Physical World, Mass, MIT Press, Cam-


bridge, 1999.
downloadModeText.vue.download 724 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

722

! CAUSALITÉ, DUALISME, MONISME, NATURE, ONTOLOGIE,


PHYSICALISME, POSITIVISME, POSSIBLE

NATURE
Du latin nascor : « naître ».

GÉNÉR.

Principe interne de croissance d’un être et par exten-


sion, l’ensemble des êtres et réalités présentes dans le
monde et dont la production ne relève de rien d’humain.

Certains êtres ont en eux leur principe de mouvement.

D’autres le reçoivent d’un autre 1. Les vrais physiciens, selon


Aristote, qui est l’auteur de cette distinction, doivent avoir
compris qu’il y a nécessairement plusieurs principes, car le

mouvement est engendré par les contraires, par le passage

d’une forme à son absence : c’est le mouvement même de la


substance. Les principes sont trois : la matière, la forme et la
privation de forme. Aristote ne confond donc pas principe et
élément, ce faisant il hausse la notion de principe au concept
de matière qui manquait aux présocratiques. Dans le jeu des
principes, le sujet est ce qui ne change pas et supporte la
forme tout comme la privation de forme. Chez Platon, même
si un concept de matière déterminée par la nécessité apparaît
en plusieurs écrits platoniciens 2, la forme (idée) est dans une
opposition simple à la matière. La privation de forme n’est
pas distinguée de la matière et cette dernière ne peut jamais
engendrer un changement intelligible, parce que ce chan-
gement est lui-même défini par Platon comme pur devenir,
diversité, instabilité.

La réflexion sur les causes : l’apport de Boèce

La notion de nature étant équivoque, il est nécessaire, afin de


fonder clairement le discours, d’en déterminer logiquement

les différents sens. Boèce 3 (Ve s.) distingue plusieurs accep-


tions du terme, qui seront reprises dans la tradition médié-
vale. Dans son sens le plus large, il désigne « toutes les choses
qui sont » et qui peuvent être saisies par l’intellect. Le non-
être peut être signifié (nihil), mais n’a pas de nature. Dieu est
un cas particulier de cette définition, puisqu’il a une nature,
mais qu’elle ne peut être connue en elle-même. L’intellect
peut cependant l’appréhender selon un « certain mode »,
négatif, qui permet de dire de sa Nature qu’elle n’est pas cor-
porelle ou temporelle, bien qu’aucune affirmation positive ne
puisse être produite le concernant. Cette distinction de nature
permet de forger au XIIIe s. la double expression de nature
« naturante » (naturans), origine de tout ce qui est, et « natu-
rée » (naturata), résultant de l’acte créateur. Un sens plus
restreint de nature désigne les seules substances, intellec-
tuelles ou corporelles, ce qui permet de faire disparaître les
accidents de l’ordre naturel. Ainsi, le « blanc » ou le « grand »
ne sont pas des natures, faisant qu’il n’y a pas de « blanc »
en soi, mais seulement des substances blanches. De ce fait,
la nature désigne un ensemble de choses qui possèdent une
certaine permanence, que Boèce identifie comme « ce qui
peut faire ou qui peut pâtir », car les accidents n’agissent ni
ne pâtissent, mais sont au contraire des effets de l’action et de
la passion. Précisant ses distinctions, Boèce note que si l’on
restreint le terme aux substances corporelles, il faudra dire
que « la nature est le principe de mouvement par soi, non par
accident ». Ainsi, le feu est naturellement porté vers le haut,
et la terre vers le bas, ce qui permet de dire que, si un lit de
bois tombe, c’est parce qu’il est bois, et donc terre, et non

parce qu’il est lit : « d’où nous disons que le bois relève de la
nature, mais le lit de l’art ». Dire « le lit de bois » ne doit pas

masquer que, si « bois » est attribué à « lit » dans la proposi-

tion, c’est l’inverse dans l’ordre de la nature, car le « bois » est


accidentellement « lit », il aurait pu être « table ». « Il y a encore
une autre signification de “nature” : celle par laquelle nous

disons que la nature de l’or est opposée à celle de l’argent :

nous désirons alors indiquer le caractère propre des choses.


Ce sens de nature aura pour définition : “la nature est la dif-
férence spécifique informant chaque chose” ». Dans la défi-

nition précédente, la nature désignait la matière (bois), alors


que c’est ici en tant que forme que la nature est envisagée.
L’or et l’argent sont deux formes du métal, ils ont donc une
nature commune (métal) du point de vue de la matière, alors
qu’ils ont deux natures différentes et propres (or et argent) du
point de vue de la forme.

De la cause aux effets

Tout entière issue de la volonté de faire s’écrouler l’édifice

aristotélicien, la science moderne n’aura de cesse que de


critiquer l’idée de nature 4 grecque et latine, mais aussi de
modifier substantiellement la perception de la chose, deve-
nue phénomène. La nature cesse dès lors d’être présentée,
d’un point de vue dynamique, comme principe de mouve-
ment, mais elle devient un système de mouvements conçus
comme des effets réguliers qui doivent pouvoir être décrits
par des lois : l’ordre et la mesure épuisent, dans le phéno-
mène, ce qui le faisait agir comme une cause ou comme un
sujet. Lorsque dans le corpus aristotélicien et médiéval on
percevait encore l’ambivalence de la notion de nature comme

l’ensemble de tout ce qui est, pouvant désigner aussi bien le


créé (natura naturata), le Créateur (natura naturans), ou

encore l’essence des choses (natura, parfois ratio), il semble


que l’on ne soit plus désormais en relation avec cette na-

ture totale, mais avec la simple idée d’un enchevêtrement de


rapports rationnels. Ce que la pensée moderne de la nature
produit de réellement neuf, c’est l’hypothèse d’une nature
rationalisée, maîtrisée (certains diront : domestiquée) et brus-
quement livrée à une maîtrise scientifique et technique qui

en épuise les ressources. La nature productrice et motrice qui


transparaissait dans la définition aristotélicienne devient une
chose à qui l’on applique en retour le principe moteur exté-
rieur de la tekhnè. Ce renversement opère un déplacement
conceptuel dont la synthèse sera donnée par Kant.

L’idée de nature

L’approche kantienne de la nature peut être envisagée selon


deux perspectives. Du côté de la production, d’une part, Kant
met en relation, classiquement, l’art et la nature. Il intervient
ainsi dans un débat qui est ouvert, à ce qu’il nous semble,
par l’identification cartésienne de la nature et de l’art. Cette
identification est rendue possible par le dévoilement d’une
commune essence mécanique des « choses » produites dans
l’un et l’autre champ :

« Comment on peut parvuenir à la connaissance des fi-


gures, grandeurs et mouuemens des corps insensibles [...]. Et
par après, lors que j’ay rencontré de semblables effets dans
les corps que nos sens aperçoivent, j’ay pensé qu’ils auoient
pu estre ainsi produits. Puis j’ay creu qu’ils l’auoient infailli-
blement esté, lorsqu’il m’a semblé estre impossible de trouuer
en toute l’estenduë de la nature une autre cause capable de

les produire. A quoy l’exemple de plusieurs corps, compo-


downloadModeText.vue.download 725 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

723

sez par l’artifice des hommes, m’a beaucoup seruy : car je


ne reconnois aucune différence entre les machines que font
les artisans &amp ; les diuers corps que la nature seule com-
pose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de
l’agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instru-
ments, qui, devant auoir quelque proportion avec les mains
de ceux qui les font, sont tousjours si grands que leurs figures
et mouuemens se peuuent voir, au lieu que les tuyaux ou
ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinai-
rement trop petits pour estre apperceus de nos sens. Et il est
certain que toutes les règles des Mechaniques appartiennent
à la Physique..., en sorte que toutes les choses qui sont artifi-
cielles, sont avec cela naturelles. » 5.

Cette affirmation cartésienne, qui artificialise moins la na-

ture qu’elle ne naturalise la technique, permet chez lui l’appli-

cation de modèles mécaniques à la connaissance des corps

complexes, organisés, que la nature produit. Le réfèrent

mécanique est pertinent, il fournit des images commodes et

performantes parce que précisément Descartes s’est assuré

de la détermination commune de la nature et de la technique

par les règles des mécaniques. On ne sait pas au juste quelle


peut être l’esthétique cartésienne que Descartes ne donne

pas dans ses textes, mais d’un certain point de vue, l’esthé-

tique associée à l’époque classique – en général – ne contre-

dit pas l’idéal d’une assimilation de l’art (et singulièrement

des beaux-arts) à la peinture du vrai (celui de la nature tout

comme celui des sentiments. Cette collusion de la nature et

de l’art repose en son fond sur la croyance en une formation

ou information de la nature par une somme de règles aux-

quelles notre esprit peut accéder s’il parle le langage qui est

celui de la nature : la langue de la proportion, de la mesure

ou de la relation adéquate (on sait depuis Il Saggiatore, de

Galilée, que cette langue commune à la nature et à l’art pro-

prement humain est la mathématique). L’imbrication de la na-

ture et de l’art culmine dans le rationalisme de Leibniz, chez


qui les productions de la nature sont machines autant que

les machines produites par l’homme, à cette seule différence

que dans la chose naturelle, le modèle machinal se reproduit

jusque dans les parties infimes de la matière. D’une certaine


façon, le schème machinal est le ressort de la construction de

l’organisé et du complexe chez Leibniz. La philosophie de

Leibniz règle l’organisation du naturel au moyen d’un débor-

dement inédit du schème mécaniste :

« Je suis le mieux disposé à rendre justice aux modernes,


cependant je trouve qu’ils ont porté la réforme trop loin,
entre autres en confondant les choses naturelles avec les

artificielles, pour n’avoir pas eu d’assez grandes Idées de la

majesté de la nature. Ils conçoivent que la différence qu’il


y a entre ses machines et les nôtres, n’est que du grand au
petit. Ce qui a fait dire depuis peu à un très habile homme,
qu’en regardant la nature de près, on la trouve moins admi-
rable qu’on n’avait cru, n’étant que comme la boutique d’un
ouvrier. Je crois que ce n’est pas en donner une idée assez
juste ni assez digne d’elle, et il n’y a que notre système qui
fasse connaître enfin la véritable et immense distance qu’il y
a entre les moindres productions et mécanismes de la sagesse
divine, et entre les plus grands chef-d’oeuvres de l’art d’un
esprit borné ; cette différence ne consistant pas seulement
dans le degré, mais dans le genre même. Il faut donc savoir
que les Machines de la nature ont un nombre d’organes véri-
tablement infini, et sont si bien munies et à l’épreuve de
tous les accidents, qu’il n’est pas possible de les détruire.

Une machine naturelle demeure encore une machine dans


ses moindres parties [...] » 6.

Même s’il prétend séparer la nature de l’artifice bien mieux


que ne l’avaient fait les modernes (qui selon lui procèdent
par confusion : on reconnaît, en fait de modernes, le texte
même de Descartes), la différence incommensurable qu’il
introduit entre les choses qui relèvent de l’art et celles qui
relèvent de la nature est immédiatement subordonnée à un
schème mécanique commun. L’organique, pensé chez Des-
cartes par réduction aux machines ou au réfèrent mécanolo-
gique, est chez Leibniz pensé par extension et diffusion de
l’automatisme machinal à toutes les parties infimes du corps.

Kant a certainement médité cette critique que Leibniz fait


de la réduction de toute production au seul schème méca-
niste. Contre cette unité conceptuelle dont la mécanique est
porteuse au sein de la pensée classique dogmatique, unité
fallacieuse qui assigne en définitive à l’art dans son ensemble
(tekhnè, arts libéraux tout comme beaux-arts) la tâche de

retrouver, par l’usage des règles, le patrimoine naturel qu’il


ne cesse de viser, contre cette promotion inouïe du pouvoir
des mécaniques, Kant distingue immédiatement des régions
au sein de l’activité qui consiste à produire. Une différence
radicale et spécifique oppose ces « choses » dont l’affirma-
tion cartésienne avait laissé supposer qu’elle n’étaient que
la modalisation, par degrés, d’un même pouvoir poïétique :

« L’art est distingué de la nature, comme le faire (facere)


de “l’agir” ou “causer” en général (agere), et le produit ou
la conséquence de l’art, se distingue en tant qu’oeuvre Werk
(opus), du produit de la nature, [considéré] en tant qu’effet
Wirkung (effectus). En droit, on ne devrait appeler art que
la production par liberté, c’est-à-dire par un libre-arbitre qui
met la raison au fondement de ses actions. [...]. Il n’est pas
inutile de faire souvenir que dans tous les arts libéraux il faut
qu’il y ait une certaine contrainte ou, comme on le dit, un
mécanisme sans lequel l’esprit, qui dans l’art doit être libre et
qui seul anime l’oeuvre, n’aurait aucun corps et s’évaporerait
complètement (par exemple dans la poésie, l’exactitude et la

richesse de la langue ainsi que la prosodie et la métrique) » 7.

La dualité de l’art et de la nature (entendue comme source

de production dans laquelle manque une intention ou une vi-


sée libre) recouvre celle de l’opus et de l’effectum, c’est-à-dire
celle qui découpe au sein de la production, en général, une
région où la chose est produite au moyen d’une opération
réfléchie et une autre région où se déploie seulement une
causalité aveugle. Les distinctions successives par lesquelles
Kant parvient à cerner le champ restreint des beaux-arts sont
révélatrices de la façon dont il saisit l’art comme problème
au sein du concept général de « production ». En premier lieu
l’art est distingué de la nature, du point de vue de l’introduc-
tion d’un agent réflexif dans la simple causalité.

Dans le cadre de la philosophie post-hégélienne, dont


Marx est sans doute le représentant le plus éminent, l’échange
permanent et dialectique entre art ou faire humain et nature
se nomme le travail. C’est là retrouver le sens complet, pour
tout dire romain, de l’alma mater, que de dire que la nature
est à la fois ce qui permet la subsistance et engendre l’aliéna-
tion. Ainsi, pour faire contrepoids à la notion de nature qui
gît sous le quadrillage structural et inconscient de l’anthropo-
logie, il y a bien un concept de nature propre à la philoso-
phie. Ce concept suppose que la relation entre la conduite
d’une vie et la recherche de sa permanence ou de sa subsis-
tance soient consciemment posées comme une des dimen-
sions de la praxis humaine : qu’elle soit travail, aliénation
downloadModeText.vue.download 726 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

724

ou poiétique, une activité proprement humaine ne peut être


indifférente à la qualification et à la valeur qu’elle donne à
cette nature posée en face d’elle comme un espace où peut
être mise en oeuvre la domestication des forces naturelles, le
Gestell (mise à disposition) si décrié par Heidegger 8.

L’analyse désormais la plus répandue de la nature l’op-

pose de nos jours à une notion nébuleuse de « culture ». Il

semble que l’on cerne bien mieux la question de la phusis, ou

nature, lorsqu’on la rapporte à la catégorie générale d’« art »


ou de tekhnè. La nouveauté et la profondeur des analyses
de l’anthropologie structurale ont en effet conduit à brouiller
quelque peu l’apport original de la philosophie proprement

dite à ce débat. Il demeure vrai que la découverte d’inva-

riants structurels à l’oeuvre au sein des systèmes totémiques

montrent que les limites supposées entre nature et culture 9

ne sont pas à entendre selon la lecture simpliste du progrès

technique et des marqueurs traditionnels de la « civilisation ».

« La prohibition de l’inceste n’est ni purement d’origine


culturelle, ni purement d’origine naturelle ; et elle n’est pas,
non plus, un dosage d’éléments composites empruntés à la

nature et partiellement à la culture. Elle constitue la démarche

fondamentale grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout en


laquelle s’accomplit le passage de la nature à la culture. En ce

sens elle appartient à la nature, car elle est une condition gé-
nérale de la culture, et par conséquent il ne faut pas s’étonner

de la voir tenir de la nature son caractère formel, c’est-à-dire


l’universalité. Mais en un sens aussi, elle est déjà la culture,

agissant et imposant sa règle au sein de phénomènes qui ne

dépendent point, d’abord, d’elle » 10.

L’invariant permet d’élaborer un critère à partir duquel se


forme le procès de culture. Mais précisément, le concept de
nature, dans cette approche ethno-anthropologique, devient

inapparent et inopérant, réduit à la seule catégorie d’univer-


salité abstraite dans laquelle déjà se produisent les règles et
normes d’une culture. Or il n’est pas évident que ces nou-
velles approches de l’homme par les sciences dites humaines

réduisent au silence la réflexion philosophique sur la nature.

Car ce qui est en jeu dans la question de la nature, et qui ne


concerne pas directement l’analyse structurale, c’est la valeur

que l’on est en droit ou pas d’accorder à la praxis humaine.


Cette praxis n’est pas entendue ici comme une structure in-
consciente et fondatrice du fait humain radical, comme c’est
le cas dans les travaux de Leroi-Gourhan, mais bien comme
un faire humain revendiqué comme tel et qui contribue, par
contraste, à la définition déterminée des contours de la na-
ture. Par nature, ici, nous entendons donc une entité posée
devant la pensée et la praxis humaine, relation dans laquelle,
consciemment, se construit une idée de nature.

▶ La prégnance de cette question est particulièrement visible

dans les tentatives actuelles de personnification de la nature

ou des êtres naturels. L’écologie radicale, quoique d’une

façon qui est philosophiquement très dégradée, questionne

cette idée de nature en montrant qu’elle contribue à instau-

rer les mauvaises différences : sacralisation du sujet, compli-


cité d’une métaphysique du sujet et d’une technologie de la
dévastation des ressources naturelles, massacres d’animaux
au nom d’un progrès technique qui n’a de progrès que le
seul nom. Quels qu’en soient les excès, la critique écologique
rappelle avec force ce qui était indiqué de façon liminaire :
tout questionnement philosophique de la nature passe néces-
sairement par une opposition qui n’est pas seulement celle de

la nature à la culture, mais aussi et surtout celle de la phusis

à la tekhnè.

Fabien Chareix et Didier Ottaviani

✐ 1 Aristote, Physique, Livre II, Ch. 1, §§ 1-6. Trad. H. Carteron,

Les Belles Lettres, Paris, 1931.

2 Platon, Timée, trad. L. Brisson, GF, Paris, 1996, 52b.

3 Boèce, Contre Eutychès et Nestorius, trad. A. Tisserand, in

Traités théologiques, Garnier-Flammarion, Paris, 2000, pp. 67-

71. Ses définitions de la nature se retrouveront dans le De ente et


essentia de Thomas d’Aquin (L’Être et l’essence. Le vocabulaire
médiéval de l’ontologie, qui contient les traités de Thomas et
de Dietrich de Freiberg, trad. A. de Libéra et C. Michon, Seuil,

Paris, 1996).

4 Lenoble, R., Esquisse d’une histoire de l’idée de nature. Albin

Michel, Paris, 1969, pp. 150 et suiv.

5 Descartes, R., Quatrième Partie des Principes de la philoso-

phie, art. 203 (Vrin, Paris, reprise, vol. IX – Reprint de l’éd. Adam

et Tannery, Vrin, Paris, 1971).


6 Leibniz, G.W., Système nouveau de la nature, Garnier-Flamma-

rion, Paris, 1994, pp. 70-71.

7 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Vrin, Paris, 1989, § 43.

Heidegger, M., « La question de la technique », in Essais et

conférences, Gallimard, Paris, 1985.

9 Lévi-Strauss, C., Le regard éloigné, Plon, Paris, 1983, pp. 143

et suiv.

10 Lévi-Strauss, C., Les structures élémentaires de la parenté,

Mouton, Paris, pp. 28-29.

! ART, CULTURE, CRÉATION, DIEU, HISTOIRE, LIBERTÉ, LOI, MONDE,

MOUVEMENT, PHYSIQUE, TECHNIQUE

Traduction du grec phusis, le terme latin natura possède un ensemble


complexe de significations regroupant à la fois l’origine des choses, leur
naissance, le fait qui les génère, la réalité dans laquelle elles
surviennent,
et l’ensemble de ce qui est né. La pensée médiévale, fortement impré-
gnée par la conception augustinienne de la nature, n’échappe pas à la
complexité engendrée par la plurivocité du concept en question.

PHILOS. MÉDIÉVALE, MÉTAPHYSIQUE, THÉOLOGIE

1. Essence considérée comme principe d’action. – 2. En-

semble de tout ce qui est. – 3. Ordre nécessaire du devenir

du monde.

Définissant la nature comme « ce qui constitue un être dans

son espèce » 1, saint Augustin n’apporte pas de grandes mo-

difications au sens qui lui était donné dans la philosophie


ancienne. De ce point de vue, la notion de nature rejoint
celles d’essence et de substance « aussi, utilisant un mot nou-
veau dérivé du mot être, appelons-nous essence ce que la
plupart du temps nous appelons aussi substance ; de même
que les anciens, qui n’avaient pas ces mots, employaient pour
essence et substance le mot nature » 2, Dieu étant considéré

comme « une nature non pas créée, mais créatrice » 3. Il dis-

tingue ainsi trois types de natures : « Il y a une nature qui est

changeable selon le lieu et le temps. C’est celle des corps. Il

y a une nature qui n’est pas changeable si ce n’est du point


de vue du temps. C’est celle de l’âme. Et il y a une nature qui

n’est changeable ni par le lieu, ni par le temps. C’est Dieu » 4.

Cette compréhension antique de la notion de nature traver-


sera tout le début du Moyen Âge. Subissant des modifications
plus ou moins importantes, elle subsistera jusqu’à l’arrivée
des traductions latines des oeuvres de Platon et d’Aristote aux
XIIe et XIIIe s. Les explications de Boèce, notamment dans le
cadre des controverses christologiques 5, les commentaires
étymologiques d’Isidore de Séville 6, et les distinctions de Jean
downloadModeText.vue.download 727 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

725

Scot Erigène 7, sont autant d’étapes majeures de l’évolution de


la compréhension de cet aspect du concept de nature.

D’un autre point de vue, la nature peut également être


définie comme l’ensemble des phénomènes et des méca-

nismes de tout ce qui est. Comprise comme telle, elle n’oc-


cupe que peu de place dans la pensée d’Augustin. Elle y

est plutôt considérée d’un point de vue moral et religieux,

n’étant comprise ni comme fondement d’une physique, ni

comme principe de production et de changement des choses,

mais comme volonté divine. Elle est comme un livre écrit par

Dieu et par l’étude duquel la créature peut contempler son

Créateur. Le symbole de la nature comme livre divin aura

une portée fondamentale dans toute la tradition chrétienne,

car il ne s’agit pas d’une simple analogie mais d’un paral-

lèle fort. Toutes deux sont des livres émanant d’un seul et
même auteur, Dieu, et toutes deux sont un instrument de la
manifestation de son Esprit. Sa contemplation, tout comme

l’interprétation des textes sacrés, constitue une technique

herméneutique. Ce n’est donc pas dans sa seule consistance


ontologique que la nature trouve sa signification, mais bien
dans la possibilité qu’elle offre à l’homme de percevoir la

volonté de Dieu. Cet aspect de la compréhension du concept


de nature sera dominante jusqu’au XIIe s., notamment dans le
cadre des réflexions d’Isidore de Séville, de Pierre Damien,
ou encore, de Jean Scot Erigène.

L’un des aspects les plus remarquables de ce que l’on a


appelé la Renaissance du XIIe s., se rencontre dans le chan-

gement d’attitude à l’égard de la nature. Celui-ci est rendu

possible par l’arrivée de nouveaux textes en langue latine :

au premier plan le Timée de Platon, traduit par Chalcidius,

mais aussi plusieurs traités d’alchimie, de médecine, d’op-

tique, d’astronomie, d’astrologie, etc. La nature acquière

une consistance jusqu’alors inconnue en tant que principe

et pouvoir générateur. Ainsi, Thierry de Chartres 8 donne de

la Genèse une lecture purement physicienne où l’action de

Dieu se limite à la création des éléments et où le dynamisme

propre aux causes secondes suffit à expliquer l’apparition des

différents êtres par communication de la chaleur (cf. Solère,

p. 970), Guillaume de Conches qui comprend le monde

comme un organisme dans lequel les éléments sont en inte-

raction, Dieu étant « natura artifex »9 ou Guillaume de Saint-

Thierry qui propose une interprétation du cosmos comme

un tout vivant et organique 10. C’est dans ce contexte que la


physique va acquérir la dignité d’une science, préparant ainsi
à l’arrivée, au XIIIe s., des oeuvres de philosophie naturelle
d’Aristote.

La définition du concept de nature que propose Thomas


d’Aquin est, d’un point de vue ontologique, représentative de
la compréhension de cette notion par les auteurs du XIIIe s.
Elle est avant tout principe d’action : « On appelle également
cette essence forme, car la nature déterminée de chaque
chose est signifiée par la forme. On désigne aussi cela par
un autre nom, à savoir celui de nature [...], en tant que nature
dénote tout ce qui peut être compris par l’intellect de quelque
manière que ce soit. Car une chose n’est intelligible que par
sa définition et par son essence [...]. Cependant le terme na-
ture réfère plutôt à l’essence d’une chose, en tant qu’elle est
ordonnée à l’opération propre de la chose » 11. Si la plupart
des penseurs s’entendent autour de cette définition, bien des
distinctions vont naître au sein même de cette notion lorsque

celle-ci sera mise en rapport avec les concepts de grâce ou


de personne.

M.-A. Gesquière et Michel Lambert

✐ 1 Augustin, De mor. eccl. cath. 2, 2.

2 Ibidem.
3 Id., De Trin. XV, 1.

Id., Lettres, 18, 2.

5 Boèce, Liber de persona et duabus naturis, 1 : Natura quid sit.

6 Séville, I. (de), Étymol. 11, 1, 1.

7 Scot Erigène, J., De divisione naturae, I, 1, 441A.

8 Chartres, T. (de), Tract. De sex dierum operibus.

9 Conches, G. (de), Philos. I, 13.

10 Saint Thierry, G. (de), De erroribus Guilelmi de Conchis.

11 Aquin, Th. (de), De ente et essentia, I.

Voir-aussi : Grant, E., La Physique au Moyen Âge, VIe-XVe s., PUF,


Paris, 1995.

Koyama, C. (éd.), Nature in Medieval Thought : some Approaches

East and West, Brill, Leiden-New York-Cologne, 2000.

Solère, J.-L., art. « nature » in Dictionnaire du Moyen Âge, PUF,


Paris, 2002.

Zimmermann, A. &amp; Speer, A. (éd.), Mensch und Natur im

Mittelalter, W. de Gruyter, Berlin-New York, 1992.

! CRÉATION, DÉTERMINISME, DIEU, ESSENCE, MONDE, ORIGINE,


UNIVERS

PHILOS. MODERNE

Le XVIIe s. introduit une rupture fondamentale dans la re-


présentation de la nature. De l’Antiquité au Moyen Âge, ce

sont des critères esthétiques, moraux, religieux ou purement

sensibles qui guidaient sa compréhension : en somme, des

critères anthropocentriques. Désormais, par le détour de la

physique mathématique, l’esprit prétend accéder au point de

vue absolu, celui qui permet de comprendre et de refaire la

nature comme Dieu l’a conçue et créée. Galilée 1 le premier

conteste l’héritage aristotélicien et évoque une nature, de fait,

soustraite au finalisme anthropocentré, mais dont les intimes

principes sont, en droit, accessibles à l’intellect humain. « Le


livre de la nature est écrit en caractères géométriques ». Cette

nature n’est pas familière, ne se livre pas aux sens, elle est

pensée selon des principes. Descartes 2 écarte la « Déesse », la

« puissance imaginaire », pour réduire la Nature à « la Matière

même », purement géométrique, sans qualités, que Dieu crée

mais qu’il se contente de conserver dans des lois intangibles.

Le paradigme mécanique, seul, suffit à expliquer la figure du


Monde. La Nature, quantité de mouvements invariables régie
par un mécanisme universel, peut prendre toutes les formes
possibles, et passe donc par la forme du monde qui est le
nôtre 3, échappant aussi bien au hasard qu’aux causes finales.

Une recherche scientifique systématique est prônée, qui


rendra les hommes comme « maîtres et possesseurs de la
nature » 4, selon l’expression fameuse de Descartes. Dès le
début du siècle, l’Anglais Bacon dresse un programme systé-
matique d’exploration de la nature, qu’il soumet au pouvoir
politique. La science doit être collective et opératoire, fondée
sur des expériences pratiques, car « on ne triomphe de la
nature qu’en lui obéissant » 5. Il s’agit de « perfectionner la
nature » 6, de créer des « merveilles naturelles »7 profitant à
l’homme. La nature n’est plus dogmatiquement anthropocen-
trée ; dans son abstraction nouvelle, elle se tient à la disposi-

tion de l’homme. Aux yeux de Bacon, la voie techno-scienti-

fique ouvre même un chemin de rédemption après le péché


downloadModeText.vue.download 728 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

726

originel. L’homme a le devoir de renouer avec la Création en


contraignant la nature à satisfaire à ses besoins.

Alors que triomphe le mécanisme universel, s’élabore


dans la pensée de Spinoza 8 une conception de la nature qui
allie l’abandon du finalisme et une vision unifiée et sponta-
née de l’être. Le monisme spinoziste rejette en effet le dua-
lisme cartésien : étendue et pensée ne sont que des attributs
d’une substance unique, Dieu ou encore la Nature (Deus sive
Natura). La distinction n’est ici que verbale, Dieu étant cause
immanente de toute chose. En tant que Nature, Dieu est aus-
si bien puissance d’exister (Natura naturans) qu’ensemble
des existences déterminées (Natura naturata), donc égale-
ment matière. En tant que divine, la Nature est soumise à
un déterminisme strict qui régit aussi bien la pensée que la
chute des corps, et assure l’intelligibilité du réel. Dieu et la
Nature s’identifiant, il ne saurait plus y avoir de création ni de
modèle, à la façon du démiurge platonicien. Les existences
naturelles se produisent avec la même nécessité que Dieu se
produit lui-même.

Dalibor Frioux

✐ 1 Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde,


Seuil, Points, Paris, 1992. L’ouvrage paraît en 1632. Voir notam-
ment §§ 203, 540, 541.

2 Descartes, R., Le Monde ou Traité de la lumière, Garnier-Flam-


marion, Paris, 1988. Écrit de 1629 à 1633, le traité du Monde ne
paraît qu’en 1677.

3 Descartes, R., Les Principes de la Philosophie, III, 47.

4 Descartes, R., Discours de la méthode, VI.

5 Bacon, F., Novum Organum, aph. 3, PUF, Paris, 1986.

6 Bacon, F., Du progrès et de la promotion des savoirs, livre II,


Gallimard, Paris, 1991.

7 Bacon, F., La Nouvelle Atlantide, Garnier-Flammarion, Paris,


1995.

8 Spinoza, B., Éthique, I. Ouvrage posthume publié en 1677.

PHYSIQUE

Ensemble des processus réels, dont la rationalité fonde


analogiquement l’objectivation physico-mathématique.
Les lois de la nature sont le fondement de la physique
classique et de la relativité, mais la mécanique quantique
impose une révision des interprétations ontologiques.

La physique classique périme la phusis qualitative : ses


concepts quantitatifs s’identifient progressivement à une

classification naturelle 1. La relativité restreinte est réaliste :


le principe de relativité postule que les lois de la « nature »

sont les mêmes, quel que soit l’état du référentiel considéré 2.


L’horizon temporel (la finitude de c) manifeste l’antériorité de

la nature sur toute métaphysique de la simultanéité absolue :

il n’existe pas d’« instants vastes comme le monde » (Edding-

ton) 3. La relativité générale « désubstantialise » la nature : la


masse devient fonction de la vitesse (E = mc2), les champs

se substituent aux individus et aux forces. La relativisation


virtuelle des équations correspond à une détermination plus
précise des potentialités naturelles : « La Physique est plus
qu’une pensée abstraite, c’est une pensée naturée. » 4.

La mécanique quantique renonce à l’analogie entre me-


sures (fonctions d’ondes) et entités naturelles, car ces repré-
sentations ontologiques sont contingentes (onde ou cor-
puscule suivant le contexte expérimental). Le déterminisme
naturel concerne l’état d’un système de potentialités, et non
la localisation d’une réalité individuée dans l’espace-temps.
Les lois physiques paraissent provenir alors d’une nature
absurde 5, d’un effacement de l’opposition sujet-objet 6 ou de

catégories de l’esprit 7. La préindividualité quantique implique


de « modaliser », de distinguer et d’articuler, en fonction des
contraintes épistémologiques, potentiel et actuel : la micro-
physique n’objective pas seulement la nature, elle en actua-
lise les potentiels. L’intelligibilité de la nature est l’enjeu es-

sentiel de la (méta)physique.

Vincent Bontems

✐ 1 Duhem, P., La théorie physique, Vrin, Paris, 1993.

2 Balibar, F., Galilée, Newton lus par Einstein, PUF, Philosophies,

Paris, 1990.

3 Merleau-Ponty, M., La nature, Seuil, Paris, 1995, p. 153.

4 Bachelard, G., Études, Vrin, Paris, 1970, p. 24.

Feynman, R., La nature de la physique, Seuil, Paris, 1980.

6 Heisenberg, W., La nature dans la physique contemporaine,

Gallimard, Paris, 2000.

7 Bitbol, M., L’Aveuglante Proximité du réel, Flammarion, Paris,

1998.

! ÉVÉNEMENT, PHYSIQUE, QUANTIQUE

∼ NATURE NATURANTE / NATURÉE

PHILOS. MODERNE

Distinction spinoziste.

Spinoza distingue deux ordres de la nature, confondue avec


Dieu 1. La nature naturante est la substance infinie dans la-

quelle se produisent les modes finis qui forment la nature


naturée, c’est-à-dire l’ensemble des êtres naturels. Ainsi se
trouve expliquée la relation entre le principe d’engendrement
et le produit de ce principe dans le monde, conformément
à l’indétermination d’un concept général de nature entendu
comme une simple désignation du monde.

Fabien Chareix

✐ 1 Spinoza, B., Éthique, in OEuvres, éd. C. Appuhn, Garnier,


Paris, 1965.

∼ ÉTAT DE NATURE
Dans son usage politique, notion thématisée par Hobbes, puis reprise par

les philosophes et les juristes qu’on rattache à l’école du droit naturel

moderne.

PHILOS. DROIT, POLITIQUE

Situation où se trouveraient les hommes en l’absence

de pouvoir politique. On peut ajouter d’autres conditions


(absence de vie civilisée ou même de toute société entre
les hommes).

Pour F. Suarez et Grotius, l’état de nature était la situation de

l’homme privé de toute aide de la grâce divine : la fiction sé-

pare ce qui est naturel (l’éthique et la religion auxquelles on

parvient par la seule raison) et ce qui provient d’une interven-


tion surnaturelle de Dieu dans l’histoire (la religion révélée) 1.

Hobbes imagine la situation où se trouveraient des


hommes privés de toute organisation politique 2. Les hommes
ont toujours bâti des édifices politiques imparfaits. Pour
construire un État rationnel, et démontrer ainsi les principes
du droit politique, il faut faire place nette, dissoudre en pen-
sée la société politique.

La fiction et l’histoire

Pour Hobbes, les passions naturelles se manifestent dans


toutes les sociétés historiques, mais, pour démontrer le droit
downloadModeText.vue.download 729 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

727

politique, il faut écarter l’histoire : l’état de pure nature est


la situation fictive où tout lien de sujétion, même celui qui
existe entre l’enfant et l’adulte qui le protège, est éliminé.
Cela laisse libre cours aux désirs indéfiniment renouvelés, à

une compétition où chacun cherche à augmenter son pou-


voir en mobilisant à son profit le pouvoir d’autrui, à un état
d’hostilité qui détruit la société et la civilisation. De cet état
de guerre de chacun contre tous, Hobbes propose des images
approchées, empruntées à ce qui était à l’époque tenu pour
historique : le conflit entre Caïn et Abel, la situation des sau-
vages qui ne connaissent pas d’autre gouvernement que celui
de petites familles, la guerre civile, la « guerre froide » entre
les États.

Tout en reprenant cette conception de la démonstration


génétique du droit politique, Pufendorf 3, Locke 4 et Rousseau 5
modifient le rapport de la fiction à l’histoire. Pufendorf se
donne un homme privé de l’aide de ses semblables : ce qui
était pour Hobbes une conséquence de l’absence d’État (la
destruction de la civilisation) est intégré à l’hypothèse initiale.
Locke décrit une première phase de l’état de nature (le com-
munisme primitif), où le travail se réduit à la chasse et à la
cueillette. Rousseau imagine un homme proche de l’animal,
privé de tout commerce régulier avec ses semblables. Condi-
tion d’une découverte de la nature humaine débarrassée de

tout ce dont la civilisation l’a recouverte, l’état de nature

devient le point de départ d’une histoire hypothétique de


l’humanité.

Le droit naturel

Hobbes part des passions, de leur jeu étranger au bien et


au mal, et calcule ensuite les moyens et les règles (le droit
naturel, puis les lois naturelles) qui permettent de poursuivre
le jeu en toute sécurité. Pufendorf et Locke redonnent à la loi
naturelle son sens éthique et religieux : dès l’état de nature,
les hommes ont des droits, parce qu’ils ont des obligations
envers Dieu et envers leurs semblables. Rousseau juge la ré-
duction hobbésienne du droit naturel encore insuffisante. À

l’homme naturel, il enlève la pratique du calcul rationnel et


parvient à un être gouverné par sa sensibilité, dont l’humanité
(la capacité de choisir et de se perfectionner) est seulement
virtuelle.

État de guerre ou état de paix

Pufendorf et Locke cherchent à éviter la réduction de l’état

de nature à l’état de guerre, qui les contraindrait à accep-


ter l’idée d’une nature humaine étrangère à la moralité. Ils
doivent cependant accepter en partie la thèse de Hobbes :
sans risque de guerre, on ne voit pas pourquoi la loi naturelle
nous commanderait de créer des sociétés politiques. Il faut
donc admettre que la loi naturelle est impuissante devant les
passions quand ces dernières la contredisent ; par exemple,
lorsque l’appropriation privée des terres développe l’inégalité
(Locke).

Rousseau régresse en deçà de l’état de guerre, qui im-


plique toujours, comme chez Locke, la propriété privée et
les passions de l’homme civilisé : un être proche de l’animal,
incapable de prévoyance, sans relation durable avec ses sem-
blables, peut user ponctuellement de la violence, il n’est pas
avec eux dans un « état » permanent d’hostilité.

Jean Terrel

✐ 1 Sur le système de la pure nature chez F. Suarez, voir Lubac


H. (de), Surnaturel : études historiques, chap. 5, Desclée de

Brouwer, Paris, 1991. Pour Grotius, le Droit de la guerre et de la


paix (1625), II, chap. 5, § 9 et 15, trad. Barbeyrac (1724), Centre
de philosophie politique et juridique, université de Caen, 1984.
2

Hobbes, T., The Elements of Law Natural and Politic (1640), I,


chap. 14, Oxford University Press, Oxford, 1994 ; De Cive (1642),
chap. 1, trad. Sorbière (1649), Garnier-Flammarion, Paris, 1982 ;
Leviathan (1651), chap. 13, trad. Tricaud, Sirey, Paris, 1971.

3 Pufendorf, S. (von), le Droit de la nature et des gens (1672),


I, chap. 1, § 7 ; II, chap. 2, trad. Barbeyrac (1706), Centre de
philosophie politique et juridique, université de Caen, 1987 ;
les Devoirs de l’homme et du citoyen, trad. Barbeyrac, Centre
de philosophie politique et juridique, université de Caen, 1983-
1984.

Locke, J., le Second Traité du gouvernement (1690), chap. 2-5,


trad. Spitz, PUF, Paris, 1994.

5 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de


l’inégalité parmi les hommes, « Que l’état de guerre naît de l’état
social », in Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, OC, III, Gallimard,
Paris, 1964.

! DROIT, ÉTAT, GUERRE, HISTOIRE, HOMME, NATURE,


NATURALISME, PASSIONS, SOCIÉTÉ

La nature a-t-elle des

droits ?

Le sujet de droit est, selon la définition la

plus restrictive, un sujet capable de revendi-

quer ses droits, doué de pensée, de volonté

et de responsabilité, il voit, par le moyen

du droit, sa puissance étendue de son corps propre aux


objets (éventuellement naturels) dont il peut faire légi-

timement la preuve qu’il les possède. C’est l’existence

d’une sphère du propre, qui est au fondement de l’ap-

propriation puis de la propriété, le sujet – de pensée

comme de droit – parvenant ainsi à inscrire dans l’exté-

riorité les marques de ce qu’il possède et croit maîtriser

initialement : le moi. Si l’on s’en tient à cette approche

de la subjectivité qui mêle les déterminations de la ra-

tionalité et du droit, on ne voit pas très bien comment


on pourrait conférer à la nature, toujours extérieure à

elle-même selon l’approche classique, le moindre droit.


C ’est pourtant ce qui est en jeu lorsqu’on étend la défini-
tion du sujet de droit aux êtres qui ont la sensibilité et
la souffrance en partage. Les revendications actuelles d’un
droit pour l’animal 1 vont en ce sens en exigeant du droit qu’il
cesse de sanctionner le primat de la pensée qui pèse, décide
ou revendique. La question des droits de la nature ne saurait
être pensée qu’à l’intérieur de ce glissement qui transforme
la nature même du droit : d’objet de prescription ayant une
relation à l’obligation morale, il devient un simple règlement
qui énoncerait les interdits que ceux qui sont capables de les
comprendre observeraient face à ceux qui ne le peuvent pas.
Le droit ne serait plus la détermination perfectible des rela-
tions entre socios mais une improbable somme de règles de
bonne conduite à l’usage des relations entre les espèces. De
nombreuses difficultés surgissent, qui interrogent ce « droit »
que notre époque fait de plus en plus valoir comme la néces-
saire prise en compte d’une nature oubliée par le progrès
technique. En premier lieu, qui veillera à ce que tous les être
naturels respectent ce droit, lorsque le comportement alimen-
taire structure la nature en prédateurs et en proies ? Il n’y a
downloadModeText.vue.download 730 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

728

pas de justice naturelle, mais un équilibre d’ensemble qui


se soucie fort peu de savoir qui souffre, et comment porter
remède à cette souffrance.

L’IMPASSE NATURALISTE

N ul ne saurait méconnaître le profond ancrage dans la


pensée occidentale, des rapports entre nature et droit.

La doctrine de Thrasymaque 2, ou le discours de Calliclès,


dans le Gorgias 3, font, chacun en son propre genre, droit à
une pensée où toute puissance est affirmée fondée en na-
ture, contre l’institution de l’ordre politique dans lequel la
loi naturelle s’inverse et donne libre cours à une subversion

contre-nature. C’est par une même ruse que les faibles inven-
tent les lois, contre l’ordre naturel : « le malheur est que ce
sont, je crois, les faibles et le grand nombre auxquels est
due l’institution des lois » 4. C’est à une même représentation
de la nature que Nietzsche puise ses conclusions quant à
l’imposture de la connaissance et de ses lois dans l’opuscule
Mensonge et vérité au sens extra moral, inséré dans le Livre
du philosophe 5. La chose est remarquable dans la mesure où il
existe relativement peu de textes de Nietzsche où la « robus-
tesse » et la « force » renvoient explicitement à la nature. Ces
notions désignent plutôt, dans l’ultime philosophie, et en par-
ticulier dans certains passages rebattus de la Généalogie de
la morale 6, passages relatifs à la « brute blonde germanique »
le caractère audacieux du tempérament aristocratique, une
figure humaine où toute trace d’attachement naturel à la vie
et à sa subsistance se trouve reléguée à l’arrière-plan.
DROIT ET PUISSANCE

S elon un axe naturaliste, tout droit est dévolu, en son fon-

dement originaire, à la puissance naturelle. Si l’on analyse


attentivement les arguments déployés par Socrate dans le
Gorgias, il convient de dire que l’artificialisme des partisans
de l’État ne repose pas sur d’autres fondements que ceux du
naturalisme. Il s’agit en effet de bannir la puissance et la force
individuelles en construisant une totalité concrète, l’État, qui
par sa dimension collective démultiplie la force et peut ainsi
la faire valoir dans le jeu même des forces naturelles, comme
insurmontable. La contradiction de l’État repose ici dans le
fait que pour s’affranchir de l’ordre de la nature et construire
une entité politique dont les lois sont édifiées en vue du bien
commun (Calliclès dirait : en vue de protéger les plus faibles),
il faut effectivement construire une puissance mesurable se-
lon les critères mêmes de la nature. De ce point de vue,
la définition de la nature comme source du droit demeure
vraie, qu’on la prenne dans le contexte philosophique du
naturalisme, ou que l’on se trouve, au contraire, du côté des
philosophies du pacte social. On ne renverse l’ordre naturel
qu’en s’y conformant. Cette conséquence se trouve jusque
dans certains aspects de la philosophie politique de Spinoza.
Chacun entre en effet en société en conservant sa puissance
propre. C’est en effet de cette puissance individuelle qu’est
faite celle de la collectivité.

La nature ne saurait donc posséder des droits, puisque c’est


le mot même de droit qui puise toute sa signification dans
l’ordre d’une puissance naturelle qu’aucune convention ne
saurait effacer.

La perspective chrétienne permet de montrer toute l’ambi-


valence des rapports entre l’homme et la nature. La position
de l’Église catholique sur le sujet permet de nuancer cette
inférence. On trouve en effet dans la tradition chrétienne un

creuset d’inspirations contradictoires, dont il ressort tout à


la fois une certaine bienveillance pratique envers l’animal et
une hégémonie théorique de l’homme qui a, de l’animal, la
« gérance » (Genèse 2, 19-20 et 9, 2 : Dieu a laissé les animaux

à la « gérance » de « celui qu’il a créé à son image »), en tant

que figura Dei. Henry Salt 7, l’un des pionniers du droit pour
la nature, ne se prive pas, par exemple, de faire référence à
saint François : ce faisant il valorise un seul des enseigne-
ments de l’Église, celui de la bénignité, contre l’affirmation
du principe général de domination de l’homme, seul capable
d’accéder spirituellement à la Bonne Nouvelle. Le Septième
commandement entre en effet en dissidence avec ce principe
général, en lui opposant cet autre impératif selon lequel il
faut respecter l’intégrité de la Création. La notion de « bien

commun » de l’humanité, passée, présente et à venir (on sait


que l’humanité est solidaire en toutes ses générations succes-
sives, jusqu’à la Rédemption globale) est alors appliquée aux
plantes et aux animaux 8. L’ordre naturel, exprimé par l’ordre
des six jours (du plus au moins parfait : « un homme vaut plus
qu’une brebis », Matthieu, 12, 12.) qui place l’homme au som-
met de la hiérarchie des créatures est tempéré par la nécessité
de préserver intègre la Création elle-même. La bienveillance
à l’égard des animaux, commandée par le principe d’intégri-
té, est néanmoins sévèrement mise en cause par la tradition
vétéro-testamentaire. Ce qui est réglé en premier lieu, venant
en ce sens juste après les Lois mosaïques, c’est la propriété
des animaux, ainsi que ses règles invariables (Exode, 21 et
22. Voir aussi dans le Lévitique, 11, la définition des animaux
impurs et en 22 : 24 à 26, les « règles pour choisir les victimes
des sacrifices »). Le corps animal est en bien des rencontres,
au service du corps spirituel. La bénignité ne dément donc
pas une ferme et unilatérale relation d’ordre entre hommes
et animaux. Cette relation s’étend ainsi à la nature entière.

LA NATURE DES MODERNES :

DESCARTES ET L’ANIMAL-MACHINE

I l n’est donc pas philosophiquement raisonnable de tenir la


légitimité d’un droit de la nature qui méconnaisse, y com-
pris dans le cas épineux de l’animal doué de sensibilité, son
statut d’objet. L’urgence d’une protection de la nature a don-
né naissance à la notion parfaitement exacte de « patrimoine »
naturel. Le patrimoine est ce que l’on préserve et conserve. Il
n’est nul besoin d’exiger la refonte du droit pour parvenir à
cette fin, puisque le droit, n’étant pertinent que dans le cadre
d’une relation symbolique où tous les sujets sont impliqués
(le droit des contrats s’effondre sans cette notion de réci-
procité symbolique), ne peut pas se réduire à une simple
injonction de respect envers la vie. Dans cette affaire, une
approche sérieuse ne peut manquer de passer pour cruelle
envers les bêtes puisque, contrairement aux atolls ou à toute
autre forme d’écosystème érigé en patrimoine naturel, celles-
là peuvent manifester leur douleur. On se trouve ici dans le
même contexte que celui qui a fait passer Descartes pour le
grand contempteur de la vie, celui par qui le mal est arrivé. Le

mot de Descartes, « se rendre comme maître et possesseur de


la nature » 9, a été hâtivement assimilé à un acte d’expropria-
tion de la nature au profit de l’homme alors qu’il n’est qu’une
déclaration épistémologique.

Il convient de réinterpréter le modèle cartésien du vivant,


source putative de toutes les dérives de la sciences mo-
derne, comme plus déterminé par les exigences internes de
la science des corps que par la nécessité de penser l’unité
downloadModeText.vue.download 731 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

729

âme / corps qu’est l’homme comme première dans le monde.


Cette relecture permet de conclure que la maîtrise dont il est
question n’est pas en premier lieu une maîtrise technique du
monde, ou par suite une possession telle que celle que don-
nerait l’affirmation des droits naturels, mais plutôt l’invitation
à penser et à donner une meilleure connaissance du corps
en général, c’est-à-dire, de son corps en particulier. C’est de
ce type de conservation dont il est question ici : Descartes
n’est pas le chantre d’une science débridée qui ferait sienne
le slogan d’un assèchement du corps (devenu étranger au
monde de la vie), il invite au contraire à découvrir la puis-
sance propre du corps, il en sonde l’inépuisable complexité
et la richesse insigne. Posséder et conserver ici, c’est seule-
ment bien connaître pour bien vivre.

Ce n’est pas le texte de Descartes que l’on vise lorsque


l’on mécomprend son invitation à se réapproprier le corps,
qui forme toute la fin du Discours de la Méthode, mais
c’est le pré-texte d’une figure dont le mérite (ou le tort)
aura été d’incarner cette mécanique imaginative qui ouvre
en effet le vivant au regard scientifique en l’annexant aux
propriétés des corps en général. La vie n’est plus à penser
sous la forme magique d’une animation spontanée. Mais
elle n’est peut-être pas non plus, chez Descartes, la victime
de la science en marche. Le décalage chronologique entre
la promotion de la science des corps inanimés et celle des
corps animés montre bien que l’on est, dans les années
1640, au coeur d’une vaste entreprise d’expérimentation qui
ne prendra forme qu’au siècle suivant. Possédant des outils
limités, Descartes prend néanmoins le risque de l’unification
théorique, déplorant souvent le manque de connaissances
factuelles. Ce que la résurgence contemporaine du vitalisme
ne peut supporter, c’est paradoxalement la persistance de
postures mécanistes dans l’histoire de la biologie et de la
médecine. Ce qui demeure, c’est au fond ce principe unique
de conservation : tous les corps sont ouverts à l’investiga-
tion scientifique.

▶ Il est bien révolu le temps de Calliclès et de Gorgias, celui


où l’on pouvait agiter sous les yeux de Socrate la menace
d’une revanche de la nature : foulée aux pieds par l’art poli-

tique consistant à intégrer, au sens mathématique, les petites


forces individuelles de ceux qui avaient tout à craindre des
forces naturelles, toute légitimité est comme soustraite de la
puissance naturelle. La technique, prise en elle-même, n’in-
vite certes pas l’homme moderne à se défausser de toute
réflexion éthique sur le renversement théâtral subi par la rela-
tion de l’homme à la nature. Le problème des rapports entre
nature et droit est réapparu de nos jours, certes, mais cette
fois-ci avec la nature elle-même dans le rôle de requérant juri-
dique. Le faible que l’art politique doit désormais inclure dans

le contrat – dont Michel Serres voudrait qu’il soit « naturel » 10 –


c’est la nature elle-même, battue en brèche dans son pouvoir
nourricier, sans cesse contrée par la puissance productrice
de l’artifice technique, et finalement promise à une agonie
certaine sous les effets conjugués de la pollution, de la défo-
restation, de l’extinction des espèces ou des énergies non-re-
nouvelables. La science galiléo-cartésienne, qu’une tradition
tenace, nourrie par les imprécations vaticinantes de Heideg-
ger 11 et relayée par la dé-construction hâtive de quelques au-
teurs post-modernes, aurait pu nous faire haïr, ne saurait être
le point de départ d’une revendication absurde de droits pour
la nature. Soit on admet que le droit procède tout entier du
jeu originaire des forces naturelles, soit on décide de subjec-
tiver le droit au point de lui attacher une valeur proprement

humaine, irréductiblement liée à l’activité pensante. Dans ces

deux cas, l’idée d’un droit pour la nature est absurde, et il

convient, face aux menaces réelles ou supposées qui font des

ressources naturelles un patrimoine agonisant, de mener une

critique des politiques scientifiques qui ne soit pas la sempi-


ternelle rengaines des dé-constructeurs de science. Protéger,

déterminer une stratégie globale de sauvegarde écologique 12


n sont des programmes dont l’urgence ne justifie en rien la
création d’un « contrat naturel » ou d’un droit spécialement
ajusté à une nature érigée en sujet de droit. Thrasymaque
est devenu aujourd’hui inaudible, tant la revendication natu-
raliste, autrefois fondée sur la puissance de la nature, doit
prendre en compte son essentielle faiblesse.

FABIEN CHAREIX

✐ 1 Singer, P. et Cavalieri, P. (éds), The Great Ape Project : Equa-


lity beyond Humanity, Londres, 4th Estate, 1993 ; Regan, T., The

case for animal rights, Routledge, 1984.

2 Platon, République, Livres I et II. Trad. E. Chambry, Les Belles


Lettres, Paris, 1948.

3 Platon, Gorgias, trad. par A. Croiset, Les Belles Lettres, Paris,

1997.

4 Ibidem, 483b.

5 Nietzsche, F., Le Livre du philosophe, IIIe partie, Aubier Bi-


lingue, Paris, 1969.

6 Nietzsche, F., La généalogie de la morale, Première disserta-


tion, « Bon et méchant, Bon et mauvais », § 11, Gallimard, Paris,
1971 ; rééd. Folio, 1985, trad. I. Hildenbrand et J. Gratien.

7 Salt, H., Droits des animaux, Welter, Paris, 1914, p. 107.

8 Catéchisme de l’Église catholique, Vatican II, Mame / Plon,


Paris, 1992, § 2415, p. 597.

9 Descartes, R., Discours de la méthode, VIe partie, éd. Charles


Adam et Paul Tannery, Paris, 12 vols, et un suppl., Vrin, Paris,
1964.

10 Serres, M., Le contrat naturel, Françoise Bourin, Paris, 1990.

11 Heidegger, M., Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1986.

12 Chareix, F., « L’animal, entre personne et chose ? » in Revue de


Synthèse, 4 (oct.-déc. 1999) 4, pp. 511-544.

NATURPHILOSOPHIE

De l’allemand Naturphilosophie. Il est possible de traduire « Naturphi-


losophie » par philosophie de la nature, au risque cependant de ne
plus rendre la distinction Naturphilosophie – Philosophie der Natur. La
tra-
duction de Naturphilosophie par naturisme, utilisée par quelques auteurs
au XIXe s., ne semble plus utilisable. Aussi l’absence de traduction, que
nous signalons par la majuscule et l’italique, semble-t-elle la meilleure
traduction...

ONTOLOGIE, PHILOS. SCIENCES

Tentative visant à rendre compte de l’intégralité des


phénomènes naturels en les rapportant à des forces ori-

ginaires et à une polarité des forces. La Naturphilosophie


se caractérise tout à la fois par la substitution de modèles
chimiques et organiques au modèle mécaniste, par la vo-
lonté de rendre compte de l’être total de la nature et par

la remise en cause de la frontière rigide de la nature et de

l’esprit.

Schelling est le premier à employer systématiquement, à par-


tir de 1799, la notion de Naturphilosophie plutôt que celle de
philosophie de la nature. La puissante force intégratrice de

la Naturphilosophie schellingienne de l’époque a permis que

cette notion en vienne à désigner, au-delà de son oeuvre, l’un

des principaux programmes de recherche de la philosophie

et de la science allemande entre 1790 et 1820.


downloadModeText.vue.download 732 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

730

Les deux sources de

la Naturphilosophie

On considère généralement, à la suite de J. Hoffmeister, que

la Naturphilosophie trouve sa principale source d’inspiration

dans la vision du monde élaborée par Goethe et Herder.

En insistant sur la continuité de la nature et de l’esprit, en


voyant dans la nature l’extériorisation de forces gouvernées
par des polarités, en interprétant les différents phénomènes
comme une série de métamorphoses, ceux-ci définissent
indéniablement le cadre dans lequel se développera la Na-
turphilosophie. Mais cette Naturphilosophie n’existe sous sa
forme propre qu’après que cette influence se soit combinée
avec celle de la philosophie transcendantale de Kant et de
Fichte.

De Kant, plus encore que la théorie de l’organisme

proposée dans la Critique de la faculté de juger (1790), ce

sont sans doute les Premiers Principes métaphysiques de

la science de la nature (1787) qui jouèrent le rôle le plus

important. Dans la quatrième partie de cet ouvrage, Kant

expliquait en effet que la matière présuppose l’existence

de forces d’attraction et de répulsion. L’occasion lui était

ainsi donnée de fournir son fondement philosophique à la


gravitation universelle de Newton et d’opposer philosophie
mécaniste et philosophie dynamiste. De nombreux savants
et philosophes devaient ensuite partager l’ambition de
donner un fondement dynamiste non plus seulement à la
mécanique newtonienne, mais également à l’ensemble des
sciences de la nature. L’attention accordée aux hypothèses
kantiennes s’explique également par un contexte épistémo-
logique marqué par le développement de disciplines dont

l’objet est structuré par des polarités (étude des phéno-

mènes magnétiques, électriques et chimiques), et par la re-

mise en question des frontières disciplinaires des différentes

sciences de la nature qui est induite par la découverte de la

continuité des phénomènes mécaniques et chimiques (Ber-

thollet), électriques et magnétiques (OErsted), électriques et

chimiques (Volta), électriques et organiques (Galvani). La

propagation de la pensée dynamiste eut également pour

facteur déterminant la refonte fichtéenne de la philosophie


transcendantale. En dérivant l’intégralité des formes de la
pensée du conflit d’une force centrifuge et d’une force cen-
tripète dont la fluctuation définit l’imagination transcendan-
tale, les Principes de la doctrine de la science (1794) éta-
blissaient en effet les conditions de la transformation du
schème de l’opposition des forces en un schème explicatif
universel.

La synthèse schellingienne

Si Schelling joue un rôle décisif dans le développement de la

Naturphilosophie, c’est sans doute parce qu’il est le premier à


donner une fondation philosophique à la vision herdérienne

du monde en l’intégrant dans le cadre conceptuel de l’idéa-


lisme allemand et de la physique dynamiste. Il n’est donc
pas étonnant qu’à ses écrits puissent être rattachés tous ceux
dont le nom reste associé à la Naturphilosophie, que Schel-
ling se soit rapporté à eux à titre de source d’inspiration (les
travaux de Richter, Goethe, Kielmeyer, Eschenmayer, Baader
et Ritter sont mentionnés et discutés par lui), ou qu’il ait lui-
même joué le rôle d’inspirateur (pour OErsted et les différents

tenants de la physique dynamiste, pour Oken, Steffens et


Hegel lui-même).

À partir de l’Esquisse d’un système de philosophie de la


nature (1799), la Naturphilosophie schellingienne a pour
objectif d’expliquer la constitution de produits finis à partir
de la productivité infinie qui caractérise originairement la
nature. Elle s’oppose à la philosophie transcendantale par sa
dimension réaliste et métaphysique. Réaliste, elle l’est parce
que la nature est considérée en tant que réalité se posant
soi-même indépendamment de l’esprit, c’est-à-dire en tant
que réalité proprement physique, alors que la philosophie
transcendantale est par essence idéaliste. Métaphysique,
elle l’est parce que les principes de cette science ne sont
plus fondés par une analyse réflexive des formes subjec-
tives dans lesquelles l’être se donne à la pensée, mais par
une théorie spéculative des conditions objectives de l’être
comme nature. Entendue en ce sens, la « physique spécula-
tive » désigne un nouveau style de philosophie de la nature
que Schelling tentera de promouvoir dans son Journal de
physique spéculative (1800-1803). Il ne s’agit plus alors de
promouvoir une collaboration de la philosophie dynamiste
et des sciences de la nature, comme dans les Idées pour une
philosophie de la nature (1797), mais bien de substituer une
« philosophie spéculative » aux science de la nature. D’où
la mauvaise presse de la Naturphilosophie. Cependant, au
fondement même de la métaphysique qui conduit la phy-
sique spéculative à se substituer aux sciences positives, il y
a la volonté d’accueillir dans la spéculation le point de vue
théorique propre de la physique : la Naturphilosophie n’est
« rien d’autre qu’une physique, mais une physique spécula-
tive ». Schelling tente d’interpréter les résultats des sciences
positives dans un langage qui leur est homogène, en voyant
l’activité de la nature, et non pas l’activité de l’esprit, là où
la physique voit des forces naturelles. Si cet accueil du point
de vue théorique de la physique conduit paradoxalement à
une substitution de la spéculation aux théories physiques,
c’est parce que Schelling exige en outre que la philosophie
se livre à « une déduction de tous les phénomènes de la na-
ture ». On peut certes récuser cette exigence démesurée, qui
conduit à concurrencer les sciences positives sur leur propre
terrain. Mais ne faut-il pas admettre également qu’elle pro-
cède de la dénonciation bien légitime d’un défaut philoso-
phique trop répandu : se contenter des principes métaphy-
siques abstraits sans prendre la peine d’étudier la manière
dont ils s’appliquent au savoir qu’ils sont censés subsumer ?
Comme il l’explique lui-même en réfléchissant sur son évo-
lution philosophique passée, c’est dans sa Naturphilosophie,
là où il se mesure aux contraintes de la synthèse du savoir
empirique et à celles de la construction de l’intégralité des
phénomènes, que Schelling définit et illustre le mieux sa
propre exigence d’une rigueur philosophique tout à la fois
systématique et appliquée : « Nous avons dépassé, grâce
à la Naturphilosophie, la triste alternative d’une métaphy-
sique planant dans les nuées, dépourvue de base (les autres
nations ont raison de s’en moquer), et d’une psychologie
aride et stérile. »

Entre discrédit et renouveau

▶ La Naturphilosophie schellingienne eut au moins deux


prolongements majeurs : l’un philosophique, dans la Natur-
philosophie hégélienne, l’autre scientifique, dans la décou-
verte de la continuité des phénomènes électriques et ma-
gnétiques chez Oersted. Néanmoins, la modification rapide
downloadModeText.vue.download 733 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

731

de la culture scientifique de l’époque, ainsi que les excès


de l’école schellingienne, déjà dénoncés par Hegel dans sa
Phénoménologie de l’esprit (1807), devaient rapidement faire

sombrer la Naturphilosophie dans un discrédit durable. Il

faudra attendre une date récente pour que philosophes et


scientifiques exhument le projet d’un tel philosopher sur
la nature. Cette incertaine actualité de la philosophie de la

nature repose sur des motifs divers. Chez Thom et Largeault,

c’est surtout le refus de maintenir la philosophie dans un


rapport de réflexion méthodologique sur les sciences, la
réévaluation de la connaissance naturelle et du qualitatif,
ainsi que le thème goethéen de la « morphologie », qui sont
déterminants. Lorsque Deleuze évoque la nécessité d’une
philosophie de la nature, c’est au sens d’une philosophie
de l’immanence « où toute différence s’estompe entre la
nature et l’artifice ». Prigogine et Stengers considèrent quant

à eux que les sciences contemporaines renouvellent la


compréhension de la nature comme liberté et spontanéité,
en autorisant une « nouvelle alliance » de la philosophie et
des sciences. Il faut enfin mentionner les tentatives visant
à chercher dans une philosophie de la nature à même de

rendre compte de la totalité des phénomènes naturels et de

leur irréductibilité à la simple objectivité, le fondement phi-


losophique de l’écologie politique. Toutes ces tentatives se

heurtent à un même problème méthodologique fondamen-

tal : comment rendre compte philosophiquement de l’unité

de la nature là où les sciences de la nature voient différents


niveaux d’objectivité irréductibles les uns aux autres ? Parve-
nir à rendre compte de l’unité de la nature en évitant tout à
la fois le réductionnisme (la réduction du supérieur à l’infé-
rieur) et l’organicisme (la réduction de l’inférieur au supé-
rieur), tel était précisément, selon Hegel, la tâche à laquelle

la Naturphilosophie devait s’atteler.

Emmanuel Renault

✐ Ayrault, R., La genèse du romantisme allemand, vol. IV : En


vue d’une philosophie de la nature, Aubier, Paris, 1976.

Bonsiepen, W., Die Begründung einer Naturphilosophie bei


Kant, Schelling, Fries und Hegel, Vittorio Klostermann, Stut-
tgart, 1997.

Châtelet, G., Les enjeux du mobile. Mathématique, physique,


philosophie, Seuil, Paris, 1993.

Faivre, A., Philosophie de la Nature. Physique sacrée et théoso-


phie XVIIIe-XIXe s., Albin Michel, Paris, 1996.

Fischbach, F., et Renault, E., « Présentation », in Schelling, Es-


quisse d’un système de Naturphilosophie, Le livre de poche,

Paris, 2000.

Freuler, L., La crise de la philosophie au XIXe siècle, Vrin, Paris,

1997.

Gower, B., « Speculation in Physics : the History and Practice


of Naturphilosophie », in Studies in the History of Philosophy of
Science 3, 1973, pp. 301-356.

Gregory, F., « Kant’s Influence on Natural Scientists in the Ger-

man Romantic Period », in New Trends in the History of Science,

R. P. Wiser, et al., Rodopi, Amsterdam, 1990, pp. 53-72.

Hoffmeister, J., Goethe und der Deutsche Idealismus. Eine Ein-

führung zu Hegels Realphilosophie, Meiner, Leipzig, 1932.

Lacoste, J., Goethe, Science et philosophie, PUF, Paris, 1997.

Renault, E., « Naturphilosophie », in Dictionnaire d’histoire et


philosophie des sciences, D. Lecourt, PUF, Paris, 1999, pp. 674-
680.

Renault, E., « Les philosophies de la nature d’aujourd’hui et la


Naturphilosophie d’hier », in Hegel passé, Hegel à venir, H. Mal-
ler, Harmattan, Paris, 1995, pp. 29-53.

Renault, E., La naturalisation de la dialectique. Philosophie


de la nature et théorie des sciences chez Hegel, Vrin, Paris,
2001.
! DIALECTIQUE, FORCE, MATIÈRE, NATURE, ORGANISME,
PHYSIQUE, RÉALISME, SCIENCE

NÉANTISATION

GÉNÉR., PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE

Puissance proprement humaine qui s’oppose à la simple

positivité de l’être.

Par rapport à l’étant et à sa pure positivité, autrui, un autre


sujet, apparaît non pas comme un objet parmi les objets, mais
comme une conscience capable de me constituer soit comme
une simple chose, soit comme un sujet. L’être pur et positif,
l’en-soi, n’admet aucune fissure : plein de lui-même, il est
cette chose posée en face du pour-soi, ce vide constitutif
de la conscience par lequel advient la possibilité du choix.
Sartre, dans l’Être et le néant, place la faculté de néantisa-
tion au fondement de la liberté. Cette néantisation en retour
ne s’exerce pas seulement dans la relation de la conscience
aux choses, mais aussi dans l’intersubjectivité où chaque
conscience est aussi potentiellement une source de néantisa-
tion pour moi. C’est pour cette raison que le pouvoir consti-
tuant d’autrui possède quelque effectivité. De ce point de
vue toute conscience est un trou dans l’être. La néantisation

est le pouvoir propre de la liberté, c’est-à-dire la possibilité


d’une néantisation de l’être comme possibilité même de toute
qualification de l’être : « le pour-soi est l’être qui se détermine
lui-même à exister en tant qu’il ne peut pas coïncider avec

lui-même ». 1.

Fabien Chareix

✐ 1 Sartre, J.-P., l’Être et le néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 119.

! AUTRUI, EN-SOI / POUR-SOI, ÊTRE, LIBERTÉ, NÉGATION, NON-


ÊTRE, REGARD

NÉCESSAIRE

GÉNÉR.

Qui est tel qu’il ne saurait être autrement qu’il n’est.

Aristote définit le nécessaire comme ce dont le contraire est

impossible à concevoir 1. Versant ontologique de la nécessité


simplement logique, le nécessaire permet, dans la philoso-
phie classique, de déterminer des genres opposés de la véri-

té. Est nécessaire une vérité à laquelle s’attache une évidence


et une permanence per se. Si cette approche ne pose pas de
difficulté particulière dans le cas des vérités de raison issues
de la logique et des mathématiques, le nécessaire verse dans
le nécessitarisme lorsqu’il est prédiqué d’une notion ou subs-
tance individuelle. Quoi qu’il affirme que le contenu d’une
notion individuelle incline sans nécessiter, on ne voit pas très
bien quelle latitude est laissée à l’action libre dans les doc-

trines leibniziennes successives de l’harmonie préétablie puis


de l’harmonie universelle 2.

Fabien Chareix

✐ 1 Aristote, Métaphysique θ, 5 et suiv., trad. Tricot, Vrin, Paris,

1970.

2 Fichant, M., Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz,


PUF, Paris, 1998, pp. 160 et suiv.

! CONTINGENT, FUTUR, LOGIQUE, MEILLEUR (PRINCIPE DU),


NÉCESSITÉ
downloadModeText.vue.download 734 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

732

NÉCESSITÉ
Du latin necessitas, « nécessité ». En grec : anagkè.

Dans le mythe d’Er, Platon fait d’Anagke une déesse, mère des Moires
qui filent les destinées humaines 1. Cette association de la nécessité et
du destin est déjà à l’oeuvre chez les tragiques, comme Eschyle, qui sug-

gère que Zeus même est assujetti à la nécessité 2 ; ainsi que chez les
philosophes présocratiques, comme Héraclite, qui considère – selon le
témoignage de Simplicius – que tout change selon une nécessité fatale
(heimarmene anagke) 3, perspective qui sera plus particulièrement déve-
loppée par les stoïciens.

GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE

En un sens général, ce qui ne peut pas ne pas être ou


ce qui ne peut pas être autrement. 1. Au sens physique,

enchaînement causal en vertu duquel les phénomènes se

produisent de manière déterminée. – 2. Au sens méta-


physique, parfois synonyme de destin. – 3. Au sens moral,
contrainte. – 4. Au sens logique, enfin, caractère de ce qui
est universellement vrai.

Avec les atomistes, une conception de la nécessité de type

causal est à l’oeuvre. Démocrite considère que la cause de


toutes choses est le tourbillon qu’il nomme « nécessité » 4.

Toute idée de finalité est étrangère à la physique des ato-

mistes 5. Les atomes s’agrègent en fonction de leurs caracté-


ristiques de manière strictement mécanique et déterminée 6.

Dépourvue de finalité, une nécessité purement méca-


nique, pour Platon, ne saurait être principe d’ordre et engen-
drer un monde, ou cosmos : le Timée décrit le monde comme
un mélange de nécessité et d’intelligence, cette dernière, figu-
rée par le démiurge, sachant user de la nécessité pour pro-
duire le bel ordonnancement du monde 7.

La forme mythique en moins, c’est une articulation ana-


logue entre nécessité et finalité qu’on retrouve dans la phy-
sique d’Aristote : il reconnaît une forme de nécessité inhérente
à la matière, qui constitue une condition de la réalisation de
ce pour quoi une chose est faite. Par exemple, une scie pour
accomplir sa fonction doit être en fer 8. Mais la nécessité revêt
essentiellement une dimension téléologique, chaque être ac-
tualisant sa forme de manière déterminée. Pourtant, en raison

de l’existence de l’accident 9, le système d’Aristote n’est pas un


déterminisme sans faille. Dans le monde sublunaire subsiste
une part d’indétermination, laissant par conséquent une place
pour l’action humaine qui prolonge et complète, en quelque
sorte, la nature. En revanche, le premier moteur, principe de
tout mouvement, éternel et immobile, est nécessaire absolu-

ment 10. Le livre V de la Métaphysique propose une revue ex-


haustive des différents sens du nécessaire. Outre la nécessité
logique de la démonstration et la notion de nécessité vitale,
Aristote développe le sens premier de nécessité : contrainte,
« force » (bia), en l’opposant à l’« impulsion » (horme) et au
« choix réfléchi » (prohairesis) 11. Dans l’Éthique à Nicomaque,
il précise les aspects de l’acte accompli par contrainte, et met
l’accent sur son caractère involontaire et donc non suscep-

tible d’éloge ou de blâme 12.

C’est essentiellement en termes de conséquences morales


que se pose le problème de la nécessité chez les stoïciens.
Comme le souligne Cicéron, le destin, ordonnance et série
de causes, n’a rien à voir avec la superstition et semble, au
contraire, présenter toutes les caractéristiques d’une vision
déterministe de la nature 13. En aucun cas, cependant, il ne
s’agit d’une nécessité aveugle. La perfection providentielle du
monde justifie l’enchaînement prédéterminé des événements,
ainsi que son caractère cyclique (retour éternel). Comment
concilier ce monde avec la responsabilité morale ? Même s’il

assimile, selon certains témoignages, le destin et la nécessité

au sens causal 14, Chrysippe distingue clairement le destin de

la nécessité au sens de contrainte. Toute prise de décision


a pour cause prochaine une impression, mais la cause pre-

mière, décisive, de l’assentiment, est l’individu lui-même, son

propre caractère. Ainsi du cylindre, qui ne peut se mettre en

mouvement sans une poussée (cause prochaine), mais qui

roule en raison de sa propre nature (cause première) 15.

Annie Hourcade
✐ 1 Platon, République, X, 616 c-617 d.

2 Eschyle, Prométhée enchaîné, 514-518.

Heraclite, A 5 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gal-

limard, La Pléiade, Paris, 1988. Voir aussi Parménide, B 8, 30,

ibid.

4 Diogène Laërce, IX, 45.

Démocrite, A 66 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op.

cit.

6 Ibid., A 38.

7 Platon, Timée, 48 a.

8 Aristote, Physique II, 9, 200 a 10.

9 Ibid., Métaphysique XI, 8, 1064 b 15 et suiv.

10 Ibid., XII, 7, 1072 b 7 et suiv.

11 Ibid., V, 5, 1015 a 26-1015 b 2.

12 Ibid., Éthique à Nicomaque, III, 1, 1109 b 30 et suiv.

13 Long, A.A. &amp; Sedley, D.N., Les Philosophes hellénistiques,

2001, Paris, 55 L (t. II, p. 385).

14 Ibid., 55 M (t. II, pp. 385-386).

15 Ibid., 62 C (t. II, pp. 475-478).

Voir-aussi : Bobzien, S., Determinism and Freedom in Stoic Phi-

losophy, Clarendon Press, Oxford, 1998.

Chevalier, J., la Notion du nécessaire chez Aristote et chez ses


prédécesseurs particulièrement chez Platon, Alcan, Paris, 1915.

Duhot, J.-J., la Conception stoïcienne de la causalité, Vrin, Paris,


1989.

Greene, W. C., Moira, Fate, Good and Evil in Greek Thought,

Harvard University Press, Cambridge Mass., 1944.

Sorabji, R., Necessity, Cause and Blame, Perspectives on Aris-

totle’s Theory, Cornell University Press, Ithaca, New York, 1980.


! CAUSE, CONTINGENT, DESTIN, DÉTERMINISME, FATALISME,

FUTUR, HASARD, LIBERTÉ, NÉCESSAIRE, PROVIDENCE,

RESPONSABILITÉ

LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE

Qualité d’une proposition dont il n’est pas possible

qu’elle ne soit pas vraie, ou d’un état de choses dont il est

impossible qu’il soit non existant.

Une proposition est nécessaire si, selon la terminologie de


Leibniz, elle est vraie dans tous les mondes possibles. On
distingue aussi la nécessité épistémique – l’a priori – de la
nécessité métaphysique et de la nécessité physique, que

Leibniz distinguait encore de la nécessité morale, relative au

choix divin des possibles. La métaphysique aristotélicienne

et traditionnelle admet des propriétés nécessaires des subs-

tances, ou essences, alors que l’empirisme et le positivisme

ne reconnaissent que des nécessités verbales.

▶ Dès l’Antiquité, les philosophes divergent quant à l’inter-


prétation des modalités. La logique modale contemporaine
permet de maîtriser la sémantique d’opérateurs modaux
comme « nécessaire », mais la question fondamentale reste

celle de savoir si la nécessité s’applique à des choses ou à


downloadModeText.vue.download 735 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

733

des propositions, ou, en terminologie médiévale, si elle est


de re ou de dicto.

Pascal Engel

✐ Plantinga, A., The Nature of Necessity, Oxford, 1972.

Vuillemin, J., Nécessité ou Contingence, Minuit, Paris, 1985.

! A PRIORI / A POSTERIORI, DE RE / DE DICTO, DOMINATEUR

(ARGUMENT), FUTUR CONTINGENT, LOGIQUE MODALE, MODAL,

MODALITÉ, POSSIBLE

NÉGATION

Du latin negare, « nier ». En allemand : Verneinung, de verneinen, «


nier »,
composé de nein, « non », et de ver-, qui indique que l’action est menée
jusqu’à son terme. Verneinung désigne à la fois la négation logique ou
grammaticale, « nier », et la dénégation, au sens psychologique, « désa-
vouer », « dé-mentir ».

La négation insiste sur l’idée de séparation entre deux choses, et se


pense dans son opposition à l’affirmation. Dans les propositions, les deux
sont en rapport étroit selon Aristote, car « à toute affirmation répond
une négation opposée, et à toute négation une affirmation » 1. Parce que
Dieu ne peut être atteint par notre raison, rien ne peut être signifié sur
lui ; aussi la théologie a tenté de le cerner, non par ce qu’il est,
mais par
ce qu’il n’est pas, comme « théologie négative ».

GÉNÉR.

S’oppose à l’affirmation, moment intermédiaire du pro-

cessus dialectique.

La négation n’est pas pensable en soi, se constituant vis-à-vis


d’autre chose ; elle est une opposition réelle à la position
de quelque chose, c’est pourquoi Kant la distingue, en tant
qu’elle est « privation », du simple « manque » 2. La négation
est quelque chose de constitutif, ainsi que l’affirme Hegel en
identifiant déjà le travail du négatif dans la pensée de Spino-
za : omnis determinatio est negatio (« toute détermination est
négation ») signifie que la position de la détermination, par la-
quelle l’essence exprime son en-soi dans le pour-soi, est une

négation 3. La négation étant de ce fait position, elle est donc


constitutive d’un mouvement qui la conduit, une fois détermi-
née en position, à se nier elle-même, ouvrant sur la négation
de la négation en tant que processus de positivation.

Didier Ottaviani

✐ 1 Aristote, De l’interprétation, 6, 17a25-36, trad. Tricot, J.,


Vrin, Paris, 1994, pp. 86-87.

2 Kant, E., Essai pour introduire en philosophie le concept de


grandeur négative, I, trad. Kempf, R., Vrin, Paris, 1980, p. 28.

3 Hegel, G. W. F., Science de la logique, I, 2, « La doctrine de


l’essence », trad. Labarrière, P.-J. et Jarczyk, G., Aubier, Paris,
1976, t. 2, pp. 1-6. Cf. Macherey, P., Hegel ou Spinoza, IV, La

Découverte, Paris, 1990.

! AFFIRMATION, AUFHEBUNG, DIALECTIQUE, LOGIQUE, TIERS-


EXCLU

LOGIQUE

Opérateur qui, appliqué à un énoncé donné, permet


de former un nouvel énoncé dont la valeur de vérité est

inverse de celle de l’énoncé d’origine. Asserter la négation


d’un énoncé revient donc à le nier. En français, la négation
est généralement rendue par la locution « ne ... pas » ; le
symbole logique pour la négation est ¬, préfixé à l’énoncé

nié.

La logique traditionnelle distingue les jugements affirmatifs,


qui disent que quelque chose est le cas, et les jugements
négatifs, qui disent que quelque chose n’est pas le cas. On
admet aujourd’hui, à la suite de Frege 1, qu’une telle distinc-

tion ne peut être rigoureusement tracée, sauf à mettre dans

deux classes différentes des énoncés qui ne sont visiblement

que des variantes l’un de l’autre, comme Le Christ n’est pas

mortel et Le Christ vit éternellement. Cependant, certaines dis-


tinctions traditionnelles restent intactes, comme celle qui sé-
pare les paires d’énoncés contraires (dont les deux éléments
ne peuvent être simultanément vrais, comme α est rouge et α
est bleu) et les paires d’énoncés contradictoires (dont les élé-
ments ne peuvent, en outre, être simultanément faux, comme

α est rouge et α n’est pas rouge) : un énoncé forme, avec sa

négation, une paire contradictoire.

Jacques Dubucs

✐ 1 Frege, G., « La négation » (1919), trad. française Imbert,


dans Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1971, p. 204.

! CONTRADICTION

PSYCHANALYSE

Capacité du psychisme à contourner le refoulement


grâce au mécanisme logique de la négation, la dénégation
permet de prendre connaissance, tout en s’en défendant,
de contenus de pensée ou de représentation inconscients,
sans que les affects correspondants soient pour autant

accessibles.

Dans La Négation 1, Freud fait dériver les fonctions intellec-

tuelles – jugement d’existence et de condamnation, négation


– de motions pulsionnelles orales : avaler et cracher. Soumis
au principe de plaisir, le moi-plaisir du début veut « s’intro-
jecter tout le bon et jeter hors de lui tout le mauvais »2 – le
refoulement est, dans cette optique, un « cracher » interne. Les
mécanismes logiques de l’affirmation et de la négation sont
les héritiers, par affranchissement progressif du principe de
plaisir, de ces motions pulsionnelles.

▶ Restaurant une filiation entre la pensée rationnelle la plus

évoluée et les processus psychiques les plus élémentaires, la


dénégation éclaire la puissance et la fragilité de la première,

et permet de comprendre le rôle essentiel que la négation y

joue.

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Die Verneinung (1925), G.W. XIV, la Négation,

in Résultats, idées, problèmes II, PUF, Paris, 2002, pp. 135-139.

2 Ibid., p. 137.

! AFFIRMATION, ESPRIT, PULSION, REFOULEMENT

NÉODARWINISME

! DARWINISME

NÉOKANTISME

Après le retour à Kant lors de la première moitié du XIXe s., qui, en

réaction contre les dérives de l’idéalisme spéculatif, se caractérise par

un repli sur la théorie de la connaissance par ailleurs conçue d’un point

de vue purement psychologique et / ou physiologique, H. Cohen (Kants

Theorie der Erfahrung, 1871) et W. Windelband (Pralüdien, 1884) fondent

au même moment deux écoles néokantiennes rivales.

PHILOS. MODERNE

Courant constitué par les écoles d’H. Cohen et de


W. Windelband.

Toutes deux ont en commun : 1) de partir d’une lecture et


d’une interprétation de la philosophie critique pour construire
downloadModeText.vue.download 736 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

734

une philosophie qui prétend dépasser Kant et être l’achève-


ment véritable de son projet ; 2) de construire une philoso-
phie de la culture dans sa totalité – et, dans les deux cas,
il y a de fait un privilège de la théorie de la connaissance
conçue comme théorie des catégories, pour autant qu’elle
seule permette de fonder les présupposés ultimes sur les-
quels se construit le discours philosophique et son unique
méthode légitime ; 3) de reprendre la thèse kantienne, résu-
mée dans l’expression de « révolution copernicienne », qui
revient fréquemment chez les néokantiens (excepté E. Lask),
selon laquelle l’objet n’est nullement donné, mais entière-
ment construit par la connaissance (d’où la critique de la
notion de « représentation », pour autant qu’elle implique la
théorie de l’Abbild) ; 4) de rejeter la question de fait (la ques-
tion psychologique de la genèse) au profit de la question
de droit (la question logique de la validité ou de la valeur),
baptisée « méthode transcendantale », qui part d’un fait cultu-
rel (par exemple, le « fait de la science » dans la théorie de
la connaissance) pour en découvrir les éléments nécessaires
et universellement valides (a priori) : cette caractéristique
permet, d’ailleurs, d’exclure certains courants (par exemple,
l’école de Fries) du néokantisme, pour autant qu’ils privilé-
gient contre Kant la question de fait et restent, du coup, inca-
pables de distinguer l’a priori de l’inné (la priorité logique et
l’antériorité chronologique).

L’école de Marbourg, dont les principaux représentants


sont, outre Cohen, P. Natorp et E. Cassirer, développe essen-
tiellement une théorie de la connaissance et assimile explici-
tement celle-ci à une théorie de la science. Si les trois auteurs
s’accordent pour supprimer l’intuition kantienne, Natorp et
Cassirer s’opposent à la thèse cohénienne selon laquelle c’est
le calcul infinitésimal qui permet de résorber l’intuition sen-
sible dans la pensée, car c’est dans la théorie de la relati-
vité qu’ils voient le moyen de dépasser la dualité kantienne.
Natorp et Cassirer, en outre, critiquent le statut que confère
Cohen au principe d’origine dans la Logik der reinen Erkennt-
nis : soutenant que c’est la relation qui est première et qui
engendre ses termes, ils critiquent la thèse cohénienne fai-
sant de l’origine un terme originaire dont procèdent les autres
formes catégoriales.

L’école de Heidelberg, qui comprend principalement,


outre Windelband, H. Rickert et Lask, s’oppose à celle de
Marbourg sur trois points essentiels : 1) l’assimilation de la
vérité à une valeur, qui est fondée sur une analyse des pro-
cédures logiques de la connaissance et, plus précisément,
du jugement (de plus, contre Nietzsche, la valeur qu’est la
vérité est transcendante) ; 2) la théorie de la connaissance
est, d’abord, une théorie de la connaissance ordinaire sur
le fondement de laquelle se construisent les sciences par-
ticulières ; 3) la théorie de la science (contre les marbour-
geois, qui accordent un privilège quasi exclusif à la physique
mathématique) doit rendre compte de l’émergence d’un type
de scientificité nouveau qui apparaît au XIXe s., à savoir la
science historique, et elle se fonde donc sur l’analyse de la
distinction entre deux méthodes scientifiques : celle, géné-
ralisante, qui est propre aux sciences de la nature cherchant
à établir des lois ; et celle, individualisante, qui est propre à
la science historique cherchant à déterminer un événement
dans sa singularité.

Le néokantisme, qui connaît son apogée avec les pre-


mières années du XXe s., disparaît au moment de la Première
Guerre mondiale et avec la mort de ses principaux membres
(Windelband, Lask, Cohen). Alors que Rickert continue

jusqu’à sa mort à travailler dans le sillage du travail des hei-


delbergiens, Natorp, qui disparaît en 1924, s’oriente dans sa
dernière philosophie vers une problématique nouvelle, dans
laquelle la question essentielle devient, d’une manière ana-
logue à la logique laskienne, celle de l’autoréférence du dis-
cours philosophique, et Cassirer, qui meurt à New York, en
1945, se détourne du néokantisme marbourgeois pour élabo-
rer sa philosophie des formes symboliques.

Eric Dufour

! INTUITION, OBJET, REPRÉSENTATION, TRANSCENDENTAL

NÉOPLATONISME

PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE

1. Au sens strict, ce mot – d’invention récente 1 – désigne


le courant philosophique inauguré par Plotin (205-270), et
dont les continuateurs furent Porphyre (234-v. 300), Jam-

blique (v. 250-330), Proclus (412-485) et Damaskios (v. 462-


v. 538). – 2. Au sens large, doctrine qui, tout en distinguant
différents niveaux de réalité, les rattache tous à un principe
unique transcendant et ineffable en lequel toute chose est
susceptible de s’absorber.

Bien que Plotin et ses successeurs ne se soient jamais dits que


platoniciens, l’originalité de leur « platonisme » justifie leur
désignation comme néoplatoniciens. À la séparation de l’in-
telligible et du sensible, ils ajoutent une séparation tout aussi
tranchée entre l’intelligible et l’Un : comme l’Idée du bien
platonicienne, l’Un est principe et fin de tout ce qui existe,
mais il est d’une transcendance si absolue par rapport à tout
ce qui pourtant procède de lui, que rien ne peut en être dit
ni su, au point qu’il est absolument ineffable. En outre, le
sensible ne figure même pas au nombre des « hypostases »,
ou réalités entre lesquelles est répartie la totalité de ce qui
est, à savoir l’Un, l’Intellect et l’Âme : ce n’est pas sa matière
qui fait la réalité du monde sensible, mais les formes intelli-
gibles. Ainsi la totalité de l’être est-elle de nature psychique,
intellective ou spirituelle, ce qui explique que, de même qu’il
n’est rien qui ne procède en dernière analyse de l’Un, il n’est
rien qui ne puisse en définitive y retourner. Dans une telle
conception, le statut de la matière reste évidemment problé-
matique : pour faire du néoplatonisme un monisme complet,
il faut concevoir une génération de la matière elle-même à
partir de l’Un.

Sans que ce schéma soit jamais remis en question, les suc-


cesseurs de Plotin s’affrontèrent sur la question de la compa-
tibilité de la transcendance de l’Un avec son rôle de principe
générateur de l’Univers, et sur celle de l’existence et de la
nature d’êtres intermédiaires entre les différentes hypostases ;
la multiplication de ces intermédiaires entraîna l’évolution du
système vers une théologie associée à des pratiques théur-
giques censées favoriser le retour de l’âme aux hypostases
supérieures. Le néoplatonisme apporta ainsi une caution phi-
losophique à l’ensemble des cultes païens (et non seulement
grecs), dont, sous le nom d’« hellénisme », il se fit le défenseur
face à un christianisme de plus en plus menaçant et, pour
finir, triomphant.

Les successeurs de Plotin consacrèrent également une


grande part de leur activité à commenter les oeuvres de Pla-
ton et d’Aristote. C’est ainsi que les commentaires du dernier
d’entre eux, Simplicius (VIe s.), tant par l’exposé des opinions
de ses prédécesseurs que par l’abondance de ses citations

d’oeuvres par ailleurs perdues, comptent parmi nos sources


downloadModeText.vue.download 737 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

735

les plus importantes concernant l’histoire de la philosophie


antique.

L’accent mis par le néoplatonisme sur la transcendance du


premier principe explique son influence non seulement sur
les premières formulations philosophiques du christianisme,
mais aussi, plus tard, sur la philosophie médiévale, aussi bien
dans sa version musulmane que dans sa version chrétienne,
ou scolastique, malgré son inspiration aristotélicienne. En-

core diffuse chez des postcartésiens comme Malebranche,


cette influence est en revanche explicite, au XVIIe s., chez les
« platoniciens de Cambridge ».

Michel Narcy

PHILOS. RENAISSANCE

Le « platonisme » professé à la Renaissance par Ficin


(1433-1499), auteur de la première traduction latine inté-
grale de Platon (en 1482) et de Plotin (en 1492), et fondateur

de l’Académie florentine, fut une résurgence du néoplato-

nisme au sens strict, surtout dans sa version tardive, asso-


ciant la transcendance absolue de Dieu et la multiplication
des degrés intermédiaires entre les extrêmes de l’échelle de
l’être. L’originalité du platonisme humaniste tient à la posi-

tion centrale qu’il donne à l’homme sur l’échelle des êtres,


et aux modalités selon lesquelles il peut opérer la remontée
vers l’Un. Médiatrice entre l’intelligible et le sensible, l’âme
humaine participe des différents niveaux de l’être sans pou-
voir s’y réduire : c’est par elle qu’ils se nouent et ne restent
pas seulement juxtaposés. Toutefois, l’âme ne se borne pas
à lier, mais elle exerce également une fonction productive :

porteuse de l’image des choses divines et des exemplaires

des choses inférieures, elle est le lieu des semences (semina)


des choses, et les produit donc toutes. Pour Ficin, l’homme
doit et peut participer, comme un nouveau démiurge, à la

réformation du cosmos, qui lui semble pris dans un procès

de corruption et de difformité 2.

Le platonisme humaniste envisage la remontée vers l’Un


comme un mouvement actif et volontaire de l’âme humaine :

le moment le plus haut n’en est pas l’abandon dans l’eks-


tasis, mais la rencontre amoureuse entre Dieu et l’homme.
Ficin, par son célèbre Commentaire sur le Banquet de Pla-
ton (en particulier V, 6 et 8), est l’initiateur d’une concep-

tion de l’amour dans laquelle celui-ci, force volontaire et

active, affective, à même de nouer ce qui est loin, permet

la remontée vers Dieu. Cette conception devient rapidement


un thème majeur de la Renaissance, nourrissant également la
peinture et la poésie. Après Ficin, les platoniciens humanistes

radicalisent la fonction de l’amour, qui n’est pas seulement

médiateur, mais opère une véritable fusion avec l’objet aimé :


de véritables métaphysiques de l’amour sont élaborées, qui
présupposent l’animation universelle des choses et une radi-

cale continuité entre les différents degrés de l’être, y compris


entre la matière et l’esprit. Dans ce cadre se situent Patrizzi
avec sa Philosophia nova (1591) et Bruno avec De la causa,
principio et uno (1584), mais, pour le premier, le principe qui
anime tout l’Univers et permet l’amour est psychique, tandis
que, pour le second, anticipant Spinoza, il y a identité entre
Dieu et la nature : l’infini devient ainsi le caractère propre
de la nature, et non plus de Dieu. La fusion amoureuse est
également un moment d’identification avec la divinité de la
nature, illustrée, dans De gli eroici furori (1585), par la fable
d’Actéon : de même qu’Actéon, coupable d’avoir vu le corps
nu de Diane, fut transformé en cerf, devenant ainsi, de chas-

seur, chassé, de même l’âme, cherchant à voir la nature dans

sa nudité, dans son unité, peut devenir à son tour la nature.

Fosca Mariani Zini

✐ 1 Vogt, K., Neoplatonismus und Christentum, Berlin, 1836.

2 Ficin, M., Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes,


III, 2, éd. et trad. R. Marcel, Les Belles Lettres, Paris, 3 vol.,
1964-1970.

Voir-aussi : Bruno, G., OEuvres complètes, Les Belles Lettres, Paris,

1993.

Dagron, T., Unité de l’être et dialectique. L’idée de philosophie


naturelle chez G. Bruno, Vrin, Paris, 1999.

Ficin, M., Commentaire sur le Banquet de Platon, éd. et trad.

R. Marcel, Paris, 1956 ; Théologie platonicienne de l’immortalité


des âmes, op. cit.

Garfagnini G. (éd.), Marsilio Ficino e il ritorno di Platone, Fi-


renze, 2 vol., 1986.

Hadot, P., Plotin ou la simplicité du regard, Gallimard, Folio,


Paris, 1997.

Hadot, P., Plotin, Porphyre : études néoplatoniciennes, Les


Belles Lettres, Paris, 1999.

Hankins, J., Plato in the Italian Renaissance, Leyde, 2 vol., 1990.

Marcel, R., Marsile Ficin (1433-1499), Les Belles Lettres, Paris,


1958.

Plotin, Ennéades (l’édition avec la traduction d’É. Bréhier [Les

Belles Lettres, Paris, 1924-1938] est aujourd’hui dépassée ; une


nouvelle traduction est en cours, sous la direction de P. Hadot,
Paris).

Taormina, D., Jamblique, critique de Plotin et de Porphyre :


quatre études, Vrin, Paris, 1999.

! ÂME, COSMOLOGIE, DIEU, HUMANISME, HYPOSTASE, INTELLECT,


MICROCOSME-MACROCOSME, UN

NEUROPSYCHOLOGIE
De l’anglais neuropsychology.

PSYCHOLOGIE

Étude des relations entre les fonctions mentales supé-


rieures et les structures cérébrales. La neuropsychologie
est une science jeune, qui mêle les dimensions clinique, ex-

périmentale et psychologique, et qui soulève les questions

fondamentales des sciences cognitives quant à la relation


de l’esprit et du cerveau.

La neuropsychologie est née à la fin du XIXe s., avec les


travaux sur les localisations cérébrales de C. Wernicke, de

P. Broca et de H. Jackson notamment. Sa méthode est, avant

tout, clinique et liée étroitement à la psychopathologie : elle


étudie des patients isolés ayant subi des lésions cérébrales
(méthode du cas unique) et les conséquences de ces lésions
sur les fonctions mentales et sur les capacités cognitives –
langage (aphasie), reconnaissance des visages (prosopagno-
sie), mémoire (amnésie), troubles du geste (apraxie), troubles
du raisonnement (syndrome frontal). L’une des hypothèses
de base de la neuropsychologie contemporaine est celle de la
modularité, selon laquelle les fonctions mentales supérieures
s’effectuent sur la base de sous-systèmes fonctionnellement
distincts et sous-tendus par des structures cérébrales spéci-
fiques. La méthode la plus courante pour établir l’existence
de ce fonctionnement modulaire est celle des doubles disso-

ciations : si un patient réussit parfaitement une tâche X (par


exemple, se souvenir de visages) et échoue une tâche Y (se
souvenir de noms associés aux visages), alors qu’un autre
patient a des résultats inverses, on en conclut que les tâches
X et Y impliquent l’existence de modules indépendants.
Cette méthode semble valider une certaine conception fonc-

tionnaliste de l’esprit, selon laquelle les états mentaux sont


downloadModeText.vue.download 738 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

736

semblables à des fonctions autonomes, réalisées au niveau


neuronal dans des structures cérébrales sans s’identifier stric-
tement à elles. Mais les travaux récents d’imagerie cérébrale

tendent à renforcer une conception plus proche de la théorie

de l’identité esprit / cerveau.

Pascal Engel

✐ Eustache, F., Lechevalier, B., Viader, F., les Méthodes de la


neurospychologie, De Boeck, Bruxelles, 2001.

Shallice, T., From Neuropsychology to Mental Structure, Cam-

bridge University Press, Cambridge, p. 195, trad. PUF, Paris,

1995.

! FONCTIONNALISME, MODULARITÉ, NEUROSCIENCES

« Esprit et cerveau »

NEUROSCIENCES

BIOLOGIE, PHILOS. ESPRIT, PHILOS. SCIENCES

Ensemble des disciplines qui étudient l’organisation et

le fonctionnement du système nerveux.

On peut distinguer deux modes de la relation de la phi-


losophie aux neurosciences. La philosophie des neuros-
ciences, branche de la philosophie des sciences, étudie
les cadres théoriques, les outils méthodologiques et les
concepts fondamentaux des neurosciences. Elle analyse,
par exemple, les concepts de représentation utilisés dans

les théories des neurosciences ou les méthodes et les


principes d’interprétation employés pour la localisation

cérébrale des fonctions cognitives. La « neurophilosophie »

examine quant à elle les implications des concepts et des

données des neurosciences pour certains problèmes philo-


sophiques traditionnels.
Un rapprochement récent

La prise en compte détaillée des découvertes des neuros-

ciences dans les problématiques de la philosophie maté-

rialiste de l’esprit est un phénomène récent. La théorie de


l’identité psychocérébrale, développée à la fin des années

1950, était essentiellement fondée sur des arguments philo-

sophiques plutôt que sur des arguments empiriques issus

des neurosciences. Dans les années 1970, la domination du

courant fonctionnaliste, qui définissait un niveau d’explica-

tion psychologique relativement autonome et défendait la

thèse de la multi-réalisabilité physique des états mentaux,


a nourri l’indifférence philosophique vis-à-vis des neuros-

ciences, le cerveau n’étant considéré que comme une réa-

lisation physique parmi d’autres possibles des processus


mentaux.

Ce n’est que dans les années 1980 qu’un rapprochement

s’est opéré. Les avancées obtenues dans la compréhension du


fonctionnement cérébral ont permis l’émergence des neuros-
ciences cognitives, dont l’objet est l’étude des substrats céré-
braux de processus cognitifs complexes comme la percep-
tion, le langage, l’attention, la mémoire, le contrôle de l’action
ou la conscience 1. En philosophie, la publication en 1986
du livre de P. Churchland 2, Neurophilosophie, a constitué un
tournant majeur. Churchland insistait sur la pertinence des
données empiriques des neurosciences pour la philosophie
de l’esprit, et prônait une approche interdisciplinaire fondée
sur un modèle révisé de la réduction interthéorique.

Quelques développements de

la neurophilosophie

Selon P. Churchland, la confrontation aux neurosciences ma-

nifeste le caractère radicalement inadéquat de la conception


des états et processus mentaux véhiculée par la psychologie
ordinaire et largement reprise par la philosophie de l’esprit.
Cette inadéquation rend impossible une réduction de nos
concepts mentaux ordinaires qui doivent être éliminés et
remplacés par des concepts neurobiologiques.

Cette attitude extrême n’est toutefois pas partagée par


l’ensemble des neurophilosophes 3. La prise en compte des
données des neurosciences peut amener une révision des
concepts mentaux traditionnels, et une reformulation des
problématiques qui leur sont associées sans nécessairement
conduire à l’élimination. Ainsi, nombre de théories philoso-

phiques de la perception, des représentations mentales et


de la conscience intègrent aujourd’hui certaines découvertes
des neurosciences. La réflexion philosophique récente sur le
statut des couleurs a été largement influencée par les décou-
vertes neurobiologiques sur la vision des couleurs 4. Les tra-
vaux effectués en neurosciences sur l’imagerie mentale ont

relancé le débat philosophique sur le rôle des représentations


pictoriales dans la pensée 5.

Mais c’est sans doute la question de la conscience qui


constitue aujourd’hui un terrain privilégié d’interactions entre
philosophie et neurosciences. La question de l’interprétation
de certains syndromes neurologiques, comme le blindsight
(capacité à effectuer certaines discriminations visuelles, en
l’absence de perception consciente de tout ou partie du
champ visuel à la suite d’une lésion de l’aire visuelle pri-
maire) 6, l’héminégligence (incapacité à orienter l’attention
ou à percevoir consciemment des signaux, objets ou parties
d’objets présentés dans la partie de l’espace opposée au site
d’une lésion d’un hémisphère cérébral) ou les effets d’une

commissurotomie (opération de déconnexion des deux hé-


misphères cérébraux, à la suite de laquelle les stimuli pré-
sentés sur la partie gauche du champ visuel et traités par
l’hémisphère droit [non linguistique] ne sont pas perçus
consciemment, et ne peuvent plus être nommés, mais exer-
cent néanmoins une influence sur le comportement), a ali-
menté le débat philosophique sur la nature et l’unité de la

conscience 7. Les qualia posent quant à eux la question des


limites d’une explication neurobiologique de la conscience.
Ce problème a reçu le nom de « problème du fossé expli-

catif »8 : il semble qu’à la différence des identités physiques


ordinaires (telles que eau = H2O), où l’identité joue un rôle
explicatif (la référence à la structure moléculaire de l’eau per-
met d’expliquer les propriétés et le comportement de l’eau),
l’identification d’un état mental à une activité cérébrale d’un

type donné ne permet pas d’expliquer pourquoi cette activité


devrait engendrer tel type particulier d’expérience subjective
plutôt qu’une autre, ou tout simplement une expérience sub-
jective plutôt que rien.

La question de la nature de ce fossé explicatif est au coeur


des débats contemporains sur la conscience. Le fossé est-il en
principe irréductible ou bien simplement la marque de l’état
présent d’inachèvement des neurosciences ? Certains philo-
sophes pensent, avec D. Chalmers 9, qu’il s’agit d’un fossé on-

tologique manifestant l’irréductibilité des propriétés subjec-

tives à des propriétés physiques. D’autres, comme J. Searle 10,


sont amenés à conclure que l’on doit élargir l’ontologie phy-

sicaliste et admettre en son sein des propriétés physiques


downloadModeText.vue.download 739 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

737

irréductiblement subjectives. On peut aussi soutenir que le


fossé n’est pas de nature ontologique, mais épistémique et
marque l’irréductibilité de deux catégories de concepts – les
concepts phénoménaux et les concepts physiques – plutôt
que celle de phénomènes ou d’entités 11. La vivacité même de
ces débats suggère que, loin de conduire irrémédiablement à
un réductionnisme plat, la prise en compte des avancées des
neurosciences met en évidence, avec une force particulière,
la singularité des phénomènes mentaux.

Élisabeth Pacherie

✐ 1 Gazzaniga, M. S., Ivry, R. B., et Mangun, G. R., Cognitive


Neuroscience – The Biology of the Mind, W.W. Norton and Com-
pany, New York, 1998.

2 Churchland, P. S., Neurophilosophie, trad. fr. M. Siksou et al.,

PUF, Paris, 1999.

3 Bickle, J., Psychoneural Reduction : The New Wave, MIT Press,


Cambridge (MA), 1998.

4 Hardin, C. L., Color for Philosophers, Hackett, Indianapolis,

1988.

Kosslyn, S. M., Image and Brain, MIT Press, Cambridge (MA),


1994.

6 Weizkrantz, L., Consciousness Lost and Found, Oxford Univer-


sity Press, Oxford, 1997.

7 Dennett, D., La conscience expliquée, trad. P. Engel, Odile


Jacob, Paris, 1994.

8 Levine, J., « Materialism and Qualia : the Explanatory Gap »,


Pacific Philosophical Quarterly, 64, 1983, pp. 354-361.

9 Chalmers, D., The Conscious Mind, Oxford University Press,


Oxford, 1996.

10

Searle, J., Le mystère de la conscience, trad. C. Tiercelin, Odile


Jacob, Paris, 1999.

11 Lycan, W., Consciousness and Experience, MIT Press, Cam-


bridge (MA), 1996.

! CONSCIENCE, MATÉRIALISME, NEUROPSYCHOLOGIE, QUALIA,


RÉDUCTIONNISTE

NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION

En allemand : Neurose, de l’anglais Neurost (Cullen, 1777) ; Psychose, Per-


version, Krafft-Ebing (1893), Havelock Ellis (1897).

PSYCHANALYSE

La psychanalyse oppose à la nosographie statique héri-

tée de la psychiatrie, qui suppose l’existence de structures


stables, une conception dynamique des modalités d’appa-
rition, de transformation et de disparition des moments et
défenses névrotiques, psychotiques ou pervers.

Freud oppose d’abord les psychonévroses de défense, déter-


minées par un conflit psychique qui s’origine dans l’histoire
infantile et dont les symptômes sont l’expression d’une for-
mation de compromis entre souhait et défense, et les névroses
actuelles, dont la cause est à rapporter à des perturbations
somatiques actuelles de la vie sexuelle. Les psychonévroses
de défense comprennent les névroses de transfert, dans les-
quelles la libido est transférée, selon la logique du processus
primaire, sur des objets fantasmatiques, et les névroses nar-
cissiques (appelées ultérieurement psychoses) dans lesquelles
elle est retirée du monde extérieur sur le moi. La première
définition de la perversion provient de la reconstruction de la
sexualité infantile. L’enfant est « pervers polymorphe »1 : les
pulsions partielles, étayées sur les fonctions physiologiques
et les soins, tendent vers une satisfaction autoérotique. En cas
de perversion à l’âge adulte, des composantes partielles de
la sexualité infantile persistent ou réapparaissent. La névrose

est le « négatif de la perversion »2 : le fantasme de souhait

sexuel, refoulé, est identique à l’acte pervers et se réalise

dans le symptôme.

Névrose, psychose et perversion se distinguent par le

mécanisme de défense mis en jeu. Le refoulement des exi-


gences pulsionnelles en contradiction avec les exigences de
la réalité ou du sur-moi définit la position névrotique. Le rejet
d’une perception insupportable et du fragment de réalité qui
lui est attaché, par lequel le moi désinvestit le monde exté-
rieur et reste soumis au seul ça, la position psychotique. Le

déni, par lequel le moi reconnaît et refuse de reconnaître la


réalité d’une perception (clivage), la position perverse. Ces
trois modes de défense portent, in fine, sur la réalité d’une
perception inconcevable : la castration – le manque de phal-
lus – de la mère.

▶ La psychanalyse affirme que la « normalité » suppose, non


l’absence de toute position névrotique, psychotique ou per-
verse, mais le libre jeu de celles-ci : les préliminaires sexuels
sont pervers, le sommeil est psychose et la vie courante –
avec ses incessantes formations de compromis – névrose.
Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (1905),


G.W.V., Trois Essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, Paris,
1989, p. 118.

2 Ibid., p. 80.

! ÇA, DÉFENSE, DÉNI, DIFFÉRENCE DES SEXES, MOI, PHALLUS,

PROCESSUS PRIMAIRE ET SECONDAIRE, PSYCHOSE, PULSION,

RÉALITÉ, REFOULEMENT, REJET, SOUHAIT, SURMOI

NEWCOMB (PARADOXE DE)

PHILOS. ANALYTIQUE

Paradoxe de la rationalité reposant sur le contraste,


dans un contexte imaginaire, entre l’évaluation des consé-
quences les meilleures et une approche de la décision fon-
dée sur les relations de causalité. REM. : Ce paradoxe a été
exposé pour la première fois par le philosophe américain

R. Nozick 1.

La situation de choix est la suivante : Pierre fait face à un être

(le prédicteur) capable de prévoir les choix de Pierre. Pierre


est persuadé que, quoi qu’il fasse, le prédicteur aura été ca-
pable de le prévoir, avec une marge d’erreur très réduite.
Devant Pierre se trouvent deux boîtes : B1, transparente,
contient mille dollars ; B2, opaque, contient soit un million

de dollars, soit rien. Pierre a le choix entre deux options :


A1, qui consiste à prendre B2 seulement ; A2, qui consiste à
prendre les deux boîtes. Le contenu de B2 dépend de l’atti-
tude du prédicteur : s’il prévoit le choix A1, il remplit B2 ; s’il
prévoit le choix contraire, il la laisse vide. La question est :
que doit faire Pierre ?

▶ En première approche, il n’y a rien de paradoxal dans cette


situation imaginaire : une action domine strictement l’autre.
En effet, au moment où Pierre fait son choix, le prédicteur
a déjà fait le sien et, en toute hypothèse (que le prédicteur
ait remplit B2 ou non), il est plus avantageux de prendre
les deux boîtes plutôt que B2 seulement. Pierre doit donc
choisir la stratégie A2. Cet argument est habituellement jugé
valable par les théoriciens de la décision. Deux problèmes

subsistent : d’une part, certaines personnes interrogées décla-

rent qu’elles choisiraient l’autre stratégie (ce que rapportait

R. Nozick à propos de ses étudiants dans une proportion d’un


downloadModeText.vue.download 740 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE


738

à deux environ) et, d’autre part, certains modèles sophisti-


qués, couramment utilisés et jugés convaincants, de la théorie
de la décision (en particulier celui de R. Jeffrey, reposant sur
des probabilités conditionnelles 2) livrent la réponse A1.

On peut expliquer de la manière suivante les raisons qui


conduiraient à choisir A1. Puisque le choix de Pierre n’a
qu’une très faible chance d’échapper à la clairvoyance du
prédicteur, il est pratiquement assuré, en choisissant A2, de

ne gagner que mille dollars, alors qu’en choisissant A2 il est


pratiquement certain de gagner un million de dollars. Raison-

nant en termes d’espérance mathématique d’avantage, sur la

base de probabilités attachées à des événements condition-

nés par sa propre attitude, Pierre serait conduit à choisir A1.

Le problème de ce raisonnement est qu’il repose sur des

énoncés conditionnels (si j’agis de telle sorte, la boîte est dans

telle configuration) détachés de tout lien avec un processus

causal : pour qu’un tel lien existât, il faudrait que la causa-

lité aille du présent vers le passé 3 ! L’intérêt du problème

est d’illustrer les conséquences paradoxales, pour la décision

humaine, d’un découplage possible entre l’indépendance

causale et l’indépendance probabiliste des événements.

Dès lors ont émergé, pour faire barrage à ce raisonne-

ment fallacieux, de nouvelles théories, dites « causales », de

la décision, capables de donner sens aux représentations

« conditionnelles » (probabilité de ce qui se passerait si...) qui

donnent son attrait à une théorie telle que celle de R. Jeffrey.

Ainsi, utilisant la théorie des contrefactuels de Stalnaker et

de Thomason, A. Gibbard et W. Harper 4 admettent la pos-

sibilité de définir des probabilités sur des énoncés du type

« si j’accomplissais l’action A, alors l’état du monde décrit


par la proposition S se réaliserait ». La valeur espérée que

l’on définit sur cette base – qui a fait l’objet de discussions

critiques 5 – tient compte, de manière exclusive, des liens de


nature causale, discernés par l’agent, entre ses actes et les
états du monde. On a pu, par ailleurs, interpréter le dilemme
du prisonnier, dans le cas d’agents semblables, comme deux
problèmes de Newcomb simultanés 6.

Emmanuel Picavet

✐ 1 Nozick, R., « Newcomb’s Problem and Two Principles of

Choice », in Rescher, N. (dir.), Essays in Honor of Carl G. Hem-

pel, Dordrecht, Reidel, 1969.

2 Jeffrey, R. C., The Logic of Decision, New York, McGraw-Hill,


1965, 2e éd., University of Chicago Press, Chicago. Voir aussi,
de cet auteur, « The Logic of Decision Defended », Synthese, 48
(1981), pp. 473-492.

3 Pour l’examen du problème dans cette perspective, voir


Horwich, P., Asymetries in Time, MIT Press, Cambridge (MA),

1988, chap. XI.

4 Gibbard, A. et Harper, W. L., « Counterfactuals and Two Kinds

of Expected Value », in Hooker, C. A., Leach, J. J., et McClennen,

E. F. (dir.), Foundations and Applications of Decision Theory,

Dordrecht, Reidel.

5 Eels, E., Rational Decision and Causali-

ty, Cambridge University Press, Cambridge, 1982.


Lewis, D. K., « Causal Decision Theory », Austra-
lasian Journal of Philosophy, 59, 1981, pp. 5-30.
Sobel, J. H., « Expected Utilities and Rational Actions and

Choices », Theoria, 49, 1983, pp. 159-183.

6 Lewis, D. K., « Prisoner’s Dilemma is a Newcomb Problem »,


Philosophy and Public Affairs, 8, 1979, pp. 235-240.

! BAYÉSIANISME, DÉCISION (THÉORIE DE LA), ESPÉRANCE


MATHÉMATIQUE, RATIONALITÉ

NIETZSCHÉISME

PHILOS. MODERNE

Que des écrits de Nietzsche se laisse déduire une cer-

taine doctrine que l’on pourrait qualifier de nietzschéisme

est loin d’aller de soi.

Tout d’abord, Nietzsche prétend souvent ne décrire qu’une


expérience singulière : « Mes écrits ne parlent que de mes
propres expériences vécues. » 1. Ayant suivi son propre
chemin, il ne peut que nous inviter à suivre le nôtre :

Vademecum-Vadetecum 2.

Ensuite, à l’oeuvre de Nietzsche manque le caractère sys-


tématique – ce que Nietzsche revendique d’ailleurs lui-même

(« Attention à ceux qui sont systématiques ! »3). En effet, non

seulement elle comprend pour la plus grande partie des ca-


hiers de notes, mais encore les textes publiés se présentent
eux-mêmes le plus souvent comme une succession de frag-
ments qui peuvent sembler arbitrairement ordonnés par des
numéros. De plus, l’effort de Nietzsche paraît inachevé : ce
qu’il considérait un jour comme son « oeuvre principale » 4, un
écrit qu’il aurait intitulé la Volonté de puissance, est resté à
l’état d’ébauche.

On pourrait être tenté d’en déduire, comme beaucoup

l’ont fait, que Nietzsche ne serait pas un « penseur rigou-


reux », pas un philosophe authentique, tout au plus un « phi-
losophe de la vie » 5.

C’est incontestablement le commentaire de Heidegger qui


a inauguré le retour de Nietzsche dans la « longue voie »6 de la

tradition philosophique – peut-être d’une manière tout autre


que l’aurait voulu Nietzsche lui-même.

Pour Heidegger, c’est la notion de volonté de puissance


qui donne la clé de la philosophie de Nietzsche : « [Ce der-
nier], écrit-il, est ce penseur qui a suivi le cheminement

de pensée qui mène à la volonté de puissance. » 7. Prendre


comme fil conducteur du nietzschéisme la notion de volonté
de puissance ne présente pas pour seul intérêt de rencontrer
le commentaire majeur de Heidegger : cela permet égale-
ment de discuter d’une interprétation fort courante qui veut

voir dans la pensée de Nietzsche – pour s’en féliciter ou le

déplorer – un éloge de la sélection au profit des « forts », une


sorte de darwinisme.

Nietzsche définit couramment la volonté de puissance


comme un « affect » 8. À cet égard, il faut relever qu’il n’a pas
parlé dès l’abord de « volonté de puissance », mais longtemps
de « sentiment de puissance » : la puissance nietzschéenne est
d’abord capacité d’être affecté.

L’affect est lui-même déterminé par Nietzsche comme une


« réaction »9 ; or, une réaction implique d’abord l’action d’un
autre que l’on subit. Ainsi, la première notion qui vient avec
celle d’affection, c’est celle de rapport : l’affect implique le

rapport à une autre chose qui, précisément, affecte.

Et, en effet, à propos de la volonté de puissance, Nietzsche


parle de « quanta dynamiques en rapport de tension avec
tous les autres quanta dynamiques, dont l’essence consiste
en leur rapport avec d’autres quanta » 10. Dans la mesure où le
rapport à un autre relève de l’essence de la volonté de puis-
sance, cela signifie qu’il n’est pas une simple possibilité qui
pourrait être où ne pas être réalisée, mais qu’il est toujours
réalisé en effet.

Puisque toute puissance est nécessairement en rapport

avec une autre, on en déduit, d’une part, qu’il n’existe pas


de puissance isolée : tout état est nécessairement un « état
downloadModeText.vue.download 741 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

739

global » 11, c’est-à-dire qui inclut différents termes en rapport.


D’autre part, il ne saurait y avoir de totalité qui intégrerait
tous les rapports, c’est-à-dire qui ne serait elle-même en rap-
port avec rien : on ne peut concevoir le monde comme un
tout 12. « Il n’y a pas de tout », écrit Nietzsche ; il faut « faire
voler le tout en éclats » 13, c’est-à-dire le ramener à des « rela-
tions » qui ne se laissent pas « rassembler en un tout » 14.

La seconde conséquence majeure du caractère essentiel


du rapport est qu’il n’y pas, à proprement parler, d’ontologie
nietzschéenne. Dans une phrase où Nietzsche détermine la
volonté de puissance comme un pathos, il affirme en même
temps qu’elle n’est pas un être 15. L’idée de l’être est, en effet,
pour Nietzsche, celle d’un « en soi » qui ne serait « condition-
né » par aucune relation. Et remettre en cause l’être, comme
Nietzsche le fait couramment, c’est montrer qu’il se rapporte
toujours à autre chose, en particulier à ceux qui le pensent,
qu’il « relève de notre optique », écrit Nietzsche 16.

C’est sur ce point que le commentaire de Heidegger est


éminemment contestable. Car s’il situe Nietzsche dans la tra-
dition philosophique, c’est parce qu’il considère que celui-ci
s’attache à « l’ancienne question directrice de la philosophie :
« Qu’est-ce que l’étant ? », et que la volonté de puissance est
la « réponse » à cette question » 17. Pour soutenir cette thèse, il

est décisif de gommer le fait que la puissance nietzschéenne

se rapporte par essence à un autre. C’est pourquoi, au terme

d’« affect », Heidegger substitue celui d’Aufregung : être affec-

té signifie alors « s’élever nous-mêmes au-dessus et au-delà


de nous-mêmes ». Autrement dit, si jamais l’affect reste ici un
rapport, il n’est en aucun cas un rapport à un autre, mais un
rapport de soi à soi 18.

Cet autre qui affecte la volonté de puissance, avec lequel

elle est en rapport, est nécessairement une autre volonté de


puissance : « Une “volonté” ne peut naturellement agir que

sur une “volonté” et non pas sur une “matière” (comme sur

des “nerfs”, par exemple) » 19.

On comprend alors pourquoi la volonté de puissance se


développe toujours à l’encontre d’une résistance. Nietzsche
écrit que la volonté de puissance « a besoin d’oppositions,

de résistances » 20. Par exemple, si le protoplasme étend ses

pseudopodes, c’est pour « chercher quelque chose qui lui

résiste » 21.

S’éclaire ainsi la nature de l’éloge nietzschéen du conflit :

la guerre n’est pas à ses yeux une possibilité souhaitable, elle

est une condition « indispensable » 22 à toute réalité : « Tout ce

qui arrive est un combat. » 23.

S’éclaire également ici la complexité de la doctrine nietzs-


chéenne du plaisir. Si le plaisir est un « symptôme » du
déploiement de la puissance 24, il a nécessairement comme

« ingrédient » le déplaisir, ce dernier résultant de l’« empêche-

ment » même de la volonté de puissance par une puissance

opposée 25. Le déplaisir, en tant même qu’« empêchement »,

est le « stimulus » du sentiment de puissance.

La volonté de puissance ne cherche une puissance

contraire que pour la dominer : si le pseudopode cherche ce


qui lui résiste, c’est pour le « surmonter » 26 ; et le sentiment de

puissance est défini par Nietzsche comme celui d’une « résis-

tance surmontée » 27.

Mais surmonter ne signifie en aucun cas annihiler. La puis-

sance adverse dominée obéit et reste une puissance. Dans

l’obéissance, écrit Nietzsche, il y a également une certaine


« résistance » ; « la puissance propre ne s’y trouve en aucun
cas abandonnée » 28. Dans la mesure où la puissance dominée

reste une puissance, ne renonce pas à résister, elle continue

à affecter la puissance qui domine 29.

Aussi, le jeu des multiples puissances aboutit à des « for-


mations de domination », c’est-à-dire des complexes de puis-
sances, tel le corps par exemple. Ces formations ne peuvent
en aucun cas être pensées comme des organismes, où les

différentes parties seraient réunies selon des principes téléo-


logiques, mais comme des équilibres qui résultent du combat
des puissances dominantes et dominées qui les composent 30.

Cependant, cette hiérarchie n’est jamais, pour Nietzsche,

le résultat du rapport des puissances : bien au contraire,

elle est le principe de ce rapport. Autrement dit, c’est par


un « jugement de valeur » 31 que commence tout rapport. Et
l’établissement de cette hiérarchie est l’acte même de la puis-
sance : celui qui domine est celui-là même qui « détermine les
valeurs » 32. Cette détermination est ce que Nietzsche nomme
interprétation. L’interprétation est ainsi l’acte même de la vo-
lonté de puissance 33.

On voit en quoi, si le nietzschéisme n’est pas un finalisme,


il se distingue également du mécanisme. Nietzsche dénonce
l’idée que « le sentiment de puissance est la puissance même
qui met en mouvement » 34. Car, à ses yeux, la volonté de
puissance n’est pas une cause 35, un moteur, mais d’abord un
simple « regard » 36 – un « regard supérieur que l’on jette » 37.

Elle n’est pas une action qui vise à soumettre, mais la « cer-

titude intérieure », préalable à toute action, « que l’on sera

obéi » 38.

Ces considérations suffisent à voir en quoi le nietzs-


chéisme est radicalement distinct du darwinisme – différence
que Nietzsche souligne lui-même : il a devant les yeux « le

contraire » de ce que voit Darwin 39. Alors que pour ce der-

nier la « sélection » s’effectue « au profit des plus forts », pour

Nietzsche, si la nature est cruelle 40, c’est envers les types su-

périeurs 41. En premier lieu, parce que la puissance n’est pas


affaire de fait (le nietzschéisme n’est pas un « faitalisme »42),

elle n’est pas le résultat d’une sélection, mais ce à partir de

quoi se déploie toute action. En second lieu, parce que le

déploiement de la puissance signifie constitution de « forma-

tions de dominations » toujours plus complexes, c’est-à-dire

habitées d’un plus grand nombre de conflits. Ainsi s’explique

le paradoxe de l’homme : l’être le plus complexe est en

même temps une « créature pleine de contradictions », et donc


la créature la plus fragile 43.
Igor Sokologorsky

✐ 1 Nietzsche, F., Été 1886-printemps 1887, 6[4], Kritische Stu-


dienausgabe 12, p. 232.

2 Nietzsche, F., la Gaie Science, « Plaisanterie, ruse et ven-

geance », § 7, Kritische Studienausgabe 3, p. 354.

3 Nietzsche, F., Aurore, livre 4, § 318, Kritische Studienausgabe

3, p. 228.

4 Nietzsche, F., Lettre à Bernhard et Elisabeth Forster du 2 dé-

cembre 1886.

5 Heidegger, M., Nietzsche, Pfullingen, t. 1, Günther Neske,


1961, pp. 13-14.

6 Ibid., p. 12.

Ibid., p. 473.

8 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[121], Kritische Studienaus-


gabe 13, p. 300.

9 Nietzsche, F., Novembre 1887-mars 1888, 11[71], Kritische Stu-

dienausgabe 13, p. 34.

10 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[79], Kritische Studienaus-


gabe 13, p. 259.
downloadModeText.vue.download 742 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

740

11 Nietzsche, F., Automne 1885-printemps 1886, 1 [61], Kritische


Studienausgabe 12, p. 26.

12 Nietzsche, F., la Gaie Science, livre III, §108, Kritische Studie-


nausgabe 3, p. 467.

13 Nietzsche, F., Fin 1886-printemps 1887, 7[62], Kritische Stu-


dienausgabe 12, p. 317.

14 Nietzsche, F., Printemps-automne 1881, 11 [36], Kritische Stu-


dienausgabe 9, p. 454.

15 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[79], Kritische Studienaus-

gabe 13, p. 259.

16 Nietzsche, F., Automne 1887, 9[89], Kritische Studienausgabe


12, p. 382.
17 Nietzsche, F., op. cit., t. 1, p. 12.

18 Ibid., p. 56.

19 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, deuxième partie,


« L’esprit libre », § 36, p. 55.

20 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[80], Kritische Studienaus-


gabe 13, p. 260.

21 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[174], Kritische Studienaus-


gabe 13, p. 360.

22 Nietzsche, F., Humain, trop humain, t. 1, huitième partie,


« Un coup d’oeil sur l’État », § 477, Kritische Studienausgabe 2,

p. 311.

23 Nietzsche, F., Automne 1885-printemps 1886, 1[92], Kritische


Studienausgabe 12, p. 33.

24 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[121], Kritische Studienaus-


gabe 13, p. 300.

25 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[174], Kritische Studienaus-


gabe 13, p. 360.

26 Id.

27 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[80], Kritische Studienaus-


gabe 13, p. 260.

28 Nietzsche, F., Juin-juillet 1885, 36[22], Kritische Studienaus-


gabe 11, pp. 560-561.

29 Nietzsche, F., Été-automne 1884, 27[27], Kritische Studienaus-

gabe 11, p. 282.

30 Nietzsche, F., Automne 1885-printemps 1886, 1[31] Kritische

Studienausgabe 12, p. 18.

31 Nietzsche, F., Novembre 1887-mars 1888, 11 [96], Kritische


Studienausgabe 13, p. 45.

32 Nietzsche, F., Printemps 1884, 25[355], Kritische Studienaus-


gabe 11, p. 106.

33

Nietzsche, F., Automne 1885-automne 1886, 2[151], Kritische

Studienausgabe 12, p. 140.

34 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[81], Kritische Studienaus-


gabe 13, p. 260.

35 Nietzsche, F., Printemps-été 1883, 7[25], Kritische Studienaus-


gabe 10, p. 250.

36 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, première partie, « Des


préjugés des philosophes », § 19, Kritische Studienausgabe 5,
p. 32.

37 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, neuvième partie,


« Qu’est-ce qui est noble ? », § 257, Kritische Studienausgabe

5, p. 205.

38 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, première partie, « Des


préjugés des philosophes », § 19, Kritische Studienausgabe 5,
p. 32.

39 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[123], Kritische Studienaus-


gabe 13, p. 303.

40 Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[123], Kritische Studienaus-


gabe 13, p. 305.

41 Ibid.

42 Nietzsche, F., Contribution à la généalogie de la morale, troi-


sième dissertation : « Que signifient des idéaux ascétiques ? »,
§ 24, Kritische Studienausgabe 6, p. 400.

43 Nietzsche, F., Été-automne 1884, 26 [119], Kritische Studie-


nausgabe 11, p. 182.

Voir-aussi : Deleuze, G., Nietzsche et la Philosophie, PUF, Paris,


1962.

! ÉTERNEL RETOUR, NIHILISME, PUISSANCE, SURHOMME, VALEUR,


VOLONTÉ

NIHILISME
Du latin nihil, « rien ».

Étymologie imaginaire (Heidegger) : nihil vient de ne-hilum (absence du


hile, filament reliant des organes et dont la rupture est mortelle).

MORALE, ONTOLOGIE, POLITIQUE, THÉOLOGIE

1. « Mortelle fatigue de vivre, une morne perception de

la vanité de tout effort » (P. Bourget1), dimension la plus

négative et négatrice de l’homme dont la vie n’a plus de

sens (« L’homme n’a fait qu’inventer Dieu pour vivre sans

se tuer », déclare Kirilov, dans les Possédés, de Dostoïevski).


– 2. Chez Nietzsche, dans un contexte proprement philo-
sophique, l’élaboration métaphysique elle-même ainsi que
la caducité des valeurs tutélaires sous le règne desquelles
nous avons vécu.

L’histoire du nihilisme n’est pas la même selon qu’on s’en


tient au mot lui-même, ou qu’on l’étend à ce qu’il désigne

réellement, tant l’apparition de ce terme est postérieure à


la détresse qu’il recouvre. Dans le premier cas, le vocable
(apparu pour la première fois en 1799, dans la « Lettre à
Fichte » de Jacobi) fut consacré, en 1862, sous la plume de
Tourgueniev 2. Il désigne d’abord, dans la Russie de la fin du

XIXe s., tous ceux qui, inconsolables et mélancoliques, sont

littéralement désorientés devant l’abdication du divin au pro-

fit du néant, et s’abîment dans le culte nouveau d’une vio-

lence radicale. Dans le second cas, le nihilisme – que l’on

confond parfois avec l’absurde – désigne fondamentalement

« la confrontation de l’appel humain avec le silence dérai-

sonnable du monde » 3, mais également, avec Nietzsche, qui

l’enracine dans la métaphysique, la façon dont la pensée


s’évertue à recouvrir le silence du vacarme des valeurs imagi-
naires, en inventant la causalité finale ou encore en élaborant
le double – idéal et signifiant – du monde réel ; le nihilisme
désigne encore le comportement destructeur né de la déré-

liction des idoles employées à dissimuler cette vacuité essen-

tielle, la prise de conscience de la « mort de Dieu » ou de la

minceur des tutelles provisoires qui orientent l’agir humain,

mais aussi la « joie tragique » de celui qui est capable d’aimer


la vie sans qu’il y ait la moindre raison à cela. Enfin, avec

Heidegger, le nihilisme passe du statut de néant de valeurs à


la dimension ontologique de l’Être-même comme néant 4. En
cette seconde et gigantesque dimension, le nihilisme consti-
tue peut-être, et paradoxalement, la « raison d’être » de la
philosophie, puisqu’il invite, somme toute, à l’examen de la

question – et en est-il d’autres ? – de savoir pourquoi et com-

ment vivre, alors que nous allons mourir.

▶ Hormis les pensées qui se donnent spécifiquement le nihi-


lisme pour objet, il est peu de penseurs qu’on ne puisse tenir
pour « nihilistes », car il est peu d’aventures de la pensée qui,
des gnostiques à l’existentialisme sartrien, de la « querelle du

panthéisme »5 à la psychanalyse, ne traitent du néant, que ce

soit pour s’y complaire, s’en désoler, le récuser, le dissimuler,

ou encore y trouver de quoi faire le deuil nécessaire d’une

divinité transcendante. Qu’elle l’affronte ou qu’elle tente d’en


atténuer les effets, la pensée doit aussi sa fécondité au rap-
port qu’elle entretient avec le sentiment tenace de l’« à quoi
downloadModeText.vue.download 743 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

741

bon » de Nietzsche, aux prophéties duquel les atrocités du


XXe s. donnent une consistance indépassable.

Raphaël Enthoven

✐ 1 Bourget, P., Essais de psychologie contemporaine, Galli-


mard, Paris, 1993, p. XXIII.

2 Tourgueniev, I., Pères et Fils, Gallimard, Paris, 1992 ; voir la


figure de Bazarov.

3 Camus, A., le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1942.

4 Heidegger, M., Nietzsche, Gallimard, Paris, 1972.

5 Voir, à ce sujet, la fameuse « Lettre à Fichte » citée plus haut,


et dans laquelle Jacobi déclare notamment : « Je ne vois pas
pourquoi [...] je n’aurais pas le droit de préférer par goût ma
philosophie du non-savoir au savoir philosophique du néant ».

Voir-aussi : Bannour, W., les Nihilistes russes, Aubier, Paris, 1974.

Le Nihilisme, anthologie de textes choisis et présentés par


V. Biaggi, Garnier-Flammarion, Paris, 1998.

Camus, A., l’Homme révolté, Gallimard, Paris, 1960.

Deleuze, G., Nietzsche et la Philosophie, PUF, Paris, 1962.

Dostoïevski, F., les Possédés, Gallimard, Paris, 1974.

Flaubert, G., Bouvard et Pécuchet, Gallimard, Paris, 1999.

Nietzsche, F., OEuvres philosophiques complètes, Gallimard, Pa-


ris, 1977. (Voir, en particulier, le Gai Savoir, § 346, dans les
fragments rassemblés sous le titre « La volonté de puissance »,
le début du t. II, et, dans le Crépuscule des idoles, le chapitre

intitulé « Comment le monde-vérité devint fable ».)

Rosset, C., Traversées du nihilisme, Osiris, Paris, 1995.

Sartre, J.-P., la Nausée, Gallimard, Paris, 1978.

Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représen-


tation, PUF, Paris, 1966.

Spinoza, B., Éthique, éd. bilingue, trad. B. Pautrat, Seuil, Paris,


1999. (Voir, en particulier, l’Appendice de la première partie et
la préface de la quatrième partie, « Sur la façon dont nous avons

imaginé une causalité finale au principe du monde ».)


Stirner, M., l’Unique et sa propriété, Stock, Paris, 1960.

Tzara, T., Sept manifestes dada, Pauvert, Paris, 1963.

Vattimo, G., la Fin de la modernité, Seuil, Paris, 1987.

! ABSURDE, ANARCHISME, ANGOISSE, DÉCADENCE, DIEU,


FINALITÉ, HÉDONISME, MATÉRIALISME, MORALE, MORT,
NIETZSCHÉISME, PESSIMISME, SENS, VALEUR, VOLONTÉ

No God’s land 1

Il est aisé mais navrant de s’en tenir, comme

on l’a fait, à l’énumération des raisons pour

lesquelles, le 11 septembre 2001, au nom

de Dieu, deux avions se sont écrasés contre

le symbole financier du plus grand empire de tous les


temps. Une fois que l’épée de Damoclès est tombée,
rien de ce qui veut en rendre raison n’a vraiment de
pertinence. Expliquer le spectacle invraisemblable d’un
attentat en direct ? Absurde. Autant que de vouloir

élucider, par la statistique, les raisons singulières qui

poussent un homme à mettre fin à ses jours.

L e propre de l’explication est de s’appuyer sur la repré-


sentation d’une réalité que l’on met à distance de soi,
et dont on postule l’homogénéité, dont on déclare qu’elle
n’obéit qu’à des lois et peut, à ce titre, faire l’objet d’une
connaissance exhaustive. L’explication ajourne, en la circons-
tance, l’intelligence de la singularité de ce dont on parle,
c’est-à-dire de ce qui ne saurait jamais s’y réduire. L’explica-
tion, qui considère rétrospectivement ce dont elle traite, et le
transforme en objet fini pour l’intellect est, au sens propre,
le contraire de l’implication, ou encore de la compréhension.

Avant d’être un objet de science, le 11 septembre marque

la fin et le début d’une époque. Parmi les stratagèmes mis en

place pour éloigner de soi l’idée que nous sommes également

partie prenante du nouveau désordre mondial, la volonté de


l’expliquer, de lui trouver un sens et de s’en contenter, est
un abus de langage qui sert de paravent : « Ramener quelque
chose d’inconnu à quelque chose de connu, cela soulage,
rassure, satisfait, et procure en outre un sentiment de puis-
sance. Avec l’inconnu, c’est le danger, l’inquiétude, le souci
qui apparaissent – le premier mouvement instinctif vise à éli-
miner ces pénibles dispositions. Premier principe : n’importe
quelle explication vaut mieux que pas d’explication du tout »
(Nietzsche).

« DIRE L’INDICIBLE »
D eux avions éventrent deux tours qui s’effondrent, et
le réel montre, dans sa nudité, combien est inféconde
l’idée que l’Histoire aurait un sens. Car, devant l’horreur, le

sens à donner à tout cela importe moins, en définitive, que la


constatation simple selon laquelle l’acier ne résiste pas à du
kérosène enflammé. La raison d’être du crime a peu de valeur
au regard du crime lui-même. Autrement dit, l’événement est

insensé, et irréductible, pour l’essentiel, à toute téléologie,


c’est-à-dire à toute forme de « pourquoi ». Le prisme du non-
sens est ici moins aberrant que la longue-vue de l’explication.
Le détail des raisons s’évanouit devant l’irruption de l’ins-
tant, le sens bat en retraite devant l’irrationnel – témoignant
d’ailleurs en cela, puisque ce qui est arrivé dépasse ce que
l’homme peut imaginer, qu’il n’y a de sens que dans une
mesure strictement humaine. L’impression immédiate, enfin,
qui veut que ce que nous avons tous vu nous laisse ahuris ne
gagne pas grand-chose à être médiatisée après coup par la ré-

flexion. Silence, oeil hagard, bouche bée. Ce qui ne s’imagine


pas ne se conçoit pas et ne se pense pas sans que la pensée

excède ses limites. Ce qui ne se conçoit pas ne s’explique pas

sans indécence ni trahison. Nous appelons donc « insensé »

ce qui nous a d’abord semblé tel, c’est-à-dire ce à quoi il ne

suffit pas de prêter, après coup, un sens pour le comprendre

ou l’éprouver. Avant les discours, les considérations géopo-


litiques et les effets de manche, avant la riposte américaine,
la défaite des Talibans et la constitution d’un gouvernement

provisoire, il y a l’antériorité indépassable du silence assour-

dissant dans lequel périssent, d’un coup, plusieurs milliers


d’humains. Des monuments qui s’effondrent, de l’être brut,
impensable, sans cause ni effet, de l’être silencieux, muet,
sourd, idiot, violent, aveugle, implacable, désespérant, extra-
moral.

De fait, l’oxymore qui demande de « penser l’impensable »


ou de « dire l’indicible » n’est pas le moins sage des pon-
cifs, car il présente un impossible non seulement comme

une évidence, mais encore comme une tâche à accomplir. Si


la discursivité n’est pas adéquate à un phénomène de cette

nature, c’est que le sens dont les mots sont comptables est
ici rappelé à l’imposture qui nous a valu d’y croire et d’y
subordonner nos actions. Les mots ne sont pas conformes
au monde tel qu’il est, tel qu’on l’érigé et qu’il s’effondre,
mais au monde tel que les hommes se le représentent, un
monde ordonné, signifiant, et dont les tragédies sont autant

de déviances à l’endroit d’une norme rétroactive. Le langage


n’est pas la bonne parole, car il ne décrit, dans le meilleur des
cas, qu’un mouvement figé à chaque syntagme, et méconnaît

un devenir que l’homme s’évertue à vitrifier depuis qu’il se


downloadModeText.vue.download 744 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

742

sait mortel. Les mots suggèrent l’idéologie, ils valent pour ce


qui dure, alors que, de la main de l’homme, le réel a eu, le
11 septembre, l’impudeur de nous révéler sa neutralité native,

et de manifester – tel un secret que tous partagent mais dont


nul ne parle jamais – que rien de ce que nous faisons ne
demeure. En d’autres termes, celui qui, fidèle à ce qu’il a vu,
refuse d’ignorer ou de taire encore qu’il est, dès la naissance,
assez vieux pour mourir, ne saurait méconnaître davantage
l’atonie d’un réel inhumain, ni souscrire au déploiement ra-
tionnel et ordonné de l’Histoire : « La vie va se perdre dans la
mort, les fleuves dans la mer et le connu dans l’inconnu. La

connaissance est l’accès de l’inconnu. Le non-sens est l’abou-

tissement de chaque sens possible » (Bataille).

LE DÉVOILEMENT IMPARABLE

L ’attentat du 11 septembre est un crime contre l’humanité,


et c’est le cas moins par son ampleur que par ce qu’il
dévoile. Les assassins du 11 septembre ont aussi commis
un crime contre la faiblesse que nous avons de tenir pour
consistant ce que nous érigeons. Il est la mise en évidence
du chaos qui sous-tend nos entreprises, la résurrection de
l’inconsistance et du mouvement que les immeubles dissi-
mulent, de la matière qui précède la forme, de la vanité qui
gît derrière chaque projet, de la poussière sous le béton, du
néant sous tous ses aspects. L’attentat du 11 septembre est une
catastrophe atone, le surgissement provisoire et inoubliable
d’un mutisme ontologique dont toute morale – trop humaine
– trahit l’innocence. Heidegger, en cela, s’il avait été devant
son poste de télévision, aurait vraisemblablement parlé d’une
« éclaircie », nous nous contenterons de « dévoilement ».

Certes, l’Histoire n’est pas avare de tragédies, et s’il fallait


dresser une hiérarchie dans l’horreur, la violence ahurissante
du 11 septembre se trouverait loin derrière les grands crimes
du siècle dernier. Néanmoins, si un tel événement est le pre-
mier de son genre, c’est que nous y avons, tous ou presque,
assisté en direct. Le second avion s’est écrasé sous nos yeux,
les enfants de Gaza chantaient sous nos yeux, tandis que
la poussière envahissait, sous nos yeux, les artères de Man-
hattan... Le 11 septembre, c’est du « temps réel », ou l’iné-
vitable immédiateté collective d’un attentat télévisé. De fait,
ce qui distingue, de façon décisive, le 11 septembre de ses
grands frères immondes, c’est la nature même de la retrans-
mission, et le grand spectacle d’une épouvantable fascina-
tion publique et singulière à la fois... Si le 11 septembre est
inédit, c’est que nous n’en avons rien raté. Nous avons tous
tout vu, de l’intérieur comme de l’extérieur. Aucun mystère,

aucune possibilité de ne pas y songer, aucune prise, ou si


peu, donnée au révisionnisme. C’est comme si une main de
fer avait pris nos têtes, et les avait plongées dans une fange
incontestable. Ce que nous ne voyons pas est abstrait, mais

ce que nous ne pouvons pas ne pas voir est insupportable.


En un sens, nous l’avons tous vécu, ce dont témoigne le
fait que personne n’ignore ce qu’il faisait à l’heure où les
tours se sont effondrées. Quand une usine chimique explose

à Toulouse, les caméras ne montrent les débris qu’après la


déflagration, et nos mauvaises consciences trouvent aussitôt
à s’abriter derrière le fait que nous n’en avons pas été les
témoins. Pour ce qui concerne le 11 septembre, c’est-à-dire
l’inoubliable preuve par l’effet de la fragilité des symboles et
de l’inutilité d’entreprendre, il est impérieux, comme on suit
l’évolution d’un virus incurable, de prendre le pouls de nos
consciences meurtries.

AVANT L’HOMME

D e fait, on peut considérer que la destruction en direct de


nos babels laïques a fait de nous, immédiatement, les
apatrides d’un genre nouveau, les acteurs malgré nous d’une
Histoire monumentale et démente. La société de consom-

mation, l’univocité, la standardisation des usages, le calcul


libéral de l’intérêt bien compris de chacun, tout ce qui, en
somme, contribue à l’uniformisation du réel se disloque der-
rière ce qui témoigne de son unicité, de son insoumission à
l’homme, et rappelle, en conséquence, chacun à ce qui le dis-
tingue d’autrui – car l’éminence de la mort est l’affaire de cha-
cun avant d’être l’affaire de tous. Il ne s’agit donc pas d’une
guerre du Bien contre le Mal, comme le pense le pénible
George W. Bush, mais du combat, perdu d’avance celui-là,
du genre humain contre ce qui montre que l’universel est
une chimère, de la lutte de l’homme contre ce qui rappelle,
d’abord, qu’il n’est qu’un point de suspension dans l’histoire
d’un monde muet...

L’abominable Ben Laden est anté-humain ; nous sommes,


par lui, retournés avant l’homme, c’est-à-dire avant Dieu,
avant le sens, en deçà de toute construction, face à l’arrière-
monde chaotique dont le mutisme engendre, comme autant
de palliatifs, chacun de nos espoirs, de nos édifices, chacune
de nos illusions. Nous sommes conduits, par un déluge d’un
genre nouveau, en un temps d’avant l’Histoire des hommes,
à une époque où il n’y avait pas d’homme pour trouver
« injuste » que le monde ne fût pas conforme à notre désir.
Le carnage du 11 septembre n’a pas la nécessité de ce qui
devait être ni l’inconvenance de ce qui n’aurait pas dû avoir
lieu, mais il a la nécessité de ce qui a été ; il est, comme
tout ce qui est, inévitable, au seul titre qu’il est advenu. Nous
voilà rappelés au désordre ; qu’on le veuille ou non, il faudra
bien s’y rendre. Comme si Dieu, pour nous punir de croire
encore – un peu – en lui, avait choisi, en un jour et en un
lieu sans pourquoi, d’administrer une nouvelle preuve de son
inexistence.
De cette leçon qu’inflige, par la main des psychopathes, le
réel à ceux qui le travestissent, il faut retenir la caducité du
progrès, le dénuement de nos égoïsmes, l’impossibilité, aussi,
de substituer durablement la gloire microscopique de l’argent
facile et de la reconnaissance d’autrui au sentiment lancinant
d’un pourquoi sans réponse. Tout est silence, et l’explica-
tion est bavardage face à l’étrangeté d’un phénomène si évi-
demment monstrueux et complexe à la fois qu’il manifeste
l’irréductibilité de tout ce qui est au moindre système de pen-
sée. Le surgissement de l’entropie derrière l’enthousiasme,
de l’involution derrière le progrès, ou l’irruption du chaos
au spectacle duquel nous n’avons pas les moyens de nous
dérober, impose de penser un « en deçà » ou un « au-delà de
ce qui se pense », invite inéluctablement à identifier l’être au
néant, la connaissance à la singularité, et à donner à la pen-
sée les outils qui lui permettront de ne plus être le bras armé
de la mauvaise foi arrimant la philosophie à l’hypothèse du
sens, de la vérité ou de l’universel. Comme le dit Nietzsche :

« Maintenant, l’air entier est échauffé, le souffle de la terre est

embrasé. Maintenant vous vous promenez tous nus, bons et


méchants. Et pour l’homme épris de connaissance, c’est une
fête. »

UN JOUR COMME LES AUTRES

L e monde a changé donc, non pas en raison du drame lui-

même, mais en raison de la perception qu’on en a. Ce qui


downloadModeText.vue.download 745 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

743

est vrai des rapports de force entre les États l’est d’abord de
la façon dont l’homme perçoit le réel qui l’entoure et dont il
n’est qu’une molécule. Le monde des hommes a changé le
jour où la réalité a, de nouveau, montré qu’elle dépassait les
moyens que l’entendement met en oeuvre pour la saisir, se
l’approprier ou se la rendre pensable. Tout se passe, depuis
le 11 septembre, comme si le monde nous laissait un peu
moins le loisir de lui confectionner une signification sur me-
sure, comme si l’illusion qui aide à vivre nous était désormais
interdite, comme si nous pouvions un peu moins juxtaposer
à l’être un hypothétique univers conforme à nos désirs ou à
notre idée de la morale, sans nous savoir de mauvaise foi. La

réalité, infinie, unique et cruelle, déjoue maintenant l’art que


nous avons de nous la dissimuler par la pensée, la morale,
le culte ou encore par l’identification exorbitante du réel et
du rationnel.

Ce que ce jour-là a d’absolument singulier tient, étrange-


ment, dans le fait que c’est un jour comme les autres : ce n’est
qu’à l’oeil trop humain de l’homme qu’il y a une différence
entre le 11 septembre et les autres jours. Ce n’est qu’à l’oeil
de l’homme, pour qui le monde réel se double d’une infinité
de mondes possibles, qui compare ce qui est à ce qui aurait
pu ou dû advenir, que le monde est sorti, ce jour-là, de son
cours normal. Il n’y a que l’homme pour refuser, en un mot,
de supporter ce que Cl. Rosset nomme « l’impérieuse préro-
gative du réel », à savoir son unicité. Qu’est-ce à dire ? Que ce
qui est tragique pour nous est ordinaire à l’échelle de l’uni-
vers. L’attentat du 11 septembre est aussi anodin à l’échelle
cosmique que tout ce qui advient, mais il marque l’humanité
au fer rouge, parce qu’il révèle précisément cette indiffé-
rence et nous rappelle à notre condition infiniment solitaire
de morts en sursis. Le 11 septembre a, ontologiquement, la
valeur d’une fenêtre ouverte sur un horizon clos, et revêt,

pour l’homme, la gravité d’une cicatrice. Le monde n’était


pas différent de lui-même le 11 septembre, et qu’il n’importe
pas à la Terre qu’elle ait tremblé ou non ce jour-là ; il n’y a
que l’homme pour interpréter comme n’ayant pas dû avoir
lieu ce qui n’a pas pu ne pas avoir lieu, il n’y a que l’homme
pour se demander, face à un spectacle qui montre précisé-
ment la réalité toute nue, et qui enseigne qu’elle ne se soucie
ni des crimes commis ni du sens que nous leur donnons, si
ce qu’il regarde, ahuri, est bien « réel »... Pour l’homme, qui
refuse d’abandonner l’idée que le monde devrait être autre
qu’il n’est, ou qui préfère une infinité de mondes imaginaires
à l’unicité implacable du monde réel... Bien sûr, les chancel-
leries s’agitent, et nous aurons à lutter à l’avenir contre une
forme nouvelle de terrorisme, mais il y a désormais une case
inédite dans l’esprit de l’homme lucide et avisé, par l’expé-
rience, que le réel excède autant l’imaginaire que le langage.
Le nouveau monde qu’inaugure le 11 septembre n’est jamais
que notre monde dépouillé du fantasme de l’espérance ; c’est
un monde cruel, dur, étranger. Une tour qui s’effondre est un
voile qui se lève entre nous-mêmes et une réalité soustraite
à notre emprise. Moribonds à l’espoir sont ceux qui prient,
autant que ceux qui y renoncent. De Dieu aux marchands du
temple, du wahhabisme à l’Occident mal en point, la crainte
de la mort précipite les avions contre les tours, dissout, à la
vitesse d’un sucre dans une goutte d’eau, les édifices concep-
tuels et concrets. Une prière, une minute de silence ne suf-
fisent pas à oublier que le monde est silence. Il fallait qu’un
symbole se décomposât pour que le nihilisme inconséquent
de ce début de siècle – qu’il ait la forme d’un islam fou, d’un
angélisme candide, d’un bellicisme arrogant ou d’une haine

de soi grimée en antiaméricanisme sommaire – entreprît len-


tement de parvenir à la conscience de lui-même.

LE PRINCIPE DE RÉCOMPENSE

L a lettre retrouvée dans la voiture d’un terroriste est édi-

fiante : « Ce sera, si Dieu le veut, le jour que tu passeras


avec les femmes du paradis [...]. Sache que les jardins du
paradis t’attendent dans toute leur beauté, et que les femmes
du paradis t’attendent, et qu’elles appellent “Viens par ici,
ami de Dieu.” Elles sont parées de leurs plus beaux atours. ».
Le solipsiste convaincu que son crime lui vaudra impuné-
ment un orgasme éternel, et qui reste indifférent à la douleur
d’autrui, au titre qu’elle ne le concerne pas (tandis que son
plaisir propre le concerne directement) n’a aucune raison de
ne pas précipiter, sous le prétexte d’une guerre sainte, un
avion contre une tour. Nul courage chez le pauvre type dont
la jouissance passe par la mort d’autrui, et qui donne à ce
calcul sadien l’apparence grossière du martyre. Nul courage
chez celui qui se tue par peur de la mort. Il n’est pas besoin
d’être un exégète du Coran pour voir que cette version de
l’islam n’est que la caricature de l’idée selon laquelle le ver-
tueux trouve son profit dans l’ascèse. Si le fait d’espérer en
Dieu pousse à son terme le principe de récompense, celui-là
culmine à New York, dans une tractation maquillée en sui-
cide, et dont les termes ont de quoi séduire et convaincre
l’homme qui ne songe qu’à lui. L’islam des assassins est à
l’économie de marché ce que la charité est au ressentiment :
sa version subtile et sournoise, son habit de soirée. Le porte-
parole de Dieu ne fait jamais que spéculer sur des valeurs
suprêmes. La piété des assassins témoigne surtout d’un nihi-
lisme vénal et inconséquent, tels des Talibans qui, s’ils étaient
fidèles à eux-mêmes et à la détresse qui dicte leur haine, s’en
seraient pris à leurs propres mosquées plutôt qu’aux idoles
des autres. Comme le dit Spinoza : « Qui aime Dieu ne peut
faire effort pour que Dieu l’aime en retour. »

LA SURFACE DE L’EAU

F aut-il – et est-ce possible ? – ignorer encore que toutes les


statues sont de sel et que, jusqu’à la mort des descendants
de ceux qui virent les tours s’effondrer, le Nouveau Monde
et le Vieux Continent sont, dans l’horreur et par le déclin de
l’empire américain, entrés dans l’âge adulte ? Quel divertis-
sement, quelle drogue seront assez puissants pour détour-
ner notre esprit de la certitude que l’amour, la justice et la
rédemption n’ont aucun rapport avec le monde réel ? Faut-il
continuer de nous demander pourquoi le monde est tel qu’il
est ? Faut-il oublier qu’il est aussi absurde de chercher un
sens à tout cela que de mettre une attèle sur une botte de
foin ? Faut-il, comme nous allons le faire, continuer à poser
sur le réel les catégories de justice et d’injustice et reprocher
à l’univers de ne pas s’y conformer ? Déclarer impunément
que, si nous souffrons, c’est que le monde n’est pas ce qu’il
devrait être ? Méconnaître qu’il n’est qu’un seul monde pos-
sible ? Faut-il ne pas accepter qu’ici-bas le crime paie, et que
le courage d’un homme qui se bat avec des couteaux en plas-
tique n’est pas nécessairement récompensé ? Construire des
mémoriaux, des monuments aux morts, et affirmer devant du
marbre, comme en 1918 : « Plus jamais ça » ? Confier à des
statues le soin de se souvenir de ce que nous allons tenter
d’oublier ? Entreprendre d’oublier que le réel ressemble avant
tout à la surface de l’eau après le naufrage d’un navire ? Plus
que d’une guerre contre les Talibans, il s’agit ici du combat
downloadModeText.vue.download 746 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

744

pathétique et perdu d’avance – dont la guerre n’est qu’une


forme parmi d’autres – de l’humain contre l’impitoyable indif-
férence du réel, de la survie contre le néant, de l’imaginaire
contre le monde tel qu’il est, de nos coeurs battants sous la
glace et promis à la poussière. Alors, peut-être, le faut-il, mais
on peut parier qu’à terme ça ne suffira pas.

Que faire donc ? Quelles injonctions retenir du silence,


de l’anéantissement d’un symbole, de l’horreur possible et
advenue ?

LA FALSIFICATION

D ’abord, ne plus penser comme on se détournerait du


monde, autrement dit ne plus employer la pensée à fal-
sifier, c’est-à-dire à simplifier, la réalité. Il importe d’abandon-
ner les alternatives majuscules Bien ou Mal, Est ou Ouest,
Islam ou Occident, Sacré ou Profane, Dieu ou Diable, Mon-
dialisation ou Antimondialisation, Socialisme ou Économie de
marché, Intériorité ou Extériorité, Vérité ou imposture... Le
11 septembre met au jour la caducité des structures duales
et donc sommaires d’intelligibilité. La guerre froide est termi-
née, et, avec elle, la pertinence – déjà douteuse – de l’espèce
de nihilisme que constitue un manichéisme négateur de la
différence au profit de l’opposition. La perception du néant
est solidaire de la décomposition de l’Histoire en non-sens.
Aussi, ce désordre nouveau impose d’être subtil, de préférer
les modèles aux visions du monde, de se référer aux valeu-
reux d’Aristote, aux vertueux de Machiavel ou aux hédonistes
intelligents, de rechercher, en somme, la compagnie des êtres
qui, au sein d’une aventure monumentale et insensée, savent
transformer en règle de vie ce qui, sans cela, n’est qu’une
invitation au suicide.

PERSÉVÉRER DANS L’ÉNIGME

L e philosophe, ou chacun de nous, se doit, ensuite, de tenir


pour une énigme l’univers censément ordonné que lui
lèguent le savant et le politique ; il doit, en d’autres termes,
rompre avec la solidarité postsocratique de la pensée, de la
raison et du Bien. La philosophie ne participe de la mécon-
naissance délibérée – ou inconsciente – du monde tel qu’il
est que, si elle demeure cette étrange discipline, ce système
insincère – comme tout système – où l’on postule que tout
événement a un sens latent et trouve, un jour ou l’autre, sa
place au banquet du Savoir. Nous vivons la fin de la fin de
l’histoire, le moment où, face à une civilisation qui s’avise
qu’elle est périssable, l’optimisme ontologique et anthropolo-
gique est inconséquence suprême, et où, en termes méthodo-
logiques, la notion de principe est remise à sa place par l’évé-
nement qui échappe à toute démonstration. C’est du sens
lui-même qu’il faut faire son deuil. Toute philosophie consé-
quente ne peut être que tragique, anti-hégélienne, c’est-à-dire
admettre un état de nature irréconciliable, et se débarrasser
de ce qui, après la fin des utopies et de l’eschatologie divine,
demeure idéologique. Le 11 septembre est indépassable, c’est
en méconnaître les effets et s’exposer à l’oublier, que d’en
faire un moment et non une impasse. « La raison ne peut pas
s’éterniser auprès des blessures infligées aux individus car les
buts particuliers se perdent dans le but universel », professait
Hegel, en reprenant à son compte les sophismes écoeurants
de Leibniz, qui prétendait, lui, que « permettre le mal comme
Dieu le permet, c’est l’indice de la plus grande bonté »... Aux
théodicées dogmatiques qui ne s’exposent jamais à la possi-
bilité d’être réfutées, le 11 septembre suggère qu’on oppose

le principe pessimiste d’algodicée, ou connaissance par la


douleur. L’explication d’une douleur n’a jamais dispensé de
souffrir : il n’y a pas d’interaction entre la chair et ce qui se
veut désincarné. Quand on éventre un symbole, il faut un
remède de cheval, pas un antiseptique ; fuir la douleur en lui
donnant une raison d’être, c’est lui faire allégeance. Autant
prier.

L’ÉNERGIE ET LE NON-SENS

S i la réalité choisit, au début du XXIe s., de ne pas se plier


à l’identification humaine et indue de la dialectique et de
l’être, de présenter des conflits insolubles ou encore d’ex-
hiber le néant sous nos oeuvres, alors il faut sortir la phi-
losophie des ornières évasives pour la rappeler à la seule
interrogation qui vaille, et qui fait de la pensée une aventure
radicalement singulière : comment – et non pourquoi – vivre
alors que nous allons mourir ? Les tours de New York sont
le secret de Barbe-Bleue 2 : la jouissance et l’identification
du bonheur au bien-être ne sont possibles qu’à la condition
d’ignorer la mort, c’est-à-dire d’oublier, autant que possible,
qu’elle en est le fin mot. S’il nous faut désormais vivre sous
un régime nouveau, c’est que la mort est, cette fois-ci, trop
vigoureusement apparue pour être encore éludée. Hyperter-
rorisme ? Peut-être. Hyperterreur, en tout cas, devant la mort
de Dieu. Nous ne pouvons ignorer davantage que le réel se
moque que des gratte-ciel soient réduits en gravats. La réa-
lité est au-delà de l’homme, elle excède l’imaginaire en une
macabre inversion des rôles qui fait du réel lui-même la méta-
phore de nos illusions déchues : un gratte-ciel qui s’effondre
est une idole qui s’évapore. L’événement consacre la fin des
Lumières, non pas au profit d’un âge obscur, mais d’un âge
inhumain, d’un monde soustrait aux catégories de l’homme,
indifférent à nos discours véridiques, d’une nécessité sans but
qui intime à la philosophie la tâche de se faire conforme à
ce qui est, et non plus l’inverse – à savoir l’imposition discur-
sive et trop humaine de la finalité sur le monde. Nous cher-
chons un sens aux choses ; or, pour ne pas le faire, il faudrait
qu’elles en aient un. Comme le dit Nietzsche : « C’est une
mesure de l’énergie que de savoir jusqu’à quel point on peut
se passer d’attribuer un sens aux choses, jusqu’à quel point
on peut tolérer de vivre dans un monde dénué de sens... ».
La philosophie doit enseigner à vivre sans pourquoi, sans
raison de vivre, abjurer l’idéalisme comme on sortirait d’un
couvent, sous peine d’entrer en déshérence et de demeurer
lettre morte. Comme le dit encore Rosset : « Il ne faut pas
compter sur le philosophe pour trouver des raisons de vivre ».

PHILOSOPHIE DU DANGER

S i la philosophie rompt le pacte contre-nature qu’elle a


passé avec un certain optimisme ontologique, elle devient
alors, humblement, philosophie du danger, et non le bouclier
supplémentaire qu’on interpose entre soi-même et la repré-
sentation du péril. Autrement dit, étant donné que l’insécurité
est, qu’on s’y résolve ou non, désormais devenue la norme,
et que la sécurité est l’exception, il serait lâche, donc erroné,
de reconduire les termes du cartésianisme qui, traitant le sujet
en vase clos dépositaire d’une connaissance objective, plaide
en faveur de ce qui met le monde à distance de lui. C’est, par
là, tout le vocabulaire de la représentation, de l’explication,
du solipsisme, de la subordination de l’existence à l’essence,
de l’immatérialisme ou encore de la maîtrise de la nature qui
perd toute pertinence. L’homme n’est plus au centre de la
downloadModeText.vue.download 747 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

745

Création, l’Occident n’est plus au centre du monde, le sujet


n’est plus le centre de son univers intérieur. Le monde a ces-
sé, comme en 1918, comme en 1945, de souscrire, comme il
semblait le faire, à notre emprise. Que ce soit la sécurité, la
foi dans le progrès, voire la certitude d’un avenir un peu meil-
leur chaque lendemain, quelles que soient les illusions que
le 11 septembre 2001 a détruites, elles se rapportent toutes
à une démystification fondamentale : nous ne pouvons plus
demeurer dans le solipsisme confiant et confortable d’un uni-
vers domestiqué et soustrait aux périls qui l’entourent. C’est
la tour d’ivoire qui s’est effondrée, ou la figure de l’homme
se souciant de la faim dans le monde après un bon repas :
caducité du sentiment bienheureux d’être à distance de ce

dont nous parlons... Le danger fait plus que nous concerner


désormais, il nous touche. Jamais le péril n’a été si proche,
et la mondialisation n’est pas celle que nous imaginions : en
lieu et place de l’uniformisation marchande du monde, nous
sommes confrontés à un nouveau désordre mondial – dont

l’ordre éventuel n’est qu’un cas particulier – et inintelligible à


ceux qui pensent toujours dans les termes hérités du temps
où une adversité clairement identifiée nous donnait encore
le sentiment fallacieux d’être maîtres de l’univers comme de
nous-mêmes.

LA CONNAISSANCE DU SINGULIER

L ’enjeu est ici de penser la contingence sans lui trouver


un sens, de parvenir à une connaissance du singulier,
c’est-à-dire de l’irréductible et de l’étrange, de l’unique et
du nouveau, à une façon de connaître où l’objet que l’on
se donne n’est pas présenté comme le cas particulier d’une
vérité générale et objective, mais rendu à la singularité qui en
fait, au sens propre, un événement. Une connaissance qui ne
se donne pas pour vocation de ramener l’inconnu au déjà-
connu, l’hétérogène à l’homogène, mais s’attache à ce que le
réel a de dissemblable avant de manifester ce qu’il a d’iden-
tique. Loin des modèles explicatifs et de l’intégration abusive
d’un phénomène dans un ordre qui l’excède, l’événement est
autant, tel le 11 septembre à New York, ce qui, du point de
vue de l’homme, rompt la trame de la vie quotidienne que ce
qui, ontologiquement, est, en toute rigueur, identifié à tout
ce qui arrive. Une pensée de l’événement est une pensée
non discursive, car non ordonnée selon un but, soustraite au
regret comme à l’espoir, à l’intention comme au ressentiment,
une pensée fragmentaire, aphoristique et avisée que le sens
n’est qu’une éventualité – pauvre – du chaos.

SISYPHE

N ous ne construisons pas des tours afin qu’elles s’ef-


fondrent, mais elles ne se seraient pas écroulées si nous
ne les avions pas construites. L’effondrement n’est pas la
cause finale de la construction, mais c’est la construction qui
est la cause efficiente de l’effondrement. Seul ce qui se fait
est susceptible d’être défait, est-ce à dire qu’il serait sage de
ne plus rien faire ? Si le destin d’une tour est de redevenir
poussière, est-ce folie que de la construire ? C’est douteux,
car être déçu même à l’avance, c’est avoir espéré en ce que
nous faisions. Décliner toute entreprise au nom de sa fragi-
lité, c’est vouloir n’accomplir que ce qui est véritablement
consistant, ou bien inféoder chacune de nos démarches à
l’hypothèse impossible d’un sens véritable. Celui qui ne fait
rien, au nom de l’idée que ce qu’il fait sera défait, l’à-quoi-
boniste en somme, qui n’agit que si son action a une raison

d’être, est aussi inapte à la réalité que celui qui tue au nom
d’un Dieu. C’est du néant que nous faisons l’apprentissage,
c’est du néant que nous tirons nos actions, et c’est le néant
que recouvrent maladroitement nos raisons d’agir : celui
qui s’en désespère demeure comptable de ce qu’il croyait
savoir. Sisyphe ne pousse évidemment pas son rocher en
haut d’une montagne afin qu’il tombe de l’autre coté et que

son labeur soit à reprendre, mais il est également évident que

le rocher ne retomberait pas s’il n’avait atteint le sommet.

Sisyphe pousse son rocher sans se demander pourquoi il le

fait, car, s’il se posait une telle question, il cesserait bientôt de

poursuivre son labeur. Qu’est-ce à dire ? Que la seule façon

de ne pas désespérer de l’humain ni de la vanité de nos

entreprises n’est autre que de la devancer. Que le désespoir

échoit à celui dont l’activité était ordonnée selon un but, de

même que l’explication reporte indéfiniment l’instant où l’on

comprend l’objet, de même que chercher le sens d’un événe-

ment revient à ne jamais le saisir. Il ne s’agit pas d’agir quand

même, mais d’agir sans raison, autrement dit de tenir l’action,

originellement, pour un fait premier, et non consécutif à une


intention. Sisyphe est l’inverse de Tantale, c’est-à-dire de ce-
lui qui, tourmenté par une faim inextinguible, tente à l’infini
de dévorer les mets qui sont devant lui et qui lui échappent
constamment. Sisyphe, figure philosophique par excellence

du siècle irréligieux qui s’annonce, est l’inverse de Tantale,


ou de l’homme qui n’agit qu’en vertu d’un sens ou d’un objet

que, dans le pire des cas, il n’obtiendra jamais, et qui, dans

le meilleur des cas, ne l’apaisera que provisoirement. Tantale

est l’esclave de l’objet que son désir se donne. Sa condam-

nation dit, mieux que quiconque, la solidarité analytique du

sens et du désespoir. Un nihilisme conséquent dilue la ques-

tion du sens et assigne à la philosophie la tâche, pour l’heure

inaboutie, d’enseigner le deuil des illusions dont le symbole


fut éventré le 11 septembre. De ce point de vue, l’islam fon-
damentaliste est, effectivement, le premier adversaire, comme
l’est tout système qui, loin de renoncer à expliquer le monde,
entend, à l’inverse, le réduire à un sens unique. De tous les
abus de langage, de tous les abus de pouvoir, le discours du
fondamentaliste est le moins honnête qui soit, car le plus dé-

sespéré, l’expression la plus anémiée d’une volonté de sens


qui préfère tuer plutôt que d’accepter l’emprise du néant, et
qui recouvre le silence du vacarme de l’imprécation.

▶ Le 11 septembre fait place nette ; il est l’image nette de

l’enfer voilé qui nous sert de monde. Alors, que nous en-

seigne Sisyphe contre les imprécateurs et les donneurs de


leçons ? Que nous apprend le 11 septembre 2001 ? Que l’en-

terrement du monde bipolaire est également l’acte de nais-

sance d’un monde que nous ne maîtrisons plus, que le chaos

se diagnostique autant à l’échelle internationale des rapports


entre États, qu’à l’échelle fondamentale de ce que dissimulent

nos convictions et nos constructions, qu’enfin, sans savoir si

le monde est absurde, nous savons au moins qu’il est absurde

de lui donner un sens, et que, dès lors, la seule réponse

efficace au terrorisme n’est autre qu’un nihilisme rigoureux.

RAPHAËL ENTHOVEN

✐ 1 Article publié par courtoisie des Temps Modernes, qui l’ont

fait paraître dans leur livraison de janvier 2003.

2 Nous nous inspirons ici, dans une perspective un peu diffé-

rente, des termes de l’analyse somptueuse qu’en fournit Cl. Ros-


set, dans son Traité de l’idiotie (Minuit, Paris, 1977).
downloadModeText.vue.download 748 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

746

NOACHIDE
Formé sur « Noé » et « -ide », du grec eidos, « apparence ».

MORALE, PHILOS. RELIGION, POLITIQUE

« Fils de Noé », par allusion au pacte que Dieu conclut

avec Noé après le déluge ; statut que le judaïsme biblique

reconnaît à l’étranger.

Les rabbins du temps du Talmud ont codifié la religion noa-

chique en sept préceptes par lesquels tout homme peut


réaliser pleinement son salut : l’interdiction de l’idolâtrie,

de l’homicide, du vol, de la consommation du sang ou des

parties d’un animal encore vivant, des unions matrimoniales


interdites, du blasphème et, enfin, la pratique de la justice
dans les jugements.

Dans le cadre de sa réflexion sur le statut de l’étranger


dans le judaïsme, H. Cohen fait du noachide une notion cen-

trale, en tant qu’elle fonde l’idée moderne du droit naturel.


Il la relève d’ailleurs chez les fondateurs du droit naturel 1 :
J. Selden reconnaît l’identification entre l’étranger, le noa-
chide et l’homme pieux des nations du monde (De jure natu-
rali et gentium juxta disciplinant Ebraeorum, Londres, 1640),
et H. Grotius vante l’institution du noachide.

Le judaïsme biblique considère l’étranger comme un


« fils de Noé », sujet en tant que tel de droits et de devoirs
éthiques : « Le noachide n’est pas un croyant, et cependant,

c’est un citoyen dans la mesure où il est résident étranger. Il


est le précurseur du droit naturel pour ce qui est de l’État et de

la liberté confessionnelle » 2. H. Cohen voit là une reconnais-

sance de l’humanité en l’homme, qui fonde l’universalité du

monothéisme juif. La notion de noachide est au coeur de sa

critique du Traité théologico-politique de Spinoza, qui l’ignore

et réduit la visée et le but du monothéisme juif à l’établisse-


ment et à la conservation de l’État juif, s’interdisant par là de
découvrir son universalité.

Sophie Nordmann

✐ 1 Cohen, H., Religion de la raison tirée des sources du ju-


daïsme, chap. VIII, PUF, Paris, 1994, pp. 177-178.

2 Ibid., p. 177.

! CITOYEN, DROIT, ÉTHIQUE, MORALE

NOBLESSE

Du latin nobilis, « connu, célèbre », « bien né ».

GÉNÉR.

Classe sociale perpétuée par hérédité ; dignité morale.

Le néoplatonisme chrétien, donnant à ce terme un sens onto-

logique, assimile la noblesse a un degré de perfection qui hié-

rarchise tous les êtres, les substances intellectuelles étant les

plus nobles et les choses matérielles les plus viles. Au niveau

politique et social, la noblesse désigne un ensemble d’indivi-

dus dépositaires de privilèges, transmis de façon héréditaire.

Dante remarque que la noblesse ne peut se transmettre par

les semences, car ce sont les actions qui sont « nobles », le


terme ne désignant les individus que par extension 1. Repre-
nant le néoplatonisme, il défend l’idée d’une noblesse intel-
lectuelle contre celle de sang. La noblesse désigne alors une
qualité éthique, que Kant considère comme une action vis-à-

vis d’autrui respectant sa dignité d’être moral ; c’est aussi, en

un sens figuré, ce qui suscite l’admiration 2.

Didier Ottaviani

✐ 1 Dante A., Banquet, IV, in OEuvres complètes, trad. A. Pézard,


Gallimard, Paris, La Pléiade, 1965.

2 Kant, E., Critique de la faculté déjuger, § 29, Rem. génér., trad.

A. Philonenko, Vrin, Paris, 1993.

! ÉTHIQUE, MORALE, MORALITÉ, NÉOPLATONISME

NOM PROPRE

LINGUISTIQUE, LOGIQUE

Par opposition au nom commun, signe qui ne s’applique


qu’à un seul individu.

La distinction opérée par les grammairiens entre noms

propres et noms communs possède un intérêt philosophique.


La relation qui existe entre un nom propre et l’individu qu’il
désigne apparaît en effet comme le paradigme de la relation

de référence. Il s’agit en tout cas du lien le plus simple qui

semble pouvoir exister entre un mot et une chose. Dans son


Système de logique, J. S. Mill importe cette distinction gram-

maticale pour en faire une distinction centrale en philosophie


du langage 1. Selon Mill, il faut distinguer en effet les termes
dénotatifs, qui se réduisent à certains noms propres, des

termes connotatifs comme les noms communs. Les significa-


tions des seconds s’identifient à des conditions prédicatives ;
mais Mill se refuse à parler de « significations » dans le cas
des premiers. Pour lui, l’unique fonction d’un nom propre est
en effet de servir de marque remplaçant l’individu nommé.
La tradition, tout en reprenant la distinction fondamentale de
Mill, ne l’a pas suivi sur ce point précis. On dirait en effet

aujourd’hui qu’il y a bien une signification des noms propres,


mais qu’elle s’épuise complètement dans la relation de réfé-
rence, du moins s’ils sont purement dénotatifs. Si tel était le

cas, il devrait s’ensuivre que les noms propres dénués de ré-

férence ne possèdent pas non plus de signification. Pourtant,

de nombreuses phrases douées de sens, comme « Sherlock

Holmes n’existe pas » ou « L’existence de Vulcain a été pos-

tulée au XIXe s. pour expliquer les anomalies de la trajectoire


de Mercure », contiennent des noms propres dénués de réfé-
rence – ici « Sherlock Holmes » et « Vulcain ».

La conception russellienne

de la nomination

Afin de résoudre cette anomalie, Russell distingue les noms


propres grammaticaux des noms propres logiques. Il nomme
« nom propre logique » toute expression dont l’unique fonc-

tion est de désigner l’entité dont l’énoncé dans lequel il fi-


gure affirme ou nie une propriété. Il donne de ces termes
la définition suivante : « Noms propres = mots représentants

des particuliers » 2. Selon lui, les signes que les grammaires


traditionnelles appellent des noms propres n’en sont pas
vraiment. Le contenu d’une pensée ne peut être décrit cor-
rectement à l’aide d’un nom propre que si le sujet connaît
directement le particulier représenté par le nom propre. Il n’y
a connaissance directe, cependant, que de fort peu d’entités :
Russell inclut dans cet ensemble le soi, le moment présent,
les universaux et les sense-data. On voit qu’on ne connaît en
général pas directement, en ce sens précis, les entités que

dénotent les noms propres grammaticaux. Aussi Russell les


downloadModeText.vue.download 749 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

747

analyse-t-il comme des descriptions définies cachées 3. Par


exemple, la phrase « Kepler est mort dans la misère » n’attri-
bue pas simplement une certaine caractéristique à Kepler ;
selon Russell, le fait qu’un unique individu nommé « Kepler »
existe fait partie de son contenu.

Cette analyse permet à Russell de proposer une théorie


des noms vides ou fictionnels, et de leur rôle dans les énon-
cés singuliers existentiels négatifs, qui est restée à ce jour la
plus élégante dans ce domaine. Si la seule fonction des noms

propres est de représenter un individu, l’existence de noms

fictionnels constitue une énigme. Ces noms ne peuvent pas

représenter un individu, puisqu’ils ne réfèrent pas : on ima-

gine simplement que tel est le cas. Pourtant, ils permettent

d’énoncer des vérités. Ainsi : (1) « Sherlock Holmes n’existe

pas ». Supposons que l’unique fonction du nom « Sherlock

Holmes » soit de représenter un particulier. De deux choses

l’une : ou bien ce particulier existe, mais (1) ne peut pas

être vraie ; ou bien il n’existe pas, et (1) ne possède pas de

sens, puisqu’un des signes qui y figurent ne représente rien.

Dans la théorie de Russell en revanche, (1) peut être analysé

comme assertant le fait qu’il n’existe aucun individu unique

nommé Sherlock Holmes – ce qui est vrai.

La théorie descriptiviste des noms propres grammaticaux

défendue par Russell a été attaquée dans les conférences de


S. Kripke sur la nomination 4. Celui-ci soutient que les noms

propres des langues naturelles se comportent comme des


désignateurs rigides, c’est-à-dire des signes qui désignent le
même individu dans tous les mondes possibles dans lesquels
l’individu existe. Les descriptions, en revanche, ne sont pas

rigides. Les noms propres ne peuvent donc pas être analysés


comme des descriptions définies.

Pascal Ludwig

✐ 1 Mill, J. S., Système de logique, trad. L. Peisse, Mardaga,


Bruxelles, 1988.
2 Russell, B., « The Philosophy of Logical Atomism », 1918, repr.

in Écrits de logique philosophique, trad. fr. J.-M. Roy, PUF, Paris,


1989.

3 Russell, B., « On Denoting », Mind, 1905, repr. in Écrits de

logique philosophique, trad. J.-M. Roy, PUF, Paris, 1989.

4 Kripke, S., la Logique des noms propres, trad. F. Récanati et


P. Jacob, Minuit, Paris, 1982.

! CONNOTATION, DESCRIPTION, IDENTITÉ, INDIVIDU, RÉFÉRENCE

NOMBRE

Du latin numerus.

ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES

En théorie des ensembles, élément de l’un des en-


sembles suivants, dont on retiendra qu’ils incluent succes-

sivement l’ensemble qui les « précède » : les entiers natu-

rels N, les entiers relatifs Z (qui peuvent être négatifs), les


nombres décimaux D (dont la plupart doivent être notés
à l’aide d’une virgule), les nombres rationnels Q (qui cor-
respondent à tous les quotients de nombres entiers), les
nombres réels R (que l’on peut mettre en correspondance

bijective avec une ligne continue), les nombres complexes

C (qui constituent un corps algébriquement clos : le théo-

rème fondamental de l’algèbre y est vérifié).

Ces ensembles, jusque à Q inclus, sont dénombrables, c’est-


à-dire que la suite des entiers naturels « suffit » à les numéro-
ter. Avec R, on dispose d’un infini numérique d’ordre supé-

rieur, appelé « puissance du continu » ; ce cardinal n’est pas

dénombrable.

L’élaboration de ces concepts fut techniquement difficile


et philosophiquement âprement discutée. Les seuls nombres
admis dans la tradition euclidienne sont les entiers naturels,
sans le zéro ni le un, et l’Encyclopédie méthodique nous rap-
pelle que « dans l’école on a conservé la définition d’Euclide ».
L. Carnot n’admet toujours pas la validité de la notion de
nombre négatif, et l’apparition paradoxale, au XVIIe s., des

nombres qui seront nommés « complexes » leur valut d’abord


le nom de « racines imaginaires ». Il a fallu mobiliser une

conception symbolique et formelle de la grandeur et de la

mesure pour donner toute la rigueur nécessaire à ce concept


général de nombre. Les théories des cardinaux et des ordi-

naux, dues à G. Cantor, ont à la fois clarifié et étendu l’idée

de nombre en considérant des ordres successifs d’infini

numérique et en élaborant le concept de nombres transfi-


nis. Ces objets ont alimenté les spéculations. Les possibilités
de constructions rigoureuses des ensembles « supérieurs » à

partir des précédents (les complexes comme sur-corps des

réels, les réels par « coupure » dans les rationnels ou encore

comme limites des suites rationnelles ; les rationnels comme

classes d’équivalence de Z x Z) ont focalisé l’attention sur

la construction axiomatique de l’ensemble des naturels telle


que l’ont élaborée notamment Dedekind et Peano à la fin du

XIXe s. Ce point de vue peut certainement contribuer à confé-

rer à l’arithmétique un statut plus fondamental qu’à la géomé-


trie, celle-ci pouvant être redéployée, ou déduite de celle-là.

Vincent Jullien

! ALGÈBRE, ARITHMÉTIQUE, MATHÉMATIQUES

NOMINALISME
Du terme latin nominalis, de nomen, « nom ».

Courant philosophique médiéval qui s’affirme aux XIIe-XIVe s., et


qui influencera en particulier la philosophie anglo-saxone, depuis
T. Hobbes jusqu’au « nominalisme constructif » de W.O. Quine.
Le latin nominalistae n’est attesté qu’à partir du XVe s., pour désigner
probablement les sectateurs de Guillaume d’Occam et de Jean Buridan.
En 1670, Leibniz englobe sous cette appellation tous « ceux qui croient
qu’en dehors des réalités singulières, il n’existe que les simples noms, et
qui donc éliminent la réalité des choses abstraites et universelles »,
posi-
tion qu’il retrouve chez des auteurs aussi divers et chronologiquement
distants que Roscelin de Compiègne (XIIe s.) et T. Hobbes. En réalité, il
faut distinguer entre une approche antiréaliste (XIIe-XIIIe s.) et
l’évolution
du nominalisme dans l’occamisme (XVe s.).

PHILOS. MÉDIÉVALE, LOGIQUE, ONTOLOGIE

Nom sous lequel on regroupe des doctrines qui refusent


aux idées générales toute réalité, que ce soit dans l’esprit
ou hors de lui.

Le problème des universaux

Porphyre, dans son Isagogé, posait, sans y répondre, trois


questions sur la nature des termes universaux de genre et
d’espèce : les universaux sont-ils des entités existantes ou des
concepts de l’esprit ? Sont-ils corporels ou incorporels ? Sont-
ils séparés ou subsistent-ils dans les êtres sensibles ? Les ré-
ponses furent multiples, intégrant et repensant des éléments
tirés de traditions différentes, platonicienne, aristotélicienne

ou stoïcienne. Le problème fut particulièrement débattu au

XIIe s., où s’affrontent deux positions majeures, les reales


(« réaux ») et les nominales (« nominaux »). Pour les premiers,
les universaux existent réellement, constituant une structure

ontologique au-delà des êtres sensibles ; pour les seconds,


downloadModeText.vue.download 750 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

748

les universaux sont des termes conventionnels, des « noms ».


Dans ce sens, les « nominaux » sont essentiellement antiréa-
listes, mais leurs positions sont différentes : si, pour Roscelin
de Compiègne, l’universel n’est que le mouvement d’air que
l’on émet en le prononçant, flatus vocis, pour Abélard, l’uni-
versel est ce que l’on peut prédiquer d’une multiplicité, et sa
nature est conceptuelle. Les choses n’existent qu’individuelle-
ment, si bien que nulle chose ne peut être universelle ; elles
se rencontrent donc par ce qu’elles sont, par un certain « état »
(status) qui n’est pas une chose, mais ce qui permet la prédi-
cabilité d’un terme universel. L’universel comme prédicable
et la revendication du caractère individuel des étants sont
deux caractères majeurs de la réflexion d’Occam, « prince des
nominaux », qui imprime une direction nouvelle à la réflexion
sur le rapport entre les mots, les concepts et les choses.

Occam et son influence

Occam critique la conception « réaliste », voire « platoni-


cienne » de l’universel, selon laquelle l’individu serait à la
fois composé de singulier et d’universel ; l’universel ne peut
pas exister en dehors de l’âme. Occam distingue nettement
l’universel de l’individuel, faisant du premier un signe, un
concept ou même une intention de l’esprit (mens), du second
une réalité individuelle, saisie par une intellection intuitive.
Seuls les étants singuliers existent, par conséquent l’universel
est une chose singulière qui n’est universelle que par « signifi-
cation », parce qu’elle est le signe de plusieurs choses. L’origi-
nalité d’Occam est donc de considérer l’universel en tant que
tel comme une procédure de signification, ce qui est étroi-
tement lié à son approche sémantique de la connaissance,
axée sur l’étude des propriétés référentielles des termes et
sur les différentes modalités propositionnelles par lesquelles
on peut renvoyer du sujet au prédicat, garantissant la possi-
bilité, pour les termes, de dénoter réellement quelque chose.
Ainsi, les genres et les espèces signifient-ils des concepts de
l’esprit, de même que les catégories traduisent des disposi-

tifs de signification, selon les propriétés des noms. Occam

envisage donc un langage mental qui ne coïncide pas avec


la langue naturelle.

Au-delà de l’importante diffusion de l’occamisme aux XIVe-


XVIe s. (par Paul de Venise, Nicolas d’Autrecourt, Oresme,
etc.), l’approche nominaliste et, plus précisément occamiste, a
été reprise et développée dans la philosophie anglo-saxonne
moderne (en particulier, par Hobbes, Berkeley et Hume). Le
terme de « nominalisme » a été également repris au XXe s.
pour désigner le conventionnalisme épistémologique ou la
doctrine selon laquelle le langage de la science ne contient
que des variables individuelles.

▶ Le nominalisme est essentiellement une attitude anti-idéa-


liste, s’opposant à la conception selon laquelle des entités
universelles existeraient réellement au-delà de leur nature
conceptuelle et linguistique. Il s’agit d’une position antisubs-
tantialiste qui inspire, en partie, l’approche contemporaine de
la philosophie du langage.

Fosca Mariani Zini

✐ Biard J., Logique et théorie du signe au XIVe s., Vrin, Paris,


1989.

Bos E.P. et Krop H.A. (éds.), Ockham and Ockhamists, Nimègue,


1987.

De Libera A., La querelle des universaux, Seuil, Paris, 1996.

Ockham, G., Summa logicae, éds. Ph. Boehner et S. Brown, St.

Bonaventure, 1974 ; éd. et tr. fr. J. Biard, Somme de logique, TER,


Mauzevin, 2 vol., 1993-1996.

Panaccio Cl, Les mots, les concepts et les choses. La sémantique

de Guillaume d’Ockham et le nominalisme aujourd’hui, Vrin,


Montréal / Paris, 1991.

Vignaux P., Nominalisme au XIVe s., Vrin, Montréal / Paris, 1948.

! DIALECTIQUE, LANGAGE, OCCAM (RASOIR D’), ONTOLOGIE,

RÉALISME, SÉMANTIQUE, SIGNIFICATION, UNIVERSEL

MÉTAPHYSIQUE, ONTOLOGIE, PHILOS. CONN.

Thèse philosophique selon laquelle il n’existe que des


entités particulières. Toute entité générale ou universelle
n’est qu’une manière de caractériser les seules choses qui

existent réellement.

Le nominalisme devient une doctrine au Moyen Âge, et tout

particulièrement dans l’oeuvre de Guillaume d’Occam 1 et chez

d’autres philosophes scolastiques, poursuivant une tradition


qu’on peut faire remonter à Roscelin, voire Abélard, et même
au commentaire d’Aristote par Porphyre. On le retrouve chez
des philosophes britanniques, comme Hobbes, Berkeley et

Hume. Dans la période contemporaine, Goodman 2 a déve-


loppé un nominalisme extrêmement strict.

Les nominalistes affirment que nos classifications ne cor-

respondent pas à des caractéristiques réelles des choses, mais

à la manière dont nous les pensons ou dont nous en par-

lons. Dès lors, ils contestent l’existence indépendante de la


pensée (et / ou du langage) et des significations (ou inten-

sions), mais aussi des entités possibles – généralement des


entités abstraites. Ils entretiennent des doutes, parfois même
un véritable dégoût intellectuel, pour les entités (prétendues)

supposées être tout entières à deux endroits différents en

même temps.

▶ En mathématiques, les nominalistes contesteront que les


nombres existent. En épistémologie, ils rejetteront l’existence

d’idées générales. En esthétique, ils chercheront à recons-

truire des phénomènes comme ceux de fiction, d’expression

ou d’authenticité sans recourir à d’autres entités qu’indivi-


duelles (inscriptionnalisme). En philosophie politique, ils
contesteront l’existence d’entité générale comme l’État, et

seront plutôt individualistes.

Roger Pouivet

✐ 1 Guillaume d’Occam, Somme de logique, éd. J. Biard, Mau-


vezin, Trans Europ-Repress, première partie 1988, deuxième
partie 1996.

2 Goodman, N., The Structure of Appearance, Boston et


Dordrecht, Reidel, 3e éd., 1977.

Voir-aussi : Armstrong, D., Universals and Scientific Realisme,

vol. I : Nominalism and Realism, Cambridge University Press,


Cambridge, 1978.

Panaccio, C., les Mots, les concepts et les choses, Bellarmin et


Vrin, Montréal et Paris, 1991.

Michon, C., Nominalisme, Vrin, Paris, 1995.

! LANGAGE, OCCAM (RASOIR D’), PLATONISME, SIGNIFICATION

NOMBRES SOURDS
! SOURDS (NOMBRES)
downloadModeText.vue.download 751 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

749

NOMOS

Mot grec, de nemein (qui signifie initialement « attribuer en partage ») ;


« habitude », « loi », « convention ».

PHILOS. ANTIQUE

La loi : qu’elle soit divine, issue de l’habitude, ou résultat

d’un accord entre les individus.

Initialement, le nomos est un type de comportement, attribué

par Zeus à certains animaux 1, selon lequel ils se dévorent


mutuellement, contrairement à l’homme. Conformément à ce

sens initial, le nomos peut signifier la loi divine ou l’ordre ins-


tauré par Dieu 2, mais il désigne également la façon habituelle
de se conduire 3 ou d’exécuter une tâche. En ce sens, le terme

peut être considéré comme un synonyme d’usage, de cou-

tume et, au pluriel, de moeurs. Mais le nomos désigne aussi la

loi positive, particulièrement dans un contexte démocratique 4

De manière beaucoup plus large, enfin, ce qui est produit


« selon le nomos » désigne ce qui a été forgé par l’homme, ce
qui est artificiel, par opposition au naturel ; en cela, le nomos

peut être rapproché de l’« art » (techne) 5.

Héraclite évoque le nomos divin sur lequel se fondent les


nomoi des hommes 6. Pourtant, dès le Ve s. av. J.-C., la consta-
tation de la diversité des lois et coutumes 7, en fonction des
différents peuples, conduit à mettre en doute l’universalité des
valeurs morales et politiques, et incite à valoriser le nomos,
qui, faute de réfèrent transcendant, occupe une place cen-
trale dans la cité. Ainsi, la répartition égale, l’égalité devant la
loi, l’isonomia, constitue un des aspects majeurs de la démo-
cratie 8. Cet éloge du nomos trouve un écho particulièrement
important au sein du mouvement sophistique. On peut citer,
en ce sens, un écrit anonyme qui fait l’apologie de l’eunomia,
de la bonne observation des lois, qui garantit l’ordre dans la
cité 9. Le sophiste Protagoras fait même de la loi positive une
forme de mesure du bien et du mal, du juste et de l’injuste 10,
perspective présente déjà chez Archélaos, qui considère que
le juste et le honteux ne sont pas « par nature » (phusei), mais
« par convention » (nomoi) 11. Cette prise de position en faveur
du nomos constitue, en fait, l’amorce d’un débat, à l’oeuvre
tout au long des Ve et IVe s. av. J.-C., marquant l’opposition
entre les défenseurs du nomos et les partisans de la « nature »
(physis). L’usage que Démocrite fait du terme nomos fournit
l’illustration d’une conception négative du nomos, synonyme
d’apparence et d’inauthenticité : « Convention que le doux,
convention que l’amer ; convention que le chaud, conven-
tion que le froid ; convention que la couleur : en réalité, les

atomes et le vide. » 12. Au nomos, on reproche d’exercer une

violence contre la nature : ainsi, chez les macrocéphales, dont


le crâne, de forme particulièrement allongée, devrait initiale-

ment cette forme à une manipulation rituelle, un nomos, ce


caractère serait avec le temps devenu héréditaire, le nomos

modifiant définitivement la nature 13. Dans une perspective

plus générale, le sophiste Antiphon d’Athènes fonde sa pen-


sée politique sur le rejet du nomos sous quelque forme que
ce soit. Le nomos, qui entend réglementer la vie humaine,
dans sa méconnaissance des mécanismes fondamentaux de
la nature, pervertit les rapports humains et asservit l’indi-
vidu 14. Calliclès, personnage forgé par Platon, dénonce, lui
aussi, la loi positive, qu’il accuse d’être un moyen au service
des faibles pour neutraliser les forts, lui-même privilégiant la
loi de la nature 15. Dans les Lois, Platon amalgame partisans
du nomos et défenseurs de la physis : affirmer la relativité
du juste et de la croyance aux dieux conduit à prôner, au

nom de la nature, la domination des plus forts ; Protagoras


implique Calliclès. À quoi Platon oppose que non seulement
la loi, mais la nature elle-même, est le fruit de la providence
de dieux justes et incorruptibles, soit du nomos divin 16.

Chez les stoïciens, le nomos, dépassant les limites de la


cité, revêt une dimension cosmique ; c’est pourquoi l’opposer
à la nature n’a plus aucun sens. Le « nomos commun » (nomos

koinos) est synonyme de la « droite raison » (orthos logos)

qui parcourt toute chose et est identique à Zeus. Ainsi, pour

chaque homme, suivre la droite raison et donc, le nomos,

consistera à vivre en conformité avec la nature 17.

Annie Hourcade

✐ 1 Hésiode, les Travaux et les Jours, 276.

2 Par exemple, Pindare, fragment 169 ; voir aussi la tradition

biblique dans laquelle le nomos divin est loi divine, mais pos-
sède également le sens d’enseignement : Psaumes, 1, 2 ; Épître
aux Galates, 6, 2.

3 Eschyle, Agamemnon, 594, désignant la coutume des femmes.

4 Xénophon, Mémorables, I, 2, 42.

5 Antiphon, B 15 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gal-


limard, La Pléiade, Paris, 1988.

6 Heraclite, B 114, ibid.

Hérodote, III, 38.

8 Ibid., III, 80.

9 Anonyme de Jamblique, 89-7 in J.-P. Dumont (éd.), Les Préso-

cratiques, op. cit.

10 Platon, Théétète, 167 c.

11 Diogène Laërce, II, 16.

12 Démocrite, B 9 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op.

cit.

13 Hippocrate, Des airs, des eaux, des lieux, 14.

14 Antiphon, B 44 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, op.

cit.

15 Platon, Gorgias, 482 e sq.

16 Platon, Lois, X, 889 c sq.

17 Diogène Laërce, Vies, VII, 88.

Voir-aussi : Decleva Caizzi, F., « “Hysteron proteron”. La nature et


la loi selon Antiphon et Platon », in Revue de métaphysique et de
morale, 91, pp. 291-310, 1986.

Gigante, M., Nomos basileus, 2e éd., Naples, Bibliopolis, 1993.

Heinimann, F., Nomos und Physis. Herkunft und Bedeutung


einer Antithese in griechischen Denken des 5. Jahrhunderts,
Basel, F. Reinhardt, 1945.

Hourcade, A., Antiphon, une pensée de l’individu, Ousia,


Bruxelles, 2001.

Ostwald, M., Nomos and the Beginnings of the Athenian Demo-


cracy, Clarendon Press, Oxford, 1969.

Pohlenz, M., « Nomos und Physis », Hermes, 81, pp. 419-438,

1953.

! COSMOS, HABITUDE, LOGOS, LOI, NATURE, NORME

NON-ÊTRE

GÉNÉR., MÉTAPHYSIQUE
Ce qui n’est pas.

Parce qu’il n’est pas, Parménide affirme qu’il ne faut pas in-
troduire le non-être dans l’être : « On ne pourra jamais par la
force prouver / Que le non-être a l’être. Écarte ta pensée / De

cette fausse voie qui s’ouvre à ta recherche » 1. Tenter de pen-


ser le non-être risque de ruiner toute forme d’ontologie, car

parler de l’être du non-être, alors que les deux notions sont

contradictoires, empêche la constitution du discours. En por-


downloadModeText.vue.download 752 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

750

tant son discours sur le non-être, Gorgias 2 est entraîné sur la


voie du relativisme, qui ne permet plus de parler ni de l’être,
ni du non-être. Or, la mise en garde parménidienne n’est pas
suivie par Platon, qui introduit le non-être au sein de l’être,
en affirmant que le « non-être est sous un certain rapport » 3. Il

introduit le non-être au sein de l’être afin de réfuter la thèse


de l’unité de l’être, et permettre la pensée de l’altérité, c’est-à-
dire de la relation. Aristote 4 remarque tout à la fois le danger
de cette pensée du non-être, mais aussi le fait qu’elle soit
totalement inutile : la relation n’est pas un certain rapport au
non-être, mais est au contraire un des genres de l’être, une
catégorie. L’erreur de Platon est d’avoir cru que ce qui se dif-
férencie de l’être est le non-être, alors qu’il s’agit simplement
de l’être en un autre sens. Cette thèse n’est cependant pas

réellement différente de celle de Platon, puisqu’il s’agissait


bien de poser le non-être dans la relation à l’être, et non de
l’introduire pour lui-même. En fait, Aristote reproche surtout
aux platoniciens de ne pas avoir établi de véritable théorie de
la signification, c’est à dire de n’avoir pas produit une onto-
logie qui soit une ousiologie catégoriale, et de ne pas avoir
compris le statut de la négation. Le non-être n’est en rien
une négation de l’être, il n’est rien d’autre que la désignation
d’une opposition, un nom indéfini, comme « non-homme » ;
« ce n’est ni un discours, ni une négation [...] car il appartient
pareillement à n’importe quoi, à ce qui est et à ce qui n’est
pas » 5. La négation dans l’indéfini « non-être » n’est rien d’autre
qu’une différenciation, et ne peut être de ce fait une négation,
cette dernière n’existant que dans le cadre des propositions 6.
« Non-être » est donc une expression contradictoire, étant et
n’étant pas un nom : en un sens, elle signifie bien quelque
chose, mais elle renvoie à un indéfini dans la pensée, comme
« bouc-cerf », alors que le nom véritable se constitue avec le
sens, c’est-à-dire le fait de renvoyer à un état de l’âme.

La notion de non-être réapparaît néanmoins dans la phi-


losophie aristotélicienne, dans l’étude des différents types de
mouvement. Le mouvement selon la catégorie de la « subs-
tance » (ousia), qui est génération et corruption 7, pose un
problème, puisqu’il suppose le passage de l’être au non-être

et du non-être à l’être. Comme le non-être ne peut être en


un sens absolu, il faut plutôt dire, par exemple dans le cas
de la corruption, qu’il y a disparition d’une ousia (l’homme

qui meurt) et génération d’une autre (le cadavre). Cependant,

comme le mouvement se produit entre les contraires au sein


d’un genre, la question est alors de savoir s’il s’agit encore là
d’un mouvement.

▶ Il faut distinguer la question du non-être de celle du

« néant », ainsi que de celle du « rien ». Si Sartre considère qu’il

peut y avoir une action propre du néant (néantisation), celle-

ci ne recoupe pas le thème du non-être. De même, l’idée de

création ex nihilo peut poser problème, puisqu’il n’y a rien

avant la création, bien qu’il y ait de l’être, celui de Dieu.

Didier Ottaviani

✐ 1 Parménide, frag. VII, trad. J.-P. Dumont, in Les écoles préso-

cratiques, Gallimard, Folio, Paris, 1991, p. 350.

2 Gorgias, Traité du non-être, cité par Sextus Empiricus, Contre


les mathématiciens, VII, 65-87, in Les écoles présocratiques, op.

cit., pp. 701-705.

3 Platon, Sophiste, 241 d, trad. N. L. Cordero, Flammarion, Paris,

1993.

4 Aristote, Métaphysique, N, 2, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986,

t. 2, pp. 805-814. Cf. Aubenque, P., Le problème de l’être chez


Aristote, PUF, Quadrige, Paris, 1991, pp. 151 sqq.

5 Aristote, De l’interprétation, 2, 16a31-33, trad. J. Tricot, Vrin,


Paris, 1994, p. 80.

6 Aristote, ibid., 6, pp. 86-87.

7 Cette question, qui reste très problématique chez Aristote, est


traitée dans De la génération et de la corruption, I, 3, trad. J. Tri-

cot, Vrin, Paris, 1989, pp. 23-37.

! ÊTRE, NÉANTISATION, NÉGATION, ONTOLOGIE

NON STANDARD (MODÈLE)


Expression dérivée de l’anglais standard, « normal ».

LOGIQUE
Modèle qui n’est pas le même (à un isomorphisme près)

que le modèle attendu d’une théorie ; ainsi, l’arithmétique


du premier ordre comporte des modèles non standards,

qui diffèrent substantiellement du modèle attendu ou

« naturel » de cette théorie, à savoir la structure familière


des entiers naturels. En revanche, l’arithmétique du second
ordre, dans laquelle on s’autorise la quantification sur les
ensembles d’éléments, est une théorie catégorique, qui n’a

que des modèles standards.

L’existence de modèles non standards de l’arithmétique du


premier ordre, qui est une conséquence directe des résultats
d’incomplétude de Gödel, a été notée dès le début des an-
nées 1930 : toute théorie arithmétique de ce genre comporte,
outre le modèle familier, des modèles « déviants », dans les-

quels la progression des entiers usuels 0, 1, etc., est « suivie »


par des entiers non standards, qui ne peuvent être obtenus
à partir de 0 par itération finie de l’opération « successeur ».
L’existence de tels modèles est généralement interprétée
comme un signe des « limites » de la formalisation : toute
axiomatisation élémentaire de l’arithmétique est satisfaite par
d’autres structures encore que celle qu’elle entend décrire.

Jacques Dubucs

✐ Ressayre, J.-P., et Wilkie, A.J. (éd.), les Modèles non standards


en arithmétique et théorie des ensembles, Publications mathéma-
tiques de l’université de Paris-VII, Paris, 1987, vol. XXII.

! ARITHMÉTIQUE, CATÉGORICITÉ, FORMALISATION, GÖDEL


(THÉORÈME DE), LOGIQUE, LÖWENHEIM-SKOLEM (THÉORÈME DE),
MODÈLE

NORMALITÉ
Du latin norma, « norme ».

Le terme de « normalité » et l’adjectif ou le substantif qui lui corres-

pondent sont forgés philosophiquement par A. Comte. Ces concepts

reçoivent une transformation significative avec G. Canguilhem.

BIOLOGIE

À partir de Comte, le problème du normal devient un

enjeu décisif dans l’élaboration d’une théorie de l’homme

biologique et social. L’usage des notions de « type normal »,

d’« homme normal », de « société normale » est constant chez


lui. Pour le comprendre, il faut se reporter à la « Quaran-

tième leçon » du Cours de philosophie positive 1. Cette leçon


développe le thème de l’« homme normal » considéré comme
le type fondamental et abstrait à partir duquel l’étude des
cas particuliers peut être ordonnée en série. C’est ainsi que
Comte évoque « l’homme envisagé à l’état adulte et au degré
normal ». Un tel homme normal est une abstraction. Il est un
phénomène construit rationnellement, une unité purement
théorique qui entend valider un phénomène de référence.
La normalité n’est pas extraite de la réalité. Elle relève d’une
downloadModeText.vue.download 753 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

751

construction en vue d’une connaissance plus fine d’une sé-


rie animale ou d’une suite de fonctions vitales à étudier. La
construction d’un type normal dont l’origine est rapportée à
l’élaboration d’un point de vue humain correspond à la valo-
risation d’une fréquence tenue subjectivement pour signifi-
cative. Elle permet de comprendre un phénomène dans la
régularité de son fonctionnement (le normal) comme dans
les variations qui l’accompagnent (le pathologique). Comte,
en fait, reprend le principe de Broussais de l’identification
des phénomènes normaux et pathologiques aux variations
quantitatives près, et en radicalise la portée en l’étendant à
l’ensemble des phénomènes vitaux et sociaux. « Étendu à
tous les rangs encyclopédiques, l’aphorisme fondamental de

Broussais pourra, sans perdre le nom de son immortel auteur,


devenir désormais le vrai principe général propre à la théorie
de la modificabilité envers des phénomènes quelconques. »2

Une normalité est une construction qui permet une com-


préhension des phénomènes pathologiques correspondants.
Le type normal, dans un domaine précis, apparaît comme
une règle destinée à repérer les modifications, à ordonner
les variations. C’est ainsi que, dans l’ordre vital, il importe de
comprendre quelles variations pathologiques se rapportent
à quel type de fonctionnement normal. La normalité, c’est
une régularité vitale attestée sur fond de désordre avéré. La

biologie, en ce sens très exact, est l’étude des types nor-

maux de l’organisme et des séquences pathologiques qui leur


correspondent.

Lorsque Canguilhem redéfinit la normalité par la nor-


mativité, il radicalise la posture de Comte et, en un certain
sens, la renverse. Canguilhem radicalise Comte en faisant du
pouvoir de la modification le fond même de la normalité.
Comte maintient une séparation entre les deux termes. La
normalité, c’est cette fréquence qui autorise à repérer des
écarts. Seulement, cette normalité est en tant que telle un
ordre défini d’abord par son caractère statique. Canguilhem
renverse même Comte, dans la mesure où ce dernier conçoit

la normalité comme le type, l’ordre intellectuel construit ren-


dant concevable des formes appropriées de modifications,
alors que Canguilhem, en identifiant normalité et modifica-
tion, en vient à récuser l’idée d’un sens objectif de la nor-
malité, valable pour tous. Reprenant les leçons du biologiste

K. Goldstein 3, il s’agit d’affirmer qu’il n’y a de normalité que


subjective, toujours prise dans le régime singulier d’un pou-
voir normatif particulier, tantôt affecté d’un amoindrissement
de son pouvoir de modification, comme dans le cas de la
maladie, tantôt s’affirmant, au contraire, dans le renouvel-

lement des normes que présuppose la santé 4. Canguilhem


renouvelle ainsi considérablement l’approche de la normalité,
en récusant la valeur intellectuelle dont elle est le fruit chez

Comte, pour la rapporter aux expériences de vie des vivants


singuliers. Il n’y a pas de normalité en soi.

▶ Il faudrait se demander, pour finir, d’où viennent alors les


multiples appels à la normalité dont notre époque est por-
teuse. Assurément, le développement de la culture biomédi-
cale, la médicalisation de nos activités corporelles et mentales
tout autant que la recherche de la performance supposent,
dans tous les cas, une même recherche de la normalité corpo-

relle et psychique 5. M. Foucault a montré que la normalité est


une exigence toujours plus pressante de nos sociétés discipli-
naires et biopolitiques 6. Pour Foucault, en effet, nous vivons
dans des sociétés de la normalisation rendues possibles par
toute une série de technologies comportementales et de sa-

voirs (médical, psychologique, psychiatrique) mobilisés dans

le repérage des figures de l’anormal 7. Il est alors permis de se


demander si l’exigence de normalité rendue plus pressante
par le type de société dans lequel nous sommes ne trouve
pas sa limite intrinsèque dans une compréhension subjective
de la normalité, attestée par l’expérience qu’un sujet a de sa
propre vie.

Guillaume LeBlanc

✐ 1 Comte, A., Cours de philosophie positive, Hermann, Paris,

1998.

2 Comte, A., Système de politique positive, Paris, 1929, t. II,


p. 441.

3 Goldstein, K., la Structure de l’organisme, Gallimard, Paris,

1951.

4 Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966.

5 Ehrenberg, A., la Fatigue d’être soi, Odile Jacob, Paris, 1998.

6 Foucault, M., Surveiller et Punir, Gallimard, Paris, 1975.

7 Foucault, M., les Anormaux (1974-1975), Gallimard-Seuil, Pa-

ris, 1999, p. 46.


! MONSTRE, NATURE, NORMATIVITÉ, NORME, PATHOLOGIE

Être malade, est-ce être anormal ?

NORMATIVITÉ

Terme forgé philosophiquement par G. Canguilhem, dérivé du vocabu-


laire de la norme.

BIOLOGIE

Activité de renouvellement des normes organiques


produite par un corps vivant. Par extension, désigne la pos-
sibilité qu’a une société de changer ses propres normes.

La vie ne se comprend pas uniquement dans le registre de

la normalité, mais doit être envisagée de manière plus cru-


ciale dans le registre de la normativité. L’activité tenue pour

normale, qui consiste pour un vivant à maintenir ses propres

normes dans un milieu de vie extérieur, ne prend sens, selon

Canguilhem, que parce que ce vivant est doué d’une activité

normative qui lui permet, le cas échéant, d’instituer de nou-

velles normes. La normativité désigne l’activité de renouvel-

lement des normes produite par un vivant singulier 1. Précisé-

ment, pour Canguilhem, une vie qui ne parvient pas à créer

de nouvelles possibilités organiques est une vie amoindrie,

diminuée. L’expérience de la maladie relève d’une telle res-

triction du pouvoir de normativité d’un vivant. Inversement,

la santé se caractérise par une capacité normative accrue,

autorisant des écarts que ne permet pas la maladie. C’est

ainsi, par exemple, qu’une maladie prive un organisme de

la capacité de résister à d’autres maladies, alors que la santé

restitue à l’organisme une telle capacité 2.

Guillaume LeBlanc

✐ 1 Canguilhem, G., Le normal et le pathologique, PUF, Paris,


1966.

2 LeBlanc, G., Canguilhem et les normes, PUF, Paris, 1998.

! MILIEU, NORME
NORME

Du latin norma, traduction du grec gnomon, « équerre » ; le gnomon n’est


pas seulement un outil servant de règle, c’est aussi un instrument qui
permet de tracer des angles droits ; il peut aussi signifier l’aiguille du
cadran solaire et le cadran lui-même ; l’adjectif gnomon (« qui connaît,
downloadModeText.vue.download 754 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

752

qui décide de ») dérive de gnome et renvoie à la « faculté de connaître »,


au « bon sens » ou à la « droite raison ».

La norme est au coeur de l’éthique stoïcienne, qui met les règles du de-
voir en rapport avec celles d’une nature pénétrée de raison (logos). Chez
les modernes, la notion est étroitement solidaire de celle de méthode
dans la recherche de la vérité. La notion de norme reste, cependant, d’un
usage rare jusqu’au XXe s., moment où elle va trouver application dans
trois domaines en rapport avec des valeurs fondamentales : le Vrai, le
Bien, le Beau (normes logiques, normes morales, normes esthétiques). La
notion de science normative excède alors le champ strict de ces trois
valeurs pour s’appliquer dans le domaine du droit (entre autres, dans les
travaux de Kelsen), mais également dans l’épistémologie des sciences de
la vie (dans l’oeuvre de Canguilhem) ; non seulement la morale, mais aussi
la justice, la santé se constituent aujourd’hui en domaines où normalité et
normativité sont en dialogue constant.

ESTHÉTIQUE, LOGIQUE, MORALE, POLITIQUE

Outil, mais aussi modèle de ce qui, en connaissance de

cause et selon la droite raison, peut diriger ou orienter

une action, une conduite ou un jugement, dans le sens de


ce qui doit être (ou être fait ou être jugé). La norme est
instrument de rectitude, mais aussi de mesure universelle
permettant d’apprécier ce qui est conforme à la règle et
ce qui s’en écarte.

La norme morale est d’abord un modèle, avant d’être un outil,

non pas un modèle à imiter de façon mécanique et servile,


mais ce qui sert de réfèrent pour une infinité d’actions ou
de constructions, y compris les plus complexes, le gnomon
est aussi celui qui constitue, objectivement, un principe de
surveillance de la rectitude ou régularité d’une action ou d’un
jugement : ainsi, pour les stoïciens qui voulaient vivre selon
la règle de sagesse de Socrate, le gnomon, c’est Socrate.

La norme logique, ou norme de vérité : dans les Septièmes


Objections aux Méditations, le R. P. Bourdin reprochait
à Descartes de ne faire confiance, pour la recherche de la
vérité, qu’à l’évidence des idées claires et distinctes, et de

mépriser ce que toute la tradition avait jusqu’ici honoré, les


modèles logiques, « formes logiques, syllogismes, modèles
d’arguments », seuls surveillants et garants de la vérité qu’on
affirme. À quoi Descartes répondait en mettant en avant une
autre idée du modèle qui n’appelle pas à le répéter servi-
lement et qui est un principe de construction renouvelée.
C’est ainsi que l’architecte met en évidence une construction
réussie à partir des premiers outils, « équerre, niveau, fil à
plomb », et que celle-ci sert de modèle dynamique à de pos-
sibles constructions renouvelées.

Spinoza, cherchant à son tour à mettre en place un moyen


qui puisse assurer la vérité de tout ce qui est à prouver, se
sert lui aussi du mot Norma, désignant comme telle la pre-
mière idée donnée quelconque, dont l’analyse interne révèle
la consistance qui fait qu’elle subsiste ou encore qu’elle s’af-
firme d’elle-même et infirme son opposée. L’idée-norme est
celle qui réalise en elle l’acte de définir et de déduire par la
cause et qui, dans le mouvement même où elle nous indique
en quoi elle est vraie et se sait vraie, manifeste les propriétés
de l’entendement lui-même. Cette idée ne peut pas ne pas
servir de référence (ou norme) à la connaissance véritable,

et elle rend inutile un appareil de règles, qu’on appellerait


méthode : « Il n’y aura pas de méthode, s’il n’y a pas aupa-
ravant idée. De là cette méthode sera la bonne, qui montre
comment l’esprit doit être dirigé selon la norme de l’idée
vraie donnée. » 1. La vérité n’est pas une valeur abstraite ou
idéale, elle n’est pas extérieure ou antérieure à l’idée : « Elle
est norme d’elle-même et du faux. » 2.

Il semble, ici, nécessaire de faire une place à part à la


norme statistique ; celle-ci, en effet, est le résultat d’une me-

sure ou d’un calcul statistique, résultat non destiné à régir ou


à déterminer une rectitude, mais à recueillir les régularités,
les usages les plus fréquents, dans une société donnée. Pour
le sociologue, la norme est donc un fait, et le normatif, un
domaine réel de contraintes sociales. La norme statistique est
donc un usage qui se solidifie et une effectivité qui fait pres-
sion sur la conduite ou l’opinion indépendamment du choix
de chacun ; la norme statistique, c’est le normal, d’ordre fac-
tuel, qui nous enserre dans les faits et les habitudes ; elle est,
à ce titre, opposée à la norme qui suppose un jugement de
valeur et un choix.

▶ Le débat actuel sur les normes est entre les dualistes stricts

(Kelsen, dans le domaine du droit), qui opposent l’ordre réel


ou factuel (le monde, la nature, l’être en général) à l’ordre
normatif (la morale, le droit, le devoir être), et tous ceux qui
estiment dogmatique et naïve cette opposition qui cantonne
le domaine des normes au-delà de l’être, et qui suppose une
notion de l’être dont on a expurgé préalablement les valeurs
et les normes. Une norme est un outil mental, un contenu de
pensée « auquel est assigné la vocation de donner la mesure

du possible, d’indiquer la marge ou degré de possibilité, pour

certaines choses, de survenir » 3.

Suzanne Simha
✐ 1 Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement, § 38.

2 Spinoza, B., Éthique, II, 43.

3 Amsellek, P., Ontologie du droit et logique déontique.

Voir-aussi : Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, PUF,


Paris, 1966.

Descartes, R., Méditations, « 7e objections, réponse au R. P. Bour-


din ».

Gardies, J.-L., Essai sur les fondements a priori de la rationalité


morale et juridique, LGDJ, Paris, 1972.

Goyard-Fabre, S., Essai de critique phénoménologique du droit,


Klincksieck, Paris, 1972.

Kalinovski, G., « Querelle de la science normative » in Archives

de philosophie du droit, X, Sirey, Paris.

Kelsen, H., Théorie pure du droit, LGDJ, Paris, 1999 ; Théorie


générale des normes, PUF, Paris, 1996.

Lalande, A., la Raison et les Normes, Hachette, Paris.

Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement § 38 ; Éthique,


II, 43.

Cahier de philosophie politique et juridique, no 20 : « La fonda-


tion des normes », Presses universitaires de Caen, Caen, 1992.

! DEVOIR, DROIT, MODÈLE, NORMALITÉ, NORMATIVITÉ, NORME,


RÈGLE, VALEUR, VALIDITÉ, VÉRITÉ

ESTHÉTIQUE

Règle précisant, pour un domaine ou pour une activité


déterminés, ce qui doit être, ce qu’il faut faire, ou de quelle
manière il convient de procéder.

En esthétique, on utilise aujourd’hui la notion de norme à


propos de l’emploi de certains matériaux standardisés ou à
propos de la pratique de certains genres strictement régle-
mentés. On n’y recourt plus guère pour parler d’obligations à
respecter par l’artiste créateur. Celles qui se rattachent à cer-
tains genres ou matériaux sont, en effet, choisies par l’artiste
et ne s’appliquent donc qu’en vertu de sa libre décision. On
peut en ce sens distinguer des normes de droit, des normes
de fait et des normes techniques.

Au sens de la « norme de droit », la notion de « norme


esthétique » n’a eu un sens absolu qu’aux époques de styles
exclusifs ou dominants. Riegl parle de la « norme fixe, objec-
tive et évidente d’après laquelle tout artiste égyptien a tra-

vaillé » et de « la suppression délibérée de tout élément sub-


downloadModeText.vue.download 755 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

753

jectif » 1. Il s’agit ici d’une création dans le cadre de laquelle


la liberté de l’artiste est assez strictement limitée. L’artisan
se conforme à des modèles invariablement reproduits avec

certaines variations.

On peut parler d’une « norme de fait », lorsqu’un art, un

genre, un artiste se conforment à des prescriptions ou à des


règles qu’ils ont définies ou acceptées sans y être astreints
par le contexte de création dans lequel ils se trouvent. Un
poète qui choisit de s’exprimer dans la forme du sonnet est
tenu de respecter les règles du genre ; il en est de même
pour le compositeur qui choisit la forme de la sonate ou de
la symphonie. Dans les deux cas, on rencontre assez tôt des
exemples qui s’écartent de la norme au sens strict : sonnets
à rimes irrégulières, sonates ou symphonies à trois ou deux
mouvements, ce qui montre qu’il s’agit de règles librement

acceptées plutôt que de normes.

Quant aux « normes techniques », elles s’appliquent à cer-


tains matériaux (taille des toiles, notations musicales, normes

d’imprimerie, etc.) et ne sont donc pas esthétiques. Ce à quoi


se réfère le jugement esthétique, ce sont des « critères » et des
« valeurs » plutôt que des « normes ». Mais, à la différence des
critères, les nonnes, dans la mesure où elles s’appliquent,

valent non seulement pour le jugement, mais aussi pour la

pratique créatrice.

Rainer Rochlitz

✐ 1 Riegl, A., Die spätrömische Kunstindustrie, Vienne, 1905,


p. 104.

! CRITÈRE, RÈGLE

Norme et Nature

Selon le dualisme en cours dans l’École po-

sitiviste du droit, les normes n’ont de réa-

lité que dans le domaine des institutions.

Le mot « norme », selon Kelsen, « exprime

l’idée que quelque chose doit être ou se, produire » 1,


la norme est exclusivement cette règle « qui ordonne,
permet, habilite » 2. On ne devrait donc C pas user de
ce mot pour ce qui est ou sera naturellement ou néces-
sairement. Le « devoir être » que signifie la norme n’est
pas celui de la nécessité, mais celui de l’obligation et de

l’habilitation ; permission, habilitation, obligation étant

en rapport avec la raison ou la volonté humaine. Dans

cette perspective, le dualisme entre norme et nature

s’impose : la norme n’exprimant qu’une interprétation

valorisante de ce qui est, et la nature (l’être naturel)

n’étant ni normée, ni normale, ni source des normes

et encore moins modèle pour l’activité normative.

Contre cet a priori dualiste, on peut retenir de nom-


breuses objections, et d’abord celles qu’impose la tour-
nure dramatique que prend aujourd’hui la question des
normes dans des domaines jusqu’alors exclus des pré-
occupations normatives – la vie, la mort, la maladie et
l’environnement naturel, c’est-à-dire notre bonne terre :
objets nouveaux de la réflexion inquiète des juristes et
non seulement des moralistes, des biologistes et des
médecins, mais aussi des politiques. Quand l’institution
et l’évolution du droit, avec les moeurs, ont permis et ha-
bilité l’acte d’avortement non thérapeutique, et quand
ce qui passait autrefois pour passible de sanction légale

est devenu un droit, la norme (le normal) ne fut plus


de donner la vie quand les conditions sont réunies, mais
de choisir ces conditions : une bonne vie ou rien. Ainsi,

lorsque, dans une affaire récente, un juge autorise un

plaignant à réclamer dédommagement d’être né, sous

le prétexte que la vie donnée est douloureuse, handica-

pée, et à réclamer dédommagement non aux géniteurs,

mais au médecin n’ayant pas su ou voulu donner cours

au droit d’avorter ; lorsque, enfin, on commence à consi-


dérer qu’une vie anormale ne doit pas être, on fait plus
qu’imposer des normes à la nature, on estime que la
nature et la vie doivent se mouler dans nos exigences,
on refuse de reconnaître des lois propres à la vie et à
la nature.

L a réflexion sur les normes semble aujourd’hui exiger un


retour à celle, un peu délaissée, sur la nature et ses lois.
La normalité et la normativité ont-elles pour unique source
la volonté humaine (plus ou moins éclairée par la raison) ?
N’y a-t-il pas, comme le demande H. Jonas, « un droit éthique

autonome de la nature »3 ? La vie, et non seulement celle de

l’homme, la nature, et non seulement humaine, n’ont-elles pas


des exigences propres qui imposent à nos actions des limites
et les obligent à se réguler ? Est-il normal de détruire l’envi-
ronnement naturel sous prétexte de créer des emplois ? La vie
de la terre, enfin, et non seulement sur terre, devient, avec les
progrès du savoir, un sujet d’inquiétude grandissante (réchauf-
fement de la planète, etc., et les dérives qui peuvent en résul-
ter). H. Jonas parle, avec raison, d’une nouvelle dimension
de notre responsabilité face à la « vulnérabilité critique de la
nature », provoquée par l’intervention technique de l’homme.

Cette responsabilité signifierait que les fondements de l’éthique

classique devraient être révisés, « cela voudrait dire chercher


non seulement le bien humain, mais également le bien des
choses extrahumaines » 4. La sphère des fins devrait intégrer
cette sollicitude pour la nature dans le concept du bien humain
(comme le voulait déjà Kant dans sa doctrine des devoirs et
des droits), mais il est juste de dire que ni l’éthique du passé
ni la science du présent ne nous ont préparés à ce nouveau
rôle. On est donc amené à constater qu’on ne rend pas bien
compte du rapport entre norme et nature si on ne le pense
que sur le mode du conflit ou de la dualité. La science elle-

même nous impose aujourd’hui de faire dialoguer le normal


et le naturel, non certes pour normaliser le naturel, mais afin
de renaturaliser les normes et l’activité normative, sans certes
tomber pour autant dans l’anthropomorphisme naïf ou opti-
miste d’une nature vivant conformément à nos normes, mais

en signalant ce qu’a d’insatisfaisant l’idée d’une nature comme


d’une machine aveugle, non seulement en considérant l’intérêt
moral, bien compris, de l’homme, mais, indépendamment de
cette orientation anthropocentrique, dans la perspective d’une
meilleure intelligence de l’ouverture de l’agir humain au sein
de l’être général dans lequel, en dernière instance, l’éthique
doit être fondée.

Que sont donc les normes dans leur rapport à la nature


et de quelle nature doit-on s’inquiéter pour instruire nos
normes ? Nature, fondement, fonction des normes seront

donc déterminés ici par leur rapport à la nature.

NORMES, NATURE ET GÉOMÉTRIE :

LE CLIVAGE DUALISTE

L e mot « nature » peut désigner soit un mode de dévelop-


pement (spontanéité), soit un mode d’action (régularité),
mais aussi une modalité de ce qui est (nécessité) : ce qui est
downloadModeText.vue.download 756 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

754

dit naturel nous semble spontané, régulier, nécessaire.

On peut également désigner par les mots « nature » et « na-


turel » tout ce qui est donné ou non institué ; mais le mot
peut, chez certains auteurs, renvoyer au domaine des faits.
Nature et normes sont alors opposées parce qu’on voit dans
les normes non seulement des règles posées, mais des obliga-
tions (non spontanées et non nécessaires). Mais on peut aussi
signifier par « la nature » une réalité conforme à des lois et
agissant régulièrement (indépendamment de toute intention
ou fin). La nature peut aussi être identifiée à l’Être en tant que
devenir (identité supposant ou non l’opposition être éternel-
devenir). La nature, enfin, peut être une idée (celle de nature
ne marchant pas à l’aveuglette, mais selon un plan caché),
une idée dont la raison, spéculative ou pratique, se sert pour
instruire ses propres lois ou pour éclairer nos actions. Ces
trois dernières significations laissent la voie ouverte à un dia-
logue entre normes et nature, à condition de ne pas voir dans
la norme une pure et simple production conventionnelle et
arbitraire et, par nature, l’être simplement donné, sans deve-
nir et sans valeur.

Il faut donc commencer par rappeler que le sens originel


de la norme est technique. On le trouve, d’abord, dans le
vocabulaire des géomètres et des architectes. En géométrie,
la normale d’une droite D en un point P est la perpendicu-
laire D′ à D en P :

D′

P D

On l’appelle normale parce que construite d’après l’équerre


(norma) qui est elle-même une construction (moyen de déter-
mination de la perpendiculaire par les propriétés du triangle
rectangle, propriétés qui renvoient à l’espace euclidien étant
l’espace de nos mouvements et de notre orientation). On ne
peut donc s’étonner du glissement du sens technique au sens
éthique : les normes morales ou juridiques sont des outils
géométriques qui permettent à la pensée d’apprécier, de jau-
ger et d’autoriser une conduite.

On est alors conduit à se demander si la construction de


la norme, à l’instar de la « normale » des géomètres, n’appelle
pas un appui objectif, ou même plus, une orientation, un
système naturel de prévaleurs qui fonde ou qui soutienne
l’engagement de l’être humain dans l’être naturel. C’est un
engagement de cette sorte que réclame toute perspective
philosophique qui renonce, aujourd’hui encore, à vider l’être
naturel de tout rapport avec l’homme, qui refuse en même
temps une conception de l’homme le mettant infiniment au-

dessus de la nature, qui estime insatisfaisante l’idée de nature


réduite à la seule causalité physique et mécanique et expur-
gée de toute valorisation immédiate ou médiate ; perspec-
tive qui renoue avec l’idée stoïcienne de la belle unité de
l’homme et de la nature, de l’homme accordé à la nature, et

non opposé à elle.

L’HOMME DANS LA NATURE :

LA BELLE UNITÉ STOÏCIENNE


L e monde, en effet, n’est jamais simplement l’objet d’un
constat ni simplement le résultat de l’effort théorique
visant au dégagement du sujet (scientifique ou moral) et à
la promotion de l’être objectif, indépendant de tout projet
humain ; le monde est toujours interprétation, comme l’a bien
vu Nietzsche 5. Lui, qui admet que la réalité n’est rien en de-
hors de son être interprété, que la nature est toujours ce texte
que philosophes ou savants écrivent de façon imaginative

ou hâtive en rajoutant du sens (« la légalité de la nature est


interprétation » 6) reproche pourtant aux stoïciens de vouloir
imposer leurs normes et leur sagesse à la nature. « Vous vou-
lez vivre en conformité avec la nature ? Ô nobles stoïciens,
quelle duperie dans les mots ! [...] Pourquoi ériger en principe
cela même que vous êtes, ce que vous ne pouvez pas ne pas
être [...], alors que vous prétendez déchiffrer avec ravissement
dans la nature le canon de vos lois, c’est tout autre chose que
vous voulez [...]. Votre orgueil veut prescrire et incorporer
à la nature, je dis bien à la nature elle-même, votre morale,
votre idéal : vous exigez qu’elle soit une nature conforme à
la sagesse du Portique. »7 Nietzsche admettra aussi que toute
philosophie crée le monde à son image et qu’elle ne saurait
faire autrement ! Que veulent donc les stoïciens ? Que signi-
fie cette belle unité de l’homme et de la nature, et n’est-elle
qu’un voeu pieux ?

Les stoïciens n’admettent pas que l’homme puisse être dit


l’unique mesure de toutes choses, et ils disent le contraire ;
c’est la nature, et elle seule, qui donne la mesure et qui
oriente la nôtre, contre les sophistes, qui font de la norme
et du nomos en général, une pure institution humaine. Les
stoïciens veulent voir dans la nature la condition objective et
le modèle de l’activité nomothétique et pratique de l’homme.
Dans leur interprétation, la nature est vie et ordre, elle porte
en elle la mesure et le principe de la mesure, et, pour l’ha-
biter avec bonheur, l’homme doit lui-même se faire nature,

créer les conditions théoriques et pratiques de la belle unité


avec la nature, il doit vivre en conformité et harmonie avec
elle. Et, pour cela, il doit surmonter sa particularité et tendre
vers la sagesse, car le « sage n’est jamais un simple particu-
lier », dit un précepte stoïcien, cité par Cicéron 8. Ainsi, pour
que nos lois ou normes ne soient pas contraires à celles de la
nature, elles doivent les accomplir en les dégageant de l’élé-
ment subjectif et passionnel (les passions étant à la fois contre
la raison et contre la nature). La nature nous a donc confié

le nomos et l’institution des normes, mais la norme ne doit

pas être une règle particulière, variant d’un individu à l’autre,


d’une nation à l’autre. C’est une règle qui fonde la possibilité
universelle des règles et des opérations qui en découlent. À
l’image de ce nombre curseur (a+1) qui rend possible la suite
des nombres ainsi que la règle de l’addition et de la sous-
traction, la norme éthique que suivra le stoïcien est possible
par la conformité avec celle du premier sage (le gnomon). Le
stoïcien qui veut vivre « de façon accordée, selon une raison

et harmonieusement » 9, doit prendre pour norme une vie sage


(Socrate), il n’imite pas l’individu Socrate, mais se réfère à sa
maxime de vie qui vaut par son pouvoir régulateur universel
et objectif. Le pouvoir régulateur des normes les élève donc
au-dessus de la simple convention. Qu’elles soient posées
n’implique pas qu’elles soient particulières et relatives ; il faut
ici combiner les deux formules de Zénon pour bien entendre
le rapport de la norme à la nature (la première étant que la
vie bonne est « dirigée selon une harmonie avec la nature ») :
vivre selon la raison ou en harmonie avec la nature, c’est une
seule et même chose, car c’est la nature qui est l’artisan de la
tendance rationnelle. Prendre pour modèle le sage ne contre-
dit pas, mais accomplit la nature, car le sage est celui qui sait
l’universelle mesure des choses. Sur ce point, les stoïciens
se séparent de Platon et d’Aristote, non pas pour ce qu’ils
entendent par nature ; chez eux comme chez leurs prédéces-
seurs, la nature est « monde préscientifique », c’est la nature
qui supporte le droit et le juste, elle est, en sa substance
même, pénétrée de raison, et les stoïciens n’hésitent pas à en
downloadModeText.vue.download 757 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

755

faire la substance de dieu : « Zénon dit que la substance de


dieu est l’ensemble du monde et du ciel. » 10. Mais, justement,
ce panthéisme n’est ni naïf ni innocent ; il milite, si l’on peut
dire, pour un droit naturel universel et rationnel. Les stoïciens
ont cherché à libérer la pensée juridique et ses normes des
frontières que leur imposait la Polithéia, ou communauté des
citoyens. Les normes sont alors conçues à l’échelle de l’uni-
verselle loi de nature, et non de la loi civile. On admet donc
ici que, au-delà des devoirs civils et des usages sociaux, il
y a place pour des règles valables dans un « État universel »
que Cicéron entend comme « société universelle du genre
humain » 11, société où les hommes sont confiés les uns aux
autres par la nature. L’humanité est donc ici ce qui fonde cette
normativité pour laquelle le temps et le lieu ne comptent
pas. L’opposition n’est plus, alors, entre Phusis (« nature ») et
Nomos (« loi »), mais entre Phusis et Thésis (« convention »).

Loin de s’opposer à la nature, le nomos veut en égaler la loi.


En interprétant la nature comme ce nexus causarium, ou vie
accordée, et la sagesse comme vie normée et harmonieuse
qui s’ajuste au tout qu’elle comprend et qui la comprend, les
stoïciens ont ouvert pour longtemps la voie à une réflexion
morale et juridique qui identifie le droit naturel et ses normes
au droit « humain » et universel.

MÉCANISME DE LA NATURE ET

DÉNATURALISATION DES NORMES

O n conçoit aisément que la promotion d’un monde


scientifique et d’un concept de la nature comme d’une
grande machine, selon la fable qu’en propose Descartes dans
son « Monde », place l’homme dans un tout autre rapport que
celui de la communion et de l’harmonie avec cette nature,
un rapport de domination et d’utilisation qui suppose des
prérogatives de l’être pensant au sein de l’être. Si l’homme est
excepté du machinisme, ce n’est pas par son corps, mais par
son âme et par ce qui, en elle, le fait presque égal à Dieu :
la volonté. C’est en elle que réside la différence infinie qui le
fait maître de ses lois et de ses normes, c’est ce qui l’autorise
à user de la nature et des autres vivants comme d’outils ou,
du moins, à les considérer comme tels 12. Le véritable dua-
lisme qui naît ici se traduit donc immédiatement par une
dénaturalisation de l’activité libre de l’homme, de tout ce qui
relève de son libre arbitre. Dénaturalisation qui accompagne
la déshumanisation de la nature, condition du triomphe d’une
science mécaniste dans tous ses secteurs, y compris la biolo-
gie ; la dualité norme / nature reprend alors ses droits dans
les domaines de la morale et des institutions humaines. Kant

lui-même l’admet, bien qu’il ait finalement rétabli une espèce


d’unité entre l’homme et la nature, celle que réclame la sou-
veraineté morale de l’homme : « Sans les hommes, la création

tout entière serait un simple désert inutile et sans but. » 13.

L’INDIFFÉRENCE RÉCIPROQUE :

DUALISME ET NORMATIVISME KELSÉNIEN

M ais le dualisme norme / nature peut encore prendre la


forme de l’indifférence ou de la séparation, indifférence
de la norme par rapport à la nature, et de la nature (et de
ses lois) par rapport à nous. Il faut, alors, expliciter cette
nature et cette norme qui ne sont plus en vis-à-vis, mais qui
se tournent le dos.

La notion de nature peut envelopper tout l’être naturel (le


donné physique), mais aussi tout ce qui, naturel ou non, est
ou sera nécessairement. Nous devons y ajouter, pour prendre

en compte les dualismes les plus récents, tout ce qui se fait

habituellement, c’est-à-dire les usages, ce que les sociologues


nomment des « faits sociaux », ce qui conduit à opposer la
norme non seulement au donné, mais au fait non encore
habilité ou valorisé par l’interprétation humaine comme
quelque chose qui doit être ou se produire. Telle est, en toute
sa rigueur, la thèse défendue par Kelsen, dans l’ensemble
de sa réflexion sur les normes 14. La norme, explique Kelsen,
ne doit pas être confondue avec la coutume ou l’usage, et
sa validité, ou positivité, ne doit pas être réduite à l’effecti-
vité de l’usage 15. Le fait que les personnes ont l’habitude de
se comporter d’une manière déterminée ne peut être source
de normativité que s’il est habilité par la norme ; seule une
norme peut habiliter l’habituel comme normal : « Seule une
norme peut statuer que ce qui a l’habitude d’avoir lieu, en
règle générale, doit avoir lieu. » 16. Chez Kelsen comme chez
Kant, le normatif se confond avec l’impératif (au sens fort
et non sociologique du terme). La norme est donc prise en
son sens premier de construction, mais une construction sans

modèle et qui n’a d’assise que dans une autre construction,

une autre norme ou un ensemble de normes ; elle n’est issue


ni de Dieu, ni de la nature, ni des faits et coutumes. Les

faits ne peuvent faire normes que si nous les autorisons à

nous obliger. Pour cette raison, on peut récuser l’opposition


kantienne des normes morales et des normes juridiques, car,
s’il y a une différence, elle n’est ni de matière ni d’origine,

mais dans la façon dont les normes, juridiques ou morales,


ordonnent ou règlent la conduite, c’est-à-dire dans la manière
dont la contrainte est attachée à l’ordre juridique et détachée

de l’ordre moral. Dans l’une comme dans l’autre, le norma-

tif se caractérise comme impératif (Sollen). Ainsi, les normes


juridiques (qui servent chez Kelsen de référence à toute
norme) ont pour première et essentielle fonction de conférer
aux actes de droit et aux actes contre le droit une significa-
tion juridique, c’est à ce titre qu’elles remplissent la fonction
de « schéma d’interprétation », qui définit toute norme. Cette
thèse aboutit à une sorte d’impasse qui oblige à faire un saut
hors de la stricte théorie positive du droit : en effet, ici, rien
ne fonde les normes que d’autres normes, les normes qui
confèrent à un acte la signification d’acte de droit sont elles-
mêmes créées au moyen d’actes de droit, qui reçoivent leur
signification juridique d’autres normes. En d’autres termes,
le normatif vient du normatif, et non de l’être donné. Mais
cette interrogation sur la production des normes, pour ne
pas tomber dans la régression à l’infini, doit conduire à un
sol (Grund) qu’il faut bien supposer pour y poser un ordre

juridique ou moral : la notion de Grundnorm, ou « norme

fondamentale », remplit cette fonction. Kelsen la donne lui-

même comme une « hypothèse logico-transcendantale » 17. La

norme fondamentale n’est pas une norme positive prescrip-

tive, ni une proposition servant à décrire les normes, elle


est la supposition rationnelle pure, qui rend possible l’unité

normative d’un système de norme ; elle donne la clé d’une

« architectonique normative. » 18.

La conséquence remarquable de ce normativisme radical


est donc que, loin d’avoir un fondement naturel, la norme
est ce qui promeut la nature (le fait, le donné) ou l’habilite
comme faisant droit. En rupture avec tout le jusnaturalisme
(antique et classique), une théorie « pure » de la norme se

veut donc indépendante de la double référence à la nature et


à la morale (ou au droit), qui prend pour fondement la nature

(ou l’humanité comme nature).


downloadModeText.vue.download 758 sur 1137
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

756

Autre conséquence remarquable, de cette théorie « pure »


de la norme, la signification de la norme est sa fonction :
elle signifie ce qu’elle fait – commander, permettre, habili-
ter. Mais, outre ses difficultés intrinsèques, ce normativisme
intempestif ne permet pas de rendre compte de notre inser-
tion dans le monde, celle qui est ou celle qui doit être. On
ne comprend rien ni à l’activité technique ni à la produc-
tion éthique ou juridique de l’homme, si on institue celui-ci
comme maître des valeurs, sans référer l’évaluation à la vie
qui en a besoin.

RENATURALISER L’HOMME ET SES NORMES :

LA VIE ET LES NORMES

O n doit à Bergson cette idée que toute morale, pression


ou aspiration, est d’essence biologique. Cette lecture
du biologique laisse entendre que la vie elle-même (dans
le vivant) est un principe des règles et un fondement des
valeurs. Mais y a-t-il quelque chose qu’on puisse appeler
« norme biologique » ? Les concept de norme et de norma-
tivité semblent tout à fait pertinents quand on se penche
sur l’histoire de la pensée biologique : « La normalité, écrit
G. Canguilhem, paraît une propriété des organismes, mais
disparaît au niveau des éléments de l’organisation (bactéries,

gènes, enzymes). » 19. Pourtant, même à ce niveau, on peut


concevoir des structures d’ordre, à la fois fiables et faillibles,

à qui on donne le nom de normalité. On admet donc que, si


le concept de norme n’a pas sa place en physique, on ne peut
pas refuser, pour autant, une base physico-chimique à ces
structures d’ordre biologiques. La vie, en tout cas, ne serait
pas sans normes. Mais que faut-il entendre par là ? Il faut se
déplacer de la vie au vivant pour que le normal, l’anormal,
l’anomalie prennent tout leur sens. Ce sens que nous don-
nons à un état de la vie ou du vivant, nous le tenons de la vie

elle-même. Canguilhem l’affirme avec force : qualifier est un


acte humain conscient, mais que fait donc le vivant humain
en qualifiant un état de la vie de normal, sinon prolonger de
façon plus ou moins lucide « un effort spontané propre à la
vie pour lutter contre ce qui fait obstacle à son maintien et à
son développement pris pour normes » 20 ? On admettra, bien
sûr, que, si la vie est en fait une activité « normative et une
production de valeurs » 21, c’est en toute inconscience, mais
c’est au sens plein du mot normatif ! L’évitement de l’anthro-
pomorphisme consistant à préciser que ce n’est pas l’homme
qui pose les normes vitales, qu’il n’est, en tant que vivant,
que le porte-parole de la vie, de la dynamique de son main-
tien et de son développement. Ainsi, si on ne partage pas la
phobie du finalisme, on admettra encore que la vie est pola-
rité et qu’elle est loin de cette indifférence où la cantonnent
le mécanisme et le normativisme. C’est donc la vie, et non le

jugement médical, qui fait du normal un concept de valeur et


non un concept de réalité statistique : le référant à sa polarité
dynamique, elle permet de qualifier de normaux des types,

des fonctions. 22 Et l’on peut sans absurdité dire normal un


état pathologique, dans la mesure où il exprime un rapport
à la normalité de la vie. L’anormal n’est pas le pathologique,
santé et maladie peuvent être des concepts descriptifs ou des
concepts normatifs ; d’un point de vue descriptif, la santé est
le bien organique ; d’un point de vue normatif, la santé est
bonne santé. Ainsi le pathologique n’est-il pas l’anormal, et il
l’est si peu que des fonctions normales entrent en jeu dans la
défense de l’organisme dans la maladie, mais la maladie reste
anormale relativement à la persistance de la vie et à son déve-

loppement pris pour normes. On en vient à conclure que

l’homme normal, c’est l’être « capable d’instituer de nouvelles

normes même organiques » 23, c’est donc l’homme normatif et


qui reste à l’écoute de la vie.

Il y a donc toujours, et même pour un infirme, une acti-


vité possible et une dignité sociale, mais l’abus de la valeur
(sociale) accordée à la santé fait ressentir la limitation forcée

d’un être humain à une norme unique comme une privation ;


or, si cette notion n’a pas de fondement naturel, celle, par

contre, d’aspiration à une bonne vie est inscrite dans notre


tendance au bonheur. Mais, si la tendance ne fait pas droit,
elle n’est pas sans effets sur les normes.

▶ Ainsi, on pourrait penser comme G. Simondon qu’il

n’existe pas de système normatif auquel ne demeurerait


attaché une charge pré-individuelle de valeurs exigeant la
continuation et la transformation de ce système. L’erreur ou
l’abus consisterait à absolutiser le système, c’est-à-dire à nier
la part de pré-individuel qu’il recèle, à chasser la référence
à des valeurs qui sont l’exigence d’une évolution normative
toujours inachevée. « Normes et valeurs n’existent pas anté-
rieurement au système d’être dans lequel elles apparaissent ;
elles sont le devenir, au lieu d’apparaître dans le devenir. » 24
Au sein de l’éthique simondonienne, de sa philosophie de
la technique, comme de sa philosophie biologique, s’affirme
l’intuition analogue à celle qui est reconnue dans l’oeuvre de
Canguilhem, de l’indissociabilité du devenir et de l’être, du
devenir et du devoir-être. C’est donc la volonté de séparer
être, devenir et devoir qui conduit à des clivages stériles, et
nous ne devons pas, pour éviter l’anthropomorphisme, tom-
ber dans un anthropologocentrisme plus destructeur et plus
sclérosant.

Les normes sont bien ce que nous faisons et la nature ce


qui nous fait, mais sans elle, nous n’aurions peut-être pas la
moindre idée de ce que nous devons faire.

SUZANNE SIMHA

✐ 1 Kelsen, H., Théorie générale des normes, PUF, Paris, 1996,


ch. I, pp. 2-5.

2 Ibid.

3 Jonas, H., Le principe de responsabilité, Flammarion, Paris,


1998, p. 34.

4 Ibid., p. 34.

5 Nietzsche, F., Le crépuscule des idoles, « Comment le “monde-


vérité” devint enfin une fable », Mercure de France, Paris, 1920,
chap. IV, p. 108.

6 Nietzsche, F., La volonté de puissance, éd. Kroner, t. VII, p. 35.

7 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, I, Aubier, éd. bilingue,

Paris, 1998, p. 33.

8 Cicéron, Tusculanes, IV, 23, 51.

9 Cicéron, Premiers académiques, XL, II, Garnier-Flammarion,

Paris.

10 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes


illustres, II, 7, Flammarion, GF, Paris, 1996, t. 1.

11 Cicéron, Des biens et des maux, XIX, 62, trad. J. Martha, Les

Belles Lettres, Paris, 1990.

12 Descartes, R., Lettre à Morus, février 1649, in OEuvres philoso-


phiques, III, Classiques Garnier, Paris, 1983, p. 887.

13 Kant, E., Critique de la faculté de juger, Vrin, Paris, 1993,


p. 86.

14 Kelsen, H., Théorie générale des normes, PUF, Paris, 1996 et


Théorie pure du droit, LGDJ, Paris, 1999.

15 Ibid., p. 5.

16 Ibid., Théorie pure du droit, § 34-35.

17 Ibid.
downloadModeText.vue.download 759 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

757

18 Ibid.

19 Canguilhem, G., Nouvelles Études d’histoire de la philosophie


des sciences (1977), « Y a-t-il des normes biologiques ? », Vrin,
Paris, 1983.

20 Canguilhem, G., Le normal et le pathologique, PUF, Paris,


1999, p. 77.

21 Ibid.

22 Ibid., p. 155.

23 Ibid.

24 Simondon, G., L’individuation psychique et collective, Aubier,

Paris, p. 241.

NOTATION
Du latin notatio, « appellation ».

MATHÉMATIQUES

Marque ou signe, ou encore système de signes, associés

à un objet ou à des relations entre objets.

La musique fournit un excellent exemple de système de nota-

tions. La notation en mathématique constitue véritablement

une des dimensions de cette science, au point que ses déve-

loppements sont étroitement dépendants de la mise au point

de notations performantes.

Les figures élémentaires de la géométrie sont les pre-


mières formes de notation mathématique, qui apportent une
certaine distance entre les objets sur lesquels on raisonne et
les développement déductifs dont ils sont l’occasion. Leibniz
cherchera, en 1670, un système de notation symbolique des
grandeurs de la géométrie euclidienne.

L’élaboration de l’écriture des nombres constitue un pro-


cessus central de la notation des grandeurs mathématiques.

Les relations logiques fondamentales comme l’égalité ou

l’ordre, les opérations élémentaires comme l’addition, la mul-

tiplication, etc., sont – au terme de processus très longs –

exprimées par des signes conventionnels qui permettent le

développement des algorithmes de calcul.

La notation algébrique dont l’idée de départ consiste à trai-


ter des lettres (a, b, c, x, y...) selon les procédures du calcul,
ordinairement fait sur des nombres, est à la source d’un véri-

table basculement de la science mathématique. Elle permet,

non seulement, d’accroître la puissance des algorithmes eux-


mêmes parce qu’ils deviennent généraux (indépendants des

valeurs particulières des paramètres ; formule du binôme par

exemple), mais encore d’exprimer symboliquement des pro-


priétés géométriques : caractérisation de courbes, distances,
aires, volumes, lieux. Chez les premiers grands inventeurs
des notations algébriques (Viète, Descartes, Fermat), ce
système de notation a toutefois une valeur restreinte à une
sorte d’aide-mémoire ; c’est un moyen de soulager l’imagi-
nation par des abréviations, systématiques certes, mais qui
demeurent liées et dépendantes des choses mêmes qu’elles
représentent. On ne trouve pas chez Descartes de notation
d’objet qui ne puisse – en droit – relever de la représentation

dans l’étendue.

La création de symboles adéquats à des êtres de raison

comme les différentielles, les racines imaginaires, les indices,

les intégrales est à son tour décisive. Les mathématiques se


dotent d’objets symboliques qui existent dès lors qu’ils sont

non contradictoires et compatibles entre eux, sans référence

a priori à une possible représentation.

Vincent Jullien

NOUMÈNE
Du grec nouménon, « ce qui est pensé ».

GÉNÉR.

Ce qui, dans une chose, ne peut être perçu par l’intui-

tion sensible, par opposition au phénomène.

Bien qu’il se trouve déjà dans la pensée platonicienne (nou-

ménon), où il désigne ce qui ne peut être saisi que par l’intel-

lect, les idées, le terme relève plutôt du vocabulaire kantien,

dans lequel il se distingue du phénomène. Kant distingue

la « chose en soi », qui est la chose en dehors de tout rap-

port avec un sujet cognitif, « l’objet transcendantal », corrélat


de l’aperception transcendantale qui correspond à l’objet en

général, cadre indéterminé (= X) de toute synthèse objecti-

vante, et le noumène. Celui-ci ne désigne pas l’en-soi de la

chose, mais son rapport à l’intuition, en deux sens : « si nous

entendons par noumène une chose en tant qu’elle n’est pas


objet de notre intuition sensible (...), c’est alors un noumène
pris dans le sens négatif. Si en revanche nous entendons par
là un objet d’une intuition non sensible, (...) il s’agira alors

du noumène pris dans le sens positif. » 1. Or, l’intuition intel-

lectuelle n’est pas possible pour nous, donc le noumène est


le concept négatif résultant de l’attitude critique, qui limite
le champ de l’expérience possible. Cependant, même s’il ne
peut être connu au niveau spéculatif, le noumène permet

d’atteindre la « causa noumenon »2 comme concept de l’être

doué de volonté libre. La liberté est une réalité nouménale

qui, bien que ne pouvant être connue au niveau théorique,

peut être découverte dans son effet, la loi morale, dont elle
est condition de possibilité.

▶ Bachelard reprend le terme pour tenter de penser une


« méta-microphysique » 3, qui serait une métaphysique posi-

tive. La microphysique ne travaille plus sur des phénomènes

perçus mais sur des structures nouménales construites mathé-

matiquement et qui s’expérimentent.

Didier Ottaviani

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure (1781-1787), « Analy-


tique des principes », 3, trad. Renaut, A., Flammarion, Paris,

2001, p. 304.

2 Kant, E., Critique, de la raison pratique (1788), « Analytique

de la raison pure pratique », I, 2, trad. Gilson, É., Vrin, Paris,

1983, p. 68.

Bachelard, G., « Noumène et microphysique » (1931-1932), in

Études, Vrin, Paris, 1970, p. 19.

! CHOSE, OBJET, PERCEPTION, PHÉNOMÈNE

NOÙS

! ESPRIT
downloadModeText.vue.download 760 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

758

NOUVEAU
Du latin novellus, diminutif de novus, « ce qui est récent », « nouveau ».

Adj. employé avant et après un substantif, et parfois substantivé.

ESTHÉTIQUE

Ce qui frappe par son aspect inusité mais qui tend à se


présenter comme une référence plus appropriée ou plus
convaincante.

La nouveauté au sens de l’innovation n’a pas attendu la deu-

xième moitié du XIXe s. pour exister. Dans le registre des arts,

l’inventio de la rhétorique, le génie et l’originalité sont autant

de notions qui ont permis de décrire une combinaison inat-

tendue, une fiction ou une création.

Le nouveau relève en revanche de la modernité et définit


son caractère irrésistible. Appuyé sur une démarche philo-
sophique qui fait de la vie la référence dernière et tente de
penser ensemble temporalité et liberté, il démontre d’abord
que l’émergence de la modernité a pour contexte la crise de
la culture européenne que la conscience historique a ouverte
(Nietzsche, Dilthey). Il est une figuration de l’intensification,

de l’autonomie héroïsée, de l’aventure singulière (Simmel) 1.


Selon une perspective herméneutique (Dilthey) 2, le nouveau
est alors conçu comme une condition formelle de l’objet his-
torique. Le nouveau oblige à penser ensemble la création,
l’invention et « la vision du monde » qui les produit, tel un
inconscient historique. Événement singulier, non déductible
de ce qui le précède, il révèle le passé par sa puissance anti-
cipatrice dans le présent.

Cette conception « compréhensive » du nouveau est com-


patible avec le tableau d’une modernité comme malheur (na-
turalisme, Baudelaire, Benjamin). Le nouveau absorbe une
réalité placée sous le signe de la perte et la restitue sous

forme critique (Adorno). Il exclut toute nostalgie restaura-

trice, mais la critique lui est inhérente, elle devient consti-

tutive des productions artistiques (Schoenberg, Brecht). Le

radicalisme du nouveau aboutit cependant à récuser le jeu

intégratif de la signification. Sa tentation est une folie de la

pureté et de l’authenticité qui peut nourrir aussi bien une


idéologie de l’homme nouveau 3 qu’une métaphysique de

l’originaire (Heidegger). Entre réalisme et naturalisme, utopie

et refus de la consolation, l’art moderne rejette le passé et la


tradition, il fait de l’expérimentation sa règle jusqu’à risquer
sa propre négation, sa propre destruction. Il dissout l’idée

d’oeuvre et toutes les références qui dans une perspective

essentialiste nouent l’art à la nature, à l’idéal et à la beauté. Le


nouveau contribue ainsi à rendre vague le concept d’art ou à

le lier au seul geste de la transgression comme liberté en acte.

▶ Le culte de la nouveauté est-il en mesure d’engendrer un


renouvellement véritable ? La mode et ses récurrences per-
mettent d’en douter. Mais surtout, plus insidieusement, s’ins-
talle une « tradition du nouveau »4 qui finit par conjuguer

audace et conformisme.

Danièle Cohn

✐ 1 Simmel, G., Philosophie de la modernité (1901), trad. J.-

L. Vieillard-Baron en 2 vol., Payot, Paris, 1989-1990.

2 Dilthey, W., le Monde de l’esprit (1911), trad. M. Rémy, Aubier,


Paris, 1947.

3 Michaud, E., Fabriques de l’homme nouveau : de Léger à Mon-

drian, éd. Carré, Nîmes, 1997.

4 Rosenberg, H., la Tradition du nouveau, Minuit, Paris, 1962.

! MODERNITÉ, TRADITION
downloadModeText.vue.download 761 sur 1137

OBJECTIF
Du latin médiéval, esse obiective, « être objectif ».

PHILOS. MÉDIÉVALE

Être universel de l’objet produit par l’intellect agent et

le phantasme dans l’intellect possible.

La notion d’esse obiective apparaît à la fin du XIIIe s., dési-

gnant le mode d’être particulier de l’objet dans l’intellect,

produit par une activité imitative. L’être objectif est la pro-


duction d’un être intentionnel, corrélat d’un être réellement
présenté ou non, dont la cause est intellectuelle et non
physique. L’abstraction suppose la constitution progressive

d’un habitus à partir d’une induction sensible, faisant que


la forme de la chose dans l’esprit est causée par la présence
physique de l’objet. Elle ne permet pas de comprendre la
connaissance angélique (Intelligences pures), qui ne procède
pas à partir d’impressions sensibles. Bien que le problème
soit déjà envisagé par Thomas d’Aquin et Henri de Gand,
c’est surtout avec Duns Scot que se trouve fondée la notion
d’esse obiective. Ce dernier remarque que l’universel 1, en tant

que concept, ne peut surgir du phantasme car celui-ci ne le

contient pas ; il doit donc être construit par l’intellect actif,

à l’occasion de la présence du phantasme, en tant qu’être

objectif dans l’intellect possible. L’être objectif est un concept

prédicable en puissance de tout sujet, et par lui « la formalité

de l’objet est constituée a priori dans la pensée, et non reçue

de l’expérience » 2. La connaissance n’est pas dans l’être objec-


tif, mais dans la relation intentionnelle qu’il permet vis-à-vis
de la chose qu’il représente.

Didier Ottaviani

✐ 1 Duns Scot, Le principe d’individuation, qu. 1, 37-38, trad.

G. Sondag, Vrin, Paris, 1992, pp. 102-104.

2 Boulnois, O., Être et représentation, PUF, Paris, 1999, p. 94.

! ABSTRACTION, FORME, INTENSIO, INTENTIONNALITÉ, OBJET,


REPRÉSENTATION, UNIVERSAUX

∼ OBJECTIF / SUBJECTIF
Du latin subjecere, « mettre dessous, renfermer dans », et objecere, « je-
ter ou placer devant ».

GÉNÉR., PHILOS. CONN.

Couple de notions opposant, lato sensu, les représenta-

tions relatives à un individu à celles qui sont réputées par-


tagées et valables pour tous, car fondées en réalité. Stricto

sensu, l’opposition distingue ce qui relève d’un sujet, c’est-

à-dire d’une pensée réflexive qui s’éprouve elle-même, de

ce qui appartient à l’objet considéré comme une réalité


subsistante indépendamment de la connaissance qu’en
prend le sujet.

Si le sens commun oppose ces termes comme le partial à


l’impartial et le relatif à l’absolu, ce qui suppose préalable-
ment la donation douteuse d’une objectivité immédiate, le
problème philosophique moderne de la connaissance, tel

que Descartes le détermine, consiste davantage à articuler

le subjectif et l’objectif qu’à les opposer, afin de comprendre


comment un esprit particulier peut parvenir à partager ses re-
présentations. En ce sens, l’opposition est réellement fausse
(il n’y a pas le subjectif versus l’objectif), mais formellement
et méthodologiquement indépassable, si l’on admet que la
question réside dans le mode de liaison du subjectif et de
l’objectif plus que dans les termes liés. La réalité ne se saisit
pas elle-même : il n’y a de constitution objective du monde
que pour un sujet qui pose l’objectivité comme un problème
ou une tâche. Dans la Critique de la raison pure, Kant, effec-
tuant une « révolution copernicienne » qui inverse la relation
de dépendance ontologique du sujet devant l’objet, montre
que l’objectivité est d’abord une construction du sujet selon
les formes a priori de l’expérience en général 1. Tout pro-

cessus de connaissance doit donc s’accompagner d’une

réflexion première du sujet connaissant, qui est en même


temps la vraie règle de production de la subjectivité, acte
et non chose, déterminant les conditions de l’objectivité. La
critique du sujet transcendantal kantien, qui reste formel et

qui ne s’éprouve pas, pose la question d’un sujet empirique,

historique et culturel, qui pourrait constituer les formes de


downloadModeText.vue.download 762 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

760

l’objectivité. Cela supposerait l’objectivation indéfinie des


formes subjectives à titre de précautions méthodologiques,
mais aussi d’outils heuristiques. Le cercle du subjectif et de
l’objectif demande ainsi à être serré au plus près, sans être
définitivement éliminable.

Raynald Belay

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Préface à la seconde

édition.

Voir-aussi : Descartes, R., Méditations métaphysiques.

Foucault, M., L’archéologie du savoir, l’Ordre du discours.

Kant, E., Critique de la raison pure, Critique de la faculté de

juger.

! CONSCIENCE, OBJECTIVATION, OBJET, OPINION, PENSÉE,


SUBJECTIF, SUJET

OBJECTIVATION

Terme apparu au XIXe s.

PHILOS. CONN.

Acte consistant à poser comme objet, ou à rendre


objectif.
Utiliser le vocable d’action « objectivation », dérivé du verbe

objectiver, permet de lever l’ambiguïté couramment liée aux

substantifs « objet » et « objectivité », ainsi qu’à l’adjectif « ob-

jectif ». Peuvent être dites objectives : (a) les déterminations

intrinsèques d’un objet tel qu’il est en soi, (b) les détermi-

nations intersubjectivement attribuables à un foyer stable et

réidentifiable de visée intentionnelle auquel il est fait réfé-

rence. Selon la première acception, l’objet et l’objectivité

sont des données, tandis que, selon la seconde acception,


l’un et l’autre sont le produit d’un ensemble d’opérations de
constitution. Le mot « objectivation » se rapporte seulement à

la seconde acception, en signifiant la procédure même par

laquelle un secteur d’objectivité est constitué.

L’usage du terme « objectivation » suit l’histoire du concept

kantien de constitution d’objectivité. Kant entendait par

constitution d’objectivité la synthèse de la multiplicité des

perceptions en unités (visées comme objets), conformément

à des principes a priori dérivés des catégories de l’enten-

dement pur. Après Kant, on assiste à une radicalisation de

l’idéalisme transcendantal en idéalismes subjectif ou absolu.


La question fondamentale de la Wissenschaftslehre de Fichte
est ainsi de comprendre « comment nous attribuons une vali-
dité objective à ce qui, en vérité, est seulement subjectif »,
et corrélativement comment nous en venons à croire en
quelque chose qui existe hors de nous. Sur fond d’une dialec-
tique alternant phases de différenciation de l’« esprit » en sujet
et objet, et phases de réappropriation réflexive des positions
d’extériorité, Hegel introduit les dérivés de l’adjectif objektiv
que sont le verbe objektivieren (« objectiver ») et le substantif
Objektivierung (« objectivation »). Schopenhauer évoque pour
sa part l’objectivation de la volonté. Et W. Hamilton décrit

un processus, nommé « objectification » (objectivation), par

lequel la conscience projette des contenus subjectifs hors


d’elle-même et les tient pour extérieurs à elle. Parmi les
développements post-hégéliens du concept d’objectivation,

on retiendra le travail de W. Dilthey, selon lequel les forma-


tions culturelles comme le langage doivent être considérées
comme des manifestations objectivées de l’esprit. Ainsi se
justifie le nom « sciences de l’esprit » (Geisteswissettschaften)
donné aux sciences de l’homme.

Le « retour à Kant », systématisé par l’école de Marbourg


durant la seconde moitié du XIXe s., a redonné une impul-
sion à l’idéalisme transcendantal, au prix de l’introduction

d’éléments de psychologie, de philosophie du langage ou


de pragmatisme. Le concept d’objectivation, central dans une
philosophie qui limite la pertinence du concept de chose
en soi, épouse ces développements. P. Natorp insiste sur la
symétrie de la constitution d’objectivité et de la constitution
d’une subjectivité qui lui fait face, et les nomme respective-
ment objectivation et subjectivation. E. Cassirer reprend pour
sa part l’essai kantien de comprendre les concepts non pas

comme généralisations à partir des déterminations d’objets


préexistants, mais comme « présuppositions de l’objectiva-
tion elle-même ». Selon lui, la pratique des sciences consiste

à poursuivre la tâche d’objectivation en tant qu’imposition

d’unité dans le flux du divers de l’expérience ; une tâche


qu’elle accomplit à travers la recherche d’invariants de
groupes de transformations. Mais cette phase ultime de l’ob-
jectivation repose sur des moments préalables de constitution
d’objectivité assurés par le langage et par le mythe.

Avec la phénoménologie, le projet d’élucider la constitu-

tion des objets acquiert une signification modifiée. Il s’agit,


selon Husserl, de remonter, en inversant la direction de la

réduction phénoménologique, d’un simple « flux du vécu »


vers des objets intentionnels articulés suivant la structure
prédicative du langage. Heidegger considère pour sa part,
dans Être et Temps, que les sciences de la nature reposent
sur des thématisations revenant à des « projections de l’être ».
Leurs procédures d’objectivation (Objektivierung) consistent
à s’abstraire de l’intérêt du chercheur ou de ce qui est signi-
fiant pour lui, afin de poser quelque chose de stable devant
un regard neutralisé.

▶ Le terme « objectification » (objectivation) a récemment été


repris, dans un contexte non kantien, par l’anglais scienti-
fique. En mécanique quantique, l’« objectification » désigne
le changement brutal du vecteur d’état lors d’une mesure,
qualifié de « réduction de l’état » ou de « réduction du paquet
d’ondes ». On peut comprendre l’intervention du concept
d’objectivation si l’on se souvient que le vecteur d’état per-
met seulement de calculer des probabilités pour les résultats
d’une mesure qui pourrait être effectuée dans l’avenir. Un
vecteur d’état ne fournit en bref rien d’autre que des pré-
dictions relatives à une opération de mesure possible. Or, la
« réduction de l’état » est justement destinée à inscrire dans
le formalisme de la physique quantique le passage de cette
simple pondération des possibles à un résultat actuel ; ou

encore à y manifester la transition entre la relativité des anti-


cipations fournies par le vecteur d’état initial, et un résultat
qui, s’étant effectivement inscrit sur l’écran d’un appareil de
mesure, est considéré par la communauté scientifique comme
valant dans l’absolu. La « réduction de l’état » exprime donc
l’acte consistant à détacher, d’un continuum de potentialités
relativisées, telle détermination actuelle valant pour tous et
indépendamment des circonstances expérimentales. En cela,
elle traduit bien une forme particulière d’objectivation.

Michel Bitbol

✐ Cassirer, E., Cohen, H., Natorp, P., éds. Capeillères, F., et Wis-
mann, H., L’École de Marbourg, Cerf, Paris, 1998.

! CONNAISSANCE, INCERTITUDE, INVARIANCE, OBJECTIF /


SUBJECTIF, OBJET, SCIENCE
downloadModeText.vue.download 763 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

761

OBJET

Du latin objectum, « ce qui est placé devant », de obijacere, « jeter de-


vant » ; en allemand : Gegenstand, « ce qui se tient en opposition à » ;
Objekt.

Heidegger, avec cet usage surdéterminé de l’étymologie qui a longtemps


passé pour un geste proprement philosophique, insiste sur le fait que
l’objet est ob-jectum, un obstacle jeté sur le chemin. Mais il serait plus
exact de rapporter l’objet à sa nature déterminée de corrélat des per-
ceptions subjectives, c’est-à-dire d’en revenir au partage classique entre
le sujet de la connaissance et ce qui tombe sous la perception de ce
sujet. C’est la pensée classique qui contribue à déplacer l’antique rapport
de la matière et de la forme, de la substance et de l’accident, tout entier
tournés vers une coupe longitudinale des choses elles-même, vers un
rapport entre sujet et objet, où les termes du rapport sont hétérogènes
et ne renvoient pas au même type de causalité. Le dualisme cartésien a
bien, si on suit l’enseignement de Hegel, déterminé toute la perspective
moderne en philosophie. Kant le dit à sa façon, qui est fort différente, en
évoquant une révolution copernicienne de la subjectivité : c’est autour
d’elle désormais que le monde objectif doit tourner. Plus qu’un ob-stacle,
l’objet est devenu, après l’effort de la critique kantienne, un ob-servable
dont on ne peut légitimement déterminer les conditions originaires de
production, mais dont on peut se donner une connaissance descriptive
et, par là, objective.

GÉNÉR.

Ce qui est visé par une conscience, vis-à-vis d’un sujet.

La notion d’objet ne peut être séparée de l’idée d’une


conscience qui le constitue en le visant intentionnellement,
car il n’y a pas d’objet en dehors d’un sujet connaissant. Conçu
comme visée perceptive, l’objet peut se décliner à différents
degrés, dans la mesure où les synthèses opérées par le sujet
se produisent à différents niveaux, et il est alors possible de
considérer que les phénomènes sont les « objets » de la sen-
sibilité, bien qu’il ne s’agisse pas là d’objets au sens propre.
Pour Kant, l’objet véritable ne peut être constitué que par
l’entendement, et si le phénomène est « l’objet indéterminé
d’une intuition empirique 1 », c’est seulement en tant qu’il est
le fruit d’une réceptivité, sous les formes a priori de l’espace
et du temps. En effet, « il y a deux conditions sous lesquelles
seule la connaissance d’un objet est possible : premièrement,
l’intuition, par laquelle cet objet est donné, mais seulement
comme phénomène ; deuxièmement, le concept, par lequel

est pensé un objet qui correspond à cette intuition » 2. Pour


pouvoir parler d’objet, il faut donc que l’indéterminé de l’in-
tuition soit soumis à des catégories déterminantes, sous l’uni-
té synthétique de l’aperception transcendantale. Il n’y a pas
d’opposition radicale entre le sujet et l’objet, dans la mesure
où ce dernier révèle les catégories comme déterminantes.
Cependant, celles-ci ne peuvent se produire elles-mêmes
comme objet, et ont toujours besoin du donné de l’expé-
rience, qu’elles unifient parce qu’elles sont la forme de l’objet
en général, non empirique, « objet transcendantal = X ». « Le
concept pur de cet objet transcendantal [...] est ce qui peut
procurer à tous nos concepts empiriques en général une rela-
tion à un objet, c’est-à-dire de la réalité objective » 3. L’objet
est donc la rencontre entre une visée générale et une saisie
empirique, sous l’égide de l’unité de l’aperception transcen-
dantale, au Je pense, qui est la fonction objectivante du sujet.
L’objet kantien est donc à la fois une visée intentionelle, en
tant que général, et la résultat d’une synthèse passant néces-
sairement par une intuition.

Didier Ottaviani

✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, « Esthétique transcen-


dantale », § 1, trad. A. Renaut, Garnier-Flammarion, Paris, 2001,
p. 117.

2 Ibid., « Déduction transcendantale », p. 174.

3 Ibid., « Analytique des concepts », p. 185.

Voir-aussi : Ricoeur, P., « Kant et Husserl », in À l’École de la phé-


noménologie, Vrin, Paris, 1987, pp. 227-250.

Rousset, B., La doctrine kantienne de l’objectivité, Vrin, Paris,


1967.

! CATÉGORIE, EXPÉRIENCE, PERCEPTION, OBJECTIF,


OBJECTIVATION, PHÉNOMÈNE, SUJET, SYNTHÈSE,
TRANSCENDANTAL

MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN.

Ce à quoi on pense, en tant qu’on le distingue de l’acte


par lequel on le pense.

Selon F. Nef, « les objets s’opposent à la fois aux événements


et aux agrégats, car nous exigeons d’eux stabilité et cohé-

sion » 1. Sauf conception idéaliste de l’objet, on tend à recon-


naître l’existence des objets comme indépendante de l’esprit
(ou, au moins, des esprits finis).

On distinguera les objets concrets (qui possèdent des pro-


priétés temporelles et / ou spatiales) et les objets abstraits

(qui n’en possèdent pas). Les objets concrets peuvent être

naturels ou artificiels. Les objets abstraits peuvent être arbi-


traires (des objets pris arbitrairement dans une classe afin

de la représenter), théoriques, fictifs, possibles (voire incom-

plets, impossibles, etc.).

▶ On s’accorde aisément sur l’existence indépendante des

objets concrets, pas sur celle des objets abstraits. Quine a

pour sa part insisté sur l’idée que les conditions à satisfaire

par un objet sont, dans tous les cas, inscrites dans le langage 2.

Roger Pouivet

✐ 1 Nef, F., l’Objet quelconque, recherches sur l’ontologie de


l’objet, Vrin, Paris, 1998.

2 Quine, W. V. O., la Relativité de l’ontologie et autres essais,


Aubier, Paris, 1977, chap. 1.

! ÉVÉNEMENT, ONTOLOGIE

PSYCHANALYSE

« L’objet (Objekt) de la pulsion est ce en quoi ou par

quoi la pulsion peut atteindre son but. Il est ce qu’il y a de

plus variable en la pulsion, ne lui est pas originairement


lié, mais ne lui est adjoint que par suite de son aptitude à
rendre possible la satisfaction. »1 L’objet est l’un des quatre
éléments constitutifs de la pulsion sexuelle (poussée, but,
objet, source). Sa variabilité est alimentée par la capacité
de la pulsion à s’étayer sur les soins maternels et sur la
plupart des fonctions organiques, ce dont témoignent les

organisations sexuelles infantiles (orale, sadique-anale,

phallique). Les équivalences symboliques inconscientes,

comme sein = fèces = argent = cadeau = enfant = pénis 2,

participent de la variabilité de l’objet.

En 1905, Freud démontre que la sexualité humaine est indé-


pendante de la procréation 3 ; la pulsion sexuelle apparaît dès

la naissance, et ses objets, dépendant du développement et


de l’histoire infantiles, se substituent les uns aux autres. Du
pouce sucé (objet partiel) à l’amant embrassé (choix d’objet),
en passant par la peluche (objet transitionnel) et les figures
parentales que la petite enfance a fomentées (objet du fan-

tasme), jusqu’à l’amour de soi-même ou de qui nous res-

semble (choix d’objet narcissique) ainsi qu’aux chaussures,


fourrures, etc. (fétichisme), l’objet se déplace. Selon Freud,
comme selon l’histoire de la langue, l’objectivité procède
d’un travail de séparation et de désinvestissement relatifs aux

objets de la pulsion sexuelle.


downloadModeText.vue.download 764 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

762

▶ Si Freud a insisté sur le primat de la dynamique pulsion-


nelle, dont l’objet n’est qu’un corrélat, ses successeurs sont
revenus à la « relation d’objet ». Lacan ontologise la notion
freudienne d’objet partiel, labile et contingent. L’objet est ce
dont le désir est toujours en quête. Mais l’objet est toujours
déjà perdu, cause – et non objet – de la quête du désir, qui
n’est donc que métonymie.

Christian Michel

✐ 1 Freud, S., Trieb und Triebschicksale (1915), GW. X, « Pul-

sions et destin des pulsions », in Métapsychologie, Gallimard,

« Folio », Paris, 1985, pp. 18-19.

2 Freud, S., Über Triebumsetzungen, insbesondere der Anale-


rotik (1917), G.W. X, « Sur les transpositions des pulsions, plus
particulièrement dans l’érotisme anal », in la Vie sexuelle, PUF,
Paris, 2002.

3 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (1905),

G.W. V, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard,

Paris, 1989.

! ENFANTIN / INFANTILE, ÉTAYAGE, PULSION, SEXUALITÉ

OBSERVABLE
Du latin ob- (préfixe), « vers », « en face », et du verbe servare, «
préser-
ver », « se tenir attentif ».

PHYSIQUE

Opérateur hermitien 1 doté d’un ensemble complet de


vecteurs propres et de valeurs propres. Un opérateur de ce
type est associé en mécanique quantique à toute quantité
expérimentalement mesurable. Ses valeurs propres coïnci-
dent avec le spectre des valeurs pouvant être obtenues lors
d’une mesure de la quantité correspondante.

La naissance du concept d’observable remonte au début des


années 1920, lorsqu’il est apparu que l’image de l’atome de

Bohr, constitué d’un noyau central et d’électrons corpus-


culaires en orbite stationnaire quantifiée, était inadéquate.
W. Heisenberg proposa alors de faire l’économie non seu-
lement de cette image mais de toute autre représentation
en physique atomique. Il s’agissait pour lui de reformuler la

théorie quantique de façon à n’y faire figurer que des quanti-


tés observables, c’est-à-dire les seules intensités et fréquences
des raies d’émission-absorption de rayonnement électroma-

gnétique par les électrons des atomes. Ce projet fut réalisé


en 1925, avec la mécanique matricielle. Plus tard, entre 1927
et 1930, le concept d’« observable » acquit son statut défini-

tif dans la formalisation de la mécanique quantique établie


par P. A. M. Dirac : il s’agissait d’opérateurs particuliers dans
un espace de Hilbert, associés à des quantités mesurables.
L’incompatibilité des mesures de certaines paires de quantités
s’exprimait formellement par la non-commutativité du pro-
duit des observables correspondantes.

Le choix du mot « observable » et son origine vraisembla-


blement positiviste (Heisenberg fait remonter l’idée de « ré-
duction aux observables » à une conversation de 1924 avec le
physicien positiviste O. Laporte) ont très tôt suscité des cri-
tiques. Il était déjà curieux d’appeler « observable », avec ses
connotations d’observation passive, ce qui aurait dû se nom-
mer « mesurable », avec des connotations d’expérimentation
active. Bohr n’accordait-il pas une importance cruciale au
rôle que joue la conception de l’appareil de mesure dans la
définition des variables mesurées ? Mais il ne s’agissait là que
d’une première objection. Pour Einstein, il était peu raison-
nable de fonder une théorie sur une idée préliminaire de ce

qui est accessible à l’observation, puisque c’est la théorie qui

délimite en bonne partie le champ de ce qui est observable

(par les anticipations qu’elle inscrit dans les appareillages, et

par les interprétations qu’elle conduit à donner des résultats

de mesure). Cette objection, bien comprise par Heisenberg,

a eu pour conséquence dès 1927 la formulation des relations

d’indétermination qui mettent en évidence les limites fixées

par la théorie quantique elle-même à l’« observabilité » de

certaines paires de quantités.

J. S. Bell a développé par la suite une attaque frontale


contre le concept heisenberguien d’observable, au nom d’une
vision très différente de la théorie physique. Pour Bell, on ne
devrait pas limiter une théorie à prédire les valeurs prises par
des ob-serv-ables relatives à une classe de procédures expé-
rimentales ; on devrait plutôt chercher à lui faire décrire des
« étants » absolus (be-ables en anglais). Ce dernier programme
n’a toutefois la possibilité de se réaliser pleinement que par
le biais des théories à variables cachées, dont la structure

reste en partie arbitraire en raison de son manque constitu-

tif de correspondant expérimental. Il s’agit là d’une difficulté

majeure : que signifie décrire un objet, voire un « étant », si ce

n’est faire référence à l’invariant d’un ensemble de présenta-

tions en principe accessibles à l’expérience ?

Michel Bitbol

✐ 1 Un opérateur est dit hermitien s’il est égal au conjugué


complexe de son transposé.

Voir-aussi : Bell, J. S., Speakable and Unspeakable in Quantum


Mechanics, Cambridge University Press, Cambridge, 1987.

Heisenberg, W., la Partie et le tout, Albin Michel, Paris, 1972.

Popper, K., la Théorie quantique et le schisme en physique, Her-


mann, Paris, 1996.

! MESURE, OBSERVATION, QUANTIQUE

OBSERVATION
Du latin observatio : ob- (préfixe), « vers », « en face », et du verbe
servare,
« préserver », « se tenir attentif ».

Le contenu du concept d’observation dépend de ses rapports com-


plexes avec celui d’expérimentation. L’observation est généralement
opposée à l’expérimentation, comme un procédé passif à un procédé
actif de recherche. Dans l’observation, on se borne à constater des phé-
nomènes. Dans l’expérimentation, on suscite des phénomènes par une
activité ordonnée utilisant des moyens technologiques. P. Duhem ajoute
à cela que, face à l’observation qui est un simple relevé événementiel,
l’expérimentation suppose à la fois un guidage théorique de la mise en
place des instruments, et une interprétation théorique de ce qui arrive.
L’opposition a toutefois rarement été poussée jusqu’à son terme.

ÉPISTÉMOLOGIE, PHYSIQUE

Examen des phénomènes tels qu’ils se présentent aux

sens. Inspection des relations spontanément occurrentes

entre phénomènes.

Claude Bernard demande ainsi de se souvenir que « l’ex-

périence n’est au fond qu’une observation provoquée ». Un


physicien comme Bohr s’est quant à lui cru autorisé à parler
d’« observation » dans des circonstances où il aurait été légi-

time de se référer à l’« expérimentation » ou à la « mesure ».

Ce dernier emploi du mot « observation » n’est d’ailleurs

pas gratuit. Bohr en tire une leçon importante pour son inter-

prétation de la mécanique quantique. D’un côté, le phéno-

mène microscopique est selon lui une totalité dans laquelle

il est impossible de faire la part des contributions de l’instru-

ment d’exploration et du milieu exploré. Mais, d’un autre côté,

insiste-t-il, le concept même d’observation exige une distinc-

tion entre objet et appareil de mesure. Une telle dialectique,


downloadModeText.vue.download 765 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

763

alternant un holisme de principe et un dualisme constitutif


de l’acte de connaître, a abouti à la notion controversée de
complémentarité. L’indissociabilité du phénomène et de son
contexte instrumental de manifestation a pour conséquence
que deux déterminations obtenues sous des conditions expé-
rimentales incompatibles sont elles-mêmes incompatibles :
c’est la composante d’exclusivité mutuelle de la complémen-
tarité. Le dualisme impliqué par le concept d’observation
conduit cependant à considérer chacune des déterminations
précédentes comme une information à propos d’un certain
objet fonctionnellement distinct de l’appareillage. Seule une
conjonction des informations de ce type, indique Bohr, peut
épuiser ce qui est susceptible d’être connu de l’objet. C’est la
composante de nécessité conjointe de la complémentarité.

▶ Les intersections multiples entre les concepts d’observa-


tion et d’expérimentation incitent à se demander s’il n’existe
pas davantage de parenté entre eux qu’il n’y paraît. L’expéri-
mentation doit-elle être tenue pour une observation contrô-
lée ? Ou bien faut-il au contraire élever l’observation au rang
d’expérimentation élémentaire ? C’est la seconde option qui
apparaît la plus riche de conséquences.

D’une part, à l’instar de l’expérimentation, l’observation


scientifique ne va pas sans arrière-plan théorique. Ses cir-
constances de réalisation sont en effet établies par référence
à une anticipation théorique, et son interprétation fait appel à
des présupposés théoriques minimaux.

D’autre part, les conditions technologiques et instrumen-


tales de l’observation scientifique ne peuvent pas être plus
négligées que celles de l’expérimentation. Il suffit de penser
à l’astronomie. L’observation astronomique requiert un téles-
cope équipé d’un système de pointage et de suivi angulaire.
L’interprétation de telle source lumineuse comme planète,
comme étoile ou comme galaxie lointaine, s’appuie de sur-
croît sur des critères d’identification dépendant de théories
mécaniques, optiques, spectroscopiques, thermodynamiques,
etc. Il est vrai qu’une observation astronomique n’implique
pas d’intervention expérimentale sur l’objet observé. Mais elle
repose pour son accomplissement et pour son interprétation
sur l’extrapolation d’expérimentations physiques effectuées
dans un laboratoire terrestre.

Michel Bitbol

✐ Bernard, C., Introduction à l’étude de la médecine expéri-


mentale, Champs-Flammarion, Paris, 1984.

Duhem, P., La théorie physique, Vrin, Paris, 1995.

! EXPÉRIENCE, EXPÉRIMENTATION, MESURE, OBSERVABLE,


PHYSIQUE, SCIENCE

ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. CONN., PHILOS. SCIENCES

Acte d’examiner avec attention une réalité quelconque


en vue de constater ce qu’elle est, et résultat de cet acte,
c’est-à-dire compte rendu prétendant être une description
fidèle de la réalité étudiée. Dans une présentation clas-

sique 1 (à divers égards critiquable) :

– 1. L’observation s’oppose à l’interprétation et à l’explica-


tion considérées en bloc. La première est en effet supposée
(a) procéder d’une attitude « neutre », dépourvue de tout pré-
jugé ou de toute idée préconçue vis-à-vis de l’objet d’étude ;
(b) se borner à prélever telles quelles les données sensibles et
à les consigner sans les modifier aucunement ; et (c) aboutir
ainsi à un ensemble d’énoncés d’observation définitivement
irrécusables constituant pour la science un acquis définitif. Au
contraire, les secondes (a) font, quant à elles, appel à l’ima-

gination et à des idées proprement humaines ; (b) rajoutent


donc quelque chose au donné observationnel (par exemple,

elles intègrent les observations disponibles au sein d’hypo-


thétiques scénarios théoriques mettant en jeu des entités et
des processus inobservables) ; et (c) sont dans cette mesure
des ensembles de conjectures éventuellement très plausibles
mais en principe toujours révisables.

– 2. L’observation s’oppose à l’expérimentation, sous au


moins deux angles, (a) Comme le passif à l’actif, au sens
où l’observation est constat des faits tels qu’ils se présen-
tent naturellement à l’homme, tandis que l’expérimentation
est intervention active, création de situations artificielles et
modification sélective délibérée de certaines conditions na-
turelles en vue de déterminer quels facteurs contribuent à
produire tel effet et selon quels processus (expérimentation
= ensemble d’observations provoquées), (b) Comme le non-
outillé à l’outillé, l’observation étant uniquement conduite au
moyen des cinq sens, tandis que l’expérimentation recourt en
outre à des dispositifs instrumentaux spéciaux plus ou moins
élaborés fournissant des informations qui resteraient inacces-
sibles à s’en tenir à l’appareil sensoriel humain.

De nombreuses critiques ont historiquement été adressées


à la présentation classique précédente.

(1) On a ainsi souligné non seulement l’impossibilité pra-


tique, mais de plus le caractère en principe inintéressant, d’un
observateur absolument « neutre », conçu sur le modèle d’un

appareil enregistreur stockant tel quel, sans rien omettre ni


rajouter, tout ce qui se trouve dans son champ. L’observation
est de fait toujours orientée par une nébuleuse de croyances,
d’hypothèses et d’attentes plus ou moins explicites et précises
qui conduisent à sélectionner comme pertinents et à rejeter
corrélativement comme anecdotiques (voire à ne pas remar-
quer du tout) certains aspects de la réalité (même s’il peut
être utile de distinguer des observations communes orientées
par un ensemble de présupposés vagues et implicites, et des
observations méthodiques qui, telles celles qui interviennent
dans la pratique scientifique, sont systématiquement rappor-
tées à des questions explicites, à des hypothèses théoriques
et à des conditions contrôlées d’apparition). En outre, l’obser-
vation n’est instructive qu’en tant qu’elle est mise en relation
avec un horizon de questions théoriques, plus précisément
en tant que les observations produites sont érigées en cor-
roborations / infirmations de conjectures théoriques exis-
tantes ou suggèrent des hypothèses nouvelles (noter « tout
ce que l’on observe » sans connexion à aucun arrière-plan
théorique aboutirait à une rhapsodie d’items « morts » sans

grand intérêt) 2.

(2) Il s’avère extrêmement difficile de séparer nettement


et dans l’absolu ce qui relève de la « pure observation » d’une

part (du « donné », du « fait brut », etc.), et de l’interpréta-


tion théorique d’autre part. On admet à l’heure actuelle que
les faits sont toujours plus ou moins « chargés de théorie »,
c’est-à-dire liés (d’une manière à spécifier) à un système de
croyances théoriques humaines 3. D’où un risque – particu-

lièrement sérieux si l’on adhère, comme beaucoup d’auteurs


contemporains, à la thèse du holisme épistémologique (qui,
dans sa version radicale, affirme que tous les énoncés dis-
ponibles, qu’ils soient observationnels ou théoriques, sont
essentiellement interdépendants quant au sens comme à la
référence 4) : même les énoncés d’observation le plus appa-
remment élémentaires et incontestables à une époque don-
née pourraient se trouver ultérieurement remis en cause

sous l’effet de l’évolution de certaines théories constitutives


downloadModeText.vue.download 766 sur 1137

GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE

764
du système total de la connaissance (problème de la base
empirique).

Les lignes critiques (1) et (2) ont conduit, si ce n’est à


abandonner la constellation des oppositions classiques obser-
vation / interprétation-explication, énoncés observationnels /

énoncés théoriques, observations irrécusables / théories su-


jettes à caution, etc., du moins à les relativiser (chaque terme
de l’opposition n’ayant de sens que relativement à l’autre et
à un contexte historique spécifié) et, partant, à modifier leur
statut : nombre d’auteurs les considèrent aujourd’hui comme
des outils conceptuels utiles en vue de la clarification des
problèmes philosophiques, plutôt que comme des ordres
effectivement distincts de réalité.

(3) Enfin, a-t-on encore souligné, l’acte d’observation ne


peut pas toujours légitimement être assimilé à l’acte de pré-
lever un fragment de réalité sans en rien modifier. L’on doit
au contraire reconnaître qu’il perturbe parfois l’objet observé
de manière non négligeable et non contrôlable. Dans de tels
cas, les descriptions d’observations ne peuvent prétendre
recueillir des caractéristiques intrinsèques (qui auraient exis-
té même si l’acte de connaissance n’avait pas été effective-

ment mis en oeuvre) de la réalité indépendante. Ce qu’elles


constatent n’est en fait que le résultat d’une interaction entre
celui qui observe (l’homme de science éventuellement armé
d’instruments de mesure) et l’objet observé, sans que puisse
être démêlé ce qui appartient en propre au sujet d’une part,
à l’objet d’autre part.

Historiquement, on a tout d’abord postulé que la pertur-

bation de l’observé par l’observant était une spécificité des


sciences humaines due à la nature singulière de leur objet
d’étude, l’homme, sujet doué de conscience, reconnu à ce
titre susceptible, contrairement aux êtres inanimés ou aux
animaux, de se comporter différemment selon qu’il se sait
ou non observé 5. Mais le même schéma de pensée a ensuite
été étendu à la physique, après que Bohr eut pointé l’analo-
gie entre les configurations épistémiques propres à la méca-
nique quantique et aux sciences humaines 6. À examiner les
choses de près, des différences fondamentales séparent tou-
tefois les deux situations ; si Bohr les mit scrupuleusement
en évidence, ses successeurs les ignorèrent malheureusement
trop souvent, d’où les innombrables confusions qui entachent
aujourd’hui les débats sur le sujet.

Sans pouvoir développer, notons qu’il est indispensable


de discuter méticuleusement : (a) l’assimilation, souvent pré-
sentée comme allant de soi, de l’observation et de la me-

sure (la seconde étant vue comme simple prolongement de


la première) ; (b) l’analogie, voire l’identité, instaurée entre
d’une part le sujet-conscient-observateur perturbant un objet-
conscient-observé, et d’autre part l’instrument de mesure (lui-
même élaboré et manipulé par un sujet conscient) perturbant
un objet physique mesuré ; (c) le sens d’énoncés du type
« l’observation (ou la mesure) produit (voire crée) les résultats
de l’observation (ou de la mesure) » 7.

Léna Soler

✐ 1 Souvent rapportée à C. Bernard, en fait à une version assez


caricaturale de ses idées (Introduction à l’étude de la médecine
expérimentale, (1865), Garnier-Flammarion, Paris, 1966).

2 Bachelard, G., la Formation de l’esprit scientifique, (1938),


Vrin, Paris, 1989, p. 44.

Hempel, C., Éléments d’épistémologie, (1966), A. Colin, Paris,

1991, pp. 17-18.

Koyré, A., Études d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard,


Paris, 1973.

3 Feyerabend, P., « Comment être un bon empiriste ? Plaidoyer

en faveur de la tolérance en matière épistémologique », (1963),


De Vienne à Cambridge, Gallimard, Paris, 1980, pp. 245-276.

Hanson, N. R., Patterns of Discovery, Cambridge Univ. Press,

Cambridge, 1958.

Kuhn, T., la Structure des révolutions scientifiques, (1962) (post-

face de 1969), Flammarion, Paris, 1983.

Neurath, O., « Énoncés protocolaires », (1942), Manifeste de

Vienne et autres écrits, PUF, Paris, 1985, pp. 221-231.

Popper, K., la Logique de la découverte scientifique, (1943),


Payot, Paris, 1973.

4 Quine, W.V.O., « Les deux dogmes de l’empirisme », (1951), De


Vienne à Cambridge, Gallimard, Paris, 1980, pp. 87-112.

5 Lévi-Strauss, C., Anthropologie structurale, (1958), Plon, Paris,


1974, II, pp. 344-345.

6 Bohr, N., Physique atomique et connaissance humaine, Galli-


mard, Paris, 1991.

7 Bitbol, M., Mécanique quantique, Flammarion, Paris,


1996. Bohr, N., ibid. ; Kojève, A., l’idée du déterminisme dans la
physique classique et dans la physique moderne, (1932), Le Livre
de Poche, Paris, 1990.

Mittelstaedt, P., The Interpretation of Quantum Mechanics and

the Measurement Process, Cambridge UP, Cambridge, 1998.

! DESCRIPTIONS (THÉORIE DES), DONNÉ, DONNÉES, ÉNONCÉ,


EXPÉRIMENTATION, EXPLICATION, FAIT SCIENTIFIQUE, HOLISME,
INTERPRÉTATION, MESURE, OBSERVABLE, OBSERVATION,
PHÉNOMÈNE, QUANTIQUE (PHYSIQUE), THÉORIE

OBSESSION
Du latin obsidere, « assiéger ».

PSYCHOLOGIE

Trouble psychique associé à des contenus de pensée


éprouvés sous forme compulsionnelle, et dont le sujet ne
parvient pas à se débarrasser. On distingue habituellement
l’obsession, qui peut prendre des formes bénignes, de la

névrose obsessionnelle, étudiée principalement par Freud.

Une pensée obsédante ou un comportement excessivement


consciencieux (par exemple, copier comme Bouvard et Pécu-

chet, les personnages de Flaubert) ne sont pas nécessaire-

ment pathologiques, et l’on parle alors de simples « soucis ob-

sessionnels ». On parle d’obsession quand le sujet est occupé

par cette pensée ou par ce comportement de manière quasi

exclusive et qu’elle prend la forme de phobies, d’impulsions

ou de rituels qui finissent par paralyser les activités quoti-

diennes (c

Vous aimerez peut-être aussi