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Sonia Savange dans

Le Théâtre des matières (1977).


collection dirigée par Emmanuel Burdeau

Directeur: Thierry Lounas


Directeur littéraire : Emmanuel Burdeau
Responsable des éditions : Camille Pollas
Assistante : Mélisande Morand

Conception graphique cyriac pour gr20paris

© Capricci, 2013
Isbn papier 978-2-918040-72-9
Isbn ePub 978-2-918040-73-6

Remerciements : Camille Pagès

Droits réservés

Capricci
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www.capricci.fr
PIERRE LÉON
JEAN-CLAUDE BIETTE
LE SENS DU PARADOXE
CE QUE TU AIMES BIEN DEMEURE

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE DEUXIÈME

CHAPITRE TROISIÈME

CHAPITRE QUATRIÈME

CHAQUE CINQUIÈME

CHAPITRE SIXIÈME

CHAPITRE SEPTIÈME ET DERNIER

Filmographie
CE
QUE
TU
AIMES
BIEN
DEMEURE1
«Le silence et la solitude ne peuvent durer toujours », lit-on chez Forster. Le silence et la solitude
des films de Biette, il faudra un jour les comprendre, et pour cela les extraire de l’un comme de
l’autre. Ce livre n’y parviendra probablement pas tout seul ; c’est pour cette raison qu’il compte sur
l’amitié, dans le sens où l’entendaient les philosophes antiques : que les éléments se tiennent
ensemble et que la raison de cet ensemble c’est l’amitié. Faudrait-il défendre Jean-Claude Biette,
cinéaste, qui, par principe, se défend très bien tout seul ? Le problème, c’est que si on énonce, par
exemple, que Jean-Claude Biette est 1) un grand cinéaste, ou bien 2) le plus original des cinéastes de
sa génération, ou bien 3) le plus grand cinéaste moderne avec Fassbinder, ou bien, etc., les gens
exigeront des preuves, et que des preuves, il n’y en a guère. Après tout, faire des films n’est pas un
crime, même si on les prémédite. Ou alors, cette preuve, c’est leur « evidence », pour emprunter le
mot à la langue anglaise. Finalement, répondre à ces questions reviendrait à parler de place, terrain
social glissant, mouvant, changeant, incertain — infidèle. Et en même temps, il faut reprendre à
l’Histoire ce qu’elle a oublié, car l’Histoire ne contient pas seulement le passé et si le présent ne
répond pas, s’il ne saisit pas ce qui de lui est donné dans le passé, l’Histoire se dissout. L’Histoire
du cinéma, en particulier, est l’une des plus conventionnelles qui soient (ce qui est logique, compte
tenu de l’allégeance qu’exigent les conditions économiques et politiques de son existence), impose
ses hiérarchies plus ou moins biaisées. Une solution souvent imbuvable.
Laissons donc là la grande Histoire, en compagnie de sa moyenne, celle du cinéma. Laissons là le
cinéma. Et commençons par Jean-Claude Biette.
Jean-Claude Biette est né à Paris le 6 novembre 1942. Il est mort à Paris le 10 juin 2003, entre
veille et lendemain. Ses insomnies étaient terribles, mais elles lui donnaient accès à cet état de
somnolence où les choses paraissent légèrement déformées, dans un sens ou un autre. Cinéphile
depuis ses séjours londoniens en 1956-57, où il voit L’Homme qui en savait trop, La Terre des
pharaons et La Prisonnière du désert (que ces films soient signés Hitchcock, Hawks et Ford n’a
aucune importance, Biette ne s’arrête pas encore au nom de l’auteur), il découvre dans les Cahiers
du cinéma, l’année suivante, que les chefs-d’œuvre ne sont pas forcément ceux qu’on croit ; le goût,
aussi, en tant que tel. «En septembre 1959 est sorti le numéro spécial Fritz Lang des Cahiers : j’avais
passé tout l’été dans une boîte à bac, et je devais repasser le bac en septembre, du côté de Saint-
Germain-des-Prés. Il faisait beau. J’ai lu au Flore tout le numéro Fritz Lang, avant d’aller subir
l’après-midi une épreuve de version latine. J’étais tellement exalté par cette lecture que j’ai bâclé
mon épreuve de version latine, et j’ai encore raté le bac : à cause de Fritz Lang2 !»
Il a vingt-deux ans lorsque Jacques Rivette accepte son premier texte dans les Cahiers : à propos
de Cyrano et d’Artagnan, d’Abel Gance. À vingt-trois ans, un soir d’automne 1965, pour fuir le
service militaire, il disparaît, après avoir ordonné à André Téchiné de ne rien dire à personne. Les
parents s’affolent, le père vient jusque dans les bureaux des Cahiers, puis fait passer un avis de
recherche à la télévision, dans le journal de Léon Zitrone. Une première lettre arrive enfin : depuis
Rome, où il restera quatre ans. Il y réalise quatre petits films, deux fictions (Ecco ho letto et La
Partenza), deux documentaires (Attilio Bertolucci, Sandro Penna). Dans le train qui le conduit au
Festival de Pesaro, il fait la connaissance d’Adolpho Arrietta. À Pesaro, en même temps que Jean-
Marie Straub, Jean Eustache et Bernardo Bertolucci (le fils d’Attilio, le poète), il reçoit le choc
d’Echoes of Silence, de Peter-Emmanuel Goldmann. Il se lie avec Bertolucci et Adriano Aprà, qui le
présentent à Pier Paolo Pasolini, dont il devient l’ami, le secrétaire, l’assistant, le sous-titreur. Il
rencontre également Marco Bellochio, croise Roberto Rossellini, écoute Pierre Clémenti — qui
tourne dans Partner de Bertolucci — donner des nouvelles du Paris de mai 68. Jean Eustache lui
rend visite. Au festival de Locarno, il découvre les films des Straub et d’Oliveira, pierres immuables
dans le jardin biettien. Fin 1969, il retourne en France.
«[…] les gens étaient raidis sur des positions théoriques et avaient tendance à obliger la réalité et
les films à entrer dans des grilles. On prononçait contre certains films des exclusions à partir
d’accusations extérieures. Il y a deux cinéastes qui n’ont jamais été rejetés par les Cahiers, quelle
qu’ait été la dureté des positions, c’est Godard et Straub. En revanche, il y a avait un rejet global des
cinéastes de la Nouvelle Vague, considérés comme “bourgeois” ou “vieillots” : Rohmer, Chabrol,
Truffaut étaient tout d’un coup très loin. À cette époque-là, les cinéastes importants c’était Eustache,
Garrel et Rivette. Out 1, en 1971, avait été défendu comme le projet le plus ambitieux de Rivette ;
Eustache voulait faire des films mais n’y arrivait pas — c’est l’époque où il a fait ce film sur sa
grand-mère, Numéro zéro. Le cinéaste qui me paraissait important à ce moment, c’était Adolpho
Arrietta qui n’arrêtait pas de tourner, tout simplement parce qu’il avait une petite caméra à main :
tourner faisait partie de sa vie quotidienne, il avait une table de montage en face de son Hôtel des
Pyrénées [à Paris] et il se levait la nuit pour monter. C’était très stimulant parce que le fait de faire
des films de manière artisanale et pauvre, comme Arrietta, était mal vu : c’était perçu comme une
activité bourgeoise, qui n’avait de légitimité que si elle s’exprimait de manière radicale comme
Godard et Straub. Arrietta n’était pas radical. Presque personne ne prenait ses films au sérieux, mais
le descendant de Cocteau cinéaste, c’était lui, avec des films comme Le Crime de la toupie et Le
Jouet criminel.
« Il y avait aussi Duras. C’était avant son premier succès, India Song — en 1975. Elle était une
cinéaste marginale et prenait fait et cause pour le “cinéma différent”, pour tous ceux qui faisaient des
films pauvres. On avait le sentiment de pratiquer une “résistance”, en faisant un cinéma “libre” dont
elle était la grande protectrice.
«Tout ce “cinéma différent” était projeté chaque année au Festival de Toulon, qui est devenu par la
suite le Festival d’Hyères, avec un secteur expérimental, non narratif, qui s’inspirait souvent de
l’avant-garde américaine du milieu des années 1960 : Kenneth Anger, Mekas et d’autres. Un cinéma
visuel, extrêmement pictural. Les deux courts métrages que j’avais faits ces années-là, Ce que
cherche Jacques et La Sœur du cadre, ont été montrés à Toulon, et le second, que je considère
comme le moins bon, avait eu le Prix de la critique. Il était très théorique, alors ça impressionnait,
mais ce n’était pas bon. Je l’avais montré à Pasolini, il avait été plutôt réservé, et m’avait dit un peu
plus tard dans la rue cette phrase extraordinaire : “Quand on rate un film, c’est parce qu’on se ment à
soi-même.”3 »
En 1973, Biette suit de près l’écriture du scénario et le tournage de La Maman et la Putain, de
Jean Eustache. On le croise au Flore, entre deux plans. Quelques années auparavant, on l’avait vu
dans La Carrière de Suzanne de Rohmer, où il jouait le petit rôle d’un étudiant à pipe lisant au Luco,
près du jardin du Luxembourg, à l’angle du boulevard Saint-Michel et de la rue Henri Barbusse,
ressemblant trait pour trait à celui-là même qui avait raté son bac « à cause de Fritz Lang», si l’on en
croit les témoins de l’époque. Françoise Lebrun, qui joue Veronika dans le film d’Eustache, était,
elle, presque une vielle connaissance : elle avait tourné dans Ce que cherche Jacques (première
collaboration de Biette avec Howard Vernon), et Arrietta l’avait filmée dans Le Château de
Pointilly. Dans ce dernier, on voit également Jean-Claude Biette, ou plutôt son oreille, hommage
peut-être inconscient du cinéaste espagnol à la musicalité essentielle de son ami.
L’année suivante, c’est le choc de Femmes femmes. Laissons Biette poursuivre : « En 1974, il y a
eu la découverte du film de Paul Vecchiali, Femmes femmes, avec cette importance donnée au jeu des
actrices, et à une certaine théâtralité. C’était neuf et très vivant. J’avais vu quelquefois Vecchiali, qui
était une figure marginale par rapport aux Cahiers, et pour moi c’était un cousin d’Eustache. Je le
connaissais à peine. On savait qu’il avait été polytechnicien, qu’il avait traversé le parcours des
Cahiers à une époque (il y avait écrit, entre autres, un article sur Procès de Jeanne d’Arc). Femmes
femmes a été un film-phare, qui, contrairement à La Maman et la Putain, n’avait pas été reconnu ;
c’est devenu un classique secret. Très peu de gens sont venus le voir, mais je sentais qu’il ouvrait des
portes, qu’il était un manifeste, entre autres, contre la complaisance d’auteur. Il y avait, dans Femmes
femmes, en puissance, la possibilité d’aller vers un cinéma qui intégrerait le plaisir du jeu, dimension
qui manquait au cinéma qu’on aimait au début des années 1970. Cette dimension existe dans le film, à
travers les acteurs, qui devenaient le contenu et les propositions expressives et stylistiques du film.
C’est un besoin qu’on ressentait, après une période plutôt marquée par la neutralité du jeu. Pasolini,
qui avait été bouleversé par le film au Festival de Venise, engagea les deux comédiennes, Hélène
Surgère et Sonia Saviange, pour son prochain et dernier film, Salò : elles y rejouaient même deux
moments de Femmes femmes…
«L’année suivante, j’ai écrit Le Théâtre des matières, que j’ai réalisé en 19774.»

1 Ce vers est tiré du Canto LXXXI d’Ezra Pound (trad. Denis Roche), épigraphe du premier numéro de Trafic, hiver 1991.
2 Poétique des auteurs, entretien avec Jean Narboni et Serge Toubiana, Cahiers du cinéma, Écrits, 1988.
3 in Poétique des auteurs, op. cit., On me pardonnera, j’espère, cette longue citation, mais il m’a semblé que la parole de Biette lui-
même serait plus adéquate à synthétiser ce moment biographique important. Je n’ai rien à ajouter à cela, sauf ceci, qui, tout en restant
anecdotique, n’en montre pas moins que les idées rances ont la tête solide : il n’y a pas si longtemps j’ai entendu un programmateur de
cinémathèque qualifier de « home movie » Les Intrigues de Sylvia Couski, d’Adolpho Arrietta.
4 Poétique des auteurs, op. cit.
CHAPITRE PREMIER
Pasolini éducateur. La non-indifférente nature des choses
(Lucrèce). À la main. Premier acte du printemps. À la table des
Matières. Monstres et terrains vagues. Le spectateur à l’œuvre.
Les mages dans le tapis: Oliveira, Vecchiali, Brecht. La voix de
Howard Vernon. Sonia Saviange, la fée de la fiction. Éloge du
malentendu. Une bague de potassium.
Le générique du Théâtre des matières est à lui seul une invitation au voyage dans le monde de
Biette, un monde apparemment étriqué pour qui refuse d’y mettre un peu du sien, un monde complet,
c’est-à-dire réel dans ce qu’il a de fantastique et poétique, un monde quotidien grave et ironique,
fermé à la vulgarité généralisatrice, ouvert au passé qui se présente chaque jour. Le Théâtre des
matières se déclare fièrement, voire se déclame : les noms se succèdent sur des feuilles de musique et
les oiseaux chantent quelque part derrière et autour.
C’est un programme de cinéma strictement hollywoodien (tout au début, rien à la fin), y compris les
remerciements, et en même temps presque bravache dans ce qu’il affirme de personnel aux yeux du
monde : 1) par sa dédicace (alla memoria di Pier Paolo Pasolini) ; 2) par son écriture manuelle,
celle de Jean-Claude Biette, cinéaste, mais ici tenant le stylo ; 3) par son mode, mixte, qui fait se
rejoindre le manuscrit et la portée musicale ; 4) par son style de composition, avec le chant des
oiseaux off, qui installe une atmosphère indécise, sérieuse ou souriante, dont on devine la nécessité
mais pas encore la raison.
Nous savons déjà que Biette fut l’assistant et l’ami de Pasolini, le nom à partir duquel se déroule la
longue fugue romaine de l’insoumis parisien. Il ne faut pas pour autant exagérer l’influence de PPP
sur JCB. Dans le domaine touffu des idées et des réflexions critiques, Biette a probablement
beaucoup appris de sa parole, ainsi que de ses écrits : Descriptions de descriptions fut toujours pour
lui une mine d’or, à l’égal des Essais sur l’art de la fiction de Stevenson, ou de La Dramaturgie de
Hambourg de Lessing — aucun rapport avec le cinéma. Ses films, en revanche, n’en portent guère de
traces. Plutôt des empreintes : Laura Betti dans Loin de Manhattan et Le Champignon des
Carpathes, ou l’énigmatique « j’attends les Italiens » murmuré par Biette lui-même dans son
Complexe de Toulon. Pasolini voyait l’origine du cinéma dans la peinture, ce qui, davantage que de
Biette, le rapproche de… Eisenstein, dont il n’aimait pourtant pas les films.
On sait que Biette admirait L’Évangile selon saint Matthieu (mais moins que les Fioretti de
Rossellini), La Ricotta et Salò, dont il dirigera le doublage en français, version considérée par
Pasolini comme originale ; mais il aimait surtout Uccelacci e Uccelini, qu’il a sous-titré en français
et baptisé Des oiseaux, petits et gros. Mais toujours aucune influence directe sur ses propres films.
Ses courts métrages italiens, Ecco ho letto et La Partenza, ont des allures de figuration libre à la
manière d’Arrietta (qu’il ne connaissait pas encore mais qui l’encouragera à continuer) et leur
comique délabré, fragmentaire, doit moins à la fantaisie très contrôlée de l’auteur de La Terre vue de
la Lune qu’à l’appétit de cet ogre de la réalité qu’était Rossellini. Disons que, comme Schopenhauer
pour Nietzsche, Pasolini fut pour Biette un éducateur, pas un modèle. Après son assassinat en 1975,
Pasolini manquera toujours, et beaucoup, à Biette, mais à la façon d’un ami dont le regard nous est
indispensable pour avancer, ou plutôt pour trébucher en toute confiance. Et si le souvenir de Pasolini
est une donnée précieuse et immuable, il ne peut que surplomber l’entrée du premier film de Biette
(comme chez Dante, « voi che entrate ? ») ; l’élaboration poétique, elle, contrairement à la langue
pasolinienne qui incorpore et synthétise les conflits historiques et mythiques jusqu’à ce que les
particularismes disparaissent dans l’élan général d’une pensée concrète de cinéma, s’articule à partir
d’éléments disparates en une suite musicale, où les temps forts et les temps faibles se succèdent sur
le mode de libre association-opposition — d’idées, de mots, de signes.
Dans le courant du film, Hermann (Howard Vernon), le directeur de la troupe, expose à une
journaliste la théorie des matières qui donne son nom à la troupe. Lorsque les comédiens, explique-t-
il, ne peuvent plus articuler, leur corps émet diverses substances, telles que larmes, sueur, et jusqu’au
sang, qui composent un langage complexe, apte à traduire, ou du moins à approcher, la grande
polyphonie du monde. Avec le temps, les matières représentées au théâtre se sont démocratisées et on
a vu apparaître les excréments, l’urine, le vomi. De la même façon l’or s’est dégradé en argent, métal
ou monnaie.
Théorie « pour rire » ? Oui et non. Inventée avec le même soin que Minnelli avait pris pour
pasticher Orson Welles dans The Band Wagon, elle permet à son auteur de rester à la distance
nécessaire d’une situation et d’en observer les conséquences : la grandeur du personnage, sa finesse,
son talent, ses réflexions sur l’évolution du théâtre depuis les Grecs, restent intacts. Dans le cas de
Hermann, surtout quand on connaît la suite de l’histoire, il apparaît que la théorie lui permet
également de piéger les journalistes et, par leur intermédiaire, les instances étatiques qui distribuent
les subventions. Néanmoins, il n’est pas difficile de déceler dans ce discours, qui relève du registre
superlatif comme toutes les professions de foi (ce qui n’empêche pas sa cohérence conceptuelle), les
plus intimes préoccupations de Biette lui-même. Ces matières-là, écrites en lettres capitales (comme
pour affirmer la singularité collective, majuscule, qui cesse en même temps que le film), Biette en
fera aussi sa propre cuisine, avec les personnages, à leurs côtés, malgré eux, malgré lui ; jamais il ne
laissera l’adhésion s’opérer complètement.
Peu à peu, et sans l’avoir prémédité, mais l’œil vif et l’oreille dressée, pressentant le
bouleversement radical que la télévision, la vidéo, l’informatique apporteront à la perception même
des films, Biette imagine un nouveau spectateur, plus curieux, plus exigeant, plus travailleur et aussi
plus bienveillant5. Il peut laisser à Hermann ses illusions d’un théâtre chuchoté mais polyphonique, il
le charge d’une tout autre tâche. Gommer peu à peu le pluriel pour laisser le singulier (la matière)
prendre définitivement le pouvoir.
C’est l’une des significations de la séquence du terrain vague, lorsque Hermann récite à une partie
de sa troupe un extrait de De la nature, le poème épicurien de Lucrèce. Biette se cache dans les creux
du terrain vague (où nous retournerons souvent) comme l’image dans le tapis. L’auteur, tel qu’inventé
par les Cahiers, notion qui ne lui a jamais convenu entièrement, peut-être précisément à cause de ce
qu’elle suppose de confort idéologique et social, retourne à son statut d’artisan, discret, certes, mais
pas moins ambitieux. Et surtout réceptif à l’ensemble de ce qui se présente à ses sens : comme un
grand animal renifleur, un lapin ou un suricate, le cinéaste hume l’air, regarde autour de lui, les
oreilles dressées, prêt à embrasser le monde volubile qui lui fait face.
La présence — à travers le timbre si particulier de Howard Vernon — du poème latin n’est ni
accidentelle, comme celle de Roussel, invité impromptu à cause d’une réplique prononcée dans la
vie par Martine Simonet, qui joue le rôle de Marie (« De toute façon, je n’aime que Raymond
Roussel. »), ni conjoncturelle, comme celle de Bataille, dont Le Bleu du ciel avait servi de point de
départ du film, pour contaminer ensuite la structure dramatique du récit en passant de Dorothée,
l’héroïne jouée par Sonia Saviange, à Dirty, la seconde étant le concentré phonétique de la première.
De la nature des choses n’est pas un accélérateur de particules fictionnelles, comme les objets
trouvés dans le grand palais de la mémoire des uns et des autres (Goethe, Racine, Bataille, Roussel),
c’est un texte qui rayonne de sa clarté sur l’ensemble du film (des films, devrait-on dire), prélevant
sur les visions apparemment confuses des personnages quelques images qui renseignent modestement
sur l’ordre auquel elles sont soumises. Lucrèce, en exposant la doctrine de son maître Épicure, décrit
l’univers comme une alliance du vide (« ce théâtre éternel de l’action des corps6 ») et de la matière.
De celle-ci, masse incessante, nos sens saisissent la réalité, mais pas entièrement, puisque la plus
petite unité de cette masse est l’atome qu’aucun des cinq sens ne peut atteindre. « Aucun œil ne peut
surprendre ni les molécules insensibles qui font lentement croître les corps, ni les parties subtiles que
leur ôte la vieillesse ; tu ne verras pas non plus les atomes imperceptibles que le sel rongeur de la
mer enlève aux rochers qui menacent son onde. La nature n’agit donc qu’à l’aide de corps
imperceptibles7.»
Ces corpora cæca, corps dissimulés (et aveugles) occupent le fond de scène du Théâtre des
matières. L’idée que la nature, c’est-à-dire, pour Biette, la réalité, ne se laisse pas saisir comme un
lapin au collet, mais joue à cache-cache avec celui qui a décidé d’en pénétrer les secrets, donne au
cinéaste la possibilité et l’exigence de rendre visibles ces atomes insensibles à nos sens, à «voir par
la pensée8 ». Le matérialisme épicurien, tel que le décrit Lucrèce, s’il combat activement les
superstitions (la religion), n’en exclut pas pour autant l’existence de l’invisible. Chez Biette, cette
attirance pour le bizarre, l’incongru, l’incomplet, le dérobé, le malentendu et le mal aperçu traduit
une soif joyeuse de connaissance, qui ne cherche pas à comprendre ou révéler des vérités éternelles,
mais à montrer, le temps d’un reflet, d’un changement d’axe, d’un regard qui se tourne, que le monde,
tout en se corrompant peut-être, recèle des aventures humaines infinies : grandes ou petites. Le
cinéaste, technicien de cet imaginaire qui donne accès au monde caché des murmures et des ombres,
se doit de faire découvrir au spectateur l’ordre né dans le désordre universel et de lui rappeler sans
cesse que sa tâche à lui n’est pas non plus aisée : le cinéma ne peut prétendre à l’autonomie au risque
de gâcher sa chance primitive de relier le temps et l’espace, le vertical et l’horizontal, le vaste et le
profond.
Cet artisan-spectateur, que Biette invente pour Le Théâtre des matières, ce n’est pas un écrivain, et
le cinéma, pour lui, n’a pas grand-chose à voir avec l’écriture. L’écriture, de tout temps, et pour
Biette jusqu’au bout, malgré la machine à écrire et, plus tard, l’ordinateur, est une affaire de main. De
ce geste primitif — qui fait autant dessin que mot —, naissent les idées et les formules, mais le
cinéma disperse et aplanit le tout, laissant la machine recréer l’unité à partir de fragments multiples et
hétérogènes. Ce qui ne veut pas dire que l’écriture ne nourrit pas son homme quand il veut faire un
film: je veux dire que chez Biette, le cinéma n’a jamais été un art souverain (il le serait s’il pouvait
oublier qu’il n’était un langage que d’autre part, pour reprendre la formule de Bazin), mais une suite
logique au développement de la pensée artistique, et donc nourrie, avant tout, par la littérature, le
théâtre et la musique, autant de vies antérieures qui hantent le présent inquiet d’un film qui avance.
Le générique du Théâtre des matières réunit ainsi ces trois glorieux prédécesseurs : le manuscrit, la
portée musicale, le théâtre, égal au mot qui le désigne, rehaussé de sa majuscule. Cette partition, qui
décline des noms de personnes, de métiers, de lieux, ne peut s’écrire que dans une clef particulière,
unique, on pourrait presque parler d’une série, sans qu’on sache encore en pénétrer la loi, que le film
peu à peu nous dévoilera en laissant le récit, implacable, se dérouler jusqu’à son terme, le mur
aveugle des illusions. Pour le moment, seuls les oiseaux sont capables de chanter cette partition sans
en comprendre toute la profondeur (en écho à ceux de Femmes femmes, voire à ceux qui piaillent au
générique final d’Acto de Primavera, de Manoel de Oliveira), et ce sont eux qui se chargent
d’introduire l’autre musique, terrestre et quotidienne, discordante et anguleuse, que Dorothée (Sonia
Saviange) s’efforcera tout au long à transformer en harmonie. Sonia Saviange sera sa première
héroïne, tragédienne à la vie comme à l’écran. Le premier acte de son théâtre.

Comment résumer Le Théâtre des matières ? Hermann (Howard Vernon), un entrepreneur de


spectacles (en réalité directeur de troupe fauchée attendant les subventions) monte Marie Stuart de
Schiller. Brigitte (Brigitte Jaques), l’actrice qui joue Catherine de Médicis, est la maîtresse de
Hermann ; un rôle muet que celui-ci a ajouté pour celle-là. En réalité, Hermann change de femme
comme de banque. Il a appelé son théâtre « le Théâtre des Matières » et il sait expliquer longuement
aux journalistes tout le sens que cela recouvre (corps-décor-expressions-émanations). En réalité —
ou plutôt, en double réalité, car rien n’est faux dans cette histoire à double-fond —, Hermann loue
une suite dans un palace et reçoit une journaliste, toujours la même, en espérant gagner au change. Un
peu de faux luxe contre une vraie publicité ? On apprendra qu’il n’en sera rien, que l’interview ne
sera même pas publiée, mais on verra la critique assister aux répétitions. Fidèle mais impuissante ?
Un jour, Hermann trouve une femme assoupie sur son escalier, la porte dans sa chambre, nichée au
creux même du théâtre, la pose sur le lit. Dorothée est son nom et elle remplace aussitôt Brigitte,
qu’Hermann voudrait déjà rentrée chez elle à Montauban (quelques séquences plus tard, il lui
donnera de l’argent pour qu’elle aille à l’hôtel, comme une courtisane répudiée). Dorothée est une
exaltée, elle travaille dans une agence de voyages mais veut également réaliser sa vocation et fouler
«les planches ». Hermann en tire aussitôt le double bénéfice : remplacer Brigitte dans le rôle muet de
Catherine de Médicis et demander à Dorothée, prête à tout pour assouvir sa passion, de chercher de
l’argent pour le théâtre.
Nous voici très loin de Renoir. L’intrigue n’intéressait pas Biette, il l’a dit à plusieurs reprises,
comme il a maintes fois répété sa méfiance du scénario, qui empêchait le film de se déployer selon
une structure particulière, de ce qu’il appelait « le noyau dur », qui dictait toutes les lois qui allaient
régir la mise en scène : les acteurs, dont il découvre, grâce à Femmes femmes, qu’ils sont la matière
vivante des films, et que l’espace irréductible entre eux et les personnages qu’ils interprètent est la
seule source de fiction, sa seule réalité.
Se méfier du scénario ne veut pas dire négliger le récit et les personnages ; au contraire, c’est une
façon de leur redonner leur place, un espace et un temps où respirer, sans craindre les entraves le
plus souvent idéologiques tendues par l’industrie du script « à l’américaine », comme la tournée du
facteur de Tati. Les deux seuls scénarios répondant peu ou prou aux critères de leur époque furent
Chasse gardée et Trois Ponts sur la rivière, deux films qui ont précisément donné à Biette du fil à
retordre pour retrouver un cadre adéquat à ses récits sinueux et accidentés, seuls capables de rendre
compte de la passion invisible qui anime les obstinés de son monde. Biette détestera très longtemps
le premier et ne se conciliera intimement avec le second qu’une fois tourné Saltimbank, qui, en
refermant la boucle ouverte par Le Théâtre des matières, assignera à Trois Ponts sa place
d’intermédiaire post-hollywoodien, réponse par le genre (la comédie du remariage) à la série des
trois films-valises, des films sans genre précisément (transgenre ?), Loin de Manhattan, Le
Champignon des Carpathes et Le Complexe de Toulon, qui avaient poussé le langage et les figures
dans leurs derniers retranchements sans jamais recourir au baume adoucissant de la rhétorique.
Démêlons. Et regardons comment Le Théâtre des matières commence — ou plutôt où il commence.
Le générique terminé, y compris les remerciements, les oiseaux continuent de pépier, et le papier à
musique revient, avec des renseignements purement factuels à propos de deux musiciens qui joueront
un rôle sinon principal du moins organique dans le récit du film. Voici l’inscription sur cette pierre
tombale inaugurale :
«Wilhelm Furtwängler dirige l’Orchestre philharmonique de Berlin de 1922 à 1954.
Il est resté célèbre pour ses interprétations de Beethoven et de Wagner, de Brahms et de Bruckner.
On l’entend ici répéter quelques mesures de Leonore III de Beethoven avec l’Orchestre
philharmonique de Stockholm…
Le chef d’orchestre Roger Désormière fut en France, de 1922 à 1952, le champion des musiques
nouvelles et le défenseur des partitions anciennes.
Il eut à cœur de faire entendre sans discrimination toute la musique française de Rameau au jeune
Boulez.
Son enregistrement de Pelléas et Mélisande de Debussy est aujourd’hui justement légendaire.»
De la radio filmée ? Oui, surtout si l’on garde à l’esprit tout le travail accompli par Biette en tant
que producteur d’émissions sur France-Musique, consacrées généralement aux interprètes, et aux
chefs d’orchestre en particulier, qui représentaient pour lui l’idéal d’équilibre entre les œuvres du
passé et les partitions nouvelles (Hans Rosbaud, Ernest Bour, Hermann Scherchen… et Roger
Désormière). C’est donc ainsi que le film se présente : comme une variation sur le thème de la
rivalité entre deux écoles (Furtwängler versus Désormière), d’autant que les deux notices
informatives, quoique apparemment objectives, se révèlent d’une joyeuse partialité : strict minimum
pour Furtwängler (c’est le plus connu, du reste, « célèbre » est le seul adjectif qualificatif utilisé, ici
comme une constatation indiscutable) ; strict maximum pour Désormière (diverses épithètes qui ne
laissent guère de doute sur la préférence de Biette). Bien sûr, tout cela passe vite et n’a guère
d’importance qu’une fois le film déroulé dans son ensemble et le thème adjacent de la rivalité
musicale remis à sa place de fond de cadre. Ce qui relativise par là même cette sortie de réserve du
réalisateur, simple plaisanterie et fausse piste pour les fétichistes. Ce qui est important, en revanche,
c’est l’épaisseur biographique que confère cette attribution arbitraire : Hermann fut premier violon
chez Furtwängler, Dorothée harpiste chez Désormière (hier, désormais). Aujourd’hui, tous les deux
jouent dans la même pièce et forment un duo aussi inattendu que goethéen (Hermann et Dorothée), qui
semble réconcilier les attributs un peu loufoques de chacun: elle avec son éternelle robe verte, son
port de princesse, son regard éperdu, son diamant trop gros, lui avec sa tête de pioche, son théâtre de
poche, à la fois roulotte, maison, labyrinthe et Walhalla, son réchaud à gaz et ses ambitions
théoriques.
Mais il y a une autre explication, possible et probable, qui dépasse une simple préférence
anecdotique : que Biette ait ainsi choisi son camp pourrait vouer toute l’entreprise à l’échec, quand
on sait à quel point il respectait le principe fondamental de l’égalité des personnages devant la
caméra (principe appris chez Lang et Ford) ; et pourtant c’est en rétablissant ainsi l’équilibre rompu
par l’histoire officielle — il lui faut pour cela préciser « le chef d’orchestre Roger Désormière »,
précision dont Furt n’a évidemment pas besoin — que le cinéaste prend le risque d’une subjectivité
absolument revendiquée. C’est ainsi qu’il donne à Dorothée le rôle de sacrifiée, d’Iphigénie des
faubourgs qui, par sa faiblesse et ses faiblesses s’impose face à la tyrannie monolithique de
Hermann. Le corps de Dorothée est comme ramassé, replié derrière le miroir profond de son regard,
c’est un visage ouvert à toutes les aventures, y compris la trahison: quand elle se décide à voler dans
le coffre-fort de l’agence, l’ombre de madame Nogrette (Paulette Bouvet), la patronne, l’en dissuade
immédiatement. Car c’est son innocence qui est trahie à chaque mouvement qu’elle entreprend, et
Hermann ne saura jamais comment réellement posséder ce corps qui n’appartient à personne. Il ne
sait ni s’approcher ni reculer, il ne sait que tourner autour de lui-même, autour de son propre axe. À
ce dieu du panoramique, Biette oppose des mouvements d’appareil tout autant orgueilleux
qu’ironiques qui l’entament avec la patience têtue de l’érosion.
Au tout début du Théâtre des matières, la caméra, encore agile et curieuse d’un cinéaste de
premier film, se promène comme une machine extra-terrestre dans les espaces imbriqués du théâtre,
attendant dans le noir que Hermann ferme les portes. Elle glisse doucement vers l’escalier et
découvre Dorothée, plume immatérielle posée au milieu de ce monde de silence et qui, au plan
suivant, nous apparaîtra étendue sur le lit rouge, où sa robe verte se détache d’autant mieux que le
vert est une calamité bien connue des gens de théâtre (mais pas de Biette, comme il l’avouera à
Bonitzer et Daney9). La tête de Dorothée est comme enfouie dans la profondeur de champ, tandis que,
au premier plan, sur son annulaire, brille, énorme, presque démesurée, la bague, dont le scintillement
semble s’éveiller en même temps que les quelques mesures de Leonore, répétées par Furtwängler sur
le disque de Hermann.
Ce plan-griffon, à la fois allemand et français, est peut-être le plus significatif de tout ce qui se
joue dans le film, de manière minimaliste, peut-être, mais qui touche précisément à la dimension
mélodramatique du quotidien, car quoi de plus étrange, dans cette histoire d’acteurs fauchés à
double-emploi, que ce soit dans le sens social (actrice et vendeuse de voyages, acteur et plongeur de
restaurant) ou artistique (Martine qui joue Marie Stuart mais qui n’aime que Raymond Roussel), de
corps résistants à la radicalité (c’est-à-dire refusant de choisir), que la réunion de la pose
maeterlinkienne de Dorothée, son bijou de conte de fées, et la charge musicale déchaînée concentrée
en Hermann, pierre allemande dans le jardin français ? Ce lit reviendra à plusieurs reprises jouer son
rôle de conciliateur, sinon entre les hommes et les femmes, du moins entre les différentes langues
qu’on parle dans ce film: la musique, le théâtre, l’économie, l’esthétique.
Au moment où Dorothée se réveille, Hermann n’est pas physiquement dans le champ, mais la voix
de Furtwängler le représente impeccablement — aussi timbrée, aux accents rauques, légèrement
désagréable. «Bien sûr », répond Dorothée après que Hermann lui a demandé si elle voulait savoir la
suite — et voici qu’on la retrouve assise toute droite, sans qu’on l’ait vue se redresser, ce raccord ne
faisant qu’amplifier l’étrangeté de l’échange (il s’agit, à coup sûr, d’un plan divisé au montage par le
contrechamp de Hermann : on voit, avant la première coupe, Sonia Saviange commencer son
mouvement). Avec sa pureté, sa naïveté, sa foi, pourrait-on dire, aveugle (et sourde !) à tout ce qui ne
concerne pas sa vocation-théâtre, Dorothée fait tout de même une remarque, qui, si elle demeure un
reproche assez courant formulé à l’encontre de Furwängler, n’en ouvre pas moins une ligne de
réflexion sur le personnage de Hermann. «J’ai toujours regretté l’altération des tempi », dit-elle sans
sourciller. Cette phrase un peu snob et ridicule, mais qui dut amuser Biette lorsqu’il l’entendit dans la
bouche d’un mélomane, et on l’imagine l’avoir notée en riant de bon cœur, restituée ainsi par Sonia
Saviange retrouve sa vérité entière. Et c’est le portrait de Hermann qui nous est livré au tout début du
film, sans que ni celle qui le dessine ni celui dont il est question ne se rendent compte de ce qu’elle
fait — c’est l’affaire du film, pas des personnages. C’est l’affaire du spectateur, aussi, qu’on peut
amuser, abuser, tromper et piéger, certes, mais pas le prendre pour une girouette en jouant la
complicité.
Altération des tempi, donc. Que ni Dorothée ni Hermann ne fassent le lien entre ce dernier et
Furtwängler ne change rien au fait que le film permettra au personnage de prendre toute la mesure (et
les accidents de mesure) de ce rythme changeant, saccadé, imprévisible dont il usera à merveille.
Tour à tour ému (Dorothée évanouie), attiré (Dorothée amoureuse), violemment masculin (Brigitte
répudiée), calculateur (Dorothée volée), intrigant (la journaliste mystifiée), inventeur (Schiller
échangé contre Bataille), à chaque nouveau son de son personnage, Hermann fera correspondre une
manière propre de se tenir, de regarder, de sourire : sa souplesse naturelle (dissimulée sous une
rigidité de façade) l’aide à se montrer constamment instable, louvoyant, déterminé dans ses fins, bref,
fondamentalement dictatorial. Hermann est le premier exemple de personnage antipathique et à la fois
attachant dans l’œuvre de Biette, ne serait-ce qu’à cause de sa proximité métaphorique évidente et
évidemment démontrée avec le metteur en scène en général, de cinéma en particulier.
Les métaphores sont suffisamment rares chez Biette pour insister sur l’importance de celle-ci.
C’est là, probablement, que se trouve l’influence la plus visible de Pasolini, et de la découverte qu’il
fait en filmant, au début de Salò, la rafle des jeunes gens devant servir de jouets sexuels aux quatre
seigneurs comme s’il s’agissait d’un casting (dans un style de « froide contemplation» dont il parle
dans «Les fantômes du permanent10 »). La question du pouvoir est au centre du Théâtre des matières
et Biette recourt pour la traiter au mélodrame sec, quelque part entre Douglas Sirk (il ne connaît pas
encore ses films, mais l’accord est déjà là) et Tod Browning11, dont l’acharnement à déchirer les
conventions sociales par l’accumulation maladive de différences visibles, sonne comme une offense
permanente à Dieu qui se permet de telles oppositions. Le regard de Biette, aidé par un découpage
sophistiqué et la lumière intelligente de Georges Strouvé, se pose sans malignité sur l’ambition
personnelle de Hermann (de pouvoir personnel), car il sait qu’il est difficile de ne pas en passer par
là. Même si c’est Dorothée qui le représente le mieux sur ce petit théâtre, par l’intermédiaire, encore
une fois, de Roger Désormière (si scrupuleux, si attentif au texte), il sait que Furtwängler est un
exemple bien plus réel, un modèle cinématographique plus puissant, plus efficace, dans sa fonction
synthétique entre la partition et son interprétation, l’unité n’étant réalisable que dans une espèce
d’entre-deux, royaume de l’ambiguïté, de la ruse, de l’intelligence stratégique, de l’improvisation, où
les instruments aussi bien politiques que psychologiques jouent à égalité : tyrannie et estime de
l’autre, oppression et liberté, cruauté et compassion, dissimulation et révélation, etc.
Comme chez Browning, la société accouche de ses propres monstres qu’elle rejette ensuite par un
réflexe centrifuge, l’instinct de survie pour le plus grand nombre de personnes normales, mais sans se
délivrer de la contradiction fondamentale qui à la fois régit et corrompt toute organisation
démocratique. Il se trouve que la démocratie, justement, n’est pas capable de laisser la différence
opérer librement en son sein, à cause de, ou grâce à, la loi de la majorité, et qu’elle oblige,
finalement, à survivre en s’exhibant, permettant au plus grand nombre d’user de son droit d’exaltation
public (dans un cirque, un cinéma, ou un théâtre de fortune), traduction possible de la catharsis
aristotélicienne. Biette, lui, pousse la différence jusque dans ses retranchements dialectiques — elle
ne sera pas orgueilleuse et violente, antisociale, et autodestructrice, comme chez Browning, mais
invisible et solide, plus qu’une résistance, une persistance, impossible sans l’intuition profonde d’un
temps long qui exige une marche obstinée, à côté des autres et malgré eux, mais néanmoins avec tous
ceux-là, sans lesquels ni le « à côté » ni le « malgré » ne seraient simplement envisageables. Cette
persistance — aux autres et dans le réel — ces exilés intérieurs la portent en eux comme un trésor
secret. Hermann, malgré tout son réalisme politique, et grâce à lui, comprend qu’il lui faudra jouer
habilement sur les deux tableaux que sont l’amour et l’argent, que, en général, on prend bien soin à
distinguer, sans grand succès.
Question réglée à la fois dramaturgiquement et narrativement par la confusion absolue et volontaire
des espaces. 1) le lit de Howard, symbole-pivot du Théâtre des matières, tour à tour décor pour
Marie Stuart, accessoire pour le film (la répétition filmée « en enfilade »), et grand carrefour des
passions (ruse grossière de Hermann pour récupérer la bague de Dorothée, extase tragique de
Dorothée, les deux simultanément) ; 2) l’agence de voyages, où se jouent des scènes de genre :
Christophe (premier rôle de Jean-Christophe Bouvet dans un film de Biette) danse sur l’Ode à la
joie, madame Nogrette couvre de son ombre le forfait putatif de Dorothée, un type — sous les traits
de Guy Gilles12 — qui cherche après sa tabatière, comme Barberine après son aiguille ; 3)
inversement, le terrain vague, propice à la représentation avec tout ce que ça entraîne de métaphores
possibles, n’est rien d’autre ici que lui-même, c’est-à-dire un lieu où rien ne se réalise encore en
dehors de la réalité. C’est ici que Brigitte s’échappe de la fiction en racontant un épisode du passé à
Serge (Serge Cassado), dans un champ-contrechamp à saute d’axe, ce qui décolle encore davantage
cet épisode du reste. C’est ici, surtout, que Hermann reprend ses droits de personnage : en lisant à
haute voix quelques dizaines de vers de De Rerum Natura de Lucrèce, il devient le porte-voix du
cinéaste, là, précisément où il n’y a ni théâtre, ni représentation, ni identification possible.
Le terrain vague est le seul espace dans la poétique biettienne qui permette de mettre en scène
l’entre-les-choses, le tout-à-la-fois, l’imprévisible, le rien social, le vide scénaristique, un possible
recours pour la liberté collective de s’exercer sans écraser l’individu. Et si à l’intérieur (au théâtre,
dans le hall du palace) Hermann se sert toujours de différents espaces comme d’autant de pièges à
souris fanatiques (Sonia, la journaliste, ou, au premier plan, Lina, qui n’arrive pas à sortir de son
vestiaire), sa rapacité s’évapore à l’extérieur qui n’a pas de limites. Quand Martine interrompt la
lecture de Lucrèce en annonçant que les décors et les costumes sont arrivés, Hermann marque tout
haut la frontière entre les deux mondes : «Eh bien, retournons au théâtre », dit-il en refermant le livre.
Mais qu’est-ce qui fait que, malgré la sécheresse de l’intrigue, sa presque totale disparition en tant
que mesure de la tension dramatique ternaire (nouement, culmination, dénouement), le récit biettien
parvient non seulement à avancer mais également à nous donner l’illusion d’en faire partie, sans pour
autant nous identifier à aucun des protagonistes ?
On sait que Biette surnommait Sonia Saviange «la fée de la fiction» — c’était avant le tournage de
Loin de Manhattan — pour expliquer, entre autres, son désir de rompre une fois pour toutes avec
l’idéologie du scénario (« d’abord l’argent, ensuite le scénario », lance-t-il en forme de boutade à
Philippe Carcassonne, peut-être croyant encore que les choses seraient possibles après l’arrivée
récente de la gauche au pouvoir)13. Contrairement à Godard, Biette a toujours cru au personnage et,
surtout, en sa force d’invention dramaturgique, multipliée par ses trois hypostases, l’être humain,
l’acteur, le rôle, ce qui le rendait méfiant envers stars et vedettes. Tout ce qui mettait en avant la
posture, l’arrogance sociale, le calcul de production le laissait parfaitement indifférent. Les acteurs
avaient une lourde charge : celle d’être des corps que le langage traverse, comme des émanations, des
parfums qui soudain nous chatouillent les narines et font naître des images et des sons d’un monde
nouveau. Et c’est en devenant «des corps dans un décor », des corps « conducteurs », pour reprendre
un titre de Claude Simon, que les acteurs biettiens accomplissent non seulement les tâches qui leur
sont propres du point de vue dramaturgique, mais aussi celles dévolues habituellement à la narration
(imbrication des épisodes) et au discours (liaison des épisodes par la voix du narrateur).
Personne, chez Biette, ne tire les ficelles depuis l’extérieur : les acteurs avancent tout seuls, avec
leur récit à venir, et nous devons les suivre, à l’aveugle, en confiance, car même quand ils nous
mènent à l’impasse (ou en bateau), ils ne nous laissent pas seuls. Les accidents, qui rendent l’avenir
si incertain pour ces histoires sans interdits scénaristiques (il en sera tout différemment pour Trois
Ponts sur la rivière ou Chasse gardée, scénarios classiques bourrés de non-dits) arrivent à la fois
aux personnages et au spectateur. À égalité. La chausse-trappe est pour tout le monde. Après tout, tout
le monde parle, et tout le monde se trompe. Ne voit pas, ou mal. Entend mal, ou n’entend pas. A ses
raisons, ou non. L’homme n’est pas la mesure de toute chose, comme chez Renoir, car il n’a pas la
mesure de toute chose. Il lui faut pour se découvrir, c’est-à-dire pour se montrer sous son vrai jour,
accepter de se laisser regarder et écouter, et renoncer à être un héros. C’est dans cette conception, ni
humaniste, ni romantique, qu’il faut chercher l’origine du cinéma de Biette, qui ne se vivifie qu’à
l’épreuve du regard croisé entre le spectateur et le personnage, regard que le point de vue du cinéaste
doit mettre en mouvement, sans jamais se substituer à lui. « La conclusion n’est pas donnée au
spectateur, elle est son œuvre14.»

C’est dans Le Théâtre des matières que cette idée de confondre en quelque sorte le destin des
personnages et celui du spectateur (ne serait-ce que dans son imagination sollicitée à plein pendant la
durée du film) trouve sa forme pour la première fois. Dans ses courts métrages italiens et français,
rien ne permet d’entrevoir cette évolution. Ce sont des essais souvent intrigants (La Partenza, Ce que
cherche Jacques), comme des morceaux de fictions éparpillés et agglomérés dans une succession de
plans, tournés entre veille et sommeil, pour reprendre le titre du beau livre de la romancière italienne
Anna Maria Ortese, parfois plus conventionnels (La Sœur du cadre, que Biette avait raison de ne pas
aimer et dont il disait avec une pointe de mépris que c’était un exercice théorique de découpage
lubitschien), ou délibérément rosselliniens (Ecco ho letto et La Partenza, encore) : on a l’impression
d’assister à une séance de propédeutique, généreuse et humoristique, menée scrupuleusement par un
adolescent qui cherche à se délivrer de ses expériences (en Italie, à partir de 1965, avec Pasolini et
Bertolucci, avec Arrietta et Eustache après son retour en France, en 1969). Le style viendra plus tard,
en même temps que naîtra le cinéaste.
Cette naissance se confond avec le projet puis la réalisation du Théâtre des matières. Biette se
libère la tête, grâce à (j’en formule l’hypothèse) trois hommes d’âge, de pays, d’époques différents :
Bertolt Brecht (et donc Straub, ça va de soi), Manoel de Oliveira, Paul Vecchiali. À ces hommes il
conviendrait d’ajouter une femme, Marguerite Duras, que Biette a fréquentée — mais il s’agit
davantage d’atmosphère que d’influence, d’une idée flottante d’un groupe hétéroclite à côté du
cinéma (plutôt qu’à la marge), place revendiquée avec une certaine insolence doublée d’un humour à
toute épreuve : quoique, Des journées entières dans les arbres, ce vaudeville guitryien revu par
Brecht, soit un cousin éloigné des films de Biette.
Il conviendrait également de mentionner Jacques Rivette et Eric Rohmer, mais c’est une autre
histoire, et probablement pas aussi décisive qu’elle en a l’air. Les complots de Rivette sont de
structure majoritairement romanesque, y compris dans cette façon des acteurs d’aller à la pêche aux
histoires aux quatre coins des plans, alors que chez Biette c’est la paranoïa générée par la polysémie
de la langue qui sert de moteur aux fictions minimales, qui correspondent presque exactement (on
pourrait dire qu’elles les modèlent) aux espaces où elles se déploient; d’où l’importance du passage
d’un lieu à un autre pour Rivette, et l’invisibilité de ces passages chez Biette. De Rohmer, Biette a
surtout gardé l’idée que les gens n’avouent jamais les véritables raisons de leurs actes, ce qui se
traduit par une grande sophistication de la parole qui finit par annuler tout effet de langage : on ne se
trompe pas tout à fait si l’on considère leurs films comme muets en dernière analyse. Cependant, ces
compagnons de route, qui rejoignent Lang, Griffith, Walsh, Tourneur, Rossellini et, naturellement,
Pasolini et les Straub, exercent une influence continue sur la pensée de Biette, qui, sinueuse et
étonnante par son synthétisme virtuose, et sans créer un système esthétique intimidant, ouvre, à partir
de la fin des années 1970, le chemin le plus juste à une remise à plat de la politique des auteurs,
analysée comme événement historique et confrontée aux changements fondamentaux des pratiques de
perception. De cette mise à plat, conduite mais non préméditée, à laquelle participent également
Serge Daney et Louis Skorecki, personne, évidemment, n’en voudra, sans que l’apport de Biette
critique en soit de quelque façon minoré.
Biette cinéaste, lui, n’en a cure — il n’a jamais eu aucun problème avec la modernité, dont il
donnait d’ailleurs une définition qui le mettait à l’abri de toute panique devant la «fin de l’Histoire » :
« Que signifie moderne : peut-être pas autre chose que cette force de construire une œuvre,
ouvertement et sans honte, à partir d’un héritage culturel qu’on travaille au corps15.»
Manoel de Oliveira n’a jamais caché la raison très simple de son affection inaltérée pour le jeune
critique français : « Il fut le premier à avoir compris mes films. » Ce compliment est d’autant plus
justifié que dans un bref texte paru aux Cahiers en janvier 1965, venu après ceux d’André Bazin et de
Jacques Bontemps, Biette, s’il est le premier à étudier ce qui s’apparente pour lui à une œuvre, c’est-
à-dire une continuité de contenu et de style (le titre de l’article est d’ailleurs « Note sur l’œuvre de
Manoel de Oliveira »), sa critique est très nuancée quand on imagine que l’enthousiasme du
« découvreur » l’eût poussé à davantage de louanges. Non, la critique est un combat, et Biette, se
montrant ouvertement circonspect quant à la réussite d’Aniki Bobo, plus implicitement quant à celle
de Acto do Primavera (Daney semblera partager ce point de vue mitigé), insiste sur la réussite de La
Chasse, « tragédie contingente » qui déraille dans « les zones infinies du rêve où terreur et tendresse
ne se distinguent plus mais composent un monde exact, précis, logique, sans repères pour le jugement
[…] ».
Cette idée de restitution d’un monde sensible, avec sa résistance farouche aux décrets du
gouvernement de la raison, Biette ne la fera sienne qu’à partir de son premier long métrage, où
l’épicurisme de Lucrèce prend en douceur le relais du grand mystère de tréteaux réinventé par le
Portugais alors inconnu en France. Le matérialisme de Biette (ce que Daney appelait son «réalisme »)
est une suite naturelle aux énigmes ironiques d’Oliveira ; l’un comme l’autre avancent pas à pas, leur
cinéma ne prend pas l’avion, mais voyage en train, en bateau ou tout simplement à pied, ce qui reste
le meilleur moyen de connaissance du temps à travers l’espace. Et de privilégier à l’accès libre et
illimité des œuvres que la société moderne régule avec toute sa bonne foi, comme sa mauvaise (ce
qui s’appelle le à boire et à manger du tout-venant culturel), le chemin escarpé qui conduit
l’aventurier aux paysages inconnus, presque vierges.
J’ai déjà mentionné le nom de Paul Vecchiali, et ce que Biette disait de sa dette envers Femmes
femmes. On comprend aisément comment (et pourquoi) un cinéaste de trente ans, que le voyage en
Italie a préservé de l’hystérie post-68, et qui lui a permis de regarder la France depuis un ailleurs aux
allures de paradis perdu (Rossellini dirigeait depuis plus de dix ans sa Télévision sans classes), ait
senti dans le film de Vecchiali que la voie était ouverte à un cinéma qui, tout en refusant de rompre
ses racines populaires, poursuivait une pratique de l’art qu’on pourrait qualifier de préindustrielle.
Les deux actrices jouant aux actrices portant le même nom à la vie et à l’écran (Hélène Surgère et
Sonia Saviange) — sous cette astuce apparemment en phase avec les constructions théorico-
poétiques de l’époque, celles de la mise en abyme, de l’intertextualité, de la subversion des codes et
du sens suspendu, se cachait en réalité un immense appétit dramaturgique, qui dévorait sur son
passage tous les principes connus de mise en scène : plans-séquences crânement exhibés, saturation
référentielle (répliques, noms propres, calembours, photos d’actrices aux murs, chansons réalistes,
pastiches de feuilleton télévisuel, etc.), trivialité assumée.
Contrairement aux blagues potaches de Godard, aux allusions cinéphiles de Truffaut, aux jeux
enfantins de Rivette ou à la trompeuse fidélité littéraire de Chabrol et Rohmer (Flaubert et Simenon
chez l’un, la comtesse de Ségur et Victor Hugo chez l’autre, Balzac chez les deux), les apports
extérieurs sont accueillis par Vecchiali dans le même espace, celle de « la roulotte » héritée de
Cocteau, devenu un monde achevé où se joue, ricanante et chantante, une tragédie de la déchéance
sociale et physique. Un espace infini pour un temps compté. Curieusement, le temps (l’autre
dimension, devrait-on dire) avait déserté le champ de vision du cinéma, qui, après sa mise à niveau
par Hollywood-Cineccita-Mosfilm, était de nouveau « out of joint » — porte hors de ses gonds ou
genou désarticulé — dont parle Hamlet. La fissure irréparable que la Seconde Guerre mondiale et
l’extermination des juifs ont tranchée dans la conscience du spectateur européen a transformé celui-ci
en chercheur de poux à jamais soupçonneux devant tout acte de fiction. Le néoréalisme comme, plus
tard, l’antinaturalisme des premiers Resnais et de la série antonionienne commencée avec
L’Avventura, ont répondu à la demande d’une remise en cause des schémas traditionnels qui avaient
échoué à éviter la catastrophe, en réduisant à néant les espoirs de ceux qui croyaient en la mission
salvatrice de l’art.
La Nouvelle Vague française, qui fait son entrée sur les écrans en 1959-1960, c’est-à-dire en même
temps que les cinéastes «modernes » (je fais cette distinction à dessein: les Jeunes Turcs ont suscité
une révolution économique dont ils ont profité, tandis que les recherches de Resnais, avec Duras ou
Robbe-Grillet, les expérimentations d’Antonioni, comme celles, plus tard, des nouveaux cinémas
d’URSS, d’Europe de l’Est, d’Amérique Latine ou du Portugal, sont avant tout politiques et
esthétiques, sans pour autant renoncer au système traditionnel de production), entérine un état de fait :
la cicatrice indélébile sur le corps de l’Histoire du XXe siècle rouvre et recommence à saigner au
moindre compromis avec la vérité du récit. Celui-ci traduit devant le tribunal du doute, le
personnage, en tant que vecteur de ce récit, et incarnation des plaisirs et des peines qui constituent
une existence recomposée pour le temps du spectacle, devient par la même un élément à charge.
Godard, travaillé par cette impuissance du cinéma à prévenir le pire, conduira jusqu’à son terme le
procès en sorcellerie, dont le dernier pourvoi en cassation est rejeté définitivement par Film
Socialisme. Et le cinéma français restera longtemps traumatisé par « le travelling de Kapo » révélé
par Rivette et réintroduit par Daney dans la sphère critique au début des années 1990 au moment
même où s’opérait la restauration d’une qualité française revendiquant l’héritage de la Nouvelle
Vague.
Entre ces deux mondes, il en existait quelques autres, terrains indécis où se promenaient des
personnages singuliers, coupés du reste de la société, volontairement ou non, des hurluberlus sans
peur et sans défense, qui tissaient entre eux des liens d’amitié ou de dépendance dont aucune étude
n’a réellement rendu compte. On peut trouver l’origine de ce peuple sans qualité dans les films
d’Arrietta, bien sûr, qui donnaient vie aux zombies artistiques à côté desquels les marginaux
d’Eustache paraissent comme autant de papas sans fils mélancoliques, mais également au détour de
tel épisode d’Out 1 de Rivette, où de grands enfants jouent à rebâtir une conscience collective : on
crie d’abord, on analyse ensuite. Et puis, bien sûr, dans ce Femmes femmes, confidentiel et secret,
mais parfaitement inouï, et pour cela si attirant, et qu’on hésite à faire partager de crainte que la
corruption d’un regard morne et indifférent n’attaque la fragile construction vecchialienne.
Le « tout est vrai ! », lancé par Hélène Surgère dans Femmes femmes, est le possible cri de
ralliement pour tous ceux qui refusent l’allégeance aux principes déjà oubliés de la Nouvelle Vague,
à la radicalité politique qui a suivi mai 1968, et à l’esprit de restauration rampante, prémices de la
NQF — Nouvelle Qualité Française — qui sonnera définitivement le glas de la « diversité
française ».
Il s’agit là, comme toujours du reste quand les tensions sont à leur comble, d’une chose très
simple : filmer cette partie du monde qui n’a pas la parole. Ce qui exige non seulement de trouver les
lieux d’où cette parole peut encore surgir (oui, comme des mauvaises herbes dans les terrains
vagues), des lieux d’abandon, laissés pour compte, ou bien des habitations obscures, étranges,
indécidables, tantôt chambre à coucher, tantôt scène de théâtre, tantôt bureau — des grottes pour
troglodytes creusées dans la roche gigantesque du monde normal. Pour que ces lieux soient
habitables, il faut prendre le temps, et le temps, chez Biette, est un discours. On parle parce qu’on vit,
on vit parce qu’on parle, et même si on ne dit pas ce qu’il faut dire, on tient ferme parce que le
langage, au lieu de nous traverser simplement, comme un dialogue banal écrit par des scénaristes
patentés, se sert de notre corps pour se transformer et transformer à leur tour les corps qu’il rencontre
sur son passage.
C’est là qu’intervient le phénomène de projection, caractéristique de la manière de Biette : les
personnages ne parlent pas pour exprimer ce que leur corps comprime (comme chez Rohmer), mais
pour montrer aux autres ce qu’il contient de possibles effets-miroirs, de coq-à-l’âne, de chausse-
trappes, bref de dialogue. La parole redevient le fondement de l’action (le verbe, bien sûr, mais sans
aucune connotation évangélique), les mots se cognent, se caressent, jouent entre eux: les mots, chez
Biette, sont des acteurs comme les autres et il leur demande pareillement de livrer leurs hypostases
les plus surprenantes.
La projection de la parole (et non plus la simple énonciation des dialogues), ce n’est ni chez Guitry
ni chez Pagnol qu’il va en chercher le principe, mais chez Bertolt Brecht, auteur de théâtre
apparemment peu intéressant pour le cinéma (en tout cas, pour ceux qui pensent que le cinéma
descend du singe et non pas de Sophocle). Il le revendique sans ambages dans un texte capital, Un
cinéma brechtien ? publié par les Cahiers de l’Herne en janvier 1982 (mais écrit en 1977, avant ou
après le tournage du Théâtre, peu importe, finalement), dans le deuxième volume consacré au poète
allemand, et repris au sommaire de Poétique des auteurs, et qui se termine ainsi : « Brecht est, pour
un cinéaste, une providence, comme tout grand créateur savant en son art : ni plus ni moins. Comme
Stravinsky, comme Schönberg, comme Kafka, comme Joyce, comme Pound, comme Lang ou Chaplin.
On peut y puiser mais c’est sous peine d’enfouir ce qu’on a pris au plus profond et, peut-être, au plus
secret de son œuvre. Et de refaire tout le travail. » Curieuse manière de conclure, dira-t-on. En effet,
on préférerait peut-être lire « à condition » à la place de ce « sous peine » qui semble impropre à
première vue. Et pourtant, si l’on prend le temps d’y réfléchir, l’expression de Biette (si typique de
son style volontairement elliptique et énigmatique) dit ce qu’elle dit: allez donc chercher vos biscuits
dans l’épicerie de Brecht (ou de Stravinsky, ou de Pound, ou de Lang), mais c’est à vos risques et
périls. L’enseignement de ces grandes expériences du XXe siècle n’est profitable que si l’on prend la
peine (oui, la peine) de cacher aux autres les trésors exhumés et de fabriquer dans son coin, de
mémoire, les outils qui serviront à tailler les «bijoux pour les pauvres16 ».
Biette se démarque de façon radicale de la tradition pseudo-bréchtienne du cinéma (celui des
années 1970, entre autres), qu’il qualifie d’« académisme marxiste », en pointant l’irréductible
différence entre le théâtre et le cinéma, qui suppose une «conversion» plutôt qu’une simple imitation
rhétorique, différence que Brecht lui-même n’avait pas comprise : « […] la notion d’angle de vision,
celle de fragmentation ou d’appréhension totale des corps, celle encore de fragmentation temporelle,
sont des notions qui fondent la perception (au sens large) du spectateur de cinéma au même titre que
la distance spatiale minimale continue et, en principe, immuable, fonde celle du théâtre.» À partir de
cette constatation — plus pratique que théorique, on le remarquera —, il devient évident que si l’on
veut donner à la fameuse distanciation (l’effet-V : « extraire des processus représentés leur gestus
social fondamental pour le faire paraître insolite », Bertolt Brecht cité par Jean-Claude Biette), toute
sa mesure et son efficacité, il faudra lui faire subir, en passant au cinéma, la conversion mentionnée
plus haut. La difficulté de la tâche est énorme, et d’ailleurs l’interrogation posée par Biette au titre de
son article atteste la lucidité (et la distance !) avec laquelle le cinéaste envisage les possibles
prolongements d’une pratique théâtrale unique. Peu de films brechtiens, pour Biette-critique, à part
ceux de Brecht lui-même (avec Kuhle Wampe et Les Mystères d’un salon de coiffure, farce qu’il
n’avait pas encore vue à l’époque, et qu’il rattrapera à Munich vingt ans plus tard), mais presque par
hasard et surtout à contrecœur. Et, plus près de nous, Straub, qui, par un travail de conversion
exceptionnel, et avec les moyens du « bord », a-t-on envie de dire (bord de route, bord du cinéma,
bord-cadre), saisira une partie de cette émotion (Brecht ne l’a jamais niée, au contraire) qui rend au
spectateur sa place dans la représentation.
Reste à découvrir sur quels principes repose le petit système du monde biettien, dans ce qui
apparaît comme un véritable microclimat, où les espaces sont enfin interchangeables et où le temps
retrouve son rôle de vecteur sensible, mesuré par des arpenteurs obstinés, personnages à mi-chemin
entre le héros démythifié et son double spectateur, qui peut enfin se trouver des deux côtés de la
rampe, sans interdit et sans reproche. J’ai déjà parlé de la parole projetée, ce qui suppose un
receveur, comme au tennis, ou, plus encore, comme dans ces joutes verbales du théâtre élisabéthain,
qui, loin de servir l’action, l’empêchent, en quelque sorte, le temps que le spectateur entre dans le
jeu. Le jeu, encore.
Ce que Biette instille intuitivement dans le dispositif délicat (si délicat qu’il est grossier de parler
de dispositif) du Théâtre des matières est une dose précise et vivifiante de jeu — et cela dans tous
les sens, qu’il s’agisse d’un rite énigmatique mais gros de promesses (souvenir d’Oliveira), d’une
entreprise de confusion volontaire (Vecchiali), d’une comédie de gestes routiniers biaisés devenus
loufoques (Brecht), ou de mise à nu d’un système purement mécanique dont les éléments (décors et
paysages, acteurs et personnages, etc.) se joignent et se disjoignent en permanence (Straub).
Après avoir filmé son générique manuscrit par lui-même, et sur fond sonore d’oiseaux pépiant,
Biette laisse le temps nécessaire, ni trop long, ni trop court (environ un quart d’heure) d’une
exposition d’autant plus classique que le classicisme est poussé jusqu’au bout, voire à bout de
l’épure (découpage rationnel, mouvements souples, lumière posée dans ses contrastes comme une
évidence, montage descriptif et conventionnel). Bien sûr il eut le temps de nous montrer Lina
l’ouvreuse (Denise Farchy, du Vecchiali Theatre) et Hermann joué par Vernon, dont on aperçoit
d’abord les pieds, et qu’on entend avant de voir son visage (comme dans Ce que cherche Jacques et,
plus tard, dans Loin de Manhattan) ; bien sûr le climat est rapidement saisi, puisque l’on sait qu’on
va avoir affaire à des artistes radicaux, fauchés et probablement agaçants. Rien de grave, pour le
moment, seulement l’épure, mais une épure inquiétante, un silence qui précède la tempête, ou bien
cette drôle de quiétude par laquelle débutent beaucoup de films de Hawks avant que le tragique ne
s’interpose et ne fasse basculer une bienveillance trop bien acquise. Peut-être cette impression vient-
elle du fait que la caméra semble indépendante (comme dans Femmes femmes), qu’elle fouine
placidement et qu’elle guette le début d’un désastre pour s’approcher : on se demande alors où se
situe le film exactement, à quelle aire de jeu il appartient. La réponse viendra plus tard, quand ce
regard lointain, et un peu hautain, s’humanisera au point de coller aux personnages et même ne plus
savoir à quelle distance il lui faudra trouver le bon angle — et le bon moment: je pense à la séquence
où Christophe (Bouvet) se sauve et qu’un cadre très large succède au plan rapproché de la porte
déglinguée du théâtre, de sorte que la surprise de Philippe (Philippe Chemin) parti à sa recherche
s’en trouve comme décuplée par l’incongruité du découpage. C’est cette manière que Biette
développera dans ses films suivants, indirectement venue de La Chasse d’Oliveira, qui faisait du
rapport même des angles utilisés l’enjeu d’un récit qui rendait compte de l’aspect fantastique et
terrifiant d’un rite social automatique. Sauf que chez Oliveira, on pourrait dire que la caméra fait
toujours un effort physique, c’est une athlète de haut niveau, une Nadia Comaneci qui aurait vendu son
âme au bon Dieu, alors que chez Biette elle est aussi placide et nécessaire qu’un aspirateur dans une
maison — suffisamment habile pour atteindre les lieux les plus inaccessibles des territoires
domestiques, elle ne se laisse pas non plus entraîner dans des courses folles. Elle sait également
attendre : «Si les coins en veulent, qu’ils se déplacent », disaient nos grands-mères qui connaissaient
le secret des travellings félins de Walsh.
Déjà dans cette deuxième partie du Théâtre, après qu’elle a fait connaissance avec le décor, la
caméra reste calme et attentive : de Vecchiali elle a gardé cette curiosité pour tout ce qui ne tourne
pas rond, elle a emprunté à Oliveira la sûreté de sa place. Le cadre, déjà, se détache de la doxa
moderne, et n’opère pas comme un découpeur d’espace, un créateur de hors-champ artificiel (un
encadrement, de fait et de droit, universitaire ou muséal), mais, davantage dans la tradition fordienne
ou walshienne, comme un capteur sensible, un centre harmonique où s’exprime la tension du moment
prélevé sur la suite des événements. Et, bien sûr, jamais seul, et dans l’angoisse du montage. Dans la
cuisine de Brigitte (Brigitte Jaques), un curieux champ-contrechamp se joue (ou plutôt tente de
trouver une liaison possible) entre la maîtresse des lieux et Dorothée (Sonia Saviange, donc), entre
l’ancienne maîtresse de Hermann sur le point d’être congédiée et la nouvelle, sur le point d’être
engagée. Il ne faut négliger aucun mot de la description qui est ici faite de la situation : comment
relier une ancienne et une nouvelle liaison à la trame générale, comment ligaturer deux moments qui
se succèdent sans qu’on n’ait tracé une frontière nette et visible (disputes et portes qui claquent),
comment filmer l’identification d’un rapport amoureux à un échange purement économique
(congédiée-engagée). À ce problème complexe (et probablement peu ressenti comme tel), Biette
trouve une solution personnelle, et sur un mode presque comique, qui consiste à décoller légèrement
l’action purement cinématographique (découpage, montage, mixage) du récit dramaturgique (scénario,
jeu) de façon à garder en permanence une inadéquation des modèles qui débouche inévitablement sur
ce qui sera dorénavant la figure biettienne par excellence : le malentendu.
Dorothée, exaltée par Hermann dont elle est tombée aussitôt amoureuse, uniquement sur le plan
théâtral, celui de la vocation (la sexualité n’a pas de fonction dynamique ici, à la différence des
modèles hollywoodiens pris pour cible), se confie à Brigitte, qui sait, pour sa part, à quoi il faut
s’attendre : si Hermann collectionne les femmes, ce n’est pas par appétit sexuel, mais par prédation
commerciale. Hermann est une sorte de Barbe-Bleue artiste, de monsieur Verdoux sans impératif
catégorique, motif qui transperce toute l’œuvre biettienne, jusqu’à ses incarnations théâtrales (Barbe-
Bleue, justement, j’y reviendrai). Le spectateur, lui, le sait déjà, ou du moins il a quelques soupçons
fondés : ne serait-ce qu’au ton avec lequel Hermann s’adresse à la dame du vestiaire, on sait qu’on a
affaire à un tyran domestique et théâtral. Dorothée, elle, semble préservée, par une opération de
sauvetage désespérée de la part de la mise en scène qui sait pourtant qu’il lui faudra passer par la
révélation classique de la vérité et d’y trouver la sienne. Mais pour le moment nous ne sommes qu’au
début de cet effroyable projet, et Dorothée a le regard aussi illuminé qu’incertain, elle regarde devant
elle et aussitôt le champ-contrechamp semble déstabilisé par des raccords approximatifs. Grâce à ce
qui aurait pu être une simple erreur de script (et il se peut que c’en soit une), le spectateur est
transporté dans une zone d’inquiétude, dont il est tiré délicatement par le réalignement du regard de
Dorothée sur la diagonale «académique17 ». Un regard de spectateur qui cherche, dans le hors-champ
(ou plutôt dans le contrechamp de Brigitte) cet appui rassurant, cet effet de fluidité appris dans les
films de McCarey et Lang. Il pourrait s’agir d’un accident, répétons-le, si ce déhanchement technique
ne se reproduisait plus tard, lorsque, dans le terrain vague, la même Brigitte raconte à Serge
l’histoire de sa vie, nous retenant un instant à l’écart du récit collectif: la caméra franchit la ligne des
180°, saute l’axe et fixe le regard de Brigitte dans ce qui apparaît alors comme un no man’s land
sentimental et narratif. Brigitte a changé ; abandonnée par Hermann, elle a cessé de jouer le rôle
classique de la délaissée (son gestus social jusqu’ici) pour celui d’une solitaire revenue de tout, et
surtout au début d’elle-même. Dorothée, elle, comprend intuitivement qu’elle fera le même chemin et
dessine dans la même séquence les deux attitudes successives des maîtresses de Hermann. Celui-ci,
convaincu de son droit absolu conféré par son statut de génie théâtral (génie autoproclamé, du reste,
avec, pour happy few, quelques acteurs fauchés, Repetos, un assistant extravagant, et une journalise
idiote et fidèle), ne cherche plus à démêler le bien du mal avant de les égaliser en toute conscience,
comme Faust, son cousin goethéen, et avance sans sourciller vers la victoire.
Il y a du sectaire, chez lui, avec ce que ça suppose encore une fois d’attitudes et de gestes,
transportés par Biette d’un film à l’autre : Howard Vernon se cachera souvent dans l’obscurité des
théâtres, des loges, des caves, des pièces sans fenêtres, Dracula et Barbe-Bleue, Edmond Dantès et
l’antihéros du sous-sol dostoïevskien, maître d’une géographie paranoïaque, dont il est tantôt la
victime, tantôt le bourreau. Et lorsqu’il s’échappe dans la nature (les dunes du Touquet, dans Loin de
Manhattan), c’est pour fuir d’autres complots, de plein air, peut-être, mais pas moins étouffants.
Hermann, lui, n’est pas sans rappeler le sculpteur antipathique des Intrigues de Sylvia Couski, le
film d’Arrietta, d’où vient aussi Costa Comnene-Repetos : faut-il y voir une trace autobiographique,
le souvenir du tournage où Biette faisait une apparition dans une assemblée de cinglés ! En tout cas, le
vieillard minéral au regard de Méduse composera pour Biette un personnage de misanthrope reclus,
pas drôle pour un sou, sentencieux et inaltérable dans sa volonté maniaque d’échapper à la société.
C’est ce que Kierkegaard appelait mourir au monde.
Et c’est face à ce monolithe que Biette pose avec confiance le corps fragile et raide, ordinaire et
inimitable de Sonia Saviange, dont le jeu, naturellement artificiel, balance continuellement entre les
deux bornes de l’idéal dramatique : le sublime et le ridicule. Mais c’est aussi un soldat qui sait se
défendre — Dorothée ou Ingrid (la galeriste de Loin de Manhattan) savent servir la cause avec
précision, quand cette cause a à voir avec l’amour et la passion. Un soldat d’une armée du salut, une
fanatique, certes, mais sans puissance invisible pour guide suprême : ses idoles sont dans le champ.
« Les dieux de Wagner ne sont pas les miens », dit-elle à Hermann, au début du film, pour se
reprendre aussitôt : « Pardon, vous êtes allemand. » Dorothée ne sait pas mentir et elle prend tout au
pied de la lettre. Ce handicap, cette tare langagière, cette propension non seulement à prendre,
comme on dit, des vessies pour des lanternes, mais également à ouvrir involontairement des brèches
de sens dans le tissu serré de la réalité, est ce qui fait du Théâtre des matières une première
exploration des conséquences dramaturgiques et narratives du malentendu érigé en propulseur de
fictions imprévisibles.

Qu’est-ce qu’un malentendu? Ne croyons surtout pas qu’il s’agit d’un manque d’attention et que,
transposé dans le champ pictural, malentendu équivaudrait à mal vu (si mal regarder correspond
point pour point à mal écouter) : le malentendu est une manière particulière de saisir la réalité, ou
plutôt d’en saisir une partie saillante, le membre d’un corps qu’on entraperçoit dans la neige et dont
on tire une conclusion hâtive.
Il faut savoir que Dorothée dort au thé. Quand on la découvre la première fois, elle est allongée
dans l’escalier. On pourrait croire qu’elle est évanouie, mais non. Elle nous l’expliquera à plusieurs
reprises : « Vous savez bien que le thé me fait dormir. » Ce qu’on ne sait pas, c’est si elle se rend
compte que c’est son prénom qui porte sa narcolepsie au devant de tous ; je pencherais pour la
négative, car c’est l’une de ses forces, sinon la seule, que de ne pas relier automatiquement les
choses avec les noms, surtout quand ceux-ci se dissimulent dans les calembours. Le jeu sur son
prénom ira même plus loin et lorsque Hermann laissera tomber Marie Stuart de Schiller pour Le
Bleu du ciel de Bataille, Dorothée s’effondrera en son milieu pour devenir Dirty: d’ailleurs, elle ne
jouera pas ce rôle, que reprendra sa dauphine dans le dispositif érotico-économique de Hermann.
Notons que ces élucubrations langagières sont délibérées (cf. l’entretien susmentionné de Biette avec
Bonitzer et Daney dans les Cahiers), mais, de la même façon qu’Eisenstein revendiquait la part
prédominante de l’intuition dans l’élaboration de ses films, Biette ne se sert de ces éléments que dans
la mesure où ils font avancer l’histoire et qu’ils débouchent sur des possibilités prévues ou non par le
scénario. Quand Biette (comme Eisenstein) commente ses propres films, c’est un critique et non pas
un analyste qui parle, et il cherche avant tout à remettre à niveau une théorie qui fait partie de sa
nature profonde (comme chez SME) et une pratique toujours sujette aux étonnements formels. Tous
ceux qui ont travaillé avec Biette parlent de sa précision mélangée à une sorte d’absence au monde
— je ne vois pas de meilleur préalable à cette loi du malentendu qui régit ses films.
Revenons encore un moment dans la cuisine de Brigitte. Dorothée raconte donc comment Hermann
lui a proposé de travailler pour le Théâtre des Matières. « Tu lui as dit quoi ?, demande Brigitte. Tu
as refusé ? » «Tout de suite », répond Dorothée. «Tu as bien fait », fait Brigitte, soulagée. « Mais non,
dit Dorothée, Je lui ai dit ça à lui : tout de suite.» «Comment ça, tout de suite ? » «Que je voulais faire
de la prospection tout de suite et me débrouiller pour trouver de l’argent. » Ainsi naît la première
forme du malentendu biettien, qui se produit lorsque le sens se déplace d’une réplique à l’autre (une
nouvelle variante de l’effet-V de Brecht), perturbant la circulation naturelle des informations jusqu’à
leur faire prendre un mauvais chemin, une « fausse route » comme on le dirait d’un morceau de pain
qui passe mal. Le sens, également, est avalé de travers. Chaque fois que cette technique du sens
vertical est mise en jeu, elle entraîne une déflagration minimale dans une économie de bouts de
chandelle et parvient à mettre en mouvement toute la mécanique d’une fiction atomiste, où
l’infiniment petit colle à l’infiniment grand comme une bande adhésive. Un détail passerait pour
insignifiant, s’il ne jouait pas, par son impact comique, le rôle du révélateur formel de cette séquence
où ce n’est pas seulement l’avenir immédiat de Dorothée qui se joue mais aussi le présent de Brigitte
qui se dégonde (Hermann l’enverra «promener » une séquence et demie plus tard). La première partie
de la phrase de Dorothée « Que je voulais faire de la prospection tout de suite…» est entendue off —
nous sommes sur le visage de Brigitte — puis in, lorsque nous revenons sur Dorothée. Sauf que ce
retour sur Dorothée est accentué par un changement de nature dans le son: si «que je voulais faire de
la prospection» est mixé comme un off, entendu par Brigitte, « tout de suite » est repris en gros plan
sonore, ce qui produit une rupture de timbre d’autant plus évidente que le montage image est
parfaitement « invisible ». Les exigences techniques de Biette, notamment en matière sonore, étaient
très grandes, malgré la fausse naïveté qu’il parvenait toujours à mettre en avant pour couper court à
toute discussion « professionnelle », et il ne peut s’agir ici d’une maladresse ou d’un effet
involontaire.
Que nous dit ce premier malentendu (dramaturgique comme formel) du personnage de Dorothée ?
1) Qu’elle est exaltée (à côté de la ligne générale) ; 2) Qu’elle a une idée fixe (sa ligne générale) ;
3) Qu’elle est inflexible (droite sur sa ligne) ; 4) Qu’elle est insensible au monde insensible (sa ligne
est uniquement conditionnée par les sensations et les souvenirs).
Une autre scène, plus tard, pousse l’idée encore plus loin, et c’est autour de la recherche
cauchemardesque du sens littéral qu’elle s’organise, et je laisse à Serge Daney le soin d’expliquer
cette mécanique : « Lorsque la directrice de l’agence (Paulette Bouvet, admirable) convoque
Dorothée (Sonia Saviange, très bien) dans son bureau pour la rappeler à l’ordre, cette scène qui
aurait pu être banale est absolument effrayante. Comment ? Par un jeu de scène très simple : la
directrice, au lieu de rester derrière son bureau, se lève, contourne le bureau, s’assoit dessus,
dominant légèrement Dorothée qu’on voit de trois quarts dos, au premier plan, à gauche et en bas de
l’écran. La directrice : “Eh bien, vous devriez prendre l’air quelquefois…” Dorothée : “Mais,
Madame Nogrette, je ne comprends pas.” La directrice : “Ça n’a pas d’importance. Allez !” Dans un
exemple comme celui-ci, on voit bien comment Biette réussit à rendre compte de toutes les
dimensions du dialogue. Il y a, bien sûr, la dimension du signifiant (les mots à double entente comme
“prendre l’air”) et celle du signifié (prenez garde, vous allez être renvoyée). Mais il y en a une autre.
Supposons un instant que Dorothée décide de prendre la directrice au mot et s’en aille, effectivement,
pour “prendre l’air”. Eh bien, elle ne le pourrait pas parce que l’autre, physiquement (c’est là le
sens du jeu de scène) lui barre le chemin. Cette scène n’est si effrayante, elle ne capte si bien toute
l’horreur de la vie de bureau, que parce qu’on se trouve dans un monde où la prise à la lettre — le
passage à l’acte, le corps qui relève le langage — est toujours possible18.»
Ce que Daney capte très bien ici (l’horreur de la « vie de bureau », en revanche, n’est pas un
tropisme biettien — ce serait davantage «l’avide bureau»), c’est la fissure pratiquée par Biette entre
le nom et la chose. Il ne s’agit pas seulement de l’opposition (classique à cette période post-
structuraliste) entre le signifiant et le signifié : si Lacan est un référent important pour Daney, il n’est
pour Biette qu’un grand pourvoyeur de jeux de mots et de calembours. Dans la réalité, nous dit Biette
en substance, les choses ne peuvent que nous échapper, puisque nous sommes incapables d’en
reproduire par le langage les éléments précis et producteurs immédiats de sens. Dans la séquence
décrite par Daney, madame Nogrette empêche physiquement Dorothée d’actualiser une proposition
(« prendre l’air ») et c’est cette contradiction que Dorothée ne comprend pas. L’inverse se produit
quand Howard, après la première peu glorieuse de Marie Stuart, reprend sèchement la réplique
exaltée de Dorothée «On a bien joué, ce soir ») : «C’est aux huit spectateurs qu’il faut aller demander
ça.» Et Dorothée, du tac-au-tac : «Ah non, je file, je suis trop en retard.»
La naïveté de Dorothée, si elle avait été présentée comme trait central de son caractère, en eût fait
au mieux un personnage de cruche de soap américain (Rose Nyland dans les Golden Girls en est
l’exemple indépassé depuis à la télévision), au pire une ménagère ou une bourgeoise du cinéma
français des années 1990 passée dans le lit de Procuste du second degré (Jaoui, Bacri, Canal +).
Mais l’habileté de Biette transforme une faiblesse sociale en force dramaturgique, car l’aplomb du
littéral est si grand que Dorothée est de taille à lutter, sans même le savoir, contre le double langage
de Hermann et tout son arsenal polémo-théâtral.
Le film ne s’en cache pas, du reste. La caméra fixe de plein front Hermann et Dorothée sur le lit, lui
lisant, elle se peignant les cheveux. On voit le regard gêné de Hermann, et on sent qu’il a quelque
chose à dire ou à demander. Dorothée, elle, semble heureuse. Hermann évoque les problèmes
d’argent et suggère sournoisement à Dorothée de vendre sa bague en diamant. Dorothée répond sans
sourciller (et sans remarquer aucunement la manœuvre de Hermann) : « Je ne peux pas, elle vient de
ma grand-mère.» Hermann se replonge dans son livre, marmonne qu’elle pourra la porter sur scène et
que ce sera toujours mieux qu’une « bague de location ». « Une bague de potassium ? », reprend
Dorothée, l’air joyeux, et encore plus insouciant que tout à l’heure, ce qui finit par mettre Hermann
hors de lui. Et ainsi de suite : le passage d’un mot à un autre, énoncé par une personne et compris de
travers (avalé de travers, encore une fois) par une deuxième, qui renomme les choses à une troisième,
avec le même risque de détournement de sens — tout ceci nourrit la fiction que ces corps conducteurs
ne se lassent pas de passer de l’un à l’autre comme le parchemin de Rendez-vous avec la peur, de
Jacques Tourneur. Ce qui surgit dans cet espace entre le dit et le saisi est directement redevable à la
présence permanente du secret et à ce qui permet de le maintenir intact: la différence.

5 Dans sa critique du Théâtre des matières, qui dépasse largement les limites du film pour propager sa lumière sur l’ensemble du
cinéma à venir, Serge Daney l’avait très bien compris : «Le Théâtre des matières est tout à fait contemporain de la naissance possible
d’un “nouveau spectateur” qui ne serait pas (pas seulement) un consommateur culturel et dont on ne saurait qu’une chose : qu’il se
compte un par un. » («Éloge d’Emma Thiers », Cahiers du cinéma n°285, février 1978, repris dans La Rampe, Cahiers du cinéma
/ Gallimard, 1983).
6 De la nature des choses, Traduction de Lagrange, revue par Blanchet.Garnier Frères, 1861, livre I, v. 953-955.
7 De la nature des choses, op. cit., livre I, v. 325-329.
8 «Les atomes ne peuvent être ni vus par l’œil, ni touchés par la main, mais ils sont comme vus par la pensée. », écrit Marcel Conche
dans son Lucrèce, coll. «Philosophes de tous les temps », Éditions Seghers, 1967, p. 30. Et, plus loin, même page : «La pensée, en tant
qu’elle nous dévoile le réel, est de la nature d’une vision. »
9 Cahiers du cinéma, n° 277, juin 1977.
10 Cahiers du cinéma, n° 309, mars 1980.
11 Tourneur, lui, n’a pas encore fait son entrée chez Biette, à part ces castagnettes qu’il avouera avoir empruntées à Leopard Man.
C’est Chasse gardée qui sera son film véritablement tourneurien.
12 Cinéaste français (1938-1996), auteur notamment de Le Clair de terre (1970), Absences répétées (1972), Le Jardin qui bascule
(1974), Le Crime d’amour (1981), etc.
13 in Cinématographe, octobre 1981. Fruit d’une coïncidence ironique, l’entretien avec Biette paraît dans le numéro de la défunte
revue qui posait en couverture la question du « retour de la qualité française », c’est-à-dire la restauration d’un certain style pré-
Nouvelle Vague, dans un effort néoclassique cherchant à réconcilier Michel Audiard et François Truffaut. Les représentants ce cette
«NQF » avaient pour noms Bertrand Tavernier, Claude Miller, Alain Corneau ou Laurent Heyneman. Un quart de siècle plus tard, on
suivra avec intérêt la façon dont cette idée aura été adaptée par ce qu’on a appelé « le Groupe des 13 ». Lors de la cérémonie des
César 2007, Pascale Ferran, réalisatrice de Lady Chatterlay, avait suscité une forte émotion en évoquant la situation précaire dans
laquelle se trouvaient de plus en plus d’intermittents du spectacle. Pour y remédier, et après avoir constaté la fracture s’élargissant
entre les films «riches » et les films «pauvres », elle proposa de concentrer l’aide publique sur les films du «milieu», « justement parce
qu’ils n’étaient ni très riches ni très pauvres — étaient même une sorte de marque de fabrique de ce que le cinéma français produisait
de meilleur ». C’est à la suite de ce discours que s’est créé le groupe des 13 (parmi lesquels on retrouvait Claude Miller), qui fit un
certain nombre de propositions dans un rapport, reçu favorablement par le Centre national du cinéma.
14 Jean-Claude Biette, critique d’Echoes of the Jungle, de Shirley Clarke, Cahiers du cinéma, n° 161, janvier 1965.
15 Dans «Cinéma = théâtre », hors série Orson Welles, Cahiers du cinéma, janvier 1982.
16 Apollinaire aussi peut se rappeler à notre souvenir, avec «Vendémiaire »: «Usines manufactures fabriques mains / Où les ouvriers
nus semblables à nos doigts / Fabriquent du réel à tant par heure / Nous te donnons tout cela » (Alcools, Poésie/Gallimard, 1966).
Apollinaire cherchait à «habituer l’esprit à concevoir un poème simultanément comme une scène de vie »: ainsi peut se résumer l’art
de Biette.
17 La règle des regards croisés a été définitivement fixée par le Hollywood des années 1940. Le dogme exige, dans le cas d’un
champ-contrechamp que si l’interlocuteur A regarde gauche-cadre, l’interlocuteur B doit regarder droite-cadre. La caméra, elle, ne
doit jamais franchir les 180°, c’est-à-dire rester du même côté d’une ligne reliant les interlocuteurs A et B. C’est une convention qui,
comme toute convention, peut être superbement ignorée, voire pervertie : voyez les films d’Ozu.
18 Cahiers du cinéma, op. cit. C’est Daney qui souligne.
CHAPITRE DEUXIÈME
Loin de Manhattan. Jean-Christophe Bouvet, le Superman de
Belleville. Trompe-l’œil et paracinématographie. «Tu ne nous
a pas ratés!» Ce qui gouverne le film. Le secret en tant que
valeur d’échange. Gardiens du silence.
On ne devrait pas chercher à comprendre ce qui se passe dans Loin de Manhattan, deuxième long
métrage du cinéaste, tourné en 1980-1981 et sorti en janvier 1982, mais plutôt ce qui s’y trame, pour
rendre mieux compte de l’aspect tissé-caché du récit biettien. Avec ce film, dont le titre fut inspiré à
Biette par l’inimitié profonde qu’il avait éprouvée pour Manhattan, de Woody Allen, exemple
éclatant de « cinéma filmé19 » adoubé par la quasi-totalité de ce qu’il appelait « la bêtitsia
internationale », une étape capitale est franchie. Pas de scénario, tournage étalé sur plusieurs mois,
montage au fur et à mesure, comme une réponse dialectique au professionnalisme relatif du Théâtre ;
et, plus profondément, des conditions de production, si difficiles et inconfortables qu’elles soient, qui
répondent mieux au projet général du film. C’est aussi l’occasion de s’éloigner de Diagonale, la
société dirigée par Paul Vecchiali, qui avait produit, outre Le Théâtre des matières, des films aussi
importants que Les Belles Manières de Jean-Claude Guiguet et, surtout, Simone Barbès ou la Vertu,
de Marie-Claude Treilhou. Le logo figure encore au générique, mais il s’agit davantage de présence
amicale20. Paolo Branco fait ses débuts de producteur, et on imagine que ce tournage inspirera pour
partie les méthodes étranges, parfois cruelles, mais efficaces qui feront sa réputation. Biette préfère
aussi remplacer le chef-opérateur maison, Georges Strouvé, par le Portugais Mario Barroso qui joue
en même temps le rôle principal dans Francisca de Manuel de Oliveira.
Mais c’est surtout l’occasion pour Biette de célébrer la naissance d’un personnage hybride,
fantasque, mystérieux, changeant, roublard, disert, antipathique de héros moderne à la fois agaçant et
émouvant, curieux de tout, frimeur et blessé, une sorte de superman de Belleville et de Ménilmontant
auquel, jusqu’à Saltimbank, Jean-Christophe Bouvet se donnera corps et âme. Épisodique mais déjà
déluré dans Le Théâtre des matières, Bouvet est chargé, dans Loin de Manhattan, d’une tâche
nettement plus ardue : celle de jouer le premier personnage-relais de Biette lui-même, non pas un
double, comme on l’a souvent répété, mais un négatif, extériorisant ce que Biette serrait au plus
secret de lui-même (pas par peur, mais par goût). Or le négatif, si l’on s’en tient au vocabulaire
cinématographique, est l’original d’un film, dont on tire les copies qui seront vues en lieu et place de
l’œuvre unique. Et je pense qu’il est plus vraisemblable d’envisager Biette comme une copie
positive des personnages interprétés par Bouvet que de dérouler la problématique du double, dont
l’aspect baroque est étranger à l’univers tout en angles et en lignes de fuite du cinéaste.
Cette relation de dépendance créée, et acceptée par les deux parties avec amusement et profit,
permet, ce qui est une autre avancée dramaturgique par rapport au Théâtre des matières, de rendre
son autonomie aux personnages à venir de Sonia Saviange (malheureusement, Ingrid sera sa dernière
création) et, par conséquent, de délivrer Howard Vernon de son typage quelque peu univoque du
Théâtre, sous l’effet de collision rendu inévitable par la logique générale de la composition: il fallait
opposer Hermann à Dorothée et les empêcher de composer. Dorénavant, Biette donnera à Vernon la
possibilité de jouer des personnages à la lisière du monde de la matière et celui de la pensée et de
l’imagination, tournant son visage tantôt d’un côté ou de l’autre, passeur entre la lumière et l’ombre
dans une sorte de prosélytisme enharmonique (aujourd’hui on dirait « interface »). Le statut des
personnages est ainsi intimement lié à l’itinéraire des acteurs sur le chemin de la fiction.
Grâce à la « complicité » dramaturgique de Jean-Christophe Bouvet, Sonia Saviange pousse non
seulement Ingrid à chercher une pure existence, c’est-à-dire des mouvements et reprises diverses qui
la font passer d’un état à un autre (depuis l’obéissance jusqu’à la résistance, de la révolte jusqu’à
l’indépendance), mais aussi à libérer le film tout entier des oppositions conventionnelles mettant en
présence deux caractères délibérément incompatibles. Loin de Manhattan tend dès le début à
consolider une structure ternaire, presque classique, voire vaudevillesque (le triangle amoureux
ironiquement constitué par Ingrid-Christian-René Dimanche), théâtre idéal où se croisent et se
décroisent les éléments les plus hétérogènes du récit : palabres comiques (la signature du livre
d’Ernie Naud), satire sociale (les coups bas de Christian pour obtenir et publier l’interview de René
Dimanche), pointes de mélodrame (monologue «du blockhaus » de Ingrid). Un récit plus libre, donc,
que celui du Théâtre des matières, mais pas moins concentré sur sa tâche : lier intimement le sujet
apparent (comédie sur le monde de la peinture et de la critique) avec le sujet réel (la culture mise au
pas par la normalisation) — ou, pour le dire avec les mots de Biette, « le sens immédiat » avec « le
sens implicite »21.
Néanmoins, le sujet apparent n’est pas traité par-dessous la jambe ; au contraire, pour qu’il puisse
servir de voile au sujet réel, et que donc possiblement le premier se lève sur l’autre, comme au
théâtre le rideau laisse venir la vérité au spectateur, ce sujet apparent est lui-même dissimulé par un
leurre, un trompe-l’œil, figure essentielle qui apparaîtra physiquement par deux fois, dans les
séquences au Touquet, sous la forme d’une fresque naïve peinte sur le mur de l’hôtel.

Loin de Manhattan raconte l’histoire d’une petite communauté de critiques à la fois parisiens et
internationaux, et divisés en deux clans principaux, qui cherchent à découvrir pourquoi le peintre
René Dimanche (Howard Vernon) s’est arrêté de peindre pendant huit ans. Ce silence, objet de toutes
les conjectures et extrapolations, est le déclencheur d’une guérilla critique avec ses intrigues, ses
trahisons, psychodrames et déchirements, d’autant plus cruelle qu’elle est comique : le monde est
petit et tout le monde se connaît. Le premier clan est représenté par Ernie Naud (Michael Graham),
Américain installé à Paris préparant une somme consacrée à René Dimanche, et qui passe à Christian
(Jean-Christophe Bouvet), un jeune critique ambitieux, la commande d’une interview du peintre qui
lui permettrait de lever un coin de voile sur le mystère. Le deuxième clan est dirigé par Guy Zigfam et
Fanette Manzik, un couple drolatique de sommités avant-gardistes, dont les noms pastichent de
manière transparente ceux de Guy Fihman et Claudine Eizykman, figures bien connues du cinéma
expérimental des années 1970, œuvrant au sein de la non moins célèbre faculté de Vincennes. Au
mois de mai 1978, un colloque avait réuni à Lyon tout ce que le cinéma underground comptait de
personnalités plus ou moins pittoresques pour débattre des rapports possibles entre les cinéastes
expérimentaux et la puissance publique, en l’occurrence d’une aide structurelle du CNC. Les débats
furent houleux et, vus de loin, très intéressants du point de vue dramaturgique (qui, comme toute
controverse violente, peut prendre la forme d’un scandale). Après le tournage du Théâtre des
matières, Biette avait repris une activité critique aux Cahiers, explorant, en même temps que Daney
et Skorecki, les possibilités ouvertes par les changements de comportement des spectateurs face à la
place grandissante occupée par la paracinématographie (publicité, promotion, démission de la
critique, etc.)22.
On peut supposer, sans forcer l’histoire, que l’aventure théorique et politique du colloque de Lyon
a pu inspirer Biette pour la construction de ses personnages, d’autant que le genre satirique laissait
les mains libres à l’exagération, seule capable d’arriver à une représentation relativement réaliste.
Cependant, ayant en tête les insuffisances inhérentes aux œuvres qui traitent directement du cinéma, et
en particulier à ce sous-genre qu’est « le film dans le film», Biette prend un chemin de traverse. À
Philippe Carcassonne23, qui lui fait remarquer que, bien que s’agissant « de peinture, et non de
cinéma, on retrouve, dans Loin de Manhattan, le chemin d’un certain microcosme : critiques rivaux,
théoriciens plus ou moins pertinents, créateurs hautains, mécènes et groupies », Biette répond ceci :
« Je ne vous le fais pas dire… Je voulais faire un film très méchant sur le monde de la culture.
Maintenant que je regarde mon film, il me paraît très à l’eau de rose en comparaison de ce qu’on peut
voir et vivre. Et d’ailleurs, même si je me moque d’eux, mes personnages me paraissent tous
sympathiques, alors que j’ai commencé avec de la haine. En faisant porter le chapeau à la peinture,
j’avais comme avantage d’avancer sur un terrain neuf et de parier sur la réalité de ce que j’allais
trouver. Dans Le Théâtre des matières, j’avais fait la même chose pour le théâtre qui est une terre
inconnue pour moi. C’est une méthode que j’aime bien: on est ainsi obligé d’extérioriser ses points
d’ignorance, ses préjugés, sa vision romanesque, et de combiner ça avec des choses bien réelles et
proches comme les acteurs, les décors, les espaces. De toute façon, au cinéma tout est vrai…»
Cette structure en trompe-l’œil n’empêche pas le moins du monde de s’en tenir strictement à ce qui
est raconté (une chasse au scoop critique), ni de prendre le risque de pénétrer dans les profondeurs
de la représentation, et de regarder droit devant dans le miroir. Daney ne s’y était pas trompé, qui
avait dit à Biette : «Tu ne nous a pas ratés !» Biette était évidemment très conscient de l’effet que son
film pouvait produire dans le milieu de la critique de cinéma. Mais il savait également que la
satisfaction de décocher quelques traits assassins et moqueurs ne pouvait qu’être de courte durée et
qu’un film, s’il voulait s’inscrire dans un temps qui le préservât du vieillissement, devait réunir des
éléments dramatiques et formels qui élargissent au maximum la portée de son sujet, et de laisser les
fils courir librement autour du thème central, tout en empêchant à l’élément satirique de prendre le
dessus (on sait depuis Aristophane que les comédies sont plus sujettes à la déchéance du temps que
les tragédies, car elles synthétisent les traits d’une époque particulière). Cette manière, faussement
naïve, laisse le choix au spectateur de suivre la ligne qui lui paraît la plus sympathique, ou la plus
claire, ou, au contraire, la plus secrète, qui conduisent toutes inexorablement à la même conclusion :
la recherche de la beauté ne supporte ni compromission ni chantage, mais exige une certaine
clandestinité, et donc le recours à toute une série de trucs et astuces pour éloigner le mauvais œil de
la nuisance sociale incarnée ici par l’obsession des critiques à expliquer une œuvre en recourant sans
vergogne à des critères biographiques et violemment subjectifs sous des allures d’impartialité
scientifique.
La complexité de cette situation est d’emblée traduite dès le premier plan du film: dans un grand
panoramique, accompagné des dernières mesures de la Cassation de Mozart, qui scandait le
générique dessiné et calligraphié, scrute un paysage urbain comme recroquevillé devant l’orage
envahissant peu à peu le bleu du ciel, et se fixe sur un jeune homme assis derrière une table sur la
terrasse d’un immeuble parisien. Fidèle à sa propre approche critique, mais probablement sans cette
préméditation qui assèche inexorablement le terrain mouvant sur lequel bâtir sa fiction, Biette délivre
les éléments qui gouverneront le film.

1) Le panoramique (et plus encore son corollaire : la fixité de l’axe) est la base grammaticale de
cette double chronique, à la fois satirique et sociale ; une figure qui oblige la caméra à se tenir à
distance, comme si une place lui était assignée à chaque plan et qu’elle devait s’en débrouiller. On
peut dire qu’elle est presque aveugle, qu’elle avance à tâtons, et qu’elle cherche désespérément le
meilleur angle pour comprendre ce qui est important dans l’espace prélevé sur l’inconnu. Ou bien
que, saltigrade, elle fait des bonds, des sauts de puce. D’où la multiplication d’angles extrêmes
(plongées-contreplongées), qui déforment les visages et les corps et poussent le film dans une
direction burlesque qu’on ne lui soupçonnait pas. Quand Ingrid (Sonia Saviange), dans la première
séquence, casse la tasse à café, la caméra se perche au-dessus de Christophe (Jean-Chrisophe
Bouvet), son trois quarts apparaissant à côté, un mètre plus bas, des morceaux brisés. En revanche,
quand Béatrice (Michou Savin) avance sur la gauche, la caméra la suit mais s’arrête sur Papan24, la
mère de Christophe (Paulette Bouvet), comme si elle se demandait où aurait lieu l’événement
important du moment. On imagine un personnage de comédie italienne (mettons Ninetto Davoli),
tantôt se hissant sur la pointe des pieds, tantôt se mettant à genoux et roulant des yeux, tantôt repoussé
par les personnages de sa ligne d’observation (le degré correct, canonique, d’un contrechamp, par
exemple), piétinant, penaud, sur le bas-côté, l’œil aux aguets pour ne pas en perdre une miette. Les
angles de prises de vues sont des prises de guerre, la caméra s’efforce de filmer tel ou tel trait
(comme des flèches) qui atteint les personnages. Étrange acupuncture, qui consiste à trouver les bons
points sur les corps afin de les contraindre de révéler une partie de leur vérité. Et non seulement la
caméra saute de façon incongrue d’un endroit à l’autre de l’espace à filmer, mais les personnages,
souvent par deux ou par trois, le troisième toujours intrus (Guy s’interposant entre Christian et
Fanette, Ernie, shakespearien et inquiétant dans le crépuscule, entre Christian et sa mère) semblent se
placer dans le but de compliquer davantage encore le travail de la caméra.

2) L’espace du film sera mixte : entièrement tourné en extérieur (sauf un plan-exception, confirmant
la règle, filmé depuis la galerie, quand Ingrid dit « Monsieur Hanska ne devrait pas boire autant »),
sur des terrasses, au fond d’impasses, en haut d’escaliers ou dans le grand jardin de la galerie de
madame Hanska (Laura Betti), sans qu’on puisse réellement affirmer qu’il s’agit d’extérieurs «purs »
— ce sont plutôt des extensions que des espaces clos, comme si les idées brassées par la petite
communauté ne pouvaient pas être contenues dans des lieux traditionnels de la culture. Même lorsque
la nature à peu près intacte joue son rôle pictural, dans les séquences du Touquet et de ses dunes, elle
est corrigée par des lignes humaines, et forcée à se convertir en décor quasi hollywoodien: quand ce
ne sont pas les immeubles de vacances turquoise qui bordent le chemin des dunes, c’est la
composition même du plan qui dénaturalise au maximum l’effet du paysage : à la fin, René Dimanche,
avec sa chemise à carreaux et sa silhouette immobile qui se détache du fond, semble sortir d’un film
de Douglas Sirk, voire de Wagon Master, mais en couleur, de John Ford. On retrouvera cette
ambiguïté dans tous les films de Biette, qui saura se souvenir à la fois de Rohmer et des Straub. Du
premier, il gardera l’attention portée à ces zones d’ombre, au propre comme au figuré, que recèlent
des paysages semi-humains ; du second, l’idée du théâtre en plein air (campagne ou ville) : peut-être
une réminiscence d’Othon, où Biette avait joué Martian. Ou l’idée d’un balcon d’où les acteurs
regardent le spectacle du monde.

3) La couleur sera traitée analytiquement. Christophe porte un tee-shirt rayé bleu et jaune, Béatrice
une robe rouge et, tout illégitime que soit le couple qu’ils forment (comme presque tous les
personnages du film), rien ne se mélange vraiment. Quand il n’y a plus d’orangeade, eh bien, on boit
de la bleuade. Ce qui aurait pu n’être qu’une plaisanterie théorique repose cependant sur ce que
Biette faisait le plus sérieusement (et intuitivement, la plupart du temps) du monde : chercher un
équivalent inattendu, un motif incongru qui nous ramèneraient immédiatement au sujet central du film.
Ici : le fait que la parole critique, au lieu de trouver l’unité salvatrice de l’œuvre d’art, dissout tous
les éléments dans les éprouvettes de l’analyse rhétorique, pour tenter d’intégrer la peinture de
l’artiste à un système normatif. Il est naturel alors que ledit peintre fuie à toutes jambes cette chasse
sociale aux chefs-d’œuvre. Et, pour un jeune critique, qui a horreur du vide (voir à ce sujet la série
de calembours déroulée par Jean-Christophe Bouvet à partir du mot « vide »), si l’on manque de
jaune, on prendra du bleu.
4) Le climat du film sera mitigé : le panoramique commence sur une belle trouée de lumière pour
terminer dans le bleu noir des nuages orageux qui s’accumulent dans le ciel de Paris. Mitigé, donc,
mais sur un mode successif. Ce qui permet de lier le temps dans le sens météorologique au temps
dans le sens existentiel, c’est-à-dire la lumière et le changement. Aux huit ans de « silence » de René
Dimanche s’opposent ces quelques petits jours, de Paris au Touquet, sans datation précise possible,
mais ponctués de manifestations naturelles qui se rappellent au bon souvenir de ces garçons et filles
uniquement occupés par leurs pensées. Le vent, le soleil, les cris d’animaux, le chant des oiseaux
composent une partition assez bruyante, à condition d’y prêter une attention suffisante. Si l’on est
aussi préoccupé que Christophe par sa réputation, on ne se rendra même pas compte que l’air du
jardin de la galerie sonne comme la jungle dans Aventures en Birmanie, de Raoul Walsh. Et c’est
René Dimanche qui prendra sur lui la rééducation d’Ingrid, perdue dans les sons et les odeurs de la
dune, à qui il fera sa leçon de choses, en même temps qu’il lui délivrera le fameux secret de son
«silence ».

Ce secret est évidemment la clé de voûte de Loin de Manhattan, mais également la clé qui donne
accès à la plupart des personnages du film. Nous savons que le « silence » de René Dimanche a duré
huit ans, et que le groupe, cet organisme féodal qui ne supporte que le statu quo, c’est-à-dire le
maintien d’un esprit de guerre froide pour que chacun puisse rester gardien de sa chapelle, ne peut
supporter que s’il est fondé en raison.
Et pourtant, dès la formulation du problème surgit une difficulté que, curieusement, aucun des
personnages ne semble envisager : un peintre, précisément, ne parle pas et le silence est son domaine.
Et le fait d’identifier ainsi le geste à la parole, de les lier par un pacte tacitement reconnu comme
allant de soi, décrédibilise tout le sérieux d’une telle aventure. « Ils ne savent pas ce qu’ils disent »,
semble constater Biette, et de presser tout le suc comique de cette situation. Et non seulement ils ne
savent pas ce qu’ils disent, mais ce qu’ils disent, ils le font. Chacun cherche à découvrir dans toute sa
profondeur le secret de René Dimanche (en sondant «le silence » comme si c’était un concept, et qu’il
avait donc un contenu achevé), sans comprendre que ce secret n’a pas de signification
anthropologique, et donc sociale (utile). Ce dont ont besoin tous les acteurs de cette chasse au trésor,
c’est d’arriver le premier à saisir ledit secret et le porter à la connaissance de tous, comme s’il
s’agissait d’un objet — équivalent, économiquement parlant, à une certaine somme d’argent. Pour le
dire autrement, le secret, en cessant d’être une valeur d’usage, perd jusqu’à la totalité de sa
substance, car, si on peut l’échanger contre des honoraires, il n’est ni plus ni moins une marchandise
du même type que la toile qui quitte l’atelier du peintre. Avec la différence que les œuvres d’art
supportent la double appartenance aux sphères de l’usage et de l’échange : le secret, lui, a deux
formes distinctes : la formule (la recette) ou la révélation (l’apocalypse).
Pendant ses cours à l’Institut du cinéma, Eisenstein conseillait à ses étudiants de laisser toute
espérance qu’il leur fournirait trucs et astuces qui font les bonnes mises en scène. La loi qui régit un
film doit être organiquement ressentie par le cinéaste et c’est elle qui lui souffle les solutions
pratiques et formelles adéquates. Le secret des huit ans de « silence » de René Dimanche est de la
même nature que cette loi organique : c’est lui qui détermine la nécessité du silence, de même que les
moments précis où il commence et où il s’interrompt (ce qui n’empêche pas, rappelons-le, de parler
sans peindre).
Une fois cet arrière-fond établi, le film opère une distinction claire et nette entre deux groupes :
René et Ingrid (et, dans une certaine mesure, madame Hanska, la directrice de la galerie), à ma
gauche, tous les autres, à ma droite. Ces derniers forment un conglomérat absurde de groupes et de
sous-groupes hétérogènes. Le privé et le public se confondent, les idées, comme les individus,
s’échangent sans ménagement. Quant au couple formé par Ingrid et René, il est né précisément de
cette confusion (des vies, des secrets), pour mieux la fuir et tenter de mener une existence scellée par
un pacte de sincérité absolue. Pendant la première escapade des amoureux au Touquet, dans le
silence débordant de sons et de couleurs, à la lisière exacte de la nature conquise (les immeubles
turquoise) et de la nature « non indifférente » (les dunes, les buissons), le spectateur attentif
remarquera la transformation presque physique subie par Ingrid.
Une chose, qu’on pourrait appeler le secret réel du film (par rapport au secret apparent: le fameux
« silence », trop bruyant pour ne pas cacher autre chose), relie Ingrid et René (et, dans une certaine
mesure, madame Hanska encore une fois) : ils n’habitent nulle part. Bien sûr, René a un atelier
(jamais montré, pas plus que la moindre de ses toiles), qu’on imagine ressembler au gourbi de
Jeremy Fairfax, dans Le Champignon des Carpathes, véritable terrier pour taupes artistoïdes ; bien
sûr, madame Hanska a sa galerie et, probablement, nichée en haut d’une coursive, une « chambre à
soi », loin de Beaubourg. Ingrid, elle, n’habite nulle part, même par allusion — elle se déplace d’un
lieu à l’autre avec la légèreté fantastique (et point de ce monde) de cette «fée de la fiction».
Rappelons, encore une fois, les « faits ». Christian, à qui Ernie Naud a confié le soin de découvrir
la raison du « silence » de René Dimanche, en échange d’un adoubement du jeune critique par une
grande revue new-yorkaise (Shapes & Colors), et au risque de se brouiller avec ses amis Guy Zigfam
et Fanette Manzik (avec laquelle il couche, en passant), ennemis jurés de Naud, échoue dans sa
tentative d’interview avec le peintre. Celui-ci le reçoit sur la coursive d’un passage parisien —
première apparition dans le film de Howard Vernon, donc, au bas d’un cadre exagérément
géométrique, angle tordu, et la tête du peintre coincée dans un embranchement de diagonales —,
répond par oui ou par non sur un ton exaspéré (Biette disait avoir imaginé ce que Bresson pourrait
répondre à un jeune journaliste), et finit par le chasser quand il comprend que la seule question qui
intéresse Christian est précisément celle de son secret. Christian ne désarme pas et décide d’envoyer
Ingrid, sa maîtresse, qui travaille à la galerie de madame Hanska, grande «protectrice des arts » et de
René Dimanche, faire du charme au peintre et tenter de lui arracher le « secret » par tous les moyens
possibles.
Dans sa logique de maître-espion, Christian est efficace, et Ingrid parvient à gagner la confiance de
René dans une séquence mémorable, où, après lui avoir confié qu’elle écrivait des poèmes inspirés
de ses tableaux, elle s’évanouit, obligeant le vieux misanthrope à la transporter chez lui. Cette figure,
reprise telle quelle du Théâtre des matières (cf. plus haut), fonde la constitution du couple moteur du
film sur un malentendu — provoquant un frottement narratif très dynamique, car ses effets lumineux
sont innombrables et pourraient se reproduire à la chaîne : non seulement l’amour, la passion et la
haine, mais également la méfiance, le jeu de cache-cache et le travail incessant du remords et de la
honte. Le mensonge, originel comme le péché, menace la relation entre Ingrid et René, et en même
temps donne la possibilité à la première de se racheter en bloquant au moment opportun le
mécanisme de la trahison et en refusant la neutralisation de la honte par la dissimulation de preuves.
Le plus simplement du monde, René livre à Ingrid l’explication de son «silence », qui cesse d’être
un secret pour redevenir raison : le mythe se dissout et le peintre reprend sa place d’artisan qui a
besoin de maîtriser ses temps forts et ses temps faibles. Et, de la même façon qu’une malédiction doit
être volontairement interrompue par l’un des «maudits » de la chaîne, Ingrid, dont on scrute le regard
attentif pendant l’explication de René, décide aussitôt de la garder pour elle. À ce moment-là, sa
décision est prise, le destin est scellé : son existence sort de ses gonds, elle s’enfuit, retourne à Paris,
signifie à Christophe qu’elle ne livrera pas le secret (qu’elle gardera littéralement pour elle « le
silence » qu’on lui a confié) et même, dans un aveu surprenant, que « tout est fini » avec René.
Surprenant à première vue, bien sûr, car Ingrid ne peut pas se résoudre à retourner vers l’homme
qu’elle a failli trahir et qui lui a tant appris en si peu de temps sans se trahir elle-même.

Que lui a-t-il donc appris de si important ? Qu’il n’a rien peint pendant huit ans pour une raison
presque technique, celle de répartir correctement le temps, entre l’apprentissage et la création? Non,
la teneur du secret se révèle beaucoup plus banale que le secret lui-même : sous une apparence de
concept ne se dissimule qu’une preuve existentielle. L’enveloppe est vide. Mais le regard d’Ingrid, à
ce moment-là, celui du dévoilement de la réalité la plus quotidienne, artisanale, pourrait-on ajouter,
se dévoile à son tour, devient précis, intelligent, presque froid : une caméra plantée dans le vif du
sujet. Ce plan est en quelque sorte la réponse à un autre plan, au tout début du film, quand on
découvre Ingrid venue rendre visite sur la terrasse de Christophe. Assise de trois quarts, une tasse de
café à la main, elle regarde en face d’elle. Ce plan établit d’emblée le rapport au monde (ce hors-du-
monde, plutôt, qui caractérise les deux rôles tenus par Sonia Saviange dans les films de Biette) — ce
n’est pas Christian qu’elle fixe ainsi (Christian est assis, lui, quelque part sur sa gauche ; nous venons
de le voir dans un plan face caméra), mais un point indéterminé, promesse ou souvenir parfaitement
opaque, ce que confirme le panoramique qui cadre Christian en train de bâiller, précédé du
rétablissement dans l’axe canonique du regard d’Ingrid (figure reprise du Théâtre des matières,
encore une fois). Par conséquent, il y eut bien, au Touquet, une transformation radicale du personnage
d’Ingrid, qu’on pourrait presque qualifier de conversion, même si elle ne suffira pas forcément à
garantir l’équilibre fragile de l’ensemble, attaqué par les coups de sonde médiatiques du groupe
parisien.
Et même si, du point de vue d’une stricte logique narrative, le retour d’Ingrid au Touquet devrait se
conclure par ses retrouvailles avec René, il n’en est pas de même quand on observe de près la
séquence finale, et plus particulièrement les trois derniers plans du film. Après avoir quitté la
sauterie organisée par madame Hanska dans le jardin de sa galerie pour la signature du livre d’Ernie
Naud, qui continue de traquer les coquilles dans les exemplaires fraîchement arrivés de chez
Gallimard, et une réconciliation formelle entre les deux camps sur fond de conversation
météorologique (« Je crois que ce sont des cumulo-nimbus », dit Guy Zigfam. « Ce sont des nimbus,
tout simplement », répond Ernie Naud), la caméra retourne au Touquet. René Dimanche, chemise à
carreaux, le carton à dessins sous le bras, son blouson rouge par-dessus, se détache au premier plan
du paysage que nous connaissons, avec ce mélange de sable et de buissons. Après un long moment de
contemplation pure, neutre, René part au fond du plan d’un pas décidé, et nous quittons Douglas Sirk
(ou John Ford) pour Camille Corot: le rouge du blouson joue alors le même rôle que les bonnets des
paysans dont le peintre piquait volontiers ses feuillages. Et, comme pour mieux affirmer la picturalité
de ce plan (chose plutôt rare, chez Biette, qui ne connaissait ni n’aimait guère la peinture), ce n’est
pas la caméra qui quitte René, mais René qui coupe brusquement le champ et disparaît sur la gauche.
Et en même temps, il laisse alors le monde bruissant et inquiétant, le monde de la matière, emplir le
plan de sa présence.
Le plan pénultième montre Ingrid, la valise à la main, traversant d’un pas décidé, en tout cas, aussi
décidé que lui permet la tonalité imprévisible dans laquelle s’exprime le corps de Sonia Saviange, la
cour du grand hôtel du Touquet que nous connaissons — d’où, évidemment, la conclusion logique
formulée intuitivement par le spectateur que nous allons assister à des retrouvailles. Quittant Ingrid
marchant dos à la caméra, le dernier plan se dessine cette fois latéralement et, d’un panoramique
aussi doux que la main du metteur en scène guidant son actrice, accompagne Ingrid jusqu’à ce qu’un
mur s’interpose entre eux. Ce mur ne nous empêche pas seulement de voir les retrouvailles promises,
il nous rappelle aussi que quelque chose, désormais, fera toujours obstacle entre le peintre et sa
solitude et tous ceux qui, Ingrid y compris, ont cherché à en saisir le sens, comme on saisit une proie.
Ce quelque chose est le trompe-l’œil peint sur le mur et il nous invite à la plus grande prudence quant
aux véritables raisons qui ont poussé Ingrid à fuir la galerie de madame Hanska. Quoique d’un autre
monde elle-même, grâce à quoi elle put avoir accès à une partie du mystère, on ne saura pas si Ingrid
a refait le voyage pour retrouver René, ou bien ce blockhaus, perdu dans les dunes, où se cache,
oubliée, une partie de sa propre histoire.

19 «Il est en effet difficile de ne pas prendre ses distances à la vision de films où le travail du cinéaste consiste à prélever les effets
des vieux films, à tenter de les reproduire, à leur donner un vernis moderne en les barbouillant d’une lumière ostentatoire, à accrocher
des grelots culturels aux basques des personnages, à faire la tambouille scénaristique et dramaturgique avec de vieux restes
abandonnés par l’ancienne colonie germanique à Hollywood, et à photographier avec une caméra cette soupe synthétique servie sur
un plateau. Ces “beaux films” d’aujourd’hui définissent un genre nouveau : le cinéma filmé. » « Gibier de passage », Cahiers du
cinéma, n° 301, juin 1979, repris dans Poétique des auteurs, op. cit.
20 Biette, qui faisait le clap, se souvenait, amusé, de son lapsus, en annonçant le premier plan du film: «Loin de Diagonale, euh, Loin
de Manhattan… » L’histoire de Diagonale est longuement évoquée par Paul Vecchiali dans un entretien accordé à Pascale Bodet et
Emmanuel Levaufre, paru dans les numéros 18 et 19 de La Lettre du cinéma, printemps-hiver 2002.
21 Voir «La barbe de Kubrick», Trafic, n° 32, hiver 1999.
22 Les Fantômes du permanent, sous-titré 13 inédits, est demeuré un texte fondamental sur la perception des films indépendamment
de leur histoire immédiate. Pour Biette, voir ou revoir les films à la télévision (principalement au Ciné-Club de Patrick Brion) était une
manière de se libérer de la pression extérieure exercée sur le spectateur moderne et d’interroger, en dernière analyse, la pertinence de
la notion même de spécificité du cinéma.
23 Cinématographe, op.cit.
24 On trouve à cette blague, faussement innocente, de Bouvet une rime savoureuse dans Le Complexe de Toulon, lorsque le même
Bouvet parle d’écrire « mes mémoires, Pépé Poire »… Notons que « Papan », ainsi que « la bleuade » sont de pures inventions de
tournage ; on n’en trouve aucune trace dans les séquences dialoguées conservées.
CHAPITRE TROISIÈME
Correspondances. Trois Ponts sur la rivière. «Arrête avec le
théâtre.» «Vous avez oublié votre Monde!» La peau de Paris.
L’amour, c’est un plus; quand c’est là, c’est là. Les morts nous
habitent, les vivants nous évitent. Le chant du coq. Dialogue de
muets. Ô Claire de la lune…
L’étonnante élasticité des films de Biette (de quelque point de vue qu’on se place : formel,
dramaturgique ou narratif25) invite aux croisements et regroupements de toute sorte. Chaque film
répond d’une manière ou d’une autre au précédent, qu’il le contredise ou le prolonge, reprend une
idée, une structure, un ou plusieurs personnages d’un film éloigné dans le temps, ou annonce, en
l’esquissant, une nouvelle direction pour une film futur, qui, lui-même, renouvellera ou présentera
sous un angle inexploité ce qui aura déjà rejoint le fond de la rivière, sédimentation matérielle de
l’œuvre.
Loin de Manhattan se construit contre Le Théâtre des matières, qui avait ouvert la boucle,
bouclée par Saltimbank, son quasi-remake plus d’un quart de siècle plus tard. Le Champignon des
Carpathes développe une structure éclatée, sur une base narrative de conte classique mêlant potions
magiques, sorcières et enfants orphelins, donnant du temps à l’espace, alors que Loin de Manhattan,
lui, laissait son espace aux temps divers des personnages. Chasse gardée joue la carte du genre
policier, mais, s’éloignant formellement de la trilogie « bouts-de-ficelle » (Loin de Manhattan, Le
Champignon des Carpathes, Le Complexe de Toulon, tournés au jour le jour, sans scénario, au gré
des disponibilités, aussi bien des hommes que des choses), déroule une intrigue opaque et se
concentre sur la force négative des personnages, qui n’essaient même pas de sauver les meubles dans
le naufrage de ce Titanic de poche du classicisme, sorti en douce en plein marasme
cinématographique des années 1990 et coulé aussitôt. Un film dont les temps se superposent jusqu’à
se figer en une achronie on ne peut plus réaliste. Le Complexe de Toulon, selon les propres mots de
son auteur, est une suite de Loin de Manhattan (à la manière dont Le Vicomte de Bragelonne emboîte
le pas à Vingt ans après, abandonnant peu à peu le roman d’aventures pour la chronique), mais c’est
aussi, sur un mode sarcastique, un exercice amer de saturation, avec ses deux villes, ses deux pièces
et ses deux théâtres différents, schéma que reprendra, en le modifiant légèrement, Saltimbank : deux
villes, deux théâtres, trois pièces, et une queue de poisson pour finir.
Trois Ponts sur la rivière, lui, est un film à part, malgré son appétit des chiffres et des résonances.
Quoique étonnant que cela puisse paraître, il est beaucoup plus proche de Loin de Manhattan, dont il
reprend plusieurs éléments fondamentaux, sans toutefois atteindre la précision et l’équilibre entre le
récit et la dramaturgie du Théâtre et de Chasse gardée, qui ont bénéficié de conditions de production
à peu près «normales ».
Le premier point commun entre les deux films — leur producteur, Paolo Branco — n’est
anecdotique qu’à première vue. Entre Loin de Manhattan, première expérience de Branco dans ce
qu’on pourrait qualifier d’antiproduction, et Trois Ponts sur la rivière, le seul film de Biette qui ait
rapporté de l’argent, il se passe dix-sept ans sans que les deux hommes n’aient réussi à faire aboutir
un projet commun. Question de financement (Robinson Crusoë, avec Denis Lavant, Howard Vernon
et João Cesar Monteiro), d’opportunité (Romola Road, un film d’espionnage pour Eddy Mitchell,
Howard Vernon, Thomas Badek et Marie-France Pisier) ou d’incompatibilité d’intérêts. Branco avait
refusé de reprendre la production du Complexe de Toulon, comme il n’avait pas souhaité participer
au montage financier (un oxymore dans la langue de Biette) du Champignon des Carpathes. « Arrête
avec le théâtre », avait-il dit à Jean-Claude Biette, lorsque celui-ci lui avait proposé La Passion
d’Amélie, scénario préhistorique du Champignon des Carpathes. Ce dernier, en bon cancre qui se
respecte, Biette le tournera malgré tout (on pourrait ajouter : par esprit de contradiction), et il aura
gain de cause (critique).
Dix-sept ans plus tard, Biette écrit Trois Ponts sur la rivière, un film entre deux pays (France et
Portugal) et trois villes (Paris, Lisbonne, Porto), espaces d’aimantation fictionnelle, des scènes déjà
prêtes qui ne demandent qu’à se laisser envahir par une troupe inhabituellement nombreuse et
diverse, elle-même divisée en plusieurs ensembles et sous-ensembles (du côté de chez Claire, du
côté de chez Arthur, la maison Opportun et sa secte, la République des étudiants). Il est également
probable que Biette se soit senti suffisamment libre pour abandonner le théâtre, comme il
l’expliquera à Benjamin Esdraffo et Julien Husson26.
Résumons : suivant le conseil de son producteur, JCB «arrête » le théâtre et, serein comme jamais,
fasciné par le Portugal qu’il a découvert pendant les repérages de Robinson Crusoë, jamais abouti, et
les répétitions de la pièce qu’il a tirée de son Barbe-Bleue, mise en scène par Christine Laurent au
théâtre Cornucopia de Lisbonne, avec Luis-Miguel Cintra dans le rôle-titre, tourne Trois Ponts sur la
rivière dans un confort relatif (avance sur recettes, acteurs connus, etc.), son film le plus heureux,
peut-être, mais aussi le plus problématique, avec Le Champignon des Carpathes.
De Loin de Manhattan, il a retenu non seulement cette mise en réserve provisoire du théâtre et de
ses fascinations secrètes, mais aussi le trompe-l’œil comme figure essentielle de progression et
d’expansion, même si elle n’apparaît pas telle quelle, comme à la fin du deuxième long métrage de
Biette. Autant le trompe-l’œil fondait l’expérience de leurre tentée et réussie par Loin de Manhattan,
dont l’issue, finalement, satisfaisait tous les prétendants — René et Ingrid, rendus à leur solitude,
Christophe, déchiffrant l’énigme formelle sans percer le secret profond et devenant ainsi un
«parvenu» culturel, son idéal social, les factions critiques signant un cessez-le-feu lors du vernissage
chez madame Hanska —, autant il détermine la structure même de Trois Ponts sur la rivière, externe
(le jeu de cache-cache d’un récit dédoublé et schizophrène, la superposition des genres), comme
interne (la critique des tropes du cinéma français : couple parisien, angoisses intellectuelles,
personnages pittoresques).
Le premier pont du film est celui de Tolbiac, et la séquence qui s’y déroule est comparable, par sa
puissance d’évocation, la promesse qu’elle contient de tout le voyage à venir, au premier grand
panoramique de Loin de Manhattan (toutes les « attaques » biettiennes possèdent cette vertu). On
découvre Arthur Échéant (Mathieu Amalric) avancer rapidement sur le pont, dans la rumeur égale de
la circulation, tandis qu’un homme, plongé dans son journal (il s’agit d’Emmanuel Machuel, le chef-
opérateur du film, ce qui n’est évidemment pas un hasard). Arthur rejoint l’homme au journal et
Biette, par un raccord surprenant, filme le dialogue comme le ferait un Ozu, le champ-contrechamp
ayant enjambé gaillardement l’axe du plan général. La conversation elle-même n’est pas banale.
L’homme au journal, peut-être directeur de thèse d’Arthur, lui conseille d’aller à Lisbonne pour
rencontrer le professeur Fortunato Almeida, «un homme qui prend tout son temps », phrase qui sonne
comme un écho à ce que disait madame Hanska de René Dimanche : «Sa vie n’a jamais été pure vie.»
Autrement dit, dans les deux cas, nous avons à faire à deux personnages irréductibles, le premier à
d’autres temps que le sien, le second à la séparation classique entre l’œuvre et la biographie, ce qui
ne fait que compliquer le travail de l’enquêteur (Arthur est un Rouletabille) qui, d’une manière ou
d’une autre, est obligé d’en passer par le social. Après ce conseil plutôt embarrassant, l’homme
traverse le pont et s’éloigne, non sans avoir laissé son journal dans les mains d’Arthur. « Professeur !
crie-t-il, vous avez oublié votre Monde !»
Comme toujours, le jeu de mots biettien n’est pas gratuit, mais invite à pénétrer plus avant dans la
situation qui, seulement grâce à cet effort, peut délivrer une partie de son essentielle étrangeté. Du
point de vue strictement narratif, il n’y a guère de vraisemblance à ce qu’un professeur de faculté
donne rendez-vous à son étudiant au milieu d’un pont parisien et l’entretienne de la marche à suivre
pour son travail de thèse. La même scène jouée dans un bureau pédagogique à Jussieu ou à la
Sorbonne eût été plus vraisemblable. Seulement, ce qui aurait disparu alors, c’est la vérité absolue
de la figure dessinée sur ce pont ; pas seulement, parce qu’elle renvoie directement au titre
faussement programmatique du film (le nombre de ponts n’a pas grande importance, tout compte fait),
mais également à sa teneur hautement hitchcockienne. De toute évidence, la thèse d’Arthur est un
MacGuffin (nous ne saurons jamais ce qu’elle est censée étayer précisément) et le lieu de la
rencontre une base classique d’un rendez-vous d’espions — jusqu’au journal qu’on fait semblant
d’oublier.
Rien ne permet pourtant de réduire l’analyse de cette scène au pastiche (au mieux) ou au clin d’œil
(au pire). Ici, rien de poisseux ou de volontairement tordu, mais une incongruité (à la Topaz de
Hitchcock) qui oblige aussitôt le personnage principal (Arthur) à prendre au sérieux sa tâche
dramaturgique et narrative malgré son costume de Rouletabille d’opérette. On peut également
entendre un léger accent venu de Tourneur dans cet échange aussi curieux que bref, et le journal — Le
Monde — n’est-il pas la version biettienne, encore une fois, du parchemin maléfique transmis de
main en main dans Rendez-vous avec la peur ? Non, la scène du pont de Tolbiac est une articulation
indispensable pour qui veut comprendre le bâti général de ce film aimable seulement à moitié. Que
fait-elle, en réalité, cette scène ? Elle invite au voyage. Mais Biette n’oublie pas (et son expérience
de citadin casanier est capitale) que tout départ suppose une douleur, comme une dent arrachée, et
que la même pente, facile à descendre, sera pénible à remonter.
C’est ainsi que Biette construit son scénario sur une double base et sur un effet de répétition: deux
histoires (Arthur Échéant, d’une part, Franck Opportun, de l’autre), deux pays, deux langues (plus un
peu d’anglais pour le « théâtre » de la République des étudiants), et une tentative d’accorder au tout
une «comédie de remariage », théorie d’un genre inventé par Stanley Cavell à partir de l’examen d’un
groupe de films parmi quelques comédies américaines des années 30 et 40, et qui avait beaucoup
impressionné Biette.

Revenons au départ. Voici le résumé (encore une fois officiel), tel que le donnait le dossier de
presse : «Arthur est professeur d’Histoire. Il vit seul à Paris depuis qu’il a quitté Claire, mère d’une
petite fille née d’une précédente liaison. La présence d’un voisin de palier au comportement à peine
singulier suffit pour éclairer le tempérament d’Arthur : c’est un jeune homme fragile qui doute et
s’inquiète d’un rien. Aussi, quand il se décide à faire le voyage de Lisbonne pour rencontrer
l’éminent historien à l’origine de sa thèse, c’est avec Claire qu’il part. Claire, qu’il vient de revoir et
qui va devenir la partenaire presque idéale pour ce voyage de la seconde chance d’un couple qui
n’avait pas tout à fait épuisé son potentiel d’affinités.»
Arrêtons-nous sur ce « voisin de palier au comportement à peine singulier » : il s’agit de Franck
Opportun, joué par Thomas Badek, un locataire fidèle de la maison Biette depuis Le Champignon
des Carpathes. On l’a rencontré un peu avant la séquence du pont de Tolbiac et, contrairement à la
formule du résumé qui suggère que 1) le dialogue entre Arthur et Franck est censé esquisser le
portrait du premier avec l’aide du second; 2) Arthur s’inquiète d’un rien, puisque Franck, même s’il
n’est pas banal, n’a rien non plus d’effrayant (c’est le sens de cet étrange « comportement à peine
singulier »), il s’agit d’un homme on ne peut plus intrigant et pas rassurant pour un sou. Le découpage
de la séquence — champ-contrechamp dans l’escalier, avec l’insistance sur le regard impérial de
Franck, qui semble fendre l’axe pour frapper l’œil apeuré d’Arthur —, l’exiguïté de l’espace qui
empêche toute fuite, la tension psychologique résultant d’un face-à-face entre un serpent et sa proie,
le son d’une radio qui rappelle l’existence possible mais pas forcément humaine d’un dehors, tout
ceci compose une scène presque browninguienne, qui joue à la fois sur la panique devant l’inconnu et
l’attirance pour l’exceptionnel et le monstrueux.
Franck Opportun ouvre devant Arthur Échéant, effectivement fragile et peu sûr de lui, un monde
insoupçonnable, dont il emportera le souvenir jusque dans son voyage — sa seconde lune de miel.
Arthur est réellement terrifié par l’apparition de ce garçon nerveux et solide, il le laisse approcher,
fait mine d’accepter son whisky, qu’il déverse discrètement dans une plante verte, et, après son
départ, ouvre la fenêtre sur les toits de Belleville. Arthur aère sa chambre, il a senti tout de suite
l’épaisseur nouvelle de l’air après le départ de Franck, sans éprouver le besoin de se dire que « le
mystère s’épaississait ». Ce n’est qu’une échappée. Son geste est infantile — jamais on n’a vu, ni
chez Browning, ni chez Biette, un mystère s’envoler par la fenêtre et laisser libre l’homme de
poursuivre sa tâche. Car sa tâche, désormais, est de poursuivre le mystère. Traquer l’énigme.
« Laquelle, monsieur le Marquis ? », demandait Corneille l’imperturbable à La Chesnay le perturbé
dans La Règle du jeu.
Laquelle ? demandons-nous à notre tour. Celle de Franck, la plus visible, modelée par le jeu de
l’acteur et la lumière inquiétante (et aussi par cette caméra qui, soudain portée, bouge, fait biettien
sans précédent) ? Ou celle d’Arthur ? Une énigme encore incertaine, car à peine esquissée. Le film,
lui, n’hésite pas et, après cette séquence presque diabolique de cruauté inoffensive, mise sur Arthur,
la proie la plus facile, le personnage le mieux indiqué, un pousseur de fiction, une sorte de Garcia
dont parle Tourneur27. D’ailleurs, son nom l’y prédispose : c’est à Arthur Échéant qu’il échoit de
partir pour Lisbonne et de rencontrer le professeur Almeida. À Franck Opportun de trouver le
moment où leurs deux lignes devront s’entrecroiser (le kaïros). Seulement, dans sa grammaire
personnelle, le «cas » d’Arthur (la flexion, la déclinaison) est une inconnue pour Franck.
Ce qu’il n’est pas pour Claire (Jeanne Balibar), l’ex-fiancée d’Arthur, qui connaît la désignation
du cas Arthur (ce n’est pas un secret : il s’agit tout simplement de son égoïsme, mais un égoïsme
presque idéal, celui d’Alphonse de Benjamin Constant), sans pour autant en maîtriser le modèle dans
son ensemble. Le point de départ de la partie «comédie de remariage » se situe au moment où Arthur
attend son linge à la laverie ; un moment qui serait tout à fait embarrassant dans un film de Lubitsch, et
par là même à l’origine de sa comédie (comme au début de La Huitième Femme de Barbe-Bleue, et
l’histoire des pyjamas, ou bien la tuyauterie bouchée dans Cluny Brown). On ne trouve pas ce
déterminisme chez Biette, mais l’ironie de la situation, qui imprègne de sa douce indécision tout le
dialogue sur le trottoir, prépare à la mélancolie inévitable de la répétition amoureuse (ce que
Kierkegaard appelait la reprise).
Claire force pratiquement la main à Arthur, il accepte son invitation à dîner (se faire prier : toute la
mollesse des égoïstes est dans cette autodéification), Claire repart dans la rue. Le Paris de Biette,
d’habitude mystérieux, sombre, tordu, est coloré en carte postale délicate mais sans charme — les
couleurs sont sages, indifférentes, bleu ciel (les querelles ont remplacé les « batailles » ?), bleu de
Prusse, vert tendre, rose. Rien à voir avec les émeraude, bleu profond et les rouges du Théâtre, ou
les à-plats tranchés bleus et jaunes de Loin de Manhattan. Ni avec les gris et bruns cueillis dans le
fourre-tout des palissades, des maisons à moitié écroulées, et bien sûr des terrains vagues, cette
ceinture de faubourgs indéfinis aux populations étranges, la peau de Paris. Trois Ponts est un film qui
dédaigne le décor préféré du cinéaste, il lui joue une scène d’infidélité, presque provocante, et qui
rend si salvatrice l’échappée portugaise du couple on ne peut plus cartésien et « dans l’Histoire »,
comme dit Arthur.
Ce Paris froid, impersonnel — climat tout au plus trahi par le plan où l’homme sur le banc regarde
passer Claire avec sa fille — est celui de la fin du XXe siècle, nettoyé de ses pauvres, unifié, lissé,
rendu à son fantasme de décor de musée et d’écrin pour la dolce vita de la classe moyenne, dont on
imagine le carnage qu’eût fait un Alfred Hitchcock s’il avait vécu jusque-là. C’est celui du cinéma
qui prospère sur les ruines du sous-réalisme urbain des années 1970 et qui promulgue, de par les
tables de la postmodernité, les lois de la nouvelle dramaturgie d’après la chute du mur de Berlin :
fétichisme rhétorique (cinéphilie comme sujet), distorsions autobiographiques (autofictions et
règlements de comptes), saturations formelles (éclectisme international).
Je ne sais pas si Biette a quelque chose de semblable à l’esprit lorsqu’il tourne la séquence de la
pharmacie, ou s’il s’agit tout simplement de la plus faible scène du film: c’est l’épisode où Sophie-
la-suicidaire (Marilyne Canto, qui aura, dans Saltimbank, un vrai personnage à jouer), vient de
demander à son ami Claire, la pharmacienne, des cachets pour mourir. Bien sûr, la pharmacie fait
penser à celle de Corps à cœur de Vecchiali, à qui le film est dédié, et Jeanne Balibar est aussi
incongrûment intéressante en pharmacienne que l’était Hélène Surgère, mais cette référence, si c’en
est une, relève de la manie citationniste de ce même cinéma contemporain, tout en clins d’œil à
Truffaut, Demy, Godard, voire Louis Malle. Le dialogue entre les deux amies est sans relief, comme
le plan qui les filme, dans une lumière glaciale et paresseuse. Quand, à la fin du film, on en
comprendra l’utilité purement scénaristique (Sophie, avant et après), son inutilité dramatique n’en
paraîtra que plus grande, et ce n’est pas la cliente qui demande à Claire si elle peut faire une
photocopie qui la sauve de la banalité. En tout cas, son effet positif est de rendre plus que crédible
l’envie du film d’aller respirer sous d’autres cieux — moins bleu ciel.
Ce que suggère une autre séquence, située un peu avant, et l’une des plus réussies du film, pour sa
part, quand Arthur se rend dans le collège de banlieue où il enseigne l’Histoire. A priori inutile (à
l’intrigue), elle se déroule en quatre parties inégales, toutes, d’une façon ou d’une autre, traversées de
traits qui esquissent le personnage d’Arthur et son évolution tout au long du film.
1) La marche depuis la gare du RER jusqu’au collège, les couleurs déjà moins placides, moins
descriptives qu’à Paris, le corps d’Arthur, opaque et pressé, suggèrent le mouvement même, agile,
léger, mais concentré qui animera les aventures du couple au Portugal.
2) Le cours d’Histoire, ensuite, où le mouvement se ralentit pour laisser la caméra enregistrer non
seulement la réserve embarrassée d’Arthur face à une classe d’adolescents, mais aussi s’attarder sur
la façon de ces adolescents, droitiers ou gauchers, d’écrire dans leurs cahiers, de consigner le récit
collectif comme s’il s’agissait d’un précieux pense-bête, juste un nœud qu’on fait à son mouchoir
pour ne pas oublier que tout s’enchaîne.
3) Cette possible harmonie est brisée net par des bruits sourds contre le mur de la salle de classe,
coups de semonce, rappel à l’ordre, tentative de putsch ? Arthur, n’y tenant plus, se précipite à
l’extérieur et frappe à la porte de la salle à côté, et exige des explications à son collègue, Salomon
Pernety (Marc Susini). La scène — une vraie scène de ménage, avec éructations et ressentiments
ressassés — se termine par une rupture, sans qu’on en sache davantage les véritables raisons. Le
passé fait irruption, mais Biette ne filme que l’irruption, pas le passé.
4) La scène se clôt par un panoramique à 180°, qui balaie lentement l’espace du collège, en frôlant
un figurant sur son passage, Biette lui-même, et auquel Arthur (ou est-ce Mathieu Amalric ?) raconte
ce qui vient de se passer : devenu victime de la mise en scène, il vient demander des explications au
cinéaste omniscient, ce qui ne manque pas de sel, quand on connaît l’amour de Biette pour les secrets
savamment protégés.
Cette fois-ci, il joue avec le feu, en essayant de mener de front l’application stricte du programme
scénaristique et sa critique la plus impitoyable. Dans ce combat de lui contre lui-même, il n’y aura
que des perdants, mais l’ambition, immense, replace le film dans l’histoire biettienne comme une
tentative (calculée ou non, peu importe) de démolition de la posture théorique française, qui consiste
à marier de force le succès public et l’ambition artistique, sans comprendre ni admettre que c’est
dans la non-résolution permanente de cette contradiction factice que peut surgir un semblant de film
qui raconte autre chose que sa volonté de plaire et de gagner.
Cette séquence du collège enfonce un coin dans le dispositif général, censé réunir sur la table de
montage une comédie de remariage et un voyage initiatique (un conte, d’après Biette lui-même). Si
l’on met de côté le dîner de Claire et Arthur, où ils décident de retourner au Portugal, lui à la
recherche de son professeur, elle, pour des raisons plus mystérieuses (peut-être, comme le suggérera
la suite, afin de se faire une idée d’Arthur, une idée réelle, qui se maintiendrait vivante depuis leur
passé commun jusqu’à ce présent où ils essaieront de retrouver, comme le dit Chamfort par la bouche
de Geneviève de Maras — encore cette Règle du jeu ! —, « le contact de deux épidermes »), soirée
baignée dans une douceur picturale surprenante, à la manière des grandes parades alenties des
couples hitchcockiens, une séquence vient provisoirement refermer avec fracas la porte sur le théâtre
parisien, poussiéreux et étouffant. Il s’agit des retrouvailles de Claire avec Charles (Frédéric
Norbert), son ancien mari et père de sa fille, où, en plan fixe unique, rigoureusement symétrique à
celui de la pharmacie, se joue une aimable parodie de reconquête, une tentative de comédie de
remariage en miniature, qui s’achève sur le sourire ironique mais heureux des deux complices qui
n’ont plus rien à apprendre l’un sur l’autre.
« J’aime travailler, ne rien devoir à personne. Ça n’a rien de romantique. L’amour, c’est un plus ;
quand c’est là, c’est là, quand c’est fini, c’est fini », dit Claire à Charles, et cette parole simple est
probablement le dépositaire de l’art philosophique biettien, qu’on peut rapprocher de la théorie de
l’attachement de Benjamin Constant (encore lui), qui tente de sortir l’amour de ses pièges
romantiques pour l’adapter aux désillusions de l’ère industrielle qui avance. (Guitry, dans Quadrille,
en fera un jeu d’échange désabusé pour une caste intelligente et ennuyeuse à périr.) La séquence est
forte, pas seulement grâce à sa simplicité, sèche mais pas indifférente, et à ces quelques mots
échangés par deux amants qui n’ont pas oublié de se transporter dans le présent, mais aussi parce
qu’elle rime parfaitement avec celle de la pharmacie. Et néanmoins, si ces deux vers riment, on dirait
qu’ils ont été copiés de deux poèmes différents : à la poésie de tranche de vie, née du puritanisme des
années 1990, répond la mélodie élégiaque des déclassés héritée de Grémillon et Browning. Et on
dirait que dans ce film-là, destiné du point de vue économique à un public moins confidentiel, Biette
cherche à marquer sa propre place, à montrer de quel côté il compte emmener le spectateur. Comme
la nounou, madame Plume (Michèle Moretti), qui, après avoir hésité entre Charlemagne et Andersen,
choisit Andersen, Biette (qui aimait Andersen) choisit de quitter Paris pour le grand air du Portugal.
Néanmoins, il y a comme un faux départ, correspondant à la fausse piste indiquée par le professeur
sur le premier pont du film, celui de Tolbiac. Claire et Arthur arrivent à Lisbonne et bientôt ils
apprendront que Fortunato Almeida n’habite plus ici, mais à Porto. La ville d’Ulysse (une des
origines du nom de Lisbonne) devient alors une escale magique, où souffle cet esprit de Villefranche
venu d’Elle et lui de Leo McCarey, quand les choses déjà formulées, parfois obscurément, se
cristallisent. Le couple peut alors déambuler pour rien, puisqu’il n’y a plus rien à chercher, juste à
monter et descendre (idées qui nourrissent le mot même d’escale).
C’est dans un de ces moments de suspension, entre deux marches pourrait-on dire, que Claire visite
le cimetière anglais de Lisbonne, qu’un long travelling, autonome, puisqu’elle ne fait que rejoindre un
moment sa trajectoire en tangente, déchiffre sans hâte les noms inscrits sur les pierres grises. Et ce
morceau d’Angleterre, salut délicat au Londres apaisant du Complexe de Toulon, est aussi
l’affirmation déterminée d’une solitude choisie, poursuivie jusqu’à l’isolement volontaire, le
cimetière surgissant ici comme une île rassurante au milieu d’un océan étranger, sinon hostile.
Ajoutons à cela le souvenir probable de l’un des projets les plus chers au cœur de Biette, ce
Robinson Crusoë jamais abouti, et dont il avait eu l’idée de tourner la majeure partie à l’intérieur du
jardin botanique de Lisbonne, et nous aurons la description presque complète des lignes secrètes
qu’entrecroise la séquence du cimetière anglais. Le mystère est encore épaissi par la suppression,
plus tard, d’une séquence où Luis (Marcelo Teles), de la République des étudiants, se promettait
d’apporter des fleurs sur la tombe de Fielding lors de son prochain voyage à Lisbonne. En effaçant
cette réponse tardive à la visite de Claire Biette réserve à cette dernière une place de choix: comme
une île déserte au milieu du temps28.
L’histoire sacrée (les morts nous habitent) rejoint l’histoire profane (les vivants nous évitent),
l’escale remplit parfaitement son rôle de marche qui permet à Arthur de se hisser jusqu’à l’épreuve
décisive qui le déliera de Claire. Même s’il ne le sait pas encore, elle, elle le sait, qui l’accompagne
et l’aide dans cette entreprise émancipatrice pour tous les deux, tout en le mettant face au mystère
qu’il avait essayé de fuir par deux fois à Paris : le surgissement de Franck sur son palier et les coups
de bélier au collège. En effet, dès son arrivée à Lisbonne, à l’aéroport, le couple tombe sur Franck,
coïncidence qui trouble profondément Arthur. Le danger, d’autant plus angoissant qu’il était imprécis,
la menace, d’autant plus effrayante qu’elle n’avait pas de point d’origine précis, se matérialisent en
un seul plan, où les deux motifs du film s’interposent avec une efficacité qui ne se renouvellera que
dans une des dernières séquences, à la gare de Porto, quand Arthur parlera avec un Franck défait,
inerte et résigné.
Claire, contrairement à son fiancé-derechef, dont le sujet d’étude exige pourtant une précision
magistrale et une attitude la plus indifférente possible à ce qui ne se présente pas sous un jour
raisonnable, s’oppose à la panique irrationnelle d’Arthur en rapportant l’événement à la mesure du
fortuit. Il n’empêche que, désormais, la plus grande confusion s’établit dans l’esprit d’Arthur entre sa
thèse (dont on ignore le sujet), la filature purement policière et, pour reprendre le mot de Stanley
Cavell, la «poursuite du bonheur », ce qui revient au même. Surtout dans ces espaces qui se succèdent
au gré des accidents — Paris, puis Lisbonne, puis Porto — dans une véritable fuite en avant, qui
suppose pour le couple aventurier de se tenir prêt à renoncer, c’est-à-dire, et nous y sommes à
nouveau, à couper les ponts.

Lorsqu’on lui posait la question sur la signification du titre, Biette répondait qu’il s’agissait d’une
sorte de «comptine, d’un énoncé de conte », jouant lui-même sur l’homophonie des deux mots, ce qui
autorise évidemment toutes sortes de digressions : et si l’idée préalable au film était de «relier Paris,
Porto et Lisbonne par les ponts », l’inverse (les délier) n’est pas moins légitime, formellement et
dramaturgiquement. D’ailleurs, ces explications étaient fournies par Biette pour le dossier de presse
et il n’est pas exclu qu’il ait eu recours à la ruse pour faire passer en contrebande une interprétation
plus tragique de son énoncé29. C’est ainsi que, liées par les ponts, les trois villes, et les trois étapes,
inégales, du récit, sont en même temps séparées par eux, sans qu’on n’ait besoin le moins du monde
de pratiquer une analogie psychologique : l’effet est obtenu par l’usage minimal du retournement
dialectique.
Remarquons également que Trois Ponts sur la rivière ne revient jamais sur ses pas, et la dernière
séquence parisienne semble tournée dans une dimension inconnue au spectateur du film — elle
pourrait être la seule qui se soit réellement déroulée, tout ce qui la précède n’étant qu’un effet d’une
possible rêverie dans un parc au milieu d’une ville innomée. En revanche, la disparition pour ainsi
dire surnaturelle d’Arthur, dont on ne saura rien après la découverte du corps de Franck sur la plage
portugaise, laisse entrevoir un peu de cet espace si particulier de l’univers biettien, mi-rêve, mi-
réalité — entre «veille et sommeil ».

C’est à Porto que le secret fait réellement son apparition, à la fois dans le scénario, très prudent sur
sa propre crédibilité conventionnelle, mais, surtout — par un effet de réminiscence avec Loin de
Manhattan, et en liaison, peut-être, avec un souvenir littéraire encore plus essentiel —, dans le
personnage de Fortunato Almeida. Le scénario, lui, ménage la curiosité du spectateur et, comme déjà
dans la séquence lisboète où Arthur se trouvait chocolat, le chercheur est une nouvelle fois éconduit
par l’intendante, jouée par Isabel Ruth, héroïne des films de Paulo Rocha et de Manoel de Oliveira,
compagne de cinéma de Biette de la première heure (on l’aperçoit dans son premier court métrage
italien, Ecco ho letto, de 196630). Auparavant, le couple aura emménagé dans une pension
paradisiaque (encore une île déserte en plein milieu de la ville), surprise que connaissent tous les
voyageurs récalcitrants : c’est une République des étudiants qui accueille Claire et Arthur en son sein,
à la condition expresse, et unique, qu’ils acceptent la loi fondamentale contenue dans la devise « un
peu de liberté contre un peu de contrainte ». Devise également réciproque (un peu de contrainte pour
un peu de liberté) ou réversible (beaucoup de liberté contre beaucoup de contrainte), et qui s’étend
tout naturellement à l’ensemble du film et en constitue le principe poétique. Ce principe, qui laisse à
Biette l’illusion hollywoodienne de creuser sous les motifs apparents des galeries souterraines où se
glissent les éléments d’une fiction plus tordue que ne le laisse délibérément supposer le canevas
scénaristique, s’applique aux deux personnages principaux qui perçoivent immédiatement qu’ils se
trouvent en terrain connu, familier, ouvert, et dont l’hospitalité rédime quelque peu la menace
parisienne et l’inconfort de la «marche » lisboète. Et c’est ainsi apaisés, quoique un peu indécis quant
à la confiance qu’ils peuvent accorder à une aussi chaleureuse cérémonie de bienvenue (méfiance
toute parisienne, du reste, nous restons dans le réalisme), Claire et Arthur partent à la recherche du
professeur comme s’il s’agissait d’un monument à visiter, carte, itinéraire et conseils autochtones en
main.
C’est dans ce climat où les résistances s’affaiblissent qu’Arthur se trouve happé par la fièvre des
énigmes, inoculée par l’intendante du professeur, inquiétante et attirante tout à la fois. Arthur ne sait
pas si elle lui vient en aide ou si elle lui tend un piège ; en un mot, c’est à une créature éminemment
langienne qu’il a à faire (le Lang d’Espions sur la Tamise, avec la vraie fausse fête et le faux vrai
gâteau, au début). C’est ce moment qui renoue tout le récit autour d’une interrogation majeure, qui
pouvait jusqu’ici sonner comme une plaisanterie formelle : les obstacles semés sur le chemin qui
mène au professeur Almeida sont-ils le fruit du hasard ou d’une volonté extérieure, dissimulée dans
la trame dramatique du film ? S’agit-il uniquement d’une énigme que doivent résoudre les
personnages du film ou bien sommes-nous en présence d’un secret plus large, et plus profond, qui
jaillit de la conception du film lui-même et qui se répand comme une vague sombre ?
Il n’est pas possible de trouver une réponse satisfaisante à cette dernière question (et pas
souhaitable non plus), sans se noyer dans sa propre extrapolation, mais si l’on admet le caractère de
sérieux, sans contrepartie, de Trois Ponts sur la rivière, il faut en admettre également la dimension
programmatique, ouverte (son scénario) ou dissimulée (la destruction du scénario), et la corruption
relative de l’écriture qu’elle entraîne presque automatiquement. Il en va de même, du reste, dans le
travail critique (pas seulement chez Biette), quand il s’agit d’exposer des idées générales et de
formuler une thèse théorique, et que l’écriture perd en plasticité ce qu’elle gagne en clarté (je pense à
«Qu’est-ce qu’un cinéaste ? », par exemple).
Cette figure à forte aimantation métaphorique, on la connaissait, chez Biette, depuis Loin de
Manhattan, avec le «silence » de René Dimanche, énigme résolue par la parole, mais uniquement par
elle : nous l’avons vu, évoquer le « silence » d’un peintre, c’est avouer son impuissance à trouver de
mot qui décrivent précisément le fait de ne pas peindre. C’est pour cette raison, aussitôt saisie par
Ingrid dans la première séquence du Touquet, que René Dimanche ressort intact de cette aventure,
laissant la meute d’exégètes loin derrière lui, protégé par le dernier trompe-l’œil du film.
Dans Trois Ponts, on pense immédiatement à cette même figure programmatique, sauf que le motif
quasi fantastique, lié à la deuxième histoire, celle de Franck et de la secte, joue un peu trop des
coudes pour se mettre en avant comme un figurant cabot. À partir du moment où un danger extérieur à
la fiction principale (ce qu’on appelle, en langage télévisuel, la fiction «A»), ou présenté comme tel,
venu de la deuxième histoire (la fiction « B») feint d’être parallèle (ce qu’elle ne peut pas demeurer,
si elle veut croiser la première et tenir ses promesses de scénario), est reconnu par les personnages
de la fiction A, leur action est contaminée par les mêmes lois du récit que la fiction B. C’est pourquoi
la recherche du professeur, à Porto, devient un but en soi, comme la fuite de Franck devant les tueurs
de la secte. La mise en scène ne peut plus se dérober et s’exerce à l’insu et contre Biette, en
valorisant tous ses éléments (acteurs jouant la peur, poursuites, tractations mystérieuses, rites, etc.).
Et ce d’autant que le couple Claire/Arthur ne bénéficie pas du retour de passion que promettait
l’emprunt à la « comédie de remariage ». Biette reconnaissait lui-même, dans le dossier de presse,
s’être trompé sur ce point : « Je voulais voir s’il était possible de faire aujourd’hui une comédie de
remariage. Évidemment, ma réponse maintenant est non. Mais ça m’a permis de construire le film
autour de cette recherche indirecte. Aujourd’hui, le mariage n’a plus la force sociale qu’il avait à
l’époque des comédies américaines. On recherche plutôt une façon de vivre à deux qui tienne compte
des affinités réelles des personnes plutôt que de vouloir établir à tout prix un mariage. Notre époque
est sur ce plan-là plus lucide.»
Le chant du coq qu’on entend lorsqu’Arthur, dépité par la première contre-attaque de la
gouvernante, rejoint Claire, qui l’attend dehors, semble signer la fin d’une illusion, l’interruption
volontaire de la comédie de remariage. Même si Claire pose la main sur la nuque d’Arthur, lorsqu’ils
s’éloignent, même si Arthur glisse sa main autour de la taille de Claire, même si une femme en blouse
portant sacs en plastique marque une rime ironique avec l’homme, dans la partie parisienne du film,
installé au bord du plan comme une invitation au voyage documentaire, les choses ont changé. Mais,
contrairement à la fin de Cette sacrée vérité de McCarey, elles n’en sont plus pour autant les mêmes.
Le secret, la vérité dissimulée est désormais le seul motif (dans le sens à la fois esthétique et moral)
qui agite ce drôle de couple. Et aussitôt vu, aussitôt dit : voilà qu’ils découvrent, caché derrière une
façade inoffensive, un monde inattendu, où tout semble de nouveau possible (ou presque : le
remariage, non). D’où le sujet de la conversation qui suit, entièrement ordonnée par le mystère, les
rêves et la superstition.
Arthur commence à percevoir des signes, ou à percevoir enfin qu’il les perçoit: les coups de bélier
du collège, n’étaient-ils pas déjà frappés par ce destin étrange et sarcastique ? Mais les signes de
quoi ? Peut-être de son propre pouvoir à susciter la réalité la plus étrange autour de lui, Arthur
Échéant, à attirer, comme on dit, le malheur, et sinon le malheur, du moins les ennuis qui lui échoient.
Ainsi, à peine Arthur avait-il évoqué les cauchemars de la femme de César la veille de son
assassinat, qu’on retrouve Franck Opportun (c’est-à-dire au moment opportun), en train d’acheter un
poulet vivant comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde. Pour quel sacrifice, se
demande le spectateur, s’il n’est pas sourd, et que l’allusion à César a préparé à suivre cette piste.
Quels présages livreraient les entrailles du pauvre animal ?
Pendant ce temps-là, dans un plan immuable, tout en courbes dynamiques (le dos d’Arthur, le corps
incliné de Claire, et, derrière elle, le doux zigzag d’une silhouette en réflexion), une discussion
s’éternise entre les deux (presque plus) amoureux, Claire dans le rôle d’opposant raisonnable (trop,
bien sûr, elle joue l’avocat du diable), Arthur dans celui du mystique converti. Ils ne se comprennent
pas, c’est ce qu’on appelle un dialogue de sourds. Claire et Arthur sont des étrangers. L’un pour
l’autre, définitivement (et la longue scène de lit ne fera que confirmer cette conclusion désastreuse).
La dernière réplique de Claire rétablit le contact, et c’est le retour au jeu social : « Qu’est-ce qu’on
apporte, ce soir ? » Et la preuve de ceci : qu’elle voit clair (ô Claire de la lune, pourrait-on susurrer à
l’oreille de cette cousine de Séléné).
Et, comme pour contrarier la dérive pessimiste que le scénario ne peignait pas avec des tons aussi
tristes que ne la rendent à la fois le poids du plan fixe et la perte de tout contact avec la réalité qui
détruit le couple presque sous nos yeux, Biette enchaîne avec une scène extravagante, dans la manière
du cinéaste comme dans l’économie générale du film, où l’on voit Franck poursuivi dans les rues de
Porto par des hommes peu rassurants. Alternant les pentes montantes et descendantes, cette séquence
est entièrement traversée par le mouvement, et le secret enfoui au fond du film se laisse apercevoir un
court instant: la fuite en avant devant le temps et l’impossibilité pour les corps de cesser la recherche
effrénée d’un espace pour vivre. Un détail fait cependant tout basculer dans un entre-deux étrange, ni
veille, ni sommeil, encore une fois, où le récit se confond avec le rêve : quand l’automobile des deux
poursuivants de Franck stoppe brutalement, on découvre que le volant est à droite. Nous ne sommes
pourtant ni au Royaume-Uni, ni en Nouvelle-Zélande, ni au Japon, et le Portugal roule à droite depuis
1928. Leçon d’Histoire ? Souvenir de Macao? Erreur de script? Curieuse erreur. Un autre secret?
Non, toujours le même. Ce secret-là, il est probable que Claire le connaisse — c’est ce que
suggère le jeu presque somnambulique de Jeanne Balibar face à la peur qui semble conditionner
chaque geste de Mathieu Amalric. Le silence du professeur Almeida, lui, réplique évidemment à
celui de René Dimanche (les deux films sans théâtre), sauf qu’il n’est pas métaphorique mais littéral
— à l’exception d’une réplique off, on n’entendra jamais sa voix. Arthur ne cherche même pas à
forcer ce silence (peut-être se souvient-il, avec Biette, d’Ezra Pound et de son « le silence m’a
choisi »), car la thèse qu’il vient soumettre au professeur n’attend nullement son approbation. Le but a
été égaré en route, ne demeure que cette dernière, et elle conduit à une impasse. La comparaison avec
Loin de Manhattan s’arrête ici, car l’émancipation d’Ingrid est d’une nature plus haute et moins
désabusée que le difficile éveil au monde de cet historien sans histoire qu’est Arthur Échéant.
Il est curieux, du reste, que, une fois le film rentré à Paris, on s’aperçoit que rien, précisément, n’a
changé, à part le fait scénaristique de la résurrection à l’espoir de Sophie et, beaucoup plus troublant,
la disparition totale d’Arthur Échéant. Soit il a disparu dans une collure, soit il s’est dilué dans le
silence du professeur, monde parallèle, celui-là, où se rejoignent les jeunes filles enlevées, la
gouvernante-Perspéhone et Franck Opportun, sacrificateur de poulets. Une dernière hypothèse reste à
éprouver : l’ultime séquence du film nous montre Claire et Sophie, dans un parc, en train de causer
gentiment, quand Claire se rend compte de l’absence de sa petite fille. Dans un moment de panique,
elle parcourt tout l’espace devant la caméra (retour insidieux du théâtre) jusqu’à ce que l’enfant ne
surgisse des buissons en riant de sa bonne blague. Après toutes ces péripéties, nous voici
brusquement rendus au réalisme le moins critique dans une scène purement descriptive d’une tension
nouée et aussitôt résolue. Mais comment une mère aussi aimante que Claire (souvenons-nous du coup
de fil qu’elle passe depuis Porto, où l’on sent, littéralement, la douleur physique de l’éloignement) a-
t-elle pu laisser sa petite fille sans surveillance ? Qu’est-ce qui peut nous faire oublier le quotidien si
vulnérable qu’il exige une attention constante ? Ajoutons donc Shéhérazade à Séléné et Perséphone, et
nous aurons un portrait à peu près complet du personnage de Claire (qui n’a pas de patronyme, un fait
très rare dans le cinéma biettien, surtout pour des protagonistes) : par son récit recommencé, elle
repousse toujours la mort au prochain chapitre, gardienne des morts et mère aimante, et il lui arrive
probablement de se laisser emporter. Et si toute cette histoire de Portugal, de professeur, d’étudiant
ex-fiancé et de son voisin, guerrier des sectes et des mystères, Claire l’avait inventée et racontée à
Sophie, jusqu’à ce qu’elle eût renoncé à son désir de mort?
La mort, Claire, somnambule au clair de lune, en ressent la présence permanente, comme la
ressentait Tourneur, peut-être, et c’est une visite amicale qu’elle fait au cimetière anglais de
Lisbonne, se promenant entre les morts dont certains avaient possédé des automobiles avec le volant
à droite, et le travelling, le plus long, le plus autonome de Biette (le plus voyant, le plus mis en
scène), ne se comprend que si on le lit dans la clé du Théâtre des matières et du système du monde
qui y est déployé, notamment dans le terrain vague où sonnaient les vers atomistes de Lucrèce.

25 Règle de trois établie par Jean-Claude Biette, in « Le gouvernement des films », par Jean-Claude Biette, Trafic n° 25. Ce texte
important est passé quasi inaperçu comparé à l’écho qu’avait suscité «Qu’est-ce qu’un cinéaste ! », Trafic n° 18.
26 in La Lettre du cinéma, numéros 7, 8 et 9, 1998-1999. « Quand je me sens suffisamment libre j’abandonne le théâtre » : cette
phrase ne figure pas dans le corps de la revue, mais présente dans la transcription de l’entretien. Biette avait probablement ses raisons
de ne pas la retenir dans la version définitive de ce qu’il faut bien appeler la conversation la plus importante qu’il eût avec des
critiques (excepté l’entretien donné aux Cahiers du cinéma à propos du Théâtre des matières), et je la reproduis parce qu’elle
précise la façon dont le cinéaste, œuvrant presque toujours dans des conditions fragiles, voire hostiles, s’inventait des béquilles
secrètes pour ne pas trébucher.
27 «Vous ne connaissez pas ! C’est une des choses primaires en Amérique. Le “message pour Garcia”, c’est une histoire où il y a un
général qui fait venir ce M. Garcia et lui dit : “Voilà, voulez-vous me porter cette note au général Untel, il est quelque part dans la
jungle !” “Oui, Monsieur.” Et il s’en va. Et toute l’histoire, c’est comment Garcia a trouvé cet homme dans la jungle. » Entretien avec
Jacques Manlay, in Caméra/Stylo, mai 1986.
28 Il y aurait beaucoup à dire sur les modifications subies par le film. Scènes supprimées avant le tournage : par exemple, Arthur se
faisant cuire un steak, Arthur parlant de sa mère, Arthur monologuant sur l’école, Arthur écoutant son répondeur. Scènes écartées au
montage ; un dialogue entre Franck et Anne, une petite amie d’Arthur, et, surtout, une magnifique séquence parisienne autour d’un
groupe d’étudiants dans un café, que Biette avait montée comme un court métrage indépendant, et qui disparut dans des conditions
obscures. Comme pour Chasse gardée, l’histoire du tournage de Trois Ponts sur la rivière est une mine pour les chercheurs. Qu’ils
se manifestent (voir le fonds Biette à la Bibliothèque du film (BIFI) de la cinémathèque française).
29 «Les grandes années 1970… elles ne sont plus là, on est dans les années 1990, et ça demande une vertu brechtienne, qui est la
ruse. », La Lettre du Cinéma, op.cit.
30 Filmé durant le premier été romain du cinéaste, comme l’atteste une lettre de Jean Eustache, datée du 26 juin, où il mentionne
Isabel Ruth, «qui me dit qu’elle tournait avec toi».
CHAPITRE QUATRIÈME
La fée du faubourg du Temple et le rocher qui marche. Le vent
se lève, il faut tenter de vivre. Ne touchez pas au «h». D’un
négatif à l’autre. Shakespeare au Champ-de-Mars. Un monde
perdu d’avance. Barbe-Bleue le pirate. Une île déserte au
milieu de la ville.
Après la mort prématurée de Sonia Saviange, Howard Vernon se chargera, volens nolens, d’une
mission nouvelle, et pas forcément commode, celle de réunir en un seul corps ce que Biette avait
patiemment réparti entre lui et Sonia dans ses deux premiers films. Dorénavant, l’ours tragique,
l’intellectuel figé dans sa liberté de choisir le moment adéquat de ces apparitions qui perturbent son
habitus asocial sans réussir à l’intégrer (la fille de Jeremy Fairfax ou l’exégète de Charles Toulon
cherchent à les comprendre, c’est-à-dire à les rendre perméables au système idéologique général,
avec autant de désespoir critique que les fanatiques de René Dimanche), essaiera de retrouver
l’image en lui, l’empreinte sur son corps, la voix dans sa gorge, l’image, le corps et le son de celle
qui l’aura si justement accompagné.
Sonia Saviange, l’un des deux visages de Femmes femmes, de ce Janus mythique de la comédie et
de la déchéance perdant pied dans un appartement-labyrinthe tout juste au-dessus du cimetière de
Montparnasse (l’autre visage — Hélène Surgère — irradiera de sa lumière empoisonnée le premier
et le plus beau film de Guiguet, Les Belles Manières), la tragédie incarnée jusqu’à ce qu’elle recèle
de fondamentalement comique, l’actrice qui ne jouait que de sa vie, comme un démenti vivant à ce
que Diderot découvrait dans Le Paradoxe du comédien, eh bien, cette femme altière, princesse du
petit Paris oriental, pas gênée de porter fourrure et gants en plein Faubourg du Temple, pas loin de
cette rue de la Fontaine-au-Roy, où Biette a vécu ses dernières années, retranché derrière ses
murailles de livres et de disques ; cette femme, disais-je, n’était plus là, et avec son départ, une partie
du monde explorée par Biette est retournée à l’invisible, à l’éternel secret. C’était compter sans
Howard, que l’âge avait endurci, presque pétrifié (regardez-le quand il remonte l’allée centrale du
parterre du théâtre d’Aubervilliers dans Le Complexe de Toulon, on dirait un rocher qui marche), et
lui avait permis de se tenir à l’exacte distance entre la pensée un peu théorique, non humaniste,
intraitable, de ses personnages, et la féminité antique du corps de Saviange, à la fois Antigone,
Didon, Hécube et Iphigénie.
Dans Le Champignon des Carpathes, Howard Vernon, ce Jeremy Fairfax, autrefois directeur de
l’International Shakespeare Company (sujet de La Passion d’Amélie, que Biette voulait tourner —
déjà ! — au Portugal), est gardé en réserve par le cinéaste, comme s’il avait peur de l’exposer aux
multiples dangers qui l’eussent privé de son dernier contact avec le monde invisible (et pas
seulement celui du cinéma enfui). Rarement il le laissera aller en pleine lumière : Jeremy Fairfax est
entièrement voué aux caves, sous-sols et arrière-salles, héros occulte moderne qui, tous les jours,
combat la logique de la langue commune. «Tu m’obliges à parler français », dit-il à sa fille venue lui
rendre visite après une longue séparation, et qui l’avait cru mort à cause d’une conversation entendue
au restaurant.
C’est un clandestin, une taupe, un habitant des profondeurs, un espion des barrières, personnage
exemplaire de ce cinéma que vantait Rohmer dans les Cahiers, en avril 1990, ce courant souterrain
qu’il opposait au cinéma des années 1970 et 1980 « caractérisé par le culte de l’image, un certain
paroxysme, un goût de la violence, un certain expressionnisme, une théâtralité et une mégalomanie du
metteur en scène, un besoin de toucher un vaste public et d’avoir des vedettes ». Courant souterrain
auquel il rendait hommage, par exemple à Quimper, en novembre 1990, en réunissant pendant une
semaine les films de Davila, Zucca, Rivette, Brisseau, Garrel, Frot-Coutaz et Biette. Courant
souterrain que Biette lui-même avait baptisé «génération critique ».
Voici comment Le Champignon des Carpathes, « film très secret », était résumé dans le dépliant
qui accompagnait cette carte blanche à Rohmer : « Suite à une catastrophe nucléaire, une jeune fille
doit être hospitalisée et on ne sait si elle pourra être sauvée. Elle devait interpréter le rôle d’Ophélie
dans Hamlet mis en scène par un vieil Américain installé en France, Jeremy Fairfax. Un champignon
mystérieux est découvert au pied d’un arbre à deux pas de la tour Eiffel, il a tous les pouvoirs, à
condition d’être éloigné de la lumière, il peut guérir et prolonger la vie. Il devient rapidement l’enjeu
de trafics et d’échanges.»

Le premier plan, avant le générique, montre une plage où la mer fait son habituel bruit de mer,
jusqu’à ce qu’un hélicoptère invisible recouvre de son ronronnement le va-et-vient chuintant des
vagues. Juste avant, une inscription apparaissait qui annonçait, d’un ton paisible, qu’« il était une
fois… » (et c’est « la mer, la mer toujours recommencée »), pour conclure, lugubre : « …après
Tchernobyl » (et c’est « le vent se lève… il faut tenter de vivre »). Si je cite Valéry, et son Cimetière
marin, c’est à dessein, non pas qu’il y eût quelconque accointance de Biette avec le plus apollinien
des poètes français, mais la coexistence du repos et de l’inquiétude me semble ici de la même nature.
Ce premier plan — ces premiers lieux du film, qu’on retrouvera à la fin, non sans une certaine
nostalgie — indique encore une fois la grande porosité de la fiction biettienne. On ne ferme jamais
complètement la porte dans ces maisons étranges, hantées, pleines de recoins inattendus, d’où
parviennent quelques fous rires étouffés. Ce sont des mondes généreux, extensifs et suffisamment
potaches pour se mesurer sans vergogne à cette grande et pure réalité qui n’existe que dans
l’imaginaire accablé de la paracinématographie internationale. Cette capacité qu’avaient les films de
Biette de laisser entrer les passants, parfois considérables (lui-même était un de ces passants, si
Daney était le passeur autoproclamé), leur donne une respiration particulière, un rythme ambigu,
heurté, parfois incongru, qui ménage ainsi une place pour un chœur éventuel, comme on dresse, dans
certaines maisons, un couvert de plus qu’il n’y a de convives (par exemple, dans la République des
étudiants).
Cette générosité, alliée à l’appétit propre de Biette, à son habitude de rester en permanence aux
aguets, écoutant les murmures du monde, ses réflexions et ses bons mots (qu’il « notait » sur ses
innombrables carnets), les films les plus fermés en ont tiré un grand profit. Nous l’avons vu avec
Trois Ponts sur la rivière, où le dédoublement narratif permettait aux motifs secrets de s’insinuer
avec plus d’habileté, sans mettre en péril l’architecture générale (songeons aux personnages de
madame Plume et de la gouvernante du professeur ou, sur le plan formel, le changement de lumière et
de teintes entre Paris et Porto). Nous le verrons avec Chasse gardée, dont l’opacité sentimentale
suggère des profondeurs de caractère qui pourraient conduire les personnages de ce vaudeville
macabre directement à l’hôpital psychiatrique. Nous verrons également comment, dans Le
Champignon des Carpathes, cette disposition affaiblit au contraire la fragile construction par sa
seule force centrifuge.
Le plan suivant est un travelling combiné d’un panoramique, premier et dernier de ce genre, hormis
un léger recadrage chez Marie, celle qui découvre le champignon magique au pied d’un arbre au
Champ-de-Mars (Valérie Jeannet), comme un rappel en miniature que la caméra se souvient encore
qu’elle est mobile, malgré le changement d’atmosphère. Un homme avance, en tenue de protection,
vers le fond ; une jeune femme en cheveux et vêtue d’une chemise de nuit (Florence Darel) s’insinue
dans le plan et aussitôt s’écroule. L’homme revient sur ses pas, sa démarche est presque celle d’un
grand échassier, il s’approche de nous, passant alternativement de l’ombre à la lumière, que les
fenêtres découpent en autant de rayons, et ce clignotement lumineux, ce passage régulier de l’ombre à
la lumière, aussi inquiétantes l’une que l’autre, établit naturellement l’unité compositionnelle du film:
appelons-la la réversibilité — déjà marquée par le titre du film, qui renvoie au champignon
guérisseur et en même temps au champignon atomique.
Que Jean-Claude Biette ait tenu à l’ancienne graphie de « Carpathes », avec un « h », n’est ni un
caprice, ni un hasard; la référence à Jules Verne, l’auteur du Château du même nom, est directe, mais
ce n’est pas, encore une fois, en tant que telle qu’elle nous intéresse, mais comme possible réserve de
sens propre, c’est-à-dire l’inverse de la référence, qui ouvre les portes du plan au sens figuré. Le
compagnonnage ténu demandé à Jules Verne pousse encore plus loin la réflexion sur la réversibilité
fondamentale des découvertes scientifiques (chaque face jouant le rôle, une fois de plus, de trompe-
l’œil pour l’autre).
Le romancier des Aventures extraordinaires s’était fixé le but de rendre profondément humaine la
révolution industrielle ; ce Balzac darwinien a poussé si loin l’exploration littéraire qu’elle lui permit
d’inventer non pas la fiction, mais le réel. Chez Biette, il y a toujours eu une tentative semblable :
découvrir, sous la croûte de l’actualité, les traces géologiques du temps réel, présent, c’est-à-dire
continu, insécable, brûlant comme la lave qui s’écoule paisiblement, et habité par un peuple errant,
sans idée fixe, quelques poètes de l’instant qui, dans leurs efforts pour survivre, parviennent
précisément à vivre au-dessus du peu que le monde leur a laissé. Et même si la terreur de Biette face
au nucléaire était réelle (comme le champignon, du reste, que Jean-Claude Guiguet gardait dans son
armoire et dont tous les deux buvaient le lait), sa part de curiosité était si importante qu’elle l’avait
obligé à trouver à cette terreur une expression poétique. D’où ce lien à Jules Verne, fraternel de petit
frère. Et aux autres membres de la famille : Walter Scott, Robert Louis Stevenson, Alexandre Dumas-
père (malgré ses intrigues sophistiquées) et, surtout, Daniel Defoe, dont le style d’authenticité
surjouée en avait trompé plus d’un, croyant avoir à faire à un scribe, relatant scrupuleusement des
événements historiques. Chez Defoe il avait senti une même dialectique de la solitude (fuir pour
accomplir) et l’ambition de vaincre la condition moyenne, normale et inoffensive que lui
recommandait la parole paternelle et raisonnable de la petite bourgeoisie d’après-guerre. Chez Jules
Verne, Biette appréciait cette écriture presque transparente, brassant les clichés et les éruptions
érudites et maniaques, et qui dissimulaient des inquiétudes autrement plus noires que les eaux
profondes où s’enfonçait le Nautilus. La catastrophe de Tchernobyl, en mars 1986, fut alors non
seulement le drame inhumain que l’on sait mais également la borne à partir de laquelle il était de
nouveau nécessaire d’interroger la capacité du monde moderne à renoncer. À quoi ? À
l’extermination.
Revenons au pré-générique du film, qui joue le rôle lui aussi ambigu de l’exposition : pas
seulement au sens, dramaturgique, de l’intrigue, ou plutôt du mythe comme le définit Aristote (à
l’époque où l’histoire, la légende et le récit étaient si intimement liés qu’il n’y avait pas à veiller à
l’intérêt du spectateur), mais également au sens photographique et nucléaire. Combien de temps faut-
il laisser les corps exposés à la lumière pour qu’une image d’eux puisse être développée ? Combien
de temps faut-il laisser les corps exposés aux radiations pour que toute image d’eux s’efface à
jamais ? D’un négatif à l’autre, la question du cinéma se pose en sa douloureuse ambivalence, et
refuse de se laisser résoudre comme un simple paradoxe.
L’individuel (la mort) et le collectif (l’image) se présentent comme deux faces de la connaissance
infinie : une jeune fille, humaine au plus haut point de l’élasticité (fluidité, souplesse, fragilité —
c’est ce qui s’exprime directement par l’aspect, le costume et la gestuelle de l’actrice), s’évanouit
dans les bras d’une personne anonyme (une personne qui n’est personne), protégée du danger
individuel par sa combinaison, et filmée uniquement dans sa fonction de sauveteur — même si l’on
frémit rétrospectivement quand on sait ce qu’il en est advenu des «liquidateurs » de Tchernobyl. Cette
peur rétrospective élargit encore le champ des significations troubles nouées en un seul bouquet
narratif : le film émarge à égalité au réalisme dramatique (l’opposition des personnages), au roman
d’anticipation (forme analytique) et au conte («Il était une fois »).
La caméra, quant à elle, presque indifférente à tout effet de contamination idéologique (loin de
Kapo et de sa morale), décrit calmement le parcours sinueux de ce couple hétérogène, comme si un
enfant, inconscient du danger et tout à l’aventure qui se déroule devant ses yeux, ici et maintenant, ne
voulait rien rater du spectacle magique.
Ce vent d’inquiétude souffle sur toute la première séquence, filmée au Champ-de-Mars matinal et
enneigé. On connaît l’histoire de ces plans (ou bien on le devine aisément quand on ne la connaît
pas) : Biette avait appelé les acteurs (Valérie Jeannet, Thomas Badek, Paulette Bouvet) le matin
même pour profiter de la neige, comme un enfant, encore une fois, surtout parisien, qui s’enivre des
paysages soudains éblouissants de sa ville habituellement grise et beige. Mais, bien sûr, l’enfant se
double ici du cinéaste, qui connaît la puissance des émotions que les paysages (ou visages) enneigés
suscitent chez le spectateur (Douglas Sirk ou André de Toth, voire Eisenstein). C’est une résonance
primaire, venue du cinéma muet, avec les contrastes lumineux que la nature elle-même se charge
d’adoucir : quand les acteurs parlent, de la vapeur s’échappe de leur bouche.
Lorsque Marie s’accroupit pour cueillir le champignon, qu’elle le place à l’intérieur d’un bocal,
qu’elle s’approche de la caméra tout en enveloppant dans son écharpe le précieux bocal, et qu’elle se
plante devant nous, nous sommes à peine surpris lorsqu’elle tire un livre de sa poche et en recouvre
le bocal. On sait déjà que, d’une manière ou d’une autre, cette structure d’emboîtement, de double
fond (trompe-l’œil au carré), sera répétée par toutes les figures que le film étudiera et développera
sur son chemin. Nous serons encore moins étonnés de reconnaître, sur la couverture du livre qui
protège le champignon miraculeux, la célèbre effigie de Shakespeare (oui, effigie encore, comme
chez Épicure et Lucrèce). Le théâtre, proscrit de Loin de Manhattan et, dix ans plus tard, de Trois
Ponts sur la rivière, fait déjà entendre le grincement de ses planches.
« Les vacances, c’est fini, avec toutes ces radiations », dit la dame emmitouflée dans un plaid
écossais (Paulette Bouvet, die Alte-Ego de Biette), posée au milieu du Champ-de-Mars, sur « son »
banc, dans cet espace auquel Biette accorde des vertus magiques — une sorte de microclimat
protégeant, en plein milieu de la ville contaminée, quelques habitants conscients du poison qui
désormais s’infiltre jusque dans les beautés de l’existence et de la contemplation, et offre un
purgatoire ultime à tous ceux qui sont capables de le voir.
Encore une fois nous retrouvons l’idée jamesienne de l’image dans le tapis : le salut possible (par
la tendresse, la solitude glacée, la découverte de champignons guérisseurs), presque indiscernable
dans la grande confusion de la catastrophe. Confusion mentale, bien sûr : les crises de désespoir de
Jenny (Tonie Marshall), quand elle se dispute avec son ex-mari, ou qu’elle soliloque recroquevillée
dans sa loggia. Confusion sensible : le mal est invisible, inodore, inouï, intouchable, insipide. Dans
ce chaos général, il devient difficile de trouver encore de la vertu quelque part, c’est-à-dire, si l’on
suit la définition de Diderot, le goût de l’ordre. Pas de l’ordre établi, évidemment, mais de l’ordre
stravinskien, qu’intuitivement on déduit de la composition même et de son plaisir. L’ordre qui ne
s’impose à personne mais qui donne la joie de transgresser ses propres lois pour en découvrir de
nouvelles.
Après cette première séquence, fragile par sa pure réalité, le film se scinde en deux et recourt (bon
gré ou mal gré ?) au montage alterné, toujours un peu frustrant car il parvient rarement à donner
l’illusion d’un mouvement simultané, sauf peut-être chez Hitchcock, mais dont le but n’est pas tant
l’unification des rythmes que la soif de la résolution qu’il attise chez le spectateur. Biette, plus
primitif, prend le chemin de Griffith et alterne les deux lignes de son récit : le rapport frère-sœur
(Marie-Bob/Valérie Jeannet-Thomas Badek), le rapport père-fille (Jeremy-Jenny/Howard Vernon-
Tonie Marshall). Le sujet réel, double lui aussi, comme on l’a vu (la dialectique du champignon), est
repoussé à l’arrière-plan. Il n’y a pas à proprement parler de tension poétique — l’unité formelle est
assurée par la réaction de quelques personnages habités par la haute conscience, voire par la
prescience de cette humanité qui raccourcit ses termes à vue d’esprit sinon à vue d’œil.
Ce qui détruit peu à peu le film de l’intérieur, c’est la confusion entre la structure fermée du conte
annoncé (conte de fées, conte défait ?) et la catastrophe-fiction, avec tout ce que cela comporte
d’angoisse eschatologique. Le conte ne pourrait résoudre cette angoisse que grâce à l’intervention du
merveilleux, ce que le réalisme relatif d’une comédie de fin du monde n’est guère capable de
recevoir. La seule mort de l’actrice qui devait jouer Ophélie dans le Hamlet mis en scène par Jeremy
Fairfax tient du ressort mélodramatique, très bien activé : la mutité du personnage, l’absence de
blessures visibles, la fragilité de son corps appartiennent davantage à l’héroïne shakespearienne qu’à
la victime de l’accident nucléaire. Le conte suscite beaucoup moins notre sens mélodramatique ; c’est
au récit que revient la fonction de résoudre les peurs. Et sur ce terrain, Biette demeure profondément
aristotélicien: le spectacle et les moyens du spectacle (la mise en scène) sont secondaires par rapport
à la succession des événements31 et de ce qu’ils révèlent.
Seulement, dans la perspective que Le Champignon des Carpathes tente de construire, le récit
s’oppose continuellement à la pure dramaturgie, sans que cette opposition se dépasse et ne donne le
recul nécessaire pour reprendre de l’élan; ce que Ford, par exemple, réussit dans Seven Women, où
la théâtralité affichée, opératique, de la situation, est sans cesse contredite et nourrie par la gradation
de la violence mesurée par le récit: des gens assiégés, immobiles, mais entraînés dans le cercle des
naissances et des morts. La poétique du trompe-l’œil, du double-fond et des libres passages
intermondes est mise à mal par l’obligation de détendre la métaphore du champignon jusqu’à
l’intenable où elle se transforme en analogie apocalyptique. « …les poisons éternels soufflés par le
vent d’Ouest » : cette phrase de Jenny sonne davantage comme un vers oublié d’une tragédie qu’elle
ne rend compte d’une terreur profonde passée au tamis de la lutte quotidienne pour la survie,
matérielle et artistique, socle indestructible du réalisme ironique biettien. Un pathos probablement
accusé par la mise en avant du son, postsynchronisé, de cette séquence.
Ce n’est pas faute d’avoir éclairci le problème dès le départ. La dialectique du champignon est
clairement énoncée par Marie : « C’est un champignon très rare, qui apparaît avec les cataclysmes,
les perturbations atmosphériques exceptionnelles, les modifications profondes de l’ordre naturel. Il
est né dans le froid. Une fois cueilli, il s’accommode de toutes les températures. Il craint une seule
chose : la lumière. Ses propriétés sont extraordinaires. Il guérit les blessures, protège des maladies
mortelles et assure la longévité. » Quand on connaît la sensibilité de Biette à la lumière de ses
cinéastes de prédilection, la formule de Marie est encore plus menaçante.
Dans cette idée de sens redoublé en permanence — nous sommes toujours dans la répétition, chez
Biette : reprendre un rôle, retrouver quelqu’un, reproduire un geste, partager un secret, faire jouer aux
mots tout ce qu’ils peuvent nous dire, etc., — le personnage de Jeremy Fairfax est exceptionnel. C’est
le seul parmi tous les atomes égarés de cette fiction sans vertèbres à endosser sans barguigner le rôle
de l’ombre. Dracula diurne, il se dissout dans les ténèbres de son théâtre : assis sur son trône, au
moment de la première visite de Bob, venu postuler pour la place d’électricien, Fairfax se lève
solennellement et on ne voit plus de lui qu’un corps sans tête, celle-ci étant coupée par un drapeau.
Un corps de roi shakespearien décapité. (On retrouvera cette image troublante dans Le Complexe de
Toulon, avec Jean-Christophe Bouvet attaché à un fauteuil, comme un condamné à mort crispé sur la
chaise électrique.) Chez lui aussi, dans une obscurité de grotte, Jeremy Fairfax défie la lumière,
maugréant en anglais contre le divertissement (« Entertainment, my ass »), sans risque d’être
contredit, et certes pas par le petit garçon qui, plus que le distraire, lui donne l’occasion de montrer
une humanité simple comme bonjour. Et qui se détache d’autant plus que les lieux de Fairfax
ressemblent à ceux du film: escaliers délabrés, palissades borgnes, façades écaillés. Un monde perdu
d’avance.
Lorsque Jenny, la fille de Fairfax, le retrouve et décide de lui rendre visite, elle ne sait pas
comment traverser la frontière qui sépare la lumière aveuglante de son inquiétude nucléaire et
l’ombre guère accueillante de son père. De la même façon, le frère et la sœur (Bob et Marie) se
trouvent de chaque côté de cette ligne imaginaire, à la différence qu’ils comprennent instinctivement
la force qu’ils peuvent tirer de cette contamination d’un monde par un autre.
Il n’empêche que la dualité ainsi exposée, qui varie la figure du couple presque à l’infini —
Marie/Bob, Bob/Ludovic (l’amant de Marie), Marie/Ludovic, Jeremy/Jenny, Jenny/Marie, etc., même
si ce système est probablement une conséquence directe de la difficulté d’un tournage de ce type
(qu’on pourrait appeler « tournage à vue », que Biette n’est pas le seul ni le premier à avoir pratiqué ;
c’était le cas, par exemple, de la partie africaine de Hatari ! de Hawks), prive, peu à peu, le film de
l’unité espérée. Les séquences réussies, comme l’ouverture au Champ-de-Mars, la première scène à
la librairie, avec la disparition bunuelienne de la petite fille, le champ-contrechamp mordoré entre
Bob et Marie autour du champignon, la rupture de Marie et Ludovic, voisinent avec des épisodes plus
hasardeux, peut-être trop libres et gardés par amour plutôt que par nécessité : la visite d’Olympia
(Laura Betti), le monologue de Jenny sur son lit et la scène qui la précède, lorsque Christian (Richard
Brousse) repasse sa chemise ; il faut avouer que les « jeunes premiers » ne réussissent pas
particulièrement à Biette. Mais, comme en musique classique, ce voisinage est plutôt une source de
dissonance, de frottement tonal qui n’arrive pas à s’émanciper de ses prérogatives canoniques
(aucune intention n’y est sensible, comme elle serait chez un Chostakovitch).
Néanmoins, il ne serait pas juste de passer sous silence le long moment où l’harmonie désirée éclot
soudainement, comme si les éléments disparates qui essayaient vainement de s’accrocher les uns aux
autres comprenaient soudain qu’il leur suffisait de tendre la main pour saisir celle de son voisin, que
le monde se dévoilait dans toute son inhumaine complexité. Que les lignes, en quelque sorte,
cessaient leur course solitaire vers l’infini, pour retrouver le bonheur éphémère de la courbe. Quand
Marie enseigne à Ludovic (Laurent Cygler) comment entretenir le précieux champignon, que,
évidemment, il n’en croit pas un mot, le découpage met à nu la force de Marie, suffisante pour traiter
la méfiance de Ludovic par le mépris, car elle sait que sa parole est souveraine. Un raccord si
audacieux qu’on ne le remarque pas au premier abord donne à Marie le pouvoir de la fluidité, c’est-
à-dire celui de glisser littéralement sur le matérialisme étriqué de Ludovic : Ludovic se rase, Marie
parle dans le reflet du miroir, elle sort par la gauche cadre et le plan suivant raccorde directement sur
un plan tourné dans la cuisine, mais lié de telle façon qu’on n’a pas l’impression d’avoir quitté
l’espace de la salle de bains. Tout se passe dans la continuité sonore et la coupe elle-même semble
fondue, mixée dans le mouvement des corps32.
Cette illusion de continuité répond malicieusement à la fausse harmonie qui règne dans le couple,
et qui n’attend qu’un prétexte pour sombrer corps et âme : nous habitons dans le même lieu, mais nous
ne sommes pas ensemble, ce dont témoigne le dialogue qui suit, où chacun ne parle que de ce qui
l’intéresse. La caméra ne bouge que pour rectifier le cadre, ce qui n’empêche pas les personnages de
sortir et de rentrer, le son se chargeant de ramener l’image manquante au premier plan de
l’imagination. Le bol rempli de lait du champignon, lui, vient occuper le centre du plan. « Ça guérit
tout? », demande Ludovic.
C’est ici que se rejoignent enfin toutes ces routes sinueuses qui parcourent le film comme autant de
cicatrices mal refermées. À ce carrefour, le monde se regarde dépérir, il n’y a plus d’amour possible,
plus de confiance. Seule la fuite (active, et radioactive) régit l’univers, livré aux monstres — de peur,
d’égoïsme, de solitude. Bob et Marie marchent sur une plage (probablement de la baie de Somme,
l’un des « paradis » de Biette) et c’est le cor anglais de Tristan qui les suit dans leur exil. Le même
cor qui accompagnait la révélation du poison à Hans dans Freaks, le film que Biette aimait et
connaissait trop bien pour qu’il ne s’agît que d’une coïncidence. La noce d’avant la vengeance.
Ce qui palpite dans les plans du Champignon des Carpathes, tel que celui décrit plus haut, c’est
une sorte de battement naturel qui les rattache à la forme avouée du film : le conte. L’espace,
délibérément étriqué, laissé à la disposition des personnages, où la caméra refuse de faire le moindre
effort (à cause de son fordisme sarcastique : les acteurs sont suffisamment bien payés pour aller et
venir, ce qui vaut même pour les acteurs lorsqu’ils ne sont pas payés du tout), concentre toute
l’intensité du conflit d’origine, à savoir le poison radioactif du champignon de la vallée du Rhône vs
le principe actif de celui des Carpathes.
Cette coexistence de deux dimensions infinies, l’une grande, l’autre petite, on la retrouve lorsque
Bob et Marie parlent de leur mère morte, ouvrant par là même sur la dimension souterraine qui
fascinait tant Jacques Tourneur. On peut y ajouter la séquence du spiritisme (peut-être lointainement
inspirée de Fritz Lang), ou, encore une fois, la première scène à la librairie, où les deux femmes
« parallèles » (je veux dire par là qu’elles dirigent chacune une des deux lignes narratives du film),
Jenny et Marie, semblent deux gardiennes en haut de la tour de gué d’un château enchanté (par les
livres) et qui s’ennuient entre deux visites de chevaliers de passage — le débit, le lexique, la diction
du client joué par Jacques Fieschi font de lui une espèce de seigneur picaresque, un peu ridicule et
boursouflé. Le ton est ici presque walshien, entre l’impatience devant le temps qui passe, le corps
des personnages lassé d’attendre l’événement, et la satisfaction enfantine devant un spectacle
imprévu ou improvisé qui fait diversion — on trouve cela dans les films de guerre de Walsh, quand
les troupes relâchent leur pression collective pour laisser les singularités dramatiques, sociales et
religieuses monter leurs tréteaux directement sur le théâtre des opérations.

Mais revenons au problème spécifique posé par Le Champignon des Carpathes, celui du conte,
car le compte n’y est pas, et lorsque l’unité évoquée plus haut se désagrège, le film commence à se
chercher une nouvelle forme (mélodrame, comédie), sans y parvenir tout à fait. Cette unité, Biette
l’avait évidemment saisie, et cherché aussitôt à traduire, dès l’un de ses premiers scénarios, Le
Rossignol et l’Empereur de Chine, inspiré d’Andersen, auquel le souvenir de l’opéra de Stravinski,
le compositeur préféré du cinéaste, eût probablement apporté ce je-ne-sais-quoi d’hétérogène qui
permet d’échapper à la tyrannie du dispositif. De la même manière, il avait écrit des adaptations de
Wozzeck et Lulu de Wedekind, l’un comme l’autre présupposant une grande confiance dans l’artifice
lorsqu’il s’agit de bâtir des espaces mentaux à la limite du naturalisme fantastique.
C’est en 1984 que Biette écrit le scénario de Barbe-Bleue, commandé par l’INA qui met alors en
chantier une série de films appelée « Télévision de chambre », avec pour seule contrainte un lieu
unique33. Biette adapte le conte de Perrault, de manière plutôt scrupuleuse, en y ajoutant une touche
burlesque, ou plus exactement commedia dell’arte, qui correspond probablement à un projet
réellement classique qui consiste à s’emparer d’un mythe et d’en faire une histoire, en y mêlant ce qui
remonte de la tradition littéraire et théâtrale de l’époque avec une austérité de propos presque
hölderlinienne : « J’ai tiré tous les fils que j’ai pu apercevoir dans le conte de Perrault pour arriver
jusqu’à cette obscure pelote de la fin du Moyen Âge », écrira-t-il en préambule du scénario34. Quand
on lit attentivement ce dernier (destiné, quant aux acteurs, à Jean-Frédéric Ducasse, Howard Vernon
et Laura Betti), on s’aperçoit qu’il s’agissait certainement du projet le plus directement straubien du
cinéaste, dans cette manière de garder à distance le sujet exposé de la même façon qu’on écarte le
plus possible, pour mieux le voir, un tableau qu’on tient au bout des bras, et de poser à l’avant-plan
les problèmes qui font de ce tableau une actualisation nécessaire de formes sociales, politiques et par
conséquent narratives archaïques et déterminées. Le film ne fut pas réalisé, la série de l’INA ayant
plié boutique avant la fin des hostilités, laissant ce drôle de souvenir qui fait rire d’incrédulité les
jeunes générations, où la télévision publique passait des commandes de cinéma.
Quoi qu’il en soit, Biette n’en fut pas plus marri que ça ; l’écriture lui avait été payée et il trouvait
son scénario si bon qu’il préférait en rester là plutôt que d’en tirer un mauvais film. Ce qui
n’empêchait pas qu’il y tînt particulièrement, puisqu’il accepta de le publier une dizaine d’années
plus tard, ce qui n’arriva ni au Rossignol, ni à La Plume du général (que Jacques Davila avait un
moment envisagé de tourner), ni même à Robinson Crusoë (j’y reviendrai plus loin) qui fut
probablement le projet le plus cher de Jean-Claude Biette — et dont l’échec à l’avance sur recettes
fut l’une de ses plus terribles déceptions, à l’origine d’une longue période de doute et de tristesse.
Émettons une hypothèse. Si Barbe-Bleue, dont Biette lui-même vantait l’excellence du scénario, est
resté ainsi vierge de toute traduction cinématographique, définitivement non corrompu par les aléas
de production et de tournage, c’est que son existence entrait en conflit insoluble avec la conception
que Biette avait du cinéma, à mille lieues d’un établissement préalable de toute charte dramatique ou
formelle. En revanche, le texte — plus qu’un scénario dans son acception conventionnelle — invitait
le lecteur à le projeter dans un univers qui, assemblé à partir des éléments (succincts) fournis par le
conte original de Perrault et les débordant généreusement, correspondait, en surface comme en
profondeur, au théâtre étrange, composite, orgueilleux et ambitieux inventé par Biette.
Plus que celles de Don Juan, de Faust ou de Jeanne d’Arc, l’histoire de Barbe-Bleue a trouvé avec
le cinéma un voisinage naturel et, littérale ou détournée, elle servit inlassablement les œuvres de
Lang, Preminger, Ulmer, Hitchcock ou Browning. L’absolue interdiction d’ouvrir des portes derrière
lesquelles les secrets s’entassent comme des cadavres est rigoureusement symétrique au désir de
transgresser cette interdiction, même si celui ou celle qui transgresse sait par avance que cela ne
changera rien et que le secret lui est déjà révélé par cette même interdiction. Barbe-Bleue sait qu’il
ne doit pas laisser ses femmes seules face à la porte interdite, mais il ne peut pas se réaliser s’il ne le
fait pas ; les femmes de Barbe-Bleue savent qu’elles ne doivent pas rester seules face à la porte
interdite, mais elles ne peuvent se réaliser que si elles se servent de la clé interdite, qui ouvre
directement sur la fureur sexuelle de Barbe-Bleue.
Ainsi, la structure narrative du conte donnait à Biette bien plus qu’il n’en pouvait espérer : sa
dialectique naturelle, qui s’exerçait sans fin, grâce à laquelle aucun personnage n’était laissé à
l’abandon du déterminisme psychologique de tradition française, tel qu’il court de Duvivier à
Deplechin, en passant par Clouzot, ouvrait un espace où cohabitaient élans et renoncements,
vocations et compromissions, poisons et antidotes ; les fleurs des exploits poussaient au milieu de la
mauvaise herbe de la lâcheté, et rien n’était plus humain que cela. On peut déceler, dans cette façon
abrupte de marier une cruelle ironie et la compassion la plus naturelle, une camaraderie artistique
avec Fassbinder, que Biette appréciait peut-être davantage qu’il ne l’aimait.
Dans l’histoire écrite par Biette, Barbe-Bleue est un homme tourmenté, d’une lucidité maladive,
luttant contre son naturel comme le scorpion wellesien, mais incapable (voire réticent) à se défaire
d’un mal aussi poignant. Biette décrit sa naissance, invente la mort de son père et le chagrin de sa
mère, et inscrit l’histoire dans une progression inexorable qui fera de cet enfant né sous le sceau du
malheur, le plus terrible des monstres qu’on puisse imaginer — à la fois sujet et objet sexuel, qui
joue de son corps et de ce qui le distingue des autres comme d’un appât. Chez Perrault, le passé de
Barbe-Bleue, même s’il n’est évoqué que d’une phrase (la concision de l’écrivain annonce celle de
Kleist), n’en est pas moins un élément essentiel de la crainte fascinée qu’il produit sur son
entourage35. Biette, toujours scrupuleux quant à la lignée de ses personnages (et à leur ligne secrète),
pousse encore plus loin et insiste dès le départ sur le point qui concentre sur lui toute l’attention. Et
qu’est-ce qui le différencie d’un homme normal ? Un détail extravagant: le bleu de sa barbe (souvenir
amusé de la bleuade de Loin de Manhattan ?). Et les femmes qu’il épousait l’une après l’autre
n’étaient pas tant fascinées par ce qui se cachait derrière la porte interdite que par ce bleu
impossible, promesse d’un monde inconnu, tout près de la ligne du front, d’où cet espion séduisant
rapportait à l’arrière des nouvelles de conquêtes miraculeuses. Lorsque, en 1996, Christine Laurent
monta le scénario de Biette, transformé en pièce (on pourrait même dire « mis en pièce », tant cette
conversion fut, aux dires des principaux intéressés, minimale), au théâtre Cornucopia de Lisbonne
avec Luis Miguel Cintra dans le rôle-titre, aventure acceptée par Biette avec une joie indicible, la
question s’était posée, bien entendu, de ce qu’il convenait de faire ou ne pas faire avec cette barbe.
Cintra laissa la sienne croître, puis il fut décidé qu’il n’en serait rien, et que Barbe-Bleue serait
glabre. Ni barbe, donc, ni bleue.
Au contraire, dans le scénario, la barbe bleue est un accessoire presque magique, un postiche
menaçant. Barbe-Bleue taille sa barbe bleue avec un plaisir non dissimulé et la contemple avec
orgueil. Cette simplification à l’extrême, qui recentre le héros du conte sur son attribut essentiel, lui
fournit une humanité aussi extrême. On pourrait rétorquer que le passage au cinéma d’une
construction aussi emblématique entraînerait nécessairement une certaine stylisation (des costumes,
des décors, de la lumière et du jeu) et que Biette n’était guère enclin à abandonner en route son
réalisme ironique, qui se rattachait toujours à l’héritage de Bazin et de Rossellini. Mais le scénario
montre clairement que Biette était décidé de jouer à fond la carte théâtrale, voire épique, et que
l’incorporation de l’attribut constitutif du mythe au système de représentation nécessitait de chercher
des solutions davantage du côté de Brecht que de celui de Molière. Cette barbe, ce postiche devient
le geste même de Barbe-Bleue, comme la clé fée (rappelons-nous que Biette appelait Sonia Saviange
«la fée de la fiction»), celui des femmes consentantes au piège de leur époux.
Une autre clé, moins fée qu’historique, ouvre la voie à une dernière hypothèse, qui permet de
préciser le rapport que Biette entretenait avec l’idée même de la modernité. Cette clé, c’est encore
dans la poche de Perrault qu’il faut aller la chercher. Depuis notre époque, Charles Perrault possède
tous les attributs de l’art classique : laconisme, fluidité de la phrase, économies des épithètes, grande
musicalité expressive obtenue par la vivacité du récit, conduit tambour battant par une armée de
verbes et de gérondifs. C’est oublier que Charles Perrault, protégé de Colbert, inventeur du discours
de réception à l’Académie française (la harangue), frère de Claude, l’architecte qui conçut la
magnifique colonnade du Louvre, poète aimable et courtisan jusqu’à sa disgrâce par Louvois, et
devenant, dans sa retraite et à un âge avancé l’auteur mondialement célèbre des Contes que l’on sait,
fut également le fer de lance des Modernes dans la fameuses querelle qui les opposa aux Anciens,
emmenés par Boileau, jusqu’au 30 août 1694, où, grâce à la médiation de Racine, les deux
belligérants firent la paix en s’embrassant à l’Académie. Ce n’est pas tant l’image du querelleur que
je voudrais privilégier ici (quoique Biette fût un polémiste remarquable) que celui du moderne
devenu, par la force du temps et de l’Histoire, le classique dans son acception la plus fidèle à
l’étymologie ; c’est-à-dire un artiste de première classe. Par intuition, Biette avait compris que les
signes de modernité, objets de débats passionnés mais menés dans les langues vernaculaires des
différentes écoles formelles des années 1960 et 1970, étaient en grande partie des constructions
rhétoriques, dont il était indispensable de s’abstraire (d’où la pratique instaurée par lui de (re)voir
les films à la télévision) pour en saisir la véritable nouveauté, « ce grain de présent retenu dans une
œuvre36 ». Cette distance critique, trouvée presque par hasard, ou plutôt inscrite dans la nature
contemplative du cinéaste, a permis à Biette de s’affranchir de la modernité en tant que totem
politique et idéologique.

De la même façon que la barbe bleue de Barbe-Bleue (ou l’absence de barbe, dans sa mise en
scène théâtrale), ce «h» venu du XIXe siècle que Biette avait maintenu dans le titre du Champignon
des Carpathes, jouait le même rôle révélateur des secrets, ou plutôt de la possibilité de ceux-ci, non
de leur contenu. Le faux conte des irradiés de Villeurbanne est en réalité une aventure moderne,
précise et enfantine, empruntée au royaume de Jules Verne, l’homme seul qui voyageait autour de sa
chambre, le nez dans les livres et des énigmes semées comme des cailloux dans une œuvre
prolifique. À la différence près, et de taille, que la double construction du film (Marie/Jenny) ne peut
prétendre à la même plénitude temporelle qu’atteignent les récits parallèles de Verne, car c’est là la
faiblesse du cinéma par rapport à littérature (d’où ce goût réel, passionné, de Biette pour l’écrivain à
l’œuvre) : le temps n’y est pas extensible, l’ellipse est une figure de rythme qui imite celui de la
perception, alors que l’ellipse littéraire est un outil de juste distribution des espaces et des actions
simultanées. Et même Griffith, appelé par Biette à son secours, s’endort parfois, tel le vieil Homère,
et ne peut donner qu’une vague idée de temps parallèles. Les deux lignes du Champignon des
Carpathes s’écartent peu à peu l’une de l’autre et leurs connexions semblent désespérément
artificielles ; ce qui n’exclut pas la beauté des scènes elles-mêmes, comme lorsque Jenny attend son
père dans la cage d’escalier. En s’écartant, elles laissent le film se dépatouiller avec tous ses motifs
(pêle-mêle : Hamlet, escrocs de poche, amateurs éclairés, enchantements bellevillois, peurs paniques,
économies de bouts de chandelle) qu’on retrouvera dans tous les autres films de Biette, mais mieux
appareillés, et dans un ordre moins aléatoire.
Les écrivains de Biette étaient de toute sorte : les poètes latins (Horace, surtout), les historiens
grecs (Xénophon, surtout), les poètes français (Verlaine plus que Rimbaud), quelques penseurs
(Nietzsche, dans la prime jeunesse, Lucrèce, bien sûr, Joubert, Cavell), sans oublier Michelet,
Carlyle, Svevo, Schiller ou Sherwood Anderson. Mais c’est la littérature anglaise qui fut
probablement la compagne éternelle de ses insomnies, et il pouvait se montrer intarissable à propos
de Robert Browning, Charles Dickens, Samuel Coleridge, Robert Louis Stevenson ou Gerald Manley
Hopkins et Forster. Quant à Walter Scott, il faut lire les pages passionnantes qu’il consacra à
Wawerley dans Cinémanuel37, son journal de l’an 2000. Mais c’est évidemment le père du roman
d’aventures qui fut le véritable héros de Biette : Daniel Defoe. L’annaliste des pirates, le faux
chroniqueur de l’histoire de Robinson, le styliste élégant, fin, pratiquant en permanence ce montage
invisible donnant le sentiment d’un temps réparti selon un ordre défini mais secret, rencontre
naturellement le Biette amoureux des films de pirates de Walsh, de Tourneur ou des rêveries
paranoïaques des deux Tigres de Lang et du dernier Sternberg qui poussait la ferveur esthétique à
enfermer dans une île une communauté d’hommes ignorant que l’Histoire continuait en dehors de la
leur (Fièvre sur Anatahan). Se souvenant encore une fois des conseils avisés d’Aristote, Biette,
comme Hitchcock, préférait «ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible mais pas
persuasif38 », tout en tâchant, en réaliste ironique, de rendre persuasif même le possible
invraisemblable.
Lorsqu’il propose à Paolo Branco de tourner Robinson Crusoë, le producteur portugais, qui
n’avait pas souhaité appuyer les aventures des films «tournés à vue » de son ami, accepte aussitôt et
suggère à Biette de situer l’île près des côtes portugaises. Biette se rend au Portugal (en train, car il
était sujet à différentes phobies : l’avion, l’ascenseur, le métro) et part en repérages, longeant la côte
au nord de Lisbonne jusqu’à Peniche. Le voyage est éprouvant, Biette est un citadin hypocondriaque,
il se délite et se recroqueville loin des lumières, des rues nocturnes et des passants aux visages
mystérieux qui peuvent, par un brusque revirement de la réalité, appeler les fantômes et se
transformer en eux pour le plus grand amusement du promeneur qui croise Marlène Dietrich, Walter
Pidgeon ou le commissaire Lohmann de Mabuse sur le canal Saint-Martin (Biette adorait les sosies
— à tel point qu’il en inventait quelquefois). Ce détail biographique, comme toute allusion directe à
l’existence sociale du cinéaste, eût probablement provoqué la fureur de l’intéressé qui ne comprenait
pas qu’on ne cherchât pas à transformer ces détails et allusions en matière de fiction, ce qu’il fit lui-
même dans Loin de Manhattan. Et c’est de la même façon, après avoir pris toute la mesure de son
malaise face à la nature inhospitalière, que Biette décida de tourner la majeure partie du film dans le
jardin botanique de Lisbonne, de recréer une île déserte au milieu de la ville. Le trait biographique
dessinait ainsi la ligne formelle du projet à venir.
« Le livre est un souvenir d’enfance, dit Biette à propos de Crusoë, dans un entretien accordé à
Jean Paul Civeyrac pour Les Lettres françaises. En faire un film représente un pari. C’est l’envie de
faire un film d’aventures. Puisque tels étaient mes premiers désirs de cinéma : faire des films
d’aventures.
« En travaillant sur le livre, je découvre qu’il y a beaucoup de problèmes pour son adaptation.
C’est d’une très grande richesse humaine, philosophique, esthétique. Faire un film sur Robinson, ça
oblige à penser le récit à travers des phases temporelles, à penser la représentation du temps, à
l’intérieur d’une séquence et d’une séquence à l’autre. Comment faire sentir ce temps énorme (plus de
vingt ans) que vit Robinson dans son île. Comment faire éprouver le temps qui passe à travers le
travail de Robinson? Cela pose aussi la question de filmer le travail de quelqu’un selon qu’il sait ou
ne sait pas travailler… Plus j’avance, plus je suis captivé par la complexité et la richesse des
problèmes, plus je découvre que c’est une histoire idéale pour exprimer mes idées sur le cinéma. Et
puis le traitement de cette histoire et les conditions dans lesquelles ce film sera fait, c’est une vraie
aventure dans laquelle je serai obligé d’être moi-même un Robinson. Je sais qu’il faut que je me
construise mes palissades, mon ombrelle, mes arbres, que je plante des graines, que je cultive mon
jardin en faisant le film39…»
Rentré du périple — « une véritable aventure », dira Joaquim Carvalho, qui l’aura accompagné
pour ces repérages éprouvants —, Biette s’installe à la Casa de São Mamede, son hôtel préféré de
Lisbonne, et travaille sur le scénario en y intégrant les changements et les lignes qui lui sont apparues
avec cette nouvelle perspective : l’homme face à la non-indifférente nature, à sa sauvagerie, à ses
offrandes inattendues, et, bien sûr, la façon de s’y prendre pour trouver sinon un équilibre, du moins
la possibilité d’une trêve. Le fait même d’envisager l’île déserte de Robinson en plein cœur d’une
métropole précise le projet encore une fois lucrétien du cinéaste : l’imperturbable matière du monde
se fiche de la décoration et de la main de l’homme, elle coule sans sourciller, et c’est à l’homme de
trouver la représentation adéquate de son émancipation.

31 Aristote, Poétique, chap. 14, Les Belles Lettres, 1997.


32 Il faut mentionner ici le travail exceptionnel de Marie-Catherine Miqueau, qui fut la monteuse de quatre films de Biette (Loin de
Manhattan, Le Champignon des Carpathes, Chasse gardée et Le Complexe de Toulon), et qui connaissait parfaitement le rythme
si particulier de la respiration biettienne.
33 Les films suivants furent tournés et diffusés, à partir de juillet 1983 : À toute allure, de Robert Kramer, La Couleur de l’abîme,
de Pascal Kané, Demain il fera beau, de Guy Mousset, Casting, d’Arthur Joffé, Une villa aux environs de New York, de Benoît
Jacquot, Une sale histoire de sardines, de Marie-Claude Treilhou, Hughie, de Frédéric Compain, Sous le signe du poisson, de
Pierre Zucca, la Matiouette, d’André Téchiné, L’Homme à la valise, de Chantal Akerman, Les Ombres, de Jean-Claude Brisseau.
34 Publié pour la première fois dans les numéros 6 et 8 de Trafic (1993).
35 «Ce qui les [les dames] dégoûtait encore davantage, c’est qu’il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu’on ne savait ce que ces
femmes étaient devenues. » (Charles Perrault, Contes, le Livre de Poche, 2006)
36 «La barbe de Kubrick», Trafic n° 32, hiver 1999.
37 Jean-Claude Biette, Cinémanuel, POL, 2001.
38 Aristote, Poétique, op. cit., chap. 24. On pourrait pointer ici une contradiction avec ce qui a été dit auparavant de l’influence sur
Biette des théories brechtiennes, qui sont à l’ordre aristotélicien ce que le système de Lobatchevski est à la géométrie euclidienne.
Mais ce serait perdre de vue le pragmatisme dialectique qui fonde toute la poétique biettienne, pragmatisme qu’il ne faut pas
confondre avec l’éclectisme né dans le marasme des années 1985-1995. Biette est probablement l’un des rares cinéastes (cf. plus
haut, la discussion autour de Perrault) à ne pas succomber au syndrome de la modernité.
39 Les Lettres françaises, mars 1992.
CHAPITRE CINQUIÈME
Voyage en achronie. Un film de rage contre l’irréalité. Mozart
et miroirs. La Biette touch. Ex-maoïstes et clochards. Les
mauvaises herbes et les ordures de la ville. La preuve par
l’écureuil. Haine du théâtre. Ne plus frayer avec personne. La
France libre est à Londres. Charles Toulon, le dernier homme
sur terre.
Après le refus du Centre national du cinéma d’accorder l’avance sur recettes à Robinson Crusoë40,
Paolo Branco renonce au film, et Biette traverse une période de profond accablement, que son
licenciement de France Musique ne peut qu’aggraver. Les deux événements sont profondément liés : il
y a d’une part l’un des projets les plus personnels du cinéaste qui se voit stoppé en plein vol
(repérages, écriture, choix de l’acteur principal, Denis Lavant), et, de l’autre, une activité intense et
régulière de vingt années d’émissions qui ont fait connaître à des milliers de mélomanes le travail
d’interprètes essentiels et parfois mésestimés : les chefs d’orchestre Hans Rosbaud, Ernest Bour,
Hermann Scherchen, Roger Désormière, Nikolaï Malko, Paul Kletzki, Hans Abendroth, Dmitri
Mitropoulos, Bruno Maderna, Samuel Samossoud, Gunther Ramin, Edwin Loehrer, les pianistes
Marcelle Meyer ou Annie Fischer, les violonistes Josef Szigeti ou Ricardo Odnopossoff, le quatuor
Pascal, le ténor Hugues Cuenod, etc. Biette avait même poussé assez loin deux projets de
documentaires, l’un consacré à Ernest Bour, l’autre à Hugues Cuenod. Ce dernier avait accepté avec
joie et intérêt, ce dont témoigne la correspondance entre les deux hommes.
Dans ce qu’il faut bien se résoudre à appeler une période de marasme (voire d’achronie) culturel,
qui caractérise cette époque de mutations économiques et politiques difficiles, Biette trouve une
consolation (dans le sens antique ou musical du terme) avec la création, en 1991, par Serge Daney
(qui mourra très peu de temps après) de la revue Trafic, dont il est l’un des fondateurs, avec Sylvie
Pierre, Patrice Rollet et Raymond Bellour, mais aussi l’âme cinéaste : c’est lui qui trouve le titre de
la revue, c’est lui qui se met « à pied d’œuvre » dès ses premières chroniques. La critique, et ses
nouvelles formes, pressenties par Daney, Biette et Skorecki dès la fin des années 1970, nécessaires
pour comprendre la manière même de percevoir les films, trouvent ici leur terrain d’élaboration. Ce
que cet exercice révèle de joie théorique n’est pas suffisant, cependant, à donner toute la mesure aux
pensées de Biette directement liées à sa pratique du cinéma.
Du jour au lendemain, il décide de tourner un film, selon les mêmes principes que Le Champignon
des Carpathes et Loin de Manhattan : au jour le jour, au franc le franc. « À un dîner, j’étais en face
de Danièle Dubroux, racontait Biette aux Inrockuptibles, il y avait beaucoup de bruit et, à l’autre
bout de la salle, j’entends des gens qui disaient “Le complexe de Toulon! Le complexe de Toulon !”
Alors, avec Danièle, on éclate de rire et elle me dit “Mais c’est tout à fait un titre pour toi ! Il faut que
tu fasses un film qui s’appelle comme ça et que tu inventes en quoi consiste ce complexe.” […] En
fait, ils parlaient d’un complexe de salles de cinéma que l’on construisait à Toulon41.» Biette propose
le film à Branco qui refuse, et décide de le tourner tout seul. Quelques amis (dont la liste figure au
générique de fin du film) réunissent une petite somme d’argent, suffisante pour commencer le
tournage, en espérant que ce premier matériau convaincra d’éventuels producteurs de continuer
l’aventure. Biette achète une caméra 16 mm et l’équipe s’embarque sur le ferry pour tourner les
séquences anglaises du film. Premier incident, la caméra fait une chute sur le ferry. On en fait venir
une autre de Paris, et le tournage peut commencer. Une fois l’argent épuisé, le tournage s’arrête
jusqu’à ce que, aidé par Julien Sicard et de nouveaux fonds glanés ici et là, le travail aille à son
terme. Ensuite, le film sera repris par Richard Magnien. Il obtient le prix de la mise en scène au
Festival de Dunkerque en 1995 et sort à Paris en avril de l’année suivante.

«Chris et Fredi Patsch [Jean-Christophe Bouvet et Jean-Frédéric Ducasse] sont frères. Leur mère,
madame Patsch [Paulette Bouvet], voit souvent Fredi qui est son fils adoptif, et presque jamais Chris
son véritable fils. Chris cherche un nouveau travail. Le hasard le conduit à devenir acteur, lui qui hait
le théâtre, et à jouer une pièce en attendant une situation stable. Marie [Ysé Tran], qui l’accompagne
partout, n’est à ses yeux qu’une femme virtuelle qui doit se contenter d’obéir à ses fantasmes. L’autre
frère, Fredi, universitaire, cherche à entrer en contact avec Charles Toulon [Howard Vernon] pour
terminer le livre qu’il lui consacre, mais Toulon ne veut plus entendre parler de son passé et encore
moins d’un livre à son propos. Toulon a été jusqu’en 1968 un discret essayiste qui a mis au jour un
complexe paranoïaque. Depuis cette découverte, il a décidé de devenir acteur de théâtre pour jouer
les grands textes. Il erre maintenant dans son théâtre tel un fantôme, se remémorant les vers de
Shakespeare, Calderón et Corneille. Chris Patsch, pour qui le théâtre tourne décidément au
cauchemar, s’échappe à Londres. Il retrouve son passé d’imprésario d’un groupe de rock. Embarqué
dans les métiers du vin, il espère toujours accorder le monde à ses rêves42.»
Au moment de la sortie du film, à Gérard Lefort et Olivier Séguret, plutôt que de répéter ce résumé,
lui qui avait horreur des intrigues («L’intrigue, c’est ce qui vous empêche d’être intrigué43. »), Biette
confie généreusement que le sujet réel du Complexe de Toulon « serait l’opposition entre la vocation
et le hasard social, et les dérèglements parfois comiques qui peuvent en découler ». Et il ajoute, plus
loin: « Je voulais refaire une comédie satirique dans le style de Loin de Manhattan (qui a toujours
été mon film préféré), en reprenant les mêmes acteurs et en gardant l’idée d’un film à base de
dialogues. Je n’ai pas du tout pensé : “je vais traiter la vocation”. Je voulais faire un film qui parle du
monde d’aujourd’hui, c’est-à-dire un film de rage, exprimée de la façon la plus comique possible.
C’est une rage contre l’irréalité telle qu’elle est véhiculée par la télé et le cinéma et, je tiens à le
dire, tout autant par le cinéma que par la télé. C’est une révolte à titre individuel, en tant qu’être
humain qui trouve que la majorité des films se dépêchent de transformer la réalité en choses
séduisantes. Les gens qui font des films semblent se dépêcher de flotter dans un espace qui serait
immédiatement mensonger44.»
On reconnaîtra la structure en trompe-l’œil, familière de l’œuvre du cinéaste, même si, au cours du
film, nous en verrons une transformation systématique qui pousse le bouchon jusqu’à une certaine
dégradation des motifs ; un appauvrissement dramatique et formel qui va de pair avec la mise à mal
rageuse de toute idée séductrice dans la restitution du réel par le cinéma. Cette révolte, cette rage,
dont parle Biette, on la sent à l’œuvre dès le premier plan du film où, comme presque toujours chez
Biette, la règle du jeu est donnée à voir et à entendre (pour qui a des yeux et des oreilles) : un
apprenti chef d’orchestre dirige en « playback » l’ouverture de Così fan tutte de Mozart, dans la
version de Hans Rosbaud, captée à Aix-en-Provence en 1957. De dos, son professeur, qu’on a
entendu, off, durant le générique, mettre en garde son élève : «Attention à la levée pour le presto.» La
levée, rappelons-le, est un groupe de notes qui précède le premier temps fort. Appelée également
anacrouse, la levée prépare l’accent. C’est de la même manière que nous voyons arriver le premier
plan du Complexe de Toulon, comme une véritable attaque : nette, franche, violente, juste adoucie par
le gruppetto du générique.
La caméra, depuis sa position malcommode — un peu « de Biette », c’est-à-dire se faufilant entre
les meubles des décors réels filmés comme des décors —, jette un regard humain et ironique sur cet
espace qui semble agencé par un esprit aussi étonné qu’amusé devant tant de réalité imprévisible. Un
homme de dos, bord cadre, un autre de face, qui dirige sérieusement un orchestre « entre quatre
murs », comme il le dira à la fin du film, et, tout au bout de la diagonale, un troisième homme, plongé,
indifférent, dans la lecture du Monde (encore une rime comique reprise dans Trois Ponts sur la
rivière), sous l’œil moqueur d’un échassier métallique. L’homme du Monde est lui-même posé en bas
d’un ovale dont on ne sait pas si c’est un miroir, où il se refléterait, ou un trou dans le mur, qui
ouvrirait l’espace. Mais n’est-ce pas, au fond, la même chose ? Un miroir n’est-il pas un trou béant
qui ouvre le gouffre autant qu’il le reflète ? C’est là la grande leçon de Sirk, jamais oubliée, celle de
l’ironie suprême du mélodrame élaborée et fixée à Hollywood, cette Athènes dont aucune Rome ne
sortit. Plus tard, tandis que le professeur jouera au piano une Romance sans paroles de Mendelssohn,
un plan, filmant le troisième homme de près, viendra confirmer, comme pour consoler l’apprenti chef
d’orchestre qui « a envie de comprendre, c’est tout », la réalité de trou béant de ce faux miroir à
l’échassier, et la forme même de la première séquence, tout en courbes sinueuses, à l’image de
l’ouverture de Mozart.
Qu’il s’agisse de Così fan tutte n’est aucunement indifférent, même si l’idée est venue à Biette
après que l’acteur lui eut raconté qu’il avait toujours rêvé de jouer un chef d’orchestre : une histoire
parfaite fondée sur l’ambiguïté et l’échange de rôles, encore une fois des masques qui dissimulent des
secrets éternels.
Le Complexe de Toulon commence par cette énigme : qui se cache derrière qui, derrière quoi, et
pourquoi ? La discussion qui suit l’exécution de l’ouverture de Mozart, entre l’apprenti chef
d’orchestre et l’homme au journal, ne fait que prolonger cette triple interrogation (qui ne trouvera pas
de réponse, rassurons tout de suite le lecteur sur ce point). L’apprenti, en doux dogmatique à la
diction monotone, détaille une cosmogonie musicale, déclamant une liste de chefs d’orchestres
classés dans un ordre précis et immuable (un peu à la manière de Conseil, le serviteur fidèle
d’Aronax, dans Vingt mille lieues sous les mers, de Jules Verne, qui, sans rien connaître à la science,
parcourait «avec une agilité d’acrobate toute l’échelle des embranchements des groupes, des classes,
des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des espèces et des
variétés »), sous l’œil goguenard de l’homme au journal, plus préoccupé par l’évidence des situations
que par la persistance des théories. Le jeune homme, dont le personnage subit de plein fouet cette
confrontation, réagit de la manière la plus simple possible, en s’affirmant comme un membre
inoffensif d’une communauté secrète : « On fait notre tambouille entre nous et on n’oblige personne à
nous suivre.» Il reviendra, vers la fin du film, livrer à son contradicteur « l’énigme du dernier mot »,
avec l’unique regard-caméra de l’œuvre de Biette.
Cette première séquence, à la fois promesse et voile mélancolique, se dissout aussitôt dans
l’espace bleuté et froid de la deuxième scène, où l’on retrouve le troisième homme (Jean-Christophe
Bouvet), qui prend sa douche en chantonnant, et une jeune femme qui entre par la fenêtre comme si
c’était normal, une sorte d’Irma Vep domestique, agile et terrestre (Ysé Tran). Pendant qu’elle sifflote
en ouvrant le robinet, lui s’occupe d’une cafetière, qui semble sur le point d’expirer comme toutes les
machines qu’on croisera au long du film. Ils ne se parlent pas, ils se tournent le dos, mais nous
assistons, mine de rien, à la naissance du premier couple biettien, qui s’émancipe des modèles
hollywoodiens passés (Le Théâtre des matières, Chasse gardée) et à venir (Trois Ponts sur la
rivière).
Dans Loin de Manhattan, dont Le Complexe de Toulon est, ou plutôt prend ouvertement la suite, le
corps de Christian joué par Bouvet était le lieu, à la limite de la désincarnation, où le sexe et
l’ambition sociale passaient un compromis, et le récit nous menait dans cet étroit intervalle qui
sépare celui-là de la compromission (un lieu commun avec Fritz Lang). Ingrid et René refusaient de
se laisser aspirer par ce trou social, et leur couple, bien qu’hypothétique et probablement sans
lendemain, comme celui de Rock Hudson et Jane Wyman dans Tout ce que le ciel permet de Sirk,
absorbait toute l’espérance bancale qui préservait le film de la pure satire (qui dédouane le satiriste)
en lui apportant cette touche de moquerie généreuse qui fait tout le sel du réalisme ironique de Biette :
appelons cela la Biette touch. Si celle-ci est repérable tout le long du Complexe de Toulon (ne
serait-ce que dans les angles incongrus et les cadres malicieusement hasardeux), le film laisse
entendre des accents sarcastiques à la Chostakovitch (comme dans le Quatuor à cordes n°3), qui
épaississent peu à peu l’atmosphère jusqu’à la rendre proprement irrespirable.
Le monde a changé si brutalement dans l’intervalle qui sépare Loin de Manhattan du Complexe de
Toulon (l’appauvrissement général, la défaite sociale, la sénilité de l’Europe, et son cortège de trous
de mémoire, le cinéma destitué par la course à l’armement numérique) que les rêveurs dogmatiques
mais inoffensifs cherchant le secret de René Dimanche ont fini soit par s’éteindre dans la solitude et
le silence, soit par devenir des monstres asociaux habités par la rage et la détestation. Chris Patch est
le héros sublime et déplaisant d’une ultime Odyssée dont aucune Ithaque n’offre d’elle-même
promesse de repos, fût-il provisoire. Le voyage n’est plus une fuite, une fugue — Biette en Italie,
Marie, Bob (Le Champignon des Carpathes) et Anne (Chasse gardée) en baie de Somme —, mais
une recherche de possible paradis — Lisbonne, Porto, Londres, Berlin. Biette, qui avait intuitivement
perçu les déplacements des perspectives, la régulation de la culture allant de pair avec le
dérèglement social, les inflexions délicates du récit collectif, et dont les films passèrent presque
inaperçus, précipite son Complexe de Toulon en plein milieu d’un chaos précédant l’ordre nouveau à
venir et dessine le portrait de mohicans blafards, derniers hommes sur terre.
Chris Patch (donc Bouvet), qui, depuis Loin de Manhattan, a vu son prénom (Christian) apocopé
au passage, quand on le voit, là, sortir de la douche dans une cuisine-salle de bains sordide, on se dit
qu’il n’est rien. Plus rien? Non, rien, tout simplement. Il n’est rien parce qu’il ne vaut rien et ce qui,
autrefois, pouvait encore exercer de l’attrait (sur les filles, les garçons, les curieux), c’est-à-dire son
bagout, son intelligence, son goût, ses dégoûts, est devenu marchandise, dont personne ne veut plus.
La séquence suivante est une cruelle variation de ce thème, seulement pressentie grâce à la science
si particulière du découpage biettien, qui ne laisse jamais la caméra se détourner de son objet tant
qu’elle n’a pas trouvé la clé (la clé fée) qui lui permet d’ouvrir le plan suivant. Ainsi fallait-il que
l’apprenti chef d’orchestre épuisât l’arsenal de sa gestuelle codifiée pour que Chris, relégué en
portrait de médaillon en égalité avec les autres éléments du décor (l’échassier, la photo encadrée au
mur, lui-même en médaillon ovale), pût imposer son corps et toute la gamme de ses mimiques dans la
discussion dogmatique et didactique qui suivait.
Obéissant davantage à la logique fictionnelle habituelle de Biette qu’à l’injonction de Marie (« Il
faut trouver du fric »), Chris, après avoir monté une ruelle du 13e arrondissement de Paris, pousse une
porte de plain-pied et se retrouve dans un lieu indéterminé, moitié boutique, moitié bureau improvisé
en attente de jours meilleurs, avec posters de Jacques Dutronc et de Sapho au mur : un monde en
reproduction, d’une certaine façon, sans qu’on sache véritablement quelle production cherche-t-on à
reproduire dans cette roulotte claudicante, où il ne manque qu’un orgue de Barbarie pour en souligner
la déchéance. Lorsque monsieur Chanstick (ainsi se nomme le personnage joué par Dominique
Rabourdin, un walshien bien connu des cinéphiles) lève la tête, le soupçon n’est pas loin que tout
cela n’est qu’un leurre, une mise en scène pour tromper le héros principal — encore une fois,
réminiscence langienne du début d’Espions sur la Tamise, voire le décalque d’un piège télévisuel
façon caméra cachée. De quoi s’occupe exactement monsieur Chanstick? Si l’on se fie à son nom, on
pourrait l’imaginer en importateur de films de kung-fu, ex-mac-mahonien et maoïste repenti.
Admettons cette hypothèse — tout, dans cette séquence, soigneusement découpée en champs-
contrechamps au rythme imprévisible, épais, en grand angle, invite à la satire, telle que Biette la
pratiquait dans Loin de Manhattan. Avec cette touche de mélancolie qui retient la séquence dans le
champ réaliste : la fatigue ontologique de Chris, prêt à tout pour exister encore (même faire du
théâtre, qu’il hait, on le verra plus tard), la lucidité comique de son interlocuteur, dont les gestes et la
voix parcourent la gamme désarçonnée de l’accablement et de la renonciation. Comme en passant,
Biette décrit dans cet épisode comique (la comédie est la politesse qu’on doit au spectateur quand on
l’invite à réfléchir) une véritable béance sociale : d’un côté un homme déclassé qui cherche du travail
(« trouver du fric », pour Chris, est encore la conclusion naturelle d’un travail rémunéré, et non pas
d’un arrangement statistique), de l’autre un employé de bureau qui ne peut rien offrir, pas même un
emploi (et est-il lui-même autre chose qu’employé, c’est-à-dire ployé ? et employé-ployé à quoi ?).
Mais Biette ne se contente pas de constater cette béance sociale, il l’aggrave, comme se doit tout
artiste qui regarde les choses en face. Plus il fixe cet espace qu’on appelle la France en repérant ce
qui a changé pendant les quinze ans qui séparent ce film-ci de son grand frère, plus il se rend compte
que ce que la béance avale voracement est le monde matériel lui-même.
Que voit-on précisément ? L’interlocuteur de Chris, agent recruteur de profession (ce qu’en dit le
générique), est de toute évidence incapable de recruter qui que soit à quelque poste que ce soit : à
moins que Chris n’accepte de s’asseoir à côté de lui pour discuter des groupes rock des années
thatchériennes. L’agent recruteur (on pourrait dire « agent provocateur », pour garder le vocabulaire
d’une certaine époque, sans cesse pointé par le film) ne possède, en réalité, que cela : sa place, son
bureau, où il reçoit des gens, dont il examine le CV, qu’il renvoie ensuite, ces gestes à jamais bloqués
dans une série immuable et répétitive qui crée l’illusion d’une activité. « Malheureusement, j’ai le
temps de ne rien faire », avoue-t-il sans honte. Chris veut de l’action: «J’ai besoin de bouger », dit-il.
L’agent, lui, est déjà en train de se transporter d’un monde à l’autre. Devant lui, sur le bureau, à sa
droite, un téléphone, encore filaire — nous sommes en 1995, et le premier mobile français, le Bi-
Bop, compte déjà ses derniers jours (il sera supprimé en 1997), tandis que le taux de pénétration des
portables, tels qu’on les connaît aujourd’hui, n’est que de 3 %. En revanche, le Minitel, à la gauche
de l’agent, tache longiligne qui obstrue une partie des contrechamps, est un système performant, si
performant qu’il sera à l’origine du retard considérable de la France dans le développement de
l’Internet.
De la même façon que Le Théâtre des matières témoignait d’une certaine continuité de la France
des années 1970 (le bureau filmé par Rohmer dans L’Amour l’après-midi n’est pas très éloigné de
l’agence de voyages de madame Nogrette45), Le Complexe de Toulon s’attarde dans un no man’s
time, terrain vague temporel, équivalent à ceux qui, dans ses autres films, laissent une vie inconnue
pousser entre les mauvaises herbes et les ordures de la ville. Mais il serait dangereux de croire à la
possibilité, dans cet entre-choses, dans cet entre-temps, de trouver un moment où exercer sa
différence — les «freaks » n’auront bientôt d’autres ressources que les aumônes sociales ni d’autres
lieux pour leurs fêtes que les théâtres d’infortune. Non, ce que Biette montre de son doigt d’enfant
têtu, c’est la transformation progressive et inéluctable d’un monde tactile, et donc lucrétien par
excellence, en un espace infini où se meuvent des milliards d’alias et de copies. Rien à voir avec les
simulacres d’Épicure — ils n’ont de rapport avec les choses que dans l’image reproduite qui ne pèse
presque rien. Dans cet espace, apparemment propice à toute sorte de jeu de cache-cache, il n’y a
pourtant pas moyen de rester en dehors.
On voit cette « transparence46 » à l’œuvre quand l’agent recruteur demande à Chris ce qu’il a fait
entre 1970 et 1980: une zone d’ombre, même éclairée par l’explication («je m’occupais d’un groupe
rock »), même identifiée par l’interlocuteur (qui connaît ledit groupe), si elle n’est pas clairement
figurée, clonée dans ce nouvel espace, est rejetée dans le néant. Cette intuition n’empêche nullement à
ce fragment de provenir directement de l’expérience biettienne : n’est-il pas resté prudemment à
l’écart des Cahiers pendant les années 1970, pour n’y retourner qu’à la fin de la décennie, lorsque
s’est desserré le garrot idéologique ? Et si JCB (Jean-Christophe Bouvet, ici Chris) faisait de la
musique à Londres avec le groupe Planète Mars, JCB (Jean-Claude Biette, ici lui-même, et en image
et son plus tard) bricolait des courts métrages biscornus, plaisantait avec Arrietta et Duras, regardait
Eustache tourner La Maman et la Putain, découvrait Femmes femmes. « Vous en connaissez
beaucoup, de maoïstes qui sont devenus clochards ? », lance Chris Patch avant de partir. Drôle de
phrase, qui sonne aussi désagréablement que le fameux «Rentrez chez vous ! Dans dix ans, vous serez
tous notaires » de Marcel Jouhandeau, écrivain et antisémite.
Cette phrase, cette séquence, et son étonnant avant-dernier plan, où Chris se retourne pour écouter
le directeur de cette étrange agence de recrutement, qu’on dirait tout droit sortie de La Ligue des
rouquins de Conan Doyle, lui rappeler leur lointaine alliance familiale, trop tard pour préserver le
corps de Chris de l’accablement qui l’empoisonne sous nos yeux, est la première balafre tragique sur
le visage inhabituellement froid et ingrat du cinéma biettien, lui, qui, d’habitude, parvient, par une
pirouette stylistique, à libérer l’élan mélancolique, pendant naturel de la dérision (voyez Ford). Ici,
on sait qu’il faudra plus pour sauver le film de sa profonde dépression. En revanche, cette séquence
permet de comprendre mieux non seulement la mauvaise humeur constante de Chris mais aussi sa
conception du couple, telle qu’il la développe devant Marie, quelques scènes plus tard, sur ce
nouveau théâtre biettien qu’est le lit conjugal.
On a cru déceler une pointe de misogynie dans les grandes diatribes de Bouvet sur
l’indifférenciation entre les filles et les garçons, ou sur la virtualité de sa femme : il ne s’agit pourtant
que de l’acceptation révoltée de ce nouveau monde où tout est possiblement réalisable, puisque la
réalité « en dur » casse ses propres protections contre l’illusoire liberté d’un monde unique et
indivisé idéologiquement. Le monde réel s’est en partie dérobé à sa propre beauté avec le suicide de
Sonia Saviange. La fée de la fiction a emporté une partie de celle-ci avec elle, le 22 juin 1987. La
fiction, c’est le réel, dans le vocabulaire de Biette, elle est la preuve vivante du second (peut-être
tient-il ça d’Oliveira). Contrairement au virtuel, elle n’est pas que possible, elle naît dans la langue
et y retourne. Difficile après cette demi-défaite de construire un monde où tout ne serait pas que
leurre : il faut bien, pour tromper l’œil, une semblance qui efface la certitude.
Dans le rôle de Marie, Ysé Tran a trouvé un exact équilibre entre la truphè, cette mollesse
voluptueuse que les Grecs reprochaient aux sybarites, l’acceptation de ce destin que Chris lui a
imposé (« Marie est femme », la présente-t-il immanquablement), et l’indifférence presque politique
dont elle fait preuve à l’égard de son hybris déclamatoire. Elle a souvent le dernier mot, et plus
souvent encore le mot exact pour décrire une situation ou indiquer la marche à suivre. Chris casse la
machine à café dans une cuisine crasseuse, Marie se livre au cérémonial aussi précis que mystérieux
du thé au-dessus de plaques à induction rougissantes à vue d’œil. Elle est seule et désire
probablement le rester. Que Chris la traite en garçon ou en fille, elle n’en a rien à faire ; ce qu’elle
fait de plus précieux, sans qu’il s’en aperçoive, c’est de l’aider à se délier.
La cave, où l’on retrouve Chris et Marie après la scène de l’agence, n’encourage guère à
l’optimisme, avec ses couleurs mi-alcôve, mi-aquarium de cinéma bis, quelque part entre Jesús
Franco et Helmut Brent. Le premier sentiment éprouvé est peut-être l’embarras, qui contamine le
système même du découpage, en plans rapprochés, obligeant les personnages à tourner la tête comme
si le reste de leur corps avait été emprisonné par un éboulement. La caméra saute par-dessus les
épaules, joue le flou à plein régime et finit par assembler l’inassemblable. C’est dans cette caverne
que nous faisons la connaissance de Fredi Patch (accompagné de son amie Irène, une kantienne sans
intuition), le demi-frère de Chris, sous les traits de Jean-Frédéric Ducasse, qui avait joué Guy Zigfam
dans Loin de Manhattan. C’étaient deux frères ennemis, les voici deux demi-(faux)frères. Les deux
couples se réunissent autour de la même table. On dit «de mauvaise grâce » — c’est exactement cela :
Sénèque remarquait autrefois que l’infortune aussi avait ses revers. Le bruit du tire-bouchon, insistant
et tatiesque, le vin qui coule, le jeu des bougies — on dirait que tout est raccordé (lentement) pour
épuiser la patience. Si la grâce est mauvaise, qu’a-t-on à faire de la patience ? Une fois de plus, la
langue et ses insondables trésors de métamorphoses prend la fiction en main, juste au moment où l’on
se demande si elle ne va pas s’effondrer en son milieu — ce qui se passera dans la deuxième
séquence du bistrot à vin, où les personnages, agglutinés sans d’autre raison que d’être au même
endroit au même moment, tireront à hue et à dia des bouts de ficelle sans rien au bout.
Dans la première, en revanche, une fois constaté le fait banal que personne n’avait rien de
particulier à se dire, la question, plus banale encore, du « qu’est-ce que vous faites en ce moment »
sauve la situation. Premièrement, le professeur Charles Toulon surgit dans l’histoire, et de la
meilleure façon, de celle qui prépare l’arrivée des stars hollywoodiennes : par ouï-dire. Fredi Patch,
après avoir fièrement présenté son amie qui n’aime rien mieux que de réciter Fondements de la
métaphysique des mœurs dans sa cave, à la lueur des bougies — il dit que son travail est
« d’accompagner » la thèse d’Irène, tâche beaucoup plus sérieuse et sincère que ne le suppose son
demi-frère —, explique à Chris et Marie son œuvre en cours.
Depuis quelques années, Freddy étudie le parcours atypique d’un ancien grand intellectuel,
mélange de Blanchot et de Barthes, qui, du jour au lendemain, a laissé tomber ses recherches
théoriques pour devenir acteur de théâtre. Fredi, lui, est un obstiné (on l’a vu en Hamlet dans Le
Champignon des Carpathes), et il se passionne en particulier pour le fameux complexe identifié par
le professeur Toulon, « syndrome paranoïaque public et relayé par les médias ; vous savez, quand un
type prend la parole en public pour faire la leçon à tout le monde au nom de la vérité objective, alors
que c’est “moi, je, moi, je”. On saura enfin comment le sens démocratique a disparu. » À quoi son
frère, aussitôt, oppose « la preuve par l’écureuil », qui ne sert pas uniquement à propager
l’anglophilie si particulière qui envahit peu à peu le film français le plus pessimiste de sa génération,
mais aussi à poser la nécessité absolue de la fuite, une fois encore, de la fugue.
Pour Chris, l’homme anglais est l’assemblage si parfait de l’individuel et du collectif que la
démocratie y va de soi, au point que les écureuils n’hésitent pas à se mêler aux humains sans crainte
pour leur espèce. Cette vision est évidemment idyllique comme tout souvenir d’un temps heureux,
règne du mode majeur, dont les années ont soigneusement gommé toutes les altérations accidentelles.
Mais nous verrons que cette idée — et celle de la fugue, qui s’ensuit —, d’un espace où le rythme de
respiration est à lui seul un remède possible à l’étouffement parisien, et plus généralement à cet état
d’asthme permanent qui caractérise la France, devenue province de l’Europe, bouleverse
littéralement la trajectoire de Chris. Jusque-là, il tentait de survivre dans les sous-sols de la société,
pariant sur la virtualité qui abolirait le réel une fois pour toutes, sans se rendre compte que le virtuel
est au contraire une extension de la clarté du monde qui repousse dans les décombres tout ce qui reste
de secret, de bancal, d’inachevé et d’incomplet. Maintenant, grâce à Charles Toulon, et même grâce à
son frère si peu aimé, il a compris que le paradis existe toujours quelque part, à condition de le
choisir («le paradis est au choix», disait un vers de Emily Dickinson).
Dans la seconde scène du bar à vin, c’est Biette lui-même, se conformant à la loi qui impose de
répéter les choses importantes pour que le spectateur n’ait pas le loisir d’y échapper, qui dresse le
portrait du professeur Toulon: «C’est lui qui, en observant les débats publics de mai 68 et après, a su
repérer la figure de l’intervenant paranoïaque. Dans un débat ou une discussion, quand chacun avance
ses arguments, quand chacun émet ses objections, fait part de son expérience, quand tout le monde
écoute bien l’autre, au beau milieu de la discussion, au moment le plus intéressant, il y a toujours
quelqu’un qui prend la parole d’un air solennel et offusqué et qui se met au-dessus de la mêlée, au-
dessus de tout le monde et des idées fausses, et qui fait entendre au nom de la vérité quelque chose
qui est peut-être sa vérité, mais qui renvoie dos à dos tout le monde.»
Biette n’était pas du tout content de sa prestation — non sans raison: le plan où il est filmé de trois
quarts dos, le geste incertain, improvisant son texte, ne convainc guère, comme le reste de la
séquence, tout entière tournée au ralenti, dans une apathie générale, peut-être sous l’influence du jeu
de Howard Vernon, devenu presque spectral. Malgré cela, malgré la faiblesse de certains interprètes,
trop perdus dans un espace inerte, le plan de Biette reste central, tout autant que la scène entière.
L’accablement général qu’on perçoit ne peut que renforcer la montée en puissance de la révolte de
Chris, et finit par éveiller sa volonté bien au chaud dans le lit de son cynisme ravageur.
Cette révolte, dont Chris ne cherchera pas à transmettre l’esprit aux autres membres de
l’underground bigarré où l’on croise un conspirateur d’opérette évoquant des souvenirs érotiques
avec une actrice désœuvrée, l’apprenti chef d’orchestre du début qui se révèle également correcteur
d’Alexandre Dumas, le mystérieux connaisseur des théories de Toulon qui « attend les Italiens »,
Toulon lui-même qui se plaint : « Pourquoi tout vient-il si tard ? » Pas plus que Biette, Chris Patch
n’est pas un révolutionnaire, Lénine, il le laisse aux autres, Marx et Freud sont ses parents, mais il
finit par tout mélanger et, surtout, il ne veut plus s’exprimer en français, sa langue maternelle
(«l’amère patrie » pourrait être sa devise). Cette langue est devenue pour lui le pire des cauchemars,
le véhicule servile de l’idéologie postindustrielle et dont le pouvoir ne s’exerce jamais aussi bien
qu’au théâtre. Quand il fait l’expérience, fruit du hasard, de montrer sur scène, c’est pour jouer la
pièce de François-Charles Magne (Philippe Chemin, filmé comme un gourou de secte), où on le voit
répéter sans réfléchir les phrases provenant d’écrans de télévision.
Chris ne cache pas sa haine du théâtre (« toutes ces pièces en VF ! »), haine sans raison apparente,
mais si forte qu’elle ne peut aboutir qu’au rejet absolu et définitif de la culture française — voyez sa
diatribe à la cafétéria du théâtre d’Aubervilliers où il retrouve Fredi. Rien de tragique dans cette
attitude, au contraire, elle est l’expression d’une colère saine, et on imagine aisément Chris Patch
constater avec le poète et ironiste Henri Heine que « les jardins poétiques de Racine, avec leurs
unités ennuyeusement sublimes, leurs pathétiques figures de marbre, leurs allées compassées et leur
coupe sévère, de même que la verte tragédie de Le Nôtre, qui commence si majestueusement par la
longue exposition des Tuileries et se termine par les deux terrasses d’où l’on aperçoit la catastrophe
de la place de la Concorde, ne peuvent subir d’altération sans que la symétrie y soit détruite, et
partant, la beauté qui leur est propre47.»

À quel moment l’idée de tourner le dos à cette symétrie dont parle Heine vient à Chris ? Chez
l’agent recruteur, qui ravive ses souvenirs londoniens ? Quand il réfléchit et qu’il n’arrive pas à
dormir, car il a trop chaud quand il réfléchit ? Pendant sa longue discussion nocturne (la seconde,
encore plus belle que la première, plans arrachés à la nuit, raccords troublants) avec Marie, où il
cherche à concilier les sexes, inconciliables ? Tandis qu’il s’accroche à son fauteuil sur la scène de la
Ménagerie de verre où il répète la pièce de François-Charles Magne (avec ses manières
impériales) ? Dès la première mention par son frère du complexe de Toulon auquel seule la preuve
par l’écureuil est capable d’opposer une force suffisante ?
Probablement, c’est dans cette séquence que se forme dans l’esprit de Chris la nécessité de
retrouver l’unité de son être désarçonné à la manière d’un acteur qui cherche le pivot de son
personnage. Et même si Chris se dit l’ennemi déclaré du théâtre, c’est avec ses moyens qu’il parvient
non seulement à se protéger (écoutez Bouvet projeter sa voix, on dirait un basson fou de Stravinski),
mais à trouver la solution de couper les ponts avec les tréteaux de France. Déjà, lorsqu’il raconte sa
vie à l’assistant de Magne, joué par le fidèle Thomas Badek, il dit que son séjour en France est un
«exil », et ce renversement de perspective illumine toute la deuxième partie du processus de lucidité
où il s’est engagé.
Encore avant, lors de la discussion très animée avec son frère à la cafétéria du théâtre
d’Aubervilliers, où celui-ci guette l’arrivée de Charles Toulon pour lui arracher des informations
nécessaires à l’édition complètes de ses œuvres (encore une reprise manhattanienne), Fredi insiste à
deux reprises : «S’il te plaît, ne m’accompagne pas.» Fredi n’a pas tort: Chris est devenu à lui-même
et aux autres « celui qui ne m’accompagnait pas », et qui se rend compte, comme le narrateur de
Blanchot que « ce qui avait été là était effrayant, était ce avec quoi je ne pouvais frayer et, dans ce
glissement, il me sembla que moi-même je ne pouvais frayer avec personne et pas davantage avec
moi ». Quand on retrouve les deux frères, assis sur le canapé, chez Chris, en train de regarder
Quadrille de Guitry, les choses se mettent peu à peu en place. Ne plus frayer avec lui-même — c’est
de cela qu’il parle, et c’est pour éviter l’effrayant qu’il se construit une identité inversée, celui de
l’exilé dans son propre pays, lorsque celui-ci exerce sur vous une violence d’exclusion qui confine à
la xénélasie et dont les années zéro du XXIe siècle feront leurs choux gras politiques.
La présence off, puis in pour quelques allers-retours sur le même détail, de Quadrille est
mystérieuse. Une simple plaisanterie ? Ce serait oublier qu’il s’agit là de l’un des films les plus
cruels de Guitry, le seul cinéaste de droite qui avait la conscience de classe (et non pas l’arrogance),
qui décrit froidement, comme dans Tu m’as sauvé la vie, le naufrage de l’élite culturelle argentée,
condamnée à jouer éternellement les vaudevilles bourgeois. Dans Quadrille, il n’est question que de
ça : comment user de son absolue liberté sans perdre la face, celle du vaudeville ? Guitry emmène
toute sa troupe dans un jeu brechtien, où chacun prend la pose qui lui sied, avant d’échanger
cyniquement les variantes sexuelles. Chris, lui, est loin du vaudeville (et Biette très loin de Guitry),
mais il lui faut se persuader que Marie ne verrait pas d’inconvénient à ce qu’il la «cède » à son frère.
«Tu crois que ça m’amuse d’être virtuelle ? », lui avait-elle dit pendant la seconde scène du lit, et elle
résistait à tout crin: je ne veux pas être ton fantasme ! Marie est libre, voilà ce que comprend Chris
tout d’un coup, peut-être en se repassant ce morceau de Guitry, ou se remémorant le dialogue
nocturne. Fredi, lui, va encore plus loin : il lui propose de garder la voiture. « Tu veux encore
réfléchir ? », demande Gaby Morlay. « Oh non, c’est tout réfléchi », répond Guitry et, quelques
secondes plus tard, Chris embarque sur le ferry qui le conduira en Angleterre. «La France libre est à
Londres ? », demandait malicieusement Marie Anne Guerin48.
Le voyage à Londres est un moment exceptionnel : jamais Biette n’aura été aussi loin dans la
construction d’un monde idéal, fragile, inconstant, et presque inconsistant, un rêve-éveillé, ou plutôt
un éveil rêveur, qui se compose devant nous à partir de quelques morceaux d’images, de simulacres
volants qui virevoltent, se touchent, s’interpénètrent avant de livrer à nos mémoires des plans qu’on
aurait crus à jamais oubliés.
Quand Chris arrive devant la maison de son ami d’autrefois, celui-ci le reconnaît aussitôt et
ensemble ils savourent un petit déjeuner. Aucun mot prononcé ou presque n’a de véritable
signification, à part le plaisir de la langue anglaise, simplement mise en mouvement, c’est-à-dire en
intelligence. Tel un rescapé, Chris retrouve peu à peu le goût: celui de se taire, de regarder l’écureuil
par la fenêtre, d’appeler le chat Terton, de dormir dans les bras de son ami, de marcher vite dans les
rues, de nourrir les pigeons, de participer à un wine testing, et y clamer cette réplique devenue
célèbre, « It’s delicious », accompagnée d’une grimace de dégoût. Le goût de contempler la Tamise
depuis le balcon d’une riche bourgeoise et même de se payer le luxe suprême de saluer discrètement
Leo McCarey : la porte-fenêtre, se refermant, apporte l’image de la Tour de Londres, comme
l’Empire State Building venait, dans Elle et lui, glisser son reflet entre Deborah Kerr et son
espérance secrète.
Cependant, comme un affamé qu’il est dangereux de nourrir trop copieusement, Chris quitte
Londres, retourne à Paris, joue (en anglais) la pièce de Magne et prend un malin plaisir, sur un banc
de la Butte-aux-Cailles, à lire à haute voix un article de Libération qui fait le catalogue des
gallicismes contaminant la langue anglaise. Ce banc est double — comme tous les films de Biette —
et c’est Toulon, de l’autre côté, qui écoute la diatribe de Chris avant de lui (ou à nous tous ?)
souhaiter bon voyage.
Charles Toulon, l’autre moitié du paradigme, pourrait-on dire, si l’on admet que Chris est à lui seul
un complexe, lieu d’entrelacement général de toutes les tensions, est un polyglotte militant, qui
voudrait jouer les pièces dans leur langue originale. On peut y voir une double réminiscence de Loin
de Manhattan. Ésotérique : « Être polyglotte n’est pas seulement un devoir, mais la moindre des
politesses à notre époque », dit madame Hanska à un jeune Américain égaré à la réception.
Exotérique : sous la caméra VHS de Jean-Christophe Bouvet, qui filmait le tournage du film, Michel
Delahaye, sans s’éloigner vraiment de son personnage, le colonel Saint-Rouve, et Michael Graham
(pas très loin non plus de son Ernie Naud) polémiquent sur la possibilité ou non de rendre la langue
de Shakespeare dans celle de Racine et inversement.
Toulon n’est pas seulement l’érudit secret, comme Fortunato Almeidia de Trois Ponts, c’est aussi
et surtout le dépositaire de la langue. Au lieu de le traverser, les langues font une halte dans son corps
minéral, elles prennent des forces au contact de cette tour de Babel rébarbative, et repartent pour
aller traverser les corps dispersés du monde postmoderne. On remarquera que Charles Toulon ne
joue jamais. Il ne fait que réciter quelques vers de Racine, de Shakespeare ou de Calderón, en «VO»,
bien sûr, et jamais il n’envisage qu’une mise en scène puisse organiser contre son gré une
représentation dans une langue commune et aseptisée.
Alors que veut-il, que fait-il, qui est-il ? Charles Toulon n’est pas seulement le dernier homme sur
terre (Howard Vernon mourra peu de temps après la sortie du film), il est à lui seul le secret d’un
monde perdu. Et si dans Loin de Manhattan René Dimanche se découvrait devant Ingrid, dans un
élan de partage, même en trompe-l’œil, dans Le Complexe de Toulon, Charles Toulon se fait dur et
inaccessible, un haut-relief aux motifs mystérieux, le représentant d’une armée nombreuse et
agissante, celle des morts, que Tourneur redoutait et aimait tant.

40 Le film fut également refusé par Didier Decoin à France 2 et par Canal+. Le représentant de la chaîne payante, Albert Mathieu,
se montra perspicace dans le courrier adressé au cinéaste en expliquant que, s’il voyait bien qu’il s’agissait de cinéma d’auteur dans le
plus noble sens du terme, il ne restait dans le programme que la case du samedi, réservée à «des comédies qui racontent une intrigue,
avant de raconter des personnages ».
41 Les Inrockuptibles, numéro daté du 10 avril 1996.
42 Extrait du dossier de presse, avril 1996. Ce texte est probablement de Biette lui-même, ce que laissent penser non seulement la
ponctuation très caractéristique de son auteur mais également le décalque ironique de la dernière phrase sur la célèbre formule de
Michel Mourlet, récrite par Godard pour servir d’exergue au Mépris, et attribuée par lui à André Bazin.
43 Libération, 10 avril 1996.
44 Libération, id.
45 « …pour l’agence, je voulais une lumière dans le genre de celle de Guys and Dolls de Mankiewicz […]. Une agence
extrêmement lumineuse, sans ombre. » (Cahiers du cinéma, op. cit) Plus de vingt ans plus tard, il reconnaissait l’absurdité du travail
«à la référence »: «Heureusement, je n’y suis pas arrivé, et c’est autre chose qui est dans le film. » (La Lettre du cinéma, op. cit.)
46 N’oublions pas que la transparence, dans la technique de prise de vues, est l’un des outils essentiels de l’illusion hollywoodienne.
47 Henri Heine, De la France, éd. de Gerhard Höhn et Bodo Morawe, Tel/Gallimard, 1994.
48 «Le rêve de Cassandre », Trafic n° 80, hiver 2011.
CHAPITRE SIXIÈME
Un film de circonstance. Une visite à Jacques Tourneur. Du
côté de chez madame Cygne. «La petite Gertrud du Touquet».
Entre veille et sommeil. La peau d’Anne. Expérience
périlleuse. Mélodrame versus théâtre. Beaucoup de bruit pour
rien?
« Ne croyez pas au reste que la durée de votre vie ne sera pas retranchée de celle de votre mort ;
vous n’en serez pas moins de temps victimes du trépas. Quand même vous verriez la révolution de
plusieurs siècles, il vous restera toujours une mort éternelle à attendre, et celui que la terre vient de
recevoir ne sera pas moins longtemps mort que celui dont elle enferme les dépouilles depuis un grand
nombre d’années. » Ainsi Lucrèce termine le livre III de son poème49. Est-ce à quelque chose de
semblable que pense Charles Toulon, quand il nous adresse son « Bon voyage » depuis la Butte-aux-
Cailles ? Est-ce à quelque chose de semblable que pense madame Cygne (Patachou) quand elle reste
assise dehors, enveloppée dans un plaid, surplombant le désert hivernal qui glace son relais
Guillaume de Normandy, dans Chasse gardée ?
En vérité, on ne sait jamais à quoi pensent les personnages de Chasse gardée, le film le plus
obscur, le plus mal-aimé de Biette. Tourné immédiatement après Le Champignon des Carpathes, en
1989, sa naissance n’était pas placée sous les meilleurs auspices. Le scénario, commencé en 1985,
travail dont Biette passa le relais à Jean-Luc Seigle, devait servir à un film classique, une commande
passée à lui-même (ce qu’il appelait « un film de circonstance », par opposition aux films désirés,
comme Le Champignon des Carpathes). Seulement, d’autres circonstances (un montage financier
difficile, le tournage du Champignon des Carpathes, beaucoup plus long que prévu) ont retardé la
réalisation du film.
« Et puis la situation a changé, raconte Biette à Benjamin Esdraffo et Julien Husson50 : entre le
moment de l’écriture et le moment du tournage, il s’est passé quatre ou cinq ans, et ça devenait
complètement désuet. Un certain rêve de classicisme, les films qu’on montait à l’époque avec des
histoires de couple ou de triangle, les films avec Romy Schneider, par exemple, ça n’avait plus
aucune raison d’être. Je croyais naïvement que j’étais capable de faire quelque chose qui se
rapprocherait de ça. Le film est autre chose, une sorte de dérive. Mon rapport au scénario est
tellement distant que ça laissait une certaine place à la mise en scène.» Ajoutons à cela : un tournage
éprouvant, après l’euphorie des premiers jours, la dispute avec Gérard Blain, les relations difficiles
avec le chef-opérateur, Georges Barsky, la perte progressive du plaisir et, pour finir, une sortie
retardée jusqu’en 1993, ignorée par la quasi-totalité de la critique, échec auprès des spectateurs.
« …Chasse gardée a été un malentendu, parce que le film avait une vague apparence de film
classique, et ceux qui aiment le cinéma classique étaient frustrés, ou sentaient qu’ils seraient frustrés.
Inversement, ceux qui aimaient bien ce qu’il y avait de plus repérable dans le cinéma d’auteur, ou
dans mes films, ne le retrouvaient pas là. Donc ça a été le lieu de plusieurs malentendus. Je n’ai eu ni
bonnes critiques ni même succès d’estime. Sauf quatre ou cinq personnes qui pensent que c’est mon
meilleur film51…»

Prenons donc le parti de ces quatre ou cinq personnes (dont Paul Vecchiali, Jean Narboni, Anne
Benhaïem, Benoît Jacquot). Chasse gardée, malgré les obstacles qui se sont dressés devant lui, a fini,
avec le temps, par libérer des beautés secrètes comme aucun autre film de Biette, qui, du reste,
convenait, dix ans plus tard, qu’il y avait dans cette œuvre « les choses les plus mauvaises » qu’il
avait faites, «et peut-être les meilleures »52. Par un effet étrange, ces «choses mauvaises » se révèlent
souvent des moments d’invention pure, inconscience ou rêverie, où, face à la machine à produire
(film « normal », avance sur recettes, lourdeur de la technique), une magie artisanale entre par
effraction dans les trous du plan de travail. Situation on ne peut plus hollywoodienne, idéal biettien
de toujours, lui qui eût été un réalisateur heureux d’un studio de séries B, employé à l’année par le
Republic, ou la PRC, où sévissait Edgar G. Ulmer.
Cependant, la première difficulté vient du scénario, et plus exactement de l’intrigue, c’est-à-dire de
ce qui n’intéressait pas Biette et qu’il négligeait au point de laisser l’obscurité envahir son récit. Je
crois que lui-même était incapable de raconter l’histoire de Chasse gardée.
En voici le synopsis, tel qu’il fut établi en 1995 par Les Fiches du cinéma : « Franz Fisher
[Rudiger Vogler], écrivain autrichien, travaille pour le journal Nouvelles Hebdo que dirige Pierre
Buffières [Gérard Blain]. Les journalistes de l’équipe ont du vague à l’âme mais Pierre semble avoir
d’autres préoccupations. En effet, sa femme, Anne [Tonie Marshall], est la maîtresse de Franz,
situation dont il s’accommode mal. Anne et Pierre se reprochent mutuellement leur grande faculté
d’absence et d’indifférence. Anne collabore à une pièce de théâtre, l’Andromaque de Racine. Elle est
chargée de faire la statue d’Hector. Mais les rapports entre Pierre, Anne et Franz se tendent et Pierre
se met à boire. Le temps d’un week-end, Anne et Franz s’échappent en Normandie. Ils vont à l’hôtel
qu’Anne connaît depuis longtemps. Anne avoue avoir déjà passé des nuits dans cet hôtel, avec un
homme. Pendant ce temps, Pierre cherche Anne à Paris. Il convoque un certain Alex Darcos [Serge
Dupire], qui vient de passer cinq ans en Afrique, après une affaire louche. Pierre lui demande d’aller
voir Anne. Alex la rencontre dans un restaurant et l’on apprend qu’ils furent mariés. Anne fuit de
nouveau, seule, cette fois-ci, craignant la violence de Pierre. Ce dernier la rejoint en Normandie et
lui tire dessus. Mais Anne n’est pas blessée. Elle rompt avec Franz venu la rejoindre et repart avec
Pierre, après avoir avoué qu’elle le haïssait.»
Le premier plan du film est un « plan de lit » conventionnel et, comme toutes les attaques
biettiennes, il n’est pas là uniquement pour introduire les personnages : Franz (Rüdiger Vogler) à
droite, Constance (Brigitte Roüan) à gauche. Il marque l’un des grands sujets qui aura occupé le
cinéaste de façon plus ou moins régulière : le couple. Si, dans Trois Ponts sur la rivière, il esquisse
avec beaucoup de justesse un jeune homme et une jeune femme pour qui ce qu’ils font ensemble est
moins important que le fait qu’ils fassent tout ce qu’ils font ensemble (pour reprendre l’idée de
Stanley Cavell), sans parvenir à leur véritable accomplissement, c’est-à-dire le retour aux illusions
et aux « bruits » de l’amour ; si, dans Le Complexe de Toulon, il brouille les pistes du jeu sexuel,
Biette ne s’est jamais aventuré à explorer, même à la longue vue, la psychologie opaque de l’effet
amoureux.
L’explication à cette réserve se rappelle d’elle-même. D’une part, la conviction inébranlable du
cinéaste que l’amour n’est qu’illusion et qu’il est par conséquent en dehors de la sphère de ses
capacités cinématographiques — son pessimisme en la matière est réexposé sans cesse, il est
probablement à l’origine même du réalisme ironique qui caractérise son cinéma. D’autre part, Biette
a appris à l’école des Cahiers, sans forcément se plier à la discipline de groupe, un certain nombre
de points de doctrine, dont l’horreur de la psychologie, qui laissait de côté une part non négligeable
des secrets hollywoodiens (cachés dans les recoins de ce « théâtre national de l’Amérique », comme
le qualifie le même Cavell), pour se concentrer sur l’agencement des enjeux formels, narratifs et
politiques.
Et pourtant, c’est en adoptant la technique hollywoodienne, la plus pure, celle de Tourneur, que
Biette trouve instinctivement, en faisant confiance aux acteurs et à leur capacité de transformer en
expression les froides lignes de dialogue, en laissant les corps prendre leur temps dans l’espace qui
leur est offert, la clé qui ouvre les portes cachées du récit. C’est encore la clé fée de Barbe-Bleue,
héritée de Tourneur, bien sûr, mais également d’Ulmer ou de Dwan. C’est avec Chasse gardée que
les mots-acteurs sont pour la première fois priés de quitter le devant de la scène et de former ce qui
s’apparente davantage à un chœur ou à ce qu’on appelle, dans le dialecte productif, « la figuration
intelligente ». La langue n’est plus seulement un réservoir de fiction, mais un coffre à secrets : il
revient aux acteurs d’en libérer quelques-uns qui, résolus ou non (percés ou opaques), vont refléter,
tels des petits miroirs de poche, les peines, les joies, les doutes de leur caractère.
Ce qui est filmé pour la première fois dans Chasse gardée, c’est l’humeur, compromis heureux
entre le psychologisme des épigones de Sautet et Lelouch, la dédramatisation dogmatique des
postbressoniens et le naturalisme fétide des héritiers autoproclamés de Maurice Pialat. L’humeur
succède à la matière, ou plutôt la précise, ce qui libère les personnages de leur obligation de
continuité, de constance et de fermeté des opinions et permet aux acteurs de donner du tempérament.
Les trois films qui suivront Chasse gardée auront à cœur de réformer le système imaginé dans Le
Théâtre des matières (les fers des mots croisés) et de laisser une part de plus en plus large au travail
invisible de l’amour, de la petite trahison, de la déconvenue et du remords.
Contrairement à Hitchcock, auquel le recours est toujours possible pour ce genre de situations, qui
laisse l’intrigue s’emmêler suffisamment pour empêcher jusqu’à la fin du film l’homme et la femme
de trouver un moment de calme pour s’aimer, la recherche de la paix n’intéresse pas Biette, ou
seulement dans le sens dreyerien qui exige de faire le vide autour de soi. Ce qui le passionne, en
revanche, c’est ce qui sème le trouble et les effets imprévisibles de ces troubles sur les différentes
lignes du récit. Cela suppose un goût permanent d’insatisfaction, de manque ou, ce qui revient au
même, un sentiment de présences mystérieuses, ni anges ni démons, qui soufflent aux personnages des
actions souvent insensées du point de vue de la logique conventionnelle du récit.
Un exemple, dans Chasse gardée, justement. Pourquoi madame Cygne (Patachou), pour raconter à
Anne la préhistoire de son personnage, emmène-t-elle sa cliente depuis l’hôtel Guillaume de
Normandy, qu’elle dirige d’une main de velours dans un gant de fer, jusqu’à ce bar fermé de la cité
balnéaire ? Dans un film antérieur de Biette, nous aurions supposé qu’elle suivait ce que lui dictait le
sens de son nom, c’est-à-dire qu’elle entraînait Anne du côté de chez Swan (« cygne » en anglais), et
c’est probablement une raison valable. Mais cette fois-ci, c’est une raison de plus — et rien de plus.
Madame Cygne est beaucoup trop intelligente pour ne pas savoir que si l’on évoque les fantômes du
passé, autant que ce soit dans les lieux où ils ont vécu; et, d’ailleurs, comme le dit Willie (Emmanuel
Lemoine), il y a déjà le fantôme de Guillaume de Normandy qui hante l’hôtel. Ici, dans le froid d’une
ville déserte, elle peut parler avec le mort. Madame Cygne est une cousine d’Elva Keene, la vieille
dame de Night Call, la miniature merveilleusement triste réalisée par Tourneur pour la série La
Quatrième Dimension en 1964.
Mais revenons au début du film. Après la première séquence, un prélude davantage qu’une
ouverture, avec ses deux plans au raccord si caractéristique (face général, puis « corner » rapproché)
qui défait l’harmonie aussitôt qu’on a commencé à y croire, le film peut enfin commencer. Sur un
malentendu, caractéristique, lui aussi. Le journaliste (Laurent Cygler, le Ludovic du Champignon des
Carpathes, qui jouera le mari de Marilyn Canto dans Saltimbank), venu interviewer l’écrivain Franz
Fischer, est accueilli fraîchement : Franz lui dit avoir laissé un message sur son répondeur,
probablement pour reporter le rendez-vous, à quoi le journaliste réplique qu’il a eu des messages,
mais pas le sien. Mauvaise grâce faisant loi, et malentendu pour malentendu, Franz refuse que le
journaliste enregistre l’entretien sur son dictaphone. Pendant qu’ils discutent et que l’atmosphère se
détend, Constance, la femme du lit, fait le tour de la chambre à coucher, jette un coup d’œil sur la
page engagée dans la machine à écrire, puis écoute à la porte. La phrase qui lui parvient ne
l’encourage guère dans son entreprise de s’attacher davantage la personne de Franz. « Vous n’avez
pas envie d’aimer une très belle femme qui éclairerait soudain toute l’existence ? », demande-t-il au
journaliste, prenant soudain la place de l’interviewer. Biette, en retournant dans le salon, change
également la caméra de place et filme le jeune homme de trois quarts dos, comme il se filmera lui-
même, six ans plus tard, dans la «tirade au feu» du Complexe de Toulon. Ce décroché dans le bâti a
priori académique de l’intrigue n’est que le premier d’une série qui finira par rendre le bâtiment
aussi tordu que méconnaissable, et l’échange de rôles ouvre lui aussi sur une série de renversements
qui vont peu à peu opacifier la face visible du drame pour sonder ce qui, derrière, palpite et vit dans
le doute perpétuel, comme des animaux apeurés (la chasse est bien gardée !).
Saisissant le contenu à bras le corps, Biette raccorde aussitôt sur la première scène qui se passe au
Nouvel Hebdo, le journal dirigé par Pierre Buffières, où Franz travaille comme reporter occasionnel.
Il laisse aux trois journalistes perdus dans l’immense bureau open space le soin de délivrer les
informations nécessaires données dans le scénario. Le temps est aplati, rien ne se passe, que cela.
Cependant, Biette fait jouer à plein son réalisme ironique en filmant la scène d’un point de vue
exagérément éloigné (on apercevra plus tard que le cadre se préparait à contenir quatre personnes
supplémentaires), ce qui donne aux voix une prééminence sur les corps. La voix de la secrétaire
résonnant dans le couloir vide confirme l’inhospitalité des lieux. Afin de ne pas perdre ces premières
impressions en route, le film présente Pierre Buffières (Gérard Blain), antipathique comme un
directeur de journal. Suit un échange de Buffières avec sa secrétaire (Haydée Caillot), en champ-
contrechamp embarrassé, embarras probablement encore accentué par le montage.
Toutes les scènes qui se passeront au journal auront la même teinte glacée et inconfortable : le
monde de ce qu’on appelle les news magazines est inconnu de Biette, comme l’est le théâtre ou la
peinture, mais dont on voit qu’il n’a pas envie de pénétrer les rouages. Aucun réalisme dans ces
conversations de bureau, paresseuses et enchaînant les lieux communs (le rédacteur en chef qui passe
un savon à ses journalistes, la secrétaire accorte, les enquêtes sérieuses, les reportages autour du
monde, etc.) : une paresse assumée, voire provocante. « Dans Chasse gardée, c’est très net qu’il y a
des lieux qui m’ont inspiré et d’autres pas du tout. Mais en même temps le fait de ne pas être inspiré
par un lieu peut parfois être intéressant si on a un rapport de véritable répulsion cauchemardesque
avec ce lieu53.»
Ce sentiment est confirmé par le contraste entre la première scène au journal et la suivante, où l’on
voit Pierre rentrer chez lui. Deux plans, l’un tourné dans la salle à manger, l’autre dans le couloir qui
mène à la cuisine sont raccordés par une ellipse infondée du point de vue de la logique temporelle, et
donc douloureuse, ce qui permet de saisir immédiatement l’épaisse solitude du personnage (si
épaisse qu’elle rend presque indispensable les difficultés d’élocution de Gérard Blain). La figure de
ces deux plans et la violence de leur raccord reviendra à plusieurs reprises dans le film, avec de
légères variations (à l’appartement parisien comme à la maison de Duncan). Après avoir appelé
Anne sans recevoir de réponse — pourtant les deux couverts dressés sur la table de la salle à manger
indiquent clairement que son absence n’est pas prévue par cet homme avide et intransigeant —,
Pierre s’arrête penaud devant la porte de la cuisine et va s’asseoir en face de Cathy, la bonne de la
maison (Valérie Jeannet, dont Biette disait qu’elle était le rempart contre la vulgarité de cette
histoire), en train de se gaver de mayonnaise. Retour au scénario, à la convention, à la pure
information. Nous apprenons que Buffières couche avec sa femme de ménage et que celle-ci dévore
la mayonnaise parce qu’on l’empêchait d’en manger étant petite. Rien de plus. Le seul déplacement
intéressant est l’apparition de l’imperceptible accent à la Jouvet dans la bouche de Blain, qu’il
singera plus tard ouvertement. Buffières est un homme privé de sa propre voix, sa langue lui reste en
travers de la gorge : sachons-le une fois pour toutes.
C’est avec le plan suivant qu’on commence à comprendre la mise en place générale du film, qui
sera une succession de temps faibles et de temps forts, c’est-à-dire l’application de la méthode
d’alternance pratiquée et revendiquée par Tourneur. Une auto est arrêtée sur la route nocturne, une
voiture de gendarmes la dépasse, avec dans son sillage une traînée de cris de canards, les gendarmes
font marche arrière, descendent de leur 4L bleue et s’approchent du conducteur. Le plan suivant cadre
le livre de Franz Fischer posé sur la banquette arrière, la caméra remonte jusqu’au visage de
l’écrivain. Franz coupe l’ampoule du plafonnier et attend que les gendarmes contrôlent ses papiers.
La lumière de la nuit sculpte son profil murnalien. Les gendarmes posent quelques questions, sans que
la caméra ne lâche Franz du regard. Il parle à son tour, mais la question («Pour aller à Duncan… ? »)
a du mal à franchir ses lèvres (les hommes parlent difficilement dans cette histoire), comme si une
peur soudaine l’avait saisi.
Les gendarmes s’en vont sans répondre et les canards déchirent la nuit avec leurs cancans
sardoniques. Un léopard va-t-il surgir du bas-côté ? Non, c’est une femme qui s’approche de la
caméra. Elle est chez elle, elle est en pyjama, sa maison a l’air vaste, confortable. Elle monte
l’escalier et nous ne savons plus dans quel temps sommes-nous arrivés. D’ailleurs, le pépiement des
oiseaux est intempestif. Oubliés, les canards menaçants, la plaisanterie hitchcockienne a assez duré.
Était-ce un cauchemar, cette route de province déserte, ou une expérience périlleuse pour un esprit
fatigué ? Peu importe.
Franz Fischer pénètre dans la maison, sous l’œil fiérot de la caméra, perchée en haut de l’escalier,
un Christ éclairé posant sur la droite sa touche du bizarre. Il répète la figure de Pierre Buffières,
c’est-à-dire qu’il appelle Anne et trouve la table mise dans la salle à manger. Une assiette de soupe
fumante l’attend sous un bouquet de bougies — Anne n’est pas loin, cette fois-ci. Et, comme si Franz
avait espionné Pierre faisant quasiment les mêmes gestes que lui, cette re-mise en scène le fait
sourire.
Maintenant, nous savons au moins une chose : Anne ne se met pas facilement à table. Je crois que
cette idée n’est pas uniquement une conséquence du jeu polysémique habituel chez Biette, mais
qu’elle conduit au cœur même du personnage, à son action, qui commande à la fois ses gestes et ses
pensées. C’est cette action, qui court tel un fil de fer à travers le récit, qui permet à Anne de sonner
de cette manière si particulière qui lui avait valu d’être surnommée « la petite Gertrud du Touquet »
par Serge Daney54.
Anne a quelque chose de magique, son visage est toujours fermé comme si elle avait peur qu’on y
découvre les questions incessantes que lui pose sa propre émancipation. Elle est l’inverse de Franz,
qui peut rester mutique puisque ses livres parlent, et si Anne lit ses manuscrits (comme Constance, au
début), c’est qu’elle croit les hommes suffisamment primitifs pour tomber le masque dans les
moments de création. Anne, elle, ne veut pas être un livre ouvert. Elle veut, dans l’énigme de son
cœur, partager les joies et les peines que le choix définitif qu’elle devra faire entraînera
obligatoirement. Nous la voyons déjà en pleine tension entre Pierre et Franz. Bientôt, un troisième
homme, appelé par Buffières, fera un retour inattendu: Alex Darcos, le mari d’Anne.
La recherche du bonheur (pas très heureux, semble-t-il) exige d’Anne quelques prouesses : ainsi, la
vitesse avec laquelle elle passe de Paris (où la table était mise) à Duncan (où la soupe est fumante)
est presque surnaturelle. Le nom de ce bourg, que Franz ne parvenait pas à articuler dans sa voiture
arrêtée sur la route, Duncan, n’a pas grand-chose de courant non plus, et amplifie le mystère qui se
jouera entre cette maison et l’hôtel tenu par madame Cygne.
Comme le remarquait Benjamin Esdraffo dans son mémoire, si cette ville n’existe pas sur la carte
de France, « il existe par contre un roi écossais, Duncan Ier, assassiné par Macbeth […] Mais
Duncan, c’est aussi le nom de la veuve maître chanteur du film de Fritz Lang Big Heat (Règlement de
comptes)55. » La pièce de Shakespeare affleure ici ou là dans le récit jusqu’à cet étrange plan, où
Valérie Jeannet (Cathy), cachée derrière son roman policier, dit soudainement « tiens, Macbeth »…
avec la voix d’Haydée Caillot, qui joue la secrétaire de Pierre. Plaisanterie ou encore un détail qui
vient enrichir la ligne de la voix et de sa possible perte dans le dérèglement général de la
communauté ? Les deux, répondrait Biette le pragmatique, qui sait profiter de cette liberté secrète qui
s’ouvre d’autant plus largement que le cadre de la commande est étroit. Ajoutons alors que Duncan
est également le nom que porte le yacht de lord Glenarvan dans Les Enfants du Capitaine Grant et
retournons en baie de Somme où Jules Verne avait amarré son Saint-Michel.
Nous retrouvons Anne et Franz au lit, légère variation du prélude du film. Cette fois-ci, Franz
occupe la partie gauche, ce qui en passant pose une question qui semble anodine : est-ce Franz qui n’a
pas de place attitrée ou bien les femmes qui tiennent fermement à la leur ? Les oiseaux pépient encore,
c’est le matin. « J’étais en train de rêver », dit Franz. « Je t’ai réveillé ? », demande Anne. « Non,
répond Franz, mon rêve se terminait doucement. » On reconnaît là non seulement la manière de Biette
qui consiste à déplacer légèrement le sens, à le garder et le regarder de biais, mais aussi la
description de cet état entre veille et sommeil qui détermine le caractère d’un grand nombre de ses
personnages (Dorothée du Théâtre des matières et Ingrid de Loin de Manhattan au premier chef,
bien sûr).
Franz s’extirpe du lit, quitte la pièce, revient vers la porte, et reste là, à contre-jour, buvant un
verre d’eau, tandis que Anne parle, sans qu’on la voie, et que l’idée se confirme de sa place centrale
dans une disposition dramatique qui demeure néanmoins énigmatique. Qui est-elle ? Que fait-elle ?
Pourquoi habite-t-elle la maison où Pierre a passé son enfance et qui, affirme-t-elle, la déteste ?
Pourquoi le fuit-elle, d’ailleurs, Pierre, dont elle porte le nom, ce qui se révélera une supercherie par
la suite ? Et que cherche-t-elle à prouver à Franz, à part qu’elle a des dons divinatoires ? Pourquoi lui
demande-t-elle du raisin avec autant d’insistance ? Aurait-elle envoyé son fantôme espionner Franz et
Constance, quand celle-ci humait voluptueusement la grappe de raisin, prête à jouer Garbo dans La
Reine Christine pour garder son amant?
Du reste, Franz ne répond pas, il s’obstine dans son alternative matinale (« thé ou café ? »), qu’il
résout en l’abolissant (« eh bien, je vais faire du thé et du café »), et s’il se tient à l’écart c’est qu’il
considère cet épisode comme ne faisant pas partie de la réalité. Anne lit à voix haute quelques
phrases de son manuscrit. «Ce passage est très mauvais », dit-il. Mais Franz a tort: le plan tourné par
Biette raconte tout autre chose dans la façon même où il se tourne vers nous. Anne, couchée, occupe
le premier plan, chaudement éclairé, et son corps pensif de Vénus sans miroir impose sa
mélancolique perdition au strict naturalisme de Franz, silhouette coupante dans le contre-jour bleu et
glacé de la cuisine, blindée dans son uniforme de l’homme qui ne croit pas à grand-chose.
Le rapport entre les deux corps, le contraste des deux positions, la profondeur de champ évoquent
une scène dreyerienne, épurée, et qui pourrait rester muette : la peau d’Anne, à fleur de tristesse,
parle d’elle-même. Cette tristesse n’est pas celle d’une déception ou d’un souvenir, mais plutôt le
résultat d’une profonde indécision. Anne se sent sinon entièrement libre du moins libérée, même si
l’on ignore de quoi ou de qui, et le choix, c’est-à-dire « un peu de liberté pour un peu d’amour », est
devant elle. Et si ce secret nous apparaît si tôt dans le film, c’est pour nous inviter à entrer plus avant,
à fouiller, à se perdre, et l’atteindre, enfin, en son grain.
On en approche dans la première séquence qui réunit enfin Pierre et Anne, chez eux, à Paris. Anne,
assise dans un canapé, chat sur les genoux, commence par mentir à Pierre en lui disant qu’elle a passé
la soirée avec Inès. Pierre, lui, ne répond pas, on l’entend qui va et vient dans les pièces, puis
soudain déclare qu’il a oublié un dossier au bureau et qu’il revient tout de suite. Anne se lève et dit
l’exact contraire de ce qu’elle avait dit une minute plus tôt : la vérité. Pierre, toujours en décalage,
rappelle à Anne que Inès la cherche partout pour une histoire de statue censée figurer dans la mise en
scène d’Andromaque. Pour accentuer ce décalage, grâce à quoi il protège son cœur d’animal blessé,
Pierre commence par dire « Bérénice » avant de se reprendre. Son lapsus est terrible. Tout le monde
(français) a en tête ces quatre vers magnifiques :

«Que le jour recommence et que le jour finisse,


Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus ! »

Et c’est Bérénice qui parle, non Titus ! Pierre, dans cet échange de douleur, l’homme de pouvoir, le
séducteur, revendique lui-même sa part de féminité. L’aimerait-elle davantage s’il s’appelait Anne et
elle Pierre ? Il est prêt à entrer dans cette folie-là, et le malentendu est cette fois-ci délibéré, il creuse
la distance entre Pierre et Anne, pour que la souffrance y trouve enfin sa place. Tout en ombres
franches, en angles de lumières, l’appartement de Buffières semble directement venu de Curse of the
Demon ou d’Experiment Perilous de Tourneur, où l’on craint toujours qu’un fantôme malveillant
vous passe un doigt glacé dans la nuque.
C’est dans ces pièces que se joueront les scènes les plus gothiques du film, des pièces d’un théâtre
nouveau pour Biette, qui allie la tragédie bourgeoise ibsenienne (telle que la rêvait Diderot, peut-
être) à la tradition de contes moyenâgeux, comme Barbe-Bleue, par exemple, scénario écrit à peu
près à la même période. Ce théâtre-là est cependant interdit au troisième prétendant d’Anne, Alex
Darcos, qui arrive directement au journal : «Tiens, un revenant», dit Michel, le journaliste. Celui qui
fit revenir le revenant, c’est Pierre Buffières. C’est ce qu’il a trouvé de plus efficace pour que Anne,
à son tour, lui revienne. Le film, à ce moment précis, réexpose l’idée biettienne de la répétition, dont
la source, cette fois-ci, n’est pas tant Kierkegaard que le paradoxe fondamental du théâtre où la
répétition est toujours une première, à l’inverse du paradoxe cinématographique où l’original (le
négatif) doit être transformé en copie (le positif) pour exister. Et Biette avait le sens exact du
paradoxe.
C’est le moment où nous retrouvons une atmosphère familière : une salle de banlieue, bouts de
chandelle, affiches artisanales. Anne parle avec Inès (Ima de Ranedo) de la fameuse statue d’Hector
qu’elle doit fabriquer pour les représentations d’Andromaque. D’emblée, Anne, plutôt réticente
(comme le sera Vanessa dans Saltimbank), cherche des arguments pour se dérober, et en trouve dans
la pièce de Racine. « Un héros ne peut pas aimer une femme, il n’est jamais là. Andromaque, elle
divague, c’est beaucoup plus facile d’aimer un homme vaincu et mort qu’un homme vivant qui n’est
pas là.» Ignorant encore qu’Alex est arrivé à Paris, Anne, toujours un peu voyante sur les bords, pose
clairement les termes de l’alternative et livre, par l’intermédiaire de Racine, la clé du film. Elle
ignore également que Pierre, « l’homme vaincu et mort » a quasiment ordonné à Alex, « l’homme
vivant qui n’est pas là », de les débarrasser de Franz, intermédiaire dangereux dans sa tentative de
récupérer Anne. L’arrivée d’Alex, l’Ulysse sans véritable port d’attache, annonce le passage au
registre supérieur du personnage d’Anne, qui ne veut être ni Didon ni Pénélope. Que veut vraiment
Pierre Buffières, quelle tragédie cherche-t-il à provoquer ? Pourquoi cette histoire que l’on pressent
sans la comprendre souffle-t-elle si fort depuis le passé, qui pèse de tout son poids sur la troupe de
figurants fatigués d’un récit sans maître ?
Aussitôt né le soupçon, Biette l’instille dans ce qui est peut-être la plus belle séquence de Chasse
gardée (dont le titre de travail, Mari poison, figure encore sur les feuilles de service !) celle du dîner
réunissant Pierre, Anne, Inès et Franz, que le montage subtil et presque spectaculaire entraîne dans la
spirale du malaise : les verres se croisent, les regards se choquent, Pierre parle par énigmes
transparentes, sa douleur dans la comédie est aussi visible que celle de Charles Boyer dans Madame
de…, et c’est Inès qui coupe court à ce jeu, par une phrase à double sens qui ne prête à aucune
confusion: « Le temps est venu de se salir les doigts. » Qu’est-ce que cela veut dire ? La suite de la
soirée n’apaise rien, au contraire. Les convives se dispersent dans le salon, entre ombre et lumière,
la caméra vient les piquer tour à tour, filme les regards gênés, sans réel point d’appui — les raccords
n’y peuvent rien. Pierre, ivre, se met à imiter Jouvet, agace tout le monde et, lorsqu’il se retrouve
seul avec Anne, reste à demi allongé sur le fauteuil, la main cachant le visage à la caméra, saisit la
main de la jeune femme, veut coucher avec elle. Le fait que Biette et Blain se soient fâchés pendant le
tournage du film jusqu’à ne plus s’adresser la parole serait anecdotique si tous les deux n’avaient pas
tiré partie de cette situation intenable et n’avaient pas réussi à la convertir en réalité dans le film. La
dislocation, physique, morale et même plastique, des personnages va de pair avec la dissolution
désolée de ce théâtre gothique et bourgeois, où tout semblait si bien tenir à sa place. Et les acteurs de
ce théâtre vont tous peu à peu s’enfuir jusqu’à Duncan pour y jouer la dernière partie de leur rite
fantomatique. Sauf Inès, bien sûr, qui a assez de son Andromaque.
Le plus remarquable dans Chasse gardée, et ce qu’on remarque le moins, c’est la fonction
dramatique nouvelle qu’accorde Biette au théâtre. Jusqu’ici, l’activité théâtrale des personnages
répondait à une nécessité intérieure, à une vocation, dont il fallait à tout prix garantir la réalisation
économique. Pas à une passion, qui vous exfiltre de la réalité matérielle pour fixer, dans un univers
idéal, l’attachement réel qu’on témoigne à la vie. La passion amoureuse suspend la vie et fait de ses
victimes des dilettantes. De la même façon qu’un hobby lie intimement la vitalité à l’existence,
libérant cette dernière des lois de la raison psychologique et sociale. Jusqu’à Chasse gardée, le
théâtre était non seulement une activité mystérieuse pour Biette, et pour cela même attirante (il s’en
est expliqué à plusieurs reprises), mais également le lieu où se nouaient et se dénouaient les fictions.
Le théâtre ne s’identifiait pas à la vie, mais la rendait possible pour tous ceux qui cherchaient une
façon digne de survivre dans un monde qui leur refusait une place au soleil.
L’Andromaque de Racine, malgré la remarque d’Anne citée plus haut, qui donne un accès enfin
possible au secret, n’a pas grand-chose à voir avec le drame qui se joue entre Anne et ses trois
prétendants. D’ailleurs, ce n’est pas par caprice qu’elle insiste auprès d’Inès pour que la statue soit
détruite après les représentations. Et aucune ferveur n’anime les acteurs de cette aventure, où le
metteur en scène exige de travailler dans le stress et ne veut pas plus « d’un alexandrin utile par
jour ». Si le théâtre est toujours le lieu d’élection de la précarité, celle-ci n’est plus acceptée sans
condition : la grève de la caissière (Ingrid Bourgoin, la Simone Barbès du film de Marie-Claude
Treilhou) n’est pas qu’un gag, mais un signe d’épuisement de l’espérance. Dans le film suivant, Le
Complexe de Toulon, Biette détruira son propre mythe du théâtre libérateur, en en faisant le
repoussoir définitif pour Chris qui lui préfère le pays et la langue de Shakespeare. Dans Saltimbank,
nous verrons Biette rétablir l’équilibre (mais jusqu’à un point de tension supérieur) pour se placer
encore une fois dans la juste confrontation des anciens et des modernes.
Chasse gardée est le premier film à porter toute son attention sur les personnages du mélodrame,
qui se joue entre Paris et la baie de Somme, empruntant à la fois à Dreyer, pour le portrait de femme,
et à Tourneur, pour la présence inquiétante et tragique d’un secret pas forcément partagé, qui envahit
toute la structure formelle et dramaturgique du film.
Le tournant décisif qui marque ce changement se produit au moment du retour de Pierre Buffières
dans la maison de Duncan. Répétant en les variant les gestes et les paroles, les siens comme ceux de
Franz — voyage en auto, perron, hall vide, cet appel, « Anne ! », désespéré comme celui de la
dernière femme de Barbe-Bleue —, Pierre est celui qui ne trouve jamais ce qu’il cherche. Le
découpage et le montage amplifient cette impression, en gardant la même ligne que lors des
précédentes versions du «retour du héros », sur le versant qui conduit de l’inquiétude à la déception.
Cet épisode est indispensable pour comprendre en partie la solitude douloureuse, absolue et
violente du personnage. Pierre ouvre la boîte à musique, se saisit du revolver qui y était dissimulé et,
accompagné de la rengaine mécanique, s’allonge sur le lit de la trahison, comme s’il cherchait, en
répétant le plan où c’était Anne qui était couchée à sa place, tandis que Franz s’activait dans la
cuisine, à exorciser les démons de sa jalousie. Le même pépiement d’oiseaux revient dans la bande
son, le même miroir dédouble le corps malheureux de l’homme : Chasse gardée est le film de Biette
qui contient le plus de miroirs, objets pleinement dialectique, capables de refléter à la fois ce qu’on
veut bien montrer et ce qu’on dissimule.
Lorsque Pierre va errer dans le désert hivernal, qu’un long panoramique l’accompagne depuis la
cabine téléphonique jusqu’à la jetée, le monde s’emplit de sons (le mixage de Chasse gardée est l’un
des plus beaux qui soient), le vent siffle, souffle, enveloppe et pousse l’homme malheureux, comme
l’enveloppe l’immensité du ciel et de l’eau, aussi effrayante et attirante que la nuit de Leopard Man,
quand la mère envoie sa fille chercher de la farine à l’épicerie. Un monde empli de voix inconnues,
de fantômes qui rôdent, de revenants qui reviennent, et qui ne laisse pas un instant de paix à ce cœur
qui, du reste, n’en voudrait pour rien au monde.
Au même moment (ou est-ce dans une autre existence, parallèle ?), Anne retrouve enfin Alex, dont
on apprend qu’elle est la femme légitime : la rencontre se passe dans les toilettes d’un restaurant.
L’amour non plus n’échappe pas au réalisme ironique de Biette, secondé ici par Noël Simsolo, qui se
lave soigneusement les mains pendant que le couple se dispute, témoin indifférent mais aussi
sarcastique devant le cocasse de la situation. La caméra ne se trompe pas de place, pas plus ici
qu’ailleurs, elle s’installe presque toujours un peu avant que les personnages n’entrent dans le cadre.
Les points de montage sont apparemment indolores et Biette croise et recroise tous les moyens qu’il a
à sa disposition. Il n’y a pas à proprement parler de mise en scène, telle qu’on l’entend en France et
que Biette décrivait comme la « valorisation de tous les moyens ». Ce sont des éléments simples qui
donnent un sentiment de l’épaisseur : de décor (portes, miroirs), de placement (les corps dans le plan
et la succession de ceux-là), de recul (« à quelle distance es-tu de moi ? », demande Pierre à Franz),
de bruits (oiseaux, grincements, claquements, moteurs, pas, etc.).
Il faut attendre la dernière partie du film pour que la mise en scène pointe son nez, comme pour
nous prévenir que nous nous rapprochons de la vérité et que nous sommes prêts à recevoir le secret
de Pierre Buffières et Anne. Arrêté sur la route, Pierre, après avoir jeté le livre de Franz sur le siège
passager avant (la place du mort !), change d’avis, fait demi-tour et on suppose qu’il va mettre sa
menace (connue de lui seul, et de nous) à exécution: la scène du revolver y incitait fortement. Dans la
nuit, Tancrède, le jeune amant écervelé de madame Cygne, fait son jogging et rejoint sa maîtresse-
patronne, assise dehors emmitouflée dans un plaid, son petit chien sur les genoux. On entend sonner
minuit. Anne s’écarte de la fenêtre et l’on voit la voiture de Pierre s’arrêter en douceur devant
l’hôtel. Le découpage devient plus dynamique : les cadres n’attendent plus leur visiteur, comme chez
Ozu. La caméra cesse d’être la chambre froide qu’elle a été jusqu’ici, elle prend même le luxe de
monter sur des rails et d’avancer lentement le long de la grille du Guillaume de Normandy, le navire-
amiral (ou hôpital ?) de la capitaine Cygne. Le rythme, qui alterne les plans de la maison dans la nuit,
Tancrède trébuchant dans le jardin, de Pierre dans sa voiture, la pupille affolée, capturée dans le
rétroviseur par un raccord de point, d’Anne passant d’une fenêtre à l’autre, puis écoutant depuis le
haut de l’escalier la dispute entre madame Cygne et Tancrède qui révèle leur liaison, ralentit peu à
peu jusqu’à la tension du coup de feu. Un instant d’hésitation, Pierre sort de la maison, le revolver à
la main, on l’entend qui démarre sa voiture, on le voit qui fait marche arrière, et aussitôt après un
plan de la maison, qu’on pourrait croire en feu, si l’on raccorde le bruit du vent qui augmente et
l’éclairage violemment jaune qui explose dans la fenêtre. Mais non: le film noir sort de ses gonds. La
mort n’est pas pour ces héros destitués : « Beaucoup de bruit pour rien », dit madame Cygne en
caressant le visage d’Anne, enfin gagnée à Pierre.
Le lendemain matin, une dernière promenade dans la ville, un dernier brouillard, une dernière
rencontre entre Anne et Franz, un dernier baiser échangé dans un café sous le regard de Pierre, le
retour d’Anne à Pierre et la voiture qui les emporte sur la route des dunes. «Le temps est du côté de
Pierre », avait dit Anne à Franz. « Le temps retourne au temps », avait répondu Franz. Est-ce si
certain?

49 De la nature des choses, op. cit., livre III, v. 1 100-1 108.


50 La Lettre du cinéma, deuxième entretien, n° 8, hiver 1999.
51 idem.
52 idem.
53 La Lettre du cinéma, premier entretien, n° 7, automne 1998.
54 Serge Daney, L’Exercice a été profitable, Monsieur, P.O.L, 1993.
55 Poétique de Jean-Claude Biette, Jean-Louis Leutrat (dir.), Université de Paris III, octobre 1994.
CHAPITRE SEPTIÈME ET DERNIER
Saltimbank. De la mise en scène. Fin de rêve. Cela ne finira
donc jamais. Tout le monde joue. Ces gens à qui il faut tout
expliquer. Technique de la solitude. Florence, agent secret.
Arthur le radical. Madame Saltim, gardienne des récits. Félix
le passeur. Vanessa, petit cordonnier. Moments du cinéma.
Dietrich et Goethe.
La dernière question de Chasse gardée laissée en suspens — « le temps retourne au temps » — ;
trouve sa véritable réponse dans Saltimbank, le dernier film de Jean-Claude Biette, tourné en été
2002. Il lui aura fallu traverser le désert aride du pessimisme critique (Le Complexe de Toulon) et
piquer de larges points la toile bariolée de la comédie d’aventures (Trois Ponts sur la rivière) avant
de piéger, en retournant à la source (Le Théâtre des matières), son propre système esthétique.
Saltimbank achève le processus entamé par Chasse gardée qui tailladait sans regrets dans le totem le
plus jalousement gardé par la critique française : la mise en scène.
Théorisée par les mac-mahoniens, définie par Michel Mourlet dans son célèbre texte des Cahiers,
« Sur un art ignoré », comme « l’énergie mystérieuse qui supporte avec des bonheurs divers les
remous d’ombre et de clarté et leur écume de bruits56 », la mise en scène, peu à peu, s’est transformée
en fétiche, dont le murmure seul suffit à écarter toute discussion. Je ne parle évidemment pas du
concept de Mourlet qui a enrichi la Politique des auteurs, en essayant, précisément, de repousser le
terme d’auteur dans son lieu d’origine, la littérature. Rohmer, qui n’était pas d’accord, publia le texte,
et tout le monde, depuis, a été mac-mahonien par intermittence, dont Biette, qui se disait quand même
« un mauvais élève du mac-mahonisme57 ». Tout en reconnaissant l’importance du texte de Mourlet
dans l’évolution de la pensée critique, il fut particulièrement intéressé (encore une fois en rêveur
pragmatique qu’il était) par les cinéastes défendus par les mac-mahoniens, Tourneur, Dwan et Ulmer
en particulier. Il aimait également Lang, Preminger et Walsh, mais, comme beaucoup de mac-
mahoniens de passage, restait sceptique à l’égard de Joseph Losey, hormis sa période
hollywoodienne, avant que les sorcières maccarthystes ne chassent le quatrième larron du fameux
«carré d’as ».
Biette se méfiait des généralités (le lieu même de la vulgarité, pour Daney et lui) et des théories
globalisantes. Lui-même ne s’y est livré qu’une seule fois, pour son texte Qu’est-ce qu’un cinéaste ?,
mais qui n’est satisfaisant que s’il est complété par « Le gouvernement des films », qui le prolonge et
le corrige58. Pour ce dernier, c’est une vision de Comme un torrent de Minnelli qui lui fit découvrir
la fameuse règle des trois pouvoirs qui gouvernent, à forces inégales, chaque film : le récit, la
dramaturgie, le projet formel.
On peut tenter l’hypothèse que Saltimbank est précisément une tentative de vérification (par la
réalité, par la poésie, comme on veut) de ces théories pratiques, sans pour autant laisser la doctrine
fourrer son nez pédant dans les interstices de la fantaisie, ni se mêler de la dialectique inhérente aux
constructions biettiennes, menacées en premier lieu par ce qui les soutient: la fragilité permanente du
temps et de l’espace, souvent à la limite de la rupture, et qui détruisent couples, groupes, théâtres,
rêves et réalités.

Mais avant de poursuivre, laissons encore une fois la parole aux Fiches du cinéma, les seuls ou
presque à avoir compris ce qui se déroulait dans Saltimbank : «Les Saltim sont deux frères : le cadet,
Frédéric (Jean-Marc Barr), a repris la direction de la banque familiale ; l’aîné, Bruno (Jean-
Christophe Bouvet), n’y est que cadre. Mais c’est un choix : il est propriétaire d’un théâtre qui
bénéficie du large soutien de la Saltimbank. Actuellement, deux pièces sont en préparation : Oncle
Vania de Tchekhov est sur les rails, les comédiens en sont aux répétitions, et même si les relations du
metteur en scène, Arthur Craven (Noël Simsolo) avec ses acteurs sont parfois un peu tendues, la
pièce va se jouer. Il n’en est pas exactement de même pour le deuxième spectacle, Esther de Racine.
La comédienne qui devait interpréter le rôle-titre fait défaut, et la distribution est loin d’être
satisfaisante. Bruno a alors une idée : il pourrait faire appel à Vanessa (Jeanne Balibar), sa nièce, qui
a été actrice, mais a choisi de ne plus jouer depuis quelques années. Ces temps-ci, elle fait la lecture
à Mme Saltim mère (Micheline Presle) et fabrique des chaussures pour le théâtre. L’amie de Bruno,
Margot (Ysé Tran), se présente également à Anna Maria Toldra (Ima de Ranedo), le metteur en scène
d’Esther. L’affaire est difficile à décider, même si Margot a rencontré l’administrateur, Hans
Kalender (Frédéric Norbert). De passage en Allemagne où elle livre des chaussures pour une
représentation de Marie Stuart de Schiller, Vanessa retrouve une vieille connaissance, Christophe
Neverding (Philippe Chemin) et fait la rencontre d’un directeur de théâtre local, Johann Kreisler
(Hanns Zischler). Pourtant, Margot ne jouera pas : Frédéric a décidé de couper les vivres au théâtre.
Bruno annule toutes les productions et, en guise de chant du cygne du théâtre, y fait venir deux
clowns59.»
Le prélude de Saltimbank est un plan de lit, comme dans Chasse gardée. Il est même la réplique
amusée de l’une de ses variations (celle qui réunissait Franz et Anne). Le format a changé (passant du
1:66 au 1:85, déjà utilisé pour Trois Ponts), les temps aussi. L’intérieur est celui d’un bourgeois
moderne et éclairé, avec lampes dépareillées et lit à coffrage. Dans le lit — une femme, toute petite,
perdue au milieu de ce camaïeu de bruns. On la reconnaît : c’est Ysé Tran, elle jouait la femme de
Chris Patch dans Le Complexe de Toulon. Elle n’est plus virtuelle (ou peut-être à un point tel qu’elle
en est devenue réelle, et réellement gênante pour Chris), elle lève les yeux, regarde quelqu’un à sa
droite et — «Tu rêves ! », lance-t-elle méchamment. « Ça, je n’y tiens pas », répond Bruno Saltim en
entrant dans le champ, faisant écho au «mon rêve se terminait doucement» de Franz.
Entre le moment où Bruno clôt définitivement cette possibilité dont Chasse gardée essayait encore
de montrer la présence rassurante, sans en garantir nullement la réalisation (trouver la jonction en
l’idée et sa projection dans le réel, qu’on appelle cela rêve ou vocation, peu importe) et sa sortie du
champ par la droite, Biette laisse quand même entendre un chant léger d’oiseaux. Une façon de
rappeler que le monde n’est pas peuplé uniquement d’hommes et que le rêve appartient autant au
visible et articulé qu’au dissimulé et au confus, ce que, d’une certaine façon, avait déjà fredonné le
travelling au cimetière anglais de Lisbonne dans Trois Ponts, murmure qui aurait pu être écrit par
Andersen: « Et la lune éclaira la tombe ; mais la morte n’était pas là ; les enfants pouvaient, la nuit,
aller tranquillement cueillir une rose au mur du cimetière. Une morte en sait plus long que nous n’en
savons tous, nous, les vivants, la morte connaît l’angoisse que nous éprouverions à la voir
réapparaître ; les morts sont meilleurs que nous tous, aussi ne viennent-ils pas60.»
Mais, pour le moment, le film ne s’attarde pas à ce genre de considérations, il intrigue : que font-
ils ? Le deuxième plan joue au plus fin, en montrant Elie (Thomas Badek), le chauffeur que Bruno
appelait d’une voix agacée, commencer à faire le tour de la berline, juste après un raccord sur le
bruit de portière. On pourrait croire que le patron est installé dedans et qu’ils vont prendre la route.
L’œil du spectateur contemporain, habitué désormais à la liturgie elliptique qui interdit de fait la
contemplation détaillée d’une action banale (descendre un escalier, ouvrir une porte, retirer un
vêtement est devenu un luxe), se trouve ici victime moins d’une supercherie que d’une blague d’oncle
bergmanien, d’une «niche »: en fait d’ellipse, c’est de montage parallèle qu’il s’agit. Bruno est arrivé
dans la salle de bains, Elie a traversé la chambre à coucher en adressant un « pardon » de
circonstance à Margot — on dirait un policier venu faire une perquisition —, il rejoint Bruno dans la
salle de bains, entre par la gauche, tandis que Bruno le guette à la fenêtre, sur la droite. Le ballet
antipathique continue avec le choix de la cravate et le passage du patron et de son chauffeur dans la
chambre à coucher. Bruno, exaspéré, monte dans sa berline, Margot le rattrape, demande comment
elle va rentrer, se fait rabrouer et l’affaire tourne à la muflerie pure et simple.
Cette courte description du style de la première séquence montre que le résumé cité plus haut n’en
est pas vraiment un, il n’expose que ce qu’il s’agit de suivre, si l’on s’en tient à la péripétie. Mais,
déambuler pour déambuler, arpenter pour arpenter, et Biette préférant résolument la périphérie à la
péripétie, autant savoir d’emblée que rien dans ce film ne sera plus agréable et divertissant que de
sauter d’un point à un autre, comme le font les personnages. Pas un moment qui soit prévisible, c’est-
à-dire qu’aucun fantôme ne vient rassurer le plan de ce qu’il adviendra du (et dans) le suivant : les
morts sont meilleurs que nous et nous laissent désormais nous débrouiller tout seuls.
Après la difficulté à assembler deux intrigues, traitées comme des récits indépendants (Trois
Ponts), Biette reprend le pas-à-pas mélancolique de Chasse gardée, mais sur un rythme nouveau.
Saltimbank est un film qui va andante (grosso modo entre adagio et allegretto), d’un pas donc alerte
mais sans vélocité excessive, ce que confirme la Sérénade de Brahms (l’un des compositeurs
préférés de Biette, avec Stravinski, Bruckner, Ravel, Haydn), qui accompagne les deux génériques61,
aux développements multiples et dont les ralentissements et accélérations dépendent de la direction, à
la fois scrupuleuse et libre, du chef d’orchestre. Chasse gardée avait davantage une couleur, une
intensité brucknériennes, avec ces longs silences avant le plongeon dans le vide. La comparaison
s’arrête là, car, si Chasse gardée était un mariage contre nature du film noir avec le mélodrame,
Saltimbank, dès que son titre apparaît sur fond de pastilles pastel collées par l’artiste Henri
Foucault, renoue avec le comique retenu, aussi peu spectaculaire que celui de Tchekhov, du
Complexe de Toulon et, surtout, du Théâtre des matières, dont il se révèle une sorte de remake
trottinant, en en amplifiant les thèmes et les interrogations.
Corrigeons : le comique de Saltimbank peut passer inaperçu si l’on considère avec la critique
depuis le début des années 1990 que le genre a pris le pas sur l’espèce, et que le modèle de Lubitsch,
Hawks, et McCarey qui s’intéressaient à filmer la frontière invisible entre la tragédie et la comédie
(« une différence de points de vue », disait Hawks) est dépassé. Au contraire, si l’on regarde le film
comme une synthèse heureuse entre la franche loufoquerie dont se parent, par exemple, les films
irlandais de Ford, et le rire poignant des comédies amoureuses de Lubitsch (The Shop Around the
Corner) — toutes choses égales par ailleurs, bien sûr, aucun marquage de territoire stylistique chez
Biette —, alors on s’aperçoit que nous sommes au cœur de la question comique la plus universelle
qui soit: quand s’arrête-t-on de jouer ? Il y a même une certaine exagération, de celle que Chesterton
voyait chez Dickens62, et qui ne s’arrête pas aux portes du film: comme pour prendre une revanche
amicale sur Paolo Branco qui lui avait conseillé de laisser tomber le théâtre, Biette en réinvente deux
dans son scénario, l’un à Paris, l’autre à Berlin. Et, plus encore, le premier répète simultanément
deux pièces, Oncle Vania et Esther, dont Félix, le fidèle assistant (Pascal Cervo), assure
l’alternance, tandis que le second reprend le Marie Stuart de Schiller, en VO cette fois-ci (pour faire
plaisir à Chris Patch, peut-être), mais avec le même acteur, Philippe Chemin, devenu François-
Charles Magne en son empire de la Ménagerie de verre, et maintenant Christian Neverding, sombre
Mortimer installé en Allemagne. N’en rajoutez pas ! Ça ne finira donc jamais ! Never-ending!
Saltimbank prend ouvertement partie de la confusion — ou de ce « désordre [qui] engendre tout et
même l’ordre, car l’ordre n’est qu’un cas particulier du désordre », comme le note encore Marcel
Conche dans ses explications lucrétiennes63. Le spectateur qui refusera d’admettre cette nuance ne
pourra se faire violence ; c’est qu’il n’aura pas appris la leçon du Théâtre des matières. Il pensera le
film comme une peinture complaisante d’un milieu que le pavlovisme contemporain qualifiera de
«bobo parisien» (Biette n’aura pas vécu jusqu’à cette ultime déchéance du goût et du jugement de la
France). Il sera passif, regardera passer les personnages et aboiera à la caravane. Il ne verra ni le
soin apporté aux détails, ni l’immensité du hors-champ narratif, tout ce passé, ces déceptions, ces
fatigues et renoncements que les héros de cette vraie fausse tragi-comédie portent sur leur dos, ni
l’humour profond, né précisément de cette confusion. Tout le monde joue, dans Saltimbank, « tout est
vrai » (Femmes femmes), et le problème, c’est que les jeux ne sont pas faits, ils changent de place, le
théâtre envahit la vie (Margot), la vie se mêle du théâtre (Neverding), et même Vanessa se prend les
pieds (c’est le moins qu’elle puisse faire) dans le tapis : la cordonnière tombe logiquement dans les
chausse-trappes.
Lors d’une première projection, et avant sa sélection en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs
à Cannes, Biette avait dit, en guise de présentation: «Je ne sais pas quoi penser de ce film.» Je crois
qu’il avait raison, ou plutôt : c’est Saltimbank qui ne sait pas quoi penser de lui-même. En réalité,
Saltimbank est un film qui ne pense pas. Il n’a pas le temps. Aristote dit qu’on ne peut pas agir et
penser en même temps. Saltimbank ne dit pas autre chose, ou bien c’est à nous de les trouver, nous,
spectateurs biettiens, exigeants, bienveillants, curieux. C’est à nous qu’il revient, nous que Le
Théâtre des matières avait préparés à l’époque où il faudrait voir les films autrement, dans le
désordre indifférent des images accumulées, de réfléchir (et de refléter) sur les écrans de nos
mémoires, immédiates et profondes, les agissements des personnages que nous devons considérer
comme absolument nécessaires : ils ne peuvent, de toute évidence, faire autrement.
Et quand l’évidence nous dit « haut les mains », nous devons nous rendre à l’évidence. Jouer en
même temps que les acteurs, avec eux, et cesser de se plaindre de leur comportement. « Parce que
c’est quand même pas à moi de grandir », disait madame Cygne à son Ludovic, trop content de faire le
gigolo.
«C’est incroyable, ces gens à qui il faut tout expliquer », dit Bruno Saltim, constamment au bord de
l’exaspération (ou presque : ni avec Vanessa, ni avec son ex-épouse Florence, la traductrice, jouée
par Michèle Moretti). Bruno Saltim est un tyran et il est antipathique, dans le sens où son antipathie
consiste à refuser d’offrir sa souffrance aux autres. Il ne garde pour le monde que l’essentiel. Rideau
sur les sentiments — alors que, au bout, se dessine la fin possible d’un théâtre (et d’une époque),
qu’il commence à entrevoir, même s’il ne la confond pas avec la fin du monde, à l’inverse de tous
ceux, dans le film, qui sont animés par la vocation, l’exaltation en moins (Saltimbank est un conte
sans fée et défait). Est-ce que c’est cela que veut dire Bruno, ou bien c’est Biette qui parle ?
Il est bien possible que Bruno Saltim soit le premier autoportrait réel du cinéaste, lui qui pourtant
détestait toute citation autobiographique, et qui la déconseillait fermement aux autres : Biette aurait
peut-être aimé se montrer plus agressif, plus cynique, plus «contemporain», en quelque sorte, ce dont
il n’était pas capable. Alors c’est à Bruno qu’il délègue la part la plus noire, voire la plus bête, de
son caractère, ajoutant à la réalité une réalité plus souterraine : le mécène éclairé essaie par tous les
moyens de garder la main sur son royaume, d’où la beauté est chassée impitoyablement par tous ces
gens, précisément, «à qui il faut tout expliquer ».
Bruno Saltim est un snob agressif, Biette était un snob rêveur, c’est toute la différence. J’entends
« snob » dans sa définition originelle, peu précise, qui désignait, dans le jargon de Cambridge, un
cordonnier, un savetier (Vanessa Bartholomiou64), indigne de la société universitaire, et non pas dans
son acception courante, qui vient de Thackeray (« personne qui veut se donner des airs d’être de la
bonne société et le fait avec ostentation »). Ce snobisme originel, social, réponse orgueilleuse au
mépris, à l’interdiction du savoir et de la culture par plus haut et moins vulgaire que soi, était chez
Biette une forme d’action sociale, la seule dont il fût capable, maladivement rétif à toute forme
d’activisme collectif. Ce snobisme n’a rien à voir avec le dandysme, dont l’accusent justement les
érudits de Cambridge (rappelons-nous les « sceptiques de Milan et de Boston» dont se moque Ernie
Naud dans Loin de Manhattan) : le dandysme ne peut qu’être démonstratif et le dandy est obligé de
s’affirmer tel à chaque instant de son existence. Les dandys retenus par l’Histoire l’ont été pour un
tout autre motif que leur dandysme, qu’il s’agisse de Baudelaire ou de Wilde. Certes, Tchaïkovski
était homosexuel, mais il n’était pas célèbre que pour ça, dit une vieille blague russe.
Biette est ce savetier qui fabrique des chaussures dans son coin et qui finissent par faire pâlir
d’envie les nobles cordonniers, qui ne le lui pardonnent pas. Duras disait à Daney que le cinéma
commercial ne lui en voulait pas tant de faire les films qu’elle faisait que de ne pouvoir ajouter à ses
millions d’entrées les quinze mille spectateurs des Enfants : son snobisme était de la même farine.
Face à Bruno, il y a tous les autres, qui s’organisent plus ou moins en cercles de connaissances,
dont un membre au moins fait le lien avec le cercle voisin. Cet ordre de choses est lui aussi calqué
sur la compartimentation savante et malicieuse des amitiés que Biette entretenait avec ferveur,
limitant au minimum la contamination des uns par les autres (les réseaux sociaux ne fonctionnent pas
autrement, sauf que leur réalité est tout autre). Le virtuel de Biette est défensif, l’homme ne cherche
pas à se dérober aux autres, mais à disposer de sa solitude comme il l’entend et à éviter l’isolement.
Peu à peu, il a transmis cette technique à ses personnages, et en particulier à ceux incarnés par Jean-
Christophe Bouvet, le seul dont le jeu alliât l’immense curiosité et la méfiance paranoïaque.
Malheureusement, c’est au moment même où Bruno a trouvé l’équilibre minimal pour continuer à
faire des affaires (encore un dilettante !), probablement aidé mine de rien par son demi-frère
Frédéric, et à entretenir une double troupe qui prépare les représentations de Vania et d’Esther dans
un théâtre minuscule (en double programme, pourrait-on ajouter, comme dans les cinémas de quartier
au temps du permanent), le réel fait trébucher sa fragile construction. Frédéric réduit le train de vie et
demande à Bruno de se débrouiller avec le tiers de la somme allouée jusqu’ici à ses « folies »
théâtrales.
Si Frédéric est un mécène éclairé (tant que l’argent est là), son frère Bruno est un despote — ce
double programme, il le fait financer uniquement pour son plaisir, comme il paie régulièrement
Florence, la Danièle Huillet de la traduction, pour regarnir son répertoire. Chez lui, contrairement à
ceux qu’il emploie, il ne s’agit plus de vocation, ni même de passion, mais de hobby, de folie
fétichiste qui le pousse à collectionner les pièces de théâtre plutôt que des pièces de monnaie. Cette
dégradation n’est pas sans évoquer le pacte même entre l’artiste, et plus particulièrement le cinéaste
(et tout particulièrement le cinéaste de type biettien), et la société, que celle-ci a modifié à coups
d’avenants plus ou moins défavorables. À Hollywood, comme à Mosfilm, mais aussi à Cinecittà ou à
Boulogne, le cinéma était considéré comme un métier (relevant d’un art mécanique), jusqu’à ce que,
anobli par la Politique des auteurs, il dût se grandir en vocation, avec, à côté, la formation d’une
classe puissante représentée par la profession. Un cinéaste, après la Nouvelle Vague, son reflux
définitif depuis 1968, les restaurations successives, ne peut concevoir sa pratique que comme une
activité exceptionnelle, détachée de la production culturelle et économique générale.
Dans Saltimbank, Biette pousse le bouchon jusqu’au bout, c’est-à-dire trop loin, et suggère que
toute activité artistique ne peut plus s’exercer que grâce à un caprice. C’est par accident que Saltim
junior (Frédéric) consent à financer le hobby coûteux de son frère, et il devine sans comprendre, tout
détaché qu’il est de ce milieu, que Bruno est animé par une force mystérieuse et que ce secret est une
question de vie ou de mort. Au point, comme nous le voyons à la fin, qu’il est capable de franchir le
pas qui sépare le compromis de la compromission, ce qui sonne d’autant plus tragiquement dans le
cinéma de Biette qu’il s’agit de transgresser une loi sacrée édictée par Fritz Lang.

J’ai déjà dit que Saltimbank était un film sans pensée totalisante, qu’il sautait d’une scène à l’autre
et qu’il suffisait de suivre ces multiples actions pour saisir l’idée qui souffle et traverse l’ensemble.
J’ai dit également qu’il ne s’agissait pas d’un désordre tel qu’on l’entend généralement. Saltimbank
est un système solaire, dont les planètes et les satellites réagissent à des lois invisibles et
apparemment capricieuses, mais qui assurent une unité profonde à ces allées et venues anarchiques, à
ce ballet parfois incompréhensible ou loufoque de corps affolés. Quelques personnages sont là pour
assurer une certaine stabilité, qu’ils savent provisoire (d’où leur mauvaise humeur permanente, l’un
des ressorts comiques du film).

1) Florence, qui termine la traduction de L’Héautontimorouménos (Le Bourreau de soi-même), de


Térence, dramaturge latin du IIe siècle avant notre ère, natif de Carthage, commandée et payée par
Bruno, qui l’invite au Fouquet’s, tandis que Hans Kalender, l’administrateur du théâtre, vient jusque
chez elle pour chercher le manuscrit (« Vous avez des mains, prenez-le », grogne-t-elle).
Intransigeante, sévère, droite, Florence n’est pas seulement un soldat dévoué à sa cause : on dirait
qu’elle est réellement dans la clandestinité et que, respectant toutes les règles de sécurité, elle exige
de ses agents de liaison une discipline de fer. Elle reproche à Kalender de venir sans prévenir,
comme si elle avait peur qu’il «brûle » sa planque, lui propose à boire mais refuse de l’accompagner,
se tient toute raide sur le canapé attendant qu’il s’en aille enfin et cesse de mettre en danger le réseau
dont Bruno serait le chef. Ce qui ne l’empêche pas de l’accabler à son tour : «Oncle Vania et Esther,
ça se prépare ! » De la même façon, c’est à un rendez-vous d’espions qu’on assiste, dans la dernière
partie du film, lorsque Florence et Vanessa se promènent à la campagne. Après quelques
considérations sur la vie amoureuse (désertée) de Vanessa, celle-ci parle de la mousse qui entoure
les arbres et Florence lui répond par une citation en latin. Mots de passe ? Et l’arbre, abrite-t-il en
son creux une boîte aux lettres ?

2) Arthur Craven, ensuite, le metteur en scène maniaque d’Oncle Vania. Il interrompt la


comédienne qui joue Elèna Andréïevna (Gwenaëlle Simon) pour qu’elle déplace sa main de quelques
centimètres. Au reproche de chipotage, il répond, sec : « Le public voit même s’il ne voit pas. »
«Tchekhov, ça demande de la patience », dit Félix quelques scènes plus tard, comme pour acquiescer
à l’argument de Craven A. Dans une autre séquence, Kalender vient exiger de Craven que toutes les
places soient vendues, strapontins y compris. Craven fait aussitôt bruyamment claquer un strapontin
(allant directement au sens littéral, comme un habitant de Laputa des Voyages de Gulliver, de Swift) :
« Tu as pensé aux acteurs ? » Il faut voir la rapidité avec laquelle il exécute ses mouvements, et
l’accablement de Kalender en face (Frédéric Norbert laisse sourdre une profonde nostalgie chez
Kalender, qui a abandonné la comédie pour l’administration), pour comprendre l’impasse où se
trouve cette dernière tentative de radicalité. « Pas de théâtre sans les strapontins », dit l’un. « Pas de
théâtre avec les strapontins », dit l’autre. Et les deux ont raison. « Je ne veux pas de barrière et je ne
veux pas de lapins, débrouillez-vous », exigeait le marquis de la Chesnay, chez Renoir, mais c’était
au temps où il était encore un arbitre de classe (plus pour longtemps). Craven doit trouver la
rhétorique adéquate. Noël Simsolo, qui comprend ce qu’il faut faire à chacun de ses gestes, adapte à
son tempérament le style de jeu trouvé par Biette et Patachou pour madame Cygne : impérial, triste,
résistant, lucide. Le savon qu’il passe à Nicolas, qui joue Astrov (Serge Renko), rappelle le cigare
administré à Tancrède par madame Cygne — même véhémence, même affirmation d’autorité, même
bonté fondamentale qui exige de séparer rigoureusement la sympathie ou l’amour qu’on ressent pour
une personne et la vigilance à l’égard des actions qui concernent le travail (ou la relation) à mener
ensemble. Craven se pare des signes extérieurs du metteur en scène brutal et tyrannique — à la
différence d’Ana Maria Toldra, plus proche, elle, de la douce fermeté de Biette lui-même — et
assume son rôle d’esthète sectaire qui essaie de sauver ce qui reste d’authenticité expressive et la
préserver du poison de la routine. Patachou, en madame Cygne, n’agissait pas autrement: elle était la
gardienne, la vigie d’un temps indispensable au présent, sans aucune nostalgie. Elle représentait,
comme Craven, cette «force du passé » du poème pasolinien.

3) Madame Saltim (Micheline Presle), elle, est la dépositaire de la fragile mémoire familiale. Une
mémoire qui flanche, il faut l’admettre — mais peut-il en être autrement, dans une famille ? Lors du
premier déjeuner en compagnie de sa mère et de son frère, où personne n’est d’accord sur l’histoire
qu’ils se racontent, Bruno, encore une fois exaspéré, regrette qu’ils n’aient pas enregistré leurs
conversations pour rectifier les erreurs, volontaires ou non, les mensonges et les tergiversations dont
chacun use pour arranger à sa manière le récit familial. Loin de toute hystérisation obligée du cinéma
français contemporain, la famille biettienne est souvent une construction bancale, faite de mariages,
remariages, frères, demi-frères, vraies cousines et faux oncles, bref, une communauté changeante,
imprévisible, d’individus lunatiques qui n’aiment rien tant que discourir tout seuls devant les autres,
comme chez Tchekhov. La famille, chez Biette, n’est pas un cirque où s’exhibent les fauves et les
clowns pour le plus grand plaisir du spectateur, dont on flatte éhontément l’instinct lyncheur, mais un
théâtre où c’est le devenir qui a été nommé dramaturge en chef et qui distribue les moments dans un
ordre précis mais mystérieux. Madame Saltim règne sur ce théâtre (qu’elle ne quitte, du reste,
jamais), elle en est la propriétaire, elle erre dans ses coulisses, se cogne aux décors, parle toute seule
et semble s’ennuyer quand elle est obligée de mettre en scène (on dirait un double bavard de
Hermann). Qu’il s’agisse de cuisiner le fricandeau, et d’y renoncer aussitôt (« trop gras et trop
compliqué »), ou de présider à table, jouant à la perfection le rôle de l’hôtesse, qui se méfie des trous
dans la conversation et des disputes, qu’elle détend d’un sourire admirablement cérémonial.

4) Félix, le régisseur (Pascal Cervo), lui, fait le lien entre les deux troupes, qui ne se croisent
jamais : souffleur et confident de tout le monde, il ne souffle jamais et ne se confie à personne. Il
garde les secrets comme René Dimanche gardait le silence. Ce ne sont pas des secrets extravagants,
mais personne n’a le droit de pénétrer l’intimité d’une troupe qui répète, et Félix est le prêtre de ce
temple sacré. Pas besoin de grand geste, ni d’encens — juste ce visage et ce corps tendus vers leur
unique tâche (peut-être une vocation) : rendre les choses possibles. Félix donne de lui-même :
regardez-le manger son sandwich rassis qu’il cache aussitôt que quelqu’un pénètre dans la loge. Mais
la douceur et la bienveillance ne sont pas ses seules qualités. Félix est celui qui révèle, sans qu’on
s’en aperçoive, le chemin nouveau que prend le cinéma de Biette avec Saltimbank. Après Trois
Ponts sur la rivière, un film volontairement écrit et construit pour se glisser dans le flux général du
cinéma festivalier et commercial, Biette s’est réconcilié avec le scénario, son ennemi intime depuis
le début. Celui de Saltimbank raccorde l’improvisation filmée à vue, dans le goût de Loin de
Manhattan et du Complexe de Toulon, au récit structuré comme Le Théâtre des matières, dont il
reprend bon nombre de formules dramaturgiques, sauf, et ce n’est pas le moindre abandon, le langage
comme vecteur principal de la fiction. Grâce à cette formalisation d’une méthode préservée jusqu’ici
dans le secret des tournages, Biette assume la charge qui pèse sur ses épaules et ne se laisse aucune
possibilité d’en appeler à l’accident pour excuser une maladresse ou une erreur. Les faiblesses sont
désormais dans le domaine public et c’est au cinéaste d’en tirer la force nécessaire pour que le
spectateur les comprenne comme faisant partie de la nature.
5) Vanessa (Jeanne Balibar) est celle qui va incarner cette libération et cette rupture qui aurait
permis à Biette de s’aventurer sur d’autres terrains et, surtout, d’inventer d’autres moments, qui
modifieraient toute l’histoire de son cinéma. Au premier abord, Vanessa est un personnage typique de
Biette : autrefois comédienne, elle a renoncé à sa vocation pour se consacrer à un autre métier
(comme Kalender). Aujourd’hui, elle fabrique des chaussures pour les compagnies théâtrales.
Lorsque madame Saltim, dont elle est la petite-nièce, lui demande si elle n’a jamais pensé faire du
théâtre, Vanessa répond, un peu gênée par la question, qu’elle en fait, mais à sa façon. « Le théâtre,
pour les comédiens, dit-elle, ça passe d’abord par les pieds. » Contente de sa vie, elle se voit
soudain proposer de reprendre le rôle d’Esther dans le théâtre de Bruno Saltim, son oncle. Son autre
oncle, Frédéric, la préférerait en secrétaire sautant d’un jet à l’autre, mais Vanessa se trouve dans un
état d’absolu non-désir : les séquences chez elle, qu’elle parle avec Eve la Rochelle de leurs
amoureux ou que, seule et lasse, elle parcoure avec indifférence un mot de rupture, ne cachent pas
l’extrême mélancolie que la jeune femme a probablement fini par adopter comme un animal
domestique. Il est possible cependant que l’idée de reprendre la scène ait éveillé chez elle quelque
chose de beau et triste à la fois. Elle part en voyage.

L’épisode berlinois de Saltimbank est décisif, si l’on veut comprendre jusqu’au bout la
transformation profonde que subit le cinéma de Biette. Même s’il joue le même rôle que les
échappées touquettoise, londonienne ou portuane d’autrefois, le voyage à Berlin n’est pas une pause
dans la fiction, ni un isolement nécessaire aux personnages avant d’affronter de nouvelles attaques de
la guerre sociale. C’est un autre monde. À Berlin, Biette retrouve les terrains vagues, qui ont peu à
peu déserté Paris (quel paradoxe), avec leur population bizarroïde qui nourrissait les comédies des
rues et des palissades du Champignon des Carpathes ou du Complexe de Toulon, il retrouve
également Schiller et sa Marie Stuart, mais sans aucune nostalgie. Plus intéressé par le bruit de la
ville, les coureurs, les passants, ces grands espaces envahis par les mauvaises herbes où les beaux-
arts ne sont pas considérés comme un crime, avec au milieu un théâtre qui s’appelle Fürst Oblomov,
un nom que même Biette n’aurait pas osé inventer, il se retrouve là, prince Mychkine et idiot de la
famille65, en compagnie de Vanessa, de Neverding, de Kreisler, à humer enfin l’air impur et
chatouilleur de Bertolt Brecht.

J’ai dit plus haut que, peu à peu, Biette a écarté de lui tous les éléments qui l’obligeaient à exhiber
la mise en scène. Dans cet épisode, l’alignement des mini-séquences, sans heurts, sans point d’appui
visible, d’une égalité parfaite devant le film, instille un sentiment de paix irréelle, que les acteurs
(sont-ce les personnages, sont-ce les comédiens ? peu importe, la guerre est finie, l’ironie est morte)
goûtent avec un plaisir qui n’attend que notre bonne volonté pour être partagé. Et la décision de
Vanessa d’accepter le rôle d’Esther vient naturellement conclure le film, elle répétant ses sept
alexandrins et demi devant le miroir, image sœur de Dorothée qui faisait à son reflet le serment
tragique de ne jamais faillir à sa tâche.

Cet épisode n’est pas un épisode : c’est un moment. Un moment du cinéma. Si chaque grand film, ou
qu’on considère comme tel, marque à chaque fois le début de l’Histoire du cinéma, celle commencée
avec Le Théâtre des matières s’achève avec Saltimbank. La mort de son auteur, toute brutale qu’elle
fût, ne change pas cette découverte. Un moment du cinéma n’a pas de taille préétablie : il peut s’agir
d’un moment court, moyen ou long. Hollywood est un moment du cinéma. Le Camion de Marguerite
Duras est un moment du cinéma. Les sept longs métrages de Biette sont un moment du cinéma. Et la
seule véritable histoire serait celle qui rendrait compte de tous ces moments, que la hiérarchie
rabaisse au rang de faits comptables. Aucun critère objectif ne peut nous obliger à négliger de tels
moments. À Berlin, le cinéma de Biette s’arrête et s’apprête à prendre un nouvel élan. À ouvrir un
moment nouveau. Ce serait une insulte de dire de Saltimbank qu’il est un film-testament.

Peu importe, finalement, que Bruno décide de supprimer les deux pièces au profit d’un spectacle
de clowns, censés remplir la salle jusqu’aux strapontins, peu importe que Biette refuse une
conclusion univoque (« Maman, j’ai décidé d’abandonner le théâtre classique », dit Bruno à sa mère
qui, plus Biette que Presle, rétorque aussitôt : « Ce n’est pas incompatible. ») Peu importe qu’un
certain monde aille à sa perte. L’essentiel, c’est cette phrase de Marlène Dietrich, volée dans les
Maximes et Réflexions de Goethe (qui revient de chez Hermann, une dernière fois), écrite sur le
miroir d’une loge, à Berlin, qui suscite par avance la joie de Vanessa, et qui sonne comme une
promesse : «Il reste à chacun suffisamment de forces pour exécuter ce dont il est convaincu.»

Je tiens à remercier pour l’aide qu’ils ont apportée aux différentes étapes de la fabrication de ce livre Jean Narboni et Renaud
Legrand, ainsi que Régis Robert, Florence Herfort et Gilles Veyrat qui ont mis à ma disposition les archives de Jean-Claude Biette à la
Bifi.

56 Cahiers du cinéma, n° 98, août 1959. La chronologie est ici intéressante, si l’on se rappelle que Rio Bravo de Hawks est sorti en
France en juin 1959 (en avril aux États-Unis), date qui, pour Louis Skorecki, marquait symboliquement la fin du cinéma classique. Le
grand amoureux de la musique que fut Biette aurait pu ajouter que le même phénomène de déclin a caractérisé l’interprétation des
opéras de Mozart et Wagner, à Aix-en-Provence et à Bayreuth respectivement.
57 Entretien avec Jean Narboni et Serge Toubiana, op. cit.
58 Le premier fut longuement commenté et repris par les critiques et les cinéastes, et sa définition de « cinéaste » fut aussi souvent
citée que tronquée, opération banale qui conduit inexorablement aux malentendus tenaces. «Est cinéaste celui ou celle qui exprime un
point de vue et sur le monde et sur le cinéma, et qui, dans l’acte même de faire un film, accomplit cette opération double qui consiste à
veiller à la fois à entretenir la perception particulière d’une réalité (à travers un récit quel qu’il soit, des acteurs quels qu’ils soient, un
espace et un temps quels qu’ils soient) et à l’exprimer en partant d’une conception générale de la fabrication d’un film qui est — elle
aussi — une et singulière, qui résulte d’une perception et d’une assimilation des films existant avant lui, et qui lui permet, par une
longue suite de manœuvres souterraines que le cinéaste peut parfaitement ignorer ou laisser s’accomplir dans un demi-éveil de la
conscience, ou penser du tout au tout, de trouver des solutions personnelles et singulières à ce que doivent être dans tel film, au
moment sans cesse changeant où il se fabrique, son récit, ses acteurs, son espace, son temps, avec toujours un tant soit peu plus
de monde que de cinéma. » (c’est moi qui souligne ce morceau de phrase généralement oublié). Jean-Claude Biette, Qu’est-ce
qu’un cinéaste ?, P.O.L, 2000.
59 Les Fiches du cinéma, 2003 (résumé modifié).
60 Hans C. Andersen Grand’mère, (éd. de 1845), Contes, tome II, édition de P. G. La Chesnais, Mercure de France, 1964.
61 Biette, tout en étant un amoureux fidèle de la musique classique, ne se sentait pas capable (plus qu’il ne refusait) de l’employer
comme élément dramatique. C’est pour cette raison qu’elle ne vient qu’avant ou après le murmure des éléments, humains ou non,
prendre sa place de compagnon de route, qui entend et comprend ce qui se passe. En dehors des génériques, le recours à la musique
répond exclusivement aux besoins du récit, comme lorsque Hermann, dans Le Théâtre des matières, écoute Furtwängler répéter
Beethoven. Dans Saltimbank, la seule musique qu’on entend, en dehors de Brahms, est l’allegro de la Symphonie en sol mineur de
Mozart, sonnerie du téléphone portable d’Elie qui précipite la fin de la scène qu’on vient de décrire.
62 « …l’exagération, c’est presque la définition de l’art, et c’est tout à fait celle de l’art de Dickens. » Et, plus loin : « …on ne peut
exagérer que la seule vérité… ». Chesterton disait aussi que « aucun écrivain n’encouragea autant que lui ses personnages ».
Encourager ses personnages, voici un beau programme pour un cinéaste. G. K. Chesterton, Dickens, Achille Laurent et L. Martin-
Dupont (trad.), NRF, 1927.
63 Marcel Conche, Lucrèce et l’expérience, op. cit.
64 On croit que Biette affuble ses personnages de noms invraisemblables. Peut-être, mais il arrive qu’on les retrouve ailleurs. Par
exemple, dans la série américaine Nip/Tuck, il existe une Vanessa Bartholomew, interprétée par Kate Mara.
65 Christine Laurent, à la mort de Biette, avait, dans Libération, dit de lui qu’il était un « prince Mychkine », idée que Noël Simsolo
reprenait dans son évocation mélancolique du cinéaste : « Il fut le faux “idiot” et le vrai “poète” du nouveau cinéma français. »
(Portraits-souvenirs du cinéma, Éditions Hors Commerce, Paris, 2007.)
JEAN-CLAUDE BIETTE

FILMO-
GRAPHIE

COURTS MÉTRAGES

1961

LA
POURSUITE

Scénario, réalisation: Jean-Claude Biette.


Court métrage perdu.
Tournage : baie de Somme.
9,5 mm NB. 12’.

1966

ECCO
HO LETTO

Scénario, réalisation:Jean-Claude Biette.


Avec : Giuseppe Saltini, Isabelle Ruth, Ninetto Davoli.
Montage : Roberto Perpignani, Jean Eustache.
16mm NB. 15’.

1968

ATTILIO
BERTOLUCCI

Scénario, réalisation:Jean-Claude Biette.


Producteur : Gian-Vittorio Baldi (I. D. cinematografica).
35mm couleur. 12’.

LA
PARTENZA.
Scénario, réalisation:Jean-Claude Biette.
Producteur : Gian-Vittorio Baldi (I. D. cinematografica).
Avec : Giuseppe Bertolucci, Gian-Luigi Calderone.
16mm NB. 12’. 1968.

SANDRO PENNA
Scénario, réalisation: Jean-Claude Biette.
Producteur : Gian-Vittorio Baldi
(I. D. cinematografica).
16mm NB. 10’.

1970

CE QUE
CHERCHE JACQUES

Scénario, réalisation: Jean-Claude Biette.


Image : Boumendil, Tzynck, Olsen, Arrietta.
Son: Bouvet, Muller.
Montage : Anne Thoraval.
Avec : Thierry Ollu, Howard Vernon, Michèle Moretti, Françoise Lebrun.
16mm NB. 15’.

1974

LA
SŒUR
DU CADRE

Scénario (inspiré du Déterreur de cadavres de Stevenson) et réalisation: Jean-Claude Biette.


Image : Guy Gilles.
Son: Michèle Muller.
Montage : Claudine Merlin.
Production: Dovidis et Jean-Claude Biette.
Avec : Michèle Moretti (la sœur), Benoît Jacquot (le cadre), Aline Issermann (l’employée, puis la
maîtresse du cadre), Douglas Earle (Douglas, premier chômeur), Jean-Marc Krempff (Nicolas,
deuxième chômeur), Jean-Marc Raynal (le militaire en permission).
16mm couleur, 17’.
Sortie en première partie de La Femme du Gange de Marguerite Duras, le 12 avril 1974.
1983

PORNOSCOPIE
(7e épisode de Archipel des amours)

Scénario, réalisation: Jean-Claude Biette.


Image : Georges Strouvé.
Son: Jean-François Chevalier.
Musique : Roland Vincent.
Montage : Paul Vecchiali.
Script: Françoise Dousset.
Maquillage : Ronaldo Abreu.
Production et Distribution: Diagonale
Avec : Françoise Lebrun, Piotr Stanislas, Maurice Robert, Michèle Savin.
35mm couleur. 8’.

LONGS MÉTRAGES

1977

LE THÉÂTRE
DES MATIÈRES

Scénario, réalisation: Jean-Claude Biette.


Assistant réalisateur : Gérard Frot-Coutaz.
Image : Georges Strouvé.
Son: Jean-François Chevalier.
Musique : Léo Delibes, Georges Bizet, Ludwig van Beethoven.
Décors : Jean-Claude Guiguet.
Montage : Françoise Merville.
Mixage : Antoine Bonfanti.
Script: Geneviève Dufour.
Production: Stephan Films, Diagonale Diffusion.
Distribution: Diagonale Diffusion.
Avec : Sonia Saviange (Dorothée), Howard Vernon (Hermann), Philippe Chemin (Philippe),
Martine Simonet (Martine), Brigitte Jaques (Brigitte), Costa Comnene (Répètos), Jean-
Christophe Bouvet (Christophe), Serge Casado (Serge), Liza Braconnier (Adrienne Pasquier),
Marcel Gassouk (Victor), Michel Delahaye (le client), Noël Simsolo (le spectateur), Benoît
Jacquot (l’écrivain), Paulette Bouvet (Mme Nogrette), Denise Farchy (Lina), Gérard Vergez (le
patron), Michèle Venard (Annie), Guy Gilles (le client de l’agence), Michèle Savin (l’employée),
Gérard Delvallée (Caligula), Alain Beignon (le serveur), Jean-Claude Guiguet (le médecin).
35 mm, couleur. 1:66. 81’.
Tournage : 21 février-15 mars 1977.
Sortie : 7 décembre 1977.

1982

LOIN
DE MANHATTAN

Scénario, réalisation:Jean-Claude Biette.


Image : Mario Barroso.
Son: Jean-Paul Mugel.
Décors : Bénédicte Beaugé, Jean-Claude Guiguet, Jean-Claude Biette.
Montage : Marie-Catherine Miqueau.
Script: Catherine Bijon.
Production: Hors-Champ, Diagonale
Avec : Jean-Christophe Bouvet (Christian), Sonia Saviange (Ingrid), Howard Vernon (René
Dimanche), Laura Betti (Mme Hanska), Michaël Graham (Ernie Naud), Françoise Roche
(Fanette Manzik), Jean-Frédéric Ducasse (Guy Zigfam), Paulette Bouvet (Papan), Michèle
Savin (Béatrice Mamichuibi), Bénédicte Beaugé (monsieur Hanska), Michel Delahaye (Saint-
Rouve), Emmanuel Lemoine (l’extra), Piotr Stanislas, Caroline Champetier, Sophie Sopho,
Jacques Allain.
16mm coul. 80’. 1:33.
Sortie : 27 janvier 1982.

1990

LE CHAMPIGNON
DES CARPATHES

Scénario, réalisation:Jean-Claude Biette.


Image : Denis Morel.
Son: Yann Le Mapihan, Jonathan Liebling.
Montage : Marie-Catherine Miqueau.
Mixage : Martin Boisseau.
Production: Marie Bodin (Les Films du Trèfle).
Distribution: Les Films du Losange
Avec : Valérie Jeannet (Marie), Thomas Badek (Bob), Tonie Marshall (Jenny), Laurent Cygler
(Ludovic), Howard Vernon (Jeremy Fairfax), Laura Betti (Olympia), Patachou (Mme
Ambrogiano), Florence Darel (Ophélie), Paul Minthe (Paul), Ima de Ranedo (Anna Maria),
Richard Brousse (Christian), Jean-Frédéric Ducasse (Germain Brasuch), Hervé Duhamel (le
mari de Jenny), Paulette Bouvet (la dame sur le banc), Jacques Fieschi (client de la librairie),
Geneviève Bigueurre (acheteuse), Mathieu Riboulet (client au restaurant), Emmanuèle
Bernheim (cliente au restaurant), Philippe de Poix, Joël Germaneau, Pierre Sénélas, John
Cambreleng, Jean-Paul Mondot.
16mm couleur. 1:66. 100’.
Sortie : 7 mars 1990.

1992

CHASSE GARDÉE

Réalisation:Jean-Claude Biette.
Scénario: Jean-Luc Seigle, Jean-Claude Biette.
Assistants réalisateur : Pierre Sénélas, Jean-Paul Mondot.
Production: Louis Duchêne (Les Films du Loup).
Directeur de production: Claude-Anne Paureilhe.
Distribution: Rezo Films.
Image : Georges Barsky.
Son: Yann Le Mapihan, Rolly Belhassen.
Décor : Laurent Barbat.
Montage : Marie-Catherine Miqueau.
Avec : Gérard Blain (Pierre Buffières), Tonie Marshall (Anne Buffières), Rüdiger Vogler (Franz
Fischer), Patachou (Mme Cygne), Serge Dupire (Alex Darcos), Brigitte Roüan (Constance),
Ima de Ranedo (Inès), Valérie Jeannet (Cathy), Emmanuel Lemoine (Willy), Richard Brousse
(Tancrède), Ingrid Bourgoin (caissière du théâtre), Paulette Bouvet (la patronne du restaurant),
Michel Gautier (Michel), Haydée Caillot (la secrétaire de Pierre Buffières), Laurent Cygler
(l’interviewer), Noël Simsolo (l’homme aux lavabos), Jean-Frédéric Ducasse (journaliste),
Pierre Léon (journaliste), Jean-Paul Mondot (journaliste), Thomas Badek (un homme au
journal), Cyrill Renaud (un homme au journal), Pierre Sénélas (un homme au journal),
Raphaëline Goupilleau (une femme au théâtre), Michel Monsay, Marie-Christine Hervy.
16 mm couleur, 97’. 1:66.
Sortie : 17 novembre 1992.

1996

LE
COMPLEXE
DE TOULON

Scénario, réalisation: Jean-Claude Biette.


Image : Denis Morel, Maïté Beragne.
Son: Franck Malabry, Dominique Dindinaud.
Montage : Marie-Catherine Miqueau, Stéphane Peyssard.
Mixage : Florent Lavallée.
Script: Ysé Tran.
Production: Richard Magnien (Mat Films), Julien Sicard (Films à faire).
Distribution: Mat Films.
Avec : Jean-Christophe Bouvet (Chris Patsch), Howard Vernon (Charles Toulon), Ysé Tran
(Marie), Haydée Caillot (Flora Merci), Jean-Frédéric Ducasse (Fredi Patsch), Thomas Badek
(l’assistant de Magne), Paulette Bouvet (madame Patsch), Philippe Chemin (François-Charles
Magne), Pierre Léon (apprenti chef d’orchestre), Olivier Merotto (Sylvain), Evan Moore
(Roger, le sommelier anglais), Jean-Claude Biette (client du bistrot à vin), Ima de Ranedo.
16 mm couleur. 81’. 1:33.
Sortie : 10 avril 1996.

1999

TROIS PONTS
SUR LA RIVIÈRE

Scénario, réalisation: Jean-Claude Biette.


Image : Emmanuel Machue.
Son: Philippe Morel.
Décor : Zé Branco.
Montage : Claudine Merlin.
Directeur de production, assistant réalisation: Stéphane Riga.
Directeur de production: Alexandre Valente.
Production: Paolo Branco (Gémini Films, Madragoa Filmes.
Distribution: Gémini Films
Avec : Jeanne Balibar (Claire), Mathieu Amalric (Arthur Échéant), Thomas Badek (Frank
Opportun), André Baptista (Ricardo), Sara Paz (Rita), Michèle Moretti (Madame Plume),
Isabel Ruth (l’assistante du professeur), Marilyne Canto (Sophie), Frédéric Norbert (Charles),
Marc Susini (Salomon Pernety), Emmanuel Machuel.
35 mm couleur. 1:85. 117’.
Sortie : 7 avril 1999.

2003

SALTIMBANK

Scénario et réalisation: Jean-Claude Biette.


Image : Crystel Fournier.
Son: Jérôme Ayasse.
Décors : Xavier Lavant.
Costumes : Marie-Edith Simonneaux.
Montage : Claudine Merlin.
Mixage : Gérard Rousseau.
Directeur de production: Philippe Rey.
Assistant Réalisation: Olivier Bouffard.
Avec : Jeanne Balibar (Vanessa), Jean-Christophe Bouvet (Bruno Saltim), Jean-Marc Barr
(Frédéric Saltim), Micheline Presle (Madame Saltim), Michèle Moretti (Florence), Marilyne
Canto (Eve La Rochelle), Laurent Cygler (Jim La Rochelle), Hacène Balkhadra (Karim), Ysé
Tran (Margot Waï), Thomas Badek (Elie), Frédéric Norbert (Hans Kalender), Pascal Cervo
(Félix), Ima de Ranedo (Ana Maria Toldra), Valérie Jeannet (Delphine), Nathalie Kousnetzoff
(Cécile), Noël Simsolo (Arthur Craven), Gwenaëlle Simon (Nadine), Serge Renko (Nicolas),
Jean-Claude Biette (Vania), Philippe Garziano (André Ferrara) Philippe Chemin (Christoph
Neverding), Dani Ela Colantuono (Martha), Margarita Broich (Marie Stuart), Hanns Zischler
(Johann Kreisler).
Distribution: Gemini Films.
Production: Paolo Branco.
35mm couleur, format 1:85, 92’.
Tournage : Paris, Berlin. Quinzaine des Réalisateurs, festival de Cannes 2003.
Sortie : 10 septembre 2003.
capricci

LA PREMIÈRE COLLECTION

Frédéric de Towarnicki
LES AVENTURES DE HARRY DICKSON
scénario pour un film (non réalisé) par Alain Resnais

Werner Herzog
MANUEL DE SURVIE
entretient avec Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau
Werner Herzog
CONQUÊTE DE L’INUTILE
Jim Hoberman
THE MAGIC HOUR
une fin de siècle au cinéma

Luc Moullet
NOTRE ALPIN QUOTIDIEN
entretien avec Emmanuel Burdeau et Jean Narboni

Luc Moullet
PIGES CHOISIES
(de Griffith à Ellroy)

Stan Brakhage
THE BRAKHAGE LECTURES

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TOUT CE QUE VOUS AVEZ TOUJOURS VOULU SAVOIR SUR LACAN SANS JAMAIS OSER LE DEMANDER À
HITCHCOCK

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…POURQUOI LES COIFFEURS ?
Notes actuelles sur Le Dictateur

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À LA FORTUNE DU BEAU

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LE VAGABOND D’UN NOUVEAU MONDE

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SYMPATHY FOR THE DEVIL
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EN UN CLIN D’ŒIL
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Collectif
THE WIRE
Reconstitution collective
(en coédition avec Les Prairies ordinaires)

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DEUX TEMPS TROIS MOUVEMENTS
Un pianiste au cinéma
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Jia Zhang-Ke
Dits et écrits d’un cinéaste chinois

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DE GROLAND AU GRAND SOIR
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2012 et autres fins du monde

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QUENTIN TARANTINO
un cinéma déchaîné
(en coédition avec Les Prairies ordinaires)

Kijû Yoshida
ODYSSEE MEXICAINE
Voyage d’un cinéaste japonais 1977-1982
Ed Wood
COMMENT RÉUSSIR (OU PRESQUE) À HOLLYWOOD

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PHILIPPE GAREL, EN SUBSTANCE

à paraître

Thomas Harlan
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D’un fils à son père, dans l’ombre du Juif Süss
hors collection

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VINCENTE MINNELLI

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LA PASSION DE TONY SOPRANO

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À WERNER SCHROETER, QUI N’AVAIT PAS PEUR DE LA MORT

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TRILOGIE EN PAYS DE CAUX

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Alferi / Serra, Bégaudeau / Mazuy, Bouquet / Denis, Montalbetti / Champetier, Sorman / Lvovsky

SACHA LENOIR
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LE TEMPS DES GRÂCES

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THE CAT, THE REVEREND AND THE SLAVE

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Raphaël Siboni
IL N’Y A PAS DE RAPPORT SEXUEL

à paraître

André S. Labarthe
ROY LICHTENSTEIN - NEW YORK DOESN’T EXIST

Abel Ferrara
4h44
Images : Couverture © Pierre Léon, Biette (2010), p. 1 DR.

Dépôt légal: mai 2013

Version ePub:
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