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Henri Gallois

Le silence, le secret,
le sacré , une trinité
initiatique
Dans l’intérieur des temples, le rite opère une osmose entre le silence
et la conscience de l’initié. Ce qui émane du silence conduit à un
enseignement « secret » venant de l’intérieur. C’est une découverte
de l’espace sacré, dans lequel « plus on descend en soi-même plus on
monte vers la lumière ».

Colonne
sans fin,
par Constantin
Brancusi
(1938).

Une ville, une rue : n’importe lesquelles. La foule est là, affairée,
insouciante, anonyme. Bref, le quotidien ! Chaque individu est en
marche, côtoyant autrui, mais seul, irrémédiablement seul. Même
accompagné, la solitude est là car chaque être humain est unique, donc
seul. Cette foule est brassée par des tintamarres de toutes sortes… les

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Le silence, le secret, le sacré, une trinité initiatique

bruits de la ville. Comme si cela ne


suffisait pas, chacun est aussi agressé
par son propre vacarme intérieur
que l’on appelle le soliloque. Penser
à tout et à rien, de façon décousue.
Des sujets qui viennent en tête d’un
peu partout, souvent sans suite
logique, de manière désordonnée,
comme un singe qui saute de
branche en branche, peut-être sans
savoir pourquoi, imprévisible. Ces
pensées génèrent des émotions. En
Ces pensées et ces émotions, individuelles
et secrètes, sont comme des ondes qui peu de temps, on peut passer de
s’entrechoquent sans se connaître. l’enthousiasme au défaitisme : c’est
le résultat des pensées. Des millions
de gens sont ainsi ballotés comme
des poupées de chiffon, impuissants à réguler les joies et les peines.
C’est la vie et personne n’y peut rien. Dans cette foule qui déambule,
ces pensées et ces émotions, d’individuelles et secrètes qu’elles sont,
parce qu’appartenant à chacun – et encore sommes-nous sûrs qu’elles
sont la propriété de l’homme ? Rien n’est certain ! – sont comme des
ondes qui s’entrechoquent sans se connaître. Elles tissent leur toile,
sorte de web dont on ne peut pénétrer ni les sens ni les objectifs.
L’homme est là, harassé ou content, seul et en marche.
Parmi eux, quelques-uns, lassés de ce tohu-bohu incessant, ont
décidé de faire une pause et, par quelque moyen personnel à chacun,
ont pris conscience qu’il fallait mettre de l’ordre dans ce chaos. Ils
ont frappé à la porte d’un Temple et ont été happés, de leur propre
et libre volonté cela va sans dire, ou aussi par leur destinée, qui sait ?
par un Rite, dit Écossais Ancien et Accepté qui leur enseignera la
méthode. Le Temple n’est pas un édifice ordinaire, à l’image de
n’importe quelle bâtisse. Le Temple est conçu pour malaxer l’homme,
grâce à l’égrégore qui y règne. Si un Rite, englobant des rituels, peut
paraître anodin, voire infantile, au-dehors, à l’intérieur d’un Temple
il deviendra un éveilleur pour celui qui aura décidé de pénétrer en
lui-même, en profondeur, de façon continue, parallèlement à son
quotidien, à ses activités multiples. Les deux chemins ne sont pas
incompatibles. Mieux ! L’initiatique servira au domestique et rompra
sa routine. Lorsqu’il est dit : continuer à l’extérieur le travail commencé
à l’intérieur, dans le Temple, il ne s’agit pas d’aller « évangéliser » les
foules, bien que sa propre conduite civique et citoyenne puisse, par
son exemple, être remarquée comme irréprochable. Il s’agit de capter,

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à l’intérieur du Temple, au travers du Rite, suffisamment de forces


pour poursuivre, seul, ce que l’égrégore lui aura dispensé ; jusqu’au
moment où, plus tard, cette énergie s’étant épuisée, il ressentira le
besoin de retourner charger ses propres batteries, en même temps
que, inconsciemment le plus souvent, il donnera lui-même autour
de lui ce qu’il aura emmagasiné. Loin du tintamarre habituel, cette
quête débutera par :

Le Silence
Après s’être détendu physiquement, biologiquement pourrait-on
dire, le candidat au silence va pouvoir commencer ses premiers
pas dans son Temple intérieur. Le manque d’expérience du début,
inévitable, lui fera rencontrer maintes pensées parasites, simiesques,
qui pourront à la longue le décourager. Mais il sait qu’il doit faire
preuve de ténacité et de persévérance : tous les rituels ne cessent
de le dire, ce qui signifie que ces déboires sont courants. Avec le
temps, une faille va s’entrouvrir, qui conduira à une porte, le
Portail du Silence. Totalement concentré, il va s’enfoncer un peu
plus. Paradoxalement, il faut dire que totalement concentré, dans
ce cas-là, ne signifie en aucun cas tendu, arc-bouté, et en position
de combat, prêt à défoncer les idées adverses. C’est une lutte où
la défaite est assurée, sans autre forme de procès ! Être totalement
concentré c’est, au contraire, rester complètement détendu, muni
d’une calme vigilance et dont le but
est de contourner l’obstacle plutôt que
de l’affronter. Seule, l’expérience du
guerrier pacifique lui fera comprendre
ce que contourner veut dire ! Au fur
et à mesure des ses investigations,
le silence se manifestera, s’ouvrira,
s’évasera, se confiera à lui. Il peut aussi
se transformer en dragon, ou gardien
du seuil et, s’adressant au cherchant,
il le questionnera :
- Qui es-tu, toi, qui viens troubler mon
domaine ?
- Un humble postulant, plongé dans les
Ténèbres !
- Alors, viens !
Hayagriva (gardien de la doctrine dharmapala) et
sa parèdre, cuivre doré et incrusté, fin XVe-début
XVIe siècle, Tibet. Musée Guimet, Paris.

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Le silence, le secret, le sacré, une trinité initiatique

À partir de ce moment, il se
créera une osmose entre le
silence et la conscience de
l’initié, une amitié naissante, un
amour qui, selon la définition
de Saint-Exupéry, fera regarder
dans la même direction. Petit à
petit, le silence va s’épaissir
au point de devenir tactile,
modelable, modulable. L’initié
pourra le malaxer, le pétrir,
le façonner à sa guise. Il le
sentira, le touchera, le verra
même, avec les yeux de l’esprit.
Sans un mot, il lui parlera. Le
profane ne dit-il pas qu’il y
a des silences éloquents ? De
Vue sur le portail d’entrée de l’enceinte du disparate qu’elle était, la pensée
grand temple d’Hathor de Denderah avec un deviendra unique, performante,
sphinx acéphale du dromos.
perforante : elle transpercera
doucement le silence qui se
pliera de bon gré, à la volonté créatrice. D’homme passif qu’il était,
au mental turbulent, le nouvel initié, voyageur vers le centre de lui-
même, découvrira les multiples méandres, les cavernes et quelques
lumières vacillantes, les sources souterraines et apaisantes. Le silence
deviendra une thérapie et guérira, par de multiples onguents, mais
qui n’en font qu’un, certaines plaies que la vie aurait pu aviver. Le
silence, unique, est un compagnon, un médecin, un éveilleur, un
maître, un guide pour une seule direction, celle de l’être intérieur.
Hors du silence, point de salut ! Hors du silence, ce sera l’égarement,
la déroute, le chaos, l’impasse. Il est le passage obligé, l’entonnoir
de la voie du cœur pouvant conduire des profondeurs abyssales
aux sommets himalayens, de l’Hadès à la béatitude. Sur ce fleuve
silencieux, l’initié pilotera la barque pharaonique de sa voie royale.
Le silence lui évitera les écueils possibles, certains, pernicieux.
Compagnon de route, le silence conduira l’initié dans

Le Secret
Si quelqu’un entreprenait la rédaction d’un traité sur le vin et que
ce livre, vu sa performance, sa technicité et sa précision de détails
sur tous les plans, fût une référence en tous points, il lui manquerait
toutefois l’essentiel, intraduisible, incommunicable, indéfinissable :

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le goût ! En effet, tant que les papilles gustatives ne seront pas entrées
en contact avec ce produit, il sera impossible au lecteur de s’en faire
une idée précise. Il en est et il en sera toujours de même pour ce
qui émane du silence et qui restera un secret absolu. Le silence,
qui vient d’être défini, conduit par des méandres insoupçonnés à
un enseignement venant de l’intérieur et que l’on pourra nommer
intuition ou inspiration. Cet enseignement se dispense de deux
manières, connues en tout cas : soit par une réponse à une question
posée, soit par une sorte de fulgurance indiquant une voie à suivre,
une chose à faire, un « endroit » intérieur vers lequel se tourner afin de
progresser. Plusieurs grands scientifiques ont avoué avoir découvert,
subitement, ce sur quoi ils avaient travaillé depuis longtemps, ou un
domaine particulier, à créer justement. D’où provient cet excès de
lumière subite, infaillible et, en même temps, correspondant à un
besoin immédiat ? C’est encore un mystère et Socrate n’est plus là
pour nous parler de son daïmon.

Texte du rite de confirmation en hiéroglyphes micmacs (système d’écriture employé par les
Indiens Micmacs, qui peuplent la côte est du Canada). Le texte signifie
« Pourquoi toutes ces différentes étapes sont-elles nécessaires ? ».

Cet enseignement reste un secret parce que, lui aussi, ne peut se


traduire par des mots mais, au contraire, par des actes, autrement
dit par l’action. Comme l’écrit Antoine Faivre : « La nature ultime
de la réalité, les forces cachées de l’ordre cosmique, les hiéroglyphes du
monde visible, ne peuvent pas se prêter à une compréhension littérale,
ni à une explication didactique ou univoque, mais doivent faire l’objet
d’une pénétration progressive, à plusieurs niveaux, par chaque homme en
quête de connaissance » Que n’a-t-on dit et écrit sur ce fameux secret,
et maçonnique de surcroît ? Il semblerait que ce soit loin d’être
terminé. Des imaginations en délire, se prévalant toutes de sources
sûres (bien entendu !), dénoncent toutes sortes de fantasmes allant
jusqu’aux complots (judéo-maçonniques évidemment !), en tentant
de démontrer les répercussions manifestes dans le quotidien des États.
Alors qu’il suffit, à tout homme dit de bonne volonté, de faire table
rase de ces excentricités pour se rapprocher au plus près d’une vérité
on ne peut plus subtile, voire éthérée, mais néanmoins efficace. C’est
le lien direct, et sans intermédiaire, entre l’esprit universel et l’être

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Le silence, le secret, le sacré, une trinité initiatique

intérieur enfoui chez chaque humain sans exception, même s’il n’en
sait rien. C’est la vocation de l’écossisme de lui en faire prendre
conscience. Pour aller au plus court, il suffit d’essayer et de constater.
Oui, de constater ! Et après, mais après seulement, il en pensera ce qu’il
voudra. Tout commentaire ou glose antérieurs, sont non seulement
prématurés, mais stériles. Ils émanent d’un des ennemis farouches
de l’homme, l’ignorance, qui se divise en deux parties : celle qui
relève de ce que l’on ne sait pas, ce qui est normal puisqu’on ne peut
tout savoir ; l’autre, la pire, qui provient de ce que l’on croit savoir !
L’initié-cherchant, imbibé de silence, s’ouvre à ce qui est sa
propre vérité, parcelle de la grande Vérité universelle impossible à
connaître. Proportionnellement à son ouverture de conscience, cette
vérité intime se dévoilera, se révélera, tout doucement, sans bruit ni
tapage, mais comme un liquide bienfaiteur inoculé par une invisible
seringue. Comme au premier jour de la Genèse, il va pouvoir, à
sa mesure, à son échelle, séparer progressivement les ténèbres de
la lumière, afin qu’une nappe blanche l’envahisse peu à peu. Ses
premiers pas se feront à tâtons, par manque d’habitude. Comme
l’apprenti conducteur qui doit simultanément gérer tout ce qu’il y
a à faire lorsqu’il prend place pour la première fois au volant d’un
véhicule, dans cette nouvelle lumière, sans manettes ni pédales,
il faut qu’il s’initie (on s’initie soi-même !) à sa propre conduite, en
même temps qu’à son orientation dans un contexte sans carte ni
boussole. Guidé uniquement par son hiérophante intérieur, dans
le secret de son cœur, ce dernier lui ouvrira, le moment venu, une
porte impalpable, immatérielle, celle de son propre sanctuaire, son
arche d’alliance, où réside

Le Sacré
Écrasé d’humilité, mais distendu dans la lumière, l’initié pénètre
dans son nouveau royaume qui, tout en étant du monde n’est pas de
ce monde. Être humble ne signifie pas se sous-estimer, mais savoir
se situer dans le Cosmos sachant que la vie humaine n’est qu’un
point dans l’éternité. Être distendu dans la lumière signifie que la
conscience s’étire à l’infini et que plus l’humilité sera profonde, plus
la conscience grandira et s’évasera, ouverte à l’intuition qui vient
d’en haut. Un dialogue sans paroles pourra maintenant s’engager et,
de même qu’un voyageur fait confiance à un pilote ou un conducteur
de train pour le transporter à bonne destination, ainsi l’initié se
laissera conduire, en toute confiance, vers des horizons inconnus de
lui jusqu’à présent. C’est le domaine du sacré ! Par ses recherches et

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ses mises à disposition, il aura été chercher la parole vers le haut.


En retour, la parole sera descendue sur lui, de haut en bas. Selon
un célèbre symbole, la quête se manifeste par un triangle pointe en
haut, tandis que l’énergie qui atteint l’homme est représentée par
un autre triangle pointe en bas. On peut dire – et ressentir – que le
sacré est l’entrecroisement à parts égales de ces deux figures et que
l’initié, au milieu, se confond en un point. Il aura réalisé en lui la
manifestation du Sceau de Salomon. Ce n’est que la première partie
du sacré, le sacré humain, pourrait-on dire. Si l’initié persiste dans
ses investigations, dans son dialogue, dans sa lumière, il arrivera
au sacré universel. Là, il aura dépassé, ou transfiguré, le point du
Sceau de Salomon pour atteindre le centre du cercle, représentation
du cosmos où, après s’être connu lui-même, il pourra prétendre
connaître l’univers et les dieux ! Le sacré est un domaine où plus
on descend en soi-même et plus on monte vers la lumière ; plus on
diminue et plus on grandit dans la connaissance. C’est un paradoxe
pour le profane, en même temps que la Vérité pour l’initié ! Ce
dernier n’a plus besoin d’instructeur étranger. Il en a un à lui, tout
personnel, qui l’encourage, le guide et le soutient.
Toutefois gardons toujours en mémoire la faiblesse de la nature
humaine et les subtilités de l’ego. Même Salomon a connu la débâcle
(I, Livre des Rois, chapitre XI), lui qui avait demandé la sagesse. À
tout moment les dérapages sont possibles, avec leurs fâcheuses
conséquences, et la vigilance s’impose. Cette vigilance est d’autant
plus d’actualité que personne n’a dit ou écrit que ces résultats
pouvaient être, sinon immédiats, en tout cas rapides ou proches. Il
faudra traverser plusieurs morts avant d’atteindre le vivant, selon
l’expression de Thomas (Logion 1 de son Évangile).
À ce propos, on aura pu s’étonner, sur le plan de la terminologie,
du choix des mots concernant les trois « S », Trinité initiatique,
plutôt que Ternaire initiatique. Le moment est peut-être venu de s’en
expliquer. En effet, dans ternaire, ce qui y est inclus pourrait être
considéré comme statique, même si les symboles, nous le savons,
sont susceptibles de s’agrandir, donc de s’évaser à la compréhension
d’une conscience de plus en plus éclairée. Ceci étant dit, c’est tout
de même un socle fixe, tremplin d’autres choses. En revanche, le
mot trinité respire la Vie. Le silence, dans son vide, est vivant, même
si le débutant ne distingue pas son inspir et son expir. Le secret
détient lui aussi une vie qui lui est propre car, au fur et à mesure des
investigations de l’initié, il s’agrandira, il s’élargira, il se donnera
en son entier pour d’autres révélations intimes et percutantes, selon

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Le silence, le secret, le sacré, une trinité initiatique

de multiples facettes. Le mouvement en sera naturel et il en ira de


même pour son accroissement dans la progression initiatique. Quant
au sacré, il est difficile de l’imaginer inerte puisque l’on atteint au
souffle même de l’univers, à l’harmonie de l’homme et des sphères,
par le canal d’un quadrivium divin.
Plus tard, bien plus tard, l’initié sera confronté à une autre trinité
initiatique, également composée de trois « S » : Stellato, Sedet, Solio.
Mais ceci est une autre affaire ! n

On atteint au souffle même de l’univers, à l’harmonie de l’homme et des sphères.

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