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Grojnowski Daniel Laforgue Fumiste L'esprit de Cabaret
Grojnowski Daniel Laforgue Fumiste L'esprit de Cabaret
Grojnowski Daniel. Laforgue fumiste : l'esprit de cabaret. In: Romantisme, 1989, n°64. Raison, dérision, Laforgue. pp. 5-16;
doi : https://doi.org/10.3406/roman.1989.5581
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1989_num_19_64_5581
ROMANTISME n* 64 (1989 - П)
6 Daniel Grojnowstí.
taisie » 4. On est donc en droit de lever quelques-uns des lièvres qui gîtent sous le
couvre-chef d'un poète réputé « décadent »
La composante orale
Voici le soir,
Grince, musique
Hypertrophique
Des remontoirs » 1б.
Une manière de dire se divulgue dans des textes qu'elles sature de tours
familiers ou patoisants, d'apocopes et d'accords approximatifs. Jean Richepin, Aristide
Bruant, Gaston Couture, Jehan Rictus, Jules Jouy, parmi tant d'autres, galvaudent
des procédés qui rendent leurs écrits peu lisibles aujourd'hui. Ces tentatives ont du
moins le mérite de donner la parole à des exclus - gueux ou gouapes, marginaux
de tous crins - dont les tours imprègnent la langue d'une saveur que priseront plus
tard Prévert ou Queneau. Le genre monologue avait également élargi le répertoire
des parlers ordinaires, avec ses personnages aux appartenances sociales et
géographiques les plus diverses. Bien que Ch. Cros ait préféré à la couleur vocale la
logorrhée du Bavard qui s'exprime sous des masques divers, il assure lui aussi la
faveur des œuvres de vives voix.
Les recueils poétiques et les Moralités légendaires de Laforgue procèdent du
mode de la profération orale, ils forment un assemblage d'œuvres dites dont les
effets dénonciation déterminent pour une bonne part le ton. Il semble toujours,
ou presque, qu'il s'adresse à quelqu'un. La prise à partie oblige le lecteur-auditeur à
L'esprit de cabaret 9
réagir, ce qui explique sans doute que le courant ne passe pas toujours. Quoi qu'il
en soit Laforgue a su éviter recueil d'une langue faussement populaire à laquelle il
préfère le brassage des propos. Il donne la parole à toutes sortes de personnages,
des types de convention comme le « pauvre jeune homme » ou l'« époux
outragé », qui s'expriment sur des airs connus. Mais aussi à des figures de la vie
quotidienne, le camelot, le fossoyeur, à des personnages légendaires, le roi de
Thulé, Pierrot. Et surtout aux éléments naturels, aux astres, au temps, à l'espace,
aux mille et une paroles formant le chant du monde. Les étoiles, la Terre et la
Lune s'interpellent comme des harengères de faubourg :
Non pas chanson des rues et des bois, mais des nues et de voix, provenues
d'une place publique, d'un terrain vague ou des confins du cosmos. Le plus
étonnant chœur qui se soit déployé dans l'espace d'un recueil s'installe comme sur
l'estrade improvisée d'un estaminet.
« Pince
Fer
Clair
Grince
Chair
Mince ! ».
10 Daniel Grojnowski
« Est-ce
Là
Ta
Fesse ? » 18.
« Ophélie
Bien pâlie
Aux becs de gaz d'Elseneur
Cherche lasse
Une trace
De son Hamlet raisonneur » 20.
Laforgue s'en souviendra dans les jongleries phoniques d'une des pièces
terminales de L'Imitation de Notre-Dame la Lune, « Stérilités » :
« Cautérise et coagule
En virgules
Ses lagunes des cerises
Des félines Ophélies
Orphelines en folie ».
Rondes et romances pour petits garçons et petites filles du XXe siècle. Le couplet
que fredonne Hamlet devant William et Kate éberlués est sans doute un vestige de
cette œuvre prometteuse :
« II était un corsage,
Et ron et ron petit pa ta pon,
II était un corsage
Qu'avait tous ses boutons...» 22.
reprendre des termes qui ont servi de pseudonymes à des auteurs du temps 30. Dans
Les Complaintes il se sert de mètres brefs comme d'un contre-chant Alors que la
« Complainte de la fin des journées » fait référence aux blessures d'un Philoctète
poète, à l'absence de Dieu et à la loi de l'Inconscient, les variations d'un tercet de
trois syllabes placé au refrain ramènent les choses à leur juste mesure :
« Vomitoire
De la Foire,
C'est la mort ».
L'insertion de mètres brefs impose les effets de rupture, et c'est par des
entrechats de deux syllabes que le recueil se clôt avec un sonnet dit « Complainte-
épitaphe » :
« Un fou
S'avance,
Et danse.
Silence...
Lui, où?
Coucou ».
« La Femme ?
- Геп sors,
La mort
Dans l'âme ».
La gravité des motifs qui ne cessent de tourmenter Laforgue tend à figer son
répertoire. Elle est toutefois ponctuée par un jeu de langage qui en fournit le
contrepoison. Exercices de styles, acrobaties verbales, facéties exorcisent une
angoisse qu'ils transposent en exhibition.
Loufoqueries et mystifications
Dans les années 1880 Ch. Cros et E. Goudeau font paraître en revue trois
Contes sens dessus dessous qui tiennent les promesses de leur titre. A la même
époque, les premières traductions de Mark Twain paraissent. E. Blémont
rassemble les meilleures pages dans Esquisses américaines. L'histoire du méchant
petit garçon, celles de la célèbre grenouille sauteuse de Calaveras ou de l'infortuné
jeune homme d'Aurélie offrent des modèles désopilants auxquels A. Allais saura
donner une suite à la française. Les procédés du récit humoristique sont multiples.
Ils exploitent aussi bien le degré zéro du comique qu'une moralité qui édifie à
rebours ou une intrique dont l'enchaînement tient l'auteur et le lecteur en échec. Ils
élèvent la mystification à la dignité de procédé littéraire. Dans une chronique de La
Revue indépendante (octobre 1884), Félix Fénéon en analyse le mécanisme avec
les termes dont on use alors pour rendre compte de la fumisterie : « une énorme
facétie [...] contée avec la plus stricte imperturbabilité » 31. Parmi les innom-
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déconvenue de celui qui ne voit pas ce que le personnage de Gœthe vient faire en
cette galère.
La moralité intitulée « Le Miracle des roses » est pareillement conçue
comme un dispositif déceptif, une machination qui fera sourire les initiés mais
rebutera les béotiens. Citant un compte rendu scientifique (l'observation d'un
semis de sensitives par Darwin), l'exergue annonce l'étude clinique d'un cas,
conformément aux principes du Roman expérimental. Toutefois les premières
pages, semblables à une ouverture d'opérette, ne présentent nulle amorce de récit.
Celui-ci commence dans la deuxième partie, mais, arrivé au dénouement, le
lecteur reste sur sa faim. En effet, bien qu'il ait été annoncé à grand fracas, le
« légendaire Miracle des Roses » n'a pas eu lieu, quoi qu'en pense l'héroïne. De
plus, de nombreuses énigmes restent à jamais irrésolues : quels rapports
entretiennent Patrick et Ruth, frère et sœur nés de mères différentes ? Pour quelle
raison la jeune fille voue-t-elle ses admirateurs à un sort fatal ? Quelle est la cause
du suicide du frère de la fillette apparue dans les dernières pages ? De quels
mystères est chargée la broche fatidique de Ruth, longuement décrite par le
narrateur : « Etrange, étrange, en effet, cette plaque d'émail [...] Approchons-nous, de
grâce ». Qu'est-il advenu à ce dernier dans un passé dont nous sommes
irrémédiablement exclus ? Les fausses pistes font de la lecture un parcours semé
d'embûches ; les attentes suscitées ne sont pas satisfaites. Procédure déconcertante
pour qui veut faire jouer les clauses ordinaires du contrat de lecture. Mais récit
dispensateur de gratifications secondaires pour celui qui se rend complice d'une
histoire racontée à contre-courant
La littérature fumiste, si on veut bien accepter cette appellation, eut des
fonctions distinctes. Confrontée à l'esprit de sérieux dont témoignent les prises de
position parnassienne et naturaliste, elle barde la nouvelle génération de
désinvolture. Elle disloque les grandes machines, interdit les représentations compassées.
Préfaçant les textes qu'il réunit dans Entrée des artistes, F. Champsaur les
compare à des moments de cirque : « une quinzaine de clowns, décrocheurs de
lune, avec des bonds étranges, des déhanchements merveilleux, des torsions
extravagantes, des escalades éperdues, entrent, pirouettent, gambadent, cabriolent,
tourbillonnent en intermède » 36. Ces futilités, légères jusqu'à l'inconsistance,
constituent l'envers obligé du pessimisme fin de siècle, ce que Freud aurait appelé
un « processus de défense ». Sans doute aussi amorcent-elles un démantèlement
des valeurs, auquel le Symbolisme remédie pour un temps. En attendant, la
littérature fumiste s'efforce de museler les dogmatismes. Par la composante orale, les
jeux verbaux, elle renouvelle l'expression en renouant avec les sources rhétori-
ciennes, les genres carnavalesques. De plus, elle ne se contente pas de susciter le
désarroi, elle a vertu initiatrice. Car elle invite à goûter les œuvres d'une manière
différente : n'est-ce pas, en effet, sur l'incrédulité référentielle que se fonde le
plaisir de Ure ?
NOTES
1 . « Fin de siècle. Terme - évolution - révolution ? », congrès national de la Société
française de littérature générale et comparée, Toulouse, 22-23-24 septembre 1987 ; et « Le
pessimisme au XIXe siècle », colloque international de la Société des Etudes romantiques, Paris,
30 et 31 octobre 1987. Une partie des communications présentées à ce colloque ont été insérées
dans Romantisme n° 61 : « Pessimisme (s) », 3e trimestre 1988.
6(, í r
L'esprit de cabaret 15
2. Voir aussi les Cahiers du Collège de Pataphysique, n° 17-18 : « Allais-Rimbaud»,
octobre 19S4. A rebours, n° 22-23 : « Des Zutistes aux Hirsutes », 1983, et n° 34-35 : « Les
Fumistes hydropathes », 1986.
3. A. Breton : Anthologie de l'humour noir [1940] J.J. Pauvert, 1969, p. 292.
4. Coquelin cadet : Le Monologue moderne, Paris, 1881, p. 12.
5. J. Laforgue : OC, 1. 1 , p. 221, L'Age d'Homme, 1986.
6. J. Laforgue : Les Pages de * La Guêpe », éditées par J. L. Debauve, 1969, p. 164-166. Par
la suite il arrivera que Laforgue juge Le Coffret de santal d'un art « trop compliqué » (O.C., éd. cit.,
déc. 1881, p. 733), sans qu'il cesse toutefois d'en faire un livre de chevet: «J'ai un bel
exemplaire de Cros relié en parchemin, je le lis beaucoup » (ibid., mars 1882, p. 757).
7. Voir L'Hydropathe, n° 2 (28 janv. 1880), où est annoncée la parution de Six nouvelles
fumistes d'A. Allais. Celui-ci, dans le n° 3 (8 févr. 1880), présente Sapeck aux lecteurs. Dans le n°
8 (12 mai 1880), G. Fragerolle signe une étude sur « Le Fumisme ».
8. E. Goudeau : Dix ans de bohème, Paris, 1888, p. 100.
9. J. Levy a édité divers ouvrages, en recourant pour chacun à de nombreux illustrateurs. Voir,
par exemple : F. Champsaur : Entrée des clowns (1885) ; G. Duval : Paris qui rit (1886).
10. Dressant l'inventaire de son recueil, Ch. Cros s'écriait déjà : « Quel encombrement dans
ce coffre : » (Le Coffret de santal, « Préface » de 1879).
11. J. Laforgue : O.C., Mercure de France, t. V, p. 20 (mai 1883), à sa sœur; et p. 131-132
(juil. 1885) à Ch. Henry.
12. J. Laforgue : Feuilles volantes, Le Sycomore, 1981, p. 99.
13. Le roman à clefs de F. Champsaur Dinah Samuel (1882) offre l'intérêt d'avoir été écrit à
proximité de l'événement. On y trouve un remarquable portrait de Pasteck (Sapeck), p. 122-123.
14. L'Hydropathe, n° 21 (10 nov. 1879).
15. Mac Nab : « La sonnette des Hydropathes » dans Poèmes mobiles, Paris, 1886, p. 125-
127.
16. J. Laforgue : OC, l'Age d'Homme, p. 625-626 et 610-612.
17. E. Goudeau, op. cit., p. 20.
18. Album zutique, présentation, transcription et commentaire de P. Pia [1961], Slatkine
reprints, 1981, p. 131.
19. Ch. Cros : OC, J.-J. Pauvert, 1964, p. 330. Ce texte a paru en chronique dans la Revue
du Monde nouveau (n° 2, avril 1874).
20. Ibid., p. 344 (texte publié dans Le Molière, n° 10, 13 avril 1873).
21. « Intérieur», repris dans la deuxième édition du Coffret de santal ; ne figure pas dans
l'édition originale.
22. J. Laforgue, Moralités légendaires, Folio, 1977, p. 34.
23. Ch. Cros, op. cit., p. 199.
24. Ibid., p. 346.
25. Le Chat noir, 6 mai et 26 juin 1882 (signé K. Lomel). Une suite signée « Fanfare »
paraît dans le numéro du 25 novembre.
26. J. Laforgue : Feuilles volantes, op. cit., p. 105.
27. Voir : « Mallarmé », dans J. Laforgue : Mélanges posthumes, Slatkine, 1979 p. 128 ;
et OC, op. c'a., p. 845.
28. Ibid., p. 584 (« Complainte de Lord Pierrot »).
29. A Ch. Henry, juil. 1885, in OC, L V, p. 132.
30. Pirouette est le pseudonyme de Coquelin cadet, Cabriol celui de G. AurioL et l'acteur
Galipaux fait paraître Galipettes puis Encore des galipettes en 1887 et 1889.
31. F. Fénéon : Œuvres plus que complètes, t. П, p. 645, Droz, 1970.
32. J. Laforgue : Feuilles volantes, op. cit., p. 163 et p. 21.
33. E. Goudeau, op. cit., p. 96-97.
34. Dans l'autoportrait qu'il présente sous forme d'interview (Les Hommes d'aujourd'hui, n°
263, 1885), J. K. Huysmans se considère comme l'amalgame d'un Parisien raffiné et d'un peintre de
la Hollande auquel « on peut ajouter encore une pincée d'humour noir et de comique rêche
anglais » (L'Herne, n° 47, p. 27).
35. Le Chat noir, 30 déc. 1882.
36. F. Champsaur : Entrée des clowns, op. cit., p. 6-7.
PIERROT FUMISTE