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Romantisme

Laforgue fumiste : l'esprit de cabaret


M. Daniel Grojnowski

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Grojnowski Daniel. Laforgue fumiste : l'esprit de cabaret. In: Romantisme, 1989, n°64. Raison, dérision, Laforgue. pp. 5-16;

doi : https://doi.org/10.3406/roman.1989.5581

https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1989_num_19_64_5581

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Daniel GROJNOWSKI

Laforgue fumiste : l'esprit de cabaret

La connaissance que nous avons aujourd'hui des œuvres de Laforgue est


tributaire d'une perception quelque peu simplifiée. Celle-ci privilégie le milléna-
risme des années 1880 et le spiritualisme symboliste. L'un met en scène des
composants morbides : la névrose, la décadence, le détraquement des esprits et de
l'expression. L'autre éclipse la fécondité d'une veine comique qui va de la galéjade
à l'humour pince-sans-rire ou absurde. Comme si J. Lorrain, J. Moréas, A.
Samain, H. de Régnier apparaissaient plus représentatifs que Ch. Cros, A. Allais,
F. Fénéon ou A. Jarry. Cet ajustement de Laforgue à un imaginaire collectif
choisi est renforcé par l'assimilation des œuvres de sa maturité à son premier
recueil, qu'il a pourtant renié. Un certain nombre de critiques et d'anthologies ont
longtemps estimé que la voix d'un grand poète s'affirmait d'emblée dans Le
Sanglot de la Terre, tant il est vrai qu'en vertu d'une hiérarchie des genres toujours
vivace, le pathos philosophique l'emporte sur les pratiques ludiques.
Deux colloques récents - « Fin de siècle », organisé par la société française
de littérature générale et comparée et « Le pessimisme au XIXe siècle », patronné
par la Société des études romantiques - montrent combien les désignations en
viennent à établir l'objet dont elles sont censées rendre compte1. A force
d'invoquer une « fin de siècle » en agonie et le « pessimisme » qui en forme la
moelle, les spécialistes répudient l'esprit fumiste qui, de La Parodie d'A. Gill au
Rire ou au Mirliton, des Hydropathes au Chat Noir, en passant par les
Incohérents, participe pleinement à ce qu'on appelle une « époque ». En dépit de
quelques exceptions notoires (je pense aux substantiels travaux et aux éditions de
L. Forestier, aux recherches de N. Richard et aux chemins de traverse que parcourt
F. Caradec 2, on manque cruellement d'ouvrages de référence sur des productions
reléguées dans les marges de la littérature. Recueils parodiques, écrits patachiques,
chansons et monologues, nouvelles à la main, vers de circonstance, contes
saugrenus, moralités, exégèses, soties, restent trop souvent en quête de spécialistes
qui en cautionneraient la valeur. Il y a près d'un demi-siècle, dans son Anthologie
de l'humour noir, A. Breton, à propos d'A. Allais, désignait déjà comme de
première importance des entreprises excentriques « sur lesquelles se découvre d'un
chapeau haut-de-forme la pensée encore mystérieuse de cette fin du dix-neuvième
siècle » 3. On sait que, comme Sapeck - le prince des Fumistes -, Laforgue
affecta de porter l'habit noir et le tuyau de poêle, signes irréfutables d'honorabilité.
Mais, comme le rappelait Coquelin cadet, cet attirail, et le masque de gravité
auquel il s'accorde, participe aussi d'une « gaieté moderne », de la « Farce
française fumiste » où « la réalité et l'impossible se fondent dans une froide fan-

Fig. ci-contre : Willette, Pierrot s'amuse .

ROMANTISME n* 64 (1989 - П)
6 Daniel Grojnowstí.

taisie » 4. On est donc en droit de lever quelques-uns des lièvres qui gîtent sous le
couvre-chef d'un poète réputé « décadent »

Ses premières publications de La Guêpe sont conformes à ce qu'on peut


attendre d'un jeune homme qui retrouve d'anciens condisciples dans une gazette tirée
à petit nombre. Sous le titre de « Zéphirinades » et de « Balivernes », il fait
paraître une série de dessins satiriques dont les légendes sont dignes de celles que
l'almanach Vermot rendra populaires quelques années plus tard. Si ses poèmes
hésitent alors entre plusieurs tons, le plus souvent les bouffonneries y tempèrent les
envolées. Elles laissent entendre la voix d'un François Coppée qui renonce à se
prendre au sérieux, comme dans cette « Idylle » où Justine, la bonne de M.
Coquardeau, et Dumanet, caporal dans les carabiniers, connaissent leurs premiers
émois : « Comme ils sont beaux tous deux : Comme elle a les pieds
grands ! 5 »
Les ânonnements du débutant sont toutefois démentis par des pages critiques
résolument favorables aux écrivains que honnissent « messieurs les bourgeois ».
Le compte rendu du Coffret de santal, au moment de sa réédition de 1879, est non
seulement d'un lecteur averti mais aussi d'un praticien qui prend parti. Ses
préférences vont aux pièces où Charles Cros moud des « Chansons perpétuelles » et
des « Grains de sel » parodiques. Volume étrange, original, dont le mérite
essentiel, aux yeux de Laforgue, est d'accorder la poésie à la fantaisie. Il marque ainsi
ses préférences pour les pièces en argot, les dizains où « la plaisanterie s'épanouit
inévitablement au dernier vers », les monologues disséminés dans le volume, et
notamment « Le Hareng-saur », qu'il faut entendre dire par Coquelin cadet : « II
n'y a rien là-dedans et l'on éclate de rire » 6.
Si on met à part Le Sanglot de la Terre (qui correspond aux moments noirs
qu'a connus le Laforgue de la vingtième année), on se rend compte de la constance
des effets drôles dans une œuvre où ils coexistent avec les considérations moroses.
Le poète participe pleinement de ce « fumisme » dont la presse du temps taxe la
nouvelle vague. Enregistré par Littré, le terme est en effet appliqué aux
expressions esthétiques jugées inintelligibles d'un Mallarmé, d'un Rimbaud, de l'école
décadente ou des peintres impressionnistes. Les intéressés s'en emparent pour le
brandir en drapeau. A. Allais est dit « Chef de l'Ecole Fumiste ». Dans un
numéro de L'Hydropathe, il sacre Sapeck grand maître du Fumisme pour avoir
« osé jeter au nez des bourgeois de la rive gauche le premier éclat de rire qu'on ait
entendu depuis la guerre ». Dans la même publication un article sur le Fumisme
en fait un mode d'expression où le masque imbécile recouvre un « scepticisme de
fond » 7 : caractérisation que confirmera E. Goudeau qui le décrit comme une
folie intérieure « se traduisant au dehors par d'imperturbables bouffonneries » 8.
Vers 1880-1885 l'appellation fait fureur. Le numéro 1 et unique du Je m'en
foutiste rend compte des discussions savantes sur « le fumisme dans ses rapports
avec la Littérature ». Willette publie sur une pleine page du Chat noir (18 mars
1882) une bande dessinée intitulée « Pierrot fumiste », titre que Laforgue donne à
la pantomime en trois tableaux qu'il rédige à la même époque.
Sans enfermer le Fumisme dans une définition trop étroite, on est en droit de
le considérer comme représentatif d'un esprit nouveau où des formules sont
essayées dans des pratiques de groupes. Car la loi républicaine, en supprimant
l'autorisation préalable, favorise les réunions, notamment dans les cafés du
L'esprit de cabaret 7

Quartier latin, qui forment un bouillon de culture. Etudiants, écrivains,


comédiens, artistes et bohèmes s'y rencontrent et s'y font entendre, interprètes de leurs
propres écrits. Par leurs prestations ils font triompher la galéjade, Us discréditent
les écrits sacralisés qu'illustrent Le Parnasse contemporain et les volumes des
éditions Lemerre. Si Léon Vanier publie alors de nombreux décadents, un autre
éditeur, par trop méconnu, l'incohérent Jules Lévy, donne leur chance aux
écrivains farfelus de sa génération 9.
Cet esprit de cabaret se conjugue avec la recherche de modèles culturels qui
transgressent les normes et violentent le bon goût. On pense évidemment aux
peintures idiotes, contes de fées, opéras vieux, refrains niais, qui font paraître
dérisoires au narrateur d'Une saison en enfer les célébrités de la peinture et de la
poésie modernes. Laforgue est lui-même en mal d'émancipation. Il a conscience
du caractère hétéroclite d'une culture où s'entremêlent voix et références 10. Ses
écrits sont cousus de pièces rapportées, il s'arlequine comme d'autres
s'encoquinent. Amateur de fêtes foraines, il prend conscience dès septembre 1880,
lors de l'inauguration du Lion de Belfort, de Г« esthétique empirique » du genre
complainte. Habitué des cirques, des cafés concerts, il aspire à posséder sa langue
d'une façon « clownesque » n. Lui revient à plusieurs reprises un rêve où, dans
un alcazar, « se déroulent sur la scène des programmes insolites ». Et de
commenter : « J'ai tant passé de soirées méditatives dans ces endroits-là que c'est
devenu [...] le cadre naturel des floraisons de ma cervelle anomaliflore » 12.

La composante orale

F. Champsaur, E. Goudeau ont décrit, sans enjolivements excessifs,


l'atmosphère régnant dans les lieux que fréquentent les Hydropathes 13. De numéro
en numéro, la revue du même nom rend compte de séances parfois houleuses, le
plus souvent joyeuses, où toutes les formules, y compris les plus désuètes, sont
soumises à l'approbation du public. Proférées sans être nécessairement publiées,
ces productions se soumettent aux lois du genre, qui découlent des conditions de la
communication en salle publique : elles se savent éphémères, elles visent à la
communion immédiate, et à cette fin elles recourent volontiers aux effets faciles,
aux rengaines que tous reprennent en chœur. On connaît la « Chanson des
Hydropathes » (« La noble chanson des ligueurs ») que Ch. Gros compose
comme un air à boire. Moins sans doute cette « Ronde de retour » où G. Lorin
célèbre les retrouvailles du groupe :

« Enfin, voici les amis tour à tour,


Hydropathes,
Sans épates,
Sur leurs pattes,
De retour... » u.

Et on a, bien à tort, oublié la ritournelle dédiée à E. Goudeau, où Mac Nab


fait carillonner aux oreilles de son auditoires l'inanité sonore de la célèbre
sonnette :

« Comme nous elle s'enivre


De rimes et de chansons,
8 Daniel Grojnowski

Comme nous elle veut vivre


Gaie en toutes saisons.
Hydropathe
pathe
pathe
Hydropathe comme nous,
Elle épate
pate
pate
Avec ses tintements fous » 15.

Ces chan-sornettes témoignent d'une nouvelle donne qui stimule l'irruption


du style parlé dans l'expression poétique, en feignant d'imiter la tradition
populaire. Associées aux rondes et romances de Ch. Cros, aux dérapages de la voix de
T. Corbière, aux suggestions de la chanson grise chère à Verlaine, Les
Complaintes selon J. Laforgue consacrent un genre bâtard qui tient du monologue
et du couplet de caf conc'. Elles illustrent une formule où prime la bigarrure, où
la référence savante fait bon ménage avec le refrain des rues. La « Complainte des
montres », qui date de 1882, est la première mouture de la « Complainte des
Mounis du Mont-Martre ». Larforgue la rédige lors de son séjour en Allemagne
où il a été embauché comme lecteur de l'impératrice Augusta. Il apporte sa
contribution à la renommée du Chat Noir récemment fondé, avec la ferveur d'un
exilé. Ainsi participe-t-il de loin à cette vie artistique de Paris dont la nostalgie de
hante :

« Je suis, avec mon tic-tac grêle,


Vade-mecum rond et têtu,
Indispensable sentienelle,
Le sacré cœur d'or revêtu.

Voici le soir,
Grince, musique
Hypertrophique
Des remontoirs » 1б.

Une manière de dire se divulgue dans des textes qu'elles sature de tours
familiers ou patoisants, d'apocopes et d'accords approximatifs. Jean Richepin, Aristide
Bruant, Gaston Couture, Jehan Rictus, Jules Jouy, parmi tant d'autres, galvaudent
des procédés qui rendent leurs écrits peu lisibles aujourd'hui. Ces tentatives ont du
moins le mérite de donner la parole à des exclus - gueux ou gouapes, marginaux
de tous crins - dont les tours imprègnent la langue d'une saveur que priseront plus
tard Prévert ou Queneau. Le genre monologue avait également élargi le répertoire
des parlers ordinaires, avec ses personnages aux appartenances sociales et
géographiques les plus diverses. Bien que Ch. Cros ait préféré à la couleur vocale la
logorrhée du Bavard qui s'exprime sous des masques divers, il assure lui aussi la
faveur des œuvres de vives voix.
Les recueils poétiques et les Moralités légendaires de Laforgue procèdent du
mode de la profération orale, ils forment un assemblage d'œuvres dites dont les
effets dénonciation déterminent pour une bonne part le ton. Il semble toujours,
ou presque, qu'il s'adresse à quelqu'un. La prise à partie oblige le lecteur-auditeur à
L'esprit de cabaret 9

réagir, ce qui explique sans doute que le courant ne passe pas toujours. Quoi qu'il
en soit Laforgue a su éviter recueil d'une langue faussement populaire à laquelle il
préfère le brassage des propos. Il donne la parole à toutes sortes de personnages,
des types de convention comme le « pauvre jeune homme » ou l'« époux
outragé », qui s'expriment sur des airs connus. Mais aussi à des figures de la vie
quotidienne, le camelot, le fossoyeur, à des personnages légendaires, le roi de
Thulé, Pierrot. Et surtout aux éléments naturels, aux astres, au temps, à l'espace,
aux mille et une paroles formant le chant du monde. Les étoiles, la Terre et la
Lune s'interpellent comme des harengères de faubourg :

« - Va donc, rosière enfarinée :


Hé ! Notre-Dame des gens soûls,
Des filons et des loups-garous !
Metteuse en rut des vieux matous !
Coucou ! ».
(« Complainte de cette bonne Lune »).

Non pas chanson des rues et des bois, mais des nues et de voix, provenues
d'une place publique, d'un terrain vague ou des confins du cosmos. Le plus
étonnant chœur qui se soit déployé dans l'espace d'un recueil s'installe comme sur
l'estrade improvisée d'un estaminet.

Jeux formels et verbaux

Dans Dix ans de bohème, E. Goudeau évoque la rencontre de quelques jeunes


gens désireux de fonder une revue littéraire. L'un d'eux lit des vers « très
parnassiens » : « des allitérations, des rimes riches, pour la forme ; pour le fond, un
rassemblement de jolies images dans un tunnel » 17. De fait, pendant une bonne
dizaine d'années, par la publication de ses recueils en fascicules, le Parnasse
contemporain bat le haut du pavé prosodique. De Louis Ménard à Sainte-Beuve et
de Philomène Boyer à Armand Sylvestre, en passant par Mallarmé et F. Coppée,
les contributions varient. Mais c'est la veine philosophique, ésotérique et
archéologique qui donne la couleur dominante. L'un s'adresse au néant et à la « morne
fatalité », l'autre chante le Nirvana et se dit « plein du dégoût des choses ». Les
pages se constellent de majuscules et de trouvailles onomastiques. Aussitôt, c'est-
à-dire en 1867, Le Parnassiculet contemporain parodie ce style « somptueux »
auquel le Vulgaire ne peut avoir accès.
Le martellement des grosses pièces y est tourné en dérision par des facéties de
virtuoses qui les réduisent à leur plus simple expression. Ainsi dans le sonnet
intitulé « Martyre de saint Labre ». Celui-ci avait fait du dénuement son principe
de vie. Sa fin héroïque se résume donc en deux tercets et six syllabes :

« Pince
Fer
Clair

Grince
Chair
Mince ! ».
10 Daniel Grojnowski

Dans la troisième livraison du Parnasse contemporain, Nina de Villard


présentait (sous le pseudonyme de Nina de Callas) un sonnet dialogué où Iseut et
Tristan se répondaient de strophe en strophe :

« buvez, Tristan. Je suis la fille d'une fée :


Ce breuvage innocent ne contient que la mort ! ».

Charles Cros réécrit l'échange dans un sonnet monosyllabique qu'il inscrit


dans l'Album zutique ; je n'en citerai, par convenance, que le premier quatrain,
imputé à Tristan :

« Est-ce

Ta
Fesse ? » 18.

Tordre le cou de l'éloquence et de la fatuité forme l'essentiel du programme


auquel adhèrent les jeunes poètes. Ch. Cros, dans un numéro de la Revue du
Monde nouveau, au nom d'une secte littéraire d'avant-garde, l'Eglise des
Totalistes, dénonce le relâchement de l'esthétique parnassienne. Il revendique une
formule où l'empreinte de l'art marquerait chaque syllabe proférée 19. D'où la
promotion des quatrains holorimes, des palindromes et des sonnets monosyllabiques.
Ces pointes crèvent les baudruches de l'emphase, elles narguent la prétention des
grands sujets. Poussé à l'extrême, le culte de la forme est en quelque sorte
démonté par l'absurde. Parue quelques années plus tard, « L'évocation des
endormis » complète la proposition en invitant aux dévergondages de l'amphigouri ou
du travestissement burlesque. Un art poétique de l'excessive maîtrise s'ouvre alors
à l'extrême délire :

« Ophélie
Bien pâlie
Aux becs de gaz d'Elseneur
Cherche lasse
Une trace
De son Hamlet raisonneur » 20.

Laforgue s'en souviendra dans les jongleries phoniques d'une des pièces
terminales de L'Imitation de Notre-Dame la Lune, « Stérilités » :

« Cautérise et coagule
En virgules
Ses lagunes des cerises
Des félines Ophélies
Orphelines en folie ».

S'asphyxiant sur les cimes du Parnasse, les Hydropathes introduisent en


poésie des parlers de toutes espèces, ceux des différentes disciplines scientifiques,
l'argot, le babil de l'enfant. « Joujou, pipi, caca, dodo », écrivait Ch. Cros dans
une pièce de l'Album zutique qu'il juge digne de figurer parmi les poèmes du
Coffret de santal 21. Laforgue a projeté d'écrire un recueil qui se serait intitulé
L'esprit de cabaret 11

Rondes et romances pour petits garçons et petites filles du XXe siècle. Le couplet
que fredonne Hamlet devant William et Kate éberlués est sans doute un vestige de
cette œuvre prometteuse :

« II était un corsage,
Et ron et ron petit pa ta pon,
II était un corsage
Qu'avait tous ses boutons...» 22.

Le « petit hypertrophique » ne songe qu'à rejoindre sa mère afin de


« Fair'dodo z'avec elle ». Personnages des Complaintes, le fœtus de poète et
"FausTfils s'adressent de même à « maman ». Un héros de Ch. Cros (toujours
lui !) mène tambour battant l'observation des ébats amoureux : quantité d'acide
carbonique dégagée, réaction de la sueur au papier de tournesol, hygroscopie des
cheveux, etc. M. Par médium interposé, le maître des Zutistes truffe le discours
d'un anthropologue des termes les plus rébarbatifs : ichtyophagie, brachycéphale,
prodrome, hypertrophie 24. De son côté, Laforgue fera du salmigondis lexical l'une
de ses spécialités d'auteur. Il rend compte du climat, de la faune et de la flore
lunaires en mentionnant pêle-mêle le Nihil, le Léthé, le Madrépore - ainsi que les
lacs ophtalmiques, les solfatares, les geysers de mercure. Dans les colonnes du
Chat noir n'a-t-on pas chanté plusieurs mois durant, sur l'air allègre de
« Biribi », les propriétés des corps chimiques volatiles ?

« Zéro, zéro, six, neuf, deux, six,


Telle est de hydrogène,
D'après Thénard et Regnault fils
La densité certaine,
II sert à gonfler les ballons
La faridondaine, la faridondon,
II éteint aussi les bougies
Biribi
A la façon de Barbaři
Mon ami » 25.

Toutefois, ce qui chez les Fumistes prend valeur de provocation à la manière


des antiennes de rapins, constitue chez le poète des Complaintes et le conteur des
Moralités un principe d'écriture. Car Larforgue aspire à se faire une âme d'enfant
nouvellement né au langage. Selon lui « La culture bénie de l'avenir est la
déculture, la mise en jachère » 2б. Ses réflexions sur des contemporains l'amènent
à préciser sa propre poétique : « le. bégaiement de l'enfant », prône-t-il à propos
de Mallarmé, dont la facture lui semble trop raisonnée, et à propos du Verlaine de
Sagesse, qu'il admire : « des vagissements, des balbutiements dans une langue
inconsciente » 27. Se vouant à la quête d'une manière « clownesque », il inaugure
une esthétique de la disparate où, selon ses propres termes, les dictionnaires « se
brouillent » 28.
Quand il abandonne la veine du Sanglot pour renouer avec celle des premiers
écrits et chercher sa voie propre, il désigne un mode d'expression dilettante. Ce
qu'il appelle son « cher humour de Pierrot » a l'apparente au personnage dont la
silhouette déambule sur les murs et dans les pages du Chat noir. Pierrot et ses
virevoltes lui inspirent un art de dire. Il multiplie pirouettes et cabrioles, pour
12 Daniel Grojnowski

reprendre des termes qui ont servi de pseudonymes à des auteurs du temps 30. Dans
Les Complaintes il se sert de mètres brefs comme d'un contre-chant Alors que la
« Complainte de la fin des journées » fait référence aux blessures d'un Philoctète
poète, à l'absence de Dieu et à la loi de l'Inconscient, les variations d'un tercet de
trois syllabes placé au refrain ramènent les choses à leur juste mesure :

« Vomitoire
De la Foire,
C'est la mort ».

L'insertion de mètres brefs impose les effets de rupture, et c'est par des
entrechats de deux syllabes que le recueil se clôt avec un sonnet dit « Complainte-
épitaphe » :

« Un fou
S'avance,
Et danse.
Silence...
Lui, où?
Coucou ».

Les poèmes de L'Imitation et Des fleurs de bonne volonté s'exercent


régulièrement à la haute voltige prosodique comme pour contresigner les soliloques d'un
honnête « Poète / Français » ou pour dresser constat de l'indigence des choses :

« La Femme ?
- Геп sors,
La mort
Dans l'âme ».

La gravité des motifs qui ne cessent de tourmenter Laforgue tend à figer son
répertoire. Elle est toutefois ponctuée par un jeu de langage qui en fournit le
contrepoison. Exercices de styles, acrobaties verbales, facéties exorcisent une
angoisse qu'ils transposent en exhibition.

Loufoqueries et mystifications

Dans les années 1880 Ch. Cros et E. Goudeau font paraître en revue trois
Contes sens dessus dessous qui tiennent les promesses de leur titre. A la même
époque, les premières traductions de Mark Twain paraissent. E. Blémont
rassemble les meilleures pages dans Esquisses américaines. L'histoire du méchant
petit garçon, celles de la célèbre grenouille sauteuse de Calaveras ou de l'infortuné
jeune homme d'Aurélie offrent des modèles désopilants auxquels A. Allais saura
donner une suite à la française. Les procédés du récit humoristique sont multiples.
Ils exploitent aussi bien le degré zéro du comique qu'une moralité qui édifie à
rebours ou une intrique dont l'enchaînement tient l'auteur et le lecteur en échec. Ils
élèvent la mystification à la dignité de procédé littéraire. Dans une chronique de La
Revue indépendante (octobre 1884), Félix Fénéon en analyse le mécanisme avec
les termes dont on use alors pour rendre compte de la fumisterie : « une énorme
facétie [...] contée avec la plus stricte imperturbabilité » 31. Parmi les innom-
L'esprit de cabaret 13

brables notes où Laforgue consigne lectures et projets,' on trouve cette formule


lapidaire : « Genre Mark Twain ». Elle s'éclaire à la lumière d'une autre où, plus
que les Contes cruels, sont désignées les histoires désobligeantes de l'humoriste
américain : « Contes pour la jeunesse - Prendre les très populaires contes
moraux, et les raconter avec une psychologie réaliste en les faisant tous rater » 32.
Fumisterie, mystification, humour, loufoquerie (autre mot d'époque)
partagent un même fonds de calembours hasardeux, de coq-à-1'âne et de
plaisanteries dont les subtilités n'ont d'égal que le caractère « hénaurme ». La surenchère
participe d'un esprit de groupe dont elle conforte la connivence en évinçant les
intrus. Le bourgeois est celui qui ne partage pas les mêmes valeurs et se condamne
ainsi à ne pas « comprendre ». D'où la fortune de la blague bête que le
destinataire est invité à apprécier au second degré, riant de voir qu'elle fait rire... les
nigauds : Mystifier, c'est solliciter l'interlocuteur, le sommer de participer au jeu
ou de battre en retraite, bref, de prendre parti. E. Goudeau raconte qu'employé au
ministère, il se plaît à user d'un invraisemblable galimatias pour déconcerter
quiconque s'attend à le voir s'exprimer en poète 33. L'esprit de cabaret met en
circulation scies et mots de passe qui délimitent les appartenances. Le maître es
mystification de l'époque est sans conteste l'illustre Sapeck dont les exploits
mériteraient de trouver un jour leur Voragine. Caricaturiste, fondateur de UAnti-
Concierge, spécialiste des esclandres fomentés en public, il vit en dandy soucieux
de créer son personnage aux dépens des balourds. Il met en œuvre dans la vie réelle
un art d'abuser que d'autres se contentent de disposer sur le papier.
Comme ses contemporains fumistes, Laforgue traite volontiers des sujets
saugrenus où l'impossible se mêle au burlesque et à ce qu'on a déjà dénommé
« humour noir » . Il écrit une « Complainte du petit hypertrophique » ainsi
que « La petite infanticide » ou « La ronde de Barbe-Bleue ». La « Table des
matières pour trouver instantanément telle ou telle complainte », mentionne celle
« des voix sous le figuier boudhique », « des nostalgies préhistoriques », « des
formalités nuptiales », « des pubertés difficiles », et ainsi de suite. Willette
mettait face à face le bon Dieu et Pierrot 35. Laforgue rapporte les arguties de ce
dernier lors d'un débat théologique : « Comment l'homme est libre et responsa-
bleu / Si tout ce qui s'fait est prévu d'Dieu ? » Mac Nab avait dédié à J. Lévy
« Les Fœtus », long poème rédigé en tercets, où les embryons de rois et de
gueux sont dépeints joignant leurs pouces « Au fond des bocaux transparents ».
Laforgue fait connaître les états d'âme d'un « fœtus de poète » lors d'une venue au
monde relatée en direct, à la première personne.
Que demande Faust-fils à sa mère dans sa « Complainte-placet » : « Si tu
savais, maman Nature... » ? Apparemment le droit de se fondre en elle, au nom
d'une connaissance intime de ses lois. Le lecteur avisé déchiffre aussi dans ce
poème la « Prière » des Vaines tendresses où un soupirant demande « tout
simplement » que vienne à lui une âme sœur au regard pur : « Si vous saviez que je
vous aimé... ». Mais attention, un train peut en cacher un autre : par delà la
parodie d'un rondeau de Sully Prudhomme, Faust fils reproduit les propos de son
père : « Si jamais je puis m 'étendre sur un lit de plume pour y reposer, que ce
soit fait de moi à l'instant ! [...] Je t'offre le pari », s'écrie Faust à
Méphistophélès qui sur le champ rétorque : « Tope ! » Du coup les anaphores
de cette supplique douceâtre prennent des résonances de pacte diabolique. Le
triomphe du lecteur averti (qui en l'occurrence en vaut trois) a pour répondant la
14 Daniel GrojnowsH

déconvenue de celui qui ne voit pas ce que le personnage de Gœthe vient faire en
cette galère.
La moralité intitulée « Le Miracle des roses » est pareillement conçue
comme un dispositif déceptif, une machination qui fera sourire les initiés mais
rebutera les béotiens. Citant un compte rendu scientifique (l'observation d'un
semis de sensitives par Darwin), l'exergue annonce l'étude clinique d'un cas,
conformément aux principes du Roman expérimental. Toutefois les premières
pages, semblables à une ouverture d'opérette, ne présentent nulle amorce de récit.
Celui-ci commence dans la deuxième partie, mais, arrivé au dénouement, le
lecteur reste sur sa faim. En effet, bien qu'il ait été annoncé à grand fracas, le
« légendaire Miracle des Roses » n'a pas eu lieu, quoi qu'en pense l'héroïne. De
plus, de nombreuses énigmes restent à jamais irrésolues : quels rapports
entretiennent Patrick et Ruth, frère et sœur nés de mères différentes ? Pour quelle
raison la jeune fille voue-t-elle ses admirateurs à un sort fatal ? Quelle est la cause
du suicide du frère de la fillette apparue dans les dernières pages ? De quels
mystères est chargée la broche fatidique de Ruth, longuement décrite par le
narrateur : « Etrange, étrange, en effet, cette plaque d'émail [...] Approchons-nous, de
grâce ». Qu'est-il advenu à ce dernier dans un passé dont nous sommes
irrémédiablement exclus ? Les fausses pistes font de la lecture un parcours semé
d'embûches ; les attentes suscitées ne sont pas satisfaites. Procédure déconcertante
pour qui veut faire jouer les clauses ordinaires du contrat de lecture. Mais récit
dispensateur de gratifications secondaires pour celui qui se rend complice d'une
histoire racontée à contre-courant
La littérature fumiste, si on veut bien accepter cette appellation, eut des
fonctions distinctes. Confrontée à l'esprit de sérieux dont témoignent les prises de
position parnassienne et naturaliste, elle barde la nouvelle génération de
désinvolture. Elle disloque les grandes machines, interdit les représentations compassées.
Préfaçant les textes qu'il réunit dans Entrée des artistes, F. Champsaur les
compare à des moments de cirque : « une quinzaine de clowns, décrocheurs de
lune, avec des bonds étranges, des déhanchements merveilleux, des torsions
extravagantes, des escalades éperdues, entrent, pirouettent, gambadent, cabriolent,
tourbillonnent en intermède » 36. Ces futilités, légères jusqu'à l'inconsistance,
constituent l'envers obligé du pessimisme fin de siècle, ce que Freud aurait appelé
un « processus de défense ». Sans doute aussi amorcent-elles un démantèlement
des valeurs, auquel le Symbolisme remédie pour un temps. En attendant, la
littérature fumiste s'efforce de museler les dogmatismes. Par la composante orale, les
jeux verbaux, elle renouvelle l'expression en renouant avec les sources rhétori-
ciennes, les genres carnavalesques. De plus, elle ne se contente pas de susciter le
désarroi, elle a vertu initiatrice. Car elle invite à goûter les œuvres d'une manière
différente : n'est-ce pas, en effet, sur l'incrédulité référentielle que se fonde le
plaisir de Ure ?

NOTES
1 . « Fin de siècle. Terme - évolution - révolution ? », congrès national de la Société
française de littérature générale et comparée, Toulouse, 22-23-24 septembre 1987 ; et « Le
pessimisme au XIXe siècle », colloque international de la Société des Etudes romantiques, Paris,
30 et 31 octobre 1987. Une partie des communications présentées à ce colloque ont été insérées
dans Romantisme n° 61 : « Pessimisme (s) », 3e trimestre 1988.
6(, í r

L'esprit de cabaret 15
2. Voir aussi les Cahiers du Collège de Pataphysique, n° 17-18 : « Allais-Rimbaud»,
octobre 19S4. A rebours, n° 22-23 : « Des Zutistes aux Hirsutes », 1983, et n° 34-35 : « Les
Fumistes hydropathes », 1986.
3. A. Breton : Anthologie de l'humour noir [1940] J.J. Pauvert, 1969, p. 292.
4. Coquelin cadet : Le Monologue moderne, Paris, 1881, p. 12.
5. J. Laforgue : OC, 1. 1 , p. 221, L'Age d'Homme, 1986.
6. J. Laforgue : Les Pages de * La Guêpe », éditées par J. L. Debauve, 1969, p. 164-166. Par
la suite il arrivera que Laforgue juge Le Coffret de santal d'un art « trop compliqué » (O.C., éd. cit.,
déc. 1881, p. 733), sans qu'il cesse toutefois d'en faire un livre de chevet: «J'ai un bel
exemplaire de Cros relié en parchemin, je le lis beaucoup » (ibid., mars 1882, p. 757).
7. Voir L'Hydropathe, n° 2 (28 janv. 1880), où est annoncée la parution de Six nouvelles
fumistes d'A. Allais. Celui-ci, dans le n° 3 (8 févr. 1880), présente Sapeck aux lecteurs. Dans le n°
8 (12 mai 1880), G. Fragerolle signe une étude sur « Le Fumisme ».
8. E. Goudeau : Dix ans de bohème, Paris, 1888, p. 100.
9. J. Levy a édité divers ouvrages, en recourant pour chacun à de nombreux illustrateurs. Voir,
par exemple : F. Champsaur : Entrée des clowns (1885) ; G. Duval : Paris qui rit (1886).
10. Dressant l'inventaire de son recueil, Ch. Cros s'écriait déjà : « Quel encombrement dans
ce coffre : » (Le Coffret de santal, « Préface » de 1879).
11. J. Laforgue : O.C., Mercure de France, t. V, p. 20 (mai 1883), à sa sœur; et p. 131-132
(juil. 1885) à Ch. Henry.
12. J. Laforgue : Feuilles volantes, Le Sycomore, 1981, p. 99.
13. Le roman à clefs de F. Champsaur Dinah Samuel (1882) offre l'intérêt d'avoir été écrit à
proximité de l'événement. On y trouve un remarquable portrait de Pasteck (Sapeck), p. 122-123.
14. L'Hydropathe, n° 21 (10 nov. 1879).
15. Mac Nab : « La sonnette des Hydropathes » dans Poèmes mobiles, Paris, 1886, p. 125-
127.
16. J. Laforgue : OC, l'Age d'Homme, p. 625-626 et 610-612.
17. E. Goudeau, op. cit., p. 20.
18. Album zutique, présentation, transcription et commentaire de P. Pia [1961], Slatkine
reprints, 1981, p. 131.
19. Ch. Cros : OC, J.-J. Pauvert, 1964, p. 330. Ce texte a paru en chronique dans la Revue
du Monde nouveau (n° 2, avril 1874).
20. Ibid., p. 344 (texte publié dans Le Molière, n° 10, 13 avril 1873).
21. « Intérieur», repris dans la deuxième édition du Coffret de santal ; ne figure pas dans
l'édition originale.
22. J. Laforgue, Moralités légendaires, Folio, 1977, p. 34.
23. Ch. Cros, op. cit., p. 199.
24. Ibid., p. 346.
25. Le Chat noir, 6 mai et 26 juin 1882 (signé K. Lomel). Une suite signée « Fanfare »
paraît dans le numéro du 25 novembre.
26. J. Laforgue : Feuilles volantes, op. cit., p. 105.
27. Voir : « Mallarmé », dans J. Laforgue : Mélanges posthumes, Slatkine, 1979 p. 128 ;
et OC, op. c'a., p. 845.
28. Ibid., p. 584 (« Complainte de Lord Pierrot »).
29. A Ch. Henry, juil. 1885, in OC, L V, p. 132.
30. Pirouette est le pseudonyme de Coquelin cadet, Cabriol celui de G. AurioL et l'acteur
Galipaux fait paraître Galipettes puis Encore des galipettes en 1887 et 1889.
31. F. Fénéon : Œuvres plus que complètes, t. П, p. 645, Droz, 1970.
32. J. Laforgue : Feuilles volantes, op. cit., p. 163 et p. 21.
33. E. Goudeau, op. cit., p. 96-97.
34. Dans l'autoportrait qu'il présente sous forme d'interview (Les Hommes d'aujourd'hui, n°
263, 1885), J. K. Huysmans se considère comme l'amalgame d'un Parisien raffiné et d'un peintre de
la Hollande auquel « on peut ajouter encore une pincée d'humour noir et de comique rêche
anglais » (L'Herne, n° 47, p. 27).
35. Le Chat noir, 30 déc. 1882.
36. F. Champsaur : Entrée des clowns, op. cit., p. 6-7.
PIERROT FUMISTE

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