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Mille Plateaux

Mini mémoire

Année Zéro - Visagéité


Commentaire du Plateau 7

Texte, Plateau 7 « Année Zéro – Visagéité », Mille Plateaux.


De « On se coule dans un visage plutôt qu’on en possède un… » (p.214)
à « Le visage est une politique. » (p.219)
Dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari affirment dans le Plateau 7 que « le visage
n’est pas une enveloppe extérieure à celui qui parle, qui pense ou qui ressent (…) les visages
ne sont pas d’abord individuels, ils définissent des zones de fréquence ou de probabilité,
délimitent un champ qui neutralise d’avance les expressions et connexions rebelles aux
significations conformes. »1. Autrement dit, le visage n’est pas visage au sens qu’avait pu lui
donner la phénoménologie (une présence transcendantale digne de l’être d’autrui), il est
‘visagéité’ au sens d’une machine abstraite qui est une strate du plan de consistance, plan lui-
même particulier car immanent à sa propre planification2. Cette machine consiste précisément
dans la production sociale de visages excluant à la fois tout rapport entre le dedans et le dehors,
et en même temps toute possibilité d’un dehors non-conforme aux exigences du modèle
premier. La ‘machine abstraite’3 est à comprendre dans sa singularité en tant que matrice
signifiante : soit une machine qui généralise le particulier et qui est au croisement de deux
sémiotiques, deux strates qui précèdent le visage tout en le rendant possible : une sémiotique
de signifiance (un mur blanc sur lequel résident des redondances de sens, la façade abstraite de
l’homme blanc), et une sémiotique de subjectivation (le trou noir qui offre de la profondeur à
la conscience et aux redondances du visage). La visagéité est ainsi un système mur-blanc trou-
noir, « une langue dont les traits signifiants sont indexés sur des traits de visagéité spécifiques »
(p.206), et qui soumet les agencements concrets des visages empiriques à une indexion
programmatique – en ce sens le visage empirique n’est pas la visagéité, elle est son résultat.
Ainsi peut-on reconnaitre des types : visage de clown, de père, de chef, d’homme mécontent,
d’homme d’affaire, d’homme politique etc. Car le visage, loin d’être universel, provient d’une
machine programmatique, d’une réalité dominante capable de planifier des connexions non-
rhizomatiques réelles et idéelles tout à la fois, transcendantales et empiriques. La visagéité est
un système occidental, indifférent à la ‘tête’ présente dans les sémiotiques ‘primitives’, mais
liée à des types de visage concrets qui ne trouvent leur sens, leur expression, que par lui. Le
visage n’est pas naturel, mais artificiel, en ce sens que toute partie du corps a besoin d’être
visagéifiée pour être comprise comme telle dans le système des signifiants. La visagéité
concerne tout le corps et le capture comme un œil de cinéma, si bien qu’elle est à bien des
égards pour Deleuze et Guattari une machine qui ordonne par ordre des raisons.
Bien évidemment, le concept de « visagéité » reprend un bon nombre de considérations
du système de Mille Plateaux tel qu’il s’esquisse dans la réflexion sur le plan de consistance.
La machine abstraite de visagéité, en effet, est un principe transcendantal qui n’est pas un
décalque de l’empirique, c’est un principe d’engendrement qui renvoie à une certaine culture.
Le texte que nous commentons ici et que nous avons découpé, allant de la p. 214 à la p.219,
prolonge les considérations sur le visage comme « carte signifiante » en y intégrant la
problématique des visages ‘concrets’ (qui sont des multiplicités) tels qu’ils sont engendrés,
agencés et acceptés ou non par le système de la machine abstraite. L’enjeu de ce texte réside
donc d’abord sur la manière paradoxale dont fonctionne la visagéité, à savoir la manière dont

1
Deleuze et Guattari, Mille Plateaux : capitalisme et schizophrénie 2, Plateau 8 : « Année zéro : La visagéité », Paris, Les
éditions de Minuit, coll. Critique, p 202.
2
Ce qui veut dire que la distinction entre plan de consistance et planification ne peut être que théorique. Le plan se produit et
produit ce qu’il produit de manière immanence. C’est cela une machine abstraite, qui n’est qu’un degré d’effectuation du plan.
3
La machine abstraite est une étape, un outil du plan de consistance, consistant à tracer des lignes abstraites avec des objets
encore non formés. Cette machine est comme une langue qui cherche le politiquement conforme de tout visage. Le visage
devant s’entendre non comme seulement la face, mais comme le corps entier.
elle choisit les ‘bons’ visages et rejette d’autres visages, tout en faisant en sorte de s’approprier
les visages louches, d’en rendre raison en les tolérant à un certain niveau de choix, en les
intégrant, afin de ne plus créer de dehors, évinçant la distinction entre dedans et dehors pour
conserver son immanence. « C’est sur les visages, disent Deleuze et Guattari, que les choix se
guident et que les éléments s’organisent : jamais la grammaire commune n’est séparable d’une
éducation des visages. Le visage est un véritable porte-voix. » (p.217) Quelle est cette
organisation ? Eh bien, c’est ce dont notre texte essaye de rendre compte à partir de la
configuration de la visagéité comme bi-univocité4, afin de déduire par après le statut
véritablement ‘christique’ du visage et son rapport au racisme occidental, dont Deleuze et
Guattari vont donner une explication tout à fait singulière et systémique. Ce n’est que par ce
refus de la polyvocité primitive5 que la visagéité prétend pouvoir construire sa sémiotique et
une politique (entendons par-là un rapport de production capitaliste et rationnel des réalités, qui
est un corps social déterminé), de manière tout à fait paradoxale puisque ce sera par une
déterritorialisation du corps et de la tête suivie d’une reterritorialisation du corps sur le modèle
de la visagéité, que ce processus se fera. Les enjeux principaux du texte sont donc de montrer,
jusqu’au paradoxe extrême, le système appropriateur du capitalisme occidental, même dans la
production sociale des visages les plus multiples, ainsi que la manière dont la machine abstraite
de visagéité fonctionne spécifiquement, de sorte que ce qui sera à démontrer ultimement est
l’inhumanité profonde et informelle du visage due à l’indifférence totale au contenu de la
machine abstraite. Le texte creuse aussi la distinction entre tête et visage, devenir-primitif et
devenir-paysage, chose dont il faudra arrêter le processus en dé-faisant le visage. La
problématique semble alors la suivante : comment la visagéité arrive-t-elle à ordonner les
multiplicités de façon à accepter les anomalies les plus profondes, les déviances, coupant ainsi
la distinction entre le dedans et le dehors, tout en restant univoque ?6

4
Cette notion reprend deux angles : la binarisation que met en place la visagéité (oui ou non) et la manière univoque dont le
visage va s’identifier comme être, jusqu’à assimiler les visages louches pour les univociser et les ‘rentrer’ dans le système.
5
« La signifiance et la subjectivation ont précisément en commun d’écraser toute polyvocité, d’ériger le langage en forme
d’expression exclusive, de procéder par bi-univocisation et par binarisation subjective. La sur-linéarité propre au langage ne
cesse d’être coordonnée avec des figures multidimensionnelles : elle aplatit maintenant tous les volumes, elle subordonne toutes
les lignes. » p.221.
6
Notre découpage est déjà marquée par notre présentation de texte : première partie, l.1 à 21, deuxième partie, l.22 à 37,
troisième partie, l. 38 à 50.
I. La visagéité comme matrice inclusive des déviances : paradoxes et
fonctionnement de la machine abstraite.
1. La non-possession au profit du modèle du coulement : explication de la visagéité comme
machine ‘abstraite’ (les deux sémiotiques) – l.1-9
Il s’agit d’abord dans une première partie, de la ligne 1 à 21, de montrer la manière dont
Deleuze et Guattari présentent la visagéité comme un système bi-univoque à l’intérieur duquel
les visages concrets sont ‘passés au crible’ et définis comme acceptables ou louches. En ce sens,
nous sommes dans la phase dite d’agencement concret. L’agencement concret suppose toujours
deux pôles : un tourné vers la stratification, l’autre vers le plan de consistance. Le texte
commence ainsi : « on se coule dans un visage plutôt qu’on n’en possède un. » (l.1) Le modèle
du coulement est en fait exprimé à dessein : en effet, il ne s’agit pas pour un individu de
posséder son propre visage dans sa singularité, auquel cas le visage ne ferait pas partie d’un
système de signes systémiques, mais plutôt d’avoir un visage qui, oui ou non, s’adapte et
s’insère, par sa codification, son codage, au système conforme de la visagéité, et qui ne peut se
dire visage que parce que, justement, il provient de la machine abstraite de visagéité qui l’a
engendrée. Ne se coule dans un visage que ce qui est déjà produit de manière immanente par la
visagéité. C’est la machine qui explique le visage, pas l’inverse. La nouveauté qu’introduit ce
texte par rapport aux considérations antérieures du plateau, est qu’il vient réfléchir à partir du
problème des visages concrets, empiriques, qui sont produits par le transcendantal. Se couler
dans un visage relève donc d’une action passive, qui provient aussi de la manière dont
fonctionne la machine abstraite. Le texte aborde ce problème sous l’angle suivant : la visagéité
a cette particularité qu’elle « juge » (l.2), en donnant une réponse sélective sur l’authenticité ou
la fiabilité de tel ou tel visage. Cette fonction de la machine abstraite s’explique dans le texte
par un élément antérieur du plateau où D et G7 avaient expliqué la modalité bi-univoque de la
machine abstraite : « La machine de visagéité n’est pas une annexe du signifiant et du sujet,
elle en est plutôt connexe, et conditionnante : les bi-univocités, les binarités du visage doublent
les autres. » (p.217) disent D et G avant de dire qu’il « faut que le système mur-blanc trou-noir
quadrille tout l’espace, dessine ses arborescences et ses dichotomies, pour que le signifiant et
la subjectivité puissent réellement rendre concevable la possibilité des leurs. La sémiotique
mixte de signifiance et de subjectivation a singulièrement besoin d’être protégée contre toute
intrusion du dehors. Il faut même qu’il n’y ait plus d’extérieur : aucune machine nomade,
aucune polyvocité primitive ne doit surgir. » (p.219) Ainsi, la machine abstraite est-elle bi-
univoque, elle marche en binarisant, mais pas par n’importe quelle type de binarisation.
Retenons en effet que nous sommes ici sur le plan de la machine abstraite qui est le quatrième
niveau du plan de consistance, soit un niveau d’agencement concret des réalités puisque
Deleuze précise bien : « un visage concret étant donné, la machine juge s’il passe ou s’il ne
passe pas » (l.3). Autrement dit, la machine abstraite, en distribuant un dedans et un dehors des
multiplicités puis en intégrant son dehors dans un dedans qui les protège de la polyvocité,
agence concrètement les réalités en traçant des points, en ignorant les formes et les substances
et en traçant des lignes de variation continues. Bien plus, nous sommes dans une strate qui
concerne les corps, celle des visages, qui nécessite que la machine abstraite distribue les

7
Deleuze et Guattari = abréviation D et G
multiplicités selon un programme restreint différent de la strate plus libérée du langage, ce que
la suite du texte va nous confirmer.
2. De la machine au visage concret : mode de sélection et binarité de la reconnaissance faciale
– l.10 à 22
D et G posent ce problème de la manière suivante : dans les cas de sélection, la
binarisation s’exprime par un choix : « oui ou non » (l.5). Comme une matrice, le système mixte
de la visagéité va procéder à une « sélection » (l.2). Mais disons-le tout de suite : cette sélection
sera univoque, il s’agira d’accepter à tel ou tel niveau de choix tous les visages, aussi non-
conformes soient-ils, pour éviter qu’ils soient nécessairement un dehors. Autrement dit, la
visagéité récupère tout, brasse tout. Elle est un plan de consistance dont le but est de binariser
tout en laissant univoque le sens-même du ‘visage-bunker’8. Comprenons-le par la
démonstration de D et G : si on prend un visage concret, empirique, celui-ci sera choisi en
« premier choix ou en second choix » (l.7). Tout dépend de la manière dont la face, le corps, se
coulent dans le visage, soit la manière dont ce visage concret, différent du principe
transcendantal - car par définition le transcendantal ne ressemble pas à son engendrement -
rentre dans l’unité de la visagéité. Disons-le dès à présent : D et G entendent cette unité
machinique comme celle du visage typique occidental. Il faut que le visage rentre dans ce
critère. « Face blanche des larges joues d’Odette de Crécy » chez Proust, « trou noir de ses
yeux noirs » (p.227) qui sont comme un paysage. Tout doit renvoyer à un visage dont le modèle
occidental permet d’être le critère9. Voilà pourquoi la réponse de la machine sera « oui-non ».
La binarisation va se faire culturellement selon le modèle sémiotique mur-blanc trou-noir.
Deleuze l’explique quelques pages avant : la visagéité renvoie à la sur-signification du codage
occidental de l’Homme blanc, de la culture de l’homme blanc, de l’Européen. Le visage concret
devra donc aussi renvoyer à cette idéalité machinique-là. Surtout, il faut comprendre une chose :
la binarisation est bi-univocisation, soit une machine de guerre qui n’a de cesse que de
combattre la polyvocité et de « constituer des chaines signifiantes procédant par éléments
discrets, digitalisés, déterritorialisés, qu’à condition de disposer d’un écran sémiologique, d’un
mur qui les protège » (p.218). C’est pourquoi la machine abstraite, devenant machine de
sélection, va binariser d’une manière particulier. Regardons le texte : D et G montrent que la
« machine rejette des visages non conformes ou des airs louches. Mais à tel ou tel niveau de
choix » (l.8). Juste avant, le texte avait développé l’idée d’absorption ou de rejet pour prolonger
la métaphore du coulement. La machine aspire les bons visages dans son système, rejette les
anomalies qui déstabilisent le système. Mais, étant donné que le but de cette machine abstraite
est d’être abstraite, c’est-à-dire de généraliser le particulier, son but est aussi de départiculariser
en univocisant les singularités. En ce sens, D et G montrent un système plus que paradoxal :
l’univocisation se fait à même la binarisation puisque si tel visage est rejeté parce qu’il est non-
conforme, il est pourtant en même temps accepté sous un autre niveau de choix car il faut rendre
raison de l’erreur de la machine, il faut rendre raison, plus largement, du diagramme la sphère
empirique et du programme qui amène à l’agencer selon des niveaux. Qu’est-ce que ce niveau ?

8
Expression qui renvoie au caractère seulement signifiant, informel du visage, soit inhumain au sens propre. On aurait pu aussi
dire visage-vitrine. Mais visage-bunker renvoie à la solidité d’une signifiance fixe.
9
Le critère est mur-blanc, trou-noir. Face blanche, yeux noirs. Signifiance et subjectivation.
C’est le niveau de tolérance de la machine10. Comme toute matrice intelligente, il s’agit de
distribuer des multiplicités tout en les contenant dans des devenirs spécifiques. C’est pourquoi
la matrice est dite « despote » (l.1) : parce qu’elle fait, à partir de multiplicités complètement
distinctes, de la pâte à modeler compacte. Elle prend même les visages les plus louches ou
devenus louches, qui ne vont plus et que pourtant elle a créés, pour les intégrer. « Tel visage
d’institutrice est parcouru de tics et se couvre d’une anxiété qui fait que « ça ne va plus »11,
disent D et G (l.5). Autrement dit, et cela renvoie à un autre passage du plateau, la machine
abstraite analyse les visages comme des signifiants et est guidée par sa lecture normative : tout
auditeur guide ses choix sur celui qui parle (« tiens, il a l’air en colère » (p. 206), si bien que
l’institutrice, son visage, ne vont plus quand le visage se désindexe de son rôle. La machine, à
chaque instant, est une machine de reconnaissance immanente à nos jugements. Nous rejetons
le visage de quelqu’un quand celui-ci ne va plus parce que la machine elle-même le rejette.
C’est ce surcodage qui nous guide dans nos choix. Sauf que, là est la particularité de la thèse de
D et G, la machine, comme tout bon logiciel, sait accepter ses déviances. Que cela veut-il dire ?
Qu’afin de se protéger de la polyvocité, la machine va fonctionner de manière inédite et
paradoxale : en acceptant ses déviances, elle va produire des « écarts-types » (l.10). Les écarts
types sont paradoxalement la manière dont la machine va ordiner, agencer rationnellement les
réalités les plus déviantes en les acceptant dans le système en tant qu’écarts. Bref, comme tout
bon logiciel, il faut accepter d’intégrer en son sein un virus que l’on se réapproprie pour ne pas
mourir, ou plutôt, une machine abstraite de visagéité n’est machine qu’en tant qu’elle accepte
de produire et agencer ce qu’on pourrait nommer des anomalies, des « ratés ». La machine
abstraite typifie les écarts, elle les abstrait de leur dangerosité par un geste justement
d’abstraction, de généralisation. Elle normalise le plus déviant et en même temps le qualifie
comme déviant d’un modèle, ce qui est son crime : tel visage est louche, certes, mais il est
louche et cela est normal, c’est-à-dire « toléré à un certain niveau de choix » (l.9). La notion de
choix ici est purement rationnelle : il s’agit d’inclure les exclus afin de capitaliser sur eux et de
ne pas être menacé par la polyvocité primitive. D et G le disent juste avant ce passage : « On
ne peut former une trame de subjectivités que si l’on possède un œil central, trou noir qui
capture tout ce qui excèderait, tout ce qui transformerait les affects assignés non moins que les
significations dominantes » (p.220). C’est donc d’une exclusion-inclusive dont il s’agit
paradoxalement : la réalité de tel visage n’est tolérée qu’en tant qu’elle dévie. Elle est ainsi
réintégrée dans le système et re-conformée comme faisant partie du dedans bien que déviante,
effaçant ainsi tout dehors et donnant la possibilité de la détruire ou non 12. Telle institutrice est
folle, un visage pour la folie est préparée pour elle en tant que déviance typifiée13 : c’est cela

10
Qui n’est pas sans limites, par ailleurs. Il arrive que l’intégration de telle déviance se qualifie aussi par un refus. Mais ce
refus sera quand même catégorisé comme un écart-type.
11
On notera par parenthèses que cette réaction devant un visage non-conforme est traduite par une parole, ce qui montre bien
que la visagéité est une langue car chez D et G, le langage est toujours celui d’un corps et tout mot a rapport avec des actes de
parole. Ainsi la matrice de visagéité déclenche des réactions chez les personnes qui sont des interjections. Le recours à de
nombreuses paroles parlées dans notre texte est donc caractéristique de ce rapport entre la linguistique et la machine abstraite.
12
En effet, si elle était complètement autre, dehors et s’échapperait, la machine ne pourrait pas avoir de prise sur elle. C’est
pourquoi il lui faut tout prendre dans son dedans, qui n’est même plus vraiment un dedans puisqu’il ne doit plus y avoir de
dehors.
13
D et G précisent toutefois que la machine abstraite est infinie, il y aura toujours un visage de fou non-conforme et non encore
catégorisé comme écart-type qu’il faudra attraper au passage. Le plus paradoxal est que même pour abattre à tout prix un
dehors, la seule solution est d’abord de le ranger parmi un dedans et selon un niveau de choix.
une normalité agencée dans l’ordre des raisons. La machine est abstraite car elle doit tout
planifier, tout expliquer, et développer d’une certaine manière chaque multiplicité, ce qui
permet à D et G de conclure que la machine reconnait en inscrivant dans un « quadrillage »
(l.19). En ce sens, la machine de visagéité est géométrale, et elle crée des « devoir-être » du
visage selon son humeur, sa passion, elle enferme dans son carcan les pulsions les plus folles
afin d’en faire un produit social. Le rapport binaire ainsi indiqué renferme une singularité : il
est binaire et univoque, de telle sorte qu’il va même ordiner des réalités en catégorisant tout ce
qui dévie. Celui qui n’est ni homme ni femme est un travesti, c’est-à-dire non-binaire au sens
propre, devient un travestissement des deux choix. Ce n’est pas une tierce-voie, puisque la
machine ne marche que par binarisation, mais c’est une déviance réinscrite dans une catégorie
faisant appel à l’une ou l’autre réponse, oui ou non, homme ou femme. Le travesti n’est pas
autre chose que la femme et l’homme, c’est une déviance dérivant de cette binarité,
complètement anormale, mais ramenée à l’état de normal par ce seul nom de « travesti ». Ici
c’est le langage qui joue selon la sémiotique du visage. Comment cela est-il possible ? Par le
fait de la juxtaposition des réponses dont la machine est capable. Rappelons-nous que la
machine marche par strates, par ordination, autrement dit par étage, échelonnement. Elle peut
donc donner deux réponses contradictoires qui se concilient. L’institutrice folle ne rentrera pas
dans le premier niveau de choix, mais dans le deuxième, si bien que la machine de visagéité
l’acceptera en un second temps dans le système. Même le plus fou est conforme, en quelque
sorte, car la machine doit rendre raison de ses écarts programmatiques. En réalisant une telle
prouesse, D et G veulent en vérité montrer qu’une telle matrice est rationnelle (elle est
ordonnée) : elle reconnaît et quadrille pour ne perdre la main sur aucun visage. Elle doit
développer sa sémiotique en étant despote, en développant des choix binaires subjectifs. Ainsi,
la binarité est une relation entre deux réponses qui permettent, au final, d’univociser le sens de
l’être et du devenir-imperceptible du visage. La plan de consistance de la machine abstraite est
ainsi coextensif à son rôle de « détection des déviances » (l.18). Le plus absurde est que cette
machine absorbe même ce qu’elle rejette selon « nième » choix (l.13), et recense tout ce qui sort
d’elle, justement pour éviter que quoi que ce soit ne sorte d’elle. Le plan de consistance veut
effacer le dedans et le dehors en incluant ce qui doit être inclus parce que justement exclu et
anormal. Le nom même « d’écart-type » est paradoxal car il concilie à la fois l’existence de
multiplicités tout en faisant rentrer ces multiplicités dans un même système étagé qui procède
par typologies. Ce processus est donc tout autant quantitatif que qualitatif et vise à s’imposer
en modèle unique de signifiance mixte ; cette signifiance mixte est comme une langue qui
organise les choses non encore formées et produit des flux autonomes à partir d’éléments
hétérogènes, tout en standardisant ces éléments en constantes et en variables. La sémiotique de
la visagéité est prise dans un agencement concret et ne peut être séparée des corps qu’elle
organise, d’où la manière dont elle standardise les réalités en les binarisant puis en les
univocisant. On comprend, dans cette première partie du texte, que l’agencement concret des
visages se réalise selon un principe de diagrammatisation (on regarde l’invariable et le variable)
et de programmation (on organise la structure de chaque strate, et la distribution restreinte des
multiplicités, des corps.) Cela suppose en ce sens que tout visage, comme toute réalité terrestre
observable, est l’expression de l’agencement concret d’un système. Cela suppose aussi que nous
sommes ici dans la strate concernant les corps (le corps collectif des visages) et que la machine
se retrouve au moment-même de son agencement où elle est comme emprisonnée dans le
système, où ses connexions rhizomatiques doivent être limitées par le programme lui-même.
La visagéité est la machine qui, en plus de créer le visage, et les visages comme formes de
contenu, stabilise, par une forme d’expression, l’agencement de ces visages, afin de les
sédimenter, de les stratifier. D’où le fait que chaque visage soit agencé, organisé, de telle sorte
qu’il faut rendre raison de tout, même des visages les plus déviants. Et alors, n’importe quel
visage va exprimer sa propre organisation, ce que la suite du texte sur le racisme va montrer.
On peut donc conclure cette première partie en montrant que cette phase d’agencement des
visages est primordiale car elle est un plan d’organisation des corps et des réalités qui structure
les visages depuis des principes incorporels et des structures invariantes. On obéit ainsi au
programme de la machine et à son besoin d’unité, qui va jusqu’à rendre raison des visages qui
sont des ratés de la machine. Accepter ces ratés est en fait le propre de la machine, ce n’est
même que par là qu’elle peut fonctionner.
II. Les conséquences de la binarisation et de la bi-univocisation :
l’explication retournée du racisme - une sémiotique de l’universalité
occidentale.
1. La non-universalité comme conséquence du système d’exclusion : modèle capitaliste et
occidental (le Christ comme visagéification) – l.22 à 25
A partir de cette thèse principale sur la fonction de détection de la machine abstraite, qui
est à tout le moins paradoxale, D et G vont poursuivre leur analyse en mettant en exergue le
caractère culturel de la visagéité, lié pleinement au raisonnement qui a précédé. « Si le visage
est bien le Christ, c’est-à-dire l’homme blanc moyen quelconque » (l.22), disent-ils. Cet
enchainement parait pour le moins étrange. En vérité, cela fait écho aux affirmations déjà
présentes dans le plateau 7 sur la relation entre visage, paysage et Christianisme, et sont
pleinement liées à la notion de déviance. Regardons un peu en amont : on a vu que la machine
abstraite agence un dedans et un dehors tout en intégrant le dehors à tel niveau variable, si bien
qu’elle trace des plans parallèles entre eux. Plus encore, nous avons vu que la visagéité comme
machine tendait à fonctionner comme une langue politique qui standardise en territorialisant
(ce point sera celui de la fin du texte). Il faut maintenant dire que la machine est aussi sociale,
elle renvoie à des subjectivations collectives où le mur blanc croit et où le « trou noir fonctionne
plusieurs fois » (l.13) en offrant des possibilités d’intégration diverses, si bien que les sujets se
distribuent par rapport à ce système. Si la première partie du texte parlait de reconnaissance de
problèmes de visages assez généraux (« un sujet, un accusé présentent une soumission trop
affectée qui devient insolence » l.6), la deuxième partie lie la première à une dimension
civilisationnelle. Le visage, c’est le Christ, ce qui veut dire que « le visage n’est pas universel.
Ce n’est même pas celui de l’homme blanc, c’est l’homme blanc lui-même » (p.216). Et le
Christ, rajoutent-t-il, préside à toute visagéification de tout le corps, à la paysagéification de
tous les milieux » (p.218). Le Christ est donc le symbole culturel, l’idéalité par laquelle la
visagéité se fait processus dans le temps.
2. Fondement rationnel du racisme : l’explication retournée – l.25 à 37
Partant de là, et ayant vu la fonction sélective de la machine abstraite, D et G déduisent
les rapports qu’entretient cette machine à son dehors. Le raisonnement se situe alors au niveau
d’une réflexion sur le racisme : la machine sélectionne, d’où le fait que les visages sont repérés
par des stigmates. La machine « cerf-volant » du Christ repère les stigmates et, du même coup,
stigmatise. Mais D et G vont alors tenter une comparaison avec les sémiotiques primitives pour
montrer que le racisme n’est pas le rapport d’un dedans et d’un dehors. Chez les primitifs, il y
a « l’autre », il y a des gens du dehors et de l’extériorité. On saisit les autres peuples comme
autres car leur sémiotique n’a aucun rapport avec la visagéification : les primitifs ont des têtes
liés au corps. Chez les occidentaux, le visage visagéifie tout le corps et la machine fonctionne
par « détermination des écarts de déviances » (l.28), ce qui fait que paradoxalement, le racisme
ne marche pas par exclusion de l’Autre, comme on veut souvent le prétendre. D et G avancent
la thèse suivante : « les premiers écarts-types sont raciaux » (l.23), et eux aussi, malgré leurs
déviances par rapport au modèle de l’homme blanc, sont intégrés et « distribués dans le trou »
(l.24), justement en tant qu’ils sont des déviances. Tout cela n’est que la déduction de
l’agencement concret de la machine abstraite. La machine abstraite brasse tout car elle distribue
des catégories, et agence même le plus déviant vis-à-vis du modèle de l’homme blanc. Le
racisme est le produit d’un tel agencement : D et G disaient un peu avant, concernant les
rapports de pouvoir : « Le visage n’agit pas ici comme individuel, c’est l’individuation qui
résulte de la nécessité qu’il y ait visage. Ce qui compte, ce n’est pas l’individualité du visage,
mais l’efficacité du chiffrage qu’il permet d’opérer, et dans quels cas. Ce n’est pas affaire
d’économie, mais d’économie et d’organisation du pouvoir » (p.212) En ce sens, la machine ne
marche pas par reconnaissance de la singularité des visages, mais par catégorisation. Et cette
catégorisation doit se faire sur tous les visages. Tous, de plus, doivent être agencés parce que la
machine marche ainsi que nous l’avons vu par « absorption ». Ce raisonnement vient donc se
répercuter sur le racisme en tant que phénomène occidental : le racisme n’a pas d’Autre, puisque
le racisme ne passe plus par « une coupure entre le dedans et le dehors » (l.33), il intègre tout
le dehors avec lequel il pourrait être en confrontation afin de l’univociser à tel niveau de
catégorie. Le racisme est donc bien systémique, au sens où il est le fruit de la machine abstraite,
mais il n’est pas xénophobe. Bien au contraire, en intégrant les déviances comme types, la
machine abstraite fait du racisme un processus marchant de l’intérieur sur le modèle des ondes,
et accepte seulement tel ou tel ‘race’ autre que celle du Christ comme un ‘raté’ qu’elle a elle-
même produit. Ce modèle montre que, si je suis de deuxième catégorie, je suis stigmatisé et
victime de racisme en tant que je fais partie du même système et que j’en dévie (mon crime est
de ne pas être mon « devoir-être » dans le programme en quelque sorte), et non parce que j’en
suis le dehors. En tant que je suis inscrit dedans, je peux être soit intégré, toléré, ou refusé. Mais
même le refus me désigne comme faisant partie du système du dedans. « Du point de vue du
racisme, il n’y pas d’extérieur, il n’y a pas de gens du dehors. Il n’y a que des gens qui devraient
être comme nous, et dont le crime est de ne pas l’être. » (l.30). Autrement dit, D et G retournent
le parti pris de ceux qui pensent que le racisme est la peur de l’autre, en montrant que la machine
abstraite agence même les plus déviants vis-à-vis du modèle hégémonique de l’Homme blanc,
qui n’est lui-même pas humain, qui ne se confond pas avec l’homme blanc concret, qui n’est
qu’un modèle idéel du programme avec toutes les caractéristiques qui s’adjoignent à lui, en les
mettant dans « tel ou tel ghetto » (l.32). Le ghetto est le mot qui dans le texte montre la fonction
insularisatrice de la machine abstraite. Elle insularise les catégories et les intègre dos-à-dos en
tant qu’elles différent. C’est comme cela qu’on peut comprendre que le racisme résulte de
« chaines signifiantes simultanées et de choix subjectifs successifs » (l.33) puisque les chaines
signifiantes désignent les strates de subjectivation dont la machine abstraite est la maitresse en
bi-univocisant. Le racisme est donc rationnel, il est cruel, disent D et G (l.36). Mais il est aussi
« incompétent » (l.37), pourquoi ? Simple critique au passage ? Pas véritablement. Ce que
veulent dire D et G, c’est que l’incompétence de la machine abstraite se situe dans son
incapacité à voir les singularités, puisqu’elle est justement abstraite, généralisante, et s’occupe
de l’informel. Son agencement est purement signifiant : elle signifie l’a-signifiant, le
subjectivise. Le mur blanc ne supporte pas l’altérité. C’est tout à la fois sa faiblesse et sa force :
son univocité écrase, et propage les « ondes du même » (l.31), c’est-à-dire qu’elle organise en
allant du centre (l’homme blanc) à la périphérie (homme jaune, homme noir etc…). Tout ce qui
n’est pas identifiable est rejeté. Cela nous donne une nouvelle indication sur le fait que la
machine abstraite n’intègre les déviances qu’en les ramenant au modèle christique, tout en
signifiant que ces visages s’écartent de ce modèle. C’est pourquoi on peut littéralement les
stigmatiser. Parce que le visage, comme modèle non-universel, permet le stigmate en faisant de
la machine abstraite une reconnaisseuse, une sélectionneuse. Plus encore, le visage, comme
corps invariant, est une forme de contenu qui est aussi une forme d’expression en tant qu’il
exprime un agencement, énonce, en tant que régime de signe, une forme collective, sociale telle
que le racisme. Il faut comprendre ici les enjeux sémiotiques : la visagéité est une sémiotique
incorporelle, informe, d’où émerge un régime collectif d’énonciation, un corps social en tant
qu’il est politique. Reste à savoir alors en quel sens la visagéité territorialise les réalités en les
ordinant par ordre des raisons. En effet, si l’analyse du racisme nous a bien montré que la
visagéité coupait la relation entre le dedans et le dehors, quelles sont alors ses méthodes pour
produire une telle chose ?
III. La production sociale et despotique : la politique ‘inhumaine’ du visage
et les rapports dynamiques de déterritorialisation du corps.
1. Déterritorialisation, reterritorialisation : les théorèmes du décodage-surcodage et la
problématique du paysage. – l.38-44
La dernière partie du texte a alors pour but de répondre à cette question en poussant
jusqu’au bout les implications de la thèse principale. On a vu depuis le début que la machine
abstraite de visagéité provenait d’un degré du plan de consistance, mais il faut aussi regarder
que le plan de consistance a au départ pour fonction de déstratifier, d’où l’importance des
notions de reterritorialisation et de déterritorialisation dans la fin du texte, qui viennent montrer
comment la machine, dépassant son agencement pour se transformer, peut arriver à produire
des mouvements de territorialisation et de reterritorialisation pour faire émerger le visage depuis
la tête. D et G disaient quelques pages avant que la visagéité détruisait la polyvocité primitive,
en intégrant les multiplicités pour mieux détruire leur caractère multiple. Mais ils disaient aussi
que dans ce système, « aucun trait de rhizome ne peuvent être supportés » (p.221). C’est
pourquoi D et G disent d’emblée que la machine de visagéité est « production sociale de visage
parce qu’elle est opère une visagéification de tout le corps. » (l.38). Pour comprendre en effet
une telle affirmation du caractère social du visage, il faut comprendre par quels processus cette
machine passe pour s’imposer. Il faut alors à D et G poursuivre les comparaisons avec les
sémiotiques primitives en montrant comment l’on peut passer de l’une à l’autre. Le texte
s’appuie cependant sur un présupposé qu’il faut d’abord expliciter sur le processus de
visagéification : si la visagéité n’est pas le visage à proprement parler, c’est parce qu’elle ne
concerne pas que lui. Regardons ce texte de D et G p.219 : « La machine abstraite ne s’effectue
donc pas seulement dans des visages qu’elle produit, mais, à des degrés divers dans des parties
du corps, des vêtements, des objets qu’elle visagéifie suivant un ordre des raisons. » Dans notre
texte, cela se traduit par le fait que la visagéité a rapport au corps au travers de trois processus
dynamiques : la déterritorialisation, la reterritorialisation et la paysagéification. Commençons
par le dernier terme qui est essentiel. Le texte parle d’une « paysagéification des mondes et des
milieux » (l.39) qui renvoie en vérité à un processus selon lequel la machine abstraite s’étale
sur tout le milieu qui l’entoure en agençant les réalités tout autrement, en rendant hégémoniques
certaines choses et en déconstituant les sémiotiques primitives. Cet étalement, voire cet
élongement, est donc lié à la reterritorialisation par rapport aux sémiotiques primitives. Ce
passage de l’une à l’autre sémiotique doit s’expliquer en fonction d’agencements
sociaux particuliers : « Certaines formations sociales, disent D et G, ont besoin de visage, mais
aussi de paysage. C’est tout une histoire. S’est produit, à des dates très diverses, un
effondrement généralisé de toutes les sémiotiques primitives, polyvoques, hétérogènes, au profit
d’une sémiotique de signifiance et de subjectivation. » (p.218). Ainsi D et G vont déplier les
fonctionnements d’un tel processus. Cela nous amène d’abord à la déterritorialisation. Il est dit
que pour passer au visage, il faut « déterritorialiser le corps. » (l.40). Pourquoi cette distinction
entre visage et corps ? Cela renvoie à la distinction entre tête et visage. Les primitifs ont des
têtes car la tête a cette particularité d’être liée au corps, au devenir-animal14. Toute leur tête

14
« Quand nous disions que la tête humaine appartient encore à la strate d’organisme, évidemment nous ne récusions pas
l’existence d’une culture et d’une société, nous disions seulement que les codes de ces cultures et de ces sociétés portent sur
les corps, sur l’appartenance de la tête aux corps, sur l’aptitude du système corps-tête à devenir, à recevoir des âmes, les recevoir
n’est que le prolongement d’une dynamique du corps vivant, alors que le visage est coupé de
tout le corps. La déterritorialisation renvoie donc à cette coupure du lien de la tête au corps.
Sauf que ce processus ne peut être distingué de son pendant : la reterritorialisation. D et G
expliquaient par ailleurs ce processus en posant leurs théorèmes juste avant. Ces théorèmes
montrent d’une part le caractère rationnel d’un tel processus qu’opère la visagéité, et d’autre
part qu’ « on ne se déterritorialise jamais seul, mais à deux termes. Et chacun des deux termes
se reterritorialise sur l’autre. Si bien qu’il ne faut pas confondre la reterritorialisation avec le
retour à une territorialité primitive ou plus ancienne : elle implique forcément un ensemble
d’artifices par lesquels un élément lui-même déterritorialisé, sert de territorialité nouvelle à
l’autre qui n’a pas moins perdu la sienne. D’où un système de reterritorialisations
horizontales » (p.215). Autrement dit, dans notre texte, la déterritorialisation du corps est liée
à la reterritorialisation sur le visage. Le visage prend le territoire du corps, le décode, pour enfin
surcoder le visage. Mais cela n’est possible que parce que le visage est déjà absolument
déterritorialisé, déconnecté de son corps, alors que le corps l’est bien moins car il est
relativement déterritorialisé, il est multidimensionnel. Or D et G disent bien que « le système
de reterritorialisations verticales (le vertical est la ligne depuis laquelle il y a des corps), de
bas en haut, concerne une déterritorialisation relative qui se reterritorialise sur une
déterritorialisation absolue » (p.215). La déterritorialisation de la tête en visage est absolue,
c’est-à-dire qu’elle vit sur une ligne abstraite, sur un territoire non-délimité. Alors que la
déterritorialisation relative retourne sur un autre objet. Bref, le passage à la sémiotique
occidentale est une visagéification qui est paysagéification de tout le corps. Cette « constitution
de paysage » (l.42) entend surcoder la signification et remplir le mur blanc de redondances (tel
visage ramène à telle représentation, telle scène, telle forêt). La reterritorialisation équivaut
alors, pour la machine abstraite, à une stabilisation du plan de consistance due à l’univocité
qu’elle met en place, univocité assurée par la déterritorialisation absolue du système 15, qui n’a
plus de rapport au dehors, comme nous l’avions déjà vu.
2. La production sociale du visage par la machine abstraite : politique et inhumanité – l. 45 à
50
Ce que veulent ainsi dire D et G à la fin de ce texte, est que la visagéification consiste à
effacer le corps et surtout les coordonnées corporelles, car le visage n’a pas de lien au corps. La
visagéité englobe tout en tant que machine : des vêtements jusqu’aux bijoux. Le visage devient
un paysage, c’est-à-dire une vitrine qui dit déjà tout de moi, reconnait tout de moi en tant que
production de la machine abstraite. Mais attention, il ne s’agit pas de dire que je n’ai plus de
rapport au corps, mais que mon visage dit déjà tout de moi en tant que production sociale, si
bien que dans la sémiotique occidentale, le corps est caché et non exhibé ou exhaussé comme
le visage16. Le texte le dit à la ligne 43 : « La sémiotique du signifiant et du subjectif ne passe
jamais par les corps. » mais il est ajouté : « Ou du moins, ce n’est qu’avec un corps déjà tout

en amies. Les primitifs peuvent avoir les têtes les plus humaines, les plus belles et les plus spirituelles, ils n’ont pas de visage
et n’en ont pas besoin. » (p.207)
15
« Mais le visage à son tour représente une déterritorialisation beaucoup plus intense, même si elle est plus lente. On pourrait
dire que c’est une déterritorialisation absolue : elle cesse d’être relative, parce qu’elle fait sortir la tête de la strate d’organisme,
humains non moins qu’animal, pour la connecter à d’autres strates comme celles de signifiance et de subjectivation. Or le
visage a un corrélat d’une importance, le paysage, qui n’est pas seulement un milieu mais un monde déterritorialisé. » (p.227)
16
Même un masque ne ferait qu’exhausser le visage et non le cacher, pour D et G.
entier visagéifié. ». Cela signifie que le corps n’a maintenant plus de sens que par la matrice du
visage, qui est comme une coordonnée univoque par laquelle toutes les parties du corps se
rapportent. Ce visage-paysage suppose un plan de consistance qui distribue des agencements
sur le plan social. Mais, alors que l’agencement des primitifs est collectif, polyvoque, le plan
social occidental est univoque, d’où le racisme. Son rapport à son dedans est un rapport de
retour à la mêmeté de chaque élément. La visagéification opère par ordre des raisons, rend
signifiant tout le visage, et tout le corps par rapport au visage. Cette opération dont parlent D et
G à la fin de ce texte est bien sûr à comprendre comme inconsciente, machinique, mais aussi
comme ce qui surcode une partie du corps pour mieux renvoyer à toutes les autres parties
décodées. Si bien que, paradoxalement, le visage ne fait plus partie du corps. Il est Tout et plus
tout à la fois. C’est un Sur-signifiant. On comprend alors la dernière thèse du texte :
« Inhumanité du visage » (l.44). Dépendant d’une machine abstraite, le visage n’est
littéralement pas humain, il découle d’un processus qui a ordonné les réalités de manière
« gâteuse » (l.2) pour reprendre le début du texte. C’est-à-dire de manière despotique, comme
la fin du texte l’explique. Ici, il faut remarquer comment D et G déplacent le champ lexical
social et machinique à un lexique politique. En vérité, la thèse de l’inhumanité du visage a pour
ultime conséquence de déterminer la production sociale du visage comme une politique.
L’installation d’une sémiotique mixte comme celle de la visagéité ne peut plus être pensée,
après les analyses auxquelles ont procédé D et G, que comme un agencement de pouvoir. Un
agencement qui est « autoritaire » (l.47). Et, une fois encore, le texte renvoie au système-mixte
qui marche de concert : la surface trouée est là pour transformer la matière inconnue tandis que
le mur blanc explique tout. D et G renvoient ultimement la visagéité à un système de production
social en ce sens que les agencements de pouvoir développent une politique déterritorialisée.
Le visage est un paysage, c’est-à-dire un monde qui a sapé les sémiotiques primitives. Ce
système a alors détruit tout rapport au dehors, et son territoire n’a plus rien d’humain, alors
même que D et G avaient parlé de déterritorialisation comme d’une possibilité existentielle de
redéfinir le champ du familier et de la défamiliarisation. Or la machine abstraite de visagéité
n’a pas pour politique de défamiliariser mais plutôt de familiariser l’ordre des réalités à un
même visage17, réagençant ainsi les rapports sociaux, comme on l’a vu avec le racisme qui, au
nom d’un modèle unique de première catégorie, regarde la différence comme un écart-type et
non, plus simplement, comme un autre modèle qui serait autre que le leur (auquel cas cela
rétablirait une forme de polyvocité, et l’idée qu’il existe autre chose que le visage 18). La
politique du visage est donc l’unification abstraite, générée, de l’humanité, et la prétention à
une universalité non-partagée par toutes les réalités, à commencer par les déviances, qu’il faut
pourtant intégrer justement pour ne pas créer de dehors et de multiplicité polyvoque. La
déviance devient déviance parce que paradoxalement intégrée dans le système du plan de
consistance, et n’est qu’une manière de montrer la désadéquation par rapport à un modèle
prétendu universel, tandis que la différence suppose une autre type de sémiotique possible
concurrente à la visagéité, ce que refuse évidemment la machine abstraite qui est bi-univoque.
C’est comme cela qu’il faut comprendre la tyrannie du visage : comme génératrice de

17
Le visage s’inscrit dans un réseau d’interprétations, il doit toujours rappeler autre chose que lui-même, comme le visage
d’Odette rappelle toujours à Swann un tableau, une musique qui sont autant de signifiants.
18
En ce sens-là, l’homme noir est un homme blanc trop ‘bronzé’, le juif un chrétien mal orienté, au nez trop long. C’est la
conformité au modèle de la machine abstraite qui produit, qui est en question.
déviances, et non de différences. C’est pourquoi « le visage est une politique. » (l.50). Parce
qu’il cherche le politiquement conforme, et oblige les réalités à s’y soumettre, s’y comparer,
même quand elles dévient, jusqu’à parfois la suppression.

Conclusion : défaire le visage


De bout en bout, notre texte aura eu pour finalité de montrer comment la machine
abstraite agence concrètement les réalités, d’abord en montrant comment la machine intègre les
écarts en les rendant « écarts-types » subjectivement, univocisant ainsi le modèle sémiotique,
puis en expliquant à travers l’exemple du racisme comment ce modèle permet de couper le
rapport entre le dedans et le dehors, pour enfin expliquer les stratégies de déterritorialisation
absolue. Ce modèle de la visagéité, despotique, a alors tout à voir avec le modèle scientifique
de la langue qui standardise, prend le pouvoir en créant des constantes et des variables, sur le
mode majeur. Le système mur-banc trou-noir brasse tout sur son passage, signifiant chaque
partie du corps en la visagéifiant, en la paysagéifiant. Le visage n’est ainsi pas du tout un apport
phénoménologique pour D et G, mais une machine, un agencement christique ayant une histoire
longue dans l’occident, du Christ en passant par l’art pendant la renaissance jusqu’à la
modernité. « Visage-bunker, disent D et G, au point que si l’homme a un destin, ce sera plutôt
d’échapper au visage, défaire le visage et les visagéifications, devenir imperceptible, devenir
clandestin, non pas par un retour à l’animalité, ni même par des retours à la tête, mais par des
devenirs-animaux très spirituels. » (p.234). Ce texte que nous venons d’expliquer a en fait pour
but dernier de critiquer spécifiquement l’inhumanité du visage, la matrice visagéifiante qui
transforme tout en signifiance reconnaissable. Si bien que la solution est de défaire le visage,
chose que D et G développent un peu plus loin dans le plateau en proposant une ontologie du
devenir multiple, des « taches de rousseurs qui filent à l’horizon, des cheveux emportés par le
vent. » (p.225). Si le texte a avant tout pour fonction de déterminer l’agencement concret par
ordre des raisons, par choix subjectifs, il dessine aussi en creux l’ordre différent du visage : un
ordre où « jamais le visage ne suppose un signifiant ou un sujet préalables. » (l.45). Pour défaire
le visage, en ce sens, il faudrait changer de politique. Et D et G entendent par politique une
politique de la langue, du système de linguistique. Ce changement passerait par le fait que le
visage ait un avenir dans l’asubjectif, et l’asignifiant, et qu’il n’ait plus à renvoyer à quoi que
ce soit d’un modèle universel. Bref, pour défaire le visage, il faudrait penser un concept présent
juste avant dans le plateau 6 : un corps sans organes, « rayon perpétuel de lumière, se mouvant
à une vitesse toujours plus grande, sans répit. » (p.210). Un corps qui échapperait à la machine
abstraite, et dans lequel le visage ne serait plus un « gros plan de cinéma », un « troisième œil »
qui vise les choses comme des paysages, mais une multiplicité d’intensité dynamique. On
comprend alors in fine deux choses : d’une part, se couler dans un visage voulait dire
s’introduire dans un système digital de signifiance, d’autre part, si défaire le visage veut dire
sortir de ce système pour reproduire des multiplicités sans les univociser, cela veut dire qu’en
dépit de tous les efforts de la machine abstraite pour ‘éteindre’ tout dehors (on l’a vu avec
l’explication de l’origine du racisme comme déviance-raciale-type), il reste toujours un dehors
auquel elle fait face, irréductible, et à cause duquel la sémiotique mixte pourrait s’effondrer.
Tout mouvement, aussi aberrant soit-il comme la machine abstraite, a rapport à un dehors autre
qui peut le menacer de nouvelle territorialisation.
ANNEXE

« On se coule dans un visage plutôt qu'on n'en possède un. D'après l'autre aspect, la machine
abstraite de visagéité prend un rôle de réponse sélective ou de choix : un visage concret étant donné, la
machine juge s'il passe ou ne passe pas, s'il va ou ne va pas, d'après les unités de visages élémentaires.
La relation binaire cette fois est du type « oui-non ». L'œil vide du trou noir absorbe ou rejette, comme
un despote à moitié gâteux fait encore un signe d'acquiescement ou de refus. Tel visage d'institutrice est
parcouru de tics et se couvre d'une anxiété qui fait que « ça ne va plus ». Un accusé, un sujet présentent
une soumission trop affectée qui devient insolence. Ou bien : trop poli pour être honnête. Tel visage
n'est celui ni d'un homme ni d'une femme. Ou encore ce n'est ni un pauvre ni un riche, est-ce un déclassé
qui a perdu sa fortune ? A chaque instant, la machine rejette des visages non conformes ou des airs
louches. Mais seulement à tel niveau de choix. Car il faudra produire successivement des écarts-types
de déviance pour tout ce qui échappe aux relations bi-univoques, et instaurer des rapports binaires entre
ce qui est accepté à un premier choix et ce qui n'est que toléré à un second, à un troisième, etc. Le mur
blanc ne cesse de croître, en même temps que le trou noir fonctionne plusieurs fois. L'institutrice est
devenue folle ; mais la folie est un visage conforme de nième choix (pas le dernier pourtant, puisqu'il y
a encore des visages de fous non conformes à la folie telle qu'on la suppose devoir être). Ah, ce n'est ni
un homme ni une femme, c'est un travesti : le rapport binaire s'établit entre le « non » de première
catégorie et un « oui » de catégorie suivante qui peut aussi bien marquer une tolérance sous certaines
conditions qu'indiquer un ennemi qu'il faut abattre à tout prix. De toute manière, on t'a reconnu, la
machine abstraite t'a inscrit dans l'ensemble de son quadrillage. On voit bien que, dans son nouveau rôle
de détection des déviances, la machine de visagéité ne se contente pas de cas individuels, mais procède
aussi généralement que dans son premier rôle d'ordination des normalités.
« Si le visage est bien le Christ, c'est-à-dire l'Homme blanc moyen quelconque, les premières
déviances, les premiers écarts-types sont raciaux : homme jaune, homme noir, hommes de deuxième ou
troisième catégorie . Eux aussi seront inscrits sur le mur, distribués par le trou. Ils doivent être
christianisés, c'est-à-dire visagéifiés. Le racisme européen comme prétention de l'homme blanc n'a
jamais procédé par exclusion, ni assignation de quelqu'un désigné comme Autre : ce serait plutôt dans
les sociétés primitives qu'on saisit l'étranger comme un « autre ». Le racisme procède par détermination
des écarts de déviance, en fonction du visage Homme blanc qui prétend intégrer dans des ondes de plus
en plus excentriques et retardées les traits qui ne sont pas conformes, tantôt pour les tolérer à telle place
et dans telles conditions, dans tel ghetto, tantôt pour les effacer sur le mur qui ne supporte jamais l'altérité
(c'est un juif, c'est un arabe, c'est un nègre, c'est un fou ... ,etc.). Du point de vue du racisme, il n'y a pas
d'extérieur, il n'y a pas de gens du dehors. Il n'y a que des gens qui devraient être comme nous, et dont
le crime est de ne pas l'être. La coupure ne passe plus entre un dedans et un dehors, mais à l'intérieur des
chaînes signifiantes simultanées et des choix subjectifs successifs. Le racisme ne détecte jamais les
particules de l'autre, il propage les ondes du même jusqu'à l'extinction de ce qui ne se laisse pas identifier
( ou qui ne se laisse identifier qu'à partir de tel ou tel écart). Sa cruauté n'a d'égale que son incompétence
ou sa naïveté. (…) Vous serez épinglés sur le mur blanc, enfoncés dans le trou noir.
Cette machine est dite de visagéité parce qu'elle est production sociale de visage, parce qu'elle
opère une visagéification de tout le corps, de ses entours et de ses objets, une paysagéification de tous
les mondes et milieux. La déterritorialisation du corps implique une reterritorialisation sur le visage ; le
décodage du corps implique un surcodage par le visage ; l'effondrement des coordonnées corporelles ou
des milieux implique une constitution de paysage. La sémiotique du signifiant et du subjectif ne passe
jamais par les corps. C'est une absurdité de prétendre mettre le signifiant en rapport avec le corps. Ou
du moins ce n'est qu'avec un corps déjà tout entier visagéifié. (…) Inhumanité du visage. Jamais le visage
ne suppose un signifiant ou un sujet préalables. L'ordre est tout à fait différent : agencement concret de
pouvoir despotique et autoritaire déclenchement de la machine abstraite de visagéité, mur blanc-trou
noir installation de la nouvelle sémiotique de signifiance et de subjectivation, sur cette surface trouée.
C'est pourquoi nous n'avons pas cessé de considérer deux problèmes exclusivement : le rapport du visage
avec la machine abstraite qui le produit ; le rapport du visage avec les agencements de pouvoir qui ont
besoin de cette production sociale. Le visage est une politique. »

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