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Philosophie moderne

Mini mémoire

Gassendi ou Philosopher en tâtonnant dans la nuit : de l’usage théorique de la figure de


l’aveugle-né et de son ancrage dans la tradition sceptique et probabiliste.
Une lecture ontologique et épistémologique de la cécité dans la Disquisitio metaphysica

1
« Les sceptiques n’ont jamais douté des apparences, ni argumenté contre elles, ou contre les choses
utiles à la vie, mais seulement contre des choses cachées, incertaines, vaines et destinées à faire
illusion. »1 s’exclame Gassendi à Descartes dans le débat sur la nature de la connaissance qui les oppose.
Déjà un peu auparavant, dans la Contre Méditation 2, article 2, portant entre autres thèmes sur la
possibilité de connaitre l’essence de la Mens comme res cogitans, et donc devant l’ambition folle de
Descartes de justifier le cogito comme transparent à lui-même et première chose connaissable permettant
de fonder les sciences et la métaphysique, Gassendi déclarait : « Ce que nous savons des choses
n’appartient pas, en tout cas, à leur nature intime ; Dieu a voulu que celle-ci nous reste cachée ; car la
connaissance que nous aurions n’est pas aussi nécessaire que celle de ses accidents. ». Dans une certaine
mesure, on peut dire que Gassendi est l’adversaire idéal pour contrer Descartes en ce sens qu’il est bien
loin d’un dogmatisme classique et que ses positions, modernisant dans un large ensemble certains partis
pris antiques tels l’ontologie matérialiste d’Epicure ou encore le scepticisme académique de Sextus
Empiricus, mettent en valeur, à l’âge moderne de la révolution galiléenne, une conception prudente et
probabiliste de la connaissance qui veut que plus nous appréhendons un objet déterminé dans le sensible,
plus nous en arrivons à le conceptualiser, sans jamais oublier que dans une perspective phénoméniste et
agnostique, cette conceptualisation n’est qu’un outil factice pour mieux penser le réel. Par-là même,
Gassendi est dans ce contexte épistémologique un auteur très proche des positions Pascaliennes dont le
scepticisme est tout entier tourné, non vers le domaine religieux et la toute-puissance divine, mais vers
un doute, une suspension du jugement émise sur la possibilité de connaitre véritablement la Nature des
choses, et donc d’atteindre ce qu’on pourrait appeler dans un vocabulaire kantien la chose en soi, nous
obligeant à rester amarrés dans le monde des phénomènes. Mais les positions gassendistes ne s’arrêtent
pas en si bon chemin, car elles promeuvent aussi des thèses essentielles concernant la connaissance dont
le matérialisme, le nominalisme ainsi que la théorie de la vision et de la vérité des apparences tiennent
lieu d’armes théoriques fortes et singulières. Un premier constat peut donc être réalisé à partir de ces
prémisses : Gassendi n’avance aucunement un optimisme ontologique mais au contraire un quasi-
dogmatisme négatif qu’on peut bien dire être teinté de scepticisme au sens où l’activité de la
connaissance est dite « impénétrante » et qu’elle ne peut percer directement la Vérité, d’où il s’ensuit
que son opposition avec Descartes est souvent originale et belliqueuse. Face à l’intuitionnisme et
l’innéisme intellectuels cartésiens s’oppose ainsi l’extrinsécisme agnostique gassendiste.
C’est précisément dans une volonté de renouer avec une tradition sceptique tout en la repensant depuis
les cadres de son temps et dans une volonté de mettre en doute les positions intrinsécistes de
l’intellectualisme cartésien que Gassendi met alors en scène une figure théorique - pareille à une arme
de contradiction - qui avait déjà été utilisée auparavant par les antiques et les modernes mais dont
l’emploi était alors encore très limité : celle de l’aveugle-né. L’aveugle-né en effet est mentionné 70 fois
dans La Disquisitio qui, nous le rappelons, contient à la fois les instances et les doutes de Gassendi mais
aussi les réponses cartésiennes aux problèmes posés, et son usage à proprement parler en tant qu’arme
théorique est requis à trois reprises. Trois moments qui sont essentiels car ils constituent les trois
principales discordes entre Gassendi et Descartes : celle du cogito (C-M 2), celle de l’origine de nos
connaissances qui comprend à la fois la question du statut du sensible, de la vision et de la formation
des idées - à savoir si nous avons ou non des idées innées - mais également la critique de la connaissance
de Dieu par la preuve ontologique et par l’infini (C-M 3) ainsi que celle du lien entre le corporel et
l’incorporel (C-M 5,6). Si elle paraît à première vue discrète, cette figure est en réalité très importante
et marque la philosophie gassendiste du début jusqu’à la fin de la Disquisitio et même détient une portée
qui va outre la confrontation avec Descartes, d’autant plus que celle-ci revêt autant un caractère littéral
que métaphorique car de la même manière qu’un aveugle-né, le sujet rationnel est pour Gassendi

1
Pierre Gassendi, Disquisitio metaphysica. Seu dubitationes, et instantiae: adversus Renati Cartesii
metaphysicam, & responsa, Contre méditation V, Instance Article 1, Paris, Vrin, éd. Rochot 1991, pp. 510

2
quelqu’un qui, pour acquérir le savoir, doit toujours tâtonner dans la nuit, connaître approximativement
et par bribes sans jamais accéder à une Nature cachée. Le philosophe lui-même n’est pas épargné, il est
cet aveugle tendant ses mains au juger depuis le sensible pour appréhender, intelliger les phénomènes
du monde et les voir de mieux en mieux, progressivement. Mais l’exemple du « cas-limite » qu’est
l’aveugle-né est résolument fécond à la fois par son aspect restrictif – Gassendi ne se contente pas de
parler vaguement d’un aveugle comme les sceptiques avaient coutume de le faire mais d’un aveugle-né
étant marqué par l’imperfection eu égard à la providence divine mais non par le non-être– et par sa
portée historique – car en premier lieu l’aveugle est lui-même utilisé par son adversaire Descartes dans
un contexte dogmatique sur la question de l’objectivation de la loi subjective de la vision dans la
Dioptrique, et en second lieu l’aveugle-né résonnera avec le fameux problème de Molyneux et de
l’aveugle en général notamment chez Montaigne et Diderot qui en proposeront un traitement sceptique
et agnostique pour battre en brèche, eux aussi mais différemment de Gassendi, l’innéisme cartésien.
Deux questions principielles se posent alors : quelles sont les modalités d’apparition de cette figure et à
quel point celle-ci reflète les principaux enjeux de la philosophie gassendiste au-delà de la Disquisitio
d’une part ? Et d’autre part, peut-on aller jusqu’au bout de l’identification de l’aveugle et du philosophe
quand Gassendi témoigne à Descartes de notre cécité commune, et quelle postérité philosophique cette
identification aura-t-elle dans le traitement de la question ?
Après avoir examiné dans un premier temps les modalités d’apparition et l’apport argumentatif
indéniable de la figure de l’aveugle-né dans la Disquisitio et les contre-méditations I, III et VI, il faudra
voir en creux que cette figure symbolise et cristallise trois points de doctrine principaux inséparables
l’un de l’autre chez Gassendi, à savoir sa théorie métaphysique de la connaissance et de la providence
divine, son nominalisme, et son ambition de fonder une physique qui est paradoxalement « science des
apparences ». Enfin, c’est depuis ce sol théorique fondé par-delà la Disquisitio que nous pourrons en
seconde instance comprendre la portée des analyses gassendistes sur l’aveugle-né, certes maigres
quantitativement par rapport à d’autres œuvres mais riches qualitativement par la voie épistémologique
singulière qu’elles ouvrent, notamment si on étudie sa différence de traitement par la tradition
philosophique.

I. L’aveugle en proie au doute sceptique, agnostique et phénoméniste : l’introduction d’un cas-


limite au service d’une destitution de la métaphysique cartésienne.

Pour entreprendre nos premières considérations, il nous faut porter notre analyse sur la manière dont
Gassendi met en scène la figure de l’aveugle-né afin de contrer les thèses cartésiennes dont Gassendi est
persuadé de la fausseté, notamment la conception selon laquelle nous aurions des idées innées et une
connaissance intuitive n’ayant aucun rapport avec le sensible et l’extérieur. Cette pensée anticartésienne
dessine les premiers contours de la philosophie probabiliste et nominaliste de l’auteur qui souhaite
promouvoir un modèle finalement plus humble que Descartes, à savoir une connaissance intra-historique
qui demande une certaine progressivité. Au dessein ontologique ambitieux des Méditations
Métaphysiques cartésiennes, Gassendi substitut une épistémologie résolument moderne dont la
caractéristique est d’avouer une certaine impénétrabilité du réel et de l’essence des choses desquels on
ne peut connaitre que les attributs et les accidents et non la Nature intime, bien qu’une progressivité soit
possible. On va alors voir que ces thèses métaphysiques entretiennent un lien fort avec trois courants de
pensée dont Gassendi est le repreneur et l’actualisateur : le matérialisme épicurien, le nominalisme
théologique, et le scepticisme qui n’est à proprement parler pas un scepticisme antique sinon un
scepticisme articulé autour d’une pensée agnostique et phénoméniste.

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1. Contre le cogito cartésien et la connaissance de la nature de l’Esprit : première introduction
de l’aveugle comme pierre d’achoppement de la critique nominaliste de l’intellectualisme
cartésien (Contre-méditation II)

La première occurrence notable de l’aveugle-né apparait au Huitième doute de la deuxième contre-


méditation portant avant tout sur la possibilité métaphysique du cogito qui repose, selon Descartes, sur
une auto-intellection immédiate et intuitive de l’être qui doute d’une part, et d’autre part sur l’épisode
célèbre du morceau de cire durant lequel Descartes essaye de montrer, dans la perspective d’une
connaissance intellectualiste, l’irréductibilité de la chose à ses attributs et ses accidents. Deux épisodes
qui se suivent l’un l’autre et que Gassendi critique au plus haut point car leur bien-fondé est en tout état
de cause dubitable. Dubitable parce qu’à bien y regarder, Descartes n’affirmerait rien de la Nature de
l’esprit ni du fait qu’il est plus connaissable que le corps mais au contraire ferait l’expérience d’une
certaine obscurité de son propre moi pour la raison qu’il fonde son ontologie sur un préalable
intellectualiste et intuitif. Pour Descartes en effet, le cogito n’est pas le résultat d’une consécution
logique mais le fruit d’une intuition qui se marque par l’existence nécessairement substantielle de la res
cogitans l’amenant à formuler le fameux principe : « ego sum, ego existo » dont l’intitulé marque déjà
le redoublement du sujet et sa réflexivité dans l’affirmation « je je suis, je j’existe ». Mais déjà alors,
Gassendi n’est pas convaincu par cette intuition intellectuelle qu’il pense impossible.

« Tout cela démontre que vous existez à partir du fait que vous voyez
distinctement et connaissez l’existence de la cire et de ses accidents. : mais ne
prouve pas que par-là même vous connaissiez distinctement ni indistinctement
qui vous êtes et quel vous êtes (…) n’admettant aucune chose en dehors de vous
en dehors de l’esprit, et par conséquent faisant exclusion des yeux, des mains et
des autres organes corporels, vous n’en avez pas moins parlé de la cire et de ses
accidents, que vous voyiez, que vous touchiez (…) mais de même que vos
déductions au sujet de la cire prouvent seulement qu’il y a une connaissance de
l’existence de l’esprit, mais non pas de sa nature, de mêmes toutes ces autres
raisons n’en prouveront pas davantage. » (p.180, Rochot)

La critique gassendiste s’attaque directement au préjugé cartésien selon lequel nous pourrions atteindre
une connaissance pleine et positive de l’Ego. Car en effet, ce que Gassendi met en lumière, c’est
l’impossibilité pour Descartes de se défaire d’une connaissance des accidents pour parler d’une
connaissance de l’essence. Descartes en effet ne fait que de dire ce que n’est pas la mens2, et ce que n’est
pas la cire, mais à aucun moment il n’arrive positivement à affirmer ce qu’est véritablement le cogito
ou la cire. Et quand bien même cela est ensuite avancé par Descartes lorsqu’il dit que « je suis une chose
qui pense, qui affirme, qui nie, qui doute », Gassendi déclare ces analyses expressément floues et vagues
en tant qu’elles ne renvoient à rien de déterminé si ce n’est à des facultés de jugement qu’on pourrait
dire accidentelles, essayant par-là même de montrer à Descartes que son vocabulaire en appelle à une
intuition qui n’existe pas. Il n’est d’ailleurs pas hardi ni surprenant de rencontrer au détour de cette
analyse la mention d’une doctrine cartésienne qui ne ferait aucunement appel aux organes corporels et
qui ferait fi des yeux car ce que remarque directement Gassendi concernant la théorie du fondement de
la connaissance cartésienne, c’est sa relative exclusion du domaine corporel qui est dit moins connu que
le domaine de l’Esprit. Or, c’est ici à un recentrement qu’opère Gassendi car il entend montrer à
Descartes qu’aucune connaissance ne peut se dispenser d’un ancrage dans le sensible, ce que Descartes
tente de pourtant de contourner par la découverte intuitive du cogito. Pour Gassendi il faut voir pour

2
Ibid. p.180 : « Car ce ne sont à vrai dire que des négations, et l’on ne demande pas ce que vous n’êtes pas, mais
bien enfin ce que vous êtes. (…) Mais d’abord dire que vous êtes une chose, ce n’est rien dire de connu. »

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connaitre ou en tout cas sentir au sens le plus fort du terme tandis que Descartes semble déplacer le
propos vers l’idée d’une intellection spontanée des qualités premières, lesquelles doivent être séparées
des accident et des qualités secondes. Cette pensée cartésienne, somme toute scolastique dans ses
grandes lignes, n’interpelle pas moins Gassendi par son ambition démesurée de pouvoir pénétrer la
Nature des choses. Cependant, c’est sur le terrain du voir et du non-voir que les deux auteurs vont
s’affronter et introduire l’aveugle-né pour la première fois. A l’affirmation gassendiste selon laquelle
les choses nous restent cachées et selon laquelle il faut d’abord sentir pour connaitre, dans un processus
intellectif qui demande une opération « presque chimique » de l’esprit et du corps, Descartes répond en
disant que cela est une chose que nous pouvons distinguer dans la cire divers attributs tels que la
blancheur, la dureté, mais que c’est autre chose que « le pouvoir de connaître le changement de cette
dureté, de cette liquéfaction etc… Car tel peut connaitre la dureté qui pour cela ne connaitra pas la
blancheur, tel l’aveugle-né. ». Ainsi donc, face au doute gassendiste, Descartes fait valoir la force de
l’esprit de pouvoir connaitre les attributs et la nature des choses, mais il le fait sur le terrain d’un voir et
d’un toucher qui ne sont pas ceux des organes corporels mais bien ceux de la pensée de voir et de
toucher. Cela doit nous arrêter car il y a là une première ligne de partage de la figure de l’aveugle qui
va être effectuée par les deux auteurs : là où Gassendi avait fait valoir le modèle de la privation de la
vision de l’Esprit qui ne peut connaitre en premier lieu que par les organes corporels, Descartes introduit
un aveugle-né voyant par l’Esprit, si l’on puit dire, si bien que s’oppose clairement ici un usage sceptique
et usage dogmatique de la cécité. Cela renvoie aux écrits de la Dioptrique cartésienne où Descartes déjà,
calquait le modèle de la vision et de la lumière sur le modèle du bâton de l’aveugle recevant par sa canne
les informations et les intellectualisant du sensible vers l’intelligible. On n’avait alors pas à faire avec
un aveugle pensé exclusivement sur le modèle d’une privation, mais bien sur le modèle d’une
clairvoyance intellectuelle. Pour Descartes, l’âme surplombe le corps, est mieux connue que lui, alors
que chez Gassendi le traitement fait de l’aveugle avance encore autre chose qui est paradoxale et
double : à la fois nous avons besoin des sens et des organes corporels pour intelliger, l’aveugle étant
dans ce système une privation, une imperfection divine, et en même temps, dans un même système, le
sujet rationnel lui-même est touché naturellement par cette cécité intellectuelle qui fait que nous ne
pouvons jamais connaitre qu’une surface assez profonde des choses mais jamais son fond constant. Deux
approches donc, qui mettent en relief le début d’un affrontement entre deux théories de la connaissance
et donc par conséquent entre deux théories de la vision qui ne sont jamais sans rapport avec une
modélisation de l’aveugle-né. Car chez Gassendi, même un voyant restera toujours, en un certain sens,
un malvoyant, ce qui fait la singularité de sa conception qui emprunte au scepticisme académique et sa
thèse selon laquelle nous ne pouvons juger dogmatiquement de l’existence ou non d’une Nature
inconnaissable, puisque nous ne la connaitrons pas mais que nous nous mettons tout de même en
recherche d’elle. A ceci près que Gassendi va encore plus loin dans la perspective sceptique et, au lieu
de maintenir le principe de la neutralisation des thèses par leur contrebalancement et par la sauvegarde
principe de non-contradiction, la transforme presque en un dogmatisme négatif, un agnosticisme, en
séparant ce que nous voyons et dont nous savons l’existence et cette même chose mais dont nous ne
connaissons jamais l’essence véritable :

« Et à tout instant, certes, que de choses devant nos yeux et à portée de


nos mains, desquelles, tout en sachant qu’elles existent, nous ne savons
pas ce qu’elles sont, et avons coutume de nous le demander. »

Dans cette perspective, il faut distinguer chez Gassendi l’essence, l’existence mais aussi le concept.
Comme le rappelle Bloch dans La Philosophie de Gassendi, l’essence est quasi inconnaissable chez
Gassendi et ne se réduit jamais aux attributs connaissables dans l’existence de l’objet, tandis que nous
pouvons, chemin faisant, connaitre de plus en plus un objet en le conceptualisant et en en construisant
facticement les contours. Bloch insiste notamment chez Gassendi sur deux courants dont il est manifeste

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qu’ils ont beaucoup influencé sa pensée : le probabilisme et le phénoménisme. Gassendi est donc dans
cette mesure un critique acharné de la manière dont Descartes conçoit l’accès à la connaissance et le
fondement du cogito comme fondement de la Connaissance avec un grand C. Ce qui l’amène à lui
rétorquer : « quant à vous, vous n’avez jamais pensé que, pour rendre une substance manifeste, il fallût
recherche autre chose que ses divers attributs. ». Dédaignant l’enquête cartésienne, Gassendi promeut
ainsi une théorie de l’aveuglement généralisé qui n’est pas sans rapport avec un scepticisme
épistémologique. Toutefois sa thèse est assez complexe et ne se réduit pas à l’idée d’une
inconnaissabilité totale des choses, mais consiste bien plutôt dans l’idée que bien que nous puissions
connaitre un objet de mieux en mieux grâce à ses attributs, nous ne le connaissons de cette meilleure
manière qu’en tant qu’il reste phénomène, et non en tant que chose en soi, en tant que nature réelle.
Gassendi ne critique donc pas Descartes sur l’idée que connaitre les attributs de la cire, c’est connaitre
la cire, mais sur l’idée que connaitre les attributs de la cire équivaudrait à connaitre la cire dans sa
substance-même alors qu’en vérité, nous ne connaissons l’objet qu’en tant qu’il reste une donnée
construite : soit un ensemble de propriétés conceptualisés dans l’Esprit. Cette théorie de l’aveuglement
généralisé, qui s’accorde à l’idée phénoméniste que le concept aide à penser le réel mais ne renvoie à
rien de réel, n’est donc pas une cécité complètement négative mais une voie intermédiaire qui concilie
la possibilité d’une certaine connaissance acquise progressivement, et la providence divine qui veut que
la Nature nous reste cachée. En ce sens, si le projet de Gassendi semble plus humble que celui de
Descartes, c’est aussi et dans un même mouvement parce que la pensée qu’il a du Réel, du vrai fond des
choses, est pensé comme hautement inconnu et puissant, alors que chez Descartes le réel n’était rien
d’autre qu’une évidence que la clarté et la distinction nous faisait voir par l’âme. Pour résumer : l’homme
voyant se pense sur la modalité d’un aveugle intelligeant par l’âme pour connaitre, passant du subjectif
à l’objectif, tandis que chez Gassendi l’homme-voyant est un quasi aveugle perpétuel n’ayant qu’une
vision myope de la réalité et n’atteignant jamais la Nature des choses, étant obligé de tâtonner dans la
nuit pour progresser dans le savoir. Cette introduction de l’aveugle-né dans la seconde contre-
méditation, qui est encore limitée, permet cependant de mettre en avant deux théories de la cécité
intellectuelle qui s’entrechoquent et qui cristallisent le débat entre Descartes et Gassendi. Gassendi peut
alors douter de deux choses : que nous connaissons mieux l’Esprit que le Corps, chose en tout point
dubitable par le fait que tout ce que nous connaissons de l’Esprit se fait d’abord par le sensible3, et l’idée
que Dieu nous aurait permis de connaitre l’essence des choses alors-même qu’il semble que nous ne
connaissions que les singuliers, et non les essences. D’où le début d’un nominalisme gassendiste qui
sera très présent dans les critiques suivantes.

2. Contre la théorie intrinséciste de la connaissance et le problème du soleil : l’aveugle au service


d’une théorie de la connaissance, de la vision et de l’image pour promouvoir un nominalisme
extrinséciste. (Contre-méditation III)

Afin de comprendre la deuxième attaque gassendiste – la plus importante car elle est celle dédiée toute
entière à l’aveugle dans le titre-même - qui concernera cette fois-ci la nature de la connaissance et le
statut du sensible, le processus par lequel nous pouvons connaitre, ainsi que le traitement de l’aveugle-
né qui va y être fait, il nous faut retenir plusieurs éléments de la critique du cogito. Il nous faut en effet
comprendre le lien établi directement entre la théorie d’une cécité de l’homme à certains aspects du
monde, à l’essence, et la théorie quasi sensualiste d’une connaissance qui ne peut uniquement provenir
d’une intuition généralisée demandant de connaitre l’essence pour démontrer la connaissance de
l’existence – ce qui est un sophisme pour Gassendi car l’existence se sépare de l’essence et n’est qu’une
position dans l’être, non un prédicat de l’essence - mais doit aussi s’approcher approximativement de la
vérité grâce au sensible et aux organes corporels. A partir de ces premières approches se comprend la

3
Ibid., p.194 : « Or c’est en vertu des attributs du corps que les attributs de l’Esprit sont connus. »

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critique de la Contre-méditation III, doute III, où Gassendi réfute l’idée de notions innées et intrinsèques
à l’homme qui lui permettraient de connaitre les choses et leur nature sans avoir à se référer à l’extérieur
et au sensible. L’aveugle-né va être alors une arme théorique au service d’une doctrine nominaliste de
Gassendi qui réfute que d’une part les notions communes soient des notions innées et internes ne
provenant au départ d’aucune intellection sensible du singulier pour conceptualiser l’objet, et qu’il y ait
discontinuité ontologique entre la vision sensible et subjective du soleil et l’objectivité de la perception
des astres d’autre part. La démonstration est alors très simple et consiste dans le fait de démontrer, depuis
l’aveugle-né, l’origine extérieure de nos idées et la possibilité de fonder une « science des apparences ».
L’aveugle-né est alors au cœur d’un véritable dispositif théorique qui, nous l’avons vu, approche cette
figure mystérieuse autant du point de vue métaphorique (l’aveuglement de la créature face à la nature)
et littéral (ici la privation réelle de vision). Mais le passage ci-présent du métaphorique au littéral nous
permet de repenser la fonction du sensible, son statut, afin de comprendre ce que Gassendi entend
réellement par cécité. On sait que le problème de la vision est chez Gassendi une question immense dont
il ne manque jamais de rappeler la complexité par le fait d’une subjectivité de la perception qu’il faut
savoir ramener à l’objectivité des lois optiques. Mais avant d’aller plus loin, comprenons l’attaque de
Gassendi sur Descartes qui avance une position intrinséciste selon laquelle nos idées proviendraient de
nous et non de l’extérieur. Or Gassendi va prouver de manière simple la fausseté d’une telle proposition
en prenant le cas-limite de l’aveugle-né – non exclusivement cependant puisque la figure du sourd est
aussi présente :

« C’est ainsi que vous considérez comme une raison d’admettre que les Idées
proviennent des choses le fait que la nature semble nous l’enseigner et que nous
éprouvons qu’elles ne dépendent pas de nous ni de notre volonté. Mais, sans
rien dire de ces raisons ni de leurs solutions, il fallait aussi fortement formuler
et résoudre, entre autres objections, celle de savoir pourquoi, chez un aveugle-
né, il n’y a aucune idée de la couleur, ou chez un sourd, aucune idée de la voix ;
sinon parce que ces choses extérieures n’ont pu envoyer d’elles-mêmes aucune
de leurs espèces dans l’esprit de cet infortuné, car dès sa naissance les accès ont
été interdits, et des obstacles n’ont cessé d’être opposés à leur passage. » (p.224,
Rochot).

Le passage, par sa limpidité, offre une théorie nette de la connaissance chez Gassendi qui, on peut bien
le dire, se caractérise par son extrinsécisme originaire. L’homme reçoit de l’extérieur les informations
qui lui permettent d’intelliger les choses, tandis que par conséquent, chez l’aveugle, la privation de la
donnée de la vue empêche une certaine connaissance et reconfigure toute une expérience sensible que
l’homme voyant ne connait pas totalement, bien qu’il lui soit lui-même sujet à ne connaitre beaucoup
des choses extérieures et de leur nature sinon en les recevant. Mais dans un cas comme dans l’autre,
Gassendi refuse encore une fois toute possibilité d’une connaissance qui serait originairement interne.
Que la connaissance, après avoir été saisie par les organes corporels, soit ensuite digérée, conceptualisée
par les facultés de l’âme, Gassendi ne le rétorque jamais, mais cette connaissance ne peut justement être
innée parce qu’elle se forme, s’accroit en construisant des concepts utiles mais non vrais. C’est à
l’innéisme cartésien et son mode de démonstration que s’en prend Gassendi car – rappelle-t-il – « ne
perdons pas le sens commun. Les difficultés ont été esquivées. Toute idée est une image et provient des
sens. » (p.282). En d’autres termes, l’aveugle-né est ici un dispositif théorique, une preuve
épistémologique4 à proprement parler, qui doit démontrer l’impossibilité de toute idée innée et l’origine
sensualiste de toute connaissance, d’autant plus dans la mesure où cette figure est la plus efficace pour

4
CF TITRE IBID, « Troisième doute : De l’origine extérieure de nos idées, prouvée d’après celles qui sont absentes
chez les aveugles et les sourds. »

7
mettre en emphase l’origine corporelle de toute idée, l’aveugle étant celui à qui il manque un de ces
organes corporels, et non pas le moins important car le problème de la vision est relativement
problématique chez Gassendi. Cependant, tout ce dispositif ne vise jamais à conceptualiser l’aveugle-
né et ses sens dans leur originalité, car chez Gassendi on trouve cette idée limitative que l’aveugle est
tout entier une imperfection par rapport à l’être - ce qui l’empêche de s’intéresser à l’aveugle en tant que
tel comme le fera plus tard des auteurs comme Diderot ou Montaigne – mais vise bien à comprendre
par-là même et à rendre palpable la question de la vision. La suite du texte nous le révèle car Gassendi
s’oppose encore une fois à une affirmation de Descartes complètement liée à celle de l’aveugle : « nous
avons deux idées du soleil, l’une que nous avons reçue des sens, par laquelle il nous parait, si l’on veut,
fort petit, l’autre, qui nous vient des considérations astronomiques, par laquelle nous le concevons fort
grand ; or celle-là nous parait la plus conforme à l’objet et la plus vraie qui ne se tire pas des sens, mais
qui est obtenue à partir de notions innées. ». Cette affirmation va alors demander à Gassendi de
développer longuement une théorie de la connaissance qui est inséparable d’une théorie de la vision et
d’une « science des apparences ». Car en effet, comme il l’a bien montré auparavant, on ne pourrait dire
que nous avons des notions innées étant donné que nous recevons les idées des sens et du monde. Il
s’ensuit donc que la séparation ontologique et épistémologique dont parle Descartes entre deux idées du
soleil est un non-sens car en vérité il y a une idée unique du soleil qui évolue – on retrouve ici une
conception probabiliste de la vérité – sous réserve de différentes médiations (on sait que Gassendi écrit
au moment de la révolution galiléenne et des premiers télescopes). La vérité et l’objectivité en effet ne
sont pas chez Gassendi le fruit d’un savoir clôturé sur lui-même et qui dériverait de la doxa des sens,
car auquel cas on rendrait incompréhensible le lien épistémique entre les sens de l’homme et le monde,
mais résultent en tout état de lieu d’une connaissance qui s’approfondit à mesure que nous la façonnons
et à mesure que nous essayons de l’éclaircir. Pour le dire autrement, si on part du présupposé gassendiste
selon lequel l’homme est myope et ne peut avoir accès immédiatement et intuitivement aux notions
communes et vraies, mais doit auparavant s’en forger l’idée à mesure que les sens sont en éveil, et si on
refuse le présupposé cartésien de la lumière du bon sens partagée par tous une fois la science fondée et
le préjugé de la séparation entre un monde connu infondé dans la science et trompé par la fausseté des
apparences et un monde physique et mécaniste vrai, on doit admettre que l’idée du soleil tel qu’il est vu
par les yeux d’un homme – c’est-à-dire petit - est la même idée que celle forgée par l’astronome et qui
dit que le soleil est grand. Seulement, celle-ci est acquise par les sens, et puis réformée peu à peu par la
faculté de l’entendement qui raisonne à partir de cette image et à partir d’instruments et non en se
coupant d’elle

« Agrandissons donc tant que nous pouvons celle (l’idée) que nous
recevons des sens, tendons notre esprit de toutes nos forces ; mais
néanmoins nous ne faisons qu’accumuler en nous les ténèbres : et toutes
les fois que nous voulons avoir sur le soleil une pensée distincte, il faut
que l’esprit revienne à l’espèce qu’il en a reçue. »

« C’est ainsi que lorsque deux tours se présentent devant nous, nous percevons l’une et l’autre par
Idée. (…) par voie de conséquence raisonnée, compte tenu de la distance, et par agrandissement de
l’espèce sensible rapportée en quelque façon à la chose telle qu’elle est. » (p.236, Rochot)

Cette thèse fournit une première donnée fondamentale de la physique gassendiste, à savoir une physique
qui étudie le degré ontologique et véritatif des apparences. Contre Descartes, Gassendi réaffirme une
vérité des apparences, et réalise tout autant une objectivation du subjectif qu’une subjectivation de la
connaissance objective si on puit reprendre cette expression de Panofsky concernant la forme
symbolico-historique de la perspective, en ce sens que les deux idées du soleil « sont conformes au
soleil, mais l’une plus et l’autre moins. (…) Car l’idée du soleil qui vient par les sens seulement est

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agrandie par la puissance propre de l’esprit dans la mesure même où le soleil, comme il est constant, se
trouve à une grande distance de nous. ». Gassendi, en cela, ne pense pas une vérité qui serait intime et
s’auto-produirait, mais reste bien dans la tradition de la vérité comme aedaquatio et comme hexis, ce
qui montre bien aussi pourquoi, dans une certaine mesure, il choisit l’aveugle-né comme arme théorique
et non autre chose car l’aveugle est justement celui qui, dans une coprésence avec le monde, n’est
aucunement dans le même rapport d’adéquation avec les objets car n’usant pas des mêmes sens, si bien
que ce qui est en jeu ici n’est pas tant la privation dont est porteur l’aveugle depuis sa naissance mais
bien la conséquence de ces ténèbres auxquelles il fait face, à savoir la modalité relationnelle et
interpénétrante d’avec les objets qui tient de la construction épistémique et non de la « révélation »
métaphysique. C’est alors tout bonnement sur le modèle de l’homme-aveugle que Gassendi pense la
recherche épistémique de l’humanité. De cette conception de la vérité découle nécessairement un conflit
sur l’origine du vrai et l’innéisme :

« Et voulez-vous voir comment la nature n’a rien mis en nous d’une pareille
vérité ? Cherchez à le découvrir chez un aveugle-né. Vous verrez d’abord que
dans son esprit elle n’est point colorée ou lumineuse ; vous verrez ensuite
qu’elle n’est point ronde, si quelqu’un ne l’en a averti et s’il ne l’a lui-même
auparavant manié quel qu’objet rond. » (p.226, Rochot)

La réponse cartésienne au problème de l’innéisme est évidemment pertinente et belliqueuse au sens où


Descartes fait preuve à son tour de scepticisme, et même, à l’instar de Gassendi, tente un rapprochement
entre la condition de l’aveugle et la condition de l’homme sain : « car comment savez-vous qu’il n’y a
aucune idée chez un aveugle-né. ? Alors que parfois chez nous, bien que nous fermions les yeux, des
sensations de lumière et de couleur se trouvent néanmoins excitées. » (p. 228). Mais cette réponse est
pour Gassendi insatisfaisante car elle fait fi de la providence divine et du statut qu’il a accordé aux yeux
et au savoir : « j’en ai cherché la cause (le fait que l’aveugle n’ait pas d’idée de la couleur) dans le fait
que, grâce à Dieu, nous avons des yeux ouverts par où nous recevons les couleurs. ». Ici Gassendi ne
parle pas de clairvoyance intellectuelle de l’homme mais d’une recherche rendue plus facile par la mise
à disposition par Dieu d’un organe corporel unique en son genre car il permet la réception de l’image :
les yeux. Pour creuser cette différence, Gassendi va même réaliser quelque chose qui aura une postérité
dans l’histoire philosophique en personnifiant concrètement l’aveugle en question dans une personne
connue par lui, passage qui porte la dimension de cette figure à un niveau encore plus haut dans
l’argumentation philosophique de l’auteur :

« J’ai connu autrefois un aveugle de naissance qui travaillait la Philosophie. Je


me souviens avoir plus d’une fois placé devant lui, tant en plein soleil qu’à
l’ombre, diverses couleurs, et lui avoir dit de se rendre compte s’il y avait
quelque différence : or jamais il n’en reconnut aucune. Si vous ne le croyez pas,
faites l’expérience. (…) J’ajoute même, en accordant que chez l’aveugle il se
produise un sentiment de clarté et de couleur comme celui qui parfois est excité
en nous et quand nous avons les yeux fermés, que la même difficulté demeure
encore à lever : d’où donc cet homme recevrait-t-il cette vague impression de
lumière et cette idée de couleurs, à moins que ce ne soit de l’extérieur ? »

L’argumentation en effet prend ici une ampleur inespérée car Gassendi réussit l’exploit, influencé
certainement par sa doctrine nominaliste qui veut que nous ne connaissions réellement que des choses
singulières tandis que tout le reste n’est que concept, généralisation construite, de faire la synthèse du
singulier et de l’universel en faisant de l’aveugle-né un personnage en chair et en os, connu dans le vécu,
que Gassendi a côtoyé et grâce auquel il a pu réaliser une expérience. Et le mot expérience est bien à
retenir car ici, Gassendi raconte à la fois une expérience vécue qui est aussi expérimentation scientifico-

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empiriste. Gassendi en effet tente de montrer à l’aveugle diverses couleurs, et demande à celui-ci un
témoignage, ce qui est essentiel car d’une part il y a variation de l’expérience par la diversité des
couleurs, et d’autre part existe une attitude gassendiste méticuleuse de réussir à tirer des conclusions à
partir d’un échantillon concret. En plein âge d’or de l’expérimentation scientifique, Gassendi semble ici
ajouter une nouvelle dimension à la figure de l’aveugle en le rendant à la fois objet d’expérience et objet
singulier. Plus encore, c’est originairement en tant qu’objet singulier que l’aveugle-né est objet
d’expérience, et non en tant que concept général, bien qu’il puisse ensuite parvenir à ce statut. En ce
sens on comprend pourquoi Gassendi critique hautement la distinction cartésienne entre l’organe
corporel et la faculté de voir en disant que ce n’est pas le manque d’yeux qui pose problème mais
l’absence d’une faculté incorporelle de voir. En effet, l’aveugle étant singulièrement étudié comme sujet
ayant un corps différent mais une âme similaire à l’homme sain, et la connaissance devant tout d’abord
passer par l’image, il est absurde de conclure que l’aveugle manque simplement d’une faculté de vision
qui relèverait d’une vision de l’âme, puisque tout au plus peut-on dire que c’est parce que l’organe
corporel est manquant que la vision de l’âme est obstruée, mais non l’inverse qui serait un préjugé
intellectualiste. Car l’aveugle possède bien la faculté de concevoir à partir de ses sens, mais sa faculté
de la fantaisie est différemment proportionnée par rapport aux données externes qu’il reçoit. On constate
ainsi que les positions gassendistes permettent véritablement de sortir des considérations cartésiennes
qui voudraient donner plus d’importance à l’Intellect qui donnerait des idées claires et distinctes, par
rapport à la fantaisie qui fournirait des idées confuses. Par l’exemple de l’homme masqué, et de l’homme
à visage découvert se formule cette hypothèse. En effet je connais l’homme à visage découvert par une
« image vraie » alors que je connais l’homme masqué par déduction puisqu’il semble que je retrouve
dans cet individu, à défaut d’un visage, des formes humaines. Mais que ce soit l’une ou l’autre idée, qui
ont deux modes d’obtention différents mais relèvent ensuite de l’Intellect, l’une me dit que c’est un
homme, et l’autre que ce doit être un homme. En d’autres termes, l’intellection de l’homme masqué,
bien que provenant d’une consécution logique et intellectuelle, est paradoxalement plus confuse que
l’intellection par image vraie car elle n’est qu’une analogie et non une découverte claire et distincte
d’une image de cet homme. Nous postulons donc que c’est dans le cadre d’une connaissance
intellectualiste et métaphysico-intuitive toujours affaiblie et remise en chantier que la figure de l’aveugle
prend tout son sens. Celle-ci représente effectivement une tension entre la singularité de chaque Idée
formée de l’extérieur et un entendement qui peine à entrer dans le fond des choses et à ôter le masque
de la Nature – ce qui se voit par ailleurs dans ce rapprochement assez évident entre la figure de l’homme
masqué qui encore une fois renvoie chez Gassendi à cette théorie de la cécité intellectuelle originaire.

3. Contre la connaissance positive de Dieu, des notions innées et communes, et de l’essence des
choses matérielles : l’aveugle au cœur de la question du corporel et de l’incorporel, des notions
conceptuelles et de la substance (Contre-méditation V)

Avant de poursuivre ce qui sera la dernière critique gassendiste qui porte sur la connaissance de Dieu,
nul doute qu’il nous faille retenir plusieurs éléments essentiels : Gassendi a longuement réfuté grâce à
l’aveugle-né le dispositif innéiste de Descartes et a montré la fragilité d’une connaissance intuitive, et
en creux il a donc théorisé une noétique de la connaissance toute entière marquée par la cécité et l’effort
pour connaitre de mieux en mieux les choses. Toutefois, il faut absolument remarquer que cette approche
extrinséciste et agnostique est tout de suite reprise avec beaucoup plus de précision doctrinale dans la
contre-méditation IV, de laquelle nous ne résumerons que les points principaux avant d’en venir à la
contre-méditation V et VI qui entendent montrer l’impossibilité d’une connaissance positive de Dieu et
d’un surplomb de l’incorporel sur le corporel. En premier lieu, Gassendi va filer l’exemple de l’aveugle-
né pendant toute la méditation IV afin de fonder un nominalisme métaphysique, lequel permet d’insister
longuement sur l’importance de l’usage des sens. « Il est faux que, si un homme était resté privé dès sa

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naissance de l’usage des sens, il aurait les mêmes idées et plus pures encore que celles qu’il a après
usage des sens. » nous dit Gassendi, avant de poursuivre :

« c’est que Dieu ne saurait nous faire de reproches si nous ne reconnaissons pas comme
il convient son existence d’après ses œuvres : car chacun pourrait en effet lui répondre :
Pourquoi m’avez-vous tiré hors du ventre maternel, ou ne m’avez-vous pas aveuglé
aussitôt, et privé entièrement de tous mes sens ? ».

Il s’agit toujours de combattre l’intrinsécisme de Descartes, mais cette fois sous l’égide de la question
du corporel et de l’incorporel. Gassendi critique en effet l’idée cartésienne selon laquelle le corps et
l’espèce seraient un obstacle pour l’âme, mais aussi l’idée que le corps ne saurait former des concepts
universaux. Or c’est bien sur ces points que Gassendi va développer son nominalisme : en montrant que
le triangle et son idée n’est pas une idée innée éternelle et immuable mais bien une conceptualisation
qui s’affine au fur et à mesure de l’expérience concrète que nous en faisons. Chaque triangle que nous
rencontrons est singulier et le concept que nous en formons s’affine. De la même manière, le fait que
chaque triangle rencontré soit singulier incombe à montrer que d’une part l’essence des choses
matérielles ne renvoie pas à de l’immuable et de l’éternel, tout comme le concept de Dieu ne peut être
pensé positivement comme idée éternitaire, et que d’autre part le concept n’est jamais qu’une
construction accidentelle ajoutée à une singularité, par exemple lorsque j’affirme qu’en Platon et en
Socrate il y a l’idée d’homme qui est une notion commune. L’entendement forme des concepts communs
qui n’existent pas dans l’existence mais bien seulement dans le concept en tant que tel. Selon les mots
de Gassendi, « je parle d’une ressemblance entre les natures singulières, d’où l’entendement a pris
occasion de former le concept, ou l’idée, ou la forme d’une nature commune, dont tout ce qui doit
devenir homme ne doit pas s’éloigner. ». C’est donc à une ressemblance que l’on a à faire, ce qui veut
dire que toute conceptualisation, qui est une essence – mais non une essence au sens de la chose en soi,
ce pourquoi on devrait plutôt appeler cela un processus d’essentialisation, voire une catégorisation –
n’est pas réelle et a besoin, au départ, de s’appuyer sur les choses matérielles qui sont toutes singulières.
D’où une certaine idée du triangle qui n’est absolument pas la même chez les aveugles, et qui peut être
quasiment inexistante.

« Mais si, comme je le disais plus haut, vous aviez été jusqu’ici privé
de toutes les fonctions des sens, de sorte que vous n’eussiez jamais vu
ni touché diverses superficies ou extrémités des corps, pensez-vous que
vous auriez l’idée du Triangle ou d’une autre figure, ou que vous auriez
pu la former en vous ? » (p. 472, Rochot)

Nous devons donc faire varier l’idée particulière et connaitre la différence entre les singularités afin
d’obtenir un semblant de concept, ce que Descartes, dans sa réponse, récuse tout de suite car pour lui
l’idée du triangle selon les géomètres est déjà en nous de manière innée, même pour l’aveugle, qui aura
simplement plus de mal à la découvrir n’étant pas aidé des sens. Mais ce rapport entre sens et
connaissance est pour Descartes absolument provisoire et accidentel, au contraire de Gassendi qui est
un penseur de la différence et du singulier plutôt que de l’universalité. Ces considérations diverses
amènent Gassendi à par ailleurs réaffiner toujours plus sa définition de l’aveugle en continuant
d’affirmer une sorte de discontinuité entre l’existence et la pensée qui forme des Objets, de laquelle on
peut dire qu’elle n’enveloppe pas l’existence en ce sens qu’une chose qui n’existe que dans la pensée
n’a aucunement la même densité ontologique qu’une chose matérielle – il faut de la sorte distinguer les
propriétés des objets matériels qui sont réels, et les attributs que la pensée donne à des objets qui, eux
ne sont pas réels mais plutôt des outils de pensée. En effet, toujours dans cette perspective quasi
kantienne qui viendrait à déterminer l’existence comme position et non comme attribut, Gassendi fait
une analogie pour montrer que si on enlève l’existence à une chose, elle passe de l’être au non-être et

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est dite inexistante, tandis que si on enlève seulement une partie qui aurait du exister à une chose, elle
est dite imparfaite. Ainsi l’aveugle est-il dit manquant de perfection et d’existence mais non inexistant,
ce qui permet de réaffirmer, par cette précision définitionnelle, l’idée de l’existence comme n’étant pas
une propriété et n’appartenant à aucun genre déterminé parmi les choses. Pourquoi tout cela est-il
important ? Car cela va permettre à Gassendi d’enfoncer le clou eu égard à l’idée qu’il y aurait une idée
éternitaire de Dieu comme être enveloppant nécessairement l’existence. Gassendi en effet reprend une
nouvelle fois le topos de l’aveugle en se demandant si, Dieu étant une notion innée de l’infini insérée
dans l’entendement fini de l’homme tel que le pense Descartes, l’aveugle-né pourrait en former une idée
avec facilité. Mais encore une fois, cette voie parait être un problème car l’idée d’une substance infinie
n’est pas propre et doit absolument se faire par les accidents et « à leur ressemblance ». En un certain
sens, donc, l’aveugle-né ne peut avoir une idée de Dieu qui serait celle d’un infini conçu positivement,
d’autant plus que pour Gassendi l’infini ne peut qu’être conçu de manière négative. Pour Gassendi, Dieu
est et doit rester Mystère au sens où on ne peut former une idée claire et distincte de lui, ni même le
connaitre de quelque façon. Plus encore, c’est à la cécité originelle de l’homme qu’en appelle une
nouvelle fois Gassendi lorsqu’il essaye de comprendre historiquement comment depuis « les premiers
hommes » l’idée de Dieu s’est formée au travers de révélations progressives. Cette régression à
l’originaire est d’autant plus intéressante qu’elle donne lieu à une identification entre les premiers
hommes ouvrant peu à peu les yeux et l’aveugle-né, ce qui encore une fois permet de penser une relation
d’identité entre le métaphorique et le littéral. Quand nous pensons Dieu, d’une certaine manière, nous
ne concevons de lui que l’ombre de l’ombre du fait que Dieu est celui qui, par la voix de la providence,
nous a conçu comme limités : « si le concept que je forme du ciron n’est qu’un mode imparfait de
l’intellection, il faut penser que le concept de l’Etre infini n’est pas seulement un mode imparfait, mais
que ce n’est pas seulement un mode imparfait, mais que ce n’est même pas la plus petite ombre de
l’ombre du moindre des modes imparfaits. ». Invoquant une fois de plus ce qu’on pourrait dire être une
cécité intellectuelle, Gassendi l’inscrit cette fois-ci dans le cadre d’un finalisme divin et d’un
providentialisme, tout en allant au bout du raisonnement cartésien selon lequel Dieu a logé dans notre
entendement l’infini et selon lequel ces Idées sont des Idées des choses incorporelles incommensurables
avec les Idées des choses corporelles acquises par les sens. Car en effet si Descartes dit vrai, alors
pourquoi l’aveugle peine-t-il à se représenter Dieu ? Descartes ne ferait-il pas encore une fois
l’amalgame malencontreux entre les notions communes construites par l’entendement à partir des
singuliers et l’illusion de notions innées, oubliant la singularité des choses matérielles ?

« Car cette convenance devient chez vous une notion commune, laquelle, avant
d’être formée, exigerait que soient conçues ces choses particulières. Certes, si à
partir du concept de la substance incorporelle l’entendement peut former l’idée
de la substance corporelle, il n’y a plus de raison pour douter qu’un aveugle, ou
une personne qui, depuis sa naissance est demeurée dans la plus complète
obscurité, puisse d’elle-même former une idée de la lumière et des couleurs. »

A ce point du discours, il est intéressant de remarquer que dans sa réponse, Descartes renverra tout de
suite à la teneur pour le moins douteuse du projet épicurien de Gassendi, concentrant toute
l’interrogation sur la connexion existante entre le matériel et l’immatériel, à tel point que l’aveugle-né
ne peut être compris sans avoir en toile de fond la perspective matérialiste de Gassendi, laquelle entend
faire de la matière l’origine première de nos connaissances et de toute substance. Or quoi de plus
substantiel que d’analyser un cas limite tel que celui de l’aveugle qui, en vertu d’une certaine
imperfection de la matière, révèle par la négative comment la matière régit nos connaissances et notre
projet épistémique ? On voit donc comment Gassendi destitue l’idée d’une connaissance innée et
éternitaire de Dieu, mais on voit aussi comment de cette destitution découle une théorie de la
connaissance des choses qui sont toujours dans un rapport d’altérité par rapport à nous. Gassendi achève

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de le montrer dans la contre-méditation VI où , revenant une énième fois sur le problème de la
connaissance de Dieu, Gassendi dit faire la « comparaison de celui qui dit qu’il connait clairement la
nature de l’esprit parce qu’il peut dire qu’il est une chose qui pense, avec l’aveugle qui dit qu’il connait
clairement la nature du soleil parce qu’il peut dire que c’est une chose qui échauffe. » Cette comparaison
est relativement simple et importante car elle conclue les analyses et les mentions de l’aveugle-né par
Gassendi et montre que l’aveugle qui dit connaitre en partie le soleil parce qu’il échauffe raisonne bien
mais que l’aveugle qui dit connaitre le soleil et sa nature entière parce qu’il échauffe est analogue à
Descartes disant qu’il connait la substance spirituelle parce qu’il est une chose qui pense. Car en effet,
dire que le soleil échauffe est vrai, tout comme il est vrai que l’Esprit pense, mais cela ne révèle qu’une
partie de l’objet, jamais son étantité complète, car le soleil pour un aveugle échauffe mais n’éclaire pas
par exemple, si bien que celui-ci n’a pas l’idée de la lumière si ce n’est seulement celle de la chaleur.
Au travers de la critique des critères de la clarté et de la distinction, Gassendi souhaite simplement faire
une dernière distinction entre les bons philosophes et les mauvais philosophes : le bon philosophe sait
qu’il ne peut pas connaitre la nature profonde de l’esprit tandis que le mauvais philosophe pense pouvoir
s’en tenir à l’idée d’un réel pénétrable en tous points. Cela amène à deux formes de cécité : les aveugles
qui se savent comme tels et ceux qui, se croyant clairvoyants et distinguant bien, sont en fait dans une
cécité pathologique. La connaissance est donc dite limitée pour Gassendi aux peu de choses que l’on a
sur l’objet, d’où il résulte que même si la pensée peut aller plus loin que l’idée d’échauffement, « elle
reste cependant toujours la pensée, et n’est pas autre chose que la pensée, ce qui correspond à la faculté
de connaitre la pensée et ses limites. ». Telle est donc la position gassendiste finale sur la figure de
l’aveugle dans la Disquisitio, qui permet en outre de le distinguer du projet métaphysique cartésien en
avançant un modèle autolimitatif du savoir, marqué par une cécité positive, en miroir de la cécité
impensée de la doctrine cartésienne, qui pense pouvoir percer la nature de la Mens et fonder les sciences
et la vérité au lieu de la laisser advenir. Gassendi ramène ainsi Descartes à des ambitions plus mesurées.

« Ainsi, lorsque vous ne connaissez l’esprit que comme une chose qui
pense, vous êtes exactement dans le même cas que l’aveugle qui ne
connait le soleil que comme une chose qui échauffe. » (p. 448, Rochot)

II. Cécité et Histoire : de la singularité de l’usage gassendiste de l’aveugle et de sa nécessaire


postérité dans la tradition philosophique.

Nous avons donc exposé les différentes apparitions de la figure de l’aveugle dans la Disquisitio
metaphysica et avons essayé de montrer que deux modèles apparaissaient clairement : un aveuglement
littéral et singulier, qui permet à Gassendi de remettre en doute les analyses cartésiennes et sa théorie de
la connaissance qui voudrait faire de la vérité un rapport innée et interne à l’âme, et un aveuglement
métaphorique qui est l’extension analytique du premier aveuglement et qui permet de réfuter les
ambitions cartésiennes de fonder la connaissance et de pénétrer la Vérité du réel, en montrant que tout
homme est d’une manière ou d’une autre confronté au mystère de l’essence des choses. Ainsi l’homme
serait-il un aveugle dès la naissance, ou tout du moins un homme myope, dont l’aveuglement à la Nature
des choses ne se résorbera jamais véritablement. Le philosophe et l’aveugle sont ainsi figures
communes. Depuis ce contexte théorique bien établi, il nous est désormais ainsi possible de comprendre
la singularité de l’usage gassendiste de l’aveugle en miroir de ses prédécesseurs qui, chacun leur tour,
reconduiront ce modèle en le réadaptant selon des projets philosophiques variés. Nous prendrons
l’exemple bref de trois philosophes qui, par leur accointance plus ou moins précise avec le projet
gassendiste, ont repris ce modèle de l’aveugle-né pour en faire un monstre théorique : Spinoza pour sa
critique cartésienne, Diderot pour sa filiation à la tradition sceptique et son identification entre aveugle
et philosophe, et Wittgenstein pour son idée d’une connaissance autolimitative marquée par une « cécité

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aux aspects ». Cette comparaison nous montrera des résultats hétéroclites et nous réservera des surprises
théoriques qui prolongeront ou iront à l’inverse de Gassendi.

1. Spinoza et Gassendi : deux critiques similaires de Descartes et deux usages différents de la


cécité pour une conclusion tout à fait différente.

Spinoza est le plus désigné pour une première comparaison motivée, dans la mesure où il est, après
Gassendi, un des plus importants critique de Descartes. A partir d’un passage très connu du Traité de la
réforme de l’entendement, nous allons essayer de voir comment, paradoxalement, Spinoza utilise la
figure de l’aveugle – soit le même procédé argumentatif - pour en tirer des conclusions bien contraires
au projet gassendiste. Plus encore, par cette critique, Spinoza semble ironiquement renvoyer la figure
cartésienne et la figure gassendiste dos à dos sous l’égide d’une critique acide du scepticisme.

« Si, par la suite, quelque sceptique se trouvait dans le doute à l'égard de la première
vérité elle-même et de toutes celles que nous déduirons, selon la norme, de cette
première vérité, c'est, ou bien qu'il parlera contre sa conscience, ou bien nous avouerons
qu'il y a des hommes dont l'esprit est complètement aveugle, qu'il le soit de naissance
ou que les préjugés, c'est-à-dire quelque accident extérieur, l'aient rendu tel. En effet ils
n'ont même pas conscience d'eux-mêmes : s'ils affirment quelque chose ou doutent de
quelque chose, ils ne savent pas qu'ils affirment ou qu'ils doutent ; ils disent qu'ils ne
savent rien, et cela même qu'ils ne savent rien, ils déclarent l'ignorer ; encore ne le
disent-ils pas sans restriction, car ils craignent de s'avouer existants, alors qu'ils ne
savent rien, si bien qu'il leur faut enfin garder le silence pour être sûrs de ne rien admettre
qui ait senteur de vérité. Il faut, en définitive, s'abstenir de parler de sciences avec eux
(car pour ce qui concerne l'usage de la vie et de la société, la nécessité les oblige à
admettre leur propre existence, à chercher ce qui leur est utile, à affirmer et à nier sous
serment bien des choses). Leur prouve-t-on quelque chose, en effet, ils ne savent si
l'argumentation est probante ou défectueuse. S'ils nient, concèdent, ou opposent une
objection, ils ne savent qu'ils nient, concèdent, ou opposent une objection ; il faut donc
les considérer comme des automates entièrement privés de pensée. »5.

Cette attaque, on le voit bien dès les premières lignes, nous permet de mettre en relief la critique
spinoziste du scepticisme alors même que la critique gassendiste était, elle, d’origine sceptique ou tout
du moins agnostique. La critique de Spinoza envers le scepticisme cartésien est limpide et il nous faut
retenir deux choses essentielles : d’une part pour Spinoza le vrai est en nous a priori bien que nous ne le
découvrions que tard et nous n’avons donc pas besoin de voir au dehors pour connaitre, auquel cas ce
serait un degré moindre de connaissance - le premier genre par ouï-dire et le deuxième genre par
expérience vague pour être précis. D’autre part, si l’entendement est malade, ce n’est pas de son fait
mais à cause de ce dehors où nous croyons pouvoir chercher la vérité. En d’autres termes, pour être
sceptique sur la vérité, et donc ce qui est en nous, il faut être aveugle à l’idée vraie et à soi-même. Pire,
il faut être automate et lâche pour chercher la vérité en tâtonnant dans le noir et la nuit. Le sceptique
serait donc aveugle, mais aussi inconséquent à ses propres principes en société puisqu’il s’adapterait et
serait conformiste, voire conservateur, ce qui entrerait en contradiction avec sa rigueur ontologique et
épistémologique. Si cette critique, en partie destinée à Descartes, est loin de se rapprocher d’une vérité
historique fidèle du sceptique – car elle est certainement ici caricaturée par un discours à visée rhétorique
pour détruire ses adversaires - elle tend néanmoins à en faire saillir un point crucial qui réside dans l’idée

5
Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, Vrin, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, Paris, trad.
Bernard Rousset, p. 69 §B47

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d’une cécité propre au sceptique et, plus généralement pour Spinoza, à l’ignorant. En ce sens, il est très
curieux de constater à quel point Spinoza critique exactement les mêmes choses que Gassendi, à savoir
principalement l’innéisme des idées, et l’usage du doute, sans pour autant recourir aux mêmes
conclusions que Gassendi. Cela est évidemment du à des métaphysiques préalables qui sont en tous
points différentes. Mais ici, la cécité est traitée sous l’angle du scepticisme et entend démontrer que
Descartes lui-même a agit comme un sceptique alors même que Gassendi entendait montrer que
Descartes n’avait pas été assez sceptique. De deux choses l’une, dès lors : le manque de modestie que
critiquait Gassendi chez Descartes est ici renversé car Spinoza identifie Descartes à un penseur aveugle
n’ayant eu une conception de la vérité que fort peu rigoureuse, et la conception du vrai que défendait
Gassendi pour contrer Descartes est celle que Spinoza dit que Descartes possède. Descartes et Gassendi
sont alors paradoxalement placés sous le même titre : des sceptiques. Là où Gassendi conseillait à
Descartes de surveiller quelque peu ses présupposés sur la connaissance et notre possibilité de découvrir
la Nature des choses, Spinoza dit au contraire que se rendre aveugle ne sert littéralement à rien et que
Descartes n'a pas vu assez loin l’origine complètement interne de la vérité. Descartes serait donc en ce
sens proche de Gassendi en tant qu’ils sont tous deux des aveugles à la vérité, des sceptiques dont le
mode d’obtention de la vérité, dirigé vers l’extérieur, méconnait la source originaire de toute idée, car
chez Spinoza « nous avons en effet une idée vraie », soit une idée qui s’autoaffirme d’elle-même.
Postérieurement à Gassendi donc, Spinoza renvoie Descartes à une forme de scepticisme antique qui
tient dans la suspension du jugement et le fait de ne jamais rien affirmer dogmatiquement. Cela nous
permet alors de questionner les liens entre le scepticisme gassendiste et la figure de l’aveugle, c’est-à-
dire entre le philosophe et l’aveugle. En vérité, Gassendi se pare à l’avance du genre d’attaque que
pourrait lui asséner Spinoza et même Descartes. Déjà dans la Disquisitio, il disait : « Les sceptiques
n’ont jamais douté des apparences, ni argumenté contre elles, ou contre les choses utiles à la vie, mais
seulement contre des choses cachées, incertaines, vaines et destinées à faire illusion. » avant de conclure
qu’il « est utile de rabaisser l’arrogance des Philosophes Dogmatiques lesquels, tout en restant aveugle
sur les choses les plus manifestes, se vantaient néanmoins de leur clairvoyance merveilleuse dans les
questions les plus abstruses. ». Ainsi, Gassendi ne promeut pas un scepticisme tel que l’aveuglement
qu’il provoque est automatique, mais un scepticisme qui est aussi un probabilisme, ce qui fait que la
cécité qu’il propose est volontaire et autolimitative. Spinoza, donc, n’utilise l’aveuglement que comme
une critique acerbe de la noétique cartésienne, mais sa critique montre bien l’ancrage dans la pensée
moderne du cas-limite qu’est l’aveugle, si bien que se forme un bain théorique commun de la
philosophie où l’aveugle devient une figure utilisée, réutilisée à maints endroits pour critiquer une
métaphysique chaque fois d’ordre scolastique et innéiste. Car en effet, c’est bien l’innéisme des idées
qui constitue l’angle d’attaque essentiel à la fois de Gassendi et de Spinoza, bien que cela ne se fasse
pas dans le même cadre théorique : l’un dans le cadre d’un matérialisme, l’autre dans le cadre d’un
intellectualisme anticartésien. Mais il semble alors que le matérialisme épicurien de Gassendi est plus
prompt à utiliser l’aveugle comme une véritable arme théorique dans la mesure où il s’accompagne
d’une théorie sensualiste de la connaissance ainsi que d’une doctrine nominaliste, tandis que la
philosophie spinoziste renvoie à des conceptions bien plus réductrices de l’aveugle comme privation
totale, n’ayant aucun accès au vrai. Il n’est en ce sens pas surprenant que la tradition philosophique qui
utilisera l’exemple de la cécité sera une tradition empirico-sceptique dont la clé de voute sera de
promouvoir une non-métaphysique d’ordre moderne. En témoigne l’usage du cas de l’aveugle de
Molyneux dans les philosophies lockienne, et diderotienne. Mais déjà dans la tradition sceptique
moderne, Montaigne écrivait :

« J’ai vu un gentil-homme de bonne maison, aveugle né, au moins aveugle à un tel âge
qu’il ne sait pas ce que c’est que la vue : il entend si peu ce qui lui manque, qu’il use et
se sert comme nous des paroles propres au voir, et les applique d’un mode tout sien et

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particulier. On lui présentait un enfant duquel il était parrain ; l’ayant pris dans ses bras ;
Mon Dieu, dit-il, le bel enfant ! qu’il le fait beau voir ! qu’il a le visage gai ! Il dira
comme l’un d’entre nous : cette sale a une belle vue, il fait clair, il fait beau soleil. (…)
Que sait-on si le genre humain fait une sottise pareille, à faute de quelque sens, et que
par ce défaut la plus part du visage des choses nous soit cachée ? »

Pour Montaigne, l’aveugle confirme que toute connaissance est relative aux sens. Les aveugles
n’auraient même pas soupçonné que la couleur existe si nous ne leur avions pas parlé. Si l’on ne suspend
pas son jugement, on risque de commettre une bêtise semblable à celle de croire participer au jugement
esthétique, à la paume, à la chasse, alors même que nous n’avons pas la vue. On voit donc bien au travers
de ce texte la résonnance et la légitimité sceptique qu’obtient cette figure de l’aveugle, d’autant plus
qu’ici ce n’est pas à un aveugle privé de tout mouvement dont il est question, mais bien à un aveugle
qui entretient des relations sociales de manière tout à fait libre et qui sait s’adapter aux voyants, preuve
en est qu’il imite les voyants en parlant de « beauté ». Ainsi notre étude comparative doit se diriger vers
des études avant tout sceptiques dont la postérité philosophique résonne en tous points avec l’approche
empirico-matérialiste de Gassendi.

2. L’aveugle-né et ses modélisations annexes aux origines du probabilisme et de la philosophie


moderne et non-métaphysique : le problème de Molyneux chez Diderot contre l’innéisme
cartésien.

L’usage critique de l’aveugle-né semble en effet atteindre son apogée au moment de la publication de
La Lettre sur les aveugles6 de Diderot qui reprend, entre autres, le cas Molyneux dont la cataracte a été
abattue en 1728 à Londres par le docteur William Cheldesen, tout en insistant sur la singularité de chaque
sujet en proposant trois figures distinctes qui, au lieu de résoudre un quelconque problème par ce récit
anecdotique, le dissout. « Je me doutais bien, madame, que l’aveugle-née, à qui M. de Réaumur vient
de faire abattre la cataracte, ne nous apprendrait pas ce que vous vouliez savoir. » s’exclame Diderot et,
par cet écart, nominalise chaque individu d’expérience dont il parle, ce qui nous ramène à la tentative
gassendiste de la troisième contre-méditation de faire de l’aveugle-philosophe qu’il avait connu à
l’Université un sujet d’une expérience vécue. Toutefois chez Diderot le paradoxe de la singularité va
être poussée jusqu’au bout puisque la notion abstraite d’un aveugle de naissance est complètement
refusée au profit d’un aveugle spécifique ayant eu une personnalité, une éducation et une famille, sans
quoi on ne pourrait se prononcer sur l’idée de savoir s’il est capable de reconnaitre les formes d’un carré
ou d’un cube. Cette figure en effet est une figure paradoxale, comme le rappelle Marion Chottin dans
son ouvrage7, qui chez Diderot sert directement un usage sceptique et anticartésien tout en préservant
une certaine liberté de récit qui décrit non pas seulement l’impossibilité pour l’aveugle-né de reconnaitre
immédiatement les formes dites innées ou communes, mais aussi sa conception du beau, son approche
des choses pratiques. Plusieurs points sont alors à relier avec le projet gassendiste : en premier lieu
Diderot reprend la critique des idées innées cartésiennes en montrant l’originarité de la matière dans
toute connaissance à peu de choses près de la même manière que Gassendi, ensuite il reprend aussi une
identification encore plus restreinte de l’aveugle avec le philosophe – notamment en faisant de l’aveugle
Sanderson le porteur du discours d’une philosophie matérialiste et antifinaliste qui défend une
conception contingente de la nature, et enfin Diderot réévalue l’aveugle en en faisant un être unique
dont le rapport aux objets est complètement redéterminé, en témoigne la petite fille aveugle de la
dernière partie du discours qui aime la musique d’une manière qui est tout autre que celle d’un voyant.

6
Diderot, Lettre sur les aveugles, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2004, 116p.
7
Marion Chottin (dir.), L’aveugle et le philosophe ou comment la cécité donne à penser, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2009

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Diderot reprend évidemment le fameux problème de Molyneux déjà évoqué par Locke d’un aveugle qui
étant soigné de sa cécité, retrouverait la vue. La question est alors de savoir s’il reconnaitrait les formes
dites innées telles que le cercle ou le triangle ou encore si son appréhension des formes changerait du
tout au tout. Diderot répond alors évidemment que l’aveugle ne connaissait pas la forme du cercle, tout
comme il ne connaissait pas la forme du triangle. Cependant, étant donné sa cécité et sa sensibilité,
l’aveugle décille le voyant et même le surplombe car il arrive bien mieux à ressentir l’origine extérieure
de toute idée qui doit nous provenir des sens et de la matière.

« Mais de ce que nos sens ne sont pas en contradiction sur les formes, s’ensuit-
il qu’elles nous soient mieux connues ? Qui nous a dit que nous n’avons point
affaire à des faux témoins ? Nous jugeons pourtant. Hélas ! madame, quand on
a mis les connaissances dans la balance de Montaigne, on n’est pas éloigné de
prendre sa devise Car que savons-nous ? ce que c’est que la
matière ? Nullement. » (p.114)

Ainsi, Diderot fait de l’aveugle un véritable cas théorique et humain, vécu, d’où nous pouvons conclure
non pas une connaissance dogmatique précise, mais bien une certaine légèreté théorique, et une
inconsistance du réel et de nos opinions sur le réel. En ce sens, Diderot propose de contrer une
métaphysique spiritualiste cartésienne exactement de la même manière Gassendi entend destituer
l’innéisme ambiant du cartésianisme. Que ce soit l’un ou l’autre, on peut remarquer un partis pris tout
entier matérialiste, bien que Diderot promeuve un matérialisme encore plus exigeant que celui de
Gassendi en en ce sens que le matérialisme de Diderot est physiologique tandis que Gassendi garde
encore des principes incorporels tels que l’âme. Tout comme Gassendi, Diderot pense le philosophe et
l’homme sous l’égide de la figure de l’aveugle car la pensée de la connaissance doit déboucher sur une
suspension du jugement ou au moins sur un probabilisme agnostique qui veut que nous soyons tous face
à un réel qu’il s’agit de pénétrer sans jamais pouvoir pleinement en connaitre les rouages intimes. En
témoigne, alors, un certain scepticisme commun aux deux auteurs. Ce paradigme de l’empirico-
scepticisme, qui ne peut être pensé sans un projet contre-métaphysique ou « non-métaphysique », soit
anticartésien pour la plupart des dénominations, dont Gassendi est une marque importante, devient
prégnant au XVIIème siècle puisque l’aveugle est alors assimilée non plus seulement à la figure du
philosophe en général ou à la figure de l’homme essayant de connaitre à tâtons dans le noir, mais plus
précisément à la figure du sceptique contrant les thèses cartésiennes. Dans son ouvrage De la vertu des
païens, Le Mothe La Vayer écrivait :

« Mais l’obscurité que les sceptiques veulent établir en toutes


choses, par le moyen de leur incertitude, est si épaisse et si
invincible qu’elle étouffe toutes les lumières de l’entendement
et nous rendrait tels que des aveugles nés, si on les laissait faire.
Ils répondent à cela qu’on a grand tord de les décrier de la sorte,
vu qu’ils sont les hommes du monde qui se soumettent le plus
librement aux lois et aux coutumes établies, bien qu’ils suivent
sans opinion préconçue, sans opiniâtreté, et sans se départir de
l’indifférence sceptique. » (De la vertu des païens, in Libertins
du XVIIème siècle, éd. J. Prévot, 2 tomes, Paris, Gallimard,
1998-2004, t2, p.126.)

De la même manière, Diderot qui quelques années avant sa lettre sur les aveugles avait écrit La
promenade du sceptique, est bien inscrit dans ce paradigme anticartésien car il veut montrer, à l’instar
de Gassendi, la primauté des sens et des organes corporels pour recevoir les idées de l’extérieur. Il écrit
à ce sujet, toujours dans sa lettre, qu’il n’a jamais douté « que l’état de nos organes et de nos sens n’ait

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beaucoup d’influence sur notre métaphysique et sur notre morale, et que nos idées les plus purement
intellectuelles, si je puis parler ainsi, ne tiennent de fort près à la conformation de notre corps » si bien
qu’il se mit à « questionner notre aveugle sur les vices et les vertus », c’est-à-dire des idées. On
comprend ici tout le parallèle qu’il est possible de tracer entre Diderot et Gassendi, et même la filiation
qu’il est possible d’établir en ce sens que Diderot semble prolonger des intuitions philosophiques
concernant l’aveugle-né que Gassendi n’avait pas entièrement mener à bien. De plus, l’héritage de
Diderot, comme l’héritage de Gassendi ne sont pensables que depuis une histoire du scepticisme,
l’aveugle ayant été une figure centrale de cette doctrine, de Sextus Empiricus jusqu’à Montaigne. Mais
Diderot va jusqu’à radicaliser la thèse en remettant en cause toute doctrine déiste, ce que Gassendi
n’avait évidemment jamais pensé faire, bien que dans une certaine mesure donnant la route à Diderot,
l’usage de l’aveugle l’amène à penser, par déduction, dans la Contre-Méditation III, qu’on ne peut avoir
une idée claire et distincte de Dieu, ni même le connaitre dans sa nature profonde du fait de l’extériorité
confuse des idées qui viennent à nous et du fait de notre autolimitation. Au fond, là où Gassendi conclue
une sorte de connaissance limitée de la divinité, Diderot, lui, entend dire que cette connaissance limitée
est due au fait que la divinité n’existe pas, d’où le point majeur qui le sépare de Gassendi qui est le refus
de toute providence divine et de tout finalisme. Or on sait que le finalisme est justement une thèse que
maintient jusqu’au bout Gassendi contre Descartes et qui est concomitante, voire intrinsèquement liée,
à l’idée d’une cécité naturelle de l’homme voulue par Dieu afin que nous ne connaissions pas tout. On
peut donc conclure notre analyse comparative entre Diderot et Gassendi en montrant qu’à l’aveugle
naturel de la providence divine, s’est substitué l’aveugle athée tel que Sanderson qui, critiquant le
finalisme, promeut le modèle d’une nature aléatoire et quasi aveugle à elle-même dans son hasard
producteur. Cependant, et ce sera notre dernier mot, que ce soit chez Diderot ou Gassendi, un même fil
conducteur subsiste : si la philosophie est possible, et si la connaissance des phénomènes nous est
accessible de manière extrinsèque quoique de manière non-évidente, on ne peut toutefois jamais que
connaitre partiellement les choses, et on ne peut donc jamais qu’apprendre à philosopher dans les
ténèbres.

3. Quelle postérité scientifique pour Gassendi et sa théorie de la cécité ? Une comparaison avec
l’épistémologie wittgensteinienne.

C’est par ailleurs bien de ce « philosopher dans les ténèbres » dont il est nous est imparti de
comprendre désormais la profondeur en opérant à une comparaison somme toute accidentelle entre
l’agnosticisme gassendiste et sa théorie concomitante de la cécité naturelle, et la théorie de la
connaissance wittgensteinienne qui, à bien des égards, recouvre un certain scepticisme moderne qui est
aussi un scepticisme épistémologique via le modèle métaphorique de la « cécité à l’aspect ». La cécité
à l’aspect est un concept de Wittgenstein qui renvoie à une sorte de psychopathologie qui provoque
l’aveuglement du cerveau à certains aspects de la réalité. Cécité qui est somme toute un modèle
épistémologique au sens où l’homme ne peut prétendre à une connaissance métaphysique telle que
l’avait voulue la modernité. Dans ses Recherches Philosophiques, Wittgenstein écrit :

« Pourrait-il y avoir des gens qui seraient dépourvus de la capacité de voir


quelque chose ? Quelles en seraient les conséquences ? – Un tel défaut serait-il
comparable à la cécité aux couleurs ou à l’absence d’oreille absolue ? – Nous
le nommerons « cécité à l’aspect ». (trad. F. Dastur, J-L Gautero, D. Janicaud,
E. Rigal, Paris, Gallimard, 2004, II, XI, P. 3000)

Sabine Plaud, dans son article « Cécité mentale, cécité verbale, surdité psychique, Wittgenstein et la
psychopathologie. » publié aux éditions de la Sorbonne en 2009, renvoie cette cécité à l’aspect à une
épistémologie antimétaphysique de Wittgenstein et à un usage thérapeutique de la philosophie qui doit
connaitre ses propres limitations. Tout comme Gassendi, Wittgenstein, dans une recherche conceptuelle

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sur le langage, pense sous le mode métaphorique une cécité aux choses qui est naturelle au sens où la
psyché est toute entière pathologique et interprète des images reçues de l’extérieur souvent de plusieurs
manières différentes mais jamais de manière à ce que l’objet soit intégralement intelligé. Ainsi, l’image
d’un lapin peut-elle être vue comme un canard et réciproquement. C’est le « voir comme » qui est aussi
une certaine cécité à l’aspect contemporaine à la perception et non a posteriori. D’une manière encore
plus spécifique, celui qui est dans une cécité à l’aspect est aussi dans une cécité à la signification, c’est-
à-dire qu’il loupe le sens second des choses, comme par exemple dans la vie de tous les jours des
informations affectives. En ce sens, Wittgenstein essaye de comprendre la connaissance possible de
l’extérieur et des phénomènes du monde depuis un modèle aveugle qui ferait de l’homme un usager
spécifique du langage. Toutefois, et c’est là ce qui le rapproche de Gassendi, il ne s’agit pas de faire de
la connaissance une activité somme toute intellectualiste où la cécité à l’aspect serait une pure
représentation interne de l’image par le sujet connaissant, mais bien de comprendre la cécité à l’aspect
et à la signification depuis la réception pratique des images et ce qu’elle provoque dans les pratiques
quotidiennes du langage telles que les jeux de signification partagés, les rapports sociaux et les
interactions avec autrui. Certes, il y un pas de franchi par rapport à Gassendi dans le champ de la réalité
pratique, tant et si bien que Wittgenstein pense la connaissance et le langage depuis le domaine de l’agir
et non depuis le théorique, mais ce qu’il importe de constater est que Wittgenstein, comme Gassendi, se
refusent à un psychologisme de la formation des idées ou à un innéisme pour au contraire promouvoir
un modèle extrinséciste, réaliste, de la connaissance. Preuve en est que Wittgenstein ne s’intéresse
nullement, concernant la cécité à l’aspect, au vécu subjectif de la perte d’identité ou de la possibilité du
cogito comme intuition de l’être, mais au contraire fournit tous les éléments pour contourner ces
questions qui, somme toute, sont aporétiques car une connaissance entièrement interne serait vouée à
une forme de surdité par rapport au monde de l’agir. Si on veut résumer grossièrement ce trait, on
pourrait dire que pour Wittgenstein le cogito cartésien est l’exemple-même d’une sorte de surdité
psychique du sujet se renfermant tel un autiste et fuyant le monde, ne le connaissant donc en aucune
mesure, ce qui n’est pas loin de la critique gassendiste du cogito comme ce qui ne se connait lui-même
en aucune mesure et se recroqueville dans le champ de l’intellectualité pour perdre son rapport au monde
et aux choses externes. Gassendi en effet va même jusqu’à demander à Descartes une description quasi
chimique de l’Esprit dont il sait qu’il ne pourra jamais lui fournir car l’Esprit est opaque à lui-même.
D’où alors une voie commune entre Wittgenstein et Gassendi qui est la recherche d’une connaissance
plus humble, épistémologiquement tenable, et qui concilierait à la fois la possibilité d’une connaissance
et la possibilité d’une opacité irréductible du réel, c’est-à-dire d’une non-connaissance. Sur le plan
métaphorique, la cécité à l’aspect est à rapprocher de la cécité naturelle gassendiste en tant qu’elles sont
les réponses possibles à toute métaphysique trop ambitieuse qui voudrait connaitre la nature de la chose
en soi. On connait alors bien cette assertion de Wittgenstein sur la métaphysique de son temps qui est
aussi, en creux, une proposition épistémologique d’autolimitation des discours de la raison pour ne pas
tomber dans la Mystique :

« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » (Tractatus Logico-philosophicus, dernière alinéa.)

La philosophie gassendiste, de ce point de vue, résonne lourdement dans les projets des sciences
modernes à l’aune du XXème siècle dans la mesure où ce qui est avancé n’est rien de moins qu’une
épistémologie du doute sceptique pour contrer les dogmatismes ambiants. On n’est pas loin, en un
certain sens, des théories poppériennes de la connaissance, et la philosophie gassendiste semble alors
proposer un modèle de la cécité naturelle que Wittgenstein, certainement par accident, reprend à son
compte de manière encore plus déterminée puisque cette réflexion se fait dans le cadre d’une réflexion
sur le langage et ses possibilités. La cécité est ainsi paradoxalement une démarche thérapeutique dont le
but est de nous guérir des maladies philosophiques et des crampes mentales dont nous sommes victimes.

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« Les aspects des choses les plus importants pour nous nous sont cachés
du fait de leur simplicité et de leur banalité (On ne peut pas remarquer
quelque chose – parce qu’on l’a toujours sous les yeux). »

La cécité, dans cette perspective, est dans le cadre des épistémologies gassendiste et wittgensteinienne,
une métaphore de l’état de confusion dont la philosophie doit nous guérir. C’est un pharmakon qui, bien
utilisé, nous renverrait à notre finitude première concernant la possibilité d’une connaissance, et nous
ferait tomber ainsi les écailles des yeux. Car, comme le dit Wittgenstein, « ce qui est en quelque sorte
caché ne nous intéresse pas. » puisqu’ en effet, si cela est caché, c’est que nous ne pouvons le connaitre
et qu’on atteint alors un stade indicible qu’il est inutile de vouloir contourner. C’est donc
emblématiquement d’une voie de la guérison dont nous parlons quand nous abordons la cécité, laquelle
doit justement nous rendre provisoirement aveugles ou étrangers à la familiarité du monde que l’on croit
connaitre alors que l’on ne le voit pas : c’est cela seul qui nous permet de restructurer comme il se doit
la connaissance scientifique, et qui nous permet de nous éduquer à une vision originairement myope de
l’homme. Cette approche est d’autant plus féconde qu’elle montre une postérité bien plus massive de
Gassendi par rapport à ce qui avait été avancé concernant son relatif oubli après sa confrontation avec
Descartes. Certes, sur le plan métaphysique, c’est Descartes qui a été le plus marquant, mais sur le plan
épistémologique, c’est Gassendi qui semble avoir promu, avec Pascal et d’autres, un modèle moderne
de la connaissance qui revêt un caractère limitatif et reconfigure les ambitions de la connaissance : il ne
s’agit plus de fonder la connaissance mais bien de la continuer tout en en comprenant son obscure
irréductibilité. Gassendi serait donc en fait un précurseur d’une certaine prudence scientifique qui n’est
pas la volonté mécaniste cartésienne et son ambition de tout réduire à figure, matière, mouvement, pour
connaitre absolument le vrai monde, s’accordant ainsi avec les théories contemporaines de la science
post-moderne. En d’autres termes, il faut réapprendre à voir, mais cette fois-ci dans le noir.

Conclusion : l’aveugle chez Descartes, un contre-modèle possible pour relancer le débat


dogmatisme/scepticisme ?

Nous voilà donc arrivés au seuil de la fin notre réflexion, qui a voulu montrer les significations
profondes autant littérales que métaphoriques que pouvait recouvrir l’aveugle-né dans la philosophie
gassendiste. Nos considérations nous ont alors amené à penser à la fois une cécité naturelle de l’homme
voyant qui est toujours aussi un malvoyant du fait de la volonté divine de nous interdire l’accès aux
choses en soi, et en même temps une cécité physique qui, s’accordent à la cécité métaphorique, devait
elle aussi être au service d’un scepticisme spécifique de la connaissance et battre en brèche les thèses
cartésiennes des méditations (innéisme des idées, internalisme de la pensée, connaissance positive de la
divinité). Ce modèle anticartésien, qui n’est pas sans savoir une postérité, s’inscrit ainsi dans une histoire
de la cécité qui est, en philosophie, proche de la figure du sceptique neutralisant l’ambition d’un
dogmatisme conquérant. Toutefois - et c’est là ce qui est intéressant dans le fait que Gassendi propose
un tel modèle de la cécité face à Descartes - il semble qu’il existe toute une tradition moderne
anticartésienne qui, elle, s’en est pris à son tour à la figure de l’aveugle chez Descartes lui-même pour
proposer une autre forme de cécité. Ainsi, nul doute que l’aveugle-né n’est pas la propriété obligatoire
des sceptiques, mais bien un objet théorique multiforme qui oppose les dogmatiques et les sceptiques.
Pour Descartes, comme nous l’avions évoqué plus haut, l’aveugle permet de penser positivement une
théorie de la vision, le bâton étant ce qui voit par le toucher et reçoit les difractions de la lumière. Or, et
ce sera la critique notamment de Merleau-Ponty, l’aveugle-né ne peut être compris depuis les conditions
du voyant car leur coprésence aux objets est différent, si bien que l’approche intellectualiste et dualiste
de l’âme et du corps cartésienne est caduque et ne parvient pas à expliquer la singularité de l’individu
« aveugle » et sa relation avec l’espace qui est expérience de la profondeur. Il est de ce point de vue
curieux de remarquer la relative ressemblance théorique de la critique Merleau-Pontienne promouvant

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une ontologie du concret et de la richesse, loin du « cachot de l’entendement » et proche de l’idée d’un
« theatrum mundi », et de la critique gassendiste qui, lui aussi, par le moyen de l’aveugle-né, entend
défendre un nominalisme de la connaissance qui est aussi un regard sur le théâtre du monde.

DYLAN SROUSSI.

BIBLIOGRAPHIE

Œuvres principales :

Pierre Gassendi, Disquisitio metaphysica. Seu dubitationes, et instantiae: adversus Renati Cartesii
metaphysicam, & responsa, Contre méditation V, Instance Article 1, Paris, Vrin, éd. Rochot 1991, pp.
510

Descartes, Œuvres complètes III, Discours de la méthode et essais, Paris, 2009, 826p.

Descartes, Méditations Métaphysiques, Paris, GF, coll. Philosophie, 2009, 226p.

Diderot, Lettre sur les aveugles, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2004, 116p.

Wittgenstein, Recherches philosophiques, Gallimard, coll. Philosophie, 2014, 384p.

Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, tel Gallimard, coll. Philosophie, trad. Gilles Gaston
Granger, 1993, 123p.

Montaigne, Les Essais, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2019, 1184p.

Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, folio, coll. essais, 1985, 92p.

Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, Paris, Vrin, coll. Bibliothèques philosophiques, trad. B.
Rousset, 2004, 127p.

Littérature secondaire:

O. Bloch, La philosophie de Gassendi : nominalisme, matérialisme et métaphysique, Martinus


Nijhoff/La Haye, 1971, 560p.

Marion Chottin (dir.), L’aveugle et le philosophe ou comment la cécité donne à penser, Paris,
Publications de la Sorbonne, 2009, 163p.

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