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« Nul n’est censé ignorer la Loi...

du langage »

Dans « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse »1

Lacan traite du statut de la parole en psychanalyse et le rappel de l’adage « nul

n’est censé ignorer la loi… » qu’il applique au langage a interpellé le juriste que

nous sommes nous conduisant à mener une étude de cette Loi primordiale du

langage de laquelle découlent toutes les autres. Structuraliste, Lacan dans ses

écrits de 1953 appuie ses démonstrations sur les travaux de Claude Lévy Strauss

et notamment sur un texte de 1949 intitulé « l’Efficacité Symbolique » 2. Nous

tenterons de nous inscrire dans une semblable démarche pour présenter tout

d’abord le couple langage-parole puis successivement le langage comme Loi

organique universelle et enfin la parole comme expression du singulier. Sur les

pas de Lacan, nous explorerons les différentes caractéristiques structurelles des

cures chamanique et analytique pour rendre compte de la manière dont le

langage et la parole sont les vecteurs indispensables au succès de chacune

d’elles.

I. L’indissociable couple : langage et parole

Lorsque Lacan parle de l’humour contenu dans l’adage, «Nul n’est censé

ignorer la Loi… » qui n’est du reste codifié nulle part, et ne se transmet donc que

par la parole, c’est l’étendue de cette Loi, et donc, du champ du langage, qu’il met

en exergue et du même coup qu’il circonscrit. En effet, si nous connaissons tous

1 « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » première version parue dans La psychanalyse, n° 1,

1956, Sur la parole et le langage, pages 81-166. puis dans Les écrits

2 Claude Lévy Strauss – l’efficacité symbolique – in l’Anthropologie Structurale – Paris – Plon , 1958, 1974

1
« la Loi » en tant que loi primale, celle du langage, nul ne peut se prévaloir de

connaître toutes les autres qui en découlent. Si la Loi du langage est fédératrice,

sa lettre, qu’est la parole, en tant que porteuse d’un contenu, signe la singularité

de chacun des sujets lorsqu’il en fait usage. C’est l’une des raisons pour lesquelles

Lacan a toujours défendu, et la psychanalyse lacanienne à sa suite aujourd’hui

encore, la singularité du langage comme rempart contre le scientisme qui tente de

la faire taire, et même aujourd’hui de la forclore avant qu’elle advienne 3.

L’étymologie du mot Loi s’origine selon certains dans « legem », accusatif

de lex ou « ligare » au sens de ce qui forme lien tandis que, pour d’autres,

l’origine serait à rechercher dans le mot « legere » dont le sens issu de « leg »

renvoie à une chose énoncée à voix haute et aussi à recueillir, collecter tel le

légataire en faveur duquel un testament est établit. Ces définitions plurielles

rendent compte du droit comme structure juridique, expliquent l’universalité et sont

empreintes d’une temporalité. La référence de « legem » au leg introduit la

transmission à travers le temps. Ces règles expliquent aussi le lien social entre les

êtres soumis aux règles de la filiation. Pourtant ces sources semblent hétérogènes

et en tout cas insuffisantes pour rendre compte du lien entre la Loi et le langage.

Le lien étroit entre cette Loi que nul être pensant n’est censé n’ignorer et le

langage auquel elle fait référence est probablement à rechercher chez Heidegger.

Non pas dans le latin mais bien dans le grec et tout particulièrement dans le

vocable « legeïn » dont Heidegger fait état dans l’article dont le titre éponyme

« logos » 4 révèle à lui seul la relation entre Loi et langage. Legeïn signifie tout à la

3 Gérard WACJMAN - Les experts : la police des morts - Puf – paris – 2012

4 Martin HEIDEGGER, Logos , 1951

2
fois parler, dire, discourir mais aussi recueillir, léguer, récolter. Il ne s’agit plus ici

seulement d’un mode d’expression – parler à voix haute – comme pour « legem »

mais bien du langage comme support d’un « discours » et par conséquent d’un

contenu singulier. Legeïn ne définit pas la parole uniquement comme une fonction,

mais la rattache au discours, à un contenu porteur d’un message du sujet

révélateur d’un sens. D’ailleurs le fait que dans la troisième partie de « Fonction et

champ de la parole et du langage en psychanalyse » Lacan traite du discours à

propos du troisième paradoxe, militerait en faveur de cette origine heideggérienne

du mot Loi. Lacan nous met en effet en garde contre la perte de sens du sujet

résultant de l’objectivation scientiste du discours en quête d’exactitude plus que de

conjecture et de vérité. Lacan nous révèle que pour l’analyste la libération de la

parole du sujet en passe par l’introduction de l’analysant « au langage de son

désir » 5 . Ainsi le discours pour la psychanalyse aurait pour vocation l’expression

du désir.

Ces définitions corrélatives du mot leigeïn autorisent à relier l’univers du

langage, à la parole véhicule du symptôme tout d’abord puis du désir du sujet par

les effets des résonances et les évocations contenues dans les interprétations de

l’analyste. Le rapport entre ces composantes rend compte du choix du titre donné

par Lacan au discours de Rome. En effet comme le souligne Clotilde LEGUIL 6

Lacan a toujours défendu la pluralité des statuts de la parole confirmant bien la

mutabilité du contenu rendue possible par la constance de la structure assurée par

la loi du langage. Afin de rendre compte de cette structure et de l’organisation de

5 Fonction et champ p 175 – Ecrits I – Le seuil – 1966

6 Clotilde LEGUIL – Cours 2° semestre 2012 – Université Paris 8

3
ses composantes, nous en proposons une représentation concentrique pour

rendre compte de l’ordonnancement des différents niveaux et du processus

analytique lui même. En effet le langage est constitutif du sujet, lequel, doté de la

parole exprime tout d’abord son symptôme puis accède à la vérité et à son désir

par les interactions qui s’expriment dans les différents temps de la cure.

Analysant

Analyste

L’enjeu de la Loi sera alors de ménager en permanence l’équilibre entre la


parole et le langage. La première visant au singulier et au temporel, le second
renvoyant à l’universel et à l’intemporel. Il y aurait donc deux temps de
l’instauration de la loi : le premier, celui de la loi fédératrice du langage qui, en ce
qu’elle implique la reconnaissance de l’Autre, soustrait de la jouissance
individuelle. C’est la Loi de la castration qui nécessite un consentement, une
séparation, une perte. Il existe ensuite un second temps de la loi qui s’exprime par
la parole cette fois ci singulière du sujet.

II. Aux origines était la Loi du langage

Le langage nous est donné par la loi primordiale dont le père est le

représentant et qui est la condition d’accès du sujet au langage et à son entrée

dans la culture et la civilisation. Le premier lien social est fondé sur un crime, sur
4
un acte définitivement prohibé, écrit sur les tables de la loi révélées au Sinaï : « Tu

ne tueras point ». La poursuite de ce lien est fondée sur un sacrifice. Dans la

scène du sacrifice comme dans le repas totémique le père est présent par deux

fois : comme dieu tout d’abord puis comme animal totémique sacrificiel, autant dire

comme père du Nom et comme père de la horde, celui de la jouissance toute. La

loi est une protection contre cette jouissance. Normalement c’est le père réel, qui

est écarté au profit de l’instauration de la fonction symbolique avec laquelle les fils

peuvent s’identifier et se définir comme hommes.

La Loi répond à la jouissance car le langage comme loi nécessite un

vecteur qui est celui du père qui introduit la signification phallique entre les

signifiants. C’est ce que fait valoir Lacan quand il précise que « le père est le

vecteur de l’incarnation de la loi dans le désir »7. Nous pourrions tout autant dire

qu’a la loi répond la jouissance, car la loi, par la castration qu’elle induit, renvoie

chaque sujet à en explorer les limites et à s’exercer alors à sa transgression. C’est

par l’exploration des limites de la Loi, par l’épreuve de la jouissance et de la

souffrance que le sujet prendra la mesure de l’univers de liberté dont il dispose par

ailleurs. Univers ou pourra s’exprimer le désir du sujet. Il n’y a de possibilité de

survie d’une société humaine que si chacun des membres a introjecté l’équivalent

d’un paradis perdu. Cela s’opère le plus souvent sous la forme d’un mythe, tel la

perte originaire d’une jouissance. Cette perte de la jouissance est corrélative de

l’avènement de la loi, c'est-à-dire d’un ordre symbolique transindividuel. La

structure d’un langage règlera alors les échanges à tous les niveaux de la société

et entre ses membres.

7 Jacques LACAN - Notes à Jenny Aubry – 1969

5
Réalisons ici un premier éclairage à l’aide de Claude Lévy Strauss.

L’articulation entre la Loi et le symbolique s’illustre dans le discours de Rome

lorsque Lacan y évoque la cure chamanique. Dans son article intitulé « l’efficacité

symbolique » Claude Lévy Strauss raconte comment par le seul effet de la

narration, donc de la parole, la souffrance de la parturiente se trouve allégée et les

difficultés de son accouchement résolues de manière autonome. Au-delà même de

l’apport de la cure analytique telle que la définit Lacan, c’est le langage en tant que

vecteur interhumain entre le chamane et l’accouchée tout comme entre l’analyste

et l’analysant qui crée un lien propre à rendre compte d’un partage d’expérience.

Ce partage s’opère dans l’ordre symbolique car la Loi du langage à laquelle

Lacan fait référence ne traite pas de la réalité que Lacan nomme le réel en 1953,

car « le réel est, il faut bien le dire, sans loi. Le vrai réel implique l’absence de loi.

Le réel n’a pas d’ordre»8. Lacan pense la catégorie du réel avec celle de

l’impossible car pour lui le réel vise une possibilité qui se répète mais qui ne se

produit jamais, qui donc ne s’écrit pas. La psychanalyse ne traite pas du réel qui

est hors de la prise du discours mais bien du symbolique et c’est en ce sens,

qu’elle aussi est soumise à la Loi qui régit le rapport des êtres humains au travers

des dires et des partages d’expériences.

Pour conclure sur cette première partie relative à la Loi du langage, et juste

avant d’aborder le statut de la parole, soulignons le rapprochement entre

psychanalyse, chamanisme et Loi. C’est parce qu’il est structurellement en lien

avec «l’autre monde» que le chaman est porteur de cette connaissance selon

8 Jacques LACAN – Le séminaire livre XXIII – Le sinthome – Paris , Seuil 2005 p 137 – 138

6
laquelle ce sont les esprits de l’autre monde qui interfèrent sur les humains et en

perturbent les règles. Dans les rituels qu’ils réalisent et dans la structure même de

leurs interventions, les chamanes affrontent puissamment le chaos et la

transgression à l’ordre naturel des choses. C’est avec cette même figuration du

réel du patient que le psychanalyste a à faire lors de la cure. Qu’il s’agisse de la

parturiente ou du patient qui souffre, c’est bien à l’aide d’une structure langagière

mise en œuvre tant par le chamane avec sa parole que par le psychanalyste avec

ses silences et ses interprétations, que le « mur du langage » 9 sera franchi,

soulageant la parturiente et permettant à l’analysant d’accédera à son désir. Les

sujets pourront trouver un sens, nommer, circonscrire, déplacer, en un mot

élaborer et structurer les causes de leur souffrance afin de pouvoir, dans l’après

coup l’évacuer. Observons à présent la question non plus de la structure mais

celle du contenu et donc de la parole.

III. La parole et l’assomption du sujet

Claude HAGEGE définit «l’homo loquens » comme un être de langage doté


d’une parole lui permettant d’élaborer un discours qui lui est propre. Il en résulte
alors autant de paroles qu’il existe de sujet en tant que celui-ci se caractérise par
le discours qu’il tient.

Nous avons mis en exergue plus haut comment la jouissance et le langage


rendaient compte du rapport du sujet à la Loi. Or tant que le sujet demeure dans
une recherche des limites de la Loi, sa parole sera vide car porteuse d’une
jouissance synonyme d’un refus des limites, d’un refus de la castration. Au
contraire, la parole pleine, adviendra après que le sujet en soit passé par la
castration, que les limites de la Loi aient été reconnues, intégrées et qu’ainsi se
crée un univers de liberté à l’intérieur duquel s’exprimera pleinement le désir du

9 Fonction et champ , op cit p 162

7
sujet. Il n’est pas tout à fait exact que l’Autre soit absent dans la parole vide et
présent dans la parole pleine. Pour notre part nous avançons que l’Autre comme
humain est présent dans les deux paroles mais y bénéficie d’un statut différent.
Lorsque le sujet énonce une parole vide ou pleine d’ailleurs, il use de la Loi du
langage et en ce sens admet l’altérité, mais dans le cas de la parole vide, il
conteste que les termes de cette Loi lui soient applicables. Le sujet admet le
concept de castration consubstantiel de la Loi du langage au sens du Séminaire V
mais ne s’y soumet pas entièrement tout au moins, et garde à minima un contenu
de jouissance. C’est cette jouissance qui s’exprime dans cette parole vide car elle
est réflexive, et revient en écho au sujet. On pourrait alors dire que le sujet
reconnaît la Loi mais en réduit la portée. Or cette Loi édicte des limites qui ne
sauraient être franchies. Dans la parole vide, le sujet est toujours hors des limites
de la Loi de la castration. Dans la parole pleine, au contraire, l’Autre bénéficie
d’une reconnaissance à double détente. Structurellement d’abord, l’Autre est
reconnu comme grand Autre, énonciateur d’une Loi à laquelle le sujet se soumet.
Ensuite parce que la soumission à cette Loi induit une reconnaissance totale de la
castration. Le dépassement de l’expérience du manque permet au sujet de
s’adresser pleinement à l’Autre en tant que destinataire de l’expression de son
besoin. Ainsi, en ce cas le désir sera bien le désir de l’Autre. La parole pleine se
situe toujours dans les limites de la Loi définies par la castration. La parole vide est
au service du couple pulsion/jouissance tandis que la parole pleine soutient le
couple désir/vérité.

Poursuivant notre incursion dans la cure chamanique, lorsque dans fonction

et champ de la parole et du langage Lacan parle de la cure chamanique c’est pour

rendre compte du fait que par sa seule parole le chaman parvient, non pas à

résoudre la problématique de la parturiente, mais à lui offrir les clefs pour qu’elle y

parvienne. Par son discours, le chaman convoque un mythe renvoyant à un

modèle immuable et universel qui comporte par la seule narration une puissance

résolutoire. La visée de cette cure est que le sujet fasse sienne la résolution

nommée et proposée par le mythe. Le sujet accède ainsi à une expérience

fondatrice, et à un savoir jusqu’à alors hétérogène et dispose alors d’une prise sur
8
sa propre souffrance. Plus exactement Lévy Strauss parle non pas de mythe mais

de « mythème » 10 chamanique, introduisant ainsi un troisième niveau linguistique

autonome entre le langage et la parole qu’il apparente au discours. Le récit

mythologique du chaman est résolutoire par la temporalité introduite grâce à

l’ordonnancement des propos et par l’intemporalité même du mythème qui, défiant

la loi du temps, se transpose au cas singulier de l’accouchée. Pour la patiente

l’introduction du couple temporalité/intemporalité a une fonction fédératrice et

résolutoire. Fédératrice car, par l’universalité du mythème, la patiente se sent

reliée à la culture de son groupe, elle donne ainsi un sens à son parcours qui

relève d’un « temps pour comprendre » 11. Résolutoire car elle sait désormais sa

douleur reconnue, nommée et a donc prise sur elle pour l’ordonner, la contrôler, la

gérer et finalement l’abolir dans le « temps pour conclure »12 . La cure chamanique

illustre donc la dimension universelle qui s’attache à la Loi du langage lié à la

structure ainsi que nous l’avons relevé dans la première partie et reflète la

dimension singulière liée au contenu et à la parole qui véhicule un discours auquel

le patient donne un sens singulier selon son histoire. Si la Loi du langage est

porteuse de règles partagées, la parole et le discours qui lui font cortège offrent les

spécificités indispensables pour préserver la singularité du sujet.

IV. Le chaman : psychanalyste des temps anciens ? Le


psychanalyste : chaman des temps modernes ?

10 C.Levy Strauss – Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, 1974

11 Fonction et champ , op cit p 169

12 Fonction et champ , op cit p 169

9
Nous avons été happés par notre recherche sur la Loi du langage et la
parole. Lacan, sans jamais sacrifier à la structure de sa démarche, colorait souvent
son enseignement de rapprochements surprenant car en apparence éloignés du
thème étudié. Pourtant, dans l’après coup, tel le point de capiton, ces digressions
renforçaient le sens de ses démonstrations. Nous inspirant de sa démarche, et
puisque dans son texte Lacan convoque le chamanisme pour rendre compte de
l’efficacité symbolique, et de l’importance de la Loi, nous nous proposons, à sa
suite, de rechercher comment le chamanisme peut rendre compte de la jouissance
comme infraction à la Loi dans le cadre de la cure, et comment le statut du
psychanalyste est lui aussi en lien étroits avec le langage et parole.

Concernant la jouissance, rappelons que Bertrand HELL 13 dit à propos de

la cure chamanique : « La possession, comme le chamanisme, marque

effectivement le temps de l’irruption du sauvage dans l’ordre de la cité ». Ceci peut

être mis en parallèle avec le principe même de la cure analytique dont la visée est

de permettre au sujet de travailler sur sa souffrance causée par une jouissance

réitérée, non contrôlée, véhiculée par la parole vide. De ce travail peut alors naitre

une nouvelle organisation qui marquera l’avènement du désir du sujet. D’ailleurs

Claude Lévy Strauss 14 rapporte que, selon le mythe ojibwas15, les tribus

proviennent de six êtres anthropomorphes, surnaturels, issus des océans, venus

sur terre pour se mêler aux hommes. L’un d’eux est arrivé les yeux bandés car,

bien qu’animé des meilleurs dispositions à l’égard des Indiens, il ne peut pas se

contrôler. En raison du danger lié à son incoercibilité les cinq autres le renvoyèrent

au fond des océans.

13 Bertrand Hell – Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre – Paris , Flammarion, 1999

14 Claude LÉVY STRAUSS – Le cru et le cuit , Mythologie I, Plon, 1964 : 58-63

15 Les Ojibwés, représentent la troisième nation amérindienne en nombre, d’Amérique du Nord , et du Canada.

10
Que notre lecteur nous permette de relever la métaphore de cet être

surnaturel aveuglé qui renvoie à la jouissance destructrice. Tout comme ce

surhomme est frappé « d’ex-pulsion », la jouissance et la souffrance s’originent

dans une pulsion incontrôlable. Observons que le rejet du surhomme provient de

ses semblables et non de l’extérieur. Ainsi en va-t-il des pulsions comme des

surhommes, c’est de l’intérieur du sujet, grâce à la cure, que la jouissance doit être

identifiée puis évacuée pour laisser place au désir et à la « renaissance « qui

s’exprime par la création pour les surhommes et l’assomption du sujet pour la

psychanalyse. D’ailleurs Freud, analysant le mythe de Prométhée, explique que le

noyau historique d’un mythe, concerne toujours une défaite de la vie pulsionnelle.
16

C’est bien par la fréquentation de ces êtres surnaturels que le chaman en

acquière la connaissance et transige avec eux et devient alors légitime dans

l’exercice de son ministère pour guérir les humains. Bell, dit à propos du chamane

« qu’il représente le vecteur de choix en tant qu’il est à la croisée de deux mondes

et construit un monde signifiant qu’il offre à son consultant pour lui permettre de

donner un sens à l’aléatoire, rendre pensable le malheur à l’aide de l’unique

verbe ». C’est bien par l’unique parole que la jouissance pourra disparaître et

qu’elle s’exprimera dans le cadre de la cure, avec l’analyste, lui aussi vecteur de

choix, permettant au sujet de réaliser le lien entre l’imaginaire et le symbolique

grâce aux interprétations. C’est grâce à cette connaissance que le chamane fait

figure, aux yeux de la tribu, de sujet supposé savoir. Il en ira de même de

l’analyste aux yeux du patient au début de la cure. La similitude s’arrête là car au

décours de la cure interviendra une destitution du psychanalyste de ce statut

16 Didier Anzieu – Freud et la mythologie – Nouvelle revue de psychanalyse, 1970,1 : 126

11
tandis que le chamane conservera la part de magie qui s’attache à sa fonction par

delà la guérison du patient.

Qui a vu œuvrer un chaman a pu constater que sa parole est précédée d’un

rituel complexe, surprenant pour les observateurs. Rituel dans lequel le patient est

immédiatement inclus, rituel qui l’enveloppe. Ce rituel existe aussi dans l’analyse

par le temps de la séance, les scansions parfois abruptes, les interprétations

polysémiques par la poésie des évocations qu’elles contiennent et les résonances

qu’elles induisent. L’auteur de ces lignes, lors de sa propre cure, fit un jour

remarquer à son analyste que celui-ci avait déplacé l’un des tableaux fixé au mur

face au divan, puis, trouvant sa remarque incongrue ajouta que finalement ce

changement ne le concernait pas. Il se vit alors répondre par le psychanalyste :

«Vous dites ça comme si ce cadre ne vous regardait pas ! ». Quelle plus belle

résonnance poétique, saisie dans l’instant, révélatrice du sens caché du discours

qu’il appartenait à l’analysant de découvrir pour accéder au symbolique dans une

abréaction ? C’est bien par sa parole et son discours révélateurs de son

inconscient que l’analysant s’est donné à lui-même de découvrir que ce n’est pas

l’Autre qui l’aliénait mais sa propre volonté de voir qu’il abolissait. L’auteur de ces

lignes, à l’époque, voyait quelque chose sans savoir quoi et sa parole était alors

porteuse de cet objet perdu qu’était son regard et qui rendait compte d’un

impossible à voir. Ce dire et ceux de l’analyste nous sont revenus au décours de

l’écriture de ces pages, soit près de dix années après que cet échange ait eu lieu

démontrant que la parole est liée au temps pour le sujet et que pourtant

l’intemporalité du contenu résonne et diffuse dans toute sa vie future.

Le statut du chaman ne résulte jamais de la transmission d’un quelconque


pouvoir mais naît de l’ambiguïté indispensable issue d’une expérience et d’un vécu
12
singulier qui lui permettent la compréhension d’un savoir spécifique légitimant son
statut de spécialiste de l’âme humaine. L’accession au statut de chamane est
précédée d’une cérémonie initiatique placée sous le signe d’une mort symbolique
suivie d’une résurrection du candidat. La transe chamanique n’a rien d’une folie
même si elle est incompréhensible pour les observateurs, elle répond à un rituel
spécifique qui met en œuvre le rôle prescrit du chamane. Nous ne pouvons une
fois encore que souligner l’intelligence de Lacan d’avoir su s’appuyer sur la
pratique de l’art chamanique dont il partage avec celui de la psychanalyse des
caractéristiques statutaires. Il en va ainsi de « l’expérience préalable » qui renvoie
à la propre cure du psychanalyste suivie de la passe destinée à rendre compte de
sa renaissance à l’issue de sa rencontre avec la jouissance et de sa traversée du
fantasme.

Enfin, le chaman se caractérise aux yeux de sa tribu par une ambiguïté


sexuelle qui lui permet d’assumer la particularité de son statut. Que notre lecteur
nous autorise à voir ici encore une analogie avec la psychanalyse ! En effet si le
psychanalyste par son expérience est en harmonie avec son identité sexuelle, la
cure analytique est le lieu privilégié du transfert lors duquel le psychanalyste peut,
tour à tour, selon les analysants, et les moments de la cure, être le support d’une
figure de l’un ou de l’autre des sexes indépendamment de son sexe biologique. La
fluctuance de l’imaginaire du sujet permet l’émergence du fantasme et son
expression en vue d’une résolution. C’est là encore une des singularités de la
relation au sein de la cure.

En conclusion, nous ne prétendrons pas que la cure chamanique soit

analogue en tous points à la cure psychanalytique, d’ailleurs ni Freud, ni Lévy

Strauss, ni Lacan ne l’ont soutenu. Les différences existent et leur analyse

exhaustive dépasserait le cadre de cette étude. Cependant en guise de

conclusion et pour mettre en évidence les qualités de visionnaire dont Lacan a fait

preuve tout au long de son enseignement, réservons nous encore une similitude

entre l’exercice de l’art chamanique et la psychanalyse. L’art chamanique est

particulièrement contrôlé par le groupe social et si la population observe que les


13
succès attendus n’adviennent pas, qu’il a y des échecs répétés ou une suite

d’événements inexplicables, non contrôlés, le chamane est alors accusé de

sorcellerie et parfois même mis à mort.17.

Nous avons mis en évidence plus haut que l’un des traits du chaman réside
dans la magie dont son art est empreint préservant ainsi le statut de « sujet
supposé savoir » que lui accordent ses contemporains, or lorsque la
psychanalyse, fait l’objet d’un haro à propos du traitement de l’autisme, nous
voyons là l’illustration d’une dimension magique que les détracteurs de la
psychanalyse voudraient voir advenir dans le traitement des troubles de l’autisme.
L’autisme est singulier, les sujets qui en sont atteints nécessitent que du temps
leur soit consacré et les traitements ne sauraient être de l’ordre de la
prestidigitation accomplie dans un temps record. Ces courants qui mettent ainsi la
psychanalyse au ban de la société considèrent de fait que le traitement n’intéresse
plus seulement le sujet autiste mais la société toute entière. Il faudrait selon eux,
traiter les sujets souffrants avec une urgence incompatible avec leur singularité.
Ces détracteurs voient l’autisme moins comme une souffrance du sujet que
comme une symptomatologie sociétale à laquelle il faudrait en urgence remédier
quelque en soient les conséquences pour celui qui en est atteint. Les thérapies
viseraient donc à apaiser la souffrance de la foule, tribu élargie, prise comme
«sujet» dont les autistes seraient le symptôme de la fissuration ou de l’éclatement,
en un mot de son écart au regard d’une Loi unitaire. C’est d’ailleurs le sens des
thérapies cognitivo-comportementales qui appliquent à tous des traitements
analogues, le symptôme étant perçu comme une déviance au regard de la norme.
Norme dans laquelle il faut s’empresser de remettre le sujet pour rétablir l’écologie
sociétale prise comme une unité dans laquelle les singularités sont gommées. La
loi est bien encore présente ici mais dans sa dimension normative davantage que
structurante de l’être humain. Les promoteurs des techniques comportementales
renversent la logique d’ordonnancement et en comparaison de la représentation
concentrique que nous avons proposée plus haut nous pouvons dire que les

17 Bertrand Bell – opp cit p 241 : celui-ci périt plus souvent sous les coups de ses voisins que sous les flèches décochées

par les ennemis »

14
comportementalistes partent du symptôme et lui appliquent une technique pour
engendrer une parole et prétendre ainsi à la reconnaissance de la Loi par le sujet,
preuve de son intégration dans un ordre social alors homéostasique.

Dans l’hypothèse comportementaliste la Loi, le langage et la parole sont

tout aussi présents mais la reconnaissance de la Loi comme fondement de l’ordre

social y est l’objectif à atteindre. La fonction de la parole n’est alors plus d’être le

vecteur du désir du sujet mais la preuve de la reconnaissance de la Loi du

langage. Le discours du sujet et son contenu au sens du « leigeïn » heideggérien

sont ici forclos puisque c’est uniquement la parole en tant que fonction, fut elle

mécanique et son contenu stéréotypé, qui est constitutive d’une preuve de

rétablissement d’un ordre social. Le droit est bien toujours présent mais il s’agit du

droit de la preuve masqué sous les oripeaux d’une pseudoscience et non du droit

à la parole authentique du sujet. C’est tout l’enjeu de la théorie wacjmannienne qui

dénonce la primauté du scientisme. La comparaison de ces deux schémas

mériterait qu’une étude lui soit consacrée sous l’angle de la fonction et du champ

de la parole et du langage dans le scientisme, mais limitons nous ici à indiquer que

selon nous le psychanalyste doit accueillir son patient, là où il en est avec sa


15
perception du langage, son accès à la parole et le contenu de son discours au

moment de sa rencontre avec lui. Il nous semble que, comme aujourd’hui,

décréter que la psychanalyse n’a plus droit de cité dans le traitement des troubles

de l’autisme équivaut purement et simplement à la forclusion de la parole et des

silences du sujet, et donc des souffrances qu’ils ont vocation à exprimer.

C’est donc encore en visionnaire qu’en 1971 dans les conférences de

Sainte Anne, Lacan à propos du discours lacanien disait « Si à un certain niveau

mon discours est encore incompris, c’est parce que, disons, pendant longtemps, il

a été interdit dans toute une zone, non pas de l’entendre, ce qui aurait été à la

portée de beaucoup, comme l’expérience l’a prouvé, mais interdit de venir

l’entendre (…) Il y avait de l’interdit ? Et ma foi que cet interdit soit provenu d’une

institution analytique est sûrement significatif. »18. A l’époque et aujourd’hui

encore, c’est encore le langage, la parole et le discours … qui font parler

d’eux…toujours ça parle.

18 Jacques Lacan – « je parle aux murs » - Seuil – 2011 P 46- 47

16

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