Vous êtes sur la page 1sur 25

Tiers-Monde

Sur la nature et les causes du terrorisme. Une revue de la littérature


économique
Thierry Deffarges

Abstract
Thierry Deffarges — On the nature and causes of terrorism : A review of the economic literature
This article proposes a critical appraisal of the economic literature devoted to terrorism. On the one hand, contributions, based
on standard economic methods and new micro-economy methods, attempt to determine the rationality of a violence whose
objectives are political, on the other hand, they seek to determine the economic causes. The author hereby attempts to show
that the formal methods of economics can but only be partially useful in addressing the issue of terrorism, especially as regards
the meaning attached thereto.

Citer ce document / Cite this document :

Deffarges Thierry. Sur la nature et les causes du terrorisme. Une revue de la littérature économique. In: Tiers-Monde, tome 44,
n°174, 2003. Entendre les violences. pp. 369-392;

doi : https://doi.org/10.3406/tiers.2003.5390

https://www.persee.fr/doc/tiers_1293-8882_2003_num_44_174_5390

Fichier pdf généré le 30/03/2018


SUR LA NATURE
ET LES CAUSES DU TERRORISME.
UNE REVUE
DE LA LITTÉRATURE ÉCONOMIQUE

par Thierry Deffarges*

Cet article propose une revue critique de la littérature économique


consacrée au terrorisme. Les travaux tendent, d'une part, à rechercher
les rationalités d'une violence dont les objectifs sont politiques à l'aide
des méthodes de l'économie standard et de la nouvelle microéconomie et,
d'autre part, à en rechercher les causes économiques. Nous tentons de
montrer que les méthodes standard de l'économie ne permettent que très
partiellement d'aborder la question du sens du terrorisme.

Le terrorisme est une réalité concrète et repérable. Mais qualifier


un événement de terroriste relève souvent de l'usage commode1 d'une
terminologie dont le niveau de généralité contribue plus à brouiller
qu'à clarifier des situations observables. Comment mettre sur le
même plan le narco-terrorisme des guérillas colombiennes, la lutte
armée du Hamas palestinien, l'attaque contre le World Trade
Center du 11 septembre 2001, ou encore les violences en Irlande du
Nord? Les dimensions socio-économiques, culturelles, idéologiques
ou politiques sur lesquelles reposent ces situations sont si
différentes qu'il semble difficile de les réduire à une forme unitaire de
violence.
La difficulté supplémentaire est que l'usage du terme a une
fonction de valeur et procède d'une appréciation subjective (B. Hoffman et
D. K. Hoffman, 1996 ; A. B. Krueger et J. Maleckova, 2002 ; D. Bigo,

Jules-*Verne)
Économiste,
et du greitd.
maître de conférences à l'iUT de l'Oise, membre du CRIISEA (Université de Picardie
1. B. Hoffman et D. K. Hoffman (1996) parlent de fad word (marotte).
Revue Tiers Monde, t. XLIV, n° 174, avril-juin 2003
370 Thierry Deffarges

2001). Ce qui est qualifié de terroriste par les uns peut être qualifié de
résistance par les autres1. Selon D. Bigo (2001), l'usage du terme
procède d'une stratégie visant à rallier les indifférents en délégitimant
l'adversaire et « (que le terme) sert plus qu'à qualifier, à disqualifier la
violence de l'autre. (...) La violence terroriste (...) c'est celle de
l'autre (...). A contrario, sa propre violence n'est qu'une réponse
légitime à une telle agression. (...) Le mécanisme accusatoire, lorsqu'il
fonctionne bien, non seulement délégitime l'usage de la violence de
l'adversaire, mais purifie, sanctifie la "réponse" ». Le jugement de
valeur dépend donc de la légitimité que l'on accorde aux différents
acteurs. De ce point de vue, le « terroriste » est celui qui, dans la
relation terroriste, ne dispose pas d'une légitimité suffisante (D. Bigo et
D. Hermant, 1984). Ainsi, c'est moins tel ou tel acteur que la relation
d'acteurs qui peut être qualifiée de terroriste.
Les définitions du terrorisme sortent généralement de ces
difficultés en considérant que les différentes formes de violences terroristes
sont traversées par des similitudes où se croisent la nature des actes
et la fonction-objectif de la violence. Le Département d'État des
États-Unis utilise la définition suivante : « le terme "terrorisme"
désigne une violence préméditée, motivée politiquement, perpétrée
contre des cibles de non-combattants, par des groupes sub-nationaux
ou des agents clandestins, afin d'influencer un public » (us
Department of State, 2002). Dans la Rand-St Andrews Chronology of
International Terrorism, le critère retenu est celui de la nature de l'acte et
non la nature de l'auteur ou de la cause. Le terrorisme est défini
comme « une violence, ou la menace d'une violence, calculée pour
créer une atmosphère de peur et d'inquiétude » (B. Hoffman et D. K.
Hoffman, 1996)2. La définition qu'en donnent les économistes
T. Sandier et W. Enders (2002) est très proche : le terrorisme est
« l'usage prémédité, ou la menace d'usage, d'une violence
extranormale pour atteindre un objectif politique, à travers l'intimidation
ou la peur d'un large public ». Les auteurs précisent qu'un acte sans
motif politique spécifique doit être considéré comme un acte criminel
plutôt que terroriste. Ils considèrent également que la violence est
dirigée vers des populations cibles vulnérables non directement impli-

1. Il suffit de se rappeler que pendant la Seconde Guerre mondiale les résistants français étaient
qualifiés de terroristes par les Allemands. Plus récemment un sondage d'opinions dans les territoires
palestiniens révèle que, dans sa grande majorité, la population estime que les attentats suicides contre Israël ne
sont pas des actes terroristes alors qu'ils sont qualifiés comme tels par Israël (cf. A. B. Krueger et
J. Maleckova, op. cit.).
2. En outre, il est précisé que les actes sont pratiqués pour contraindre l'action de ceux qui sont
visés, qu'ils sont des crimes motivés politiquement, et que les auteurs appartiennent à des groupes
organisés (ibid.).
Sur la nature et les causes du terrorisme 371

quées dans les processus de décisions politiques que les terroristes


cherchent à influencer.
Par la nature de ces actes, le terrorisme est à la fois proche de la
guerre et de la criminalité et sa fonction-objectif en fait une forme de
violence politique proche des crimes politiques et de haine
(A. B. Krueger et J. Maleckova, 2002). Ces rapprochements
pourraient donner, par extrapolation ou par croisement, les clés de lecture
de la nature et des causes économiques du terrorisme. Si le terrorisme
est une forme de violence, sa nature est spécifique et ses formes elles-
mêmes sont multiples. On peut dès lors s'interroger à plusieurs
niveaux : Les méthodes de l'économie sont-elles en mesure de rendre
compte des stratégies et des comportements terroristes ? Permettent-
elles d'en comprendre les rationalités ? Dès lors que l'on différencie les
formes de violence, pourquoi les mêmes causes économiques - si elles
existent - ne produisent-elles pas les mêmes violences ? Quelles sont les
conditions qui expliquent le basculement vers le terrorisme ? Le
terrorisme trouve-t-il ses fondements dans l'économique ?
L'objectif de cet article est de voir comment les analyses
économiques du terrorisme répondent à ces questions. On peut distinguer les
analyses économiques selon qu'elles s'intéressent à la nature du
terrorisme et aux comportements terroristes ou selon qu'elles s'attachent à
en rechercher ses causes. Les premières sont utilitaristes et conçoivent
le terrorisme comme une activité menée par des agents rationnels. Les
secondes, plus rares, cherchent à vérifier l'existence de liens entre
l'économique et le terrorisme.

I. COMPORTEMENTS ET STRATÉGIES TERRORISTES

1. Les modèles de choix rationnels

Les approches utilitaristes du terrorisme s'inspirent du modèle bec-


kérien du comportement criminel1. Il est supposé que le choix du
terrorisme découle d'un calcul de type coûts/bénéfices. Dans son travail
pionnier, W. M. Landes (1978) considère que les pirates de l'air
potentiels s'engagent dès lors que l'utilité anticipée du détournement

1. Selon G. Becker (1968), le choix pour la criminalité est fonction des bénéfices comparés entre une
activité légale et une activité illégale et du risque d'être pris et puni (possibilité d'être arrêté et condamné,
et sévérité de la peine). Pour un degré donné d'aversion au risque, une politique de dissuasion augmente le
prix relatif de l'activité criminelle, ce qui doit en limiter l'étendue.
372 Thierry Deffarges

d'avions est supérieure à celle d'activités légales. La valeur utilité du


terrorisme dépend de la probabilité subjective d'être pris, de la
probabilité conditionnelle d'être emprisonné et des mesures antiterroristes.
Les régressions économétriques sur les détournements d'avions aux
États-Unis sur la période 1961-1976 montrent que l'augmentation du
risque d'être pris et la sévérité des sanctions ont des effets dissuasifs
significatifs. L'auteur montre également que l'installation de détecteurs
de métaux en 1973 s'est accompagnée d'un recul significatif des
détournements d'avions. Indépendamment de ses fondements
théoriques, le modèle est contestable à plusieurs titres. En se focalisant sur
un acte spécifique, la portée de l'analyse est limitée. Surtout, le
terrorisme est seulement vu comme un acte économique illégal, dénué donc
de motivations idéologiques et d'objectifs politiques.
Tout en conservant le même cadre d'analyse, T. Sandier1 a cherché
1 / à traiter par l'économie un phénomène dont l'objectif est politique,
et 2 / à le traiter dans sa globalité.
1 / Le terrorisme est vu comme un mode d'expression politique
particulier au sein d'un ensemble plus large. En supposant que les
gains du terrorisme sont incertains, les terroristes vont chercher à
maximiser la valeur anticipée de l'utilité d'une action terroriste selon
sa probabilité d'échec. En cas de succès, la richesse nette correspond à
la somme des actifs nets détenus par les terroristes, des gains de
l'activité politique légale et des « bénéfices » du terrorisme. En cas
d'échec, la richesse nette correspond à la somme des actifs nets des
terroristes et des gains de l'activité politique légale, moins la « pénalité ».
Le « bénéfice » et la « pénalité » dépendent de la part du revenu
allouée au terrorisme et de facteurs d'environnement contrôlés par les
autorités publiques (dissuasion/sanctions). La valeur anticipée de
l'utilité du terrorisme baisse lorsque ces facteurs diminuent les
bénéfices ou augmentent les pertes et augmentent la probabilité d'échec.
Dans ce cas, les terroristes sont incités à réallouer leurs ressources vers
les activités politiques légales.
2 /Dans le modèle de W. Enders et T. Sandier (1993 ; 2003), les
terroristes utilisent une fonction de production dont Г output est
l'objectif politique et les inputs sont des biens basiques (instabilité
politique, atmosphère de peur...) produits selon différents modes
opératoires (bombe, prise d'otage...). Le choix entre les différents modes
d'action est fonction de leur coût relatif. Les mesures antiterroristes
ciblées modifient la structure des prix relatifs et provoquent une subs-

1. Voir en particulier T. Sandier et al, 1983 ; W. Enders et T. Sandier, 1993 et 2003 ; T. Sandier et
W. Enders, 2002.
Sur la nature et les causes du terrorisme 373

titution vers les modes les moins coûteux relativement1. Selon les
auteurs, les effets de substitution justifient des politiques antiterroristes
globales, c'est-à-dire qui augmentent le coût marginal de tous les
modes opératoires. En particulier, il s'agit de contrôler les ressources,
privant ainsi les groupes terroristes de la capacité de mettre en œuvre
leurs actions violentes.
Quel est le sens donné au terrorisme dans une approche utilitariste,
dérivée du modèle beckérien ou de la théorie néo-classique du
producteur? On peut d'abord s'interroger sur la logique de l'analyse. Il est
dit que les terroristes potentiels peuvent tirer du terrorisme un bénéfice
supérieur à une action politique légale parce que le terrorisme terrorise.
Cela signifie que, toute choses égales par ailleurs, la violence est
privilégiée en raison de son pouvoir d'influence. Mais la
dis uasion/répres ion permettrait de transformer des acteurs - terroristes illégitimes en
acteurs politiques légitimes. On pourrait donc dire que c'est l'absence
de politiques antiterroristes qui motive l'action violente plutôt que les
motivations des terroristes, sauf à supposer que la seule motivation est
l'exercice de la violence. Dans ce cas, l'objectif politique, pourtant mis
en avant par ce type d'approche, se dissipe par rapport à la dimension
criminelle du terrorisme. De fait, les terroristes potentiels ne peuvent
plus se présenter comme des acteurs politiques potentiels.
On peut émettre des doutes sur la pertinence théorique de ce type
d'approche. 1 / Les effets de substitution montrent une facette de
l'asymétrie de la relation terroriste où les organisations terroristes
tirent une partie de leur force de leur capacité d'ajustement. On doit
cependant être réservé sur leur caractère absolu. Tout d'abord,
B. Hoffman (1999) montre que les ajustements se font le long de
spectres technologiques. Pour un même mode opératoire, les terroristes ont
une capacité d'innovation. Intuitivement, il apparaît qu'un mode
opératoire peut représenter un message identitaire. C'est là un des défauts
de l'utilisation d'une fonction de production qui fait de l'action
terroriste un problème purement technique2. Par ailleurs, il semble plus
judicieux de considérer que si une même organisation terroriste a
recours à plusieurs types d'action, chacun a une fonction particulière,

1. Selon W. Enders et T. Sandier (op. cit.) les substitutions s'opèrent également dans l'espace et
dans le temps. Lorsqu'un pays se protège relativement mieux que les autres, l'action y devient plus
coûteuse et les terroristes se réorienteront vers des pays plus « accessibles ». Un choc peut accroître la
préférence pour le présent dès lors qu'est anticipée une baisse de rendement des actions prévues dans le futur.
Il y a substitution intertemporelle des ressources et une augmentation dans le présent du nombre
d'actions.
2. L'autre défaut vient du fait que le groupe terroriste est vu comme une entreprise assimilée à son
leader (le producteur). Cela revient à mer le groupe comme organisation et à le considérer
indépendamment de son environnement. Or, on imagine facilement que la structure de l'organisation et la forme du
terrorisme sont liées et que la structure évoluera en fonction de l'évolution de l'environnement.
374 Thierry Deffarges

parfois secondaire par rapport aux motivations profondes des


organisations terroristes comme dans le cas de marchandages ponctuels. Au-
delà, c'est la signification de l'acte qui importe. On peut difficilement
mettre sur le même registre un attentat à la bombe où la cible est
symbolique et un attentat suicide qui est en soi symbolique. 2 / L'habillage
théorique de l'approche utilitariste ne suffit pas à lui donner une
pertinence pour expliquer le terrorisme1. Surtout, la méthode économique
n'est pas neutre. C'est donner un sens économique à un phénomène
qui ne l'est pas et supposer que des motivations d'ordre politique ou
idéologique n'ont pas de valeur en soi2. Dans l'approche utilitariste,
tout choix qui ne se forme pas à partir de la rationalité instrumentale
doit être considéré comme irrationnel. Mais un comportement
irrationnel par rapport à une norme de représentation des choix peut être
parfaitement rationnel par rapport à une autre. L'approche de type
coûts/bénéfices trouve vite ses limites dès lors que la rationalité est
fondée sur des valeurs, des croyances ou des idéologies puisque, dans
ce cas, l'action dépend peu du coût3. Les modèles de choix rationnel
reposent sur une confusion entre le terrorisme comme mode
d'expression idéologique et les actions terroristes comme moyen
d'affirmation des idéologies. Finalement, c'est voir le terrorisme sous
l'angle des actions violentes sans voir les systèmes de croyances ou de
valeurs qui leur donnent du sens.

2. Echelle de violence, instrumentalisation de la terreur


et rationalité du sacrifice

Beaucoup ont souligné qu'une nouvelle forme de terrorisme, plus


violent, s'est développée à partir du début des années 19904. Le gra-
Çhique 1, construit à partir des données du Département d'État des
États-Unis, montre que les événements terroristes internationaux ten-

1. Changer la nature des variables ne suffit pas pour qu'un modèle économique, quelle que soit sa
pertinence pour expliquer des phénomènes économiques, puisse expliquer des phénomènes non
économiques.
2. C'est ce qui se passe avec le modèle beckérien. Affirmer que la richesse nette des terroristes
dépend en partie du bénéfice de la réussite de l'action terroriste, c'est admettre que le gain politique
s'apparente à un gain économique. Dès lors, le terrorisme devient un phénomène infrapolitique où le
politique est dominé par l'économique. On glisse vers l'idée que l'objectif politique est un argument factice
avancé par les terroristes pour justifier des actions violentes qui ne seraient finalement guidées que par des
objectifs économiques. Si on observe ici ou là des dérives de ce type (les actions des guérillas
colombiennes par exemple), on peut tout au plus considérer que l'acte prend la forme du terrorisme. De même, si
certains actes peuvent parfois avoir des finalités financières (le kidnapping ou la prise d'otage, par
exemple), cela signifie simplement que le terrorisme a besoin de ressources financières et non que cet
aspect économique domine les motivations politiques ou idéologiques.
3. Sur ce point, voir A. Varshney (1999).
4. Voir en particulier B. Hoffman (1999), W. Ender et T. Sandier (2000) et M. Wieviorka (2002).
Sur la nature et les causes du terrorisme 375

dent à être moins nombreux mais que le nombre de victimes par


événement tend à augmenter. D'autres sources d'information le
confirment1.

Années
Événements ..... Victimes par événements
Tendances (événements) — —— Tendances (victimes par événements)
Graphique 1. — Événements terroristes internationaux
et nombre de victimes par événement (1970-2001)
Sources : D'après US Department of State (2002).

Le terrorisme est devenu plus meurtrier, en tout cas plus


spectaculaire, en même temps que les phénomènes de sacrifice humain (marty-
risme) se multiplient. B. Hoffman (1999) explique ce changement par
la nature des nouvelles organisations terroristes, moins cohérentes et
aux motivations moins claires, par le développement de l'amateurisme
ou encore par des décisions issues moins d'organisations que
d'individualités fortes, comme celle de Ben Laden. Il observe
également une proportion croissante de groupes religieux qui développent
une culture de la violence2. Dans le même ordre d'idées, W. Enders et

1. La Rand-St Andrew Chronology of International Terrorist Incidents indique ainsi que le nombre
d'événements internationaux est passé progressivement de 484 en 1991 à 250 en 1996 et que dans le même
temps le pourcentage d'incidents meurtriers est passé de 14 % à plus de 25 % entre 1993 et 1996 (B.
Hoffman, 1999). Les mêmes tendances sont observables avec la base de données International Terrorism :
Attributes of Terrorists Events (voir W. Enders et T. Sandier, 1999, 2000 ; T. Sandier et W. Enders, 2002).
2. Il estime ainsi que le terrorisme religieux est un « terrorisme sacré » où « la violence est un droit
divin, exécutée en réponse aux demandes théologiques ou d'impératifs justifiés par les écrits ».
376 Thierry Deffarges

T. Sandier (2000) estiment que le terrorisme des groupes d'islamistes


radicaux est plus violent parce que les civils sont vus comme les cibles
légitimes de sociétés occidentales décadentes. Selon eux, l'introduction
de motivations religieuses s'accompagne d'une plus grande neutralité
face au risque ce qui, en retour, expliquerait des formes d'action plus
complexes et plus risquées.
Quelles sont les rationalités de ce nouveau terrorisme à la violence
plus extrême ? Sans se défaire de l'approche utilitariste, les
économistes ont déplacé la question des choix rationnels en supposant que les
terroristes agissent dans le cadre de groupes religieux hiérarchisées.
L'hypothèse de base est que les leaders utilisent la religion pour
orienter l'action des membres. Pour R. Wintrobe (2002), rejoindre un
groupe religieux doit se comprendre comme un échange de croyances
au cours duquel l'individu vend de « l'identité » contre de la «
solidarité ». La validation de « l'échange religieux » implique des actes de
sacrifices. L'individu abandonne ses choix contre ceux du leader. Les
fonctions d'utilité se confondent. « L'individu devient extrémiste mais
il n'est pas irrationnel dans le sens où ces choix maximisent son utilité.
Simplement le processus d'échange de croyance revient à internaliser
les valeurs du groupe et donc celle du leader » (ibid.). Dans les
modèles de M. Ferrero (2002) et de G. S. Epstein et I. N. Gang (2002), les
actes de sacrifice traduisent une instrumentalisation de l'idéologie
permettant de résoudre le phénomène de « passager clandestin »'. Alors
que dans le modèle de R. Wintrobe (op. cit.), il est supposé que le
groupe est extrémiste en soi, les modèles précédents supposent qu'il le
devient.
Pour M. Ferrero (op. cit.), la concurrence entre les groupes
religieux accentue la rigueur idéologique. Ces groupes fonctionnent
comme des « coopératives » où le bénéfice par tête dépend du nombre
de membres. Plus le degré d'extrémisme est élevé et plus les sacrifices
seront importants. Le coût augmente, s'accompagne de défections et le

1. Dans le même ordre d'idées, A. Rathbone et С. К. Rowley (2002) estiment que le problème du
« passager clandestin » ne peut pas être entièrement résolu par la privatisation des intérêts collectifs. Selon
eux, il est nécessaire d'appliquer des mécanismes coercitifs. L'action collective terroriste est ainsi soumise
à un système de sanctions fondé sur la menace et la récompense. Ces conceptions s'inspirent de la théorie
économique de la religion de L. R. iannaccone (1991). Le sacrifice est un mécanisme de régulation des
membres d'une secte religieuse permettant de résoudre les problèmes de l'action collective mis en évidence
par M. Oison (1978). Ce dernier applique le raisonnement utilitariste des biens publics à l'action politique.
Il estime que les actions collectives deviennent improbables dès lors que les individus agissent
rationnellement, c'est-à-dire s'ils poursuivent leur intérêt personnel. L'individu devient « passager clandestin ». En ne
s'engageant pas dans l'action, il en tirera les avantages en cas de succès tout en évitant la répression en cas
d'échec. Selon L. R. Iannaccone (op. cit.), pour éviter ce problème, le leader peut pénaliser des actes
contraires aux règles du groupe, instaurer des normes déviantes et « étiqueter » les membres. Ces stratégies
modifient les prix relatifs entre les actes internes et externes au groupe. Le choix est alors : participer
pleinement ou ne pas participer du tout.
Sur la nature et les causes du terrorisme 377

bénéfice par tête augmente. G. S. Eptein et I. N. Gang (op. cit.)


proposent un modèle où les leaders religieux font usage du
fondamentalisme pour contrôler et obtenir des rentes des suiveurs. Le niveau
des rentes dépend du niveau d'observance des règles du groupe.
Lorsqu'un groupe religieux est isolé du reste du monde, le leader
détient un monopole. L'observance est fixée à un niveau qui permet de
maximiser le profit1. Le pouvoir de monopole du leader peut être
remis en cause. Lorsqu'il y a concurrence entre groupes religieux de
même obédience, un niveau supérieur d'observance, parce qu'il
accentue le sentiment de conformité par rapport à la religion, devient
le moyen d'éviter les défections et donc d'accroître les rentes. Lorsque
les individus ont différentes « options religieuses », les défections sont
liées à la « distance religieuse » pondérée par des coûts de transaction.
Pour une distance donnée, le niveau d'observance dépendra des coûts
de transaction supportés par les individus. Plus ils sont élevés et plus le
leader peut accroître le niveau d'observance.
Dans ces modèles, le degré d'extrémisme est un moyen de
régulation et de sélection qui permet d'écarter les membres les moins «
fanatiques ». La radicalisation se traduit alors par une violence plus
extrême et le martyrisme apparaît comme un niveau extrême de
sacrifice. Implicitement, l'accent est mis, dans le cas de l'islamisme, sur
l'absence d'une autorité suprême laissant libre cours aux
interprétations les plus radicales de la religion. Mais le sens donné à la
radicalisation est particulier. L'approche utilitariste donne à l'idéologie la
forme d'un bien public fourni par des individus privés qui espèrent en
tirer un bénéfice également privé2. Cela signifie que les leaders ne
croient pas à l'idéologie qu'ils disent défendre. Par ailleurs, si le
sacrifice est nécessaire pour résoudre les problèmes de l'action collective, il
faut alors reconnaître que les membres du groupe n'y croient pas non
plus. L'idée même d'un sacrifice religieux perd son sens puisqu'il est
dévolu à un bénéfice « économique ». Il ne peut s'interpréter que
comme un coût « économique ». Si le discours politico-religieux des
« Docteurs de la loi » de l'Islam influe sur les comportements de tout

1. Si le niveau optimal d'observance est inférieur (supérieur) à son niveau minimal, l'observance sera
fixée à son niveau minimal (niveau optimal).
2. C'est ainsi que M. Ferrero (op. cit.) voit dans les attentats du 11 septembre 2001 un acte
révolutionnaire non pas contre les États-Unis mais dans le but d'affirmer un leadership au sein des
organisations islamiques L'approche utilitariste favorise ce type d'interprétation. En effet, le « paradoxe d'Oison »
nous dit que les individus rationnels ne sont pas incités à agir alors que le succès de l'action collective
dépend du nombre d'individus engagés dans l'action. Plus le risque est élevé et plus les individus
recherchent la « protestation citoyenne » plutôt que la rébellion. Ceux qui s'engagent espèrent en retirer un
bénéfice personnel. Ce faisant, l'action violente ne serait pas motivée par des doléances (grievance) mais
par l'avidité (greed). C'est également sur cette distinction entre doléances et avidité que P. Collier fonde
sa théorie économique des guerres civiles (voir P. Collier et A. Hoeffer, 1998, 2000).
378 Thierry Deffarges

ou partie d'une population et si les interprétations les plus radicales de


principes religieux, comme celui du Jihad, peut inciter certains à
franchir le pas de la lutte armée et de la violence terroriste, c'est parce que
ce discours porte sur des croyances partagées ou collectives. Dans ce
cas l'idéologie doit être considérée comme un bien social. Rejoindre
une mouvance islamiste relève alors d'une recherche d'une identité
culturelle. La radicalisation peut être comprise comme la recherche d'une
affirmation d'un « nouveau contexte idéologique » et il faut alors
comprendre les modalités de son émergence. L'hypothèse d'une
concurrence entre des mouvances religieuses ne peut pas être totalement
écartée mais il s'agit plus de clivages inscrits dans une trajectoire
historique. G. Kepel (2002) montre que le terrorisme islamique, dirigé
notamment contre les États-Unis, est une phase historique du Jihad
défensif1. Selon l'auteur, l'idéologie du Jihad a suivi une trajectoire
historique où les échecs de son affirmation ont conduit à des
réinterprétations plus radicales. La radicalisation se traduit, dans un
premier temps, par des opérations de guérillas, puis par des opérations
terroristes spectaculaires à partir du milieu des années 1990. De la
même manière on peut, tout en restant prudent, interpréter le
développement du martyrisme palestinien par le désarroi d'une partie de la
jeunesse après que le Hamas a décidé de renoncer à la lutte armée
pour la libération des territoires occupés. Selon S. Labat (2002), le
sentiment de ne plus pouvoir se réaliser dans la réalité des champs
politiques et sociaux se traduit par le fait que des acteurs cherchent à y
parvenir dans un au-delà idéalisé. Dans ces deux cas, la violence terroriste
apparaît comme un moyen d'affirmer une identité culturelle. Le
passage à un degré supérieur de violence et le martyrisme s'apparentent à
des actions en dernier ressort où la religion est, en quelque sorte,
poussée dans ses derniers retranchements.

3. Interactions stratégiques et rationalité

Les analyses économiques de la « relation terroriste » ne portent


pas tant sur les formes que peut prendre cette relation que sur la
rationalité d'acteurs en interaction. Elles font appel à la théorie des jeux et
à l'économie de l'information. La question sous-jacente est celle de la
dimension stratégique des acteurs terroristes.

1. Le terme de Jihad est sujet à diverses interprétations. Selon G. Kepel (op. cit.), le Jihad défensif
se définit comme « une mobilisation générale pour la patrie en danger lorsque le territoire de l'Islam est
attaqué par les infidèles ».
2. Faute de place, nous ne traiterons pas de la question importante de la coalition des
gouvernements contre le terrorisme, voir D. R. Lee (1988) et T. Sandier et W. Enders (2002).
Sur la nature et les causes du terrorisme 379

Cette question peut d'abord être envisagée dans le cadre de


négociations ponctuelles à l'occasion de prises d'otages. À partir d'un
modèle de jeux séquentiels, H. E. Lapan et T. Sandier (1988)
cherchent à montrer que la position affichée des gouvernements de ne
jamais négocier avec les terroristes n'est pas nécessairement efficace1.
Le jeu se déroule en trois étapes. D'abord, le gouvernement choisit
un certain niveau de dépenses de dissuasion (D) qui détermine la
probabilité (e) de l'échec logistique. Ensuite, les terroristes décident s'ils
attaquent ou non selon une probabilité (O), fonction des gains
anticipés. S'ils décident de ne pas attaquer, le coût est nul. Le gouvernement
ne subit que le coût de la dissuasion. S'ils attaquent mais échouent, le
jeu s'arrête. Les terroristes subissent un coût (gain négatif de - C) et le
gouvernement subit un coût additionnel (a). Si l'attaque est un succès,
les négociations s'engagent. Le gouvernement peut capituler selon une
probabilité (P). Si le gouvernement ne capitule pas, les terroristes
obtiennent un gain (L) qui peut être positif ou négatif, selon qu'ils
retirent ou non un bénéfice du succès logistique. Le gouvernement
subit un coût supplémentaire (n). Enfin, si le gouvernement capitule,
les terroristes retirent un gain net positif (m avec m > L) et le
gouvernement subit un coût supplémentaire (h).
En considérant l'ensemble des étapes du jeu, il apparaît que la
probabilité d'attaque (O) augmente avec la probabilité de succès
logistique (1 - e) et la probabilité de capitulation du gouvernement (P), et
selon des bénéfices anticipés de l'opération (m). Si P = 0, les terroristes
peuvent néanmoins décider de l'attaque dès lors que 1 - e > 0 et qu'il
peuvent en retirer un gain positif. Par ailleurs, la décision de ne pas
capituler dépend du rapport entre h et n. En information complète et
parfaite, h et n sont connus. Le gouvernement ne capitule pas si h > n.
Mais n peut être une variable aléatoire qui dépend de la « valeur » des
otages. On peut avoir n > h, de sorte que le gouvernement capitule.
Cet aléa remet en cause la réputation du gouvernement. Si le jeu se
reproduit, les terroristes peuvent anticiper sa capitulation ; ce qui
augmente la probabilité de succès de la négociation. Au bilan, il
apparaît que l'issue du jeu est incertaine et que les terroristes peuvent
tirer avantage d'un échec de négociation dès lors qu'il y a succès
logistique2.

ce qui1. renforce
L'argument
le sentiment
conventionnel
que lesestactions
que lesviolentes
concessions
sont sont
un moyen
un signal
efficace.
de la faiblesse
Ce faisant,
du les
gouvernement,
concessions
doivent s'accompagner d'un renforcement du terrorisme. Voir par exemple us Department of State (2002).
2. Un niveau supérieur d'incertitude peut être introduit. H. E. Lapan et T. Sandier (1993) supposent
que les terroristes sont pleinement informés alors que le gouvernement ne connaît pas les capacités
d'action des terroristes. Dans un jeu sur deux périodes, le gouvernement sera éventuellement conduit à
modifier sa position après avoir constaté le niveau de ressources engagées par les terroristes en première
380 Thierry Defforges

. Le principal intérêt de ce type de modèle est de mettre l'accent sur


un aspect particulier de l'asymétrie de la « relation terroriste ». Si l'on
veut accorder aux terroristes une dimension d'acteurs stratégiques il
semble préférable, à l'instar de D. Bigo et D. Hermant (1984), de ne
pas réduire la violence terroriste aux marchandages ponctuels et de
replacer la question de la « relation terroriste » sous l'angle du défi à
un État dans sa prétention au monopole de la violence légitime1. Le
niveau des négociations institutionnelles est plus approprié car la
relation entre un État et une organisation terroriste porte sur le fond du
problème politique.
Considérons le modèle d'E. Bueno de Mesquita (2002).
L'hypothèse de base est que les groupes terroristes sont organisés en cellules ;
chacune ayant des préférences différentes pour la terreur. Le
gouvernement accorde des concessions (k) aux cellules qui acceptent de
renoncer à la violence. Il souhaite éliminer le terrorisme tout en
minimisant les concessions. La probabilité de succès des mesures
antiterroristes s'accroît lorsqu'il y a concessions car la taille de l'organisation
terroriste diminue et les ex-terroristes coopèrent. Le jeu se déroule de
la façon suivante. Il y a deux cellules terroristes (A et B) qui disposent
d'un certain niveau de ressources, R (avec R = RA + RB). La cellule A
est plus extrémiste que la cellule B. Une cellule accepte ou refuse les
concessions dès lors que le gain (k) qu'elle obtient est au moins égal à
l'utilité du terrorisme (U). La crédibilité des concessions est liée à
l'offre de coopération des terroristes. S'ils n'ont rien à offrir, les
concessions ne sont pas crédibles et les terroristes les refusent. Ils
refuseront également si к < UB (équilibre en stratégie pure). Si A et В
acceptent, les concessions perdent leur fonctionnalité et, de fait, le
gouvernement ne tiendra pas ses engagements (pas d'équilibre). Les
ressources, R, permettent un certain niveau de terreur mais pour
chaque niveau, В reçoit un gain inférieur à A (UA > UB). La condi-
tionnalité des concessions fait que le gouvernement peut offrir un
niveau de concessions tel que UB < к < UA (équilibre en stratégie
pure).
L'analyse de l'évolution de la violence est la suivante. Si A et В
refusent les concessions, la violence est inchangée. Si В les accepte
mais pas A, la probabilité anticipée d'éliminer le terrorisme augmente.
Mais comme UB < к < UA, il y a sélection adverse. Après concession,

période. Les auteurs montrent que l'équilibre est soumis à des interférences. Le gouvernement peut en
effet avoir des regrets car il peut capituler alors que les terroristes ne possèdent pas de ressources
suf isantes ou ne pas capituler alors que les terroristes disposent de ressources suffisantes.
1. Et ce d'autant plus que si les négociations ponctuelles peuvent viser à atteindre des objectifs
politiques, elles peuvent être aussi purement crapuleuses.
Sur la nature et les causes du terrorisme 381

le niveau de violence augmente car A prend le contrôle de


l'organisation en même temps que l'effet modérateur de В disparaît.
Le degré supérieur de violence dépend alors du succès des mesures
antiterroristes et de la capacité de A à disposer de la totalité des
ressources, R1.
Le problème posé par E. Bueno de Mesquita (op. cit.) est celui du
renoncement à la violence et donc celui de la légitimité politique des
organisations terroristes. Si les négociations institutionnelles montrent
que l'État reconnaît aux terroristes un statut d'acteurs stratégiques, ils
ne le sont pas en soi comme le laisse supposer le modèle. En fait,
comme le remarque С Choquet (2001), la légitimité ne peut pas
découler du simple exercice de la violence mais, selon son expression, de la
« neutralité bienveillante » ou du soutien d'une partie de la population
qui fonde sa substance politique. La dimension stratégique des
organisations terroristes ne peut se réaliser sans un minimum d'ancrage social.
Dès lors la violence terroriste « n'est qu'un moyen par défaut et
politiquement exploitable à partir du moment où l'on y renonce. Si un
groupe se livre au terrorisme pur et se réduit à la violence, le fait d'y
mettre fin le vide de sa substance » (ibid). En retour, cela peut
expliquer pourquoi certaines cellules ne renoncent pas à la violence qui,
parfois, devient plus extrême. Cela ne vient pas de leur capacité à disposer
de l'ensemble des ressources. C'est bien, par contre, la contrepartie du
renoncement à la violence de la mouvance la plus modérée dans le sens
où celle-ci se satisfait des concessions accordées par l'État alors que la
mouvance la plus radicale estime que les demandes sociales que
l'organisation terroriste était censée prolonger ne sont pas satisfaites.
Autrement dit, ce n'est pas directement que la stratégie de l'État
débouche sur une sélection adverse, c'est indirectement par le
renoncement à la violence de la mouvance la plus modérée2.

II. LES CAUSES ÉCONOMIQUES DU TERRORISME

Dans cette partie, nous nous intéressons aux travaux qui analysent
le terrorisme sous l'angle de ses causes économiques. Le traitement est

1. M. Bueno de Mesquita (op. cit.) précise que tout dépend de l'origine des ressources. Si l'origine
est criminelle, la cellule A peut certainement capter la totalité des ressources. Mais si le financement
provient d'États sponsors, ceux-ci ne souhaitent pas nécessairement plus de violence. La cellule A dispose de
moins de ressources et le niveau de violence peut alors baisser.
2. On retrouve ici, sous un angle différent, les trajectoires de radicalisation conduisant au terrorisme
islamique envisagées précédemment.
382 Thierry Deffarges

parfois implicite et subordonné à l'examen des rationalités. Quelques


travaux les analysent plus spécifiquement et mettent l'accent sur la
pauvreté (et l'éducation) ou sur les conditions économiques.

/. Le rôle de la pauvreté et de l'éducation

Les analyses de type beckérien que nous avons vues admettent que,
pour un niveau de sanction et d'aversion au risque, le choix entre une
activité légale et une activité terroriste dépend de leur rendement
relatif. Dès lors, si l'activité terroriste peut fournir des revenus (extorsion,
kidnapping, sponsors, primes versées au terroriste ou à sa famille...)
supérieurs à ceux qu'un individu obtient ou pourrait obtenir dans la
sphère économique légale, la probabilité qu'il rejoigne une
organisation terroriste est forte. Ainsi, pauvreté et bas niveau d'éducation
favoriseraient le terrorisme. Ce type de raisonnement est
particulièrement contestable car, comme nous l'avons vu, le terrorisme n'est vu
que dans sa dimension criminelle et son objectif politique est
transformé en un objectif purement économique1.
Cela ne signifie pas que le terrorisme n'a pas de causes économiques.
R. Wintrobe (op. cit.), indique que la perte de capital social induite par
la pauvreté peut inciter un individu à rechercher une plus grande
solidarité au sein d'organisations violentes. De leur côté, G. S. Epstein et
N. Gang (op. cit.) estiment qu'un leader extrémiste pourra d'autant
plus facilement accroître le niveau d'observance jusqu'au terrorisme que
la pauvreté intellectuelle et pécuniaire des individus favorise leur ins-
trumentalisation et ce d'autant plus qu'au dehors ils souffrent
d'humiliations. Quel que soit l'argument, on pourrait en déduire qu'une
réduction de la pauvreté et un niveau supérieur d'éducation doivent
permettre de réduire la violence terroriste. K. Cragin et P. Chalk (2002),
s'appuyant sur les expériences d'Israël, du Royaume-Uni et des
Philippines, considèrent qu'un programme de développement économique et
social (pdes) est un instrument efficace en agissant à la fois sur la
demande et l'offre de terrorisme. Parmi les effets attendus, ils estiment
qu'un pdes permet d'élever le niveau de revenu et l'expansion des classes
moyennes, ce qui réduit l'espace de soutien aux groupes terroristes. Par
ailleurs, un pdes, en élevant le niveau d'éducation et en diminuant la
pauvreté, permet de réduire les doléances perçues, affaiblissant ainsi la
capacité de recrutement des organisations terroristes.

1. Par ailleurs, rien n'indique que le modèle beckérien soit pertinent pour expliquer la criminalité
par l'économique. Sur ce point, voir P. Salama et M. Camara dans ce numéro.
Sur la nature et les causes du terrorisme 383

Les travaux récents de A. B. Krueger et J. Maleckova (2002)


montrent au contraire que le lien entre, d'un côté, la pauvreté et
l'éducation et, d'un autre côté, le terrorisme ne peut pas être établi.
S'intéressant au terrorisme palestinien, ils notent que si l'augmentation
des primes versées aux familles des candidats au suicide en 2002 s'est
accompagnée d'une augmentation des attentats suicides, les
informations disponibles montrent qu'il y avait déjà un « excès d'offre » de
candidats. Ainsi, les motivations ne seraient pas d'abord d'origine
pécuniaire. Ensuite, ils estiment que la réussite de l'acte est
positivement liée au niveau d'éducation et que tout indique « qu'aucun des
candidats n'est pas qualifié, désespérément pauvre et que la plupart
appartiennent à la classe moyenne et ont un emploi» (ibid.).
L'absence de causalité du côté de l'offre ne serait pas spécifique au cas
palestinien. L'analyse que font les auteurs des biographies des
membres du Hezbollah montre que leur taux de pauvreté est de 28 % alors
qu'il est de 33 % pour la population libanaise âgée de 15 à 38 ans1 et
que leur niveau d'éducation est globalement supérieur. Du côté de la
demande de terrorisme, les auteurs s'appuient sur les sondages
d'opinions dans les territoires palestiniens. Le sondage porte sur le
recours, dans certaines conditions, au terrorisme à des fins politiques,
y compris lorsqu'il touche des populations civiles. Les auteurs notent
que les plus éduqués soutiennent plus largement que les moins édu-
qués les attaques contre les civils (36,4 % contre 32,3 %).
Ces différents éléments semblent infirmer l'idée selon laquelle le
terrorisme serait alimenté par la pauvreté pécuniaire et intellectuelle.
Mais l'argumentaire débouche sur des conclusions « paradoxales »
puisqu'on peut en déduire qu'un pdes renforcerait le terrorisme plutôt
qu'il ne le réduirait. Si on peut admettre que les terroristes ne sont pas
nécessairement pauvres et que leurs motivations ne sont pas d'ordre
économique, rien ne permet de dire à partir de l'analyse de A. B. Kru-
ger et J. Maleckova (op. cit.) que le contexte socio-économique et son
évolution sont neutres. Il convient en particulier de reconsidérer la
« demande de terrorisme ».
C. Paxson (2002), reprenant les sondages d'opinions dans les
territoires palestiniens déjà évoqués, constate que si les plus éduqués
soutiennent plus largement que les moins éduqués les attaques terroristes,
ils s'y sont également plus largement opposés (56,7 % contre 45,3 %
pour les moins éduqués). Les plus éduqués sont tout simplement ceux
qui ont le plus d'opinions (6,9 % de sans opinion contre 22,4 % pour

1. Il s'agit de la tranche d'âge des membres du Hezbollah estimée d'après les biographies des
129 membres morts au cours de missions terroristes sur la période 1982-1994.
384 Thierry Deffarges

les moins éduqués). С. Paxson (op. cit.) considère que les opinions
sont très certainement sensibles au fait que ces populations vivent la
violence depuis plusieurs années. Les plus modérés initialement
peuvent se radicaliser indépendamment de leur niveau de revenu et de leur
niveau d'éducation. Pour contourner ce biais, l'auteur utilise un
sondage d'opinions effectué en Ulster en 1 968 avant le déchaînement de la
violence. La question porte, pour les protestants, sur la nécessité de
prendre des mesures pour une Irlande du Nord protestante et, pour les
catholiques, réintégrer l'Ulster dans la République. Les résultats sont
les suivants : 1 / Les catholiques sont à 80 % contre alors que les
protestants sont majoritairement pour (à 65 % pour les plus croyants
d'entre eux) ; 2 / Selon le niveau d'éducation, mesuré par l'âge de fin
d'études, les catholiques sont majoritairement contre et le sont
d'autant plus que leur niveau d'éducation est élevé. Les protestants
sont majoritairement pour mais ceux ayant un niveau élevé
d'éducation sont moins favorables ; 3/15% des catholiques et 56%
des protestants touchant 10 £ ou moins par semaine sont pour, 13 %
des catholiques et 42 % des protestants touchant 26 £ ou plus sont
contre ; 4 / Les régressions sur la probabilité d'être pour selon
l'évolution de l'éducation, du revenu et la « religiosité », montrent que
les opinions moins radicales sont fonction croissante du nombre
d'années d'études (une année supplémentaire d'école est associée à une
réduction de la probabilité d'être pour de 3,2 % pour les catholiques et
de 3,3 % pour les protestants), que la sensibilité par rapport à
l'évolution du revenu est non significative pour les catholiques mais
significative pour les protestants (une augmentation de 10 £ par
semaine est associée à une baisse de la probabilité d'être pour de 5 %)
et que la plus ou moins grande « religiosité » est significative pour les
protestants mais pas pour les catholiques. Au bilan, il apparaît que les
opinions sont plus modérées lorsque les niveaux d'éducation et de
revenu sont élevés. Néanmoins, C. Paxson (op. cit.) admet que le
déroulement de la violence peut renverser les opinions, y compris
celles des plus modérées initialement.
Si le lien direct entre pauvreté et terrorisme est difficile à établir, il
ne faut pas perdre de vue que le terrorisme tire sa substance politique
de demandes sociales (et culturelles), effectives ou supposées latentes,
qu'il tente de prolonger. Le lien peut s'établir dès lors que, comme le
suggère M. Wievorka (2002), les populations de laissés-pour-compte et
de déshérités, ne pouvant pas conflictualiser leurs revendications dans
le champ du politique, acceptent qu'elles soient prises en compte par
des organisations terroristes. Il faut alors se placer au niveau de la
déformation ou des ruptures, à un moment donné du temps, des struc-
Sur la nature et les causes du terrorisme 385

tures sociales existantes1. Ainsi, ce n'est pas tant la pauvreté comme


état qui est à l'origine de la violence terroriste, mais plutôt
l'appauvrissement d'une partie de la population ou sa perspective. Le désarroi
peut alors s'affirmer dès lors que les mesures politiques fixent ou
figent la situation. La violence peut même devenir plus extrême si les
organisations en charge des doléances sociales abandonnent la lutte
armée alors que le fond du problème politique n'est pas résolu et que
les conditions socio-économiques se dégradent toujours plus2.

2. Les relations entre conditions économiques,


démocratie et terrorisme

La question de la pauvreté peut être déplacée vers celle, plus


générale, des conditions économiques de la croissance. Les analyses des
causes des guerres civiles cherchent ainsi à vérifier les liens entre, d'un
côté, la croissance économique, l'exploitation des ressources de base
des économies ou encore les politiques économiques et, d'un autre
côté, la propension à la violence3. Les travaux standards de la Banque
mondiale, en particulier ceux de P. Collier (cf. P. Collier et A. Hoeffer,
1998 et 2000), montrent par exemple que la richesse réduit la
probabilité d'une guerre civile. Les travaux de P. Collier montrent également
que lorsque la richesse économique est liée à l'exploitation de
ressources naturelles, l'économie est plus sensible au déchaînement de la
violence, parce que l'avidité, plutôt que les doléances, des groupes rebelles
est aiguisée4. Les travaux de P. Le Billon (2001) suggèrent que l'impact
des ressources naturelles n'est pas indépendant de la nature des res-

1. Même si les cas de violence en Irlande du Nord et le conflit palestino-israëlien ont des
perspectives historiques et culturelles différentes, il est frappant de voir que le déchaînement de la violence est
dans les deux cas associé à des ruptures de l'équilibre à la fois social et identitaire induites par
l'introduction de programmes de modernisation économique pervers ou ressentis comme tels par une
partie de la population. Voir en particulier S. Labat (2002) et K. Kenon (2002).
2. Par exemple, dans les territoires palestiniens on observe un accroissement profond de la pauvreté.
La part de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté est passée de 20,1 % en 1999 à 60,0%
en 2002 (Banque mondiale, 2003). L'appauvrissement de la population est à relié à la crise économique
dans un contexte de la deuxième Intifada. Mais les phénomènes de martyrisme sont, nous l'avons déjà
noté, des manifestations de désespoir qui peuvent s'alimenter de la dégradation de la situation
économique dans un contexte politique figé par les accords d'Oslo alors que les (ré)pressions d'Israël sont jugées
inacceptables et que le Hamas cherche à s'affirmer comme acteur politique en renonçant à la lutte armée
sans que la question du contrôle des territoires ne soit résolue.
3. Voir les revues critiques de M. Humphreys (2003) et de N. Sambanis (2001).
4. L'argument est critiquable et critiqué. Tout d'abord, les proxies des doléances et de l'avidité
utilisées brouillent la distinction plutôt qu'ils ne la clarifient. Ensuite, l'argument de l'avidité introduit un
jugement de valeur, suggérant que la quête des rebelles est illégitime. Enfin, de nombreux arguments
militent en faveur d'une corrélation entre ressources naturelles et conflits sans pour autant qu'un lien de
causalité des premières vers les seconds soit clairement établit (sur ces points, voir M. Humphreys, op. cit. ;
R. Marchai et C. Messiant, 2001).
386 Thierry Deffarges

sources ou du système politique et que cette dépendance conditionne


la forme des conflits (conflits armés, coups d'Etat, rébellions, luttes
sécessionnistes). Cette relation de « dépendance conditionnelle » est
également abordée par S. B. Blomberg et G. D. Hess (2002). Ces
derniers montrent qu'il n'y a pas de relation systématique entre un choc
adverse sur la croissance des ressources économiques de base et les
conflits violents et que, lorsque la relation est établie, les différentes
formes de conflits (conflits ethniques, génocides, conflits
révolutionnaires et conflits de changement de régime politique) sont dépendantes
des conditions initiales.
Qu'en est-il en ce qui concerne le terrorisme? S. B. Blomberg,
G. D. Hess et A. Weerapana (2002) ont construit un modèle où le
conflit prend soit la forme d'une rébellion soit celle du terrorisme afin
de déterminer les conditions d'apparition de ce dernier. Les auteurs
supposent deux groupes organisés ; un gouvernement et les dissidents.
Les deux groupes s'approprient le stock de ressources de l'économie
(a,) qui croît à un taux y. L'hypothèse est que le gouvernement
s'approprie une part des ressources (à un taux z) supérieure à celle des
dissidents (taux de w). L'évolution des actifs de l'économie est donnée
par : â, = y. a, - z. a, - w. a,,. Il y a trois options. Au temps T, le
groupe dissident organise une rébellion en dépensant une part de son
appropriation, qK. S'il réussit, il prend la place du gouvernement et
s'approprie alors z au lieu de w avec un bénéfice net de W. La seconde
option est que le groupe dissident, à un instant T, lance une
attaque terroriste en dépensant une part qT de son appropriation,
avec qr = (qR)b et 0 < b < 1 . Le paramètre a mesure l'efficience de la
technologie des dissidents. Lorsque la capacité technologique
augmente, b > 1. La différence par rapport à l'option précédente est que le
terrorisme peut seulement conduire à un infléchissement de la
politique du gouvernement et non à un contrôle plus important des
ressources ; le bénéfice net est donné par ûW. La dernière option est le
statu quo si les coûts respectifs (qK ou q1) sont supérieurs aux bénéfices
respectifs (W et aW) d'une rébellion et d'une attaque terroriste. La
rupture du statu quo est d'autant plus probable lorsque y diminue
(récession) quand w est faible.
Si le bénéfice d'une action terroriste est inférieur à celui d'une
rébellion, son coût est également inférieur. Quelle est le type d'action
que privilégiera le groupe dissident ? Selon S. B. Blomberg et al.
(op. cit.), le terrorisme sera préféré quand le gain supplémentaire
d'une rébellion est inférieur au supplément de coût qu'elle implique.
Ils estiment qu'intuitivement, les coûts d'une rébellion sont d'autant
plus élevés que y et w le sont et que z est faible. Les trois paramètres
Sur la nature et les causes du terrorisme 387

dépendent, selon eux, des processus institutionnels qui intègrent le


PNB/tête, la distribution des revenus, les dépenses militaires ou encore
les divisions ethniques. Ces facteurs institutionnels influent sur les
coûts relatifs de la rébellion et du terrorisme à travers le paramètre de
capacité technologique, b. Plus celui-ci est élevé et plus la probabilité
d'une attaque terroriste est forte. En résumé, il apparaît que la
probabilité d'un conflit violent augmente lorsque y baisse et que w est faible.
Les facteurs institutionnels déterminent l'efficience technologique des
modes d'organisation des conflits. Lorsque b est élevé, cela signifie que
le contrôle institutionnel du gouvernement est fort, ce qui limite la
probabilité d'une rébellion et augmente celle du terrorisme.
Les vérifications empiriques portent sur 127 pays sur la
période 1968-1991. Les auteurs utilisent le taux de croissance annuel
par tête. Ils constatent que le terrorisme est moins fréquent dans les
pays où le PNB/tête est le plus bas et plus fréquent dans les pays où
celui-ci est plus élevé1. Ils cherchent également à identifier les liens
entre les changements de régimes de croissance (le cycle) et les
événements terroristes. Il apparaît que les probabilités conditionnelles d'un
événement terroriste lorsqu'il y a contraction économique ne sont pas
systématiquement significatives. Elles le sont pour les pays riches et
démocratiques et ne le sont pas pour les pays pauvres non
démocratiques. Par contre, pour ces derniers, les probabilités conditionnelles
d'une rébellion sont élevées2.
S. B. Blomberg et al. (op. cit.) expliquent le lien entre régime
démocratique et violence terroriste par les contraintes institutionnelles.
Dans les régimes non démocratiques, l'expression politique des
opposants est rendue impossible mais les institutions sont faibles, de sorte
que la contestation peut s'organiser en rébellion. Inversement, dans les
démocraties une partie des opposants ne peut pas accéder au dialogue
politique mais le contrôle institutionnel est fort. La contestation ne
peut que difficilement dépasser le stade du terrorisme3.

1. Le terrorisme est ainsi plus fréquent aux États-Unis et en Amérique latine (notamment en
Argentine, en Colombie et au Pérou) et en Europe occidentale (France, Royaume-Uni, Italie, Espagne, ex-RFA),
qu'en Afrique et en Europe de l'Est.
2. Ce résultat est à comparer avec les travaux sur les liens entre les régimes politiques et la forme des
conflits. Par exemple, P. Collier et A. Hoeffer (2000) ne trouvent pas de lien significatif entre les «
doléances politiques » (proxy du manque de démocratie) et l'occurrence ou la probabilité de guerres civiles.
D'autres travaux recensés par N. Sambanis (2001) montrent que dans les démocraties les groupes ethno-
politiques sont plus enclins à protester qu'à se rebeller et que l'inverse prévaut dans les sociétés non
démocratiques. Cela ne contredit pas les conclusions de S. B. Blomberg et al. (op. cit.) dans le sens où la
protestation peut se convertir en terrorisme lorsque les conditions économiques se dégradent. Mais le
processus par lequel cette conversion se produit reste à définir, et rien ne permet d'affirmer que cette
conversion soit directement le produit des conditions économiques.
3. De son côté, E. Bueno de Mesquita (op. cit.) estime que le terrorisme est plus fréquent dans les
démocraties parce que les gouvernements y sont plus enclins à accorder des concessions. Cela vient du fait
388 Thierry Deffarges

Nous avons déjà noté les limites d'une approche utilitariste tant
elle néglige les fondements idéologiques du terrorisme. Nous n'y
reviendrons pas ici. Remarquons qu'il est difficile de voir dans le
terrorisme un second best qui ne tirerait son sens que des contraintes
institutionnelles empêchant d'autres formes de manifestations violentes.
Rébellion et terrorisme ne sont pas nécessairement exclusifs. Les cas
de violence palestino-israélien et en Irlande du Nord, où se mêlent
guérillas urbaines ou révolte populaire (Intifada) et actes de
terrorisme, sont là pour nous le rappeler. De la même manière, il est
difficile d'établir un lien systématique entre terrorisme et régime
démocratique. L'émergence de I'eta comme réponse au régime de Franco en
Espagne en est un contre-exemple. L'argument perd de sa valeur dès
lors que, comme ce fut le cas dans les pays du bloc de l'Est, les
régimes autoritaires proscrivent le terme de terrorisme et que, de fait, de
tels incidents ne peuvent apparaître dans les statistiques officielles.

CONCLUSION

Dans cet article nous avons cherché à voir comment le terrorisme


était traité selon les méthodes de l'économie. La très grande majorité
des travaux cherchent à comprendre les rationalités d'une violence
dont les finalités sont politiques. Les approches de type coûts/bénéfices
sont contestables dans la mesure où elles réduisent le terrorisme aux
comportements rationnel-instrumental des terroristes. Il semble
nécessaire de comprendre le moteur - idéologique, social, culturel,
religieux... - qui fait de la violence une action qui déborde le politique
tout en l'incluant et où le coût économique a peu d'importance. La
pertinence d'un arbitrage entre une activité politique légale et le
terrorisme est douteuse. Le terrorisme n'est pas seulement une expression
politique qui prend une forme particulière. Il cherche à redéfinir ou à
renverser un ordre politique. Le terrorisme apparaît plus comme une
solution par défaut que comme un calcul mettant en balance une
« violence citoyenne », légitime, et une « violence radicale », illégitime
du point de vue de l'ordre politique existant. Il trouve ses fondements
dans une idéologie contraire à l'ordre politique existant, lui-même

que le terrorisme touche directement les populations. Son coût socio-économique se répercute dans la
sphère politique via les pressions électorales. L'analyse coûts/bénéfices glisse ici vers les thèses du Public
Choice. Pour une analyse du terrorisme fondée sur la théorie du Public Choice, voir A. Rathbone et
С. К. Rowley (2002).
Sur la nature et les causes du terrorisme 389

fondé sur une idéologie dominante. La relation qui s'établit entre un


État et une organisation terroriste peut se comprendre comme un
conflit idéologique, c'est-à-dire un conflit entre des représentations
différentes de la réalité et où seule l'idéologie délivrée par l'ordre politique
dominant est considérée comme légitime. Autrement dit, il ne faut pas
confondre la fonction instrumentale de la violence terroriste et ce à
partir de quoi cette violence prend forme, c'est-à-dire des systèmes de
représentation de la réalité.
D'autres travaux, plus marginaux, en recherchent les conditionnali-
tés dans l'économique. De fait, ils tendent à redonner du sens à la
violence terroriste. Ces travaux soulignent, différemment, qu'il est difficile
de réduire l'émergence ou l'existence du terrorisme à des causes
économiques. D'autres dimensions, sociopolitiques, institutionnelles et
structurelles, semblent orienter le sens de l'action. Mais rien n'est dit sur la
déformation des trajectoires qui conduisent à la violence. Nous
pouvons ici faire référence au concept sociologique de « l'inversion »
(cf. M. Wievorka, 2002). Ce concept cherche à rendre compte du
processus au cours duquel des acteurs passent à une violence terroriste. Il
traduit une perte de sens conduisant à distordre les significations
initiales d'une lutte ancrée originellement dans des relations sociales et
politiques. Le terrorisme peut traduire une distance plus qu'une
proximité avec les conditions socio-économiques sur lesquelles se fondait
initialement le sens de l'action. Il n'en demeure pas moins que le
terrorisme en tire sa substance politique.
Si les liens entre les conditions socio-économiques et le terrorisme
sont indirects et complexes, des programmes de développement
économique et social ne peuvent pas être négligés dès lors qu'ils s'inscrivent
dans la satisfaction de demandes qui jusqu'alors ne peuvent s'exprimer
dans le champ politique tout en respectant les identités culturelles et
idéologiques. Si l'exercice est difficile, il ne semble pas pouvoir être
négligé tant la violence terroriste tire sa légitimité de son ancrage
social. Si la répression peut le mettre en échec, nous avons vu que
l'échec pouvait être source d'une violence plus extrême. De ce point de
vue, l'argument selon lequel la lutte contre le terrorisme passe par le
contrôle de ces ressources n'est pas neutre. Au mieux, cela peut
entraîner une dérive criminelle des organisations terroristes. Mais un
glissement plus dangereux peu s'opérer. Derrière le pragmatisme apparent
de la définition du Département d'État des États-Unis (dea)
(cf. supra), se cache une vision particulière du terrorisme. Celui-ci
prend une dimension internationale. Autrement dit, la relation
terroriste prendrait moins la forme d'une relation entre une organisation
secrète et un État dans un cadre national ou transnational, qu'une
390 Thierry Deffarges

relation entre une organisation écran manipulée ou sponsorisée par


des États et un autre État. La liste des États sponsors établie par le
dea dans son rapport annuel en est le reflet. Comme le soulignait
L. Richardson (1999), peut-être de façon prémonitoire, face à la
« menace » la tentation est grande d'utiliser le terrorisme comme
argument de politique étrangère. Dans cette perspective, la lutte contre le
terrorisme par le contrôle des ressources se déplace vers la lutte contre
les États sponsors et s'opère alors un glissement vers une politique
guerrière. Il ne s'agit pas de nier l'existence d'organisations écrans et
les soutiens logistiques et financiers de certains États. Mais cela ne
signifie pas que ces États soient les véritables maîtres d'œuvre du
terrorisme ou qu'ils puissent contrôler les organisations terroristes. Selon
L. Richardson (op. cit.), les États disposent le plus souvent seulement
d'une influence et de toute façon les organisations terroristes
préservent leur autonomie d'action. Quoi qu'il en soit, et c'est peut-être le
plus important, une politique guerrière peut justement réussir là où
l'islamisme radical a échoué : la mobilisation des masses.

BIBLIOGRAPHIE

Banque mondiale (2003), Two years of Intifada, closures and Palestinian


economic crisis, www.worldbank.org.
Becker G. (1968), Crime and punishment : An economic approach, Journal of
Political Economy, vol. 76, n° 2, mars-avril.
Bigon°D.4. (1991), L'impossible cartographie du terrorisme, Cultures et Conflits,

— et Hermant D. (1984), La relation terroriste, Études polémologiques, n° 30-


31.
Blomberg S. В., Hess G. D. (2002), The temporal links between conflict and
economic activity, Journal of Conflict Resolution, vol. 46, n° 1 .
— et Weerapana A. (2002), Terrorism from within : An economic model of
terrorism, in Deutsches Institut fur Wirtschaftsforschung (diw) workshop,
« The economic consequences of global terrorism », Berlin, 14-15 juin.
Bueno de Mesquita E. (2002), An adverse selection model of terrorism :
Theory and evidence, www.fas.harvard.edu/~mesquita.
Choquet C. (2001), Évaluer la menace terroriste et criminelle, Cultures et
Conflits, n° 43.
Collier P. et Hoeffer A. (2000), Greed and grievance in civil war, World Bank
Policy Research Working Paper, n° 2355.
— (1998), On the economic causes of civil war, Oxford Economie Papers (50).
Cragin К et Chalk P. (2002), The role of social and economic development,
Rand Review, vol. 26, n° 2.
Sur la nature et les causes du terrorisme 391

Enders W. et Sandier T. (2003), What do we know about the substitution


effect in transnational terrorism, in A. Silke et G. Hardi (eds), Researching
Terrorism : Trends Achievements, Failures, Londres, Franck Cass.
— (2002), Patterns of transnational terrorism 1970-1999 : Alternative time
series estimates, International Studies Quarterly, vol. 46, n° 2, juin.
— (2000), Is transnational terrorism becoming more threatening ?, Journal of
Conflict Resolution, vol. 44, n° 3, juin.
— (1999), Transational terrorism in the postcold war era, International
Studies Quarterly, vol. 43, n° 1, mars.
— (1993), The effectiveness of antiterrorism policies : Vector-autoregression-
intervention analysis, American Political Science Review, vol. 87, n° 4.
Epstein G. S. et Gang I. N. (2002), Understanding the development of
fundamentalism, diw Workshop (op. cit.).
Ferrero M. (2002), Radicalization as a reaction to failure and economic
model of islamic extremism, diw Workshop (op. cit.).
Hoffman B. (1999), Terrorism trends and prospects, in Ian O. Lesser et al,
Countering the New Terrorism, Santa Monica, Rand Corp.
— et Hoffman D. K. (1996), The Rand-St Andrews chronology of
international terrorist incidents, Terrorism and Political Violence, vol. 8, n° 3.
Humphreys M. (2003), Économie et conflit violent, dans ce numéro.
Iannaccone L. R. (1992), Sacrifice and stigma : Reducing free-riding in cults,
communes, and other collectives, Journal ofpolitical Economy, vol. 100, n° 2.
Kenon K. (2002), Sortir de la violence en Irlande du Nord ?, Cultures et
Conflits, n° 43.
Kepel G. (2002), Terrorisme islamiste : de l'anticommunisme au jihad
antiaméricain, in T. de Montbrial et P. Moreau Defarges (dir.), Ramses : Les
grandes tendances du monde 2003, ifri, Paris, Dunod.
Krueger A. B. et Maleckova J. (2002), Education, poverty, political violence
and
n° 9074, terrorism
juin. : is there a causal connexion ?, NBER Working Paper,

Labat S. (2002), Islamisme et violence : le cas de la Palestine, Cultures et


Conflits, n° 43.
Landes W. M. (1978), An economic study of us aircrft hijacking, 1961-1976,
Journal of Law and Economics, vol. 21, n° 1.
Lapan H. E. et Sandier T. (1993), Terrorism and signaling, European Journal
of Political Economy (9).
— (1988), To bargain or not bargain : That is the question, American
Economic Review, AEA Papers and Proceeding, vol. 78, n° 2, mai.
Le Billion P. (2001), The political ecology of war : Natural resources and
armed conflicts, Political Geography (20).
Lee D. R. (1988 ou 1998 ?), Free riding and paid riding in the fight against
terrorism, American Economic Review, AEA Papers and Proceeding,
vol. 78, n° 2, mai.
Marchai. R. et Messiant С. (2001), De l'avidité des rebelles, Critique
internationale, n° 16.
392 Thierry Deffarges

Olson M. (1978), La logique de l'action collective, Paris, puf.


Paxson C. (2002), Comment on Alan Krueger and Jitka Maleckova,
Education, poverty, and terrorism : is there a causal connection, mimeo,
Princeton University, mai.
Rathbone A. et Rowley С. К. (2002), Terrorism, Public Choice, 112.
Richardson L. (1999), Terrorist as transnational actors ?, Terrorism and
Political Violence, vol. 11, n° 4.'
Sambanis N. (2001), A review of recent advances and future directions in the
quantitative literature on civil war, www.worldbank.org.
Salama P. et Camara M. (2003), Homicides en Amérique du Sud : apports et
limites de l'analyse économique, dans ce numéro. /
Sandier T. et Enders W. (2002), An economic perspective to transnational
terrorism, Diw Workshop (op. cit.).
— Tschirhart J. et Cauley J. (1983), A theoretical analysis of transnational
terrorism, American Political Science Review, vol. 77, n° 1 .
us Department of State (2002), Patterns of global terrorism 2001, us
Department of state, Washington DC.
Varshney A. (1999), Choix rationnels, conflit ethnique et culture, Critique
internationale, n° 5, août.
Wieviorka M. (2002), Terrorismes, une rupture historique ?, in T. de Mont-
brial et P. Moreau Defarges (dir.) (op. cit.).
Wintrobe R. (2002), Can suicide bombers be rational ?, diw Workshop
(op. cit.).

Vous aimerez peut-être aussi