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Flux

Grands réseaux techniques, modèles de développement dans le


temps : l'exemple des chemins de fer et de l'électricité
Stephen Salsbury, E. Waton

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Salsbury Stephen, Waton E. Grands réseaux techniques, modèles de développement dans le temps : l'exemple des chemins
de fer et de l'électricité. In: Flux, n°22, 1995. pp. 31-42;

doi : https://doi.org/10.3406/flux.1995.1045

https://www.persee.fr/doc/flux_1154-2721_1995_num_11_22_1045

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Abstract
This essay analyses the growth of large technical systems in the nineteenth and twentieth centuries.
For examples, it uses the development of railways in the early nineteenth century and later during the
second half of the twentieth century. It also analyzes the problems in developing electric power
networks, particularly in the late nineteenth and early twentieth centuries. The purpose of the work is to
describe large technical systems at the time of their foundation with the emphasis upon their technical
configurations. The paper then analyses the adjustments such systems must make when they interface
with other enterprises at the time when they cross political, cultural or geographic boundaries. One
issue which is highlighted is the problem of whether large technical systems are driven mainly by
engineering forces or whether the predominant forces are political or economic.

Résumé
Cet article analyse la croissance des grands systèmes techniques au xixe et XXe siècles en prenant
comme exemple le développement des chemins de fer au début du xixe siècle et plus tard, dans la
deuxième moitié du XXxe siècle. Y sont analysés également les problèmes du développement des
réseaux électriques, particulièrement à la fin du xixe et au début du XXe- L'objet de ce travail est aussi
de décrire les grands systèmes techniques à l'époque de leur création en insistant particulièrement sur
leurs configurations techniques. L'article analyse ensuite les ajustements que ces systèmes doivent
opérer quand ils s'interconnectent avec d'autres entreprises à la traversée des frontières politiques,
culturelles ou géographiques. Une question est particulièrement soulignée : le problème de savoir si
les grands systèmes techniques sont dirigés par les techniciens ou si les forces prédominantes sont
politiques ou économiques.
Grands réseaux techniques,

modèles de développement

dans le temps :

l'exemple des chemins

de fer et de l'électricité

STEPHEN SALSBURY

Ala hn du xxe siècle, les grands réseaux techniques nous paraissent tout à
Lfait ordinaires et naturellement intégrés au paysage économique, social
et politique du monde : certains d'entre eux, comme les chemins de fer et
l'électricité se sont développés à l'échelle de nations entières ; d'autres,
comme les réseaux de télécommunication, ont rapidement dépassé les
frontières des pays où ils sont nés pour devenir vraiment internationaux. Avec la
tendance croissante à la coopération régionale, dont la quintessence est
l'Union Européenne et l'Accord de Libre-Echange Nord- Américain, il
apparaît de plus en plus évident que d'autres grands réseaux techniques
franchiront les frontières et deviendront des entreprises globales. Dans ces
conditions, il est assez facile pour un observateur d'oublier les leçons du passé et
de négliger que, dans de nombreux cas, ces grands réseaux techniques
débutèrent dans des aires géographiques limitées, sous une juridiction politique
unique. Ce travail se concentre sur les origines de deux variétés de grands
réseaux techniques : le chemin de fer, qui le devint par hasard et le réseau
électrique, la quintessence du modèle, rigoureusement construit presque dès le
départ, et sur les problèmes inhérents à leur croissance d'abord jusqu'au niveau
véritablement national et ensuite, vers le niveau d'unités transnationales.

QUELQUES DEFINITIONS
Stephen SALSBURY est Professeur
d'Histoire Economique et Doyen de la
Faculté d'Economie à l'Université de
Sydney, Australie. Il a fait ses études A ce stade, il est nécessaire de donner quelques définitions. Bien que
aux États-Unis et a obtenu son Ph.D beaucoup de choses aient été écrites sur la nature des grands réseaux, je
d'Harvard University. Ses livres suivrai pour ce travail la définition du Webster's Dictionary qui maintient qu'un
traitent de l'histoire des entreprises, et
ses principaux ouvrages sont The State, système est un "groupe d'objets régulièrement interactifs formant un tout
The Investor and the Railroad: The unifié" ou "un groupe d'outils ou d'objets artificiels, ou une organisation
Boston and Albany 1825-1867 (1967); formant un réseau, spécialement dans le but de distribuer quelque chose ou
Pierre S. du Pont and the Making of the servir à un usage commun" comme un réseau de transport ou de
Modern Corporation (avec Alfred D.
Chandler Jr., 1971); No Way to Run a communications. Les réseaux eux-mêmes n'ont pas besoin d'être
Railroad: The Untold Story of the Penn particulièrement techniques. Par exemple, les anciennes administrations postales
Central Crisis (1982); et The Bull, the reposaient sur un haut degré d'organisation humaine pour transporter et délivrer le
Bear and the Kangaroo: The History of courrier à travers un pays et même à travers le monde mais, au début au
the Sydney Stock Exchange (with Kay
Sweeney, 1988). Il écrit actuellement moins, avec une technologie fort peu avancée : chevaux, chariots, diligences
l'histoire de Westpac, la plus grande et voiliers constituaient les moyens de base du transport du courrier avant le
banque australienne. chemin de fer.

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De façon analogue, les réseaux de transport sur présenter des modes opératoires analogues même dans
l'eau, même les canaux, étaient faits de composants un environnement radicalement différent, politiquement,
techniques fort peu sophistiqués. La partie la plus économiquement et socialement.
complexe d'un canal, c'est sa construction même, et
spécialement la conception et la mise en oeuvre des bassins et A la lumière de ces définitions, les grands réseaux,
écluses qui permettent aux péniches de monter ou de comme la poste à ses débuts, les canaux ou les
descendre les obstacles du terrain qui séparent les voies autoroutes et le transport routier, ne sont pas de grands
navigables. Les canaux demandent aussi réseaux techniques. Au contraire, la définition convient
oc asionnel ement des tunnels, des ponts et des viaducs, cependant, parfaitement aux diverses entreprises qui ont construit et
fort peu de la technologie utilisée pour construire et exploité les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone,
entretenir des canaux aurait été inconnue des ingénieurs l'énergie électrique et le contrôle aérien. Il doit être
romains. En outre, la conduite des péniches nécessite souligné que, dans ces cas précis, les considérations
encore moins d'organisation. La plupart des canaux techniques et scientifiques sont d'une suprême importance à
étaient gérés, et continuent à être gérés, comme des la fois dans la construction et l'exploitation de ces
autoroutes : ils sont ouverts à tous ceux qui veulent les systèmes. Certains grands réseaux techniques anciens, les
emprunter et qui sont prêts à payer les droits de passage. chemins de fer en particulier, n'étaient pas conçus de
En conséquence, l'organisation des mouvements le long prime abord.
d'un canal n'occupe que des douzaines de petits,
moyens et grands exploitants de batellerie qui Une analyse des premiers statuts des chemins de fer,
considèrent comme totalement inutile de coordonner leurs aux États-Unis, montre que le corps législatif envisagea
activités avec le constructeur ou l'exploitant même du canal. le chemin de fer comme une nouvelle sorte de voie de
La seule restriction qui puisse se présenter est la déplacement à péage qui fonctionnerait par traction
limitation des dimensions des bateaux, dictée par la équine, ou peut-être à la vapeur. Les statuts de la Boston
profondeur et la largeur des écluses et des canaux eux-mêmes. & Worcester Railroad de 1831, délivrés par l'État du
Ainsi donc, même les grands réseaux de canaux comme Massachusetts, laissaient supposer que la circulation se
celui de l'Etat de l'Ohio, aux États-Unis, qui, dès 1845, ferait sur les voies ferrées comme sur les canaux : c'est-
exploitait, sous la supervision d'un Bureau du Canal, à-dire, sous le contrôle d'exploitants différents qui
plus de 900 miles d'ouvrages d'art, n'avaient que des feraient fonctionner les trains à leur gré sans
équipes techniques et administratives très réduites. coordination avec les constructeurs du réseau2. Les premiers
Harry Scheiber, dans son livre The Ohio Canal Era, note constructeurs de voies ferrées n'avaient aucune idée
"qu'une fois les canaux originaux sur le point d'être qu'ils bâtissaient les tronçons d'un grand réseau
achevés, la quantité et la complexité de la tâche technique ; ils prirent des décisions irréfléchies qui durent
accomplie par le ... [Bureau du Canal] diminua être remises en question quand il devint nécessaire que
considérablement : l'exploitation nécessita bien moins d'organisation la circulation se fasse des rails d'une compagnie à ceux
véritable qu'au moment où devaient être coordonnés d'une autre. Ces premières voies ferrées peuvent donc
entre eux des milliers d'ouvriers, des tas d'entreprises et être appelées "un grand réseau technique fortuit". Le
un large état-major d'ingénieurs." En fait, le vaste besoin d'un écartement de voie normalisé, d'un freinage
réseau de l'Ohio, qui était l'un des plus grands des États- et d'une signalisation compatibles et autres exigences du
Unis en 1858, n'employait régulièrement que moins de même type, ne devint évident qu'après la mise en
200 personnes à temps plein (ou équivalent temps plein). exploitation des premières lignes.
La plupart de ces derniers étaient des péagers ou autres
ouvriers qui n'avaient que très peu ou pas de La plupart des premiers grands réseaux techniques
qualification technique1. Le second élément, qui doit ainsi entrer furent construits dans une optique commerciale avec une
dans notre définition est que les réseaux, afin d'être des idée bien précise des objectifs économiques à atteindre.
grands réseaux techniques doivent contenir un apport Par exemple, les premières voies ferrées furent mises en
scientifique substantiel. Il est capital que des place pour des raisons économiques nombreuses et
considérations techniques et scientifiques aient un impact vital sur variées comme le besoin de coûts de transport plus bas
la façon dont un réseau est organisé et exploité. Ces (en comparaison avec d'autres formes de transport
contraintes doivent dépasser, ou au moins comme les chariots, les péniches sur diverses voies
contrebalancer, les apports politiques et économiques au réseau. En navigables ou d'autres méthodes de transport intérieur).
conséquence, les réseaux techniques, en particulier dans D'autres objectifs de grande importance pour les voies
l'industrie (électricité, transport par rail, ferrées renforcèrent aussi les avantages tarifaires : il
télécommunications) doivent développer des structures similaires et s'agissait principalement de la rapidité des expéditions
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des marchandises, des distances plus courtes et plus rables aux plus étroits mais il n'y eut pas de consensus
directes si on les comparait au transport par voies sur ce point. Les premières décennies de la construction
navigables, qui, très souvent, à cause des sens d'écoulement des chemins de fer aux États-Unis virent l'adoption d'au
des rivières, n'était pas direct. A cela, s'ajoutait le moins sept différents écartements par les différentes
besoin de parvenir à une régularité et une fiabilité plus compagnies. Cela allait de 4 pieds un pouce au massif 6
grandes du service. Les clients envisageaient le recours pieds de l'Erie Railroad3. Beaucoup de voies du Nord-
au train pour surmonter les problèmes de l'hiver, comme Est américain, et particulièrement celles qui partaient de
le froid qui fait geler les canaux et stoppe le transport, Boston, adoptèrent l'écartement original de George
les grosses chutes de neige qui, souvent, arrêtaient le Stephenson, 4'8 1/2" (installé pour la démonstration
trafic routier pour plusieurs jours. Les premiers réseaux réussie des locomotives à vapeur qui eut lieu sur le
électriques furent aussi construits pour des raisons Liverpool & Manchester Railway en 1829) parce qu'on
économiques. Thomas Edison imagina son premier réseau avait acquis là les machines de Stephenson. Même ce
incandescent dans le Bas-Manhattan uniquement après grand nombre d'écartements qui est apparu aux États-
une étude poussée qui révéla qu'il pourrait rivaliser avec Unis et au Canada dans les premiers temps ne limita les
les installations de becs de gaz existantes. variations possibles : en Angleterre, Isambard Kingdom
Brunei devint un avocat acharné du concept de
l'écartement large et son Great Western System qui, de
Londres, partait vers l'Ouest, adopta un écartement de
LE TRAIN, LES GRANDS RESEAUX 7' ! L'initiative de Brunei provoqua une formidable
TECHNIQUES "FORTUITS" controverse en Grande-Bretagne, dont il résulta la
nomination, en 1845, d'une Commission Royale pour étudier
la question de la largeur des voies. En 1846, la
Parce que les constructeurs de chemins de fer des Commission recommanda que toutes les constructions
années 1830 et 1840 ne comprirent pas qu'ils étaient en britanniques futures adoptent l'écartement de
train de créer des réseaux techniques, on n'accorda pas Stephenson, 4' 8 1/2"4. La controverse n'en resta pas là,
grande importance à l'architecture du réseau et encore même en Grande-Bretagne : dans les années 1860, une
moins à la compatibilité des différents réseaux entre eux. série de dirigeants des chemins de fer, dont Robert F.
Même ainsi, les voies ferrées forcèrent leurs Fairley, parvinrent à la conclusion qu'un écartement
constructeurs à prendre des décisions techniques dès le début. étroit permettait une construction plus économique et
Parce que les voies ferrées sont dépendantes du guidage, donc réduisait les investissements. Le mouvement pour
les voies, il fut immédiatement nécessaire de concevoir un écartement étroit insista sur le fait que les économies
le réseau ferré. Une ligne à une seule voie peut très bien apporterait une baisse des tarifs pour les passagers
faire passer des trains dans les deux directions mais comme pour le fret. Il remporta quelques victoires
seulement si les mécanismes adéquats ont été mis en place : mineures en Grande-Bretagne quand une des plus petites
plaques tournantes, contre- voies et voies d'évitement. lignes britanniques, la Festiniog, fut construite avec un
Canaux et grandes routes étaient normalement construits écartement légèrement plus petit que 2' et entra en
assez larges pour permettre le passage dans les deux fonction en janvier 1865. Les défenseurs éminents de
sens. Les larges surfaces caractéristiques des routes l'écartement étroit considérèrent que l'écartement de la
permettaient aux conducteurs de véhicules à chevaux et Festiniog péchait par excès et recommandèrent que la
plus tard d'automobiles, de camions et de bus, de se largeur idéale des rails soit portée à approximativement
ranger sur le côté de la route et il était toujours possible au 3'. Aux États-Unis, un semblable mouvement se
conducteur de dévier de sa route ou de mettre son développa avec vigueur ce qui eut pour conséquence que des
véhicule de telle manière à éviter les collisions avec les lignes à écartement de 3' furent construites à travers tout
engins venant en face. Cela était vrai également pour les le Midwest et dans les Rocheuses. Ailleurs, dans les
canaux. Sur les voies ferrées, cependant, rien de tel : les colonies britanniques comme la Nouvelle-Zélande, le
dépassements et dégagements devaient être Queensland (Australie) et l'Australie Occidentale, un
soigneusement planifiés. écartement de 3' 6" fut adopté5. Beaucoup de ces
chemins de fer (dont la Festiniog en Grande-Bretagne), en
Dès l'instant où la construction d'une voie de Australie et en Nouvelle-Zélande sont toujours utilisés
chemin de fer commençait, il fallait décider de l'écartement de nos jours.
ou largeur de la voie. Il n'y a rien de magique dans
l'écartement : certains technocrates des chemins de fer L'expérience du terrain, alliée à une recherche des
affirmèrent que les écartements larges étaient plus importantes, n'a pu trouver l'écartement idéal des
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rails. En fait, le fonctionnement continu et même une réseau de chemins de fer et provoque un obstacle au
expansion nouvelle des voies étroites dans des régions commerce international.
comme le Queensland ou l'Australie Occidentale,
prouvent que des voies ferrées principales construites ainsi Dans certains cas, les constructeurs de train ont
peuvent survivre, prospérer et même continuer à se délibérément choisi des objectifs limités en matière
développer sur une période de plus de cent ans. A économique ou politique. Par exemple, Г Erie Railroad de
travers le monde, les chemins de fer à voie large ont aussi l'État de New York fut financé par les marchands de la
connu le succès, et en particulier dans des pays comme Ville de New York qui voulaient à tout prix monopoliser
l'Irlande, l'Espagne, le Portugal et la Russie. le commerce créé par le train. En conséquence, ils
spécifièrent que l'Erie devait être construit avec un
Sans qu'il ait été tenu compte des arguments écartement de 6' dans une volonté délibérée de le rendre
techniques, la décision de déterminer la largeur des voies a incompatible avec les autres chemins de fer de la région.
eu des conséquences majeures, immédiates et sur le long Et en outre, au cas où cela n'aurait pas suffi, New York
terme : la restriction des mouvements de voitures sur la imposa que la Chartre du Chemin de Fer fût "dénoncée
ligne à celles qui présentaient le même écartement. Il est si l'Erie se connectait avec quelque autre chemin de fer
vrai qu'au milieu du xixe siècle, il fut convenu - straté- conduisant dans l'Ohio, la Pennsylvanie et le New
giquement parlant - que des voitures ď écartement Jersey"7. Les objectifs des fondateurs de l'Erié étaient
différent pouvaient circuler sur d'autres lignes pourvu que tellement en désaccord avec le cours de l'Histoire et les
l'écartement ne soit pas trop dissemblable. Aux États- opportunités qui se présentèrent aux États-Unis que la
Unis, certaines compagnies développèrent des wagons à ligne ne pût survivre comme il avait été prévu et que la
"roues de compromis" qui leur permettaient des direction finit, dans les années 1860, par rejoindre le
manoeuvres sur écartement de 4' 8 1/2" et de 4' 10"6. mouvement de conversion à l'écartement de 4' 8 1/2" qui
Ces wagons dotés de "roues de compromis" pouvaient devint la norme américaine.
être considérés au mieux comme un expédient
temporaire. Un tel matériel roulant n'était exploitable qu'à petite Les Russes étaient faits d'un autre bois que les
vitesse. Cependant, "les roues de compromis" ne marchands de New York. A l'origine, la Russie avait adopté
permettaient pas le fonctionnement sur des voies très un écartement large pour ses premières lignes rayonnant
différentes comme le 6' de l'Erié ou même un écartement à depuis Saint-Pétersbourg vers Moscou ou d'autres
5' 4" ou inversement. En conséquence, si les échanges de destinations intérieures. Peu d'attention avait été portée en
matériels devaient être facilités, il y aurait nécessité son temps au raccordement avec les autres réseaux qui
d'une innovation technique considérable. Les chemins semblaient bien éloignés. Quand, cependant, les chemins
de fer russes ont investi dans un équipement coûteux à la de fer russes atteignirent les frontières de l'Ouest, des
frontière de leur réseau : des engins y sont capables de facteurs politiques intervinrent : la Russie était trop
soulever des wagons entiers pour permettre l'installation consciente que la route des invasions, venant de France
de nouveaux bogies à l'écartement approprié. Ce et d'Allemagne traversait les grandes plaines polonaises
procédé n'a donné que des pertes d'argent et de temps. Il a été et l'Ukraine. Les Russes en vinrent à considérer leur
spécialement utilisé pour faciliter les mouvements de écartement large comme un avantage défensif puisque
passagers à travers les frontières, comme celles entre la des armées hostiles auraient à transborder leur matériel à
Russie et la Pologne. L'échange des bogies pour le fret, la frontière. Il est significatif qu'au cours de la
à cause du volume du matériel, a été moins heureux. En Deuxième Guerre Mondiale, les armées allemandes qui
tout cas, il faut près d'une heure pour traiter les bogies prirent le contrôle d'une grande portion de la Russie
d'un express de passagers. d'Europe, changèrent l'écartement des voies ferrées
soviétiques et les mirent aux normes européennes du
D'autres méthodes ont été trouvées pour aider les 4' 8 1/2" pour faciliter les mouvements de troupes et de
mouvements de personnes : le plus remarquable est la matériel. Quand l'Armée Rouge contre-attaqua, les voies
méthode employée par les Talgos en Espagne qui ferrées furent réélargies aux normes russes.8
peuvent ajuster les bogies en quelques secondes à la
frontière. Même ainsi, la technologie du Talgo ne s'est pas Une décision du gestionnaire d'un chemin de fer sur
répandue rapidement et tous les mouvements entre la la largeur des voies, une fois prise, avait des
péninsule ibérique et le Nord de l'Europe connaissent de conséquences à long terme. De telles décisions n'étaient pas
sérieux problèmes aux changements ď écartement. Le irrévocables : elles étaient simplement difficiles à
choix d'une largeur a ainsi un impact à long terme en modifier. Dans ce domaine, le succès des gouvernements à
réduisant les bénéfices économiques produits par un faire changer l'écartement fut très inégal d'un pays à
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l'autre. Il est intéressant de constater que c'est aux États- converties à l'écartement standard pour pouvoir
Unis que l'uniformité s'est faite le plus facilement, sans communiquer avec les lignes Stephenson qui, dans les années
presque aucune intervention gouvernementale, et ce, 1880, se répandaient dans les coins les plus reculés des
malgré la prolifération d'écartements les plus divers États-Unis. Les lignes à voie étroite découvrirent vite
entre les premières constructions de la fin des années que beaucoup des avantages associés à des coûts de
1820 et le début de la Guerre Civile, en 1860. Un construction plus faibles, étaient réduits à néant par les
examen des cartes fascinantes présentées par George Rogers coûts supplémentaires engendrés par les points de
Taylor et Irene Neu dans leur livre, The American rupture de charge et les pertes en transport qui en découlaient.
Railroad Network 1861-1890 donne quelques réponses Ainsi, les forces économiques sont à l'origine de
sur la façon dont il a été possible pour les Américains de l'adoption, aux États-Unis, d'un écartement standard.
parvenir naturellement à une largeur de voie commune.
Les cartes de Taylor et Neu montrent que l'adoption de La largeur des voies, une fois adoptée, fut beaucoup
l'écartement s'est faite par sections. C'est-à-dire que la plus difficile à changer dans les régions du monde où les
Nouvelle-Angleterre construisit ses voies à l'écartement impératifs économiques étaient faibles. Ce fut le cas
Stephenson et la même chose fut vraie pour les États de classique de l'Australie. Sur ce continent, les six
l'Atlantique-Centre, à l'exception de l'unique Erié colonies indépendantes (qui plus tard devinrent des États)
Railroad avec son 6'. Au contraire, la plupart des lignes adoptèrent chacune leur propre écartement et,
du Sud, particulièrement celles de la Caroline du Sud, de ironiquement, l'écartement de chaque colonie ne correspondait
la Géorgie, de la Floride, de PAlabama, Mississipi, pas à celui de leur voisin immédiat. Il s'en suivit un
Tennessee et Kentucky étaient construites avec un écar- réseau où les voyageurs et les marchandises allant d'une
tement de 5'. C'était cependant dans le Midwest que la colonie à l'autre devaient être transbordés au passage
confusion fut portée à son comble avec des largeurs des des frontières avec tout ce que cela suppose
plus variables. Le 4' 10" prédominait dans l'Indiana et d'inconvénients et de frais. Néanmoins, au contraire de
l'Ohio, le Stephenson dans l'Illinois, le Michigan, le l'Amérique du Nord, l'essentiel des échanges de
Wisconsin et l'Iowa et on trouvait même dans le marchandises restait intrarégional. Presque toutes les voies
Missouri un dissident à 5' 6" ! Ce qui amena les diverses ferrées australiennes déplaçaient des matières premières
administrations des chemins de fer à adopter une norme agricoles ou minières de l'intérieur vers un port. Les
commune fut la réalisation que l'essentiel du trafic ports, bien souvent les capitales de chaque colonie,
ferroviaire se faisait entre les différentes sections et non à rivalisaient entre eux avec acharnement et la rupture ď
l'intérieur de ces zones, et particulièrement depuis les écartement permettait d'assurer que chaque capitale avait le
États du Midwest, Iowa, Missouri, Illinois, Indiana et monopole du transport ferroviaire généré par la colonie.
Ohio vers l'Est et la Pennsylvanie, New York et la Même dans les années 1990, le problème de
Nouvelle-Angleterre dans son ensemble. En créant l'écartement des voies n'est pas encore résolu en Australie bien
d'inutiles points de rupture de charges, les décisions que quelques progrès aient été faits.
d'origine avaient été désastreuses pour le déplacement
des encombrantes matières premières agricoles. Ce fut Pour les mêmes raisons, à la fois économiques et
particulièrement désavantageux pour les chemins de fer politiques, les pays de la périphérie de l'Europe ont
en compétition les uns avec les autres et notamment préféré garder leur écartement d'origine. Cela est vrai des
dans le Nord du Midwest où ils subissaient la écartements larges en Espagne et au Portugal et, comme
concur ence du transport sur les Grands Lacs ou du transport mentionné ci-dessus, de l'écartement russe. Alors qu'il
fluvial par les réseaux de l'Ohio et le Haut-Mississipi. Les ne paraît pas possible dans l'immédiat de voir l'immense
chemins de fer américains apprirent rapidement que réseau de la Russie se conformer à l'écartement standard
pour être de taille en tant que rivaux dans le commerce de l'Europe, le changement pourrait se produire assez
interrégional, il était essentiel d'adopter un seul écarte- vite dans la péninsule ibérique. Ici encore, c'est
ment de voie. Ce qui fut fait sans intervention du l'irrésistible attrait du commerce international qui pousse les
gouvernement dans les années 1870. Significativement, le chemins de fer ibériques à adopter la norme européenne.
mouvement des voies étroites créa un vaste réseau de Le signal a été donné par l'Espagne quand, en 1992, a
lignes de 3' de large depuis l'Etat de l'Ohio vers le sud été ouverte la ligne à grande vitesse de technologie
jusqu'au Golfe du Mexique et vers l'Ouest, jusqu'aux française entre Madrid, Cordoue et Seville. Cette ligne a été
Rocheuses, en compétition avec le réseau de 4' 8 1/2". A construite avec l'écartement de 4' 8 1/2" sur l'hypothèse
l'exception des lignes à voie étroite construites dans les que les extensions futures du système à grande vitesse
Montagnes Rocheuses, les 3' échouèrent ou furent relieraient l'Espagne au réseau original de même nature
abandonnées ou, dans la plupart des cas, furent rapidement en France, au nord des Pyrénées. La décision de
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l'Espagne et du Portugal de rejoindre la Communauté wagons de s'accrocher les uns aux autres et les moyens
Européenne accélérera sans doute la demande de de freinage. Que les attelages doivent être compatibles
transport de fret à travers la frontière de la péninsule ibérique paraît évident en soi. La technique de freinage doit l'être
et accentuera la pression sur le gouvernement espagnol également. Pendant des décennies, les chemins de fer,
pour que soit décidée une conversion de son réseau ferré qu'ils fussent américains ou autres, roulaient avec des
aux normes européennes. systèmes de freinage extrêmement rudimentaires. La
méthode normale était de manipuler des freins à main
La largeur de la voie était seulement la première sur chaque wagon, une tâche dangereuse, épuisante
décision qu'une compagnie de chemin de fer devait effectuée souvent par un homme qui courait le long
prendre. Tout aussi importante mais moins visible était d'une passerelle située sur le toit des trains de
l'adoption d'une largeur de charge, ou empattement. marchandises pour tourner les volants de freinage de chaque
Pour résumer, l'empattement détermine la taille de wagon10. L'adoption du freinage pneumatique illustre
l'équipement qui peut être transporté sur un réseau de bien des problèmes qu'un grand réseau technique doit
voies ferrées. Il ne doit pas être confondu avec l'écarte- affronter quand il apparaît que des compagnies
ment des rails et se réfère à certaines dimensions comme individuelles vont finir par opérer de concert avec du matériel
la largeur et la hauteur des tunnels, la largeur des ponts, roulant de fret ou de passagers interchangeable. Dans les
la distance du quai à la voie et même la distance entre années 1880, l'Amérique avait pratiquement résolu son
des voies parallèles. Par exemple, deux voies ferrées problème ď écartement des voies, mais devait
peuvent avoir le même écartement mais l'un peut avoir maintenant adopter un système de freinage satisfaisant. Bien
un grand empattement et l'autre un empattement étroit. qu'il existât à l'époque des centaines de compagnies de
Une fois la dimension choisie, elle est difficile à chemin de fer rageusement indépendantes, le transport
changer : les chemins de fer britanniques ont adopté un s'effectuait envers et contre tous d'un côté à l'autre du
empattement relativement étroit qui ne peut pays. Ensemble, ces centaines de compagnies
s'ac ommoder des wagons larges des lignes continentales. Puisque exploitaient plus de 25.000 wagons de passagers et plus de
la Grande-Bretagne est une île et qu'il y avait 800.000 wagons de marchandises. Le New York Times,
comparativement très peu d'échanges de matériel roulant en 1879, faisait remarquer qu'en moyenne, dans un train
possibles, cela n'a eu pendant des années aucune de cinquante wagons sur n'importe quelle voie ferrée, le
importance. Cependant, avec l'extension du T.G.V. français matériel roulant pouvait appartenir à vingt compagnies
jusque sous la Manche, l'empattement du matériel différentes.
roulant britannique a fini par constituer un obstacle majeur
à la liberté de déplacement ultra-rapide des trains de Le freinage à air comprimé représentait la solution
passagers, pas seulement à destination de Londres mais technique. Il requérait l'installation d'un réservoir d'air
aussi vers le Nord et l'Ouest de l'Angleterre. Il faudra de dans la locomotive et d'une série de tuyaux spéciaux le
l'argent et du temps en grandes quantités pour résoudre reliant aux wagons. Un tel appareillage était cher à
ce problème. Le problème de l'empattement du matériel installer et à entretenir. De nombreuses petites compagnies,
roulant empêchera entre-temps l'Europe d'obtenir le moins prospères, traînèrent des pieds, alors que la
maximum de bénéfices de ce tunnel sous la Manche et décision avait des conséquences graves puisqu'un wagon
des lignes T.G.V. récemment ouvertes entre Londres, non équipé au milieu d'un train empêchait tout l'arrière
Paris et Bruxelles. du convoi d'être relié au réservoir d'air. Steven
Usselman observa que "même si beaucoup de chemins
Un tableau de Douglas J. Puffert montre qu'en de fer équipaient leurs wagons du freinage à air
Europe, à l'exception de la Péninsule Ibérique et de la comprimé, une seule compagnie qui employait encore les freins
Russie, l'écartement des rails est le même mais à main pouvait empêcher les premières d'améliorer les
l'empattement diffère. La plupart des réseaux ont adopté la performances du freinage. Ce facteur empêcha
dimension décidée par l'Union Internationale des virtuellement toute compagnie d'adopter indépendamment le
Chemins de Fer (U.I.C.), mais la Grande-Bretagne a un freinage à air comprimé pour le transport de
empattement étroit ; en Suède, il est au contraire large marchandises ; l'innovation, dans le cas de ce dernier, demandait
tout comme le Neubaustrecken, le réseau à grande la coopération de nombreuses compagnies à travers le
vites e allemand. Le Portugal et l'Espagne ont également des pays"11. Pour cette raison, l'accommodante coopération
empattements non-U.I.C.9 qui permit aux chemins de fer américain de parvenir à
une norme d'écartement des voies, fut beaucoup moins
D'autres décisions techniques prennent en compte efficace pour la diffusion d'une innovation technique sur
des petites choses comme l'attelage qui permet aux le réseau. Ainsi, par un pied de nez de l'Histoire, la créa-
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Salsbury - Chemins defer et électricité

tion d'un grand réseau technique, le Chemin de Fer se faire avec une facilité relative d'un réseau à l'autre.
américain qui apparut avec une norme d'écartement des Des arrangements furent également pris pour trouver des
voies, provoqua une intervention directe du normes d'attelage, de système de freinage et autres
gouvernement : en fait, l'adoption du freinage à air comprimé par innovations qui autorisaient des échanges sur une grande
le réseau américain de chemin de fer fut supervisée échelle à la fois des wagons de marchandises et de
conjointement par une organisation industrielle, le passagers. La standardisation fut moins heureuse dans le
Comité sur le Freinage Progressif de l'Association des domaine de la signalisation, le contrôle de la circulation
Maîtres Constructeurs de Wagons et le Congrès des et l'électricité. Cependant, l'impact était réduit au
États-Unis qui, en 1893, passa une loi sur les Dispositifs minimum puisqu'il avait toujours été de coutume pour les
de Sécurité qui força les chemins de fer à adhérer aux trains internationaux de changer de locomotive aux
normes développées par le Comité de l'Industrie du frontières. Le facteur révolutionnaire du réseau européen
Chemin de Fer12. depuis les années 1960 a été l'apparition de trains à
grande vitesse. Comme dans le cas des réseaux de
Il est intéressant de constater que l'approche qui a chemins de fer d'origine quand ils commencèrent au début
contraint à l'innovation technologique et du xixe siècle, le mouvement des trains à grande vitesse
l'uniformisation au sein d'un réseau technique pour une libre n'était pas initialement un concept international ou
circulation aux États-Unis n'a pas été très différente de ce qui trans-européen. Les trains à grande vitesse se
est arrivé sur le continent européen. En 1878, les développèrent plutôt sur des initiatives nationales de chaque
gouvernements qui voulaient encourager les échanges chemin de fer pour répondre à ce qu'ils percevaient comme
internationaux entamèrent une série de conférences qui leurs besoins. Personne n'imagina de coordonner leurs
abordèrent la question de l'innovation technique pour les activités avec les compagnies des pays voisins.
chemins de fer. Elles aboutirent finalement à un
Protocole International sur l'Unité Technique des La force d'entraînement derrière cette impulsion fut
Chemins de Fer qui fut publié en 1886 et souvent révisé la reconnaissance d'un déclin de la part du rail à la fois
depuis. En 1922, l'Union Internationale des Chemins de dans le transport des passagers et du fret. Le défi était de
Fer fut fondée pour poursuivre le même travail qu'aux restaurer le chemin de fer comme moyen de transport
États-Unis sur les normes de freinage automatique, de vital en le rendant profondément compétitif par rapport à
systèmes d'attelage, d'empattement des wagons, les la route et à l'avion. Pour les trains de passagers, cela
pentes maximales et les caractéristiques du matériel signifiait qu'il fallait atteindre une vitesse moyenne de
roulant. L'U.I.C. finit par être impliquée dans le 150 km/h et des vitesses de pointe d'au moins 200
développement de la normalisation du contrôle européen des km/h14. L'inspiration du train à grande vitesse vint en
trains13. partie du succès du réseau japonais de même nature, le
Shinkansen, dont la première ligne commença à
fonctionner en 1964 entre Tokyo et Osaka. Le train rapide
L'ECONOMIE FORCE LA japonais n'avait aucun lien avec l'antique réseau à voie
NORMALISATION DU RÉSEAU FERRÉ étroite qui équipait le Japon. Au surplus, ce vieux réseau
avait déjà atteint son point de saturation. Pour ces
EUROPÉEN 1960-2000 raisons, les Japonais préférèrent construire leur réseau à
grande vitesse comme entité séparée, utilisant la norme
Dans la seconde moitié du xxe siècle, le réseau d'écartement européenne de 4' 8 1/2", et opérant de
européen de chemin de fer parvenu à maturité se façon complètement différente. Ils ne firent du même
comportait d'une manière assez semblable à celui du xixe coup aucun effort pour coordonner les deux réseaux
siècle. La différence majeure entre les deux époques coexistants.
résidait dans le fait que dans les années 1960, les
chemins de fer européens étaient parvenus dans une large Pour les chemins de fer européens qui voulaient
mesure à l'intégration. Comme il a été fait remarquer adopter une technologie du rail à grande vitesse, la
plus haut, une norme d'écartement des voies avait été question préalable fut de suivre l'exemple japonais et
choisie et elle s'appliquait à presque toute l'Europe sauf construire un réseau totalement nouveau ou de s'essayer
la périphérie. Sur le continent lui-même, la plupart des à surimposer des trains à grande vitesse sur leur réseau
réseaux avaient adopté un empattement minimal opérationnel national. Comme beaucoup de réponses, la
conseillé par l'U.I.C. et, mieux encore, les différences solution fut celle du compromis. En France, la SNCF
avec la norme donnaient aux réseaux non conformes un avait déjà, depuis 1950, manifesté son intérêt pour la
empattement plus large qui permettait à la circulation de grande vitesse. Elle fut donc la première à développer un
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FLUX n°22 Octobre - Décembre 1995

premier vrai réseau à grande vitesse d'Europe, le T.G.V. mands devaient donc être pressurisés pour éviter aux
qui était initialement une réponse à la saturation du passagers l'inconfort du passage des tunnels. Au
marché sur la ligne Paris-Lyon. En 1974, les chemins de fer contraire, le T.G.V. français n'avait pas ce besoin et n'était pas
français prirent la décision de base de faire fonctionner pressurisé. Il ne peut donc pas fonctionner sur les
les nouveaux trains à la traction électrique et de dessiner nouvelles lignes allemandes17. Plus important encore, les
un tracé pour sa plus grande part séparé du reste du convois allemands étaient plus larges que leurs
réseau entre Paris et Lyon. Cependant, à la différence homologues français et nécessitaient donc un empattement de
des Japonais, les Français décidèrent d'exploiter le voie plus grand. Cela provenait du fait que les
matériel T.G.V. sur les lignes traditionnelles, concepteurs voulait que les trains soient à même de traiter le
particulièrement au niveau des terminus de Paris et de Lyon. Cette fret et ils pensaient qu'avec un convoi plus large, le train
solution était économique et rendait le nouveau matériel pourrait prendre en charge le transport des marchandises
compatible avec les voies ferrées existantes : les encombrantes. Comme en France, la réflexion des
autorités françaises avaient donc l'option d'exploiter le Allemands se concentra sur la République Fédérale, et
procédé T.G.V. au-delà des limites de la nouvelle ligne pour en particulier sur le corridor Nord-Sud entre Hanovre et
des destinations économiquement importantes comme Wiirzburg (et vers Munich) ou Francfort et Stuttgart.
Grenoble et Genève. Le matériel T.G.V. différait Actuellement, Г1.С.Е. allemand ne peut pas fonctionner
cependant des normes européennes en matière de trains de sur les lignes du T.G.V. ou dans le tunnel sous la
passagers : les convois avaient été spécialement conçus Manche.
comme des unités indépendantes avec une motrice à
chaque extrémité, totalement intégrée dans l'ensemble. La Suède adopta une stratégie différente pour son
Parce que le T.G.V. fonctionne comme un tout, il n'est train à haute vélocité. Le pays est géographiquement
pas possible ou souhaitable de retirer les locomotives et vaste avec une population relativement réduite et une
de les remplacer avec des modèles différents, une économie sans commune mesure avec celle du Japon, de
pratique qui prévaut en Europe et couramment aux l'Allemagne ou de la France. Son système à haute
frontières. Cette décision a de profondes implications vitesse, le X2000, est conçu pour fonctionner sur le réseau
puisque cela signifie que les voies ferrées sur lesquelles normal. La stratégie, dans ce cas, était de créer un train
passent les T.G.V. doivent être électrifiées et que le qui pourrait dépasser les inconvénients du réseau
matériel de contrôle doit être compatible avec celui des traditionnel comme les courbes trop serrées. On doit
convois eux-mêmes 15 néanmoins souligner que les Suédois eurent également à
dépenser des sommes considérables pour améliorer leur
Inspirée par le succès des trains à grande vitesse au réseau en éliminant les obstacles comme le
Japon et en France, l'Allemagne décida de construire franchissement des pentes. La première ligne d'importance
son propre réseau rapide. L'objectif des Allemands était qu'emprunta le X2000 fut, en septembre 1990, celle qui
de créer un réseau qui soulagerait les autoroutes et les relie Stockholm à Goteborg. Cette année, s'y ajouta la
avions en proposant un transport "deux fois plus rapide ligne entre Stockholm et Malmô dans le Sud.
que la voiture et moitié moins que l'avion"16. Comme la
France, l'Allemagne envisagea d'abord le concept d'une Il est intéressant de constater qu'il y a deux forces
construction séparée pour l'essentiel du réseau normal. en marche dans la révolution du train à grande vitesse
Cette voie nouvelle fut appelée Neubaustrecken. européen. La première est un nationalisme économique :
Cependant, comme la France également, l'Allemagne les dirigeants et les industriels de chaque nation ont eu
choisit la force électrique et la compatibilité totale avec tendance à considérer le développement de cette
le réseau traditionnel pour son nouveau matériel roulant technologie comme une arme économique. Par exemple, les
qui fut connu sous le nom d'Inter-City Express (I.C.E.). Français ont mis en vente le T.G.V. sur le marché
Il était ainsi possible d'utiliser les gares existantes et les mondial et ont connu un succès considérable. Jusqu'à
autres lignes. Néanmoins, il y avait des différences présent, ils ont exporté en Espagne où leur technologie est
considérables entre le concept allemand et son la base de l'A.V.E. (Alta Velocidad Espaňola, ou
homologue français : la France avait construit son T.G.V. Grande Vitesse Espagnole) dont la première ligne est
pour qu'il puisse affronter des côtes et éviter les coûts de exploitée actuellement entre Madrid et Seville. Les
construction de tunnels, de ponts et de remblais. En Français ont aussi pris des parts dans la nouvelle Société
Allemagne, le système était conçu sur une plus grande de Chemin de Fer à Grande Vitesse russe qui est
échelle. Les nouvelles lignes étaient dessinées avec le actuellement en train de construire une nouvelle ligne entre St
minimum de pente, ce qui maximisait le nombre de Petersbourg et Moscou. Bien que les Russes envisagent
tunnels, de raccourcis et de ponts. Les trains I.C.E. de construire leur propres trains à grande vitesse, ils
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Salsbury - Chemins defer et électricité

importent leur technologie de France. Le T.G.V. est la compris et il fallut des développements scientifiques et
base de la nouvelle ligne qui passe sous la Manche et de des expérimentations poussées pour maîtriser sa force en
celles qui vont en Belgique et aux Pays-Bas. vue de la commercialiser. Personne ne comprit mieux
Similairement, les Allemands ont activement proposé cela que Thomas Edison, l'inventeur et le promoteur du
leur système I.C.E. aux États-Unis et ont aussi tenté de premier réseau d'éclairage par incandescence qui ait
pénétrer le marché russe (mais jusqu'à présent, sans réussi dans le monde. Edison comprit que, pour assurer
succès). De même encore, la Suède a fait campagne pour son succès dans le domaine de la lumière incandescente,
son X2000 en Amérique du Nord et en Australie. Une il ne devait pas seulement mettre au point une ampoule
variante du train suédois est actuellement en exploitation mais aussi inventer un réseau entier. Comme base de son
entre Sydney et Canberra. nouveau système d'éclairage par incandescence, Edison
rejeta la technologie de la lampe à arc qui existait déjà.
Le développement industriel national est donc une En plus de sa nouvelle ampoule, il conçut une nouvelle
force qui tend à se concentrer sur la préservation et la dynamo à haut rendement pour fabriquer le courant
construction de réseaux nationaux avec l'objectif basse tension continu qui serait transmis aux utilisateurs
ultérieur de les étendre aux pays voisins ou de vendre leur à 110 volts par des fils de cuivre. Edison inventa
technologie en tant que grand réseau technique à des également un système de commutateurs et la technologie pour
pays lointains comme l'Amérique ou l'Australie. Cette les faire fonctionner. Il ne laissa rien au hasard : son
tendance, si elle n'est pas contrecarrée, aura pour effet premier réseau électrique commercial, qui commença à
de démanteler les barrières qui restreignent la libre fonctionner dans le Bas Manhattan en 1882 comprenait
circulation des trains d'un système à l'autre. une station centrale avec une dynamo et tous les fils
électriques en cuivre reliant la dynamo aux
Simultanément, les compagnies exploitantes en consommateurs. La compagnie ď Edison équipa aussi bien des
arrivent à reconnaître que les lignes à grande vitesse ne maisons individuelles, des magasins, des usines et
peuvent pas se limiter à un seul pays mais doivent franchir fournis ait les ampoules qui donnaient un niveau d'illumination
les frontières internationales. Les lignes du T.G.V. de la même intensité que les becs de gaz déjà familiers
s'étendent déjà en Belgique, aux Pays-Bas (de même aux citadins. Edison créa aussi des unités de fabrication
qu'en Grande-Bretagne) et il y a des projets pour qui produisaient ses dynamos, ses commutateurs, ses
construire une ligne entre Paris et Cologne, en ampoules et les autres éléments d'un système
Allemagne. L' I.C.E. allemand a commencé à soigneusement mis au point18.
fonctionner au-delà de la frontière suisse. D'autres projets
existent pour créer un chemin de fer à grande vitesse entre Ce fut un succès commercial et très vite, il se
Hambourg, le Danemark et la Suède (avec des tunnels répandit dans d'autres villes américaines comme Philadelphie,
pour remplacer les ferries qui relient actuellement Boston, Detroit et Chicago. Néanmoins, le système
l'Allemagne au Danemark et le Danemark à la Suède). présentait des limites techniques très importantes : il n'y
Ces projets nécessitent une remise en question des avait pas de transformateurs capables de changer le
individualités de chaque système et créent une convergence voltage de l'électricité. En conséquence, les stations
des technologies qui permettra aux trains à grande génératrices centrales produisaient un courant continu d'un
vites e d'un système de fonctionner librement sur les autres. voltage approximativement égal à celui qui était
Dans ce sens, la révolution du train à grande vitesse consommé (110 volts). Le défaut majeur du premier
répète la convergence du xixe siècle vers un matériel réseau était donc le coût de transmission d'un courant
roulant interchangeable entre tous les pays d'Europe. continu en bas voltage sur de longues distances. Il devint
rapidement évident que la transmission sur de grandes
distances n'était pas praticable et que les dynamos
L'ELECTRICITE - LES RESEAUX d'Edison ne pouvaient produire de l'électricité à
INITIALEMENT BIEN VERROUILLÉS consommer que dans un rayon de quelques milles. Cela
limitait le réseau d'éclairage par incandescence aux
grandes villes densément peuplées.
Le développement de réseaux ferrés soigneusement
intégrés n'était pas prévu. Ils ont été purement A cause de ces inconvénients, Edison dut
"fortuits", mais on ne peut pas dire la même chose de rapidement faire face à la compétition d'un autre grand réseau
l'industrie de l'électricité qui présentait au départ technique développé par la Compagnie d'Electricité
beaucoup plus de problèmes techniques que les trains. Le Westinghouse de George Westinghouse. Ce dernier qui
seul concept d'électricité au siècle dernier était très peu était entré dans le domaine de l'électricité par le biais de
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FLUX n°22 Octobre - Décembre 1995

la signalisation des chemins de fer, développa un réseau à l'arc ou par incandescence, ou que la pointe-bille
commercial plein de succès qui reposait sur le courant produite par une société totalement étrangère à l'industrie
alternatif. La commercialisation d'un transformateur qui du stylographe à encre. Une firme bien implantée au sein
permettaient aux centraux de fabriquer de l'électricité à d'une industrie est souvent incapable de reconnaître la
un certain voltage et de la changer en un autre, était valeur d'un nouveau produit qui répond aux mêmes
fondamentale pour le système Westinghouse. Le courant besoins que les siens20. Le résultat de cette compétition
alternatif a un grand avantage sur le courant continu : à acharnée entre les deux sociétés, en même temps que les
haut voltage - 1000 volts ou plus - il peut être transporté limites techniques du système Edison qui ne pouvait pas
sans coût sur de très longues distances. Le système de distribuer l'électricité sur de longues distances, fit que
d'éclairage à incandescence par courant alternatif qui de larges zones urbaines comme Chicago, New York ou
émergea à la fin de 1886 se fondait sur trois Boston furent dotées de petits réseaux de distribution
améliorations trouvées par la Westinghouse : "le transformateur, d'électricité. En 1892, par exemple, il y avait à Chicago
l'alternateur et la connexion parallèle des de nombreuses petites unités de production
transformateurs"19. Les applications commerciales initiales de indépendantes, certaines fabriquant du courant continu pour
Westinghouse produisaient et transmettaient un courant l'éclairage, d'autres pour les trams et les trains
alternatif de 1000 volts et, au point de consommation, le électriques, et à côté de cela, des usines qui fournissaient
transformait en 50 volts. A la fin des années 1880, l'énergie en courant alternatif pour les réseaux
l'Amérique connaissait deux technologies compétitives suburbains.
pour construire un réseau d'éclairage électrique.
Aux États-Unis, les premiers réseaux électriques
Initialement, il n'y avait aucune convergence entre étaient dominés par leurs inventeurs, comme Thomas
les deux systèmes rivaux. La centralisation de la Edison ou George Westinghouse. Ces réseaux, en
production ne pouvait exister puisqu'on ne savait pas encore particulier l'éclairage par incandescence d'Edison, une fois
convertir le courant alternatif en courant continu et vice établis, furent dirigés de façon rigide par la vision
versa, mais il y avait aussi une réticence intellectuelle de initiale de leur père. Cela voulait dire que tout était concentré
la part des inventeurs et exploitants du système, autour des concepts d'origine et la compétition avec les
spécialement Edison, à la convergence. Thomas Edison réseaux rivaux. Le comportement des promoteurs des
ridiculisait le courant alternatif, affirmant que ce n'était pas réseaux de trains à grande vitesse en France, en
commercialement viable alors même que Westinghouse Allemagne et en Suède n'ont pas agi différemment.
prouvait le contraire. Il répandait le bruit que le courant
alternatif à haut voltage était un danger, spécialement Si les inventeurs des grands réseaux techniques
pour la sécurité des biens et des gens. Les partisans avaient gardé les rênes, le changement aurait peut-être
ď Edison voulurent présenter le système Westinghouse été lent. Cependant, le centre de gravité de l'industrie de
comme dangereux parce que la première chaise l'électricité changea rapidement de position et les
électrique, qui fut à l'origine conçue comme moyen exploitants du réseau prirent rapidement le contrôle.
d'exécution plus humain, utilisait du courant alternatif à haut Rien ne l'illustre mieux que ce qui se passa à Chicago :
voltage. Ils mirent donc en garde le public contre l'usage dans cette ville, en 1892, un protégé d'Edison, Samuel
chez eux du "courant des bourreaux" ! Westinghouse Insull prit la direction de la compagnie locale de
lui-même était intéressé par le développement d'une l'inventeur21. Insull avait été vice-président de la General
technologie qui aurait permis aux générateurs de Electric Company qui avait repris la plupart des brevets
produire de l'électricité pour des systèmes utilisant les deux d'Edison et manufacturait l'équipement pour les
formes de courant. Dans ce but, au début des années diverses compagnies Edison qui produisaient et
1 890, il avait même mis au point un convertisseur distribuaient l'électricité aux utilisateurs de lumière
rotatif. Si les usines ď Edison en étaient parvenues au même incandescente. Le transfert ď Insull de la branche chargée du
point, il aurait été possible pour les réseaux de ce dernier développement et de la fabrication aux réseaux apporta
de produire un courant alternatif pour contrer une vision nouvelle et ce fut un changement crucial de
Westinghouse dans les banlieues et les régions rurales. point de vue par rapport à Edison. Ce nouveau rôle
Un historien des premiers fabricants d'électricité, Harold permit à Insull de se concentrer simultanément sur les
Passer, écrit : "il n'est pas facile de comprendre aspects technologiques et économiques de l'électricité.
pourquoi la Compagnie Edison préféra ne pas s'attaquer au Pour Insull, la force d'entraînement du système était de
domaine du courant alternatif. L'explication est maximiser les revenus et profits issus de la vente
probablement la même que pour les compagnies de gaz qui se d'électricité. Pour en arriver là, il lui fallait comprendre à la
refusèrent toute participation dans l'éclairage électrique, fois les caractéristiques techniques de la production
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Salsbury - Chemins defer et électricité

d'électricité et de sa distribution et la demande en teurs d'éclairage par incandescence. Similairement, en


électricité. Insull décela les grandes économies d'échelle banlieue, Westinghouse produisait du courant alternatif
qu'il y avait à faire dans la production d'électricité, pour ses consommateurs à lui. Les compagnies de
gourmande en capitaux. Il savait que l'électricité était transport fabriquaient également leur courant continu à 600
une denrée périssable qui, à quelques exceptions volts nécessaire à leurs besoins spécifiques. Insull était
mineures près, ne pouvait pas être stockée. En outre, les conscient des barrières techniques et institutionnelles qui
générateurs à vapeur qui étaient à la base de la plus empêchaient la création d'un seul réseau de production
grande partie de la production, ne pouvaient être arrêtés d'électricité. En 1892, la Compagnie Edison n'avait pas
et redémarrés à volonté : il leur fallait des heures pour la capacité de produire du courant continu et de le
obtenir la pression suffisante et, une fois en marche, ils convertir en alternatif. Au départ, ce problème technique
devaient toujours tourner presque au maximum de leur empêcha Insull d'acquérir les compagnies Westinghouse
capacité. En regard de ces caractéristiques, il y avait la ou même les alimenter en courant. Il ne put également
demande : malheureusement, l'utilisation n'était pas transporter le courant sur de longues distances. De plus,
constante tout au long de la journée et variait même la faiblesse des transformateurs rendait difficile de
énormément. Il y avait donc des périodes de forte convertir le 110 volts utilisé par l'éclairage Edison en
demande suivies de creux non moins impressionnants. 600 volts qu'exigeaient les réseaux de tramways et de
Insull découvrit très vite que les consommateurs métro de Chicago.
achetaient à peine 25% de sa capacité de production. Ce
faible coefficient signifiait que 75% du capital et un Insull se heurtait à deux problèmes imbriqués l'un
montant égal des coûts de production étaient gaspillés. dans l'autre : des réseaux séparés et ennemis en même
temps que des défis technologiques à résoudre pour
Insull s'aperçut également vite d'une autre débloquer la situation. Néanmoins, les bénéfices d'une
caractéristique de la consommation d'électricité : suivant les opération d'unification de toutes les zones de Chicago
consommateurs, il y avait différentes habitudes de sous une seule et unique autorité constituaient une
consommation et notamment chacun avait sa période attraction irrésistible. La réalisation de ce tour de force
d'utilisation. Ainsi, par exemple, la demande d'éclairage força la compagnie ď Insull à expérimenter de nouvelles
privé était au plus haut entre 17 et 21 heures. L'éclairage technologies à même de conduire à la convergence des
des rues restait constant de la tombée de la nuit à l'aube réseaux de la région, plutôt qu'au fractionnement. Ainsi,
mais était virtuellement nul pendant le jour. Les la Chicago Edison Company, au contraire de son
tramways étaient au maximum de demande entre 6 heures 30 fondateur Thomas Edison, adopta le convertisseur rotatif. A la
et 9 heures du matin et entre 16 heures et 18 heures 30. vérité, Chicago Edison fut la première compagnie
Les fuseaux horaires avaient aussi une influence sur les d'électricité à s'équiper de façon permanente d'un tel
consommations : Chicago avait une heure de retard sur engin. La firme ď Insull fit aussi un usage immédiat de
Г Indiana voisin, ce qui décalait également les pointes de la nouvelle génération de transformateurs mais aussi des
consommation. La dynamique de la consommation changeurs de fréquence. Les progrès dans ces trois
d'électricité exigeait que soit exploitée la diversité de domaines permirent à Insull de mettre la main sur tous
charge en combinant la charge des tramways avec celle les services de la région (qu'ils fussent utilisateurs de
de l'éclairage des rues et des maisons. C'était également courant alternatif Westinghouse ou de courant continu
un argument pour que les producteurs d'électricité ď Edison) et d'obtenir les bénéfices de la diversification
encouragent l'utilisation de moteurs électriques dans de la charge. Insull entreprit également très vite de
l'industrie en dehors des heures de pointe, liquider les petites usines de génération et de les remplacer
particulièrement entre onze heures du soir et six heures du matin et par des générateurs de grande échelle. En 1900, il
pendant la baisse de consommation entre le matin et la ordonna la construction de la première turbine de 5000 Kw
fin de l'après-midi. Pour Insull, les impératifs des États-Unis et en 1905, les turbines de 12 000 Kw à
technologiques de la production de courant combinés à la vapeur étaient la norme à Chicago. Pendant un certain
dynamique de la demande impliquaient que tout le processus temps, Chicago Edison posséda les plus gros générateurs
soit contrôlé d'amont en aval par une seule et même à vapeur des États-Unis.
société. C'était exactement le contraire de ce qui se
passait à Chicago en 1 892 où il y avait plus de trente Le transfert des décisions des créateurs du réseau
compagnies d'électricité. Pire encore, les générateurs aux réseaux eux-mêmes mit en marche des forces qui
tendaient à être associés avec un usager principal et un seul. permirent le développement de technologies aptes à
Par exemple, sa propre compagnie, Edison, produisait du conduire à la convergence, ce qui, dans ce cas, aboutit à
courant continu à 1 10 volts pour ses propres la fusion de nombreux petits réseaux en un seul géant de
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FLUX n°22 Octobre - Décembre 1995

la fourniture d'électricité. Les années s'écoulant, les Goteborg, les deux plus grandes villes du pays. Le
États-Unis virent s'interconnecter les mailles du réseau succès initial a conduit à l'expansion vers de nouveaux
électrique, ce qui rendit possible de récolter les horizons et en même temps, à la prise en compte des
bénéfices techniques et économiques d'une production à grands échanges entre voisins. Les compagnies
grande échelle et d'une plus large diversité de charge. Il exploitantes demandèrent donc des équipements et des
est intéressant de voir que cent ans après, dans le systèmes capables d'être échangés avec d'autres réseaux.
domaine du rail, les mêmes forces apparaissent qui, très vite, Comme dans le cas de l'électricité, il y a cent ans, le
minent les divergences techniques des nouveaux réseaux centre de gravité s'est déplacé des inventeurs aux
de trains à grande vitesse comme le T.G.V. français, exploitants. Ces derniers, comme Insull en son temps,
l'I.C.E. allemand ou ГХ2000 suédois. Comme dans le tirent profit non de la vente de l'équipement mais de la
cas des premiers réseaux électriques, le développement vente du service. Dans les deux cas, les forces
des trains à grande vitesse s'est situé à l'intérieur des économiques contraignent à la convergence. Ainsi,
frontières de chaque pays : ainsi, les lignes françaises l'orientation du développement des grands réseaux techniques
relièrent d'abord les grandes villes du pays, Paris et semble constante à la fois dans le temps et dans l'espace.
Lyon, ou Paris et Nantes ; de façon analogue, le réseau
allemand se concentra sur les liaisons nord-sud du pays
en reliant Hambourg, Francfort, Stuttgart et Munich tout
au sud ; en Suède, le X2000 fut lancé entre Stockholm et (Traduction : E. Waton)

Notes

1. Scheiber, The Ohio Canal Era, A Case Study of 10. Voir Stephen Salsbury, "The Emergence of Early Large
Government and the Economy 1820-1868, 2e édition (Athens: Scale Technical Systems: The American Railroad Network,"
Ohio University Press, 1987), p. 357, p. 367. dans Renatě Mayntz et Thomas P. Hughes (eds), The
2. Voir Stephen Salsbury, The State Investor and the Development of Large Technical Systems (Boulder, Colorado:
Railroad: The Boston & Albany 1825-1867 (Cambridge: Harvard Westview Press, 1988), p. 57.
University Press), 1967, pp. 80-92. 11. Steven Usselman, "Air Brakes for Freight Trains",
3. Voir la carte des écartements de voies dans George Business History Review, Volume 58, n°l, printemps 1984,
Rogers Taylor et Irene D. Neu, The American Railroad Network pp. 36-37.
1861-1890 (Cambridge: Harvard University Press, 1956). 12. Salsbury, "The Emergence of an Early Large Scale
4. Ibid., p. 12. Technical System: The American Railroad Network" dans
5. George W. Hilton, American Narrow Gauge Railroads Mayntz et Hughes, op. cit. pp. 58-59.
(Stanford: Stanford University Press, 1990), pp. 12-19. 13. Puffert, "The Technical Integration of the European
6. Taylor and Neu, op. cit., p. 59. Railway Network", Carreras et al., op. cit. pp. 137-138.
7. Ibid., p. 25. 14. Whitelegg et al., p. 10.
8. Sur le développement des chemins de fer russes au xixe 15. Je dois quelques-unes des données de cet article à Alain
siècle, voir Zbigniew Landau et Wojciech Morawski, "Influence Beltran, "SNCF and the Development of High Speed Trains
of Political Factors on the Development of Transportation 1950-1981"; et Marie-Noëlle Polino, "The T.G.V. depuis 1976",
Network in Poland, Byelorussia and Ukraine from the end of the deux articles qui se trouvent dans Whitelegg et al.
Eighteenth Century" dans Albert Carreras, Andrew Giuntini et 16. G. Aberle, "High Speed Train Development in
Michèle Merger (eds), European Networks, 19th-20th Germany", dans Whitelegg et al., p. 104.
Centuries, New Approaches to the Formation of a Transnational 17. Puffert, "Technical Diversity" dans Whitelegg et al.,
Transport Communication System, Volume B8 (Milan: lie p. 165.
Congrès d'Histoire Economique Internationale, 1994), pp. 119- 18. Voir Harold С. Passer, Electrical Manufacturers 1875-
124, p. 119 seq. 1900: A Study in Competition Entrepreneurship, Technical
9. Voir Douglas J. Puffert, "The Technical Integration of Change and Economic Growth (Cambridge: Harvard University
the European Railway Network", dans Carreras, Giuntini et Press, 1953), pp. 78-104.
Merger, op. cit., pp. 129-139 et Douglas J. Puffert, "The 19. Ibid. p. 138.
Integration of the European High Speed Train Network" dans 20. Ibid, p. 173.
John Whitelegg, Staffan Hultén et Torbjorn Flink (eds.), High 21. Sur Insull, voir Thomas P. Hughes, Networks of Power
Speed Trains: Fast Tracks to the Future, Burtersett Hawes, Electrification in Western Society (Baltimore: John Hopkins
North Yorkshire: Leading Edge Press, 1993, pp. 162-171. University Press, 1983), pp. 201-226.

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