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19/06/22, 06:27 J.

POUCET - Dumézil (1898-1986)

FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) -


Numéro 3 - janvier-juin 2002

Georges
Dumézil (1898-1986)
par

Jacques Poucet*

Professeur émérite de
l'Université de Louvain
et des Facultés universitaires Saint-Louis
(Bruxelles)
Membre de l'Académie royale de
Belgique

Cette
présentation très générale de la
vie et de l'oeuvre de Georges Dumézil a fait
l'objet, le
1 juin 1992, d'un exposé oral, à l'occasion d'une
séance de la Classe
des Lettres de l'Académie
royale de Belgique, dont Georges Dumézil était
membre
associé. Le texte original a été
publié dans le Bulletin de la Classe des Lettres et
des Sciences Morales et Politiques de l'Académie Royale
de Belgique, 6e série, t.
3, 1992, p. 221-230. Dans
la présente version électronique, la
bibliographie
sélective (établie en 1992) a
été complétée in fine pour
mieux répondre à la
situation de 2002.

Les Folia Electronica


Classica accueillent quatre autres articles
consacrés à
Georges Dumézil  :
l'un
trace un bilan rapide de l'accueil que les historiens de la
Rome ancienne réservent aujourd'hui aux thèses de
G. Dumézil    ; un deuxième,
dans la foulée du précédent, analyse plus
en détail les réserves d'Alexandre
Grandazzi  ; un
troisième
aborde quelques aspects de l'héritage
indo-européen
dans la religion romaine archaïque  ;
un quatrième
traite de l'héritage indo-
européen dans
l'annalistique.

Louvain-la-Neuve, 7 juin
2002.

Chers Consoeurs, chers


Confrères,

Georges Dumézil était


né le 4 mars 1898. Associé à la Classe
des
Lettres depuis le 5 mai 1958, il avait présenté
devant elle
deux communications très savantes, l'une, le
3 juillet 1961 [1],
l'autre, le 11 janvier 1965 [2].
L'Académie avait également publié
une de
ses études dans la collection in-8° des
Mémoires de la
Classe des Lettres [3].

Dans le bref éloge qu'il fit de


Georges Dumézil, le 3 novembre
1986, en annonçant
le décès du savant français, notre
confrère
André Molitor, à l'époque
vice-directeur de la Classe, avait
présenté le
disparu en ces termes : « Il était en France, et on peut
le dire dans le monde, une des sommités des sciences humaines
d'aujourd'hui. [...] Ses travaux l'avaient conduit à rechercher, puis
à déchiffrer progressivement ce que l'on peut appeler une "clé de
compréhension" des sociétés indo-européennes de jadis, qui
s'exprime à la fois dans leurs structures et dans leurs grands
mythes fondamentaux  » [4].
Vous me permettrez de développer
quelque peu ces phrases
très justes et très denses.

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Si l'on fait abstraction de son


activité - si importante soit-elle -
de linguiste
(dans le domaine notamment des langues
caucasiennes et du
quechua), Georges Dumézil fut
essentiellement un
spécialiste des études indo-européennes,
et on
peut comparer mutatis mutandis son travail
à celui des pionniers
de la grammaire comparée.
Ces grands savants du XIXe siècle, on
s'en souvient,
avaient réussi non seulement à démontrer
l'indiscutable parenté de ce qu'on a appelé les
langues indo-
européennes mais encore à retrouver
certaines caractéristiques de
la langue-mère,
cette langue hypothétique dont toutes les autres
étaient issues par transformation et qu'on a
appelée l'indo-
européen.

Si l'on veut schématiser - avec


ce que toute schématisation a
d'outrancier - on dira
que Georges Dumézil a prolongé, en
l'élargissant, le travail de la grammaire
comparée. Il est parti à la
découverte,
non plus de la langue comme l'avaient fait les grands
linguistes du siècle dernier, mais de la pensée,
de l'univers mental
des Indo-Européens. Pour ce faire,
il a étudié et comparé la
culture des
différents peuples anciens issus des
Indo-Européens,
et en particulier les manifestations
privilégiées de ces cultures, à
savoir les
religions, les mythologies et les littératures. Cette
recherche concernait aussi bien les sociétés
nordiques que la
Rome antique, aussi bien le monde indo-iranien
que le Caucase  ;
elle se faisait sur des textes aussi
différents (pour prendre
quelques exemples) que les
hymnes védiques, le Mahabarata,
l'Avesta iranien, les
eddas scandinaves, le cycle mythologique
irlandais,
l'épopée narte des Ossètes, ou le
récit de Tite-Live sur la
Rome royale. Et le savant -
cela mérite d'être souligné - travaillait
toujours de première main sur les textes qu'il
utilisait ; en d'autres
termes, il connaissait
(c'est-à-dire lisait et déchiffrait) une bonne
trentaine de langues.

Sa méthode, c'était la
méthode comparative. Mais là où ses
devanciers malheureux (car il y avait déjà eu au
XIXe siècle des
essais infructueux dans le domaine de la
mythologie comparée)
comparaient des noms propres, des
détails isolés, des faits
relativement minimes
que seul un examen superficiel permettait
de croire semblables,
Georges Dumézil s'attaquait, pour les
comparer, à
des faits homologues en profondeur, c'est-à-dire
différents peut-être de prime abord, mais entre
lesquels, une fois
ces différences critiquées et
analysées, apparaissent des schémas
identiques.

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Car Georges Dumézil est un


structuraliste. Dans son oeuvre,
les rapprochements porteront
toujours sur des ensembles
structurés de même
sens, jamais sur des détails isolés. Il
montrera
par exemple que c'est le même mythe, ou en tout cas le
même récit, indo-européen que l'on retrouve
à l'oeuvre dans
quatre sociétés
différentes  : à Rome (la guerre et
l'alliance entre
les Romains et les Sabins, qui, aux origines,
fondent
définitivement la société
romaine) ; en Scandinavie (la lutte et de
la fusion entre les
dieux Ases et les dieux Vanes qui, dans la
mythologie
scandinave, fondent la première société
divine)  ; en
Irlande (la guerre qui conduit à la fusion
des Túatha Dé Danann et
des Fomore lors de la
seconde bataille de Mag Tured, et qui, dans
le Cycle
mythologique irlandais, ouvre l'histoire de l'Irlande)  ; en
Inde
(le conflit, puis l'étroite association, des dieux
supérieurs et
des Naasatya dans la mythologie
védique). Quatre récits,
profondément
différents dans leur présentation
extérieure, et
pourtant homologues en ce qu'ils ont le
même sens et qu'ils
s'articulent autour des mêmes
notions fondamentales. Il faut y
voir en réalité
des illustrations diversement actualisées d'un
même
schéma original qui montrait comment nos
lointains ancêtres se
représentaient (nous sommes
dans le domaine de la
représentation imaginaire) la
constitution définitive d'une société
viable.

Ainsi, par le biais de la comparaison


d'ensembles structurés,
significatifs en tant
qu'ensembles, et empruntés à des civilisations
toutes indo-européennes certes, mais parfois fort
éloignées dans
le temps et dans l'espace, Georges
Dumézil va tenter de retrouver,
de faire surgir,
certains aspects de la mentalité ou de l'imaginaire
indo-européens, aspects qui avaient - faut-il le dire?
-
complètement échappé à ses
prédécesseurs.

Ainsi les Indo-Européens


n'avaient pas seulement transmis leur
langue à leurs
descendants  ; ils leur avaient également transmis
des
idées  : tantôt un cadre particulier
d'analyse, disons une
certaine vision du monde (la fameuse
«  idéologie des trois
fonctions  »), tantôt des
conceptions spécifiques (sur la lumière
nocturne
et diurne, sur la conduite du guerrier, sur le mariage),
tantôt encore des schémas narratifs ou
épiques, des «  fragments
de littérature  » en
quelque sorte. Tel est en effet l'apport
fondamental de Georges
Dumézil  : avoir montré que, dans les
sociétés indo-européennes de jadis,
l'héritage indo-européen ne
se limitait pas
à la langue, qu'il comprenait aussi des idées,
des

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représentations, des schémas narratifs, et


qu'il était possible de
les retrouver.

Il ne peut être question ici


d'entrer plus avant dans le dédale et
le détail
de l'oeuvre de Georges Dumézil : fruit de plus de
soixante
années de travail patient et fructueux, elle
compte plusieurs
centaines d'articles et quelque soixante
ouvrages, depuis Le crime
des Lemniennes et Le festin
d'immortalité, tous deux parus en
1924, jusqu'aux
Entretiens avec Didier Éribon, publiés en
1987,
c'est-à-dire un an après sa
mort.

Une oeuvre immense qui s'est


déroulée en marge de
l'Université
française proprement dite, comme celle de Claude
Lévi-Strauss d'ailleurs - une correspondance que Pierre
Bourdieu
souligne dans son Homo academicus
[5].
C'est une caractéristique
de Georges Dumézil que
cette carrière, disons marginale.
Rappelons-en quelques
grandes étapes.

Démobilisé en 1918 - il
avait alors vingt ans -, il ne restera que
six mois professeur
de lycée, vivra d'expédients divers avant
d'occuper une série de postes à
l'étranger, qui lui permettront
d'apprendre des langues
et de s'initier à des cultures
différentes.

Lecteur de français d'abord


à l'Université de Varsovie. Il ne s'y
est
guère plu, mais, notera Claude Lévi-Strauss, ce
fut pour lui
une «  bonne occasion d'apprendre le polonais et le russe  » [6].
Puis la Turquie, où en 1925, Georges Dumézil est
chargé d'un
cours d'histoire des religions à
l'Université d'Istanbul. « Mustapha
Kémal, observera le même Lévi-Strauss, s'était laissé dire qu'en
France, ce genre d'enseignement avait servi la lutte contre le
cléricalisme, et il voulait essayer le remède sur ses compatriotes
musulmans. Grâce à lui et à [Georges Dumézil], la Faculté des
Lettres d'Istanbul fut, pendant cinq ans, la seule au monde où
n'importe quelle licence comportait obligatoirement une
interrogation d'histoire des religions.  » [7]
C'est durant ce séjour
que Georges Dumézil
découvre les Caucasiens de Turquie et
d'URSS, notamment
ces Ossètes, les derniers descendants des
Scythes dont,
peut-on dire, il sauvera la langue et la culture.

Il quittera la Turquie en 1931 pour la


Suède, comme lecteur de
français à
l'Université d'Upsal. Pendant deux ans, il y reprendra
son «  projet indo-européen à travers le suédois, le vieux
scandinave et les folklores du Nord de l'Europe » [8].

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Et c'est finalement le retour en


France, mais toujours en dehors
de l'Université
« canonique » : d'abord l'École Pratique des Hautes
Études à partir de 1933, puis en 1948 le
Collège de France, où il
enseignera pendant 20
ans jusqu'à sa retraite en 1968, comme
titulaire de ce
qui portera finalement le nom de «  chaire de
civilisation
indo-européenne ».

Son oeuvre ne s'est imposée que


lentement, rencontrant, plus
encore en France peut-être
qu'à l'étranger, l'opposition, l'hostilité
même, de certains personnages solidement
installés. Ce sont les
savants scandinaves
(suédois, danois, norvégiens) qui ont
accepté
les premiers ses travaux avec chaleur, peu
après 1945 [9].
La
diffusion de son oeuvre restera longtemps limitée
à un cercle
étroit de spécialistes, pas
toujours bienveillants, un peu dépassés
parfois.
Georges Dumézil devra âprement lutter,
polémiquer même
(nous en reparlerons), pour faire
passer ses idées. Mais
progressivement son rayonnement
s'élargit. Dès 1968, Pierre Nora
accueille
régulièrement ses livres dans la prestigieuse
« Bibliothèque des sciences humaines », mettant ainsi son
travail
sous les yeux du grand public cultivé. «  Ce que je peux avoir
d'audience, dira G. Dumézil, je le dois à Gallimard et à cette
collection  »
[10].
Mais il n'y a pas que Gallimard  ; Payot et
Flammarion aussi
éditent maintenant ses travaux dans des
collections
« grand public cultivé ».

Les honneurs officiels suivent  :


l'Académie des Inscriptions et
Belles Lettres, puis
l'Académie Française où il est reçu
en 1979 par
cet autre outsider qui était
également son ami, Claude Lévi-
Strauss. La
consécration internationale aussi lui était
venue, sous
la forme d'invitations nombreuses pour des cours ou
des
conférences. Citons simplement aux
États-Unis, l'université de
Chicago où
l'appelle son ami Mircéa Éliade,
l'université de
Californie à Los Angeles,
l'Institute of Advanced Study de
Princeton ; en Belgique,
l'Université de Bruxelles et l'Université de
Liège.

Après la consécration
scientifique, la consécration suprême
pour notre
temps, celle qui vient des média. Déjà en
1984, Pierre
Dumayet avait rencontré G. Dumézil
pendant plus d'une heure
pour l'émission « D'Homme
à Homme  », qu'il présentait sur TF1.
Mais ce
n'était là qu'un début. 1986 sera en
quelque sorte
«  l'année Dumézil  ». Tout
hebdomadaire qui se respecte veut un
entretien avec le savant
(Magazine littéraire, avril 1986 ; Le
Point,
juin 1986, Le Vif-L'express, septembre 1986),
mais l'apothéose,

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c'est l'émission
spéciale d'«  Apostrophes  » que Bernard Pivot lui
consacre
le 18 juillet 1986, quelques mois donc avant sa mort. G.
Dumézil n'était pas dupe de ce battage
médiatique  : «  Il y a un
demi-siècle, qui aurait songé à demander à Meillet, à Sylvain Lévi,
un exposé public de leurs découvertes sur la scène d'un music-
hall? Avec la télévision, nous en sommes là, et bien au-delà  »
[11].
Quoi qu'il en soit, Bernard Pivot était allé
l'interviewer chez
lui, au 82 de la rue Notre-Dame-des-Champs
à Paris, un
appartement qui était, a-t-on dit,
une « cathédrale de livres ». La
rencontre fut
mémorable, et notre confrère André Molitor
l'évoquera dans cette salle même, le 3 novembre
1986  : «  Ceux
d'entre nous qui ont vu récemment à la télévision cet homme de
88 ans exposer avec simplicité son oeuvre ont été frappés et
conquis par sa forte personnalité »
[12].

Et c'est bien vrai  : l'image que


donnait le savant était
attachante ; sa
simplicité, sa réserve, son autorité, sa
conviction,
la clarté de son exposé, l'art avec
lequel il était capable de faire
passer une
matière particulièrement difficile, tout cela
était
impressionnant et forçait l'admiration.
C'est que pratiquement
jusqu'à sa mort, il avait
conservé une lucidité et une vigueur
d'esprit
intactes.

Datent aussi des derniers mois de sa


vie (entre février et juillet
1986) ces précieux
entretiens avec Didier Éribon signalés plus
haut.
Georges Dumézil, pour la toute première fois, se
découvre
en public avec simplicité et
lucidité, évoquant moins peut-être son
oeuvre que sa vie et son cheminement personnel, parlant
très
librement de ses maîtres, de ses amis, de ses
goûts littéraires et
philosophiques, de ses
tentations politiques de jeunesse, de la vie,
de la religion,
de la mort.

Il mourra, rappelons-le, quelques mois


plus tard le 11 octobre
1986, à 88 ans après
avoir laissé derrière lui une oeuvre
immense,
novatrice, dérangeante, une oeuvre aussi qu'on
caractérisera facilement de mouvante, car elle ne
présente rien de
figé, et c'est aussi ce qui a
parfois rendu son accès difficile. En
fait,
créateur d'une discipline nouvelle dans le domaine des
études
indo-européennes, Georges Dumézil a
dû mettre au point sa
propre méthode, et quand on
innove, les tâtonnements sont
inévitables. Sa
démarche et sa pensée se sont progressivement
précisées, corrigées d'une étude
à l'autre, et les critiques,
s'époumonnant
à le suivre, ont souvent été en retard sur
cette
évolution. Le fait d'ailleurs qu'il ait
renié lui-même, pour vice de

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méthode, ce
qu'il avait écrit jusqu'en 1938, en a
désarçonné
certains qui ont
préféré « attendre et voir ».

Je ne dirai rien ici des


récupérations politiques que certains, en
particulier à la Nouvelle Droite française, ont
tenté de faire des
théories de Georges
Dumézil, récupérations qui n'ont rien
à voir
avec la recherche scientifique  ; je ne dirai rien
non plus des
positions, politiques aussi, qui ont
été prêtées - abusivement, je
crois
- à G. Dumézil, et qui ont parfois
contribué au rejet, viscéral
et passionné,
de ses thèses.

Quoi qu'il en soit, cette oeuvre


grandiose est celle d'un savant
discret et modeste, même
si sa polémique était âpre, redoutable,
pleine d'un humour féroce. Il a dû constamment
lutter, presque
jusqu'à la fin, pour faire
reconnaître ses idées : « J'ai passé mon
temps, disait-il, à polémiquer, mais seulement parce qu'on
m'attaquait. On pourrait compter sur les doigts d'une main les
offensives que j'ai engagées moi-même contre quelqu'un sans
qu'il ait ouvert les hostilités  » [13].
Il estimait qu'il n'avait rien à
imposer à
personne, qu'il n'en avait pas le droit. « Je ne suis pas,
disait-il, un maître à penser  ». C'était
vrai dans le domaine
scientifique, où il refusait
systématiquement d'avoir des disciples,
de diriger des
travaux  ; c'était vrai aussi en matière politique.
Il
avoue en tout et pour tout [14]
une brève « tentation politique »
pour l'Action
française au sortir de la première guerre, mais
la
figure de l'intellectuel engagé, si courant dans la
tradition
française, lui était absolument
étrangère  : j'éprouve même,
confiait-il à son interlocuteur, «  une espèce de répulsion pour les
gens qui tiennent ce rôle »
[15].

C'est qu'au fond de lui-même, ce


passionné, auteur d'une
oeuvre aussi passionnante
qu'impressionnante, ce polémiste qui
s'est battu sans
cesse pour faire reconnaître l'importance de ses
découvertes, ce maître qui a indiscutablement
transformé le
domaine des études
indo-européennes, était un sceptique.
Quelqu'un
le comparait un jour à un rationaliste du temps des
Lumières : « Vous me flattez, répondait-il. [...] J'aurais aimé être
un homme du dix-huitième siècle, mais avec en plus le sentiment,
que ces grands esprits n'avaient pas, de l'éphémère, de
l'inaccessible  »
[16].
Devenu franc-maçon dans un atelier de la
Grande Loge peu
après son retour de Suède (en 1933), il
déclarait
plus de 50 ans plus tard  : «  Je le suis
toujours  ; l'initiation est
comme le baptême, irréversible. Mais je suis en sommeil comme
on dit »
[17].
Il était agnostique : « De ce moi, ce qui subsistera

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après ma mort ne m'inquiète pas. Très probablement, il n'en


restera rien » [18].

Mais le plus bel exemple de son


« détachement » est peut-être
son attitude face
à son oeuvre et au sort qu'elle serait amenée
à
connaître après sa mort. Il nous donne
là en effet une
extraordinaire leçon.

Déjà quand Jean Mistler


lui avait remis son épée d'académicien
en
1979, Georges Dumézil avait prononcé une
allocution dans
laquelle il soulignait le caractère
relatif et provisoire de son
travail  : «  Je sais, parce que c'est une loi sans exception, je sais
que cette oeuvre, dans cinquante, peut-être dans vingt, dans dix
ans, n'aura plus qu'un intérêt historique, qu'elle sera, en mettant
les choses au pis, ruinée, en mettant les choses au mieux - ce qui
est mon espérance - élaguée, retaillée, transformée  »
[19].
Il
reprenait la même idée sept ans plus tard dans
ses Entretiens
avec Didier Éribon  : «  Croyez-moi  ; j'ai un sentiment très vif du
caractère incomplet, relatif de mes résultats. J'ai l'air de faire le
modeste, mais c'est vrai, je le pense profondément. Les résultats
de nos maîtres aussi étaient relatifs et provisoires  : mais où en
serions-nous sans eux? » [20].

Et ces mêmes Entretiens avec


Didier Éribon se terminent de la
manière
suivante. Éribon : « Un jour, vous m'avez dit :
si j'ai tort,
ma vie n'a pas de sens » - G.
Dumézil : « Ma vie scientifique, oui.
Mais même cela n'est pas vrai : même si j'ai tort, elle aura eu une
fonction, elle m'aura amusé. De toute façon, aujourd'hui, il est
trop tard pour la refaire, je ne peux plus lui échapper. À supposer
que j'aie totalement tort, mes Indo-Européens seront comme les
géométries de Riemann et de Lobatchevsky  : des constructions
hors du réel. Ce n'est déjà pas si mal. Il suffira de me changer de
rayon dans les bibliothèques  : je passerai dans la rubrique
'romans' » [21].

Il était sincère, dans


l'expression - pleine de cet humour dont il
était
coutumier - du caractère provisoire et imparfait de son
travail. Et pourtant, son influence, dans tous les secteurs des
études indo-européennes, est aujourd'hui
considérable, et on peut
dire, en paraphrasant
légèrement les mots d'André Molitor, que
son oeuvre, longtemps contestée, encore parfois
discutée, a
désormais acquis droit de
cité.

Et je laisserai le soin de conclure


à Claude Lévi-Strauss
accueillant Georges
Dumézil sous la coupole du Quai Conti : « En
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votre personne, Monsieur, nous saluons un maître au savoir plus


qu'encyclopédique, dont le génie sut établir, entre des domaines
en apparence très éloignés les uns des autres, et restés
jusqu'alors chasses jalousement gardées de spécialistes, des
rapprochements qui bouleversent tout ce qu'on croyait savoir d'un
passé lointain, et qui ouvrent aussi des perspectives entièrement
neuves sur ce que vous appelez 'la dynamique de l'esprit
humain' »
[22].

Jacques Poucet

Orientation bibliographique
(1992)

On lira avec le plus grand


intérêt

G. Dumézil, Entretiens
avec Didier Éribon, Paris, 1987, 224 p.
(Folio.
Essais, 51). Cité Éribon ;

Discours de réception de
M. Georges Dumézil à l'Académie
Française et réponse de M. Claude
Lévi-Strauss, Paris, 1979,
101 p. Cité
Discours de réception. On y trouvera aussi
l'allocution prononcée par M. Jean Mistler lors de la
remise de
son épée au nouvel
académicien, ainsi que la réponse de ce
dernier.

Parmi les nombreuses études


consacrées à Georges Dumézil et à
son oeuvre, on signalera cinq livres :

Jean-Claude Rivière
[Dir.], À la découverte des
Indo-
Européens, Paris, 1979, 271 p. (Maîtres à penser) ;

A.V., Georges
Dumézil, Paris, Aix-en-Provence, 1981, 351 p.
(Cahiers pour un temps. Centre Georges Pompidou) ;

C. Scott Littleton, The New


Comparative Mythology. An
Anthropological Assessment of the
Theories of Georges
Dumézil, 3e éd., Berkeley, Los Angeles, 1982, 319 p. ;

Charles-Marie Ternes
[Dir.], Actes du Colloque international
«  Éliade-Dumézil  » (Luxembourg, avril 1988), Luxembourg,
1988, 144 p. (Centre Alexandre Wiltheim, Luxembourg.
Centre d'Histoire des Religions, Louvain) ;

Wouters W. Belier, Decayed Gods.


Origin and Development of
Georges Dumézil's
«  Idéologie tripartie  », Leyde, 1991, 254
p. (Studies in Greek and Roman Religion, 7) ;

et deux dossiers :

« Georges Dumézil. Mythes


et épopées », dans Magazine
littéraire, numéro 229, Paris, avril 1986 ;

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« Georges Dumézil »,
dans Études Indo-Européennes,
numéro 21-24, 6e année, Lyon, 1987.

Pour une bibliographie des livres et


des articles de Georges
Dumézil, on verra
notamment :

A.V., Hommages à Georges


Dumézil, Bruxelles, 1960
(Collection Latomus, 45) : p. XI-XXIII (bibliographie complète
jusqu'en 1960) ;

Jean-Claude Rivière
[Dir.], À la découverte des
Indo-
Européens, Paris, 1979 (Maîtres à penser)  : p. 239-257
(bibliographie complète jusqu'en 1979) ;

A.V., Georges
Dumézil, Paris, Aix-en-Provence, 1981 (Cahiers
pour un temps. Centre Georges Pompidou)  : p. 339-349
(bibliographie raisonnée et classée par grands sujets) ;

Magazine littéraire, numéro 229, avril 1986, p. 51-52


(bibliographie très succincte, mais raisonnée et mise à jour).

Complément
bibliographique (2002)

À la courte orientation
bibliographique qui termine l'article de 1992, on
pourrait
ajouter aujourd'hui (2002) quelques ouvrages récents,
comme :

D. Dubuisson, Mythologies du XXe


siècle (Dumézil, Lévi-Strauss,
Éliade), Lille, 1993, 348 p. (Racines et Modèles) [les p. 21-128
sont consacrées à G. Dumézil] ;

B. Sergent, Les
Indo-Européens. Histoire, langues, mythes, Paris,
1995, 536 p. (Bibliothèque historique Payot) [une véritable
somme sur les Indo-Européens, dans laquelle les travaux de G.
Dumézil occupent une large place] ;

Fr. Blaive, Introduction


à la mythologie comparée des peuples
indo-européens, Arras, 1995, 147 p. [un petit ouvrage de
synthèse, très clair] ;

Esploratori del pensiero umano


Georges Dumézil e Mircea Eliade, a
cura di J. Ries e N. Spineto, Milan, 2000, 431 p. (Di fronte e
attraverso, 539) [les cinq articles de la première partie traitent de
G. Dumézil] ;

M.V. García Quintela,


Dumézil. Une introduction, Crozon, 2001,
219
p. [trois parties : une présentation
générale de G. Dumézil et
de son
système  ; une anthologie de textes de G.
Dumézil  ; un
exposé sur « l'affaire
Dumézil »]. 

Mais la meilleure introduction à


l'oeuvre de G. Dumézil est
probablement le livre
où Hervé Coutau-Bégarie a rassemblé
et présenté
un important choix de textes du
savant français : G. Dumézil, Mythes
et dieux
des Indo-Européens. Textes réunis et
présentés par H.
Coutau-Bégarie,
Paris, 1992, 322 p. (Champs-l'Essentiel, 232).

bcs.fltr.ucl.ac.be/fe/03/dumezil.html 10/11
19/06/22, 06:27 J. POUCET - Dumézil (1898-1986)

Notes

[1]
G. Dumézil, «  Les trois fonctions dans le RigVeda
et les dieux indiens de
Mitani », dans Bulletin,
t. 47, 1961, p. 265-298.
 
[2]
G. Dumézil, « À propos de la Plainte de
l'Âme du Boeuf (Yasna, 29)  », dans
Bulletin,
t. 51, 1965, p. 23-51.
 
[3]
G. Dumézil, Notes sur le parler d'un
Arménien musulman de Hemsin,
Bruxelles, 1964, 52
p. (Académie Royale de Belgique. Mémoires de
la Classe des
Lettres. Collection in-8, 57, 4)
 
[4]
A. Molitor, «  Hommages à Messieurs Léon-H.
Dupriez et Georges Dumézil  »,
dans
Bulletin, t. 72, 1986, p. 414.
 
[5]
Paris, 1984, p. 143.
 
[6]
Discours de réception de M. Georges Dumézil
à l'Académie Française et
réponse de M. Claude Lévi-Strauss, Paris,
1979, p. 51. Cité Discours de
réception.
 
[7]
Discours de réception, p. 51.
 
[8]
Discours de réception, p. 52.
 
[9]
G. Dumézil, Entretiens avec Didier
Éribon, Paris, 1987, p. 76. Cité Éribon.
 
[10]
Éribon, p. 95-96.
 
[11]
Éribon, p. 201.
 
[12]
A. Molitor, ibidem.
 
[13]
Éribon, p. 192.
 
[14]
Éribon, p. 205-209.
 
[15]
Éribon, p. 204.
 
[16]
Éribon, p. 194.
 
[17] Éribon, p.
74.
 
[18]
Éribon, p. 42.
 
[19]
Discours de réception, p. 98.
 
[20]
Éribon, p. 106.
 
[21]
Éribon, p. 220.
 
[22]
Discours de réception, p. 46.

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Numéro 3 -
janvier-juin 2002

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