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Dans

la même collection :

Déjà parus :
• Luis Fernandez (entretiens avec Daniel Riolo), Luis contre-attaque, Hugo
& Cie, 2008

• Thierry Agnello/Karl Olive, Gerets par Gerets, Hugo & Cie, 2009

• Daniel Riolo/Christophe Paillet, Secrets de coachs, Hugo & Cie, 2011

• Thibaud Leplat, Le Cas Mourinho, Hugo Sport, 2013

• Rudi Garcia, Tous les chemins mènent à Rome, Hugo Sport, 2014

• Michel Platini (entretiens avec Gérard Ernault), Parlons Football, Hugo
Sport, 2015

• Thibaud Leplat, Guardiola Éloge du style, Hugo Sport, 2015

À paraître :
• David Trezeguet, Bleu Ciel, Hugo Sport, 2015
Ouvrage dirigé par Florian Sanchez
Couverture : La Niak
Mise en page : Patrice Bastiera

© 2015, Hugo & Compagnie


38, rue La Condamine
75017 Paris
www.hugoetcie.fr

ISBN : 9782755621228

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


« Pour moi, le football est tout. Je pense football, je parle football, je lis
football, et c’est une vie qui ne peut se soutenir éternellement. C’est pour
cela que j’aimerais la modérer. »

Marcelo Bielsa, en 1992.


SOMMAIRE

Titre

Dans la même collection

Copyright

CONTES DE LA FOLIE

LE STAKHANOVISTE

VIDÉOMANIAC

LE STYLE

L’AVANT-GARDISTE

LE PASSIONNÉ – LE FAN

ÉLOGE DE L’ÉCHEC

ENNEMI DE LA PRESSE ?

LES COMMANDEMENTS DE BIELSA

ÉLEVEUR DE CHAMPIONS

ÉLOGE DE LA FOLIE : CE QU’ILS DISENT DE LUI

RÉSULTATS PASSABLES, ÉLÈVE STUDIEUX

L’EMPLOYÉ INGÉRABLE

HAUT EN COLÈRES

LE LEGS : QUE RESTE-T-IL D’EL LOCO ?


LA BIOGRAPHIE DE MARCELO BIELSA

CARRIÈRE DE JOUEUR

CARRIÈRE D’ENTRAÎNEUR

PALMARÈS

BIBLIOGRAPHIE

ARTICLES

SOURCES

REMERCIEMENTS
CONTES DE LA FOLIE

« Pourquoi on me surnomme El Loco ? Parce que certaines des réponses


que je choisis ne correspondent pas à celles qui sont données
communément. »

Marcelo Bielsa, lors de sa conférence de presse de présentation


comme entraîneur de l’Olympique de Marseille.

Les versions divergent. Mais la réputation, elle, ne s’est jamais


démentie. Loco il est, et le restera. Pour sa passion, qui le déborde sans
doute lui-même, incapable, par exemple, de relativiser une défaite, qu’il
s’impute toujours à lui-même. Pour sa conception sans concession de sa
profession, qui le conduit à s’infliger des journées titanesques passées à
prévenir l’éventail le plus exhaustif possible des sources d’incertitudes
inhérentes à une rencontre de football. Loco, pour ses colères aussi, filles
de son perfectionnisme sans borne, ou pour ses nerfs tellement mis à vif
que l’entraîneur aliéné s’astreignait, quand il entraînait au Mexique, à une
longue promenade autour du stade Jalisco de Guadalajara pour s’apaiser,
avant de donner sa conférence de presse où il n’économisait jamais ses
mots, tout en soupesant longuement le poids de chacun d’eux, comme il le
fait encore aujourd’hui à Marseille. Une quête de justesse, de vérité, qui
confine à la torture. Pour lui-même, pour son cerveau, aussi, pour ses
joueurs. Pour Marcelo Bielsa, le football est un sujet trop sérieux pour que
l’on s’accorde le moindre répit. Quête de perfection et d’absolu.
Né à Rosario, comme Ernesto « Che » Guevara, Lionel Messi et César
Luis Menotti, Bielsa vit le football à la folie. « Si les journées duraient plus
de vingt-quatre heures, il travaillerait davantage », dit son ami mexicain
Ernesto Urrea, ex-dirigeant de l’Atlas Guadalajara.
Mais, au fait, qui eut l’idée de surnommer ainsi Marcelo Bielsa ? « El
Loco ». Il existe plusieurs versions, données par des proches, par la
rumeur populaire, ou par l’intéressé lui-même, qui semble avoir fini par
s’accommoder d’un surnom qui n’est pas loin d’avoir supplanté
son prénom, tant il lui sied comme un gant. En Argentine, au Mexique, en
Espagne, ou en France, on dit bien plus souvent El Loco Bielsa, que
Marcelo Bielsa. Si les versions divergent sur l’origine du surnom, elles se
complètent toutefois, pour dresser un portrait liminaire d’un homme que
la passion enserre aussi sûrement et fortement qu’une camisole de force.

Grand frère de Marcelo, Rafael Bielsa a été ministre des Affaires


étrangères du gouvernement de Néstor Kirchner (2003-2005). « Dans la
famille, on nous considérait tous comme fous, confie-t-il, mon grand-père,
mon père, Marcelo, María Eugenia (la sœur), et moi aussi. » La raison ?
« Nous suivions une autre route que la majorité. » À Rosario, les Bielsa ont
creusé leur prestigieux sillon depuis trois générations : une rue de la ville
et un amphithéâtre de la faculté de droit portent ainsi le nom du grand-
père, l’un des fondateurs du droit administratif argentin. Le père de
Marcelo fut, quant à lui, un éminent membre du barreau de Rosario, et
son frère, s’il a fait carrière en politique, avait lui aussi fait son droit. Seul
élément du clan à ne pas avoir emprunté la voie des longues études – sa
sœur est architecte –, Marcelo Bielsa n’en reste pas moins fidèle à une
certaine tradition familiale : culture de l’excellence, érudition et
comportements excentriques. Rafael Bielsa, tout politicien de renom qu’il
soit, a ainsi l’habitude de rentrer dans les ascenseurs de dos car il n’aime
pas se voir dans le miroir… Reste que, chez les Bielsa, le petit Marcelo
dénotait tout de même plus que le reste du clan. « Par exemple, il n’aimait
pas s’habiller le matin pour aller au collège, conte l’aîné, alors il dormait
avec la veste de costard, la cravate, et son pantalon. Évidemment, les gens se
disaient, “il est fou”… »

Bien avant de prendre en charge l’équipe première de Newell’s Old


Boys, son club de cœur, Marcelo Bielsa a sévi au sein du centre
de formation. Où ses jeunes ouailles étaient astreintes à un régime de fer.
Entraînements intenses et à rallonge, passages de savon… Une exigence
folle. C’est tout du moins ce que pensaient les jeunes du centre. « Un jour,
un coéquipier nous demande “qui a le marteau”, se remémore l’ex-milieu
de terrain Ricardo Lunari, et un autre répond “ça doit être El Loco”.
Marcelo a entendu et nous a convoqués. Il nous a demandé si on savait qu’on
l’appelait le fou ? Personne n’a osé répondre, sauf un coéquipier qui lui a dit
que ce surnom devait être lié à sa manière de travailler. Marcelo s’est énervé
et lui a dit : “Comment peux-tu me dire cela ?” Au début, il n’aimait
vraiment pas qu’on l’appelle ainsi. »

Ex-dirigeant de l’Atlas Guadalajara, Ernesto Urrea remonte aux


origines de la folie : « Je vais vous dire pourquoi on l’appelle le fou : quand
Marcelo évoluait à Newell’s Old Boys, il s’est acheté une Harley-Davidson.
Comme il ne disposait pas d’endroit pour la garer en sécurité, il montait son
engin tous les soirs jusqu’à son appartement. Il faut préciser que Marcelo
vivait au troisième étage d’un vieil immeuble aux escaliers en colimaçon. Ses
coéquipiers du centre de formation qui logeaient dans le même bâtiment ont
alors commencé à l’appeler El Loco. Plus généralement, par sa manière d’être,
il peut en effet paraître fou, même s’il ne l’est pas du tout. Ce qui caractérise
avant tout Marcelo, c’est son extrême discipline. Quand il se fixe un but, il ne
se relâche pas une seconde avant de l’avoir atteint. »

Toujours à Rosario, le surnom de Bielsa se serait popularisé à la suite


d’un incident entre l’entraîneur de Newell’s et les supporters leprosos
(lépreux, surnom du club). Lors du premier match de Copa Libertadores
1992 disputé au Coloso del Parque, aujourd’hui devenu Estadio Marcelo
Bielsa, le club de Rosario se fait humilier par San Lorenzo (0-6). Furieux,
une vingtaine de fans se rendent alors au domicile de Bielsa pour lui
demander des comptes. La légende raconte que les supporters voient
l’entraîneur leur ouvrir la porte… une grenade à la main. « Si vous ne
partez pas, je la lance », aurait menacé celui qui devint El Loco pour toute
une ville. Newell’s terminera finalement la première phase de Copa
Libertadores en première position de son groupe, avant d’atteindre la
finale de la compétition, perdue face au São Paolo FC. Quant à l’histoire
de la grenade, aucun témoin ne la confirme, mais elle n’a cessé d’être
relayée pour documenter la folie de l’homme de Rosario. Sans doute trop
vraisemblable pour être écartée définitivement de son dossier médical…

En juillet 1992, lors de son arrivée à Guadalajara, Bielsa répondra à la


même question que celle qui lui sera posée à Marseille plus de deux
décennies plus tard. Il tint ce discours : « J’aurais préféré qu’on me
surnomme autrement, mais je crois qu’on m’appelle ainsi parce que je suis
obsessionnel et que certaines de mes attitudes sont extrêmes et exagérées. »

Variations sur le thème de la folie. Pourquoi l’appelle-t-on El Loco ? La


version basque de sa réponse, quand il était entraîneur de l’Athletic
Bilbao : « Pour mes excès de comportement, le dictionnaire dit plus ou moins
cela, et des acceptions du mot j’ai choisi la plus douce. » Une folie douce…
LE STAKHANOVISTE

« Il n’y a pas de changements de rythme, pas d’agressivité… il n’y a pas


de douleur ! »

Marcelo Bielsa, lors d’un entraînement de l’Argentine.

Marcelo Bielsa n’est peut-être pas le meilleur entraîneur du monde,


comme l’a avancé Pep Guardiola, mais nier qu’il est celui qui travaille le
plus serait pour le moins aventureux. En langage psy, Marcelo Bielsa
pourrait être qualifié de control freak, ce type d’homme incapable de
laisser la moindre chance au hasard. Maniaque et inépuisable, El Loco
veut tout planifier. Alors, il s’assomme de vidéos, produit à flux tendus
des exercices visant à corriger les erreurs du week-end précédent et à
anticiper la résolution des problèmes que pose le match à venir, tout en ne
se lassant jamais de faire répéter leurs gammes à ses joueurs. Son
stakhanovisme repose sur une interprétation excessive de l’un des grands
principes du sport de haut niveau : réduire au minimum la zone
d’incertitude. Son obsession, Bielsa l’a formulée ainsi : « Je préfère la peur
à la confiance, car elle t’oblige à être vigilant. Je ne crois pas au coaching, ces
histoires de croire en soi-même. Le leader du groupe doit toujours penser au
pire scénario, pour disposer d’une réponse adéquate. » Leur marge de
manœuvre circonscrite au strict minimum par les préparations
minutieuses de l’entraîneur argentin, les joueurs de Bielsa ont souvent
déclaré savoir exactement quoi faire avant d’entrer sur le terrain, comme
s’il s’agissait d’appliquer les recommandations d’un mode d’emploi.
Souvent qualifié d’entraîneur mécanique, El Loco semble terrifié par la
perspective qu’un élément qui pourrait être utile à son équipe ou à un de
ses joueurs puisse lui échapper. En bon hyperactif, son champ d’action
dépasse largement la préparation de sa propre équipe. Bien avant de
prendre en charge l’Albiceleste, l’obsessionnel entraîneur avait ainsi
consigné dans un cahier la biographie de tous les joueurs argentins à
travers le monde. Presque effrayant…

Bielsa ne s’est jamais lassé de le répéter. Il peut être magnanime face
au manque de talent, mais il ne négociera jamais une chose : l’effort. Le
sien, et celui de ses joueurs. « Je dis toujours à mes gars que, pour nous, le
football est mouvement et déplacement. Qu’il faut toujours courir. Écoutez-
moi bien : il n’existe pas une seule raison valable pour qu’un joueur soit à
l’arrêt sur la pelouse. » Alors, ses équipes ne devront jamais manquer
d’abnégation et s’ébrouer jusqu’à plus soif, en match, mais aussi lors
d’entraînements où la cloche ne sonne que rarement avant épuisement
des organismes. Selon Bielsa, « courir est une décision de la volonté ».
Travailler aussi, pour un homme incapable de se donner le droit au repos.
« Le secret de Marcelo Bielsa, c’est le travail », dit l’ex-international argentin
Juan Sebastián Verón.

Marcelo Bielsa a débuté sur le banc de touche, en 1982, comme


entraîneur de la sélection de l’université de Buenos Aires. Un
environnement amateur qui ne l’empêchait pas de penser déjà en grand
professionnel. Ses joueurs, des étudiants, n’ambitionnaient que de passer
du bon temps, pour se relaxer entre cours et révisions, Bielsa, lui, pensait
déjà optimisation du potentiel individuel et collectif.
El Loco avait arrêté le football à vingt-quatre ans, conscient de ses
limites, avant d’entreprendre des études d’éducation physique, pour
« comprendre le corps humain », « ses mouvements ». De ses études,
Bielsa avait visiblement déduit qu’il pouvait imposer à ses étudiants
l’exécution de six cents abdos quotidiens et diriger des séances qui ne se
terminaient pas avant que ses exercices soient réalisés à la perfection.
Direct, pour ne pas dire brutal, dans ses critiques, l’entraîneur, qui
chiffrait seulement vingt-sept ans – quelques printemps de plus que ses
étudiants –, s’est même trouvé à deux doigts d’en venir aux mains avec
son capitaine. Déjà, Bielsa visait l’excellence via un travail sans relâche. La
cohérence entre son discours et son comportement, comme la pertinence
des outils mis à disposition de ses joueurs, finira par convaincre ses
ouailles de se laisser entraîner dans son sillage musclé, comme il
parviendra ensuite à obtenir l’assentiment des Batistuta, Verón ou
Simeone, une fois sélectionneur de l’Argentine. Que vous soyez amateur
ou professionnel, Bielsa vous imposera ses cadences infernales…

Sous les ordres de Bielsa en sélection, l’ex-Monégasque Leandro Cufré


a appris à étirer ses horaires de travail : « Il fallait toujours être disponible.
S’il décelait quelque chose sur l’adversaire qui pouvait nous aider à gagner,
Bielsa pouvait convoquer le groupe ou un seul joueur à des horaires où on ne
travaille normalement pas : en pleine sieste ou à onze heures du soir. Bielsa
travaille en permanence, ses adjoints devaient ainsi être disponibles à tout
moment, il pouvait les réveiller à deux heures du matin s’il le jugeait
nécessaire. »

Les joueurs de Vélez Sarsfield n’avaient pas attendu Marcelo Bielsa


pour gagner. Quand El Loco prend les rênes de l’équipe de Buenos Aires,
en 1997, José Luis Chilavert et consorts sont déjà couverts de médailles :
trois titres de champion d’Argentine depuis 1993, une Copa Libertadores
et une Coupe Intercontinentale. En Argentine, Vélez est l’équipe du
moment. Pour El Loco, pas question pour autant d’accorder la moindre
traitement de faveur à ses joueurs. Bien au contraire. Bielsa chasse tout
signe de relâchement. Pour le site espagnol El Mundo, l’attaquant Martin
Posse se souvient : « Je me rappelle, par exemple, que j’ai célébré mon
mariage le soir d’une victoire contre Boca. Eh bien, Marcelo Bielsa s’est rendu
à mon mariage avec une vidéo du match qu’on venait de jouer sous le bras !
Il ne vit que pour le football. » Le Vélez d’El Loco s’assurera son titre
champion d’Argentine (Clausura 1998) grâce à un but de Martin Posse.
« C’est l’entraîneur dont j’ai le plus appris, reconnaît l’ex-attaquant, celui qui
a tiré le maximum de moi. C’est d’ailleurs l’une de ses principales vertus,
cette capacité à te faire adopter une concentration maximum, un engagement
total. Il sait exiger le maximum d’un joueur, mais toujours en tenant compte
de ses capacités. »

À l’Atlas Guadalajara, Marcelo Bielsa, alors « directeur du football » du


club, réunit, en 1993, un groupe composé des meilleurs jeunes Mexicains,
auquel il applique un traitement de choc, pour les préparer à la première
division. Parmi eux, les futurs internationaux Oswaldo Sanchez, Jared
Borgetti, et Pavel Pardo. Pendant six mois, Marcelo Bielsa les entraînera
de quatre à cinq jours par semaine. « La première chose que transmet
Bielsa, c’est de la peur, assure le défenseur Rodolfo Navarro, qui faisait
aussi partie de la classe des surdoués. Les premiers jours, il nous observait
avec ce regard toujours incliné vers le sol et ne s’adressait à nous que pour
nous corriger, son immense exigence était palpable. » « En quelques mois,
nous avons appliqué cinq cents exercices différents, il s’agissait d’une sorte de
master en football, poursuit l’ex-défenseur. La méthode Bielsa sort de la
normalité sportive, mais elle te permet d’optimiser tes facultés d’adaptation.
Physiquement, c’est intense, mais cette méthode peut aussi épuiser
psychologiquement, car on est confronté à la nouveauté de manière
permanente. » « Avec Bielsa, tu apprends une manière de vivre le football,
enchaîne Pavel Pardo, cette exigence maximale, s’entraîner comme tu joues,
te dédier totalement à ta profession. » « Tu apprends à devenir persistant,
tenace, il change ta mentalité », complète Jared Borgetti.
Meilleur buteur de l’histoire de la sélection mexicaine, Borgetti se
souvient d’un Bielsa tellement obsédé par son travail, et tellement
angoissé de ne pouvoir accomplir la tâche titanesque qu’il s’imposait à lui-
même, qu’il pouvait arriver à l’entraînement les lacets défaits, la chevelure
ébouriffée, ou avec des restes de mousse à raser dans les oreilles. « Quand
tu terminais ses séances, tu n’avais qu’une envie : dormir », conclut l’ex-
attaquant Daniel Osorno.

Bielsa, qui a pu être qualifié d’entraîneur scientifique ou mécanique,


cherche à accéder à l’excellence via la répétition. Les cadences imposées
sont infernales, stakhanovistes. « Moi, comme j’étais latéral, mais aussi un
tireur de coups de pied arrêtés, je devais réaliser soixante-douze centres par
séance, détaille le Mexicain Pavel Pardo, champion d’Allemagne 2007 avec
Stuttgart. Les ballons étaient disposés par deux dans diverses zones autour de
la surface. » « La réalité, c’est que celui qui était chargé des centres terminait
avec des douleurs aux abducteurs », rigole aujourd’hui Borgetti. Après
l’Atlas, Bielsa connaîtra une expérience éphémère à la tête de l’America, le
club le plus puissant du Mexique. Quatre mois auront suffi à marquer les
esprits… et les organismes. « Jamais je n’avais connu des séances aussi
intenses, on terminait complètement rincés », se souvient ainsi Raúl
Gutiérrez, qui a remporté la Coupe du monde moins de dix-sept, à l’été
2011, en tant qu’entraîneur du Mexique. « En fait, Bielsa ne nous lâchait
pas tant qu’on ne réussissait pas son exercice à la perfection, sauf quand le
préparateur physique lui demandait d’interrompre la séance », souffle
Pardo.
Relâchement strictement interdit. C’est l’un des credo d’El Loco. Parfois
magnanime, tout du moins publiquement, dans la défaite, Bielsa peut en
revanche se montrer on ne peut plus critique dans la victoire, qui
représente trois points, mais aussi, pour le commun des footballeurs, une
invitation à décompresser. À l’Athletic Bilbao, le panorama était idyllique
en cette mi-janvier 2012 : le club basque pointait en cinquième position
de la Liga, était qualifié pour les quarts de finale de Coupe du Roi et pour
les seizièmes de finale d’Europa League. En championnat, l’Athletic venait
d’écraser Levante (3-0). Mais pas de quoi arracher un sourire béat à celui
qui avait transfiguré l’équipe basque en un peu plus de six mois. Devant la
presse, le prodige Ander Herrera, parti depuis à Manchester United, se
confia sur l’humeur du coach : « Vous ne pouvez pas imaginer à quel point
il peut être critique et exigeant. Par exemple, après notre victoire face à
Levante, il nous a montré un montage de nos quinze premières minutes, et il
nous a passé un savon. Il nous a dit que ce n’était pas l’Athletic qu’il voulait
voir. On a été surpris, mais il avait raison… »

Marcelo Bielsa s’est-il inspiré de Jacques Anquetil, qui avait couru le


Criterium du Dauphiné Libéré avant de se remettre en selle seulement
sept heures plus tard pour s’enfiler un Paris-Bordeaux ? Quoi qu’il en soit,
ce 3 mars 2010, le Chili, en pleine préparation pour la Coupe du monde,
jouera deux matchs le même jour ! Le premier, à 19 heures, face au Costa-
Rica, et le deuxième seulement trois heures plus tard, face à la Corée du
Nord. El Loco voulait tester le maximum de joueurs avant le Mondial et le
Chili remportera ses deux matchs. Ce qui s’appelle rentabiliser une date
internationale…

Veille de match décisif pour le titre. Les joueurs de Newell’s sont


hébergés au sein du lycée militaire Funes. El Loco exige une concentration
totale et donne lui-même l’exemple : « Ma femme est enceinte et il y a des
complications. Je lui ai dit qu’en cas d’urgence, elle n’avait qu’à appeler ses
sœurs ou ses parents, mais pas moi. Si l’un de vous a besoin du téléphone
pour une situation plus extrême que celle-là, il pourra l’utiliser. » De quoi
couper toute envie d’appeler la petite amie…

Quand il s’investit dans une activité, Marcelo Bielsa ne le fait jamais à


moitié. À Guadalajara, il profita ainsi de son rare temps libre pour se
mettre au golf. Quotidiennement, il ne manquait pour rien au monde sa
leçon donnée par son ami Ernesto Urrea. « Si Beckenbauer et Cruyff ont
réussi à y jouer, pourquoi pas moi ? », raisonnait logiquement El Loco…

L’international chilien Rodrigo Millar, buteur contre l’Espagne lors du


Mondial 2010, a goûté à la méthode Bielsa : « Tactiquement, Bielsa est
vraiment très pointu, mais il te demande aussi de disputer chaque ballon
comme s’il s’agissait du dernier. Je n’avais jamais connu un entraîneur aussi
perfectionniste. Comme il veut tirer le maximum de chaque joueur, il te
presse comme un citron. Pour certains, cela peut être stressant, mais les
résultats sont là. Il faut s’habituer, c’est tout. Ce n’est pas si grave (rires). »
VIDÉOMANIAC

« J’aime le football et la vidéocassette est une manière de voir ce sport.


Comme je reçois des vidéos du monde entier, il me reste toujours un
match à regarder. »

Marcelo Bielsa, 23 juillet 1992.

Une véritable addiction. Jusque tard dans la nuit, regarder des vidéos,
deux à la fois si possible, les décortiquer, les enchaîner. Malmener des
bandes VHS, attendre avec anxiété la prochaine livraison, s’esquinter la
vue. Ce que permet aujourd’hui l’ère numérique, où obtenir le film d’un
match ne demande pas plus d’effort qu’un simple click, Marcelo Bielsa le
réalisait déjà il y a trois décennies. Il s’agissait alors de se démener pour se
procurer le maximum de cassettes VHS, comme les fans de musique
underground faisaient du tape trading. Collectionneur, Bielsa se muait
aussi en auto-producteur, en faisant filmer matchs et entraînements.
Bien avant que le support ne devienne un outil de travail banal pour
ses confrères, Bielsa avait compris à quel point la vidéo pouvait contribuer
à une connaissance plus pointue de ses joueurs, de ses adversaires, et,
plus généralement, du football. Déjà, quand il n’était qu’entraîneur de la
troisième division de Newell’s Old Boys, Marcelo Bielsa montrait dans le
bus de l’équipe la vidéo du match que celle-ci venait de disputer. À Vélez
Sarsfield, il avait perfectionné son système. À l’arrière d’une camionnette,
El Loco avait posé un matelas et s’était fait installer un magnétoscope
portable acheté aux États-Unis, ainsi qu’un écran quatorze pouces. « Après
les matchs, il rentrait de Buenos Aires à Rosario et regardait la vidéo de la
rencontre pendant que l’un de ses adjoints conduisait sa vieille
fourgonnette », se souvient, dans une interview accordée à Canchallena,
l’ex-milieu de terrain Claudio Husaín.
L’ère de la VHS a cédé le pas à celle du DVD, puis du tout numérique,
mais Marcelo Bielsa est resté accroc aux vidéos. Devant son écran, El Loco
étudie minutieusement le prochain adversaire, décortique les
performances de ses joueurs et s’inspire en regardant les meilleures
équipes de la planète jouer. Quand l’offre d’un club lui paraît intéressante,
il s’échine à visionner au moins deux fois chaque match de sa saison et
édite un film dédié à chacun de ceux qui deviendront peut-être ses futurs
joueurs. Sa rétine enregistre une quantité gargantuesque d’informations
qu’il cherche ensuite à mettre à profit sur le terrain. En Corée, pour le
Mondial 2002, Marcelo Bielsa s’était fait livrer une cargaison de 7 000
vidéos !

L’ex-milieu de terrain de Newell’s Old Boys et de l’Atlas Cristian


Domizzi n’en revient toujours pas : « Je me souviens du jour où il m’a
apporté les cassettes du Finlandais Jari Litmanen. Il voulait que j’observe ses
déplacements, j’étais étonné car je n’avais aucune idée de qui c’était. Après, le
type est devenu un phénomène à l’Ajax, mais quand Bielsa m’a donné ses
vidéos, Litmanen jouait encore en Finlande et personne ne le connaissait. Je
ne pouvais pas y croire ! Il n’y avait que Bielsa pour se procurer ces
images ! »

À quoi reconnaît-on un accroc ? Peut-être à ce que son addiction


vienne le tourmenter même lors de moments exceptionnels où tout incite
au lâcher prise. Samuel Alvo, ex-dirigeant de l’Atlas, se souvient : « Quand
Marcelo a pris en main l’équipe de première division, il a reçu la visite de ses
beaux-parents. C’était la trêve internationale, il restait quinze jours avant le
match suivant face à Puebla, et j’ai incité Marcelo à inviter sa belle-famille à
passer le week-end à Puerto Vallarta, une grande station balnéaire de la côte
pacifique. Nous nous sommes relaxés, mais pas Marcelo… ni son beau-père.
En fait, à peine arrivé à l’hôtel, Marcelo a demandé deux magnétoscopes, et il
s’est enfermé à regarder la dizaine de matchs de Puebla qu’il avait emportés
dans sa valise. Au passage, il avait réquisitionné son beau-père pour prendre
des notes, pendant qu’il regardait les vidéos. Bielsa a passé le week-end à
faire travailler son beau-père, et il n’a vu la mer que depuis la terrasse de sa
chambre. Il n’a même pas touché le sable. » « Je disais pour rire à Marcelo
qu’il connaissait mieux ses adversaires que sa propre équipe », conclut Alvo.

Marcelo Bielsa, conscient de sa folie : « L’obsession pour un thème rend


l’homme plus petit, même s’il s’agit d’une manière de parvenir au succès. Je
reconnais d’ailleurs que regarder un bon film avant un match peut être plus
utile que de regarder des vidéos supplémentaires de l’adversaire. »

Harold Mayne-Nicholls est l’homme qui a convaincu Marcelo Bielsa de


s’intéresser au sort de la sélection chilienne. Lors de sa première rencontre
avec El Loco, celui qui présidait alors la Fédération chilienne fut
estomaqué quand El Loco lui présenta une longue liste de joueurs
potentiellement sélectionnables. Une liste qui attestait d’une connaissance
exhaustive du football andin. Le fruit de longues heures à observer des
vidéos, avec l’aide de ses adjoints. « Quand je suis allé le voir à Rosario,
Bielsa m’a montré une liste d’une centaine de joueurs susceptibles d’intégrer
la sélection, se souvient, pour L’Équipe magazine, Mayne-Nicholls. Je lui ai
parlé d’un joueur qui n’était pas dans sa liste. Le lendemain matin, à la
première heure, il connaissait toutes ses caractéristiques. » À l’été 1992,
Marcelo Bielsa avait aussi scié Fernando Acosta, alors président de l’Atlas,
qui était parti en Argentine pour le rencontrer. El Loco était alors encore
entraîneur de Newell’s Old Boys. « Il ne s’agissait que de notre première
rencontre, d’une première approche, plante Acosta, et je me rappelle que je
lui ai parlé d’un joueur brésilien qui nous intéressait, et Bielsa avait déjà une
cassette vidéo qui lui était dédiée. Son immense capacité de travail était
évidente. » « Une fois, à l’Atlas, poursuit l’ex-président, on s’était engagés à
lui envoyer des vidéos de nos adversaires, mais aussi à lui obtenir des vidéos
de matchs du monde entier. »

Les séances vidéo de Marcelo Bielsa ? Pas loin de ressembler à des


séances de torture, à en croire ses ex-joueurs de l’Atlas Guadalajara. « Il te
montrait une vidéo éditée de ton match, se remémore Rodolfo Navarro, et
tes erreurs étaient si bien mises en évidence que cela évitait tout long
discours. Ensuite, pendant la semaine, il ne te restait plus qu’à corriger tes
erreurs pendant les entraînements. » « Quand il y avait une séance vidéo,
enchaîne Jared Borgetti, tu priais pour ne jamais apparaître à l’écran en
position arrêtée, car cela, Marcelo Bielsa ne le supportait pas. Pour lui, le
footballeur doit constamment être en mouvement, trottiner, pour pouvoir
aider ses coéquipiers si besoin, ou pour que ta réaction à la réception du
ballon soit la plus rapide et appropriée possible… »

Pour Marcelo Bielsa, la vidéo est un grand outil pédagogique. Pas


seulement pour récriminer ses ouailles, mais aussi pour enrichir leur
culture footballistique, leur compréhension de leur profession. Quand il
était « directeur du football » de l’Atlas, Bielsa s’est notamment appliqué à
former les formateurs. Ce fut le cas d’Efrain Flores : « Marcelo nous a
appris l’analyse vidéo, se rappelle-t-il, on revenait ainsi à la maison avec des
devoirs, on devait par exemple observer le prochain adversaire, comment il
attaquait, défendait, comment il agissait selon les circonstances du match, il
nous donnait aussi des vidéos du Barça de Cruijff ou du Milan de Sacchi pour
qu’on observe comment ils effectuaient leur pressing, et leur relance. Le
lendemain, il nous corrigeait un par un. » El Loco imposait aussi de
ramener des vidéos à la maison au groupe des jeunes promesses qu’il avait
formé. Jared Borgetti : « En fait, il voulait qu’on apprenne à analyser le
dispositif tactique d’une équipe, qu’on observe les mouvements sur coups de
pied arrêtés, on parvenait ainsi à mieux comprendre ce qu’il se passait
pendant un match et ce qu’il fallait faire sur le terrain pour aider l’équipe ;
personnellement, je n’avais jamais fait attention à toutes ces dimensions d’un
match de football. J’ai beaucoup appris, je me suis enrichi comme
footballeur. » Le pouvoir des images et des vidéos d’El Loco…

Selon le journal basque El Correo, avant le quart de finale aller


d’Europa League entre l’Athletic Bilbao et Schalke 04, El Loco aurait
dévoré quarante-deux vidéos de son adversaire allemand !
Toujours à Bilbao, le défenseur français Aymeric Laporte, interrogé
par Canal Plus, reste encore effaré par la capacité de travail de son ex-
coach : « Après un match à l’extérieur, on pouvait arriver à 3 h 30 du matin
à Bilbao, et quand on revenait à l’entraînement le lendemain, lui avait déjà
vu deux fois le match de la veille. »

Rodrigo Millar, international chilien : « Après chaque match, il effectue


un travail vidéo avec le groupe, mais aussi avec chaque joueur. Il édite une
vidéo de ton match, t’explique ce que tu as fait de bien, là où tu t’es trompé,
ce que tu peux améliorer, ce que tu ne dois pas changer. Ça aide vraiment. »
Quand il regarde une vidéo, Marcelo Bielsa divise le match en
segments de cinq minutes. Sur des feuilles, il dessine les occasions de
buts, indique d’où elles viennent, comment s’effectue le repli défensif, qui
marque qui, comment s’effectuent les couvertures, évalue le rendement
collectif et individuel, etc. Les feuilles se remplissent de couleurs, de traits
et autres flèches. Antoine Alvo, fils d’un dirigeant de l’Atlas, se rappelle
avoir accompagné Marcelo Bielsa lors d’une de ses séances vidéo. « Il
regardait un match au magnétoscope et se repassait vingt-cinq fois la même
action. Il était assis par terre, avait étalé des feuilles dans tout le salon et se
levait comme possédé pour faire des annotations. J’étais ado, je ne
comprenais pas. Il était totalement obsessionnel. »

« Ici (Guadalajara), c’est génial. Je peux voir du football argentin,


espagnol, italien, et cinq ou six matchs de championnat mexicain par
semaine. Et je vois aussi du football allemand. Je suis très content. »

Marcelo Bielsa, le 5 octobre 1992.
LE STYLE

« Ce n’est pas du football, ce n’est pas du football. Se contenter


d’envoyer de longs ballons vers le neuf : cela n’est pas du football. Ne
passer que par les airs ! Ce n’est pas jouer, ce n’est pas jouer ! »

Marcelo Bielsa, furieux, s’adressant à l’entraîneur de l’Italie, après la


défaite du Chili U23 en finale du Tournoi de Toulon (2008).

Une orgie offensive. Voilà ce que veulent proposer les équipes de


Marcelo Bielsa. Les fans du Chili, de Bilbao, ou de la sélection argentine
peuvent en témoigner. Occuper l’espace pour mieux le dévorer. Appliquer
des principes géométriques pour mieux semer le désordre. Les crinières
flottent au vent, la pression est constante, le football vertigineux. Droit au
but ! Dans le système de prédilection de Marcelo Bielsa, ce singulier 3-3-1-
3, dont une variable est le 3-3-3-1 (avec Gignac seul en pointe, par
exemple), l’élasticité préside : repli sur une ligne de quatre en posture
défensive, ailiers recevant l’appui fervent de leurs latéraux sur les phases
offensives. Mais un schéma tactique, aussi audacieux soit-il sur papier,
indique bien peu de chose sur les intentions d’une équipe, sur
l’orchestration de son ensemble, sur la philosophie de son entraîneur.
Celle de Marcelo Bielsa n’a rien d’alambiqué : être une équipe
« protagoniste », pour reprendre la terminologie latino-américaine, c’est-à-
dire une équipe qui mettra tout en œuvre pour accaparer le ballon et
passer la majeure partie du temps dans le camp de l’opposant. Pour
Bielsa, il s’agit d’un principe non négociable. Quelles que soient la météo,
le lieu, ou le nom de l’adversaire, c’est poitrail au vent et regard perçant
vers l’horizon que doivent se présenter ses hommes, en héros des
rectangles verts, au destin parfois tragique. « La seule façon dont je
comprends le football est d’exercer une pression constante, jouer dans le
camp adverse et avoir le contrôle du ballon », définit El Loco. « Ce que j’ai
appris de Bielsa, c’est le courage de ses équipes », avait, pour sa part,
considéré Pep Guardiola, en 2011, après un nul entre l’Athletic Bilbao et
son Barça (2-2) au cours duquel les Basques avaient tenté de prendre les
hégémoniques Catalans à leur propre jeu de possession. « Peu importe où,
contre qui, et quelle que soit l’équipe qu’il dirige, il osera toujours aller vers
l’attaque », avait ajouté l’actuel entraîneur du Bayern Munich. Les équipes
d’El Loco forment des ensembles idéalistes, pour ne pas dire messianiques.
Gagner les trois points ou un trophée n’a évidemment rien d’accessoire
pour El Loco, mais sa lutte (sa quête ?) fondamentale semble être avant
tout celle d’un esthète, qui veut voir le beau l’emporter sur la laideur, sur
la frilosité, sur les petits calculs. Marcelo Bielsa est un esprit scientifique à
la sensibilité artistique. Ses équipes, quand elles parviennent à exécuter ce
qu’il prépare en cuisine, lui ressemblent : des rouleaux compresseurs
implacables, aux chorégraphies offensives exécutées avec l’élégant
déhanché d’un danseur de ballet. Juché sur sa glacière, Bielsa, en
véritable Don Quichotte en jogging, semble vouloir sauver le football de la
vulgarité.

Bien jouer ou gagner ? Une dichotomie que n’accepte pas Marcelo


Bielsa, comme le prouve ce plaidoyer pour le beau jeu prononcé par celui
qui était alors sélectionneur de l’Argentine, lors d’une conférence de
presse tenue en janvier 1999. « Je ne suis pas d’accord avec le fait de
séparer gagner et bien jouer […] Il n’y a pas de chemin plus court et
agréable (vers la victoire) que la beauté du jeu. Statuer que bien jouer et
gagner n’est pas compatible ne me paraît pas juste. On écoute beaucoup cette
question qui oppose le gagner au bien jouer. Je crois que cela devrait prendre
la forme d’une affirmation, bien jouer pour gagner, pas d’une question
offrant deux options. »

« Je suis partisan d’un football plus urgent et moins patient. Parce que je
suis anxieux. Et aussi parce que je suis argentin. »

Marcelo Bielsa

En Argentine, deux grands courants prédominent chez les entraîneurs


de football : le menottisme et le bilardisme. Les premiers, adeptes de
César Luis Menotti, privilégient un football offensif, misant sur la liberté
individuelle des créateurs. Les seconds, admirateurs de Carlos Bilardo,
sont des partisans de l’ultra-réalisme, d’un football caméléon,
éminemment tactique et calculateur, où la fin justifie tous les moyens.
Même les moins éthiques. Où situer Marcelo Bielsa ? Sûrement, dans un
entre-deux. Il reconnaît d’ailleurs lui-même emprunter aux deux
champions du monde argentins, celui de 1978, et celui de 1986. Son goût
pour l’attaque le range ainsi dans le camp menottiste, tandis que ses
minutieuses préparations de match, comme son refus de se reposer sur le
seul talent individuel, lui font partager plus d’une accointance avec le
bilardisme. « Menotti est un homme qui élabore un climat propice à la
création car il vit de la création, a déclaré El Loco, une fois devenu, lui
aussi, sélectionneur de l’Argentine. Le climat de Bilardo, quant à lui, est
celui de l’obsession, du détail, car il vit du pointillisme. Moi, depuis seize ans,
je me suis toujours dit que je devais être un entraîneur qui réalisait la
synthèse entre ces deux climats. » Une autre synthèse tient à cœur à Bielsa,
celle entre « l’habileté argentine et la mécanisation européenne ». « Je
voudrais que mes joueurs s’argentinisent quand ils dribblent et
s’européanisent au moment de se démarquer », formule-t-il.

Au final, Marcelo Bielsa, par sa méthodologie unique d’entraînement


et le style singulier de ses équipes, a enfanté un autre courant, encore
minoritaire en Argentine : le bielsisme. Parmi ses fervents disciples, on
compte Jorge Sampaoli, sélectionneur argentin du Chili, ou l’ex-
Marseillais Eduardo Berizzo (Celta Vigo).
D’autres techniciens revendiquent l’influence marquante d’El Loco,
comme l’entraîneur de Tottenham Mauricio Pochettino, ou l’ex-coach du
Barça Gerardo Martino. « Je me suis toujours identifié à sa philosophie, à
son projet de football d’attaque, à la manière dont il voyait le jeu, confie
Jorge Sampaoli. À une époque, j’étais même “Bielsa dépendant”. Dès que je
sortais ou que j’allais courir, j’écoutais des cassettes de Bielsa. Je suivais et
enregistrais tous ses discours… » Avec le Chili, Sampaoli marche
aujourd’hui sur les traces de son maître et fait fructifier son héritage.

Modeste entraîneur en Argentine, Dario Franco, qui a évolué sous les


ordres d’El Loco à Newell’s et à l’Atlas, n’a pas de mots assez forts pour
louer la pertinence du style de Bielsa : « Il est le meilleur du monde, de très
loin. J’argumente : il ne néglige aucun détail, il décortique toutes les
dimensions d’un match, tant la partie offensive que la défensive. Il analyse les
adversaires comme personne, son football est agressif […] Ses équipes
exercent une pression sans égale, elles sont verticales, dynamiques, mais sans
négliger le jeu en combinaisons, et leur proposition stylistique est la même à
domicile comme à l’extérieur. Le style de ses équipes est le reflet de ce qui est
travaillé à l’entraînement ». On peut parler d’un éloge.
Marcelo Bielsa prépare ses équipes avec la minutie d’un chirurgien
prêt à s’atteler à une opération délicate, mais il sait toutefois accorder un
espace de liberté à ses éléments créatifs. En entraîneur mécanique, El
Loco peut faire répéter inlassablement des enchaînements de passes
destinés à mettre à mal la défense adverse et s’épuiser à faciliter la tâche
de ses joueurs lors des semaines d’entraînement, mais il sait aussi
évidemment ne pas se croire tout-puissant. Bielsa connaît trop le football
pour éluder que la lumière peut venir d’une inspiration géniale de l’un de
ses joueurs, élément par définition imprévisible, sur lequel il n’a pas
vraiment de prise. À l’inverse de son compatriote Ricardo La Volpe, un
entraîneur lui aussi admiré par Pep Guardiola, Marcelo Bielsa apprécie
ainsi la figure du 10, esprit sagace et athlète parfois suffisant, qui d’un
coup de patte peut changer la tournure d’une rencontre. Il sait ce que peut
lui apporter ce type de joueur, sans pour autant s’en remettre à son seul
talent. Avec le Chili, Bielsa a ainsi souvent misé sur Jorge Valdivia, génie
intermittent, réputé incontrôlable, mais qu’il était parvenu à dompter.
« Personne ne peut activer des potentialités qui n’existent pas, considère El
Loco. Il est tout aussi important de posséder une qualité comme de créer les
moments pour l’utiliser. Si un joueur excelle dans l’art de la passe en
profondeur mais qu’il se trouve à cinquante mètres de ses coéquipiers et dos
au but, il ne sert pas à l’équipe. C’est là qu’intervient l’entraîneur. » « Notre
jeu est avant tout collectif, a aussi dit El Loco, et s’enrichit de nos
individualités, desquelles nous attendons des initiatives personnelles, des
solutions que nous ne pourrions obtenir (sans elles). »
En dépit de cette reconnaissance de l’entraîneur pour le talent
exceptionnel, pas question pour autant d’accorder le moindre passe-droit
aux grands créatifs. Avec l’Argentine, Ariel Ortega n’a jamais autant couru
que sous les ordres d’El Loco. « Je suis un amoureux de la création,
reconnaît Bielsa, mais je n’ignorerai jamais les aspects du football liés à la
volonté. Courir est un acte volontaire, pas d’inspiration. Tout le monde peut
courir, créer, seulement quelques-uns […] Je suis inflexible sur la dépense
physique, parce qu’elle dépend de chacun, pas du fait que Dieu décide de vous
illuminer. »

« Je suis obsédé par l’attaque, dit El Loco. Je regarde d’ailleurs des vidéos
pour attaquer, pas pour défendre. Vous savez en quoi consiste mon travail
défensif ? “Nous courons tous !” Le travail de récupération du ballon repose
sur cinq ou six règles et ciao ! Le football offensif, lui, est infini, interminable.
C’est la raison pour laquelle il est plus difficile de créer que de défendre.
Courir est une décision de la volonté, créer requiert l’indispensable ingrédient
du talent. Celui de l’entraîneur, et de ses joueurs. »

Le 3-3-1-3 est la marque déposée de Marcelo Bielsa, mais il est loin de


s’agir du seul schéma utilisé par El Loco. Certes, le natif de Rosario ne
dévie jamais de sa ligne offensive comme de la nécessité d’imposer une
immense pression sur le porteur du ballon, mais son dispositif tactique n’a
rien d’un dogme intouchable. Il peut évoluer selon les caractéristiques de
ses joueurs. Marseille peut ainsi jouer en 4-2-3-1, tandis qu’à Bilbao, son
schéma de prédilection était le 4-3-3, un dispositif qui a tout de même en
commun avec le 3-3-1-3 d’être propice au déploiement du jeu dans les
couloirs si cher à Bielsa. Selon une étude effectuée par « l’institut El
Loco », au moins 50 % des buts viennent des côtés. S’il n’est pas buté,
l’Argentin n’est toutefois que rarement disposé à la négociation s’il est
convaincu de la pertinence de son option. Lors de sa prise en charge de la
sélection argentine, il avait ainsi organisé une consultation auprès de ses
joueurs pour savoir dans quelle configuration défensive ils se sentaient le
plus à l’aise : ligne de trois ou de quatre. Le résultat du sondage fut quasi
unanime : à quatre derrière. « Je sais désormais quelle est votre préférence,
lança-t-il alors à son groupe, et je vous annonce désormais comment on
jouera : avec une ligne de trois ! »
Avant Bielsa, Newell’s était réputé pour son jeu offensif raffiné. Une
fois aux commandes, El Loco va mettre sa pincée de sel moderne dans la
recette traditionnelle : « Cette équipe ne renoncera pas au style de jeu
caractéristique du Newell’s, mais les joueurs feront de gros efforts sur le
terrain, annonça El Loco, tout le monde devra faire des sacrifices. Il existe un
dicton qui dit que, si tu joues bien, tu n’as pas besoin de courir, et vice versa.
Nous, on tâchera de bien jouer et de courir. »

Principes de jeu bielsiens : « Quand tu as le ballon, il faut se démarquer.


Et pourquoi se démarquer ? Pour que la progression du ballon soit plus
fluide. Les positions fixes, sans mouvement, rendent la formation de lignes
davantage perceptible pour le rival. Mais attention, plus tu te démarques et
plus tu crées de désordre pour couvrir le terrain (à la perte du ballon). Et
c’est la grande difficulté. Cela se résume simplement : plus tu te démarques et
plus ton repli défensif devient complexe. Mais si tu ne te démarques pas
suffisamment, tu ne donnes pas de fluidité à la circulation de balle. Tu sais ce
qui se passe alors ? Les joueurs prennent peur. Quand ils sont pressés, ils ne
se démarquent pas, car tous veulent être proches de leur position défensive.
En rendant ton repli défensif plus complexe, tu mets en danger ton but, mais
si tu ne prends pas de risques, tu perds rapidement le ballon et tu le donnes à
l’adversaire, qui dispose alors du ballon pour attaquer. » Entre les deux
options, Bielsa a depuis longtemps fait son choix.
L’AVANT-GARDISTE

« Pour chaque erreur commise lors d’un match, il créait un nouvel


exercice pour gommer ces imperfections. C’était vraiment novateur. »

Efrain Flores, ex-adjoint de Bielsa à l’Atlas Guadalajara.

Pour certains, tout a déjà été inventé. Dans la musique, le cinéma, ou


le football. Marcelo Bielsa, lui, fait partie de ceux qui ne se lassent jamais
de chercher. Des certitudes, Bielsa en a pourtant, sur le jeu, sur les voies
pour accéder au succès, mais son cerveau n’en abrite pas moins un
laboratoire en constante activité, terrain propice aux expérimentations. À
Newell’s, quand il tirait de longues bandes de ruban adhésif sur le terrain
pour faire travailler les jeunes du centre de formation par zones, des
regards interloqués accompagnaient son manège, ceux dirigés vers les
savants fous. Ses équipes de jeunes sidéraient aussi en compétition par
l’exécution de chorégraphies parfaites sur les déploiements offensifs ou les
replis défensifs. Le fruit d’entraînements interminables où présidait la
méthodologie de la répétition. Même surprise au Mexique, quand il
débarque à l’Atlas Guadalajara. « Ici, les entraîneurs locaux ont appris avec
lui ce qu’était le travail par lignes, confie le journaliste Raymundo
Gonzalez, ils ont appris comment tracer un terrain, pour travailler par
zones, c’était du jamais vu. » Bâtons plantés ci et là, carrés ou rectangles
dessinés au ruban adhésif pour travailler une situation de match dans la
zone exacte où elle se produit, mannequins gonflables, les terrains
d’entraînement d’El Loco ressemblent à un casse-tête, à une
représentation physique d’un problème mathématique à plusieurs
inconnues. Aux joueurs de résoudre l’équation, sous peine de faire des
heures sup’… Pour mettre ses protégés en situation de match, Bielsa
monte aussi des équipes de sparring, qui se doivent d’appliquer au pas
près les ordres d’El Loco. Tout jeunes, Javier Mascherano et Carlos Tevez
ont ainsi fait partie des équipes chargées de donner la réplique à
l’Albiceleste.
S’il a souvent été en avance sur son temps, Bielsa assure pourtant
n’avoir rien inventé. « Comme entraîneurs, nous ne sommes que les conteurs
de l’expression que nous apprennent les grands joueurs », formule-t-il
poétiquement. En regardant, Marcelo Bielsa a effectivement beaucoup
appris des autres. Il a notamment pris modèle sur l’Ajax de van Gaal, et
son 3-3-1-3, ou le Milan AC de Sacchi, jusqu’à épuiser les bandes de ses
VHS. Mais sa capacité à créer des exercices à partir de l’observation du
meilleur du football européen n’a sans doute pas d’équivalent. Quand il
quitte l’Atlas Guadalajara, il laisse ainsi derrière lui un recueil de plus de
trois cents exercices, qu’il fallait toujours adapter aux besoins du
quotidien. À son domicile, deux secrétaires étaient chargées de mettre ses
créations au propre.
Qu’un joueur soit capable d’occuper deux positions n’est pas non plus
une idée née dans le cerveau de Marcelo Bielsa. Les Pays-Bas de Rinus
Michels avaient déjà accompli cette révolution lors des années soixante-
dix, comme celle de la pression constante. Bielsa a simplement poussé la
logique un peu plus loin, jusqu’à ses dernières conséquences. C’est son
grand apport. Le bielsisme est un systématisme…

Le 6 mars 2015, Marcelo Bielsa a été récompensé pour son œuvre. À


Coverciano, l’Association italienne des entraîneurs a remis à l’Argentin un
prix d’honneur pour son « football innovant » lors de la cérémonie des
Panchina d’Oro (« les Bancs d’Or »). Devant Antonio Conte, Rafael Benitez
et Claudio Ranieri, entre autres, le coach argentin a donné un cours
magistral de deux heures, lors duquel il expliqua que l’observation de plus
de 50 000 matchs lui avait fait conclure qu’il existait vingt-huit schémas
tactiques, et pas un de plus ! Interrogé par France Football, le président de
l’association italienne des entraîneurs, Renzo Ulivieri, a loué le travail de
Marcelo : « Bielsa a apporté quelque chose en plus […], sa science. Durant
les matchs, il cherche des situations qui reviennent souvent et ensuite crée des
exercices à l’entraînement liés à ce qu’il a vu. Il cherche continuellement à se
renouveler, il étudie sans cesse. Il ne part jamais d’idées préconçues. Bielsa
plaît beaucoup parce qu’il n’a jamais envie de s’arrêter d’apprendre. C’est
profond, ça, chez lui […] On parle là d’un grand entraîneur. »

Ex-gardien de Newell’s, Norberto Scoponi ne se lasse jamais de louer


la vision avant-gardiste d’El Loco. « Au début des années quatre-vingt-dix,
on pouvait enchaîner 110 phases de coups de pied arrêtés par jour, se
rappelle-t-il, et en match, on faisait souvent la différence de cette manière.
Environ 60 % de nos buts étaient le produit de ce travail. Aujourd’hui, tout le
monde répète ces phases de jeu, mais Marcelo, lui, le faisait il y a vingt ans. »
« À Newell’s, notre groupe de joueurs a été marqué au fer rouge par le
passage de Bielsa, enchaîne l’ex-gardien, car les exercices que l’on effectuait
étaient totalement novateurs, rien de similaire n’existait alors, il s’agissait
d’exercices saturés de discipline et de tactique. » Sous les ordres de Bielsa,
Scoponi avait été contraint d’appliquer une tactique totalement
iconoclaste. El Loco lui avait ainsi demandé d’envoyer ses dégagements en
touche… Ce qui lui valait de se faire copieusement huer par ses propres
supporters. Selon son coach, il s’agissait pourtant de la meilleure manière
de récupérer la possession du ballon face à l’adversaire du jour… Scoponi
ne conservera pas la moindre rancune envers son savant fou d’entraîneur.
Lors des premières années de sa carrière de coach, la méthode avant-
gardiste de Bielsa ne fascinait pas seulement ses propres joueurs, mais
aussi les observateurs. Harold Mayne-Nicolls, celui qui allait embaucher
Marcelo Bielsa en 2007, pour en faire le sélectionneur du Chili, se
rappelle avoir découvert El Loco, en 1992, à l’occasion d’un match de
Copa Libertadores. Coup de foudre : « Bielsa était venu à Santiago avec
Newell’s pour affronter Universidad Católica, se rappelle Mayne-Nicolls
pour L’Équipe magazine. J’ai pu assister à la fin de leur dernier
entraînement, dans un coin. Il leur faisait répéter la même phase de jeu
plusieurs fois de rang. Le lendemain, alors que la Católica menait 1-0, ils ont
amorcé une action similaire à celle que je les avais vus préparer la veille. Et
Rossi a égalisé en venant couper la trajectoire du ballon exactement comme
Bielsa leur avait demandé de le faire. Je n’arrivais pas à y croire : c’était la
première fois que je voyais des joueurs appliquer à la lettre les consignes de
l’entraîneur et que cela portait ses fruits de manière aussi significative. »
Bielsa, avant-gardiste et grand alchimiste.

Sous le large front d’El Loco, une fabrique à idées qui produit à flux
tendus. La révolution permanente.
L’une de ses spécialités de laborantin iconoclaste : faire évoluer des
joueurs à des postes auxquels ils n’ont pas été formés. Comme d’avoir
utilisé Jérémy Morel comme défenseur central. Lubie d’un entraîneur
voulant perpétuellement réinventer le monde ? Plutôt une décision prise
après observation approfondie du joueur et estimation fine des besoins de
son équipe. « J’ai vu les quarante-huit matchs joués par Marseille l’an passé,
et j’ai simplement remarqué que Jérémy Morel était le meilleur dans le jeu
aérien, donc je l’ai mis en défense centrale », a expliqué l’entraîneur
olympien, en conférence de presse. À Bilbao, El Loco avait aussi fait
sensation en transformant Javi Martinez, le cerveau du milieu de terrain
et meilleur joueur de l’équipe, en défenseur central. Dans l’animation
élastique de ses équipes, Bielsa requiert des joueurs capables d’occuper
plusieurs positions. Il les entraîne d’ailleurs pour cela. « Lors de chaque
séance, on changeait de position pendant cinq à dix minutes », se souvient
ainsi l’ex-défenseur de l’Atlas Rodolfo Navarro. Latéral de formation, son
coéquipier Pavel Pardo sera lui aussi utilisé au milieu de terrain par El
Loco. Pardo se stabilisera au poste de milieu relayeur, où il deviendra le
meilleur Mexicain de sa génération.

Auteur d’un passage éclair à l’Espanyol Barcelone (juin-septembre


1998), Bielsa a tout de même eu le temps d’influer notoirement sur la
carrière d’Ivan Helguera. El Loco ne voulait pourtant pas de ce milieu de
terrain malingre prêté par la Roma, où il avait à peine joué. Il le lui dit
frontalement, avant de surprendre en l’alignant en défense centrale.
Helguera s’imposera à ce poste. Deux mois après le départ de Bielsa, il
sera sélectionné pour la première fois avec l’Espagne, puis remportera
deux Ligue des champions avec le Real Madrid (2000, 2002).

« Avec Bielsa, tu apprends vraiment une nouvelle manière de travailler,


se souvient le défenseur argentin Leandro Cufré. Je me rappelle
notamment que, avant un exercice de marquage, il m’a montré des schémas
détaillant les cinq manières de se déplacer de l’adversaire ; j’avais à peine le
temps de les mémoriser et il fallait de suite appliquer ses consignes. Bielsa
t’oblige à être extrêmement attentif, car la moindre déconcentration peut te
coûter ton poste de titulaire. La quantité d’informations que tu dois assimiler
dans la semaine est vraiment immense, mais Bielsa savait aussi ne pas trop
nous mettre de pression en disant que celui qui n’avait pas assimilé certains
éléments devait faire ce qu’il pensait être correct, plutôt que de se sentir
paralysé. Bielsa a vraiment marqué la sélection et le football argentins, il a
créé une nouvelle école. »
LE PASSIONNÉ – LE FAN

« Aucun titre ne vaut une victoire lors du clasico. Je renonce à toute


consécration en échange d’une victoire contre Rosario Central, même si
nous les battons un demi-but à zéro. »

Marcelo Bielsa

Bielsa est juché sur les épaules d’un homme, au centre du Coloso del
Parque, le stade de Newell’s Old Boys. Il hurle en brandissant un maillot
rouge et noir : « Newell’s Carajo, Newell’s ! ». Ses yeux sont exorbités, sa
fièvre intense. À seulement trente-cinq ans, Marcelo Bielsa vient de
devenir le plus jeune entraîneur champion d’Argentine. Sentiment
d’accomplissement. Mais plus encore que le professionnel comblé, c’est
surtout le fan qui exulte à ce moment-là. Car Marcelo Bielsa est un enfant
de Rosario, ville où même le cordon ombilical se teint de rouge et noir ou
de jaune et bleu, les couleurs des deux grands clubs de la ville, des deux
grands ennemis : Rosario Central et Newell’s Old Boys. Canallas
(canailles) versus Leprosos (lépreux). Marcelo Bielsa est de Newell’s et
rien ne le fera renier sa communauté d’appartenance. « Newell’s carajo ! »
Traduire : « Newell’s, nom de Dieu ! » El Loco est un sanguin à l’apparence
hermétique. Aussi rationnel soit-il dans la préparation de ses rendez-vous
hebdomadaires, sa passion est le bois qui alimente son inextinguible feu
intérieur, son perfectionnisme sans borne. À Rosario, « Newell’s carajo »
est devenu le cri de ralliement des supporters leprosos. La scène où il
hurle sa joie devant les siens, la famille leprosa, a même été immortalisée
sur une peinture murale aux abords du Coloso del Parque, devenu stade
Marcelo Bielsa. « Newell’s carajo ! »

Rosario vit son clasico local en surchauffe, Marcelo Bielsa aussi. La


veille du premier duel entre Canailles et Lépreux qu’il va vivre comme
entraîneur de l’équipe première (tournoi d’ouverture 1990), El Loco ne
tient plus en place. Tourmenté, il s’approche du défenseur central
Fernando Gamboa et lui demande à quoi il serait prêt pour gagner le
clasico. Le joueur assure qu’il consentira à se jeter la tête la première, à
jouer chaque ballon comme s’il s’agissait du dernier. Une réponse qui ne
satisfait pas Bielsa : « Non, il faut donner plus. » Gamboa, un peu
désemparé : « Ça vous paraît peu ? » La réponse d’El Loco alimentera sa
légende auprès du peuple leproso : « Oui, moi, si vous m’assurez de gagner,
je suis prêt à me couper un doigt ! » Le lendemain, Newell’s l’emportera (3-
4). La main de Marcelo Bielsa ? Son frère, Rafael, craignait de la voir
amputée, et c’est avec soulagement qu’il ne décèlera aucune trace de
mutilation quand il croisera son benjamin après le clasico.

« Joueur rustre », selon les mots de son mentor, le formateur Jorge


Griffa, Marcelo Bielsa n’a pas brillé sous le maillot de Newell’s, même s’il
dépensait déjà beaucoup d’énergie, pendant les matchs, à replacer ceux
qui étaient alors ses coéquipiers. La fibre était là. Entraîneur, il est devenu
la référence absolue pour les hinchas rojinegros. À tel point que la
direction du club a proposé de rebaptiser le Coloso del Parque, le stade du
club, du nom de l’actuel entraîneur de l’OM. Après vote de milliers de
socios de Newell’s, fin 2009, l’enceinte a pris le nom d’« Estadio Marcelo
Bielsa ». De quoi émouvoir et… effrayer El Loco. Voilà ce qu’il considérait
depuis le Chili, où il entraînait alors la Roja : « Je suis de Newell’s, j’aime
fortement Newell’s, ma fille va au stade tous les dimanches, alors imaginez ce
que je ressens quand je pense qu’elle va aller dans un stade qui porte mon
nom. Et d’un autre côté, je ne sais pas, cela me fait peur. » « Entre nous, je
serais plus heureux si le stade n’avait pas été baptisé de mon nom, cela
m’aurait enlevé un poids. Maintenant, je dois assumer une responsabilité
dont j’ignore réellement de quoi elle retourne. C’est pour ça qu’il est
préférable de recevoir ce genre de reconnaissance après la mort… »

Et El Tata Martino se mit à courir. Bien avant d’être l’inattendu choix


du Barça pour diriger Messi et consorts en 2013, Gerardo « El Tata »
Martino fut joueur de Newell’s. Bien plus que cela, il était l’idole absolue
du club rouge et noir. Un élégant numéro dix de tradition, sagace avec ses
pieds, mais rétif à les utiliser pour courir. Fan de Newell’s, Marcelo Bielsa
vouait une profonde admiration à Martino, mais quand l’entraîneur prit
en charge le groupe pro, il oublia ses sentiments pour mettre l’idole au
service de ses idées. « Dès son premier discours devant le groupe, j’ai tout de
suite compris qu’il n’y avait qu’une manière de jouer dans cette équipe, c’était
de courir », se souvient Martino. Alors Martino courra et remportera deux
nouveaux titres de champion d’Argentine avec Newell’s. Sous les ordres
d’El Loco, El Tata apprendra beaucoup, au point de se réclamer de son
héritage une fois devenu lui-même entraîneur. Quand on écoute Martino,
on croirait entendre Bielsa. « Le football argentin est hystérique, la
malhonnêteté y prédomine, l’esthétique est méprisée, et le résultat dissimule
tout, il est vraiment difficile de vivre dans ce contexte. » El Tata ressemble
aussi à son maître pour aller aux champignons dans les centres de
formation et pour son aspiration à proposer un jeu dynamique et offensif.
Celui avec lequel il donnera un nouveau titre à Newell’s, en 2013 (Torneo
Final). « J’admire chez Bielsa sa capacité à ne pas négocier ses valeurs dans
un milieu où cela est difficile », dira Martino à Canal Plus Espagne. Les
routes des deux idoles de Newell’s se croiseront lors des éliminatoires du
Mondial 2010, quand Bielsa dirigeait le Chili, et Martino le Paraguay.
L’élève, plus souple et pragmatique, fera mieux que le maître en
atteignant les quarts de finale du Mondial, où son équipe vendra
chèrement sa peau face à l’Espagne, le futur champion du monde. Pour
Bielsa, Martino n’a rien d’un disciple, bien au contraire : « D’un côté, j’ai
appris en le voyant jouer, dira Bielsa, de l’autre, en le voyant se comporter
comme capitaine et leader d’équipe. Quand il entrait dans le vestiaire, ses
coéquipiers se taisaient, et quand il racontait une blague, tout le monde
rigolait. J’ai alors compris ce que c’était que d’être un leader. Je ne suis pas
son maître, j’ai beaucoup appris de lui. » Une considération qui pourrait
s’apparenter à de la fausse modestie ou à de la démagogie, mais qui est
peut-être aussi celle d’un fan absolu de Newell’s : Marcelo Bielsa. À
Rosario, les deux hommes cohabitent encore aujourd’hui au quotidien : au
sein du stade Marcelo Bielsa, une des tribunes porte le nom de Gerardo
Martino, devenu, à son tour, sélectionneur de l’Argentine (depuis août
2014).

Au Chili, une fois la qualification pour le Mondial 2010 en poche, on


demanda à l’idole de la moitié de Rosario s’il pourrait crier « Chile carajo »
comme il l’avait fait avec Newell’s. « Vingt ans ont passé, fit remarquer
Bielsa, et même si vous pouvez être sceptiques, j’ai mûri. » Rires dans
l’assistance, sourire en coin de Bielsa, qui reprend le cours de sa pensée :
« J’ai l’antipathique obligation d’être sincère : j’aimerai difficilement un
autre maillot autant que celui de Newell’s, c’est même une certitude. » Même
celui de l’Argentine, l’interrogea alors un journaliste ? « Cette question est
encore plus gênante que la précédente », botta en touche El Loco. « Newell’s
carajo, Newell’s ! »
ÉLOGE DE L’ÉCHEC

« Jorge, après une défaite, tu n’as jamais pensé à te tuer ? »

Marcelo Bielsa à Jorge Valdano, ex-entraîneur du Real Madrid


et champion du monde 1986.

Les moult déclarations effectuées à son propos démontrent que


Marcelo Bielsa a beaucoup réfléchi à la question : à la rançon du succès,
au prix de la défaite, à la relativité des deux. Si en France, au Mexique ou
en Argentine, « l’important, ce sont les trois points », El Loco, à l’inverse
de nombre de ses collègues, refuse cependant de se prosterner devant
l’autel du culte du résultat et de se considérer comme un gagneur. Il
préfère se concevoir comme un travailleur qui se tuera à la tâche pour
atteindre les objectifs fixés. La qualité de l’enseignement plutôt que la
victoire à tout prix. S’il a reconnu qu’il fut capital pour lui de remporter
son premier titre avec Newell’s pour gagner en crédibilité, El Loco en sait
toutefois trop sur la place de l’aléatoire dans le football, et sur l’iniquité de
certaines luttes, pour voir dans le succès la seule dimension d’évaluation
de son dur labeur.

Quelques extraits des pensées d’El Loco sur le sujet



« Les moments de ma vie où j’ai le plus progressé sont liés aux échecs,
alors que les moments de ma vie où j’ai régressé sont liés au succès. Quand tu
gagnes, le message d’admiration est trop confus. Le succès déforme, nous fait
nous relâcher, trompe, nous conduit à nous enamourer excessivement de
nous-mêmes ; l’échec est le contraire, il est formateur, nous rend solides, nous
rapproche de nos convictions, nous rend cohérents. Bien entendu, je me dédie
au sport de compétition pour gagner, et je travaille ce que je travaille car je
veux gagner, mais si je ne distinguais pas ce qui est réellement formateur et
ce qui est secondaire, je serais dans l’erreur […] Dans n’importe quel
domaine, on peut gagner ou perdre, mais l’important est la noblesse des
recours utilisés, l’important est le cheminement, la dignité avec laquelle j’ai
parcouru ce sentier dans la recherche de mon objectif. »
Extraits d’un discours donné par celui qui était alors sélectionneur de
l’Argentine, devant des élèves du Colegio Sagrado Corazón de Rosario,
son ancien lycée.

« Le succès est une exception. Les êtres humains triomphent de temps à
autre. Mais habituellement, ils progressent, combattent, s’efforcent et
gagnent de temps à autre. Seulement, de temps à autre. »

« Le leadership est directement lié à la défaite. Car c’est là qu’est mise à
l’épreuve la consistance du leader. Une des clés que doit posséder un leader
est qu’il a besoin d’être aimé pour gagner, et pas de gagner pour être aimé. »

« La relation entre succès et échec a été fondamentale dans ma vie, mais
le succès et le bonheur ne sont pas synonymes. Je suis un spécialiste de l’échec
et je sais parfaitement que l’on perd beaucoup de partisans quand on arrête
de gagner. Il y a des gens qui réussissent et ne sont pas heureux, et des gens
heureux qui peuvent se dispenser du succès. Le succès est une exception… »
Discours tenu au Chili, en 2009, lors d’un congrès d’entrepreneurs
intitulé « Direction, normes, et principes ».
Voilà pour la théorie… Car, dans la réalité, Marcelo Bielsa n’est jamais
parvenu à digérer une défaite. En conférence de presse, son discours
succédant à un revers peut être lucide, équilibré, mais dans l’intimité, El
Loco vit un enfer pavé de son exigence démesurée envers lui-même.
L’Argentin s’impute chaque défaite, cherche à comprendre là où il a failli,
et relativiser le poids d’un revers lui semble hors de portée. Souffrance et
pénitence : « Vous savez que je meurs après chaque défaite, avait-il déclaré
au début des années quatre-vingt-dix. La semaine suivante est un enfer. Je
ne peux pas jouer avec ma fille, manger avec mes amis. C’est comme si je ne
méritais pas ces bonheurs quotidiens. Je me sens inapte pour le bonheur
pendant sept jours. »

À Guadalajara, ses amis et ses joueurs ont été témoins du désarroi d’El
Loco quand les résultats n’étaient pas au rendez-vous. « Marcelo ne
supporte pas l’échec, confie l’ex-dirigeant Samuel Alvo. Je me rappelle que,
après certaines défaites, il restait enfermé pendant deux jours dans sa
chambre. Il pouvait même pleurer, sa femme me demandait de venir le sortir
de là. » « Quand on perdait, reprend l’ex-gardien Oswaldo Sanchez, on ne
le voyait parfois pas pendant deux jours, on nous disait qu’il était en train
d’analyser pourquoi on avait perdu… » Le rapport distant des Mexicains
avec le succès semblait pourtant avoir particulièrement attiré l’attention
d’El Loco. « Je me rappelle qu’au Mexique, succès et bonheur sont deux
choses différentes », dira-t-il quelques années après avoir quitté le pays du
tequila. En théorie, Marcelo Bielsa accepte la défaite. Seulement en
théorie…

L’élimination de l’Argentine au premier tour du Mondial 2002


constitue la grande blessure de la vie professionnelle de Marcelo Bielsa.
Après une campagne éliminatoire brillante, au cours de laquelle
l’Argentine n’avait sans doute jamais aussi bien joué, l’Albiceleste s’était
logiquement présentée en grande favorite de la Coupe du monde. Un
statut qu’elle partageait avec les Bleus de Roger Lemerre. Comme la
France, l’Argentine dira adieu à la compétition dès le troisième match de
poule, après un match nul fatal face à la Suède (1-1). Au coup de sifflet
final, la stupeur règne. Détruit intérieurement, El Loco s’effondre dans le
vestiaire. « Ce fut une scène déchirante se rappelle l’ex-ailier du FC Valence
Kily González, voir ton entraîneur se taper la tête contre les casiers du
vestiaire, sanglotant comme un enfant qui a un gros chagrin, le visage plein
de morve, ça me fait encore mal aujourd’hui. » Malgré sa détresse, Bielsa
décortiquera pourtant le match dans la foulée de l’élimination et réunira
les joueurs le soir même à l’hôtel pour leur expliquer les raisons de la
défaite.
Désigné comme le responsable numéro un du naufrage argentin,
crucifié par une partie de la presse, qualifié de « traître à la patrie » par
les supporters les plus remontés, El Loco sera néanmoins reconduit dans
ses fonctions, à la surprise générale, et ce, malgré une ambiance
insurrectionnelle autour de la sélection. L’AFA (Association du football
argentin), contrairement à son habitude, avait décidé de ne pas faire du
résultat le seul critère d’évaluation du travail d’El Loco. Une décision
totalement conforme à l’éthique du travail de Bielsa et à la relation
distante qu’il entretient avec le succès. « Je célèbre et valorise cette décision,
déclara-t-il. Pour moi, il s’agit du plus grand succès de ma carrière sportive,
car il s’agit d’une reconnaissance de mon travail dans l’échec. »
Soutenu par l’écrasante majorité du vestiaire, Bielsa justifiera sa
décision de rempiler ainsi, de manière forcément alambiquée : « La
question que je me suis posée est de savoir si j’avais le droit de continuer. Les
outils utilisés, s’ils n’ont pas permis d’accéder au triomphe, méritent toutefois
d’avoir droit à une seconde chance. Je crois en la validité des ressources
utilisées. Notre processus est sauvegardable, même si l’on condamne
habituellement sans appel ceux qui ne conduisent pas au succès. Je crois que
la défaite n’a pas emporté avec elle notre processus. Elle a emporté beaucoup
de choses, je le sais, mais pas cela. »
En 2004, Bielsa remporte les Jeux olympiques avec la sélection U23,
ce qu’il a toujours refusé de considérer comme une revanche, et atteint la
finale de la Copa America, où un but de dernière minute du Brésil prive
l’Argentine de trophée. Alors que le temps est presque au grand bleu pour
l’Albiceleste, El Loco va stupéfier tout un pays en démissionnant après un
match d’éliminatoire pour le Mondial 2006. Un match remporté à Lima,
face au Pérou (1-3). Bielsa se dit épuisé. « J’ai renoncé à poursuivre mon
mandat comme entraîneur de la sélection, annonce Bielsa ce 14 septembre
2004. La raison de ma décision est simple : je ne dispose plus de l’énergie que
requiert ce poste. » Plus que jamais, le large front de Marcelo Bielsa
semblait abriter une terrible tempête intérieure, agitée par son sens si
haut de la responsabilité collective qu’il préfère la porter seul sur ses
épaules, et par ce sens de la loyauté chevaleresque qui le conduit à refuser
de s’accorder le moindre répit, comme s’il s’agissait d’une haute trahison
envers ceux qu’il doit servir : pas seulement son employeur (l’AFA en
l’occurrence), mais tout un peuple argentin, qui voue un culte à sa
sélection. Démissionner après une victoire, une décision en rupture avec
la norme sociale, mais conforme au mode de pensée d’El Loco. Pas à un
contre-pied près, Bielsa assure même qu’il aurait sans doute poursuivi
l’aventure si l’Argentine s’était trouvée en mauvaise posture, car « les
difficultés donnent de l’énergie ». Élémentaire mon cher Loco…

En réalité, Bielsa ne s’est jamais remis de l’élimination de 2002. Rincé


après six ans à la tête de l’Argentine, l’homme de Rosario va aller s’isoler
pendant trois mois. Le tennisman Gastón Gaudio, vainqueur de Roland-
Garros 2004, a reçu la confession de Bielsa, sur ce moment critique de la
vie de Bielsa : « Quand j’ai démissionné de la sélection, je me suis enfermé
dans un couvent, m’a-t-il dit, j’ai emmené avec moi les livres que je voulais
lire. Pas de téléphone, ni de télé. J’ai beaucoup lu et je crois que personne ne
lit autant à propos du football que moi. Je ne suis resté que trois mois car j’ai
commencé à me parler et à me répondre tout seul. Je devenais vraiment
fou. » « Je sais qu’après l’échec de l’Argentine, Marcelo a passé des mois
terribles, confie son ami Samuel Alvo, voire des années… »

Traité de Marcelo Bielsa sur la relativité de la victoire et la souffrance


inhérente à la défaite : « Défaite ou victoire, sang ou applaudissements, sont
des valeurs très chères à l’être humain. Dans l’échec, je souffre beaucoup de
l’injustice des critiques, je ne suis jamais parvenu à dominer cela […] mais
j’ai réussi, en revanche, à ne pas croire à la durabilité du succès. Comme on
ne cherche pas à comprendre pourquoi tu as gagné, rien n’importe, ils
t’adulent pour avoir gagné et non pas car tu méritais de gagner, donc j’ai
toujours eu conscience que cet étendard (de la victoire) était une imposture ».
ENNEMI DE LA PRESSE ?

« La vérité est que ce qui se passe à l’entraînement ne vous intéresse pas.


Ce qui vous intéresse, c’est de voir un germe de conflit pour l’amplifier. »

Marcelo Bielsa, à la presse marseillaise, le 29 janvier 2015.

Ses conférences s’étirent en longueur, comme ses phrases. Trop


pressés, certains journalistes s’en vont même avant la fin de l’interminable
réponse, car il faut envoyer la dépêche, le son ou courir monter les
images.
On lui parle de ses colères, de sa glacière, de conflits. Lui ne veut
s’étaler que sur un thème : le jeu, le jeu, et encore le jeu. Deux logiques
antinomiques. D’un côté, un souci pédagogique, didactique, d’entraîneur
au ton professoral. De l’autre, celui de l’urgence, du format court et de
l’audimat. À l’occasion d’un incident au Chili, Marcelo Bielsa avait livré le
fond de sa pensée sur la profession qu’il affronte en huis clos dans la salle
de presse. Apparu édenté à l’entraînement, l’Argentin avait peu goûté que
la presse fasse les grands titres sur son apparence plutôt que sur le
contenu de la séance. « Je réalise actuellement un traitement dentaire, et
j’avais une prothèse qui est tombée juste avant le début de l’entraînement,
expliqua Bielsa. Ce jour-là, nous avons fait un exercice de démarquage très
intéressant, et le lendemain, l’unique référence à l’entraînement (dans la
presse) fut ma bouche édentée […] si quelque chose a court-circuité la
communication avec les gens, c’est bien le business journalistique […] on
parle de la femme de Beckham, des bijoux de Beckham, de combien cela coûte
de s’habiller comme Arturo Vidal, mais qui cela intéresse ? »
Sans doute beaucoup de gens, mais pas Marcelo Bielsa. Malgré ses
critiques acerbes, El Loco ne peut toutefois être considéré comme un
ennemi de la presse. S’il refuse bien tout entretien individuel depuis 1998,
il s’agit avant tout d’une mesure prise par souci d’équité. Devenu
sélectionneur de l’Albiceleste, poste où il devait faire face à
d’innombrables sollicitations, El Loco avait décidé de traiter chaque média
sur un pied d’égalité. En Argentine, la décision avait rendu furieux
certains grands médias et journalistes de renom, privés d’un dialogue en
tête à tête et de toute exclusivité, mais Bielsa s’était engagé en
contrepartie à ne pas quitter la conférence de presse avant épuisement des
questions, qu’elles soient posées par la plume d’un prestigieux quotidien
national ou par un pigiste d’une modeste radio locale. Pep Guardiola, qui
était allé rencontrer Marcelo Bielsa, en octobre 2006, comme on consulte
les grands sages lors de sa période d’initiation, a adopté la même ligne de
conduite une fois à la tête du FC Barcelone.
Pas tendre envers les médias, El Loco n’en est pas moins un grand
consommateur de journaux. Il démarre ainsi chaque journée par une
revue de presse lors de laquelle il épluche les pages des quotidiens bien
au-delà de la rubrique sport. Au début des années quatre-vingt, El Loco a
même été kiosquier ! Plus précisément, il se faisait céder la charge de
l’affaire pendant les heures creuses afin de pouvoir lire avec avidité
l’ensemble de la presse sportive. Une fois entraîneur, il s’était abonné à
diverses publications espagnoles et remettait aux joueurs du matériel
journalistique tiré de ses volumineuses archives pour qu’ils puissent
analyser leurs rivaux.
En France, seul pays non hispanophone où il a entraîné, Marcelo
Bielsa a été critiqué pour ne pas regarder les journalistes dans les yeux.
Un signe de mépris ou de défiance selon certains, même s’il a soutenu que
son attitude relèverait d’avantage du complexe, et qu’il n’osera affronter
les regards qu’une fois la langue de Jean-Pierre Papin dominée. À Bilbao,
Santiago ou Buenos Aires, El Loco levait bien la tête, mais ne regardait
jamais vraiment son interlocuteur, et il terminait toujours sa réponse les
yeux pointés vers son pupitre. Une marque de timidité sans doute, même
si on peut aussi y déceler une volonté de conserver un rapport totalement
neutre avec les journalistes présents dans la salle de presse. Car Marcelo
Bielsa semble se méfier profondément des rapports de séduction qui
pourraient fausser une relation professionnelle. Se mettre des médias
dans la poche ne l’intéresse pas, il préfère les considérer comme des
courroies de transmission de son message vers un public dont il idéalise
sans doute les attentes. De lui, les journalistes ne tireront que son propos,
sans aucune autre forme d’interaction. Un message riche, complexe, et
exhaustif. Derrière ses réponses à rallonge, un souci éthique de vérité. Les
rapports de Bielsa avec la presse n’ont rien de fraternels ou de complices,
mais il reste qu’aucun autre entraîneur au monde ne parle autant de jeu
que Marcelo Bielsa. Tout du moins, aussi longuement. Pas si mal…

Au début des années quatre-vingt-dix, la communication d’un club


comme l’Atlas n’avait encore rien de professionnel. Mais Marcelo Bielsa,
lui, l’était déjà dans son rapport à la presse. À sa demande, ses assistants,
notamment son fidèle Claudio Vivas, réalisaient ainsi une revue de presse
exhaustive pour savoir tout ce qui était dit ou écrit sur son travail.
« Quand Bielsa n’était pas en accord avec ce que tu avais écrit, il venait vers
toi pour en parler, mais toujours de manière courtoise », se rappelle
Raymundo Gonzalez, aujourd’hui éditeur pour le site mediotiempo.com.
« L’interviewer était facile, car c’est un grand parleur, poursuit Gonzalez, tu
arrivais avec deux ou trois questions, et il te répondait pendant vingt à trente
minutes. » À Guadalajara, l’entraîneur argentin pouvait même recevoir
longuement un journaliste à son domicile pour expliquer les raisons de sa
démission de l’Atlas. Le bon vieux temps ?
Les conférences de presse de Marcelo Bielsa ne sont pas seulement
longues du fait qu’il veille à ce qu’aucun média ne soit discriminé, mais
aussi parce qu’il y a chez El Loco une quête de la vérité et de la précision
qui le rend inapte à servir un propos fast-food. Ex-dirigeant de l’Atlas,
Samuel Alvo se rappelle avoir observé un match au stade Jalisco en
compagnie de Marcelo Bielsa : « À la mi-temps, il m’a demandé mon point
de vue de fan. Une fois que je lui ai livré ma courte analyse, il a tapé sur la
table de la loge avec son poing et m’a dit : “Mais comment fais-tu ? Les
quinze minutes de la mi-temps ne me suffiraient pas à expliquer ce que je
vois.” Je lui ai dit : “Ne complexifie pas tout”. Il m’a répondu : “Je ne peux
pas.” » Cette quête de vérité et d’exhaustivité qui anime El Loco ne connaît
pas de trêve et lui fait oublier l’horloge, même quand il s’adresse à des
non-initiés : « Un parent de l’école où ses filles étaient scolarisées m’a raconté
qu’il avait demandé à Bielsa de lui parler football, se remémore Raymundo
Gonzalez. Marcelo avait accepté et invité plusieurs parents à sa maison. Une
fois à son domicile, il les a enfermés toute une journée en leur montrant des
vidéos ! Après ça, les parents ne lui ont plus jamais parlé football (rires). »
Ce qui s’appelle assommer de sa connaissance…

À Bilbao, après une réponse tortueuse de plus de sept minutes, riche


en digressions, Bielsa s’était amusé : « Celui qui m’a posé la question n’est
plus là, j’ai dû l’épuiser (rires). » Quand il était sélectionneur de
l’Argentine, ses conférences de presse ont pu durer plus de trois heures !

S’il s’étend lors de ses conférences de presse, Marcelo Bielsa n’est


toutefois pas de ces bons clients qui servent la petite phrase polémique, à
propos de l’arbitrage, du futur adversaire, ou de quelque sujet sur lequel
on veut le sonder. Une prudence qui s’illustre dans cet échange avec un
journaliste chilien :
« Professeur, que signifie pour vous, d’un point de vue personnel, le
temps passé à la tête de la sélection, car d’un point de vue professionnel,
vous êtes admiré, les gens ont de l’affection pour vous, et le public vous
apprécie ?
– Votre question est une invitation à la démagogie, je préfère donc me
passer de vous répondre. » Caressé dans le sens du poil, Bielsa redouble
de vigilance…

Avant de devenir sélectionneur de l’Argentine, Marcelo Bielsa pouvait


entretenir des rapports amicaux avec des journalistes, dont les opinions
ou les analyses peuvent alimenter sa réflexion, même s’il a toujours
abhorré la presse sensationnaliste. Juan José Maróna, alors jeune plumitif
du quotidien argentin Olé, a ainsi pu échanger à moult reprises avec El
Loco, quand il couvrait les entraînements de Vélez Sarsfield. Bielsa
conseilla alors au jeune homme de lire les analyses de Santiago Segurola,
d’El País, et l’orienta même sur le choix de ses études. Après un
entraînement, Marón, à qui Bielsa avait promis une interview,
l’accompagna au supermarché où l’entraîneur s’acheta de quoi se faire un
casse-croûte. « Quand fait-on l’interview ? », demanda timidement le jeune
journaliste. « Mais quelle interview ? Mange-moi plutôt ce fromage, une
vraie merveille », lui repondit un Bielsa chaleureux et fraternel, avant de
lui promettre de faire l’entretien si Vélez était sacré champion, une
semaine plus tard. Le soir du titre, Bielsa arrête Marón dans les couloirs
du stade pour lui donner rendez-vous le lendemain matin à 9 heures. El
Loco tiendra parole et fera l’interview avant de partir se reposer à
Rosario…
À l’été 1998, Santiago Baraldi a obtenu une des dernières interviews
de Marcelo Bielsa. Depuis Rosario, il appelle pour les besoins d’un
programme de radio celui qui fut le furtif entraîneur de l’Espanyol
Barcelone pour l’interroger sur le clasico Central-Newell’s. Marcelo Bielsa
est occupé mais lui demande son numéro pour le rappeler. Classique
feinte pour esquiver une interview ? Pas du tout. « Trois jours plus tard, à
mon grand étonnement, il me rappelle depuis Barcelone, se souvient Baraldi,
et me demande si je dispose de matériel pour enregistrer. Je n’arrivais pas à y
croire. Je me rappelle qu’il m’a dit que les clasicos ne s’expliquent pas, ils se
gagnent. J’aurais dû conserver la cassette. » Bielsa, un homme de parole.

Cela peut paraître paradoxal, mais l’homme aux relations parfois si


tendues avec la presse est un grand questionneur. Ses amis de
Guadalajara s’en souviennent. « Il va te demander pourquoi tu utilises cette
voiture, pourquoi tu es coiffé de cette manière, pourquoi tu utilises cette
chemise, il veut tout comprendre de toi », se souvient l’ex-dirigeant Ernesto
Urrea. « Il nous interrogeait comme s’il était du FBI, abonde Samuel Alvo.
En fait, il veut comprendre tout ce qu’il ignore. Par exemple, au Mexique,
nous avons beaucoup de mots et d’expressions qui nous sont propres. Ça le
fascinait et l’amusait, il les utilisait très souvent, même si rarement à bon
escient… »

Son riche vocabulaire et la complexité de sa syntaxe font des


conférences de presse de Marcelo Bielsa des moments forcément
singuliers. Mais ce raffinement verbal peut aussi entraver sa
communication avec ses joueurs. À Carlos Tévez, il hurla ceci lors de la
Copa America 2004 : « Carlos, verticalise ton offre de passes ! » L’attaquant
a-t-il au moins compris l’ordre d’idée ? Grand utilisateur du dictionnaire
des synonymes, Bielsa ne fait pas toujours mouche, mais il s’obstine à
trouver les mots les plus adéquats pour convaincre et se faire comprendre.
« Je suis en train de me demander comment faire comprendre en cinq
minutes à Ariel Ortega un concept qui requiert au moins trente minutes
d’explication », avait ainsi confié le sélectionneur de l’Argentine à son frère
Rafael. « Il s’exprime très bien, se souvient pour sa part Claudio Husaín
(Vélez Sarsfield). À son contact, on a dû apprendre un vocabulaire
nouveau. »

Éditorial du quotidien argentin de référence, Clarín (1999) : « Le


langage de Bielsa est richement confus, raison pour laquelle personne
n’ose le contredire. Comment le faire, face à l’incompréhensible ? »

Marcelo Bielsa, à un journaliste du quotidien mexicain El Informador :


« Pourriez-vous m’indiquer les meilleurs kiosques de Guadalajara ? »
LES COMMANDEMENTS DE BIELSA

« Je tiens à souligner qu’il vaut mieux être prestigieux que populaire,


que le parcours qui nous mène quelque part est bien plus important que
le succès espéré, que les faits sont plus significatifs que les mots, que
démontrer est plus important que parler, qu’il faut ouvrir la voie à tout
ce qui nourrit ce qu’il y a de noble en nous, et éviter ce qui stimule nos
instincts les plus mesquins. »

Évangile selon l’abbé Bielsa (2009).

Marcelo Bielsa se reconnaît trois modèles, sa sainte trinité


personnelle : El Che, Gandhi et Jorge Griffa. Ce qui relie ces trois
personnalités ? Sans doute leur force de conviction, leur incorruptibilité et
leur désintéressement. Plus particulièrement, El Loco doit admirer chez le
révolutionnaire argentin sa volonté inébranlable et son esprit rebelle, chez
Gandhi, son ascétisme et son refus d’utiliser tous les moyens nécessaires
pour parvenir à ses fins, et chez Griffa, idole de son cher Newell’s, sa
connaissance érudite du football, comme sa passion intacte pour son
métier de formateur.
Et si le comportement des équipes de Marcelo Bielsa, généreux,
solidaire, voire téméraire, était intrinsèquement lié à ses idéaux ? De son
enfance dans une famille aisée, mais surtout savante, El Loco a appris à ne
jamais s’économiser le moindre effort sur le chemin de la connaissance.
Chez les Bielsa, les enfants devaient se présenter aux repas accompagnés
d’un thème de conversation pertinent, sous peine de ne pouvoir s’attabler.
Cette recherche de l’excellence, cette éthique du travail, El Loco la
transmet aux forceps à ses joueurs.

Autre principe cher au citoyen Bielsa : le bien collectif. Quand il était
sélectionneur de l’Argentine, ses joueurs avaient brandi une banderole
appelant à défendre l’école publique, avant un choc face au Brésil. Une
réponse à l’appel de parents d’élèves en détresse. Les conduites
individualistes révoltent El Loco, qui aime à s’entourer de personnes
préoccupées par le sort de leur prochain. Au moment du terrible
tremblement de terre de 2010, au Chili, Bielsa, si rétif au marquage à la
culotte des objectifs, avait accepté d’aller rencontrer des victimes, en
compagnie de son ami Felipe Berrios, un prêtre jésuite. Sa présence était
vitale pour gonfler la collecte de dons, lui avait-on dit. Ce jour-là, Bielsa
distribua de chaleureuses accolades dans le village de Constitución et
accepta toutes les demandes de photos, tout en essayant de se maintenir
aussi loin que possible des caméras. Malgré sa gêne évidente, El Loco
consentit même à se présenter sur un plateau télé. Marcelo Bielsa s’est
toujours senti redevable envers le Chili, un pays qui avait déposé sa
confiance en ses compétences. La loyauté comme la solidarité sont des
vertus cardinales de son livre de conduite. En dehors et sur le terrain.
Donner et recevoir. Bielsa se tue à la tâche et attend de ses joueurs qu’ils
le lui rendent.

Pour Marcelo Bielsa, la mesquinerie n’est pas une voie tolérée pour
accéder au succès. Au Chili, El Loco a confié qu’il considérait son salaire,
évalué à 2,5 millions d’euros annuels, comme obscène, mais s’est bien
gardé d’éventer ses actes altruistes. Par ses proches, on apprend pourtant
qu’il aidait quantité de Chiliens croisés ici ou là, jusqu’à offrir une voiture
à l’un d’eux. Soucieux de ne pas heurter le citoyen lambda, El Loco a
troublé des concessionnaires auto quand son choix s’est porté sur une
voiture ne coûtant pas plus de 15 000 euros. « C’est l’homme le moins
matérialiste du monde, il n’achète jamais rien », a confié à L’Équipe
magazine Fernando Saffie, propriétaire d’une petite boutique de sport
devenu ami de l’ex-sélectionneur de la Roja. Bielsa aime les joies simples,
comme inviter un enfant à l’entraînement, comme il l’a fait à Marseille,
Bilbao ou Santiago.
Le décorum du football professionnel, ses voitures de luxe, ses hôtels
cinq étoiles et ses sacs Vuitton n’intéressent pas le professeur en jogging.
Au Chili, il avait demandé à Harold Mayne-Nicholls s’il pouvait loger à
l’intérieur du centre d’entraînement.
« Mais comment allez-vous vivre ici, Marcelo ? Il n’y a rien, pas de
cinémas, de restaurants, de centres commerciaux.
– Au contraire, c’est merveilleux, se lever, marcher, et voir cette
superbe montagne enneigée en face ! »
À l’instar de Pepe Mujica, l’ex-président uruguayen qui se balade dans
une vieille Coccinelle, Marcelo Bielsa abhorre les honneurs et les égards,
considère l’austérité comme une vertu, et chérit les relations horizontales.
À Bilbao, El Loco avait ainsi fait la queue comme n’importe quel quidam
pour assister à un match entre la sélection basque et la Bolivie. Partout, il
lie des amitiés avec des petits commerçants, des badauds ou des employés
du club. Le statut social lui est indifférent. Même ligne de conduite quand
il se trouve sur un banc de touche : aucun traitement de faveur pour ses
joueurs, même pour les plus capés ou les plus doués.

Devant la presse, Marcelo Bielsa ne s’en prendra jamais à un arbitre. Il
veut gagner en jouant propre. Ses principes éthiques, pour ne pas dire
moraux, semblent inviolables. Pas besoin de faire un grand effort
d’imagination pour se figurer ce personnage qui vit son métier comme un
sacerdoce, enveloppé dans une soutane et absorbé par l’examen des textes
sacrés. Dans un discours tenu devant les élèves de son ancien lycée, un
établissement privé, Bielsa avait expliqué comment sa foi influait sur la
manière d’exercer son métier. « La religion catholique s’articule autour de
quatre axes antagoniques : sentiment de culpabilité et châtiment, mais aussi
amour et pardon. Je n’étais pas comme ça à mes débuts, mais avec le temps,
je me suis rendu compte que pardonner et aimer rend meilleur le footballeur.
Mieux que de le punir et de l’accuser. » El Loco apprécie la compagnie des
religieux. À Bilbao, il visitait ainsi les sœurs de l’ordre des Clarisses, créé
par saint François d’Assise. Des femmes qui dédient leur vie à Dieu, dans
la pauvreté. À Bilbao, Bielsa était même allé jusqu’à scotcher deux feuilles
sur son banc de touche portant le nom de l’ordre franciscain. Le quatrième
arbitre les arrachera… Au Chili, la rectitude morale d’El Loco a fini par en
faire un modèle à suivre, une sorte de boussole nationale. La volonté
politique de le naturaliser a même existé. Dans la rue ou sur les plateaux,
on assurait qu’il serait élu s’il se présentait à la présidentielle. Bielsa
répondit que si le football était tout pour lui, il savait qu’il n’était pas
grand-chose pour une société, et que des résultats sportifs favorables ne
pouvaient être le moteur d’une décision politique discrétionnaire.

« Nous étions tous amis, nous aimions jouer ensemble, on passait un bon
moment, on essayait de faire du mieux possible. Attaquer beaucoup et
ensuite récupérer le ballon avec l’espérance d’attaquer à nouveau, tout en
comptant sur la compagnie de la chance. Cela, c’est le football, les gars. » Le
football selon Marcelo Bielsa. Une vision idyllique, un jardin d’Éden qu’il
cherche à protéger autant que faire se peut des contingences polluantes
du professionnalisme. Le football comme société idéale. Voilà comme le
rêve, ou plutôt le pense, Marcelo Bielsa, amateur dans l’âme. Solidaires et
généreuses, ses équipes se doivent d’être formées d’individualités
courageuses qui aspirent au dépassement de soi. Un programme pour le
moins ambitieux. Si une partie de la fascination exercée par Marcelo
Bielsa provient de cette similitude entre ses principes et le style de ses
équipes, sa rigidité morale peut toutefois être le germe de certains grands
revers de sa carrière…
Extraits d’un discours donné devant des élèves du Colegio Sagrado
Corazón, de Rosario : « Vivre oblige à hiérarchiser des vertus, on doit avoir
conscience des vertus qu’on admire chez les autres et que l’on voudrait faire
siennes, celles que l’on respecte, que l’on valorise. Personnellement, le sport a
été mon grand paramètre. Avec le sport, j’ai appris que la générosité était
meilleure que l’indifférence, j’ai appris la signification et la valeur du
courage, l’importance de l’effort, et aussi la transcendance de la rébellion. Ce
sont les trois ou quatre éléments selon lesquels j’ai essayé d’orienter ma vie.
Ces vertus ne doivent pas forcément être celles qui doivent être choisies, mais
il est indispensable que chacun ait conscience des vertus autour desquelles il
veut organiser son existence. »

L’Argentin Sergio Vigil a été entraîneur à succès de la sélection


féminine de hockey sur gazon. Champion du monde en 2002 et médaillé
d’argent aux Jeux olympiques, il est un personnage reconnu en Argentine,
un homme qui loue « le plaisir de l’effort ». Quelques mois après le fiasco
du Mondial 2002, Marcelo Bielsa prend son téléphone pour l’inviter à
échanger depuis son lieu de retraite. Après sept heures de discussion entre
deux hommes qui se vouent une admiration réciproque, le temps est venu
de manger. À son grand étonnement, Vigil traverse tout un domaine avant
de pénétrer dans une modeste demeure. « Il m’avait dit de ne pas
m’inquiéter, que l’homme chez qui on allait ne connaissait rien au sport,
qu’on pouvait parler tranquillement, confia Vigil à la chaîne Terra Chile.
C’était un homme qui avait tout perdu après le départ de sa femme, qui
s’était retrouvé à la rue, et sans que Marcelo me le dise, je suis convaincu
qu’il allait tous les jours manger chez lui pour lui donner du travail et passer
un moment avec lui. […] Cela en dit long sur qui est Marcelo », conclut
Vigil.
Comment surpasser la douleur est une question qui fascine Marcelo
Bielsa. Créateur de la première école de natation pour enfants handicapés,
en Argentine, Patricio Huerga a reçu la visite de l’entraîneur en juin 2009.
El Loco s’était engagé à venir à Arroyo Seco, village situé à une petite
heure de route de Rosario, pour remercier personnellement Patricio de
lui avoir envoyé son livre. Le responsable de l’école, qui entraîne des
handicapés pour les faire nager dans les eaux tumultueuses du Rio
Parana, avait pris cela pour une simple marque de courtoisie. Jusqu’à ce
que Bielsa vienne frapper à sa porte… « J’admire chez vous la capacité de
travailler avec la douleur », lui dit celui qui était alors sélectionneur du
Chili, au cours de leur long échange. El Loco connaît le travail de Huerga
depuis 2002, quand il cherchait à financer une piscine et s’était retrouvé
dans le bureau de l’architecte Maria Eugenia Bielsa, sœur de Marcelo, et
alors responsable des infrastructures scolaires de la province de Santa Fe.
Depuis leur rencontre, Bielsa envoie à Huerga des coupures de presse
d’articles traitant du handicap. Qu’est venu chercher El Loco à Arroyo
Seco ? Peut-être une clé de plus pour repousser ses limites et celles de ses
joueurs, ou pour accepter la douleur…

Lors d’une rencontre au Chili, avec Gastón Gaudio, le vainqueur de


Roland-Garros 2004, Marcelo Bielsa lui donne les clés du bonheur, tout
du moins, de son bonheur. Elles sont au nombre de cinq. Gaudio au
micro : « Le plus important pour Bielsa est de donner à celui que tu ne
connais pas, car cela te donne une satisfaction qui te rend heureux. Mais
Bielsa a fini par me dire qu’il finissait aussi par donner à ses connaissances
dans le besoin qui ne comprenaient pas comment il pouvait offrir une voiture
à un inconnu et ne pas leur donner à eux. Sa deuxième clé est la foi : croire
en quelque chose, se rapprocher de la religion, même s’il est difficile de s’y
dédier entièrement, car il a aussi besoin d’adrénaline. La troisième : la
famille et l’amour, mais après un moment, l’amour passe, cela dure environ
un an m’a-t-il dit, et tu t’ennuies, il faut faire autre chose. L’amour devient
une amitié. On aimerait tous ressentir ce bonheur absolu que donne l’amour
de manière permanente, mais il faudrait changer de femme chaque année
(rires). La quatrième clé : le succès professionnel. Être champion avec
Newell’s fut le bonheur complet pour lui, mais le succès ne peut être éternel.
Et la cinquième : “Je la cherche encore” », lui dit-il.

« Dans un pays où règnent la corruption, la frivolité et la désinvolture,


où l’on confond bruit et son, où un slogan fait office d’idéologie, dans un pays
dans cet état, la présence de personnes comme Marcelo Bielsa laisse penser
que tout n’est pas perdu, car tout n’est pas pourri […]. Bielsa est à l’éthique
ce que Maradona est au football. »

Tribune écrite par Rodolfo Braceli, poète, romancier, cinéaste et
journaliste argentin.
ÉLEVEUR DE CHAMPIONS

« Marcelo est un homme de moyen et long terme, il m’avait d’ailleurs


confié que son rêve ultime était de prendre en charge la sélection
Argentine U17, pas la A. »

Ernesto Urrea, ex-dirigeant de l’Atlas.

Et si la véritable vocation de Marcelo Bielsa était celle de formateur, et


non pas d’entraîneur d’équipes professionnelles ? Et si ce grand
pédagogue ne s’égarait chez les pros que par vice, pour être esclave de son
attraction pour « l’odeur du sang », sa manière de nommer la haute
compétition. Malmener un groupe professionnel peut faire s’agiter son
large front jusqu’au petit matin, mais la tâche ne suffit pas à rassasier le
workaholic argentin. Car Bielsa aime trop découvrir des diamants bruts,
les polir énergiquement, pour en faire des professionnels aguerris. Quand
il commence à discuter avec un club, El Loco sidère toujours ses
hypothétiques employeurs par sa connaissance exhaustive des ressources
du centre de formation. L’homme est avide de sang frais pour oxygéner
son groupe professionnel.

Grand amateur de produits maison, Bielsa préférera toujours prendre
le risque de faire grandir un espoir du cru plutôt que de faire signer un
chèque à son patron pour importer un talent. À l’Atlas, lors de sa prise en
main, El Loco avait commencé par évaluer chaque aspect du jeu des
footballeurs en herbe, leur avait diagnostiqué leur marge de progression
sur chaque paramètre, avant de leur appliquer un enseignement façon
Whiplash pour tirer le maximum de leurs capacités. Apprendre,
transmettre, semble davantage le combler que gagner. Quand il embrasse
chaleureusement Giannelli Imbula pour avoir exécuté à la perfection ce
qu’il demandait, l’austère professeur qui chausse des lunettes à bas prix
rayonne soudainement. Fier de son élève. Distant, en temps normal, avec
ses joueurs, qu’il vouvoie tous, même ceux ayant à peine développé leur
système pileux, El Loco, en bon pédagogue, sait se faire obéir des
aspirants footballeurs. Érudition et rapport frontal. El Loco impose son
autorité par son immense connaissance du football qui suinte de chacune
de ses paroles prononcées, et par sa capacité, parfois cruelle, à se livrer à
des critiques sans détour. Face à une telle omniscience, les jeunes
acceptent de répéter leurs gammes jusqu’à plus soif et à multiplier les
heures sup’.

Mais si Bielsa chérit de travailler avec la jeunesse, c’est aussi qu’il peut
la modeler à sa convenance, pour lui faire appliquer sa conception riche
mais rigide du football. Pour l’entraîneur de l’OM, peu importe l’âge. Si le
jeune élément se montre capable d’assimiler ses cours intensifs, il peut
être jeté dans le grand bain sans attendre. Avec Newell’s Old Boys,
Marcelo Bielsa avait ainsi misé sur une charnière centrale composée de
deux joueurs n’ayant pas encore franchi le cap de la vingtaine : Mauricio
Pochettino (18 ans) et Fernando Gamboa (19 ans). Il avait lui-même
détecté et formé ces joueurs. Malgré les craintes des dirigeants de voir
deux petits bleus hériter de postes à haute responsabilité, les succès qui
allaient venir ont validé la pertinence de la vision de Bielsa et de sa
méthode. À l’Atlas, l’entraîneur à la glacière s’est aussi échiné dans un
premier temps au sein du centre de formation avant de prendre à reculons
les rênes de l’équipe pro. Enfin, une fois sélectionneur de l’Argentine,
Bielsa aurait dû se contenter de trier au sein de l’élite, mais son œil ne se
lassait pourtant pas d’aller chiner autour des entraînements des catégories
moins de dix-neuf ou moins de dix-sept ans. Marcelo La Brocante a ainsi
su flairer la bonne affaire en sélectionnant Javier Mascherano, qui ne
chiffrait alors que dix-neuf printemps, avant même qu’il ne débute en pro
avec River Plate ! Dix ans plus tard, Mascherano sera le leader de
l’Albiceleste, lors du Mondial 2014.

1982. Quand Marcelo Bielsa annonce à Jorge Griffa qu’il veut devenir
entraîneur, le grand formateur de Newell’s Old Boys et ex-défenseur de
l’Atlético Madrid lui confie une mission : partir à la recherche de jeunes
talents âgés de quatorze-quinze ans, qu’il entraînera au sein du centre, et
pourquoi pas ensuite en équipe première. Six ans plus tard, après avoir
amassé tous les titres possibles avec les catégories inférieures, Bielsa, à la
demande de son mentor, va élargir le spectre de détection des Rojinegros
à l’ensemble du territoire argentin, pour faire de Newell’s un club capable
de rivaliser avec le gratin national. El Loco ne va évidemment pas prendre
la tâche à la légère. Il s’arme d’une carte de l’Argentine qu’il découpe en
soixante-dix zones, chacune divisée en cinq sous-parties, qu’il ira fouiller
dans les moindres recoins. Il appelle aussi ses amis de la profession pour
qu’aucun bruit sur un jeune prometteur ne lui échappe. Dans sa petite Fiat
Spazio ou en bus, en compagnie de Griffa ou de son fidèle José Altieri,
Marcelo Bielsa va avaler plus de 25 000 kilomètres. Plus de la moitié de
l’équipe championne d’Argentine 1991 sera issue du travail de fond opéré
par El Loco. Outre Gabriel Batistuta, qui ne convainquait toutefois pas
plus que cela Bielsa et rejoindra Boca Juniors avant de débuter en pro,
l’autre grande prise de l’entraîneur argentin se nomme Mauricio
Pochettino. Un joueur qu’il signera sans jamais l’avoir vu jouer ! D’autant
plus insensé qu’El Loco s’était fié au témoignage d’un restaurateur pour
dégoter celui qui deviendra international argentin et est aujourd’hui
l’entraîneur admiré de Tottenham. À une heure du matin, Bielsa et Griffa
se présentent au domicile de la famille Pochettino, où l’on dort du
sommeil du juste. Maman Pochettino craint un cambriolage mais finit par
ouvrir. Présentations faites, les deux étrangers demandent à voir le jeune
Mauricio, qui dispose déjà d’une offre de Rosario Central. Quand l’ado de
quatorze ans est sorti du lit, les deux hommes s’exclament : « Mais quelles
jambes de footballeur, quelle allure de footballeur ! » Après une longue
discussion, Bielsa et Griffa emportent la mise. Ils arrachent Pochettino des
griffes du grand ennemi de Rosario Central. Au total, Bielsa voyait au
moins mille joueurs chaque année. Une moitié de l’équipe double
championne d’Argentine (1991, 1992) sera issue de ce travail de titan.

En 1994, l’Atlas Guadalajara met la main sur Marcelo Bielsa,


l’entraîneur surdoué qui peut déjà revendiquer deux titres de champion
d’Argentine à trente-sept ans. Mais plus que le maître tacticien, c’est le
formateur qu’engage le club mexicain. Le but : qu’il refasse le coup de
Newell’s. Autrement dit : muscler le centre de formation, sortir des
joueurs aptes pour l’équipe première, et la prendre ensuite en charge.
« Quand il est venu réaliser son audit, il m’a dit qu’il allait rester car il y
avait matière pour former des joueurs de niveau international », se rappelle
Ernesto Urrea, ex-directeur du centre de formation de l’Atlas.
Au Mexique, Bielsa, en bon workaholic, va former les formateurs tout
en divisant le territoire en vingt-cinq routes, au long desquelles se
trouvaient trois ou quatre villes. Chaque entraîneur avait la charge de
deux ou trois routes et devait débusquer, dans chaque ville, un recruteur
auquel les exigences d’El Loco étaient transmises. « Par exemple, Marcelo
voulait des défenseurs centraux disposant d’une bonne technique et d’une
vraie lecture du jeu, précise Efrain Flores, l’un des formateurs qui
deviendra l’adjoint de l’Argentin ; il pouvait ensuite leur apprendre la
tactique. » « Bielsa avait fixé deux critères non négociables : l’attitude et la
capacité », complète l’ex-président Fernando Acosta.
Grâce à ce maillage resserré du territoire, l’ex-Barcelonais et
Monégasque Rafael Marquez, le joueur mexicain le plus titré de l’histoire,
tombera ainsi, en 1994, dans la toile d’araignée tissée par l’Argentin. « J’ai
conçu une structure pour observer 20 000 joueurs par an, confiait Bielsa à
El Informador, en 1997. L’Atlas dispose d’un relais dans 2 500
agglomérations, nous organisons des tournois, et au final, quinze joueurs
sont retenus. » Grâce à son ambitieux plan de détection et à la méthode de
travail qu’il a lui-même transmise aux entraîneurs mexicains, le centre de
formation de l’Atlas deviendra le meilleur du pays et le restera jusqu’au
e
terme de la première décennie du XXI siècle. Un an après son arrivée,
vient le moment de prendre les pros en charge, mais El Loco rechigne, fait
part de son souhait de continuer de diriger le centre de formation, avant
de céder devant la pression de ses dirigeants.

Meilleur buteur de l’histoire de la sélection mexicaine, Jared Borgetti


fait partie des grandes prises d’El Loco.
Avant le passage au crible du territoire mexicain effectué par Marcelo
Bielsa, sa carrière ne s’annonçait pourtant pas nécessairement
prometteuse. Voici son témoignage : « Je me rappelle que, en 1992, l’Atlas
a organisé une journée de détection à Culiacán. J’avais déjà dix-neuf ans, je
jouais en troisième division. À cette époque, le football n’était pas encore le
sport numéro un dans ma région, c’était le base-ball. Il y avait d’ailleurs très
peu de joueurs professionnels provenant de l’État du Sinaloa, et les clubs pros
ne s’intéressaient pas vraiment à nous. Quoi qu’il en soit, j’ai convaincu les
recruteurs de l’Atlas lors de cette journée, et j’ai ensuite passé des tests à
Guadalajara qui se sont avérés concluants. Tout n’a cependant pas été facile
car je venais d’un village de cinq mille habitants et au début, j’ai eu du mal à
m’adapter à la méthode Bielsa, tout ce que je voulais, c’était jouer au
football. J’ai d’ailleurs tardé à faire mes débuts en pros. Reste que j’ai
beaucoup appris avec Marcelo, je conserve un très bon souvenir de lui, de ses
recommandations. Son exigence m’a aidé à me construire un caractère de
compétiteur. Je lui dois une bonne partie de ma carrière. » Jared Borgetti est
encore aujourd’hui le meilleur buteur national du championnat mexicain,
avec 189 buts. En 2002, il a inscrit l’un des plus beaux buts de l’histoire de
la Coupe du monde, face à l’Italie. Au total, il a fait trembler les filets
quarante-huit fois en quatre-vingt-neuf sélections, un record toujours
détenu par celui qui n’aurait peut-être évolué qu’à la périphérie du haut
niveau si Marcelo Bielsa ne s’était pas penché sur la géographie mexicaine
avec la minutie d’un cartographe.

La médaille d’or des Jeux olympiques est le seul titre remporté par
Marcelo Bielsa à la tête de l’Argentine.
Ce tournoi, communément considéré comme mineur, avait été pris
très au sérieux par El Loco, trop heureux de pouvoir diriger une bande
constituée des meilleurs joueurs argentins de moins de vingt-trois ans. En
Grèce, l’Albiceleste de Carlos Tévez, Lucho González et de l’ex-Lyonnais
César Delgado écrasera la compétition, au point de n’encaisser aucun but.
Au coup de sifflet final à Athènes, l’hermétique Bielsa affiche un large
sourire, tend le poing, communie avec ses joueurs. « Je suis très heureux,
mon bonheur est proportionnel à l’importance de cet événement », expliquait
alors El Loco. Mais plus que l’entraîneur de football professionnel, c’est
sans doute l’ex-professeur d’éducation physique et le formateur qui
jubilait.
ÉLOGE DE LA FOLIE :
CE QU’ILS DISENT DE LUI

« Marcelo Bielsa “dignifie” la profession d’entraîneur. »

César Luis Menotti

S’il ne se lasse jamais de détailler sa vision du football, le pudique


Marcelo Bielsa n’est pas pour autant du genre à se lancer des fleurs. Pour
évoquer les mérites d’El Loco, mieux vaut alors se tourner vers les autres,
ceux qui parlent le mieux de Bielsa. Des témoignages qui, assemblés,
forment une ode à l’homme de Rosario.

Gabriel Batistuta (meilleur buteur de l’histoire de la sélection


argentine) : « C’est le seul entraîneur qui a vraiment laissé une grande
empreinte sur moi. Le premier vrai entraîneur que j’ai connu, le plus
important lors de ma formation. Bielsa sait tout à propos de tout. J’ai
commencé à jouer au football avec lui quand il était à Newell’s. C’est un
amant des tactiques, il fait attention à tous les détails. Je conserve de très
bons souvenirs de lui comme entraîneur et comme personne. »
Pep Guardiola est allé à la rencontre de Marcelo Bielsa, en 2006, pour
parfaire sa formation d’entraîneur et repartir avec des réponses aux moult
questions qui agitaient le cortex de l’apprenti coach. Le cinéaste catalan,
David Trueba, a assisté à la rencontre entre les deux grands tacticiens et
se souvient : « La conversation fut intense. Elle a duré onze heures, après un
asado dans sa maison de campagne. La discussion fut animée, ils
consultaient l’ordinateur, mettaient en scène des positionnements tactiques. Il
y eut des questions compliquées. Bielsa a demandé à Guardiola : “Pourquoi,
vous qui connaissez toute la pourriture du monde du football, le haut
degré de malhonnêteté de certains de ses acteurs, vous voulez revenir sur
ce terrain et en plus devenir entraîneur. Vous aimez le sang ?” Pep lui a
répondu : “J’ai besoin de ce sang.” »

Ce que dit Guardiola de Bielsa : « On est devant le meilleur entraîneur
du monde. Son style de jeu est totalement honnête, il se moque de gagner ou
de perdre. Cette année, l’Athletic Bilbao suscite l’admiration de l’Europe pour
son style. Ses joueurs ne laissent aucun espace à l’adversaire pour respirer.
Bielsa fera progresser chaque équipe qu’il dirigera. »

Malgré le terrible échec du Mondial 2002, Marcelo Bielsa n’a reçu


presque que des louanges de la part de ceux qui l’ont côtoyé lors de son
mandat à la tête de l’Argentine. Morceaux choisis :

José Pekerman (sélectionneur de la Colombie, ex-sélectionneur de
l’Argentine et coordinateur général des sélections argentines quand
Marcelo Bielsa dirigeait l’Albiceleste) : « Il est aussi passionné que
conséquent et persévérant, j’apprends tous les jours à ses côtés. J’ai connu
beaucoup de collègues, chacun avec ses caractéristiques, mais je ne peux
comparer Marcelo à absolument personne. C’est un grand chercheur, un
homme qui ne cesse d’élaborer des concepts. »
Juan Pablo Sorín (PSG, Barcelone, Villarreal, entre autres) : « C’est
l’entraîneur le plus offensif au monde, c’est le genre d’entraîneur qui te fait
gagner des matchs. »

Juan Sebastián Verón (Lazio, Inter, Manchester United, etc.) : « C’est
l’arme secrète de l’Argentine. Je tiens à dire que nous avons beaucoup de
chance de compter sur quelqu’un comme Bielsa. »

Kily González, champion d’Espagne 2002 avec Valence, double
finaliste de la Ligue des champions (2000 et 2001) : « Marcelo a tiré le
meilleur de moi. Il m’a transformé en un crack. Il a exploité toutes mes
qualités et a amenuisé mes défauts. Il m’a donné ce qui me manquait. J’ai
toujours été un footballeur rapide, mais avant, je terminais mes courses dans
les panneaux publicitaires. Avec lui, j’ai beaucoup appris tactiquement. Il
cherche la perfection, alors que la perfection n’existe pas… Mais, peu
importe, lui la cherchait. Il exige le maximum de toi. Qu’il se soit trompé ou
non, il a convaincu un paquet de monstres d’adopter son style de jeu. Je te
parle de types comme Batistuta, Simeone ou Sensini… En plus, c’est une
bonne personne. Bref, je pourrais te parler des heures de Bielsa... Figure-toi
qu’aucun joueur ne te parle mal de lui. Moi, je l’admire, il a marqué une
époque de son empreinte car il a gagné les Jeux olympiques, quelque chose
d’historique. Qu’il ne dirige plus (nda : interview menée en 2006) est une
perte pour le football argentin. »

Germán Burgos (entraîneur adjoint de Diego Simeone et ex-
international) : « Jouer dans les équipes de Marcelo n’est pas à la portée de
tout le monde. Il faut être intelligent, rapide et concentré au maximum.
Marcelo est l’un des capos du football. Il n’est pas proche des joueurs, mais
son romantisme est tel que tu finis par aimer son style de jeu, sa manière
d’entraîner, de parler aussi. Tu finis par l’aimer. » (source : El Gráfico).

Javier Zanetti (recordman de matchs joués avec l’Argentine et avec
l’Inter Milan) : « C’est l’entraîneur que tout joueur aimerait avoir. Il te
prépare tellement bien que, lors du match, tu sais exactement quoi faire. En
plus, il est direct, il se moque de ton nom, de ton statut. Bielsa est le meilleur
entraîneur que j’aie eu, devant Mourinho. »

Gabriel Heinze (ex-défenseur de l’OM et du PSG) : « J’ai appris avec
Bielsa que les mauvais moments étaient formateurs et que les bons moments
étaient dangereux, pouvaient te faire du mal. Marcelo a cru en moi dans
l’anonymat, alors que personne ne me connaissait en Argentine. Il a vu
quelque chose en moi alors que je jouais au PSG, et l’année suivante,
Manchester United me signait. Pour moi, c’est le meilleur entraîneur que j’aie
eu. Il m’a appris beaucoup, pas sur le terrain, davantage en dehors. J’ai
beaucoup parlé, échangé avec lui, des discussions que je garde pour moi. »

Ce que Diego Simeone accomplit avec l’Atlético depuis 2012 relève du
miracle, tout du moins, du tour de force. El Cholo est aujourd’hui l’un des
entraîneurs les plus admirés et désirés du globe. Élément indiscutable
de l’Argentine de Bielsa, voici ce qu’El Cholo pense d’El Loco : « Bielsa est
un génie, celui qui a su le mieux m’expliquer ce qui se passait sur un terrain.
Il ne se comporte pas comme un ami du joueur, mais sa personnalité est
tellement forte qu’il parvient à transmettre ce qu’il veut. C’est le meilleur car,
lors de chaque entraînement, tu tires un enseignement important pour le
prochain match, et ce que l’on faisait à l’entraînement se répercutait ensuite
en match, ce qui est très difficile. »

Leandro Cufré (Roma, Monaco…) : « Avec lui, tu ne peux pas être à
90 %, il faut toujours être à 100 % physiquement et mentalement. Son
exigence t’oblige à te comporter en grand professionnel en dehors du
terrain. »


Javier Mascherano (Barcelone, Liverpool, River…) : « Sa vertu
principale est d’exploiter 100 % du potentiel de chaque joueur. J’ai vu des
joueurs qui jouaient à 100 % uniquement avec Marcelo ; une fois dans
d’autres équipes, ce n’était plus les mêmes. »

Ce qu’en disent les Chiliens :



Alexis Sánchez : « Bielsa m’a aidé à comprendre le football. »

Gary Medel (Inter Milan) : « Marcelo a changé la mentalité du
footballeur chilien, il nous a fait penser positivement, on sortait sur le terrain
avec l’idée de dominer notre adversaire. Bielsa n’a pas seulement été un
entraîneur fondamental pour moi, mais pour tout le football chilien. »

Rodrigo Millar (Atlas Guadalajara) : « Tactiquement et techniquement,
il t’apprend des choses qu’ignorent d’autres entraîneurs. Pour moi, il fait
partie des meilleurs entraîneurs au monde, cela ne fait aucun doute. Avoir
travaillé avec lui est un grand privilège. Si tu demandes à mes coéquipiers de
la sélection, ils te diront la même chose. Il a beaucoup aidé le football chilien.
Tactiquement, Bielsa est vraiment très pointu, mais il te demande aussi de
disputer chaque ballon comme s’il s’agissait du dernier. Je n’avais jamais
connu un entraîneur aussi perfectionniste. »

La filière basque :

Gorka Iraizoz (gardien de l’Athletic Bilbao) : « Sans aucun doute, Bielsa
est le directeur de tout cet orchestre, il est la raison pour laquelle nous
sommes où on est, il nous a donné le style avec lequel l’on joue
actuellement. »

Javi Martinez (international espagnol, joueur du Bayern Munich, ex-
Athletic Bilbao) : « Je ne suis pas parti de l’Athletic car je ne supportais plus
Bielsa. Je suis parti car jouer au Bayern est une opportunité unique. Bielsa
m’a beaucoup appris. Avec lui, j’ai appris à jouer comme défenseur central et
à comprendre le football d’une autre manière. Tous devraient travailler avec
lui au moins une fois dans leur vie. »

Ander Herrera (Manchester United, ex-Athletic) : « C’est la personne la
plus différente, la plus originale, singulière que j’aie connue. C’est un
entraîneur extrêmement exigeant qui ne se repose pas une seule seconde
pendant la saison. Sa capacité intellectuelle pour étudier le football est
incroyable. Ses entraînements sont totalement différents, le contact avec le
joueur est plus intense qu’en temps normal, on se réunissait quasiment tous
les jours pour parler ou regarder des vidéos. On peut aimer ou non, mais on
ne peut pas remettre en question son travail. Je n’ai jamais vu un staff
travailler autant. Il exige des autres ce qu’il exige de lui-même. Si un plot est
placé un demi-mètre d’où il aurait dû se trouver, il peut devenir dingue. Il
faut vraiment aimer le football pour travailler avec lui. Pendant deux ans,
j’ai toujours été titulaire. Je le remercie pour son travail mais j’appréciais
vraiment mes jours de repos. Dans quelques années, on me parlera de Bielsa
et je continuerai de soutenir qu’il est l’un des meilleurs entraîneurs que j’aie
eus. Changer le style d’une équipe en un an et parvenir à deux finales n’est
pas donné à tout le monde. »
RÉSULTATS PASSABLES,
ÉLÈVE STUDIEUX

« C’est la synthèse du pays, peu importe le cheminement sinon le


résultat, le processus sinon la réponse immédiate. »

Marcelo Bielsa, entraîneur de Vélez Sarsfield (1997).

En Argentine, on appelle ce type d’entraîneur des resultadistas, ceux


pour qui seule importe la victoire.
Une tendance dominante, aux sirènes hurlantes desquelles Marcelo
Bielsa n’a jamais succombé. « Il ne faut pas évaluer ce qui a été obtenu mais
ce qui a été mérité », est l’un des préceptes des tables de la loi d’El Loco,
entraîneur à qui le culte de la gagne et la déification des winners donnent
des crises d’urticaire. Puisqu’on n’est jamais mieux servi que par soi-
même, la fascination qu’engendre Bielsa à travers le monde est d’ailleurs
la preuve en soi qu’échouer ne vous condamne pas aux oubliettes de
l’histoire.
El loco ne fut pas pour rien le premier sélectionneur argentin de l’ère
moderne à être reconduit après un échec aussi cinglant que celui du
Mondial 2002. Une sorte de victoire dénuée de trophées. Celles que
collectionne El Loco. Celles qui ne trouveront jamais grâce auprès de ceux
pour qui les lignes au palmarès font figure de seul juge de paix, ceux pour
qui Marcelo Bielsa, sous ce critère, ne peut être considéré que comme un
entraîneur médiocre. « Qu’a-t-il gagné ? », s’égosillent ses détracteurs, de
Buenos Aires à Marseille. Pas trois titres de Ligue 1, comme Paul le Guen,
ou une Ligue des champions, comme Roberto Di Matteo, c’est un fait. Au
total, l’entraîneur argentin jusqu’au-boutiste n’a glané que quatre titres en
près d’un quart de siècle les fesses posées sur une glacière : trois
championnats d’Argentine au cours des années quatre-vingt-dix, et une
médaille d’or olympique, sa dernière conquête, il y a déjà plus de dix ans.
Des milliers d’entraîneurs ont plus gagné que Marcelo Bielsa. Mais
combien sont respectés comme l’entraîneur de l’OM ? Peu, car El Loco ne
tire pas son prestige des lauriers qu’il peut revendiquer, mais de sa
capacité à faire progresser un groupe en un temps record, et à lui faire
pratiquer un jeu réjouissant, comme en témoignent ses passages à
l’Athletic Bilbao ou à la tête du Chili. S’il était un musicien, Marcelo Bielsa
serait culte. Pas le plus vendeur des artistes, mais celui qui dispose des
fans les plus dévoués, tout en jouissant de l’admiration sans borne d’une
frange non négligeable de ses confrères mieux lotis. Un homme intègre et
romantique capable de refuser des offres juteuses de grands labels pour
conserver une totale liberté artistique : celles émanant du Real Madrid,
par exemple, à la fin des années quatre-vingt-dix, quand son ami Jorge
Valdano en était le directeur sportif, ou, plus récemment, de l’Inter Milan.
Bielsa ne chasse pas les trophées, mais plutôt les projets qui l’exaltent et la
perspective de renverser des montagnes. « Lutter pour un titre difficile à
obtenir dans un club comme celui-ci m’intéresse beaucoup plus, me produit
beaucoup plus d’émotions, que de gagner des titres dans un club plus
puissant », avait déclaré celui qui officiait alors sur le banc de l’Athletic
Bilbao. Le prestige de l’Olympia plutôt que le gigantisme de Bercy. Des
choix qui peuvent paraître fous, mais cohérents, selon les critères
bielsistes. « Il y a beaucoup de victoires qui ne méritent pas d’être fêtées », a-
t-il souvent déclaré. Il y a aussi des saisons sans titre qui peuvent marquer
une époque.
NEWELL’S OLD BOYS
(1990-1992)

C’est indiscutablement la période la plus faste de Marcelo Bielsa en
matière de titres. En deux ans à la tête de son cher Newell’s, El Loco
remporte deux fois le championnat d’Argentine et se hisse en finale de la
Copa Libertadores, perdue aux penaltys face au puissant São Paulo FC de
Rai et Cafú. Dès sa première saison à la tête des Leprosos, Bielsa fera main
basse sur le Torneo Apertura 1990, qui s’étale sur six mois. Ce
championnat n’est toutefois pas considéré comme un titre puisqu’une
finale devait être disputée face au vainqueur du Torneo Clausura 1991
pour désigner le lauréat de la saison. Newell’s, qui avait terminé devant
River Plate lors du Torneo Apertura 1990, va cette fois s’offrir l’autre
géant national, Boca Juniors, au terme d’une épique séance de tirs au but
remportée au milieu d’une Bombonera rugissante et hostile. Deux ans ont
suffi au fou des bancs pour se construire une légende à Rosario.
Mais Bielsa n’a pas pour autant fait pousser un arbre au milieu du
désert. Au moment de l’arrivée de Marcelo le fou aux commandes,
Newell’s, déjà réputé pour le jeu léché de ses équipes et la qualité de son
centre de formation, venait à peine de voir s’éteindre les braises de son
dernier succès : un titre de champion d’Argentine remporté en 1988. La
même année, les Leprosos atteignent la finale de la Copa Libertadores,
une compétition que José « El Piojo » Yudica, leur entraîneur, s’était
adjugée, en 1985, avec Argentinos Juniors. Si certains échecs de Bielsa
peuvent être glorifiés, la magnitude de ses triomphes peut aussi être
nuancée. Une fois son premier titre remporté, Bielsa rendra d’ailleurs un
vibrant hommage à son prédécesseur, qui avait été sacré champion
d’Argentine avec une équipe entièrement formée au club, et qui avait jeté
dans le grand bain les Pochettino, Gamboa ou Berizzo. Le mérite d’El Loco
aura été d’oser faire de ces jeunes joueurs, dont la détection doit
beaucoup au plan mis en place par son mentor Jorge Griffa, des titulaires
indiscutables, et d’importer l’exigence moderne d’une pression tout-terrain
dans un club où l’effort collectif ne primait pas encore sur le talent
individuel. « El Piojo a semé, moi j’ai récolté », dira modestement Bielsa.
Reste que, si El Loco n’a pas construit ses succès ex nihilo, il a apporté
autant de titres à Newell’s que ce que le reste de son histoire lui avait
accordé. De quoi rester dans la mémoire collective comme l’icône numéro
un des Leprosos.

ATLAS GUADALAJARA
(1992-1995, été 1996-mars 1997)

Pourquoi un homme qui vient de tout gagner, ou presque, en
Argentine, serait-il attiré par la perspective de diriger le centre de
formation d’un club qui végète dans les zones inférieures du championnat
mexicain ? Voilà, peu ou prou, ce que demandait la presse à Marcelo
Bielsa, à son arrivée à Guadalajara. Sa réponse : il avait été séduit par les
infrastructures du club et par l’opportunité de faire grandir la jeunesse
mexicaine. Usé par l’hystérie régnant au sein du football argentin, El Loco
voulait aussi pouvoir travailler sur le long terme. Sans abdiquer toute
ambition, sa campagne mexicaine n’était pas motivée par la perspective
d’accrocher de nouvelles médailles à son veston.

À l’orée de la saison 1993-1994, l’entraîneur argentin finit par prendre
en charge le groupe pro et va appliquer une recette semblable à celle qui a
été couronnée de succès à Rosario : de jeunes loups du centre de
formation encadrés par des joueurs qui ont déjà fait leurs preuves. Pour
l’occasion, il recrute d’ailleurs trois ex-Newell’s : Eduardo Berizzo, Ricardo
Lunari et Cristian Domizzi. La mayonnaise va prendre et l’Atlas se qualifie
pour la Liguilla, les play-offs qui concernent les huit meilleures équipes de
la saison régulière. Une première depuis douze ans pour le club de
Guadalajara. La saison suivante sera moins chatoyante. Les blessures
s’accumulent au sein de l’effectif. L’exigence démesurée de l’Argentin a été
évoquée pour expliquer l’hécatombe, mais l’Atlas aurait surtout payé le
départ de Luis Bonini, le préparateur physique fétiche de Bielsa. Quand il
écarte le nouveau préparateur physique, avec lequel il aurait eu un violent
différend selon la presse mexicaine, El Loco démissionne dans la foulée,
e
au terme de la 23 journée, manière d’assumer l’entière responsabilité de
son mauvais choix. Ses ex-dirigeants rappellent toutefois qu’El Loco avait
déjà présenté sa démission à plusieurs reprises auparavant, pour pouvoir
reprendre en charge le centre de formation. Là où il a obtenu de grands
résultats, en faisant grandir les Pavel Pardo, Jared Borgetti et autres
Oswaldo Sanchez, qui finiront tous par devenir des référents de la
sélection mexicaine.

AMERICA (1995-1996)

Malgré un passage vierge de titre à l’Atlas, l’Argentin va recevoir une
offre de l’America, le club le plus puissant et le plus médiatique du
Mexique, preuve que la cote de Marcelo Bielsa est alors au plus haut au
pays d’Hugo Sanchez. À l’été 1995, El Loco va se retrouver pour la
première fois de sa carrière face à un effectif peuplé de stars, dont le
Camerounais François Omam-Biyik, l’ex-avant-centre de l’Atlético Madrid
Luis Garcia, et le jeune Cuauhtémoc Blanco. Le formateur dans l’âme va-t-
il pouvoir imposer son régime de fer à ces joueurs bien installés ? Pendant
une moitié de saison, la méthode rigoriste de Bielsa semble soluble dans
les strass et les paillettes du club azulcrema (bleu et crème). L’America est
champion d’automne. Mais trois défaites de rang au printemps vaudront
un licenciement à Bielsa à deux journées du terme de la saison régulière.
Si l’ex-milieu de terrain Raúl Gutiérrez parle d’« usure physique » de
l’effectif pour expliquer le coup de mou de l’America, il semble que le
licenciement d’El Loco ait été précipité par sa propension à mettre sur le
banc certaines stars de l’équipe.
VÉLEZ SARSFIELD (1997-1998)

Retour aux premières amours : le championnat argentin. Vélez n’a pas
le nom de Boca ou de River, mais quand Marcelo Bielsa le prend en
charge, en 1997, il s’agit du club du moment. Avec Carlos Bianchi à sa
tête et José Luis Chilavert dans les buts, Vélez a tout raflé : trois
championnats (1993, 1995, 1996), une Copa Libertadores (1994), et
même la Coupe Intercontinentale face au Milan AC (1994). Selon les
propres mots d’El Loco, le club avait alors « dix ans d’avance ». Quoi qu’il
en soit, l’entraîneur à l’âme de révolutionnaire fera du récent et glorieux
passé table rase pour imposer ses manières à un groupe pas convaincu
dans un premier temps par la méthode Bielsa. Les vieux grognards de
Vélez finiront toutefois par se mettre au garde-à-vous et par appliquer les
ordres de leur nouveau général. Cinquième de l’Apertura 1997, El Fortín,
surnom du club, finit par retrouver l’ivresse d’un titre lors du Clausura
1998. Martin Posse, avant-centre de Vélez : « On a mis un championnat à
comprendre ce qu’il voulait et à être convaincus que sa méthode pouvait être
profitable à l’équipe. Personnellement, en tant qu’attaquant, je n’étais pas
habitué à marquer un joueur, à faire des efforts de récupération, je pensais
au contraire que je devais me réserver pour être frais au moment de recevoir
le ballon. Mais Marcelo, en me montrant des vidéos, a fini par me
convaincre, comme le reste de mes coéquipiers. »

ARGENTINE (1998-2004)

Bien entendu, il y a ce terrible échec, cette tragédie nationale :
l’élimination au premier tour du Mondial 2002. Une tache indélébile sur
le CV d’El Loco. Deux grands reproches ont été faits à Bielsa : qu’il se soit
entêté avec la même onze, dont certains éléments étaient rincés par leur
saison, et qu’il n’ait pas aligné le duo Batistuta-Crespo, pour ne pas
toucher à son organisation en 3-3-1-3. Reste que, si l’Argentine s’était
présentée en grande favorite de la compétition, c’est aussi que du bon
travail avait été fait en amont. Brillante dans le jeu, l’Albiceleste avait tout
simplement écrasé un continent de sa classe lors de la campagne
éliminatoire (2000-2001). Sur dix-huit matchs, l’Argentine en remporte
treize, fait quatre nuls et concède la défaite syndicale face au Brésil, à São
Paulo. Au terme des éliminatoires, le futur champion du monde brésilien
pointait treize points derrière l’Albiceleste ! Un gouffre. Bielsa a alors
prouvé qu’il pouvait diriger une constellation de stars, même si une
autorité supérieure, la Patrie, l’a sans doute aidé à se faire obéir au doigt
et à l’œil par les Verón, Simeone et consorts. Des joueurs qui ont toujours
refusé d’accabler El Loco pour la déroute de 2002, même une fois passé le
délai de prescription.
Du temps de son mandat à la tête de l’Argentine, Bielsa avait aussi la
charge de la sélection olympique. Le défi était de taille : le pays qui a
enfanté les Maradona, Kempes ou Di Stefano n’avait jamais remporté le
tournoi aux cinq anneaux. Ce sera chose faite en juin 2004, à Athènes.
« Je suis heureux pour Bielsa, déclarera Carlos Tévez, car il a beaucoup été
critiqué et il méritait cette victoire. C’est un grand travailleur et une grande
personne. » Un mois plus tôt, Bielsa s’était trouvé à deux doigts
d’accrocher un nouveau titre, mais une égalisation de dernière minute du
Brésil privera l’Argentine de sa première Copa America depuis 1993. De
quoi voir El Loco verser dans une interprétation mystique des ressorts du
succès et de l’échec : « J’ai vu cinquante fois l’égalisation d’Adriano, et j’en
conclus qu’il y a des choses dans le football qui relèvent de Dieu. »

CHILI (2007-2010)

Après trois ans passés à l’écart du football professionnel, Marcelo
Bielsa revient sur le devant de la scène pour prendre la Roja en main. À la
tête du Chili, El Loco va parvenir à mettre au pas une sélection gangrénée
par les problèmes d’indiscipline et lui faire interpréter un football
réjouissant. Sous ses ordres, la Roja va réaliser ce qui peut être considéré
comme la meilleure campagne éliminatoire de son histoire. Une
campagne terminée en deuxième position, un petit point derrière le Brésil.
L’esprit d’entreprise de la Roja à la mode Bielsa permettra notamment à
Alexis Sanchez et consorts de ramener quatre victoires à l’extérieur, un
véritable tour de force en Amérique du Sud. Cette campagne éliminatoire
épique du Chili sera aussi marquée par une victoire face à l’Argentine (15
octobre 2008), la première de son histoire en match officiel. Au Mondial,
la sélection andine continuera de montrer un visage ambitieux et ne
laissera des plumes que face à l’Espagne, lors du premier tour. En
huitièmes de finale, elle chutera toutefois lourdement face au Brésil (3-0).
Une défaite qui peut être imputée à l’idéalisme de Bielsa, qui avait tenu à
ce que ses hommes prennent le jeu à leur compte malgré le talent
superlatif des attaquants adverses. El Loco n’a rien gagné au Chili, si ce
n’est l’admiration de tout un peuple enthousiasmé par la solidarité et
l’audace insoupçonnée de ses représentants en crampons.

ATHLETIC BILBAO (2011-2013)



Avec Bilbao, Marcelo Bielsa n’a rien gagné non plus. Sa première
saison superlative à la tête des Leones a toutefois suffi à le faire entrer
dans l’histoire du club. Son grand fait d’armes sera d’avoir fait briller les
Basques sur la scène européenne, où leur victoire autoritaire sur la
pelouse de Manchester United (2-3), en quart de finale d’Europa League,
a marqué la saison 2011-2012. En finale, la deuxième de son histoire
après celle de 1977 (Coupe UEFA), l’Athletic sera sévèrement battu par
l’Atlético de Diego Simeone (0-3). Les Basques s’inclineront sur le même
score en finale de Coupe du Roi face au FC Barcelone. « Se qualifier pour
deux finales est précieux, mais les gagner le serait encore plus », avait
déclaré El Loco avant les deux ultimes échéances. Dans la foulée de la
défaite face au Barça, Bielsa passera un immense savon à ses joueurs.
« Vous vous permettez de rire après avoir perdu une finale, s’irritera-t-il dans
l’intimité du vestiaire. Le problème, ce n’est pas que l’on n’ait pas gagné,
mais la manière avec laquelle nous avons perdu. » La manière ? C’est
justement ce que les supporters de l’Athletic retiendront de Bielsa, malgré
ces deux vaines luttes finales. Cette équipe conquérante, qui osait prendre
les affaires en main, même à Old Trafford. La deuxième saison d’El Loco à
Bilbao sera toutefois beaucoup moins faste : une pauvre treizième place
en championnat. Comme souvent quand les équipes de l’Argentin ne
parviennent plus à maintenir leurs cadences infernales, on parlera d’usure
physique et mentale… Cela n’empêchera pas les supporters locaux de
scander le nom de Bielsa lors du dernier match de la saison. « A lo loco se
vive mejor » (« On vit mieux dans la folie »), entonne-t-on encore
aujourd’hui dans les travées de San Mamés…

MARSEILLE (2014-…)

Marcelo Bielsa, après avoir pris trois buts et perdu au Vélodrome
contre Caen : « Mon jeu est l’attaque, mais cela ne signifie pas
nécessairement de mal défendre. Il existe sans doute un équilibre que je ne
parviens pas à transmettre à l’équipe, mais ces idées ne vont pas être
abandonnées, parce que je pense que ce sont les bonnes. » Autrement dit : le
résultat passera par la manière.

o
Oscar Scalona, ami d’enfance de Bielsa, dans So Foot (n 119) : « J’ai
eu exactement le même sentiment à chacune de ses rencontres (les finales de
Bilbao). Je souffrais, je priais pour que Marcelo renonce à ses principes
l’espace d’une soirée, que ses joueurs balancent de longs ballons pour faire
sauter la pression adverse. Mais non, ses équipes étaient à son image :
géniales, merveilleuses, authentiques, mais incapables de changer. La rigidité
et l’exigence de Marcelo finissent par le trahir et poussent ses équipes au
suicide. »

Pour conclure le débat sur les résultats de Marcelo Bielsa, extrait d’une
interview de Javier Mascherano, l’un des joueurs qui parlent le mieux de
football, pour El País : « J’aurais aimé qu’il gagne plus de titres, je crois que
le football a été injuste avec lui, car il mérite beaucoup plus que ce qu’il a
obtenu. Mais peut-être que sa plus grande victoire a été de laisser son
empreinte sur chacun des joueurs et chacune des équipes qu’il a entraînés. »
L’EMPLOYÉ INGÉRABLE

« L’Athletic Club ne partage absolument pas l’opinion personnelle et


subjective exprimée par Marcelo Bielsa. »

Communiqué de la direction de l’Athletic Bilbao, 6 juillet 2012.

Un casse-tête. Voilà ce que représente El Loco pour ses dirigeants.


L’homme de Rosario est un employé coriace, un syndicaliste qui ne fuit
jamais le conflit et défendra bec et ongles ses intérêts, qu’il identifie à
ceux de son équipe. Ou inversement. Pris à parti, à mots pas vraiment
couverts, dès la première conférence de presse de Bielsa à Marseille,
Vincent Labrune l’a appris à ses dépens.
Pour Marcelo Bielsa, tout doit être réglé comme sur du papier à
musique une fois qu’il se trouve à pied d’œuvre, et aucune variable de la
performance, aussi modeste soit-elle, ne doit être négligée. La négociation
de son contrat, de sa litanie de clauses, ne s’éternise pas pour rien. « Tout
est étudié en détail avec lui, assure Ander Herrera, ex-protégé de Bielsa à
l’Athletic Bilbao. Je l’ai ainsi vu parler quarante-cinq minutes avec le
responsable de la pelouse, et je suis sûr qu’il avait étudié en profondeur le
sujet avant d’entamer cet échange. » Quand il était sélectionneur du Chili,
l’entraîneur était allé jusqu’à demander un rendez-vous avec la directrice
du zoo de Santiago, après avoir été interpellé par le design de panneaux
d’information du parc animalier. Il équipera le parcours santé du
complexe de la sélection de panneaux identiques… « Bielsa nous a montré
plusieurs fois des coupures de presse d’architecture ou de revues pour
paysagistes pour préciser ses idées quant à l’aménagement du complexe de la
sélection », confie une source de l’ANFP (fédération chilienne), interrogée
par la Segunda.

El Loco se sacrifie pour son employeur, et il en attend autant en
retour. Son éthique du travail raide comme la justice lui interdit d’avaler
la moindre couleuvre, ou de se comporter en simple subordonné. Les
échéances que fixe l’Argentin ressemblent à un compte à rebours d’une
bombe prête à exploser à la moindre demi-journée de retard. D’une
exigence redoutable, Bielsa, s’il ne se fait pas payer au rabais, n’est
toutefois pas du genre à abuser de la confiance d’un club. À s’en servir à
des fins personnelles. Preuve en est, ces contrats, qu’il signe pour un an.
Une manière de ne surtout pas se sentir redevable envers son employeur,
ce qu’il abhorre. Le cadre supérieur Bielsa se refuse ainsi à chasser ou à
jouir de la juteuse indemnité de départ qui a fait la fortune de plus d’un
de ses collègues. À l’Atlas, avant de partir, il avait même remboursé au
peso près les mois qu’il devait au club. Son goût pour les contrats courts,
qu’il peut renouveler, comme il l’avait fait à l’Athletic, peut aussi être
interprété comme une manière de se laisser la porte ouverte, lui qui, par
sa propension à les claquer de manière impromptue, peut rendre une
relation de travail insoutenable du jour au lendemain.

Bielsa l’avait annoncé. Après deux ans et demi à la tête des Leprosos,
son cycle était parvenu à son terme. Newell’s venait de remporter un
deuxième championnat d’Argentine sous ses ordres, et El Loco partirait
faire reposer son cerveau après un aller-retour contre River Plate qui
devait décider d’une qualification directe pour la prochaine Copa
Libertadores. Entre-temps, il y avait un match très amical à disputer face
aux Paraguayens d’Olimpia. La rencontre avait été organisée pour
apporter une recette supplémentaire qui irait entièrement dans les poches
des joueurs. Plus qu’un match, il s’agissait d’une fête pour célébrer une
nouvelle fois les héros locaux. Un détail qui échappa à Marcelo Bielsa…
L’entraîneur avait ainsi osé mettre la pression sur ses joueurs pour qu’ils
reviennent à minuit du mariage de Dario Franco, célébré la veille de la
rencontre de gala.
À force de supplier leur entraîneur, Pochettino et consorts obtiendront
la permission de 3 heures du mat’. Le lendemain, Bielsa aligne son équipe-
type. Il estime que lui et ses joueurs doivent proposer le meilleur spectacle
possible pour remercier les supporters venus les soutenir. À la mi-temps,
Newell’s est mené par Olimpia (0-2). Furieux, El Loco se sent trahi, et
décide de remplacer l’ensemble de son onze devant le regard sidéré du
vestiaire. Le lendemain, l’entraîneur prend de court ses dirigeants et
décide de démissionner. Incapable de modérer son exigence, Bielsa s’en
ira dans le fracas. Deux années fastes à la tête de son cher Newell’s ne
méritaient-elles pas une fin plus polie ?

Marcelo Bielsa passe devant Sebastian Piñera, le président de la


République du Chili, ne le regarde pas un seul instant, n’est pas loin
d’esquiver la main du dignitaire, avant de finir par la lui tendre
précipitamment. La scène se passe au palais de la Moneda de Santiago, la
résidence présidentielle, où la sélection est reçue au retour de son
enthousiasmant Mondial 2010. L’attitude de Bielsa va diviser le Chili : il y
a les contempteurs du comportement incorrect du sélectionneur, et ceux
qui saluent le courage de son apparent mépris pour Piñera. La propre fille
du président y va de son tweet où elle s’en prend à ce « malpoli » de
Bielsa. L’incident diplomatique est tel qu’il oblige le sélectionneur, venu
en jogging à la cérémonie, à rédiger un communiqué. « Mon intention n’a
jamais été de générer une situation qui pourrait occulter un moment si
intense et émouvant, quand les gens ont montré leur attachement à des
joueurs qui ont représenté le Chili au Mondial. » Gêné d’avoir tiré
involontairement la couverture à lui, Bielsa ne s’excuse toutefois à aucun
moment d’avoir offensé le chef de l’État ou de ne pas avoir respecté le
protocole. Déjà, avant le Mondial, il s’était tenu ostensiblement en retrait
lors de la visite du président, avant de le saluer de manière fuyante et de
quitter le premier le rassemblement en étant tout près de bousculer la
principale autorité du pays… Complice avec l’ex-présidente, Michelle
Bachelet, Bielsa semble nourrir une profonde abjection pour celui qui fut
son successeur. Si El Loco ne s’est jamais aventuré sur le terrain politique,
son cœur semble clairement pencher à gauche, à l’opposé de Piñera, et là
où son frère, Rafael, a milité, au point d’être torturé sous le régime des
généraux argentins, avant de trouver refuge en Espagne. Peu enclin aux
compromis, Bielsa va finir par quitter le Chili six mois après avoir signé un
nouveau contrat l’engageant jusqu’en 2015. El Loco devait piloter un
projet général qui le verrait notamment mettre son nez dans les affaires
de la sélection U20, mais tout tomba à l’eau, presque du jour au
lendemain. La raison de son départ ? L’élection d’un entrepreneur
espagnol à la tête de la Fédération qui prenait la place de Harold Mayne-
Nicholls, l’homme qui l’avait fait venir au Chili. D’un côté, un tenant du
foot business, dont Piñera était aussi un partisan, de l’autre, un militant
pour un football solidaire et plus égalitaire. « Je ne vais pas travailler en
équipe avec Monsieur Segovia […] car je deviendrai un obstacle pour une
organisation avec laquelle je ne partage pas les valeurs », avait prévenu
Bielsa, quelques jours avant l’élection. Après trois mois de réflexion, El
Loco tiendra parole, là où plus d’un aurait courbé l’échine.

À Bilbao, El Loco va exploser, au point d’en venir aux mains. L’homme


grave et hermétique des conférences de presse est loin. La raison de son
courroux ? Un retard dans la rénovation des installations du club basque,
qui fut une condition à la prolongation de son contrat jusqu’en juin 2013.
Selon sa propre confession publique, Bielsa commence d’abord par
s’emporter contre le maître d’œuvre, à utiliser des mots durs, avant de le
pousser. Scandale à l’Athletic ! Bielsa reconnaît son comportement
« sauvage », mais de sa conférence à l’allure de déposition, il apparaît
qu’El Loco n’est pas loin de se sentir dans son bon droit.
« Le délai de livraison de l’œuvre n’avait pas été tenu, et j’ai constaté que
le travail avait été mal exécuté, ce que les responsables ne pouvaient ignorer
[…]. J’ai considéré que le club avait été trompé, et il s’agissait pour moi de
l’équivalent d’une arnaque ou d’un vol. J’ai alors assumé le fait que je devais
me plaindre, ce que j’ai fait. Que la faute n’ait pas été reconnue m’a indigné
[…]. Je ne vais jamais me pardonner (mon comportement), mais il
n’empêche que je ne respecte pas ce Monsieur car il a mal fait son travail et
lui sait très bien que son travail a été mal exécuté. » Bielsa s’auto-dénoncera
auprès de la police, mais n’en démordra pas. « Il peut se plaindre de la
manière dont je l’ai traité. On juge toujours celui qui se comporte comme un
sauvage, mais pas celui qui provoque cette réaction disproportionnée. »
Indigné par le comportement d’El Loco, le club prendra la défense de
l’entreprise de travaux publics. La relation entre Bielsa et sa direction sera
définitivement endommagée par cet incident. Dans sa lettre d’adieu
adressée aux supporters, El Loco souhaitera le meilleur à ses joueurs, mais
il n’aura pas un mot pour sa direction. Sauver les apparences, ressource
utile dans le monde de l’entreprise, n’intéresse pas vraiment Marcelo
Bielsa…

À l’Atlas aussi, Marcelo Bielsa a donné des maux de tête à ses


dirigeants. Avant de signer, il avait fixé cinquante points à modifier dans
l’organisation du club et de ses installations, avec une date butoir à tenir
pour chacun d’eux. Et gare aux promesses non tenues. Français installé à
Guadalajara et ami d’un dirigeant de l’Atlas, Raul Estevez se rappelle d’un
déjeuner pris sur le pouce en compagnie d’un Marcelo Bielsa
particulièrement nerveux : « Il voulait que quelque chose soit réparé dans
les toilettes des vestiaires, et il ne cessait de le rabâcher à mon ami dirigeant.
Rien d’autre ne l’intéressait, il était vraiment tendu. Ce qui est certain, c’est
qu’à force d’insister, il a fait passer son message (rires). »
Au printemps 1997, El Loco va quitter le club mexicain de manière
radicale. À huit journées du terme de la saison, les dirigeants rojinegros
demandent à celui qui était alors « directeur de football » du club de
prendre en charge l’équipe première, mal en point en championnat. Sous
pression, Bielsa finit par accepter. « J’ai dit au vice-président Ibarra, si vous
voulez que je dirige l’équipe pour les huit derniers matchs de la saison, je vais
le faire, déclara-t-il à El Informador, mais nous allons alors tout sacrifier.
Ibarra m’a dit que le travail au sein du centre de formation ne l’intéressait
pas, que l’urgence était l’équipe première. » Finalement, après une longue
nuit de réflexion, Marcelo Bielsa décide de renoncer. Ses dirigeants,
furieux, l’apprennent alors que les journalistes sont déjà réunis pour
assister à sa conférence de presse de présentation… « Je me suis dit que
j’allais obéir à un ordre auquel je ne croyais pas, ce qui me semblait contraire
aux intérêts de l’institution car j’étais directeur de football », dira-t-il. Une
certaine définition de la rébellion…

Lors de ses six ans à la tête de l’Argentine, Marcelo Bielsa s’est obstiné
à entretenir des relations inexistantes avec Julio Grondona, président de
l’AFA et parrain du football argentin. Il eut même quelques mots doux
pour son supérieur. « Grondona est un homme à l’attitude asservissante »,
déclara-t-il en 2001. Lors du Mondial 2002, l’incorruptible entraîneur
évita d’échanger ne serait-ce qu’un simple salut avec le dirigeant à la
réputation sulfureuse…

Ernesto Urrea, ex-dirigeant de l’Atlas : « Si je peux me permettre un


conseil aux dirigeants marseillais, qu’ils choisissent un homme compréhensif
et diplomate comme interlocuteur de Bielsa. Marcelo est un sanguin. En face,
il faut une personne au caractère opposé au sien, car partir au conflit avec
lui n’est pas vraiment une bonne idée. »
HAUT EN COLÈRES

« La frontalité et la sincérité sont des valeurs qu’un leader doit avoir. »

Marcelo Bielsa (2001)

Décrit comme le « plus sensé des fous » par son ex-adjoint mexicain,
Efrain Flores, Bielsa ne peut pas non plus être considéré comme le plus
équilibré des hommes. Car une lutte interne, alimentée par son exigence
maniaque, menace constamment son équilibre psychique : celle entre le
rationalisme exacerbé de son cerveau et son caractère passionnel. Une
intense bataille qui peut provoquer de terribles courts-circuits dont les
étincelles retombent sur ses joueurs, ses adjoints, ou ses proches. « Quand
quelque chose ne lui plaît pas, il crie fort », avait prévenu, sur les ondes de
RTL, Aymeric Laporte, le Français de l’Athletic Bilbao, quand El Loco
venait de signer à l’OM. À plusieurs reprises, Bielsa s’est même trouvé à
deux doigts d’en venir aux mains avec des footballeurs rebelles à son
autorité. S’il se repentit de ne pas savoir toujours se contenir, l’hermétique
Bielsa peut en revanche laisser libre cours à une franchise pas loin d’être
brutale, sans que cela lui provoque le moindre conflit. « J’aspire à diriger
comme j’aimerais qu’on me dirige », dit-il. Le grand écart existant entre sa
norme personnelle et la norme sociale se trouve derrière sa violence
verbale et ses emportements.
La franchise de Marcelo Bielsa, liée à un souci éthique d’honnêteté,
ignore allégrement les frontières de la convenance sociale. Plus d’un de
ses joueurs, de ses adjoints, ou de ses proches, en ont fait les frais. El Loco
dit ses vérités en face, à mains nues, sans prendre le moindre soin
d’enrober son propos.
Devenu sélectionneur de l’Albiceleste, Bielsa se rend en Espagne pour
rencontrer les Argentins qui y évoluent, tel Fernando Redondo, l’un des
meilleurs joueurs de son époque. En guise de présentation, El Loco va
frapper fort : « Premièrement, je dois vous dire que vous ne me plaisez pas,
annonce-t-il à l’élégant milieu du Real Madrid, mais je suis là car j’ai le
devoir de voir tous les footballeurs argentins. » Pour plaire à Bielsa,
Redondo ne courait sans doute pas assez et portait peut-être un peu trop
le ballon. Reste qu’El Loco, pas aveugle non plus, finira par convoquer le
beau Fernando, qui ne trouvera toutefois jamais sa place au sein du onze
du sélectionneur aux verdicts en forme d’uppercuts.

Apprécié par Bielsa, qui avait contribué à le former, Ricardo Lunari a
lui aussi essuyé le verbe oblique d’El Loco. Au centre de formation, les
critiques sans détour de l’entraîneur n’ont ainsi pas été loin de lui faire
jeter l’éponge et de le faire rentrer au bercail. Plus tard, Bielsa l’emmène
avec lui à l’Atlas, mais El Loco veille à ne surtout pas flatter l’ego de son
milieu de terrain. « Je veux que vous soyez bien conscient que vous ne valez
pas le million de dollars que l’Atlas a payé pour vous. Nous sommes
d’accord ? » Oui, chef.

À Newell’s, Daniel Carmona, ex-secrétaire technique du club, a
supporté la brutalité verbale d’El Loco en faisant le dos rond. Devant
l’insistance de Bielsa, il accepte une invitation à son domicile, pour
célébrer autour d’un gâteau et de sodas le retour de l’étranger de l’un de
ses joueurs. Quand Carmona regagne les installations du club, sitôt le
goûter terminé, il voit Bielsa lui reprocher de ne pas avoir terminé son
travail. « Je lui réponds que j’avais été chez lui à son invitation et que le
travail ne pouvait être déjà prêt », explique Carmona, dans une interview à
Terra Chile. « Mais qu’est-ce que j’en ai à faire ? », s’emporte alors
l’entraîneur. Dix minutes plus tard, Bielsa revient vers son adjoint pour
s’excuser. « Ne fais pas attention à moi », lui dit-il, conscient de sa propre
folie. Repentant après avoir commis le péché de colère, Bielsa a aussi pu
prendre la plume ou son téléphone pour demander qu’on lui pardonne ses
emportements volcaniques.

Le dialogue a lieu à l’aéroport d’Asunción, où l’Albiceleste attend son


vol retour vers Buenos Aires, après avoir été éliminée de la Copa America
99 par le Brésil. L’attaquant José Luis Calderón venait de se plaindre lors
d’une interview radio de ne pas avoir joué, de s’être senti utilisé. Tenu au
courant, El Loco prend alors son joueur à parti en plein aéroport :
« Calderón, tu ne mérites pas d’avoir été retenu. Comment as-tu pu
dire publiquement que tu n’as pas servi ? Tu as manqué de respect au
groupe.
– J’étais là pour faire le nombre, reconnaissez-le. Pourquoi bon dieu
m’avoir emmené ?
– Tu es une vraie merde pour dire cela.
– Et vous un fils de pute ! »
Prêts à en venir aux mains, les deux hommes seront séparés par Ayala
et Simeone, devant une salle d’embarquement où se trouvaient de
nombreux journalistes aux premières loges pour assister au spectacle…

Lors de ses premières années de carrière, la maîtrise de ses nerfs était


un problème épineux et insoluble pour Marcelo Bielsa. À Newell’s, à
l’Atlas, ou à Vélez, l’orageux entraîneur ne se contentait pas d’exprimer sa
nervosité par la multiplication des va-et-vient au sein de la zone
technique, comme il le fait à l’OM, il se faisait aussi fréquemment exclure.
Incapable de composer avec sa propre démence, Bielsa en est même venu
à s’évincer lui-même du banc de touche… Lors du dernier match décisif
du Torneo Apertura 1990, il reste huit minutes à jouer, quand El Loco,
tout près d’accrocher le Graal d’une première consécration, décide de
quitter le stade. Les derniers instants de la saison, il les vivra au bord
d’une voie de chemin de fer, à épier, au loin, les réactions du public pour
comprendre ce qui pouvait se tramer. Au coup de sifflet final, El Coloso
del Parque explose, et Bielsa se précipite vers la pelouse pour fêter
dignement la victoire. Quatre ans plus tard, El Loco refera le coup de la
fuite. Le scénario est cette fois plus tragique. Il reste quelques minutes à
jouer lors du quart de finale retour du championnat mexicain entre Santos
Laguna et Atlas, mais le sort est déjà jeté : les Rojinegros vont être
éliminés. Marcelo Bielsa s’échappe alors à l’extérieur du stade de Santos
Laguna. « Ça nous a évidemment surpris, se souvient Jared Borgetti, il
bouillait sans doute intérieurement. En tout cas, je n’avais jamais vu ça. »
Des tours de stade, El Loco en a cumulés au Mexique. Quand l’Atlas jouait
à domicile, il avait ainsi pris l’habitude de marcher autour du Jalisco pour
s’apaiser après quatre-vingt-dix minutes forcément imparfaites. Une
promenade en guise de bain d’eau froide pour ses nerfs, une marche
préventive contre ses propres débordements.

Marcelo Bielsa a longtemps souffert d’une phobie aiguë de l’avion que


des comprimés ne suffisaient pas à maîtriser. Alors entraîneur de Vélez, El
Loco demande à une hôtesse de l’air si elle a confiance dans le pilote :
« Oui, bien sûr, tout va bien se passer », lui répond la chargée du confort
des passagers. Quand l’avion pénètre dans une zone de turbulences, El
Loco explose : « Vous êtes une menteuse, s’emporte-t-il, vous m’aviez dit que
tout se passerait bien ! » À Guadalajara, son ami Ernesto Urrea avait
pourtant réussi à tempérer la phobie d’El Loco. « Pour lui, chaque voyage
était une torture, il était extrêmement nerveux, ne tenait pas en place, alors
je me suis dit que ce serait une bonne idée de l’inviter en cabine. Il s’est ainsi
rendu compte à quel point tout était calme pour le commandant de bord. Ça
l’a rassuré. »

Peut-être les cachets avaient-ils déjà fait effet, c’est en tout cas à bord
d’un avion que l’explosif conflit entre Marcelo Bielsa et José Luis Chilavert
s’est apaisé. Le différend s’était amorcé, ou plutôt creusé, après une
interview donnée par le défenseur de Vélez Sarsfield Raúl Cardozo,
affirmant qu’il préférait le système d’Angel Cappa (entraîneur argentin au
style offensif) à celui de Bielsa. « Bande de lâches », s’indigne El Loco au
sein du vestiaire, reprochant à ses joueurs de ne pas lui avoir dit les
choses en face. Chilavert, l’imposant leader du groupe, monte alors au
créneau, assurant qu’il n’accepterait pas d’être qualifié ainsi. Prête à en
venir aux mains avec son entraîneur, la légende paraguayenne sera
écartée du groupe pendant trois semaines. Malgré sa réintégration, sa
relation restera tendue avec El Loco jusqu’à un voyage en avion… Les
deux hommes se trouvent côte à côte. Ambiance glaciale, avant que
l’avion ne passe par une zone de turbulences. Paniqué, Bielsa s’adresse au
gardien et brise la glace d’une interrogation déconcertante : « Chilavert,
vous êtes heureux ? » « Oui, bien sûr Marcelo, ma famille ne manque de rien,
je suis heureux », lui répond le gardien. Ce court dialogue mettra un terme
à leur conflit. Lors du Mondial 98, Chilavert recevra un appel de Marcelo
Bielsa : El Loco tient à remercier son gardien pour ne pas avoir ligué le
vestiaire contre lui. Trois ans plus tard, celui qui gardait alors les buts de
Strasbourg sera à nouveau surpris par un autre appel : « Bonjour, c’est
Marcelo. Marcelo Bielsa. Vous vous rappelez que vous m’aviez dit que New
York est la plus belle ville du monde ? Eh bien, vous aviez raison, je suis en
train de marcher sur la Cinquième Avenue et c’est la plus belle ville que j’aie
pu voir. » Bielsa n’oublie rien. Plutôt inquiétant…
LE LEGS : QUE RESTE-T-IL D’EL LOCO ?

« Son unique folie, c’est son excès de vertus. »

Jorge Valdano

Que reste-t-il de Marcelo Bielsa quand il part ? Peu de trophées, des


troupes parfois exsangues, et quelques mémorables soufflantes. Voilà pour
le camp de ses détracteurs, ou pour ses limites. Ses partisans, car Marcelo
Bielsa est homme qui divise autour de sa personne comme de sa
philosophie de jeu, préféreront retenir le grisant souvenir de batailles
épiques, des joueurs grandis d’avoir su bousculer leur zone de confort, et
de marquantes leçons de vie données par un homme à l’admirable
cohérence. Pour les supporters, il y aura eu de cruelles déceptions parfois,
un certain agacement devant sa rigidité, creuset de plus d’un revers, mais
aussi le privilège d’avoir assisté à quelques chefs-d’œuvre ou d’avoir vu les
enfants du pays connaître une croissance accélérée et tenir tête à plus
forts qu’eux. De manière plus prosaïque, Marcelo Bielsa, en dépit du
casse-tête qu’il peut représenter pour ses dirigeants, peut constituer une
formidable bonne affaire pour un club. « En Argentine, j’ai participé à
l’élaboration d’équipes qui ont fini par valoir 60 millions de dollars, je ne dis
pas cela par vanité, mais pour bien faire comprendre la finalité de mon
travail », avait dit El Loco à un journaliste local, au moment de quitter le
Mexique, en 1997. Une quinzaine d’années plus loin, quand Bielsa fait ses
adieux à Bilbao, le club basque reçoit 40 millions pour la vente de Javi
Martinez au Bayern. L’année suivante, Ander Herrera s’envole vers
Manchester United pour 32 millions d’euros. Des sommes colossales.
Combien l’OM finira par recevoir pour Imbula, Batshuayi ou Mendy ? Ces
chiffres sont le legs de Bielsa dans les colonnes des comptes d’un club. La
retombée pécuniaire de l’optimisation du potentiel de ses ouailles.
Pour Bielsa, la progression de l’un de ses protégés constitue une
source de satisfaction en soi, mais aussi un moyen de faire pratiquer à ses
équipes le jeu élaboré, pour ne pas dire programmé, par son cerveau, qui
tient du laboratoire scientifique.
En 2006, le Mexique joue ce qui est considéré comme le meilleur
match de son histoire. En huitièmes de finale de la Coupe du monde, El
Tri ballotte l’Argentine de José Pékerman, successeur de Bielsa à la tête de
l’Albiceleste, mais finit par céder au cœur de la prolongation sur une volée
d’extraterrestre de Maxi Rodriguez. Dans le onze de départ du Mexique,
entraîné par Ricardo La Volpe, son successeur à la tête de l’Atlas en 1997,
figurent six joueurs que Marcelo Bielsa avait contribué à détecter, former
ou lancer dans le grand bain du professionnalisme : le gardien Oswaldo
Sanchez, le défenseur Rafa Marquez, les milieux Pavel Pardo, Mario
Mendez et Andres Guardado, ainsi que l’attaquant Jared Borgetti. S’il
signe des contrats d’un an, Bielsa est un bâtisseur dont les fruits du dur
labeur peuvent être récoltés bien après son départ. L’entraîneur à durée
déterminée travaille dans une logique de long terme et veille à donner le
maximum d’outils à ses protégés pour réussir au très haut niveau, au-delà
de son éphémère commandement. Comme si laisser en jachère les trésors
de connaissance qu’il a amassés à force de consommer football jour et nuit
confinait à la trahison. Il est notable qu’à de très rares exceptions près, ses
anciens joueurs sont toujours reconnaissants envers Bielsa, malgré les
colères, l’exigence de ses entraînements et sa communication, qui se limite
à des corrections et de rares félicitations – il laisse la charge de l’affectif à
ses adjoints. « Bielsa, le temps te donnera raison », disait une banderole de
supporters argentins après le fiasco de 2002.
La question du legs, de l’héritage, n’est pas étrangère à Marcelo
Bielsa. Voilà le discours qu’il avait tenu à Diego Simeone, qui venait d’être
sacré champion d’Italie avec la Lazio : « Vous vous rendez compte Diego ?
Ça y est, c’est passé. À part vos supporters, personne ne va se rappeler de ce
titre : vous ne jouiez à rien.» Les équipes de Bielsa, dans leur meilleure
version, passent à la postérité par leur style, leur posture romantique,
cette recherche incessante de production d’offensives, quête épuisante qui
peut aboutir sur un résultat vain.
Quand Bielsa s’en va, son empreinte dépasse largement les frontières
du rectangle vert. Au Chili, il fut élu homme de l’année 2010. Le
sociologue Eugenio Tironi eut ce commentaire à propos de la cote de
popularité de l’entraîneur : « Pour le Chili, Bielsa a occupé une fonction
paternelle, il a rappelé certains principes, comme la discipline et la norme,
des principes clés pour un groupe de joueurs dont plusieurs proviennent de
familles au père absent, mais aussi pour un pays. » Son austérité, son refus
de recourir aux tactiques mesquines, son impartialité, les principes
humanistes qui irriguent son discours, génèrent l’admiration, quand sa
passion enthousiasme. L’entraîneur avant-gardiste est un honnête homme
incapable de critiquer un arbitre, même en cas d’erreur manifeste et
préjudiciable à son camp. Un homme qui valorise la défaite mais ne peut
la supporter. Un grand rationnel jamais raisonnable. Une définition de sa
propre folie. « On a eu nos différents mais je le respecte comme personne.
C’est un homme exceptionnel, transparent, au code conduite inviolable » dit
de lui l’explosif José Luis Chilavert. L’éthique en bandoulière, El Loco peut
échouer, mais ne renoncera jamais à tenter de triompher noblement. Quel
qu’en soit le prix. Même celui de l’auto-flagellation. Selon Mark Twain,
« un homme avec une idée neuve est fou jusqu’à temps que son idée
triomphe ».
LA BIOGRAPHIE DE MARCELO BIELSA

Né à Rosario, le 21 juillet 1955


Marié à Laura Bracalenti (architecte)
Deux enfants
CARRIÈRE DE JOUEUR

• Newell’s Old Boys (1976 – Première division)



• Instituto Cordoba (1977 – Championnat de la province de Cordoba)

• Newell’s Old Boys (1978)

• Argentino de Rosario (1979)
CARRIÈRE D’ENTRAÎNEUR

• Sélection de l’université de Buenos Aires (1982)



• Centre de formation de Newell’s Old Boys (1982/1990)

• Newell’s Old Boys (1990/1992)

• Atlas Guadalajara (1992/1994 et mi-1996-mars 1997 directeur de
football et entraîneur)

• America (1995/1996)

• Vélez Sarsfield (août 1997/juin 1998)

• Espanyol Barcelome (juin/septembre 1998)

• Sélectionneur de l’Argentine (1998/2004)

• Sélectionneur du Chili (août 2007/février 2011)

• Athletic Bilbao (2011/2013)

• Olympique Marseille (2014/...)
PALMARÈS

• Trois championnats d’Argentine : Campeonato de Primera división


1990/1991 et Torneo Clausura 1992 avec Newell’s Old Boys Torneo
Clausura 1998 avec Vélez Sarsfield

• Jeux olympiques 2004 (Argentine)
BIBLIOGRAPHIE

• Senosiain Ariel, Lo suficientemente loco, Corregidor, 2011.



• Lareo Federico, Las razones del loco, Ril Editores, 2009.

• Jorge Valdano et Juan Mateo, Liderazgo, Aguilar, 1999.

• Sergio Maffei, El lado V, Sudamericana, 2011.
ARTICLES

• Roman Lucht, Le stratège et le fou, www.ulyces.co.



• Andy Mitten, Herrera talks United, sharks and National Geographic,
Manchester Evening News, 3 juillet 2014.
SOURCES

• El Gráfico, Olé, Canchallena, La Nación, El informador, El País, El Correo,


Informe Robinson (descubriendo a Bielsa).
REMERCIEMENTS

À ma famille, pour son soutien inconditionnel



À celle qui a accompagné l’écriture de ce livre

À celle qui m’a fait venir au Mexique

À mes amis des deux côtés de l’Atlantique



Merci spécial à Florian Sanchez, Marcelo Assaf, Florent Torchut et Santiago
Baraldi

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