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la même collection :
Déjà parus :
• Luis Fernandez (entretiens avec Daniel Riolo), Luis contre-attaque, Hugo
& Cie, 2008
• Thierry Agnello/Karl Olive, Gerets par Gerets, Hugo & Cie, 2009
• Daniel Riolo/Christophe Paillet, Secrets de coachs, Hugo & Cie, 2011
• Thibaud Leplat, Le Cas Mourinho, Hugo Sport, 2013
• Rudi Garcia, Tous les chemins mènent à Rome, Hugo Sport, 2014
• Michel Platini (entretiens avec Gérard Ernault), Parlons Football, Hugo
Sport, 2015
• Thibaud Leplat, Guardiola Éloge du style, Hugo Sport, 2015
À paraître :
• David Trezeguet, Bleu Ciel, Hugo Sport, 2015
Ouvrage dirigé par Florian Sanchez
Couverture : La Niak
Mise en page : Patrice Bastiera
ISBN : 9782755621228
Titre
Copyright
CONTES DE LA FOLIE
LE STAKHANOVISTE
VIDÉOMANIAC
LE STYLE
L’AVANT-GARDISTE
LE PASSIONNÉ – LE FAN
ÉLOGE DE L’ÉCHEC
ENNEMI DE LA PRESSE ?
ÉLEVEUR DE CHAMPIONS
L’EMPLOYÉ INGÉRABLE
HAUT EN COLÈRES
CARRIÈRE DE JOUEUR
CARRIÈRE D’ENTRAÎNEUR
PALMARÈS
BIBLIOGRAPHIE
ARTICLES
SOURCES
REMERCIEMENTS
CONTES DE LA FOLIE
Une véritable addiction. Jusque tard dans la nuit, regarder des vidéos,
deux à la fois si possible, les décortiquer, les enchaîner. Malmener des
bandes VHS, attendre avec anxiété la prochaine livraison, s’esquinter la
vue. Ce que permet aujourd’hui l’ère numérique, où obtenir le film d’un
match ne demande pas plus d’effort qu’un simple click, Marcelo Bielsa le
réalisait déjà il y a trois décennies. Il s’agissait alors de se démener pour se
procurer le maximum de cassettes VHS, comme les fans de musique
underground faisaient du tape trading. Collectionneur, Bielsa se muait
aussi en auto-producteur, en faisant filmer matchs et entraînements.
Bien avant que le support ne devienne un outil de travail banal pour
ses confrères, Bielsa avait compris à quel point la vidéo pouvait contribuer
à une connaissance plus pointue de ses joueurs, de ses adversaires, et,
plus généralement, du football. Déjà, quand il n’était qu’entraîneur de la
troisième division de Newell’s Old Boys, Marcelo Bielsa montrait dans le
bus de l’équipe la vidéo du match que celle-ci venait de disputer. À Vélez
Sarsfield, il avait perfectionné son système. À l’arrière d’une camionnette,
El Loco avait posé un matelas et s’était fait installer un magnétoscope
portable acheté aux États-Unis, ainsi qu’un écran quatorze pouces. « Après
les matchs, il rentrait de Buenos Aires à Rosario et regardait la vidéo de la
rencontre pendant que l’un de ses adjoints conduisait sa vieille
fourgonnette », se souvient, dans une interview accordée à Canchallena,
l’ex-milieu de terrain Claudio Husaín.
L’ère de la VHS a cédé le pas à celle du DVD, puis du tout numérique,
mais Marcelo Bielsa est resté accroc aux vidéos. Devant son écran, El Loco
étudie minutieusement le prochain adversaire, décortique les
performances de ses joueurs et s’inspire en regardant les meilleures
équipes de la planète jouer. Quand l’offre d’un club lui paraît intéressante,
il s’échine à visionner au moins deux fois chaque match de sa saison et
édite un film dédié à chacun de ceux qui deviendront peut-être ses futurs
joueurs. Sa rétine enregistre une quantité gargantuesque d’informations
qu’il cherche ensuite à mettre à profit sur le terrain. En Corée, pour le
Mondial 2002, Marcelo Bielsa s’était fait livrer une cargaison de 7 000
vidéos !
« Je suis partisan d’un football plus urgent et moins patient. Parce que je
suis anxieux. Et aussi parce que je suis argentin. »
Marcelo Bielsa
« Je suis obsédé par l’attaque, dit El Loco. Je regarde d’ailleurs des vidéos
pour attaquer, pas pour défendre. Vous savez en quoi consiste mon travail
défensif ? “Nous courons tous !” Le travail de récupération du ballon repose
sur cinq ou six règles et ciao ! Le football offensif, lui, est infini, interminable.
C’est la raison pour laquelle il est plus difficile de créer que de défendre.
Courir est une décision de la volonté, créer requiert l’indispensable ingrédient
du talent. Celui de l’entraîneur, et de ses joueurs. »
Sous le large front d’El Loco, une fabrique à idées qui produit à flux
tendus. La révolution permanente.
L’une de ses spécialités de laborantin iconoclaste : faire évoluer des
joueurs à des postes auxquels ils n’ont pas été formés. Comme d’avoir
utilisé Jérémy Morel comme défenseur central. Lubie d’un entraîneur
voulant perpétuellement réinventer le monde ? Plutôt une décision prise
après observation approfondie du joueur et estimation fine des besoins de
son équipe. « J’ai vu les quarante-huit matchs joués par Marseille l’an passé,
et j’ai simplement remarqué que Jérémy Morel était le meilleur dans le jeu
aérien, donc je l’ai mis en défense centrale », a expliqué l’entraîneur
olympien, en conférence de presse. À Bilbao, El Loco avait aussi fait
sensation en transformant Javi Martinez, le cerveau du milieu de terrain
et meilleur joueur de l’équipe, en défenseur central. Dans l’animation
élastique de ses équipes, Bielsa requiert des joueurs capables d’occuper
plusieurs positions. Il les entraîne d’ailleurs pour cela. « Lors de chaque
séance, on changeait de position pendant cinq à dix minutes », se souvient
ainsi l’ex-défenseur de l’Atlas Rodolfo Navarro. Latéral de formation, son
coéquipier Pavel Pardo sera lui aussi utilisé au milieu de terrain par El
Loco. Pardo se stabilisera au poste de milieu relayeur, où il deviendra le
meilleur Mexicain de sa génération.
Marcelo Bielsa
Bielsa est juché sur les épaules d’un homme, au centre du Coloso del
Parque, le stade de Newell’s Old Boys. Il hurle en brandissant un maillot
rouge et noir : « Newell’s Carajo, Newell’s ! ». Ses yeux sont exorbités, sa
fièvre intense. À seulement trente-cinq ans, Marcelo Bielsa vient de
devenir le plus jeune entraîneur champion d’Argentine. Sentiment
d’accomplissement. Mais plus encore que le professionnel comblé, c’est
surtout le fan qui exulte à ce moment-là. Car Marcelo Bielsa est un enfant
de Rosario, ville où même le cordon ombilical se teint de rouge et noir ou
de jaune et bleu, les couleurs des deux grands clubs de la ville, des deux
grands ennemis : Rosario Central et Newell’s Old Boys. Canallas
(canailles) versus Leprosos (lépreux). Marcelo Bielsa est de Newell’s et
rien ne le fera renier sa communauté d’appartenance. « Newell’s carajo ! »
Traduire : « Newell’s, nom de Dieu ! » El Loco est un sanguin à l’apparence
hermétique. Aussi rationnel soit-il dans la préparation de ses rendez-vous
hebdomadaires, sa passion est le bois qui alimente son inextinguible feu
intérieur, son perfectionnisme sans borne. À Rosario, « Newell’s carajo »
est devenu le cri de ralliement des supporters leprosos. La scène où il
hurle sa joie devant les siens, la famille leprosa, a même été immortalisée
sur une peinture murale aux abords du Coloso del Parque, devenu stade
Marcelo Bielsa. « Newell’s carajo ! »
À Guadalajara, ses amis et ses joueurs ont été témoins du désarroi d’El
Loco quand les résultats n’étaient pas au rendez-vous. « Marcelo ne
supporte pas l’échec, confie l’ex-dirigeant Samuel Alvo. Je me rappelle que,
après certaines défaites, il restait enfermé pendant deux jours dans sa
chambre. Il pouvait même pleurer, sa femme me demandait de venir le sortir
de là. » « Quand on perdait, reprend l’ex-gardien Oswaldo Sanchez, on ne
le voyait parfois pas pendant deux jours, on nous disait qu’il était en train
d’analyser pourquoi on avait perdu… » Le rapport distant des Mexicains
avec le succès semblait pourtant avoir particulièrement attiré l’attention
d’El Loco. « Je me rappelle qu’au Mexique, succès et bonheur sont deux
choses différentes », dira-t-il quelques années après avoir quitté le pays du
tequila. En théorie, Marcelo Bielsa accepte la défaite. Seulement en
théorie…
1982. Quand Marcelo Bielsa annonce à Jorge Griffa qu’il veut devenir
entraîneur, le grand formateur de Newell’s Old Boys et ex-défenseur de
l’Atlético Madrid lui confie une mission : partir à la recherche de jeunes
talents âgés de quatorze-quinze ans, qu’il entraînera au sein du centre, et
pourquoi pas ensuite en équipe première. Six ans plus tard, après avoir
amassé tous les titres possibles avec les catégories inférieures, Bielsa, à la
demande de son mentor, va élargir le spectre de détection des Rojinegros
à l’ensemble du territoire argentin, pour faire de Newell’s un club capable
de rivaliser avec le gratin national. El Loco ne va évidemment pas prendre
la tâche à la légère. Il s’arme d’une carte de l’Argentine qu’il découpe en
soixante-dix zones, chacune divisée en cinq sous-parties, qu’il ira fouiller
dans les moindres recoins. Il appelle aussi ses amis de la profession pour
qu’aucun bruit sur un jeune prometteur ne lui échappe. Dans sa petite Fiat
Spazio ou en bus, en compagnie de Griffa ou de son fidèle José Altieri,
Marcelo Bielsa va avaler plus de 25 000 kilomètres. Plus de la moitié de
l’équipe championne d’Argentine 1991 sera issue du travail de fond opéré
par El Loco. Outre Gabriel Batistuta, qui ne convainquait toutefois pas
plus que cela Bielsa et rejoindra Boca Juniors avant de débuter en pro,
l’autre grande prise de l’entraîneur argentin se nomme Mauricio
Pochettino. Un joueur qu’il signera sans jamais l’avoir vu jouer ! D’autant
plus insensé qu’El Loco s’était fié au témoignage d’un restaurateur pour
dégoter celui qui deviendra international argentin et est aujourd’hui
l’entraîneur admiré de Tottenham. À une heure du matin, Bielsa et Griffa
se présentent au domicile de la famille Pochettino, où l’on dort du
sommeil du juste. Maman Pochettino craint un cambriolage mais finit par
ouvrir. Présentations faites, les deux étrangers demandent à voir le jeune
Mauricio, qui dispose déjà d’une offre de Rosario Central. Quand l’ado de
quatorze ans est sorti du lit, les deux hommes s’exclament : « Mais quelles
jambes de footballeur, quelle allure de footballeur ! » Après une longue
discussion, Bielsa et Griffa emportent la mise. Ils arrachent Pochettino des
griffes du grand ennemi de Rosario Central. Au total, Bielsa voyait au
moins mille joueurs chaque année. Une moitié de l’équipe double
championne d’Argentine (1991, 1992) sera issue de ce travail de titan.
La médaille d’or des Jeux olympiques est le seul titre remporté par
Marcelo Bielsa à la tête de l’Argentine.
Ce tournoi, communément considéré comme mineur, avait été pris
très au sérieux par El Loco, trop heureux de pouvoir diriger une bande
constituée des meilleurs joueurs argentins de moins de vingt-trois ans. En
Grèce, l’Albiceleste de Carlos Tévez, Lucho González et de l’ex-Lyonnais
César Delgado écrasera la compétition, au point de n’encaisser aucun but.
Au coup de sifflet final à Athènes, l’hermétique Bielsa affiche un large
sourire, tend le poing, communie avec ses joueurs. « Je suis très heureux,
mon bonheur est proportionnel à l’importance de cet événement », expliquait
alors El Loco. Mais plus que l’entraîneur de football professionnel, c’est
sans doute l’ex-professeur d’éducation physique et le formateur qui
jubilait.
ÉLOGE DE LA FOLIE :
CE QU’ILS DISENT DE LUI
La filière basque :
Gorka Iraizoz (gardien de l’Athletic Bilbao) : « Sans aucun doute, Bielsa
est le directeur de tout cet orchestre, il est la raison pour laquelle nous
sommes où on est, il nous a donné le style avec lequel l’on joue
actuellement. »
Javi Martinez (international espagnol, joueur du Bayern Munich, ex-
Athletic Bilbao) : « Je ne suis pas parti de l’Athletic car je ne supportais plus
Bielsa. Je suis parti car jouer au Bayern est une opportunité unique. Bielsa
m’a beaucoup appris. Avec lui, j’ai appris à jouer comme défenseur central et
à comprendre le football d’une autre manière. Tous devraient travailler avec
lui au moins une fois dans leur vie. »
Ander Herrera (Manchester United, ex-Athletic) : « C’est la personne la
plus différente, la plus originale, singulière que j’aie connue. C’est un
entraîneur extrêmement exigeant qui ne se repose pas une seule seconde
pendant la saison. Sa capacité intellectuelle pour étudier le football est
incroyable. Ses entraînements sont totalement différents, le contact avec le
joueur est plus intense qu’en temps normal, on se réunissait quasiment tous
les jours pour parler ou regarder des vidéos. On peut aimer ou non, mais on
ne peut pas remettre en question son travail. Je n’ai jamais vu un staff
travailler autant. Il exige des autres ce qu’il exige de lui-même. Si un plot est
placé un demi-mètre d’où il aurait dû se trouver, il peut devenir dingue. Il
faut vraiment aimer le football pour travailler avec lui. Pendant deux ans,
j’ai toujours été titulaire. Je le remercie pour son travail mais j’appréciais
vraiment mes jours de repos. Dans quelques années, on me parlera de Bielsa
et je continuerai de soutenir qu’il est l’un des meilleurs entraîneurs que j’aie
eus. Changer le style d’une équipe en un an et parvenir à deux finales n’est
pas donné à tout le monde. »
RÉSULTATS PASSABLES,
ÉLÈVE STUDIEUX
ATLAS GUADALAJARA
(1992-1995, été 1996-mars 1997)
Pourquoi un homme qui vient de tout gagner, ou presque, en
Argentine, serait-il attiré par la perspective de diriger le centre de
formation d’un club qui végète dans les zones inférieures du championnat
mexicain ? Voilà, peu ou prou, ce que demandait la presse à Marcelo
Bielsa, à son arrivée à Guadalajara. Sa réponse : il avait été séduit par les
infrastructures du club et par l’opportunité de faire grandir la jeunesse
mexicaine. Usé par l’hystérie régnant au sein du football argentin, El Loco
voulait aussi pouvoir travailler sur le long terme. Sans abdiquer toute
ambition, sa campagne mexicaine n’était pas motivée par la perspective
d’accrocher de nouvelles médailles à son veston.
À l’orée de la saison 1993-1994, l’entraîneur argentin finit par prendre
en charge le groupe pro et va appliquer une recette semblable à celle qui a
été couronnée de succès à Rosario : de jeunes loups du centre de
formation encadrés par des joueurs qui ont déjà fait leurs preuves. Pour
l’occasion, il recrute d’ailleurs trois ex-Newell’s : Eduardo Berizzo, Ricardo
Lunari et Cristian Domizzi. La mayonnaise va prendre et l’Atlas se qualifie
pour la Liguilla, les play-offs qui concernent les huit meilleures équipes de
la saison régulière. Une première depuis douze ans pour le club de
Guadalajara. La saison suivante sera moins chatoyante. Les blessures
s’accumulent au sein de l’effectif. L’exigence démesurée de l’Argentin a été
évoquée pour expliquer l’hécatombe, mais l’Atlas aurait surtout payé le
départ de Luis Bonini, le préparateur physique fétiche de Bielsa. Quand il
écarte le nouveau préparateur physique, avec lequel il aurait eu un violent
différend selon la presse mexicaine, El Loco démissionne dans la foulée,
e
au terme de la 23 journée, manière d’assumer l’entière responsabilité de
son mauvais choix. Ses ex-dirigeants rappellent toutefois qu’El Loco avait
déjà présenté sa démission à plusieurs reprises auparavant, pour pouvoir
reprendre en charge le centre de formation. Là où il a obtenu de grands
résultats, en faisant grandir les Pavel Pardo, Jared Borgetti et autres
Oswaldo Sanchez, qui finiront tous par devenir des référents de la
sélection mexicaine.
AMERICA (1995-1996)
Malgré un passage vierge de titre à l’Atlas, l’Argentin va recevoir une
offre de l’America, le club le plus puissant et le plus médiatique du
Mexique, preuve que la cote de Marcelo Bielsa est alors au plus haut au
pays d’Hugo Sanchez. À l’été 1995, El Loco va se retrouver pour la
première fois de sa carrière face à un effectif peuplé de stars, dont le
Camerounais François Omam-Biyik, l’ex-avant-centre de l’Atlético Madrid
Luis Garcia, et le jeune Cuauhtémoc Blanco. Le formateur dans l’âme va-t-
il pouvoir imposer son régime de fer à ces joueurs bien installés ? Pendant
une moitié de saison, la méthode rigoriste de Bielsa semble soluble dans
les strass et les paillettes du club azulcrema (bleu et crème). L’America est
champion d’automne. Mais trois défaites de rang au printemps vaudront
un licenciement à Bielsa à deux journées du terme de la saison régulière.
Si l’ex-milieu de terrain Raúl Gutiérrez parle d’« usure physique » de
l’effectif pour expliquer le coup de mou de l’America, il semble que le
licenciement d’El Loco ait été précipité par sa propension à mettre sur le
banc certaines stars de l’équipe.
VÉLEZ SARSFIELD (1997-1998)
Retour aux premières amours : le championnat argentin. Vélez n’a pas
le nom de Boca ou de River, mais quand Marcelo Bielsa le prend en
charge, en 1997, il s’agit du club du moment. Avec Carlos Bianchi à sa
tête et José Luis Chilavert dans les buts, Vélez a tout raflé : trois
championnats (1993, 1995, 1996), une Copa Libertadores (1994), et
même la Coupe Intercontinentale face au Milan AC (1994). Selon les
propres mots d’El Loco, le club avait alors « dix ans d’avance ». Quoi qu’il
en soit, l’entraîneur à l’âme de révolutionnaire fera du récent et glorieux
passé table rase pour imposer ses manières à un groupe pas convaincu
dans un premier temps par la méthode Bielsa. Les vieux grognards de
Vélez finiront toutefois par se mettre au garde-à-vous et par appliquer les
ordres de leur nouveau général. Cinquième de l’Apertura 1997, El Fortín,
surnom du club, finit par retrouver l’ivresse d’un titre lors du Clausura
1998. Martin Posse, avant-centre de Vélez : « On a mis un championnat à
comprendre ce qu’il voulait et à être convaincus que sa méthode pouvait être
profitable à l’équipe. Personnellement, en tant qu’attaquant, je n’étais pas
habitué à marquer un joueur, à faire des efforts de récupération, je pensais
au contraire que je devais me réserver pour être frais au moment de recevoir
le ballon. Mais Marcelo, en me montrant des vidéos, a fini par me
convaincre, comme le reste de mes coéquipiers. »
ARGENTINE (1998-2004)
Bien entendu, il y a ce terrible échec, cette tragédie nationale :
l’élimination au premier tour du Mondial 2002. Une tache indélébile sur
le CV d’El Loco. Deux grands reproches ont été faits à Bielsa : qu’il se soit
entêté avec la même onze, dont certains éléments étaient rincés par leur
saison, et qu’il n’ait pas aligné le duo Batistuta-Crespo, pour ne pas
toucher à son organisation en 3-3-1-3. Reste que, si l’Argentine s’était
présentée en grande favorite de la compétition, c’est aussi que du bon
travail avait été fait en amont. Brillante dans le jeu, l’Albiceleste avait tout
simplement écrasé un continent de sa classe lors de la campagne
éliminatoire (2000-2001). Sur dix-huit matchs, l’Argentine en remporte
treize, fait quatre nuls et concède la défaite syndicale face au Brésil, à São
Paulo. Au terme des éliminatoires, le futur champion du monde brésilien
pointait treize points derrière l’Albiceleste ! Un gouffre. Bielsa a alors
prouvé qu’il pouvait diriger une constellation de stars, même si une
autorité supérieure, la Patrie, l’a sans doute aidé à se faire obéir au doigt
et à l’œil par les Verón, Simeone et consorts. Des joueurs qui ont toujours
refusé d’accabler El Loco pour la déroute de 2002, même une fois passé le
délai de prescription.
Du temps de son mandat à la tête de l’Argentine, Bielsa avait aussi la
charge de la sélection olympique. Le défi était de taille : le pays qui a
enfanté les Maradona, Kempes ou Di Stefano n’avait jamais remporté le
tournoi aux cinq anneaux. Ce sera chose faite en juin 2004, à Athènes.
« Je suis heureux pour Bielsa, déclarera Carlos Tévez, car il a beaucoup été
critiqué et il méritait cette victoire. C’est un grand travailleur et une grande
personne. » Un mois plus tôt, Bielsa s’était trouvé à deux doigts
d’accrocher un nouveau titre, mais une égalisation de dernière minute du
Brésil privera l’Argentine de sa première Copa America depuis 1993. De
quoi voir El Loco verser dans une interprétation mystique des ressorts du
succès et de l’échec : « J’ai vu cinquante fois l’égalisation d’Adriano, et j’en
conclus qu’il y a des choses dans le football qui relèvent de Dieu. »
CHILI (2007-2010)
Après trois ans passés à l’écart du football professionnel, Marcelo
Bielsa revient sur le devant de la scène pour prendre la Roja en main. À la
tête du Chili, El Loco va parvenir à mettre au pas une sélection gangrénée
par les problèmes d’indiscipline et lui faire interpréter un football
réjouissant. Sous ses ordres, la Roja va réaliser ce qui peut être considéré
comme la meilleure campagne éliminatoire de son histoire. Une
campagne terminée en deuxième position, un petit point derrière le Brésil.
L’esprit d’entreprise de la Roja à la mode Bielsa permettra notamment à
Alexis Sanchez et consorts de ramener quatre victoires à l’extérieur, un
véritable tour de force en Amérique du Sud. Cette campagne éliminatoire
épique du Chili sera aussi marquée par une victoire face à l’Argentine (15
octobre 2008), la première de son histoire en match officiel. Au Mondial,
la sélection andine continuera de montrer un visage ambitieux et ne
laissera des plumes que face à l’Espagne, lors du premier tour. En
huitièmes de finale, elle chutera toutefois lourdement face au Brésil (3-0).
Une défaite qui peut être imputée à l’idéalisme de Bielsa, qui avait tenu à
ce que ses hommes prennent le jeu à leur compte malgré le talent
superlatif des attaquants adverses. El Loco n’a rien gagné au Chili, si ce
n’est l’admiration de tout un peuple enthousiasmé par la solidarité et
l’audace insoupçonnée de ses représentants en crampons.
MARSEILLE (2014-…)
Marcelo Bielsa, après avoir pris trois buts et perdu au Vélodrome
contre Caen : « Mon jeu est l’attaque, mais cela ne signifie pas
nécessairement de mal défendre. Il existe sans doute un équilibre que je ne
parviens pas à transmettre à l’équipe, mais ces idées ne vont pas être
abandonnées, parce que je pense que ce sont les bonnes. » Autrement dit : le
résultat passera par la manière.
o
Oscar Scalona, ami d’enfance de Bielsa, dans So Foot (n 119) : « J’ai
eu exactement le même sentiment à chacune de ses rencontres (les finales de
Bilbao). Je souffrais, je priais pour que Marcelo renonce à ses principes
l’espace d’une soirée, que ses joueurs balancent de longs ballons pour faire
sauter la pression adverse. Mais non, ses équipes étaient à son image :
géniales, merveilleuses, authentiques, mais incapables de changer. La rigidité
et l’exigence de Marcelo finissent par le trahir et poussent ses équipes au
suicide. »
Pour conclure le débat sur les résultats de Marcelo Bielsa, extrait d’une
interview de Javier Mascherano, l’un des joueurs qui parlent le mieux de
football, pour El País : « J’aurais aimé qu’il gagne plus de titres, je crois que
le football a été injuste avec lui, car il mérite beaucoup plus que ce qu’il a
obtenu. Mais peut-être que sa plus grande victoire a été de laisser son
empreinte sur chacun des joueurs et chacune des équipes qu’il a entraînés. »
L’EMPLOYÉ INGÉRABLE
Bielsa l’avait annoncé. Après deux ans et demi à la tête des Leprosos,
son cycle était parvenu à son terme. Newell’s venait de remporter un
deuxième championnat d’Argentine sous ses ordres, et El Loco partirait
faire reposer son cerveau après un aller-retour contre River Plate qui
devait décider d’une qualification directe pour la prochaine Copa
Libertadores. Entre-temps, il y avait un match très amical à disputer face
aux Paraguayens d’Olimpia. La rencontre avait été organisée pour
apporter une recette supplémentaire qui irait entièrement dans les poches
des joueurs. Plus qu’un match, il s’agissait d’une fête pour célébrer une
nouvelle fois les héros locaux. Un détail qui échappa à Marcelo Bielsa…
L’entraîneur avait ainsi osé mettre la pression sur ses joueurs pour qu’ils
reviennent à minuit du mariage de Dario Franco, célébré la veille de la
rencontre de gala.
À force de supplier leur entraîneur, Pochettino et consorts obtiendront
la permission de 3 heures du mat’. Le lendemain, Bielsa aligne son équipe-
type. Il estime que lui et ses joueurs doivent proposer le meilleur spectacle
possible pour remercier les supporters venus les soutenir. À la mi-temps,
Newell’s est mené par Olimpia (0-2). Furieux, El Loco se sent trahi, et
décide de remplacer l’ensemble de son onze devant le regard sidéré du
vestiaire. Le lendemain, l’entraîneur prend de court ses dirigeants et
décide de démissionner. Incapable de modérer son exigence, Bielsa s’en
ira dans le fracas. Deux années fastes à la tête de son cher Newell’s ne
méritaient-elles pas une fin plus polie ?
Lors de ses six ans à la tête de l’Argentine, Marcelo Bielsa s’est obstiné
à entretenir des relations inexistantes avec Julio Grondona, président de
l’AFA et parrain du football argentin. Il eut même quelques mots doux
pour son supérieur. « Grondona est un homme à l’attitude asservissante »,
déclara-t-il en 2001. Lors du Mondial 2002, l’incorruptible entraîneur
évita d’échanger ne serait-ce qu’un simple salut avec le dirigeant à la
réputation sulfureuse…
Décrit comme le « plus sensé des fous » par son ex-adjoint mexicain,
Efrain Flores, Bielsa ne peut pas non plus être considéré comme le plus
équilibré des hommes. Car une lutte interne, alimentée par son exigence
maniaque, menace constamment son équilibre psychique : celle entre le
rationalisme exacerbé de son cerveau et son caractère passionnel. Une
intense bataille qui peut provoquer de terribles courts-circuits dont les
étincelles retombent sur ses joueurs, ses adjoints, ou ses proches. « Quand
quelque chose ne lui plaît pas, il crie fort », avait prévenu, sur les ondes de
RTL, Aymeric Laporte, le Français de l’Athletic Bilbao, quand El Loco
venait de signer à l’OM. À plusieurs reprises, Bielsa s’est même trouvé à
deux doigts d’en venir aux mains avec des footballeurs rebelles à son
autorité. S’il se repentit de ne pas savoir toujours se contenir, l’hermétique
Bielsa peut en revanche laisser libre cours à une franchise pas loin d’être
brutale, sans que cela lui provoque le moindre conflit. « J’aspire à diriger
comme j’aimerais qu’on me dirige », dit-il. Le grand écart existant entre sa
norme personnelle et la norme sociale se trouve derrière sa violence
verbale et ses emportements.
La franchise de Marcelo Bielsa, liée à un souci éthique d’honnêteté,
ignore allégrement les frontières de la convenance sociale. Plus d’un de
ses joueurs, de ses adjoints, ou de ses proches, en ont fait les frais. El Loco
dit ses vérités en face, à mains nues, sans prendre le moindre soin
d’enrober son propos.
Devenu sélectionneur de l’Albiceleste, Bielsa se rend en Espagne pour
rencontrer les Argentins qui y évoluent, tel Fernando Redondo, l’un des
meilleurs joueurs de son époque. En guise de présentation, El Loco va
frapper fort : « Premièrement, je dois vous dire que vous ne me plaisez pas,
annonce-t-il à l’élégant milieu du Real Madrid, mais je suis là car j’ai le
devoir de voir tous les footballeurs argentins. » Pour plaire à Bielsa,
Redondo ne courait sans doute pas assez et portait peut-être un peu trop
le ballon. Reste qu’El Loco, pas aveugle non plus, finira par convoquer le
beau Fernando, qui ne trouvera toutefois jamais sa place au sein du onze
du sélectionneur aux verdicts en forme d’uppercuts.
Apprécié par Bielsa, qui avait contribué à le former, Ricardo Lunari a
lui aussi essuyé le verbe oblique d’El Loco. Au centre de formation, les
critiques sans détour de l’entraîneur n’ont ainsi pas été loin de lui faire
jeter l’éponge et de le faire rentrer au bercail. Plus tard, Bielsa l’emmène
avec lui à l’Atlas, mais El Loco veille à ne surtout pas flatter l’ego de son
milieu de terrain. « Je veux que vous soyez bien conscient que vous ne valez
pas le million de dollars que l’Atlas a payé pour vous. Nous sommes
d’accord ? » Oui, chef.
À Newell’s, Daniel Carmona, ex-secrétaire technique du club, a
supporté la brutalité verbale d’El Loco en faisant le dos rond. Devant
l’insistance de Bielsa, il accepte une invitation à son domicile, pour
célébrer autour d’un gâteau et de sodas le retour de l’étranger de l’un de
ses joueurs. Quand Carmona regagne les installations du club, sitôt le
goûter terminé, il voit Bielsa lui reprocher de ne pas avoir terminé son
travail. « Je lui réponds que j’avais été chez lui à son invitation et que le
travail ne pouvait être déjà prêt », explique Carmona, dans une interview à
Terra Chile. « Mais qu’est-ce que j’en ai à faire ? », s’emporte alors
l’entraîneur. Dix minutes plus tard, Bielsa revient vers son adjoint pour
s’excuser. « Ne fais pas attention à moi », lui dit-il, conscient de sa propre
folie. Repentant après avoir commis le péché de colère, Bielsa a aussi pu
prendre la plume ou son téléphone pour demander qu’on lui pardonne ses
emportements volcaniques.
Peut-être les cachets avaient-ils déjà fait effet, c’est en tout cas à bord
d’un avion que l’explosif conflit entre Marcelo Bielsa et José Luis Chilavert
s’est apaisé. Le différend s’était amorcé, ou plutôt creusé, après une
interview donnée par le défenseur de Vélez Sarsfield Raúl Cardozo,
affirmant qu’il préférait le système d’Angel Cappa (entraîneur argentin au
style offensif) à celui de Bielsa. « Bande de lâches », s’indigne El Loco au
sein du vestiaire, reprochant à ses joueurs de ne pas lui avoir dit les
choses en face. Chilavert, l’imposant leader du groupe, monte alors au
créneau, assurant qu’il n’accepterait pas d’être qualifié ainsi. Prête à en
venir aux mains avec son entraîneur, la légende paraguayenne sera
écartée du groupe pendant trois semaines. Malgré sa réintégration, sa
relation restera tendue avec El Loco jusqu’à un voyage en avion… Les
deux hommes se trouvent côte à côte. Ambiance glaciale, avant que
l’avion ne passe par une zone de turbulences. Paniqué, Bielsa s’adresse au
gardien et brise la glace d’une interrogation déconcertante : « Chilavert,
vous êtes heureux ? » « Oui, bien sûr Marcelo, ma famille ne manque de rien,
je suis heureux », lui répond le gardien. Ce court dialogue mettra un terme
à leur conflit. Lors du Mondial 98, Chilavert recevra un appel de Marcelo
Bielsa : El Loco tient à remercier son gardien pour ne pas avoir ligué le
vestiaire contre lui. Trois ans plus tard, celui qui gardait alors les buts de
Strasbourg sera à nouveau surpris par un autre appel : « Bonjour, c’est
Marcelo. Marcelo Bielsa. Vous vous rappelez que vous m’aviez dit que New
York est la plus belle ville du monde ? Eh bien, vous aviez raison, je suis en
train de marcher sur la Cinquième Avenue et c’est la plus belle ville que j’aie
pu voir. » Bielsa n’oublie rien. Plutôt inquiétant…
LE LEGS : QUE RESTE-T-IL D’EL LOCO ?
Jorge Valdano