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LIBERALISME ET CONSERVATISME

DANS LA PENSEE D’ALBERDI

Il est important de rappeler les précautions à prendre lorsque nous


parlons de l’idéologie des acteurs politiques du XIXe siècle latino-amé-
ricain. Les termes « libéral » et « conservateur » correspondent rare-
ment à une description précise des principes qui régissent leurs actions.
D’une part, certains secteurs de la pensée de l’époque se caractérisent
plus par l’éclectisme et la fusion d’idéologies que par une prise de po-
sition absolue. D’autre part, les exigences du processus de construction
institutionnelle du milieu du XIXe siècle placent constamment ces ac-
teurs face à un dilemme : construire une autorité tout en limitant son
pouvoir selon les principes libéraux de l’époque. Certains combinent
des éléments théoriques hétérogènes, voire contradictoires, afin de ser-
vir une pratique politique concrète1. C’est précisément l’éclectisme
d’Alberdi qui a permis diverses « appropriations » idéologiques de son
œuvre tout au long de l’histoire, comme le montrent bien les articles
d’Horacio Tarcus et d’Eduardo Jozami.
Nous tenterons de dégager les « substrats » de pensée conserva-
trice et de pensée libérale chez Alberdi, et de comprendre les tensions
provoquées par leur cohabitation dans deux domaines : la Constitution
conçue comme instrument de protection des droits individuels, mais
surtout de construction de l’autorité politique, processus qui établit un
programme pour l’avenir, tout en tenant compte d’un héritage histori-
que particulier ; et la défense du libéralisme économique, qui élève le
1
Jorge E. Dotti, Las vetas del texto. Una lectura filosófica de Alberdi, los positivistas, Juan
B. Justo, Buenos Aires, Puntosur editores, 1990 ; Charles Hale, « The Reconstruction of
Nineteenth-Century Politics in Spanish America: A Case for the History of Ideas », Latin
American Research Review, vol. VIII, n°. 2, 1973; Charles Hale, «Political and Social
Ideas in Latin America, 1870-1930», Cambridge History of Latin America, vol. IV, 1986.

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savoir pratique au rang de véritable moteur du développement social,
contre la tradition du savoir lettré et du prestige politique ou militaire.
Cette défense de l’action spontanée du savoir pratique est cependant
affaiblie par la justification des facultés extraordinaires du pouvoir exé-
cutif comme instrument de réforme économique. Cette tension entre la
défense des libertés individuelles et la construction parallèle d’instru-
ments d’autorité politique caractérise l’ensemble de l’œuvre d’Alberdi.

Une Constitution provisoire :


liberté et autorité dans la république possible2
Dans les Bases, de 1852, Alberdi explique le pragmatisme avec
lequel il appréhende la rédaction d’un modèle Constitutionnel pour
l’organisation de l’Argentine après la chute de Rosas. Cette Constitution
« provisoire » doit répondre aux exigences du moment sans nécessai-
rement incarner de modèle universel. Comme un architecte participant
à l’« œuvre interminable » de la construction politique, il peut installer
les échafaudages d’une certaine façon aujourd’hui, et les déplacer de-
main selon les besoins du contexte. Cette approche pragmatique est
difficilement compatible avec l’idée conservatrice d’une « Constitu-
tion historique » en tant qu’accumulation d’une sagesse transcendant
le raisonnement politique circonstanciel3.

2
Pour différents points de vue sur la configuration de la pensée politique d’Alberdi, voir
Natalio Botana, La tradición republicana. Alberdi, Sarmiento y las ideas políticas de su
tiempo, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1984 ; Oscar Terán, Alberdi póstumo, Bue-
nos Aires, Puntosur editores, 1988, et Escritos de Juan Bautista Alberdi. El redactor de
la ley. Présentation et sélection de textes d’Oscar Terán, Bernal, Universidad Nacional
de Quilmes, 1996 ; Tulio Halperín Donghi, « Una Nación para el desierto argentino »,
in Proyecto y Construcción de una nación (Argentina 1846-1880), compilación prólogo
y cronología, Buenos Aires, Biblioteca Ayacucho (ANNÉE) ; Ezequiel Gallo, « Libera-
lismo, centralismo y federalismo: Alberdi y Alem en el 80 », in E. Gallo, Vida, Libertad,
Propiedad. Reflexiones sobre el liberalismo clásico y la historia Buenos Aires: Editorial
de la Universidad de Tres de Febrero, 2008, Jorge Mayer, Alberdi y su tiempo, Buenos
Aires, Eudeba, 1963 ; Jeremy Adelman, « Between Order and Liberty. Juan Bautista Al-
berdi and the Intellectual Origins of Argentine Constitutionalism », Latin American Re-
search Review, vol. 42, n° 2, juin 2007 ; Gabriel Negretto et José Antonio Aguilar-Rivera,
« Rethinking the Legacy of the Liberal State in Latin America, The cases of Argentina
1853-1916 and Mexico 1857-1910 », Journal of Latin American Studies, 32 : 2, 2000 ;
Roberto Gargarella, Los fundamentos legales de la desigualdad. El constitucionalismo en
América (1776-1860) Buenos Aires, Siglo XXI, 2005.
3
Cf. J.G.A. Pocock, « Burke and the Ancient Constitution: A Problem in the History of

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La Constitution est le programme d’une nouvelle politique destinée
à favoriser l’industrie, le peuplement et l’introduction de nouvelles ha-
bitudes de travail et de comportement civique afin de remplacer les en-
thousiasmes guerriers et archaïques des dernières décennies. Les immi-
grants européens sont appelés à peupler et à transformer matériellement
et culturellement le territoire argentin. L’esprit de cette Constitution est
de leur offrir un cadre de liberté civile et des garanties susceptibles de
les attirer. Alberdi appelle, dans Sistema económico y rentístico de la
Confederación Argentina, de 1854, à abolir radicalement tout héritage
législatif colonial afin de le remplacer par de nouvelles lois plus adap-
tées à l’esprit de la nouvelle Constitution, ce qui dénote une vision très
peu conservatrice4.
Toutes ces transformations matérielles et culturelles ne peuvent ce-
pendant remplir leurs fonctions qu’à condition que le cadre institution-
nel instable engendré par des décennies de guerre civile et d’insurrection
ne disparaisse. La construction d’une autorité nationale forte est la con-
dition nécessaire pour mettre fin au « Moyen Âge » ou « féodalisme »
des caudillos qui fait obstacle au progrès. Quelle forme institutionnelle
doit prendre cette autorité nationale ? « Le bel exemple du Brésil »,
affirme Alberdi, n’est pas viable au Río de la Plata, où il est impossible
de songer à une monarchie pour garantir la stabilité institutionnelle.
L’exemple le plus proche est à l’époque le Chili, sa république « por-
talienne » et sa Constitution de 1833. Le régime politique établi par
Diego Portales incarne, selon Alberdi, les paroles attribuées à Simon
Bolívar : les États de l’Amérique hispanique ont besoin de dirigeants
appelés présidents mais ayant le pouvoir des rois. La concentration des
pouvoirs dans l’exécutif national selon le modèle par la Constitution
chilienne permet de préserver, dans le nouveau cadre républicain, l’or-
dre et la stabilité du principe monarchique.

Ideas », in J.G.A. Pocock, Politics, Language & Time. Essays on Political Thought and
History, The University of Chicago Press, 1989. Pour le cas de l’Amérique, voir José
Carlos Chiaramonte, « The ‘Ancient Constitution’ after Independence (1808-1852) », His-
panic American Historical Review, 90:3, 2010.
4
Juan Bautista Alberdi, Sistema Económico y Rentístico de la Confederación Argentina
según su Constitución de 1853, 1854 : « La Constitution est en quelque sorte une grande
loi dérogatoire [...] Pour parfaire l’organisation de notre liberté économique, il est impéra-
tif de détruire notre organisation coloniale. »

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Ce choix ne se fonde pas seulement sur les exigences de transforma-
tion matérielle du pays, il s’agit aussi de la reconnaissance de l’héritage
historique du passé colonial et de la dictature de Rosas ; Alberdi le dé-
crit comme l’articulation de « la tradition du passé » et de « la chaîne
de la vie moderne ». Nous pouvons ici trouver une trace du penchant
conservateur de la pensée d’Alberdi :
« La république ne peut prendre d’autres formes quand elle succède directement à
la monarchie ; le nouveau régime doit nécessairement contenir quelques éléments
de l’ancien ; on ne peut passer directement d’un âge du peuple à l’autre.5 »

C’est donc dans l’exemple chilien que se forge la première appro-


che conservatrice selon laquelle le maintien de l’ordre est fondé sur
la continuité historique des modes de concentration de l’autorité, dans
un mouvement allant d’une monarchie dépassée par les circonstances
historiques aux nouvelles formes de république constitutionnelle. Les
personnages qui inspirent Alberdi sur ce versant conservateur au milieu
du XIXe siècle sont Mariano Egaña et le général Bulnes, et non pas
Bonald et De Maistre6.
L’idée selon laquelle la loi est le produit de l’évolution historique de
la société est présente dans l’œuvre d’Alberdi dès ses débuts, lorsqu’il
est sous l’influence de l’école du droit allemand dirigée par Savigny, à
travers sa lecture de Lerminier. Dans Fragmento Preliminar al Estudio
del Derecho (1837), Alberdi reconnaît :
« J’ai ouvert Lerminier et ses pages brûlantes ont transformé ma pensée comme
le livre de Savigny transforma les siennes. Je ne conçois plus le droit comme une
suite de lois écrites. J’ai découvert qu’il s’agissait de la loi morale du développe-
ment harmonieux des êtres sociaux, la Constitution même de la société... »

Cependant, Alberdi est aussi l’héritier de la génération révolution-


naire et il n’est pas question pour lui de se contenter du résultat de

5
Alberdi, Bases y puntos de partida para la organización política de la República Argen-
tina, 1852, chap. XII. Dans ce texte, sa réflexion s’achève avec un dernier regard sur la
France : « La République française, rejeton de la monarchie, se serait sauvée par ce moyen,
mais le radicalisme excessif l’obligera à revenir à la monarchie ».
6
Voir la Biografía del General Bulnes d’Alberdi (1848) et El pensamiento conservador de
Alberdi y la Constitución de 1853 de Dardo Pérez Guilhou,Buenos Aires, Depalma, 1984,
p. 31-43.

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l’évolution historique. La loi a toujours conservé pour Alberdi son rôle
transformateur, ce qui est d’ailleurs une source de tension de sa pensée7.

Dans le projet institutionnel alberdien, où son souci du maintien de


l’ordre et de l’autorité doit trouver un prolongement juridique, la limi-
tation du droit de vote à un secteur restreint de la population occupe un
rôle central. On peut difficilement qualifier cette position de conserva-
trice, étant donné que de nombreux libéraux du XIXe siècle soutenaient
des systèmes électoraux restrictifs8.
Dans les Bases, Alberdi ne s’arrête sur la « question électorale »
que dans quelques paragraphes. « Sans une importante modification du
système électoral de la République argentine », affirme-t-il, « il fau-
dra renoncer à l’espoir d’obtenir un gouvernement digne de l’œuvre
du suffrage. » Il est remarquable qu’au milieu du XIXe siècle, Alberdi
ne soit pas soucieux des dangers que l’expansion du suffrage pouvait
engendrer à l’avenir, mais qu’il se désole des conséquences des erreurs
passées qui exigeaient une « importante modification » du système élec-
toral en vigueur. Alberdi pense à la façon dont le régime de Rosas s’est
appuyé sur la loi électorale votée en 1821 par le gouvernement libéral
de Rivadavia. Cette première génération de libéraux a, selon Alberdi,
oublié « que la prudence exige de tenir compte des conditions d’édu-
cation et de bien-être matériel pour garantir un suffrage pur et juste »,
et a installé un suffrage trop large mettant en danger la durabilité des
nouvelles institutions.
Avec le même pragmatisme qui a présidé à la fusion des principes
centristes et fédéralistes dans son projet de Constitution, Alberdi sug-
gère une solution modérée à cette expansion du droit de vote, à travers
le retour au vote indirect qu’avait supprimé la loi de 1821 :
7
Dotti, op. cit., p. 28 ; Botana, op. cit., p. 300. Sur les problèmes posés dans l’histoire in-
tellectuelle en général et dans l’examen de la pensée d’Alberdi en particulier, par l’oscilla-
tion entre les pôles de l’historicisme/romantisme et des idées réformatrices des Lumières,
voir Elías José Palti, El momento romántico. Nación, historia y lenguajes políticos en la
Argentina del siglo XIX, Buenos Aires: Eudeba, 2009.
8
Alan S. Kahan, Liberalism in Nineteenth-Century Europe: The Political Culture of Li-
mited Suffrage,New York: Palgrave MacMillan, 2003 ; Alexander Keyssar, The Right to
Vote: The Contested History of Democracy in the United States, New York: Basic Books,
2000 ; Richard Franklin Bensel, The American Ballot Box in the Mid-Nineteenth Century
Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

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« Pour éviter les inconvénients d’une brusque suppression des droits dont dispose
la masse, il est possible d’utiliser un système de vote double et triple, c’est le
meilleur moyen de purifier le suffrage universel sans le diminuer ni le supprimer,
et de préparer les masses à l’exercice futur du suffrage direct. »

Dans Elementos del Derecho Público Provincial Argentino, écrit en


1854, sa critique du suffrage élargi est encore plus explicite :
« Le système électoral est le fondement du gouvernement représentatif. Voter si-
gnifie savoir distinguer et délibérer. L’ignorance ne distingue pas, elle cherche un
orateur et choisit un tyran. La misère ne délibère pas, elle se vend. Retirer le vote
des mains de l’ignorance et de l’indigence, c’est garantir la pureté et la réussite
de son exercice. »

Dans une profession de foi libérale, il finit par souligner la priorité


des « objets et de l’étendue » du pouvoir des institutions politiques sur
les mécanismes de vote des titulaires :
« Législature ou conseil d’administration, gouverneur ou junte économique,
les titres n’ont pas d’importance. Les objets et l’étendue du pouvoir, voilà ce
qui compte. »

Alberdi invite ainsi à se concentrer sur les avantages de la « répu-


blique possible », celle dans laquelle les libertés civiles et économiques
engendrent un processus de transformation sociale, qui entraîne l’avè-
nement de la « république véritable » :
« heureusement, la république, si féconde dans ses formes, reconnaît plusieurs
degrés et se prête à toutes les exigences de l’âge et de l’espace. Savoir l’adapter à
notre âge, c’est là tout l’art de nous constituer. »

Les principes de la nouvelle Constitution joueront un rôle fonda-


mental dans le destin du projet républicain :
« Le succès du système républicain dans un pays comme le nôtre repose sur le
système électoral. »

Pendant la transition de la « république possible » à la « république


véritable », ce système combine tous les filtres et les restrictions néces-
saires à la stabilité de l’autorité.
Des années plus tard, la défaite de la Confédération face aux for-
ces de Buenos Aires à Pavón (1861) instaure un paysage politique très

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différent. Le projet institutionnel prend alors la forme d’un fédéralisme
encore plus décentralisé en raison de la réforme Constitutionnelle en-
gagée par Buenos Aires. Alberdi accentue à cette occasion ses critiques
contre l’ascension politique de Buenos Aires au sein de l’organisation
nationale et contre l’affaiblissement des mécanismes de contrôle du
gouvernement national vis-à-vis des gouvernements provinciaux. Dans
un texte écrit en 1862, il dénonce la « cohabitation » du gouvernement
de la province de Buenos Aires et du gouvernement national dans la
ville de Buenos Aires, « les deux causes principales de l’anarchie ».
Dans ce processus, affirme Alberdi, « les gouvernants sont plus l’instru-
ment que la cause », instruments des deux forces historiques qui luttent
pour contrôler les ressources du port. L’instabilité politique, les guerres
civiles et l’anarchie perpétuelle ne sont dues, ni à la race, ni à la répu-
blique, mais plutôt à la faiblesse structurelle et institutionnelle du gou-
vernement national, qui ne parvient pas à imposer son autorité sur tout
le territoire9. Dans une lettre à son ami Juan María Gutiérrez, recteur de
l’université de Buenos Aires sous le gouvernement de Mitre, Alberdi se
réjouit de savoir que son texte a reçu un bon accueil dans La Nación, le
journal de Mitre, et interprète cela comme le signe d’un accord sur la
nécessité de résoudre la question de la ville de Buenos Aires en tant que
capitale fédérale10.
Le contexte international devient au même moment une source d’ins-
piration pour ses arguments en faveur de la centralisation du gouverne-
ment national. D’un côté, la guerre de Sécession aux États-Unis, où l’on
assistait, non pas à l’affrontement des forces de la centralisation et de
celles de la décentralisation, mais au contraire à l’affrontement de deux
États très centralisés. D’un autre côté, l’incursion de Napoléon III au
Mexique, perçue comme le profit que tirait un pouvoir politique centra-
lisé de la faiblesse engendrée par le fédéralisme en Amérique du Sud.
Dans une autre lettre à Juan María Gutiérrez, écrite en octobre 1862,
Alberdi souligne :

9
Juan Bautista Alberdi, De la anarquía y sus dos causas principales, del gobierno y sus
dos elementos necesarios en la República Argentina, con motivo de su reorganización por
Buenos Aires,1862, in Obras Completas, vol. VI.
10
Juan Bautista Alberdi, Cartas inéditas a Juan María Gutiérrez y a Félix Frías, recueil
et introduction de Jorge M. Mayer et Ernesto A. Martínez, Buenos Aires, Editorial Luz del
Día, 1953, p. 183.

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« V. n’a cessé d’être attentif aux événements qui ont lieu au Mexique et aux États-
Unis. Le destin du Nouveau Monde dans son ensemble est en jeu là-bas. Ces deux
questions sont étroitement liées malgré les apparences. Le démembrement des
États-Unis fait partie de la politique européenne au Mexique, il sert à garantir la
stabilité du nouvel ordre en train de s’y établir. Le démantèlement de la grande ré-
publique semble inévitable [..…] Le centralisme, le pouvoir unitaire, est vécu par
tous comme une nécessité. Il en est de même ici au sud. Si la république se divise,
V. aura deux états unitaires indépendants ; dans le cas contraire, la fédération des
36 États unis sera transformée en un vaste état unitaire.11 »

Alberdi réfléchit alors très clairement à la possibilité d’un régime


« quasi monarchique », et imagine, avec certaines hésitations, un nou-
veau changement pour les jeunes nations. Il propose de s’aligner sur «
un gouvernement à l’européenne », une formule associant centralisation
politique et inamovibilité de l’exécutif, instauré grâce à l’intervention
européenne dans une « assemblée des deux mondes » convoquée afin
d’assurer la stabilité politique des nations américaines :
« Qu’est-ce que le gouvernement à l’européenne ? Ce n’est pas exactement une
monarchie, mais une centralisation et une inamovibilité, c’est-à-dire que ces con-
ditions sont associées à la république à travers la monarchie […] Il faut faire de
la république, une monarchie sans roi et sans dynastie. […] À quoi se réduit cette
transformation ? […] À la façon de décider et d’être du pouvoir exécutif sur quoi
repose le secret de la liberté, et non pas à ses attributions et pouvoirs. Cette varia-
tion a pour objectif de trouver la paix et l’ordre et de les associer à la liberté. Le
chef suprême de l’État ne sera pas élu périodiquement mais une fois pour toutes.
Son pouvoir est héréditaire selon la loi de la nation, et dans l’ordre déterminé par
la nation. Sa durabilité n’implique que la durabilité de l’ordre. »

Les brouillons commencent en 1863 et terminent par une note finale


datée de 1867 probablement inspirée par la restauration de la républi-
que au Mexique et la fin tragique de l’empereur Maximilien. Alberdi
y affirme avoir abandonné ses postulats étant donné « les expériences
réalisées dans les deux Amériques »12.

11
Ibid., p. 180. Sur la création par la Confédération des États du Sud des États-Unis d’un
État central aussi puissant que celui de l’Union du Nord, voir Richard Franklin Bensel,
Yankee Leviathan. The Origins of Central State Authority in America, 1859-1877, Cam-
bridge University Press, 1990.
12
Juan Bautista Alberdi, Del gobierno en Sudamérica según las miras de su revolución
fundamental, 1863, 1867, tome IV des Escritos Póstumos, Buenos Aires, 1896.

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L’isolement politique prolongé d’Alberdi, durant la décennie suivan-
te, va le convaincre des conséquences dangereuses de la concentration
du pouvoir politique pour les opposants. Alberdi fait alors l’expérience
« du peu de garanties de sécurité sur lequel on peut compter lorsqu’on
déplaît au pouvoir »13. Les retards de paiement de ses honoraires de
diplomate de la Confédération en Europe, l’annulation de ses fonctions
ainsi que la peur pour sa vie et son intégrité physique, le marqueront
beaucoup et le réduiront à rester « enveloppé dans une atmosphère
d’inquiétude et de timidité permanente », selon les observations que
fit Lucio V. Mansilla après l’avoir personnellement rencontré à Paris14.
Alberdi retrouve alors son attachement à une liberté conçue comme
sécurité personnelle et, se fondant sur Montesquieu, il rappelle qu’ «
être libre signifie être certain que sa personne, sa vie, ses biens ne seront
pas attaqués en raison d’opinions qui déplaisent au gouvernement ». En
Argentine, les différents régimes politiques avaient eu, sur ce point, la
même attitude :
« La raison qui m’éloigne de mon pays et de son régime dit libéral est la même
qui m’a poussé à le quitter lorsqu’il était soumis à un gouvernement tyrannique :
le peu de sécurité personnelle dont jouit celui qui déplaît au pouvoir. »

Cependant cette expérience n’entama pas sa volonté de concilier


l’ordre et les idéaux de liberté en Argentine et jusqu’à la fin de sa car-
rière politique, il resta convaincu que c’était possible. Au début des
années 1880, la défaite des milices de Buenos Aires face aux troupes
nationales, la fédéralisation de la ville de Buenos Aires et l’élection
présidentielle du général Roca furent le cadre de la publication de ses
deux dernières œuvres : La omnipotencia del estado es la negación de
la libertad individual, et La República Argentina consolidada con la
ciudad de Buenos Aires como Capital.
Dans La omnipotencia del estado es la negación de la libertad indi-
vidual, où l’on devine l’influence de Benjamin Constant et de Fustel de
Coulanges, on trouve une critique féroce de l’ancienne conception de la
liberté, accusée d’entraver l’avènement de la liberté des modernes :

13
Juan Bautista Alberdi, Palabras de un ausente en que explica a sus amigos del Plata los
motivos de su alejamiento (1874), tome VII des Obras Completas.
14
Lucio V. Mansilla, Retratos y recuerdos (1894), Buenos Aires, Paradiso, 2005, p. 124.

231
« La patrie comme la concevaient les Grecs et les Romains était essentiellement
opposée à l’idée que nous en avons aujourd’hui […] La patrie est libre dans la
mesure où elle ne dépend pas de l’étranger ; mais un individu n’est pas libre
quand il dépend de l’État de façon absolue et universelle. »

Sa défense de la liberté individuelle comme axe du système po-


litique moderne semble contredire certaines des affirmations de La
República Argentina consolidada con la ciudad de Buenos Aires como
Capital, pourtant publié la même année. Alberdi, témoin du conflit
engendré par le projet de fédéralisation qu’il défendait, y concentre à
nouveau ces propos sur l’ordre et la sécurité comme valeurs fondamen-
tales. Examinant la nécessité de réguler la presse pendant le conflit,
Alberdi reconnaît que cette régulation limite la liberté d’expression, et
la justifie :
« Nous nous trouvons dans le cas du voile dont parle Montesquieu, qui doit par-
fois couvrir la statue de la liberté pour la sauver du fléau de la guerre civile ou
même de la débauche qui pourrait la tuer. »

Il n’évoque pas les conséquences dangereuses que ce régime d’ex-


ception pourrait par la suite faire peser sur la liberté, probablement parce
que Alberdi a une obsession : le gouvernement national doit contrôler
définitivement Buenos Aires, la rebelle15.

Libéralisme économique et formes du savoir social


Alberdi est donc soucieux de préserver l’ordre et la stabilité poli-
tique pour favoriser le progrès, et s’il insiste sur la construction d’un
pouvoir politique fort et sur la centralisation du régime fédéral argen-
tin comme conditions nécessaires à celui-ci, il donne aussi une grande
importance au libéralisme économique. Aussi bien dans Bases (1852)
que dans Sistema económico y rentístico de la Confederación Argen-
tina según la Constitución de 1853 (1854), il reste dans la même ligne.
La prospérité du pays sera « l’œuvre spontanée des choses et non une

15
Cf. Ezequiel Gallo, « Liberalismo, centralismo y federalismo: Alberdi y Alem en el 80 »,
op. cit., Sur la référence à Montesquieu et aux régimes d’exception en Amérique Latine
voir José Antonio Aguilar Rivera, El manto liberal. Los poderes de emergencia en México
1821-1876 (México: Universidad Nacional Autónoma de México, 2001), et Brian Love-
man, The Constitution of Tyranny. Regimes of Exception in Spanish America, Pittsburgh,
University of Pittsburgh Press, 1993.

232
création officielle ». Ce que les gouvernements ont de mieux à faire
en matière d’économie est « ne pas gêner, laisser faire ». La prudence
invite à se méfier « des gouvernements qui décrètent beaucoup comme
des médecins qui prescrivent beaucoup ». Adam Smith et Jean-Baptiste
Say sont souvent cités dans les écrits annexes à l’adoption de la Cons-
titution de 1853 :
« la doctrine économique de la Constitution argentine appartient à l’école de la
liberté économique, il ne faut pas aller chercher ailleurs des commentaires ou des
secours pour l’adoption du droit organique de cette Constitution.16 »

Plus tard, il défend le libéralisme économique, affirmant que le


libre-échange est l’antidote aux passions militaires qui dominent en
Amérique du Sud depuis l’Indépendance. Ainsi, dans son écrit sur « la
guerre ou le césarisme du Nouveau Monde », ajouté au texte El crimen
de la guerra (1870), il reprend les arguments proposés par Benjamin
Constant sur les vertus pacificatrices du commerce, soutenant que le
chemin le plus sûr vers la paix consiste à rendre les nations dépendantes
les unes des autres pour leur « subsistance, leur confort et leur grandeur
». Cette interdépendance n’éloigne pas seulement les risques de guerre
en la rendant contraire aux intérêts de tous, elle fait de l’ensemble des
nations « une sorte de nation universelle, en unifiant et en renforçant
leurs intérêts ». Le corollaire de cette position est une condamnation
sévère des mouvements protectionnistes :
« L’industrie qui exige de son gouvernement une protection contre l’industrie
d’une autre nation qui la menace de sa seule supériorité, demande au gouver-
nement de jouer un rôle qui n’est pas le sien et fait preuve d’une lâcheté hon-
teuse. »

Le gouvernement n’a pas été institué au bénéfice d’un certain grou-


pe « mais plutôt pour le bien de l’État dans son ensemble […] C’est le
gardien des lois qui protègent le droit de chacun de jouir d’une vie bon
marché, plus précieux que le droit de produire et de vendre cher17 ».
La défense du libéralisme classique et des limites que celui-ci
assigne à l’intervention du gouvernement dans la vie des particuliers

16
Juan Bautista Alberdi, Bases, chap. xxxiv ; Sistema Económico y Rentístico, introduction.
17
Juan Bautista Alberdi, El crimen de la guerra (1870), vol. II des Escritos Póstumos.

233
réapparaitra dans les commentaires critiques du projet de code civil éla-
boré par Dalmacio Vélez Sarsfield sur plusieurs années et adopté en
1869. Alberdi avait déjà souligné dans Sistema Económico y Rentístico
de 1854 qu’il préférait des « lois partielles » à un code pour remplacer
l’ancienne législation coloniale par de nouvelles normes en accord avec
l’esprit libéral de la nouvelle Constitution. Il continue dans ce texte de
pencher du côté de Lerminier et de Savigny dans la polémique qui a
opposé ce dernier à Thibaut, et défend « une méthode de réforme lé-
gislative par des lois isolées ou partielles, car guidée par l’expérience,
qui donne les lois normales que doit copier fidèlement toute assemblée
prudente et sensée18 ». Alberdi ajoute à cette critique, fondée sur une
certaine philosophie du droit, des arguments concernant une réglemen-
tation excessive (« la profusion législative ») que le nouveau code pré-
tend produire avec plus de 4 000 articles, et qui est contraire à l’esprit
libéral de la Constitution :
« De toutes les abondances et les profusions de ce monde, que Dieu protège mon
pays de la profusion législative : la seule richesse qui effraie la liberté et surtout
la richesse elle-même. […] Un code épais est un mausolée élevé à la mémoire de
la défunte liberté. »

Une deuxième série de critiques porte sur l’incompatibilité d’une


Constitution libérale républicaine et d’un code fondé sur des précédents
impériaux (Vélez s’était servi de l’œuvre de Freitas, juriste de l’empire
brésilien).
« Les lois d’une monarchie ne peuvent convenir à une république pour tout ce
qui concerne l’autorité parentale [...], le système héréditaire, la Constitution de
la famille démocratique et républicaine. La mère de famille brésilienne, le foyer
domestique basé sur le service, le rejeton d’un empire, l’hidalgo aristocratique
et privilégié par la législation monarchique du Brésil sont-ils des exemples pour
les mères argentines, les familles argentines et les citoyens de la démocratie
argentine ? »
18
Juan Bautista Alberdi, Sistema económico y rentístico (1854), Première partie, chap.
III ; et El proyecto de Código Civil para la República Argentina (1868), in Obras Com-
pletas, vol. VII. Sur l’impact de l’historicisme de Savigny chez Lerminier, Laboulaye et
d’autres historiens et juristes français influents en Amérique latine, voir Bonnie G. Smith,
« The Rise and Fall of Eugène Lerminier », French Historical Studies, vol. XII, n°.3,
1982, p. 377-400; Donald R. Kelley, Historians and the Law in Postrevolutionary France,
Princeton University Press, 1984 ; sur cette influence ailleurs en Amérique latine, Charles
Hale, The Transformation of Liberalism in Late Nineteenth-Century Mexico, Princeton
University Press, 1989.

234
Alberdi défend « la famille démocratique et républicaine » en souli-
gnant l’importance des institutions de la société civile face à l’État : si
la famille n’est pas démocratique, soutient-il, l’État ne le sera jamais.
Une famille démocratique implique l’égalité des droits de propriété,
d’héritage et de liberté pour tous les membres de la famille, principe
qui peut être dénaturé par l’introduction de normes civiles propres aux
sociétés aristocratiques. Il ajoute qu’en n’adoptant pas des normes de
nationalité et de liberté religieuse plus larges, le code met en danger les
incitations à l’immigration mises en place par la Constitution ; le refus
principalement visé est celui de « séculariser le contrat de mariage
[…], de donner au pouvoir civil la faculté exclusive de valider l’état
civil des personnes19 ».
Enfin, dans un écrit de 1871, Alberdi reproche une nouvelle fois au
code civil sa réglementation excessive (c’est le code le plus long du
monde), avec une nouvelle arme, la sociologie évolutionniste de Herbert
Spencer, qu’il cite à plusieurs reprises :

« Si les réformes civiles effectuées au Plata étaient fondées sur la sociologie,


l’idée d’un code, c’est-à-dire de la ratification de 4028 articles de loi, ne serait
venue à l’esprit d’aucun de ses auteurs ou promoteurs. Étant donné que la société
et sa loi sont le produit d’une évolution naturelle, comme tout organisme vivant,
qu’il soit individuel ou social, un code doit se contenter d’être le résumé de la vie
d’une société ; il ne peut être le programme de son avenir indéfini et indéfinissa-
ble. […] Doter une société de toute sa législation quand elle ne fait que commen-
cer à exister et que ni le nom de sociologie ni celui de sciences de la société ne
sont connus, consiste à commettre l’américanisme le plus naïf et le plus ridicule
dont est capable la comédie du gouvernement libre.20 »

Outre la liberté économique et la limitation des interventions de


l’État dans la vie économique, Alberdi défend un troisième pilier de
la pensée libérale : celui qui met l’accent, comme dit Ezequiel Gallo,
sur « la capacité créatrice de l’homme du commun » au détriment des
« experts » et de leurs prétentions à faire autorité sur la société grâce au

19
Juan Bautista Alberdi, El proyecto de Código Civil para la República Argentina.
20
Juan Bautista Alberdi, Estudios sobre el Código Civil de la República Argentina, redac-
tado por el doctor D. Dalmacio Vélez Sarsfield y aprobado por el Honorable Congreso
de la República Argentina el 29 de Septiembre de 1869 (1871), in Escritos Póstumos, vol.
VIII.

235
monopole de la connaissance scientifique et technique21.
Dans les Bases de 1852 (chap. XI, « l’éducation n’est pas l’instruc-
tion »), Alberdi fait part de sa méfiance envers l’éducation formelle
aussi bien au niveau primaire (ce qui entrainera les polémiques avec
Sarmiento) qu’universitaire :
« Dans nos républiques, l’instruction supérieure fut aussi stérile et inadaptée à
nos besoins [que l’instruction primaire]. Que sont nos instituts et nos universités
si ce n’est des usines de charlatanisme, d’oisiveté, de démagogie et de prétention
diplômée ? […] Pour que l’instruction soit féconde elle doit se concentrer sur les
sciences et les arts appliqués, sur les choses pratiques, les langues vivantes et les
connaissances d’utilité matérielle immédiate. »

Sa confiance dans les bienfaits civilisateurs du commerce et de l’in-


dustrie, et sa position critique à l’égard de la glorification des élites
politiques et de l’héroïsme militaire caractéristiques de la culture politi-
que hispano-américaine de la première moitié du XIXe siècle, sont des
constantes dans l’œuvre d’Alberdi, et il affirma toujours que les nou-
velles nations devaient adopter un modèle éducatif qui accompagnât ce
changement.
On retrouve en 1876, dans sa biographie de l’homme d’affaires
américain William Wheelwright, édificateur de chemins de fer dans
plusieurs pays latino-américains, l’idée que le commerce et l’industrie
sont les véritables moteurs de la transformation des nations hispano-
américaines :
« Quand l’histoire américaine écrira dans ses annales ce qui compte réellement
à l’échelle d’une société, la guerre et les guerriers, la politique et les politiciens
laisseront le pouvoir qu’ils monopolisent aujourd’hui à l’industrie et aux indus-
triels, aux commerçants et au commerce, qui sont les authentiques représentants
du bien public moderne. »

La présence d’hommes comme Wheelwright en Amérique incarne la


bonne influence que peut avoir la race anglo-saxonne sur la race latine.
Wheelwright est « le genre d’homme dont l’Amérique du Sud a besoin
si elle veut connaître les mêmes progrès que la société nord-américaine...

21
Ezequiel Gallo, Vida, Libertad, Propiedad. Reflexiones sobre el liberalismo clásico y la
historia, op. cit., et Natalio Botana, La tradición republicana, op.cit.

236
Le héros de la paix qui représente le progrès parce qu’il représente la
vapeur et l’électricité, forces vouées au service de l’homme.22 »
Dans Estudios económicos, écrit en 1876 mais publié dans ses
œuvres posthumes, Alberdi affirme à nouveau que le travail « prati-
que » contribue bien plus à la transformation économique et culturelle
du pays que celui des hommes de lettres. Ce qui débouche logiquement
sur une critique sévère de l’éducation universitaire d’inspiration « litté-
raire » en Amérique du Sud :
« Les seuls produits typiquement nationaux des universités d’Amérique du Sud
sont le docteur en droit et l’avocat […] Ici la science est étouffée par la littérature.
L’activité intellectuelle ressemble à celle d’une école de rhétorique. »

Ce constat de la prédominance des lettres sur les sciences dans


l’éducation supérieure dépasse le simple avertissement des problèmes
que le manque de scientifiques engendrera pour le développement éco-
nomique des nouvelles nations ; il atteint à une analyse socioculturelle
des conséquences de la primauté « des hommes lettrés » et de leur ex-
pression classique, la « littérature historique, la politique militante, la
poésie, le théâtre, la presse, le conte, la jurisprudence, la théologie, en
un mot les sciences morales » :
« La science apaise, la littérature exalte. La science est la lumière, la raison, la
pensée froide, et la réflexion. La littérature est l’illusion, le mystère, la fiction, la
passion, l’éloquence, l’harmonie, l’ivresse de l’âme : l’enthousiasme. […] Les
conséquences sociales de cette orientation de la culture intellectuelle sont l’exal-
tation et l’enthousiasme des esprits, l’exagération, la vanité et l’orgueil, ce qui a
généralement pour conséquence que les hommes publics s’occupant de lettres, de
politique, de presse et des affaires du gouvernement n’acceptent pas la critique et
la contradiction. »

En dernière instance, la survalorisation de l’éducation formelle des


«hommes lettrés» (catégorie dans laquelle s’inscrivent non seulement
les hommes de lettres mais aussi les journalistes, les avocats, les juristes,
et les politiciens en général) participe à la réapparition des passions et
des enthousiasmes que l’industrie et le doux commerce doivent apaiser.
La rhétorique des hommes politiques latino-américains est l’expression
22
Juan Bautista Alberdi, La vida y los trabajos industriales de William Wheelwright en
la América del Sud, in Obras Completas, vol. VIII.

237
parfaite de ces dangers, imbue de ces « enthousiasmes » littéraires, elle
glisse rapidement vers les « enthousiasmes politiques » :
« La vanité de nos demi-savants a engendré plus de mal que la brutalité de nos
tyrans ignorants. Le simple bon sens de nos hommes pratiques est une meilleure
règle pour gouverner que les pédantes réminiscences de Grèce ou de Rome. […]
La politique du bon sens exige que les discours et les actes du gouvernement
soient sérieux et simples.23 »

Considérer le savoir pratique des travailleurs comme l’élément vital


du développement de l’économie et de la civilisation en général amène
Alberdi à contredire la formule que Sarmiento a défendue dans Facundo
(1845) concernant le rôle des campagnes et des villes comme berceaux
respectifs de la barbarie et de la civilisation. Dans la polémique de 1853
avec Sarmiento, Alberdi contredit tout d’abord l’interprétation sur les
origines historiques de la barbarie dans le Río de la Plata : Sarmiento se
trompe en situant le Moyen Âge et l’ancien régime espagnol dans les
campagnes, et le XIXe siècle et la modernité dans les villes. Aussi bien
la colonie que la révolution se sont implantées dans les champs et dans
les villes, et établir des « antipathies artificielles » entre des secteurs
qui se complètent et ont besoin les uns des autres est une façon d’attiser
l’anarchie ambiante. Plus encore, « une politique ne sachant pas s’ap-
puyer sur la campagne pour résoudre le problème de notre organisation
et de notre progrès serait aveugle, car elle ignorerait le seul levier qui
fait bouger ce monde désert »,conclut Alberdi24.
Vingt ans plus tard, il durcit encore sa critique de cette interpréta-
tion de l’histoire argentine fondée sur la confrontation entre les cam-
pagnes barbares et les villes civilisées, en soulignant le rôle moteur
23
Juan Bautista Alberdi, Escritos económicos, in Escritos póstumos, vol. I, chap. 8. Le
concept d’ « enthousiasme » utilisé par Alberdi provient d’Adam Smith, qu’il cite, bien
qu’en en modifiant le sens que lui donne ce dernier : tandis que Smith oppose la science
à la superstition et à l’enthousiasme religieux (Science is the great antidote to the poison
of enthusiasm and superstition), Alberdi appelle enthousiasme le symptôme des passions
politiques. Voir Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Na-
tions (1776), livre V, chap. I, partie III, art. 3. Sur l’enthousiasme politique des hommes de
lettres pendant la Révolution française, voir l’analyse classique d’Alexis de Tocqueville
au premier chapitre de la troisième partie de L’Ancien régime et la révolution (1856). Voir
Albert Hirschmann, The Passions and the Interests, Princeton, New Jersey, Princeton Uni-
versity Press, 1977, pour la tradition de pensée du doux commerce.
24
Juan Bautista Alberdi, Cartas Quillotanas (1853), Troisième lettre.

238
des campagnes argentines dans la croissance économique, agent de la
véritable civilisation :
« Ces campagnes et ces paysans ne représentent la barbarie que dans les livres qui
ne comprennent pas la civilisation. »

Il appelle « barbarie lettrée » le gouvernement de Sarmiento (1868-


1874) : la véritable civilisation repose sur le potentiel économique des
campagnes, alors que la véritable barbarie se trouve chez les gouver-
nements qui prétendent être libéraux mais dont les actions arbitraires
alimentent le factionnalisme politique et le culte des gloires militaires25.
L’inversion des termes de la formule de Sarmiento a un corollaire des
plus tranchants :
« Le moindre propriétaire terrien, le simple agriculteur, l’humble gaucho qui
veille sur le bétail, rendent des services plus importants et plus directs à la ri-
chesse, à la population, à la civilisation européiste du pays, je ne dirais pas que le
guerrier – véritable épouvantail de notre civilisation – mais que tous nos hommes
de lettres, poètes et orateurs, les plus fiers et les plus prétentieux.26 »

Il est important de souligner que l’adhésion aux principes du libé-


ralisme économique est à chaque fois accompagnée de l’affirmation
que l’autorité nationale est l’instrument de réforme par excellence.
Alberdi pense que la liberté économique ne sera pas instituée suite
à une pression sociale sur les corps législatifs, mais au contraire par
le pouvoir exécutif, qui doit, pour orchestrer les réformes, disposer
d’« autorisations spéciales », voire de « facultés universelles » :
« Je ne vois pas pourquoi, dans certains cas, on ne pourrait donner des facul-
tés universelles pour vaincre le retard et la pauvreté, alors qu’on les utilise pour
vaincre le désordre qui n’en est que la conséquence. Il existe de nombreuses
situations où donner des facultés spéciales au pouvoir exécutif peut être le seul
moyen d’accomplir certaines réformes dont l’exécution peut être longue, diffi-
cile, et incertaine si on la confie à une assemblée composée par des citoyens plus
habiles qu’instruits et plus divisés par des petites rivalités que prêts à œuvrer dans
le sens d’une pensée commune. Ainsi sont réalisées les réformes des lois civiles
et commerciales, et en général tous les projets qui, en raison de leur volume, leur

25
Juan Bautista Alberdi, Palabras de un ausente, 1874.
26
Juan Bautista Alberdi, Estudios económicos (1871), in Escritos póstumos, vol. I,
chap. 8.

239
technicité, et du besoin d’unité dans leur exécution, sont mieux et plus rapidement
réalisés par quelques mains compétentes que par plusieurs mal préparées27. »

De la même façon, dans Sistema Económico y Rentístico, il insiste


sur le fait que le pouvoir exécutif doit disposer d’autorisations spécia-
les pour pouvoir réformer la législation de fond, et en particulier pour
faciliter l’abrogation de la législation coloniale qui fait obstacle à la
progression de la liberté économique :
« Sous la république, la méthode efficace et rapide de légiférer sur les points
techniques et complexes de droit civil ou commercial, consiste à conférer des
autorisations spéciales au pouvoir exécutif. En Amérique du Sud, on donne des
facultés extraordinaires pour déterrer, faire des embargos et emprisonner ; on
n’en donne jamais pour décréter des routes, abroger des lois civiles qui détruisent
les richesses, ou fonder des institutions qui sauvent la civilisation28. »

Cette fois encore, la présence simultanée de l’élaboration de ces


instruments de pouvoir et de l’adoption des droits et des libertés ne
semble pas problématique pour Alberdi, pas plus que la défense du sa-
voir pratique de milliers d’hommes et de femmes parallèlement à celle
du besoin de « quelques mains compétentes » pour adopter les réformes
législatives29.

Conclusions : ordre et liberté dans une république instable


Dans ces pages, nous avons tenté de montrer comment, chez Al-
berdi, l’effort pour penser des institutions politiques garantissant l’effi-
cacité d’une autorité nationale forte va de pair avec la défense du libé-
ralisme économique et avec toutes les dimensions les plus importantes
du libéralisme du XIXe siècle. Les notions de « république possible »
et de « gouvernement à l’européenne », élaborées à différents moments
de sa pensée, montrent son souci permanent de la défense des formes
de gouvernement garantissant efficacement la sécurité et l’ordre pu-
blic et rendant possible une transformation économique encouragée
par l’intégration à l’expansion du capitalisme atlantique. Ces notions

27
Juan Bautista Alberdi, Bases, chap. XXVI.
28
Juan Bautista Alberdi, Sistema Económico y Rentístico, 1re partie, chap. III.
29
Voir les œuvres citées d’Aguilar Rivera et de Loveman sur les régimes d’exception en
Amérique Latine au XIXe siècle et leurs conséquences.

240
incarnent aussi un héritage historique particulier qu’il faut « nouer »
au développement de la vie moderne. L’instabilité politique engendrée
par l’entrée précipitée dans la vie républicaine exige cette cohabitation
entre le neuf et l’ancien.
Par ailleurs, certains aspects de la théorie libérale d’Alberdi dépas-
sent l’instrumentalisation du libéralisme économique, considéré com-
me outil de transformation matérielle du pays. Nous avons examiné
plusieurs étapes de la critique d’Alberdi à l’encontre de la prétention
des élites lettrées à privilégier leurs formes de savoir et à exploiter les
idéaux classiques du « patriotisme » et de la « gloire militaire » comme
valeurs sociales. D’autres concepts classiques de la pensée libérale du
XIXe siècle sont considérés par Alberdi comme des éléments centraux
du développement social : le libre-échange comme pacificateur des pas-
sions et des conflits et la défense du libre développement des formes de
connaissance pratique comme alternative au savoir technocratique.
Pour finir, soulignons la place que l’expérience politique française
occupe dans la formation de la pensée d’Alberdi. La nécessité de donner
aux républiques américaines un pouvoir exécutif fort, vigoureux et in-
dépendant, sans pour autant revenir à la monarchie, c’est-à-dire l’idéal
de Bolivar de présidents républicains ayant les possibilités d’action des
rois, n’était après tout pas très éloignée des débats dont Alberdi avait été
le témoin lors de la seconde République française30. Nous pouvons faci-
lement trouver des points communs entre la « république possible » al-
berdienne, centrée sur la primauté des libertés économiques et civiles et
l’ajournement de l’exercice des droits politiques, et la « phase libérale
» du Second Empire dans laquelle, pour l’empereur, « la reconstruction
de la société doit s´opérer d’abord par la liberté économique, qu’il n’a
pu imposer – le traité de libre-échange le montre –, et que cette liberté
sera suivie de libertés civiles et en dernière instance, "comme couron-
nement de l’édifice", des libertés politiques »31. Le souci de la troisième
République de mettre en place un pouvoir exécutif fort aura pour consé-
quence en Argentine – par l’intermédiaire de l’influence de Laboulaye

30
Lucien Jaume, « Tocqueville y el problema del Poder Ejecutivo en 1848 », in Darío
Roldán (éd.), Lecturas de Tocqueville, Madrid, Siglo XXI, 2007.
31
Francis Démier, La France du XIXe siècle 1814-1914, Paris, Seuil, 2000, p. 275.

241
en Amérique latine – le triomphe du général Roca aux élections de 1880
et le processus de forte centralisation politique et de consolidation du
pouvoir exécutif national naissant. Depuis son dernier exil parisien, Al-
berdi aura à peine le temps d’apercevoir la transformation matérielle et
culturelle du pays, provoquée par l’immigration et les investissements
européens.

EDUARDO ZIMMERMANN
Universidad de San Andrés
Provincia de Buenos Aires

242

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