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Jérôme ROSSI

Lille 3

A VILLAGE ROMEO AND JULIETTE DE FREDERICK DELIUS


Du « réalisme poétique » au symbolisme

Dans l’histoire de l’opéra, A Village Romeo and Juliette occupe une place à
part ; peu d’opéras ont été à ce point pensés d’une manière aussi spécifiquement
musicale. Selon Arthur Hutchings1, « les habitués de l’opéra qui ont besoin des décors
et des interruptions dramatiques de l’opéra italien, de l’apparat et des ballets de l’opéra
russe, de la profondeur des personnages et de l’universalité des émotions des opéras
mozartiens, ne peuvent qu’être déçus par A Village Romeo and Juliette. Aucun opéra
n’est aussi musical, parce que dans nul autre opéra le compositeur n’a été aussi sûr que
c’était par la musique qu’il voulait raconter l’histoire ; Cecil Gray a appelé cet opéra un
″poème symphonique avec un programme implicite révélé de manière explicite par sa
mise en scène″ ».
Des six opéras composés par Delius2, A Village Romeo and Juliette est sans
aucun doute le seul qui se soit imposé durablement dans le répertoire international :
l’opéra a fait l’objet de quatre enregistrements sur disque3, de très nombreuses
productions4 et, récemment, d’un dvd5. L’histoire s’appuie sur la nouvelle A Village
Romeo and Juliette du romancier et poète suisse Gottfried Keller, publiée dans le

1
Arthur HUTCHINGS, Delius, Londres, Macmillan, 1948, p. 126 : « Opera-goers who require the stage
properties and dramatic interruptions of the Italian opera, the pageantry and ballet of the Russian
opera, the discrimination of character and emotionnal versality in Morzatian opera, cannot fail to be
disappointed in A Village Romeo and Juliette. No opera is more musical, because in no opera has the
composer been more certain that by music he would tell the tale ; Cecil Gray has called it
″a symphonic poem with the implicit programme made explicit upon the stage″ »
2
Irmelin, opéra en trois actes ; livret du compositeur, d’après Hans Christian Andersen ; création :
Oxford, 4 mai 1953. The Magic Fountain, drame lyrique en trois actes ; livret du compositeur ;
création : Kiel, 22 juin 1997. Koanga, drame lyrique en trois actes ; livret de Charles Francis Keary,
d’après George Washington Cable ; création : Elberfeld, 30 mars 1904. A Village Romeo and Juliet,
drame lyrique en six scènes, livret du compositeur d’après la nouvelle de Gottfried Keller ; création :
Berlin, 21 février 1907. Margot la Rouge, drame lyrique en un acte ; livret de Rosenval [Berthe
Gaston-Danville] ; création : Saint-Louis, 8 juin 1983. Fennimore and Gerda, opéra en onze
tableaux ; livret du compositeur d’après des scènes de Niels Lyhne de Jens Peter Jacobsen ; création :
Frankfurt, 21 octobre 1919.
3
Les quatre versions ont été dirigées par Sir Thomas Beecham (BBC Third Programme, 1948), Meredith
Davies (EMI, 1971), Sir Charles Mackerras (Argo, 1989) et Klauspeter Siebel (CPO, 1995).
4
A titre d’exemple, cinq productions ont été montées en Allemagne pendant les quinze dernières années
(Berne, Darmstadt, Düsseldorf, Kiel et Zurich)
5
Delius : A Village Romeo and Juliette, sous la direction de Petr Weigl, Decca/Universal Music Co.,
2003.
78 – Héros et héroïnes du théâtre lyrique symboliste

premier recueil6 de The People of Seldwyla en 1856. Les œuvres de Keller appartiennent
à ce que les critiques allemands ont nommé le « réalisme poétique » ; elles s’attachent à
dépeindre le quotidien des gens humbles mais restent cependant assez éloignées de la
noirceur qui caractérise les romans de Zola. Selon James Lindsay7, « les œuvres de
Keller semblent partout dégager le sentiment que le monde est merveilleux et que la vie
est belle ». Avec Keller, les principaux représentants du « réalisme poétique » en
Allemagne sont Adalbert Stifter et Theodor Storm. Afin d’éviter une certaine trivialité
liée au parti pris de réalisme, ces trois auteurs ont cherché à donner une réelle
profondeur aux traditions populaires en attachant une signification poétique aux lieux
dans lesquels elles s’enracinent : la forêt bavaroise pour Stifter, les marécages et les
landes de la côte Schleswig-Holstein chez Storm, les pâturages suisses pour Keller.
Après avoir présenté la nouvelle de Gottfried Keller, nous noterons les
modifications opérées par Delius. Parmi celles-ci, la plus importante consiste sans doute
à avoir donné à un personnage – celui du sombre violoneux – beaucoup plus
d’importance qu’il n’en avait dans l’histoire originelle : nous étudierons les nombreuses
interprétations de cette figure hautement symbolique. Nous discuterons ensuite de
l’influence de Wagner, notamment dans le traitement du thème associé à l’amour de
Sali et Vreli. Enfin, nous consacrerons la dernière partie de notre article à étudier l’une
des spécificités de cet opéra : le rôle du paysage et de la Nature.

LA NOUVELLE DE GOTTFRIED KELLER


A Village Romeo and Juliette est une adaptation de la célèbre tragédie de
Shakespeare dans le cadre rural d’un village suisse. L’histoire se déroule au début du
XIXe siècle et oppose deux familles de fermiers qui se disputent un champ laissé à
l’abandon. Cette parcelle de terre, qui sépare les terrains des deux paysans, appartient en
réalité à un vagabond appelé le « sombre violoneux » (« Dark Fiddler ») qui, parce qu’il
n’a pas été reconnu par son père, ne peut réclamer son bien. Tout en labourant leurs
terres, les deux fermiers, Manz et Marti, volent chaque jour un peu de ce champ ;
lorsque celui-ci est finalement mise en vente, c’est Manz qui en obtient la charge. Mais
ce dernier souhaite alors récupérer le terrain en l’état originel, ce que Marti juge
inacceptable. Les deux fermiers se querellent et, à l’occasion d’une dispute, ordonnent à
leurs enfants, Sali, fils de Manz et Vreli, fille de Marti, de ne plus jamais jouer
ensemble.
Quelques années plus tard, les deux hommes se sont ruinés en procès ; Manz
doit vendre sa ferme pour racheter une auberge délabrée dans le village ; la femme de
Marti est morte de chagrin et de manque de soins ; Marti lui-même ne possède plus
qu’un jardin. Les deux fermiers essaient chacun de gagner un peu d’argent en pêchant.
Un soir, à l’occasion d’une partie de pêche, les deux hommes se retrouvent sur un pont.

6
Un second recueil de nouvelles paraît en 1874.
7
James LINDSAY, Gottfried Keller : Life and works, Londres, Oswald Wolff, 1968, p. 42: “Keller’s works
seem everywhere to reflect a consideration that the world is beautiful and life is good”. Notons que
A Village Romeo and Juliette peut être, de ce point de vue, considéré comme une exception.
Jérôme ROSSI, A Village Romeo and Juliette of Frederick Delius – 79

Se précipitant l’un sur l’autre pour se battre, ils luttent furieusement jusqu’à ce que leurs
enfants, alertés, réussissent enfin à les séparer. Sali revoit alors Vreli pour la première
fois depuis de nombreuses années et s’éprend de cette belle jeune fille. Les deux jeunes
gens se mettent d’accord pour se retrouver sur le terrain de jeu de leur enfance, le
champ à l’origine de la querelle. Après leurs retrouvailles, ils rencontrent le sombre
violoneux qui exprime une certaine satisfaction à assister ainsi à la ruine des deux
familles. Quand il s’en va, Sali et Vreli sont trop occupés à parler de cet étrange
personnage pour remarquer Marti qui cherche sa fille. La voyant, il la saisit et essaye
brutalement de l’entraîner. Dépassé par la colère, Sali soulève une lourde pierre et
frappe Marti à la tête. Voyant que son père vit encore, Vreli envoie Sali demander de
l’aide en expliquant que le vieux fermier est tombé et s’est lui-même blessé. Marti est
alors emmené à l’asile public.
Sali et Vreli passent la nuit ensemble et rêvent de leurs noces. Le lendemain, par
une belle matinée de septembre, ils décident de participer à une foire organisée dans un
village voisin. Ils n’aspirent qu’à se divertir et à goûter aux joies de la vie, mais ils se
rendent bien vite compte qu’ils ont été reconnus et qu’ils sont l’objet de tous les
commérages. Mal à l’aise, ils s’éloignent, attristés ; Sali se souvient alors d’une vieille
auberge, « le jardin du paradis », où se tient toujours un bal.
Une fois arrivés en ces lieux, Sali et Vreli sont immédiatement entraînés dans la
danse, mais Vreli prend peur quand elle s’aperçoit que la musique est dispensée par le
sombre violoneux et d’autres vagabonds. Ce dernier s’avance vers eux et leur propose
de se joindre à ses compagnons dans leur vie insouciante. Après un simulacre de
cérémonie de mariage en leur honneur, Sali et Vreli suivent le sombre violoneux et ses
compagnons dans la forêt. Au bout de quelque temps, ils décident de fausser compagnie
à la petite troupe et gagnent le bord de la rivière. Après avoir échangé leurs anneaux
achetés à la foire, ils prennent place dans une barque abandonnée, détachent la corde qui
amarrait celle-ci à la berge et se laissent porter par le courant ; « deux formes pâles,
étroitement enlacées, se laissèrent glisser de la sombre masse dans les eaux glacées »8.

LE LIVRET
L’histoire du livret est compliquée. Delius choisit tout d’abord de confier
l’adaptation de la nouvelle à Charles F. Keary9, auteur avec lequel il avait déjà collaboré
sur son troisième opéra, Koanga. Keary se met au travail en 189710. Sa version ne plut

8
Gottfried KELLER, The people of Seldwyla and Seven Legends (trad. M. D. Hollinger), Londres,
J. M. Dent, p. 89 : « two pale forms, locked in each other’s arms, glided from the dark mass down
into the chill waters».
9
Charles F. Keary (1848-1917) est originaire de Cambridge ; poète et écrivain, il est également l’auteur
de travaux historiques et philosophiques.
10
Dans une lettre datée de août 1897, Keary écrit : « J’ai rédigé l’acte 2 d’après une mode ; mais je ne
m’en fais pas pour ça ; j’ai ajouté une vente aux enchères [scène pendant laquelle la maison de Manz
est vendue aux enchères – cette scène ne sera finalement pas retenue], car vous m’avez dit que cela
marchait bien musicalement. A l’évidence, cela ne fonctionne pas. Quoi qu’il en soit, je la garderai,
jusqu’à ce que vous pensiez à quelque chose de mieux. » Lionel CARLEY, Delius, A Life in Letters
(1862-1908), Londres, Scolar Press, 1983, p. 116 : « I have written Act. 2 after a fashion ; but I don’t
80 – Héros et héroïnes du théâtre lyrique symboliste

pas à Delius et une lettre, récemment découverte11, montre qu’il a chargé Ida Gerhardi12
de solliciter son frère, Karl-August Gerhardi. La version de ce dernier ne satisfit pas non
plus Delius, qui décida finalement de rédiger lui-même le livret en anglais13 : « les
mots… je les ai faits moi-même et en anglais, bien sûr. Cette œuvre fut créée et publiée
à Berlin, et mon épouse l’avait traduite en allemand d’après la musique ».

Suivant l’exemple du Vaisseau fantôme de Wagner, l’opéra de Delius n’est pas


réparti en numéros, mais en scènes14. Celles-ci sont au nombre de six ; les deux
dernières scènes sont précédées chacune d’un intermezzo :

Scène 1 : Dans les champs cultivés de Marti et Manz.


Scène 2 : Devant la maison de Marti.
Scène 3 : Dans le champ en friche du violoneux.
Scène 4 : Intérieur de la maison de Marti.
Intermezzo 1 : The Dream of Sali and Vreli
Scène 5 : La foire.
Intermezzo 2 : The Walk to the Paradise Garden
Scène 6 : Auberge du « Jardin du paradis » ; une rivière coule au loin.

L’opéra commence comme l’histoire de Keller, mais les deux enfants, qui jouent
dans le champ, font, dès la première scène, la rencontre du propriétaire, le sombre
violoneux. Ce dernier leur dit qu’ils peuvent s’amuser ici autant qu’ils veulent, à
condition de faire bien attention au moment où la charrue aura entamé le dernier sillon.
Cette prédiction a d’immédiates conséquences : comme le violoneux s’en va, les pères
des deux enfants commencent immédiatement à se quereller, chacun accusant l’autre de
voler un peu de la terre du champ abandonné jusqu’à ce que, dans un élan de fureur, ils
saisissent leurs enfants de force, leur interdisant à tout jamais de rejouer ensemble.

care for it ; i put in an auction, becaue you said that would work well musically. It don’t literally.
Howbeit I’ll keep it, unless you think of something better. »
11
Lettre datée du 20 septembre 1897.
12
Ida Gerhardi (1862-1927) est une peintre d’origine allemande. D’abord amie de Jelka Rosen (future
femme de Delius) pendant leurs années étudiantes, elle deviendra par la suite une familière des Delius
et séjournera souvent à Grez-sur-Loing.
13
Lionel CARLEY, Delius, A Life in Letters (1909-1934), Londres, Scolar Press, 1988, p. 353: « The
words... I made myself and in English, of course. This work was first performed and published in
Berlin, and my wife translated it into German to the music ». Le choix de l’anglais peut paraître
surprenant car la nouvelle est originalement écrite en allemand et, à l’époque, la réputation de Delius
est bien plus établie en Allemagne qu’en Angleterre.
14
Fennimore and Gerda adopte également ce type de construction, à cette différence que Delius préfère
le terme de « tableau » à celui de « scène ». En délaissant la construction en actes, Delius privilégie
ainsi la fixation photographique d’une scène au mouvement dramatique. Comme l’écrit Patrick Pavis,
« l’apparition du tableau est liée à celle des éléments épiques dans le drame : le dramaturge ne focalise
pas sur une crise, mais décompose une durée, propose des fragments d’un temps discontinu. Il ne
s’intéresse pas au lent développement, mais aux ruptures de l’action. Cherchant à dépeindre un milieu
méprisant les ficelles de l’action, du suspense et des rebondissements, le tableau lui fournit le cadre
nécessaire à une enquête sociologique ou à une peinture de genre ». Patrick PAVIS, Dictionnaire du
théâtre, Paris, Editions sociales, 1980, p. 393.
Jérôme ROSSI, A Village Romeo and Juliette of Frederick Delius – 81

Dans la nouvelle, Keller décrit longuement la montée de la haine entre les deux
fermiers, qui aboutit à l’épisode tragique du combat sur le pont. Cette partie n’est pas
retenue chez Delius qui préfère, dès la seconde scène15, s’attacher aux personnages de
Sali et de Vreli.
Les quatre scènes suivantes sont assez proches de l’histoire de Keller encore que
l’on puisse souligner quelques différences mineures.
Dans les premières ébauches de l’opéra, un court interlude prenait place avant le
commencement de la dernière scène. Ces quelques mesures sont devenues l’important
intermezzo The Walk to the Paradise Garden en 1906, souvent détaché de l’opéra et
donné en concert. Pour cet intermède, Delius s’est sans doute inspiré de la description
par Keller de l’auberge du « jardin du paradis » et de ses alentours16.
La sixième scène s’ouvre sur l’auberge du « jardin du paradis » : le personnage
du sombre violoneux est en train de raconter à ses amis l’histoire des parents de Sali et
Vreli. On peut s’étonner du choix de Delius d’avoir voulu ainsi résumer la situation [ce
résumé n’est évidemment pas présent chez Keller], mais sans doute le compositeur
voulait-il être certain d’avoir été compris de son auditoire, suite à l’éviction de la scène
du combat sur le pont (voir ci-dessus). Après avoir salué Sali et Vreli qui viennent
d’arriver à l’auberge, le violoneux les invite à se joindre à ses amis vagabonds : toute la
joyeuse troupe vante les mérites de la vie de bohême et exhorte les deux jeunes gens à
suivre leur exemple. Contrastant avec cette atmosphère populaire, le passage suivant est
un véritable instant de grâce : la lune inonde « le jardin du paradis » et la rivière en
contrebas d’une mystérieuse clarté ; au loin, on entend chanter un passeur sur les
mots17 : « Nous ne faisons que passer ». Ce moment, profondément symboliste - l’idée
de la fuite du temps est exprimée par un homme descendant une rivière sur une barque -
ne figurait pas dans l’ouvrage de Keller.
De toutes les modifications apportées par Delius au texte original, la plus
importante consiste à avoir accordé au sombre violoneux une place si importante qu’il
donne l’image d’un être véritablement omniscient (prédiction initiale, rencontres
successives avec Sali et Vreli, apparition finale sur la véranda alors que les deux jeunes
gens se suicident).

15
Sur ce point, Delius n’est pas cohérent car, au début de la nouvelle de Keller, comme dans l’opéra, Sali
et Vreli n’ont que cinq et sept ans au début de l’histoire. Lorsqu’ils se rencontrent à nouveau (scène
deux de l’opéra), nous sommes, cette fois, face à des jeunes gens d’une vingtaine d’années. Il est
impossible que seulement six années, comme l’indique la partition, se soient écoulées. Les incursions
des fermiers dans le champ à l’abandon ont dû se poursuivre pendant plusieurs années, jusqu’à ce que
Manz achetât le champ ; après cet achat, il faut compter encore quelques années de poursuites
judiciaires, années qui réduisirent les deux familles à la mendicité. La scène 2 de l’opéra
commencerait donc, non pas six ans, mais une dizaine d’années au moins après la première scène.
16
Voir Gottfried KELLER, The People of Seldwyla and Seven Legends (trad. M. D. Hollinger), Londres,
J.M. Dent, p. 109-110.
17
AVRJ (A Village Romeo and Juliette), chiffre 90 (premier passeur) : « Travellers we a-passing by. »
82 – Héros et héroïnes du théâtre lyrique symboliste

Dans son ensemble, le livret, retravaillé par le compositeur, insiste davantage


que ne le faisait Keller sur les principaux thèmes du symbolisme : féminité18, goût pour
l’étrange (personnage du sombre violoneux), attirance pour le mystère (paysages de
montagne en arrière-plan) et le mysticisme (passeurs chantant sous la lune).
Contrairement au romancier suisse qui a consacré près de la moitié de sa nouvelle à
décrire les mesquineries des deux fermiers, Delius s’est plutôt intéressé au caractère
surnaturel du sombre violoneux, à l’évolution des sentiments de Sali et Vreli, et à
l’intense poésie des paysages de montagnes.

LE SOMBRE VIOLONEUX
Cet individu méphistophélique est inséparable de son instrument, le violon. On
peut voir, dans la pratique de cet instrument, un symbole très fort. Héritier de l’ancien
rebec, le violon a conservé longtemps la mauvaise réputation de celui-là : instrument de
ménétrier, il était destiné à accompagner les bals, sérénades, festins et autres passe-
temps. Roger Cotte écrit19 :

Le violon est « considéré plus ou moins comme auxiliaire du péché, et donc


diabolique, ce que n’arrangent guère ses catgut (censément « boyaux de chat », ce qui
n’est qu’une légende), le chat étant - les démonographes l’affirment - particulièrement
chéri du Diable qui l’appelle à assister au sabbat et à danser avec les sorcières. De là les
musiciens ont eu des réactions étranges, tel Paganini accusé d’avoir passé un pacte avec
le Diable pour acquérir son talent fabuleux, ou tel Tartini (au XVIIIe siècle) intitulant une
de ses sonates Le trille du Diable. Longtemps l’Eglise n’a toléré le violon aux offices
sacrés qu’avec la plus grande circonspection, quand elle ne l’a pas purement et
simplement prohibé. »

Ainsi, dès le début, le timbre du violon, qui accompagne toujours les apparitions
du sombre violoneux, instaure une sensation de malaise autour du personnage.
Cette sensation se trouve renforcée par l’étrangeté de sa première apparition, dès
le début de l’opéra. Sali et Vreli « apparaissent à l’orée du bois ; ils semblent entendre
quelque chose »20. Le chant du violoneux est d’abord confondu avec le bruit du vent par
les protagonistes21 :

Vreli : « Le vent sonne de manière étrange ! »


Marti : « Le vent sonne de manière étrange du côté du champ abandonné ! »

18
Comme la Mélisande de Debussy, Vreli est présentée comme une jeune fille pâle et craintive. AVRJ,
scène 4, chiffre 15 (Sali): « Très chère, je ne te quitterai jamais plus, alors n’aie pas peur ! Comme tu
es pâle ! » ; « Dearest, I’ll leave you no more, so have no fear ! How pale you look ! »
19
Roger COTTE, Musique et symbolisme, Paris, Editions Dangles, coll. « Horizons ésotériques », 1988,
p. 229.
20
AVRJ, chiffre 21 (note de mise en scène) : « The children appear at the edge of the wood, they appear
to be listening to something »
21
AVRJ, 7 mesures avant le chiffre 21 (Vreli) : « How strange the wind sounds » ; AVRJ, 2 mesures après
le chiffre 24 (Marti) : « The wind sounds strange in the wild land ».
Jérôme ROSSI, A Village Romeo and Juliette of Frederick Delius – 83

Pendant ces remarques, l’orchestre fait entendre un motif de trois notes en relais
aux bois ; ce motif (« motif du vent ») se caractérise par son rythme iambique :

Ex. 1 - Delius, A Village Romeo and Juliette, scène 1, chiffre 19

Puis le personnage du violoneux se rapproche et l’on perçoit plus distinctement


le son d’un violon et les paroles du personnage, tandis que l’orchestre énonce toujours
le motif du vent. Manz précise alors22 : « Est-ce vraiment le vent ? Non, c’est quelqu’un
qui chante. »
Ainsi, dès sa première manifestation, l’ambiguïté du personnage est affirmée :
est-il un homme ou une manifestation de la nature ? Le violoneux lui-même entretient le
mystère dans ses paroles23 : « Mais ne sommes-nous pas camarades, o vent
vagabond ! » ; un peu plus loin, sa prédiction est associée au son du vent24 : « Aussi
longtemps que vous entendrez le vent chanter à travers les broussailles, vous ne
connaîtrez aucune tristesse. »

Le thème du violoneux, qui succède aux citations du motif du vent, est


naturellement confié au violon solo, à partir du chiffre 25 ; il peut se découper en quatre
phrases selon le schéma aa’ba’’.

Ex. 2 - Delius, A Village Romeo and Juliette, scène 1, chiffre 25

La première phrase consiste en une double broderie (au demi-ton supérieur puis
inférieur) autour de la note si, suivie d’une dernière broderie à distance de triton (sur la

22
AVRJ, 4 mesures après le chiffre 24 (Manz) : « Is it the wind indeed ? No, ’tis someone singing. »
23
AVRJ, 7 mesures après le chiffre 22 (The Dark Fiddler) : « But are we not comrades, o Vagabond
wind ! »
24
AVRJ, 5 mesures après le chiffre 27 (The Dark Fiddler ) : « So long as you hear the wind thro’ the
tangle no sorrow will you know. »
84 – Héros et héroïnes du théâtre lyrique symboliste

note do). La seconde phrase correspond à la réitération variée de la première :


l’intervalle de triton s’y trouve notamment remplacé par une quinte augmentée.
Contrairement aux deux premières phrases qui respectent la carrure (quatre mesures
chacune), la troisième ne compte que trois mesures ; elle s’inscrit dans un ambitus d’une
octave et consiste en une arabesque décrivant une courbe descendante puis ascendante à
partir de la note sol#. On notera le triton sol#-ré lors de la phase descendante et le triton
la-ré# lors de la phase ascendante. La dernière phase, enfin, est une réitération variée de
la première, une sixte majeure octaviante au-dessus ; l’intervalle de triton est remplacé
par une quarte juste.
La présence importante de l’intervalle de triton confirme l’interprétation
diabolique du personnage ; pourtant, la dernière phrase du thème, dans laquelle le triton
se trouve remplacé par une quarte juste, nuance notre affirmation : ce vagabond possède
toutes les apparences du diable, mais peut-être n’est-t-il, au fond, qu’un homme libre,
délivré du poids de la société et de la religion25.

Le thème du violoneux est réitéré à la troisième scène, quand le violoneux


retrouve Sali et Vreli dans son champ (chiffre 30). Quand le personnage quitte la scène,
seules demeurent à l’orchestre les citations du motif du vent qui accompagnent les
pensées contradictoires des deux jeunes gens26 :
Vreli : « O Sali, je suis effrayée, quelles choses étranges a-t-il prononcées ! Ah,
je me souviens bien, c’est la dernière fois que nous l’avons vu, oui, c’est alors que
commença l’épouvantable querelle, cause de notre ruine, à toi, et à moi. »
Sali : « N’aie crainte, ma Vreli, cet homme ne nous veut pas de mal. C’était
toujours sur sa terre que nous nous cachions pour jouer. »
Cette divergence entre les ressentis des deux jeunes gens contribue à renforcer le
malaise qui entoure le sombre violoneux.

Selon Christopher Palmer, Delius se serait senti très proche du sombre


violoneux27 :
« On ne peut guère soupçonner Delius de partager le type d’idéologie bourgeoise
prônée par Keller, et, en fait, c’est avec le sombre violoneux lui-même, bien plus qu’avec
aucun autre personnage, qu’il se serait personnellement identifié. Comme le violoneux, il
était, en quelque sorte, un paria, spirituellement isolé, cosmopolite dans son attitude et

25
Cette interprétation rapproche le personnage du sombre violoneux avec le compositeur lui-même (voir
infra, note n° 27).
26
AVRJ, chiffre 39 (Vreli) : « O Sali, I’m afraid, what strange things he says ! Ah, well do I remember the
last time we saw him the dreadful strife began; that ruined yours and mine ! » ; AVRJ, 5 mesures
après le chiffre 40 (Sali) : « Fear not, my Vreli, the man means us no harm. It was ever on his land we
used to hide and play. »
27
Christopher PALMER, Delius Portrait of a Cosmopolitan, New York, Holmes and Meyers Publishers,
1979, p. 113 : « We can scarcely credit Delius with lending suport to the type of bourgeois ideology
promulgated by Keller, and in fact he would have identified himself personally more with the Dark
Fiddler than with any other character. He, like the Fiddler, was in a sense an outcast, spiritually
isolated, cosmopolitan in outlook and temperament but basically stateless; for routine morality and
the standard ethical code of the society into which he was born he cared not a fig. »
Jérôme ROSSI, A Village Romeo and Juliette of Frederick Delius – 85

dans son tempérament, mais fondamentalement apatride ; il ne s’est jamais soucié de la


moralité habituelle ni du code éthique standardisé de la société dans laquelle il était né. »

Si Delius partage les aspirations de son personnage, ce dernier représente, aux


yeux du compositeur, plus qu’un idéal de liberté : il incarne la Nature elle-même.
L’association symbolique du violoneux avec la Nature dont il est le messager nous est
révélée à la troisième scène dans les mots suivants28 :

« Et quand vous aurez envie de parcourir le monde avec moi/Nous irons par
monts et par vaux, et je serai votre joyeux guide,/Le soleil et la lune me guideront vers
l’ouest à la rencontre de la mer/Les blés qui ondulent seront mon pain quotidien,
nourrissant l’étrange et sauvage musique qui monte du fleuve,/Mon lit est au milieu des
rouges coquelicots. »

Le sombre violoneux est absent des quatrième et cinquième scènes. Au début de


la sixième et dernière scène, on l’entend vanter à Sali et Vreli les délices de la vie en
communion avec la nature29.
Puis, alors que les deux jeunes gens se sont éloignés de l’auberge et prennent
place dans leur barque, il apparaît sur la véranda de l’auberge30 et se livre à un solo
« endiablé » décrivant des arabesques de doubles croches. Son solo, accompagné par
tout l’orchestre, atteint son climax sur la dernière phrase de Sali 31 : « Et je sacrifie nos
vies ! ». Là, le violoneux se manifeste sous son aspect le plus terrifiant car il apparaît
comme le grand ordonnateur des destins de Sali et Vreli : après avoir été à l’origine de
la dispute des deux fermiers puis de leur ruine, rendant impossible l’amour des deux
jeunes gens, il « orchestre » au sens propre le suicide des deux jeunes gens.
Après avoir atteint ff (scène 6, chiffre 103), la musique se fait tout à coup très
calme et très douce (lento, p) ; les deux passeurs sont rejoints, à ce moment, par la voix
d’un invisible troisième passeur (scène 6, 5 mes. après le chiffre 104) qui chante encore
une fois l’énigmatique « Nous ne faisons que passer » sur un mode de mi32. Quel est ce
mystérieux troisième batelier ? Une sorte de Charon transportant les morts vers les
enfers33 ? Une nouvelle apparence du sombre violoneux ? Un simple murmure du vent ?
Un esprit de la rivière ? En tous les cas, il serait erroné de croire que les âmes de Sali et
Vreli sont sauvées par leur sacrifice ; selon Bachelard34, la barque des morts éveille une
conscience de la faute : « la barque de Charon va toujours aux enfers ; il n’y a pas de

28
The Dark Fiddler : « And when you care to come into the world with me/The woods and dales we’ll
roam, and your merry guide I’ll be,/My guide the sun and moon, towards the west across the sea,/The
waving corn my daily bread to strange wild music from the stream/My bed’s among red poppies. »
29
Voir AVRJ, scène 6, chiffre 69.
30
AVRJ, scène 6, chiffre 100 (note de mise en scène) : « The Dark Fiddler appears upon the Verandah of
the inn playing wildly on his fiddle. »
31
AVRJ, scène 6, 4 mesures après le chiffre 102 (Sali) : « And I throw our lives away ! »
32
AVRJ, scène 6, 2 mesures avant le chiffre 105.
33
Cette interprétation mythologique se trouve renforcée par le nom même de l’auberge à proximité de
laquelle la barque est amarrée, « le jardin du paradis ».
34
Gaston BACHELARD, L’eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, Paris, 1942, p. 108.
86 – Héros et héroïnes du théâtre lyrique symboliste

nautonier du bonheur. La barque de Charon serait ainsi un symbole qui restera attaché à
l’indestructible malheur des hommes ». Sans doute Sali et Vreli expient-ils ainsi la
haine insensée de leurs parents.

L’HÉRITAGE DE WAGNER
Le rôle de Wagner dans le mouvement symboliste est incontestable. Danièle
Pistone a pu écrire35 :

« Le récitatif imprévisible, comme le vers libre lui-même, la présence du mythe et


d’un univers magique (philtre, Nornes…) ou symbolique, l’aspect swedenborgien de sa
musique où l’érotisme se mue volontiers en extase religieuse, le caractère dyonisiaque de
sa manière, sa conception mystique de l’art (consistant à conduire vers la réalité
sommeillant dans la nature) qui confère à celui-ci la plus haute fonction, la didactique de
la Rédemption, sa quête de l’art total en font le meilleur précurseur du symbolisme. »

Ne serait-ce que par le choix de son sujet, A Village Romeo and Juliette se situe
dans l’héritage de Tristan et Isolde de Wagner. L’argument permet en effet à Delius de
ménager de longues plages extatiques (complainte de Vreli au début de la scène 4 ;
l’intermezzo The Walk to the Paradise Garden ; le suicide des deux jeunes gens à la fin
de l’opéra) ; l’histoire à la fois populaire et légendaire transforme les protagonistes du
drame en archétypes universels ; comme pour Tristan et Isolde, la mort apporte à Sali et
Vreli la seule solution pour échapper à un amour condamné ; enfin, les paysages
montagneux contribuent à envelopper l’ensemble d’un halo de mystère. Au-delà des
ressemblances des livrets, le langage musical même de Delius offre de nombreux points
de comparaison avec celui de Wagner36 : mélodie continue et absence de cadences
franches, discours harmonique fluctuant et complexe, longues plages constituées
d’harmonies-timbres (telle le prélude de L’or du Rhin), extrême raffinement de
l’orchestre (voir par exemple, les techniques d’écriture pointilliste de la première
scène).
Delius n’a jamais caché son admiration pour le maître de Bayreuth. Dans une
lettre à Ernest Newman (9 mars 1933), il écrit37 : « J’ai rencontré Busoni pour la
première fois en 1886 à Leipzig. Il était alors entièrement classique et composait selon
les canons classiques. Il était anti-wagnérien, alors que nous autres étions enthousiasmés

35
Danièle PISTONE, « Le symbolisme et la musique française à la fin du XIX e siècle », Symbolisme et
musique en France : 1870-1914, Paris, Champion, 1995, p. 16.
36
Une parenté intéressante entre Tristan et A Village Romeo réside dans la tonalité finale de si majeur
commune aux deux opéras (il s’agit également de la tonalité sur laquelle s’achève l’intermezzo
The Walk to the Paradise garden). Ce choix d’une même tonalité soulève l’intéressante question de
l’influence du modèle wagnérien dans A Village Romeo puisque si majeur est une tonalité qui n’est
jamais employée par Delius dans ses autres opéras. D’autres similarités harmoniques ont été notées
par Mark Doran dans « Wagner and the ″Paradise Garden″: An Inter-Operatic Reference in Delius »,
Tempo, n° 2, avril 2001, p. 29.
37
Lionel CARLEY, A Life in Letters (1908-1934), Oxford, Scolar Press, 1988, p. 417 : « He was then
entirely classical and composed in the manner of the Classics. He was Anti-Wagnerian whilst we
others were Wagner-Enthusiasts »
Jérôme ROSSI, A Village Romeo and Juliette of Frederick Delius – 87

par Wagner ». La filiation avec Wagner est clairement revendiquée par le compositeur
lui-même38 : « Je veux marcher dans les pas de Wagner et aller peut-être plus loin
encore dans cette voie ».

Le thème de l’amour est certainement le plus important de tout l’opéra ; il se


divise en deux motifs de profils mélodiques opposés. Le premier adopte un profil
descendant et s’inscrit dans un ambitus d’une octave ; le second a un profil ascendant et
parcourt un intervalle de quinte :

Ex. 3 - Delius, A Village Romeo and Juliette, scène 1, mes. 1-4

Ces motifs illustrent très bien la technique du leitmotiv telle qu’elle est utilisée
par Wagner à partir de Tristan. Lorsque ces motifs sont cités au début de la seconde
scène, l’ambiance est pesante : les situations des deux fermiers se dont détériorées et les
deux enfants ont été sommés de ne jamais plus jouer ensemble. Les deux motifs
adoptent des valeurs courtes et le premier se charge de chromatismes :

Ex. 4 - Delius, A Village Romeo and Juliette, scène 2, mes. 1-2

Juste avant le début de la troisième scène, Sali et Vreli se sont donné rendez-
vous. Le thème d’amour est varié de manière particulière : le premier motif est allongé
par des broderies : c’est le temps du batifolage amoureux ; le second motif, lui, n’est pas
cité : Sali et Vreli ne se sont pas encore avoué qu’ils s’aiment.

Ex. 5 - Delius, A Village Romeo and Juliette, scène 3, mes. 1-3

38
ID., A Life in Letters (1862-1908), Oxford, Scolar Press, 1983, p. 86 « I want to tread in Wagner’s
footsteps and even give something more in the right direction » ; lettre à Jutta Bell, datée du 29 mai
1894.
88 – Héros et héroïnes du théâtre lyrique symboliste

Plusieurs variantes de ce même motif sont énoncées à la quatrième scène. La


première précède la complainte de Vreli en l’absence de Sali. Considérablement
allongé, les nombreux chromatismes et broderies confèrent au motif un aspect
tourmenté :

Ex. 6 - Delius, A Village Romeo and Juliette, scène 4, mes. 10-13

Après l’arrivée de Sali, les deux amoureux évoquent leur nouvelle vie loin de
leur village. Le motif se trouve alors prolongé par un rythme entraînant :

Ex. 7 - Delius, A Village Romeo and Juliette, scène 4, chiffre 21

Le traitement du thème du violoneux peut s’apparenter à celui d’un leitmotiv.


Au cours de la seconde scène, lorsque Sali évoque la dernière fois qu’il a vu Vreli, des
bois font entendre une variante de la phrase a du thème du violoneux (scène 2, chiffre
6), rappelant que cette rencontre avait été marquée par l’apparition du violoneux.
Enfin de nombreux leitmotive parcourent l’opéra comme celui de la querelle des
fermiers (première citation : scène 1, 2 mesures avant le chiffre 4) ou celui de la solitude
(première citation : scène 4, mes. 1-4 à partir du chiffre 3). Avec la technique du
leitmotiv, la musique possède son propre système de signes et participe au drame. Le
matériau thématique de l’intermezzo The Walk to the Paradise Garden utilise la plupart
des leimotive de l’opéra : avant la scène finale, il apparaît ainsi comme une vaste
récapitulation de l’ensemble des cinq premières scènes.

LE PAYSAGE : UN ACTEUR DU DRAME


Il nous reste enfin à évoquer un élément dont la présence est indissociable de
l’œuvre du compositeur et qui constitue un protagoniste à part entière dans l’opéra : la
Nature39.

39
Une même vénération pour la Nature parcourt l’ensemble du dernier opéra de Delius, Fennimore and
Gerda : « Cet opéra nous paraît moderne dans le sens où il présente un être humain en proie à la
difficulté de vivre dans un monde où le bonheur paraît inatteignable, seule la nature dépeinte ici
comme une grande fresque musicale "panthéiste" est source de bonheur et d’éternité dans le grand
cycle des saisons, car tout ce qui touche l’humain est tragique et éphémère. » Jean-Philippe HÉBERLÉ,
« Fennimore and Gerda de Frederick Delius ou l’évolution de l’opéra post-romantique vers la
modernité », Interculturalité, intertextualité : les livrets d'opéra 1915-1930, Walter ZIDARIC (Ed.),
Colloque international, Université de Nantes, Centre International des Langues, 16 et 17 décembre
2004, Nantes, Centre de Recherche sur les Identités Nationales et l'Interculturalité (CRINI), 2005, p.
178.
Jérôme ROSSI, A Village Romeo and Juliette of Frederick Delius – 89

L’histoire se passe dans une vallée, au pied des montagnes. La grandeur des
sommets a été l’un des thèmes d’inspiration les plus récurrents chez Delius : Paa
Vidderne40, Over the Hills and Far Away (1897) et The Song of the High Hills (1911).
Ainsi le compositeur (et non Keller) écrit-il dans les notes de mise en scène, au début de
la troisième scène41 :

« La terre en friche envahie par des coquelicots en fleurs… à l’arrière des champs
et des villages dans les montagnes… tout au fond des montagnes enneigées. »

De même précise-t-il dans la dernière scène42 :


« A droite une vieille petite ferme en ruine avec une véranda plutôt haute
située dans un beau jardin en friche. Au fond, une rivière coule et une barque pleine
de foin est amarrée au bord. Le jardin surplombe une longue vallée dans laquelle la
rivière décrit librement ses méandres. Au loin des montagnes enneigées. Le sombre
violoneux, au fond de la scène, tourne le dos au public, les mains derrière le dos, et
regarde les hauts sommets éclairés par un dernier rayon de soleil. »

On notera avec intérêt les ressemblances de cette description avec celle des lieux
du troisième acte de Tristan43 :

« Le jardin d’un château… La situation est censée se dérouler sur des


falaises rocheuses ; à travers les ouvertures, la vue donne sur un large horizon
marin. Le lieu donne l’impression d’avoir été abandonné par son propriétaire ; tout
est mal entretenu, délabré par endroits et envahi par la végétation »

Le paysage montagneux est si important qu’un leitmotiv lui est attribué. A la fin
de l’œuvre, lorsque Sali prononce le mot « montagne »44, un cor fait entendre le motif
suivant :

40
S’appuyant sur un poème d’Ibsen dont l’intrigue fait penser à Peer Gynt, Paa Vidderne (Sur les cimes)
est à l’origine un mélodrame. Delius retravaille cette première version (qui date de 1888) et en tire une
ouverture (1892).
41
AVRJ, scène 3 : « The wild-land overgrown with poppies in full bloom... in the background fields and
villages in the hills... in the distance the snow mountains. »
42
AVRJ, scène 6, chiffre 57 : « To the right an old dilapitated little country house with a rather high
verandah situated in a beautiful garden run wild (...). In the background a river flows by and a barge
full of hay is moored to the bank. The garden overlooks a long valley through which the river winds
its way. In the distance, the snow mountains. (…) the dark fiddler stands with his back towards the
audience and his hands on his back at the back of the stage and looks at the high mountains with the
last glow upon them. »
43
« The garden of a castle… The situation is supposed to be on rocky cliffs ; through openings the view
extends over a wide sea horizon. The whole scene gives an impression of being deserted by the owner,
badly kept, here and there dilapidated and overgrown. »
44
AVRJ, scène 6, chiffre 85 (Sali) : « Devrions-nous suivre ces braves gens à travers les montagnes ? » ;
« Shall we follow these good people to the mountains ? »
90 – Héros et héroïnes du théâtre lyrique symboliste

Ex. 8 - Delius, A Village Romeo and Juliette, scène 6, 4 mes. avant le chiffre 86

Il n’est, bien entendu, pas anodin que ce motif soit précisément joué par un
cor, cet instrument étant culturellement associé aux montagnes (cor des alpes).
A cet instant nous comprenons de manière rétrospective l’utilisation de ce
leitmotiv. Par exemple, à la troisième scène, le mot « neige » prononcé par Sali45 a pour
conséquence la citation du même motif « montagnard » aux cors et aux altos (puis, en
écho, aux violons et aux hautbois). De même, dans la quatrième scène, quand Sali
demande à Vreli où celle-ci souhaiterait aller, celle-ci lui répond « loin, loin d’ici »46 : la
musique fait entendre alors le motif aux cors, suggérant que Vreli aimerait partir au-delà
des montagnes.
Pendant l’intermezzo The Walk to the Paradise Garden, qui accompagne la
marche des deux amoureux vers l’auberge du jardin du paradis, le rideau s’ouvre puis se
referme au milieu du morceau, dévoilant les paysages de montagnes qui entourent
l’auberge ; l’ouverture du rideau (chiffre 45) s’effectue précisément sur la première
citation du motif des montagnes dans le cadre de l’intermezzo. Le motif est entendu au
basson puis au cor.
Enfin l’amour de Sali et Vreli ne fait qu’un avec le décor qui les entoure ; ainsi
le motif d’amour et celui des montagnes se retrouvent-ils souvent associés, comme par
exemple au tout début de l’opéra :

Ex. 9 - Delius, A Village Romeo and Juliette, scène 1, chiffre 1

La fin de la scène 2 offre un autre exemple d’association symbolique musicale.


Sali et Vreli se donnent rendez-vous dans le champ du violoneux, situé comme les
autres champs au pied des montagnes. Alors que les deux jeune gens s’éloignent dans
l’attente de se revoir, on entend le motif des montagnes joué non plus au cor mais au
violon solo (scène 2, 1 mesure après le chiffre 20).

45
AVRJ, scène 3, 2 mesures avant le chiffre 29.
46
AVRJ, scène 4, chiffre 21 (Sali) : « Qu’est-ce que tu feras ? Où iras-tu ? » ; « What shall you do?
Where will you go?» ; (Vreli) : « Out, out into the world. »
Jérôme ROSSI, A Village Romeo and Juliette of Frederick Delius – 91

En s’emparant de l’histoire de Keller, Delius a cherché à dépasser le réalisme du


poète pour créer une œuvre aux nombreux prolongements symboliques. Il est parvenu à
ses fins, certes par les modifications du livret (importance accrue du sombre violoneux,
intervention des passeurs), mais également par les moyens propres à la musique (emploi
de leitmotive, voix entendues dans le lointain, plages extatiques). La méconnaissance
des aspects symboliques de l’opéra avait conduit Sir Thomas Beecham à une production
(1910) jugée peu satisfaisante par ses contemporains. Delius s’était lui-même exprimé
clairement sur cette question47 : « Le réalisme sur scène est contraire au bon sens, et les
décors nécessaires [à la mise en scène de mon opéra] se limitent à un rideau peint à la
manière impressionniste en arrière-plan, avec le moins d’accessoires possibles. » Pour
Delius, le but de la mise en scène est bien plus d’accompagner la musique dans ses
possibilités d’évocation que de donner un cadre réaliste à l’intrigue. Cette confiance
dans le pouvoir suggestif de la musique rejoint les préoccupations de la plupart des
symbolistes48 : « Les poètes et les peintres voulaient que leur art ressemblât à la
musique, pour pouvoir communiquer leur expérience créatrice dans toute sa mobilité
fluide, avant qu’elle se fût figée dans des tableaux ou dans les moules du langage. »
Gauguin, à qui Delius acheta le tableau Nervermore49, recommandait ainsi aux peintres
de chercher50 « plutôt la suggestion que la description, comme le fait d’ailleurs la
musique. »
Le symbolisme de A Village Romeo and Juliette partage un certain nombre de
points communs avec celui de Pelleas et Mélisande de Debussy. Pour ce dernier,
comme pour Delius, la poésie de la Nature est au moins aussi importante que l’histoire
d’amour entre les deux personnages principaux. Nous avons vu combien les paysages
de montagnes comptaient pour Delius ; de même, Debussy a-t-il certainement été
séduit, dans le livret de Maeterlinck, par les sombres forêts inhabitées ou le calme
inquiétant d’un château par une calme soirée d’été. Les deux opéras ont pour
caractéristique commune de se situer en dehors de la réalité : même la scène la plus
réaliste de A Village Romeo and Juliette – foire de la cinquième scène – laisse une
impression fantomatique ; au lieu d’une assemblée festive, nous avons la sensation de
nous trouver devant une réunion de personnages inquiétants avec leurs cris perçants et
leurs choeurs mécaniques. Enfin, dans Pelleas et Mélisande et A Village Romeo and
Juliette, les deux jeunes héros apparaissent comme des jouets de la destinée et acceptent
leur sort avec résignation51. Cet aspect est peut-être encore plus flagrant dans l’opéra de
Delius où le devenir de Sali et Vreli semble confié au seul personnage du violoneux.

47
Thomas BEECHAM, Frederick Delius, londres, Severn House Publishers, 1959, p. 178 : « Frederick
comments : ″Realism on stage is nonsense and all the scenery necessary is an impressionistic painted
curtain at the back, with the fewest accessories possible″. »
48
Stefan JAROCINSKI, Debussy, Impressionnisme et symbolisme, Paris, Le Seuil, 1970, p. 55.
49
Delius acquit le célèbre tableau de Gauguin le 11 novembre 1898. Il fut toutefois obligé de le revendre
en décembre 1920 pour des raisons financières.
50
Stefan JAROCINSKI, op. cit., p. 42.
51
Ce déterminisme caractérise également les personnages du dernier opéra de Delius, Fennimore and
Gerda.
92 – Héros et héroïnes du théâtre lyrique symboliste

Pourtant, et en dépit de ces parentés, A Village Romeo and Juliet dispense un


parfum différent de celui de Pelleas et Mélisande : l’œuvre de Delius reste empreinte
d’un certain romantisme, ne dédaignant ni les accents vigoureux ni les élans
passionnels. Si l’esprit de l’opéra peut sembler proche de celui de Debussy, son langage
musical post-romantique et sa dimension lyrique portent encore incontestablement la
marque de Wagner.

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