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À propos d'une amitié "Littéraire": Gérard de Nerval et Alexandre Dumas

Author(s): Michel Brix


Source: Revue d'Histoire littéraire de la France , Nov. - Dec., 1994, 94e Année, No. 6
(Nov. - Dec., 1994), pp. 975-995
Published by: Presses Universitaires de France

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40532399

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À PROPOS D'UNE AMITIÉ « LITTÉRAIRE »
GÉRARD DE NERVAL ET ALEXANDRE DUMAS

La relation Nerval-Dumas constitue un exemple, célèbre entre


tous, d'amitié littéraire. Les deux écrivains se trouvent en rapport
dès 1830 au moins, et leurs relations se poursuivent jusqu'à la mort
de Gérard. Ils ont composé ensemble des pièces de théâtre (Piquillo,
Léo Burckart, L'Alchimiste), ils ont voyagé de concert et ont souvent
parlé l'un de l'autre dans leurs écrits respectifs. En outre, après la
disparition tragique du poète des Chimères, en janvier 1855, Dumas
n'a pas manqué d'évoquer, parfois longuement, la figure du compa-
gnon disparu. La relation Gérard-Dumas se trouve liée, aussi, à la
rédaction, ou à la publication, des derniers chefs-d'œuvre nerva-
liens : le recueil des Filles du Feu est introduit par une lettre-préface
adressée à Dumas ; d'autre part, « La Pandora » aurait été écrite à
la suggestion d'Alexandre ; enfin, celui-ci inséra dans Le Mous-
quetaire du 10 décembre 1853 le sonnet «El Desdichado», alors
inédit.

L'amitié Nerval-Dumas intéresse donc l'histoire littéraire à plus


d'un titre. On se trouve en droit, aussi, de s'interroger sur une
relation qui comporte de nombreuses zones d'ombre. Ainsi, le
voyage accompli par les deux écrivains en Allemagne, à l'automne
de 1838, fit l'objet de récits nombreux, parfois dus à des tiers, -
récits qui pourraient faire la part belle à la légende : dans l'un de
ces récits, par exemple, Dumas invente deux lettres de Gérard, sans
que celui-ci proteste1. On peut douter, d'autre part, que les rapports
entre les deux hommes de lettres aient toujours été sereins. Le

l. Voir les « Causeries d'un voyageur » que publie Le Pays les 7, 8 et 9 juillet 1854, ainsi
que « Nerval et le Plutarque drolatique », R.H.LF, 1990, p. 959-965. Les lettres inventées par
Dumas sont reproduites aux pages 1952-1953 du tome I des Œuvres complètes de Nerval (éd.
publiée sous la direction de Jean Guillaume et Claude Pichois, Paris, Gallimard, 1989, « Bi-
bliothèque de la Pléiade » [abr. : NPl i]). Le tome III de ces Œuvres complètes [abr. : NPl m]
est paru en 1993 chez le même éditeur.

RHLF, 1994, n° 6, p. 975-995.

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976 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

14 novembre 1853, traversée par l'aile noire de la folie, une lettre


de Gérard fait allusion à d'anciennes dettes de Dumas vis-à-vis de
Nerval, et mêle au rappel de ces dettes le souvenir des pièces écrites
en collaboration ; quelques jours plus tard, dans une autre lettre,
Gérard affirme, sans que l'on sache trop pourquoi, qu'il est lui-
même, en réalité, l'obligé de Dumas2. La critique aimerait en savoir
plus long sur une relation où semble vaciller le psychisme nervalien.
Tout n'a peut-être pas été dit sur cette amitié, dont nous voudrions
retracer les étapes majeures.

De Nerval et de Dumas, le premier nommé est, aujourd'hui,


l'écrivain illustre. Pour les contemporains de nos deux auteurs, et
pour nos deux auteurs eux-mêmes, la perspective était inverse.
Gérard n'atteindra jamais, de son vivant, à la notoriété dont jouit
Dumas au xixe siècle. Nerval ne fut pas un écrivain mésestimé,
certes, mais ses œuvres touchèrent un cercle d'amateurs bien res-
treint en regard de l'auditoire dumasien. Plus âgé que Nerval (il
est né en 1802 et Gérard en 1808), Alexandre Dumas avait au
demeurant connu très tôt la notoriété en littérature, et particuliè-
rement au théâtre : le succès d'Henri III et sa cour (première au
Théâtre-Français le 11 février 1829), que suivirent les créations de
Stockholm, Fontainebleau et Rome (théâtre de l'Odèon, 30 mars
1830), de Napoléon Bonaparte (théâtre de l'Odèon, 1 1 janvier 1831)
et surtout à' Antony (théâtre de la Porte-Saint-Martin, 3 mai 1831),
hissèrent rapidement Dumas au rang de chef de file, avec Hugo et
Vigny, de l'école romantique. À pareille époque, Gérard s'employait
aussi à écrire pour le théâtre, mais faisait encore figure de débutant
(seule sa traduction de Faust, parue dans les dernières semaines de
1827, était connue des milieux lettrés). Dumas représente alors,
pour Nerval, un confrère illustre dont on sollicite la recommanda-
tion : ainsi pour se voir accorder, à la fin de 1829, le droit d'em-
prunter des ouvrages de la Bibliothèque royale3, ou pour que Dumas
communique, en décembre 1830, à François- Antoine Harel, direc-
teur de l'Odèon, le manuscrit d'une pièce qui pourrait être Le Prince
des sots4. Nerval ne réussira à faire représenter ni Le Prince des

2. Sur la lettre du 14 novembre 1853 (NPl m, p. 821-823), voir Jean Guillaume, « Mosaïque
nervalienne ou les tribulations de deux voyageurs enthousiastes », Les Études classiques, 1979,
p. 3-10. L'« autre lettre » est datée du 25 novembre 1853 (NPl m, p. 825-826) ; elle a figuré en
1976 à la Vente Marsan, sous le n°77.
3. Voir NPl', p. 1287.
4. Voir NPl i, p. 1933.

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À PROPOS D'UNE AMITIÉ « LITTÉRAIRE » 977

sots, ni Lara, ni quelque autre ouvrage, mais on notera que le jeune


auteur n'envisage pas, à cette époque, de se mettre au service de
Dumas ; Gérard veut s'imposer à titre personnel dans la carrière du
théâtre, et de Dumas il tente d'obtenir l'appui, non la collaboration.
Nerval fonde en 1835 Le Monde dramatique, où l'écrivain in-
vestit une somme considérable, héritée des grands-parents Laurent.
Le jeune directeur ne néglige rien pour assurer le succès de son
journal : ainsi, il se réserve, par un traité, une série d'articles d
Dumas sur les théâtres italiens5. Mais Gérard, mal conseillé, était
médiocre gestionnaire. Au printemps de 1836, la faillite du Monde
dramatique l'oblige à revoir, à la baisse, ses ambitions d'écrivain
Criblé de dettes, il se trouve, pour de longues années, réduit à l
besogne peu valorisante du feuilleton dramatique. De même, la
nécessité pousse Gérard à collaborer aux pièces de Dumas. C'est
le prix à payer pour rester, malgré l'impécuniosité, un auteur lit
téraire. En 1836, les deux écrivains rédigent ensemble le livret d
Piquillo, créé le 31 octobre 1837 au théâtre de l' Opéra-Comique
L'ouvrage est attribué au seul Dumas. Gérard, non nommé, reste
dans l'ombre, et semble même éprouver des difficultés à obteni
une rétribution égale à celle de son collaborateur :

[...] pour Piquillo, Dumas paraissait tenir à avoir les deux tiers [des droits] ; je
ne m'y suis pas accordé, mais je lui ai laissé le manuscrit en entier6.

On est loin du jeune et ambitieux directeur qui, en 1835, voulait


offrir aux lecteurs du Monde dramatique les contributions de l'au-
teur à' Antony. Certes, quelques journaux signalent la collaboration
de Gérard au livret de Piquillo et ajoutent qu'un « pacte » lierait
les deux écrivains, chacun signant à son tour les pièces écrites en
commun. Pourtant, au cours des mois qui précèdent et qui suiven
Piquillo, le public parisien n'a pas l'occasion d'assister à la création
d'un ouvrage attribué à Gérard: la «grande pièce au Théâtre-
Français » 7 annoncée par celui-ci à son père pour le mois de no-
vembre 1836 est restée à l'état de projet, à moins que Nerval ne
pense au futur Caligula, pièce que le confrère illustre signera seul,
à nouveau8. Entré dans le groupe des collaborateurs de Dumas,
Gérard fait l'expérience d'un travail littéraire qui ne se révèle pas
moins frustrant que le feuilleton dramatique. Le jeune traducteur
de Faust n'est pas, gageons-le, sans en ressentir quelque amertume.

5. NPli, p. 1299.
6. Lettre de Gérard à Jean-Baptiste Porcher, 7 mai 1839 (NPl i, p. 1319).
7. NPli, p. 1302.
8. Caligula est créé au Théâtre-Français le 26 décembre 1837.

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978 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

À Auguste Maquet (qui doit se résoudre à laisser Dumas et Lockroy


cosigner sa Bathilde), Nerval confie, le 28 novembre 1838 :

[...] tu sais ce que c'est qu'un début ; j'ai été forcé d'accepter bien pis encore
puisque je n'ai été nommé d'aucune façon [pour Piquillo]9.

Dix mois après la création de Piquillo, Nerval et Dumas


accomplissent, d'abord chacun de son côté, puis ensemble, un
voyage en Allemagne resté dans la légende pour les problèmes
financiers que connut Gérard et pour le retard avec lequel celui-ci
rejoignit son compagnon, à Francfort. Ce voyage - le seul qui
jamais réunira les deux écrivains - constitue le nœud de leurs
relations et fera l'objet de nombreux récits dans lesquels, on l'a
dit, la fable se distingue mal de la vérité historique. Lieven D'hulst
a reconstitué les jalons chronologiques sûrs des pérégrinations des
deux écrivains10. Dumas, qui voyage en compagnie de sa future
épouse Ida Ferrier et est parti par la Belgique, arrive à Francfort
le 28 août 1838. Il attendit jusqu'au 15 septembre la venue de
Gérard, lequel, parti de Paris après Dumas, séjourna du 25 août au
13 septembre à Strasbourg et à Baden-Baden. À la fin du même
mois de septembre, les deux écrivains regagnent la France par Baden
et rentrent à Paris dans la nuit du 2 au 3 octobre11.
L'histoire a retenu le but littéraire des deux auteurs : prendre la
couleur locale de Léo Burckart, pièce qui met en scène une conspi-
ration d'étudiants allemands et s'inspire de l'assassinat de Kotzebue.
Mais Léo Burckart est-il le seul projet des deux compagnons de
voyage ? Nerval affirme, en 1850, que non pas un, mais deux drames
dans le goût allemand furent écrits à Francfort12. Nous aurons à
revenir sur cet épineux problème. On sait aussi que Dumas se
proposait de publier ses impressions de voyage en périodique, puis
en volume. Le 31 août 1838, Dumas mandait à Achille Brindeau,
rédacteur en chef du Messager :

Mon cher Brindeau


Je savais bien que nous nous embrouillerions dans nos comptes qui ne sont pas
encore commencés : je t'ai dit que je te vendrais mes articles cent francs l'article :

9. NPli, p. 1314. À noter que Maquet signera seul, en définitive, Bathilde (création le
14 janvier 1839 au théâtre de la Renaissance).
10. Le Voyage allemand de Nerval et Dumas en 1838», in Études nervaliennes et
romantiques m [abr. : E.N.R.], Namur, Presses Universitaires, 1981, p. 53-57.
11. E.N.R. III, p. 54. À noter que dans une lettre du 4 décembre 1853, qui évoque à nouveau
le voyage de 1838, Gérard rappelle à Dumas les « 20 f . » que celui-ci lui aurait laissés «à
Troyes » (NPl m, p. 834). Faut-il comprendre que les deux écrivains ne sont pas rentrés ensemble
à Paris ?

12. Voir l'extrait cité ci-dessous, p. 55.

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À PROPOS D'UNE AMITIÉ « LITTÉRAIRE » 979

- qu'ils soient en lettres ou en articles, cela ne leur ôte rien de leur valeur, n'es
ce pas ?
Eh bien, maintenant: j'ai 20 lettres à faire sur la Belgique et les Provinces
Rhénanes, les veux-tu pour 2 000 f. - Tu m'as dit : « Envoie-moi cinq articles et je
t'enverrai mille francs - ces cinq articles seront à compte sur ceux que tu me
donneras et les mille francs seront à compte sur l'argent que nous te donnerons ».
Maintenant, comprends-tu bien, car il faut que je sache sur quoi compter.
Veux-tu, en recevant ces cinq articles, m 'envoyer mille francs ? Je t'en redevrai
quinze autres, et toi tu me redevras mille francs.
Les vingt articles feront ainsi 2 000f. car il n'a jamais été convenu que je te
donnerais des articles à 60 f. la pièce.
Est-ce clair ?
Réponds poste pour poste, cher ami, car tu comprends l'embarras où tu me mets
en m 'offrant maintenant la moitié du prix convenu.

À Francfort, où Dumas réside lorsqu'il écrit à Brindeau, l'auteur


d' Antony reçoit de Nerval au moins trois lettres14. Ce dernier, qui
séjourne à Baden et à Strasbourg, éprouve des difficultés à toucher
l'argent envoyé par son correspondant, pour lui permettre de gagner
Francfort. Mais Gérard ne reste pas pour autant inactif et fait état
de travaux tout entiers réservés, semble-t-il, à la cause dumasienne :

[...] j'achève d'organiser les détails de notre affaire pour vous présenter quelque
chose de séduisant. Je vous accablerai de sujets, de nouvelles si vous voulez en
faire, jamais ma tête n'a plus travaillé que cet été15.

Le 15 septembre, Nerval arrive enfin à Francfort. Il retrouve


Dumas, qui, fêté par les notabilités de la ville, mène une existence
des plus brillantes :

On nous donne des fêtes, des soupers, des promenades, de telle sorte qu'il est
impossible de répondre au quart des invitations et que nous ne pouvons guère
travailler que la nuit 16.

« Travail de nuit ? Pour Nerval peut-être... » observe Henri


Clouard, biographe de l'auteur d'Henri III11. Gérard était conscient,
du reste, qu'il lui revenait d'accomplir l'essentiel des ouvrages
communs : ainsi, de Baden-Baden, il ne demande à son collaborateur
que de recueillir, « en passant », « quelques détails sur les étudiants
[...] pour le costume et la mise en scène » du drame en préparation 18.
Quant à Dumas, qui a noué une intrigue avec Mme Durand, l'épouse

13. Lettre publiée par Claude Schopp dans «Les Excursions de Dumas sur les bords du
Rhin (1838). Restitution chronologique», Études nervaliennes et romantiques m. p. 66-67.
14. Voir NPli, p. 1305-1309.
15. NPl i, p. 1307 (lettre envoyée de Baden-Baden à la fin d'août ou au début de septembre
1838).
16. NPli, p. 1309 (lettre adressée au docteur Labrunie de Francfort, le 18 septembre 1838).
17. H. Clouard, Alexandre Dumas, Paris, Albin Michel, 1955, p. 231.
18. NPli, p. 1309 (lettre à Dumas, 10 septembre 1838).

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980 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

du directeur du Journal de Francfort, il n'a guère le temps d'écrire


pour le théâtre ou pour les journaux. Qu'à cela ne tienne : Gérard,
dont il a payé le voyage 19, l'aide à remplir ses obligations littéraires.
La correspondance nervalienne datant de ce voyage de 1838 en
Allemagne montre que, sous la pression des embarras financiers,
Gérard est en train de glisser progressivement, vis-à-vis de Dumas,
dans la position de « nègre » littéraire.
Pareille situation répondait mal, à coup sûr, aux ambitions de
Gérard. Alors que celui-ci était directeur du Monde dramatique, les
rédacteurs du journal ironisaient régulièrement sur le «jeune
homme » utilisé par les critiques les plus sollicités, et notamment
par Jules Janin 20. « Triste apprentissage » notait Le Monde dra-
matique. On imagine aisément qu'en 1838, Gérard, au risque de
passer pour déloyal, ne souhaite pas s'éterniser dans le rôle du
«jeune homme» de Dumas. Malgré sa dépendance financière, le
traducteur de Faust s'emploie à retirer du séjour en Allemagne un
profit personnel. Ainsi, compagnon d'un écrivain illustre, il est
recommandé à Francfort auprès de personnalités politiques impor-
tantes21. Mais il y a plus. Le retard de Nerval à gagner Francfort,
au début de septembre, ne relève peut-être pas de la seule distraction,
ou de l'esprit bohème du poète. Alors même que, de Baden-Baden,
il mande à Dumas qu'il travaille aux ouvrages communs, Nerval
adresse à Achille Brindeau, déjà mentionné, une longue lettre, datée
de « Baden-Baden, 1er septembre [1838] » et que Le Messager pu-
bliera dans son numéro du 18 septembre suivant. Texte au contenu
singulier : l'auteur explique que, résidant à Baden, il ne peut écrire
des feuilletons consacrés aux théâtres parisiens22, mais doit parler
plutôt de son voyage. Suit la mention des « paysagistes littéraires »
qui ont pratiqué le genre des impressions de voyage, depuis Chapelle

19. Voir la lettre à Porcher du 7 mai 1839 (NPl i, p. 1319).


20. Le « jeune homme » remplaçait le critique à certaines représentations et se trouvait
chargé du feuilleton verbal, ou même écrit, à partir duquel le critique rédigeait le feuilleton
imprimé, qu'il signerait seul (voir par exemple l'article paru dans Le Monde dramatique du
21 novembre 1835 et reproduit aux p. 1641-1642 de NPl i). Voir aussi la lettre «AM.
B*******», dans Le Messager du 18 septembre 1838 : « Le feuilleton est sédentaire ; mais le
feuilletoniste se livre à la locomotion la plus éperdue. Les initiales même qu'on lit encore au
bas des comptes rendus réguliers, ne font souvent que jouer le rôle de ces poupées que les
écoliers débauchés coiffent de leur foulard et emmaillottent de leurs draps, pour tromper l'œil
d'un surveillant sévère ; chaque critique a son jeune homme, son agrégé, son aide soit pour le
suppléer entièrement ou bien pour dépêcher le plus rude de la besogne. » (NPl i, p. 453.)
21. Voir la lettre du 18 septembre 1838 au docteur Labrunie ; c'est à Francfort que Gérard
a l'idée du voyage à Vienne et trouve les premiers appuis nécessaires pour se faire octroyer
une mission diplomatique.
22. L'article développe une explication paradoxale : à Baden, on connaîtrait les nouvelles
de Paris avant les Parisiens.

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À PROPOS D'UNE AMITIÉ « LITTÉRAIRE » 98 1

et Bachaumont jusqu'à Alexandre Dumas, cité comme un maître


du genre, avec Sterne, Hoffmann et Heine. Arrivé au bout de son
article, Nerval n'a toujours rien dévoilé de ses propres « impres-
sions » :

N'allez pas croire maintenant que toutes ces généralités que je vous soumets
tendent à fournir une préface à mes impressions personnelles. Je pensais plutôt en
les écrivant au travail que prépare en ce moment mon illustre compagnon de voyage,
qui s'est déjà acquis en Allemagne, comme voyageur, la réputation de Pierre Schle-
mihl23.

Contrairement à ses dires, Nerval n'en reste pas là. Le 2 octobre


1838 - soit très peu de temps avant le retour à Paris des deux
écrivains - les colonnes du Messager accueillent de Nerval un
nouvel article, consacré à « La Ville de Strasbourg ». Et Le Mes-
sager publie encore, au cours du même mois d'octobre 1838, deux
autres articles de Gérard, le premier consacré à Baden-Baden (26 oc-
tobre), le deuxième à Lichtenthal (31 octobre). Nerval a-t-il pris le
parti d'ignorer Dumas ? Il paraît cependant redouter l'irritation de
son aîné. Le 26 octobre, l'article du Messager commence en ces
termes :

Ne va-t-on pas me dire, comme Alphonse Royer, que je trahis mon compagnon
de route, et que je tends à lui couper l'impression de voyage sous le pied! Dieu
merci, je n'ai pas tant d'ambition, et ce que j'écris ici ne deviendra peut-être jamais
un chapitre de livre ; [...]24.

La situation était, pour le moins, périlleuse, et la publication de


lettres de voyage nervaliennes, dans Le Messager précisément,
n'était pas faite pour plaire à Dumas, dont les négociations avec
Brindeau n'avaient pas abouti25. On doute que les articles de Gérard
se trouvent complètement étrangers à ce dernier échec : le journal
n'avait pas besoin d'une double série d'impressions allemandes et,
en publiant les textes de Nerval, financièrement sans doute moins
exigeant, Brindeau a manifesté à Dumas qu'il ne pouvait lui ac-
corder les 2 000 francs demandés le 31 août. L'auteur à' Antony avait
donc quelque raison d'être mécontent du «jeune homme » dont il

23. NPl i, p. 455. Une note, appelée à « illustre compagnon de voyage », citait Alexandre
Dumas.

24. Les articles parus les 26 et 31 octobre 1838 ont été découpés dans la collection du
Messager conservée à l'Institut (fonds Spoelberch de Lovenjoul). Ils ont été reproduits dans le
tome m ( 1 867) des Œuvres complètes de Nerval publiées chez Michel Lévy (voir, pour le
passage cité, les p. 459-460 de ce tome). C'est à Strasbourg que Nerval a rencontré Alphonse
Royer, qui partait pour l'Orient.
25. Le Messager ne fit paraître aucun article de Dumas. Au demeurant, celui-ci ne publia
dans les journaux que quelques fragments des futures Excursions sur les bords du Rhin : dans
la Revue de Paris, en 1838, puis dans Le Siècle, en 1840 (voir Cl. Schopp, « Les Excursions
[...] », Études nervaliennes et romantiques m. p. 59-60).

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982 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

avait payé le voyage. « Retardé » à Baden-Baden, écrivant à Dumas


qu'il est tout occupé de leurs entreprises communes, réclamant de
l'argent pour le rejoindre, Gérard travaillait en fait pour son compte
et négociait, à la place et à l'insu de son compagnon, la vente de
ses propres feuilletons au Messager.
Sa position de « jeune homme » contraignait Gérard à rédiger
plutôt les impressions de Dumas, et l'auteur d'Henri III devait es-
timer que les textes du Messager, qui exploitaient littérairement le
voyage en Allemagne, lui appartenaient. Il allait du reste se rem-
bourser sans façon. On sait que le texte de Gérard sur Baden-Baden
et Lichtenthal (Le Messager, 26 et 31 octobre 1838) fut à nouveau
publié, avec des variantes, dans La Presse du 26 juillet 184026.
Composant à la fin de 1841 ses trois volumes d'Excursions sur les
bords du Rhin21, Dumas s'empare du texte de La Presse et l'insère
au chapitre « Baden-Baden » de son tome m. Les lignes de Gérard
sont introduites comme suit :

Nous arrivâmes à Baden-Baden, que, pour la commodité des prononciations


françaises, nous appelons Bade tout court, à huit heures du soir, avec l'intention de
nous y arrêter toute la journée du lendemain. / Douze heures pour voir Bade quand
la saison des eaux est finie, c'est six de plus qu'il ne faut à un voyageur consciencieux.
Bade au mois d'octobre, c'est la mine sans les mineurs ; c'est la ruche sans les
abeilles. / Heureusement j'avais près de moi un jeune, bon et spirituel ami de la
connaissance de mes lecteurs qui, six semaines auparavant, était, après bien des
tribulations, venu me rejoindre à Francfort. Comme ces tribulations ne sont point
sans quelque intérêt artistique, et que d'ailleurs au milieu de ces tribulations nos
lecteurs trouveront ce qu'ils chercheraient en vain chez moi, une peinture de Bade
pendant les eaux, je substituerai, pour un instant, la prose de Gérard de Nerval à la
mienne : comme on le voit, ce sera tout gain 28.

Suit le texte de Nerval, dans sa version de 1840, que déparent


des fautes de lecture et quelques suppressions. Nul doute que le
troisième volume des Excursions, que Nerval put découvrir au cours
de sa convalescence, n'aida guère le poète à surmonter le décou-
ragement qui l'avait gagné après le double internement de 1841 29.

26. Sous le titre « Allemagne du Nord. - Paris à Francfort, i. Les eaux de Baden-Baden ».
L'« incipit» de 1838 (voir ci-dessus) a disparu, et les deux articles n'en forment plus qu'un
seul.

27. Paris, Dumont, 1841-1842 (les deux premiers volumes sont enregistrés dans la Biblio-
graphie de la France du 25 décembre 1841 ; le troisième, dans la B.F. du 12 février 1842).
28. Nous citons les Excursions d'après l'édition bruxelloise (Meline, Cans et Cic) des Œuvres
de Dumas, t. vi, 1843, p. 289-293. Dans son texte de présentation Dumas fait allusion au voyage
de retour (fin de septembre 1838). À noter qu'il n'y avait pas six semaines que Nerval l'avait
rejoint, mais tout au plus quinze jours.
29. Voir les lettres du 12 juillet 1842 à Papión du Château (« [...] vous avez du moins la
littérature qui vous console, j'en suis découragé comme du reste, [...] » ; NPli, p. 1386) et du
25 décembre 1842 au docteur Labrunie (« L'hiver dernier a été pour moi déplorable, l'abattement
m'ôtait les forces, l'ennui du peu que je faisais me gagnait de plus en plus [...] » ; NPl i,
p. 1387).

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À PROPOS D'UNE AMITIÉ « LITTÉRAIRE » 983

Si la réputation du « fécond » Dumas n'avait pas à souffrir d'un


emprunt de quelques pages, en revanche, Gérard, qui écrivait moins
aisément, se trouvait placé en situation d'autant plus délicate qu'i
projetait aussi de publier en volume ses « impressions » allemandes.
Annoncé dès 184030, un tel volume ne parut pas avant l'été de
1852, et le retard n'est assurément pas sans rapport avec l'emprunt
de 1842 : il suffit, pour s'en convaincre, de lire la note embarrassée
qui, dans Lorely, accompagne les pages sur Baden-Baden et s
trouve attribuée aux «éditeurs» de 1852 31.
Mais revenons au voyage de 1838. Le 15 septembre, soit quelques
jours avant la publication par Le Messager de la première lettre
nervalienne, Gérard rejoint Dumas à Francfort. Pour Léo Burckart,
les deux écrivains se documentent sur l'Allemagne et rendent visite
au bourreau de Mannheim. À la fin de septembre, ils quittent
Francfort, regagnent Paris en octobre et soumettent à Anténor Joly,
directeur du théâtre de la Renaissance, le manuscrit de Léo Burckart.
Après des péripéties et des retards nombreux, provoqués notamment
par l'intervention de la censure, le drame est finalement créé au
théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 16 avril 1839, sous le nom de
Gérard. Mais Léo Burckart n'est pas la seule pièce écrite par la
double plume à voir le jour au printemps de 1839. Le 10 avril, le
théâtre de la Renaissance donne la première représentation de L'Al-
chimiste, ouvrage signé par Dumas. Après Piquillo, la balance, on
le voit, ne se rétablissait guère en faveur de Gérard. D'autre part,
alors que Piquillo et L'Alchimiste se trouvaient attribués au seul
auteur à' Henri III, et que Gérard ne fera jamais publiquement état
de sa collaboration à L'Alchimiste, Dumas contestera toujours à
Nerval la paternité entière de Léo Burckart. Ainsi dans Le Mous-
quetaire du 10 décembre 1853, dans Le Pays des 7, 8 et 9 juillet
1854, puis dans Le Soleil encore, en 1866, Dumas s'inscrira en faux
contre les écrits où Gérard traite de Léo Burckart comme de son

œuvre propre32. Ce conflit prolonge-t-il, à l'image de l'emprunt par

30. Voir la lettre adressée de Bruxelles, le 23 décembre 1840, au docteur Labrunie : « Dans
le fait je trouve des sujets de feuilleton dans toutes ces villes et je compléterai ainsi mon
ouvrage de voyages qui ne fournit pas encore un volume assez vaste pour être publié, mais
que la Belgique complétera. » (NPl I, p. 1366).
31. «Nous avons cru devoir conserver une partie du chapitre suivant [«La Maison de
conversation »] qui a déjà paru comme citation dans les Excursions sur les bords du Rhin,
d'Alexandre Dumas. (Note des éditeurs.) » (Lorely. Souvenirs d'Allemagne, Paris, D. Giraud et
J. Dagneau, 1852, p. 27-28 [NPl m, p. 27].) On observera que Gérard a conservé, dans Lorely,
certaines des variantes introduites par Dumas.
32. Les Faux Sau,lniers ou Lorely, par exemple ; sur ces textes, et les articles cités de
Dumas (dans lesquels celui-ci ne fait jamais mention de L'Alchimiste), voir ci-dessous.

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984 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Dumas du texte sur Baden-Baden, les rancœurs nées du voyage de


1838?

Ce n'est pas ici le lieu de porter un jugement sur l'utilisation


de « nègres » littéraires, même si on peut reconnaître, avec Nerval,
que les auteurs signant de leur nom les travaux d' autrui mériteraient
d'avoir « [leur signature] sur l'épaule, s'il y avait une justice en
littérature ! »33. L'auteur d' Antony a voulu profiter des ennuis fi-
nanciers de Gérard pour s'adjoindre un «jeune homme» (recon-
naissons qu'il pouvait plus mal choisir), tandis que Gérard, de son
côté, a saisi l'occasion du voyage avec Dumas pour publier des
feuilletons sur des sujets nouveaux. On ne peut faire grief à Nerval
de s'être échappé de la prison dorée que lui construisait Dumas,
d'autant que le poète eût été étouffé, matériellement et intellec-
tuellement, si pareille association avait duré34. Mais Dumas n'avait
sans doute pas tout à fait tort, lui non plus, de juger déloyal le
comportement de Gérard : celui-ci avait fait mine d'accepter le rôle
de « nègre », tout en continuant à travailler pour son compte.
Conscient, du reste, d'avoir trompé Dumas sur ses intentions, Gérard
s'employa, autant qu'il le pouvait, à calmer l'irritation de son
compagnon de voyage. En 1839, il prélève sur ses maigres res-
sources de quoi rembourser à l'auteur d' Antony les frais de leur
retour commun en France35. De plus, en novembre 1838, quelques
semaines seulement après le séjour en Allemagne, Gérard met Du-
mas en relation avec Auguste Maquet36, lequel fera auprès de
l'auteur des Trois Mousquetaires la carrière que l'on sait. Nerval
proposait ainsi à Dumas le « jeune homme » appelé à lui succéder.
Peut-on simplement parler, en pareille circonstance, de hasard ?

Le voyage de 1838 pesa lourd dans les relations ultérieures des


deux écrivains. Ces relations se distendent, du reste, après les créa-
tions, presque simultanées, de L'Alchimiste et de Léo Burckart, en
avril 1839. De Vienne, le 25 février 1840, Gérard félicite Dumas
de son récent mariage avec Ida Ferrier, puis, en novembre 1841 (la
date de la lettre n'est pas certaine), il entretient Madame Dumas
du lent rétablissement de sa santé. De 1842 (c'est au début de cette

33. NPh, p. 453.


34. On s'en convaincra en lisant les plaintes de Nerval, dans la lettre à J.-B. Porcher du
7 mai 1839 (NPl i, p. 1318-1320).
35. « Je lui ai rendu ce que je lui devais sur notre voyage, avec le premier argent que vous
m'avez avancé. » (Lettre à Porcher, 7 mai 1839 ; NPl i, p. 1319.)
36. Voir NPh, p. 1314-1315.

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À PROPOS D'UNE AMITIÉ « LITTÉRAIRE » 985

année, rappelons-le, que paraît le troisième volume des Excursion


sur les bords du Rhin) à 1849, la correspondance nervalienne n'offre
plus que de rares mentions de Dumas37. Il faut attendre l'anné
1850 pour que reprennent les relations entre les deux écrivains,
mais, significativement sans doute, aucun projet de collaboration ne
pourra plus aboutir. Le 9 septembre 1850, brisant le silence qu
s'est installé entre eux, Gérard dédie à Dumas le récit d'une « Ex-
cursion rhénane » qui paraît dans La Presse et commence en ces
termes :

Mon cher Dumas,


Je vais avec peine - et plaisir - vous rappeler des idées et des choses qui datent
déjà de dix années. Nous étions à Francfort-sur-Mein, où nous avons écrit chacun
un drame dans le goût allemand. J'y reviens seul aujourd'hui38.

Gérard a souvent été brouillé avec la chronologie et, en 1850,


son voyage avec Dumas date en fait de douze années. Mais l'im-
portant n'est pas là. Sous l'invitation à la reprise du dialogue, perce
le désir nervalien d'être reconnu seul auteur de Léo Burckart.

Quelques semaines plus tard, dans Les Faux Saulniers, Gérard relate
les difficultés rencontrées en 1839 pour faire échapper Léo Burcka
à la censure, puis pour monter la pièce au théâtre de la Porte-Saint
Martin. Le récit n'évoque pas la participation de Dumas à la r
daction de la pièce :
En 1839, revenant d'Allemagne, j'avais écrit une pièce pour la Porte-Saint-
Martin39.

Le 29 décembre 1850, sur la suggestion de Franz Liszt, Gérard


propose à Dumas de composer un livret inspiré des deux Faust de
Goethe. Quelques semaines plus tard, à l'occasion d'un dîner, les
deux écrivains se rencontrent et Dumas paraît sensible aux difficultés
de faire représenter en France pareil ouvrage40. Le projet ne se
concrétisera pas41. En décembre 1851, pour des raisons plus finan-

37. Voir NPli, p. 1403 et 1409. On notera aussi qu'en avril 1848, la Revue et Gazette des
théâtres évoque la possibilité que Les Monténégrins soient montés au Théâtre-Historique, fondé
par Dumas Tannée précédente. Le journal se ravise vite en annonçant, quelques jours plus tard,
Les Monténégrins à l' Opéra-Comique (l'œuvre sera effectivement créée dans ce théâtre, le
31 mars 1849). (D'après une aimable communication de Jacques Bony.)
38. Gérard de Nerval, Œuvres complètes, édition dirigée par Jean Guillaume et Claude
Pichois, Paris, Gallimard, tomen, 1984, « Bibliothèque de la Pléiade » [abr. : NPln], p. 1186 ;
et Lorely, p. 59 [NPl m, p. 46]. On observe que Dumas réapparaît dans la correspondance
nervalienne le 9 juillet de la même année (lettre à Edouard Gorges ; NPl I, p. 1448).
39. NPl il, p. 30 (Le National, 31 octobre 1850). A noter que Gérard est rentré d'Allemagne
en 1838 et que la pièce était initialement destinée au théâtre de la Renaissance.
40. Voir la lettre à Liszt de fin de janvier ou début de février 1851 (NPln, p. 1284-1286).
41. Après la fuite de Dumas à Bruxelles, en décembre 1851, Nerval envisagea de rédiger
le livret avec Méry, sans plus de succès.

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986 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

cières que politiques, Dumas fuit Paris et s'installe à Bruxelles.


Nerval lui rend visite dans la capitale belge au mois de mai 1852.
Durant l'été de la même année, paraît Lorely, volume où figurent
Léo Burckart ainsi que le chapitre consacré à Baden-Baden, rem-
prunté aux Excursions. Le 18 avril 1853, Dumas obtient un concor-
dat pour le remboursement de ses dettes 42 et, partant, la permission
de réapparaître sur les boulevards parisiens. Au mois de novembre,
il fonde Le Mousquetaire et suggère à Gérard de se joindre à la
rédaction du journal. Nerval écrit alors la lettre « Trois jours de
folie » et mêle à sa réponse le souvenir des anciens contentieux.
À la même époque, un nouveau projet dramatique réunit les deux
auteurs. En 1851, Arsène Houssaye, directeur du Théâtre-Français,
avait demandé à Nerval de traduire Menschenhass und Reue, drame
de Kotzebue43. Pour des raisons mystérieuses (peut-être liées à la
nécessité d'opérer dans la traduction de Gérard des coupures de-
mandées par le Comité de lecture du Théâtre-Français44), le ma-
nuscrit fut confié à Alexandre Dumas. Le 14 octobre 1853, Nerval
mande à Sartorius :

Dites à Houssaye que je voudrais bien le voir. Je ne sais où en est mon affaire
du Théâtre-Français et si Dumas a fait le travail. Que Ton m'envoie le manuscrit si
le changement d'actrice a dérangé les choses45.

On ignore pourquoi la traduction de Gérard fut communiquée à


Dumas. Une seule chose est sûre : Nerval ne reverra jamais son
manuscrit. Cette nouvelle collaboration - pour adapter une pièce
de Kotzebue - devait rappeler bien des souvenirs aux deux coauteurs
de Léo Burckart.
Le 10 décembre 1853, Dumas consacre à Nerval la «Causerie
avec mes lecteurs » qu'il rédige quotidiennement dans Le Mous-
quetaire. On a déjà relevé le caractère indélicat de ce texte, qui
évoque la folie de Gérard et utilise, semble-t-il, les documents privés
pour lesquels Nerval avait expressément demandé à Dumas,
quelques jours plus tôt, le secret46. À pareille époque, le directeur
du Mousquetaire pouvait cependant être agacé des lettres délirantes,

42. Voir Claude Schopp, Alexandre Dumas. Le génie d'une vie, Paris, Ed. Mazarine, 1985,
p. 434-435.
43. Voir NPlw, p. 1292, 1294 et 1809.
44. Voir Fernande Bassan et Sylvie Chevalley, Alexandre Dumas père et la Comédie-
Française, Paris, Minard, 1972, p. 196.
45. Voir Deux lettres inédites de Gérard de Nerval à Ferdinand Sartorius publiées par
Jacques-Remi Dahan, Losne, Thierry Bouchard, 1987 (plaquette non paginée) ; NPlwi, p. 815.
46. Voir la lettre à Dumas du 25 novembre 1853 : « Mon cher Dumas, / Je vous prie de
me rendre un service, c'est de ne pas insérer dans votre journal et de détruire même les
plaisanteries que j'ai dictées ou écrites à votre bureau. [...]. ») (NPLnu p. 825.)

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À PROPOS D'UNE AMITIÉ « LITTÉRAIRE » 987

ou contradictoires, que lui adressait Gérard. Autre motif possibl


d'irritation : Léo Burckart. Nerval avait évoqué (dans Les Faux
Saulniers, en 1850), puis publié (dans Lorely, en 1852) le drame
de la Porte-Saint-Martin, sans faire mention de Dumas. Le 10 dé-
cembre 1853, celui-ci réplique:
Vous connaissez de nom et d'action peut-être, car vous aurez vu représenter un
drame intitulé Léo Bureará [sic], que nous avons fait ensemble, et vous aurez lu
un Voyage d'Orient [sic], qu'il a écrit tout seul, vous connaissez, dis-je, Gérard de
Nerval.

Enfin, le directeur du Mousquetaire a un dernier « grief » contre


Nerval : le Théâtre-Français. Au moment de rédiger sa « Causerie »,
Dumas attend l'avis du Comité de lecture de ce théâtre sur une
pièce de sa composition (La Jeunesse de Lauzun) et craint que
l'œuvre soit refusée, malgré «son mérite littéraire»47. Au grand
dam, bien sûr, des lecteurs du Mousquetaire :
II ne faudrait pas vous étonner, cher lecteur, quand la Jeunesse de Lauzun serait
refusée à la lecture : peut-être, à part son mérite littéraire, y aurait-il de bonnes
raisons pour cela.
Au reste, comme ce plaideur qui en appelait de Philippe endormi à Philippe
éveillé, j'en appellerai du Comité à vous, et en cinq numéros la pièce passerait sous
vos yeux, et je vous connais, vous, vous la recevriez par acclamation48.

Puis, faisant mine d'oublier sa future mise à l'écart, et sans


révéler que le manuscrit de la pièce se trouve pour lors entre ses
mains, Dumas félicite le Théâtre-Français de vouloir représenter la
traduction par Gérard de Nerval de Misanthropie et Repentir. Voilà
« une très belle et bonne action », d'autant que le pauvre traducteur
n'a plus toute sa raison. Suit l'évocation de la folie nervalienne,
avec la citation d'«El Desdichado». Non seulement l'article du
Mousquetaire se moquait du poète, mais il le signalait comme le
bénéficiaire d'une injustice contre laquelle Dumas avait la magna-
nimité de ne pas s'élever, puisqu'elle profitait à un auteur malheu-
reux.

En décembre 1853, Nerval préparait le volume des Fil


Feu. Jugeant que sa réponse ne pouvait attendre, il dédie
le nouveau recueil, qui sort de presse au mois de janvier
Tout en donnant du « cher maître » au directeur du Mousque
la lettre-préface des Filles du Feu n'en contient pas moi
éléments d'une riposte vive. Gérard revient d'abord sur sa p
folie ; elle consiste à s'identifier aux personnages de son i
tion :

47. La Jeunesse de Lauzun ne sera jamais représentée, ni au Théâtre-Français,


48. Le Mousquetaire, 10 décembre 1853.

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988 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

[...], comprenez-vous que V entraînement d'un récit puisse produire un effet sem-
blable ; que l'on arrive pour ainsi dire à s'incarner dans le héros de son imagination,
si bien que sa vie devienne la vôtre et qu'on brûle des flammes factices de ses
ambitions et de ses amours49 !

La raison de l'écrivain ne résiste pas au vertige de la création.


Mais Dumas n'a rien à redouter : chez ce dernier, suggère Gérard,
la création littéraire se réduit à la manipulation de chroniques his-
toriques, ne met pas en jeu la personne profonde et reste étrangère
à la poésie véritable50.
La lettre-préface reproduit ensuite « Le Roman tragique », un
récit nervalien vieux de dix ans et qui conte l'histoire de l'acteur
Brisacier. À l'image du poète des Chimères, Brisacier s'identifie,
jusqu'à sembler en perdre la raison, aux rôles qu'il compose. Publié
pour la première fois dans L'Artiste du 10 mars 1844, « Le Roman
tragique» s'inscrit dans un prolongement imaginaire du Roman
comique de Scarron. Pris d'un accès de folie au cours d'une repré-
sentation de Britanniens, l'acteur a été relégué, puis abandonné, par
le reste de la troupe dans une auberge dont il ne peut s'échapper,
d'autant que ses camarades - qui ne voulaient point passer pour
d'« infâmes histrions »51 - ont présenté leur compagnon comme « le
propre fils du grand khan de Crimée ». Sans argent et presque sans
bagages, il n'est aux yeux de l'aubergiste qu'un «prince de contre-
bande » :

[...] que vais-je dire, et comment me dépêtrer de l'infernal réseau d'intrigues où


les récits de La Rancune viennent de m 'engager52 ?

Une lettre reçue trois mois après l'entrée à l'auberge conseille


à Brisacier de « renoncer à " un art qui n'est pas fait pour [lui] et
dont [il n'a] nul besoin... " »53. Mais tel n'est pas le désir du héros,
qui voudrait rejoindre la troupe et implore l'indulgence de ses
anciens compagnons :

[...}, je demande grâce. Vous pouvez me reprendre avec vous sans crainte, et, si
les rapides chaises de poste qui vous emportèrent sur la route de Flandre, il y a près
de trois mois, ont déjà fait place à l'humble charrette de nos premières équipées,
daignez me recevoir au moins en qualité de monstre, de phénomène, de calot propre

49. Les Filles du Feu, Paris, D. Giraud, p. iv [NPL m, p. 450].


50. « Ce qui n'eût été qu'un jeu pour vous, maître, - qui avez su si bien vous jouer avec
nos chroniques et nos mémoires, que la postérité ne saura plus démêler le vrai du faux, et
chargera de vos inventions tous les personnages historiques que vous avez appelés à figurer
dans vos romans, était devenu pour moi une obsession, un vertige. » (Les Filles du Feu, p. iv.)
51. Les Filles du Feu, p. xvi [NPl m, p. 457]. Sur «Le Roman tragique», voir aussi les
pages 701-707 de NPli.
52. Les Filles du Feu, p. xvi [NPl m, p. 457].
53. Les Filles du Feu, p. xv [NPl m, p. 457].

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À PROPOS D' UNE AMITIÉ « LITTÉRAIRE » 989

à faire amasser la foule, et je réponds de m' acquitter de ces divers emplois de


manière à contenter les amateurs les plus sévères des provinces...54

« Le Roman tragique » a été publié pour la première fois, rap-


pelons-le, en 1844. Les analogies rapprochant la position de Bri-
sacier et l'existence de Nerval, pendant la crise qui débuta en février
1841, sont manifestes : l'accès de folie ; la séquestration (« Le Ro-
man tragique » évoque jusqu'aux difficultés du héros pour envoyer
et recevoir du courrier à son gré)55; l'impression d'être pris au
piège des discours, parfois malveillants, d' autrui ; le dédain mani-
festé par d'anciens confrères, - lesquels, comme La Rancune, avec
ses «airs de grand d'Espagne»56, ne souhaitent guère se voir as-
socier un personnage réputé fou ; la menace de devoir renoncer à
un art dangereux pour la santé mentale de l'interné et enfin la
hantise de celui-ci de ne pouvoir plus reprendre place dans la troupe
des saltimbanques, image de la société littéraire parisienne.
À l'image de Gérard, en 1841, Brisacier revient à lui, après son
accès de folie, avec le sentiment douloureux de sa dégradation, et
de l'ostracisme qui désormais le frappe. En janvier 1854, la double
circonstance de l'internement de l'automne précédent et de l'article
du Mousquetaire donnait au « Roman tragique » une actualité nou-
velle. Gérard allait jouer de ces analogies. Ainsi, il reproduit dans
la lettre-préface des Filles du Feu une partie de la « Causerie »
dumasienne, en y opérant quelques transformations. Le 10 décembre
1853, énumérant les «personnalités» du poète, Dumas prétendait
que Gérard s'identifiait notamment au « sultan Ghera-Gherai ». En
janvier 1854, Nerval modifie l'article du Mousquetaire sur ce point,
et le «sultan Ghera-Gherai» devient le «sultan de Crimée»57.
Pareil changement rapproche la « Causerie » du 10 décembre du
récit de «L'Illustre Brisacier», où le héros est présenté par La
Rancune comme « le propre fils du grand khan de Crimée ». Et
Nerval de renchérir, à propos de l'acteur interné: «Comment ar-
rivera-t-il à prouver qu'il est le propre fils du khan de Crimée, ainsi
que l'a proclamé l'astucieux récit de La Rancune?»58. Le lecteur
est ainsi invité à associer les propos de La Rancune, dans « Le

54. Les Filles du Feu, p. xvn [NPl m, p. 457-458].


55. « Répondez-moi maintenant au bureau de poste, car je crains la curiosité de mon hôte,
j'enverrai prendre votre épître par un homme de la maison, qui m'est dévoué... » (Les Filles
du Feu, p. xv ; NPl m, p. 458.) On sait que les docteurs Esprit, puis Emile Blanche, ouvraient
le courrier de Gérard.

56. Les Filles du Feu, p. XVI (NPl m, p. 457).


57. « [...] tantôt il est sultan de Crimée [...]. » (Les Filles du Feu, p. m ; NPl m, p. 450.)
Dumas avait écrit, en fait : « [...1 ; tantôt il est le sultan Ghera-Gherai, [...]. »
58. Les Filles du Feu, p. xvm ; NPl m, p. 458.

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990 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Roman tragique », et la « Causerie » du Mousquetaire, qui attribue


à Gérard la personnalité du « sultan de Crimée ». L'irritation à peine
voilée de Dumas sur la question de Léo Burckart et sur celle du
Théâtre-Français lui a donné droit, assurément, au sobriquet de « La
Rancune ». Chez ce « faquin », « Le Roman tragique » dénonce
aussi l'habitude du plagiat59, et les «airs de grand d'Espagne de
première classe ».
Le dédicataire des Filles du Feu a-t-il compris, en janvier 1854,
qu'il avait affaire à plus fin que lui ? On peut en douter. Le souvenir
des anciens désaccords reste entier, en tout cas, dans les « Causeries
d'un voyageur » que publie en juillet 1854 Le Pays et qui reviennent
sur le voyage de 1838. Répétant à plusieurs reprises qu'il est le
coauteur de Léo Burckart60, Dumas relate les pérégrinations de
Gérard en brodant sur une donnée imaginaire (Nerval aurait dépensé
avant de partir tout l'argent du voyage) et ne craint pas d'illustrer
son propos en inventant deux lettres que son compagnon lui aurait
adressées. Le ton enjoué des « Causeries » du Pays ne doit pas faire
illusion. À la même époque, Dumas entrave toujours la réalisation
du projet Misanthropie et Repentir. Dans les derniers jours de juin
1854, Nerval écrit d'Allemagne à Georges Bell :

Tâchez donc de retrouver le manuscrit de Misanthropie et repentir qu'il [Dumas]


a laissé, il sait bien où - il ne faudrait pas cependant oublier cela61.

Le pire était encore à venir : le 13 octobre 1854 (Nerval est alors


interné chez le docteur Blanche), Dumas demande à Verteuil, se-
crétaire du Théâtre-Français, d'être nommé et payé pour Misan-
thropie et repentir62. Le projet semblait voué à un enlisement
définitif (Verteuil répondit en effet à Dumas que sa demande ne
pouvait être satisfaite), n'était la mort de Nerval qui, sans doute,
permit au manuscrit de se retrouver63.

59. « Mais, moi, que vais-je dire, et comment me dépêtrer de l'infernal réseau d'intrigues
où les récits de La Rancune viennent de m' engager ? Le grand couplet du Menteur de Corneille
lui a servi assurément à composer son histoire, car la conception d'un faquin tel que lui ne
pouvait s'élever si haut. » {Les Filles du Feu, p. xvi ; NPl m, p. 457.)
60. Voir par exemple l'article du 7 juillet 1854: «J'ai fait avec Gérard de Nerval un
charmant voyage en 1838 ; de ce voyage est résulté un assez beau drame qui n'a pas eu le
succès qu'il devait avoir, par les mauvaises circonstances théâtrales dans lesquelles il s'est
produit : ce drame, c'est Léo Burkart [sic], [...]. / II [Nerval] allait venir me rejoindre à Francfort,
- nous ferions notre drame de Léo Burkart [sic], [...]. »
61. NPl m, p. 875 ; lettre envoyée de Bamberg le 25 juin 1854.
62. F. Bassan et S. Chevalley, Alexandre Dumas père et la Comédie-Française, p. 196.
63. Le drame de Kotzebue fut quand même représenté au Théâtre-Français à partir du
28 juillet 1855, en cinq actes et sous le seul nom de Nerval. Dès le 1 1 août, l'ouvrage est réduit
et joué en trois actes.

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À PROPOS D' UNE AMITIÉ « LITTÉRAIRE » 99 1

Les derniers moments de la relation Nerval-Dumas paraissent


marqués du sceau de la stérilité littéraire. Un projet commun lié au
personnage de Brisacier, par exemple, n'aboutit pas64. À l'automne
de 1854, lors de la publication de Pandora dans Le Mousquetaire,
Dumas n'écrivit pas pour la nouvelle l'en-tête promis à Nerval et
ne fit rien pour dissiper les malentendus qui empêchèrent la publi-
cation complète du récit : l'œuvre restait inachevée, avant que la
postérité ne la croie incompréhensible65.
Dans les heures qui suivirent la mort de Nerval, à la fin de
janvier 1855, Dumas protesta - lettres ouvertes à l'appui66 - de
son attachement à Gérard et de sa volonté de lui obtenir une pierre
tombale. L'émotion aurait-elle fait oublier à l'auteur à' Henri III les
querelles d'antan ? Rien n'est moins sûr. En 1866, les souvenirs
dumasiens sur Nerval que publie le journal Le Soleil61 ne sont pas
sans fausse note : ainsi quand l'auteur répète à l'envi avoir écrit
Léo Burckart avec Gérard, sans dire mot de L'Alchimiste. Les vieux
ressentiments ont la vie dure, et l'amitié Nerval-Dumas n'aura bien
été qu'une amitié « littéraire ».

***

Les dissensions qui opposèrent sourdement Nerval et Dumas


s'étaient cristallisées, on l'a vu, autour de Léo Burckart. Le second
refusa toujours au premier le droit d'être reconnu seul auteur de
cette pièce. Les revendications nervaliennes sur le drame de 1839
pouvaient cependant se comprendre. Gérard dut attendre les der-
nières années de sa carrière pour donner en volume ses grandes
œuvres ; longtemps - si l'on excepte les traductions du Faust - Léo
Burckart représenta, aux yeux du public, l'ouvrage majeur de l'écri-
vain. Voyageant en Belgique, durant l'hiver 1840-1841, Gérard est
cité dans les journaux de Bruxelles comme « l'auteur de Léo Burc-
kart»6*. De même, évoquant ses travaux à l'adresse des sociétaires

64. Voir la lettre adressée de Strasbourg à George Bell, le 31 mai 1854 : « Si je ne suis
pas encore le quatrième mousquetaire, c'est que Dumas père n'en avait annoncé que trois. /
- Dites-lui que je pense par moments à continuer les aventures de Brisacier, d'autant qu'il
a promis de les terminer. Qu'il ne soit pas inquiet des trois louis avancés sur les premiers
chapitres ; s'il en était autrement, je le jugerais indigne d'avoir des créanciers. » (NPl m, p. 856.)
65. Le texte de la nouvelle fut reconstitué en 1968 par Jean Guillaume (Namur, Presses
Universitaires [2e édition, 1976]).
66. Voir par exemple les numéros du Mousquetaire datés des 30 janvier et 1er février 1855.
67. Ces souvenirs ont paru, incomplètement, dans Le Soleil, du 29 mars au 4 mai 1866.
Claude Schopp a donné une édition complète de ce texte, d'après le manuscrit de Kunzvart :
A. Dumas, Sur Gérard de Nerval. Nouveaux mémoires, Bruxelles, Éditions Complexe, 1990.
Sur Léo Burckart, voir p. 138-158 de ce volume.
68. NPl i, p. 1989 ; le drame, publié à Paris, avait fait l'objet d'une contrefaçon bruxelloise.

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992 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

du Théâtre-Français et de l'oncle Jean Labrunie69, Gérard ne


manque pas de citer le drame « représenté vingt-six fois à la Porte-
Saint-Martin », lequel ouvrage a plus de poids, certes, que les
feuilletons dramatiques ou les traductions de l'allemand. En 1849
encore, présentant les Scènes de la vie orientale aux lecteurs du
Messager des théâtres et des arts10, Champfleury rappelle que Léo
Burckart est le « grand drame » de Gérard. Et celui-ci de répondre,
dans le même journal, quelques jours plus tard :

Le drame de Léo Burckart même, que Champfleury affecte d'appeler « son grand
drame », avec ce sentiment peut-être, que lorsqu'on en a fait un si grand, on n'en
peut plus faire d'autre,... n'est-il pas un drame politique ?71

« [...] on n'en peut plus faire d'autre [...] » ... à moins d'être à
nouveau aidé par Dumas ? L'équivoque n'est pas du goût de Gérard,
lequel redouble d'efforts, à partir de 1850, pour voir Léo Burckart,
ouvrage auquel on l'a associé durant de longues années, libéré de
l'hypothèque de la participation, ou de l'inspiration, dumasienne.
Et pareille hypothèque ne pesait pas seulement sur le drame de
1839. Plus d'une étape de la trajectoire littéraire de Nerval semble
marquée de la tutelle de Dumas. Qu'on en juge. Gérard avait tenté,
dès 1829, de faire représenter un sien ouvrage sur une scène pa-
risienne ; il devra attendre 1837 et sa collaboration avec Dumas
pour y parvenir. Celui-ci avait commencé à publier, en 1834, des
Impressions de voyage en Suisse, récits teintés de fantaisie ; Gérard
imite ce type de récits la même année, dans les lettres qu'il envoie
d'Italie et du sud de la France. En 1838, Nerval rejoint Dumas en
Allemagne et profite de ce parrainage illustre - et involontaire -
pour publier ses propres réflexions de voyageur ; pour comble,
celles-ci se trouveront partiellement insérées, en 1842, dans un
volume de Dumas. À partir des Trois Mousquetaires (1844) et du
Comte de Monte-Cristo (1844-1845), Dumas exploite avec succès
le genre du roman historique; Nerval s'y essaiera en 1849, dans
Le Marquis de Fayolle. La même année, Le Diable vert de Gérard
suit de bien près les textes fantastiques de Dumas recueillis dans
Les Mille et Un Fantômes12. Enfin, quelques années plus tard,
parlant de Pandora, Nerval écrit :

69. Voir NPh, p. 1351 et 1356.


70. « Gérard de Nerval et les Scènes de la vie orientale. L'homme et le livre », signé
« Champfleury » (Messager des théâtres et des arts, 4 mai 1 849).
71. Messager des théâtres et des arts, 1 mai 1849 (voir NPl H, p. 1430).
72. Voir Jacques Bony, Le Récit nervalien, Paris, Corti, 1990, p. 124. Les Mille et Un
Fantômes sont enregistrés dans la Bibliographie de la France du 4 août 1849. Quant au récit
du Diable vert, il a paru pour la première fois dans La Silhouette, le 7 octobre 1849.

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À PROPOS D' UNE AMITIÉ « LITTÉRAIRE » 993

S'il faut encore un peu de clarté permettez-moi de vous faire réimprimer les
lignes qui précédaient jadis ce passage de mes Mémoires. J'écris les miens sous
plusieurs formes, puisque c'est la mode aujourd'hui73.

L'allusion vise moins les Mémoires d'Outre-Tombe que l'auto-


biographie dumasienne, Mes Mémoires, publiées dans La Presse,
puis dans Le Mousquetaire. Plus encore : le nom même de « Ner-
val » pouvait passer pour la propriété de Dumas. Alors que le poète
s'était présenté sous un tel patronyme aux lecteurs du Figaro, en
décembre 1836, Dumas emprunte « Nerval » à Gérard et utilise ce
nom dans Pauline, en 183874. Ainsi, quand le poète adopte, à partir
de 1841, la signature « Gérard de Nerval », plus d'un lecteur devait
croire notre auteur sorti d'un roman de son illustre confrère.
« Nerval », création de Dumas ? Celui-ci se plaisait assurément
à le laisser penser, comme en témoignent ses revendications sur la
paternité de Léo Burckart. Le Mousquetaire du 10 décembre 1853
suggère que le poète doit à Dumas cet ouvrage, qui le fit connaître.
En juillet suivant, les articles du Pays enchérissent sur « mon Gé-
rard ». L'auteur à' Henri III insistait ainsi sur un lien de dépendance
que Nerval ressentait vivement. Cette référence constante à l'aîné
illustre s'avérait bien fâcheuse pour un écrivain qui n'entendait
point rester dans l'ombre de Dumas, ou passer pour son disciple.
L'auteur des Faux Saulniers se récrie quand un libraire, qui ne
connaît sans doute pas son orgueil d'écrivain, lui demande s'il
prépare «un roman historique, genre Dumas»75. La lettre-préface
des Filles du Feu illustre les sentiments contradictoires qui agitent
Nerval. Le « cher maître » a composé avec brio des romans en
«jouant» avec les chroniques et les mémoires de l'histoire de
France. Certes, Nerval s'attache, comme lui, à reconstituer la bio-
graphie de personnages historiques. Mais là s'arrêtent les analogies.
La création nervalienne va au-delà des récits publiés par son aîné
et s'apparente à une véritable résurrection : fût-ce au prix de l'ob-
session, du vertige ou de la folie, l'âme de l'écrivain passe dans
ses personnages. On est loin des Trois Mousquetaires.
Conscient de son talent et de sa valeur littéraires, Nerval ne
réussit pas, pour autant, à jamais se défaire du sentiment d'une
tutelle qui entrave l'affirmation de son originalité. Redoutant de

73. Pandora, édition Jean Guillaume, 1976, planche x (ce texte figurait sur l'épreuve, non
publiée, de la « deuxième partie »).
74. Claude Pichois a bien voulu nous signaler que Dumas introduisait le personnage
d'« Alfred de N... », ou «Alfred de N. », au tomem de ses Impressions de voyage [Suisse]
(Paris, Dumont, 1837; voir p. 148, 158 et 303). En 1838, dans Pauline (Paris, Dumont), ce
nom est développé par Dumas en « Alfred de Nerval ».
75. /VP/ n, p. 18.

Revue d'Histoire littéraire de la France (94e Ann.) xciv 32

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994 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

passer pour ingrat, ou déloyal, Gérard est resté prisonnier de ses


contradictions internes. Sur ces dernières, la correspondance offre
maints témoignages éclairants. Ainsi, écrite dans l'exaltation du
délire, la lettre « Trois jours de folie » soutient que Gérard n'est
pas l'obligé de Dumas ; une fois la lucidité retrouvée, le remords
ne tarde pas à gagner l'épistolier, et une autre lettre à Dumas,
quelques jours plus tard, affirme au contraire que l'auteur doit tout
aux « bons conseils » et à 1'« exemple » de son illustre ami76. Conflit
d'autant plus aigu qu'il était accompagné d'implications psycho-
logiques profondes : la relation Nerval-Dumas transpose, dans le
monde littéraire, les rapports troublés qu'entretenaient Gérard et son
père. Du rapprochement opéré dans le psychisme nervalien entre
Dumas et le docteur Labrunie, on ne veut pour preuve que trois
folios manuscrits qui figurèrent en 1936 dans une vente Cornuau77.
Ce texte de Gérard dévoile l'existence, entre l'auteur et Dumas,
d'une rivalité dont il n'est pas nécessaire de souligner le caractère
« œdipien » :

[...] / Vers 1835, Alexandre Dumas avait une maîtresse dont les beaux yeux me
faisaient mourir d'amour. J'ai toujours respecté les épouses de mes amis : mais ce
n'était pas une épouse. Le charme sous lequel je vivais irrésistiblement ne m'ôtait
pas la conscience de ma trahison. J'hésitais à me déclarer ... Un jour, montant chez
Dumas, je me croisai avec lui dans l'escalier. Il me dit : « Venez donc avec moi au
tir, nous reviendrons déjeuner après. » / Je n'ai pas la vue longue mais j'ai le coup
d'oeil juste : nous touchons des mouches, nous cassons des poupées. Dumas me
faisait des compliments et cependant je savais à peine tenir le pistolet. Tout à coup
il demanda je ne sais quoi au garçon de tir. Ce dernier appuya sur un bouton. Un
petit jet d'eau sortit du milieu d'une coupe de pierre s'élevant à deux ou trois pieds
du sol. Le garçon alla chercher une boule de verre coloriée et la posa délicatement
sur la pointe du jet d'eau. / O surprise ! la boule de verre tourne, monte, descend,
et se balance ainsi dans l'air comme une hirondelle par un temps de pluie. Dumas
d'un coup d'oeil et d'un coup de pistolet casse la boule et en demande une autre,
je la manque, il la casse, ainsi de suite (à six reprises). Quand il eut cassé sa demi-
douzaine de boules, il me dit : « C'est un bon exercice le matin ; allons déjeuner ».
/ En revenant, j'étais furieux, je comprenais l'apologue et je me disais : au fait
comment se débarrasser de ce colosse ? Le frapper par derrière ne serait pas loyal...
Peut-être n'est-il pas aussi fort à l'épée mais il a de si grandes jambes et de si
grands bras ! Soyons prudent et évitons toute possibilité de duel... avec Alexandre
Dumas...

L'auteur repousse l'idée d'affrontement avec Dumas, comme il


a toujours craint la rupture avec son père. Infidèle à ce dernier (qui
avait refusé que Gérard embrasse la carrière des lettres), Nerval
s'opposa au docteur Labrunie en faisant mine de suivre ses conseils,

76. Lettres datées des 14 et 25 novembre 1853.


77. Vente Cornuau, 21 février 1936, pièce 139 (le catalogue donne en outre un fac-similé
du premier des trois folios, qui n'ont pas réapparu depuis) ; NPl ni, p. 765-766. En 1866, Emile
Daclin avait transcrit une partie de ce texte dans le journal La Mouche (voir W. T. Bandy,
« Nervaliana », Studi Francesi, 1963, p. 473-474).

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À PROPOS D'UNE AMITIÉ « LITTÉRAIRE » 995

et traîna toute sa. vie une culpabilité paralysante. Dumas image d


docteur Labrunie ? En entrant dans le monde des gens de lettres
Nerval n'échappait pas à ses fantômes. Au demeurant, l'histoir
littéraire a statufié Dumas dans son rôle de « père ». Il le doit
l'auteur de La Dame aux camélias, certes, mais obscurément aussi
à Gérard de Nerval.

Michel Brix.

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