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des religions
Numéro 116 (octobre - décembre 2001)
Varia
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Référence électronique
Marlène Albert Llorca, « Les apparitions et leur histoire », Archives de sciences sociales des religions [En
ligne], 116 | octobre - décembre 2001, mis en ligne le 17 octobre 2005. URL : http://assr.revues.org/index539.html
DOI : en cours d'attribution
À propos de :
BARNAY (Sylvie), Le Ciel sur la terre. Les
apparitions de la Vierge au Moyen Âge, Paris, Cerf,
1999, 239 p. (bibliogr., index, illustr., glossaire).
HARRIS (Ruth), Lourdes. La grande histoire des
apparitions, des pèlerinages et des guérisons, Paris,
J.C. Lattès, 2001, 593 p. (bibliogr., illustr.) (trad. de
Marie-Lise Hiaux-Heitzmann) (éd. or. Lourdes. Body
and Spirit in the Secular Age, Londres, The Penguin
Press, 1999).
CHRISTIAN (William A.Jr.), Visionaries. The Spanish
Republic and the Reign of Christ, Berkeley, University
of California Press, 1996, 544 p. (bibliogr., index,
illustr., cartes, annexes) 1.
Depuis le milieu du XIXe siècle, les cas d’apparitions mariales semblent s’être
multipliés de façon impressionnante : on en a recensé une centaine au XIXe siècle
et plus de quatre cents le siècle suivant 2. Certains théologiens ont interprété ce foi-
sonnement comme le résultat d’une volonté divine : Dieu confèrerait désormais à
sa Mère, et non plus à des prophètes, le soin de transmettre ses messages aux hom-
mes 3. Les historiens y ont plutôt vu une invite à mettre en perspective les appari-
tions de l’époque contemporaine en s’interrogeant sur leur passé. Si nous pensons
1 Le livre de W.A. CHRISTIAN a été traduit en espagnol et publié sous le titre : Las visiones de
Ezkioga. La segunda Repùblica y el reino de Cristo (Barcelona, Ed. Ariel, 1997). C’est cette traduction
que j’ai lue et à laquelle je renvoie.
2 Ces chiffres sont cités par Joachim BOUFLET et Philippe BOUTRY dans Un signe dans le ciel. Les
apparitions de la Vierge. Paris, Grasset, 1997, p. 205. L’ouvrage est une anthologie commentée de tex-
tes sur les apparitions. Il couvre la période qui va du XVe au XXe siècle.
3 Ce type d’interprétations est cité par B. BILLET « Le fait des apparitions non reconnues par l’Église »,
in Joaquim-Maria ALONSO, Bernard BILLET, Boris BOBRINSKOY, René LAURENTIN, Marc ORAISON : Vraies et
fausses apparitions dans l’Église, Paris-Montréal, Éds P. Lethellieux, Éds Bellarmin, p. 5. Cette concep-
tion s’accompagne de l’idée que les apparitions mariales de l’époque contemporaine formeraient « une
chaîne » ou une « suite », chacune apportant une partie d’une révélation dont la cohérence et le sens ne
peuvent apparaître que si l’on réunit l’ensemble des messages transmis aux voyants.
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« reconquête » des fidèles qui est alors mise en place par l’Église. Dans ce but,
celle-ci donne une nouvelle impulsion au culte marial et tente de relancer, contre le
scientisme, la croyance aux miracles. Lourdes va jouer un rôle important dans ce
dispositif.
Lourdes occupe, dans l’histoire des apparitions mariales, une place particulière
qu’elle doit, en partie, à son succès : le sanctuaire reçoit actuellement environ cinq
millions de pèlerins par an et il est devenu, pour l’opinion commune, le lieu par
excellence où l’on peut espérer bénéficier d’une guérison miraculeuse. Les cher-
cheurs ont-ils été intimidés par l’ampleur de son rayonnement ? Ou, comme le sug-
gère R. Harris, ont-ils écarté Lourdes de leur champ d’investigation pour ne pas
avoir à remettre en cause le partage établi entre « notre âge ‘moderne’, ‘rationnel’
et le monde ‘irrationnel’, mystique censé l’avoir précédé » (p. 33) ? Toujours est-il
qu’on ne dispose actuellement d’aucune étude ethnologique des pratiques contem-
poraines du pèlerinage – l’ethnologue italienne Clara Gallini 6 a défendu, de façon
assez convaincante, l’idée que le Lourdes d’Émile Zola pouvait être lu comme une
ethnographie du pèlerinage, mais le Lourdes actuel n’est plus exactement celui des
années 1890. Jusqu’à aujourd’hui, aucun ouvrage n’avait non plus été spécifique-
ment consacré à l’histoire de Lourdes 7. D’aucuns, certes, pourraient objecter qu’il
existe, sur l’histoire des apparitions, le monumental travail du théologien René
Laurentin qui a publié à la fois l’ensemble des documents sur la période qui va du
début des apparitions à l’année 1866, date du départ de Bernadette pour Nevers, et
une Histoire authentique des apparitions qui s’appuie sur la recherche documen-
taire accomplie. Le problème est que cette « histoire » vise à mettre une démarche
« scientifique » (R. Laurentin insiste, dans son introduction, sur la nécessité de sou-
mettre les documents aux règles de la critique historique) au service de la thèse de
la réalité des apparitions.
L’ouvrage de Ruth Harris se situe, on s’en doute, dans un tout autre horizon
intellectuel. Centré sur la période allant de 1858 à 1914, son livre expose d’abord
les circonstances politiques, sociales et religieuses qui expliquent que les déclara-
tions de Bernadette aient pu trouver un écho favorable dans la population locale,
puis au niveau national. Dans la seconde partie, intitulée « Lourdes des pèlerina-
ges », elle retrace le processus qui a fait du sanctuaire fondé à la suite des appari-
tions un lieu de pèlerinage national centré sur les « chers malades » qu’on y amène
par trains entiers à partir des années 1870 – une ligne de chemin de fer ayant été
ouverte en 1866. Voyons tout d’abord ce que dit l’auteur du « Lourdes des appari-
tions ».
6 Cf. Il miracolo e la sua prova. Un etnologo a Lourdes, Naples, Liguori Editore, 1998.
7 On trouve cependant des développements importants sur le contexte du développement de Lourdes
dans Thomas A. KSELMAN, Miracles and Prophecies in Nineteenth-Century France, New Brunswick
(NJ), Rutgers University Press, 1993.
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LES APPARITIONS ET LEUR HISTOIRE
En 1858, Lourdes est une bourgade de 4000 habitants qui a traversé une grave
crise économique et sociale due à la fois à l’insuffisance de la production agricole
et aux épidémies de choléra qui ont frappé la région en 1850, puis en 1855. La crise
a durement affecté les plus pauvres, parmi lesquels on compte les Soubirous, une
famille autrefois aisée que le contexte économique régional, la malchance et
l’incurie du père (certains l’ont accusé d’ivrognerie) ont réduite à la misère. Bernadette,
note R. Harris, était sans doute d’autant plus sensible à la déchéance de sa famille
qu’elle était l’aînée de la fratrie, position extrêmement valorisée dans la région
pyrénéenne puisqu’elle était celle de l’héritier de la maison. Cette situation person-
nelle et familiale peut avoir contribué à pousser la fillette à croire et à dire qu’elle
avait eu une vision. Reste à expliquer pourquoi son entourage l’a immédiatement
crue. S’il en est ainsi, c’est d’abord parce que les propos de Bernadette n’avaient
rien qui pouvait surprendre ses proches. Car ils s’inscrivaient dans « la vieille tradi-
tion pyrénéenne de récits merveilleux » dont l’auteur s’attache à retracer les
contours.
Bernadette eut sa première vision le 11 février 1858 mais, ce jour-là et les sui-
vants, elle déclara avoir vu « quelque chose de blanc » qui ressemblait à une toute
jeune fille. Son entourage supposa d’abord qu’il pouvait s’agir d’un être maléfique
et encouragea Bernadette à l’asperger d’eau bénite. L’apparition ayant souri, au
lieu de s’émouvoir de ce traitement, on pensa qu’il pouvait s’agir d’une âme en
peine venue réclamer l’aide des vivants – une des femmes qui accompagnait Bernadette
amena alors à la grotte du papier et une plume pour que le revenant supposé puisse
y inscrire ses vœux. L’hypothèse que aquero (celle-là, pour reprendre l’expression
par laquelle Bernadette désignait l’apparition) pouvait être un revenant tout à fait
conforme aux croyances communes et elle s’imposait d’autant plus qu’une jeune
fille pieuse de la ville, Elisa Latapie, venait de mourir et avait demandé à être
enterrée dans sa robe blanche d’Enfant de Marie, une association qui comptait 130
membres à Lourdes en 1858. L’apparition, enfin, s’était produite dans une grotte,
un type de site que toute la tradition populaire européenne identifie à une porte
ouverte sur les êtres de l’en-deçà : démons, sorcières, âmes en peine ou fées que
l’on imaginait souvent comme des jeunes filles de petite taille vêtues de blanc – ce
qui correspond exactement au portrait que fit Bernadette d’aquero. De telles
croyances s’appliquaient aussi à la grotte de Massabielle. La plupart des Lourdais
craignaient de s’y aventurer ; d’autres auraient annoncé qu’il s’y produiraient des
apparitions : « Les historiens du XXe siècle tels que Laurentin, commente l’auteur,
rejettent ces prédictions comme des embellissements rétrospectifs qui n’ajoutent
rien à l’histoire « authentique ». Or, c’est précisément l’existence de ce type de
légendes (…) qui permet de comprendre pourquoi la population locale était prête à
croire que Bernadette avait bel et bien vu quelque chose » (p. 85).
Si l’on put, dans un second temps, identifier ce « quelque chose » à la Vierge,
c’est que d’autres traditions légendaires, aussi vivantes que les précédentes, invi-
taient à le faire. Elles concernent, cette fois, les sanctuaires agrestes consacrés à la
Vierge dont on dit qu’ils furent construits à la suite d’une apparition ou, plus sou-
vent, de la découverte miraculeuse d’une statue qui la représente. Attestés dans
toute la chrétienté dès le Moyen Âge, ces récits mettent presque toujours en scène
un berger ou, plus rarement, une jeune bergère qui découvre près d’une source,
dans une grotte, sur un arbre ou un arbuste épineux une statue dont les pouvoirs
surnaturels se révèlent aussitôt : transportée dans l’église paroissiale, elle revient
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ARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES DES RELIGIONS
d’elle-même sur le lieu de l’invention ; on comprend alors qu’il faut y bâtir une
chapelle qui lui soit consacrée. Les récits d’apparition antérieurs au XIXe siècle
sont construits sur le même modèle. Un seul point les distingue des légendes
d’invention d’images mariales : lorsque la Vierge apparaît « en personne », c’est
par la parole qu’elle exprime sa volonté qu’un sanctuaire soit construit pour elle.
Bernadette et ses proches, comme le souligne R. Harris, connaissaient certaine-
ment ces traditions légendaires. À une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Lourdes,
se trouve en effet le village de Betharram où des bergers auraient jadis découvert
une statue de la Vierge dans un buisson ; à une cinquantaine de kilomètres, vers
l’est cette fois, s’élève le sanctuaire de Garaison qui fut, à partir du XVIIe siècle,
un des lieux de pèlerinage les plus célèbres de la région. Il aurait été fondé au XVIe
siècle à la suite de l’apparition, au-dessus d’une aubépine en fleurs, de la Vierge,
toute de blanc vêtue, à une fillette d’une douzaine d’années qui était allée faire
paître ses moutons dans les parages.
Acceptées pour vraies par la population lourdaise parce qu’elles se confor-
maient aux modèles légués par la tradition, les visions de Bernadette reçurent éga-
lement l’aval du clergé local : la Commission d’Enquête épiscopale créée en 1858
par l’évêque de Tarbes, Mgr Laurence, conclut ses travaux en 1862 en proclamant
la réalité des apparitions. Le contenu du message que la Vierge transmit à la fillette
le 25 mars 1858 favorisa sans doute cette décision : l’apparition y déclarait qu’elle
était « l’Immaculée Conception », confirmant ainsi un dogme proclamé par Rome
quatre ans auparavant.
Une fois les apparitions reconnues par l’Église, celle-ci pouvait prendre en
mains l’organisation du culte « sauvage » qui s’était mis en place à la Grotte, ce
que fit l’évêque en décidant, dès 1861, d’acheter Massabielle à la commune de
Lourdes de façon à l’aménager dignement. R. Harris consacre quelques pages très
intéressantes aux travaux réalisés et, notamment, à l’emplacement et au style de la
« chapelle » réclamée par la Vierge, l’actuelle basilique de l’Immaculée Conception :
« En plaçant au-dessus [de la grotte] la massive basilique, l’Église assurait l’impo-
sition symbolique de l’orthodoxie. La grande flèche qui s’élance vers les cieux est
le trait dominant de la vallée ; ce que l’on voit de loin, ce n’est pas la Grotte mais
la basilique qui la surplombe. Avec cet édifice, l’Église absorbe le sanctuaire ; la
dimension magique et légendaire de l’apparition est comme pétrifiée, au propre et
au figuré, pour asseoir plus fortement l’orthodoxie » (p. 237). La volonté de mettre
en avant l’institution et ses dogmes a également inspiré, pour partie au moins, la
liturgie du pèlerinage. C’est le cas, en particulier, de la procession eucharistique.
Son institution, en 1888, visait à la fois à inviter les malades à s’identifier au
Christ, « la victime par excellence », à affirmer, contre la valorisation républicaine
des droits de l’homme, « les droits et le triomphe du Christ dans son eucharistie »
(p. 373) et à mettre en valeur un des dogmes les plus centraux du catholicisme,
celui de la présence réelle du Christ dans l’hostie consacrée : « Tout comme les tra-
vaux de construction disciplinèrent la Grotte à l’aide de pavés et de grilles (…), les
processions eucharistiques réaffirmaient la centralité de la doctrine (p. 377).
Cette main-mise de l’Église sur les rituels du pèlerinage est un des facteurs qui
distinguent Lourdes d’autres sanctuaires mariaux où les pratiques cultuelles sont
réglées par la coutume plus que par l’institution. Et c’est là une des raisons, à mon
sens, pour lesquelles les ethnologues se sont détournés de Lourdes, n’y retrouvant
pas les pratiques « traditionnelles » qui ont longtemps été leur objet d’études spéci-
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LES APPARITIONS ET LEUR HISTOIRE
fique. Lourdes se distingue aussi de lieux de pèlerinage plus anciens et plus tradi-
tionnels en ceci qu’elle cesse, vers la fin des années 1860, d’être un lieu de culte
local pour acquérir une dimension nationale. La seconde partie de l’ouvrage montre
comment cette transformation a pu s’opérer.
Les apparitions de Lourdes furent connues au niveau national dès l’été 1858,
grâce à un article que publia l’écrivain et journaliste Louis Veuillot dans son jour-
nal, L’Univers « porte-parole de l’opinion catholique populaire [et] lu par tous les
croyants qui résistaient au sécularisme des temps modernes » (p. 176). L’article,
qui défendait les apparitions et le culte (alors interdit par les autorités civiles) mis
en place à la Grotte, suscita de violentes réactions dans les milieux intellectuels et
politiques anti-cléricaux : Lourdes fut dès lors une « cause pour les catholiques »
(p. 182). Les conditions étaient ainsi créées pour que le sanctuaire devienne un lieu
de réunion de la France catholique. Ce fut chose faite à partir de 1873, année où les
Assomptionnistes organisèrent le premier pèlerinage national à Lourdes. Dans
l’esprit du père Emmanuel d’Alzon, fondateur de l’ordre, ce pèlerinage était un acte
« de piété et de pénitence » destiné à répondre à la défaite de la France devant
l’Allemagne en 1870 et aux horreurs de la Commune. Car, pour les catholiques qui
souhaitaient un retour de la monarchie des Bourbons et le rétablissement de
l’alliance entre le trône et l’autel, ces événements étaient une marque de la colère
divine suscitée par les politiques anti-cléricales des gouvernements issus de la
Révolution Française. À la France sécularisée, il s’agissait donc d’opposer « une
France réconciliant spiritualité et politique, une France des anciennes traditions de
catholicisme rural et aristocratique ». Explicitement construit en référence à un
passé médiéval réinventé, le pèlerinage devait offrir « la vision d’un ordre social
organique dans lequel les riches étaient au service des pauvres » (p. 333).
La place donnée aux malades (leur nombre ne cessa d’augmenter après 1875 et
on les mit de plus en plus « sur le devant de la scène ») contribua à donner corps à
ce projet idéologique. Les textes journalistiques de l’époque, en effet, identifient
volontiers les malades transportés dans les « trains blancs » à des pauvres que vien-
nent servir les aristocrates. Cette image, au demeurant, correspondait en partie à la
réalité. Au service des malades, on trouve en effet, à partir des années 1870, à la
fois les Petites Sœurs de l’Assomption, souvent issues de milieux modestes, et les
laïques regroupées dans l’association de Notre-Dame du Salut fondée en 1872 par
le père d’Alzon : les femmes qui s’y retrouvent sont le plus souvent issues de
l’aristocratie. Les Hospitalités, qui apparaissent un peu plus tard, réunissent égale-
ment des laïques, femmes et hommes identifiés à « la chevalerie de la France du
XIXe siècle « (p. 375). Faisant des riches et des forts les serviteurs des pauvres et
des faibles, le pèlerinage entendait ainsi opposer, à la France libérale et républi-
caine, une contre-société conforme à l’éthique chrétienne.
Le rôle conféré aux malades est également lié à la valorisation de la douleur
dans la spiritualité du XIXe siècle. Pour le père d’Alzon, « la rédemption s’obtenait
par la souffrance et les larmes » et il « exhortait [donc] les femmes qu’il dirigeait à
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sible ennemi… Un des voyants expliqua que la Vierge annonçait ainsi l’imminence
d’une guerre civile qui s’achèverait par la victoire des catholiques (p. 48).
Si W. A. Christian souligne, à juste titre, l’importance du contexte politique
régional et national dans l’émergence des apparitions d’Ezkioga, il se refuse en
revanche à les réduire à leur fonction politique et, moins encore, à y voir l’effet
d’une manipulation politique des voyants ou des pèlerins (p. 25). Il n’y eut pas, à
Ezkioga, des manipulateurs et des manipulés mais un jeu complexe d’interactions
entre les voyants, les pèlerins, les journalistes et ceux que l’A. appelle les « promo-
teurs » des apparitions : des hommes et des femmes ayant un statut social et cultu-
rel suffisamment élevé pour oeuvrer à la reconnaissance des apparitions et à leur
diffusion. Étant donné que les voyants voulaient faire reconnaître la réalité de leurs
visions, ils avaient besoin de promoteurs. Ceux-ci, à l’inverse, se rendirent à
Ezkioga parce qu’ils pensaient y trouver une confirmation de leurs convictions reli-
gieuses ou politiques ou une réponse à leurs inquiétudes existentielles. Le contenu
des visions résulta, pour partie, de cette interaction : « Les voyants en transe
disaient ce que les promoteurs souhaitaient entendre et, volontairement ou non, ils
devinrent leur porte-voix. Armés de cette autorité divine, les promoteurs exposaient
leurs plans avec une conviction encore plus grande » (p. 171).
L’un de ces promoteurs, Raymond de Rigné, était un obscur écrivain français
qui se proposait de lier « l’esthétique gréco-romaine et le christianisme » et avait
une admiration particulière pour Jeanne d’Arc, en qui il voyait l’une des héroïnes
de la lutte, à ses yeux indispensable, contre les institutions cléricales. R. de Rigné
arriva à Ezkioga en août 1931, convaincu de la réalité des apparitions et résolu à
défendre les voyants contre l’hostilité de l’Église et de l’État. Dans ce but, il décida
notamment de fixer sur la pellicule les états de transe des voyants, états qu’il consi-
dérait comme une preuve irréfutable de la réalité des apparitions : il réalisa des cen-
taines de photographies dont il transmit copie à l’évêque du diocèse. Il prit, par
ailleurs, la défense de Ramona Olazabal, une voyante âgée d’une quinzaine
d’années qui prétendit avoir reçu des stigmates lors d’une vision. La supercherie fut
découverte mais R. de Rigné nia l’évidence. En janvier 1934, il publia un livre inti-
tulé Une nouvelle affaire Jeanne d’Arc où il prétendait montrer que R. Olazabal
avait été, comme Jeanne, injustement accusée par des clercs insensibles à la valeur
du mysticisme.
L’intérêt que portait R. de Rigné aux apparitions d’Ezkioga ne tenait pas seule-
ment à son idéologie religieuse mais aussi à des raisons personnelles. Marié à une
femme qui lui avait donné six enfants, R. de Rigné la quitta en 1927. Deux ans
après, il se mit à vivre avec une poétesse. Faute de pouvoir se marier religieuse-
ment, les deux amants décidèrent de demander à la Vierge de consacrer leur union.
Pour ce faire, ils se rendirent ensemble à Notre-Dame de Paris puis à Lourdes. Cela
ne suffit sans doute pas à assurer R. de Rigné de son bon droit. Après être passé à
Lourdes, il partit pour Ezkioga et, peu après son arrivée, il prit contact avec R. Olazabal
qui lui apprit, deux jours après leur rencontre, que « la Vierge avait béni des enve-
loppes contenant le certificat et le contrat de son nouveau mariage » (p. 124).
Si j’ai repris avec quelque détail le portrait que donne W.A. Christian de
R. de Rigné, c’est que le souci de restituer, dans leur particularité, les parcours
des acteurs des apparitions d’Ezkioga est une des originalités et des forces de
l’ouvrage. Elle permet en effet à son auteur d’échapper à tout réductionnisme en
montrant la diversité des motivations des pèlerins. Certains se rendirent à Ezkioga
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LES APPARITIONS ET LEUR HISTOIRE
parce qu’ils étaient préoccupés par le destin du Pays basque, de l’Espagne catho-
lique ou du monde (les derniers messages de la Vierge, j’y reviendrai, se référaient
à l’Apocalypse) ; d’autres – ou, parfois, les mêmes – y allèrent pour demander aux
voyants de les informer sur le sort de leurs morts ; R. de Rigné, pour sa part, vou-
lait savoir si le Ciel acceptait son « remariage ». Les voyants répondirent à ces
demandes en élaborant (consciemment ou non) des visions susceptibles de les satis-
faire.
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LES APPARITIONS ET LEUR HISTOIRE
Lourdes, cependant, n’est pas le seul modèle d’Ezkioga qui est aussi tributaire
des apparitions de La Salette et, au-delà, de la très ancienne tradition des prophéties
apocalyptiques. Dans le chapitre qu’il consacre à cet aspect des messages commu-
niqués aux voyants, W. A. Christian commence par souligner qu’il apparut tardive-
ment. D’abord centré sur les préoccupations personnelles des fidèles (maladie d’un
enfant, mort d’un proche) ou sur la situation politique régionale ou nationale, le
contenu des messages tendit ensuite à devenir de plus en plus universel et intempo-
rel comme s’il devait s’adapter à l’élargissement du public des apparitions. Les
prophéties politiques de certains voyants, en 1931, furent suivies, à partir de 1932,
par des prophéties proprement apocalyptiques qui s’inspiraient, entre autres, du
« secret » publié par Mélanie Calvat après les apparitions de La Salette.
En soulignant les liens qui unissent Ezkioga aux apparitions qui l’ont précédé,
W.A. Christian suggère un élément de réponse à la question que j’évoquais en
ouvrant ce texte, celle de la prolifération des apparitions à l’époque contemporaine.
Il est clair que la diffusion des récits des grandes apparitions du XIXe du siècle ou
du début du suivant a contribué à élaborer ce que l’ethnologue italien Paolo Apolito
a appelé « une culture visionnaire catholique » 8, une tradition qui informe le
contenu des visions et les façons de voir. On peut également penser que l’existence
de cette culture a contribué à rendre « normal » le fait de voir la Vierge. Car,
comme l’avance l’auteur dans un de ses articles 9 (et comme le suggèrent les enquê-
tes que j’ai pu effectuer dans ce domaine), l’expérience de l’apparition est sans
doute des plus communes. La plupart de ces expériences, certes, restent ignorées ou
sont récusées par l’entourage du « voyant » et tout l’intérêt de travaux monographi-
ques comme ceux de R. Harris et de W.A. Christian est de montrer quelles circons-
tances ont permis à certaines d’entre elles de devenir des faits sociaux. Il reste que
l’existence d’une « culture de l’apparition » comme celle qui s’est construite depuis
le milieu du siècle dernier a certainement favorisé cette reconnaissance sociale.
Marlène ALBERT LLORCA
Centre d’Anthropologie – Toulouse
8 Cf. Il cielo in terra. Costruzioni simboliche di un’apparizione mariana. Bologne, Il Mulino, 1992,
p. 20. P. APOLITO étudie dans cet ouvrage les apparitions de Oliveto Citra, survenues en Campanie en
1985.
9 « Religious Apparitions and the Cold War in Southern Europe », in Eric R. Wolf (éd.) : Religion,
Power and Protest in Local Communities, 1984, Mouton Publishers, Berlin-New York-Amsterdam,
pp. 239-266.
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