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Archives de sciences sociales

des religions
Numéro 116  (octobre - décembre 2001)
Varia

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Marlène Albert Llorca


Les apparitions et leur histoire
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Référence électronique
Marlène Albert Llorca, « Les apparitions et leur histoire »,  Archives de sciences sociales des religions [En
ligne], 116 | octobre - décembre 2001, mis en ligne le 17 octobre 2005. URL : http://assr.revues.org/index539.html
DOI : en cours d'attribution

Éditeur : Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales


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© Archives de sciences sociales des religions
Arch. de Sc. soc. des Rel., 2001, 116 (octobre-décembre) 53-66
Marlène ALBERT LLORCA

LES APPARITIONS ET LEUR HISTOIRE

À propos de :
BARNAY (Sylvie), Le Ciel sur la terre. Les
apparitions de la Vierge au Moyen Âge, Paris, Cerf,
1999, 239 p. (bibliogr., index, illustr., glossaire).
HARRIS (Ruth), Lourdes. La grande histoire des
apparitions, des pèlerinages et des guérisons, Paris,
J.C. Lattès, 2001, 593 p. (bibliogr., illustr.) (trad. de
Marie-Lise Hiaux-Heitzmann) (éd. or. Lourdes. Body
and Spirit in the Secular Age, Londres, The Penguin
Press, 1999).
CHRISTIAN (William A.Jr.), Visionaries. The Spanish
Republic and the Reign of Christ, Berkeley, University
of California Press, 1996, 544 p. (bibliogr., index,
illustr., cartes, annexes) 1.

Depuis le milieu du XIXe siècle, les cas d’apparitions mariales semblent s’être
multipliés de façon impressionnante : on en a recensé une centaine au XIXe siècle
et plus de quatre cents le siècle suivant 2. Certains théologiens ont interprété ce foi-
sonnement comme le résultat d’une volonté divine : Dieu confèrerait désormais à
sa Mère, et non plus à des prophètes, le soin de transmettre ses messages aux hom-
mes 3. Les historiens y ont plutôt vu une invite à mettre en perspective les appari-
tions de l’époque contemporaine en s’interrogeant sur leur passé. Si nous pensons

1 Le livre de W.A. CHRISTIAN a été traduit en espagnol et publié sous le titre : Las visiones de
Ezkioga. La segunda Repùblica y el reino de Cristo (Barcelona, Ed. Ariel, 1997). C’est cette traduction
que j’ai lue et à laquelle je renvoie.
2 Ces chiffres sont cités par Joachim BOUFLET et Philippe BOUTRY dans Un signe dans le ciel. Les
apparitions de la Vierge. Paris, Grasset, 1997, p. 205. L’ouvrage est une anthologie commentée de tex-
tes sur les apparitions. Il couvre la période qui va du XVe au XXe siècle.
3 Ce type d’interprétations est cité par B. BILLET « Le fait des apparitions non reconnues par l’Église »,
in Joaquim-Maria ALONSO, Bernard BILLET, Boris BOBRINSKOY, René LAURENTIN, Marc ORAISON : Vraies et
fausses apparitions dans l’Église, Paris-Montréal, Éds P. Lethellieux, Éds Bellarmin, p. 5. Cette concep-
tion s’accompagne de l’idée que les apparitions mariales de l’époque contemporaine formeraient « une
chaîne » ou une « suite », chacune apportant une partie d’une révélation dont la cohérence et le sens ne
peuvent apparaître que si l’on réunit l’ensemble des messages transmis aux voyants.

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que l’importance accordée aux apparitions est une caractéristique de la modernité,


n’est-ce pas faute d’avoir cherché à savoir ce qu’il en était dans les siècles qui ont
précédé le « siècle de Marie » ? Telle est la thèse que soutient le premier des trois
ouvrages que je propose d’examiner, celui que S. Barnay a consacré aux appari-
tions de la Vierge au Moyen Âge.

Une histoire de ‘Lourdes avant Lourdes’ ?

« Le millénaire qui sépare le début de la fin du Moyen Âge (500-1500) a été le


témoin de manifestations sans nombre de la Mère de Dieu. Quelques lignes dans
une « chronique », tout un chapitre dans une « vie de saint », des dizaines de récits
dans un « livre de miracles », des centaines d’exempla dans un recueil destiné à
montrer l’exemple, des milliers de « visions » … racontent ces apparitions. Au
total, plus de cinq mille récits d’apparitions… Ce sont là l’essentiel des documents
qui se font l’écho des rencontres avec la Vierge vécues par les hommes. Ils permet-
tent à l’historien de restituer l’histoire de la croyance, d’écrire l’histoire médiévale
de « Lourdes avant Lourdes », une histoire que ce livre est le premier à retracer sur
la base d’une vaste enquête scientifique » (pp. 11-12).
En déclarant avoir écrit « l’histoire médiévale de ‘Lourdes avant Lourdes’ » et
trouvé, dans la littérature médiévale, « plus de cinq mille récits d’apparitions »,
Sylvie Barnay suggère que ce type de phénomènes aurait été aussi important au
Moyen Âge qu’à l’époque contemporaine. Le problème est cependant de savoir si
les apparitions dont elle parle sont bien comparables à ce que nous désignons
aujourd’hui par ce terme. Or, c’est loin d’être toujours le cas. L’immense majorité
des « apparitions » recensées dans l’ouvrage sont en effet ce que J. Bouflet et
P. Boutry 4 appellent des visions, à savoir des « révélations particulières privées,
qui ne concernent que le récipiendaire » ou, peut-on ajouter, la communauté reli-
gieuse à laquelle il appartient le plus souvent : les deux tiers des voyants médié-
vaux, comme le souligne S. Barnay (p. 101) sont des clercs, généralement de sexe
masculin ; on y trouve surtout des évêques entre le Ve et le IXe siècle, puis des reli-
gieux à qui la Vierge transmet ou rappelle les normes auxquelles doit se plier leur
communauté. Comme l’avait fait avant eux W.A. Christian 5, J. Bouflet et P. Boutry
distinguent la vision de l’apparition, définie comme une « révélation particulière,
mais publique dans sa manifestation et ses effets ». Dans les cas d’apparition, le ou
les voyants (qui sont toujours des laïcs) sont avant tout des médiateurs entre l’être
surnaturel et la communauté locale à laquelle ils appartiennent : celle-ci est le véri-
table destinataire de la « révélation » qui consiste généralement à demander l’érec-
tion d’un sanctuaire (ou, parfois, la réactivation d’un site cultuel) sur le lieu de

4Op. cit. : p. 10.


5Dans le premier ouvrage de William A. CHRISTIAN, consacré aux apparitions de la Vierge en
Espagne, Apparitions in Late Medieval and Renaissance Spain, Princeton, Princeton University Press,
1981.

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LES APPARITIONS ET LEUR HISTOIRE

l’apparition. Visions et apparitions ne concernent pas les mêmes milieux sociaux et


ont des répercussions sociales tout à fait différentes.
S. Barnay connaît cette distinction puisqu’elle précise, toujours dans son intro-
duction, que « hier comme aujourd’hui, il y a eu les apparitions publiques et les
apparitions privées » (p. 11). Mais elle n’en tient plus compte lorsqu’elle déclare
avoir écrit « l’histoire médiévale de ‘Lourdes avant Lourdes’ », l’expression suggé-
rant que l’ouvrage porte sur les « apparitions publiques ». Or, ce que montre la
documentation réunie, c’est que celles-ci sont fort rares avant le XIVe siècle. À par-
tir du Ve siècle, la Vierge est très souvent apparue « en vision » (p. 12) à des clercs
et, plus tard et moins fréquemment, à des laïcs pour énoncer des contenus doctri-
naux, dicter leur comportement aux religieux ou réaliser des miracles en faveur
d’individus (la littérature consacrée aux Miracles de Notre Dame est particulière-
ment importante au XIIe siècle). Mais, avant le XIVe siècle, il existe peu de récits
rattachant la fondation d’un lieu de culte à une apparition. S. Barnay n’en cite que
deux, datant du XIIe siècle : l’un concerne la construction de l’église romaine de
Santa Maria Maggiore et l’autre, celle de la cathédrale de Soissons.
La croyance aux « apparitions publiques » de la Vierge ne semble donc acqué-
rir de l’importance qu’à la fin du Moyen Âge et plus particulièrement au
XVe siècle, époque où se multiplient les documents sur les phénomènes de ce
genre. Ces documents, précisons-le, ne sont plus des vies de saints, des recueils
d’exempla ou des « livres de miracles » mais des enquêtes ecclésiastiques effec-
tuées pour examiner la valeur des déclarations des personnes qui disent avoir vu et
entendu la Vierge. Ces sources font apparaître que les voyants et leur entourage ont
une conception de l’apparition très différente de la théorie cléricale élaborée par
saint Augustin. Celui-ci avait distingué trois genres de visions : « la vision corpo-
relle qui équivaut à la vue ; la vision spirituelle permettant de percevoir les épipha-
nies, c’est-à-dire les formes intermédiaires entre ciel et terre ; enfin la vision
intellectuelle qui vise à la contemplation directe de Dieu » (p. 148). Pour saint
Augustin et pour les clercs qui ont écrit les textes médiévaux sur les apparitions
(publiques ou privées), les hommes voient la Vierge « en esprit » et non avec « les
yeux du corps » (p. 149) et c’est pourquoi ils précisent très souvent qu’elle est
apparue en rêve au voyant. Les enquêtes ecclésiastiques du XVe siècle révèlent une
toute autre conception de l’apparition : ceux qui disent avoir vu la Vierge pensent
manifestement l’avoir vue « avec les yeux du corps ». Cette conception réaliste (qui
a sans doute toujours été celle du sens commun) caractérise également les témoi-
gnages sur les apparitions de l’époque contemporaine. Il y a là une autre raison de
distinguer visions et apparitions.
Aussi ne peut-on faire commencer « l’histoire de ‘Lourdes avant Lourdes’ »
avant la fin du XIVe siècle. Cette histoire, comme l’avait souligné W. A. Christian
(1981), va très vite s’interrompre. Après le XVe siècle, les mystiques continueront
de voir la Vierge « en vision » dans les couvents mais il n’y aura plus beaucoup
d’« apparitions publiques », du fait de la méfiance croissante de l’Église à l’égard
de « révélations » qui peuvent aussi bien confirmer les positions doctrinales de
l’institution que les remettre en cause. L’Église ne changera d’attitude (et pour une
période également courte) qu’au XIXe siècle où elle reconnaîtra successivement les
apparitions de la chapelle de la rue du Bac (1830), celles de La Salette (1846) puis
celles de Lourdes (1858). Cette nouvelle attitude à l’égard des apparitions mariales
s’inscrit, comme l’ont montré les historiens du catholicisme, dans la stratégie de

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ARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES DES RELIGIONS

« reconquête » des fidèles qui est alors mise en place par l’Église. Dans ce but,
celle-ci donne une nouvelle impulsion au culte marial et tente de relancer, contre le
scientisme, la croyance aux miracles. Lourdes va jouer un rôle important dans ce
dispositif.

Les apparitions de Lourdes

Lourdes occupe, dans l’histoire des apparitions mariales, une place particulière
qu’elle doit, en partie, à son succès : le sanctuaire reçoit actuellement environ cinq
millions de pèlerins par an et il est devenu, pour l’opinion commune, le lieu par
excellence où l’on peut espérer bénéficier d’une guérison miraculeuse. Les cher-
cheurs ont-ils été intimidés par l’ampleur de son rayonnement ? Ou, comme le sug-
gère R. Harris, ont-ils écarté Lourdes de leur champ d’investigation pour ne pas
avoir à remettre en cause le partage établi entre « notre âge ‘moderne’, ‘rationnel’
et le monde ‘irrationnel’, mystique censé l’avoir précédé » (p. 33) ? Toujours est-il
qu’on ne dispose actuellement d’aucune étude ethnologique des pratiques contem-
poraines du pèlerinage – l’ethnologue italienne Clara Gallini 6 a défendu, de façon
assez convaincante, l’idée que le Lourdes d’Émile Zola pouvait être lu comme une
ethnographie du pèlerinage, mais le Lourdes actuel n’est plus exactement celui des
années 1890. Jusqu’à aujourd’hui, aucun ouvrage n’avait non plus été spécifique-
ment consacré à l’histoire de Lourdes 7. D’aucuns, certes, pourraient objecter qu’il
existe, sur l’histoire des apparitions, le monumental travail du théologien René
Laurentin qui a publié à la fois l’ensemble des documents sur la période qui va du
début des apparitions à l’année 1866, date du départ de Bernadette pour Nevers, et
une Histoire authentique des apparitions qui s’appuie sur la recherche documen-
taire accomplie. Le problème est que cette « histoire » vise à mettre une démarche
« scientifique » (R. Laurentin insiste, dans son introduction, sur la nécessité de sou-
mettre les documents aux règles de la critique historique) au service de la thèse de
la réalité des apparitions.
L’ouvrage de Ruth Harris se situe, on s’en doute, dans un tout autre horizon
intellectuel. Centré sur la période allant de 1858 à 1914, son livre expose d’abord
les circonstances politiques, sociales et religieuses qui expliquent que les déclara-
tions de Bernadette aient pu trouver un écho favorable dans la population locale,
puis au niveau national. Dans la seconde partie, intitulée « Lourdes des pèlerina-
ges », elle retrace le processus qui a fait du sanctuaire fondé à la suite des appari-
tions un lieu de pèlerinage national centré sur les « chers malades » qu’on y amène
par trains entiers à partir des années 1870 – une ligne de chemin de fer ayant été
ouverte en 1866. Voyons tout d’abord ce que dit l’auteur du « Lourdes des appari-
tions ».

6 Cf. Il miracolo e la sua prova. Un etnologo a Lourdes, Naples, Liguori Editore, 1998.
7 On trouve cependant des développements importants sur le contexte du développement de Lourdes
dans Thomas A. KSELMAN, Miracles and Prophecies in Nineteenth-Century France, New Brunswick
(NJ), Rutgers University Press, 1993.

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LES APPARITIONS ET LEUR HISTOIRE

En 1858, Lourdes est une bourgade de 4000 habitants qui a traversé une grave
crise économique et sociale due à la fois à l’insuffisance de la production agricole
et aux épidémies de choléra qui ont frappé la région en 1850, puis en 1855. La crise
a durement affecté les plus pauvres, parmi lesquels on compte les Soubirous, une
famille autrefois aisée que le contexte économique régional, la malchance et
l’incurie du père (certains l’ont accusé d’ivrognerie) ont réduite à la misère. Bernadette,
note R. Harris, était sans doute d’autant plus sensible à la déchéance de sa famille
qu’elle était l’aînée de la fratrie, position extrêmement valorisée dans la région
pyrénéenne puisqu’elle était celle de l’héritier de la maison. Cette situation person-
nelle et familiale peut avoir contribué à pousser la fillette à croire et à dire qu’elle
avait eu une vision. Reste à expliquer pourquoi son entourage l’a immédiatement
crue. S’il en est ainsi, c’est d’abord parce que les propos de Bernadette n’avaient
rien qui pouvait surprendre ses proches. Car ils s’inscrivaient dans « la vieille tradi-
tion pyrénéenne de récits merveilleux » dont l’auteur s’attache à retracer les
contours.
Bernadette eut sa première vision le 11 février 1858 mais, ce jour-là et les sui-
vants, elle déclara avoir vu « quelque chose de blanc » qui ressemblait à une toute
jeune fille. Son entourage supposa d’abord qu’il pouvait s’agir d’un être maléfique
et encouragea Bernadette à l’asperger d’eau bénite. L’apparition ayant souri, au
lieu de s’émouvoir de ce traitement, on pensa qu’il pouvait s’agir d’une âme en
peine venue réclamer l’aide des vivants – une des femmes qui accompagnait Bernadette
amena alors à la grotte du papier et une plume pour que le revenant supposé puisse
y inscrire ses vœux. L’hypothèse que aquero (celle-là, pour reprendre l’expression
par laquelle Bernadette désignait l’apparition) pouvait être un revenant tout à fait
conforme aux croyances communes et elle s’imposait d’autant plus qu’une jeune
fille pieuse de la ville, Elisa Latapie, venait de mourir et avait demandé à être
enterrée dans sa robe blanche d’Enfant de Marie, une association qui comptait 130
membres à Lourdes en 1858. L’apparition, enfin, s’était produite dans une grotte,
un type de site que toute la tradition populaire européenne identifie à une porte
ouverte sur les êtres de l’en-deçà : démons, sorcières, âmes en peine ou fées que
l’on imaginait souvent comme des jeunes filles de petite taille vêtues de blanc – ce
qui correspond exactement au portrait que fit Bernadette d’aquero. De telles
croyances s’appliquaient aussi à la grotte de Massabielle. La plupart des Lourdais
craignaient de s’y aventurer ; d’autres auraient annoncé qu’il s’y produiraient des
apparitions : « Les historiens du XXe siècle tels que Laurentin, commente l’auteur,
rejettent ces prédictions comme des embellissements rétrospectifs qui n’ajoutent
rien à l’histoire « authentique ». Or, c’est précisément l’existence de ce type de
légendes (…) qui permet de comprendre pourquoi la population locale était prête à
croire que Bernadette avait bel et bien vu quelque chose » (p. 85).
Si l’on put, dans un second temps, identifier ce « quelque chose » à la Vierge,
c’est que d’autres traditions légendaires, aussi vivantes que les précédentes, invi-
taient à le faire. Elles concernent, cette fois, les sanctuaires agrestes consacrés à la
Vierge dont on dit qu’ils furent construits à la suite d’une apparition ou, plus sou-
vent, de la découverte miraculeuse d’une statue qui la représente. Attestés dans
toute la chrétienté dès le Moyen Âge, ces récits mettent presque toujours en scène
un berger ou, plus rarement, une jeune bergère qui découvre près d’une source,
dans une grotte, sur un arbre ou un arbuste épineux une statue dont les pouvoirs
surnaturels se révèlent aussitôt : transportée dans l’église paroissiale, elle revient

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ARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES DES RELIGIONS

d’elle-même sur le lieu de l’invention ; on comprend alors qu’il faut y bâtir une
chapelle qui lui soit consacrée. Les récits d’apparition antérieurs au XIXe siècle
sont construits sur le même modèle. Un seul point les distingue des légendes
d’invention d’images mariales : lorsque la Vierge apparaît « en personne », c’est
par la parole qu’elle exprime sa volonté qu’un sanctuaire soit construit pour elle.
Bernadette et ses proches, comme le souligne R. Harris, connaissaient certaine-
ment ces traditions légendaires. À une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Lourdes,
se trouve en effet le village de Betharram où des bergers auraient jadis découvert
une statue de la Vierge dans un buisson ; à une cinquantaine de kilomètres, vers
l’est cette fois, s’élève le sanctuaire de Garaison qui fut, à partir du XVIIe siècle,
un des lieux de pèlerinage les plus célèbres de la région. Il aurait été fondé au XVIe
siècle à la suite de l’apparition, au-dessus d’une aubépine en fleurs, de la Vierge,
toute de blanc vêtue, à une fillette d’une douzaine d’années qui était allée faire
paître ses moutons dans les parages.
Acceptées pour vraies par la population lourdaise parce qu’elles se confor-
maient aux modèles légués par la tradition, les visions de Bernadette reçurent éga-
lement l’aval du clergé local : la Commission d’Enquête épiscopale créée en 1858
par l’évêque de Tarbes, Mgr Laurence, conclut ses travaux en 1862 en proclamant
la réalité des apparitions. Le contenu du message que la Vierge transmit à la fillette
le 25 mars 1858 favorisa sans doute cette décision : l’apparition y déclarait qu’elle
était « l’Immaculée Conception », confirmant ainsi un dogme proclamé par Rome
quatre ans auparavant.
Une fois les apparitions reconnues par l’Église, celle-ci pouvait prendre en
mains l’organisation du culte « sauvage » qui s’était mis en place à la Grotte, ce
que fit l’évêque en décidant, dès 1861, d’acheter Massabielle à la commune de
Lourdes de façon à l’aménager dignement. R. Harris consacre quelques pages très
intéressantes aux travaux réalisés et, notamment, à l’emplacement et au style de la
« chapelle » réclamée par la Vierge, l’actuelle basilique de l’Immaculée Conception :
« En plaçant au-dessus [de la grotte] la massive basilique, l’Église assurait l’impo-
sition symbolique de l’orthodoxie. La grande flèche qui s’élance vers les cieux est
le trait dominant de la vallée ; ce que l’on voit de loin, ce n’est pas la Grotte mais
la basilique qui la surplombe. Avec cet édifice, l’Église absorbe le sanctuaire ; la
dimension magique et légendaire de l’apparition est comme pétrifiée, au propre et
au figuré, pour asseoir plus fortement l’orthodoxie » (p. 237). La volonté de mettre
en avant l’institution et ses dogmes a également inspiré, pour partie au moins, la
liturgie du pèlerinage. C’est le cas, en particulier, de la procession eucharistique.
Son institution, en 1888, visait à la fois à inviter les malades à s’identifier au
Christ, « la victime par excellence », à affirmer, contre la valorisation républicaine
des droits de l’homme, « les droits et le triomphe du Christ dans son eucharistie »
(p. 373) et à mettre en valeur un des dogmes les plus centraux du catholicisme,
celui de la présence réelle du Christ dans l’hostie consacrée : « Tout comme les tra-
vaux de construction disciplinèrent la Grotte à l’aide de pavés et de grilles (…), les
processions eucharistiques réaffirmaient la centralité de la doctrine (p. 377).
Cette main-mise de l’Église sur les rituels du pèlerinage est un des facteurs qui
distinguent Lourdes d’autres sanctuaires mariaux où les pratiques cultuelles sont
réglées par la coutume plus que par l’institution. Et c’est là une des raisons, à mon
sens, pour lesquelles les ethnologues se sont détournés de Lourdes, n’y retrouvant
pas les pratiques « traditionnelles » qui ont longtemps été leur objet d’études spéci-

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LES APPARITIONS ET LEUR HISTOIRE

fique. Lourdes se distingue aussi de lieux de pèlerinage plus anciens et plus tradi-
tionnels en ceci qu’elle cesse, vers la fin des années 1860, d’être un lieu de culte
local pour acquérir une dimension nationale. La seconde partie de l’ouvrage montre
comment cette transformation a pu s’opérer.

Lourdes des pèlerinages

Les apparitions de Lourdes furent connues au niveau national dès l’été 1858,
grâce à un article que publia l’écrivain et journaliste Louis Veuillot dans son jour-
nal, L’Univers « porte-parole de l’opinion catholique populaire [et] lu par tous les
croyants qui résistaient au sécularisme des temps modernes » (p. 176). L’article,
qui défendait les apparitions et le culte (alors interdit par les autorités civiles) mis
en place à la Grotte, suscita de violentes réactions dans les milieux intellectuels et
politiques anti-cléricaux : Lourdes fut dès lors une « cause pour les catholiques »
(p. 182). Les conditions étaient ainsi créées pour que le sanctuaire devienne un lieu
de réunion de la France catholique. Ce fut chose faite à partir de 1873, année où les
Assomptionnistes organisèrent le premier pèlerinage national à Lourdes. Dans
l’esprit du père Emmanuel d’Alzon, fondateur de l’ordre, ce pèlerinage était un acte
« de piété et de pénitence » destiné à répondre à la défaite de la France devant
l’Allemagne en 1870 et aux horreurs de la Commune. Car, pour les catholiques qui
souhaitaient un retour de la monarchie des Bourbons et le rétablissement de
l’alliance entre le trône et l’autel, ces événements étaient une marque de la colère
divine suscitée par les politiques anti-cléricales des gouvernements issus de la
Révolution Française. À la France sécularisée, il s’agissait donc d’opposer « une
France réconciliant spiritualité et politique, une France des anciennes traditions de
catholicisme rural et aristocratique ». Explicitement construit en référence à un
passé médiéval réinventé, le pèlerinage devait offrir « la vision d’un ordre social
organique dans lequel les riches étaient au service des pauvres » (p. 333).
La place donnée aux malades (leur nombre ne cessa d’augmenter après 1875 et
on les mit de plus en plus « sur le devant de la scène ») contribua à donner corps à
ce projet idéologique. Les textes journalistiques de l’époque, en effet, identifient
volontiers les malades transportés dans les « trains blancs » à des pauvres que vien-
nent servir les aristocrates. Cette image, au demeurant, correspondait en partie à la
réalité. Au service des malades, on trouve en effet, à partir des années 1870, à la
fois les Petites Sœurs de l’Assomption, souvent issues de milieux modestes, et les
laïques regroupées dans l’association de Notre-Dame du Salut fondée en 1872 par
le père d’Alzon : les femmes qui s’y retrouvent sont le plus souvent issues de
l’aristocratie. Les Hospitalités, qui apparaissent un peu plus tard, réunissent égale-
ment des laïques, femmes et hommes identifiés à « la chevalerie de la France du
XIXe siècle « (p. 375). Faisant des riches et des forts les serviteurs des pauvres et
des faibles, le pèlerinage entendait ainsi opposer, à la France libérale et républi-
caine, une contre-société conforme à l’éthique chrétienne.
Le rôle conféré aux malades est également lié à la valorisation de la douleur
dans la spiritualité du XIXe siècle. Pour le père d’Alzon, « la rédemption s’obtenait
par la souffrance et les larmes » et il « exhortait [donc] les femmes qu’il dirigeait à

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ARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES DES RELIGIONS

se rappeler les souffrances du Christ et à s’adonner à la douleur spirituelle ainsi


qu’à la mortification physique » (p. 299). On sait, par ailleurs, que les corps meur-
tris des malades étaient littéralement exhibés pendant le pèlerinage. Il n’est pas
facile, cependant, d’interpréter le sens que l’on voulait donner à leurs souffrances.
Certaines données (par exemple le fait que les malades « usaient leurs ultimes for-
ces pour imiter la Passion en prenant la position du Christ en Croix » (p. 351) pour-
raient inviter à inscrire Lourdes dans le courant de la « spiritualité victimale », qui
atteint son apogée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe : les malades
n’étaient-ils pas identifiés à des victimes innocentes que l’on devait offrir à Dieu en
sacrifice pour effacer les péchés de la nation et du monde ? R. Harris ne pose pas la
question, considérant peut-être que les perspectives de la « spiritualité victimale »
s’accordent mal avec l’importance donnée aux guérisons miraculeuses. Si l’on
exhibait les malades, c’était surtout, semble-t-il, pour mettre en valeur la puissance
divine – contre ceux qui croyaient au seul pouvoir de la science.
L’auteur montre néanmoins que Lourdes n’est pas un lieu où la science fut
radicalement opposée à la religion. En 1883 fut créé le Bureau de Constatations
Médicales, où les médecins se substituèrent de plus en plus aux prêtres jusque-là
chargés d’enregistrer les guérisons. Cela revenait en quelque sorte à mettre la
science au service de la croyance, les médecins étant chargés de conclure, le cas
échéant, qu’il y avait bien guérison miraculeuse. Lourdes, en même temps, alimen-
tait les questionnements des médecins du temps sur l’étiologie des maladies « ner-
veuses » et le mécanisme de la guérison : « Les médecins parisiens, impressionnés
par des résultats qu’ils ne pouvaient nier ni reproduire, commencèrent à placer le
sanctuaire dans un vaste débat sur l’hypnotisme, l’« inconscient » et le pouvoir
médiumnique » (p. 430). Le Lourdes de Zola, qui reprend la thèse, défendue par
E. Charcot, de la nature hystérique des maladies « guéries » à Lourdes, contribua à
populariser ces débats et à alimenter les polémiques sur la nature des « miracles ».
L’un des intérêts majeurs du livre de R. Harris est de montrer que Lourdes
n’est pas un « anachronisme », « une représentation de ‘la tradition dans la moder-
nité’ » mais un lieu qu’on ne saurait comprendre en dehors de son temps (p. 32).
Néanmoins, elle montre surtout la modernité de Lourdes lorsqu’elle décrit le pèleri-
nage et moins lorsqu’elle traite des apparitions. L’un des apports du dernier
ouvrage de l’historien et anthropologue américain W.A. Christian est au contraire
de souligner les changements qu’a apportés Lourdes dans ce domaine, changements
qui ont marqué toutes les apparitions du XXe siècle et, notamment, celles
d’Ezkioga, un village du Pays basque espagnol qui comptait environ cinq cents
habitants en 1931. L’auteur a enquêté pendant plus de dix ans sur ces apparitions
en utilisant toutes les ressources disponibles (témoignages oraux, photographies,
journaux, etc.). Le résultat de ce travail est fascinant. Il donne en effet au lecteur
l’impression de revivre toutes les étapes de l’évolution d’un phénomène qui dura
plusieurs mois.

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LES APPARITIONS ET LEUR HISTOIRE

Une histoire de « fausses » apparitions

La Vierge apparut pour la première fois à Ezkioga le 29 juin 1931 à deux


enfants qui se trouvaient au pied d’une colline avoisinante. Les jours suivants, les
enfants virent de nouveau la Vierge et, à partir du 4 juillet, ils commencèrent à
avoir des émules, d’abord parmi les habitants du village puis dans les bourgs des
environs : de 1931 à 1936, année où commença la Guerre civile, environ deux cent
cinquante personnes, originaires d’Ezkioga ou de villages voisins, eurent des
visions. L’estimation du nombre de pèlerins qui se rendirent à Ezkioga est aussi
impressionnante : pendant l’année 1931, il s’élève à environ un million de person-
nes. À l’exception de Fatima et de Medjugorje, aucun autre lieu d’apparition du
XXe siècle n’a attiré de telles foules.
Le succès d’Ezkioga, cependant, dura peu de temps. Les voyants et les
croyants furent en effet confrontés à une double opposition, celle du pouvoir civil,
qui intervint en 1932 pour mettre fin au culte qui s’était mis en place sur la colline,
et celle de l’Église : dès la fin de l’année 1931, l’évêque du diocèse avait marqué
publiquement ses réserves à l’égard d’Ezkioga ; dans l’été 1933, il se prononça
contre la réalité des apparitions et interdit la poursuite du culte, position qui fut
confirmée, un an après, par un décret du Saint-Office. Ces décrets ne firent pas
totalement cesser les pratiques visionnaires – quelques groupes de fidèles continuè-
rent de se retrouver pendant plusieurs années pour assister aux extases d’un voyant
ou évoquer le souvenir des apparitions – mais ils eurent néanmoins l’effet attendu :
discréditer la croyance aux apparitions dans l’esprit de la masse des fidèles.
Il reste à expliquer pourquoi Ezkioga put attirer les foules pendant plusieurs
mois. W. A. Christian fait d’abord appel, pour éclairer ce succès, au contexte poli-
tique national et régional. Les apparitions se produisirent moins de trois mois après
la proclamation de la Deuxième République espagnole, proclamation qui fut suivie
par une vague de violences anti-cléricales : des dizaines de couvents furent incen-
diés dans le pays. Loin de condamner ces actes, le gouvernement commença de
prendre des mesures contre l’Église : des prélats furent accusés d’agitation poli-
tique et expulsés ; obligation fut faite aux municipalités d’enlever les crucifix qui
se trouvaient dans les lieux publics. Les inquiétudes suscitées par cette politique
étaient particulièrement aiguës dans les campagnes basques, où le clergé espagnol,
séculier et régulier, recrutait une bonne part de ses membres. Or, pour les paysans
basques, les républicains anti-cléricaux n’étaient pas une menace lointaine et ab-
straite. Avec l’industrialisation, les villes de la région s’étaient peuplées d’ouvriers
qui soutenaient activement le nouveau régime. Présentés par les hommes d’Église
et les traditionalistes comme des agents de la corruption des mœurs, ils étaient
d’autant plus suspects, aux yeux des paysans, qu’ils étaient des « étrangers » :
venus d’autres régions d’Espagne pour travailler dans les usines locales, ils ne par-
laient pas le basque. Cette situation explique que le Parti Nationaliste Basque,
fondé en 1920, ait identifié défense de « la patrie basque » et défense du catholi-
cisme (pp. 47-48). Un des idéologues de ce Parti, Engracio de Aranzadi, suggéra
dans un article paru le 8 juillet 1931 que les apparitions d’Ezkioga visaient à « sou-
tenir le courage des Basques fidèles à la foi de la race » (p. 47). Les jours suivants,
la Vierge apparut armée d’une épée ensanglantée ; un jeune homme vit aussi,
auprès d’elle, saint Michel à la tête d’une troupe d’anges qui poursuivaient un invi-

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sible ennemi… Un des voyants expliqua que la Vierge annonçait ainsi l’imminence
d’une guerre civile qui s’achèverait par la victoire des catholiques (p. 48).
Si W. A. Christian souligne, à juste titre, l’importance du contexte politique
régional et national dans l’émergence des apparitions d’Ezkioga, il se refuse en
revanche à les réduire à leur fonction politique et, moins encore, à y voir l’effet
d’une manipulation politique des voyants ou des pèlerins (p. 25). Il n’y eut pas, à
Ezkioga, des manipulateurs et des manipulés mais un jeu complexe d’interactions
entre les voyants, les pèlerins, les journalistes et ceux que l’A. appelle les « promo-
teurs » des apparitions : des hommes et des femmes ayant un statut social et cultu-
rel suffisamment élevé pour oeuvrer à la reconnaissance des apparitions et à leur
diffusion. Étant donné que les voyants voulaient faire reconnaître la réalité de leurs
visions, ils avaient besoin de promoteurs. Ceux-ci, à l’inverse, se rendirent à
Ezkioga parce qu’ils pensaient y trouver une confirmation de leurs convictions reli-
gieuses ou politiques ou une réponse à leurs inquiétudes existentielles. Le contenu
des visions résulta, pour partie, de cette interaction : « Les voyants en transe
disaient ce que les promoteurs souhaitaient entendre et, volontairement ou non, ils
devinrent leur porte-voix. Armés de cette autorité divine, les promoteurs exposaient
leurs plans avec une conviction encore plus grande » (p. 171).
L’un de ces promoteurs, Raymond de Rigné, était un obscur écrivain français
qui se proposait de lier « l’esthétique gréco-romaine et le christianisme » et avait
une admiration particulière pour Jeanne d’Arc, en qui il voyait l’une des héroïnes
de la lutte, à ses yeux indispensable, contre les institutions cléricales. R. de Rigné
arriva à Ezkioga en août 1931, convaincu de la réalité des apparitions et résolu à
défendre les voyants contre l’hostilité de l’Église et de l’État. Dans ce but, il décida
notamment de fixer sur la pellicule les états de transe des voyants, états qu’il consi-
dérait comme une preuve irréfutable de la réalité des apparitions : il réalisa des cen-
taines de photographies dont il transmit copie à l’évêque du diocèse. Il prit, par
ailleurs, la défense de Ramona Olazabal, une voyante âgée d’une quinzaine
d’années qui prétendit avoir reçu des stigmates lors d’une vision. La supercherie fut
découverte mais R. de Rigné nia l’évidence. En janvier 1934, il publia un livre inti-
tulé Une nouvelle affaire Jeanne d’Arc où il prétendait montrer que R. Olazabal
avait été, comme Jeanne, injustement accusée par des clercs insensibles à la valeur
du mysticisme.
L’intérêt que portait R. de Rigné aux apparitions d’Ezkioga ne tenait pas seule-
ment à son idéologie religieuse mais aussi à des raisons personnelles. Marié à une
femme qui lui avait donné six enfants, R. de Rigné la quitta en 1927. Deux ans
après, il se mit à vivre avec une poétesse. Faute de pouvoir se marier religieuse-
ment, les deux amants décidèrent de demander à la Vierge de consacrer leur union.
Pour ce faire, ils se rendirent ensemble à Notre-Dame de Paris puis à Lourdes. Cela
ne suffit sans doute pas à assurer R. de Rigné de son bon droit. Après être passé à
Lourdes, il partit pour Ezkioga et, peu après son arrivée, il prit contact avec R. Olazabal
qui lui apprit, deux jours après leur rencontre, que « la Vierge avait béni des enve-
loppes contenant le certificat et le contrat de son nouveau mariage » (p. 124).
Si j’ai repris avec quelque détail le portrait que donne W.A. Christian de
R. de Rigné, c’est que le souci de restituer, dans leur particularité, les parcours
des acteurs des apparitions d’Ezkioga est une des originalités et des forces de
l’ouvrage. Elle permet en effet à son auteur d’échapper à tout réductionnisme en
montrant la diversité des motivations des pèlerins. Certains se rendirent à Ezkioga

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parce qu’ils étaient préoccupés par le destin du Pays basque, de l’Espagne catho-
lique ou du monde (les derniers messages de la Vierge, j’y reviendrai, se référaient
à l’Apocalypse) ; d’autres – ou, parfois, les mêmes – y allèrent pour demander aux
voyants de les informer sur le sort de leurs morts ; R. de Rigné, pour sa part, vou-
lait savoir si le Ciel acceptait son « remariage ». Les voyants répondirent à ces
demandes en élaborant (consciemment ou non) des visions susceptibles de les satis-
faire.

Les modèles d’Ezkioga

L’attention portée par W. A. Christian aux individus et à leurs relations


mutuelles dans la construction et la réception des visions s’accompagne d’une
attention aussi minutieuse aux modèles culturels qui ont informé les expériences
des visionnaires et aux voies de leur diffusion. Ces modèles relèvent de strates cul-
turelles et d’âges différents.
Très ancienne dans les sociétés européennes est l’idée que certains individus
ont le pouvoir de voir les morts et de transmettre leurs messages aux vivants.
Voyants et pèlerins d’Ezkioga partageaient cette croyance. Nombre de fidèles vin-
rent à Ezkioga dans l’espoir de connaître le sort réservé dans l’au-delà à leurs
parents défunts (et plus précisément à ceux qui avaient disparu prématurément) et
certaines vocations visionnaires furent sans doute suscitées par ce même désir :
Benita Aguirre, une fillette de 9 ans, vit ainsi dans ses premières visions son jeune
frère, sous forme d’un ange, à côté de la Vierge (p. 94). Soulignons, au passage,
que d’autres êtres surnaturels apparurent aussi à Ezkioga : on y vit des saints, le
Christ mais aussi le diable, des sorcières, des personnages sans tête. De ces visions
« anomiques » (qu’eurent également les enfants lors de « l’épidémie » visionnaire
de Lourdes), la presse ne dit mot. Elle ne parla guère, non plus, des voyantes qui
étaient des femmes mariées (Maria Recalde, par exemple, qui eut pourtant 139
visions), les seuls voyants « légitimes » étant, aux yeux de l’opinion commune, les
hommes et, surtout, les enfants.
Tributaire (comme Lourdes) d’un univers de croyances de « longue durée »,
Ezkioga porte aussi la marque de modèles religieux plus récents. W. A. Christian
souligne, par exemple, que certaines visions étaient en tous points conformes aux
images de catéchisme. Il relève aussi l’influence des pratiques dévotionnelles des
communautés monastiques de la région, avec lesquelles nombre de voyants furent
en relation. Ainsi, en janvier 1932, plusieurs d’entre eux assistèrent à des exercices
spirituels centrés sur la contemplation de la Passion dans un couvent des sœurs
réparatrices, à Saint-Sébastien. Après cette retraite, ils eurent des visions de la Passion
qui les conduisaient à revivre, alors qu’ils étaient en extase, les souffrances du
Christ – comme le faisaient les mystiques dont on racontait l’histoire dans les cou-
vents.
Il faut enfin citer, parmi les modèles d’Ezkioga, les apparitions du XIXe siècle
et, tout d’abord, celles de Lourdes. À la différence des voyants qui l’ont précédée
dans l’histoire, Bernadette eut ses expériences visionnaires en public : des milliers

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de personnes, on l’a dit, se rassemblèrent devant la grotte de Massabielle pour voir


Bernadette qui voyait la Vierge. S’il put en aller ainsi, c’est que la Vierge avait
annoncé, dès sa troisième apparition, qu’elle reviendrait les jours suivants. Chacun
savait donc qu’en se rendant à la grotte au jour et à l’heure annoncés, il assisterait à
l’événement. Notre-Dame de Lourdes inaugurait ainsi ce que l’on pourrait appeler
l’ère des « apparitions programmées » : Fatima, San Damiano, Medjugorje et
Ezkioga (parmi d’autres) ont repris ce modèle.
Le fait que les apparitions se déroulent en public implique que le voyant
montre qu’il voit, ce qu’il fait, à partir de Lourdes, en entrant dans un état exta-
tique. Comme le relève l’auteur, aucun des documents relatifs à des apparitions
antérieures ne laisse supposer que l’événement ait suscité un tel état chez les
voyants. Ceux-ci n’avaient nul besoin, en effet, d’entrer en extase puisque personne
n’assistait à leurs expériences visionnaires. À partir du moment où elles ont com-
mencé à se produire en public, l’extase est devenue nécessaire. Car il fallait bien
permettre aux spectateurs de s’assurer qu’ils assistaient à une apparition : ne voyant
pas eux-mêmes la Vierge, il fallait leur donner à voir les signes de sa présence. Les
miracles font partie de ces signes – on connaît l’importance qu’eut, à Fatima, le
miracle de la rotation du soleil, que des milliers de fidèles assurèrent avoir vu. À
Ezkioga, les fidèles attendirent vainement que se produisent les miracles annoncés
pour la mi-juillet par certains voyants. Ils purent en revanche voir ces derniers
entrer dans des états de transe de plus en plus spectaculaires.
Considérée par les croyants comme une « preuve » de la réalité des apparitions,
l’extase permet en outre de faire des spectateurs des quasi-voyants. Un des témoins
d’Ezkioga dit ainsi avoir vu « le reflet de la beauté de la Vierge » sur le visage
d’une voyante qui avait alors, écrit-il encore, « un sourire qui n’appartient qu’à la
Vierge » (p. 288). La place donnée aux états de transe conduit enfin à donner aux
voyants un statut et des pouvoirs comparables à ceux des saints. Ce fut le cas à
Lourdes où les premiers pèlerins venaient, comme le note R. Harris, pour voir et
toucher Bernadette et non le site des apparitions (p. 203). W. A. Christian souligne
pour sa part que les pèlerins vinrent d’abord à Ezkioga dans l’espoir d’avoir
eux-mêmes des visions ou du moins d’assister à un miracle, mais qu’à partir du
mois d’octobre ils s’y rendaient pour voir les voyants. Ceux-ci étaient désormais
sur une estrade et les spectateurs se plaçaient face à eux – et donc le dos tourné à la
Vierge.
Lourdes a également influencé la « liturgie » des apparitions d’Ezkioga. Elle
fut mise en place par leur premier « promoteur », A. Amundarain, curé d’un village
voisin qui avait accompagné plusieurs pèlerinages à Lourdes. Amundarain demanda
aux voyants de porter un cierge (comme l’avait fait Bernadette à Massabielle) et de
réciter le rosaire pendant qu’ils se rendaient en procession vers la colline. À
l’approche de l’heure des apparitions (à la nuit tombante), les spectateurs, les bras
ouverts, se mettaient à réciter les litanies de la Vierge. Amundarain leur suggéra,
par la suite, de chanter une Salve puis de réciter sept Ave Maria en l’honneur des
sept douleurs de la Vierge : « Il appliquait ainsi des techniques utilisées dans les
missions paroissiales et destinées à susciter le repentir » (p. 272). Elles se révélè-
rent parfaitement efficaces. L’alternance de prières et de chants, périodiquement
interrompus par les cris des voyants qui entraient en transe, créait un climat émo-
tionnel qui se traduisit par un accroissement spectaculaire du nombre de visionnai-
res.

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Lourdes, cependant, n’est pas le seul modèle d’Ezkioga qui est aussi tributaire
des apparitions de La Salette et, au-delà, de la très ancienne tradition des prophéties
apocalyptiques. Dans le chapitre qu’il consacre à cet aspect des messages commu-
niqués aux voyants, W. A. Christian commence par souligner qu’il apparut tardive-
ment. D’abord centré sur les préoccupations personnelles des fidèles (maladie d’un
enfant, mort d’un proche) ou sur la situation politique régionale ou nationale, le
contenu des messages tendit ensuite à devenir de plus en plus universel et intempo-
rel comme s’il devait s’adapter à l’élargissement du public des apparitions. Les
prophéties politiques de certains voyants, en 1931, furent suivies, à partir de 1932,
par des prophéties proprement apocalyptiques qui s’inspiraient, entre autres, du
« secret » publié par Mélanie Calvat après les apparitions de La Salette.
En soulignant les liens qui unissent Ezkioga aux apparitions qui l’ont précédé,
W.A. Christian suggère un élément de réponse à la question que j’évoquais en
ouvrant ce texte, celle de la prolifération des apparitions à l’époque contemporaine.
Il est clair que la diffusion des récits des grandes apparitions du XIXe du siècle ou
du début du suivant a contribué à élaborer ce que l’ethnologue italien Paolo Apolito
a appelé « une culture visionnaire catholique » 8, une tradition qui informe le
contenu des visions et les façons de voir. On peut également penser que l’existence
de cette culture a contribué à rendre « normal » le fait de voir la Vierge. Car,
comme l’avance l’auteur dans un de ses articles 9 (et comme le suggèrent les enquê-
tes que j’ai pu effectuer dans ce domaine), l’expérience de l’apparition est sans
doute des plus communes. La plupart de ces expériences, certes, restent ignorées ou
sont récusées par l’entourage du « voyant » et tout l’intérêt de travaux monographi-
ques comme ceux de R. Harris et de W.A. Christian est de montrer quelles circons-
tances ont permis à certaines d’entre elles de devenir des faits sociaux. Il reste que
l’existence d’une « culture de l’apparition » comme celle qui s’est construite depuis
le milieu du siècle dernier a certainement favorisé cette reconnaissance sociale.
Marlène ALBERT LLORCA
Centre d’Anthropologie – Toulouse

8 Cf. Il cielo in terra. Costruzioni simboliche di un’apparizione mariana. Bologne, Il Mulino, 1992,
p. 20. P. APOLITO étudie dans cet ouvrage les apparitions de Oliveto Citra, survenues en Campanie en
1985.
9 « Religious Apparitions and the Cold War in Southern Europe », in Eric R. Wolf (éd.) : Religion,
Power and Protest in Local Communities, 1984, Mouton Publishers, Berlin-New York-Amsterdam,
pp. 239-266.

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