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Stratégique 12e édition

R. Whittington, P. Regnér, D. Angwin, G. Johnson, K. Scholes

F. Fréry

Chapitre 2 – L’analyse du macroenvironnement


Étude de cas

Alibaba, le crocodile du Yang-Tsé


Fin 2018, Jack Ma, le charismatique fondateur d’Alibaba, la plus grande entreprise chinoise de
commerce en ligne, annonça qu’il quitterait le poste de président exécutif de l’entreprise le
10 septembre 2019, jour du 20e anniversaire de l’entreprise et de son propre 55 e anniversaire. Il
avait déjà choisi son successeur, Daniel Zhang, jusque-là directeur général. Disposant d’une fortune
personnelle de 40 milliards de dollars, ce qui faisait de lui l’homme le plus riche de Chine, Jack Ma
souhaitait désormais se consacrer à la philanthropie. Il précisa cependant qu’il ne disparaîtrait pas
totalement d’Alibaba : il restait un actionnaire important et un membre permanent du
« groupement » de 36 membres qui nommait la majorité des membres du conseil d’administration.
Un analyste financier avait fait remarquer que : « Jack Ma a été le chef spirituel d’Alibaba pendant
deux décennies, depuis la fondation de l’entreprise, et tout le monde l’admire. Les gens l’appellent
Professeur Ma. Cela veut dire qu’ils ne le considèrent pas comme un manager, un directeur général
ou un président, mais bien comme un guide. »
Autant Jack Ma était un entrepreneur extraverti, autant le nouveau P-DG, Daniel Zhang, 47 ans,
était un manager discret. Comptable formé en Chine, il avait successivement travaillé pour les
cabinets d’audit internationaux Arthur Andersen et PwC avant de rejoindre Alibaba en 2007. C’est lui
qui avait eu l’idée de faire de la fête des célibataires, célébrée tous les 11 novembre en Chine en
raison de la succession de « 1 » dans la date, qui étaient autant de symboles du célibat, un festival
de la consommation orchestré par Alibaba. Le jour du 11 novembre 2019, Alibaba avait ainsi
enregistré pour un milliard de dollars de commandes (907 millions d’euros) en seulement
68 secondes et pour 10 milliards d’euros en 1 heure, pour atteindre au total 268,4 milliards de
yuans (34,7 milliards d’euros) en 24 heures, soit une hausse de 26 % par rapport au 11 novembre
2018. L’événement – surnommé « double-onze » – était désormais international. Dès sa
nomination, Daniel Zhang avait affiché son ambition lors d’une allocution stratégique devant
l’ensemble des salariés : « Nous devons absolument nous globaliser. Pour cela, nous allons mettre
en place une équipe globale et adopter une mentalité globale. Notre but doit être acheter global,
vendre global. »
Jack Ma avait fondé Alibaba en 1999 avec l’idée d’être le premier portail chinois mettant en
relation des industriels locaux avec des acheteurs étrangers. Depuis lors, le groupe avait connu une
forte expansion. Il comprenait notamment : 1688.com (une plateforme d’entreprise à entreprise
pour le marché domestique chinois), Taobao (une place de marché destinée aux PME et aux
particuliers), Tmall.com (qui permettait aux entreprises occidentales telles que Nike, Burberry et
Decathlon de distribuer leurs produits auprès des consommateurs chinois), ou Juhuasuan (qui offrait
des promotions quotidiennes sur toutes sortes de produits, des jouets aux ordinateurs). Derrière ces
sites, on trouvait d’énormes fermes de serveurs, qui permettaient à Alibaba d’être un acteur majeur
de l’informatique dématérialisée (cloud computing) et Alipay, un équivalent de PayPal,
personnellement dirigé par Jack Ma, par lequel transitaient 75 % des transactions au sein du
groupe. D’une manière ou d’une autre, on trouvait absolument tout sur Alibaba. Les services secrets
américains y avaient ainsi interpellé des revendeurs qui tentaient de fournir de l’uranium à l’Iran. En
2018, Alibaba représentait environ 58 % du commerce en ligne en Chine, qui était le premier
marché du commerce en ligne au monde. Le groupe avait pris des participations dans ses
concurrents Snapdeal en Inde et Lazada à Singapour, et occupait de solides positions au Brésil et en

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Russie. L’international représentait près de 7 % du chiffre d’affaires total du groupe au dernier
trimestre 2018, soit environ 1 milliard d’euros (voir tableau 1).

L’attrait pour l’international


Alibaba avait toujours eu un penchant pour l’international. Jack Ma avait commencé sa carrière
comme professeur d’anglais à Hangzhou, une ville située à 200 kilomètres au sud-ouest de
Shanghai. Au milieu des années 1990, il avait découvert Internet lors de voyages aux États-Unis.
Dès 2000, il avait convaincu la grande banque d’investissement américaine Goldman Sachs et le
géant japonais d’Internet SoftBank d’investir dans Alibaba. En 2005, le portail américain Yahoo!,
alors en pleine gloire, avait acquis environ un quart de son capital. Après l’introduction d’Alibaba au
Nasdaq de la Bourse de New York en septembre 2014 (la plus vaste introduction de tous les temps,
avec une valorisation record de 231 milliards de dollars, qui avait permis de lever 25 milliards),
SoftBank détenait toujours 32,4 % d’Alibaba et 15 % de Yahoo!. Au conseil d’administration du
groupe siégeaient Jerry Yang, le fondateur de Yahoo!, Masayoshi Son, celui de SoftBank, et Michael
Evans, l’ancien vice-président de Goldman Sachs. Pour autant, Jack Ma n’hésitait pas à prendre ses
distances avec les investisseurs occidentaux. Il avait ainsi déclaré : « Peu importe si les
investisseurs de Wall Street nous insultent. Nous suivrons toujours notre principe : les clients en
premier, les employés en deuxième et les investisseurs ensuite. »

Tableau 1 : Chiffres clés (milliards de yuans)

2010 2012 2014 2015 2016 2017 2018 2019

Chiffre d’affaires d’Alibaba 6,7 20,0 52,5 76,2 101,1 158,3 250,3 376,9
PIB chinois 40 400 53 400 63 600 66 800 74 400 82 700 90 000 n.d.
Marché chinois du commerce en ligne 500 1 300 2 800 3 900 5 200 7 200 9 000 n.d.
Pourcentage d’internautes en Chine 34,3 % 42,3 % 43,3 % 51,3 % 52,2 % 52,8 % 61 % n.d.
Sources : iResearchChina.com ; InternetLiveStats.com ; Statista.com ; alibabagroup.com (exercices clos au 31 mars). Taux de change
indicatif : 1 yuan = 0,13 euro.

D’ailleurs, en toute rigueur, les investisseurs étrangers ne détenaient pas directement des actions
du groupe Alibaba. Ils étaient actionnaires d’une société-écran, une entité à intérêt variable (EIV), à
laquelle Alibaba reversait ses profits. Les entreprises chinoises cotées à l’extérieur du pays utilisaient
fréquemment ces EIV pour contourner les strictes restrictions qu’imposait le gouvernement sur
l’actionnariat étranger. Pour autant, le gouvernement pouvait mettre fin à ces pratiques à n’importe
quel moment, et les possibilités de recours des actionnaires étrangers vis-à-vis des dirigeants
chinois étaient très limitées. Ironiquement, la controverse la plus célèbre à propos d’une EIV avait
impliqué Jack Ma, lorsqu’il avait séparé Alipay du reste du groupe sans l’approbation de son conseil
d’administration. Il avait affirmé que de nouvelles règles officielles l’avaient obligé à prendre cette
décision. Yahoo! n’avait appris l’opération qu’au bout de cinq semaines, alors qu’un appel à
nouveaux investisseurs avait valorisé Alipay à près de 50 milliards de dollars.
Jack Ma entretenait un important réseau de relations en Chine et à l’étranger. Dès le départ, il
s’était rapproché d’un groupe d’hommes d’affaires surnommé le « gang de Zhejiang », du nom de la
province dont Hangzhou, la ville natale de Jack Ma, était la capitale. Parmi les membres de ce
groupe, on comptait certains des entrepreneurs les plus fameux de Chine, dont Guo Guangchang
(de Fosun, le conglomérat qui possédait notamment le Club Med, Thomas Cook et le Cirque du
Soleil), Shen Guojun (de China Yintai Holdings, un géant de l’immobilier) et Shi Yuzhu (de
l’entreprise de jeux vidéo en ligne Giant Interactive).

Les relations avec le gouvernement


Les relations entre Alibaba et le gouvernement chinois étaient difficiles à clarifier. Jack Ma insistait
sur le fait qu’il n’avait jamais reçu de financement ou de subventions du gouvernement ou de ses
banques et qu’il avait plutôt fait appel à des investisseurs étrangers. Cependant, étant donné qu’un
tiers de l’activité économique en Chine relevait d’entreprises possédées par l’Etat, le gouvernement
était nécessairement lié au premier acteur local du commerce en ligne. Jack Ma expliquait que sa
philosophie consistait à « toujours essayer de séduire le gouvernement, sans jamais l’épouser. » De
fait, le groupe Alibaba avait établi de solides connexions politiques. L’ancien dirigeant de Hong Kong,
Tung Chee-Hwa, siégeait ainsi au conseil d’administration. Alibaba était aussi lié à plusieurs
« princes héritiers », des enfants de responsables politiques influents, dont Winston Wen, fils d’un
ancien premier ministre, Alvin Jiang, petit-fils d’un ancien président, He Jinlei, fils d’un ancien

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membre du Politburo et directeur d’une grande banque d’Etat, et Jeffrey Zang, fils d’un ancien vice
premier ministre et directeur du fonds souverain chinois, Citic Capital.
Pour autant, les vastes réformes politiques et économiques imposées par le président Xi Jinping
pouvaient menacer la position d’Alibaba. En 2015, le frère aîné de He Jinlei avait été arrêté pour
corruption. Parallèlement, le ministère chinois du Commerce et de l’Industrie avait publié une
enquête concernant la vente de produits contrefaits sur le site Taobao, ce qui avait fait chuter
l’action Alibaba de 10 %. À propos de ses relations avec le gouvernement, Jack Ma déclarait : « Au
cours des deux dernières années, j’ai été un personnage très controversé, et depuis peu les conflits
ne font qu’empirer […] Moi aussi j’ai été perplexe, et parfois lésé : comment les choses ont-elles
évolué ainsi ? » Quoiqu’il en soit, il avait promis de nettoyer le site. En 2018, dans ce qui pouvait
passer pour une réprimande, les médias officiels révélèrent que Jack Ma était depuis longtemps un
membre du parti communiste chinois, mais que cette information avait été tenue confidentielle.
Les réformes du président Xi Jinping étaient notamment une réponse à l’évolution du contexte
économique en Chine. Après trois décennies de croissance à deux chiffres, le taux de croissance
annuel était descendu à environ 7 %, ce qui restait tout à fait enviable par rapport au reste du
monde (voir tableau 1). De plus, face à la montée des préoccupations écologiques parmi la
population chinoise, le président avait décidé de limiter l’expansion des industries les plus
polluantes, comme le ciment, le charbon ou l’acier. Dans le même temps, le gouvernement chinois
encourageait le commerce en ligne, présenté comme un moteur de croissance future. Pour autant,
certaines évolutions étaient inquiétantes. Emportées par l’optimisme de la croissance, beaucoup
d’entreprises et de collectivités locales s’étaient lourdement endettées et la situation de certaines
institutions financières était alarmante, au point que la possibilité d’une crise bancaire était évoquée.
Il semblait peu probable que la croissance chinoise redémarre un jour, du fait d’une population
vieillissante et de l’épuisement du réservoir de main-d’œuvre bon marché que constituaient les
jeunes venus des campagnes. La population active chinoise se réduisait désormais au rythme
d’environ 3 millions d’individus par an. Même si le gouvernement avait assoupli la politique de
l’enfant unique à partir de 2013, les couples hésitaient à avoir plus d’enfants, du fait du coût du
logement et de l’éducation dans les principaux centres urbains. On prévoyait ainsi que, au début des
années 2030, environ un quart de la population chinoise serait âgé de plus de 65 ans (contre
seulement 17 % au Royaume-Uni par exemple). Le ralentissement de la croissance économique
entraînait un recul de la croissance du commerce en ligne (voir tableau 1).

Une concurrence menaçante


Par ailleurs, Alibaba était confronté à une concurrence croissante. Dix ans plus tôt, le groupe avait
repoussé une attaque de son rival américain eBay sur le marché chinois en déclenchant une terrible
guerre des prix. Jack Ma avait alors déclaré : « eBay est un requin dans l’océan, nous somme un
crocodile sur le Yang-Tsé. Si nous nous battons dans l’océan, nous serons vaincus, mais si nous
nous battons dans le fleuve, nous serons vainqueurs. » Une combinaison de facteurs culturels,
politiques, linguistiques et gouvernementaux maintenait les entreprises Internet occidentales à
distance du marché chinois : la part de marché de Google était ainsi réduite à environ 1 %, alors
qu’après une décennie de vains efforts, Amazon avait choisi d’être distribué par TMall, une filiale
d’Alibaba.
Cependant, la domination d’Alibaba sur son marché domestique était menacée par un concurrent
local particulièrement agressif, JD.com. Son fondateur et directeur général Richard Liu affichait
clairement son ambition de dépasser Alibaba : « La concurrence nous rend plus forts. J’adore la
concurrence. » Alors que les livraisons d’Alibaba restaient dépendantes des services postaux chinois,
dont la fiabilité était perfectible, JD.com, à l’image d’Amazon, avait investi dans ses propres centres
de distribution et dans son propre service de livraison, ce qui lui permettait de proposer la livraison
le jour même dans les plus grandes villes de Chine. En 2019, la part de marché de JD.com dans le
commerce en ligne chinois dépassait les 16 %. De plus, JD.com bénéficiait de la montée en
puissance du commerce sur smartphones. En effet, Tencent, le premier réseau social chinois,
notamment au travers de l’application de messagerie WeChat et de ses 890 millions d’utilisateurs,
avait acquis 15 % de son capital. Grâce à WeChat, il était possible de scanner le code-barres d’un
produit avec un smartphone et de le commander immédiatement sur JD.com. Alibaba avait dû
rapidement rattraper son retard dans le commerce sur mobile : en 2019, ses ventes sur
smartphones représentaient près de 90% de ses transactions en Chine. Cependant, les écrans des
smartphones étaient moins adaptés que ceux des ordinateurs pour la publicité, qui représentait une
part importante du modèle économique traditionnel d’Alibaba. En 2019, JD.com était encore
trois fois plus petit qu’Alibaba, mais sa croissance sur le marché chinois était deux fois plus forte.

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Reste que la santé d’Alibaba était excellente : pour son exercice clos au 31 mars 2019, son chiffre
d’affaires avait progressé de 51 % par rapport à 2018. Son introduction à la Bourse de Hong Kong
en novembre 2019 – cinq ans après celle de New York – avait été la plus réussie de l’année, avec
une levée de plus de 15 milliards de dollars.
De plus, dans un contexte de ralentissement de la croissance chinoise et d’intensification de la
concurrence locale, la stratégie d’internationalisation d’Alibaba semblait pertinente. Sa filiale
AliExpress était désormais numéro 1 en Russie et numéro 3 au Brésil, où les clients locaux étaient
ravis d’avoir accès aux produits chinois à bon marché. Cependant, l’internationalisation d’Alibaba se
heurtait à une forte résistance sur le deuxième marché mondial pour le commerce en ligne, les
États-Unis, où le président Donald Trump avait fait du protectionnisme le fer de lance de sa politique
économique. Dès janvier 2017, Jack Ma avait rencontré Donald Trump à New York et avait promis
que les investissements d’Alibaba permettraient de créer 1 million de nouveaux emplois aux États-
Unis, avec notamment la construction de deux grands centres de calcul. Cependant, les États-Unis
étaient le marché domestique d’Amazon, de Microsoft et de Google, qui étaient des acteurs majeurs
de l’informatique dématérialisée. La politique nationaliste de Donald Trump se traduisit par
l’interdiction de certaines technologies chinoises et par la menace de droits de douanes accrus.
Fin 2018, Alibaba annonça le retrait progressif de son activité d’informatique dématérialisée aux
États-Unis. Pour le crocodile du Yang-Tsé, attaquer les requins dans leur propre océan avait peut-
être été quelque peu présomptueux.

Sources : Capital, 12 novembre 2019 ; Fortune, 26 novembre 2019 ; Wall Street Journal, 4 décembre 2018 ;
China Daily, 8 et 13 mai 2015 ; eMarketer, 23 décembre 2014 ; Financial Times, 14 septembre 2018, 16 juin et
9 septembre 2014 ; South China Morning Post, 12 février 2015 ; Washington Post, 23 novembre 2014.

Questions
1. Effectuez une analyse PESTEL de l’environnement d’Alibaba. En vous inspirant de
l’illustration 2.1, soulignez les menaces et les opportunités.
2. En vous inspirant de la section 2.2.3 et de la figure 2.5, construisez un sociogramme du réseau
d’Alibaba. Expliquez en quoi ce réseau peut être utile.

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