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LE PHENOMENE DU NON­RECOURS

AUX PRESTATIONS, UN DEFI POUR


L’EFFECTIVITE (ET LA LEGITIMITE) DU
DROIT DE LA SECURITE SOCIALE

UN ETAT DE L’ART ET UN AGENDA POUR LA

RECHERCHE JURIDIQUE (*)

Daniel DUMONT,
Professeur à l’Université libre de Bruxelles
Centre de droit public

« Although trite, it is worth reminding ourselves


that welfare provisions are only worthwhile if taken up
by those who need them » (1)

(*) Pour leurs observations sur tout ou partie d’une première version de ce
texte et leurs suggestions, l’auteur remercie Elise Degrave (UNamur), Elise
Dermine (ULB), Suzan Martens (SPF Sécurité sociale), Emmanuel Slautsky
(ULB) et Natascha Van Mechelen (SPF Sécurité sociale). Il va de soi qu’il as-
sume cependant seul l’entière responsabilité des analyses développées.
(1) S.  CiVitARese mAtteuCCi et S.  hAllidAy, «  Social rights, the welfare state and
European austerity », dans Social rights in Europe in an age of austerity (dir.
S.  Civitarese Matteucci et S.  Halliday), Londres, Routledge, coll. «  Critical
studies in jurisprudence », 2017, p. 8.

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CONTENU

INTRODUCTION : UN PROBLEME LARGEMENT NEGLIGE EN BELGIQUE 383

I. LE NON­RECOURS AUX PRESTATIONS SOCIALES  : SON AMPLEUR, SES


FORMES, SES CAUSES ET CE QUE L’ON EN SAIT EN BELGIQUE – UN ETAT
DE L’ART 386
A. La genèse et l’évolution de la recherche à l’étranger 386
B. Une typologie du non-recours 388
C. L’état des connaissances empiriques en Belgique 389

II. LUTTER CONTRE LE NON­RECOURS AUX PRESTATIONS SOCIALES EN


BELGIQUE : QUELLES CONTRIBUTIONS DU DROIT ? – UN AGENDA POUR
LA RECHERCHE JURIDIQUE 393
A. Automatiser davantage l’accès aux prestations sociales tout en protégeant
la vie privée des assurés sociaux 395
B. Repenser les formes des prestations sociales à la lumière de l’enjeu de l’ac-
cès aux droits 411

CONCLUSION : PRENDRE AU SERIEUX CE QUE LE NON­RECOURS AUX PRES­


TATIONS PEUT NOUS APPRENDRE SUR LA (SOUS­)PROTECTION SOCIALE 419

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Le non-recours aux droits sociaux – non take-up, dans la littérature anglophone – désigne les
situations où une personne est juridiquement éligible à une prestation ou un service mais n’en
bénéficie pas. Le différentiel entre population éligible et population effectivement bénéficiaire
s’explique par différentes circonstances : tantôt il se peut que l’offre publique ne soit pas connue
de son destinataire – ou qu’elle soit connue et demandée mais pas perçue –, tantôt il se peut
aussi que l’offre soit connue tout en n’étant malgré tout pas sollicitée. C’est pourquoi l’existence
de sujets de droit social invisibles, totalement absents des statistiques, invite à interroger l’ef-
fectivité mais aussi, et c’est plus subversif, la pertinence même de l’action publique en matière
sociale. Si le phénomène du non-recours est généralement signe d’ineffectivité sur le plan tech-
nico-administratif, lorsqu’il résulte d’un manque d’information ou de procédures d’obtention
trop complexes, il conduit, quand il procède d’une non-demande délibérée, à questionner plus
fondamentalement la légitimité même des dispositifs.
Après avoir dressé un état des connaissances sur le phénomène du non-recours, avec un focus
sur le cas de la Belgique, la contribution entreprend de repérer, en dialogue avec les (autres)
sciences sociales, les questions juridiques qu’il soulève dans le contexte de la sécurité sociale
belge. Dans la continuité directe des recherches empiriques qui sont en cours pour mieux cerner
la réalité sociale, elle ouvre une réflexion juridique sur les réponses possibles au problème. Ce
faisant, elle esquisse autant un état de l’art qu’un agenda pour la recherche en droit.

De term “non take-up” van sociale rechten verwijst naar situaties waarin personen die juridisch
gerechtigd zijn op een prestatie of een dienst, die niet effectief “opnemen”. Voor de divergentie
tussen de populatie die in aanmerking komt voor prestaties, en de groep die daadwerkelijk
van die prestaties geniet, zijn er verschillende mogelijke verklaringen. Soms is het aanbod niet
bekend bij de doelgroep. Het kan ook zijn dat men wel op de hoogte is van het aanbod, maar
geen aanvraag indient. Daarnaast komt het voor dat het aanbod wel degelijk gekend is, dat
een aanvraag werd gedaan, maar dat daar in de praktijk niets van terechtkomt. De personen
die beschikken over sociale rechten zonder die rechten te verzilveren, zijn als het ware onzicht-
baar en komen niet voor in de statistieken. Die vaststelling noopt tot het in vraag stellen van de
effectiviteit van het sociaal beleid of – en dat is een wat meer subversieve insteek – zelfs tot de
pertinentie ervan. Non take-up is vaak te wijten aan een gebrek aan informatie of het gevolg
van al te ingewikkelde aanvraagprocedures, het ontbreekt met andere woorden aan effectivi-
teit op technisch-administratief vlak. Als dit bewust gebeurt, moeten – meer fundamenteel –
vraagtekens worden geplaatst bij de legitimiteit van die bepalingen zelf.
Deze bijdrage gaat van start met een overzicht van wat geweten is over het fenomeen van
non take-up, met de focus op België. Vervolgens is het opzet om, in dialoog met de (andere)
sociale wetenschappen, de juridische vragen af te bakenen die zich daarbij aandienen in de
context van de Belgische sociale zekerheid. In nauwe samenhang met het empirisch onderzoek
dat tot doel heeft de sociale werkelijkheid beter te vatten, biedt deze studie een juridisch afwe-
gingskader met het oog op het aandragen van mogelijke oplossingen voor het probleem van
non take-up. Deze bijdrage schetst dus zowel de stand van zaken als een agenda voor verder
juridisch onderzoek.

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INTRODUCTION : UN PROBLEME LARGEMENT NEGLIGE EN BELGIQUE

1. Le non-recours aux droits sociaux – non take-up, dans la littérature anglophone  –


désigne les situations où une personne est juridiquement éligible à une prestation (en
espèces) ou un service (en nature)  mais n’en bénéficie pas (2), soit parce qu’aucune de-
mande n’a été introduite, soit parce que cette demande n’a pas été traitée correctement. A
l’évidence, le phénomène entretient des liens étroits avec la thématique plus générale de
l’(in)effectivité du droit social, c’est-à-dire de son degré d’utilisation par ses destinataires.
Comme on le verra, il ne va en réalité pas non plus sans questionner aussi la légitimité de
ce même droit, soit, plus fondamentalement, son bien-fondé.

Bien que préoccupant à maints égards, le non-recours aux droits constitue pourtant un vé-
ritable non-objet en Belgique, politiquement autant que scientifiquement. C’est ce double
constat qui nous servira de point de départ. Après l’avoir développé, nous préciserons l’ob-
jet de la présente étude.

2. Dans le champ politique, d’abord, le non-recours aux droits sociaux bénéficie de


très peu d’attention. Par contraste, la lutte contre la fraude sociale, en particulier les abus
en matière de prestations sociales à la suite de déclarations trompeuses sur sa situation
personnelle, est devenue une priorité, en Belgique comme ailleurs. Dans son sillage, un
nombre croissant de mesures de contrôle des allocataires sociaux sont d’ailleurs adop-
tées (3). L’existence de situations de non-recours aux droits sociaux devrait pourtant inter-
peller davantage les décideurs et les administrations concernées, ainsi que les chercheurs,
puisqu’elle signifie que des droits consacrés par des textes légaux ou réglementaires
restent lettre morte, dans un contexte où la persistance de la pauvreté et la recrudescence
des inégalités constituent des préoccupations largement partagées (4). C’est que, comme
les sociologues du droit le savent bien, la reconnaissance formelle d’un droit ne suffit pas
à garantir son effectivité pratique (5).

Qui plus est, les estimations chiffrées disponibles tendent à suggérer que, quantitative-
ment, le non-accès aux prestations et aux services sociaux est une réalité autrement plus
massive que la fraude aux allocations. La plupart des études menées à l’étranger font en ef-

(2) H.  ReVil et P.  WARin, v° «  Non-recours (non take-up)  », dans Dictionnaire des politiques publiques (dir.
L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet), 5e éd., Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Références », 2019,
pp. 398-404. Voir aussi Y. VAndeRboRGht, v° « Non-recours aux droits », dans Dictionnaire des inégalités et
de la justice sociale (dir. P. Savidan), Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », 2018, pp. 1174-1180.
(3) Pour les rares aperçus de ces mesures – qui mériteraient par ailleurs d’être entièrement revus, compte
tenu du développement considérable des croisements de données par voie informatique interve-
nu ces dernières années –, voir La fraude sociale. Une priorité de politique criminelle ? (dir. C. Nagels
et S. Smeets), Bruxelles, Bruylant, coll. « Ecole des sciences criminologiques Léon Cornil de l’ULB »,
2009 et P.  De  bAets, «  E-fraudebestrijding in de sociale zekerheid  : de retoriek voorbij  ?  », Orde van
de dag. Criminaliteit en samenleving, n° 51, 2010, pp. 57-68. Sur les sanctions, F. KefeR, « Concept et
agencement de la lutte contre la ‘fraude’ sociale », dans Comment s’y [sic] prendre à la fraude sociale,
l’exploitation au travail et la traite des êtres humains : défis et solutions aux niveaux national et européen
(dir. G. Vermeulen, A. Masset et D. Flore), Bruxelles, la Charte, coll. « Les dossiers de la Revue de droit
pénal et de criminologie », 2014, pp. 10-13.
(4) Pour des données propres au contexte belge sur cette persistance et cette recrudescence, voir par
ex. B. CAntillon, avec la collaboration de L. Buysse, De staat van de welvaartsstaat, Louvain, Acco, 2016
et G. VAlenduC, « Distribution et redistribution des revenus : évolution des inégalités en Belgique »,
Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2346-2347, 2017, 76 p.
(5) Sur le concept d’effectivité du droit et ses différentes facettes, F. Ost et M.  VAn de keRChoVe, De la pyra-
mide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universi-
taires Saint-Louis, 2002, pp. 328-337 ; A. JeAmmAud, « Le concept d’effectivité du droit », dans L’effectivité
du droit de [sic] travail. A quelles conditions ? (dir. P. Auvergnon), Bordeaux, Presses universitaires de
Bordeaux, 2008, pp. 36-43 ; Y. LeRoy, « La notion d’effectivité du droit », Droit & société, n° 79, 2011,
pp. 715-732.

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fet état de taux de non-recours – définis donc comme la proportion de personnes éligibles
à une prestation qui n’en bénéficient pas – situés au-delà de 40 %, et plus encore pour
les programmes sous condition de ressources, soit des taux particulièrement élevés (6). A
notre connaissance, aucune évaluation empirique ne situe la fraude en matière d’alloca-
tions sociales à de tels niveaux, très loin de là (7). Par ailleurs, certains font l’hypothèse que
le non-recours s’aggrave au fur et à mesure que la « chasse » aux abus s’intensifie, en rai-
son des obstacles administratifs et des sentiments de crainte parfois générés par cette
dernière, de sorte que le non-recours constituerait en partie l’envers, ou la face cachée,
voire ce qu’occulte le renforcement de la lutte contre la fraude sociale (8). Des personnes,
en particulier en situation de vulnérabilité, ne bénéficient pas, ou plus, des droits auxquels
elles ont pourtant droit. On n’entend néanmoins aucun acteur politique majeur en faire
une préoccupation centrale.

3. Le dédain pour le problème n’est pas seulement politique, il est aussi, en Belgique,
scientifique – et ceci n’est peut-être pas sans lien avec cela, dans la mesure où un phéno-
mène doit être minimalement documenté pour pouvoir être perçu puis appréhendé comme
constitutif d’un « problème ». A l’échelle internationale, une vaste littérature s’est dévelop-
pée autour de la problématique depuis deux décennies, pour tenter de cartographier le
phénomène du non-recours, c’est-à-dire prendre la mesure de son ampleur, documenter la
diversité de ses formes et en identifier les causes explicatives. Née, très tôt, au Royaume-Uni
puis aux Etats-Unis, la recherche sur le non take-up a connu ensuite des développements
significatifs au cours des années 1990 et 2000 dans d’autres pays européens (9).

Elle a fait l’objet d’avancées importantes notamment en France, à la suite de la création,


au début des années 2000, d’un Observatoire des non-recours aux droits et services
(ODENORE), un observatoire universitaire entièrement dédié à la question et assez présent
dans le débat public français (10). Les recherches et actions de cet observatoire ont été lar-

(6) Voir la méta-étude souvent citée de V. HeRnAnz, F. MAlheRbet et M. PellizzARi, « Take-up of welfare bene-
fits in OECD countries: a review of the evidence », OECD Social, Employment and Migration working
papers n° 17, Paris, OCDE, 2004, 47 p., qui repose sur le dépouillement d’une très vaste littérature. Les
ordres de grandeur référencés dans la méta-étude de Eurofound citée à la note n° 13, qui est moins
large mais postérieure d’une décennie (2015), sont similaires. Sur ce que l’on sait de la situation en
Belgique, voir infra, n° 9 à 14.
(7) Pour le cas belge, voir J. PAColet et F. De WisPelAeRe, « Uitkeringsfraude binnen de sociale en fiscale fraude »,
Orde van de dag. Criminaliteit en samenleving, n° 51, 2010, pp. 39-48, pour un tour d’horizon des connais-
sances. Sur la fraude sociale dans les CPAS plus spécifiquement, voir depuis PriceWaterhouseCoopers,
Etude sur la fraude sociale dans les CPAS, rapport pour le SPP Intégration sociale, Bruxelles, 2013, 87 p.,
www.mi-is.be/fr/etudes-publications-statistiques/etude-fraude-sociale-dans-les-cpas. D’après le rap-
port, seuls 4,5 % des usagers des centres se seraient rendus coupables de fraude sociale en matière
de revenu d’intégration, d’aide financière équivalente ou d’aide médicale urgente au cours de l’année
2011. On soulignera toutefois que pour établir ce chiffre, le consultant s’est limité au dépouillement
d’un questionnaire communiqué par voie électronique aux 589 CPAS de Belgique, auquel une petite
moitié des centres a réagi. De manière générale, ce rapport doit être reçu avec beaucoup de prudence
au vu des nombreuses limites méthodologiques qu’il présente. Il reste que tous les ordres de grandeur
qu’il distille, que nous prenons donc comme de simples indications, sont sans aucune commune me-
sure avec les données disponibles sur le phénomène du non-recours, ainsi qu’on le verra.
(8) Dans le contexte français, et en réaction à la culture de la suspicion instillée sous la présidence de
Nicolas Sarkozy (2007-2012), ODENORE, L’envers de la « fraude sociale ». Le scandale du non-recours aux
droits sociaux, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2012, 180 p., qui égrène force faits et chiffres
au sujet de l’ampleur respective de la fraude sociale et du non-recours dans un certain nombre de
champs de l’action publique.
(9) Pour une première vue d’ensemble de cette littérature, P. WARin, « Une approche de la pauvreté par le
non-recours aux droits sociaux », Lien social et politiques, n° 61, « Pauvreté, précarité : quels modes de
régulation ? », 2009, pp. 137-146.
(10) L’ODENORE est hébergé par l’Université Grenoble-Alpes et le CNRS. Voir son site internet : https://
odenore.msh-alpes.fr. A la suite des travaux de l’ODENORE, la problématique a fait l’objet d’un volu-
mineux rapport d’information à l’Assemblée nationale française : G. BiémouRet et J.-L. Costès, « Evaluation

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gement adossées aux travaux pionniers en francophonie de son fondateur, le politologue


Philippe Warin (11). Le Conseil de l’Europe, de son côté, a consacré un rapport remarqué
aux obstacles à l’accès aux droits sociaux dès 2002. Piloté par la sociologue irlandaise Mary
Daly, figure de référence dans le champ des politiques sociales, ce rapport inventoriait
les barrières à la jouissance effective des droits consacrés qui persistent, et soulignait la
nécessité de s’y attaquer de manière transversale pour progresser structurellement dans
la lutte contre l’exclusion sociale (12). Au sein de l’Union européenne, Eurofound, la Fonda-
tion européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, a publié en 2015
un rapport couvrant dix Etats membres qui a visé à alerter sur l’ampleur du non take-up au
vu des informations disponibles et à suggérer un certain nombre d’orientations générales
en vue de le réduire (13).

En Belgique, en revanche, le sujet commence à peine à être investigué. Depuis la fin de


la décennie écoulée, on observe un léger frémissement, principalement à l’instigation du
Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale (14) (15). Il revient en
effet à ce dernier d’avoir essayé de mettre la problématique à l’agenda du débat politique
et de la recherche scientifique dans notre pays. Pour un service public dont la mission cen-
trale est d’évaluer l’effectivité des droits fondamentaux de celles et ceux qui vivent dans la
pauvreté et de formuler des recommandations en vue d’accroître l’égal accès aux droits, il
était particulièrement bienvenu de s’emparer de la problématique du non take-up, tant le
non-recours aux droits sociaux représente, par hypothèse, un déficit d’effectivité particu-
lièrement frappant. A ce jour, les juristes sont toutefois restés complètement à l’écart de
ce mouvement timide (16), pour l’instant cantonné aux sciences sociales et économiques,
ainsi qu’on le verra.

***

des politiques publiques en faveur de l’accès aux droits sociaux », rapport d’information n° 4158, Paris,
Assemblée nationale, 2016, 368 p.
(11) Outre les références déjà citées, voir son ouvrage de synthèse : P. WARin, Le non-recours aux politiques so-
ciales, postface A. Catrice-Lorey, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. « Libres cours », 2016.
(12) Conseil de l’euRoPe, L’accès aux droits sociaux en Europe (trad. de l’anglais), rapport préparé par M. Daly,
Strasbourg, Editions du Conseil de l’Europe, 2002, 120 p.
(13) H. Dubois et A. LudWinek, Access to social benefits : reducing non take-up, rapport de la Fondation euro-
péenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, Luxembourg, Office des publications
de l’Union européenne, 2015, 68 p.
(14) Voir notamment l’ouvrage collectif Armoede en ineffectiviteit van rechten. Non take-up van rechten /
Pauvreté et ineffectivité des droits. Non-recours aux droits (coord. Service de lutte contre la pauvreté, la
précarité et l’exclusion sociale), Bruxelles-Bruges, la Charte-die Keure, coll. « Droit en mouvement »,
2017, 165 p. Le livre contient les actes d’un colloque organisé par le Service à l’occasion du quinzième
anniversaire de l’accord de coopération de 1999 entre l’Etat fédéral, les régions et les communautés
relatif à la lutte contre la pauvreté, qui l’a institué, et du vingtième anniversaire du Rapport général
sur la pauvreté de 1994, à l’origine dudit accord de coopération. Il contient d’abord des articles, prin-
cipalement d’auteurs étrangers, présentant l’ampleur et les causes du non-recours aux droits sociaux
dans différents contextes (inter)nationaux, puis des témoignages de terrain variés sur les contours
du phénomène, collectés et présentés par les coordinateurs du Service de lutte contre la pauvreté.
Le phénomène du non-recours a fait également l’objet d’une attention particulière dans le rapport
bisannuel du Service relatif à la période 2016-2017 : seRViCe de lutte ContRe lA PAuVReté, lA PRéCARité et l’exClusion
soCiAle, Citoyenneté et pauvreté. Rapport bisannuel 2016-2017, Bruxelles, 2017, 162 p.
(15) Parmi les rares autres précurseurs, voir les écrits de l’économiste Ides Nicaise en matière d’aide sociale,
notamment I. NiCAise, « Hoe waterdicht is het leefloon? Onderzoek naar de (niet-)dekking door de mini-
mumbescherming in België », 40 jaar OCMW & bijstand (dir. M. De Wilde, B. Cantillon, F. Vandenbroucke
et M. De Bie), Louvain, Acco, 2016, pp. 156-167, et les auto-références à ses travaux antérieurs.
(16) Voir tout de même les quelques développements consacrés à la question, dans le contexte d’une ana-
lyse critique de l’idée d’instaurer en Belgique un revenu de base, dans D. Dumont, « Le revenu de base
universel, avenir de la sécurité sociale ? Une vue sceptique », Revue de droit social / Tijdschrift voor Sociaal
Recht, 2019, n° 1, « La quatrième révolution industrielle et le droit social / De vierde industriële revolutie
en het sociaal recht » (dir. F. Hendrickx et V. Flohimont), n° 20, pp. 171 et 172, et n° 26, pp. 180 et 181.

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4. Adossé à ces constats de carence, nous chercherons à montrer dans la présente


étude que le phénomène du non-recours aux prestations constitue un défi significatif pour
l’effectivité aussi bien que pour la légitimité du droit de la sécurité sociale, qui ne peut plus
être ignoré et doit maintenant être pris à bras-le-corps, y compris par les juristes. A cet effet,
nous procéderons en deux temps.

Nous établirons d’abord un bref état des connaissances sur le phénomène du non-recours.
Cette vue synthétique montrera l’évolution frappante des termes du débat au gré de
son passage des pays anglo-saxons, où il est né, à l’Europe continentale, puis mettra en
exergue quelques-uns des enseignements récurrents qui se dégagent des études menées
dans d’autres pays. Dans la foulée, elle procédera à un relevé systématique des toutes pre-
mières études empiriques disponibles en Belgique (I). A la suite de cet état de l’art, la contri-
bution aura pour objet le repérage, en dialogue étroit avec les (autres) sciences sociales,
des questions juridiques que le phénomène soulève dans le contexte de la sécurité sociale
belge. Dans la continuité directe des recherches empiriques qui sont déjà en cours pour
mieux cerner la réalité sociale, elle amorcera une réflexion juridique sur les réponses pos-
sibles au problème, tantôt, et en priorité ici, dans une perspective « technique », orientée
vers l’accroissement de l’effectivité des droits, tantôt dans une perspective plus fondamen-
tale, tournée vers la forme qu’il y a lieu de donner aux dispositifs de protection sociale. Ce
faisant, nous esquisserons un agenda pour la recherche en droit sur le non take-up, dans
l’espoir que d’autres s’en emparent (II).

5. Précisons encore que dans la mesure où la sécurité sociale belge, en particulier fé-
dérale, consiste presque exclusivement en des prestations en argent, par contraste avec
les services en nature, développés plutôt par les entités fédérées sur la base de leurs com-
pétences en matière de politique de l’emploi, de la formation professionnelle, d’aide aux
personnes et de santé (17), c’est sur le non-recours aux prestations que nous concentrerons
notre attention. Ce choix, imposé par le terrain d’investigations retenu, ne doit évidem-
ment pas masquer l’importance qu’une réflexion juridique soit également déployée sur
le non-recours aux services ; nous ferons du reste quelques timides ouvertures dans cette
direction. Le chantier, décidément, est vaste et n’a que trop tardé à démarrer.

I. LE NON-RECOURS AUX PRESTATIONS SOCIALES : SON AMPLEUR, SES FOR-


MES, SES CAUSES ET CE QUE L’ON EN SAIT EN BELGIQUE – UN ETAT DE
L’ART

A. La genèse et l’évolution de la recherche à l’étranger

6. La question du non take-up a émergé en premier lieu dans les pays anglo-saxons, dès
les années 1960 s’agissant du Royaume-Uni, dans un contexte de « redécouverte de la pau-
vreté » (18), puis plus nettement à partir des années 1980, et alors également aux Etats-Unis.
Cette émergence est liée au fait que la protection sociale y est davantage qu’ailleurs ciblée,
c’est-à-dire soumise à des seuils de revenus, de manière à être réservée aux personnes les
plus pauvres. Or, est-il rapidement apparu, les prestations sociales sélectives présentent
presque systématiquement des taux de non-recours (beaucoup) plus élevés que les pres-

(17) Sur l’articulation entre la compétence fédérale en matière de sécurité sociale et les politiques
connexes à celle-ci qui ont été défédéralisées, D. Dumont, « La sécurité sociale et la sixième réforme
de l’Etat : rétroactes et mise en perspective générale », Revue belge de sécurité sociale, vol. 57, n° 2,
« L’impact de la sixième réforme de l’Etat sur la sécurité sociale et le marché du travail : regards de
juristes » (dir. D. Dumont), 2015, pp. 177-179.
(18) P. SPiCkeR, « Take-up of benefits : lessons from the UK », dans Armoede en ineffectiviteit van rechten. Non
take-up van rechten / Pauvreté et ineffectivité des droits. Non-recours aux droits, op. cit., pp. 17-18.

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tations à caractère assuranciel ou universel (19), en raison de leur plus grande complexité
administrative et de leur caractère plus stigmatisant (20). Ce sont donc dans les systèmes
de protection sociale où le ciblage des moyens est le plus fréquemment pratiqué que le
problème a été détecté en premier lieu, en raison de son ampleur.

Il n’empêche que ce constat est allé initialement de pair, conformément à une tradition
bien ancrée dans le champ des poverty studies anglophones (21), avec une emphase sur les
explications individuelles du non-recours, c’est-à-dire sur les « défaillances » des personnes
éligibles qui n’activent par leurs droits : manque d’intérêt, mode de vie marginal, mécon-
naissance du fonctionnement des dispositifs, mauvaise perception de leur propre situa-
tion, croyances erronées, préférences personnelles, etc. La littérature inscrite dans cette
veine émanait principalement d’économistes du « choix rationnel » (rational choice) et de
psychologues comportementaux (22).

7. Le débat a pris corps en Europe continentale à partir des années 1990 et surtout 2000,
essentiellement à la suite des travaux du sociologue néerlandais Wim van Oorschot (Til-
burg puis KU Leuven), qui a beaucoup critiqué le tropisme individualisant de la recherche
existante (23). La discussion s’est alors déplacée dans des Etats-providence où les presta-
tions de sécurité sociale sont moins souvent conditionnées à un test sur les ressources
et s’inscrivent davantage dans le modèle des assurances sociales. Concomitamment, la
recherche a mis beaucoup plus l’accent sur les obstacles structurels et organisationnels
qui entravent le plein accès aux droits : avant de résulter de calculs coûts/bénéfices ou de
comportements « irrationnels », le non-recours s’explique surtout, a-t-il été mis en avant,
par la complexité des législations, les barrières administratives à l’accès aux droits, le carac-

(19) Prestations sélectives, assurancielles ou universelles : on aura reconnu la fameuse typologie tripartite
des systèmes de protection sociale de Gøsta Esping-Andersen. Voir G. EsPinG-AndeRsen, Les trois mondes
de l’Etat-providence. Essai sur le capitalisme moderne (1990), préface et trad. révisée par F.-X. Merrien,
Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », 2007.
(20) Sur cette constante, voir l’ample documentation compilée par W.  VAn ooRsChot, « Targeting welfare:
on the functions and dysfunctions of means-testing in social policy », World poverty: new policies to
defeat an old enemy (dir. P. Townsend et D. Gordon), Bristol, Policy Press, 2002, pp. 181-186. Dans son
article  précité à la note n°  18, Paul Spicker conteste cette lecture usuelle, communément admise,
et soutient que les causes exactes du non-recours demeurent en réalité, encore aujourd’hui, mal
connues. Les motifs exacts de cette prise de position demeurent toutefois quelque peu nébuleux. Et
curieusement, l’auteur lui-même reconnaît que, au Royaume-Uni, les prestations sociales les moins
affectées par le non take-up sont les allocations familiales (child benefits) et les pensions de retraite
(retirement pensions), soit deux dispositifs qui, précisément, ne connaissent pas d’enquête sur les res-
sources et ouvrent des droits stables pour des périodes de temps long : P. SPiCkeR, « Take-up of benefits:
lessons from the UK », op. cit., pp. 20 et 26.
(21) Voir l’ouvrage corrosif, centré sur le contexte intellectuel américain et son retournement, de
A. O’ConnoR, Poverty knowledge. Social science, social policy and the poor in twentieth-century U.S. history,
Princeton, Princeton University Press, coll. « Politics and society in modern America », 2001.
(22) Voir typiquement le modèle explicatif (très) rudimentaire proposé par S. KeRR, «  Predicting welfare
benefit claiming using expectancy theory », Journal of Economic Psychology, vol. 2, n° 4, 1982, pp. 287-
297. Pour des revues de la littérature inscrites dans la double veine évoquée, P.  CRAiG, «  Costs and
benefits: a review of research on take-up of income-related benefits », Journal of Social Policy, vol. 20,
n° 4, 1991, pp. 537-565 et J. CuRRie, « The take-up of social benefits », dans Public policy and the income
distribution (dir. A. Auerbach, D. Card et J. Quigley), New York, Russell Sage, 2006, pp. 80-148.
(23) Voir son article fondateur, paru dans le premier numéro du Journal of European Social Policy, qui a
véritablement mis le sujet du non-recours à l’agenda sur le plan international : W. VAn ooRsChot, « Non
take-up of social security benefits in Europe  », Journal of European Social Policy, vol.  1, n°  1, 1991,
pp. 15-30. Du même, en français, Id., « Les causes du non-recours. Des responsabilités largement par-
tagées », Recherches et prévisions, n° 43, « Accès aux droits », 1996, pp. 33-49. Le numéro spécial de la
revue précitée, qui est la revue éditée par la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) fran-
çaise – rebaptisée depuis Revue des politiques sociales et familiales –, est à l’origine du développement
du débat en France, à partir de la seconde moitié des années 1990.

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tère stigmatisant des représentations sociales dominantes de la pauvreté, des exigences


inadaptées au regard de certains parcours de vie, l’instabilité des situations, etc. (24).

Autrement dit, le changement de contexte géographique et social a été accompagné – le


parallèle est très frappant – par le passage d’une perspective psychologisante et beha-
vioriste centrée sur les carences individuelles à une approche plus sociologique, visant à
appréhender la sous-utilisation des droits comme un phénomène social qui résulte des
interactions complexes entre l’ayant droit et son environnement, et qui est largement pro-
duit par ce dernier. Pour accentuer cette dimension, certains proposent d’ailleurs de privi-
légier les expressions « non-octroi » (non give-out) ou « non-couverture » (niet-dekking, en
néerlandais cette fois) à celle de non-recours (25), de manière à indiquer que le phénomène
questionne au moins autant, si pas bien davantage, les dispositifs eux-mêmes et leur ad-
ministration plutôt que les seuls comportements individuels.

B. Une typologie du non-recours

8. Le différentiel entre population éligible à une prestation ou un service et population


effectivement bénéficiaire s’explique par différentes circonstances. Cette diversité est bien
mise en carte par la typologie des formes de non-recours mise au point par l’Observatoire
des non-recours aux droits et services et Philippe Warin (26). Tantôt il se peut que l’offre
publique ne soit pas connue de son destinataire. Ou qu’elle soit connue et demandée mais
pas effectivement perçue, par exemple à la suite d’une erreur de l’administration ou d’un
découragement de l’ayant droit dans les dédales de la procédure d’octroi. C’est ce que l’on
appelle, respectivement, la « non-connaissance » et la « non-réception ». Mais tantôt il se
peut aussi que l’offre soit bien connue tout en n’étant malgré tout pas sollicitée. C’est ce
qu’on appelle la « non-demande ». Bien entendu, ces différentes formes de non-recours
peuvent en pratique se cumuler et interagir : une non-demande peut par exemple résulter
d’une information déficiente.

Les multiples variantes du non-recours livrent chacune des enseignements différents sous
l’angle de l’analyse voire de l’évaluation des politiques publiques. Ainsi que le souligne
Warin, l’existence de sujets de droit social invisibles, totalement absents des statistiques,
invite en effet à interroger l’effectivité  mais aussi, et c’est plus subversif, la pertinence
même de l’action publique en matière sociale (27). Lorsqu’il résulte d’un manque d’infor-
mation (non-connaissance), ou d’erreurs ou de procédures d’obtention trop complexes
(non-perception), le phénomène du non-recours est généralement signe d’ineffectivité
sur le plan technico-administratif. Mais quand il procède d’une non-demande délibérée,
il conduit à questionner plus fondamentalement la légitimité même des dispositifs (28). Le

(24) Pour une revue de la littérature anglophone (théorique et empirique) très complète sur les facteurs
explicatifs du non-recours, voir N. VAn meChelen et J. JAnssens, « Who is to blame? An overview of the
factors contributing to the non take-up of social rights », working paper n° 17.08, Anvers, Universiteit
Antwerpen, Centrum voor Sociaal Beleid Herman Deleeck, 2017, 31 p., qui distinguent, à la suite des
travaux de Van Oorschot, les éléments qui ont trait à l’usager, à l’administration et à la réglementation
(policy design).
(25) Respectivement H. Dubois et A. LudWinek, Access to social benefits: reducing non take-up, op. cit., p. 5 et
I. NiCAise, « Hoe waterdicht is het leefloon? », op. cit., p. 157.
(26) Pour un résumé, illustré par le contexte français, P. mAzet, « Analyse du non-recours aux droits : un outil
d’évaluation des politiques publiques », dans Armoede en ineffectiviteit van rechten. Non take-up van
rechten / Pauvreté et ineffectivité des droits. Non-recours aux droits, op. cit., pp. 37-52.
(27) P. WARin, « Une approche de la pauvreté par le non-recours aux droits sociaux », op. cit., pp. 141 et 144.
(28) C’est le thème central des écrits de Philippe Warin précédemment cités : voir notamment P. WARin,
Le non-recours aux politiques sociales, op.  cit., pp.  99-114 et pp.  157-174. Voir aussi, déjà en 1991,
W.  VAn ooRsChot, « Non take-up of social security benefits in Europe », op. cit., p. 16. Sur les dispositifs
méthodologiques à déployer pour documenter empiriquement la non-demande de prestations so-

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refus de l’offre publique est en effet l’indice de ce que le design même de la mesure, singu-
lièrement les exigences de contrepartie imposées, est contesté.

C. L’état des connaissances empiriques en Belgique

9. En Belgique, les connaissances sont particulièrement parcellaires : à ce jour, très peu


de recherches scientifiques en matière de non take-up ont été menées à bien dans notre
pays, qui accuse un retard évident par rapport à nos voisins (29). Dans ceux-ci, on peut ob-
server une véritable «  institutionnalisation de la question du non-recours aux droits so-
ciaux », dans le sens où le problème est devenu un objet à part entière de l’action publique,
au cœur d’initiatives administratives et de projets scientifiques qui lui sont entièrement dé-
diés (30). Mais à tout le moins dispose-t-on à présent, en Belgique, de premières indications,
là où pas plus tard qu’au milieu des années 2010, il fallait se contenter de diagnostiquer
une véritable terra incognita.

10. L’unique étude économétrique menée à ce jour en vue de tenter de quantifier le


taux de non take-up à une prestation de sécurité sociale, en l’occurrence le revenu d’inté-
gration octroyé par les CPAS, a abouti à un résultat supérieur à 60 % : d’après l’estimation,
basée sur des données de l’année 2005, plus de la moitié des personnes éligibles au reve-
nu d’intégration ne le solliciteraient pas (31). Cela étant, les auteurs eux-mêmes ont insisté
sur l’importance des limitations méthodologiques de leur étude, de sorte que le résultat
présenté doit être interprété comme l’indication de l’existence d’un problème sérieux bien
plus que comme une quantification précise de celui-ci. De fait, et outre qu’il est maintenant
daté, l’échantillon utilisé était très réduit et sa représentativité, imparfaite. Surtout, la mi-
crosimulation effectuée reposait sur des hypothèses fortes par rapport aux décisions que
prennent les CPAS lors de l’enquête sur les ressources, hypothèses qui ne vont pas fran-
chement de soi, de sorte que le chiffre mentionné aboutit sans doute à une surestimation
du phénomène mesuré (32).

ciales, que les auteurs qualifient de « non-recours raisonné », J.-P. TAbin et F. LeResChe, « Une critique
furtive de l’Etat social. Une perspective théorique pour comprendre le non-recours raisonné aux pres-
tations sociales », Emulations. Revue de sciences sociales (en ligne), hors numéro, 2019, 20 p., https://ojs.
uclouvain.be/index.php/emulations/article/view/tabin/21103.
(29) Ce point est souligné par I. NiCAise, « Hoe waterdicht is het leefloon? », op. cit., p. 167. Il faut toutefois
ajouter que l’état de l’art qui suit va être prochainement dépassé, à la faveur de l’important projet de
recherche interuniversitaire dénommé TAKE qui sera mentionné plus loin (infra, n° 16).
(30) P. WARin, « Une approche de la pauvreté par le non-recours aux droits sociaux », op. cit., pp. 137 et 142.
(31) N. BouCkAeRt et E. SChokkAeRt, « Une première évaluation du non-recours au revenu d’intégration », Revue
belge de sécurité sociale, vol. 53, n° 4, « Analyses ex ante et ex post des politiques », 2011, pp. 609-634.
Sans doute parce qu’elle a longtemps été la seule, l’étude est très régulièrement citée dans la littéra-
ture internationale au sujet de l’expérience belge.
(32) Ibid., p. 623. Sur certains points, c’est même la description par les auteurs du cadre légal lui-même
qui laisse un peu perplexe. Ainsi est-il dit que « les CPAS ont obtenu un pouvoir discrétionnaire dans
l’application de l’examen des ressources » (ibid., p. 615, note infrapaginale n° 10), alors que tel n’est
pas le cas. Plus important, parmi les conditions d’octroi du revenu d’intégration mentionnées (ibid.,
p. 615), et sur la base desquelles les calculs semblent avoir été faits, ne figurent pas l’impossibilité pour
l’ayant droit de bénéficier de prestations dans les autres branches de la sécurité sociale, d’une part, ni
l’obligation susceptible d’être imposée par le centre de faire préalablement valoir ses droits à l’égard
de ses débiteurs d’aliments, d’autre part. Par conséquent, une partie, certes peut-être faible, des situa-
tions catégorisées comme témoignant d’un non-recours au revenu d’intégration est en réalité sans
doute due au fait que l’une ou l’autre de ces deux conditions n’était pas satisfaite – soit une situation
de non-éligibilité au droit, pas de non-recours à celui-ci. Dans la même ligne toujours, on découvre
au détour d’un tableau que la condition d’octroi centrale d’être disposé à travailler, si elle est bien
mentionnée, n’a pas été prise en compte dans la simulation, faute de données chiffrées disponibles à
ce sujet (ibid., p. 619)…

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De manière générale, l’ampleur exacte du taux de non-recours à telle ou telle prestation


est, comme partout, particulièrement compliquée à estimer. Dans l’absolu, la mesurer avec
précision implique en effet de pouvoir délimiter avec certitude la population éligible, et
de mettre cette dernière en relation avec le nombre de bénéficiaires effectifs. Or l’octroi
des prestations de sécurité sociale dépend toujours d’un certain nombre de critères, typi-
quement, et en particulier pour les prestations de nature assistancielle, l’importance des
ressources et la composition du ménage. Il en résulte que la population théoriquement
éligible est par définition éminemment fluctuante : elle varie en permanence, à la hausse
ou à la baisse, en fonction de la reconfiguration des situations de vie. C’est la raison pour
laquelle les estimations quantitatives doivent être reçues avec beaucoup de prudence.
Leur fonction est sans doute plus de nous alerter sur l’existence d’un problème, significatif,
et éventuellement de parvenir à en donner une première estimation, que de nous donner
une image chiffrée fiable de son amplitude précise.

11. Sous cette importante réserve, les autres indications éparses désormais disponibles
pour différents dispositifs tendent à suggérer que, pour ces dispositifs également, le phé-
nomène du non-recours revêt une ampleur très significative : des droits destinés à jouer
un rôle central dans la lutte contre la pauvreté semblent massivement sous-utilisés, notam-
ment par les personnes les plus vulnérables (33).

Dans le contexte bruxellois, une enquête principalement qualitative de l’Observatoire de la


santé et du social de Bruxelles-Capitale, publiée en 2017, a ainsi documenté toute une série
de situations concrètes de non-recours aux droits en matière de logement, de formation,
d’assurance chômage, de soins de santé et d’aide sociale. Par le biais d’entretiens visant à
mieux connaître les trajectoires socio-administratives des concernés, l’enquête a identifié
l’existence d’« espaces de précarité » dans lesquels les personnes s’enlisent, souvent en
étant ballottées d’un statut à l’autre. Elle montre que le caractère chaotique de certains
parcours de vie est accru par du non-accès aux droits et que, pour ces personnes, celui-ci
paraît récurrent (34) (35).

12. Dans la foulée, quelques premières recherches de nature plus académique sont
venues successivement étayer et affiner ces constats dans divers secteurs, par le biais
d’études en provenance de sociologues des politiques sociales d’Anvers (Centrum voor
Sociaal Beleid) et de Leuven (équipe « Social Policy and Social Work » du Centrum voor
Sociologisch Onderzoek). Ces études ont été largement inscrites dans le sillage des travaux
de Wim van Oorschot.

(33) Voir le relevé de H. VAn hooteGem et F. de boe, « Waarom mensen in armoede hun rechten niet kunnen
realiseren », Samenleving en Politiek, vol. 24, n° 10, 2017, pp. 55-57.
(34) Observatoire de la santé et du social de Bruxelles-Capitale, Aperçus du non-recours aux droits sociaux
et de la sous-protection sociale en région bruxelloise, Bruxelles, Commission communautaire commune,
2017, 157 p., www.ccc-ggc.brussels/fr/observatbru/publications/2016-rapport-thematique-apercus-
du-non-recours-aux-droits-sociaux-et-de-la. La bonne diffusion de ce rapport a beaucoup contribué
à faire parler de la problématique du non take-up.
(35) On soulignera que s’il mobilise la typologie du non-recours de l’ODENORE présentée plus haut (su-
pra, n° 8), le rapport y ajoute un cas de figure, dénommé l’exclusion des droits. Il s’agit de viser les
situations dans lesquelles un changement législatif ou réglementaire, typiquement un durcissement
des conditions d’éligibilité à une prestation, a pour effet d’entraîner la perte d’un droit. Nous sommes
assez réservé sur cette complexification de la typologie, non parce que les mouvements de restriction
des droits n’existeraient pas, mais parce qu’il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une hypothèse de
non-recours. Il nous semble qu’en cherchant par là à rassembler toutes les formes de sous-protection
sociale sous un seul label, l’on perd ce qui fait le propre du non take-up, à savoir un écart entre l’éligi-
bilité sur le plan juridique et son (in)activation dans les faits : un droit doit exister pour que l’on puisse
parler d’un non-recours à ce droit.

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En matière de garantie de revenu aux personnes âgées (GRAPA), par exemple, des inter-
views approfondies avec des fonctionnaires du Service fédéral des pensions et avec des
travailleurs sociaux de CPAS – à partir desquels les demandes peuvent également être
introduites – ont fait apparaître que, du point de vue de ces acteurs de première ligne
relativement bien au fait de la législation, il est clair que des ayants droit passent entre
les mailles du filet (36). Depuis le milieu des années 2000, l’administration des pensions doit
pourtant examiner d’office, au moment de l’arrivée à l’âge du départ à la retraite et du
calcul de la pension, si l’intéressé n’a pas droit également à une GRAPA à titre complé-
mentaire, en raison d’une pension contributive trop basse. Comment alors expliquer la
persistance du non take-up, même si celui-ci semble avoir fort diminué, dans la mesure où
l’octroi de la GRAPA est devenu beaucoup plus proactif ?

D’après les agents administratifs rencontrés, toute une série d’obstacles perdurent, dans
un contexte où, soulignent-ils, l’attention à la fraude a fort augmenté et absorbe du temps
et de l’énergie (37). Ainsi, la situation pécuniaire d’une personne âgée peut évoluer après
l’admission à la retraite, de même que la composition de son ménage, sans que l’intéressé
réalise être devenu éligible, ou éligible à un montant plus élevé. Un senior peut aussi ne
pas avoir de passé de travail et de cotisations lui ouvrant un droit à une pension de re-
traite, de sorte que l’administration ne s’auto-saisit pas de son dossier. Le questionnaire
communiqué par le Service fédéral des pensions pour procéder au calcul des ressources et
établir le montant de la GRAPA est d’une grande complexité et difficile à compléter pour
beaucoup de personnes âgées, qui se méprennent sur ce qui leur est demandé – quand
elles ne renoncent pas purement et simplement à le retourner, angoissées par la perspec-
tive de devoir signer la déclaration sur l’honneur que « les informations fournies sont cor-
rectes et complètes ». L’administration est réticente à payer des avances, même lorsqu’elle
est légalement tenue de le faire, en particulier quand des informations en provenance de
l’étranger sont encore manquantes ; etc.

13. Encore cette étude concernait-elle un dispositif en partie automatisé, pour lequel
on a de bonnes raisons de penser que le non-recours est devenu beaucoup moins élevé
qu’auparavant. D’autres auteurs se sont penchés sur les allocations aux personnes handi-
capées fédérales, c’est-à-dire l’allocation de remplacement de revenu (ARR) et l’allocation
d’intégration (AI) (38). L’une et l’autre sont soumises à la double reconnaissance par l’admi-
nistration compétente, soit la direction générale Personnes handicapées du SPF Sécurité
sociale, d’un manque de revenus, d’une part, et de l’existence d’un handicap d’un certain
degré, d’autre part, attesté au terme d’un examen par un médecin du ministère. Sans cher-
cher à chiffrer le phénomène du non-recours, ces auteurs soulignent, à partir des éclairages
livrés par un large échantillon d’intervenants de terrain, qu’il y a des motifs sérieux de pen-
ser qu’il est très important.

(36) J. sChols, H. PeeteRs et S. LAenen, « Non take-up de la garantie de revenus aux personnes âgées : une étude
qualitative sur les visions et expériences du personnel concerné par l’octroi et/ou la politique relative
à la prestation », Revue belge de sécurité sociale, vol. 59, n° 4, 2017, pp. 543-577. L’article est issu du
mémoire de master en sociologie à la KU Leuven du premier co-auteur, lequel a été couronné par le
student award 2017 de la Revue belge de sécurité sociale / Belgisch Tijdschrift voor Sociale Zekerheid.
(37) Ibid., p. 551.
(38) K.  heRmAns, «  Handicap, pauvreté et exclusion sociale  », dans Pauvreté et handicap en Belgique (col-
lectif), Bruxelles, SPP Intégration sociale-SPF Sécurité sociale, 2019, pp. 102-105 (dont les données
proviennent d’interviews de travailleurs sociaux en contact avec des personnes handicapées réalisées
dans le cadre d’un mémoire de master à la KU Leuven sous la direction de Wim van Oorschot), ainsi
que L. Noël, « Aperçus des non take-up pour des personnes handicapées en situations de précarités ou
de pauvretés en Région bruxelloise », Pauvreté et handicap en Belgique, op. cit., pp. 197-230 (dont les
données proviennent du rapport précité à la note n° 34 de l’Observatoire de la santé et du social de
Bruxelles sur le non-recours, dont l’intéressée est la principale auteure).

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En cause, notamment, la difficulté du public-cible à accéder à l’information et à com-


prendre celle qui lui est présentée, l’éclatement de la politique du handicap entre diffé-
rents niveaux de pouvoir et organismes, le refus de certains ayants droit d’être étiquetés
comme « handicapés », leur crainte d’affronter l’examen médical avec le médecin évalua-
teur et de voir leurs déficiences à nouveau «  jugées  », ou encore la faible lisibilité de la
réglementation. Mais s’y ajoutent aussi et surtout, et cela est plus propre au secteur étudié,
des dysfonctionnements de grande ampleur au sein de l’administration en charge : faible
accessibilité téléphonique et physique des services ; digitalisation des échanges probléma-
tique pour une part significative des intéressés ; défaillances informatiques à répétition ;
délais de traitement très longs, parfois bien plus que ce que la législation permet ; etc.

14. Enfin, une autre étude encore, cette fois limitée à la Flandre, s’est penchée sur les
allocations familiales majorées pour enfant en situation de handicap, soit cette augmen-
tation du montant des allocations familiales ordinaires due lorsqu’un enfant souffre d’une
affection dont les conséquences atteignent une certaine ampleur (39). A la différence des
explorations qualitatives qui viennent d’être évoquées, celle-ci repose sur le croisement
d’informations en provenance, d’une part, de différentes banques de données adminis-
tratives et, d’autre part, d’interviews avec des parents d’enfants handicapés, bénéficiaires
ou non du supplément d’allocation, et d’acteurs de terrain divers – soit une approche dite
« mixte » (mixed-method approach). L’enjeu du bénéfice effectif des droits est ici encore
plus particulièrement important, dans la mesure où, de manière générale, la présence d’un
enfant en situation de handicap dans la famille accroît le risque pour celle-ci d’être confron-
tée à la pauvreté, en raison des surcoûts, parfois considérables, que les affections peuvent
générer ; tandis que, symétriquement, les familles en situation de pauvreté connaissent
statistiquement une probabilité plus grande d’être amenées à accueillir un enfant en si-
tuation de handicap.

L’étude estime qu’au moins un enfant sur dix dont le handicap est reconnu par la Vlaams
Agentschap voor Personen met een Handicap (VAPH) de la Communauté flamande, qui gère
un certain nombre de dispositifs d’aide complémentaires à la sécurité sociale, ne perçoit
pas la majoration due sur le plan des allocations familiales, en raison d’une absence de
demande ou d’un abandon dans le cours de la procédure d’octroi. Et elle relève une très
nette sur-représentation parmi les non-bénéficiaires pourtant éligibles des enfants atteints
de troubles intellectuels ou psychologiques. Comme les auteurs l’indiquent eux-mêmes,
il s’agit a priori d’une sous-estimation de la réalité, parce que le calcul ne tient pas compte
des enfants en situation de handicap dont l’affection n’a pas été formellement attestée,
tout comme il fait délibérément comme si les demandes rejetées de majoration des allo-
cations familiales étaient toutes non fondées – ce qui est peu plausible (40). Compte tenu
de ce que le non-recours aux allocations familiales ordinaires est évalué, en Belgique, à un

(39) J. VinCk, J. LebeeR et W. VAn LAnCkeR, « Non-take up of the supplemental child benefit for children with a
disability in Belgium: a mixed-method approach », Social Policy & Administration, vol. 53, n° 3, 2019,
pp. 357-384. Voir également D. Elsen, « Non-recours aux allocations familiales majorées pour enfants
atteints d’un handicap. Expériences de parents avec enfants atteints de troubles du comportement »,
Revue belge de sécurité sociale, vol. 60, n° 4, 2018, pp. 581-590.
(40) En sens inverse, on peut se demander ce qui permet aux auteurs de présupposer que tous les enfants
reconnus handicapés au regard des dispositifs gérés par la VAPH de la Communauté flamande mais
pas sur le plan des allocations familiales majorées – lesquelles relevaient de la compétence de l’au-
torité fédérale jusqu’à la sixième réforme de l’Etat et pendant la période couverte par l’étude – sont
nécessairement éligibles à ces allocations et auraient dû s’y ouvrir un droit, dans la mesure où les
critères de reconnaissance du statut de personne handicapée ne correspondent pas totalement dans
les deux ensembles de réglementations mobilisés. Le non-octroi des allocations majorées aux enfants
considérés comme handicapés par la VAPH n'est pas mécaniquement un signe de non take-up. Les
auteurs semblent toutefois bien conscients du problème, parce qu’ils ont, pour tenter de le neutrali-
ser, rehaussé fictivement le nombre d’octroi des allocations familiales majorées pris en considération,
de façon à éviter une sur-estimation des « non-recourants ».

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niveau particulièrement faible, inférieur à 0,5 % des cas éligibles (41), il s’agit d’un résultat
interpellant. Il l’est d’autant plus que le supplément d’allocation pour cause de handicap
n’est soumis à aucune condition en termes de niveau de revenus.

A nouveau, émergent, à la faveur des interviews, des facteurs explicatifs proches de ceux
déjà croisés : ignorance de l’existence du dispositif ; perception qu’il s’adresserait unique-
ment aux victimes d’un handicap physique « visible », et non de maladies ou de troubles
de la santé mentale ; découragement face aux étapes successives à franchir ; désir de ne
pas se voir rappeler sans cesse la réalité du handicap de son enfant ; souhait d’éviter à son
enfant la perturbation induite par d’énièmes examens médicaux ; questions insuffisam-
ment spécifiées dans le questionnaire relatif aux données psycho-sociales et familiales ;
manque d’écoute, de temps et d’empathie lors de l’examen médical à la direction générale
Personnes handicapées, voire expérience franchement traumatisante ; etc.

***

15. Bref, tout ceci concourt à montrer que, comme on le sait dans de nombreux autres
pays depuis longtemps, le non-recours affecte vraisemblablement, en Belgique aussi, la
plupart des prestations sociales, et sans doute dans des proportions bien plus élevées
qu’on ne le subodorait jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Il paraît difficile de se résigner face
à un phénomène d’une telle magnitude. Quelle pourrait être la contribution du droit et des
juristes dans la lutte contre le non-recours ?

II. LUTTER CONTRE LE NON-RECOURS AUX PRESTATIONS SOCIALES EN


BELGIQUE : QUELLES CONTRIBUTIONS DU DROIT ? – UN AGENDA POUR LA
RECHERCHE JURIDIQUE

16. Au vu de l’état des connaissances, continuer à documenter de manière empirique


et de façon systématique le phénomène du non-recours aux droits sociaux en Belgique
est assurément une priorité. Fort heureusement, des connaissances significatives sont en
train d’être engrangées dans le cadre de l’important projet interuniversitaire TAKE (2016-
2021) financé par la Politique scientifique fédérale, dont l’objet est précisément d’identifier
l’ampleur exacte et les causes du non-recours à la sécurité sociale en Belgique, en parti-
culier en matière de prestations sous condition de ressources (42). La recherche ici initiée
entend s’inscrire dans le sillage de cette exploration empirique de grande envergure, dont
les résultats ne sont pas encore connus au moment d’écrire ces lignes (été 2020). Pour sa
part, c’est dans une perspective juridique qu’elle va être déployée.

« Les juristes n’ont-ils rien à dire ? », demandait Xavier Dijon, pionnier du champ « droit et
pauvreté » en Belgique, il y a plus de trois décennies (43). A la manière dont certain(e)s ont
commencé à le faire dans d’autres contextes nationaux (44), la recherche amorcée a pour

(41) FAMIFED, « Les enfants en Belgique sans allocations familiales belges », Focus, n° 2017/2, Bruxelles,
Agence fédérale pour les allocations familiales, 2017, 59 p., https://bruxelles.famifed.be/sites/default/
files/publications/doc CG 12825 - Annexe DEF.pdf.
(42) Voir le site du projet TAKE (Reducing poverty through improving the take-up of social policies), qui asso-
cie des équipes de l’Universiteit Antwerpen et de l’Université de Liège au SPF Sécurité sociale et au
Bureau fédéral du plan : https://takeprojet.wordpress.com.
(43) X. DiJon, « L’écart entre le droit et les pauvres », Revue régionale de droit, 1986, p. 225.
(44) Dans le cas français, D. RomAn, « Les enjeux juridiques du non-recours aux droits », Revue de droit sani-
taire et social, 2012, n° 4, pp. 603-613 ; dans le contexte britannique, N. HARRis, Law in a complex state.
Complexity in the law and structure of welfare, Oxford-Portland, Hart, 2013, pp. 117-141. Adde, sur le
thème de l’accès aux droits, ou du « droit aux droits », J.-P. ChAuChARd, « Variations sur les droits so-
ciaux », Droit social, 2010, pp. 947-953 et R. LAfoRe, « Le droit de l’accès aux droits : de quoi parle-t-on ? »,
Regards. Protection sociale, n° 46, « Actualités de l’accès aux droits », 2014, pp. 23-32.

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objet l’analyse juridique (45), en dialogue avec les autres sciences sociales, des questions
soulevées par le phénomène du non-recours aux droits sociaux dans le contexte belge.
Il s’agit, dans la continuité directe des investigations qui sont déjà en cours pour mieux
cerner la réalité sociale, d’initier une réflexion juridique, c’est-à-dire une réflexion à partir
des outils, des sources d’information et des cadres de pensée des juristes, sur les réponses
possibles au problème. Aimantées en priorité par la préoccupation de baliser les relations
de pouvoir, ces réponses ne sont bien sûr pas les seules possibles ni souhaitables : on pense
tout particulièrement à l’amélioration des pratiques administratives et de travail social qui
font « vivre » les réglementations (46), dont les juristes ont tendance à peu se préoccuper.
Ces pratiques ont évidemment un rôle clé à jouer pour réduire l’écart entre les droits tels
qu’ils sont institués sur papier et la façon dont ils (ne) sont (pas) effectivement mobili-
sés (47) (48). Ce sont toutefois surtout les réponses de nature législative et réglementaire que
nous commencerons à explorer ici.

(45) Pour un plaidoyer en faveur de la réalisation d’analyses juridiques, c’est-à-dire avec les catégories du
droit, d’objets d’étude les plus variés, R. EnCinAs de munAGoRRi, S. Hennette-VAuChez, C.M. HeRReRA et O. LeCleRC,
Analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Paris, Kimé, coll. « Nomos & normes », 2016.
Depuis, voir les précieuses clarifications apportées par trois des quatre co-auteurs dans R. EnCinAs de
munAGoRRi, C.M. HeRReRA et O. LeCleRC, « Qu’est-ce que l’analyse juridique de (x) ? Pour une explicitation »,
Droit & société, n° 103, 2019, pp. 609-628. Les auteurs défendent la thèse rafraîchissante que le propre
d’une analyse juridique est non pas son objet mais sa méthode, c’est-à-dire le type de regard déployé
plus que le « contenu » appréhendé. Partant, ils invitent les juristes à ne pas se focaliser sur les seules
règles de droit et leur mise en œuvre par les juridictions, mais à appliquer leurs connaissances, cadres
de pensée, grilles de lecture et catégories d’intelligibilité à tout objet méritant d’être éclairé par un
regard de juriste – exactement comme les autres sciences sociales se définissent, elles aussi, bien
plus par leurs démarches propres que par un objet qui leur serait exclusif. La proposition a ceci de
séduisant qu’elle reconnaît à l’analyse juridique une spécificité tout en la situant pleinement parmi
les autres sciences sociales, aux côtés desquelles elle est appelée à prendre sa place. Ni atteints de
velléité impérialiste, ni contraints à l’excès de modestie, les juristes sensibles à la problématique du
non-recours aux droits sont ainsi, dans cette perspective, invités à apporter leur contribution propre
à la compréhension du phénomène, qu’ils ont en partage avec les autres disciplines.
(46) Sur l’ensemble des réponses susceptibles d’être déployées, voir notamment le rapport Eurofound de
2015 précité, qui épingle et illustre les enseignements les plus récurrents au sujet des manières de
résorber le non-recours : H. Dubois et A. LudWinek, Access to social benefits: reducing non take-up, op. cit.,
dont on trouvera un résumé dans H.  Dubois, «  Reducing poverty and improving fairness by ensur-
ing that people receive the social benefits to which they are entitled: evidence from the EU », dans
Armoede en ineffectiviteit van rechten. Non take-up van rechten / Pauvreté et ineffectivité des droits. Non-
recours aux droits, op. cit., pp. 85-100. Voir également, dans le contexte français, l’important ouvrage
collectif Agir contre le non-recours aux droits sociaux. Scènes et enjeux politiques (dir. P. Warin), postface
de J.-C. Barbier, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. « Libres cours », 2019.
(47) H. VAn hooteGem, « De rol van diensten en administraties ten aanzien van de niet-toegang tot en het
niet-gebruik van rechten  », dans Armoede en ineffectiviteit van rechten. Non take-up van rechten /
Pauvreté et ineffectivité des droits. Non-recours aux droits, op. cit., pp. 101-123. Le texte expose le fruit
de partages d’expériences sur le non-recours aux droits en Belgique organisés par le Service de lutte
contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, sur le même mode que les panels à partir des-
quels sont élaborés les précieux « rapports bisannuels » publiés par le Service de deux ans en deux
ans depuis le début des années 2000, à la suite du Rapport général sur la pauvreté. A l’instar desdits
rapports, le texte a donc été rédigé à partir de rencontres organisées entre acteurs de terrain (asso-
ciations dans lesquelles les personnes pauvres prennent la parole, organisations syndicales, CPAS,
chercheurs universitaires…). Sur le rôle clé des pratiques de travail social dans la maximalisation de
l’accès aux droits, voir le plaidoyer de I. Weiss-GAl et J. GAl, « Realizing rights in social work », Social
Service Review, vol. 83, n° 2, 2009, pp. 267-291.
(48) Sur l’opportunité de s’intéresser au droit social « souterrain », compris comme la multitude de docu-
ments produits par l’administration qui se glisse entre les droits sociaux formels et leur mise en œuvre
effective – circulaires, instructions, notes, commentaires, guides… –, voir le débat entre G. Koubi et
C. MAGoRd, « Faut-il s’intéresser au droit social caché ? », Revue de droit du travail, 2016, pp. 386-392, la
première redoutant, un peu curieusement, que l’attention portée à la normativité cachée ne conduise
nécessairement à ratifier les gloses de l’administration, la seconde, que nous rejoignons, soulignant
que les interprétations du droit par ses organes d’application doivent être pleinement prises en

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Plus précisément, la recherche juridique gagnerait, pensons-nous, à se déployer dans au


moins deux directions complémentaires, l’une d’ordre technique et appliqué, l’autre plus
fondamentale. La première, qui est celle que nous instruirons en priorité ici, a trait à la
possibilité d’automatiser davantage l’accès aux prestations sociales, tout en veillant à la
protection de la vie privée des assurés sociaux (A). La seconde, sur laquelle nous serons
beaucoup plus succinct, concerne, bien plus en amont, la physionomie même que nous
voulons donner à nos prestations sociales (B). L’une comme l’autre direction sont adossées
au postulat, au centre des travaux de l’ODENORE et de Philippe Warin, que le non-recours
constitue un révélateur : par la diversité de ses manifestations et de ses causes, le non take-
up est susceptible de nous en apprendre beaucoup sur nos politiques sociales et de nous
mettre en chemin sur la résorption de leurs carences.

A. Automatiser davantage l’accès aux prestations sociales tout en protégeant la


vie privée des assurés sociaux

17. Face au phénomène du non-recours, et plus particulièrement à ses déclinaisons


que sont la non-connaissance et la non-réception, une voie est évidemment (l’antienne
de) l’amélioration de l’information et de l’accueil des publics-cibles (49), ainsi que de la for-
mation des travailleurs sociaux et des agents administratifs eux-mêmes. Dans la mesure
où la méconnaissance des dispositifs et de leur fonctionnement semble constituer une
cause majeure de non take-up, une priorité est d’ajuster les politiques de communication
en tenant compte des aptitudes différenciées de leurs destinataires. Le message comme
ses canaux gagnent en effet à être réfléchis en fonction des capacités de réception du
public-cible. A cet égard, la fracture numérique doit constituer un sujet de préoccupation
majeur, tant la dématérialisation des démarches peut s’avérer problématique voire insur-
montable pour une part non négligeable de la population (50).

Certes, la digitalisation de l’action publique en Belgique n’atteint pas les stades aberrants,
et même tragiques, que donne à voir le film I, Daniel Blake de Ken Loach, couronné par la
Palme d’Or à Cannes, dans le contexte de la prise en charge de l’incapacité de travail et
du chômage au Royaume-Uni. On y voit un charpentier d’une cinquantaine d’années, à
qui son médecin a prescrit d’arrêter le travail à la suite d’un incident cardiaque, se heur-
ter à des procédures d’octroi numérisées totalement kafkaïennes et déshumanisées, qui
enclenchent une spirale d’incompréhension, d’échec et de colère, jusqu’à faire plonger le
personnage central dans la déchéance (51). L’opacité et la brutalité administratives systé-
miques mises en scène n’ont pas cours en Belgique. Mais il faut y prendre garde. Que l’on

compte et disséquées de manière critique par qui entend identifier les freins potentiels à l’accès aux
droits.
(49) P. WARin, « Mieux informer les publics vulnérables pour éviter le non-recours », Informations sociales,
n° 178, « Gérer les droits sociaux », 2013, pp. 54-62.
(50) Sur le phénomène de l’« illectronisme », ou digital illiteracy, J. BRyGo, « Les millions d’oubliés du “tout
numérique”. Peut-on encore vivre sans internet ? », Le Monde diplomatique, août 2019, pp. 1, 18 et 19.
Pour une première discussion sous l’angle de l’accès aux droits, S. RAnChoRdAs, « Automation of public
services and digital exclusion », I-CONnect, blog du International Journal of Constitutional Law, mars
2020, www.iconnectblog.com/2020/03/automation-of-public-services-and-digital-exclusion et Id.,
« The digitization of government and digital exclusion: setting the scene », Direito publico e internet:
democracia, redes sociais e regulação do ciberespaço (dir. G. Ferreira Mendes et C. Blanco de Morais),
Brasilia-Lisbonne, 2021, à paraître. Je remercie Emmanuel Slautsky, professeur de droit public compa-
ré à l’ULB, de m’avoir signalé ces références.
(51) Pour une discussion du rapport entre le film et les évolutions réelles du benefits system britannique,
voir notamment A. Wilde, « I, Daniel Blake », Journal of Poverty and Social Justice, vol. 25, n° 2, « Disability
and conditional social security benefits », 2017, pp. 189-192. Pour une réflexion inspirée par le film
sur les contours que devraient revêtir les rapports entre le citoyen et l’autorité publique, N. O’BRien,
« Administrative justice in the wake of I, Daniel Blake », Political Quarterly, vol. 89, n° 1, 2017, pp. 82-91.

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songe par exemple aux errements au cours des années 2010, même s’ils sont sans aucune
commune mesure avec ce qui vient d’être évoqué, de la direction générale Personnes han-
dicapées du SPF Sécurité sociale, sur les plans de l’accessibilité et de la réactivité. L’infor-
matisation de la procédure de demande et des canaux d’échanges s’est faite d’une façon
particulièrement chaotique, et non sans incidences en termes d’accès aux droits pour le
public concerné (52).

Sans que cela doive empêcher pour autant de poursuivre la digitalisation d’un certain
nombre de démarches, laquelle a bien sûr un sens lorsqu’elle est réalisée sans ratés, la
faculté d’un contact physique à un guichet et lors de permanences demeure cruciale, de
même que la possibilité d’y recevoir une information personnalisée. En effet, l’écrit, surtout
quand il est standardisé et rédigé de manière générale et abstraite – a fortiori quand il se
trouve exclusivement en ligne – continue de constituer un problème pour certaines caté-
gories de la population : la société sans contact génère à l’évidence du non take-up, et il ne
faut pas être fin sociologue pour deviner qui sont celles et ceux qui en paient le plus le prix.

18. Mais puisque nous avons dit vouloir nous concentrer sur les réponses réglementaires
au problème, c’est à celles-ci que nous allons réserver notre attention. La simplification
et la transparence accrue des procédures d’octroi des prestations sont un combat qui a
déjà considérablement progressé en Belgique dans la foulée de l’adoption de la charte de
l’assuré social, cette loi de portée transversale de 1995 qui a pour objet d’assurer la pro-
tection des citoyens dans leurs rapports avec les institutions de sécurité sociale (53). Mises
en œuvre et modalisées dans chacune des branches du système, les différentes garanties
procédurales consacrées au bénéfice des assurés sociaux ont conduit à un renforcement
de la position de ceux-ci, grâce aux obligations de base imposées depuis à toutes les ins-
titutions : remise d’un accusé de réception, réorientation de la demande vers l’institution
compétente en cas d’erreur d’aiguillage, collecte d’initiative des éventuelles informations
faisant défaut, motivation des décisions finales, notification écrite de celles-ci…

Plus fondamentalement, l’adoption de la charte semble avoir impulsé un véritable chan-


gement de culture, intervenu progressivement au cours des années 2000, au sein de la
plupart des institutions de sécurité sociale, dans le sens d’une plus grande attention pour
l’effectivité des droits sociaux. Ce tournant résulte plus particulièrement de la consécration
des devoirs généraux d’information et de conseil des assurés sociaux auxquels les institu-
tions sont désormais tenues (54). A la faveur de la jurisprudence, ces devoirs ont conduit à

(52) Outre les traits déjà évoqués plus haut, à l’occasion du relevé des études existantes en matière de
non-recours (supra, n° 13 et 14), voir les éléments rapportés dans la lettre ouverte portée par un col-
lectif de 22 professeurs issus de toutes les universités du pays : « La DG Personnes handicapées, une
administration dysfonctionnelle », Le Soir, 7 janvier 2019 ; « De Directie-generaal Personen met een
handicap, een disfunctionerende administratie  », De Standaard, 7  janvier 2019. Voir aussi, dans la
foulée, l’avis circonstancié (et assassin) du Conseil supérieur national des personnes handicapées, avis
n° 2019/2 du 18 mars 2019, « Audit et plan d’action », http://ph.belgium.be/fr/avis/avis-2019-02.html.
(53) Loi du 11 avril 1995 visant à instituer « la charte » de l’assuré social, M.B., 6 septembre 1995.
(54) Loi du 11 avril 1995 visant à instituer « la charte » de l’assuré social, art. 3 et 4, ainsi que l’arrêté royal
du 19 décembre 1997 portant exécution des articles 3, alinéa 1er, et 7, alinéa 2, de la loi du 11 avril
1995 visant à instituer « la charte » de l’assuré social, M.B., 30 décembre 1997, art. 2. En doctrine, voir
principalement, s’agissant des analyses à caractère transversal, K. Leus et I. VeRheVen, « Voorlichtings- en
informatieplicht van de socialezekerheidsinstellligen », dans Het handvest van de sociaal verzekerde en
bestuurlijke vernieuwing in de sociale zekerheid (dir. J. Put), Bruges, die Keure, 1999, p. 35-76 ; J.-F. NeVen
et S. Gilson, « Les obligations d’information et de conseil des institutions de sécurité sociale », dans
Dix ans d’application de la Charte de l’assuré social (dir. J.-F. Neven et S. Gilson), Waterloo, Kluwer, coll.
« Etudes pratiques de droit social », 2008, pp. 7-55 ; J.-F. FunCk, « Le devoir d’information et de conseil des
institutions selon la charte de l’assuré social », dans Regards croisés sur la sécurité sociale (dir. F. Etienne
et M. Dumont), Liège, Anthemis, coll. « Commission université-palais », 2012, pp. 170-202 ; M. Dumont
et D. KReit, « La mise en œuvre du devoir d’information de la charte dans les diverses branches de la
sécurité sociale », dans Regards croisés sur la sécurité sociale, op. cit., pp. 203-246 ; E. De simone, « Twintig

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faire émerger une forme d’exigence de proactivité dans le chef des institutions, dans la
mesure où celles-ci, une fois saisie d’une demande d’allocation, doivent aller au-devant des
besoins, en communiquant ou en sollicitant d’initiative les compléments d’information qui
apparaissent nécessaires à l’ouverture ou au maintien des droits (55).

Il n’empêche que malgré ces évolutions législatives et prétoriennes de nature à réduire le


non-recours, il resterait certainement instructif d’examiner attentivement, et de comparer
de manière systématique, les réglementations sectorielles, dans le but de traquer les dif-
férences qui persistent dans les procédures d’octroi d’une branche à l’autre, à la recherche
des « nœuds » de nature à sécréter des obstacles dans l’accès aux droits. A cette occasion,
il serait aussi intéressant de savoir jusqu’où les institutions vont, en pratique, dans leurs
efforts pour chercher à mieux faire connaître leur offre et ses contours, afin de lutter contre
les inégalités évidentes entre assurés sociaux dans la capacité à « aller vers » les dispositifs.
C’est toute la thématique, en travail social, de l’outreaching, soit la démarche consistant
à partir à la rencontre des populations les moins « connectées » pour leur faire connaître
leurs droits et les aider à y accéder (56).

Sans pouvoir faire ici le relevé de tous les dispositifs de ce type, on relèvera à titre exem-
platif que le décret flamand de 2018 relatif à la politique sociale locale confie expressé-
ment aux CPAS et aux communes (de la région de langue néerlandaise) le soin d’œuvrer
ensemble à une « accessibilité maximale de l’aide et des services sociaux locaux pour la

jaar Handvest van de sociaal verzekerde: een verjaring die gevierd mag worden », dans Actuele pro-
blemen van het socialezekerheidsrecht (dir. A. Van Regenmortel, L. De Meyer et V. Vervliet), Bruges, die
Keure, coll. « Recht en sociale zekerheid », 2015, n° 12 à 20, pp. 225-231 ; S. Gilson et al., « Charte de l’as-
suré social », dans Sécurité sociale. Dispositions générales (coord. C.-E. Clesse), Bruxelles, Bruylant, coll.
« Répertoire pratique du droit belge », 2016, pp. 413-458. Mériterait également d’être étudiée, mais
nous ne le ferons pas ici, l’incidence en droit de la sécurité sociale, actuelle et potentielle, des principes
de bonne administration issus du droit administratif général.
(55) L’arrêt de principe qui a entériné ce virage est Cass. (3e ch.), 23 novembre 2009, Chron. D.S., 2010,
p. 422 (sur conclusions contraires du procureur général J.-F. Leclercq, disponibles sur www.juridat.be).
La Cour de cassation a rejeté un pourvoi introduit par une caisse d’allocations familiales à l’encontre
d’un arrêt par lequel la cour du travail de Bruxelles avait considéré que cette caisse ne pouvait pas se
contenter de communiquer à une allocataire un formulaire de demande, sans attirer expressément
son attention sur les conséquences des réponses qui allaient être apportées, ni sur les démarches
complémentaires à effectuer pour s’ouvrir le droit sollicité – en l’occurrence, veiller à l’inscription
de la bénéficiaire, devenue majeure, comme demandeuse d’emploi, pour obtenir le  maintien des
allocations familiales au-delà de 18 ans. Dans son arrêt, notre juridiction supérieure a condamné l’in-
terprétation selon laquelle un complément d’information ne doit être communiqué d’initiative par
l’institution de sécurité sociale que lorsqu’une demande écrite d’information a été préalablement
soumise. Sur la jurisprudence casuistique développée depuis par les juridictions du travail pour ac-
centuer la dimension proactive du devoir d’information des institutions, voir les études postérieures
à l’arrêt qui sont citées à la note infrapaginale précédente.
(56) Pour un plaidoyer précoce en ce sens, en matière d’aide sociale, J.  VAn  LAnGendonCk, «  Voorstellen
voor de toekomst  », dans Bestaansminimum. Een juridische en sociologische analyse van de wet van
7 augustus 1974 tot instelling van het recht op een bestaansminimum (collectif), Anvers, Kluwer, coll.
« Sociaal recht », 1980, pp. 231 et 232. Plus récemment, S. MARChAl et M. De Wilde, « De bijstand: wat
als het maatwerk achter de feiten aanholt? », dans Fundamenten. Sociale zekerheid in onzekere tijden
(coord. M. Somers), Bruxelles, Denktank Minerva, 2019, pp. 292 et 293. Sur la mise en œuvre de l’aide
sociale aux familles (Temporary Assistance for Needy Families) aux Etats-Unis, laquelle est du ressort
des 50 Etats, comme exemple de parfait repoussoir s’agissant de faciliter, ou même simplement per-
mettre, l’accès aux droits, E. BRodkin et M. MAJmundAR, « Administrative exclusion: organizations and the
hidden cost of welfare claiming », Journal of Public Administration Research and Theory, vol. 20, n° 4,
2010, pp. 827-848. Aux Etats-Unis, le soutien que les Etats reçoivent de l’autorité fédérale pour finan-
cer leur système d’aide sociale est en partie lié, depuis 1996, à leurs « performances » en termes de
réduction du nombre de bénéficiaires. La porte a ainsi été ouverte à des sorties du dispositif – ou des
non-entrées dans celui-ci – qui ne s’expliquent pas par le retour à l’emploi, l’objectif affiché, mais par
le découragement induit par la multiplication des barrières légalo-administratives destinées à juguler
la demande.

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population, en prêtant une attention particulière à la sous-protection » (57). A cet effet, a été
mis en place, dans chaque commune, un service partenarial dénommé Geïntegreerd Breed
Onthaal (GBO), qui fédère en un lieu commun différentes structures, publiques comme
privées, et dont l’objet principal est de faciliter le bénéfice effectif des différents droits
sociaux fondamentaux énoncés à l’article 23 de la Constitution (58) (59) – parmi lesquels on
compte en particulier, on le sait, le droit à la sécurité sociale, à la protection de la santé et
à l’aide sociale (60).

19. Si l’on veut frapper plus fort pour endiguer le non-recours – et toutes les données
rapportées dans la première partie de cette étude donnent à penser qu’il faut le faire –, un
«  remède  » souvent évoqué est celui de l’automatisation des droits sociaux, c’est-à-dire
de l’octroi d’office des prestations (61). Si le pas a été franchi pour l’accès au tarif social en
matière de gaz et d’électricité, cette solution reste par contre l’exception en matière de sé-
curité sociale : à ce jour, il n’y a guère que dans le secteur vieillesse qu’elle a été introduite,
en 2002, ainsi que, bien plus récemment, en 2017, en matière d’aide à la maternité des
travailleuses indépendantes.

(57) Décret de la Communauté flamande du 9 février 2018 relatif à la politique sociale locale, M.B., 26 fé-
vrier 2018, art.  9, al.  1er. L’aide et les services sociaux locaux sont définis à l’article  3, 6°, du même
décret. Sur ce décret, J.-F. NeVen, La référence à la vulnérabilité dans le droit de la protection sociale. Des
sciences humaines et sociales au droit positif, thèse, Namur, Université de Namur, Faculté de droit, 2018,
pp. 312-315.
(58) Décret de la Communauté flamande du 9 février 2018 relatif à la politique sociale locale, art. 9, al. 2
à art. 11, exécuté par l’arrêté du gouvernement flamand du 30 novembre 2018 relatif à la politique
sociale locale visée aux articles  2, 9 à 11, 17, 19 et 26 du décret du 9  février 2018 relatif à la poli-
tique sociale locale, M.B., 28 janvier 2019. Le GBO est notamment chargé de développer une pratique
d’outreaching vers les groupes-cibles vulnérables (art. 11, § 1er, 3°, du décret, ainsi que art. 4, al. 1er, 1°,
et art. 5, al. 2, 1°, b) de l’arrêté). Voir aussi les nombreuses informations disponibles sur le site du dé-
partement Welzijn, Volksgezondheid en Gezin de l’administration flamande : www.departementwvg.
be/welzijn-en-samenleving/gbo.
(59) Le GBO flamand fait un peu penser, avec une ambition moindre, aux « maisons de la sécurité sociale »
dont la création avait été proposée, au nom de l’« humanisation » du système, dans l’avant-projet de
Code de la sécurité sociale de 1985, laissé sans suite : voir C. PeRsyn, « Institutionele aspecten en toeken-
ningsprocedure van de prestaties », dans Koninklijke Commissie Sociale Zekerheid. Tekst voorontwerp
en referaten studiedag (collectif), Anvers, Kluwer, coll. « Sociaal recht », 1986, pp. 35-37 et V. de GReef,
« L’histoire et l’actualité du projet de codification du droit de la sécurité sociale », Revue de droit social /
Tijdschrift voor Sociaal Recht, 2017, n°  1-2, «  Aux sources du droit social.  En hommage à Micheline
Jamoulle / Sociaal recht, over bronnen en herbronnen. Als eerbetoon aan Micheline Jamoulle » (dir.
D. Dumont et F. Dorssemont), n° 19, p. 196, et les références à l’avant-projet.
(60) Pour une analyse détaillée de la portée juridique de ce droit, on se permet de renvoyer à D. Dumont,
«  Le “droit à la sécurité sociale” consacré par l’article  23 de la Constitution  : quelle signification et
quelle justiciabilité ? », dans Questions transversales en matière de sécurité sociale (coord. D. Dumont),
Bruxelles, Bruylant, coll. « UB3 », 2017, pp. 11-98. Pour une mise en évidence et une analyse critique
des développements prétoriens intervenus depuis sous l’angle plus particulièrement de l’effet de
standstill, Id., « Le principe de standstill comme instrument de rationalisation du processus législatif
en matière sociale. Un plaidoyer illustré », J.T., 2019, pp. 601-611 (1re partie) et pp. 621-628 (2e partie).
L’obligation positive de réaliser le droit à la sécurité sociale comme l’interdiction de principe de porter
atteinte à ses mises en œuvre déjà existantes, l’une et l’autre déduites de l’article 23 de la Constitution,
sont des instruments juridiques susceptibles d’être maniés dans la lutte contre le non-recours aux
prestations, qu’il s’agisse d’obtenir une amélioration de l’accès aux droits ou de contester des bar-
rières introduites en vue de l’entraver.
(61) Pour un état de la question, dans lequel différents degrés d’automatisation sont distingués, L. Buysse
et al., « L’octroi automatique de droits dans le cadre de la protection sociale belge : état des lieux
et réflexion critique  », dans Pauvreté en Belgique  : annuaire 2017 (dir. W.  Lahaye, I.  Pannecoucke,
J. Vranken et R. Van Rossem), Gand, Skribis, 2017, pp. 79-106. Voir aussi, mais les informations pré-
sentées sont maintenant un peu datées, Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion
sociale, « Automatisation de droits qui relèvent de la compétence de l’Etat fédéral », Bruxelles, 2013,
48 p., www.luttepauvrete.be/publications/automatisationdroits.pdf.

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Pour les salariés comme pour les indépendants, les droits en matière de pensions de retraite
sont examinés d’office par l’institution compétente – le Service fédéral des pensions pour
les premiers, l’INASTI pour les seconds – dans différentes hypothèses, dont la principale
est que l’assuré social atteint l’âge de la retraite (62). Il en va de même pour la garantie de
revenus aux personnes âgées (GRAPA), soit la pension de base non contributive octroyée
sous condition de ressources : le Service fédéral des pensions s’auto-saisit du dossier, en
procédant d’office à un examen de l’éligibilité lorsqu’une personne ayant atteint l’âge légal
de la pension introduit une demande de pension contributive, ou bénéficiait d’une allo-
cation pour personne handicapée ou du droit à l’intégration sociale (63). Dans la branche
du statut social des indépendants qui englobe les différentes prestations favorisant la
conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée, l’aide à la maternité, c’est-à-dire
ce soutien en titres-services qui prend le relais des allocations de maternité au moment de
la reprise du travail, doit, pour sa part, être proposée d’initiative à l’indépendante par sa
caisse d’assurances sociales, dès que cette dernière est informée de l’inscription de l’enfant
né au Registre national des personnes physiques (64) (65).

(62) Arrêté royal du 21 décembre 1967 portant règlement général du régime de pension de retraite et de
survie des travailleurs salariés, M.B., 16 janvier 1968, art. 10, § 3 et § 3ter, introduits en 2002, pour ce
qui concerne le régime de sécurité sociale des travailleurs salariés (l’art. 9 continuant à présenter l’in-
troduction d’une demande comme le principe) ; arrêté royal du 22 décembre 1967 portant règlement
général relatif à la pension de retraite et de survie des travailleurs indépendants, M.B., 10 janvier 1968,
art. 133quater et 133quinquies, également introduits en 2002, pour ce qui concerne le statut social
des travailleurs indépendants. Par ailleurs, des dispositions complémentaires prévoient que l’examen
d’office des droits dans un régime entraîne automatiquement la même opération dans l’autre lorsque
des périodes d’activité professionnelle relevant de cet autre régime sont constatées, à la faveur de
l’instruction du dossier. On laisse ici de côté les dispositions spécifiques relatives aux pensions de
survie, de même que, de manière plus générale, le sort des fonctionnaires statutaires.
(63) Loi du 22 mars 2001 instituant la garantie de revenus aux personnes âgées, M.B., 29 mars 2001, art. 5,
§ 3 (le § 1er, al. 1er du même art. 5 prévoyant toujours que la prestation est accordée, en règle, sur
demande) ; arrêté royal du 23 mai 2001 portant règlement général en matière de garantie de revenus
aux personnes âgées, M.B., 31 mai 2001, art. 10.
(64) Arrêté royal du 17 janvier 2006 instaurant un régime de prestations d’aide à la maternité en faveur des
travailleuses indépendantes, M.B., 23 janvier 2006, art. 4, tel qu’il a été réécrit en 2017.
(65) On ajoutera, pour la bonne forme, que la législation relative au droit à l’intégration sociale prévoit,
comme le faisait celle relative au minimum de moyens d’existence (minimex) avant elle, que ledit
droit peut être accordé par le CPAS « de sa propre initiative », et donc en dehors d’une demande
formulée par l’intéressé : loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale, M.B., 31 juillet
2002, art. 18, § 1er, al. 1er. Pour la bonne forme, disions-nous, car il semble que cette faculté de procé-
der à un octroi d’office soit fort peu mise en œuvre. On signalera encore, et surtout, qu’au sein de la
branche de la sécurité sociale qui a été intégralement défédéralisée à la faveur de la sixième réforme
de l’Etat, à savoir les prestations familiales, la caisse publique d’allocations familiales instituée par les
différentes entités fédérées désormais compétentes a à chaque fois reçu pour mission expresse de
« détecter » les enfants pour lesquels aucun droit n’est sollicité par la famille, d’examiner automati-
quement l’existence ou non d’un droit dans leur chef et, dans la première hypothèse, de payer les
prestations dues. Voir, s’agissant de la Vlaams Agentschap voor de Uitbetaling van Toelagen in het kader
van het Gezinsbeleid (VUTG), en région de langue néerlandaise, décret de la Communauté flamande
du 7 juillet 2017 portant création d’une agence autonomisée externe de droit public « Agence fla-
mande de paiement des allocations dans le cadre de la politique familiale », M.B., 8 août 2017, art. 4,
al. 2, 2° ; s’agissant de la Caisse publique wallonne d’allocations familiales (FAMIWAL), en région de
langue française, décret de la Région wallonne du 8 février 2018 relatif à la gestion et au paiement des
prestations familiales, M.B., 1er mars 2018, art. 25, al. 1er, 2° ; s’agissant de l’opérateur public de paie-
ment des prestations familiales institué au sein d’Iriscare (FAMIRIS) – qui semble être une direction
de ce dernier et non, comme ailleurs, un organisme public distinct –, en région bilingue de Bruxelles-
Capitale, ordonnance de la Commission communautaire commune du 4 avril 2019 établissant le cir-
cuit de paiement des prestations familiales, M.B., 12 avril 2019, art. 3, § 1er, 2°. La situation est un peu
moins claire en région de langue allemande, où c’est le ministère de la Communauté germanophone
lui-même qui est en charge de la gestion des prestations familiales, dans la mesure où il semble que
l’administration puisse actualiser d’office un droit mais pas l’ouvrir de sa propre initiative : arrêté du
gouvernement de la Communauté germanophone du 29 novembre 2018 portant exécution du dé-
cret du 23 avril 2018 relatif aux prestations familiales, M.B., 27 décembre 2018, art. 24.

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Partout ailleurs, la règle est l’octroi sur demande, avec toutes les embûches que cela im-
plique. Pourtant, la charte de l’assuré social de 1995 prévoit explicitement, et cela a été
peu relevé, que les prestations sociales sont octroyées d’office, et non plus sur demande,
« chaque fois que cela est matériellement possible » (66). L’intention du législateur, expri-
mée par l’exposé des motifs de la proposition de loi à l’origine du texte – proposition qui
avait été endossée par des élus de tous les partis représentés à l’époque, à la seule excep-
tion des libéraux flamands et de l’extrême droite – était claire : « l’examen d’office doit être
la règle, quand cela est matériellement possible ». Et d’ajouter : « ces initiatives d’office des
institutions doivent être encouragées sans attendre nécessairement la demande de l’inté-
ressé là où cela est possible » (67). Lors de l’adoption, en 1997, de la loi « réparatrice » qui a
accompagné l’entrée en vigueur de la charte, le Roi a été prudemment invité à déterminer
ce qu’il y a lieu d’entendre par « matériellement possible » (68), afin d’assurer la sécurité juri-
dique « dans le cadre de certaines législations spécifiques » (69), mais sans remise en cause
aucune, à cette occasion, de la priorité de principe de l’octroi d’office : la charte continue
de prévoir que l’octroi se fait d’office chaque fois que cela est matériellement possible,
et, à défaut seulement, sur demande. Vingt-cinq ans plus tard, force est de constater que
l’annonce de ce changement de paradigme – qui entendait amener les institutions de sé-
curité sociale à aller d’elles-mêmes à la rencontre des citoyens éligibles à une prestation,
pour contribuer à la réalisation de leurs droits – est largement restée sans suite : dans les
réglementations sectorielles, l’octroi continue de se faire, en règle, sur demande (70).

(66) Loi du 11 avril 1995 visant à instituer « la charte » de l’assuré social, art. 8, al. 1er. Seuls semblent avoir
accordé un peu d’attention à ce point : B. GRAuliCh et P. PAlsteRmAn, « La charte de l’assuré social », Chron.
D.S., 1998, n° 61 à 63, pp. 268 et 269 ; P. PAlsteRmAn, « De toekenningsprocedure », dans Het handvest van
de sociaal verzekerde en bestuurlijke vernieuwing in de sociale zekerheid, op. cit., n° 5 à 19, pp. 80-85 ; et
C. LiVoti, « La charte de l’assuré social et son application par les institutions de sécurité sociale », Revue
belge de sécurité sociale, vol. 41, n° 3, 1999, pp. 513-515. Ces auteurs soulignaient le caractère assez
révolutionnaire du principe.
(67) Proposition de loi visant à instituer « la charte » de l’assuré social, déposée par Mme Corbisier-Hagon
et consorts, Doc. parl., Chambre, 1991-1992, n° 353/1, p. 5.
(68) Loi du 11 avril 1995 visant à instituer « la charte » de l’assuré social, art. 8, al. 2, tel qu’il a été réécrit en
1997 par la loi réparatrice (laquelle fut rédigée sous la houlette du collège des administrateurs géné-
raux des institutions publiques de sécurité sociale). On soulignera que cette disposition figure dans
le préambule des arrêtés modificatifs de 2002 pris en matière de pensions qui sont venus modifier les
textes cités à la note n° 62 : le basculement dans le principe de l’examen d’office des droits a été réalisé
au nom de la mise en œuvre de la charte de l’assuré social.
(69) Projet de loi modifiant la loi du 11 avril 1995 visant à instituer « la charte » de l’assuré social, Doc. parl.,
Chambre, 1996-1997, n° 907/1, p. 7.
(70) Dans une branche, l’assurance chômage, l’octroi d’office a même été explicitement déclaré impos-
sible. L’arrêté royal qui a modifié le code du chômage en vue d’y transposer la charte  de l’assuré
social a en effet introduit une disposition qui se lit comme suit : « L’octroi d’office des allocations […]
est, pour l’application de l’article  8 de la charte, considéré comme matériellement impossible. Les
allocations ne peuvent donc être accordées que moyennant l’introduction d’une demande d’alloca-
tion et dans le respect des conditions visées aux articles 133 et 134 » (arrêté royal du 25 novembre
1991 portant règlementation du chômage, M.B., 31 décembre 1991, art. 26bis, § 3, introduit en 1999).
S’agissant des branches dans lesquelles le pouvoir exécutif est resté muet, soit la majorité d’entre
elles, une question qui mériterait d’être creusée est celle de savoir si sa responsabilité civile ne pour-
rait pas être mise en cause : cela fait en effet plus de deux décennies que la charte de l’assuré social
enjoint au Roi, sans lui laisser le choix de s’exécuter ou non, de « détermine[r] ce qu’il y a lieu d’en-
tendre par “matériellement possible” ». Laisser sans suite utile cette injonction pendant une période
de temps aussi longue n’est-il pas constitutif d’une faute ? Sur la possibilité de mettre en cause la
responsabilité civile des autorités publiques dans l’exercice de la fonction de légiférer en matière de
sécurité sociale, voir F. LouCkx, « Verdragsrechtelijke en grondwettelijke grondslagen van de Belgische
sociale zekerheid », Revue de droit social / Tijdschrift voor Sociaal Recht, 2021, n° 1-2, « L’effectivité du
droit social / De effectiviteit van het sociaal recht » (dir. F. Kéfer et P. Foubert), à paraître.

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On notera qu’une automatisation accrue de l’octroi d’un certain nombre de droits avait
été annoncée, dans son accord, par le gouvernement fédéral Michel (2014-2018) (71). Le
secrétaire d’Etat à la Simplification administrative de celui-ci, Theo Francken (N-VA), avait
présenté en 2017 le projet comme sur le point d’aboutir, à la faveur de la constitution
d’une base de données recensant « toutes les interventions sociales auxquelles les citoyens
ont droit », sans toutefois préciser les prestations concernées par l’automatisation (72). Mais
nous n’avons connaissance d’aucune mesure concrète qui aurait ensuite été prise pour
avancer dans cette direction.

20. Quels obstacles techniques s’opposent à sa concrétisation dans les procédures


d’octroi ? A première vue, le couplage de données informatisées par l’intermédiaire de la
Banque-carrefour de la sécurité sociale devrait rendre possible l’octroi automatique d’un
nombre accru de droits, ou à tout le moins la détection proactive par les institutions de
bénéficiaires potentiels. Corrélativement, cela devrait permettre de libérer l’assuré social
de diverses démarches administratives de nature à générer du non-recours (73).

Créée en 1990 déjà, la Banque-carrefour a pour mission principale d’organiser les échanges
de données entre les différentes institutions de sécurité sociale, publiques comme privées,
ainsi que, en particulier, le Registre national des personnes physiques, et de développer, de
manière plus générale, une stratégie d’e-gouvernement en matière de sécurité sociale (74).
Toutes les institutions et le Registre national – ainsi que les autres organismes qui ont été
intégrés ultérieurement par arrêté royal (75), tels de nombreux services publics relevant des
entités fédérées (76) – sont interconnectés au sein d’un réseau informatique, dénommé
« réseau de la sécurité sociale ». Géré par la Banque-carrefour, celui-ci permet, moyennant
autorisation, la circulation et l’utilisation des informations dont chaque partenaire dispose
dans ses bases de données propres (77). Pratiquement, la Banque-carrefour tient un réper-
toire qui indique, pour chaque assuré social – identifié, en règle générale, par son numéro
au Registre national – les données qui sont disponibles à son sujet ainsi que l’institution qui

(71) Accord de gouvernement du 9 octobre 2014, Doc. parl., Chambre, 2014-2015, n° 54 0020/001, pp. 63,
64, 66, 74 et 144. Ce point était évoqué également dans les notes de politique générale de la ministre
des Affaires sociales (Maggie De Block) et surtout de la secrétaire d’Etat en charge de la lutte contre la
pauvreté (Elke Sleurs) : exposé d’orientation politique de la ministre des Affaires sociales et de la santé
du 13 novembre 2014, Doc. parl., Chambre, 2014-2015, n° 54 0020/008, p. 5 ; exposé d’orientation
politique de la secrétaire d’Etat à l’Egalité des chances, la lutte contre la pauvreté et les personnes
handicapées du 13 novembre 2014, Doc. parl., Chambre, 2014-2015, n° 54 0020/009, pp. 16, 21 et 26.
(72) T. FRAnCken, « L’octroi des aides sociales sera automatique », interview par B. Demonty, Le Soir, 26 jan-
vier 2017.
(73) Le potentiel de l’informatisation, dans la perspective d’une mise en œuvre de l’article 8 de la charte de
l’assuré social, est brièvement relevé par P. BouChAt, « La charte de l’assuré social, 20 ans après : stop ou
encore ? », Revue belge de sécurité sociale, vol. 58, n° 1, « 20 ans [de la] charte de l’assuré social », 2016,
pp. 74 et 79.
(74) Loi du 15 janvier 1990 relative à l’institution et à l’organisation d’une Banque-carrefour de la sécurité
sociale, M.B., 22 février 1990, art. 2bis (étrangement inséré au sein de la section de la loi relative aux
définitions communes plutôt que dans celle relative aux missions de l’institution) et art. 3. Pour une
première présentation du cadre juridique qui enserre l’action de la Banque-carrefour, E. DeGRAVe, L’e-
gouvernement et la protection de la vie privée. Légalité, transparence et contrôle, préface de Y. Poullet,
Bruxelles, Larcier, coll. « Collection du Centre du recherche Information, droit et société », 2014, pp. 50-
60.
(75) Loi du 15 janvier 1990 relative à l’institution et à l’organisation d’une Banque-carrefour de la sécurité
sociale, art. 18.
(76) Arrêté royal du 16 janvier 2002 relatif à l’extension du réseau de la sécurité sociale à certains services
publics et institutions publiques des communautés et des régions, en application de l’article 18 de la
loi du 15 janvier 1990 relative à l’institution et à l’organisation d’une Banque-carrefour de la sécurité
sociale, M.B., 6 février 2002.
(77) Loi du 15 janvier 1990 relative à l’institution et à l’organisation d’une Banque-carrefour de la sécurité
sociale, art. 4.

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les détient (78). Les institutions de sécurité sociale ont l’obligation de recueillir les données
dont elles ont besoin auprès de la Banque-carrefour, lorsqu’elles sont disponibles dans le
réseau, sans plus pouvoir les collecter directement auprès de l’intéressé (79).

En l’espace de trente ans, la Banque-carrefour a permis des progrès considérables dans


la réduction des formalités administratives, en particulier par le biais de la digitalisation
des déclarations aux institutions qui incombent aux employeurs, la mise en réseau des
nombreuses informations que ces déclarations contiennent (temps de travail, rémunéra-
tion…) et leur utilisation à des fins multiples, typiquement pour le calcul des montants des
cotisations et des droits dans les différentes branches (80) (81). C’est le principe only once,
c’est-à-dire la collecte unique de données et leur réutilisation, qui permettent d’éviter que
les démarches similaires ne doivent être répétées auprès de différents guichets. Là où les
administrations opéraient auparavant « en silos », chacune collectant de son côté les dif-
férentes informations dont elle avait besoin, leur mise en réseau a permis un décloison-
nement considérable.

Cette philosophie a commencé à permettre des avancées pour les assurés sociaux. Outre la
disparition de nombreuses attestations sur papier, c’est le cas par exemple, que nous avons
déjà mentionné brièvement, du tarif social pour la fourniture d’électricité et de gaz naturel,
auquel ont droit, principalement, les bénéficiaires du CPAS, des allocations aux person-
nes handicapées ou de la GRAPA. Cet avantage dérivé est octroyé automatiquement à ces

(78) Loi du 15 janvier 1990 relative à l’institution et à l’organisation d’une Banque-carrefour de la sécurité
sociale, art. 6 à 8. S’agissant des modalités d’identification des personnes qui ne sont pas inscrites au
Registre national des personnes physiques, voir l’arrêté royal du 8 février 1991 relatif à la composition
et aux modalités d’attribution du numéro d’identification des personnes physiques qui ne sont pas
inscrites au Registre national des personnes physiques, M.B., 19 février 1991.
(79) Loi du 15 janvier 1990 relative à l’institution et à l’organisation d’une Banque-carrefour de la sécurité
sociale, art. 11.
(80) Sur les réalisations concrètes de la Banque-carrefour, voir les aperçus, mais maintenant datés, qu’en
donne son concepteur et administrateur général depuis trois décennies, Frank Robben, juriste et in-
formaticien de la KU Leuven et acteur central de l’e-gouvernement en Belgique : F. Robben et P. MAes,
« La Banque-carrefour de la sécurité sociale en 2004 », Revue belge de sécurité sociale, vol. 46, n° 1,
2004, pp. 147-176 et F. Robben « E-services in the Belgian social sector: a successful combination of
business process re-engineering and computerization », dans Sociale zekerheden in vraagvorm. Liber
amicorum Jef Van Langendonck, Anvers-Oxford, Intersentia, 2005, pp. 373-384. Pour un aperçu des
grandes étapes politico-législatives qui ont permis l’informatisation de la sécurité sociale en Belgique
à partir du début des années 1980 et des travaux de la commission royale chargée de préparer la
codification, l’harmonisation et la simplification de la législation relative à la sécurité sociale, voir le
compte rendu riche en informations de première main de Pierre Vandervorst, professeur émérite de
l’ULB, administrateur général honoraire de l’ONSS et ancien vice-président de la commission royale
évoquée (1980-1985) : P. VAndeRVoRst, Le paysage informatique de la sécurité sociale comme métaphore ?,
4e éd. augmentée, Bruxelles, Bruylant, 2015, 178 p. Sur les rétroactes encore antérieurs, voir la fasci-
nante enquête de l’historien Raphaël Van Lerberge sur la « technologisation » progressive de la sé-
curité sociale, depuis le pacte social jusqu’à la fin des Trente Glorieuses : R. VAn leRbeRGe, Het technische
gewicht. Socio-technische transformaties in de Belgische sociale zekerheid (1939-1970), thèse, Bruxelles,
Vrije Universiteit Brussel, Faculteit Letteren en wijsbegeerte, 2020, 513 p.
(81) Sur la jurisprudence par laquelle les juridictions du travail atténuent le devoir de collaboration qui
pèse sur l’assuré social en vertu de l’article 11, alinéa 2, de la charte de l’assuré social, en enjoignant
aux institutions de bien vouloir se procurer par elles-mêmes les informations accessibles par le biais
de la Banque-carrefour – au lieu de solliciter l’assuré social, et de prendre une décision négative ou
défavorable si l’intéressé ne réagit pas –, voir notamment les précédents renseignés par S. Gilson et
al., « Charte de l’assuré social », op. cit., pp. 433-436. Comme Elise Degrave y a attiré l’attention, les
juridictions du travail pourraient tout autant mobiliser l’article 11 de la loi organique de la Banque-
carrefour (voir la note n° 79), ce qu’elles font fort peu jusqu’à présent, pour parvenir au même résultat :
E. DeGRAVe, « L’obligation de collecter les données à caractère personnel via la Banque-carrefour de la
sécurité sociale : un renforcement de la responsabilité des institutions de sécurité sociale », Revue de
droit social / Tijdschrift voor Sociaal Recht, 2014, n° 5 à 21, pp. 535-547, et les deux décisions de cours
du travail citées aux notes infrapaginales n° 22 et 27.

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ayants droit depuis le début des années 2010, grâce au croisement par le SPF Economie
des données en provenance des fournisseurs d’énergie, d’une part, qui renseignent leurs
clients et points de raccordement, et du réseau de la Banque-carrefour de la sécurité socia-
le, d’autre part, où se trouve le statut social des intéressés (82).

La question qui se pose aujourd’hui est de savoir s’il n’est pas possible d’aller au-delà
et d’étendre significativement cette logique. Au demeurant, la loi instituant la Banque-
carrefour appelle explicitement cette dernière à permettre aux institutions de sécurité
sociale, grâce aux nouvelles technologies, d’exécuter leurs missions « dans la mesure du
possible, de leur propre initiative » et « avec un minimum de charges administratives » pour
les utilisateurs (83).

21. Illustrons. Un motif de perplexité, parmi d’autres, est typiquement, en matière d’as-
surance soins de santé, le sous-recours notoire au statut de bénéficiaire de l’intervention
majorée (BIM). L’intervention majorée, on le sait, a pour effet d’augmenter la part du coût
des prestations de santé qui est remboursée par la sécurité sociale et, symétriquement, de
diminuer celle du coût des soins qui reste à charge du patient – soit ce que l’on appelle,
dans le langage courant, le ticket modérateur (84). Ce rehaussement du taux de rembourse-
ment, auquel ont droit certaines catégories précises de la population, est évidemment un
correctif majeur, de nature à réduire le risque que des besoins (para)médicaux importants,
couplés à un faible revenu, ne soient de nature à entraver l’accès aux soins. Le statut BIM
est accordé, par l’organisme assureur, soit en raison de la situation sociale de l’intéressé
(BIM dit « avantage »), soit en raison de son niveau de revenus (BIM dit « revenus »). Dans
la première hypothèse, qui vise principalement les bénéficiaires d’une prestation d’aide
sociale, soit les bénéficiaires du revenu d’intégration ou de l’aide financière équivalente,
de la GRAPA ou des allocations aux personnes handicapées, le statut est accordé par la
mutuelle de manière automatique, sans qu’aucune démarche soit requise (85). Il s’agit d’un
droit dérivé, c’est-à-dire d’un droit qui repose sur la reconnaissance préalable d’un autre
droit. Dans la seconde hypothèse, en revanche, qui s’adresse à diverses catégories de per-
sonnes dont les revenus imposables sont inférieurs à certains seuils, le statut est accordé
après introduction d’une demande à la mutuelle puis vérification par celle-ci du niveau des
revenus du ménage : les revenus doivent être prouvés par des pièces justificatives telles
que l’avertissement-extrait de rôle, accompagnées par une déclaration sur l’honneur (86).

Il est bien connu que, dans les faits, de nombreuses personnes éligibles au statut BIM « re-
venus » n’en bénéficient pas, souvent par ignorance, mais aussi par réticence à dévoiler
leur situation personnelle et à entreprendre des démarches administratives à l’issue per-

(82) Loi-programme du 27 avril 2007, M.B., 8 mai 2007, art. 3 à 12 ; arrêté royal du 28 juin 2009 relatif à l’ap-
plication automatique de prix maximaux pour la fourniture d’électricité et de gaz naturel aux clients
protégés résidentiels à revenus modestes ou à situation précaire, M.B., 1er juillet 2009.
(83) Loi du 15 janvier 1990 relative à l’institution et à l’organisation d’une Banque-carrefour de la sécurité
sociale, art. 3bis.
(84) Loi coordonnée du 14 juillet 1994 relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, M.B.,
27 août 1994, art. 37, § 19 et arrêté royal du 15 janvier 2014 relatif à l’intervention majorée de l’assu-
rance visée à l’article 37, § 19, de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités
coordonnée le 14 juillet 1994, M.B., 29 janvier 2014.
(85) Loi coordonnée du 14  juillet 1994 relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités,
art. 37, § 19, al. 9 ; arrêté royal du 15 janvier 2014 relatif à l’intervention majorée de l’assurance visée
à l’article 37, § 19, de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités coordonnée
le 14 juillet 1994, art. 8 pour l’énumération des bénéficiaires et art. 9 pour l’automaticité.
(86) Loi coordonnée du 14  juillet 1994 relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités,
art. 37, § 19, al. 2 à 8 et 10 à 17 ; arrêté royal du 15 janvier 2014 relatif à l’intervention majorée de l’as-
surance visée à l’article 37, § 19, de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités
coordonnée le 14 juillet 1994, art. 17 et 18 pour l’énumération des bénéficiaires et art. 29 à 32 pour
l’introduction de la demande et ses modalités.

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çue comme incertaine, compte tenu de la complexité du dispositif (87). L’octroi d’office du
tarif préférentiel en matière de soins de santé à tous ses bénéficiaires serait de nature à
permettre une réduction de l’ampleur du report de soins pour cause de difficultés finan-
cières, lequel constitue un sujet de préoccupation récurrent (88). Pourquoi ce tarif n’est-
il pas accordé de manière mécanique à tous ceux qui semblent réglementairement en
droit d’en bénéficier, et pas uniquement aux bénéficiaires d’une allocation d’aide sociale ?
Il est vrai que l’octroi de la prestation d’aide sociale qui rend les intéressés éligibles au
BIM « avantage » a, par hypothèse, déjà été subordonné à la réalisation d’une enquête sur
les ressources, et les organismes assureurs savent qui, parmi leurs affiliés, est bénéficiaire
d’une prestation d’aide sociale grâce aux informations partagées entre institutions de sé-
curité sociale par le biais du réseau de la Banque-carrefour. Mais qu’est-ce qui empêche,
en réalité, de basculer aussi dans l’octroi d’office pour la reconnaissance du BIM « reve-
nus  », dans la mesure où le SPF Finances a connaissance du revenu imposable de tous
les contribuables et que, techniquement, cette information pourrait parfaitement être elle
aussi partagée par l’intermédiaire de la Banque-carrefour ? Elle est du reste déjà utilisée,
notamment, dans le cadre de l’instruction d’office des demandes de GRAPA, évoquée plus
haut (89). Par ailleurs, elle l’est aussi, et dans l’assurance soins de santé elle-même, pour
l’octroi du maximum à facturer (MàF), soit ce plafonnement du montant annuel total des
quotes-parts personnelles susceptibles d’être laissées à la charge du patient, dont le seuil
varie en fonction du niveau des revenus imposables du ménage : le maximum à facturer
est toujours appliqué automatiquement par les organismes assureurs, sur la base, précisé-
ment, des informations communiquées par le SPF Finances à l’INAMI pour ce qui concerne
les revenus de leurs affiliés (90). Dès que le plafond applicable est atteint, la prise en charge
des dépenses de santé de l’ensemble du ménage devient totale – dans les limites des tarifs
officiels –, de sorte que plus aucun ticket modérateur n’est dû jusqu’à la fin de l’année civile
en cours.

Pour l’heure, les organismes assureurs doivent se contenter d’informer de manière proac-
tive leurs membres à bas revenus, afin de tenter de réduire l’ampleur parmi eux du non
take-up au BIM «  revenus  ». C’est d’ailleurs déjà un progrès notable  : depuis la dernière

(87) Voir par ex. H. AVAlosse, S. VAnCoRenlAnd et L. MARon, « La problématique du report de soins », dans Livre
vert sur l’accès aux soins de santé (coord. INAMI et Médecins du monde), Waterloo, Kluwer, 2014,
pp. 206 et 207.
(88) Outre ibid., pp.  189-210, voir notamment A.  RobeRt, «  Soins de santé  : difficultés d’accès et non-
recours », Pauvérité, n° 16, 2017, 23 p.
(89) Voir supra, n° 19. Sur les échanges de données entre le Service fédéral des pensions et le SPF Finances
dans le cadre de l’enquête sur les ressources, voir la loi du 22 mars 2001 instituant la garantie de re-
venus aux personnes âgées, art. 13, § 2, al. 3, introduit par la loi-programme de l’hiver 2012, et l’arrêté
royal du 23 mai 2001 portant règlement général en matière de garantie de revenus aux personnes
âgées, art. 15 à 18, fort remaniés en 2014, en même temps que la prise en compte des ressources des
éventuelles personnes présentes dans le ménage était limitée à celles du seul conjoint ou cohabi-
tant légal de l’ayant droit, à l’exclusion donc de celles de toutes les autres personnes avec qui l’inté-
ressé partagerait sa résidence. Depuis, la procédure est la suivante : le Service fédéral des pensions
fait parvenir au demandeur, ainsi qu’à son éventuel conjoint ou cohabitant légal, un formulaire de
déclaration de ressources, auquel un avertissement-extrait de rôle, entre autres, doit être joint. Les
informations communiquées en retour sont alors vérifiées par le Service lui-même, via une consul-
tation d’initiative des données du SPF Finances. Au premier abord, on pourrait imaginer d’aller plus
loin, en faisant en sorte que, comme en matière d’impôt des personnes physiques, les formulaires
de déclaration de ressources transmis par le Service fédéral des pensions soient préremplis avec les
informations qui sont à la disposition du SPF Finances, à charge pour les demandeurs de les vérifier
et de les compléter au besoin. Voir en effet ce qui est dit au n° 12 de la complexité du questionnaire à
compléter.
(90) Loi coordonnée du 14  juillet 1994 relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités,
art. 37duodecies, complété par l’arrêté royal du 15 juillet 2002 portant exécution du chapitre IIIbis du
titre III de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet
1994, M.B., 15 juillet 2002.

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refonte en date de la réglementation relative aux bénéficiaires de l’intervention majorée,


en 2014, les mutuelles reçoivent chacune, par l’intermédiaire de l’INAMI, lui-même informé
par le SPF Finances, une liste des ménages affiliés chez elles dont le revenu paraît, au vu
des données en la possession du fisc, inférieur au seuil ouvrant le droit au statut de béné-
ficiaire de l’intervention majorée. Elles se chargent ensuite d’informer systématiquement
les ménages concernés de leur possible éligibilité et les invitent à introduire une demande
et se soumettre à l’enquête sur les ressources (91). Si la mise en place de ce flux proactif
semble avoir eu pour effet une augmentation des demandes, pourquoi ne pas basculer
plus nettement vers l’ouverture automatique du droit, afin de diminuer au maximum les
situations de sous-consommation des soins – lesquelles, sur un plan strictement budgé-
taire, peuvent être de nature à entraîner, à terme, une augmentation des dépenses en
prestations curatives (92) ?

L’évolution observée dans la seconde moitié des années 2000 en matière de (non-)recours
au BIM « avantage » montre que le basculement dans l’automatisation peut déboucher sur
des résultats spectaculaires. Là où l’octroi du statut a été automatisé pour les bénéficiaires
de la GRAPA et des allocations aux personnes handicapées dès le début des années 1990,
dans le sillage de la création de la Banque-carrefour de la sécurité sociale et de la mise en
place de flux d’informations du Service fédéral des pensions et de la direction générale
Personnes handicapées du SPF Sécurité sociale vers les mutuelles, il est en effet longtemps
resté accordé sur demande aux bénéficiaires du revenu d’intégration ou de l’aide finan-
cière équivalente. C'est que les CPAS n’ont été connectés au réseau de la Banque-carrefour
qu’à partir de 2000 et au compte-gouttes : le processus de raccordement des centres, pas
toujours bien équipés sur le plan informatique, a été parachevé seulement en 2012. Une
étude a confirmé a posteriori, à partir de la comparaison des données administratives des
différentes institutions de sécurité sociale concernées, ce que l’on pouvait raisonnable-
ment suspecter : là où l’importance de la reconnaissance effective du BIM « avantage » cor-
respondait presque totalement au nombre de personnes formellement éligibles s’agissant
des bénéficiaires de la GRAPA ou des allocations aux personnes handicapées, soit un taux
de recours au droit quasi maximal, il existait en revanche un écart considérable entre cette
reconnaissance et cette éligibilité s’agissant des bénéficiaires du revenu d’intégration (93).
Pour ces derniers, le taux de recours ne s’élevait encore qu’à 60 % au début des années
2000, alors que seule la remise d’un formulaire était requise, sans nouvel examen au fond,
avant de grimper à près de 90 % en 2011, dernière année analysée dans l’étude, à la fa-
veur du raccordement progressif des CPAS à la Banque-carrefour et de l’automatisation
des échanges de données (94). Ce constat confirme, si besoin en était, que le non-recours à
certains dispositifs sociaux, même essentiels, est parfois très important, d’une part, et qu’il

(91) Arrêté royal du 15 janvier 2014 relatif à l’intervention majorée de l’assurance visée à l’article 37, § 19,
de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités coordonnée le 14 juillet 1994,
art. 19 et 20, revus en 2020.
(92) Certes, le recours aux données connues de l’administration fiscale est imparfait, dans la mesure où,
compte tenu de la procédure d’enrôlement de l’IPP et du temps qu’elle requiert, les revenus établis
avec certitude sont toujours ceux de l’année N-2 et non de l’année en cours (ce point est rappelé
par Marie-Jeanne Servotte, alors fonctionnaire à l’INAMI, dans le débat dont il est rendu compte par
F. De boe, « Les législateurs et acteurs judiciaires face au non-accès et au non-recours aux droits », dans
Armoede en ineffectiviteit van rechten. Non take-up van rechten / Pauvreté et ineffectivité des droits. Non-
recours aux droits, op. cit., pp. 126-128). Mais n’est-ce pas un moindre mal ? La moins mauvaise solution
ne consisterait-elle pas, un peu comme en matière de calcul des cotisations sociales des travailleurs
indépendants, à ériger les données fiscales en point de repère par défaut pour statuer sur l’éligibilité
à l’intervention majorée, tout en ouvrant la possibilité pour l’assuré social de faire état d’une éven-
tuelle évolution significative, à la hausse ou à la baisse, de sa situation financière au regard desdites
données ?
(93) E.  lefeVeRe et al., «  Non-recours à l’intervention majorée et octroi automatique de droits  : aperçu et
étude de cas », Revue belge de sécurité sociale, vol. 61, n° 2, 2019, pp. 251-284.
(94) Ibid., p. 270.

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n’y a là nulle fatalité à l’ère digitale, de l’autre. N’y a-t-il pas là des leçons à tirer pour ce qui
concerne l’octroi du BIM « revenus » ?

Un autre exemple, beaucoup plus brièvement, peut être puisé dans la couverture des tra-
vailleurs indépendants contre le risque de chômage. Si le statut social des indépendants
en tant que tel ne donne pas accès à l’assurance chômage, tous les indépendants qui ont
été par le passé travailleurs salariés et qui ont connu dans ce contexte au moins un jour de
chômage indemnisé sont « réadmissibles » à l’assurance chômage en cas de perte de leur
activité professionnelle pendant une période qui va jusqu’à quinze ans après le dernier
jour indemnisé (95). Ce système dit de dispense de stage organisé par le code du chômage
est très peu actionné, on imagine en partie faute d’être connu de ses bénéficiaires poten-
tiels : en moyenne, seuls approximativement 1 200 indépendants par an ont été réadmis
à l’assurance chômage au cours des deux décennies écoulées, à la suite de la perte de leur
activité (96). Il n’est pas déraisonnable de supposer que le nombre d’indépendants éligibles
à la réadmission à l’assurance chômage – c’est-à-dire qui ont travaillé et cotisé comme
salarié par le passé, qui ont connu une période d’indemnisation par l’assurance chômage,
puis qui se sont lancés dans une activité professionnelle d’indépendant et perdent cette
activité – est plus élevé. Pourquoi un flux électronique ne permet-il pas aux caisses d’as-
surances sociales de consulter les données enregistrées dans le réseau informatique de la
Banque-carrefour de la sécurité sociale, afin de faciliter l’accès aux droits – au chômage, en
l’occurrence – de leurs affiliés (97) ?

On peut faire écho encore, pour prendre un dernier exemple de goulet susceptible d’être
levé, au basculement des personnes qui souffrent d’un handicap, à 21 ans, des allocations
familiales majorées – versées aux parents – aux allocations aux personnes handicapées –
perçues par l’intéressé lui-même (98). Depuis 2007, la loi prévoit formellement que, lorsque
le droit aux allocations familiales majorées en raison du handicap prend fin suite à l’atteinte
de la limite d’âge, la direction générale Personnes handicapées du SPF Sécurité sociale
examine d’office si l’intéressé entre dans les conditions pour bénéficier des allocations
aux personnes handicapées (99). Formellement, disions-nous, car, plus d’une décennie
plus tard, la disposition n’est toujours pas entrée en vigueur, faute de mise en œuvre. A
l’heure actuelle, la personne handicapée au bénéfice de qui les allocations familiales ma-
jorées cessent d’être octroyées, continue donc de devoir introduire elle-même une de-
mande d’allocations aux personnes handicapées. Par conséquent, elle demeure exposée
au risque de subir une rupture de couverture entre les deux branches compte tenu des
difficultés susceptibles de survenir lors de l’instruction de la demande, qu’il s’agisse de la
bonne compréhension des démarches à accomplir ou des délais de traitement. Qu’est-ce
qui empêche le passage effectif au principe de l’auto-saisine de l’institution (100) ?

(95) Arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage, M.B., 31 décembre 1991,
art. 42, § 2, 3°.
(96) Chiffres aimablement communiqués par l’Office national de l’emploi (ONEm), par email du 28 avril 2020.
(97) D.  Dumont, «  Quelle couverture sociale pour les indépendants au “chômage”  ? Tirer les leçons de
l’échec du droit passerelle », J.T.T., double numéro spécial « Le droit social face à la crise du COVID-19 :
panser le présent et penser l’après » (dir. E. Dermine et D. Dumont), 2020, n° 22, p. 175.
(98) On signalera en passant que, saisie sur question préjudicielle, la Cour constitutionnelle a jugé en 2020
que le maintien de 21 ans comme âge-pivot, alors que la majorité civile a été abaissée à 18 ans en 1990
– et que l’éligibilité au droit à l’intégration sociale a été élargie en conséquence –, est discriminatoire
à l’endroit des personnes handicapées devenues majeures mais n’ayant pas encore atteint l’âge de
21 ans : C.C., 9 juillet 2020, n° 103/2020.
(99) Loi du 27 février 1987 relative aux allocations aux handicapés, M.B., 1er avril 1987, art. 8, § 1erbis, introduit
en 2007 sur amendement, soutenu par tous les groupes politiques démocratiques, à un projet de loi.
(100) Au moment où le présent texte était mis sous presse, le basculement évoqué a été enfin amorcé,
par le biais d’une modification de l’arrêté royal relatif à la procédure d’octroi des allocations aux per-
sonnes handicapées : arrêté royal du 22 mai 2003 relatif à la procédure concernant le traitement des
dossiers en matière des [sic] allocations aux personnes handicapées, M.B., 27 juin 2003, nouvel art. 3/1,

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22. Dans ces différents cas, et il serait instructif d’en faire un relevé beaucoup plus sys-
tématique, le sentiment domine que les potentialités de l’e-gouvernement demeurent
étrangement sous-exploitées (101), qu’il s’agisse d’aller vers une automatisation pure et
simple ou, plus modestement, vers une  meilleure identification des ayants droit poten-
tiels. Trente ans après la création de la Banque-carrefour, pourquoi les potentialités de
l’interconnexion des administrations et de la mise en réseau de leurs données respectives
ne sont-elles pas davantage utilisées, dans le but de réduire la sous-protection sociale ?

Au vrai, la collecte et l’échange d’informations par voie électronique paraissent pour l’ins-
tant surtout utilisés dans une tout autre direction, celle, que nous évoquions en ouverture
de ce texte, de la lutte contre la fraude sociale. On a ainsi assisté, depuis le début des an-
nées 2010, à un développement considérable des croisements de données à cette fin (102),
qui donnent un rôle central à la Banque-carrefour de la sécurité sociale – du reste en ten-
sion avec celui de « facilitateur » de l’accès aux droits. Ces mesures visent en particulier à
vérifier la composition du ménage déclarée par les intéressés, y compris par le biais du
contrôle des données de consommation d’eau et d’énergie. Elles ont été déployées en
réaction au phénomène, à l’ampleur bien difficile à estimer, des domiciliations fictives (103).
Elles reposent sur les techniques du datamining et du datamatching, qui consistent à re-
cueillir et agréger, puis à comparer entre eux des ensembles contenant de très grandes
quantités de données numérisées, afin d’analyser certains comportements ou situations
et de détecter, par le biais d’algorithmes effectuant des corrélations, ceux qui seraient pro-
blématiques (104). La panoplie des mesures destinées à renforcer la lutte contre la fraude
en matière de prestations sociales par le biais du traitement automatisé de données mé-
riterait à l’évidence un plus large débat, en raison de leur caractère très intrusif dans la vie
privée (105) – et ce d’autant plus que l’expérience de certains pays voisins « précurseurs »
n’est pas toujours rassurante (106).

introduit au printemps 2020 par une loi d’initiative parlementaire, qui entrera en vigueur au plus tard
le 31 janvier 2021.
(101) Dans ce sens, à partir du cas des allocations aux personnes handicapées, M. Dumont, « Les banques
de données au secours des assurés sociaux  : peut mieux faire  !  », Chron. D.S., 2012, pp.  283-285.
Contra, mais dont le verdict nous paraît trop laudatif à l’endroit du système, R. VAn leRbeRGe, « 75 ans
après le pacte social  : un bref historique de l’évolution socio-technique de la sécurité sociale en
Belgique », Revue belge de sécurité sociale, vol. 61, n° 3, « 75e anniversaire de la sécurité sociale », 2019,
p. 441 : « aujourd’hui, l’assuré ne doit que très peu se soucier de prouver ou de garantir ses droits ».
(102) Bien que controversées et souvent évoquées dans le débat public, ces mesures ne sont pourtant guère
étudiées. Il n’en existe ainsi aucune présentation systématique. Pour de premières approches, mais à
présent largement dépassées, voir les références citées à la note n° 3.
(103) On pense ici en particulier aux dispositions relatives au contrôle de l’abus d’adresses fictives par les
bénéficiaires de prestations sociales discrètement adoptées par le biais de la loi-programme (I) du
29 mars 2012, M.B., 6 avril 2012, art. 100 à 105, qui étaient restées lettre morte avant d’être, à la fois,
mises en application et fort durcies en 2016. Le recours en annulation à l’encontre de la loi modifi-
cative de 2016 introduit par la Ligue des droits humains a été largement rejeté par la Cour constitu-
tionnelle : C.C., 15 mars 2018, n° 29/2018. Pour une critique de la loi modificative de 2016, D. Dumont,
V.  Flohimont et J.-F.  NeVen, «  Analyser les données de consommation de tous les Belges pour lutter
contre la fraude sociale : une fausse bonne idée ? », La Libre Belgique, 1er mars 2016.
(104) Voir la très large habilitation qui figure désormais dans la loi organique de la Banque-carrefour : loi du
15 janvier 1990 relative à l’institution et à l’organisation d’une Banque-carrefour de la sécurité sociale,
art. 5bis, introduit en 2018 par la loi qui a créé le Comité de sécurité de l’information dont il va être
question dans un instant (infra, n° 23).
(105) Pour une première discussion, voir, à l’occasion de l’arrêt n° 29/2018 de la Cour constitutionnelle cité
à la note n° 103, C. FieVet, « Utilisation des données de consommation énergétique et lutte contre les
adresses fictives », Revue belge de droit constitutionnel, 2018, pp. 311-333. Antérieurement, voir aussi
les mises en garde prémonitoires, quant au recours au profilage dans le domaine de la lutte contre la
fraude sociale, de E. DeGRAVe, « Contrôle des assurés sociaux et profilage dans le secteur public », J.T.,
2015, pp. 517-519.
(106) On pense ici en particulier au cas du Systeem Risico Indicatie (Sy-RI) développé par les Pays-Bas, actuel-
lement au centre de batailles judiciaires : V. GAntCheV, « Data protection in the age of welfare condi-

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23. Précisément – et on en terminera par là cette première analyse des réponses « tech-
niques » possibles au problème du non-recours –, si une automatisation accrue des droits
était possible, ce qui devrait être systématiquement vérifié, encore faudra-t-il s’assurer que
le recours à grande échelle au croisement de données par voie informatique peut être en-
cadré par une protection suffisante du droit fondamental à la vie privée (107). Or, disons-le
sans détour, et même si c’est sans pouvoir entrer ici dans une analyse détaillée de son
régime juridique (108) : ce droit paraît déjà régulièrement mis à mal dans le contexte du dé-
veloppement de l’e-gouvernement en matière de sécurité sociale. La masse considérable
d’informations relative aux assurés sociaux qui est désormais en circulation rend en effet
techniquement possible, par le biais des recoupements de données à caractère personnel,
des ingérences graves dans la vie des concernés. C’est en particulier le cas pour les presta-
tions qui sont octroyées sous condition de ressources.

Un certain nombre de mécanismes existent certes pour protéger la vie privée (109). C’est
en particulier le cas du Comité de sécurité de l’information créé en 2018, dont la chambre
« sécurité sociale et santé » a pour mission générale de formuler des bonnes pratiques pour
veiller au respect de la vie privée dans le fonctionnement du réseau informatique adminis-
tré par la Banque-carrefour de la sécurité sociale et, plus particulièrement, de donner son
autorisation préalable, au cas par cas, avant que ne soient établis des flux de données à
caractère personnel entre institutions et organismes (110) (111). Mais bien que ses membres
soient tenus d’être impartiaux et sont désignés par la Chambre des représentants (112),

tionality: respect for basic rights or a race to the bottom ? », European Journal of Social Security, vol. 21,
n° 1, 2019, pp. 3-22, qui présente aussi la situation en Allemagne et au Royaume-Uni.
(107) Sur le processus d’informatisation des CPAS en Belgique et ses incidences, voir, même si elles
sont  maintenant déjà un peu datées, compte tenu de l’amplification significative du mouvement
opérée dans les années 2010, les contributions rassemblées dans Quand l’informatique rencontre l’ac-
tion sociale… Regards pluridisciplinaires sur l’informatisation des CPAS (collectif), Namur, Presses uni-
versitaires de Namur, 2007.
(108) Pour une vue d’ensemble, au départ en particulier des articles 22 de la Constitution belge et 8 de
la Convention européenne des droits de l’homme, E. DeGRAVe et Y. Poullet, « Le droit au respect de la
vie privée face aux nouvelles technologies  », dans Les droits constitutionnels en Belgique. Les ensei-
gnements jurisprudentiels de la Cour constitutionnelle, du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation (dir.
M. Verdussen et N. Bonbled), préface de F. Tulkens, vol. 2, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 1001-1035.
(109) Outre ce qui suit, voir notamment les « services de sécurité de l’information » institués dans chacune
des institutions de sécurité sociale, publiques comme privées, par l’arrêté royal du 12 août 1993 relatif
à l’organisation de la sécurité de l’information dans les institutions de sécurité sociale, M.B., 21 août
1993, dont la principale mission est de mettre en place une stratégie interne de promotion du respect
des règles relatives à l’usage des données à caractère personnel. Sur la mise en place de ces services,
voir l’étude pionnière de F. RinGelheim, « Vie privée et protection des données sociales », Revue de droit
social / Tijdschrift voor Sociaal Recht, 1994, pp. 293-315, en particulier pp. 306 et 307 (alors magistrat,
l’auteur a été le premier président du Comité de surveillance de la sécurité sociale, ancêtre de l’actuel
Comité de sécurité de l’information).
(110) Loi du 15 janvier 1990 relative à l’institution et à l’organisation d’une Banque-carrefour de la sécurité
sociale, art. 15 et art. 37 à 52, entièrement refondus par la loi du 5 septembre 2018 instituant le Comité
de sécurité de l’information et modifiant diverses lois concernant la mise en œuvre du règlement (UE)
2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes
physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces
données, et abrogeant la directive 95/46/CE, M.B., 10 septembre 2018, complétés par les art. 2 à 8 de
cette dernière loi, qui instituent le Comité de sécurité de l’information. Pour les cas dans lesquels une
autorisation préalable n’est pas requise, voir l’important arrêté royal du 4 février 1997 organisant la
communication de données sociales à caractère personnel entre institutions de sécurité sociale, M.B.,
3 avril 1997.
(111) Toutes les délibérations de la chambre « sécurité sociale et santé » du Comité de sécurité de l’informa-
tion consécutives à des demandes d’autorisation sont consultables sur le site internet de la Banque-
carrefour de la sécurité sociale : www.ksz-bcss.fgov.be/fr/protection-des-donnees/comite-de-securite-
de-linformation-csi.
(112) Loi du 5 septembre 2018 instituant le Comité de sécurité de l’information, respectivement art. 5 et
art. 2.

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cette chambre « sécurité sociale et santé » a été instituée au sein de la Banque-carrefour


elle-même, dont elle dépend pour ses moyens et son personnel de soutien et dont elle
reçoit un « avis technique et juridique » avant chaque délibération (113). Par contraste, l’or-
ganisme qui la précédait, le Comité sectoriel de la sécurité sociale et de la santé, était pour
sa part constitué au sein de feu la Commission de la protection de la vie privée, soit l’ac-
tuelle Autorité de protection des données, laquelle est tenue d’être indépendante (114), et a
vu ses prérogatives accrues à la faveur de la mise en œuvre en droit interne du règlement
général pour la protection des données (RGPD) de l’Union européenne (115). Précisément,
le Comité de sécurité de l’information a été créé quelques semaines à peine après l’adop-
tion de l’importante loi-cadre de 2018 relative à la protection des personnes physiques à
l’égard des traitements de données à caractère personnel, qui a refondu l’arsenal législatif
préexistant à la faveur de l’entrée en vigueur du RGPD (116), et moyennant des dérogations
à cette loi-cadre. Pourquoi cette évolution, opérée au pas de charge et juste avant les va-
cances parlementaires ? Dans son avis, très sévère mais passé un peu inaperçu, la section
de législation du Conseil s’était étonnée des dérogations apportées à la législation-cadre et
avait mis en doute leur conformité aux prescrits, notamment, du RGPD (117). La Commission
de la protection de la vie privée – alors sur le point de devenir l’Autorité de protection des
données – avait préalablement exprimé elle aussi des réserves importantes (118). A la suite
de ces critiques, le projet de loi avait été revu de manière seulement assez marginale, et
sans suivre les principales recommandations formulées. Le résultat final offre-t-il toutes les
garanties suffisantes pour prévenir les conflits d’intérêts (119) ?

(113) Loi du 15 janvier 1990 relative à l’institution et à l’organisation d’une Banque-carrefour de la sécurité
sociale, art. 41 et art. 42.
(114) Loi du 3 décembre 2017 portant création de l’Autorité de protection des données, M.B., 10 janvier
2018, qui a été substituée aux dispositions propres à la Commission de protection de la vie privée de
la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données
à caractère personnel. L’Autorité de protection des données peut demander au Comité de sécurité de
l’information de reconsidérer ses décisions lorsque celles-ci lui apparaissent contraires « aux normes
juridiques supérieures » : loi du 15 janvier 1990 relative à l’institution et à l’organisation d’une Banque-
carrefour de la sécurité sociale, art. 39, § 2, al. 2.
(115) Règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protec-
tion des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre
circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection
des données), J.O., L 119, 4 mai 2016, p. 1.
(116) Loi du 30 juillet 2018 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de
données à caractère personnel, M.B., 5 septembre 2018, qui a achevé de remplacer la loi, alors déjà
partiellement abrogée (supra, note n° 114) du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée
à l’égard des traitements de données à caractère personnel.
(117) Avis du Conseil d’Etat n° 63.202/2 du 26 avril 2018, Doc. parl., Chambre, 2017-2018, n° 54 3185/001,
pp. 120-145.
(118) Commission de la protection de la vie privée, avis n° 34/2018 du 11 avril 2018 concernant un avant-pro-
jet de loi instituant le Comité de sécurité de l’information (…), 21 p., consultable sur le site de l’Au-
torité de protection des données : www.autoriteprotectiondonnees.be, rubrique « Publications », puis
« Avis ».
(119) Dans ce registre, il paraît difficile de ne pas évoquer, tant elle est hors normes, la situation singulière
de Frank Robben (voir supra, la note n° 80) : assurément pionnier et visionnaire, et à l’expertise sans
égale en Belgique, l’homme est aussi controversé, en raison de son omniprésence et des nombreuses
fonctions clés qu’il cumule. En plus d’être administrateur général de la Banque-carrefour, l’intéressé
est en effet également, mais cela de droit, administrateur général de la plateforme eHealth, qui est le
réseau propre aux acteurs de la santé et où circulent les données médicales, ainsi qu’administrateur
délégué de l’ASBL Smals, laquelle est le principal fournisseur de services et applications informatiques
aux institutions de sécurité sociale en Belgique – parmi lesquelles la Banque-carrefour et eHealth –,
tout en siégeant par ailleurs à l’Autorité de protection des données, soit l’instance de contrôle de la
Banque-carrefour et d’eHealth. Il est aussi notoire qu’il est régulièrement sollicité, compte tenu de
son expertise, pour participer à la rédaction de textes légaux et réglementaires, comme ça a été le
cas pour l’adoption des législations organiques de la Banque-carrefour, d’eHealth et du Comité de
sécurité de l’information. Par conséquent, il apparaît impliqué sur tous les plans : comme exécutant

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De manière plus générale, il y a urgence à procéder à une confrontation systématique des


règles en vigueur et des pratiques administratives existantes – lesquelles trouvent parfois
leur siège dans de simples circulaires non publiées – au régime constitutionnel et suprana-
tional du droit fondamental à la vie privée (120). Dans cette perspective, il importe de s’as-
surer que, à chaque fois, la collecte et l’échange des informations mises en place : premiè-
rement, reposent sur une base légale, au sens formel du terme, afin d’être soigneusement
encadrées par le législateur au terme d’une délibération démocratique, mais aussi au sens
matériel du terme, de manière à ce que tout un chacun soit en mesure de comprendre ce
qui va advenir de ses données  ; deuxièmement, poursuivent des finalités légitimes, qui
doivent être clairement déterminées et explicitées ; et, troisièmement, n’aillent pas au-delà
de ce qui est nécessaire au regard desdites finalités, c’est-à-dire se limitent aux données
dont le partage apparaît pertinent et indispensable pour atteindre les finalités poursuivies.

L’enjeu global est de vérifier que la multiplication des flux d’informations continue bien à
servir sa finalité initiale, celle de faciliter la vie quotidienne des citoyens et des employeurs,
sans permettre l’émergence d’un big brother, prenant la forme d’une méta-base de don-
nées où pléthore d’organismes pourraient, une fois une accréditation obtenue, partir à la
pêche aux informations les plus variées, toutes aisément corrélables au numéro d’identi-
fication au Registre national des personnes physiques et donc susceptibles d’être recou-
pées. Transparence oblige, il est aussi important que les assurés sociaux disposent d’un
droit de regard sur les données collectées à leur sujet et sur leur (multi-)usage, en ayant la
possibilité d’en prendre connaissance aisément et, au besoin, de les faire rectifier (121). C’est
important pour préserver la confiance du citoyen dans l’Etat et lui permettre de garder une
certaine maîtrise des informations sur la base desquelles les décisions sont prises. Il est cru-
cial, en particulier, de pouvoir faire opérer une correction s’il apparaît qu’une information
erronée est en circulation, dans la mesure où la réutilisation des données peut entraîner
des effets en cascade (122). Pour cela, et c’était notre point de départ, la possibilité d’une
interaction avec un être humain demeure irremplaçable…

administratif, comme fournisseur technique et comme contrôleur – quand ce n’est pas en plus, à la
demande du politique, comme plume du législateur.
(120) Dans cette direction, voir les premiers repérages de M. CAllens et M. MoRel, « Uitwisseling van medi-
sche gegevens tussen artsen betrokken bij de sociale zekerheid », dans Actuele problemen van het
socialezekerheidsrecht, op. cit., pp. 329-375, en matière de santé, et, sur un mode plus journalistique,
de C. FieVet, « Le rapport social électronique : informatisation du travail social à outrance ? », Revue du
droit des technologies de l’information, n° 66-67, 2017, pp. 145-164 et Id., « Risques et opportunités de
l’utilisation du numérique pour la protection des plus pauvres », dans Vulnérabilités et droits dans l’en-
vironnement numérique (dir. H. Jacquemin et M. Nihoul), Bruxelles, Larcier, coll. « Faculté de droit de
l’UNamur », 2018, pp. 519-550, en matière d’aide sociale. Sur le régime juridique du droit fondamental
à la vie privée et les exigences précises qui en découlent, voir l’étude citée à la note n° 108.
(121) A ce sujet, voir les analyses juridiques et pratiques ainsi que les propositions de E. DeGRAVe, « L’obligation
de collecter les données à caractère personnel via la Banque-carrefour de la sécurité sociale : un ren-
forcement de la responsabilité des institutions de sécurité sociale », op. cit., n° 22 à 38, pp. 548-557. Sur
ce qu’on (ne) peut (pas) attendre du RGPD, adopté entretemps, en termes de garanties protectrices
face aux processus décisionnels automatisés : S. WAChteR, B. MittelstAdt et L. FloRidi, « Why a right to ex-
planation of automated decision-making does not exist in the General Data Protection Regulation »,
Journal of International Data Privacy Law, vol. 7, n° 2, 2017, pp. 76-99.
(122) L’expérience d’un certain nombre de pays, dans lesquels l’automatisation des processus décisionnels
par le recours à des algorithmes a été poussée loin, n’est pas franchement rassurante, compte tenu
de l’opacité qui entoure ces processus : W. VAn lAnCkeR, « Automating the welfare state: consequences
and challenges for the organization of solidarity », texte présenté lors de la 17e conférence annuelle
du European Network for Social Policy Analysis (ESPAnet) organisée par le Swedish Institute for Social
Research de l’Université de Stockholm, 2019, pp.  7-11. Sur le cas, comme toujours décoiffant, des
Etats-Unis, qui donne à voir à peu près tout ce qu’il ne faut pas faire, V. EubAnks, Automating inequality.
How high-tech tools profile, police, and punish the poor, New York, St. Martin’s Press, 2018. Pour une
critique plus fondamentale du recours massif au profilage algorithmique comme technique de gou-
vernance, auquel il est fait le reproche d’obérer la figure du sujet de droit, F. Ost, A quoi sert le droit ?
Usages, fonctions, finalités, Bruxelles, Bruylant, coll. « Penser le droit », 2016, pp. 305-315.

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24. En conclusion de l’exploration préliminaire qui précède, on voit que les probléma-
tiques dont les juristes préoccupés par le phénomène du non-recours doivent s’empa-
rer sont nombreuses, diversifiées et d’une grande importance pratique, qu’il s’agisse de
l’analyse comparée des procédures d’octroi ou de l’enjeu de la protection de la vie privée
des assurés sociaux, en passant par la faisabilité technique d’un octroi plus proactif des
prestations. Cadrer ces problématiques à partir d’un regard de juriste constituerait une
contribution fort bienvenue au débat, et très complémentaire par rapport aux analyses
susceptibles d’être déployées – ou d’ores et déjà déployées – à partir d’autres disciplines.

B. Repenser les formes des prestations sociales à la lumière de l’enjeu de l’accès


aux droits

25. Avancer sur la voie d’une plus grande automatisation de l’accès aux droits sociaux
implique de progresser de concert sur le terrain de l’harmonisation d’un certain nombre
de concepts juridiques. C’est indispensable pour réduire la complexité des dispositifs à
administrer et compte tenu des effets souvent induits par le bénéfice de certains sur l’éli-
gibilité à d’autres : si l’on veut fluidifier les octrois, il est important d’en rapprocher les élé-
ments « déclencheurs ». On pense typiquement à des concepts comme ceux de ménage,
de résidence, de cohabitation, de personne à charge, de revenus, de ressources, etc., qui
connaissent beaucoup de variations d’une réglementation à l’autre.

La difficulté est que, précisément, le droit belge de la sécurité sociale dispose de très peu
de notions uniformes et est connu, de manière générale, pour sa qualité légistique parti-
culièrement médiocre (123). On sait en effet que de nombreuses problématiques sont trai-
tées de manière distincte dans les différentes branches du système, sans manifestement
que la cohérence et la lisibilité des textes normatifs constituent une réelle préoccupation.
Jusqu’à présent, l’informatisation de la sécurité sociale semble avoir pu être déployée sans
s’attaquer de front à ce défi (124), et plutôt en prospérant malgré lui, au prix de nombreuses
prouesses techniques. Que ce défi n’ait pas été davantage pris à bras-le-corps constitue un
obstacle dans le combat contre le sous-recours aux prestations sociales.

(123) D. Dumont, « Le droit de la sécurité sociale en quête de cohérence, la doctrine sociale au défi de la
transversalité », dans Questions transversales en matière de sécurité sociale (dir. D. Dumont), Bruxelles,
Larcier, coll. «  UB3  », 2017, pp.  7-10. Sur l’évidement du principe de légalité en matière de sécuri-
té sociale, qui n’est pas sans lien avec la problématique qui nous occupe ici, id., « Que reste-t-il du
principe de légalité en droit de la sécurité sociale ? Sécurité sociale et démocratie parlementaire »,
Revue de droit social / Tijdschrift voor Sociaal Recht, 2017, n° 1-2, « Aux sources du droit social. En hom-
mage à Micheline Jamoulle / Sociaal recht, over bronnen en herbronnen. Als eerbetoon aan Micheline
Jamoulle » (dir. D. Dumont et F. Dorssemont), pp. 113-146, spéc. n° 32, pp. 144-146 pour quelques
réflexions sur la plausibilité et la désirabilité d’une stratégie de restauration de la loi en matière de
sécurité sociale.
(124) Il faut bien mentionner les deux arrêtés de pouvoirs spéciaux de 2001 qui ont commencé à harmo-
niser, dans le régime de sécurité sociale des travailleurs salariés, et celui-ci uniquement, un certain
nombre de notions liées au temps de travail, d’une part, et à la rémunération, de l’autre : arrêté royal
du 10 juin 2001 portant définition uniforme de notions relatives au temps de travail à l’usage de la
sécurité sociale, en application de l’article 39 de la loi du 26 juillet 1996 portant modernisation de la
sécurité sociale et assurant la viabilité des régimes légaux des pensions, M.B., 31 juillet 2001, et arrêté
royal établissant la notion uniforme de « rémunération journalière moyenne » en application de l’ar-
ticle 39 de la loi du 26 juillet 1996 portant modernisation de la sécurité sociale et assurant la viabilité
des régimes légaux des pensions et harmonisant certaines dispositions légales, M.B., 31 juillet 2001,
l’un et l’autre fondés, comme leur intitulé l’indique, sur la loi de modernisation de la sécurité sociale
de 1996. Ce sont des initiatives importantes et méritoires, qui ont été entreprises essentiellement
pour faciliter le calcul et la perception des cotisations sociales, ainsi que l’établissement des droits
que ces cotisations ouvrent. Mais il faut bien constater que leur ampleur demeure limitée au regard
de l’immensité du chantier de la simplification.

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26. L’évocation du défi de l’harmonisation nous amène en réalité vers les questions plus
fondamentales qui mériteraient, elles aussi, d’être explorées par les chercheurs interpellés
par le phénomène du non take-up. C’est que codifier, harmoniser et simplifier la législa-
tion de sécurité sociale n’a évidemment rien d’une tâche qui serait, complexe certes, mais
avant tout voire purement technique, tant ces opérations impliquent de poser des choix
éminemment politiques, dont les conséquences peuvent être considérables. Dans quelles
directions orienter ces choix ? Sans exhaustivité, nous épinglerons ici, toujours en ayant à
l’esprit l’enjeu du non take-up, trois axes dans lesquels il y a certainement matière à inves-
tigation pour les juristes qui souhaitent s’emparer de la problématique en relais avec les
autres sciences humaines.

Ces trois axes, nous les déplierons rapidement chacun à leur tour, en nous souvenant plus
particulièrement que, comme on l’a vu dans la première partie de ce texte, le non-recours
est susceptible de résulter, non pas seulement d’un manque d’information ou de procé-
dures trop complexes, mais également d’un désaccord sur le contenu de l’offre publique.
Aux côtés des variantes du non take-up que sont la non-connaissance et non-réception,
sévit en effet aussi la non-demande : l’assuré social sait qu’il est potentiellement éligible à
une prestation ou un service, des contours duquel il a au moins une vague perception, et
il a plus ou moins connaissance des démarches à effectuer, mais il ne souhaite pas entre-
prendre ces dernières. Ce refus de l’offre interpelle, en tout cas quand il connaît une cer-
taine ampleur et si l’on considère que les expériences de vie des usagers sont constitutives
d’une parole à entendre. Il rappelle que le problème du non-recours ne peut pas être af-
fronté uniquement dans une perspective gestionnaire, aussi importante et même cruciale
cette dernière soit-elle, c’est-à-dire par la résolution des difficultés d’ordre pratique qui
entravent le plein accès aux droits sociaux – ce qu’on appellerait, en langage managérial
contemporain, « l’optimalisation des process ». Le phénomène constitue également une
porte d’entrée pertinente pour revisiter de manière critique un certain nombre de débats
classiques en politique sociale, relativement à la forme que doivent revêtir les prestations
sociales.

Les trois interrogations clés que l’angle de la sous-utilisation des droits fait à notre avis re-
monter à la surface sont les suivantes. Premièrement, la composition du ménage doit-elle
continuer à exercer une influence sur le montant des allocations sociales ? Deuxièmement,
à quelles conditions doit-il être possible de cumuler une prestation de sécurité sociale
avec des ressources propres ? Troisièmement, quelles exigences d’insertion socioprofes-
sionnelle, à supposer qu’il en faille, doivent être imposées en contrepartie de l’octroi de
droits (125) ? Chacune de ces trois interrogations gagne à être reprise à la lumière de l’enjeu
spécifique de l’accès aux droits.

27. En premier lieu, les montants des prestations doivent-ils rester modulés en fonction
de la situation familiale des bénéficiaires, ou faut-il tendre vers leur individualisation ?

Pour l’instant, on pratique presque toujours, dans la sécurité sociale belge, la modulation
familiale. Il en va ainsi depuis l’origine dans les prestations de nature assistancielle, mais il
en va de même aussi depuis les années 1980, et bien que ce soit nettement moins évident
sur le plan conceptuel, du côté de la majorité des assurances sociales. Des deux côtés de

(125) On trouvera de plus amples développements, descriptifs puis propositionnels, sur chacune de ces
trois interrogations dans D. Dumont, Le revenu de base universel, avenir de la sécurité sociale ? Une intro-
duction critique au débat, préface de O. De Schutter et postface de P. Defeyt et D. Zamora, Bruxelles,
Editions de l’Université de Bruxelles, 2020, à paraître. Ces développements sont, dans ledit livre, dé-
pliés sans être animés par un fantasme de grande simplification radicale  : ils sont marqués par la
conscience que la complexité des dispositifs est en partie le décalque de la diversité des situations de
vie et de la difficulté des arbitrages de fond à opérer. On le précise ici simplement, faute de pouvoir le
faire apparaître plus explicitement dans les pages qui suivent.

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la summa divisio du droit de la sécurité sociale – aide et assurance –, on distingue en ef-


fet habituellement différentes catégories de bénéficiaires. On sait que, généralement, les
différentes catégories de bénéficiaires distinguées sont, moyennant des dénominations
exactes et des contours précis qui varient fort selon les branches : premièrement, les per-
sonnes ayant charge de famille – les chefs de ménage, dans le langage administratif cou-
rant –, c’est-à-dire, et c’est en réalité assez restrictif, les personnes assumant au moyen de
leur seule allocation sociale la charge d’une famille ; deuxièmement, les personnes isolées,
c’est-à-dire les personnes vivant seules, ou juridiquement considérées comme telles ; et,
troisièmement, les cohabitants, c’est-à-dire les personnes qui, d’une part, vivent sous le
même toit que d’autres et qui, d’autre part, partagent avec celles-ci les principales dépen-
ses et tâches de la vie courante. Les montants varient en général du simple au double selon
que l’on a la qualité de cohabitant ou de chef de ménage, les personnes isolées percevant,
quant à elles, un montant situé à mi-chemin entre les deux. Par ailleurs, l’allocation des co-
habitants est souvent diminuée d’une partie des ressources propres aux autres personnes
présentes dans le foyer, à tout le moins celles du partenaire de vie.

Cette différenciation du montant des allocations en fonction de la situation personnelle


et familiale de l’assuré social est fondée sur le présupposé que les besoins ne sont objecti-
vement pas les mêmes selon que l’on vit avec des enfants ou un partenaire sans revenus,
ou bien seul, ou bien encore en communauté. La vie en commun permet en effet des
économies d’échelle. Certes, mais il n’empêche que le découpage des catégories connaît
en réalité des nuances significatives d’une branche à l’autre, dans le détail desquelles on
n’entrera pas ici (126), de sorte qu’une même personne n’a pas nécessairement le même sta-
tut selon le secteur de la sécurité sociale dont elle relève. Outre qu’il est ainsi intrinsèque-
ment générateur de difficultés juridiques et administratives, en raison de sa complexité, le
recours à la sélectivité familiale pose des problèmes plus fondamentaux.

Le moindre n’est pas, du point de vue de l’accès aux droits, et pas seulement sociaux, que
la modulation entraîne par ricochet la possibilité d’interférences très significatives dans les
choix de vie personnels des bénéficiaires. C’est que, compte tenu du partage des non-chefs
de ménage en deux catégories distinctes, dont la seconde (cohabitants) est indemnisée à
des conditions beaucoup plus défavorables que la première (isolés), la ligne de démarca-
tion entre les situations d’isolé et de cohabitant revêt une importance particulière pour
les assurés sociaux concernés, qui souhaitent bien souvent échapper au statut de coha-
bitant, mais aussi pour l’institution de sécurité sociale concernée, qui tient les cordons de
la bourse. Cette situation décourage clairement la solidarité informelle, tout en ouvrant
la voie, dans le même temps, au déploiement de contrôles de plus en plus intrusifs voire
vexatoires des comportements et des lieux de vie privés. Cela peut être de nature à amener
certains assurés sociaux à renoncer à l’exercice de leurs droits.

Partant, ne faut-il pas faire en sorte que les personnes en bas de l’échelle sociale cessent
d’être menacées de perdre de l’argent, et parfois beaucoup d’argent, simplement parce
que les circonstances de la vie les amènent à former ou rejoindre un ménage, et d’avoir
ainsi à subir des immixtions humiliantes dans l’exercice d’une liberté qui est vue comme
évidente pour tous les autres citoyens ? Ne faut-il pas aussi mettre un terme au jeu malsain
du chat et de la souris que les bénéficiaires et les institutions sont amenés à jouer malgré
eux ? Bref, ne faut-il pas, et sans pour autant nécessairement renoncer à toute modulation
familiale (127), liquider le statut de cohabitant et individualiser davantage les montants ?

(126) Pour une cartographie comparative de l’incidence du mode de vie en sécurité sociale, voir le bel essai
de J. GilmAn, « Les catégories de bénéficiaires en droit de la sécurité sociale : une surprenante cohé-
rence », Revue de droit social / Tijdschrift voor Sociaal Recht, 2019, pp. 387-441.
(127) Pour une discussion nuancée, B. CAntillon, J. Ghysels et M. De Wilde, « L’individualisation de la sécurité
sociale, entre utopie et égarement », Revue belge de sécurité sociale, vol. 51, n° 2, « L’individualisation
des droits en sécurité sociale », 2009, pp. 243-259.

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Voilà une première veine de discussion susceptible d’être creusée, à laquelle les juristes
pourraient utilement contribuer, ne serait-ce qu’en établissant, pour commencer, un état
des lieux comparatif circonstancié des différentes catégorisations, afin de mettre en car-
te la complexité et les problèmes qu’elle pose.

28. En second lieu, les droits doivent-ils être octroyés sous condition de ressources, ou
faut-il au contraire privilégier l’universalité ?

Comme on le sait, les revenus minimums résiduaires – ce sont eux qui vont retenir plus
particulièrement notre attention s’agissant de ce second questionnement – sont systéma-
tiquement means-tested, c’est-à-dire octroyés sous condition de ressources. Puisque l’aide
sociale est ciblée sur les personnes qui sont le plus dans le besoin, elle est réservée à celles
et ceux qui ne peuvent pas compter sur leurs ressources propres pour assurer leur subsis-
tance, et qui ne peuvent pas non plus prétendre à un revenu de remplacement suffisant.
L’état de besoin pécuniaire est défini par la possession de ressources d’un montant infé-
rieur à certains seuils, qui varient selon les catégories familiales que l’on vient d’évoquer.

Intuitivement, l’aide sociale et son corollaire, le ciblage, paraissent présenter l’avantage de


concentrer les moyens alloués à la protection sociale sur les personnes dont les ressources
sont les plus faibles, et qui ont donc le plus besoin de soutien. Par contraste, les program-
mes de nature universelle auraient pour effet, entend-on parfois, de faire bénéficier de la
redistribution des personnes qui n’en auraient pas besoin, voire de privilégier indûment les
classes moyennes et supérieures (128).

Sans entrer ici de plain-pied dans le vaste débat qui oppose les tenants de l’universalisme
et de la sélectivité (129), on peut relever que cette dernière, inhérente à l’aide sociale, pré-
sente en réalité des inconvénients significatifs sous l’angle de l’activation des droits. Pour
ne pas changer, il faut d’abord souligner le caractère particulièrement complexe des règles
relatives à la comptabilisation des ressources dans les prestations assistancielles (130), com-
plexité dont les incidences pratiques sont importantes. Pour chaque dispositif, la régle-
mentation applicable détermine en effet au moyen de règles très détaillées les ressources
qui entrent en ligne de compte dans le cadre de l’enquête sociale et les modalités de leur
valorisation. Dans les différentes branches, le principe général est celui de la prise en con-
sidération de toutes les ressources, quelle qu’en soit la nature ou l’origine. Mais ce principe
général de la prise en considération de toutes les ressources, quelles qu’elles soient, fait
l’objet de nombreux aménagements. Par exception, une partie de l’éventuel revenu du
travail n’est ainsi généralement pas prise en compte. De même sont immunisées certai-

(128) C’est ce qu’on appelle en politique sociale l’« effet Matthieu », par quoi l’on entend – en référence à la
parabole des talents dans l’Evangile selon saint Matthieu – les formes de redistribution qui accroissent
les inégalités relatives au lieu de réduire les écarts, parce qu’elles bénéficient de manière dispropor-
tionnée au haut de l’échelle sociale : H. DeleeCk, « L’effet Mathieu : de la répartition inégale des biens
et services collectifs », Recherches sociologiques, vol. 9, n° 3, « Politiques sociales et rapports sociaux »,
1978, pp. 301-326.
(129) Pour nous en tenir à celui-là, voir le célèbre article de W. KoRPi et J. PAlme, « The paradox of redistri-
bution and strategies of equality: welfare state institutions, inequality, and poverty in the Western
countries », American Sociological Review, vol. 63, n° 5, 1998, pp. 661-687.
(130) Il est révélateur de constater que là où l’on peut trouver dans la doctrine quelques études panora-
miques, voire à visée comparative, sur le découpage des catégories de bénéficiaires (voir la contri-
bution citée à la note n° 126, ainsi que les références qu’elle mobilise), les règles relatives au calcul
des ressources n’ont par contre jamais fait l’objet, à notre connaissance en tout cas, d’une analyse
transversale. Le simple volume du chapitre consacré à l’enquête sur les ressources en matière de
revenu d’intégration et d’aide financière équivalente dans le manuel de référence sur le sujet, donne
une idée de la complexité de la matière : F. Bouquelle, P. LAmbillon et K. StAnGheRlin, « L’absence de res-
sources et l’état de besoin », Aide sociale – Intégration sociale. Le droit en pratique (dir. h. Mormont et
K. Stangherlin), Bruxelles, la Charte, 2011, pp. 245-317.

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nes prestations de sécurité sociale comme les allocations familiales, ainsi que les pensions
alimentaires et les bourses d’études. Par dérogation au principe de base, ces différentes
ressources peuvent donc être cumulées avec le revenu minimum sollicité. Par ailleurs, des
dispositions particulièrement compliquées régissent la valorisation des revenus mobiliers
et des biens immeubles, dispositions qui articulent habituellement un abattement forfai-
taire puis des pourcentages de prise en compte qui augmentent en fonction des tranches.
Le détail technique de ces différentes règles varie de surcroît fort d’une branche à l’autre.
Dans certains cas, on se base ainsi sur les revenus de l’année en cours et les données af-
férentes à ceux-ci qui sont communiquées par le demandeur lui-même, tandis que dans
d’autres, ce sont les revenus retenus par l’administration fiscale pour l’établissement de
l’impôt des personnes physiques qui servent de point de référence. Et on en passe.

A l’instar de la délimitation des catégories de bénéficiaires, le calcul des ressources n’a


jamais fait l’objet à ce jour d’une refonte visant à en accroître la cohérence, pas même
d’une harmonisation aux fins d’en améliorer ne serait-ce que la lisibilité, très relative. Le
paradoxe est que le fatras de règles, si l’on nous permet l’expression, qui gouverne la ma-
tière a pour destinataire les assurés sociaux qui sont a priori le plus en difficulté, à savoir
les bénéficiaires ou candidats bénéficiaires de l’aide sociale, confrontés à l’isolement, la
vieillesse ou le handicap, et la détresse que suscite la précarité de manière générale. Plus
fondamentalement, et s’agissant du sujet qui nous intéresse, il est assez vraisemblable, au
vu des expériences étrangères, et même si la recherche sur le sujet n’en est encore qu’à ses
balbutiements en Belgique, que les règles en question contribuent à susciter un important
non-recours, dans la mesure où le ciblage va presque systématiquement de pair avec des
taux de non take-up (beaucoup) plus élevés. S’il en va ainsi, c’est notamment en raison de la
plus grande complexité administrative des programmes assistanciels, essentiellement liée
aux enquêtes sur les ressources compliquées que leur octroi nécessite, mais aussi en raison
de la crainte de la stigmatisation que peut faire naître l’obligation pour le demandeur de se
« mettre à nu » : des ayants droit se refusent à le faire (131) (132).

A l’inverse des prestations sélectives octroyées sous condition de ressources, les dispositifs
assuranciels présentent en général un coût administratif bien moindre, en raison de leur
design plus simple. Et ils n’impliquent pas de dévoiler sa situation pécuniaire personnelle.
Les revenus de remplacement et de complément ne sont en effet pas octroyés ou refusés
selon que l’assuré social dispose ou non de ressources d’un certain niveau  : c’est le fait
d’avoir travaillé et cotisé sur son revenu professionnel pendant un certain temps qui ouvre
l’éligibilité, et non le dénuement matériel. Partant, les ressources personnelles sont, en

(131) P. WARin, Le non-recours aux politiques sociales, op. cit., pp. 61-82. Dans le contexte de l’aide sociale
en Belgique, et dans une perspective socio-juridique, M. VAn leuVenhAeGe, « De last van de bewijslast.
Waarom het bewijs in OCMW-zaken moeilijkheden oplevert voor de burger in armoede  », dans
Armoede en sociale uitsluiting. Jaarboek 2018 (dir. J. Coene et al.), Louvain, Acco, 2018, pp. 239-258.
Adde S. MARChAl et M. De Wilde, « De bijstand : wat als het maatwerk achter de feiten aanholt ? », op. cit.,
pp. 283-284.
(132) De manière provoquante, feu l’économiste (progressiste) britannique Anthony Atkinson a soutenu
que le non take-up n’est en réalité pas nécessairement un problème majeur. Selon lui, l’enjeu clé n’est
en effet pas tellement de savoir si le taux de recours à un dispositif déterminé est élevé ou non, mais
si ce dispositif est bien configuré de manière à atteindre celles et ceux qu’il doit atteindre en priorité.
Selon lui, un taux d’activation faible d’un droit peut être le signe d’un champ d’application trop large :
A. Atkinson, « The take-up of social security benefits », dans Poverty and social security (dir. A. Atkinson),
New York/Londres, Harvester Wheatsheaf, 1989, pp. 190-207. L’interpellation n’est pas complètement
absurde  : l’indicateur du taux de recours doit effectivement être appréhendé de manière critique,
comme un révélateur de problèmes plutôt que comme une variable dont la maximisation serait à
elle seule un signe de réussite. Pour autant, l’objection ne paraît pas résister à l’épreuve des faits, dans
la mesure où les indications disponibles concourent à montrer que, en général, le public des « non-
recourants » concentre de manière disproportionnée des ayants droit qui, précisément, sont dans des
situations de grand besoin et pâtissent de leur sous-consommation des droits.

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règle, sans incidence sur l’accès aux prestations. Ces dispositifs n’impliquent en effet pas
de devoir opérer de partage entre les nécessiteux et les autres. Du coup, on peut raison-
nablement tabler, à l’aune à nouveau des enseignements répétés accumulés dans nos pays
voisins, sur des taux de non-recours plus faibles, et donc une effectivité accrue dans la lutte
contre la pauvreté.

Dans la foulée de ces constats, certains appellent, à rebours des tendances actuelles (133), à
un reformatage des prestations sociales en direction de plus d’universalité plutôt que de
sélectivité (134). Dire jusqu’où il faut aller en ce sens implique évidemment un large débat,
adossé à une expertise multiple. Ni omniscients, ni inutiles pour autant, les juristes pour-
raient, dans cette seconde veine de discussion, apporter un éclairage utile à tout le moins
en cartographiant avec précision les règles de prise en compte des ressources dans les
différentes branches de la sécurité sociale concernées et en mettant en lumière les diver-
gences, de manière à préparer le terrain d’une possible simplification et harmonisation.

29. Enfin, en troisième et dernier lieu, les droits doivent-ils demeurer liés à des exigences
de contrepartie, et lesquelles, ou faut-il les garantir de manière moins conditionnelle ?

En Belgique comme ailleurs, la sécurité sociale connaît depuis l’origine des mécanismes
de contrepartie divers et variés dans les secteurs qui s’adressent aux personnes en âge et
capables de travailler. En matière d’assurance chômage et d’aide sociale, tous les Etats-
providence ont ainsi toujours maintenu une connexion, plus ou moins forte selon les pays,
les périodes et les branches, entre la couverture des risques par la sécurité sociale, d’une
part,  et l’obligation mise à charge des bénéficiaires de prestations d’accomplir certains
efforts en termes de réinsertion socioprofessionnelle, d’autre part. Partout, le versement
d’indemnités aux individus qui font partie de la population active a toujours été formel-
lement lié à la perspective d’un retour ou d’une entrée dans le monde du travail (135).

Ce trait structurel a été fort durci par la vague contemporaine de l’activation, soit l’idée
dans l’air du temps, depuis le changement de siècle et la transformation progressive de
l’Etat-providence en Etat social actif (136), qu’il importe de rapprocher les personnes sans
emploi bénéficiaires d’une prestation sociale de la perspective d’une participation au
marché du travail (137). Si les mesures d’activation peuvent prendre la forme d’une amé-
lioration de l’aide fournie par les services publics de l’emploi, d’un développement de
l’accompagnement individualisé des demandeurs d’emploi ou d’investissements accrus
dans la formation professionnelle, elles consistent aussi souvent, et de plus en plus, en un
renforcement, parfois drastique, des conditions à satisfaire pour pouvoir bénéficier d’une
prestation de sécurité sociale. La tendance dominante semble, depuis la crise économique

(133) Depuis les réformes restrictives en matière d’assurance chômage opérées au début des années 2010
plus particulièrement, on observe, au sein des transferts sociaux, une nette augmentation de la part
relative occupée par l’aide sociale, doublée d’un recul de la part de la sécurité sociale assurancielle :
G. VAlenduC, « Distribution et redistribution des revenus : évolution des inégalités en Belgique », op. cit.,
p. 44.
(134) Dans le contexte belge, et expressément au nom de l’endiguement du non-recours, I. NiCAise, « Hoe
waterdicht is het leefloon? », op. cit., pp. 158-163. Voir également, mais plutôt en faveur d’un uni-
versalisme qui s’accommode de différenciations (targeting within universalism), B.  CAntillon, avec la
collaboration de L. Buysse, De staat van de welvaartsstaat, op. cit., p. 410.
(135) Pour un développement de ce point, D. Dumont, « Activation rime-t-elle nécessairement avec stigmati-
sation ? Une mise en perspective critique du procès de l’Etat social actif », Droit et société, n° 78, 2011,
pp. 449-456.
(136) Pour une introduction à ce concept et à ses traductions juridiques dans le contexte belge, Id., « Vers
un Etat social "actif" ? », J.T., 2008, pp. 133-139.
(137) Pour cette définition, Id., La responsabilisation des personnes sans emploi en question, Bruxelles, la
Charte, coll. « Association belge pour le droit du travail et de la sécurité sociale », 2012, n° 759, p. 421.

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globale de 2008, surtout à la mise en œuvre de réformes relevant de ce second versant (138).
C’est ainsi que, partout, l’intensité des recherches actives d’emploi auxquelles les alloca-
tions de chômage et d’aide sociale sont subordonnées tend à être renforcée, par le biais
d’un monitoring toujours plus serré des demandeurs d’emploi.

Le renforcement des conditions comportementales imposées dans le sillage de la vague


de l’activation conduit à un accroissement de la pression mise sur les assurés sociaux et une
augmentation simultanée des mesures d’exclusion, surtout à l’endroit des personnes les
moins qualifiées, ainsi qu’en témoigne en particulier le cas de l’assurance chômage depuis
le milieu des années 2000 (139). Il conduit également, et c’est cela surtout qui nous intéresse
ici, à faire « sortir du radar » une part non négligeable des ayants droit, en particulier lorsque
ceux-ci perçoivent les démarches d’insertion professionnelle prescrites comme irréalistes,
disproportionnées ou inutiles au regard de leur vécu (140). Des études réalisées à la suite de
la limitation dans le temps des allocations d’insertion ouvertes sur la base des études ont
ainsi mis en évidence, à partir d’entretiens avec des bénéficiaires arrivés en fin de droit,
qu’un certain nombre d’entre eux « disparaissent dans la nature » à l’issue de l’exclusion,
n’étant pas parvenus à intégrer le marché de l’emploi tout en ne souhaitant pas ou plus
faire appel aux services publics en mesure de leur octroyer un soutien, qu’il soit pécuniaire
ou en nature, tels le CPAS et le service régional de l’emploi et de la formation (141). Ces per-
sonnes sortent donc des statistiques du chômage sans pour autant avoir retrouvé le che-
min du travail, contrairement à l’objectif affiché. Pareil mouvement de repli, aimanté par la
préoccupation de se mettre à l’abri de la « multiplication des épreuves de vérification » (142),
épreuves vécues comme usantes ou vexatoires, interpelle à l’évidence.

Il semble clair aujourd’hui que la sur-conditionnalisation des droits qui découle de


l’hypertrophie de certaines mesures de contrepartie conduit à mettre sur les assurés so-
ciaux une pression excessive. Cette pression apparaît intenable et même contre-productive
pour une part significative d’entre eux. Encore une fois, mais plus encore que dans les deux
problématiques qui viennent d’être évoquées tour à tour, on a ici bien affaire, non pas
tellement à l’administration déficiente d’un dispositif, mais plutôt à une difficulté dans la
conception même de celui-ci, à une difficulté dans sa « production » plus que dans son

(138) E. DeRmine et D. Dumont, « Activation policies for the unemployed, the right to work and the duty to
work : which interactions? », dans Activation policies for the unemployed, the right to work and the duty
to work (dir. E. Dermine et D. Dumont), Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Work & Society », 2014, p. 12.
(139) Voir le bilan de la mise en œuvre de la procédure dite d’activation du comportement de recherche
d’emploi proposé dans D. Dumont, « Pour ou contre l’activation des chômeurs ? Une analyse critique du
débat », Revue de droit social / Tijdschrift voor Sociaal Recht, 2010, n° 3, pp. 377-384, et les nombreuses
références citées pour étayer le propos. Depuis, la mise en œuvre du contrôle de la disponibilité des
chômeurs a été régionalisée, à la faveur de la sixième réforme de l’Etat, de sorte que la situation varie
désormais fort d’une région à l’autre.
(140) Sur ce phénomène, dans le contexte belge (flamand), L. VAn PARys et L. StRuyVen, « Withdrawal from the
public employment service by young unemployed: a matter of non take-up or of non compliance? »,
European Journal of Social Work, vol. 16, n° 4, 2013, pp. 451-469.
(141) Du côté bruxellois, M. Zune, D. DemAzièRe et E. UGeux, Les expériences de l’exclusion du chômage. Recherche
qualitative, rapport pour l’Observatoire bruxellois de l’emploi, Louvain-la-Neuve, Université catho-
lique de Louvain (IACCHOS), 2017, 98 p. ; du côté wallon, M. FondeR, M. Mosty et B. VAn hAePeRen, avec la
collaboration de A. FRAnssen, Mondes vécus et systèmes. Recueil et analyse de témoignages de personnes
exclues des allocations d’insertion, rapport de recherche n° 20, Namur, IWEPS, 2017, 110 p. Pour des
données chiffrées, SPP IS, Focus, n° 8, « Sanction ONEm et transfert vers les CPAS », Bruxelles, SPP
Intégration sociale, 2014, 16 p. ; ONEm, La limitation du droit aux allocations d’insertion : nature des
sorties en 2016, Bruxelles, Office national de l’emploi, 2018, 26 p.
(142) P.  mAzet, «  Analyse du non-recours aux droits  : un outil d’évaluation des politiques publiques  »,
op. cit., p. 43. L’auteur fait référence aux travaux, dans les contextes français et américain, de E. Chelles,
Gouverner les pauvres. Politiques sociales et administration du mérite, préface de J. Commaille, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, coll. « Res publica », 2012.

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opérationnalisation : les bénéficiaires potentiels en situation de non-demande ne veulent


pas de ce que les politiques sociales cherchent à faire d’eux (143).

Sous l’angle du recours aux droits, pareils constats invitent à revenir sur la vieille question
de l’équilibre à trouver entre la responsabilité collective et la responsabilité individuelle
dans la couverture des risques sociaux. Comment parvenir à penser et à mettre effecti-
vement en œuvre une «  conditionnalité juste  », qui débouche sur une mise en balance
équitable des droits et des devoirs et n’hypothèquent pas l’effectivité des premiers ? Voilà
un troisième et dernier axe de discussion, central sous l’angle du bénéfice des droits. Les
juristes disposent de compétences pour y contribuer utilement, entre autres en retraçant
la généalogie de l’équilibre global entre les droits et les devoirs au sein de chaque branche
et en en reconstituant la ratio, de manière à faciliter l’identification des écarts  entre les
textes et leur logique, d’une part, et les pratiques, de l’autre.

30. Individualiser ou non davantage les montants, favoriser ou non l’universalité des
prestations, tendre ou non vers une plus grande inconditionnalisation des droits (144) : ulti-
mement, ces différents questionnements pourraient converger vers celui de l’opportunité
d’instituer un revenu de base universel, en lieu et place ou en complément de la sécurité
sociale, c’est-à-dire un revenu plancher accordé à tout citoyen – en tout cas majeur et en
séjour régulier – qui soit, premièrement, indépendant de la situation privée et familiale,
deuxièmement, déconnecté du niveau de richesses personnelles, et, troisièmement, délié
de toute exigence de contrepartie (145). Les argumentaires contemporains en faveur du re-
venu de base universel tendent du reste à faire une place croissante à la problématique du
non take-up, à mesure que celle-ci est mieux documentée et surtout davantage débattue,
et soulignent que le taux de recours à un revenu de base serait par hypothèse, au vu de ses
caractéristiques, maximal, ou du moins particulièrement élevé, à la différence ce qui peut
être observé s’agissant des dispositifs de protection sociale existants (146).

Sans entrer ici dans le débat très animé relatif au revenu de base universel (147), nous re-
tiendrons en tout cas des développements qui précèdent, consacrés à la forme des pres-
tations sociales, que prendre au sérieux le phénomène du non take-up lorsqu’il résulte
d’une non-demande tend à impliquer, comme le souligne Philippe Warin, de réévaluer
les hypothèses à partir desquelles les interventions publiques sont déployées (148). Quand
il témoigne d’une résistance, même diffuse plus qu’expressément assumée, du public visé
à la définition par les autorités du problème comme de sa solution, quand il est ainsi signe
d’inadéquation aux besoins et aux attentes, le non-recours constitue en effet un « lieu » à
partir duquel jeter un regard critique sur le système de protection sociale et les postulats
auxquels celui-ci est adossé. Par sa pente, ce mouvement de remise en question nous dé-
porte vers l’idée d’ériger les destinataires des politiques sociales en co-producteurs de ces
dernières : il s’agit de réfléchir au design des dispositifs à partir de l’expérience qu’en font
les premiers intéressés. Or force est de constater que pour l’instant, le vécu des usagers, et

(143) P. mAzet, « Analyse du non-recours aux droits : un outil d’évaluation des politiques publiques », op. cit.,
p. 47.
(144) Pour alimenter et éclairer le débat de politique sociale relatif à ces trois interrogations clés, l’équipe
de droit social de l’ULB va consacrer son prochain recyclage biennal à l’établissement, pour chacune,
d’un état des lieux juridique à vocation panoramique : Questions transversales en matière de sécurité
sociale II (dir. D. Dumont), Bruxelles, Larcier, coll. « UB3 », 2021, en préparation.
(145) Voir notamment, au sein d’une littérature immense, la défense du revenu de base universel, dans leur
livre de référence, par P. VAn PARiJs et Y. VAndeRboRGht, Basic income. A radical proposal for a free society
and a sane economy, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2017.
(146) Pour nous en tenir ici à un seul exemple, voir à nouveau ibid., pp. 17, 18 et 24 (dont le propos est centré
sur la dimension universelle du revenu de base).
(147) Pour une discussion inscrite dans le contexte du système belge de sécurité sociale, D. Dumont, Le reve-
nu de base universel, avenir de la sécurité sociale ? Une introduction critique au débat, op. cit.
(148) P. WARin, Le non-recours aux politiques sociales, op. cit., p. 12.

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bien plus encore celui des non-usagers, suscite fort peu d’intérêt. Pourtant, « le droit est
souvent une savonnette pour les pauvres » (149) – et pas seulement pour eux (150).

CONCLUSION : PRENDRE AU SERIEUX CE QUE LE NON-RECOURS AUX PRESTA-


TIONS PEUT NOUS APPRENDRE SUR LA (SOUS-)PROTECTION SOCIALE

31. Le présent texte a été initié par le constat que le phénomène du non-recours aux
droits sociaux demeure à ce jour, pour intrigant qu’il soit, peu discuté en Belgique – mais
nous avons indiqué que l’important projet interuniversitaire TAKE en voie de finalisation
devrait changer la donne prochainement. Adossé à ce point de départ, il a visé, d’abord,
à souligner la nécessité de s’en préoccuper ainsi qu’à dresser un état des connaissances
disponibles à son sujet, avant de le mettre ensuite à l’agenda de l’espace de la recherche
juridique, convaincu qu’il mérite de faire l’objet d’analyses aussi à partir des outils du droit.

Sous l’angle de la politique sociale, faire de la diminution de la sous-utilisation des droits


sociaux un réel sujet de préoccupation constituerait une avancée significative, tant le souci
de réduire le différentiel entre population théoriquement éligible et population effective-
ment bénéficiaire n’est pas, classiquement, au cœur de l’action administrative : marquée
du sceau de l’unilatéralité, cette action est à la base peu préoccupée de sa réception – ou
non – par les destinataires de la norme. L’absence de connaissance fine des contours exacts
de la population éligible n’aide évidemment pas à s’inquiéter dudit différentiel. Pour pro-
gresser dans la résorption du problème, et en étroit dialogue avec les efforts en cours
pour mieux le documenter empiriquement, nous avons souligné l’intérêt d’investiguer
sérieusement le scénario d’une automatisation accrue de l’octroi des droits sociaux, sans
faire l’impasse sur les dangers potentiels de cette orientation, au premier rang desquels
l’exacerbation de la fracture numérique et la mise à mal de la protection de la vie privée.
Nous avons poursuivi en suggérant que pour être à la hauteur du problème, les réponses
politico-administratives orientées vers l’accroissement à court terme de l’effectivité des
droits, telle l’automatisation évoquée il y a un instant, gagneraient à être prolongées par

(149) P. VeRsAilles, « La vie des pauvres à la moulinette du droit », dans Jérusalem, Athènes, Rome. Liber ami-
corum Xavier Dijon (dir. J. Fierens), Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 228. Sur le rapport au droit des per-
sonnes en situation de pauvreté, voir, en sociologie du droit, l’étude classique de A. SARAt, « “The law
is all over”: power, resistance and the legal consciousness of the welfare poor », Yale Journal of Law
& the Humanities, vol. 2, n° 2, 1990, pp. 343-379. Un moyen juridique d’amener le législateur à mieux
prendre en compte le vécu des destinataires de la norme, en particulier précaires, dans l’élaboration
de celle-ci, pourrait être les études d’impact. Sur les potentialités de cet outil de manière plus gé-
nérale, en tant qu’instrument de rationalisation du processus législatif, voir notamment P.  PoPelieR,
« L’analyse d’impact de la réglementation : une perspective juridique », Politiques & management pu-
blic, vol. 35, n° 3-4, 2018, pp. 107-129.
(150) Chemin faisant, la réflexion critique devra peut-être s’arrêter aussi sur les importantes restrictions
apportées à l’accès aux juridictions du travail ces dernières années, en particulier par le biais des
réformes restrictives successives de l’aide juridique, dans la mesure où la possibilité d’accéder à
un juge est évidemment un facteur majeur d’effectivité des droits sociaux. A ce sujet, voir les vives
préoccupations exprimées dans la tribune de l’Association belge pour le droit du travail et de la sécu-
rité sociale (ABETRASS) : M. DelAnGe et al., « L’accès étranglé au procès social », J.T., 2018, pp. 143-144.
Voir également J.-M. PiCARd et J. fieRens, « L’accès au juge des personnes précarisées ou en situation de
pauvreté », J.T., 2019, pp. 733-741. Dans un registre de socio-legal study, voir, sur l’accès à la justice en
matière de protection sociale mais dans le contexte français, I. SAyn, « Accès au juge et accès au droit
dans le contentieux de la protection sociale », Revue française des affaires sociales, vol. 58, n° 3, 2004,
pp. 113-136. Comme l’a rappelé Françoise Tulkens, ancienne vice-présidente de la Cour européenne
des droits de l’homme, la faculté de soumettre une demande à une juridiction, notamment pour
dénoncer le non-respect de ses droits, conditionne largement l’effectivité de tous les (autres) droits
sociaux : F. Tulkens, « Justice et pauvreté », dans Armoede en ineffectiviteit van rechten. Non take-up van
rechten / Pauvreté et ineffectivité des droits. Non-recours aux droits, op. cit., pp. 153-156, qui plaide pour
une amélioration du droit à l’aide juridique en faveur des plus démunis.

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une remise en question plus fondamentale de certains traits saillants partagés, dans une
mesure variable, par les prestations de sécurité sociale, les traits qui semblent polariser les
difficultés, à savoir leur modulation familiale, leur sélectivité et leur conditionnalité.

Si elle venait à s’emparer de l’enjeu du sous-recours aux droits, la recherche juridique pour-
rait ainsi se déployer dans des directions assez différentes mais complémentaires, à la fois
très concrètes et fondamentales. Animée par le souci de réduire le retard considérable
de la science juridique au sujet d’une problématique désormais devenue incontournable,
la recherche en droit gagnerait à prendre appui sur les acquis de l’importante littéra-
ture internationale et empirique déjà existante, pour contribuer à produire de nouvelles
connaissances au sujet du cas belge. Ce ne serait pas un luxe tant, en Belgique, le droit
positif de la sécurité sociale demeure truffé de boîtes noires et de zones d’ombre. Alors
que dans d’autres champs du droit les auteurs et les écrits abondent, la doctrine juridique
en sécurité sociale demeure encore toujours largement centrée sur les problématiques
de l’assujettissement et de la perception des cotisations sociales. Il n’est pas question de
nier l’importance de ces dernières, mais ce n’est pas prendre beaucoup de risque de dire
qu’il est d’autres enjeux qui importent aussi. Dans ce contexte, engranger davantage de
connaissances et renouveler les questionnements au sujet du non take-up, à partir des ou-
tils et des catégories d’analyse du droit, devrait constituer une priorité, tant le phénomène
en question éclaire d’un jour déstabilisateur les carences de nos politiques sociales.

***

32. L’accès effectif aux droits n’est jamais acquis. Veiller à cet accès, et remettre périodi-
quement en débat le périmètre des droits eux-mêmes, devraient constituer une mission
centrale d’un Etat social véritablement actif. Les juristes ont une part à prendre dans ce
chantier (151).

(151) Un apport plus prosaïque, mais pas franchement inutile, de leur participation est que les recherches
empiriques en cours puissent être adossées à une compréhension correcte des réglementations, de
manière à identifier avec plus de finesse les nœuds générateurs de difficultés : voir notamment les
réserves formulées à la note n° 32 au sujet de certaines des études socio-économiques qui ont été
déjà été réalisées.

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