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COMPOSÉ
ET LA DISSERTATION
en lettres à l’université
Présentation de l’ouvrage 11
2.1 Au brouillon 31
1.1. Étape 1 : La formulation de l’idée-directrice et sa définition 32
1.2. Étape n° 2 : la formulation de l’idée-argument 35
1.3. Étape n° 3 : la recherche de l’exemple et la formulation
de son commentaire 41
1.4. Étape n° 4 : la conclusion-transition 46
1.5. Ultime étape au brouillon : le schéma argumentatif 49
3 Élaborer un plan 59
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3.3 Commentaire n° 1 91
3.1. Le contexte historique et biographique de l’œuvre 92
3.2.La lecture cursive de l’extrait 93
3.3.La lecture méthodique de l’extrait 96
3.4.La lecture détaillée 97
3.4 Commentaire n° 2 99
4.1. Introduction 100
4.2. Premier axe de lecture 100
4.3. Deuxième axe de lecture 101
4.4. Troisième axe de lecture 102
L
e présent ouvrage entend donner les méthodes des épreuves écrites en
Lettres à l’université. Il s’agit en effet d’œuvrer à l’élaboration du com-
mentaire de texte et de la dissertation en livrant, pas à pas, les étapes clefs
qui fondent chacun de ces deux exercices. Commenter et disserter exigent des
qualités d’organisation méthodologique qui, tant au brouillon que lors de la
rédaction définitive, doivent être appréhendées avec rigueur en une série de
procédures ordonnées et distinctes.
De fait, s’adressant à l’étudiant aussi bien issu des études secondaires que
préparant les concours de l’enseignement, il s’agit de proposer, exercice par
exercice, un véritable manuel de méthode qui permette de posséder à terme
un ensemble de bases solides. Chaque épreuve nécessite une double compé-
tence que chaque méthode permettra de mettre durablement en œuvre : tout
d’abord, une compétence analytique est exigée qui s’occupe aussi bien des
textes à commenter que des sujets dissertatifs à discuter. Une compétence
argumentative est enfin requise qui permette de construire son discours dans
un souci démonstratif. Analyser et argumenter s’imposent comme les clefs de
la réussite aux exercices.
Par conséquent, l’ouvrage s’organise en 3 parties :
– Construire son argumentation
– Composer son commentaire
– Composer sa dissertation
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C
ette première partie entend poser les fondements des deux exercices que
sont le commentaire de texte et la dissertation littéraire en examinant en
premier lieu la construction de l’argumentation. Avant de s’intéresser dans
le détail à chaque méthode spécifique (voir Parties 2 et 3), il convient ici de décou-
vrir étape par étape ce en quoi consiste argumenter à l’écrit, qu’il s’agisse d’inter-
préter un texte ou de débattre d’une question donnée.
Trois étapes seront ainsi suivies dans cette première partie :
1. La première consiste à prendre connaissance des règles indispensables à l’élabo-
ration argumentative en dévoilant comment énoncer une thèse, comment en
développer l’idée directrice et comment organiser son propos de la manière la
plus efficace possible.
2. La deuxième étape propose, quant à elle, d’appliquer les règles précédemment
vues dans la construction d’un paragraphe argumentatif à l’aide d’un schéma qui
permet, au brouillon, de synthétiser la formulation des idées et des exemples.
3. La troisième et dernière étape entend, enfin, élaborer et organiser le plan selon
les consignes spécifiques à chacun des exercices universitaires.
Chacune de ces trois étapes se construit dans un double mouvement : à l’énoncé
premier des règles correspond systématiquement et immédiatement son applica-
tion dans un exemple concret, textes de commentaire et sujets de dissertation
à l’appui, et cela afin que l’étudiant puisse immédiatement saisir les implications
méthodologiques.
SOMMAIRE
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Qu’est-ce qu’argumenter 1
à l’écrit ?
Se préparer au commentaire de texte et à la dissertation littéraire générale revient,
en premier lieu, à maîtriser une compétence essentielle : savoir argumenter.
De fait, qu’il s’agisse d’expliquer un texte ou de développer ou contester un sujet
soumis à réflexion, la difficulté conjointe des deux exercices se concentre autour
d’un seul et unique enjeu, celui qui consiste à savoir proposer une argumentation
puis à savoir la mettre en œuvre. Convaincre et persuader s’imposent ainsi
comme les objectifs inhérents à tout acte argumentatif dans la mesure
où il s’agit d’offrir une parole qui permette à la fois de déployer son propos,
de l’expliquer et de susciter in fine l’adhésion du lecteur.
PLAN
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EXEMPLE : COMMENTAIRE
THÉRAMÈNE.
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EXEMPLE Dissertation
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À la fin d’À la recherche du temps perdu, le romancier Marcel Proust offre cette réflexion : « La
vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue,
c’est la littérature. » Ressource
numérique
Vous commenterez ce point de vue en illustrant votre développement à l’aide d’exemples précis.
Textes
supplémentaires
Simple en apparence, ce sujet de dissertation exige pourtant paradoxalement
une précision lexicale dans la formulation de la thèse à défendre car il convient
de souligner sans attendre le soin porté au vocabulaire employé. En effet, dans les
dernières lignes de sa somme romanesque où Marcel, le Narrateur, retrouve le
temps d’une matinée chez la Princesse de Guermantes son enfance et ses souve-
nirs disparus, Proust développe conjointement une théorie sur l’art et la littérature
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ce qui est connu pour progresser vers une pensée moins évidente et plus riche.
En ce sens, tout raisonnement est à la fois démonstratif (on démontre une
idée directrice première) et déductif (on raisonne en déduisant).
Démonstration et déduction constituent donc les deux opérations logiques
premières et indispensables de l’invention. Elles permettent de construire et
de régler son propos afin de lui donner la puissance argumentative nécessaire.
EXEMPLE : COMMENTAIRE
Au bout de la rue Guénégaud, lorsqu’on vient des quais, on trouve le passage du
Pont-Neuf, une sorte de corridor étroit et sombre qui va de la rue Mazarine à la rue de
Seine. Ce passage a trente pas de long et deux de large, au plus ; il est pavé de dalles
jaunâtres, usées, descellées, suant toujours une humidité âcre ; le vitrage qui le couvre,
5 coupé à angle droit, est noir de crasse.
Par les beaux jours d’été, quand un lourd soleil brûle les rues, une clarté blanchâtre
tombe des vitres sales et traîne misérablement dans le passage. Par les vilains jours
d’hiver, par les matinées de brouillard, les vitres ne jettent que de la nuit sur les dalles
gluantes, de la nuit salie et ignoble.
10 À gauche, se creusent des boutiques obscures, basses, écrasées, laissant échapper
des souffles froids de caveau. Il y a là des bouquinistes, des marchands de jouets d’en-
fant, des cartonniers, dont les étalages gris de poussière dorment vaguement dans
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l’ombre ; les vitrines, faites de petits carreaux, moirent étrangement les marchandises
de reflets verdâtres ; au-delà, derrière les étalages, les boutiques pleines de ténèbres
15 sont autant de trous lugubres dans lesquels s’agitent des formes bizarres.
À droite, sur toute la longueur du passage, s’étend une muraille contre laquelle les
boutiquiers d’en face ont plaqué d’étroites armoires ; des objets sans nom, des mar-
chandises oubliées là depuis vingt ans s’y étalent le long de minces planches peintes
d’une horrible couleur brune. Une marchande de bijoux faux s’est établie dans une
20 des armoires ; elle y vend des bagues de quinze sous, délicatement posées sur un lit de
velours bleu, au fond d’une boîte en acajou.
Au-dessus du vitrage, la muraille monte, noire, grossièrement crépie, comme cou-
verte d’une lèpre et toute couturée de cicatrices.
Émile Zola, Thérèse Raquin, Chapitre I, 1867 ●
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EXEMPLE Dissertation
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En vous appuyant sur des exemples précis, vous commenterez ce jugement du dramaturge
Eugène Ionesco : « La littérature empêche les hommes d’être indifférents aux hommes. »
Ressource
numérique
Textes S’agissant à présent de la dissertation, la même rigueur démonstrative
supplémentaires doit être également scrupuleusement observée. En effet, lorsqu’Eugène
Ionesco affirme que la littérature empêche les hommes d’être indifférents
aux hommes, l’idée directrice ne peut se limiter à une formulation telle que :
« Eugène Ionesco défend une vision profondément humaniste de la littéra-
ture. » Cette affirmation, pour ne pas demeurer une opinion sans fondement,
appelle immédiatement à être démontrée.
De fait, il s’agit tout d’abord de montrer en quoi précisément l’ensemble de
sa déclaration repose sur un dénigrement ostentatoire d’une certaine vocation
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esthétisante de la littérature qui, parfois, s’enferme dans un « art pour l’art ». Loin
de répondre d’une telle vocation autoréférentielle où l’œuvre se serait comme
d’elle-même coupée du monde par un formalisme excessif, Ionesco privilégie
au contraire, contre toute attente, un humanisme que l’on pourrait qualifier de
traditionnel. Pour Ionesco, en effet, écrire ne revient pas à écrire pour écrire
dans un élan formaliste mais à ouvrir l’homme à l’homme, en renouvelant la
vision de l’humanité. Portée par une vocation à dire le monde et à le faire voir,
l’écriture doit s’attacher à peindre un univers qui interpelle l’homme. Il y a une
vocation presque vocative de la littérature, à savoir une apostrophe permanente
de la littérature qui occupe non seulement un rôle humaniste mais politique : il
s’agit de mettre en œuvre parfois jusqu’à l’utopie un monde autre.
Un tel raisonnement ouvre alors à une possibilité de développement à la
condition, comme on le voit, de ne pas demeurer une simple affirmation.
Chaque propos doit être démontré, c’est-à-dire fermement prouvé.
La Cour du Lion
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Lion. Le second élément qui permet d’appuyer par déduction qu’il s’agit bel et
bien d’une personnification consiste à affirmer ensuite que ces animaux sont
animés par une gestuelle proprement humaine en les conduisant à mener une
vie urbaine et civilisée où ils dînent notamment à la cour du roi. C’est donc
par déduction et conjonction de différents indices textuels que la thèse selon
laquelle la personnification caractérise les animaux peut être soutenue.
EXEMPLE Dissertation
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Vous commenterez cette réflexion du critique de cinéma Serge Daney : « Le théâtre, c’est la
société ; le cinéma, le monde. » (Serge Daney, Itinéraire d’un ciné-fils, 1990)
Ressource
numérique
En ce qui concerne la dissertation, une même logique déductive doit sem- Textes
blablement œuvrer aux raisonnements de façon à affirmer à la fois leur jus- supplémentaires
tesse et leur force argumentative. Ainsi, à se saisir de l’affirmation du critique
de cinéma Serge Daney selon laquelle le théâtre serait la société et le cinéma
le monde, on peut notamment affirmer que Daney dénigre ici violemment le
théâtre, qu’il en récuse la portée et la puissance artistique. Une telle vue cri-
tique ne peut procéder que d’un raisonnement déductif que l’argumentation
dissertative aura à charge de mettre en lumière.
Effectivement, en examinant la citation et en revenant sur son articulation,
on remarque que Serge Daney procède par un jeu d’oppositions : le cinéma
s’oppose ici au théâtre selon ce que chacun représente. Une connotation néga-
tive s’attache à « société » par comparaison à « monde » résolument mélioratif
car le terme ici employé en balancier avec « société » suppose immédiate-
ment une plus grande ouverture, une plus grande respiration, un éveil à un
univers autre. Le cinéma se voit valorisé dans le même temps que le théâtre
est déprécié. Une telle idée ne peut être développée qu’à la condition, on le
voit, de répondre dans le devoir d’un raisonnement déductif qui permet d’en
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EXEMPLE : COMMENTAIRE
Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur
d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilo-
mètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il
ne voyait même pas le sol noir, et il n’avait la sensation de l’immense horizon plat que
5 par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d’avoir
balayé des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d’arbre ne tachait le ciel,
le pavé se déroulait avec la rectitude d’une jetée, au milieu de l’embrun aveuglant des
ténèbres.
L’homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d’un pas
10 allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours.
Un petit paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup ; et il le ser-
rait contre ses flancs, tantôt d’un coude, tantôt de l’autre, pour glisser au fond de
ses poches les deux mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent d’est
faisaient saigner. Une seule idée occupait sa tête vide d’ouvrier sans travail et sans
15 gîte, l’espoir que le froid serait moins vif après le lever du jour. Depuis une heure,
il avançait ainsi, lorsque sur la gauche, à deux kilomètres de Montsou, il aperçut
des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme suspendus. D’abord, il
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dehors réalistes et naturalistes, porte en lui et dès son titre une métaphore
de la naissance et de la germination. Elle se développe en premier lieu par
la mention référentielle de la période de l’année à laquelle débute l’histoire,
à savoir le mois de mars. Elle s’affirme encore davantage par l’utilisation de
la focalisation externe qui laisse le personnage sans nom et dans une épais-
seur de mystère donnant l’impression qu’il naît sous nos yeux. Enfin, par la
mention d’une nuit d’encre et par la suggestion d’images de procréation dans
le décor, cet incipit rejoue son propre début en livrant une mise en scène de
l’acte d’écrire même.
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EXEMPLE Dissertation
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Vous apprécierez cette définition de la littérature que donne le critique Roland Barthes : « La
Littérature est comme le phosphore : elle brille le plus au moment où elle va mourir. » (Roland
Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 1953).
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Construire un paragraphe 2
argumentatif
La réussite du commentaire et de la dissertation passe conjointement par
l’élaboration patiente d’une argumentation qui répond d’une construction
rigoureuse. En effet, pour être convaincante et emporter l’adhésion,
l’argumentation de ces deux épreuves écrites doit obéir à la mise en place
d’un développement qui ne peut se faire ou au fil de la plume selon les idées qui
viendraient alors à l’esprit mais se doit d’obéir à une méthode procédant étape par
étape. Il faut ainsi tout d’abord distinguer deux moments dans cette élaboration
même : en premier lieu les différentes étapes au brouillon et enfin la rédaction
au propre. Chacun de ces moments requiert une méthodologie particulière.
PLAN
1 Au brouillon
2 L’étape de la rédaction définitive
A
u brouillon comme dans la rédaction définitive, l’ordre d’un raisonnement
efficace et clair est immuable. Il répond de la construction d’un paragraphe
argumentatif qui s’impose comme le noyau discursif de tout devoir. Un
paragraphe argumentatif se propose toujours d’offrir une thèse dont il s’agit de
démontrer et d’éprouver la justesse. Ce paragraphe, on le verra, servira de fonde-
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ment pour élaborer aussi bien une sous-partie qu’une partie entière de n’importe
quel développement qu’il s’agisse là du commentaire ou de la dissertation.
Il s’agira ici d’en présenter, en premier lieu, la méthode au brouillon selon notam-
ment un schéma argumentatif qui en synthétise les étapes les plus remarquables
puis sa mise en œuvre lors de la rédaction.
1 Au brouillon
De fait, au brouillon, le développement se structure autour de quatre étapes argu-
mentatives qui fournissent un moment clef de chaque devoir. Chacune de ces étapes
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Dans le commentaire
En effet, dans le commentaire, l’idée-directrice qui guide et oriente une sous-
partie ou une partie du développement se présente sous la forme d’un axe de
lecture. Il s’agit là d’une piste interprétative du texte à étudier qui se présente
toujours sous la forme d’une hypothèse de lecture que la partie ou la sous-
partie demandent à vérifier et enfin à valider.
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Dans la dissertation
Dans l’exercice dissertatif, l’idée-directrice guide et oriente semblablement
une partie ou une sous-partie du développement. Alors que le commentaire
offre l’idée-directrice comme une piste de lecture, la dissertation installe, quant
à elle, l’idée-directrice comme une thèse qu’il faudra développer tout au long
du propos. En effet, chaque paragraphe argumentatif pose en son commence-
ment l’idée principale qui fera l’objet des débats et permettra incidemment de
les orienter. Il s’agit ici pour l’idée-directrice de poser clairement et simplement
le nœud du problème en ouvrant les termes de la discussion qui suivra.
À ce titre, l’idée-directrice se doit d’affirmer une position dans l’explication ou
la polémique qui résultent de l’analyse du sujet. Poser immédiatement la thèse
permet ainsi de problématiser le paragraphe et d’en ordonner le sens démons-
tratif sous la forme d’une hypothèse à vérifier. Le but même du paragraphe
consiste à asseoir cette idée pour la prouver et en démontrer la justesse à l’aide
d’autant d’arguments qui en découlent et d’exemples précis et détaillés qui l’ap-
puient. Trois catégories d’idées-directrices peuvent se faire jour selon la partie du
développement abordée ou selon les nécessités interprétatives du sujet :
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pour une partie de tous les souvenirs par exemple. La définition figure donc une
étape-clef pour ouvrir une réflexion qui, plus que jamais, doit répondre d’une
efficacité et d’une précision qui en font à la fois le prix et la richesse.
idée-argument est, ainsi que sa dénomination l’indique, une idée qui vient
appuyer et expliciter l’idée-directrice. De fait, il s’agit alors d’expliquer en
quoi l’idée-directrice est juste et en quoi elle se justifie : l’idée-argument
devient donc l’outil premier de la démonstration dans le devoir et permet de
construire avec méthode et rigueur le raisonnement.
Élément indispensable du développement, l’idée-argument doit impérati-
vement répondre de trois critères afin de pouvoir asseoir l’idée-directrice :
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→ Le premier lien logique d’une idée-argument à l’autre peut, tout d’abord, être
un lien d’articulation logique dit chronologique ou additif : il faut expliciter les
arguments en les énonçant comme autant de raisons. Les connecteurs logiques
peuvent alors être : tout d’abord, ensuite, enfin ; en premier lieu, en deuxième lieu,
en dernier lieu ; d’une part, d’autre part ; Pour commencer, en outre, en définitive.
Cette articulation logique est, de loin, la plus répandue dans le commentaire
et la dissertation car elle est la plus même de détailler et d’expliciter de quoi
se compose l’idée-directrice qu’elle justifie en deux ou trois temps, à savoir
en deux ou trois idées-arguments.
→ Le second lien logique d’une idée-argument à l’autre peut, ensuite, être un
lien d’articulation logique dit consécutif : il faut expliquer les arguments en
montrant leurs liens de cause à conséquence. Les connecteurs logiques ont alors
à charge de montrer l’articulation qui peut se déduire d’un argument à l’autre,
d’une caractéristique à l’autre de la définition. En voici quelques-uns : dès lors, en
conséquence, par conséquent, c’est pourquoi, de sorte que, si bien que, partant, donc,
aussi, ainsi. Cette articulation logique permet de montrer comment un argument
découle d’un autre en soulignant tous les liens de consécution et d’enchaînement
causal. Plus que jamais, il s’agit d’expliquer et d’expliciter.
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Dans le commentaire
L’idée-argument dans le commentaire se présente toujours comme une
explicitation de l’axe de lecture premier que constitue l’idée-directrice. Elle
procède ainsi toujours en deux temps : il s’agit, tout d’abord, de donner une
première justification notionnelle et textuelle de l’hypothèse de lecture qui
structure le paragraphe. Il s’agit, enfin, d’expliquer littéralement pourquoi la
notion avancée constitue un élément déterminant du texte étudié.
À ce titre, l’idée-argument du commentaire de texte se présente toujours
invariablement comme l’analyse de la piste de lecture. Le plus souvent, un
procédé appuyant l’hypothèse de lecture problématisée dans l’idée-directrice
peut servir d’argument afin notamment de démontrer combien ladite hypo-
thèse se voit fondée en l’éprouvant dans la lecture fouillée du texte même.
L’idée-argument possède alors une qualité technique, empruntant le plus
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EXEMPLE D’IDÉES-ARGUMENTS
« La Cour du Lion » de Jean La Fontaine (voir texte p. 25)
L’idée-directrice consiste à mettre en évidence en quoi « La Cour du Lion » de La
Fontaine constitue un apologue. La définition proposée articulait deux traits distinc-
tifs majeurs : en premier lieu, divertir et ensuite instruire puisqu’il s’agit avant tout
d’un récit qui cherche à convaincre.
La mise en lumière de ces deux caractéristiques définitionnelles fournit les deux
idées-arguments qui expliciteront en toute logique l’idée-directrice et lui permettront
d’être démontrée et ainsi confirmée dans sa justesse. La première idée-argument
devra donc poser l’idée selon laquelle l’apologue se présente comme un récit. Il s’agira
dès lors d’en redonner la définition et d’en présenter les caractéristiques essentielles
permettant après vérification et lecture de confirmer qu’il s’agit bel et bien d’un récit.
Les caractéristiques en question seront la présentation d’une histoire divisée selon un
schéma narratif ternaire (situation initiale/péripéties/situation finale) qui s’appuie sur
des personnages dont l’action s’inscrit dans un cadre spatio-temporel donné.
À ce premier critère du récit vient correspondre un second avancé par la défi-
nition, à savoir la puissance de conviction suscitée par le récit. Un lien logique
peut s’établir entre les deux critères soit selon la logique additive (tout d’abord et
ensuite) ou la logique consécutive (c’est une histoire qui implique un discours). Il
s’agit ici, en effet, de la morale qui répond ici d’un désir d’instruire le lecteur car la
morale tire une leçon de l’histoire présentée. Elle s’articule sur un discours dont les
marques énonciatives constituent autant d’éléments à mettre en valeur dans l’ana-
lyse, à savoir le discours adressé à une deuxième personne, un présent gnomique dit
de vérité générale et un souci d’instruire celui qui lit.
Dans la dissertation
L’idée-argument dans la dissertation se présente toujours comme un déve-
loppement précis et méthodique de l’idée-directrice. Elle procède ainsi
tout d’abord en un approfondissement de la thèse posée en ouverture du
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EXEMPLE D’IDÉES-ARGUMENTS
40
41
Dans le commentaire
L’exemple dans le commentaire se présente toujours invariablement comme
une citation. En effet, pour permettre au propos de se développer et de trouver
une assise concrète, l’exemple sera toujours un extrait du texte, de longueur
variable, qui fera l’objet d’une analyse et d’un incident commentaire. La
citation sera toujours placée entre guillemets pour être aisément identifiable
et ne sera pas d’une longueur trop importante : il s’agit d’analyser le texte et
non de le recopier. On prendra toujours soin, dès le brouillon, d’avoir préa-
lablement numéroté les lignes du texte et d’indiquer les lignes de la citation
entre guillemets. Si d’aventure la citation excédait trois lignes dans le texte, on
coupera la citation en choisissant d’en recopier soigneusement le début et la
fin en plaçant entre chacune de ces bornes le signe typographique de conven-
tion […] marquant la coupure.
La citation qui a donc valeur d’exemple doit révéler un procédé, doit com-
porter une figure repérable et exige en conséquence d’être choisie avec perti-
nence : il ne faut inclure que ce qui sert le propos et ainsi ne jamais perdre de vue
qu’il s’agit avant tout, même dans l’étape de l’exemple, d’une démonstration.
C’est par ailleurs pourquoi il convient absolument d’analyser dans le détail,
avec force outils techniques et procédés, chacune des citations convoquées
dans le devoir. Une citation ne peut demeurer à titre décoratif : il ne suffit pas
en effet de dire qu’elle illustre parfaitement ce qu’entend l’idée-argument car
il faut, bien plutôt, montrer et démontrer en quoi elle l’illustre et devient un
élément indispensable au raisonnement lui-même. La citation, comme tout
exemple, fait progresser le raisonnement et fournit même d’autres possibles
arguments à l’intérieur desquels le commentaire doit puiser pour orienter
vers l’idée-argument suivante.
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Dans la dissertation
L’exemple dans la dissertation consiste à mettre en lumière l’idée-argument
en l’illustrant concrètement et précisément. Chaque exemple d’un raisonne-
ment dissertatif cherche ainsi à convoquer une œuvre ou plusieurs œuvres
littéraires de manière détaillée. Il s’agit de dépasser la simple allusion et de
ne jamais demeurer dans un propos allusif pour que l’exemple puisse être
convaincant. Il faut donc que l’exemple soit explicité, expliqué et parfois large-
ment développé afin que l’idée-argument soit vérifiée et parvienne à prendre
tout son sens dans toutes ses nuances. On ne devra donc convoquer dans le
propos que des exemples absolument maîtrisés et connus : une connaissance
imprécise nuira inévitablement à la démonstration et au mouvement général
du paragraphe argumentatif.
Parce qu’ils ne doivent être en aucun cas décoratifs, les différents exemples
sollicités doivent donc se confondre avec l’argumentation qu’ils viennent
servir et appuyer. Pour solliciter un exemple, il convient de citer précisé-
ment le titre, son auteur, de mentionner la date de parution de l’œuvre en
question si elle revient en mémoire et de proposer d’emblée de donner la
raison pour laquelle l’œuvre peut venir illustrer l’idée-argument. Il faut par
la suite présenter brièvement l’œuvre dans sa globalité actantielle notamment
et poursuivre le développement selon l’idée-argument qui doit être défendue
et vérifiée dans l’œuvre en question : c’est ici la fonction du commentaire
qui, comme pour l’interprétation d’un texte, doit annoncer également
l’idée-argument suivante et se donner comme une transition articulant
l’ensemble du propos.
Enfin, afin de montrer également une connaissance approfondie de la
littérature, notamment française, on prendra avant tout soin de ne pas
solliciter les œuvres les plus attendues. S’il convient, d’évidence, de maî-
triser notamment des romans paradigmatiques comme La Princesse de
Clèves de madame de La Fayette ou encore L’Étranger de Camus, il appa-
raît en revanche bien plus pertinent de valoriser sa culture personnelle
en choisissant délibérément des œuvres moins en lumière mais tout aussi
efficaces dans les mouvements démonstratifs engagés. Ainsi, afin d’illus-
trer par exemple un propos analytique sur la question de l’écriture réaliste,
plutôt que de convoquer Le Père Goriot d’Honoré de Balzac, on sollicitera
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Dans le commentaire
La conclusion-transition s’établit ici selon les deux étapes clefs du bilan et du
relais de l’idée-argument suivante. La conclusion propose ainsi, tout d’abord,
de reprendre le mouvement interprétatif global du texte à commenter en
affirmant la pertinence de l’hypothèse de lecture avancée en ouverture par
l’idée-directrice. Le bilan pourra ainsi réarticuler, en manière de rappel, les
idées-arguments majeures même si le propos devra prendre garde de ne pas
résumer intégralement le propos qui vient juste d’être exposé.
La transition se fera, quant à elle, de manière là encore déductive en
cédant la place à l’idée-directrice suivante qui sera juste annoncée et non pas
expliquée. Le paragraphe argumentatif qui s’y enchaînera aura ainsi à charge
d’exposer la nouvelle hypothèse de lecture. On prendra enfin garde à ne pas
analyser ici de nouvelles citations ou encore à énoncer de nouveaux arguments
qui nécessiteraient un développement. Au brouillon, la conclusion-transition
se doit d’être brève : quelques mots clefs là encore suffisent amplement.
EXEMPLE DE CONCLUSION-TRANSITION
Jean de La Fontaine, « La Cour du Lion » (p. 25)
Pour ce qui est de « La Cour du Lion », la conclusion-transition établit dans un pre-
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mier moment le bilan de lecture de la première piste de lecture qu’offre la saisie défi-
nitionnelle de l’apologue. Parce que le mouvement démonstratif s’achève notamment
sur la mise en évidence des conditions énonciatives de la morale sur les courtisans, la
deuxième idée-directrice devra immédiatement être annoncée pour souligner l’effet
de consécution et de démonstration qui guide l’interprétation générale du texte :
l’apologue offre, en effet, une peinture à la fois tragique et satirique de l’autoritarisme
royal. La conclusion-transition se doit de l’annoncer en ces termes clairs et concis.
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Dans la dissertation
Au brouillon, la conclusion-transition s’organise de la même manière sur la
double articulation d’un bilan argumentatif et d’un mouvement de relance
du débat et du questionnement par l’annonce de l’idée-directrice suivante. Le
bilan s’accomplit ici en rassemblant les traits argumentatifs majeurs qui ont
été développés tout au long du paragraphe : il s’agit là encore d’en éprouver
la justesse et de confirmer que le mouvement démonstratif est parvenu à son
terme.
Le second moment consiste en une ouverture et une incidente transi-
tion qui annonce la thèse qui sera proposée puis défendue dans le paragraphe
argumentatif suivant. Il ne convient pas ici de se lancer immédiatement dans
un développement mais d’offrir un aperçu articulé à l’idée-directrice qui
vient ici achever son argumentation. Il apparaît enfin inutile de mentionner
notamment même à titre indicatif des titres d’œuvres qui seront convoquées
comme exemples dans le paragraphe immédiatement à venir : le propos doit
être resserré sur la stricte argumentation de manière à garder à l’esprit le
mouvement démonstratif qui doit l’emporter sur toute autre prérogative.
EXEMPLE DE CONCLUSION-TRANSITION
48
Idée
Définition
directrice
Car
49
Idée directrice
« La Cour du Lion » → Un apologue
Définition
Un apologue → Récit qui cherche à convaincre
→ Divertir et instruire
Car
Tout d’abord Ensuite
Idée-argument Idée-argument
un Récit → une histoire un Discours → une morale avec
(schéma ternaire) avec personnages un discours à la deuxième personne,
et cadre spatio-temporel présent gnomique
Exemple Exemple
→ une histoire avec schéma ternaire : → la strophe finale y est consacrée
Situation initiale : v. 1-14 ; (v. 33-36)
Péripéties : v. 15-29 ; → C’est une morale avec un discours
Situation finale : v. 30-32 à la deuxième personne (« Vous », v. 33)
→ Personnages avec personnification : assortie d’un présent gnomique (v. 34)
Le Lion, attitude humaine : → mise en place d’un registre
verbe « il manda donc » (v. 3) didactique
Commentaire → Visée du récit : divertir
Commentaire Commentaire
→ Visée du récit : divertir → Visée du discours : instruire
En définitive
Idée directrice
Conclusion : Bilan : un apologue avec récit et morale articulés
Idée directrice de la partie suivante
Transition : peinture tragique et satirique de l’autoritarisme royal
50
Idée directrice
pour Daney, le cinéma → une libération par rapport au théâtre
Définition
cinéma → ouverture, liberté à la différence du théâtre → société,
limitation de la représentation
Car
Tout d’abord En revanche
Idée-argument Idée-argument
une vision négative du théâtre valorisation et éloge du cinéma
→ un art de la société et un art social, → un art de l’ouverture, de la liberté
un art de la restriction et de la fermeture et de la libération
→ Théâtre art daté et dépassé → art de la redécouverte de l’homme
dans sa vision de l’homme et de l’existence
→ Vision rimbaldienne d’un voyage
artistique et existentiel
Exemple Exemple
→ satire sociale : Tartuffe de Molière → un art de l’ouverture : La Mort
(1669) : caractères du dévot aux trousses d’Alfred Hitchcock (1959) :
et de l’homme de cour sous Louis XIV : Roger Thornhill, homme du commun
socialement et historiquement avec aventures extraordinaires
déterminés → Odyssée américaine : ouverture
référentielle maximale
Commentaire Commentaire
Théâtre art restrictif èmurs du théâtre Cinéma art de la redécouverte
de l’homme sans frontière
En définitive
Idée directrice
Conclusion : Bilan : une dévalorisation du théâtre et un éloge du cinéma,
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
art de la libération
Idée directrice de la partie suivante
Transition : Vision restrictive du théâtre, trop limité :
le théâtre peut parler du monde ?
51
52
Au cœur de sa réflexion sur les rapports du cinéma aux autres arts, Serge Daney
avance que le cinéma constitue un art libération au regard du théâtre, forcément
plus étriqué et incidemment limité. ●
53
Dans « La Cour du Lion », Jean de La Fontaine propose, sous la forme d’une fable,
un apologue qui entend dépeindre et critiquer dans le même mouvement la vie de
cour sous Louis XIV. De fait, un apologue répond toujours d’une double visée qui
se concentre sur l’élaboration d’un récit qui, par son histoire, cherche à convaincre.
Fruit d’une argumentation indirecte, la fable de La Fontaine œuvre non seulement
par l’histoire qu’elle offre à divertir mais par-dessus tout à instruire les hommes et à
participer à leur éducation tant intellectuelle que morale.
54
55
poème : subsiste, de fait, une strophe finale qui ne participe pas de l’histoire et
de son récit. Cet ultime ensemble de quatre vers ou quatrain doit se lire comme
la morale de l’histoire qui s’affirme depuis des conditions énonciatives diamétra-
lement opposées à celle du reste de la fable : ici la deuxième personne du pluriel
est privilégiée (« vous ») de manière à s’adresser directement au lecteur et lui sug-
gérer un enseignement de l’histoire contée. À ce titre, les temps verbaux, loin de
répondre du passé narratif, obéissent à la logique discursive puisque c’est un pré-
sent de vérité générale ou présent gnomique qui en caractérise l’usage. On peut,
de ce fait, relever quelques « Ne soyez », « si vous voulez » ou encore « tâchez ».
Les verbes mis en œuvre pointent sans ambiguïté vers une leçon à formuler
comme le premier vers l’indique : « Ceci vous sert d’enseignement ». Cette ultime
strophe, comme dans tout apologue, met donc en place un registre didactique qui
invite le lecteur à se ressaisir de l’histoire qu’il vient de lire non comme un simple
divertissement mais comme l’occasion inespérée d’un enseignement, d’une leçon
à tirer et à méditer sur le comportement des courtisans et du roi. Un mouvement
rétrospectif de lecture ou rétrolecture se met en place par le registre didactique
de la morale qui suggère donc que le récit ne devait se lire que comme une argu-
mentation indirecte ou un récit qui, passé au filtre d’un raisonnement déductif,
se hisse au rang d’une histoire exemplaire, c’est-à-dire digne d’être un exemplum
au sens latin, une histoire dont on peut tirer une instruction ou tout du moins un
conseil. Ici la leçon est sans appel : « répondre en Normand », à savoir ne dire ni
oui ni non à l’enseigne du renard, revient à donner un conseil de prudence au sein
d’une vie de cour marquée par une violence aussi inouïe qu’arbitraire. Instruire les
hommes, telle est la devise du fabuliste.
En définitive, « La Cour du Lion » déploie donc un double mouvement aussi bien
narratif que discursif faisant, dans une logique propre à l’apologue, de l’histoire de
l’autoritarisme sauvage du roi Lion l’occasion d’une leçon instructive sur la violence
à la cour. Violence qui répond, pour La Fontaine, d’un double enjeu textuel, à la fois
critique et satirique qu’il s’agit à présent d’envisager plus avant. ●
56
une pièce close n’ouvrant jamais sur le monde. Les murs du théâtre sont un enclos
qui ne peut être libératoire.
À cette première considération négative du théâtre vient s’adjoindre, en
revanche, un éloge consacré à l’art cinématographique qui doit se lire et se voir
comme l’antithèse résolue de toute forme de théâtre. Ainsi, pour Serge Daney, le
cinéma en incarne l’exact contraire tant il doit se voir littéralement comme un art
de l’ouverture et de l’infini, à savoir un art qui sait s’offrir et offrir le monde, en livrer
les moindres secrets et les moindres contrées. Sa vision du cinéma procède ainsi
d’une libération matérielle et historique : là où le théâtre est ancré physiquement
dans un lieu et historiquement dans l’époque qu’il dépeint, le cinéma révèle, quant
à lui, une puissance qui permet au spectateur, hors de tous les murs du théâtre,
d’apercevoir le monde dans sa richesse à la manière d’une odyssée. Le cinéma joue
57
le rôle d’un éveil référentiel et culturel : il s’agit pour l’homme de dépasser l’étroi-
tesse de la société de son époque pour se libérer à la fois d’une vision trop étriquée
et accéder à une culture autre. Là où le théâtre ne joue que de la répétition et de
l’enfermement, dérobant tout horizon possible, le cinéma se montre un parfait art
de l’altérité, de la découverte, des frontières repoussées où tout homme ordinaire
peut s’y découvrir, au contact du monde lui-même, autre et parfois extraordinaire.
On comprend alors mieux la passion de Daney pour le cinéma d’Alfred Hitchcock,
notamment pour La Mort aux trousses (1959), film qui offre les aventures d’un publi-
citaire américain Roger Thornhill interprété par Cary Grant se retrouvant, malgré lui,
au cœur d’une obscure et angoissante affaire d’espionnage qui va le conduire à sil-
lonner tous les États-Unis. Si l’histoire se déroule sur le territoire américain, dans un
lieu certes vaste mais géographiquement ancré et si historiquement le film a pour
cadre l’après Seconde Guerre mondiale, ce film procède pourtant de l’ouverture
du monde et sur le monde réclamée par Serge Daney dans la mesure où, au-delà
de toute limite du théâtre, le monde est présenté dans une odyssée référentielle
sans limite. Littéralement, à l’instar du personnage principal, le spectateur voyage
et découvre des paysages inédits. Au décor feint du théâtre s’oppose la matière
même du monde. Mais ce qui favorise précisément l’ouverture cinématographique
pour Daney consiste en fait dans le personnage de Roger Thornhill qui, même s’il
est socialement déterminé, ne fait pas jouer sa classe sociale, la rend nulle tant il
s’agit pour Hitchcock, à la différence de Molière qui veut représenter des carac-
tères, de mettre en scène l’homme du commun qui se retrouve exposé à une aven-
ture extraordinaire et impossible. Délibérément universelle, l’histoire présentée au
cinéma dépasse toute catégorisation sociale. Le cinéma n’a pas de frontières : il fait
voir le monde comme le désirait, dans un élan proche de Rimbaud, le grand voya-
geur qu’était Serge Daney.
En définitive, dans cette antithèse opposant sans retour théâtre et cinéma, Daney
cherche avant tout à ouvrir les yeux du spectateur sur la richesse d’un septième art
qui se présente comme un champ infini du possible, socialement et historiquement
libérés. Pourtant sans doute est-ce restreindre trop violemment le champ d’ac-
tion du théâtre, le réduire puisque le théâtre franchit les siècles, à commencer par
Molière. S’agit-il d’un art plus ouvert que Daney ne le prétend ? ●
58
Élaborer un plan 3
L’ultime moment de la construction de l’argumentation consiste à savoir
élaborer un plan. Il s’agit de l’étape fondamentale de ce que la rhétorique antique
nommait la disposition (dispositio en latin), à savoir l’art d’agencer et d’ordonner
les arguments selon un plan. En effet, après avoir mis en évidence chaque idée-
directrice et les avoir articulées en autant de paragraphes argumentatifs, il convient
de proposer, en vue des épreuves écrites, un plan qui permettra de les organiser.
PLAN
O
n peut ainsi définir un plan comme le mouvement de composition qui
permet de défendre une thèse sous la forme d’une démonstration dont la
conduite argumentative est toujours progressive. Qu’il s’agisse du com-
mentaire de texte ou de la dissertation, cette organisation relève d’un double souci
méthodologique :
59
60
Première partie
Caractérisation du texte
Deuxième partie
Approfondissement thématique, rhétorique et stylistique
Troisième partie
Mise en évidence de la spécificité du texte
61
→ Première partie : il s’agit d’expliquer la thèse posée par le sujet. Cette partie
a donc à charge de déployer tous les présupposés du sujet et de donner à lire
l’ensemble des arguments sous-tendus par ledit texte. Cette partie correspond
à l’explication positive du sujet à la manière d’une explication de texte.
→ Deuxième partie : il s’agit ici de contester la thèse développée afin de
montrer quelles sont ses limites et dans quelle mesure elle se fait restrictive du
sujet abordé. C’est le caractère incomplet de la thèse qui doit être souligné et
mis en évidence en une série d’idées-arguments qui dévoile chacun comment
la thèse peut être contestée. Cette partie doit imposer les nuances à apporter
et ne doit surtout pas réfuter la thèse. Le risque serait de fournir une réfutation
uniquement fondée sur un propos construit comme une antithèse de la thèse
précédente. Il s’agit ici toujours d’articuler son propos et non de se contredire :
les arguments doivent être ainsi modérés et nuancés.
62
Première partie
« OUI »
Affirmation et exposition de la thèse
Deuxième partie
« MAIS »
Discussion des limites et manques de la thèse
Troisième partie
« PLUTÔT »
Reformulation de la thèse
La synchorèse qui procède toujours en trois étapes prouve bel et bien dans
son mouvement démonstratif tout en nuances combien la dissertation révèle
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
63
C
ette deuxième partie entend poser les fondements méthodologiques de
l’exercice du commentaire de texte. Il s’agit ici de découvrir étape par étape
comment s’élabore à l’écrit, du brouillon jusqu’à la rédaction définitive, l’in-
terprétation organisée, raisonnée et composée d’un texte.
Trois étapes majeures seront ainsi suivies :
1. La première se propose de dévoiler le travail préparatoire du commentaire au
brouillon. Commenter un texte consiste ainsi à appliquer tout d’abord diffé-
rentes grilles de lecture pour dégager des pistes d’interprétation. Chaque grille
de lecture est ici expliquée, détaillée et appuyée par des exemples commentés
et développés.
2. La deuxième étape s’occupe, de la construction du commentaire une fois les
différentes lectures effectuées. De l’introduction jusqu’à la conclusion en pas-
sant par le développement et ses articulations logiques, toutes les procédures
démonstratives pour construire son interprétation sont présentées. Des conseils
sont enfin donnés pour soigner et rendre efficace son expression lors de la rédac-
tion de l’exercice.
3. L’ultime étape consiste enfin à donner des exemples de commentaires de textes
de différents genres. Sont ainsi proposés deux commentaires d’extraits de roman,
deux commentaires sur un texte de théâtre, et deux commentaires de poème.
SOMMAIRE
Le travail préparatoire 1
du commentaire
Le commentaire composé se présente, en premier lieu, comme une lecture
organisée visant à produire l’interprétation d’un texte. L’étape clef en est
bien évidemment la lecture qui consiste ici à dégager le sens du texte,
à en percevoir les articulations et à offrir une première saisie aussi bien globale
que détaillée de ses structures saillantes comme de ses arcanes
les plus secrètes. Lire consiste à déplier et déployer le sens comme le rappelait
précisément Roland Barthes au seuil de S/Z (1970) quand il soulignait
qu’étymologiquement, expliquer venait du latin déplier : entrer dans
les plis du texte pour les mettre à plat comme on étale une carte, comme
on cartographie un lieu.
PLAN
À
l’instar de son étymologie latine (« commentarius ») qui renvoie à un registre
organisé de notes, le commentaire de texte se divise ainsi, avec rigueur,
en plusieurs étapes organisées dont la plus saillante, parce que liminaire,
consiste en la découverte du texte qui ouvre à un nécessaire travail prépara-
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
toire au brouillon. Qui dit brouillon ne doit pas pour autant signifier anarchie
et confusion : la réussite d’un commentaire tient à l’application étape par étape,
palier par palier, d’une lecture qui, dès les premiers instants, est guidée par un
intense mouvement de recherche lui-même obéissant à différentes grilles de
lectures disciplinaires. Lire consiste immédiatement à écrire son interprétation et
à la consigner de manière éparse en premier lieu puis de manière de plus en plus
rédigée en s’enfonçant progressivement dans la signification textuelle et dans la
complexité herméneutique.
67
68
Le genre de l’œuvre
La mention paratextuelle du genre de l’œuvre consiste ici à identifier si le texte
relève du roman, de la poésie, du théâtre ou bien de l’essai. Identifier le genre d’une
œuvre permet d’acquérir des réflexes herméneutiques qui obligent à solliciter pour
chaque genre un arsenal stylistique et poétique spécifique : on n’étudie pas de
la même manière un monologue de théâtral et un poème. Ainsi, s’agissant du
paratexte donné ici, les mentions de « Acte I, scène 1 » renseignent sans attendre
sur la nature théâtrale du texte envisagé et sur le segment de texte à étudier : en
effet, au théâtre, l’acte I scène 1 correspond à la scène d’exposition, à savoir la scène
inaugurale d’un pièce qui répond d’un certain nombre d’invariants dramaturgiques
qu’il convient d’étudier sans attendre. Le paratexte oblige alors à des conduites ana-
lytiques sollicitant systématiquement des savoirs précis.
pas d’appliquer aveuglément et indifféremment ce que l’on connaît d’un auteur sur
n’importe lequel de ses textes, il convient néanmoins de se servir de sa connaissance
textuelle pour la confirmer ou venir l’infirmer. La connaissance de l’auteur vient
ainsi œuvrer aux premières hypothèses de lecture possibles.
Dans l’exemple donné plus haut, la mention de « Pierre Corneille » permet immé-
diatement d’orienter la lecture vers l’analyse d’une tragédie. Le nom de Corneille
reste en effet attaché dans l’histoire de la littérature au 17e siècle théâtral français
au règne de la tragédie dont Corneille a pu contribuer à forger la grandeur. Les hypo-
thèses de lecture s’orienteront ainsi d’emblée vers des pistes tragiques et cherche-
ront à vérifier les règles de la tragédie ou à les invalider.
Enfin, le titre de l’œuvre souvent assorti de la date de publication fournit l’ul-
time information paratextuelle permettant de forger des orientations premières
69
dans l’analyse. Une œuvre peut être ainsi liée à un contexte historique dont elle
ne sort pas indemne et qu’elle cherche à interroger au cœur même de son écriture.
Ainsi Lorenzaccio d’Alfred de Musset, paru en 1834, met-il en scène une conspira-
tion contre Laurent de Médicis dans la Florence de 1537 non sans faire référence
aux Trois Glorieuses de juillet 1830 qui ont ébranlé la France de la Restauration et
l’esprit révolutionnaire du jeune Musset. L’information historique et incidemment
biographique peut servir ultérieurement d’outil d’analyse pour affiner les enjeux
à la fois culturels et politiques d’un extrait à étudier.
S’agissant de l’exemple de Corneille, le titre Médée assortie de la date de
1635 permet d’œuvrer sans attendre à une hypothèse double : en premier lieu, le
titre fait explicitement référence à une héroïne de la mythologie grecque et ins-
talle la pièce de Corneille dans la perspective dramaturgique d’une tragédie. La
lecture du texte viendra confirmer ou réfuter cette piste qui, de fait, sera à inter-
roger puisque l’échange entre Jason et Pollux reprend de manière paradoxale
les codes de la comédie dont Corneille fut, avec Le Menteur notamment, l’un
des représentants les plus accomplis. La mention ici de la date doit enfin retenir
toute l’attention du lecteur car il s’agit d’une pièce écrite deux ans avant le
triomphe du Cid et de la célèbre bataille autour de cette tragi-comédie. Médée
préfigure-t-elle les audaces stylistiques de Corneille dans Le Cid ou s’agit-il
d’une tragédie qui répond d’une dramaturgie au déroulé moins éclaté, moins
baroque ?
On voit donc combien la saisie paratextuelle première se donne comme une
porte d’entrée à une problématisation liminaire et spontanée du texte qu’il
s’agira, par des lectures plus approfondies, de venir affirmer ou réfuter. ●
70
71
part des arguments par exemple d’autorité, la place des exemples et les différents
genres de l’éloquence convoqués par l’orateur ou l’essayiste.
3. Repérez la construction et la composition d’ensemble du texte : il s’agit
de repérer la composition globale du texte et d’en saisir le mouvement intime.
Chaque texte progresse à sa manière et il est important avant d’initier une
lecture plus technique de s’assurer d’avoir bien saisi la manière dont il peut
être découpé en différentes parties et de saisir ainsi son plan. Le repérage
de la composition peut être par ailleurs une information technique servant
dans les étapes ultérieures à la mise en œuvre d’une lecture détaillée mais
également dans l’introduction au commentaire pour y souligner le mouvement
d’ensemble.
72
La lecture stylistique
Cette première lecture méthodique du texte vise à isoler certains aspects
qui paraissent ne pouvoir être interrogé qu’au moyen d’outils stylistiques.
Comme son nom l’indique, la stylistique s’occupe des particularités de l’écri-
ture d’un texte et vise à souligner, par le style et ses inflexions, le rapport
intime et neuf de l’écrivain à la langue. Si Buffon pouvait clamer que « le style,
c’est l’homme », Michael Riffaterre œuvre, à la fin du 20e siècle, à la consti-
tution scientifique de la stylistique comme cette discipline qui s’enquiert des
textes comme autant de « messages qui portent l’empreinte du locuteur ». À
ce titre, s’il ne s’agit pas à l’évidence de recourir à l’ensemble de l’arsenal sty-
listique, mais selon les genres convoqués, de solliciter ce qui va pouvoir se
révéler pertinent dans l’étude desdits textes. Ainsi, afin d’analyser la question
de savoir qui parle dans un roman, on pourra utilement s’appuyer sur une
stylistique de l’énonciation, soumettre le texte à la question de l’articulation
qu’il pratique entre récit et discours selon les distinctions d’Émile Benveniste
reprises par Dominique Maingueneau.
Les incipits de L’Assommoir d’Émile Zola (1877) et de L’Étranger d’Albert www.armand-colin.com
Camus (1942) ne sont pas seulement éloignés dans l’histoire littéraire mais,
de fait, s’opposent énonciativement. Zola a ainsi recours à l’énoncé historique
dominé par l’utilisation du « elle », pronom supposé objectif pour présenter Ressource
scientifiquement et de manière naturaliste l’univers effondré de Gervaise, son numérique
héroïne, alors que Camus use d’un énoncé discursif dominé par l’utilisation Textes
du « je », foyer subjectif qui deviendra le cœur problématique d’une écriture supplémentaires
blanche comme la désignera Roland Barthes.
Cependant, une mise en garde s’impose ici d’emblée qui invite à ne pas
faire de l’outil stylistique l’objet même de la recherche interprétative :
mettre en évidence l’utilisation par exemple d’un jeu entre la scène et la salle
à partir de la double destination théâtrale ne constitue qu’une étape dans la
quête interprétative. Il ne s’agit pas d’en faire l’aboutissement du commen-
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
taire mais uniquement l’un des outils permettant d’ouvrir à une saisie plus
large du texte sur laquelle il pourra formellement prendre appui. Le dévoile-
ment du procédé littéraire – ici stylistique – ne s’offre jamais comme la finalité
ultime du commentaire mais comme l’un des moyens de construire l’inter-
prétation du texte et d’œuvrer à sa problématisation.
La lecture poétique
La deuxième lecture méthodique s’attaque à une saisie poétique du texte
qui viendra approfondir la saisie stylistique et énonciative précédemment
envisagée. Ainsi que son nom en porte la trace, la poétique s’occupe depuis
Aristote qui en est le fondateur de l’étude des formes littéraires et en particu-
lier l’étude des formes à l’œuvre dans les textes eux-mêmes. À l’instar de la
73
La lecture rhétorique
La lecture rhétorique vient compléter la lecture poétique précédemment envi-
sagée puisque rhétorique et poétique sont depuis Aristote étroitement mêlées.
Mais il s’agira ici bien plutôt d’offrir le texte à une lecture qui cherchera à
fournir un repérage précis et raisonné des différentes figures de style qui
viennent innerver le texte en s’écartant de l’usage ordinaire de la langue pour
venir donner une expressivité particulière au propos. Ces figures du discours
se répartissent en cinq grandes catégories que sont les figures d’analogie, les
figures de substitution, les figures d’opposition, les figures d’omission et,
enfin, les figures d’amplification et d’insistance.
Sans doute se révèle ici avec encore plus d’acuité que précédemment l’écueil
qui consiste à se concentrer uniquement sur le simple unique relevé des figures de
style et de ne faire du commentaire que l’expression de ce relevé. Chaque figure
ne surgit pas dans le texte pour elle-même : elle ne vient ici que servir une vision
de l’auteur, une proposition esthétique, une saisie du monde. L’identification
de la figure de style, si elle s’offre comme la saisie la plus évidente notamment au
sortir du cycle secondaire, doit faire l’objet d’un usage parcimonieux. Produire
alors un catalogue de figures de style se révèle inutile si les figures ne sont pas
elles-mêmes reprises dans une lecture synthétique du texte.
74
1. Une étude syntaxique : il s’agit ici de considérer les types de phrases, leur
construction, leur articulation et plus généralement la manière dont elles
s’enchaînent les unes aux autres. La syntaxe offre à tout texte un déploiement
original qui permet à l’écrivain d’affirmer sa vision des choses selon les structures
choisies. Au-delà de la simple observation grammaticale, l’effet de sens joue
encore ici un rôle herméneutique déterminant. Il conviendra également d’être
particulièrement attentif à l’étude des verbes, au temps, aux modes : tout est
choix, tout devient style.
75
2. Une étude rythmique : il s’agit ici d’étudier la longueur des phrases et l’effet
qui est désiré par l’écrivain. Si une telle question s’impose avec l’étude de la
poésie en passant le vers au crible de la métrique et de l’étude prosodique,
une telle considération s’impose aussi pour les textes en prose qui, à leur tour,
usent d’un rythme pour venir appuyer et souligner une situation actantielle
notamment. L’étude du rythme peut être utilement complétée ici par l’étude
des sonorités du texte notamment l’ensemble de ce qui relève du jeu des
sonorités comme les paronomases, allitérations et assonances.
3. Une étude pragmatique : en apparence la plus évidente et la plus simple,
l’étude pragmatique ne consiste pas simplement à faire l’inventaire des
différents discours mis en jeu dans un texte. Il s’agit par l’observation des prises
de paroles, de leur mise en scène ou leur absence de distinguer entre discours
direct, discours indirect ou encore discours indirect libre. Chaque discours
possède un effet, qu’il s’agisse des célèbres passages en discours indirect libre
de Madame Bovary de Gustave Flaubert (1857) où, derrière la voix de Madame
Bovary, se fait entendre la voix endoxale de la bêtise ou encore dans un essai où
le discours indirect libre peut être un discours soit attaqué soit défendu.
76
Comment construire 2
son commentaire ?
PLAN
À
partir des différentes lectures menées comme autant d’enquêtes sur le texte
et ses différentes strates, il s’agit d’organiser l’ensemble des remarques
relevées lors de l’étape du brouillon. Comme l’indique son nom, le com-
mentaire composé procède avant tout d’une composition qui indique combien le
développement de l’interprétation doit procéder depuis un plan organisé selon
différentes parties articulées entre elles afin de déployer une vision synthé-
tique dudit texte.
Au brouillon, il s’agit cependant de ne pas commettre un certain nombre d’er-
reurs qui pourraient compromettre la réussite du devoir en manquant d’efficacité.
Voici la liste des cinq contresens de méthode à éviter absolument :
1. Le plan-personnage :
La tentation est grande parfois devant la difficulté évidente de certains extraits de
romans ou de pièces de théâtre d’offrir un plan dont chaque partie serait consacrée à
un personnage de l’extrait en question. Ce type de plan est à strictement abolir car tout
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
plan doit à chacune de ses parties brasser l’intégralité du texte même pour en donner une
interprétation globale. Il faut éviter une telle logique de l’émiettement argumentatif.
2. Le plan fond-forme :
Là encore, la tentation est grande d’articuler le plan selon deux catégories d’observations,
à savoir tout d’abord classer l’ensemble des remarques qui regardent les thématiques
évoquées dans le texte dans une première partie. La seconde partie consisterait alors à
rassembler les procédés et les figures de styles précédemment relevés au brouillon. Un
tel plan procède d’un contresens de méthode tant, en fait, il est impossible de séparer le
fond de la forme, ce qui est dit de la manière dont le texte l’exprime car la visée ultime
de tout commentaire consiste précisément à interpréter cette articulation entre fond
et forme, et non à les séparer artificiellement.
77
3. Le plan linéaire
Cette troisième possible erreur consiste à soumettre son développement au
mouvement du texte et à calquer son plan sur le plan de l’extrait. Il ne s’agit ici en
rien d’un plan obéissant à un mouvement de composition exigé par la méthode du
commentaire tant suivre le texte revient en fait à proposer un plan linéaire. Il ne faut
ainsi pas confondre commentaire de texte qui répond toujours d’un plan articulé et
explication littéraire qui suit le mouvement du texte dans une étude linéaire de détail.
4. Le plan catalogue
Ce quatrième contresens consiste cette fois à élaborer un plan qui ressaisit
les observations formulées au brouillon sans chercher à les organiser et à les
hiérarchiser dans leur degré de complexité et dans leur variété d’interprétation.
Le plan consiste à offrir alors un catalogue disparate de remarques souvent
techniques sans aucune articulation logique ni progression démonstrative. Là où
un raisonnement permettant de cerner les enjeux du texte doit guider le propos,
ce plan catalogue offre un inventaire sans problématisation aucune. Le relevé de
procédés n’est qu’une étape du brouillon.
5. Le plan impressif
Ce cinquième et ultime contresens consiste enfin à présenter un plan écrit au
fil de la plume, sans décision problématique qui en organise le mouvement
en amont. Suite juxtaposée de différentes impressions de lecture, ce plan qui
n’en est pas un n’articule jamais différents moments d’une démonstration par
laquelle une interprétation du texte s’éprouve. Le désordre domine le propos
quand l’organisation et l’articulation logiques doivent primer.
78
fois. Un commentaire composé doit observer une rigueur scientifique dans son
souci démonstratif : interpréter, c’est chercher à convaincre.
Tout plan doit, enfin, s’organiser de manière rigoureuse en classant et
hiérarchisant les arguments et les hypothèses de lecture selon une pro-
gression qui procède de l’idée la plus simple pour aboutir, en fin de devoir,
à l’idée la plus complexe. Même si l’idée la plus sophistiquée constitue le
plus souvent l’idée la plus attractive car la plus originale dans l’interpréta-
tion, un commentaire composé ne peut s’ouvrir sur ladite idée car il s’agit
d’une part de ne pas dévoiler trop rapidement le cœur du propos. Mais,
d’autre part, il s’agit de ne pas asséner d’emblée au correcteur une idée
trop complexe qui ne pourrait être immédiatement comprise. Il s’agit de
ménager la lecture en proposant une interprétation procédant par étapes
successives et construites de manière à emporter l’adhésion dudit lecteur.
79
80
Idée
Définition
directrice
Car
81
82
Une tirade théâtrale qui, sous la forme d’un récit fantastique, vient
rapporter l’événement advenu hors scène du meurtre de l’inspecteur
mélancolique par un Roberto Zucco devenu comparable à un Ange de
l’Apocalypse.
Cette formule résume en une phrase l’essentiel des caractéristiques du
passage et permet de commencer à construire un raisonnement : le passage
83
84
1. Présentation de l’auteur
Il s’agit de le présenter avec, si possible, ses dates de naissance et de mort.
Cette présentation passe également par une caractérisation globale de son
œuvre selon le genre pratiqué, le mouvement littéraire auquel l’auteur peut
appartenir.
2. Présentation de l’œuvre
Il s’agit de présenter l’œuvre en question dont est tiré l’extrait et au besoin s’il
s’agit d’un roman ou d’une pièce de théâtre, d’en fixer les enjeux actantiels.
5. Explication de la problématique
Il s’agit là de justifier la problématique et, au besoin, de l’expliciter surtout
lorsqu’elle peut comporter des termes techniques. On prendra toujours soin de
les définir autant que faire se peut de manière à proposer une introduction à la
fois complète et prospective.
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
6. Présentation du plan
L’introduction s’achève sur cette sixième étape clef, absolument indispensable
car elle découle de la présentation et de l’explication de la problématique.
L’annonce du plan permet de construire la lisibilité du propos qui sera tenu tout
au long du commentaire et de dévoiler quelle composition l’organise et ainsi le
détermine.
85
1. La récapitulation du devoir
La conclusion doit tout d’abord proposer de manière synthétique et brève une
récapitulation de l’essentiel du propos formulé dans le devoir. Il s’agit là de
retracer le parcours interprétatif qui court depuis la première partie et vient
s’achever dans la dernière. Il apparaît évidemment inutile ici de résumer le devoir
avec force détails puisque sa lecture vient d’être effectuée. C’est bien plutôt
l’occasion d’accentuer certaines idées directrices et certaines idées arguments
qui méritent de trouver la pleine lumière de la fin pour valoriser au mieux votre
propos et sa construction logique.
2. La réponse à la problématique
Posée en introduction sous la forme d’une question, la problématique doit
trouver ici sa réponse sur laquelle s’est par ailleurs appuyée la formulation du
devoir. La réponse trouve ici la confirmation d’une piste interprétative que la
problématique a à charge de déployer. Répondre à la problématique est une
étape indispensable qui doit être particulièrement soignée car elle est le dernier
moment démonstratif du devoir, celui où se vérifie la pertinence des intuitions
posées en introduction.
3. L’ouverture finale
Il faut clore le devoir afin d’en relancer le questionnement mais aussi le
foisonnement au moyen d’une ouverture et d’un élargissement du propos qui
peut prendre trois formes principales. La première consiste à opérer une ouverture
sur une autre œuvre du même auteur ou sur un autre passage du même livre de
86
commodité :
– des alinéas chaque fois que l’on débute une nouvelle étape du dévelop-
pement d’une partie, à savoir lorsque l’on passe de l’idée-directrice et sa
définition à la formulation de l’idée-argument, puis de l’idée-argument à
l’exemple et à son commentaire et enfin pour marquer le changement de
sous-partie ;
– on choisira de procéder à un saut de ligne chaque fois qu’il s’agit de passer
d’une sous-partie à sa transition afin de la mettre en valeur ;
– on choisira enfin de placer trois astérisques entre l’introduction et la première
sous-partie, ensuite entre chaque sous-partie et finalement avant la conclu-
sion de manière à bien délimiter chaque grande étape du commentaire.
87
88
Commenter un extrait 3
de roman
Commenter un extrait de roman suppose, comme pour chaque genre,
de se munir d’une double connaissance afin de pouvoir opérer une lecture
pertinente : à la fois générique et critique. Il s’agit ici non de produire
une impossible approche exhaustive mais de suggérer des pistes premières
qu’il conviendra d’approfondir.
PLAN
1 Connaissance générique
2 Connaissance critique
3 Commentaire n° 1
4 Commentaire n° 2
1 Connaissance générique
De fait, le commentaire d’un texte romanesque suppose, tout d’abord, une
approche générique spécifique qui procède depuis l’histoire même du genre et
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
89
Il faut attendre les 19e, 20e et 21e siècles pour voir le roman s’imposer comme
le genre premier, devenant parfois même le synonyme de littérature. Si le phi-
losophe Hegel déclare dès le début du 19e siècle que le roman est devenu « la
moderne épopée », il convient de remarquer qu’il s’agit, de fait, du siècle où
le roman devient dominant à travers des figures telles qu’Honoré de Balzac,
Stendhal, Flaubert, Zola, Maupassant, autant d’auteurs proches du réalisme
et du naturalisme mais aussi Hugo, figure même du romantisme français.
Le roman devient une puissance narrative d’évocation qui prend en charge
notamment sociologiquement une exploration des nouvelles réalités politiques,
économiques et sociales après la Révolution française. Viennent ensuite, au
20e siècle, les entreprises solitaires et définitives de Proust, Céline, Malraux et
Aragon qui ouvrent la voix aux remises en cause de tout récit par le mouvement
du « Nouveau Roman » dans les années 1950 avec Robbe-Grillet, Butor, Duras,
Beckett, Simon et Sarraute. Le roman n’est plus un genre dénigré : il devient,
contre toute attente, un hypergenre qui occupe l’essentiel de l’attention critique.
2 Connaissance critique
À cette histoire du roman correspond également une histoire de son analyse
critique. Étudier le roman réclame des grilles de lecture spécifiques qui tiennent
compte de l’identité et des particularités d’écriture du roman. L’attention à l’écri-
ture des textes romanesques en passe ainsi par une approche poétique et plus pré-
cisément narratologique et énonciative. Il convient ainsi de mobiliser un ensemble
d’outils critiques qui pourront directement traiter de la qualité générique du texte
et, d’emblée, pouvoir problématiser une interprétation à la fois en la suscitant et
lui permettant d’offrir une assise rigoureuse et scientifique à l’analyse.
Outils narratologiques
Hérités de Figures III de Gérard Genette, les concepts suivants permettent de
s’attaquer aux modalités mêmes du récit et de son déploiement narratif. Citons
parmi les outils les plus utiles :
90
La focalisation
Il s’agit du point de vue adopté dans le texte par le narrateur. S’agit-il d’une
focalisation externe où le narrateur en sait moins le personnage ? S’agit-il
d’une focalisation interne où le narrateur en sait autant que le personnage ? Ou
s’agit-il d’une focalisation zéro où le narrateur en sait plus que le personnage ?
Outils énonciatifs
Une étude de l’énonciation s’organise toujours autour de la distinction : récit
(avec les marques des temps du passé et la troisième personne pour sujet) et
discours (avec les marques des temps du présent et la première et deuxième
personne pour sujet.). Récit et discours s’opposent ainsi pour permettre ensuite
de distinguer les différents types de discours qui guident la narration et les
dialogues : discours direct, discours indirect et discours indirect libre.
Autant de pistes de lectures qu’il s’agit de mettre en œuvre ici en s’intéressant à un
segment textuel emblématique du roman : l’incipit, à savoir le début de tout roman.
3 Commentaire n° 1
le pavé se déroulait avec la rectitude d’une jetée, au milieu de l’embrun aveuglant des
ténèbres.
L’homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d’un pas allongé,
10 grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit
paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup ; et il le serrait contre
ses flancs, tantôt d’un coude, tantôt de l’autre, pour glisser au fond de ses poches les
deux mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent d’est faisaient saigner.
Une seule idée occupait sa tête vide d’ouvrier sans travail et sans gîte, l’espoir que le
15 froid serait moins vif après le lever du jour. Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque
sur la gauche, à deux kilomètres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers
brûlant au plein air, et comme suspendus. D’abord, il hésita, pris de crainte ; puis, il ne
put résister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains.
91
Un chemin creux s’enfonçait. Tout disparut. L’homme avait à droite une palissade,
20 quelque mur de grosses planches fermant une voie ferrée ; tandis qu’un talus d’herbe
s’élevait à gauche, surmonté de pignons confus, d’une vision de village aux toitures basses
et uniformes. Il fit environ deux cents pas. Brusquement, à un coude du chemin, les feux
reparurent près de lui, sans qu’il comprît davantage comment ils brûlaient si haut dans
le ciel mort, pareils à des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait
25 de l’arrêter. C’était une masse lourde, un tas écrasé de constructions, d’où se dressait la
silhouette d’une cheminée d’usine ; de rares lueurs sortaient des fenêtres encrassées, cinq
ou six lanternes tristes étaient pendues dehors, à des charpentes dont les bois noircis
alignaient vaguement des profils de tréteaux gigantesques ; et, de cette apparition fantas-
tique, noyée de nuit et de fumée, une seule voix montait, la respiration grosse et longue
30 d’un échappement de vapeur, qu’on ne voyait point.
Alors, l’homme reconnut une fosse. ●
92
93
– Saisie lexicale : s’intéresser au lexique utilisé par Zola dans cet incipit
permet immédiatement d’offrir du texte une double saisie des métaphores
et images à l’œuvre. En effet, dès la fin du premier paragraphe, il est fait
mention dans ce paysage pourtant de « plaine rase » et de « champs de bet-
terave » d’une tempête maritime alors même que la mer semble loin. Les
termes « embrun » ou encore « jetée » renvoient explicitement au lexique
maritime qui ne peut que surprendre. Zola cherche à décrire ici une tem-
pête qui dépasse le cadre référentiel : est-ce le déchaînement à venir des
ouvriers qui y ici symbolisé ? La seconde image à déduire de l’étude lexicale
s’intéresse quant à elle au vocabulaire du printemps : la mention notam-
ment du « mois de mars » renvoie sans détours au titre, Germinal mois du
calendrier révolutionnaire qui recouvre précisément le mois de mars et la
période de germination de la nature. Ce lexique du printemps s’accom-
pagne aussi du vocabulaire de l’apparition quand la mine surgit au détour
d’un talus : sans doute faudrait-il dire ici que le texte porte une double
naissance : celle d’un bientôt printemps et celle du récit à lui-même où la
mine apparaît aux yeux d’Étienne au moment même où elle naît pour le
lecteur.
– Interroger la situation de l’extrait dans l’œuvre : cette saisie renseignée
du texte doit s’accompagner d’un premier repérage textuel qui iden-
tifie dans quelle partie il se situe. Par les mentions de « Chapitre I » et de
« Première partie », l’extrait s’assimile à ce qu’il convient de nommer un
incipit, à savoir un début de roman qui autorise à une double analyse pou-
vant guider le commentaire :
1. Qui ?
Quels sont les personnages représentés ? Quels sont leurs noms et prénoms ?
Parvient-on à les identifier ?
2. Où ?
Il s’agit de la première question s’intéressant au cadre spatio-temporel. Le lieu
est-il nommé ? Peut-on parler d’une topographie ? La description est-elle précise ?
Comment s’organise-t-elle ?
3. Quand ?
Il s’agit du second volet du cadre spatio-temporel. Une date apparaît-elle dans le
texte ? Si oui, est-elle précise ? En quoi la précision fait-elle sens ?
94
4. Quoi ?
Que fait le personnage ? Quelles sont ses principales actions ?
5. Comment ?
De quelle manière est caractérisé le personnage ? Comment sont décrits ses faits
et gestes ?
95
Lecture stylistique
La lecture stylistique s’attache ici à identifier les qualités énonciatives, propre-
ment linguistiques du texte. Cet incipit relève de ce qu’Émile Benveniste et
Gérard Genette à sa suite ont pu qualifier de récit, à savoir un texte qui, pré-
sentant des événements racontés au passé et à l’aoriste, s’organise autour de la
troisième personne, ici le « il » de l’homme inconnu. Opposé au discours, plus
subjectif et oral, le récit proprement historique tel que le pratique Zola répond
d’un désir d’objectivité devant la présentation des faits qui structureront l’in-
trigue de son roman. Un tel désir d’objectivité renvoie aux choix esthétiques
de Zola qui, par son naturalisme, entend proposer une saisie scientifique et
scrupuleusement exacte du réel à la manière d’une expérience médicale dont
chaque personnage est le cas clinique.
Lecture poétique
La lecture poétique favorise ici le recours aux outils narratologiques tels qu’ils
ont pu être mis en évidence par Gérard Genette dans Figures III (1972). Il
y distingue notamment sous le terme de « focalisation » la manière dont un
texte narratif organise le récit selon un point de vue déterminé. Ici Zola pri-
vilégie la focalisation externe, à savoir un narrateur qui en sait moins que
le personnage qu’il met en scène. Le fait, notamment, de ne pas connaître
son nom et de le découvrir en même temps et en quelque sorte que le lecteur
montre que le narrateur en sait donc moins que le personnage. Il s’agit ici
d’un effet dramatique propre aux incipits du réalisme et du naturalisme qui
ménagent un effet de surprise et de découverte mais qui aussi, présentant pro-
gressivement le personnage, témoignent d’un effort de vraisemblance.
Lecture rhétorique
Cette ultime lecture consiste à sonder le texte selon la grille des figures de style
qu’il sollicite et qu’il déploie. Il s’agit ici de repérer des figures notables dont
le développement se fait à l’échelle macro-structurale du texte, c’est-à-dire
notamment la métaphore. La plus importante a déjà pu être aperçue plus
96
Le texte se distingue en premier lieu par son souci réaliste et plus particu-
lièrement naturaliste. Il s’agit pour Zola de décrire ici le nord de la France de
manière méthodique et vraisemblable. Dans cette topographie qui désigne tou- www.armand-colin.com
jours une description de lieu, le souci du détail et de la précision s’organise de
deux manières : à la fois dans la divulgation de noms de lieux « Marchiennes »,
« Montsou » qui ancrent d’emblée l’action dans le Nord de la France, et ensuite Ressource
avec les effets de réel tels quel les nommait Roland Barthes, à savoir ces détails numérique
inutiles et contingents qui peuvent être interchangeables sans que, pourtant, l’his- Textes
toire contée en soit affectée. Ici les effets de réel abondent qui s’occupent du pay- supplémentaires
97
premier portrait parcellaire mais surgit néanmoins un registre épique qui renvoie à
l’endurance du personnage dans une telle hostilité géographique et climatique : sans
doute faut-il alors considérer la surprenante mention surprenante de « tête vide
d’ouvrier » comme un indice textuel clef et une antiphrase : sa tête au contraire,
bien remplie et nourrie d’idées révolutionnaire, emportera le roman et les mineurs
dans une épopée populaire.
Enfin l’ultime groupe de remarques concerne le décor dans ce qui dépasse le
réalisme et le naturalisme et s’en offre comme le paradoxe textuel. Le paysage
nocturne se présente de l’aveu même du texte qui en fait mention comme un
décor fantastique. De fait, l’arrivée progressive d’Étienne devant la mine, le spec-
tacle qui l’y arrête fournit la matière d’une description proprement fabuleuse
entre énigme et terreur pour le personnage qui ne sait de quoi il s’agit. Loin de se
limiter à un quelconque réalisme, l’écriture de Zola s’emporte, de manière épique
et fantastique, vers la description d’une mine conçue comme un monstre fabu-
leux et dévorant. Le texte glisse alors vers une vision mythique du paysage par où
Étienne, solitaire et sans nom, semble arriver dans cet univers désolé à la manière
d’un prophète, celui prêt à guider les hommes asservis vers la grève et leur inci-
dente libération.
Ce caractère fantastique s’accompagne aussi d’une nuit problématique du
strict point de vue de la vraisemblance. En effet, si le passage consiste en la des-
cription d’un paysage nocturne d’une rare intensité (« sans étoiles », « il ne voyait
même pas le sol noir »), cette nuit plus noire que noire pose d’emblée un pro-
blème de vraisemblance : comment le narrateur peut-il décrire ce que le person-
nage lui-même ne voit pas ? S’agit-il pour Zola d’affirmer d’emblée un narrateur
tout-puissant ou plutôt de manière inouïe de souligner combien le roman sou-
ligne son caractère artificiel, combien le roman s’affirme roman ? Ne parle-t-on
pas d’une nuit « d’une épaisseur d’encre », à savoir l’encre du romancier pour
écrire son histoire ? Et si cet incipit mettait en scène métaphoriquement la nais-
sance de l’œuvre à elle-même, d’un personnage qui naît sous nos yeux, qui trouve
progressivement son nom, d’une tempête prénatale d’où il finit par naître pour
germer et faire germer sur cette terre désolée l’idée même de justice et de révo-
lution sociales ? ●
La formule qui peut être déduite du texte serait la suivante : un incipit natu-
raliste qui offre le récit d’un ouvrier en quête de travail dans un paysage du nord
hostile et qui est peut-être le prophète mythique d’une révolution à venir.
De là peut aisément se déduire une problématique qui vient articuler la
tension présente au cœur du texte à savoir l’articulation entre réalisme d’une
part et souffle mythique d’autre part. La question à poser répondrait alors de
la formulation suivante : en quoi cet incipit présentant de manière réaliste
l’arrivée d’Étienne à la mine s’offre à la vérité comme le récit d’une tempête
mythique et prophétique ?
98
Plan du commentaire :
1. Un incipit naturaliste ?
a. Effets de réel et vraisemblance géographique
b. L’exhaustivité naturaliste
2. Un personnage énigmatique
a. Une caractérisation sociale et sociologique
b. Un prophète ?
4 Commentaire n° 2
mon regard s’y fixât pour le voir arriver, lui, Marin, trois ans plus tard, le même.
Ce soir-là était un soir normal, tourbillon normal, ivresse normale, ombres, verres
vides. Il n’y a pas eu un silence général, ni même une baisse du volume sonore, mais
des mouvements d’yeux et de nuques, et les conversations ont continué. À voix basse à
10 quelques tables peut-être on parlerait de lui, mais on chuchoterait.
On s’est observés un instant de nos quatre yeux fixes, nos silhouettes figées, puis on
s’est embrassés. Trois ans, il a quand même dit, et tu n’es jamais venu me voir en prison.
Il y a eu un silence. C’est que les gens comme toi, j’ai répondu, on n’a pas envie de les
voir en cage. On s’est étreints à nouveau, deux cognacs simultanément posés devant
15 nous, on a trinqué.
J’ai imaginé le goût de l’alcool dans sa bouche, la saveur à part qu’il en tirait quand
même son verre vide il semblait l’honorer, et il levait la main vers le serveur, me
99
demandait d’un clin d’œil si j’en reprenais un : toujours dire oui, pensais-je, ce soir-là
spécialement, parce qu’on ne refuse rien à un homme qui sort de prison. Plusieurs fois
20 il a passé son bras dans mon dos, posé sa main solide sur mon épaule, et il me sou-
riait. Quand on aurait voulu discuter, on n’aurait pas pu vraiment, tellement la musique
forte, et mon tremblement intérieur. ●
4.1. Introduction
Né en 1973, Tanguy Viel s’impose sans doute comme l’une des figures les
plus remarquables de la littérature française contemporaine. Héritière des
recherches formelles du Nouveau Roman mais également cinéphile, son
œuvre, inaugurée en 1998 par la parution du Black Note, installe sans attendre
un univers romanesque où l’exigence d’écriture le dispute à un goût de l’in-
trigue nourri des plus grands films hollywoodiens. En 2001 paraît son troi-
sième roman L’Absolue perfection du crime racontant l’histoire de Marin,
mafieux breton qui désire réaliser « le casse du siècle » : le cambriolage du
casino le soir de la Saint Sylvestre mais rien ne se déroulera comme prévu.
L’extrait présenté ici est l’incipit du roman qui voit les deux protagonistes,
Marin et Pierre, se retrouver.
Une nuit de septembre, alors qu’il surveille l’entrée de la boîte à l’aide
d’une caméra, Pierre, le narrateur, voit entrer Marin. Libéré après trois ans de
détention, il vient revoir son ancien complice. Mais alors qu’ils sont en train
de fêter sa libération, Marin reproche à Pierre de l’avoir oublié durant tout ce
temps avant de commencer à le frapper. À la fois apeuré et fasciné, Pierre se
laisse faire sans mot dire.
Se présentant sous la forme d’un bref prologue, cet incipit pose déjà les
principales lignes dramatiques du récit. Concentré sur les rapports qui lient
Marin et Pierre, le passage se construit sur une série de paradoxes : les retrou-
vailles tournent à la rivalité, l’amitié fraternelle à la haine fratricide et le
cinéma s’impose comme la source d’inspiration majeure, loin de la littérature.
100
Un véritable retour ?
Loin de mettre en lumière son caractère exceptionnel, ce retour doit paraître
inaperçu : « Il n’y a pas eu un silence général, ni même une baisse du volume
sonore, mais des mouvements d’yeux et de nuques, et les conversations ont
continué. »
Contre toute attente, il n’y a pas vraiment de retour. Car ce retour répond à un
type particulier de retrouvailles, celle d’un détenu sa sortie de prison comme
le rappelle Marin : « Trois ans, il a quand même dit, et tu n’es jamais venu
me voir en prison. » La sortie de prison propose, en fait, d’annuler la notion
même de retrouvailles : le caïd qu’est Marin veut immédiatement retrouver sa
place parmi les vivants.
101
Un remake ?
Cinéphile épris de polars du cinéma américain des années 1950 notamment,
Tanguy Viel installe dès son prologue une série de références cinématogra-
phiques à partir desquelles le reste du récit va s’élaborer. Dans une logique
102
Une bande-annonce ?
Véritable roman de cinéphile, L’Absolue perfection du crime construit, en fait,
son prologue sur le modèle de la bande-annonce. Tout ce qui est suggéré ici
fera l’objet d’un développement dans le reste du récit et amorce un certain
nombre d’enjeux autour desquels le roman s’écrira. De fait, l’univers mafieux,
le décor nocturne et la rivalité sans pareille entre les frères ennemis, entre
amitié et haine, prendront toute leur dimension par la suite mais sont donnés
là dans une logique panoramique propre à inciter le lecteur à la manière d’un
spectateur de salles obscures. Et, effectivement, cette scène d’un retour qui
ne veut pas apparaître comme tel ne cessera à son tour de faire retour tout
au long du récit pour finir par revenir avec éclat dans le duel final au soleil
couchant.
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103
Commenter un texte 4
de théâtre
À l’instar de chaque autre genre, commenter un texte de théâtre implique
une double connaissance, générique et critique, qui permet au candidat
de se munir de pistes d’interprétation et de grilles d’interprétation. Là encore,
il s’agit de trouver ici en préambule à tout commentaire quelques pistes
qui ne se veulent évidemment nullement exhaustives mais uniquement
une invitation à approfondir les outils sollicités.
PLAN
1 Connaissance générique
2 Connaissance critique
3 Commentaire n° 3
4 Commentaire n° 4
1 Connaissance générique
www.armand-colin.com
Né dans l’Antiquité grecque, le théâtre s’impose comme un genre qui, d’emblée,
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
tisse une relation entre un texte et son interprétation sur scène. Du grec « Théomaï »
qui signifie « ce qui est remarquable et mérite d’être vu », le théâtre s’impose avec Ressource
numérique
des figures comme Sophocle, Eschyle, Euripide ou encore Aristophane comme un
lieu de représentation jouant un rôle à la fois dans la vie religieuse et dans la vie Textes
supplémentaires
citoyenne grecque. Comme l’a mis en évidence Aristote dans sa Poétique qui offre la
première analyse de la tragédie, le théâtre, et en particulier la tragédie, articule l’imi-
tation d’une action (mimésis) à la purgation des passions du spectateur (catharsis) en
lui faisant éprouver crainte et pitié devant l’histoire des personnages mis en scène.
Si le théâtre latin puis notamment la farce au Moyen Âge prolongent l’art théâ-
tral, il faut cependant attendre les 16e et 17e siècles pour voir conjointement renaître
tragédie et comédie. Ainsi la littérature française se distingue-t-elle à l’âge classique
avec des dramaturges comme Corneille, Racine et Rotrou qui offrent chacun des
105
2 Connaissance critique
À cette histoire du théâtre correspondent des outils critiques qui permettent
de saisir et analyser le caractère spécifique du théâtre articulé entre le texte
et sa représentation, et devant être immédiatement appréhendé selon cette
double nature qui fait de chaque lecteur un spectateur et inversement. La poé-
tique du texte théâtral se divise donc en une connaissance de son organisation
actantielle et dans la maîtrise du vocabulaire du langage dramatique.
106
3 Commentaire n° 3
JASON.
Vous n’y pouviez venir en meilleure saison ;
5 Et pour vous rendre encor l’âme plus étonnée,
Préparez-vous à voir mon second hyménée.
POLLUX.
Quoi ! Médée est donc morte, ami ?
JASON.
Quoi ! Médée est donc morte, ami ? Non, elle vit ;
Mais un objet plus beau la chasse de mon lit.
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POLLUX.
10 Dieux ! et que fera-t-elle ?
JASON.
Dieux ! et que fera-t-elle ? Et que fit Hypsipyle,
Que pousser les éclats d’un courroux inutile ?
Elle jeta des cris, elle versa des pleurs,
Elle me souhaita mille et mille malheurs ;
15 Dit que j’étais sans foi, sans cœur, sans conscience,
Et lasse de le dire, elle prit patience.
Médée en son malheur en pourra faire autant :
Qu’elle soupire, pleure, et me nomme inconstant ;
107
POLLUX.
Créuse est donc l’objet qui vous vient d’enflammer ?
Je l’aurais deviné sans l’entendre nommer.
Jason ne fit jamais de communes maîtresses ;
Il est né seulement pour charmer les princesses,
25 Et haïrait l’amour, s’il avait sous sa loi
Rangé de moindres cœurs que des filles de roi.
Hypsipyle à Lemnos, sur le Phase Médée,
Et Créuse à Corinthe, autant vaut, possédée,
Font bien voir qu’en tous lieux, sans le secours de Mars,
30 Les sceptres sont acquis à ses moindres regards.
JASON.
Aussi je ne suis pas de ces amants vulgaires ;
J’accommode ma flamme au bien de mes affaires ;
Et sous quelque climat que me jette le sort,
Par maxime d’État je me fais cet effort.
35 Nous voulant à Lemnos rafraîchir dans la ville,
Qu’eussions-nous fait, Pollux, sans l’amour d’Hypsipyle ?
Et depuis à Colchos, que fit votre Jason,
Que cajoler Médée et gagner la toison ?
Alors, sans mon amour, qu’eût fait votre vaillance ?
40 Eût-elle du dragon trompé la vigilance ?
Ce peuple que la terre enfantait tout armé,
Qui de vous l’eût défait, si Jason n’eût aimé ?
Maintenant qu’un exil m’interdit ma patrie,
Créuse est le sujet de mon idolâtrie ;
45 Et j’ai trouvé l’adresse, en lui faisant la cour,
De relever mon sort sur les ailes d’Amour.
POLLUX.
Que parlez-vous d’exil ? La haine de Pélie…
JASON.
Me fait, tout mort qu’il est, fuir de sa Thessalie.
POLLUX.
Il est mort !
108
JASON.
50 Il est mort ! Écoutez, et vous saurez comment
Son trépas seul m’oblige à cet éloignement.
Après six ans passés, depuis notre voyage,
Dans les plus grands plaisirs qu’on goûte au mariage,
Mon père, tout caduc, émouvant ma pitié,
55 Je conjurai Médée, au nom de l’amitié…
POLLUX.
J’ai su comme son art, forçant les destinées,
Lui rendit la vigueur de ses jeunes années :
Ce fut, s’il m’en souvient, ici que je l’appris ;
D’où soudain un voyage en Asie entrepris
60 Fait que, nos deux séjours divisés par Neptune,
Je n’ai point su depuis quelle est votre fortune ;
Je n’en fais qu’arriver.
JASON.
Je n’en fais qu’arriver. Apprenez donc de moi
Le sujet qui m’oblige à lui manquer de foi.
65 Malgré l’aversion d’entre nos deux familles,
De mon tyran Pélie elle gagne les filles,
Et leur feint de ma part tant d’outrages reçus,
Que ces faibles esprits sont aisément déçus.
Elle fait amitié, leur promet des merveilles,
70 Du pouvoir de son art leur remplit les oreilles ;
Et pour mieux leur montrer comme il est infini,
Leur étale surtout mon père rajeuni.
Pour épreuve elle égorge un bélier à leurs vues,
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POLLUX.
À me représenter ce tragique spectacle,
Qui fait un parricide et promet un miracle,
J’ai de l’horreur moi-même, et ne puis concevoir
100 Qu’un esprit jusque-là se laisse décevoir. ●
110
Saisie lexicale
S’intéresser au lexique utilisé par Corneille dans cette scène d’exposition
permet de comprendre sans attendre pour le spectateur face à quel registre
il a à faire. La pièce s’affirme d’emblée lexicalement comme une tragédie par
l’usage d’un lexique mythologique.
111
1. Qui ?
Quels sont les personnages représentés sur scène ? Quels sont leurs noms et
prénoms ? Comment parvient-on à les identifier dans les différentes répliques ?
2. Où ?
Il s’agit de la première question s’intéressant au cadre spatio-temporel. Le lieu
est-il nommé dans les didascalies initiales ? Le lieu répond-t-il de la règle classique
des trois unités ?
3. Quand ?
Il s’agit du second volet du cadre spatio-temporel. Une date apparaît-elle dans
le texte ? La scène a-t-elle lieu dans l’Antiquité ? S’agit-il d’un mythe ? Le temps
répond-il de la règle classique des trois unités ?
4. Quoi ?
Que font les personnages ? Quelles sont leurs principales actions ? Sont-elles
toutes représentées sur scène ? S’agit-il d’une exposition in medias res, à savoir
une action commencée avant le lever du rideau ?
112
5. Comment ?
De quelle manière peut-on caractériser les personnages ? Relèvent-ils de la
comédie, de la tragédie ou bien encore du drame romantique notamment ?
113
Lecture stylistique
La lecture stylistique peut convoquer ici la puissance énonciative et évocatrice
des récits croisés et conjoints de Jason et Pollux qui, tous deux, retracent les
exploits funestes de Médée. La scène d’exposition dévoile ainsi par le hors
scène et l’exitus horribilis un procédé très classique, celui qui consiste à rap-
peler ce qui s’est passé auparavant sans le représenter mais en le racontant au
moyen d’un récit répondant d’un schéma ternaire (situation initiale ; péripé-
ties ; situation finale). Porté par un registre délibérément fantastique mais
aussi épique, le récit des aventures de Médée pour venir à bout de ceux qui lui
résistent devient l’occasion à la fois de redouter Médée mais aussi de montrer
la part de sacrifice extraordinaire à laquelle elle a consenti dans son amour
aveugle du cynique Jason.
Lecture poétique
La lecture poétique convoque ici l’arsenal théorique du théâtre tel qu’Aris-
tote a pu le mettre en évidence dans sa Poétique. Interrogeant les tragé-
dies de Sophocle notamment, le philosophe en vient à formuler la fameuse
catharsis qui, en inspirant crainte et pitié au spectateur, doit le purger de
ses passions. Corneille paraît travailler précisément pour sa première tra-
gédie la question de la catharsis puisque Médée, dans la tradition antique,
était uniquement celle qui inspirait la crainte. Mu par un esprit baroque
qui aime jouer des paradoxes et des surprises, Corneille métamorphose
Médée en une flamboyante victime, la femme sorcière meurtrie qui,
blessée, ne sait plus comment faire pour se venger d’un mari volage qui
a bafoué son honneur. La catharsis se déploie donc en deux temps durant
cette scène d’exposition : le premier temps consiste à inspirer de la ter-
reur et de l’effroi au spectateur au conte des horreurs et autres atrocités
commises par Médée. Le second temps, qui joue de l’absence de la figure
théâtrale de Médée, consiste à inspirer de la pitié au spectateur. La terrible
sorcière est une femme bafouée, la victime d’un odieux mari qui la trompe
sans scrupule. Corneille procède ainsi à une défense pathétique et compas-
sionnelle de Médée.
114
Lecture rhétorique
Cette dernière lecture s’attache à dégager dans le texte les quelques figures
de style remarquables qui pourraient bien encore fournir autant d’appuis à
quelques axes de lecture. La figure la plus prégnante s’impose ici comme l’hy-
potypose, à savoir cette figure qui consiste à évoquer des événements avec
tant de précision et de détails qu’il s’agit de faire en sorte comme de les placer
sous les yeux. L’hypotypose prend toute sa puissance d’évocation et d’horreur
au récit que Jason et Pollux font des méfaits répétés de Médée : les actes mor-
tifères qu’en tant que sorcière elle perpètre doivent inspirer une horreur sans
nom au spectateur. Corneille veut souligner le caractère sanguinaire et sans
pitié de Médée afin que l’intrigue s’ouvre sur une vision d’horreur indiquant
implicitement combien la vengeance de Médée peut se révéler et se révélera
sans limite.
Le développement très circonstancié et pleinement détaillé de l’hypoty-
pose, notamment dans ses précisions les plus sanglantes, renvoie enfin au
goût baroque du spectacle de la mort. En effet, comme un écho au théâtre
gothique qui, à la fin du 16e siècle, mettait sur scène différents héros soumis à
la torture ou à autant de morts violentes, Corneille représente la mort comme
un spectacle d’horreur qui n’est qu’un avant-goût des morts terribles qui vont
nourrir l’intrigue de la pièce.
115
116
Plan du commentaire :
I. Une scène d’exposition de tragédie ?
a. La dynamique protatique de la scène
b. Jason, personnage de comédie
4 Commentaire n° 4
BERNARD-MARIE KOLTÈS, ROBERTO ZUCCO, 1990
PREMIER TABLEAU, « L’ÉVASION »
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117
4.1. Introduction
Né en 1948 et mort prématurément en 1989, Bernard-Marie Koltès laisse der-
rière lui une œuvre dramatique caractérisée par un violent désir de renouvel-
lement de l’écriture théâtrale et par la volonté tout aussi farouche de contester
la société française. C’est à la croisée de ces deux aspirations qu’il écrit, au
crépuscule de sa vie, Roberto Zucco, pièce inspirée du fait divers sanglant des
années 1980, celle de Roberto Succo, psychopathe en fuite, tuant sans raison,
au hasard de sa folie et des gens qui ont la malchance de croiser son chemin.
Loin d’offrir une vision réaliste du fait divers, Koltès fait du criminel un être
fantastique, héros et martyr impossible d’une humanité perdue et veule qu’il
entend délivrer dès la première scène.
Dans le tableau I, deux gardiens discutent pendant leur ronde de nuit de
l’impossibilité de s’évader d’une prison aussi moderne et sophistiquée. Une
silhouette marchant sur les toits interrompt leur conversation. C’est Roberto
Zucco, arrête et incarcéré l’après-midi même pour le meurtre de son père, qui
est en train de s’évader sous le regard incrédule des deux gardiens.
Censée introduire Roberto Zucco, cette scène d’exposition est paradoxale
car le protagoniste se dérobe immédiatement. Zucco, à la manière d’un reve-
nant, n’apparaît que pour mieux disparaître. Présent uniquement le temps de
se rendre absent, il fait de la fuite son principal mode d’action, renversant les
enjeux de toute scène d’ouverture : spectral et fantastique, le tableau est une
présentation en creux d’un personnage aux allures de fantôme.
118
les principaux effets de l’exposition qui n’est plus qu’un fantôme de ce qu’elle
devrait être. Hantée par le dénouement et guidée par une logique de sous-ex-
position, cette scène pointe uniquement vers un personnage insaisissable
dominé par l’ombre et l’obscurité.
Un dénouement inaugural
Ce tableau présente l’essentiel des caractéristiques d’un dénouement, à com-
mencer par le cadre dans lequel l’action dramatique est inscrite comme il est
dit dans la didascalie : la nuit. Propice au tomber de rideau, l’heure nocturne
signale que l’intrigue touche à son terme, ce qu’indique également l’histoire
racontée. En effet, au lever du rideau, l’action semble déjà achevée puisque
Zucco a déjà tué son père et qu’il a été incarcéré. La conversation entre les
deux gardiens prend le ton d’un épilogue où ils dissertent de l’absence d’ac-
tion. Si bien que, dans un premier temps, ils ne perçoivent même pas l’éva-
sion de Zucco comme une action se déroulant effectivement, d’où l’usage du
conditionnel « je dirais » (l. 7). À l’orée de la pièce, tout est comme déjà joué,
ce qui n’est pas sans évoquer le processus propre à la tragédie.
Un héros spectral
Insaisissable dans tous les sens possibles du terme, Zucco n’apparaît que pour
mieux disparaître et ne se rend présent que pour mieux fuir. Sans véritable
consistance et pourtant vivant, Roberto Zucco est un héros fantôme et un
personnage irréel, acteur d’une scène fantastique qui exhibe une puissance
surhumaine.
119
Le fantôme de Hamlet
Résonne dans ce tableau d’ouverture le souvenir de la scène première de
Hamlet (1600) de Shakespeare. Semblablement nocturne et mettant pareil-
lement en scène des gardiens occupés à converser, la scène shakespearienne
culmine dans l’apparition du fantôme du père de Hamlet assassiné il y a
peu. L’apparition finale de Zucco dans ce tableau I lui emprunte la puissance
120
La hantise du théâtre
Autres réminiscences littéraires qui relèvent à nouveau du théâtre : tout
d’abord les dialogues inutiles, qu’échangent Vladimir et Estragon dans la
pièce de Beckett, En attendant Godot (1952). Ensuite, l’univers carcéral n’est
pas sans évoquer le décor d’une des premières pièces de Koltès, Combat de
nègres et de chiens, qui, sans véritablement mettre en scène un pénitencier, en
évoquait le spectre à travers un chantier de construction étroitement surveillé
et cerné de miradors. Enfin, la dernière réminiscence n’est plus uniquement
théâtrale mais poétique cette fois : Koltès fait de Zucco le double d’Arthur
Rimbaud (1854-1891). À l’instar du poète de « Départ », Zucco désire fuir la
société pour découvrir le monde et retrouver un état originel de fusion avec
la nature. Comme Rimbaud, qui devait renoncer à la poésie et à la littérature,
Zucco, semblablement révolté, va chercher à se libérer de la scène de théâtre,
métaphore de la société et cimetière peuplé de noirs fantômes.
Cette scène d’exposition fantôme dévoile la hantise d’un personnage de
théâtre voulant échapper à sa condition de personnage car, pour Rimbaud
comme pour Zucco, « la vraie vie est ailleurs. »
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121
Commenter 5
une poésie
À l’enseigne du roman et du théâtre, commenter un poème implique
une semblable double connaissance qui ressortit à la fois de l’exploration
générique et de la maîtrise de concepts critiques. Ici à nouveau il s’agit
de poser, avant tout commentaire, quelques pistes résolument non exhaustives
permettant d’analyser un poème ; elles doivent ainsi se lire comme autant
d’invitations à l’approfondissement.
PLAN
1 Connaissance générique
2 Connaissance critique
3 Commentaire n° 5
4 Commentaire n° 6
1 Connaissance générique
www.armand-colin.com
Née en Grèce antique, la poésie s’impose immédiatement comme un langage obéis-
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123
2 Connaissance critique
À cette histoire de la poésie correspondent des outils critiques indispensables
que l’étudiant se doit de maîtriser et qui se divisent essentiellement en deux
types : en premier lieu la connaissance des différentes formes poétiques fixes
et enfin la connaissance de la versification et autres règles de la prosodie.
124
Le travail sur la sonorité même doit enfin s’imposer comme un outil pour
asseoir son interprétation. Il convient à l’évidence de maîtriser les rimes croisées,
embrassées ou encore suivies mais aussi, outre les allitérations et les assonances,
la diérèse et la synérèse. Ces outils sont absolument indispensables s’agissant
même du vers libre ou du poème en prose puisque chacun en joue à sa manière.
3 Commentaire n° 5
ARTHUR RIMBAUD, « MA BOHÈME », 1870
CAHIERS DE DOUAI
Ma Bohème
125
Saisie lexicale
Se pencher sur le lexique employé par Rimbaud dans ce poème permet
de saisir sans attendre la double caractéristique sur laquelle l’ensemble du
poème s’articule. En effet, dès les premiers vers, et tout au long du sonnet,
se développe le réseau lexical de ce qui relève de l’appréciation sensorielle.
L’ensemble des cinq sens sont ici sollicités comme autant de verbes de percep-
tion prédominants puisque le verbe d’action est unique : voyager avec toutes
ses variantes. Ainsi, la vue, le toucher, l’ouïe, le goût et l’odorat sont-ils en
permanence sollicités et déployés. Rimbaud écrira plus tard qu’il conçoit la
poésie comme « un dérèglement raisonné de tous les sens » dont ce poème
fournit sans doute la première ébauche.
126
Mais cette forme du sonnet est également reprise pour figurer et suggérer
la passion adolescente pour la nature. Présentée et décrite ici sous la forme des
« étoiles au ciel » et des « bons soirs de septembre », la nature s’affirme comme
une constante de l’univers rimbaldien qui est géographiquement et symboli-
quement divisé en deux espaces : la ville, hostile, car symbole de la société et
de son aliénation bourgeoise que le poète doit fuit pour exister ; la campagne
et plus largement la nature débarrassée de tout homme où le poète peut entrer
en contact direct avec le monde et sa matière. « Ma bohème » choisit alors le
sonnet pour clamer cet amour de la nature par lequel le destin poétique du
jeune homme peut s’accomplir pleinement à la fois sensuellement et littérai-
rement, le sonnet s’achevant dans sa pointe sur le mot-clef de « cœur », cœur
amoureux même de tout sonnet.
127
Lecture stylistique
La lecture stylistique première à pratiquer ici consiste à identifier les moda-
lités d’énonciation du poème. De manière générale ce sonnet répond, en
128
Lecture poétique
La lecture poétique permet de dévoiler ici un aspect du poème non identifié
jusqu’alors : sa puissance parodique. Empruntant aux analyses poétiques de
Gérard Genette dans Palimpsestes (1982), il s’agit de montrer en quoi « Ma
Bohème » se fait parodie, c’est-à-dire réécriture sur le mode comique et iro-
nique, de certains clichés de l’écriture romantique.
De fait, si le sonnet emprunte aux thématiques de l’amour et de la pas-
sion, Rimbaud choisit dès le sous-titre de « fantaisie » de favoriser une lecture
ludique sinon parodique de son poème. Voyageant et vagabondant, le jeune
poète s’éprend de manière romantique de la nature mais cet amour passionné
est mis à distance par un certain ridicule : le dénuement poétique est traité ici
de manière comique : la figure romantique du poète pauvre devient l’occa-
sion de moqueries (« Mon unique culotte avait un large trou »). À cette blague
presque de potache vient s’ajouter un jeu proprement poétique sur les sono-
rités d’une platitude délibérée soulignant là encore le ridicule des sonorités
et autres exclamations romantiques : « Oh la la ! Que d’amours splendides j’ai
rêvées ! » ou encore « Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou. » La poésie
romantique saisie dans ses clichés (amour, rapport à la nature) devient ridi-
cule. Les jeux de mots par ailleurs se multiplient et appuient ce mouvement
parodique qui vient à dénigrer la poésie romantique que Rimbaud qualifie
par ailleurs d’« horriblement fadasse ». On peut en relever deux : « comme des
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Lecture rhétorique
Cette dernière grille de lecture consiste à identifier les figures de style qui
permettent au sonnet de convoquer une puissance d’évocation. La figure
majeure de ce sonnet est la métalepse qui consiste à mettre en jeu dans un
texte la figure même du poète et son intervention au cœur du poème. De fait,
ici le poème est en vérité un poème du poème tant s’y déploie un langage
129
métalinguistique, à savoir une parole qui utilise les termes critiques mêmes
dont chacun use pour commenter tout poème. On peut ainsi relever un lexique
de critique de la poésie comme notamment « Muse », « rimes », « lyres » ou
encore « pied » qui constitue une des mesures de la prosodie latine. La poésie
se fait dès lors métaleptique dans la mesure où il s’agit pour Rimbaud de
souligner ici combien son sonnet figure une parodie délibérément fantaisiste
de la poésie romantique pour y renoncer, montrer combien elle est vaine et
combien il entend la refonder dans un rapport nouveau et encore inédit à la
nature, à la parole et à ses silences.
130
du monde.
De là peut aisément se déduire une problématique qui vient articuler la
tension présente au cœur du texte à savoir l’articulation entre romantisme
d’une part et voyance d’autre part. La question à poser répondrait alors de
la formulation suivante : en quoi ce sonnet, en parodiant la poésie roman-
tique, propose-t-il un voyage sensuel vers une nouvelle poésie ?
131
Plan du commentaire :
I. Une fugue hors des sentiers battus
a. Du voyage à l’errance loin des villes
b. Une bohème artistique contre la pesanteur bourgeoise
4 Commentaire n° 6
APOLLINAIRE, « CHANTRE », ALCOOLS, 1913
Chantre
Et l’unique cordeau des trompettes marines ●
4.1. Introduction
Situer le passage
Né en 1880 et mort en 1918, Guillaume Apollinaire s’impose sans doute parmi
l’un des poètes les plus marquants du début du xxe siècle. Marqué à la fois
par une époque qui voit vivre les derniers mais ardents feux du Symbolisme
et par un temps épris de modernité rutilante qu’exprime le Futurisme d’un
Marinetti notamment, Apollinaire, homme d’art, propose avec Alcools publié
en 1913, à la veille d’un premier conflit mondial qui l’emportera, un recueil
qui saura être à la rencontre inouïe d’une poésie à la fois en quête de renou-
veau mais indéfectiblement liée à un passé impossible à rédimer. À ce titre,
« Chantre », poème constitué d’un unique vers, peut apparaître comme la
132
Un monostique
Vers unique ou poème ? La question ne manque pas d’être posée à la lecture
de « Chantre ». Il s’agit ici à la vérité d’une strophe d’un seul vers désigné sous
le terme de monostique : le poème qui s’affirme comme tel puisque organisé
autour du titre « Chantre » comporte ainsi un unique alexandrin à la régularité
classique, à savoir répondant d’une césure à l’hémistiche. Mais Apollinaire
joue ici délibérément, comme pour venir la questionner et la rendre problé-
matique, de la frontière formelle entre poème et vers. Peut-on considérer un
vers unique comme un poème ou s’agit-il d’un vers qui ne parvient pas à être
un poème et à se développer en d’autres vers puis strophes ? Comment le qua-
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133
employée pour tracer des lignes droites : l’idée suggérée est que ce vers unique
est à son tour une ligne droite qui construit le poème. Cette thématique poé-
tique est annoncée dès le titre par le terme même de « chantre » qui renvoie à
la personne qui chante les offices religieux mais qui qualifie plus généralement
un poète. Le cordeau évoque alors la corde de la lyre poétique, musique elle-
même évoquée dans le terme de « trompettes » en fin de vers. L’élément mari-
time final est par ailleurs, par jeu phonétique, contenu dans le terme même de
« cordeau » qui peut aussi bien s’entendre comme un « corps d’eau ». Unique,
ce vers prend surtout des résonances multiples.
Un vers moderne
Ce vers unique, solitaire et valant pour tout poème et toute strophe, s’affirme
sans doute comme la formule la plus achevée du vers libre. De fait, à l’instar de
Rimbaud qu’Apollinaire admirait et dans le sillage plus large du symbolisme,
ce vers repose sur une double caractérisation relevant du vers libre. En pre-
mier lieu, il appuie l’image surprenante du cordeau des trompettes marines
par la suppression systématique de toute ponctuation. Le vers ne se clôt ainsi
pas sur un point final, demeurant ouvert et peut-être inachevé. De surcroît,
l’absence de ponctuation à l’intérieur du vers lui-même, sans virgule aucune,
témoigne d’une lecture moderne qui se veut mobile, ludique, toujours en per-
pétuelle relance. Ensuite, second trait du vers libre, Apollinaire ne respecte
nullement ici la versification traditionnelle puisque le vers demeure unique :
il ne rime, littéralement, à rien, demeurant solitaire. Sans doute est-il à ce titre
le vers le plus libre de l’histoire de la modernité : libéré de toute strophe, libéré
de tout autre vers, libéré du poème lui-même.
134
Un beau vers ?
Monostique et vers libre, ce vers unique de « Chantre » ne manque décidément
pas de faire question puisqu’il paraît peut-être, en fait, davantage ressortir de
ce que l’on nomme traditionnellement un beau vers que d’une quelconque
aventure formelle futuriste. En effet, unique et solitaire, ce vers semble être
posé ici comme une citation, comme un vers à admirer, presque indépas-
sable de sobriété et de clarté. Unique, ce vers est isolé typographiquement
comme le sont les beaux vers qui doivent retenir l’attention si bien que ce vers
peut alors être l’objet d’une hypothèse : s’agit-il peut-être d’une citation d’un
poème dont il serait le vers d’excellence ? Mais il s’agit d’une tradition blessée,
d’une tradition boiteuse car l’alexandrin est boiteux, consiste en 13 syllabes.
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Un poème mélancolique ?
Ce vers à la beauté blessée et boiteuse, s’il convoque formellement Verlaine,
le convoque aussi peut-être lyriquement. Absente, la figure du poète est peut-
être paradoxalement et précisément présente dans cette absence, depuis sans
doute la verlainienne disparition mélancolique de tout sujet poétique capable
de s’exprimer. Synthèse comme Verlaine de la tradition et de la modernité,
ce vers unique porte en lui une mélancolie romantique au cœur de l’image
marine qu’il suscite : préfigurant le cycle des « Rhénanes » qui convoque
135
4.5. Conclusion
En définitive, « Chantre » sous les dehors d’un monostique à l’éclatante et
radicale modernité offre d’Apollinaire une image plus contrastée, riche et
nuancée, à savoir celle d’un homme faisant d’un vers libre et ivre de liberté
un hommage appuyé à la tradition classique du beau vers. Pour Apollinaire,
la liberté n’est peut-être possible qu’au prix d’une seule règle : connaître la
tradition pour mieux s’en affranchir et se tourner vers la modernité et sa soif
de futur.
136
C
ette troisième et dernière partie veut poser les fondements méthodolo-
giques de la dissertation littéraire. Exercice redouté à tort, la dissertation
est expliquée ici étape par étape, du brouillon jusqu’à la rédaction afin de
montrer comment s’élabore à l’écrit une discussion argumentée et raisonnée
autour d’un sujet.
Trois étapes majeures seront ainsi suivies dans cette troisième partie :
1. La première entend montrer le nécessaire travail préparatoire de la dissertation au
brouillon. Discuter d’un sujet et l’analyser requiert une culture littéraire et géné-
rale qui doit permettre de trouver les arguments nécessaires au débat. Il s’agit
dans un triple mouvement argumentatif d’expliquer, de nuancer et de reformuler.
2. La deuxième étape de l’exercice dissertatif s’occupe, quant à elle, de la construc-
tion du devoir après l’analyse du sujet. Sont expliquées ici en détails et avec
force exemples concrets la réfutation de la thèse et la reformulation du sujet
ainsi que la manière de les articuler dans un plan démonstratif.
3. L’ultime étape consiste enfin à donner des exemples de dissertation selon les dif-
férents genres. Sont ainsi proposés trois dissertations sur le roman, deux disserta-
tions sur le théâtre, et deux dissertations sur la poésie. Les exemples d’application
sont de deux ordres : tout d’abord, le sujet à discuter est donné, détaillé dans ses
procédures au brouillon et enfin un plan est proposé. Une autre série d’exemples
propose également de rédiger intégralement la dissertation.
SOMMAIRE
Le travail préparatoire 1
de la dissertation
La dissertation littéraire générale se présente, en premier lieu, comme
une réflexion argumentée et ordonnée autour d’un sujet qu’il s’agit
à la fois d’expliquer et de discuter. Issue d’une longue tradition universitaire
et apparue plus précisément au 19e siècle dans les études de lettres, aussi bien
dans les cursus classiques que modernes, la dissertation s’est progressivement
imposée comme l’exercice argumentatif par excellence dans la mesure
où il s’agit de soutenir un raisonnement répondant à une problématique
articulant des thèses successivement examinées.
PLAN
D
e fait, issu du latin dissertare qui signifie « exposer une discussion » mais égale-
ment de disserere signifiant « enchaîner logiquement les raisonnements », dis-
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
serter consiste en une épreuve écrite dans laquelle il s’agit d’installer les termes
d’un débat autrefois appelé également autrefois une dispute. Le principe argumen-
tatif de la dissertation consiste donc en une discussion dans le sens le plus rhétorique
du terme, à savoir proposer une thèse qui sera amenée à être littéralement discutée.
Il s’agit ainsi en avançant des arguments de pointer les limites de cette thèse première
et de la réarticuler ainsi à d’autres arguments qui viendront la nuancer sinon la contre-
dire. À ce titre, la visée ultime d’une dissertation consiste à ouvrir un débat en restituant
d’une part l’ensemble des problématiques dont la thèse est issue et à laquelle elle s’arti-
cule et, d’autre part, d’œuvrer à une réflexion générale sur la littérature.
Ainsi disserter s’impose comme un exercice méta-argumentatif par lequel il s’agit
à la fois d’analyser une argumentation et de proposer une contre-argumentation
articulée et raisonnée. Une telle entreprise intellectuelle qui en effraie plus d’un par
141
2 L’invention argumentative
Disserter consiste à analyser des arguments mais également à en proposer
afin de trouver les limites d’un propos défendu et de pouvoir, par la suite,
le reformuler dans une nouvelle thèse plus nuancée et, partant, défendable.
142
3 La disposition démonstrative
Enfin, l’ultime compétence requise pour la dissertation est la disposition argu-
mentative. Intervenant après la recherche des idées, la disposition incarne ce
moment rhétorique qui, depuis l’Antiquité grecque et latine, consiste dans
la recherche d’un plan, à savoir l’agencement dynamique d’arguments en
fonction d’une démonstration à mener et d’une thèse à contester.
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143
4 Au brouillon
L’analyse du sujet
Il s’agit de la première étape par laquelle le candidat se saisit du sujet et doit
aborder la thèse qui y est développée. Il existe trois grands types de formu-
lation de sujets qui, chacun, mettent en œuvre un questionnement spécifique
et des compétences argumentatives particulières :
Si chacun des sujets procède d’une formulation différente, ces libellés exi-
gent tous le même geste méthodologique, mais à des degrés divers cepen-
dant : l’analyse du sujet. On ne peut ainsi se lancer dans l’exercice dissertatif
sans s’arrêter longuement et profondément sur le sujet et être particulière-
ment attentif à sa formulation qui se révèle le plus souvent déterminante.
L’argumentation et l’élaboration démonstrative en dépendent absolument
dans la mesure où cette première étape doit aboutir à la mise en évidence de
la thèse défendue et étroitement suggérée par le sujet.
144
implicite historique : on parlait avec dédain jusqu’au 18e siècle des lectrices de
romans car le roman était un genre inconséquent intellectuellement, l’expres-
sion de la galanterie féminine. La masculinisation entraine un autre implicite
historique qui fournit l’axe typologique du sujet : la lectrice est devenue un
lecteur et le roman a acquis ses lettres de noblesse intellectuelle notamment
au 19e siècle à l’âge d’or du roman avec notamment Balzac, Flaubert et Zola.
145
146
son œuvre.
147
148
Comment construire 2
sa dissertation ?
Tout mouvement dissertatif doit se construire, dès le brouillon, comme
un véritable débat dans lequel il s’agit de fournir des arguments permettant
de réagir face à une thèse défendue. Le modèle même de la discussion qui fonde
la dissertation impose ainsi dans la préparation du brouillon de rechercher
des arguments qui doivent s’articuler en deux temps distincts à la thèse avancée :
– Le premier temps de la recherche des arguments doit s’orienter, tout
d’abord, vers la réfutation.
– Le second temps est consacré, une fois la réfutation mise au net, à la recherche
d’une reformulation de la thèse initiale.
PLAN
1 La réfutation de la thèse
2 La reformulation de la thèse
3 La recherche des exemples
4 La recherche de la problématique
5 Élaborer l’introduction et la conclusion de la dissertation
6 Méthode de la conclusion
7 Rédiger sa dissertation
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E
n ce sens, d’emblée, le brouillon ne part pas à l’aventure mais procède avec
rigueur à la formulation du plan tripartite et de son mouvement démonstratif
répondant de la synchorèse (voir p. 62), à savoir ce raisonnement en trois
temps qui affirme une thèse, vient la nuancer puis, dans un dernier moment, en
vient à la reformuler selon les contradictions soulevées.
Il s’agit avant toute chose d’éviter ici les raisonnements et, par conséquent, les
plans binaires fondés sur l’antithèse de la thèse défendue, immédiatement contredite
et niée. Il faut rester cohérent et s’orienter vers la nuance : on ne peut pas soutenir
une idée et immédiatement ensuite son contraire, sous peine d’incohérence et plus
149
1 La réfutation de la thèse
Ce deuxième moment de la recherche des idées et par conséquent du plan
doit là aussi obéir à une stricte rigueur méthodologique pour éviter toute
facilité et tout raisonnement caricatural. De fait, il s’agit ici de trouver à la
fois l’idée-directrice qui guidera la deuxième partie de la discussion et d’y
adjoindre les idées-arguments qui sauront l’appuyer comme l’étayer.
D’emblée, afin d’être féconde, la réfutation ne doit ainsi pas s’entendre
comme une stricte contre-argumentation qui contredirait pied à pied, argu-
ment par argument chacune des idées avancées dans le premier mouvement
de réflexion. La mesure doit s’imposer comme le maître mot de la recherche
des idées sous peine de sombrer dans une argumentation sans nuance qui ne
tient pas compte des subtilités et de la richesse de la formulation de la thèse.
L’antithèse doit être évitée à tout prix sous peine d’invalider toute tenta-
tive démonstrative et de réduire le propos à une somme de contradictions
indépassables.
Il ne faut ainsi pas reprendre tels quels les arguments mis en lumière dans
le tableau synoptique classé dans la colonne de la thèse attaquée. Au contraire,
il faut repartir de leur formulation pour parvenir, grâce à eux, à percevoir
quels sont les manques de la thèse avancée : il s’agit de les réarticuler dans un
propos plus large. La question à se poser pour dynamiser la recherche pour-
rait donc être la suivante : quelles sont les limites de la thèse défendue ? Il
faut toujours se représenter la dissertation comme une arène polémique au
cœur de laquelle un débat doit être aussi bien restitué qu’activé et dépassé.
Il s’agit donc de trouver les manques et les limites de la thèse, à savoir
ce qui est, intentionnellement, passé sous silence dans la formulation de la
thèse même pour les besoins de la démonstration car toute thèse est par-
tiale et donc partielle. Il faut toujours écarter certains aspects d’une question
pour mieux en défendre d’autres et imposer son point de vue de manière plus
convaincante. C’est à la mise en évidence de cette part manquante et volon-
tairement omise du raisonnement que cette étape et partant la deuxième
partie qui se met en place doit activement travailler. Il s’agit, en quelque
150
Idée-directrice de la réfutation
Le roman ne raconte cependant pas que l’histoire d’un personnage
Idée-argument 1
Le roman peut articuler une vision singulière du monde comme la critique
de la société et porter une vision morale et politique du monde
Idée-argument 2
Le roman peut choisir de mettre de côté l’histoire du personnage
pour montrer combien l’écriture peut se révéler être un actant et raconter
le processus créatif du roman lui-même
151
Une fois cette étape accomplie, il convient déjà de réfléchir à des exemples
qui pourront être déployés dans la phase finale de mise au propre et d’articu-
lation du plan. Cette dernière devra être effectuée lorsque l’ultime phase de
recherche des arguments au brouillon sera accomplie, à savoir la reformula-
tion de la thèse.
2 La reformulation de la thèse
Cette dernière étape de recherche des arguments au brouillon se concentre
sur le troisième mouvement articulatoire du raisonnement à mettre en
œuvre dans la dissertation. Il s’agit ici de parvenir à la reformulation de la
thèse initiale en prenant soin d’y intégrer les nuances aperçues et dévelop-
pées dans le deuxième moment de réflexion que constitue la réfutation. On
prendra immédiatement garde à ne pas sombrer là encore dans la caricature
argumentative du plan dit dialectique qui installe toujours le troisième pan
de réflexion comme ce moment où la discussion en vient à la synthèse des
deux premiers mouvements de discussion. Reformuler la thèse ne revient
ainsi donc pas à une formulation de compromis où, après avoir pesé le pour
et le contre, la démonstration aurait à charge de réconcilier hypothétique-
ment les deux partis qui se seraient affrontés précédemment. Offrir une syn-
thèse condamne le propos à ne plus être démonstratif mais à répondre d’une
logique de la réconciliation : à aucun moment, il ne faut dans la discussion
revenir sur ce qui a été dit comme pour corriger le propos. La démonstration
doit progresser logiquement si bien que la proposition de reformulation
procède d’un souci de repositionnement du débat et de clarification de ses
termes.
En ce sens, le travail de reformulation du sujet n’entend pas amender les
termes dans lesquels la thèse a été initialement proférée mais propose, au
contraire, de réarticuler dynamiquement le propos en fonction des nuances
qui ont été apportées et ainsi de tempérer et de mesurer la formulation de la
thèse. Ce travail de reformulation doit ainsi articuler la justesse de la thèse
première en la réévaluant à l’aune des limites et manques qui exigent ainsi
une formule argumentative autre.
La question qui peut permettre d’aider à interroger l’ensemble de ce qui a
déjà pu être avancé serait : comment reformuler la thèse pour la dépasser ? Ce
double mouvement de reformulation et de dépassement de la thèse fournit la
dynamique démonstrative héritée là encore du mouvement de synchorèse à
l’œuvre dans l’élaboration dissertative : là où le deuxième moment de la réfu-
tation appelait à la concession et à la nuance, il convient ici de proposer une
alternative à la thèse : un « bien plutôt » qui succède au « cependant » de la
réfutation. Toute reformulation offre une mise en perspective du sujet.
152
Idée-directrice de la reformulation
Le roman se présente comme une puissance plurielle,
polysémique et polymorphe qui offre différentes lectures possibles
Idée-argument 1
Le roman est une puissance formelle qui peut faire tenir à égalité toutes les visées :
personnage et écriture ne sont pas antinomiques
Idée-argument 2
Le lecteur de roman apparaît comme un auteur secondant l’auteur
et choisissant moralement et éthiquement la visée qu’il souhaite voir
à l’œuvre dans le récit
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153
154
Idée-directrice de la réfutation
Le roman ne raconte cependant pas que l’histoire d’un personnage
Idée-argument 1
Le roman peut articuler une vision singulière du monde comme la critique
de la société et porter une vision morale et politique du monde
Exemple
La Condition humaine d’André Malraux (1933)
L’auteur y défend une vision humaniste de l’homme : l’histoire se fait l’expression
d’une vision du monde dont chaque personnage devient l’allégorie
Idée-argument 2
Le roman peut choisir de mettre de côté l’histoire du personnage
pour montrer combien l’écriture peut se révéler être un actant et raconter
le processus créatif du roman lui-même
Exemple
Les Faux-Monnayeurs d’André Gide (1925)
L’auteur met en scène le personnage d’Edouard X…, romancier qui cherche à écrire
un roman intitulé Les Faux-Monnayeurs et met en scène les affres de la création
4 La recherche de la problématique
On saisit combien, parvenu au terme du travail préparatoire du brouillon, à la
différence du commentaire, la dissertation ne nécessite aucune étape sup-
plémentaire de composition du plan. En effet, si le cheminement méthodo-
logique est scrupuleusement respecté, le plan en trois parties s’est imposé de
lui-même dans ses articulations logiques et sa visée démonstrative. Expliquer
la thèse, la nuancer et la reformuler fournissent ainsi les trois grandes parties
de la dissertation qui, néanmoins, nécessitent une problématisation générale
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155
permettant ainsi de mieux saisir les enjeux implicites. Par exemple, le sujet
n° 1 portant sur « Le lecteur de romans » peut mettre en œuvre une probléma-
tisation prenant la forme interrogative suivante : quels sont les buts recher-
chés par un lecteur de romans ?
De manière radicalement différente, la deuxième formulation qui procède
par interrogation offre déjà une qualité de questionnement qu’il ne faut pas
redoubler mais qu’il s’agit, d’emblée, de réarticuler. Répéter la question posée
comme problématique ne suffit donc pas pour espérer construire sa réflexion.
S’agissant ainsi du sujet n° 2 sur le roman ne dépeignant que le parcours du
personnage, il ne convient pas d’en reproduire la question : il s’agit de l’enri-
chir d’une problématisation. On proposera bien plutôt : peut-on considérer
que le roman se limite à présenter les aventures d’un personnage ? Ne peut-on
y voir d’autres visées aussi bien formelles que morales ?
Enfin, de manière semblable, la troisième et dernière formulation exige
une problématisation qui, à son tour, ne saurait s’imposer qu’au terme de
l’analyse du sujet, de ses lectures successives et enfin de la recherche argu-
mentative. La problématisation se révèle ici hautement indispensable dans
la mesure où la citation exige absolument d’être mise en intrigue par une
question qui, à la fois, délimite sans attendre le sujet et le dynamise dans une
perspective démonstrative. Ainsi le sujet n° 3 proposant une réflexion de
Barthes ouvre-t-il sur une problématisation qui cherche à articuler et dyna-
miser les liens entre le roman et la lecture rétrospective des événements qu’il
raconte. On aurait donc la problématique suivante : en quoi la réflexion de
Barthes propose-t-elle de faire de tout roman un récit qui installe de tout évé-
nement une lecture à la fois rétrospective et obligatoirement utilitariste ? En
ce sens, le roman répond-il toujours infailliblement d’une logique narrative
fonctionnelle ?
Une fois la problématisation fixée, on peut classer selon chaque partie les
idées-directrices et les idées-arguments afférentes dans un schéma argu-
mentatif global qui permet d’avoir une vue synthétique. Au nombre de
trois pour chacune des parties, ces schémas permettent d’avoir une vision
claire et efficace de ce qui doit être rédigé au propre. On prendra soin
d’articuler, enfin, chacune des parties à l’aide d’une conclusion-transition
finale qui, comme son intitulé l’indique, rassemble à la fois les fruits de la
réflexion et permet d’introduire tout en l’articulant le reste de la démons-
tration à venir.
156
Idée
Définition
directrice
Car
157
2. Présentation du sujet
Il s’agit de présenter ici immédiatement le sujet lorsqu’il prend notamment
la forme d’une citation qui doit être restituée. Si la citation excède plus de
trois lignes, on prendra en revanche soin d’en sélectionner les passages les plus
déterminants mis en exergue lors des analyses au brouillon et d’en offrir ainsi un
aperçu significatif.
4. Explication de la problématique
Il s’agit ici de prolonger sans attendre les questionnements soulevés par la
problématique et, au besoin, d’apporter un éclaircissement notamment sur des
enjeux techniques qui s’y dévoileraient. On prendra toujours soin de les définir
autant que faire se peut de manière à proposer une introduction à la fois complète
et prospective.
5. Annonce du plan
L’introduction se clôt sur cette ultime étape majeure car elle procède de la
présentation et de l’explication de la problématique. L’annonce du plan permet
de construire la lisibilité du propos et de dévoiler les choix argumentatifs de la
démonstration en insistant sur les chevilles argumentatives. On ne peut offrir
un devoir sans annonce du plan : il sert de guide et de repère pour la lecture.
158
6 Méthode de la conclusion
Au contraire de l’introduction, la conclusion s’impose comme un para-
graphe à la fois plus bref et plus énergique. Si l’écriture doit en être soignée
puisque ce seront les dernières phrases du devoir lues par le correcteur, elle
doit également rassembler l’essentiel du raisonnement pour en retracer, briè-
vement, le chemin et ouvrir sur des questions autres.
Répondant généralement d’une dizaine de lignes au maximum, la conclu-
sion dissertative se distingue par trois étapes majeures :
2. La réponse à la problématique
Déployée dès l’introduction sous la forme d’une question, la problématique
trouve enfin ici sa réponse. Il s’agit donc après avoir redéployé la synchorèse
d’en justifier le mouvement concessif et nuancé par une réponse claire au
débat posé en ouverture du devoir.
3. L’ouverture finale
Il s’agit de terminer la dissertation en en relançant le questionnement au
moyen d’une ouverture dont la vocation première est d’élargir le propos. On
pourra envisager trois manières de clôturer son propos en l’élargissant afin
de souligner la richesse culturelle mise en œuvre et à souligner incidemment
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159
7 Rédiger sa dissertation
Comme toute épreuve écrite littéraire, le soin apporté à la rédaction demeure
fondamental et doit l’objet d’une attention soutenue.
160
161
Disserter 3
sur le roman
PLAN
1 Dissertation n° 1
2 De l’analyse du sujet à l’élaboration du plan
3 Dissertation n° 2
4 Dissertation n° 3
1 Dissertation n° 1
Un critique contemporain, Albert Beghin, remarquant que l’on dit volontiers d’un roman que
« c’est comme dans la vie », affirme que « les personnages d’une œuvre ne ressemblent pas
davantage à la réalité qu’à des habitants d’un songe ». ●
Rien ne spécifie un genre littéraire particulier dans ce sujet. Le terme employé est Ressource
vaste, « œuvre », pouvant se rapporter au roman comme au théâtre, voire à la poésie, numérique
si l’on considère qu’un recueil construit tout autant une figure de l’écrivain – le « je » Textes
de Gaspard de la Nuit (1842), par exemple, qui n’est pas simplement celui d’Aloysius supplémentaires
Bertrand, ou cette identité d’outre-tombe dans le « journal d’une âme » que sont
Les Contemplations (1856) pour Victor Hugo. Les exemples pourront donc être
empruntés à l’ensemble du champ littéraire, sans distinction de siècle ou de genre,
quand bien même la première partie de l’énoncé désignait le roman (c’est pourquoi
il sera admis que la majorité des exemples fassent référence à des romans). De fait la
notion pivot est davantage ici celle de personnage.
163
164
165
Jean-Philippe Toussaint (1997) finira par écrire son livre sur Le Titien. Les
personnages, plus encore que les êtres vivants, nous sont présentés depuis
des pans de passé inconnus et leur avenir demeure bien souvent inexpliqué,
« l’ontologie des mondes fictionnels » n’est pas celle de nos existences, elle
est caractérisée par une incomplétude fondamentale, volontaire et constitu-
tive. Si l’on se réfère aux personnages reparaissants de Balzac, force est de
constater qu’il est rare, pour un lecteur, de connaître aussi bien la vie fiction-
nelle d’un personnage que celle d’Eugène de Rastignac, par exemple, que l’on
voit évoluer au cours de son existence, de sa découverte de la capitale depuis
la pension Vauquer dans Le Père Goriot (1835) jusqu’à son assomption poli-
tique (il deviendra ministre, comte et pair de France).
Pour autant, cette vie tissée par l’ensemble de la Comédie Humaine demeure
lacunaire, trouée, parfois contradictoire, elle est romanesque et non réelle.
Comme l’écrit Thomas Pavel dans Univers de la fiction (Seuil, 1998), le texte
littéraire, même aussi tentaculaire que celui de Balzac, ne rend compte que
d’une partie de l’univers fictionnel qu’il postule, « les textes réels ne sont que des
représentations fragmentaires de leurs Magna Opera ». Pour autant le lecteur a
l’illusion de connaître la vie de Rastignac, celle de Julien Sorel dans le Rouge et le
Noir ou ce qui a fait de Rimbaud un voyant chez Pierre Michon. Là est la force
de la fiction : nous faire croire à l’hypothèse qu’est le personnage, véritable fil
conducteur de l’œuvre, celui qui relie tous les épisodes du roman ou les scènes
d’une pièce de théâtre, nous donner l’illusion de son existence, le temps de la
lecture. Même dans les textes qui semblent les plus réalistes le personnage n’en
demeure pas moins une fonction, une forme d’analogon, ce que Vincent Jouve
nomme l’effet-personnage (PUF, 1998) : le personnage renforce l’effet mimé-
tique, il est ce par quoi un investissement affectif du lecteur est possible. Pour
autant, cet univers réel auquel le lecteur feint de croire est une construction tex-
tuelle. On pourrait citer ici aussi bien le paradoxe énoncé par Boris Vian dans la
Préface de L’Écume des jours (1947) – « L’histoire est entièrement vraie puisque
je l’ai imaginée d’un bout à l’autre » – que celui de Régis Jauffret en ouverture
de La Ballade de Rikers Island (2014) pourtant inspiré d’un fait d’actualité ayant
défrayé la chronique, « le roman c’est la réalité augmentée ».
Un autre aspect intéressant soulevé par le sujet est celui du degré de réa-
lité du personnage : certains personnages sont créés de toute pièce par l’écri-
vain. Nulle trace dans les annales ou les registres d’État civil de Don Quichotte
(Cervantès) ou de Jacques le Fataliste (Diderot), pas plus que de Frédéric
Moreau (Flaubert). D’autres personnages semblent directement tirés de « la
vie » (pour reprendre le terme qu’Albert Beghin emploie dans la première partie
du sujet), comme Napoléon chez Stendhal, Richelieu chez Vigny ou Balzac, et
l’on pourrait lister ici nombre de protagonistes du roman historique (voir la
dissertation n° 2, p. 169 à 174). Souvent les romanciers apparient personnages
fictionnels et figures attestées : Lucien de Rubempré croise Benjamin Constant
166
– on sait depuis Philippe Lejeune qu’il y a alors une stricte identité auteur/
narrateur/personnage – et autofictions ou le personnage des biofictions ou
vies imaginaires : le personnage vit ou a vécu, il a une existence attestée, mais
la trame de cette vie est soumise au prisme d’une recomposition, c’est le Je
suis l’autre de Gérard Macé (2007), commentant cette altérité dans l’identité
à partir de cette phrase de Gérard de Nerval en titre, annonçant bien sûr celle
de Rimbaud, le fameux « je est un autre » (ces questions sont plus précisément
abordées dans le sujet de dissertation n° 3, p. 175 à 179).
Enfin, et l’on aborde ici le dernier point problématique soulevé par le sujet,
certains personnages ont une dimension métatextuelle. Le personnage est un
faux-semblant, « un vivant sans entrailles » comme l’écrivait Paul Valéry. Il
ne répond pas, en ce sens, à une essence vériste, il figure et incarne un certain
167
168
3 Dissertation n° 2
le mariage de la reine avec le futur Henri IV, union qui ne suffira pas à stopper
le bain de sang des guerres de religion, puisque la Saint-Barthélemy a lieu
quelques heures après les noces.
Ainsi le corpus déploie le genre romantique du roman historique de ses
origines (Cinq-Mars) à son évolution vers le roman de cape et d’épée et le
roman feuilleton (La Reine Margot est d’abord publié dans La Presse entre
le 25 décembre 1844 et le 5 avril 1845 ; c’est par ailleurs le premier volume
de la trilogie des Valois, suivi de La Dame de Monsoreau et Les Quarante-
Cinq). C’est un corpus pourtant homogène puisque chacun des récits repose
sur une même interrogation sur la place de la violence dans l’Histoire, sur
une réflexion quant aux origines de la Révolution française, par la confron-
tation du passé (les guerres de religion chez Mérimée et Dumas, le règne de
169
Cette définition du détail peut-elle être retrouvée dans les trois œuvres qui
seront le socle de notre réflexion ? Cette perspective est-elle envisagée dans
les préfaces des romans de Vigny, Mérimée et Dumas, ou dans les passages
métadiscursifs des romans ?
Dans ses « Réflexions sur la vérité dans l’art », préface de Cinq-Mars, Vigny
écrit que « la grandeur d’une œuvre est dans l’ensemble des idées et des sen-
timents d’un homme, et non pas dans le genre qui leur sert de forme ». Il dit
chercher « dans les récits, des exemples », au sens d’exemplum, fait marquant,
emblème et emploie trois fois le mot « détails », pour souligner combien il
faut, pour « connaître tout le vrai de chaque siècle, être imbu profondément
de son ensemble et de ses détails ».
Mérimée souligne dans la préface de la Chronique du règne de Charles IX
l’importance du petit fait vrai et de l’anecdote, terme quasi synonyme de
« détail » dans son sens littéraire et pictural (l’anecdote est le « bref récit
d’un fait curieux, parfois historique, révélateur d’un détail signifiant »). Les
170
anecdotes ou détails sont donc pour l’écrivain tout sauf des épisodes insigni-
fiants ou accessoires.
Dumas s’attache enfin à une fresque, campée dans ses moindres parti-
cularités. Les détails sont chez lui, comme chez Vigny ou Mérimée, liés aux
mœurs (vocabulaire, vêtements, us et coutumes, décors), l’écrivain accorde
une importance toute particulière à des faits en apparence anecdotiques,
accessoires, voire anachroniques (ces anachronismes étant, chez lui, non
pas seulement des négligences liées à une rapidité certaine de composition,
voire à un travail d’équipe, mais une manière de souligner certains faits – ils
détonnent, seront donc remarqués par le lecteur –, voire de rapprocher deux
moments historiques, le passé des guerres de religion comme miroir d’un
présent post-révolutionnaire).
tion. La lecture se voit définie comme une recherche, une quête d’indices (les
détails). La valeur du roman historique est dans cette recherche, non pas seu-
lement dans le divertissement qu’il propose. Cependant, peut-on envisager le
roman historique seulement sous l’angle de sa réception ? Les détails, qu’ils
soient accessoires, signifiants, anachroniques, symboliques, sont voulus par
l’écrivain. À quoi lui servent-ils ?
On pourra de ce fait se demander si ce n’est pas justement par le détail
que se différencient deux récits d’une même période, que Dumas se distingue
de Mérimée ou de Vigny dans sa représentation des guerres de religion, que
Dumas ou Mérimée impriment leur marque singulière aux personnages réfé-
rentiels ou aux faits historiques attestés. Chacun de ces romans repose sur
l’idée que l’Histoire est une trame de hasards, de coïncidences, de « détails ».
171
C’est, par exemple, le goût de Charles IX pour la chasse, souligné par Mérimée
comme par Dumas, qui, via la même anecdote, la même scène soit le même
« détail », mettent en place une analogie possible entre l’animal traqué et le
« parpaillot ». Mais cette anecdote n’a pas le même poids chez les deux auteurs.
Le portrait du roi est peu fouillé chez Mérimée, il n’est pas essentiel à l’intrigue
et surtout contraire à ses principes de composition : mettre des anonymes sur
le devant de la scène. Au contraire, chez Dumas, la chasse est non seulement
révélatrice du goût pour le sang de tous les enfants de Catherine de Médicis
mais essentielle à l’intrigue : Charles est sauvé par Henri lors d’une chasse (ce
qui vaut à Henri la protection du roi), Charles ne peut s’empêcher de dérober
un livre de vénerie chez Henri et il meurt à sa place. Ainsi un « détail » explique
une mort comme un changement de dynastie. Le choix des anecdotes déter-
mine donc un certain rapport à l’Histoire et une certaine poétique du roman.
De là peut se déduire une problématique qui découle naturellement de la
mise en évidence de l’importance littéraire du « détail » comme du paradoxe
constitutif de l’énoncé : Claude Duchet, a contrario des définitions habituelles,
invite à chercher autre chose que l’Histoire dans le roman historique. Dans
cette alliance complexe et contradictoire que sont la fiction et le discours, le
respect d’une chronologie établie et la part d’invention du roman, quelle place
donner aux détails que Claude Duchet juge essentiels à la définition d’une
essence du genre du roman historique ? Les détails sont-ils ce qui fait l’His-
toire ou ce qui structure le romanesque et lui donne un sens ?
I. L’Importance de l’Histoire
D’amples tableaux et fresques. Les romans historiques mettent en scène une foule
de personnages, des temporalités larges, une multiplicité de lieux et de décors
(intimes ou extérieurs). Ce sont des reconstitutions historiques, qui brassent par ail-
leurs une multiplicité de sources, de documents (d’ailleurs exhibés aussi bien dans le
cours du roman qu’en postface de Cinq-Mars avec les « Notes et documents histo-
riques d’Alfred de Vigny »). En ce sens, les auteurs ne sont pas libres de mener leurs
intrigues à leur guise : l’action est soumise à une Histoire attestée. S’il est possible de
prendre des libertés avec elle (les épisodes de Loudun ou de La Rochelle chez Vigny
dont les dates sont déplacées), les dénouements sont inscrits, certaines péripéties
obligées, l’action des personnages comme l’intrigue sont en quelque sorte dictées
par les sources mêmes de la diégèse, une authenticité doit être respectée, du moins
une certaine vraisemblance. Le lecteur connaît l’Histoire qui va lui être contée, d’ail-
leurs il ne se prive pas de protester dans la Chronique du règne de Charles IX, au
chapitre VIII, quand il prend conscience qu’il ne croisera pas les grands personnages
172
qu’il attend, mais, lui rétorque Mérimée, « vous les connaissez mieux que moi. Je vais
vous parler de mon ami Mergy. Ah ! Je m’aperçois que je ne trouverai pas dans votre
roman ce que j’y cherchais. Je le crains ».
En effet, « la grande route pour tout faiseur de romans » historiques n’intéresse
pas Vigny, Mérimée ou Dumas qui préfèrent les chemins de traverse et la représenta-
tion d’une autre forme d’Histoire, plus méconnue.
Vie privée et dessous de l’Histoire. On connaît le « petit cours d’Histoire » cynique
que donne Vautrin sous les traits de l’abbé Carlos Herrera à Lucien de Rubempré, à la fin
d’Illusions perdues, distinguant « deux Histoires : l’Histoire officielle, menteuse, qu’on
enseigne, l’Histoire ad usum delphini ; puis l’Histoire secrète, où sont les véritables
causes des événements, une Histoire honteuse ». Ce passage balzacien est un commen-
taire du rapport de certains écrivains de son époque à la science historique, d’un regard
qui se veut différent. Il s’agit de montrer ses dessous peu reluisants (les crimes, les bas-
sesses des Grands de ce monde, la manière dont la vie privée a pu influer sur le cours de
l’Histoire des nations), ce que cache l’histoire officielle et/ou hagiographique.
173
174
4 Dissertation n° 3
Gilbert Gadoffre écrit à propos des Regrets (Du Bellay et le sacré, 1977) qu’il « faut
voir dans la personne qui dit je […] un masque, une création poétique dont le rôle est
de médiatiser les sensations et d’orienter un discours ».
Vous commenterez cette citation en appuyant votre démonstration sur des exemples
puisés dans des « romans du je », autobiographies et autofictions. ●
Introduction
Le « je » d’une œuvre littéraire ne s’offre jamais dans une présence pleine et immé-
diate. Comme le souligne Gilbert Gadoffre dans un essai sur Du Bellay et le sacré,
la première personne grammaticale recouvre deux « je », le moi biographique et
« une personne qui dit je », définie par le critique comme « un masque, une création
poétique dont le rôle est de médiatiser les sensations et d’orienter un discours ». Le
terme de « masque » ici employé renvoie, dans son étymologie grecque, au théâtre,
au jeu de l’acteur, il appartient au même champ sémantique que le mot « rôle ». Le
texte autobiographique serait en ce sens un discours et non pas seulement un récit, il
n’est pas un document objectif ou une narration neutre et directe mais une construc-
tion orientée qui « médiatise », une « création poétique ». Autobiographies comme
autofictions répondraient à une poétisation du moi comme du réel ou de l’histoire,
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
175
I. Toute autobiographie fonctionne, Philippe Lejeune l’a montré, sur une stricte iden-
tité auteur/narrateur/personnage, tous désignés par le même je, et un pacte, plus
ou moins implicite, adressé au lecteur, qui pose les principes d’un récit de soi, dans une
volonté certaine de transparence. « C’est moi que je peins », déclare Montaigne dans
le paragraphe liminaire des Essais ; « Je veux montrer à mes semblables un homme
dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi », poursuit Rousseau
dans ses Confessions, pour ne citer que deux des textes canoniques du « je ». Bien sûr
ce moi se dédouble, entre moi écrivant et moi écrit, moi présent et moi passé que le
récit tente de retrouver. Pour autant, l’écriture autobiographique repose sur l’idée
que ce moi, unifiant des facettes parfois complexes voire contradictoires, peut être
saisi dans une forme d’unité.
Cependant, méfiance et soupçon sont nécessaires, comme le souligne Gadoffre :
ce je unifié serait un « masque » et une « création poétique ». Le je autobiographique
serait donc moins un pronom personnel, renvoyant à une personne réelle qu’un
statut (un masque) et une fonction, support et surface d’une création, ce qui confère
à ce « je » un statut immédiatement problématique puisqu’il va à l’encontre de la
conception traditionnelle de l’autobiographie comme de déclarations d’intentions
de beaucoup d’écrivains. Mais sans doute cette affirmation permet-elle de com-
prendre comment sont composées (dans tous les sens du terme) ces œuvres autobio-
graphiques, au-delà de leur seule fonction de transposition d’un vécu. Le terme de
« masque » ne doit pas être considéré comme dépréciatif, il induit au contraire que la
sincérité n’est pas la valeur cardinale d’une œuvre autobiographique.
Pourtant, comment justifier une telle lecture quand le narrateur-personnage est
implicitement ou explicitement identifié avec l’auteur ? « Je » désigne alors l’individu
dont le nom est indiqué sur la couverture du livre et qui est doué d’une existence
extra-textuelle. Mais, à la lumière de l’affirmation de Gadoffre, nous comprenons
que le vrai Rousseau serait celui qu’il donne lui-même à voir dans Les Confessions. En
ce sens, s’écrire reviendrait certes à se montrer sous un certain angle, mais en retrou-
vant une vérité, en allant contre les erreurs communes, en se choisissant un visage,
un profil. Le masque porté n’est plus alors synonyme de duperie ou d’hypocrisie, mais
de quête d’une identité manquée par le monde extérieur, avilie, comme l’écrivait
d’ailleurs Rousseau dans sa première Rêverie : « les voilà donc étrangers, inconnus,
nuls enfin pour moi puisqu’ils l’ont voulu. Mais moi, détaché d’eux et de tout, que
suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher ». Écrire Les Confessions, c’est
répondre au libelle anonyme accusant l’auteur de L’Emile ou l’éducation d’avoir
abandonné ses enfants, c’est expliquer qui l’on est : « Je n’ai rien tu de mauvais, rien
ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a
jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai
pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux.
176
Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été ; bon, généreux,
sublime, quand je l’ai été ». Et qu’après un seul dise « s’il l’ose : je fus meilleur que cet
homme-là » ! (Les Confessions). De même, dans Les Regrets, Du Bellay refusait tout
faux-semblant, tout masque qui donnerait une stature ou une grandeur à son livre
(« Et de plus braves noms ne les veux déguiser/Que de papiers journaulx, ou bien de
commentaires ») comme à son auteur (« Ton Du Bellay n’est plus : ce n’est plus qu’une
souche »). Se faisant, il ose se montrer en poète impuissant, exilé et gémissant, s’op-
posant à la figure du poète reconnu et glorieux, Ronsard. Mais composer cette image
de soi impose une distanciation et un processus de reconstruction, conscient.
Nombreuses sont les ruses, parfois inconscientes mais souvent présentes, des
auteurs pour nous donner d’eux-mêmes une vision poétisée voire idéalisée, et les
décrypter appartient au travail critique comme au plaisir de lecture de l’autobiogra-
phie. Ainsi les écrivains distinguent souvent le sujet de l’énonciation (leur je passé) du
sujet de l’énoncé (leur je présent)… Chateaubriand distingue ainsi sa tête brune de sa
tête chenue, Jean-Paul Sartre, dans Les Mots, décompose le processus d’un apprentis-
sage souvent douloureux : « J’ai changé. Je raconterai plus tard quels acides ont rongé
les transparences déformantes qui m’enveloppaient, quand et comment j’ai fait l’ap-
prentissage de la violence, découvert ma laideur – qui fut pendant longtemps mon
principe négatif, la chaux vive où l’enfant merveilleux s’est dissous – par quelle raison
je fus amené à penser systématiquement contre moi-même au point de mesurer l’évi-
dence d’une idée au déplaisir qu’elle me causait. L’illusion rétrospective est en miettes ;
martyre, salut, immortalité, tout se délabre, l’édifice tombe en ruine ».
Cependant, la citation de Gadoffre permet de mettre en lumière l’ambiguïté fon-
damentale des deux « je ». Ce n’est pas seulement le « je » passé qui est recomposé,
du fait d’oublis, de trous de mémoire, d’une nostalgie, mais aussi le « je » présent, la
figure du mémorialiste, de l’écrivain, de l’autobiographe. Ainsi lorsque Rousseau écrit
dans Les Confessions, « je veux montrer un homme dans toute la vérité de sa nature ;
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et cet homme ce sera moi », cet homme c’est le moi passé venant expliquer le moi pré-
sent, tout est lié. Les épisodes de l’enfance, de la jeunesse et de l’âge adulte doivent
tous venir confirmer une vérité unique, des principes qui eux-mêmes illustrent une phi-
losophie, rendent un parcours cohérent. Le principe est le même dans Les Mémoires
d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir : le titre intrigue, Beauvoir n’est plus
une jeune fille, de fait le titre fonctionne comme une antiphrase : Simone de Beauvoir
décrit le processus par lequel elle s’est détachée de cette image de jeune fille rangée,
imposée par son milieu et sa famille. À la fin du livre, elle peut écrire que « cette belle
histoire qui était ma vie, elle devenait fausse à mesure que je la racontais ».
« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple ». Le « je » inaugural des
Confessions est autant celui d’un homme que d’un écrivain. Le « je » sert de creuset
177
au texte, il va l’envahir. Il s’agit bien ici d’une « entreprise », Rousseau recrée moins
son passé qu’il ne procède à une création littéraire. Le « je » n’existe que dans et par
cette écriture, cette œuvre. L’écrivain qui dit « je » compose un texte, un « je » qui le
médiatise et l’illustre et en ce sens le mot « masque » employé par Gadoffre doit être
pris dans son acception purement théâtrale. Le « je » joue un rôle, il est mis en scène : il
s’agit d’une exhibition de soi, sur une scène à la fois intime et publique. Une telle entre-
prise, qu’elle soit rousseauiste ou non, est donc inséparable d’une composition, celle
de l’œuvre comme celle du moi. L’image inaugurale et originaire informe (au sens de
« donner forme à ») le texte de bout en bout.
178
lui, Rousseau illustrait par Les Confessions le mythe des origines, développé en 1755
dans Le Discours sur l’origine de l’inégalité, ou ses principes éducatifs de L’Émile
(1762). Sartre dans Les Mots (1964) reprend des éléments de L’Être et le Néant
(1943), ou Qu’est-ce que la littérature ? (1947). Dans Enfance (1983), Nathalie
Sarraute retrouve des techniques littéraires (la sous-conversation et l’oralisation)
propres à ses fictions, comme Le Planétarium (1959). En ce sens le « je », masque et
création poétique, est la figuration de principes littéraires, la défense et illustration
d’une œuvre en quelque sorte.
Conclusion
En somme, la phrase de Gadoffre ne remet pas en cause l’authenticité des écrivains,
qu’ils affichent eux-mêmes comme une règle d’écriture. Elle ne revient pas non plus
à souligner l’obstacle inhérent à toute entreprise de récit de soi, sa transparence
impossible, comme l’avait montré Jean Starobinski des Confessions de Rousseau.
Elle n’est pas non plus le simple constat d’un « ce qu’on dit de soi est toujours poésie »
énoncé par Renan dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse. De fait, elle restitue
aux romans du je leur ambition et leur réelle portée : il s’agit de ressaisir un être, de
le (re) composer, non seulement pour donner un sens aux éléments disparates d’une
vie mais surtout pour faire œuvre, pour figurer, par le « je » même de leur auteur, les
principes de composition et de création d’un univers littéraire. ●
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Disserter 4
sur le théâtre
PLAN
1 Dissertation n° 4
2 Dissertation n° 5
1 Dissertation n° 4
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« Le drame selon le XIXe siècle (…), c’est tout regardé à la fois sous toutes ces faces. S’il y Ressource
numérique
avait un homme aujourd’hui qui pût réaliser le drame comme nous le comprenons, ce drame
serait le cœur humain, la tête humaine, la volonté humaine ; ce serait le passé ressuscité au Textes
supplémentaires
profit du présent ; ce serait l’histoire que nos pères ont faite, confrontée avec l’histoire que
nous faisons ; ce serait le mélange sur la scène de tout ce qui est mêlé dans la vie ».
En quoi cette affirmation de Victor Hugo vous paraît-elle de nature à rendre compte de l’am-
bition du drame romantique ? ●
181
182
183
I. Un théâtre de l’Histoire
I. Un théâtre de l’Histoire
Nous partirons de la formation de Hugo, double, « le passé ressuscité au profit du pré-
sent », « l’histoire que nos pères ont faite confrontée avec l’histoire que nous faisons ».
184
Médicis, avec les opposants au régime ducal, selon un ancrage à la fois politique,
économique (les bourgeois, les marchands) et social (le peuple étant exclu du pou-
voir). Il s’agit, pour Hugo, Musset et Vigny, de rendre l’histoire de manière vivante,
de l’incarner, mais aussi de figurer, à travers un certain nombre d’anachronismes (le
chocolat, la limonade, le banquet patriotique ou le bonnet phrygien), des liens pos-
sibles entre le passé représenté et le XIXe siècle.
Paris en 1830 : des chroniques du temps présent. Les drames ménagent des liens
constants entre deux histoires et deux époques. On est bien loin du pittoresque et de la
couleur locale souvent accolés à l’esthétique romantique. Le propos est autre, énoncé
par Hugo dans la préface d’Hernani, en des termes proches de ceux de la préface de
Marie Tudor : « après tant de grandes choses que nos pères ont faites, et que nous
avons vues, nous voilà sortis de la vieille forme sociale ». Confronter deux moments,
c’est à la fois les mettre en parallèle et en opposition. Évoquer la révolution industrielle
anglaise, antérieure à celle de la France, c’est évidemment pour Vigny, une manière
de commenter le temps présent. La représentation du meurtre d’un duc (Alexandre de
Médicis chez Musset) ou d’un attentat contre la personne royale (Charles Quint chez
Hugo) évoque ipso facto, pour le public de l’époque, 1789, 1793 et la décollation du
roi, ou les attentats contre Louis-Philippe. La question de la succession au trône est cen-
trale, avec des hommes de pouvoir qui sont pour certains des modèles (Charles Quint)
ou des contre-modèles (Côme après Alexandre de Médicis comme Louis-Philippe après
Charles X). Les révolutions populaires avortent et sont confisquées par le pouvoir en
place, comme celle de juillet 1830. La Florence de Musset comme l’Espagne de Hugo
ont une dimension symbolique. Il s’agit moins pour les dramaturges de représenter une
période précise que d’interroger le sens de l’Histoire.
Hernani : « Jeunes gens, ayons bon courage ! Si rude qu’on veuille nous faire le présent,
l’avenir sera beau. (…) En révolution, tout mouvement fait avancer ». La temporalité
des pièces dépasse bien la seule confrontation du XVIe ou du XVIIIe siècles avec le XIXe.
Lorenzaccio commente d’ailleurs l’histoire antique, Brutus et Plutarque. L’histoire est
un cycle (le personnage de Musset se rêve en « Brutus moderne », Chatterton se com-
pare à Caton et il est possible de se demander si elle progresse : le combat a-t-il encore
un sens, peut-on changer le cours de l’histoire ? Oui, si les écrivains montrent l’homme
tel qu’il est et non sa version idéalisée et héroïsée. Comme l’énonce Musset en III, 3,
« le tort des livres et des historiens est de nous montrer [les hommes] différents de ce
qu’ils sont ». C’est pour aller contre cette image faussée que le drame ne doit pas se
contenter de représenter l’Histoire mais l’homme dans et par l’Histoire.
185
Tous les hommes sur le théâtre : une comédie humaine. Le drame romantique
place l’individu au centre de la représentation, en rupture avec les dieux, demi-dieux,
héros et mythes du théâtre antique comme de la scène classique. C’est désormais
l’histoire quotidienne et presque ordinaire, retranscrite à travers le prisme de sensi-
bilités différentes. Florence est représentée dans les différentes couches sociales qui
la composent, du palais ducal aux marchés, de la noblesse au peuple, tous s’expri-
ment. C’est une histoire privée (le ménage des Bell dans Chatterton, les Médicis ou
les Strozzi dans Lorenzaccio) et sociale (les ouvriers de Chatterton, les marchands et
bourgeois de Lorenzaccio). Les auteurs apparient vision totalisante et sens du détail
(voir la dissertation n° 2, p. 169 à 174). L’Histoire n’est en rien un cadre abstrait ou
une réalité stylisée mais elle est rendue dans sa profondeur humaine. « L’homme »,
c’est à la fois une collectivité et des individus.
Un théâtre de l’être. Il s’agit de représenter la vérité et non un idéal, c’est le grand
combat du drame romantique contre les convenances et règles classiques. Il revient
de dire l’homme vrai soit l’homme dans sa part grotesque, avec la laideur et le mal qui
entrent dans sa composition, et non le héros monolithique de la scène classique dont
tête et volonté parvenaient à dominer le coeur (selon la définition romantique, qui, pour
lutter contre un héritage, le juge sans nuance). Chaque intrigue romantique dévoile les
sentiments les plus intimes des personnages – cf. l’importance quantitative des mono-
logues, en particulier dans Lorenzaccio –, d’êtres en pleine confusion, voire aux limites
de la folie. Hugo, Musset et Vigny s’attachent à dire la complexité de leurs personnages,
leurs contradictions, puisque tête, cœur et volonté entrent en conflit. C’est le choix
impossible entre raison d’État et raison privée pour Hernani, qui sera incapable de faire
montre de volonté au moment d’être fidèle à son serment. C’est Chatterton qui, par
amour pour Kitty, est prêt à renoncer à ses exigences poétiques. C’est Philippe Strozzi
pris entre sa tête (lui intimant que l’action est nécessaire) et son cœur (à la mort de sa
fille Louise, il abandonne toute lutte et s’enfuit). Dans les drames romantiques, repré-
senter à la fois le cœur, la tête et la volonté, c’est en déployer le conflit insoluble.
Un théâtre du déchirement intérieur. Les personnages principaux des trois
pièces font montre d’un héroïsme problématique. Ils sont en lutte constante contre le
monde mais aussi contre une part d’eux-mêmes qu’ils ne parviennent pas à maîtriser.
Chatterton est un personnage romantique par anticipation, comme Lorenzaccio,
en proie au mal du siècle, à la mélancolie et au désenchantement. Comme le dit
Beckford à Chatterton (III, 6), « votre histoire est celle de mille jeunes gens », celle
186
du jeune poète Charles Dovalle tué à vingt ans que Vigny évoque dans la préface
de sa pièce, celle des jeunes gens romantiques, de René à Octave. Lorenzaccio en
est sans doute la figuration la plus achevée : comme Chatterton ou Hernani, il est
à la fois tout et son contraire, volontaire (il saura tuer), il est aussi velléitaire (il
retarde, hésite et doute), il est homme de réflexion (de tête) et sous la menace de
la folie ; il est homme de cœur – « Je suis rongé d’une tristesse auprès de laquelle la
nuit la plus sombre est une lumière éblouissante », III, 3) – et de débauche. Peindre
l’homme, c’est donc aussi dire ses facettes les plus noires, dévoiler les dessous les
plus sombres, les interdits et tabous. On comprend dès lors pourquoi Hugo, dans
la préface de Marie Tudor, lie homme et Histoire : pour dire l’un comme l’autre il
faut en passer par l’exposition des envers. Ce n’est qu’à ce prix que le drame pourra
réaliser son ambition de totalité.
Tout voir, tout savoir, tout dire : le drame romantique représente le jour comme la
nuit, les espaces publics comme privés, des scènes auxquelles il devrait être impos-
sibles d’assister (les monologues, les audiences privées, meurtres et agonies), il
fait fi des unités de temps, de lieux et d’action, l’intrigue englobe passé, présent
et avenir, scène et hors scène (les bannis, dans Lorenzaccio, en I, 6). La métaphore
de la robe, à l’acte III, scène 3 de Lorenzaccio, s’offre comme la métalepse de ce
regard panoptique : « tous les masques tombaient devant mon regard ; l’humanité
souleva sa robe, et me montra, comme à un adepte d’elle, sa monstrueuse nudité »
(on pourrait également citer ici toutes une série de métaphores et images, la cloche
de verre, etc.). Tout voir, c’est tout englober et ne rien cacher, mais aussi tout
voir simultanément, savoir tout contenir, lier. Ainsi dans Chatterton, à l’acte III,
scènes 5 et 6, Vigny représente-t-il tout ensemble la suffisance de Beckford, le
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188
2 Dissertation n° 5
Commentez, en regard d’Hernani et de Ruy Blas, cette affirmation d’Anne Ubersfeld :
189
Introduction
Le drame romantique a fait l’effet d’une création monstrueuse, surtout aux yeux de
spectateurs ou critiques férus de classicisme. Ainsi le journal Le Drapeau blanc a-t-il
pu écrire, à propos d’Hernani : « ce chef d’œuvre de l’absurde, rêve d’un cerveau
délirant, a obtenu un succès de frénésie ; on aurait dit que tous les fous, échappés
de leur loge, s’étaient rassemblés au Théâtre-Français ». De fait, l’intrusion du gro-
tesque dans le drame, qu’il s’agisse d’Hernani ou de Ruy Blas, dans son composite
de difforme et de dérisoire, d’extravagance verbale et de bouffonnerie, avait de quoi
dérouter, comme le rappelle Anne Ubersfeld dans sa définition de la notion de gro-
tesque, qui « n’est nullement, comme on croit généralement, le simple mélange du
comique et du tragique, pas même la présence de la mort (comme le veut Bakhtine),
mais la mise en question nécessairement humoristique de l’unité et de la perma-
nence du moi, dont les incohérences, les contradictions internes, si elles ne font pas
rire, provoquent à la fois le sourire et la compassion ».
Le grotesque est une dissonance, il introduit une faille dans la représentation de
l’être et du monde, propre à provoquer une réception autre de la part du spectateur
du drame. À partir de la définition du grotesque proposée par Anne Ubersfeld à la
suite de Bakhtine, nous montrerons d’abord que le grotesque repose sur le mélange
des genres, source d’une beauté autre. Puis qu’il est remise en question profonde du
moi et du monde, « nécessairement humoristique », rappel et conscience de la vanité
fondamentale de l’existence et de l’Histoire, ressaisie en esthétique. Car le grotesque
est aussi une profonde refonte de la réception du théâtre, un appel à un public autre,
dont il s’agit de provoquer le « sourire » et la « compassion », qu’il faut mener à une
prise de conscience esthétique et politique nouvelle.
190
est suivie de la chute, bien réelle, et comique de Don César à la scène 2. « Effaré,
essoufflé, décoiffé, étourdi, avec une expression joyeuse et inquiète en même
temps », il tombe de la cheminée et s’amuse, en une intervention qui est comme une
parenthèse ironique et spéculaire dans le drame :
« Pardon ! ne faites pas attention, je passe.
Vous parliez entre vous. Continuez de grâce.
J’entre un peu brusquement, messieurs, j’en suis fâché » (IV, 2, v. 1569-1571).
Cette intervention, forme de théâtre dans le théâtre (« j’entre ») se donne à lire
comme une parodie des répliques précédentes de Ruy Blas, pris dans un « rêve » et
un « songe ». Hugo nous fait passer, sans transition, du tragique à la farce. Le gro-
tesque n’est pas seulement l’attribut de certains personnages ou rôles (Don César
dans l’exemple cité précédemment) ou la tonalité de certaines scènes. Victor Hugo
a rappelé, dans la Préface de Cromwell, son idéal d’union intime et nécessaire du
comique et du tragique pour faire jaillir une vérité et une esthétique de ce rappro-
chement fécond. Il souhaite voir sur scène « le grotesque allié au sublime, la comédie
fondue dans la tragédie ». Ces deux éléments font en effet partie de la nature de
l’homme, de son essence. Le drame, dans sa part d’adéquation au réel, se doit donc
de les faire coexister. La préface de Ruy Blas le rappelle à maintes reprises : « les deux
électricités opposées de la comédie et de la tragédie se rencontrent et l’étincelle qui
en jaillit, c’est le drame ! » ; « le drame est la troisième grande forme de l’art, compre-
nant, enserrant et fécondant les deux premières ». Il faut par le drame, donner à com-
prendre, soit dans la polysémie du verbe, faire tenir ensemble pour donner à penser.
Hugo est ainsi fasciné par les grands hommes qui révèlent leur part d’humanité
ordinaire (Don Carlos/Charles Quint), « les hommes de génie, si grands qu’ils soient,
ont toujours en eux leur bête qui parodie leur intelligence. C’est par là qu’ils touchent
à l’humanité, c’est par là qu’ils sont dramatiques ». « Du sublime au ridicule il n’y a
qu’un pas, disait Napoléon, quand il faut convaincu d’être homme ; et cet éclair d’une
âme de feu qui s’entrouvre illumine à la fois l’art et l’histoire, ce cri d’angoisse est le
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191
sublime, les plus élevés paient fréquemment tribut au trivial et au ridicule ». Le gro-
tesque est donc comme une loi d’inversion ou de rééquilibrage. « Grâce à lui, point
d’impressions monotones. Tantôt il jette du rire, tantôt de l’horreur dans la tragédie ».
B. Le moi du héros romantique se voit (dé) construit à partir de ces éléments disso-
nants. Le drame est dévoilement des incertitudes en chacun. Comme l’écrit Anne
Ubersfeld, le grotesque est « mise en question (…) de l’unité et de la permanence
du moi », la mise en lumière de ses « incohérences » et « contradictions ». Le gro-
tesque est la traduction scénique, dramatique, du déchirement intérieur de l’homme.
Le doute du héros romantique – contrairement au doute du héros tragique, ressaisi,
toujours dans la conscience de sa supériorité – intègre l’avilissement et la vulgarité.
Ruy Blas, pourtant reconnu (comme le montrent les mots mêmes de la Reine, « sois
fier, car le génie est ta couronne, à toi », v. 2575), laquais parvenu aux plus hautes
sphères de l’État, retombe dans sa condition première, comme si toute élévation véri-
table lui était interdite. Hugo attaque à travers son exemple la fixité des sociétés de
castes, restaurée en France, malgré les espoirs égalitaires soulevés par la Révolution.
Hernani incarne, plus encore, la fragmentation du moi, il est divisé, impossible à uni-
fier, toujours dans le doute, la contradiction, l’indécision, jusque dans la mort. La
scène resplendit des jeux baroques de l’apparence : l’indécision de l’être grotesque
se traduit en des mouvements constants d’inversion et de retournement. Lorsque Ruy
Blas semble s’être accompli (il dirige l’Espagne, a la certitude de l’amour de la reine),
il est « comme absorbé dans une contemplation angélique » :
« La reine m’aime ! ô Dieu ! c’est bien vrai, c’est moi-même !
Je suis plus que le roi puisque la reine m’aime !
Oh ! cela m’éblouit. Heureux, aimé, vainqueur ! »
Les répliques disent l’accomplissement, le fait que Ruy Blas s’est comme révélé
à lui-même, qu’il est dans la plénitude. Mais les failles se glissent dans les exclama-
tives, dans le « c’est bien vrai ». La certitude n’est que fugitivement et illusoirement
atteinte, don Salluste revient, qui plus est, là est le grotesque, là l’ironie mordante,
dans les propres habits de valet de Ruy Blas : « Il fallait du palais me procurer l’entrée./
Avec cet habit-là on arrive partout./ J’ai pris votre livrée et la trouve à mon goût ».
Les positions sociales s’inversent, mais seulement pour un temps. Le vêtement est le
signe de ce chatoiement baroque des apparences : Ruy Blas devient grand d’Espagne
en portant chapeau, manteau et épée. Il ne pourra cependant faire sien ce costume,
comme le métaphorise son habit de laquais sous son manteau noir, à l’acte V. De
même, Jean d’Aragon se travestit en Hernani, en bandit et banni, refuse l’épée noble
au profit du couteau et, en un mouvement inverse et paradoxalement totalement
similaire (c’est le chiasme des destinées d’Hernani et Ruy Blas), il ne pourra plus se
débarrasser de ce costume et de ce nom… Car le grotesque est, chez Hugo, signe
192
d’une condition, humaine et sociale, en désaccord. Don Ruy Gomez l’illustre : il est
placé en porte à faux avec son siècle, il est inadapté, son code de l’honneur suranné.
On le voit en particulier à la scène 6 de l’acte V, l’honneur qu’il oppose aux suppli-
cations de Doña Sol est le signe non de ce code valeureux qui le mena, à l’acte I, à
protéger Hernani, ou à résister à Don Carlos (III, 6), mais bien un « jouet creux », un
« bibelot sonore », montrant un personnage en proie à la haine, à la jalousie, ridicule
dans une scène dramatique. Le grotesque est bien ici une ironie du tragique, une dis-
sonance, un système d’échos inversés.
193
rien n’est ici-bas si grand que ton néant ! » (v. 1592). Le grotesque de l’existence, agi-
tation dérisoire et vaine, ne peut donc trouver un point de stabilité que dans la mort.
Cette conscience d’une fin relativise toute ambition, elle est le vecteur d’une luci-
dité de l’homme sur ses ridicules et ses infirmités. Face à l’Histoire, l’homme ne peut
opposer que sa tentative dérisoire et héroïque d’agir malgré tout.
194
devenant Charles Quint par exemple. Le sens de l’Histoire est celui de la chute,
comme le montre le lien consubstantiel que Victor Hugo lui-même trace entre ses
deux drames. Hernani illustre un soleil qui se lève, Ruy Blas un soleil qui se couche.
Qu’il s’agisse de la destinée des nations ou de celle des individus (Hernani comme
Ruy Blas), tout espoir se solde par un échec, toute élévation se résout dans la chute.
Les destinées sont grotesques. Tout espoir est-il cependant perdu ? Non, mais il faut
aller au-delà, et voir une avancée possible de l’autre côté de la scène, du côté du
public, auquel Hugo s’adresse directement, en lequel il fonde ses espérances. Le gro-
tesque est alors le levier d’un enseignement et d’une élévation, d’une révolution tant
littéraire que politique, comme le martèle la préface d’Hernani.
Don César, à l’acte IV de Ruy Blas, faisant répéter son message ahurissant au page
« de qui vous savez pour qui vous savez » illustre de manière exemplaire le fait que
rien ne peut être pris au premier degré dans ces pièces, tout est susceptible d’être lu,
entendu, compris différemment. La double énonciation est un élément essentiel de
cette réception mouvante, dans la distanciation. Si un laquais peut être plus intègre
qu’un ministre, si les apparences sont trompeuses, les sens renversés, si les scènes les
plus tragiques deviennent drôles à force d’excès et de réécritures (comme le final
d’Hernani), nul doute que tout doit être pris avec distance, humour, une compassion
assortie d’un sourire.
Tout est donc fait pour que le spectateur ne se laisse pas duper par les apparences,
qu’il déchiffre les intrigues. Sa lucidité est aidée par le fait qu’il possède en général
195
davantage d’informations que les personnages. Ainsi Hernani, en plein oubli, volon-
taire ou non, de son serment à Don Ruy Gomez croit-il en un bonheur possible à la
fin de l’acte IV. Le spectateur, lui, ne peut que sourire avec compassion, sachant que
le vieil homme tient à sa vengeance et qu’il ne faillira pas, lui, à sa promesse. De
même l’appréciation des personnages ne peut être uniforme ou univoque. Le cri-
minel ne provoque pas un simple rejet. Les actes les plus mauvais sont explicités
et rendent de ce fait tout sentiment tranché impossible. Le spectateur ne domine
pas les personnages représentés, il ne peut être dans une identification simple ou
une condamnation entière. Hernani est tout autant un personnage admirable que
lâche et même détestable ; les points de vue varient, les œuvres sont prises dans un
dialogisme empêchant toute interprétation hâtive ou univoque. Le héros hugolien,
juxtaposition composite de héros qui l’ont précédé (Roméo ou le Cid pour Hernani),
versatile, aux zones noires (Ruy Blas acceptant d’être manipulé, dans son illusion
de gloire et d’amour), acteur et allégorie en action, n’est ni dans la « permanence »
ni dans « l’unité » et interdit en ce sens une réception qui serait elle aussi dans la
permanence ou l’unité. Ainsi Ruy Blas est-il un personnage ou forme-t-il, avec Don
Salluste qui est en quelque sorte son double inversé, un monstre hybride, grotesque
– « (…) à nous deux,/ Monseigneur, nous faisons un assemblage infâme,/ J’ai l’habit
d’un laquais, et vous en avez l’âme », V, 3 –, menant à un théâtre nouveau, fondé
sur une dépersonnalisation, une désindividualisation, rendant toute identification
impossible ?
Il est donc dans ces pièces une forme d’absurdité, de néant, auxquels seuls l’hu-
mour et l’ironie – comme conscience de la vacuité des choses et des sens – permettent
de répondre. Don César incarne cette manière d’être au monde. Sa lucidité (voire son
cynisme) se traduit par un rire constant. Regardant « du spectacle d’hier [l’] affiche
déchirée », il se dit un « cœur éteint dont l’âme, hélas, s’est retirée » (I, 3), concluant :
« Je ne suis plus vivant, je n’ai plus rien d’humain/Je suis un être absurde, un mort qui
se réveille » (IV, 5). Son ironie est alors une forme de survie comme de combat contre
l’absurdité du monde et de sa condition… c’est aussi un ethos, un rapport politique
au monde, de dénonciation par le rire, de révélation des aspects grotesques d’un
monde et d’hommes déchus.
Conclusion
Les deux drames hugoliens sont donc bien une réflexion sur la parole, qui se vou-
drait acte et échoue bien souvent à devenir concrète. Mais il faut différencier la
parole représentée et la parole effective, celle de Hugo qui s’exprime dans ses
œuvres, affiche son ambiguïté apparente pour mieux guider le public – par l’émo-
tion, le rire, la compassion – sur le chemin d’une parole effective. Ainsi Hernani
est-il bien une « force qui va », comme Ruy Blas, non dans la diégèse, puisque toute
196
action du personnage est vouée à l’échec, mais dans son rapport au public ; il est
une machine, une construction, bien souvent intertextuelle, saturée de référents,
au service d’une illustration et démonstration de la pensée hugolienne. En défini-
tive, ce que révèle et célèbre le grotesque, dans les drames hugoliens, c’est bien
la toute-puissance du verbe, dans sa capacité à dire, illustrer, démontrer, dans sa
puissance à prendre de la distance, à se révéler plus forte qu’un destin contraire,
par l’humour, l’ironie, signes d’une supériorité de l’homme, en dépit des appa-
rences ou d’une destinée tragique. Comme le montre Anne Ubersfeld, le grotesque
est une puissance de ressaisissement. ●
fin
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Disserter 5
sur la poésie
PLAN
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Selon André Breton, un poème doit être « une débâcle de l’intellect ». En vous appuyant sur
votre connaissance d’œuvres surréalistes comme d’autres recueils poétiques, vous direz en
Ressource
quoi cette affirmation est de nature à définir la poésie. ● numérique
Textes
supplémentaires
1 De l’analyse du sujet à l’élaboration du plan
donc commencer par la mention de la référence manquante). De fait cette citation est
tronquée, elle devrait être : « un poème doit être une débâcle de l’intellect. Il ne peut être
autre chose », il a donc été fait le choix de gommer la seconde phrase, plus radicale. Par
ailleurs cette phrase ne devrait pas être rapportée au seul André Breton, Paul Eluard est
co-signataire de l’article du numéro 12 de La Révolution surréaliste (15 décembre 1929),
repris dans un volume de 1936 tiré à 115 exemplaires (avec un dessin de Salvador Dali)
et désormais présent dans les Œuvres complètes d’Eluard en Pléiade.
199
Paul Valéry qui avait, lui, écrit que la poésie est « une fête de l’Intellect » (Les
Nouvelles littéraires, 28 septembre 1929). L’énoncé est donc bien une déclara-
tion radicale, soulignant la révolte que prône la poétique surréaliste, contre
le classicisme rationaliste incarné ici par Valéry, hypotexte de la citation. Le
renversement de perspective passe par le choix de la minuscule sur le mot
« intellect » (il y avait une majuscule dans la citation de Paul Valéry) et par
celui du mot « débâcle » substitué à « fête », soit une négation terme à terme
ou comme l’écrit Breton dans une autre note, la volonté affirmée jusque dans
la syntaxe et le vocabulaire de « renverse< r > la vapeur poétique ». C’est par
l’antiphrase que s’énonce l’art poétique surréaliste.
Le terme de « débâcle » est extrêmement fort, renvoyant à une défaite mili-
taire totale, à la ruine d’une entreprise ou à la rupture des glaces, provoquant
des inondations. Le mot est d’ailleurs défini par Eluard et Breton dans la suite
de l’article, « débâcle : c’est un sauve-qui-peut, mais solennel, mais probant ;
image de ce qu’on devrait être, de l’état où les efforts ne comptent plus ». Le
mot renvoie donc à une notion de défaite ou plus précisément de mise en
échec, à cette idée que toute activité intellectuelle doit être laissée en suspens.
200
I. La poésie, dans ce qui la fait naître comme dans ce qui la fait apprécier par un
lecteur, ne passe pas, pour les surréalistes, par la raison. « Dispersant gouvernail et
grappin » comme l’écrivait Rimbaud dans Le Bateau ivre, le poète demeure « insou-
cieux de tous les équipages ». C’est pourquoi le mouvement surréaliste, dans les dif-
férents Manifestes qui le fondent, fait le choix d’une tradition poétique particulière,
voyant en Nerval, Rimbaud, Lautréamont et Apollinaire (mais aussi les petits roman-
tiques français ou Lewis et Walpole) des précurseurs. Le créateur doit parvenir à une
forme de « surréalité », soit la « résolution future de ces deux états si contradictoires
que sont le rêve et la réalité ». C’est ainsi qu’est défini le surréalisme, « automa-
tisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par
écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la
pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoc-
cupation esthétique ou morale » (Manifeste du surréalisme, 1924). Les poètes, mais
aussi les écrivains, sculpteurs et peintres, composeront sous cette « dictée magique »
(Les Pas perdus, 1924), en état de rêve, d’hypnose, ils se livreront à des collages,
des cadavres exquis, ils recueilleront les données du rêve, du « hasard objectif », « en
l’absence de tout contrôle exercé par la raison ». C’est ainsi que Breton explicite le
recours à un « clavier affectif » dans L’Avant-dire de Nadja (1962), dans sa volonté
de retranscrire dans ce livre « battant comme une porte », « ce qui passe, dans les
limites de cette vie, d’une activité dont le champ véritable m’est tout à fait inconnu »,
se bornant, comme il le souligne lui-même, à se « souvenir sans effort », en parti-
culier de quelques-unes des expériences du groupe surréaliste : ainsi « l’époque que
ceux d’entre nous qui l’ont connue appellent l’époque des sommeils » avec Robert
Desnos qui, tandis qu’« il “dort” », « écrit » et « parle ». Breton raconte voir « son
crayon poser sur le papier, sans la moindre hésitation et avec une rapidité prodi-
gieuse, ces étonnantes équations poétiques » et pouvoir assurer « qu’elles ne pou-
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
vaient avoir été préparées de longue main » malgré leur « perfection technique ».
Le poète est « oracle », comme la pythie de Delphes, il vaticine et énonce, compose,
sans recours à la conscience ou la raison. Il « se fait voyant » comme l’écrit Rimbaud
dans sa fameuse lettre à Paul Demény, « par un long, immense et raisonné dérègle-
ment de tous les sens », « il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre
l’intelligence de ses visions, il les a vues ! ».
Ainsi le lecteur sera-t-il lui aussi confronté à des textes qui ne supposent pas, pour
être lus, d’être intellectualisés et soumis au crible de la raison ou de la logique. Ce type
de poésie, née du rêve et du vague, perce les « portes d’ivoires ou de corne qui nous
séparent du monde invisible » (Nerval, Aurélia, 1855) – qu’il s’agisse du sommeil, de
la déraison ou du spleen –, joue d’alliances de mots, de « rencontres » improbables
201
(comme celle « fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un
parapluie », chez Lautréamont). C’est ce type de beauté que cherchent et prônent
les surréalistes, une beauté « convulsive » telle que la définissent aussi bien la fin de
Nadja que L’Amour fou de Breton, une beauté qui sidère, surprend, suspend tout
jugement rationnel.
II. Pourtant il serait vain de croire en une pure assomption de la poésie par suspension
de tout jugement ou de toute raison, telle une impulsion. Paul Valéry écrivait, lui,
que la poésie est « fête de l’Intellect », soit au contraire un travail, lent et patient,
lié à une connaissance des formes et des mètres, à une histoire de la poésie, que l’on
pense à la poésie strophique ou au système des rimes. La poésie est une fabrique pour
Valéry, un poiein au sens d’une création pensée, rationnelle et minutieuse, lucide et
consciente de ses effets. Paul Valéry définit lui-même le mot « fête » dans la suite de
ses notes : « fête c’est un jeu, mais solennel, mais réglé, mais significatif ». C’est donc
l’assomption de la règle et du sens. On rattachera à cette tradition L’Art de Théophile
Gautier :
202
III. Ces deux conceptions de la poésie (« débâcle » ou « fête » de l’intellect, avec ou sans
majuscule sur ce mot) ne sont qu’en apparence contradictoires. Lorsqu’en 1927-1928
André Breton compose puis publie Nadja, selon des principes qu’il énonce lui-même
comme « anti-littéraires », il met en forme les principales revendications du groupe
surréaliste : écrire sous la dictée de ses émotions et souvenirs immédiats, refuser tout
principe de composition, laisser apparaître les « hasards objectifs » qui gouvernent son
existence. Pourtant, en 1962, il va reprendre, corriger et revoir nombre de passages
de son récit, niant ainsi les principes des Manifestes surréalistes. Est-il en contradic-
tion avec lui-même ? Non. De fait si Nadja ne répond plus aux exigences de l’écriture
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
203
La poésie sera alors définie comme une « débâcle » volontaire, une assomption
de la forme au mépris d’un sens immédiat, pour mieux cultiver l’esprit critique des
lecteurs de l’œuvre. Les avant-gardes abondent en expériences de ce type, que l’on
pense aux jeux typographiques et textes imprimés de droite à gauche ou à ce numéro
de revue aux pages totalement vierges (Unu, 27/1930). Ce sont les poèmes ouverts
et volontairement inachevés de Denis Roche ou les pages trouées de blancs d’André
du Bouchet, entre autres exemples, supposant que le sens du texte passe par un lan-
gage qui n’est pas celui, codifié, de la langue sociale et ordinaire, que la communi-
cation est autre, non plus explicite mais implicite, ouverte, complexe. Pour autant,
la lecture de ces textes « informels » est la même, le flux né d’images et associations
libres s’adresse tout autant au « clavier affectif » du lecteur qu’à son intelligence et
à sa culture. ●
2 Dissertation n° 7
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À un jeune poète qui lui demande conseil, Rilke répond : « si votre quotidien vous
paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète
Ressource pour appeler à vous ses richesses. Pour le créateur, rien n’est pauvre, il n’est pas de
numérique
lieux pauvres et indifférents ».
Textes
supplémentaires Vous commenterez cette citation à partir d’exemples précis tirés de vos lectures de
recueils poétiques. ●
Introduction
La pratique poétique est inséparable d’une réflexion sur le travail du poète et sur
l’immensité de la création qu’il lui faut « sonder », « fouiller », pour « en rapporter
quelque richesse étrange », comme l’écrit Victor Hugo dans « La Pente de la rêverie »
(Feuilles d’automne, 1831). La réflexion de Rainer Maria Rilke dans ses Lettres à un
jeune poète semble proche de cette image. Comme il l’écrit, le 17 février 1903, à un
étudiant de 20 ans, Franz Xaver Kappus, « il n’est pas de lieux pauvres, indifférents »
pour le véritable créateur. Si le « quotidien » paraît « pauvre », c’est que celui qui le
contemple reste à sa surface, se contente de son apparence et n’est pas « assez poète
204
pour appeler à < lui > ses richesses ». Le poète est celui qui sait trouver au monde,
pauvre pour le vulgaire, une richesse digne des élus ; pour lui « rien n’est pauvre, il
n’est pas de lieux pauvres et indifférents ».
Rilke montre que la poésie est, paradoxalement, reconnaissance de lieux pauvres
dont elle sait s’inspirer. Mais le poète, conformément à l’étymologie du mot, est
aussi celui qui crée depuis ces espaces en apparence indifférents et sait les sublimer.
Le voyant, loin d’exclure le prosaïsme du quotidien, s’en nourrit et reconnaît la
richesse esthétique de ces « lieux pauvres et indifférents ». Ce mouvement de réver-
sibilité ou de conversion ne pourrait-il pas même être défini comme celui de la
modernité poétique ?
I. La poésie du quotidien
La poésie est ode à la création et louange de la nature. C’est la litanie qu’adresse
Leconte de Lisle à M*** en une « bluette » revendiquée, soit une poésie de circons-
tance, badine et sans prétention :
« Ma richesse, c’est la feuillée
Qu’argentent les pleurs du matin,
C’est le beau soir dans la vallée,
Dorant l’azur dans un ciel serein ;
Ma richesse, c’est l’eau qui chante […] ».
Il ne s’agit pas seulement de décrire mais de reconnaître la « richesse » des élé-
ments, d’une temporalité plate (du « matin » au « soir »). La poésie est chant du
monde. On retrouve cette vocation à la « bluette », à la célébration de la nature
quotidienne, cadre de l’enfance et de la jeunesse, dans les premiers livres des
Contemplations : ce sont des « choses » que célèbre Hugo, « l’herbe amoureuse » (II,
1), les « bigarreaux » (II, 7), « les petits oiseaux » (II, 9, je souligne l’adjectif). Lorsque
le poète se promène, rien ne lui est « indifférent », pour reprendre le terme de Rilke,
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
205
« le soir, à la campagne » – « le poëte en tout lieu/se sent chez lui » (I, 6), terme
que retrouve Rilke dans sa Lettre à un jeune poète. Cette vie au champ, propre au
créateur qui « marche devant lui » et sait goûter les richesses du monde, c’est voir le
« loriot », les « fauvettes », la « coccinelle », « l’araignée et l’ortie » et reconnaître la
beauté du « petit » et du « pauvre ». Cette prose du quotidien est aussi celle d’Apol-
linaire dans Alcools, celle de la nature rustique et simple (cycle des Rhénanes), mais
aussi celle de la grande ville ; dans Le Pont Mirabeau, la part terre-à-terre et si banale
d’une histoire d’amour non réciproque est rendue par le fleuve, une eau courante.
Le quotidien des poètes entre donc dans leur gamme poétique : des expériences les
plus communes (l’amour, le voyage…) aux plus dures (la mort de Léopoldine, au
centre des Contemplations), en passant par des états propres aux poètes engagés
(l’exil pour Hugo) ou en marge (la prison pour Verlaine ou Apollinaire). Que les sujets
poétiques semblent « pauvres » (non héroïques, quotidiens, banals) ou qu’ils soient
devenus pauvres (parce qu’ils sont désormais des clichés, des topoï, soit des lieux trop
rabattus), les créateurs s’en emparent et en célèbrent la beauté et la « richesse ».
Baudelaire dans Les Fleurs du mal, et plus particulièrement dans des textes comme
La Muse malade ou J’aime le souvenir de ses époques nues, oppose l’époque moderne,
malade et pauvre, à une Antiquité riche et pleine de santé. En somme la modernité poé-
tique serait associée à la reconnaissance esthétique d’un quotidien pauvre et malade.
On le voit en particulier dans l’évolution d’un Baudelaire dans la définition de sa beauté,
depuis La Beauté, sonnet régulier et parnassien qui célèbre une beauté de marbre et de
pierre, à L’Hymne à la beauté, poème irrégulier et singulier qui énonce une modernité
du beau, celui des Fleurs du mal. Zone, poème d’ouverture d’Alcools est, dès son titre,
est reconnaissance de ces lieux poétiques nouveaux :
« Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers
J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes »
206
Tout doit être dit, il faut reconnaître la poésie de ces lieux : non remarquables (il a
oublié le nom de la rue), non historiques (la rue est neuve), c’est la poésie d’un matin
quotidien (cf. « quatre fois par jours », « trois fois » : tout dit la routine, le répétitif,
rien n’est exceptionnel). Mais le lieu « pauvre » doit aussi être compris dans sa dimen-
sion sociale et politique : Apollinaire évoque aussi bien les directeurs que les ouvriers
(mis sur le même plan par l’absence de ponctuation ou de mot de liaison) ou les pros-
tituées et clochards. Hugo lui aussi célèbre ces « pauvres », ces « enfants dont pas un
seul ne rit » qui « s’en vont travailler quinze heures sous des meules » (Melancholia).
Comme le souligne Hugo dans Réponse à un acte d’accusation, pour dire ces lieux
pauvres auxquels la poésie doit désormais faire place, son vers sera roturier, il usera
de « mots, bien ou mal nés » sans distinction (Les Contemplations, I, 7) : « j’ai jeté
le vers noble aux chiens noirs de la prose », proclame-t-il. Car « qui délivre le mot,
délivre la pensée ». Regarder le quotidien pour le poète semble revenir à reconnaître
de nouveaux lieux à la poésie, d’autres sujets comme d’autres personnages.
Que l’on pense aux tableaux parisiens de Baudelaire dans Les Fleurs du mal ou Les
Petits poèmes en prose, au Parti pris des choses de Ponge, il s’agit bien pour le poète
de reconnaître que « tout a une âme » (Hugo, La bouche d’ombre), même les éléments
en apparence les plus indifférents. Forme moderne du De natura rerum de Lucrèce,
le recueil de Francis Ponge (1942) se veut une leçon de choses, le pépin de l’orange
« de la forme d’un minuscule citron », l’huître « de la grosseur d’un galet moyen »,
le « multisolaire » mimosa « comme un personnage de la comédie italienne, avec un
rien d’histrionisme saugrenu, poudré comme Pierrot » ou le pain qui « doit être dans
notre bouche moins objet de respect que de consommation ». La poésie est aussi une
assomption du banal, du quotidien, du pauvre, l’écrivain a le pouvoir, comme l’écrit
Baudelaire de transformer « la boue » en « or », il est cet alchimiste et ce voyant.
par le jeune poète qui demande conseil à Rilke, est certes le risque de la contempla-
tion du réel, comme le montre la série des Spleen de Baudelaire, quand « l’Angoisse
atroce, despotique,/ Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir ». Mais la détresse
et l’impuissance sont dépassées, surmontées, ressaisies en puissance de création. Dans
ces moments de débâcle intérieure, proche du renoncement, le poète se compare jus-
tement à des éléments concrets, à des lieux réels : « je suis un cimetière sous la lune »,
« je suis un vieux boudoir ». Le quotidien, pauvre, indifférent, est à l’image même de la
situation du poète. Mais celui-ci retourne sa malédiction en bénédiction, de même qu’il
retourne son impuissance en création. Il rend l’Horreur sympathique, titre d’un poème
des Fleurs du mal. Le pauvre est poétiquement fécond, le laid se voit transcendé en
beau, dans la poésie de Hugo, théoricien du sublime, comme chez Apollinaire, héritier
207
de cette réversibilité, quand il écrit que les « becs de gaz pissent leur flamme » ou que
« les nuages coulaient comme un flux menstruel ». L’image est à la fois choquante et
parfaite, elle puise sa puissance dans le chevauchement des registres.
208
1840 ou, comme l’écrit Rimbaud dans Une saison en enfer, « d’inventer de nouvelles
fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues ». La modernité est
à ce prix, invention permanente de nouveaux lieux, syntagmes et formes pour les dire.
III. La modernité
La modernité pourrait ainsi être définie comme une extension du domaine de la
poésie, dans et par un prosaïsme tout autant syntaxique que formel, visant à rendre
« la beauté plus belle » (Hugo, Les Contemplations). Baudelaire assigne la même
fonction à ses Petits Poèmes en prose, dont le parti pris est d’« appliquer à la des-
cription de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé
qu’Aloysius Bertrand avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement
pittoresque ».
Le beau sera puisé jusque dans le plus bas, le plus plat, le plus laid en apparence,
la recherche formelle peut s’autoriser la célébration d’objets, de lieux en apparence
les plus opposés à une beauté plastique. La modernité d’un Baudelaire est dans ce
choix, dans cette richesse tirée, appelée depuis un quotidien pauvre et indifférent.
Tout peut devenir poésie : le Spleen, la malédiction du poète, le mal en l’homme, la
charogne, dans une quête incessante d’objets nouveaux à la création. Les Fleurs du
mal est ce voyage initiatique, cette quête, s’achevant en 1857 sur ces deux vers :
« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » (Le Voyage). Toute expérience,
même négative, est esthétisée par un vers savant et travaillé. C’est ce même « res-
sort » que souligne Guillaume Apollinaire dans une conférence sur L’Esprit nouveau,
en 1917 : « Il n’est pas besoin pour partir à la découverte de choisir à grand renfort de
règles, même édictées par le goût, un fait classé comme sublime. On peut partir d’un
fait quotidien : Un mouchoir qui tombe peut être pour le poète le levier avec lequel
il soulèvera tout un univers. (…) Les poètes ne sont pas seulement les hommes du
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
beau, ils sont encore et surtout les hommes du vrai, en tant qu’il permet de pénétrer
l’inconnu (…). Et qui oserait dire que, pour ceux qui sont dignes de la joie, ce qui est
nouveau ne soit pas beau ? »
Rien, pour l’esprit nouveau – c’est-à-dire tout poète en quête des richesses du
monde, même les plus « ineffables » et « invisibles », pour cette fois citer Hugo –, ne
doit être laissé à l’écart. Le quotidien, le « pauvre » a longtemps été rejeté par l’es-
thétique classique, ce qu’Apollinaire nomme le « grand renfort de règles (…) érigées
par le goût ». Or le « beau » tel que le concevaient les classiques – harmonieux, lié
aux convenances, à une idée élevée du beau – a été redéfini au XVIIIe siècle (Burke,
Kant, Schiller). Le « sublime » est une catégorie esthétique nouvelle qui permet
209
La modernité pourra donc être définie comme une exploration sans limite de l’ima-
ginaire. Comme l’écrit Rimbaud dans L’Alchimie du verbe, le poète pourra se vanter
« de posséder tous les paysages possibles », écrire « des silences, des nuits », noter
« l’inexprimable », fixer « des vertiges ». La poésie inaugure, avec les Illuminations
de Rimbaud (1872-74), une vision inédite de l’univers concret. Ce recueil est, selon
Claudel, une « décantation spirituelle des éléments de ce monde ». Le poète appelle
donc bien à lui les richesses du monde, mais les traduit dans un véritable éblouis-
sement verbal, il crée un autre univers, régi par la vision, les métamorphoses et les
effets synesthésiques. Qu’il s’agisse pour Rimbaud de décrire des Fleurs ou Les Ponts,
L’Aube ou la « pastorale sururbaine » des Ornières, sa poésie traduit une vision neuve
du quotidien, elle métamorphise le connu, les juments y sont noires mais aussi bleues.
En somme, comme le fait Rilke avec le jeune poète qui lui demande conseil, la fonction
du poète est de transmettre sa vision au lecteur, de changer son regard, de lui donner
à voir autrement. C’est le sens-même du poème liminaire des Contemplations : dans
une marine simple et banale, Hugo relève des symboles (« le navire, c’est l’homme »
etc.). Chaque notion abstraite est associée à un « lieu pauvre » (vent, bateau) qui la
figure, c’est-à-dire la rend à la fois concrète, accessible et visible.
Conclusion
La poésie semble donc bien cette opération de réversibilité, de mise en correspon-
dance ou sublimation qui permet d’affirmer, comme l’écrit Rilke, qu’il n’est pas de lieux
pauvres dès lors qu’un voyant s’empare du banal ou du quotidien, ou se joue de topoï
et lieux communs pour construire un art poétique nouveau. Rilke qui éduque un jeune
poète, s’adresse à un lecteur dont il est le phare ou le mage, comme Hugo le fut pour
Baudelaire ou Rimbaud pour les surréalistes. Car telle est bien l’essence de la poésie :
rendre perceptible l’invisible et l’ineffable, fussent-ils en apparence « pauvres ». ●
210
A D
Apollinaire, Guillaume 124–125, 132–134, Daney, Serge 27, 35, 40, 45–46, 48, 50–51, 53,
136, 201–203, 206–209 56–58
Aragon, Louis 90, 192, 203 De Palma, Brian 103
Arasse, Daniel 170 Diderot, Denis 166, 168
Aristophane 105 Du Bellay, Joachim 124, 127, 175, 177
Aristote 18, 73–74, 105, 143 Duchet, Claude 169, 171–172, 174
Dumas, Alexandre 167, 169–174, 182–183
B Duras, Marguerite 90
H
Calderon, Pedro 168
Calvino, Italo 168 Hegel, Wilhem 30, 90
Camus, Albert 44, 73 Hitchcock, Alfred 46, 51, 58
Céline, Louis-Ferdinand 90 Hugo, Victor 90, 106, 124, 142, 163, 165,
Certas, Javier 168 181–197, 203–210
Cervantès, Miguel de 166, 168
Chateaubriand, François-René de 165, 177 I
Chéreau, Patrice 169
Ionesco, Eugène 24–25
Claudel, Paul 106, 210
Constant, Benjamin 166–167
Corneille, Pierre 69–70, 105, 107, 110–116, 182
211
J P
Jauffret, Régis 166–167 Pavel, Thomas 166
Jouve, Vincent 166 Pétrarque 123, 127, 129
Ponge, Francis 207
K Pontalis, Jean-Bertrand 178
Proust, Marcel 21–22, 34, 90, 146
Koltès, Bernard-Marie 83–84, 106, 117–121
Q
L
Quintilien 18, 143
La Fayette, Madame de 44
La Fontaine, Jean de 26, 33, 38, 43, 47, 49,
52–56 R
Lavaudant, Georges 188 Racine, Jean 20, 75, 105, 111, 183
Lefranc, Alban 165 Renan, Ernest 179
Leiris, Michel 178 Ricardou, Jean 148
Lejeune, Philippe 167, 176 Riffaterre, Michael 73
Rilke, Rainer Maria 204–207, 210
M Rimbaud, Arthur 58, 121, 124–131, 134–135,
165–167, 178, 201, 203, 208–210
Macé, Gérard 167, 178
Robbe-Grillet, Alain 90
Maingueneau, Dominique 73
Ronsard, Pierre de 123, 127, 177
Mallarmé, Stéphane 124, 203
Rotrou, Jean 105
Malraux, André 90, 155
Rousseau, Jean-Jacques 128, 176–179
Marinetti, Filippo 132
Marivaux, Pierre de 106
Marot, Clément 123 S
Maupassant, Guy de 90 Sarraute, Nathalie 90, 179
Mérimée, Prosper 169–174 Sartre, Jean-Paul 177, 179
Michon, Pierre 165–166, 178 Schaeffer, Jean-Marie 168
Molière 45–46, 51, 57–58, 106, 203 Sénèque 110
Montaigne, Michel de 176 Simon, Claude 90
Montalbetti, Christine 165 Soupault, Philippe 124
Musset, Alfred de 70, 106, 182–188 Starobinski, Jean 179
Stendhal 90, 164–167, 183
N Sterne, Lawrence 168
212
U
Ubersfeld, Anne 106, 189–190, 192–194, 197
V
Valéry, Paul 167, 200, 202–203
Verlaine, Paul 124, 126, 135, 206
Vian, Boris 166
Viel, Tanguy 99–102
Vigny, Alfred de 106, 166, 169–174, 182–188
Z
Zola, Émile 23–24, 29, 73–74, 90–98, 145,
164–165
© Armand Colin. Toute reproduction non autorisée est un délit
213