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De la page au plateau, Beckett auteur – metteur en
scène de son premier théâtre
Compte rendu
Martin Mégevand
Université Paris 8, Paris, France
martin.megevand@univ-paris8.fr
Ce livre est issu d’une thèse de doctorat qui valut à son auteur deux prix de
thèse en 2015, celui des presses de la Sorbonne Nouvelle et celui de la chancel-
lerie des universités de Paris. Ces deux prix garantissent la qualité d’ un travail
sous le rapport de l’excellence académique française; ils ne suffisent pas à justi-
fier qu’un commentaire en soit publié dans Samuel Beckett Today/Aujourd’hui.
Les raisons en sont en effet ailleurs: elles tiennent à l’ originalité d’ un travail
qui s’alimente autant aux recherches anglophones que francophones, et qui
aborde de manière neuve et approfondie les liens entre deux Beckett : ceux que
l’ auteur distingue non sans malice en conclusion de son livre, sous les appel-
lations de “Beckett”, l’auteur mondialement connu, et de “Samuel Beckett”, le
metteur en scène dont l’ampleur du travail demeure à découvrir.
L’opportunité de rendre compte de ce livre dans le cadre de la présente
livraison de sbta tient au fait qu’il s’inscrit dans une tradition critique que
l’ auteur fait remonter à la fin des années 1990, avec l’ article fondateur de Stan-
ley E. Gontarski, “Revising himself: Performance as Text in Samuel Beckett’s
Theater”, paru la même année que l’ouvrage français dirigé par Evelyne Gross-
man et Régis Salado intitulé Samuel Beckett: l’écriture et la scène (sedes, 1998),
qui, parmi d’autres ouvrages, témoigne d’une inflexion des études becket-
lue entre le texte et la scène, qui se retrouvera au fil du livre, rejoint l’ hypothèse
centrale du fonctionnement rhétorique des textes fictionnels de Samuel
Beckett selon Bruno Clément. L’équivalent de l’épanorthose, figure rhétorique
de l’auto-correction, se retrouve aussi, de manière analogique, dans le rapport
de Beckett à la mise en scène de ses œuvres. Une correction qui intervient dans
le jeu entre le texte et la mise en scène – qui peut contredire le texte – et dans
le mouvement de la mise en scène elle-même. Cette mise en tension entre le
texte et la scène se repère sur plusieurs échelles. Il en est ainsi du rapport entre
le personnage et l’acteur: quand l’auteur Beckett travaille à appauvrir le per-
sonnage, le metteur en scène tend au contraire à l’ incarner et à lui redonner de
l’ épaisseur. De même, quand le texte se trouve fragmenté, Beckett metteur en
scène a tendance à rétablir des liens de causalité. Toutes ces observations sont
largement fondées sur l’examen des échanges épistolaires entre Beckett et dif-
férents metteurs en scène. La correspondance entre Beckett et Alan Schneider
est particulièrement éclairante, non par la hauteur de vues ou la profondeur
des échanges mais du fait que Schneider y pose des questions volontairement
frontales, concrètes et naïves, auxquelles Beckett se trouve sommé de répondre.
Acclimatant divers concepts à son travail, l’ auteur propose de recourir à
la notion de “tonalité philosophique”, qui démarque celle de “tonalité affec-
tive” proposée par Dominique Combe pour traduire en français le “mood”
anglophone. Cette tonalité est évidemment piégée, et désigne une manière
de considérer l’œuvre et son éventuel message. Les interventions de Beckett,
ses échanges avec les metteurs en scène, peuvent avoir pour effet de contrer
les effets de cette apparente tonalité “philosophique” qui peut conduire le
metteur en scène à rechercher l’univocité d’un message, Beckett insistant au
contraire sur l’indécidable et le polyphonique. Des lors, s’ impose l’ hypothèse
d’une forme paradoxale de prise en main par Beckett de la mise en scène
de ses pièces; une prise en main qui vise non pas à clarifier, à saisir l’ œuvre
représentée dans un faisceau de significations convergentes mais au contraire
à déjouer les tentatives de fermeture, de rabattement par la mise en scène sur
un ensemble cohérent et simplificateur de significations.
Cette première partie du livre, qui se fixe pour objet de retracer le mouve-
ment de rapprochement de la scène opéré par Beckett jusqu’ à Oh les beaux
jours, réserve donc une place importante aux échanges avec les metteurs en
scène. Elle permet aussi de mettre à l’épreuve un certain nombre d’ opérateurs,
dont la distinction entre le metteur en scène artiste et metteur en scène artisan,
Roger Blin apparaissant comme un représentant exemplaire de cette seconde
catégorie, et Beckett oscillant entre l’un et l’autre. Il en est d’ autres, dont
l’ usage original et élargi qui est fait de la figure de l’ épanorthose, dont les
notions de mises en tension qui permettent de bien faire saisir la teneur des
metteur en scène y est présenté comme constamment attentif à ce qui peut être
accompli sur scène, à l’exploitation du cube scénique, quand le dramaturge
est tout occupé à démontrer les limites du drame. La démonstration des pou-
voirs du metteur en scène, contrastant avec une écriture placée au service de
l’ impuissance humaine: telle serait la logique du rapport de Beckett aux mises
en scène de ses œuvres.
En somme, c’est tout autant l’originalité de ce livre que la conjonction
des références aux travaux des chercheurs anglophones et francophones qu’ il
contient qui justifie ce compte rendu dans Samuel Beckett Today / Aujourd’hui.
L’ indéniable intérêt des opérations de contextualisation historique à l’ œuvre
dans ce travail emporte davantage l’adhésion du lecteur que l’ invention
conceptuelle qui confine parfois à l’exercice de virtuosité.