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Samuel Beckett Today / Aujourd’hui 33 (2021) 327–335

brill.com/sbt

Article de synthèse / Review Article


De la page au plateau, Beckett auteur – metteur en
scène de son premier théâtre
Compte rendu

Martin Mégevand
Université Paris 8, Paris, France
martin.megevand@univ-paris8.fr

Matthieu Protin, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2015, 288 pages.

Ce livre est issu d’une thèse de doctorat qui valut à son auteur deux prix de
thèse en 2015, celui des presses de la Sorbonne Nouvelle et celui de la chancel-
lerie des universités de Paris. Ces deux prix garantissent la qualité d’ un travail
sous le rapport de l’excellence académique française; ils ne suffisent pas à justi-
fier qu’un commentaire en soit publié dans Samuel Beckett Today/Aujourd’hui.
Les raisons en sont en effet ailleurs: elles tiennent à l’ originalité d’ un travail
qui s’alimente autant aux recherches anglophones que francophones, et qui
aborde de manière neuve et approfondie les liens entre deux Beckett : ceux que
l’ auteur distingue non sans malice en conclusion de son livre, sous les appel-
lations de “Beckett”, l’auteur mondialement connu, et de “Samuel Beckett”, le
metteur en scène dont l’ampleur du travail demeure à découvrir.
L’opportunité de rendre compte de ce livre dans le cadre de la présente
livraison de sbta tient au fait qu’il s’inscrit dans une tradition critique que
l’ auteur fait remonter à la fin des années 1990, avec l’ article fondateur de Stan-
ley E. Gontarski, “Revising himself: Performance as Text in Samuel Beckett’s
Theater”, paru la même année que l’ouvrage français dirigé par Evelyne Gross-
man et Régis Salado intitulé Samuel Beckett: l’écriture et la scène (sedes, 1998),
qui, parmi d’autres ouvrages, témoigne d’une inflexion des études becket-

© koninklijke brill nv, leiden, 2021 | doi:10.1163/18757405-03302013


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tiennes en France: ces vingt-cinq dernières années ont émergé de nombreux


travaux autour des inédits, des archives, de la correspondance, qui sont autant
de sources favorisant la constitution d’un “autre Beckett”, dont participe
l’ approche proposée dans le présent ouvrage. précisément publié en 2015, soit
à un moment où l’influence des notes de Beckett sur le travail des metteurs
en scène est flagrante – et d’ailleurs féconde. Dans le contexte d’ un numéro
consacré aux mises en scène françaises des œuvres de Beckett dans les années
2000, rappeler la méticulosité du rapport de Beckett à la mise en scène de
ses œuvres, c’est remettre en mémoire l’ombre portée de l’ auteur metteur
en scène sur l’horizon des représentations passées et à venir, sans parler des
mises en scène récentes qui doivent énormément à ces notes de Beckett et qui
contraignent à poser à nouveaux frais la fameuse quoique pénible question
de la “fidélité” à l’auteur (cf. à ce propos, dans le présent numéro, l’ entretien
d’Alain Françon sur sa mise en scène de Fin de partie). Mais c’ est aussi lire
dans ce livre une singularité de l’œuvre beckettienne sur laquelle l’ auteur ne
s’ interroge pas: quel est le sens et surtout, quelles sont les conséquences, de
cette volonté de contrôle des mises en scène qui anime Beckett jusque dans ses
dernières volontés?
Le titre du livre, De la page au plateau, Beckett auteur – metteur en scène de
son premier théâtre, annonce le projet que se fixe l’ auteur: celui de tracer une
série de parcours linéaires limités dans le temps, depuis En attendant Godot
jusqu’à Oh les beaux jours, à la recherche d’une maitrise progressive des maté-
riaux composant le langage de la scène par l’auteur Beckett. Le livre est cepen-
dant plus complexe que son titre l’indique, en ceci qu’ il inclut des retours du
plateau vers la page, de sorte que ce n’est pas seulement d’ un itinéraire pro-
gressif qu’il s’agit dans ce travail, mais aussi d’une succession de va-et-vient –
pour reprendre un terme beckettien –: de la page (celle du carnet de notes,
du registre de mise en scène, du texte des pièces) au plateau, le mouvement
annonce et implique le retour vers la page, des mots aux gestes, aux mou-
vements, à l’espace, au spectaculaire maitrisé, et de ces éléments aux mots ;
des échanges épistolaires aux notations sur les carnets, aux didascalies., etc.
Ce travail inclut aussi la génétique théâtrale, et englobe d’ autres œuvres que
les quatre pièces constituant le corps principal du livre, l’ auteur traitant aussi
L’Hypothèse de Robert Pinget, pièce qui fut l’occasion d’ une première mise en
scène de Beckett et de sa première rencontre avec l’ acteur Pierre Chabert, et
les deux premières pièces écrites par Beckett, Human wishes et Eleutheria.
C’est donc souplement que sont examinés les quatre premiers drames
publiés par Samuel Beckett, dans la perspective du rapport de l’ auteur à leurs
mises en scène: En attendant Godot, Fin de Partie, La Dernière bande et Oh les
beau jours. Pour présenter son travail, il déclare s’ intéresser à ce qu’ il nomme

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deux devenirs de ces œuvres, le “devenir scénique de l’ œuvre écrite”, et le “deve-


nir metteur en scène de l’écrivain”.
Pour remplir ce programme, l’auteur annonce qu’ il combinera trois
approches, sociologique, historique et génétique, qui placent le propos dans
des cadres théoriques et méthodologiques précis, d’ une part, et écartent l’ her-
méneutique pour retracer les lignes de force et les logiques d’ un parcours
esthétique.
Aux sources de ce projet, l’auteur fait référence aux travaux classiques de
chercheurs anglophones: celui que James Knowlson consacre aux carnets de
mise en scène, celui de David Bradby sur les mises en scène d’En attendant
Godot, et les monographies pionnières des années 1980, de M. Fehsenfeld et
D. McMillan, Beckett in the Theatre, et de Jonathan Kalb, Beckett in Performance.
Côté francophone, pendant ce temps, l’approche textocentrée demeure large-
ment dominante, mais Matthieu Protin se situe sur la frontière de deux tra-
ditions interprétatives qui s’ignorent trop souvent. Les références aux travaux
des chercheurs issus des traditions francophones, des plus autorisés – Bruno
Clément, Evelyne Grossman, Catherine Naugrette, Jean-Pierre Sarrazac – aux
plus récents – Nicolas Doutey, Dimitri Soenen – sont également mobilisés.
Le livre se divise en deux parties enrichies, à titre de preuves illustrées de
l’ intérêt du propos, d’inédits de cinq lettres adressées à Pierre Dux, dans le
cadre de sa représentation de Fin de Partie et de celle, inoubliable, de Com-
pagnie.
La première partie du livre s’intitule “Le roman théâtral de Samuel Beckett”.
Elle prend pour objet la trajectoire de Samuel Beckett, depuis Human Wishes
et Eleutheria, ses deux premiers textes de théâtre, jusqu’ à l’ accomplissement
et la reconnaissance mondiale obtenus dès En attendant Godot et se poursui-
vant sans discontinuer jusqu’à Oh les beaux jours. La seconde partie prend pour
objet non pas exactement l’étude de la pratique scénique de Samuel Beckett
mais les “modalités selon lesquelles celle-ci se déploie par rapport aux spéci-
ficités de son écriture dramatique”. Autrement dit, il s’ agit de cerner ce que
l’ auteur qualifie de “tensions” et de “complémentarités” qui permettent de sai-
sir l’alliance de l’œuvre écrite et de ses représentations telles que Beckett les
conçoit.

Dans la première partie du travail, la reconstitution hypothétique (Protin parle


d’un “roman théâtral”, revendiquant ainsi la part proprement fictionnelle de
son projet) d’un parcours qui conduit Beckett du statut d’ écrivain à celui de
metteur en scène s’élabore à partir de la matérialité et du détail du texte.
C’est en effet principalement depuis des textes que s’ effectue le mouvement
de contextualisation et non l’inverse, selon une approche qui se situe sur plu-

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sieurs échelles d’analyse, de la micro-lecture des œuvres à l’ histoire littéraire,


de l’étude des échanges épistolaires entre Beckett et les metteurs en scène de
ses pièces à l’histoire des mises en scène.
Cette méthode et cette pensée, systématiquement contextualisées, per-
mettent quelques mises au point utiles, pour en finir avec les légendes roman-
tiques qui accompagnent le parcours de Beckett, “metteur en scène né”, ou
génie dont l’œuvre serait issue des seuls trésors d’ une imagination fertile. Il
rappelle par exemple que lire Eleutheria permet de comprendre que Beckett
se situe clairement dans une lignée irlandaise, après John Millington Synge
et Sean O’Casey, et que l’admission de Beckett dans le microcosme littéraire
parisien s’est d’abord accomplie, avant la guerre, parce qu’ il était perçu en
France comme un écrivain de tradition irlandaise. Cette “irlandéité” a été effa-
cée par la rupture de la Seconde Guerre mondiale, de sorte que, comprend-on,
le succès international d’En attendant Godot a été rendu possible au prix d’ un
détachement à l’endroit de sa culture d’origine, qui s’ observe à l’ imprécision
des didascalies, flagrante si on les compare à celles d’Eleutheria, davantage
situées territorialement. Cet effacement des traces d’ une culture locale a faci-
lité le rattachement à la mouvance du “théâtre de l’ absurde” inaugurée par les
œuvres pionnières de Ionesco au tout début des années 1950, et aurait même
favorisé la notoriété de Beckett au-delà des frontières françaises dans le monde
anglophone. La première partie du livre abonde en observations relatives à
l’ admission de Beckett par des metteurs en scène dans leur travail, en Angle-
terre en Allemagne, aux États-Unis.
Que l’auteur souligne aussi combien le contexte de l’ après-guerre marque
un tournant majeur dans l’histoire du théâtre n’est certes, pas neuf, mais il était
utile de rappeler que ce moment est celui d’un tournant éthique, qui se trouve
avoir été une chance pour Beckett qui a certes été marginalisé dans un envi-
ronnement dominé par l’ethos sartrien de l’engagement, cette marginalisation
l’ ayant heureusement conduit aux auteurs du Nouveau Théâtre, et au soutien
de Jérôme Lindon et des éditions de Minuit.
Suivre ainsi les pistes parallèles des différentes façons dont Beckett fut
accueilli par des metteurs en scène du monde entier au moment où le pay-
sage littéraire français se reconfigure permet de retracer une autre histoire du
succès d’un “Beckett manquant” de l’histoire des formes littéraires: un Beckett
indissociablement auteur et conseiller, ou partenaire, de metteurs en scène.
Rappelons qu’en France, ces rapports relèvent davantage de la règle que de
l’ exception.
En revanche, le statut d’ auteur metteur en scène est, dans les années
d’après-guerre, beaucoup plus exceptionnel qu’ il ne l’ est devenu aujourd’hui.
L’ approche contextualisante et historique adoptée permet de saisir l’ enrich-

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issement progressif des expériences de Beckett, qui le rapprochent de plus en


plus de la création scénique, et le conduisent du statut de conseiller privilégié
de différents metteurs en scène à celui de metteur en scène à part entière. Cette
évolution très progressive procéderait selon l’auteur, de l’ approfondissement
d’un intérêt et non d’une forme de libido dominandi : l’ on accorde ce point
volontiers à Mathieu Protin, tout en regrettant qu’ il n’ait pas davantage pensé
la pulsion de contrôle à l’œuvre dans les différentes opérations conduisant
Beckett à mettre en scène ses œuvres, car ce qui est souvent présenté comme
une forme d’intransigeance esthétique pèse encore très lourd – via le Beckett
Estate – sur les metteurs en scène: l’Allemand Philip Kochheim en a fait les
frais en 2004, qui s’est vu interdire la représentation d’ un Godot interprété par
des femmes.
C’est d’abord par les échanges épistolaires entre Beckett et les metteurs
en scène qu’est examinée l’évolution du rapport entre ses textes et la scène.
Ainsi le devenir des œuvres par les mises en scène se retrace-t-il, qui fait retour
sur les textes: l’auteur identifie l’évolution des didascalies qui sont encore des
“esquisses” dans Godot pour faire partie intégrante, dès Fin de Partie, de ce qu’ il
nomme des “instruments scéniques de contrôle de la présence”, avec une atten-
tion particulière portée à l’espace et au corps de l’ acteur. Ainsi, la précision pro-
gressive des didascalies fait-elle apparaitre l’espace scénique comme un lieu
de plus en plus rigoureusement topographié, où les objets trouvent leur place
dans un dispositif pensé de façon de plus en plus précise. Il en est de même du
mouvement. Les déplacements des acteurs, le fameux schéma en croix qui a
déjà été observé pour les déplacements des acteurs dans En attendant Godot,
se trouvent de plus en plus fermement dessinés par Beckett, quand ils n’étaient
initialement qu’esquissés. Il semblerait que le processus de sensibilisation pro-
gressive de Beckett aux virtualités expressives du corps de l’ acteur soit dû au
partenariat avec Roger Blin: ce serait dans la proximité avec le premier met-
teur en scène d’En attendant Godot et de Fin de Partie que Beckett s’ est trouvé
sensibilisé aux enjeux relatifs à la dimension corporelle de l’ acteur – présence,
voix, mouvement –. Protin fait remonter cette sensibilité particulière de Blin
aux virtualités scéniques propres à la corporéité de l’ acteur à l’ expérience qu’ il
a faite auprès d’Artaud comme assistant sur la mise en scène des Cenci en 1935,
une expérience qu’il découplera des enjeux métaphysiques auxquels Artaud
les rattachait, et qui pourrait en effet avoir marqué Beckett (en dépit de tout ce
qui le distingue d’Artaud notamment dans le rapport à la scène, au drame, et
à la cruauté).
Cette évolution, cette sensibilité progressive de Beckett aux enjeux propres
à la mise en scène, entrent en contradiction frontale avec le texte. C’ est ici
qu’intervient une clé de lecture décisive: l’idée d’ une mise en tension non réso-

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lue entre le texte et la scène, qui se retrouvera au fil du livre, rejoint l’ hypothèse
centrale du fonctionnement rhétorique des textes fictionnels de Samuel
Beckett selon Bruno Clément. L’équivalent de l’épanorthose, figure rhétorique
de l’auto-correction, se retrouve aussi, de manière analogique, dans le rapport
de Beckett à la mise en scène de ses œuvres. Une correction qui intervient dans
le jeu entre le texte et la mise en scène – qui peut contredire le texte – et dans
le mouvement de la mise en scène elle-même. Cette mise en tension entre le
texte et la scène se repère sur plusieurs échelles. Il en est ainsi du rapport entre
le personnage et l’acteur: quand l’auteur Beckett travaille à appauvrir le per-
sonnage, le metteur en scène tend au contraire à l’ incarner et à lui redonner de
l’ épaisseur. De même, quand le texte se trouve fragmenté, Beckett metteur en
scène a tendance à rétablir des liens de causalité. Toutes ces observations sont
largement fondées sur l’examen des échanges épistolaires entre Beckett et dif-
férents metteurs en scène. La correspondance entre Beckett et Alan Schneider
est particulièrement éclairante, non par la hauteur de vues ou la profondeur
des échanges mais du fait que Schneider y pose des questions volontairement
frontales, concrètes et naïves, auxquelles Beckett se trouve sommé de répondre.
Acclimatant divers concepts à son travail, l’ auteur propose de recourir à
la notion de “tonalité philosophique”, qui démarque celle de “tonalité affec-
tive” proposée par Dominique Combe pour traduire en français le “mood”
anglophone. Cette tonalité est évidemment piégée, et désigne une manière
de considérer l’œuvre et son éventuel message. Les interventions de Beckett,
ses échanges avec les metteurs en scène, peuvent avoir pour effet de contrer
les effets de cette apparente tonalité “philosophique” qui peut conduire le
metteur en scène à rechercher l’univocité d’un message, Beckett insistant au
contraire sur l’indécidable et le polyphonique. Des lors, s’ impose l’ hypothèse
d’une forme paradoxale de prise en main par Beckett de la mise en scène
de ses pièces; une prise en main qui vise non pas à clarifier, à saisir l’ œuvre
représentée dans un faisceau de significations convergentes mais au contraire
à déjouer les tentatives de fermeture, de rabattement par la mise en scène sur
un ensemble cohérent et simplificateur de significations.
Cette première partie du livre, qui se fixe pour objet de retracer le mouve-
ment de rapprochement de la scène opéré par Beckett jusqu’ à Oh les beaux
jours, réserve donc une place importante aux échanges avec les metteurs en
scène. Elle permet aussi de mettre à l’épreuve un certain nombre d’ opérateurs,
dont la distinction entre le metteur en scène artiste et metteur en scène artisan,
Roger Blin apparaissant comme un représentant exemplaire de cette seconde
catégorie, et Beckett oscillant entre l’un et l’autre. Il en est d’ autres, dont
l’ usage original et élargi qui est fait de la figure de l’ épanorthose, dont les
notions de mises en tension qui permettent de bien faire saisir la teneur des

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solutions esthétiques trouvées par Beckett, respectueuses des situations


conflictuelles irrésolues propres au drames beckettiens.
La seconde partie aborde les rapports directs de Beckett à la mise en scène,
en quatre moments distincts: le traitement de l’acteur, Beckett et l’ auto mise en
scène, le rapport au son et a l’image et enfin une perspective plus synthétique
et globale du rapport de Beckett au plateau notamment par l’ intermédiaire de
la fructueuse notion de “travail du neutre”.
Concernant le traitement de l’acteur, l’auteur passe rapidement sur le rôle
bien connu de la référence circassienne pour s’ appesantir sur une référence
moins étudiée, celle de la commedia dell’arte. Accorder une telle importance à
ces deux sources d’inspiration du jeu de l’acteur permet de mettre en valeur la
performance de l’acteur comme improvisation, comme déploiement d’ inven-
tivité et de liberté, et de disqualifier la notion de performance comme exécu-
tion plus ou moins mécanique et fidèle d’un texte préalablement fixé dans une
forme immuable. Pour autant, faut-il voir dans le corps de l’ acteur beckettien
un “remède aux effets de la rhétorique de l’œuvre” ?
Les opérations de pensée esthétiques qui président au rapport de Beckett à
la scène paraissent ainsi à la fois cohérentes et contradictoires. Cohérentes en
ceci qu’elles sont soumises a l’impératif de passer la rampe. Contradictoires
parce qu’il s’agit toujours de parvenir à une suspension volontaire du sens,
de se conformer à la conception indialectique du drame beckettien qui est
fondé sur l’irrésolution des conflits. Ainsi le traitement accordé aux mots est-il
d’abord musical: le signifiant est un matériau sonore, avant d’ être un instru-
ment destiné à guider le spectateur dans sa compréhension d’ une progression
de l’action. Mais le souci de Beckett metteur en scène est aussi de réparer ce
qu’il nomme les “sauts”, les discontinuités textuelles. Il s’ agit donc de suturer,
par le travail de l’acteur, et d’établir des continuités là où l’ auteur travaillait
à défaire les liens: “où l’auteur décompose, le metteur en scène recompose”,
affirme Matthieu Protin, qui déclare aussi que “la scène unit dans Godot ce que
le texte sépare”. L’exemple du jeu de scène du réveil matin dans Fin de Partie
illustre ce souci de la continuité: Clov le pose d’abord sur le couvercle de la pou-
belle de Nagg puis se ravise, et le place sur la poubelle de Nell où il ne risque
pas de tomber puisque Nell est morte: ce jeu de scène n’est pas seulement un
cruel effet de mise en relief, c’est aussi une confirmation logique, et cocasse,
que Nell est bien morte.
Quant à la dimension visuelle de la mise en scène, l’ auteur rappelle que
Beckett affirme clairement qu’il ne croit pas à la “collaboration des arts” wag-
nérienne conduisant à l’établissement d’une belle image qui aurait pour effet
de combler le spectateur. S’il existe des références picturales, nombreuses et
déjà bien répertoriées dans les textes dramatiques de Beckett, celles-ci ne

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témoignent pas d’une tentation beckettienne de “faire l’ image” au sens de


la constitution d’un tableau donné à voir, dans une manière naturaliste ou
esthétisante. La référence picturale n’est pas la trace de la “tentation du scé-
nographe”. Dans En attendant Godot, la référence au tableau de Caspar David
Friedrich, Deux hommes regardant la lune, serait offerte au lecteur ou au specta-
teur pour ses virtualités associatives: elle n’est pas proposée comme un modèle
scénographique.
L’auteur demeure constamment attaché à reconstituer la logique d’ un geste,
d’un parcours, d’une décision. L’étude de l’articulation de la pratique scénique
et de l’écrit est ainsi examinée tour à tour sous les espèces du rapport au traite-
ment de l’acteur, de l’image, du sens, de l’étiologie. Synthétiquement, Matthieu
Protin conclut à deux effets principaux du passage de la page au plateau chez
Beckett: ce qu’il nomme la préservation de l’ambiguïté tonale et l’ indécidabilité.
La mise en tension des différentes opérations liées à la pratique scénique
beckettienne se trouve rassemblée par un concept que l’ auteur nomme à la
fin de son parcours, le “travail du neutre”, qu’il caractérise par deux éléments
qu’il rapporte à une poïétique: l’épanorthose et l’ oscillation générique. Épa-
northose: les gestes esthétiques beckettiens consistent à la fois à lier et à frag-
menter., à provoquer tour à tour le rire et le silence, à enchaîner des processus
de figuration et de défiguration sur scène. Oscillation générique: ces gestes
conduisent à installer la “tonalité” de l’œuvre dans une indécidabilité entre le
comique et le tragique, conformément à la phrase programmatique de Fin de
Partie dont Beckett disait qu’elle était selon lui la plus importante de la pièce –
“nothing is funnier than unhappiness”.
Le développement sur le “travail du neutre” apparaît à la fin de ce parcours, à
une place stratégique qui indique assez combien l’ auteur semble y accorder de
l’ importance. On peut regretter que la notion n’ait pas été plus fermement dis-
tinguée des usages célèbres qu’en a fait Barthes, et de notions voisines comme
la déréalisation ou l’ esthétisation. Ce concept est en tout cas forgé pour faire
comprendre comment le jeu de l’acteur rebat les cartes du sens : ainsi le recours
à la “feintise” trouble l’expression de la souffrance, ce qui interdit l’ adhésion
et l’apitoiement du spectateur. La feintise est illustrée par la ruse de Pozzo
regardant à travers ses doigts écartés l’effet de sa chute sur les compères Vladi-
mir et Estragon qui l’observent. Ce mouvement constant de mise à distance et
d’adhésion, de force cathartique et de pouvoir distanciant propre au spectacu-
laire beckettien, met le spectateur dans une position d’ instabilité ; une position
dynamique qui, faut-il le préciser, est aussi un des grands ressorts du plaisir et
des émotions mêlées qu’éprouve le spectateur.
Il n’est pas fortuit que ce travail trouve en conclusion la voie de la valori-
sation de la dimension classique de la poétique beckettienne. Samuel Beckett

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metteur en scène y est présenté comme constamment attentif à ce qui peut être
accompli sur scène, à l’exploitation du cube scénique, quand le dramaturge
est tout occupé à démontrer les limites du drame. La démonstration des pou-
voirs du metteur en scène, contrastant avec une écriture placée au service de
l’ impuissance humaine: telle serait la logique du rapport de Beckett aux mises
en scène de ses œuvres.
En somme, c’est tout autant l’originalité de ce livre que la conjonction
des références aux travaux des chercheurs anglophones et francophones qu’ il
contient qui justifie ce compte rendu dans Samuel Beckett Today / Aujourd’hui.
L’ indéniable intérêt des opérations de contextualisation historique à l’ œuvre
dans ce travail emporte davantage l’adhésion du lecteur que l’ invention
conceptuelle qui confine parfois à l’exercice de virtuosité.

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