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CONSCIENCE CORPORELLE ET APPRENTISSAGE.

APPROCHE
PHÉNOMÉNOLOGIQUE DE L'EXPÉRIENCE DU PERFORMEUR

Raluca Mocan

De Boeck Supérieur | « Staps »

2012/4 n°98 | pages 39 à 48


ISSN 0247-106X
ISBN 9782804176655
DOI 10.3917/sta.098.0039
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-staps-2012-4-page-39.htm
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Conscience corporelle et apprentissage. Approche
phénoménologique de l’expérience du performeur
Corporeal awareness and training. A phenomenological
approach to the experience of the performer
RALUCA MOCAN
Université Paris-Est Créteil Raluca Mocan
EA L.I.S. 
raluca.mocan@u-pec.fr

Résumé : Nous n’éprouvons pas le corps pour lui-même avant qu’une conscience spécifique ne nous y
rende attentifs. Néanmoins, les pratiques extra-quotidiennes telles que les entraînements sportifs ou
artistiques éveillent strate par strate l’expérience du corps. Notre objectif est d’indiquer le type de
conscience corporelle que les performeurs exercent au moment du jeu et pendant l’apprentissage.
Nous analysons d’abord l’explicitation à la première personne de l’expérience vécue sur scène par
un performeur : aiguisée, la conscience kinesthésique lui permet d’être pleinement réactif à l’en-
vironnement de sa pratique. Nous nous intéressons à la formation des possibilités d’action via l’en-
traînement, rendues transparentes à une conscience attentionnelle exercée. Dans une perspective
phénoménologique, l’expérience corporelle d’apprentissage s’avère être une création d’habitudes
ouvertes au perfectionnement.
Mots clés : conscience corporelle, expérience, apprentissage, habitudes, phénoménologie.

Abstract: In everyday activities the body tends to recede from direct experience and thereby becomes
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absent to us. Therefore, the extra-daily practices such as sports or artistic training awake multiple lay-
ers of the corporeal awareness. In this paper our aim is to provide an account of the performer’s spe-
cific embodiment during both practice and training. Our starting point is the first person account of
a stage experience: heightened kinaesthetical awareness enables the performer to respond immedi-
ately to the sensory surrounding. Within the phenomenological model of the embodied experience
we shall study the process of training as emergence of new habits.
Keywords: corporeal awareness, experience, training, habit, phenomenology

Zusammenfassung: Leibbewusstsein und Lernen. Phänomenologische Perspektive


Wir spüren den Leib erst durch ein spezifisches Bewusstsein, das uns auf ihn aufmerksam macht.
Außeralltägliche Praktiken, wie sportliches oder künstlerisches Training, entwickeln Schicht für
Schicht die Leiberfahrung. Unser Ziel ist es, jene Art von Leibbewusstsein aufzuzeigen, das von
Performance-Künstlern während des Spiels und während der Ausbildung trainiert wird. Unser
Ausgangspunkt ist zunächst der persönliche Bericht eines Artisten zu seiner Erfahrung beim
Auftritt: ein erhöhtes kinästhetisches Bewusstsein erlaubt es ihm, wirksam auf seine Umgebung
beim Training zu reagieren. Wir interessieren uns für die Entstehung von Handlungsmöglichkeiten
durch Training, die für das geübte aufmerksame Bewusstsein transparent werden. Aus phänomeno-
logischer Sicht erweist sich die Leiberfahrung beim Lernen als eine Entstehung von Gewohnheiten,
die offen für Perfektionierung sind.
Schlagwörter: Leibbewusstsein, Erfahrung, Lernen, Gewohnheiten, Phänomenologie

DOI: 10.3917/sta.098.0041
40 Raluca Mocan

Riassunto: Coscienza corporea e l’apprendimento. Approccio fenomenologico all’esperienza del


performer
Noi non proviamo il corpo per se stesso prima che una coscienza specifica ci renda attenti. Tuttavia,
le pratiche extra-quotidiane come gli allenamenti sportivi e artistici risvegliano strato per strato l’e-
sperienza del corpo. Il nostro obiettivo è d’indicare il tipo di coscienza corporea che i performer
esercitano nel momento del gioco e durante l’apprendimento. Dapprima analizziamo l’esplicazione
alla prima persona dell’esperienza vissuta sulla scena da un performer: affinata, la coscienza chine-
stesica gli permette di essere pienamente reattivo all’ambiente della sua pratica. Ci interessiamo alla
formazione delle possibilità d’azione attraverso l’allenamento, rese trasparenti da una coscienza at-
tentiva esercitata. In una prospettiva fenomenologica, l’esperienza corporea d’apprendimento si av-
vera essere una creazione di abitudini aperte al perfezionamento.
Parole chiave: abitudini, apprendimento, coscienza corporea, esperienza, fenomenologia.

Resumen: Conciencia corporal y aprendizaje. Aproximación fenomenológica a la experiencia del


intérprete
No sentimos el cuerpo por si mismo antes que una conciencia específica no nos haga sentirnos aten-
tos. Sin embargo, las prácticas extra cotidianas, tales como los entrenamientos deportivos o artísticos
despiertan capa por capa la experiencia del cuerpo. Nuestro objetivo es indicar el tipo de concien-
cia corporal que los practicantes ejercen al momento del juego y durante el aprendizaje. En primer
lugar, se analiza la explicitación en primera persona de la experiencia vivida en la escena por un prac-
ticante: agudizada, la conciencia kinestésica le permite estar plenamente reactivo al entorno de su
práctica. Nos interesamos en la formación de las posibilidades de acción a través del entrenamiento,
transparentada al ejercicio de una conciencia atentiva. Dentro de una perspectiva fenomenológica, la
experiencia corporal de aprendizaje torna ser una creación de hábitos abiertos al perfeccionamiento.
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Palabras claves: conciencia corporal, experiencia, aprendizaje, hábitos, fenomenología.

Attentifs au monde environnant et à ses ob- l’apprentissage des techniques sportives (no-
jets, le plus souvent nous n’éprouvons pas le tamment la gymnastique et les arts martiaux)
corps pour lui-même. Avant qu’une conscience et celui des exercices utilisés par les formateurs
spécifique ne nous y rende attentifs, le corps d’acteurs ont des points communs  : 1)  dans
relève d’une sphère de savoir-faire habituels, les deux cas il s’agit de techniques extra-quoti-
non réfléchis. Néanmoins, les pratiques extra- diennes du corps ; 2) faire du sport et jouer sur
quotidiennes telles que les entraînements spor- scène font partie des nombreuses pratiques in-
tifs ou artistiques éveillent strate par strate l’ex- carnées demandant au performeur une intensi-
périence du corps. Quel type de conscience fication de la conscience perceptive. L’objectif
et d’attention exercent les sportifs et respec- partagé par l’entraînement est de se rendre en-
tivement les performeurs lors de leur appren- tièrement réactif aux événements et à l’environ-
tissage  ? Nous faisons l’hypothèse que les nement de la pratique. Comment est éprouvé
modes de conscience du corps peuvent chan- le corps dans les pratiques extra-quotidiennes ?
ger moyennant la pratique sportive et/ou artis- Deux questions jalonnent notre propos  :
tique. Par l’entraînement, les sportifs et les ar- quel est le mode de conscience incarnée
tistes désapprennent à se mouvoir de manière propre au sportif et/ou à l’acteur pendant la
automatique, ils acquièrent un type nouveau performance effective  ? Deuxièmement, quel
de conscience du corps vivant. Nous remar- type de conscience corporelle permet la dé-
quons que, malgré les différences de finalité, couverte des nouvelles dispositions d’agir
Corporeal awareness and training. A phenomenological approach to the experience of the performer 41

ainsi que leur fixation en mémoire pendant perspective extérieure, la vision énactive per-
l’apprentissage ? met de faire un témoignage sur l’acteur en tant
Nous tâcherons de répondre en deux temps, qu’agent (enactor) « à l’intérieur » du processus.
d’abord via l’explicitation à la première per- Le jeu de l’acteur est défini comme une expé-
sonne de l’expérience vécue au moment du jeu rience dynamique, vécue, dans laquelle l’acteur
sur scène, accessible grâce au témoignage d’un répond aux demandes d’un moment particulier
acteur-performeur. Deuxièmement, nous exami- et dans un environnement théâtral spécifique.
nerons quelques exercices proposés par des ac- La perspective de Zarrilli sur l’acteur est
teurs/formateurs d’acteurs (Chekhov, Carreri). proche de la perspective phénoménologique de
Afin de décrire phénoménologiquement les Merleau-Ponty (1945) et de Drew Leder (1990)
multiples couches d’apparaître du corps vivant, à l ’égard du corps absent comme base de l’ex-
nous prendrons comme fil conducteur l’ap- périence, ainsi que de celle, énactive, d’Alva
prentissage par des exercices physiques qui per- Noë, qui se donne pour tâche de «  saisir l’ex-
mettent de passer du corps superficiel (étranger périence dans l’acte de rendre le monde dispo-
à soi-même) et inapparent, vers l’expérience du nible » (Noë, 2004). En raison de la dimension
corps vivant subjectif ou commun, qui en plus vitale de l’expérience vécue par les performeurs
est esthétique dans le cas des performeurs. Nous dans la situation extra-quotidienne de la pièce,
pensons, par exemple, au « corps commun » à Zarrilli invoque l’approche écologique de James
tous les danseurs de la troupe de ballet. Gibson selon laquelle « nous percevons afin de
nous mouvoir, mais nous devons nous mou-
voir afin de percevoir » (Gibson, 1979, p. 223)
1. Témoigner de l’expérience Selon Noë, le monde devient accessible à celui
de la performance : Phillip Zarrilli qui perçoit par le mouvement physique et l’in-
teraction. La perception est active et relation-
Dans sa double qualité de théoricien et pra- nelle. Selon cette perspective, l’acquisition et le
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ticien de l’art dramatique, Phillip Zarrilli1 ca- développement des capacités perceptives (per-
ractérise le jeu de l’acteur comme un processus ceptual skills) influencent et déterminent les ca-
psychophysique par le moyen duquel le monde pacités d’action et de perception de l’être psy-
théâtral est rendu disponible dans le moment cho-physique situé dans un environnement. À
de son apparition en tant qu’expérience. la suite de Merleau-Ponty, le modèle sensoriel
Insistant sur le lien entre la perception et d’acquisition des capacités sensori-motrices pré-
l’action dans l’expérience de l’acteur, Zarrilli re- féré par Alva Noë est celui du toucher. « Pensez
court au paradigme énactif doublé d’une phé- par exemple à l’aveugle, qui tâtonne en avan-
noménologie qu’il appelle « post-merleau-pon- çant dans une pièce encombrée, percevant
tienne » (Zarrilli, 2008, p. 641). La justification cet espace par le toucher, non pas d’un coup,
de cette option est l’enracinement de l’expé- mais dans le temps, palpant et se mouvant de
rience corporelle (embodied) du performeur  : façon habile. Voilà ce que nous prenons – ou du
le « je pense » est connecté au « je peux » du moins ce que nous devrions prendre – comme
corps propre, permettant de fonder la relation paradigme de la perception » (Noë, 2004, p. 1).
constitutive qui s’établit entre les performeurs Que ce soit dans le domaine de la vision ou du
et le monde qu’ils habitent. Par contraste avec toucher, les propriétés spatiales se présentent
les théories représentationalistes ou mimétiques comme des possibilités permanentes de mou-
du jeu de l’acteur qui l’observent à partir d’une vement. Selon l’explication de Noë, « la forme

1  Phillip B. Zarrilli est professeur de pratique théâtrale dans le département d’art dramatique de l’Université d’Exeter. Il est connu
comme formateur d’acteurs et de performeurs à travers les arts martiaux et la méditation asiatiques, ainsi que pour ses productions des
pièces de Samuel Beckett, auquel la critique théâtrale a été très favorable. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages.
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est rendue disponible grâce à la manière dont Quels sont les modes d’expérience corpo-
nos sensations co-varient avec les mouvements relle incarnée du performeur au moment du
actuels et possibles » (Noë, 2004, p. 1, cité par jeu ? En témoignant en qualité d’acteur de l’ex-
Zarrillli, 2008, p. 645)2. périence vécue sur scène, Zarrilli illustre la si-
Phillip Zarrilli développe les implications de multanéité de l’action « intérieure », invisible,
la théorie énactive pour le jeu de l’acteur. La et des réactions «  extérieures  », perceptives,
partition construite pendant les répétitions est ayant lieu dans l’environnement théâtral de la
une forme de connaissance sensori-motrice de mise en scène d’Ohio Improptu de Beckett pen-
l’acteur ayant un ancrage corporel. dant les moments d’ouverture :

Figure 1. Phillip Zarrilli (Lecteur) et Andy Crook (Auditeur), dans Ohio Impromptu.
Photo : Brent Nicastro.
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Le 15 septembre, 2006, Théâtre Gilbert Hemsley Nous prenons nos places à la table blanche qui fait un
(Madison, Wisconsin). Ce soir nous avons la pre- mètre sur deux et demi. Andy et moi nous nous instal-
mière des huit représentations du spectacle de la tour- lons dans nos chaises. Jouant moi-même le Lecteur, je
née « The Beckett Project ». Nous venons de recevoir suis placé à la droite d’Andy, qui, en tant qu’Audi-
l’appel nous indiquant que notre morceau Ohio teur, est à ma gauche. Je commence mes derniers prépa-
Impromptu commence dans cinq minutes. Andy ratifs personnels. Je vérifie ma position sur ma chaise,
Crook dans le rôle de l’Auditeur (Listener) et moi- cherchant à sentir la chaise contre mes cuisses et mes
même, dans le rôle du Lecteur (Reader), nous quit- fesses. J’arrange encore et encore mon long manteau
tons notre loge, l’un étant le miroir de l’autre, avec noir afin qu’il ne soit pas coincé sous moi. Je laisse
nos longues vestes noires, nos pantalons noirs et nos ma conscience passer par les plantes de mes pieds, per-
longues perruques blanches. [...] « Trois minutes ». cevant la relation qu’elles établissent avec le sol, ainsi

2  Il s’agit sans doute d’une forme radicalisée de la théorie énactive.


Corporeal awareness and training. A phenomenological approach to the experience of the performer 43

que la relation s’établissant entre le bas de mon abdo- déjà, qui irradie sur ma main, et qui jette sa lumière
men avec les plantes de mes pieds. « Deux minutes ». sur la table et illumine le texte devant moi.
Je re-vérifie l’emplacement précis du livre sur la table Le public se calme encore. Je suis perché sur la crête
devant moi. Prenant la suite de notre échauffement du langage et je sens les mots virtuellement dans ma
vocal antérieur, je place la paume de ma main droite bouche, je sens le contact de la page du livre sur la
sur mon sternum et répète plusieurs fois une série de table avec ma main gauche, je perçois le poids de mon
coups de voix puissants et résonants – « ha, ha, ha, front contre mon pouce et les deux doigts suivants. En
ha » – sur une hauteur de ton qui fait vibrer mon suivant mon souffle, au moment où je sens que le si-
sternum. En dirigeant mon attention extérieure vers gnal lumineux a atteint sa température et son intensi-
le théâtre, ma voix fait vibrer mon corps et l’espace à té maximales, que le public s’est définitivement instal-
la fois. Andy et moi, nous nous installons dans des lé, et que le dernier éternuement s’est éteint, la première
positions physiques identiques sous l’œil vigilant de phrase du texte sort de ma bouche de façon inopinée,
notre collègue actrice, Patricia Boyette. [...] Dans les « galopant » avec un souffle portant un son sourd,
derniers instants avant que les portes ne s’ouvrent et mais qui résonne néanmoins dans mon sternum. « Il
que le public n’entre, je fais « vibrer » le texte en vé- reste peu à dire… dans une dernière tentative ». Le son
rifiant que la hauteur de mon ton frappe la caisse aigu et résonant de doigts frappant la surface de la
de résonance de ma cage thoracique au bon niveau, table arrête ma lecture. J’écoute ma respiration, en per-
alors que je prononce la première phrase « Il reste peu cevant sa synchronisation avec celle d’Andy, et habi-
à dire… ». Je perçois l’articulation des « t » et des « tt » tant avec ce souffle l’espace-temps entre nous deux.
dans la phrase, lorsque ma langue frappe l’arrière Dès que ma conscience perceptive est ouverte, mon
de mes dents, réveillant ma bouche, emplissant mon imagination l’est aussi. Au moment où je lis la pre-
corps. Mon attention se tourne vers ma respiration. Je mière phrase, des associations mentales émergent un
suis mon inspiration pendant qu’elle tombe lentement moment à la périphérie de mon attention-conscience.
vers le bas de mon abdomen. Tout en me concentrant D’habitude il y a le sentiment d’une fin imminente… la
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sur mon inspiration et sur mon expiration, j’élargis fin de cette lecture-ci de l’histoire – il ne reste à tourner
maintenant mon attention auditive vers Andy qui se qu’une seule page dans ce livre… la fin d’une vie – celle
trouve à peu près un mètre plus loin à ma gauche… de mon père…… de ma mère…… de la mienne…  ?
J’écoute sa respiration. J’ouvre encore mon atten- (Zarrilli, 2008, pp. 639-640, tr. fr. X. Sandner).
tion au-delà d’Andy vers la périphérie, elle sort du En jouant le Lecteur, ses actions initiées
sommet de mon crâne pour atteindre jusqu’au fond par lui (lire le texte, tourner la page, fermer le
du théâtre, et derrière moi. Nous sommes «  prêts  ». livre) ou par des stimuli extérieurs (la lecture
Patricia donne le feu vert au directeur du théâtre. On de la première ligne, la réaction à la frappe
ouvre les portes, et le public, bavardant au moment d’Andy) font partie de la dramaturgie de la
où il entre, est comme un mur d’énergie et de son mou- pièce, actualisées au moment présent. En re-
vant dans l’espace. Sa rumeur me traverse. J’en ai vanche, certains éléments demeurent indé-
conscience, mais il ne me distrait pas. Ma conscience terminés  : l’acteur jouant le Lecteur ne sait
et mon attention sensorielle n’est pas une, mais plu- pas avec précision à quel moment son parte-
rielle – j’inspire et ma respiration se synchronise avec naire frappera pour interrompre sa lecture. En
celle d’Andy. Maintenant nous respirons ensemble… état de disponibilité perceptive à la présence
inspirons… expirons… comme si nous étions un. Notre d’Andy, il interrompt sa lecture en fonction de
conscience est ouverte l’une à l’autre. Ma conscience l’événement de la frappe. Le mot ou la syllabe
englobe simultanément le public… qui s’étend jusqu’au interrompue diffère à chaque représentation.
rang arrière de la salle avec sa présence bruissante. Ce que son imagination produira en réponse à
Les gens commencent à s’asseoir et à se calmer. Je sens la première ligne, « Il reste peu à dire » est in-
la chaleur du réflecteur, allumé depuis longtemps connu à l’acteur.
44 Raluca Mocan

Le témoignage indique combien complexe basé sur une attention multiple, ouverte et réac-
est le phénomène de l’expérience corporelle tive. Selon Zarrilli, l’acteur devrait idéalement
(embodied) dans le moment du jeu. Zarrilli in- intensifier son attention et augmenter sa réac-
siste sur le fait que les deux acteurs soient des tivité à l’environnement de la représentation.
personnes concrètes qui «  jouent  », sentent,
perçoivent et imaginent en tant qu’êtres vi- 2. Le corps fictif
vants, créant des rapports entre eux et avec de l’acteur-performeur.
l’environnement. La connaissance cénesthé- Techniques corporelles d’apprentissage
sique ou proprioceptive de l’acteur consiste
dans ce cas à « sentir » son corps assis comme Nous n’insisterons pas sur les catégories
celui du Lecteur, à « sentir » ses doigts touchant que Zarrilli (2004, pp. 656-665) utilise pour dé-
les pages du vieux livre, à «  sentir  » les mots crire les niveaux de conscience, qu’il discerne
lorsqu’il lit, par exemple, la phrase d’ouver- dans le jeu de l’acteur et qui nous paraissent
ture. Zarrilli observe que ces contenus ne sont quelque peu artificielles. Soit  : 1)  le corps de
pas présents intellectuellement, mais qu’ils sont surface, extatique ; 2) le corps des organes, ré-
virtuellement présents et disponibles en qualité cessif ; 3) le corps esthétique « intérieur », sub-
de contenus d’une expérience perceptive pas- til et 4)  le corps esthétique «  extérieur  », fic-
sée. Au moment de l’actualisation, l’acteur-per- tif, spécifique au performeur, « apparaissant »
formeur fait les ajustements nécessaires, dans pour le spectateur.
l’horizon des possibilités prescrites par la struc- L’invention de l’acteur-performeur est
ture de la partition. Même si tous les détails ne avant tout la création d’un corps fictif grâce à la
sont pas actuellement disponibles, l’expérience modification de son schéma corporel propre.
consiste à avoir un accès potentiel à tous les Eugenio Barba appelle «  corps fictif  » le
contenus. Actualiser une forme ne revient pas corps de l’acteur formé par des techniques
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à produire une représentation mentale, mais à d’acculturation, construit sur la base des habi-
entrer dans une relation avec la forme-structure tudes extra-quotidiennes, apprises. Pour décou-
à travers l’attention sensori-motrice cultivée. vrir la technique extra-quotidienne du corps,
Munis de capacités sensori-motrices spé- l’acteur crée un réseau de stimuli extérieurs
ciales résultant de la formation et des répéti- auxquels il réagit par des actions physiques. Le
tions, les acteurs se rapportent au moment du « corps fictif », écrit Barba, « est élaboré frag-
jeu (enactment) à un monde dramatique cir- ment après fragment, membre après membre,
conscrit et actualisé par une expérience effec- fonction après fonction ; il est donc recompo-
tive. En passant à la préparation concrète d’un sé. C’est un corps artificiel. Il s’agit d’un corps
rôle particulier dans une pièce, l’acteur ac- fictif non seulement parce qu’il est prêt pour la
tualise son répertoire d’aptitudes sensori-mo- fiction théâtrale mais aussi parce que tous ses
trices générales selon les prescriptions de la mouvements répondent à un espace et à des
dramaturgie du metteur en scène. En plus de lois physiques fictifs, recréés par analogie ou
l’apprentissage du rôle et de sa partition pen- par opposition aux lois qui régissent le monde
dant les répétions, la performance suppose se réel : comme si, par exemple, la gravité était su-
rendre attentif à la situation de jeu dans l’en- périeure ou inférieure à ce qu’elle est en réali-
vironnement théâtral de la pièce jouée. Par les té ; comme si l’espace était dense et obligeait
techniques de formation d’acteurs qu’il pro- le corps tout entier à s’y frayer un passage  ;
pose, Zarrilli cherche à favoriser la vigilance des comme si chaque mouvement s’opposait à une
acteurs dans la situation dramatique de la re- force de sens contraire ou, à l’inverse, se trou-
présentation, supposant un mode de présence vait affranchi de la pesanteur et prêt à s’envoler.
Corporeal awareness and training. A phenomenological approach to the experience of the performer 45

[...] Son corps devient inhabituel, surprenant, objectifs bien précis. L’acteur répète incessam-
mais “crédible”. Le spectateur ne voit plus l’uti- ment les gestes les plus simples afin de trans-
lisation d’une technique, il ne voit plus un former les mouvements inertes en actions ef-
corps-instrument, mais un corps-en-vie. Il de- ficaces, aptes à produire des effets sur le sens
vient un visionnaire qui, au travers du visible, cénesthésique du spectateur.
voyage dans un paysage invisible. Le monde des Comment est-il possible de briser les auto-
émotions, des intentions, des pensées, semble matismes habituels du corps ?
se matérialiser à travers le corps fictif et dilaté La dilatation des mouvements dans l’es-
de l’acteur  » (Barba, 2000, p.  253). Tel est le pace est une première solution, suggérée par
cas du danseur classique ou du théâtre balinais, Michael Chekhov :
acteur kathakali ou mime, chanteur d’opéra, « Exercice 1. Faites une série de mouvements
jouri ou dalang, acteur-chanteur-danseur des larges mais simples, en utilisant le maximum
théâtres classiques chinois ou japonais. d’espace autour de vous. Faites-y participer tout
Si, comme le dit Barba, l’acteur-performeur votre corps. […] Vous vous ouvrez totalement,
se comporte en fonction d’une seconde nature, en étendant le plus loin possible les mains et les
il reste à voir comment il l’acquiert. bras, jambes écartées. Restez quelques secondes
L’objectif de l’apprentissage des acteurs est dans cette position. Imaginez que vous grandis-
de produire une « seconde nature », sans avoir sez ; sentez bien votre corps s’étirer. Puis reve-
besoin de la diriger consciemment, de per- nez à votre première position. Répétez plusieurs
mettre une pensée-en-action, qui fasse coïnci- fois ce mouvement. Gardez toujours à l’esprit le
der l’intention et l’action. Pendant la forma- but de l’exercice que vous êtes en train de faire,
tion et l’apprentissage, l’acteur développe un en vous disant : “Je vais réveiller mes muscles en-
répertoire de capacités sensori-motrices per- dormis ; je vais les faire revivre, les faire travail-
mettant d’exercer une variété d’actions pos- ler.” » (Chekhov, 1967, pp. 24-25).
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sibles à l’intérieur de l’environnement théâtral. Deuxièmement, l’acteur peut créer des obs-
Notre intérêt pour la question de l’appren- tacles intérieurs ou extérieurs, retenant l’ac-
tissage de la seconde nature est centré sur l’éveil tion au lieu de la déployer dans l’espace. Le fait
de la conscience à l’intérieur même des exécu- d’imaginer une résistance oblige l’acteur de
tions mécaniques des gestes. L’apprentissage créer une architecture de tensions appartenant
initial des danseurs, des mimes ou des acteurs à l’extra-quotidien du théâtre.
traditionnels d’Asie (kathakali, Nô) vise à dé- « Exercice 3. […] Pour que vos mouvements
truire ces stéréotypes de la vie courante par gardent bien cette qualité de “sculpture” dans
l’apprentissage mécanique d’une codification l’espace, imaginez que l’air qui vous entoure
des gestes. est une matière solide. […] Exercice 6.  […]
Au début du XXe  siècle, Stanislavski, Vous essayez de vous lever en imaginant que
Meyerhold, Chekhov, Vaghtangov, Copeau vous être très fatigué, votre corps opposera une
et autres élaborent des exercices en vue de résistance telle que bien avant de vous lever
la conquête de la spontanéité artistique via vous en aurez fait intérieurement le geste  »
les techniques pré-expressives du corps3. Ils (Chekhov, 1967, pp. 28, 32).
mettent ainsi l’accent sur les exercices phy- Cherchant à créer une cohérence vivante
siques préparatoires au métier de comédien. entre l’intention et l’action, le training des ac-
L’exercice est une action que quelqu’un ap- teurs de l’Odin Teatret contient des types va-
prend et répète après l’avoir choisie avec des riés d’exercices. Lors de la démonstration de

3  Appartenant à l’anthropologie théâtrale fondée par E. Barba, le terme pré-expressif signifie ce qui constitue le niveau d’organisation
élémentaire du théâtre.
46 Raluca Mocan

travail « Traces in the Snow », Roberta Carreri L’approche phénoménologique permet


exemplifie des exercices destinés à détruire les de décrire l’articulation des structures de
automatismes quotidiens, en vue de l’acquisi- conscience au corps vivant. Husserl distingue
tion de la technique extra-quotidienne : 1) Le entre deux sens de l’habitude : celui d’une fa-
mouvement ralenti sert à apprendre à penser cilitation de l’action par des modes prédétermi-
avec tout le corps. La tâche est de ne pas tom- nés d’exécution et celui d’un fonctionnement
ber et de ne pas accélérer. 2) Les exercices ap- d’une partie du soi sans l’implication explicite
pris ont un début, un développement et une fin du sujet. Ricœur distingue à son tour entre l’ha-
et peuvent également être utilisés comme cadre bitude-spontanéité déclenchée délibérément et
fixe pour des improvisations. 3) Le travail avec l’habitude-automatisme des actes machinaux,
les mains et les pieds sert à découvrir des nou- impénétrables pour la conscience. «  Autre
velles possibilités de mouvoir le corps dans l’es- chose est de faire facilement, sans effort, avec
pace. 4)  Roberta Carreri illustre également le peu d’attention, une opération compliquée,
travail sur l’introversion et l’extraversion, sur autre chose est de la faire à son insu et malgré
les équivalences, sur l’arrêt du mouvement et soi. Les vrais automatismes, moteurs, intellec-
sur les variations de rythme. tuels ou moraux, sont des automatismes sur-
Le résultat de l’apprentissage est pour l’ac- veillés. Ils sont même une sorte de perfection-
teur d’être décidé (Barba, 2004, p.  64) au lieu nement de la spontanéité docile. Ils ne jouent
de se décider à chaque fois, d’être prêt à être qu’avec l’autorisation tacite et le contrôle latent
conditionné pour produire des actions effi- de la conscience » (Ricœur, 2009, p. 270).
caces en situation de représentation organisée. En raison de sa plasticité et de sa souplesse,
L’entraînement consiste en une série d’exercices l’habitude excède le modèle de l’automatisme.
individuels et collectifs qui cherchent à détruire Celui-ci n’est qu’une dégénérescence de l’ha-
les automatismes de la vie quotidienne, ainsi que bitude-spontanéité. L’inertie et la chute dans
le caractère prévisible des réactions. L’objectif l’automatisme s’expliquent par la défaillance
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commun de l’entraînement des sportifs et des de la conscience.
acteurs est de créer des habitus secondaires (des Le mot kinesthèse est composé de kinesis
« habitualités » dans le langage husserlien). Ces (mouvement) et aisthèsis (sensation) et signi-
habitus sont le résultat d’un exercice et d’un ap- fie sensation de mouvement. Chez Husserl,
prentissage cultivés et forment une aisance natu- Kinästhese désigne « l’unité d’une réceptivité et
relle et une spontanéité seconde. d’une spontanéité, repérables à l’intuition ré-
flexive  »4. La dimension passive de donation
3. Prémisses d’une phénoménologie sensible hylétique est conjuguée à celle spon-
de l’apprentissage physique comme tanée du « je peux » des « facultés » subjectives
formation volontaire des habitudes comportant la motivation. «  Faisant un avec
sa propre expérience  » (Varela, Thompson &
En dépit des différences de méthode et d’at- Rosch, 1993), l’acteur acquiert une présence
titude, la pratique concrète des techniques du physique totale. Cette dernière caractérise un
corps peut s’articuler avec une phénoménolo- type spécifique de conscience du corps vivant
gie de l’apprentissage physique. L’entraînement (Leib), compris à la fois comme substrat des
engage l’être entier du praticien : sa corporéi- habitudes et comme centre du vouloir effec-
té vivante, son attention, sa perception, sa mé- tif. La synchronisation charnelle des sensations
moire, son anticipation et sa compréhension se de mouvement (kinesthésiques) n’est pas sim-
trouvent toutes impliquées dans l’apprentissage. plement organique. Elle a intrinsèquement la

4  Cf. J.-F. Lavigne, Note 1, p. [161] p. 462 à Husserl (1973). Husserliana XVI, Ding und Raum. Vorlesungen 1907, Ed. Ulrich Claesges, Den
Haag, Martinus Nijhoff, ; tr. fr. J.-F. Lavigne, Chose et espace. Leçons de 1907, Paris, Presses universitaires de France, 1989.
Corporeal awareness and training. A phenomenological approach to the experience of the performer 47

qualité subjective de cette conscience imma- (Husserl, E. (1968), Psychologie phéno-


nente incarnée qui accomplit tous les mouve- ménologique (1925-1928), tr. fr. P. Cabestan,
ments. Ces usages du corps sont encore des mo- N. Depraz, A. Mazzu, Paris, Vrin, 2001, p. 198
ments de la conscience. «  Je ne pense pas le [211]).
mouvement, écrit Ricœur, j’en use » (Ricœur, Selon Husserl, pendant que le sujet agit,
2009). L’habitus charnel est également l’émer- la genèse des habitus se produit passivement.
gence des possibilités d’agir qui se sédimentent, Sédimentés, les habitus forment une «  sensibi-
conférant au corps une plasticité naturelle qui lité seconde  »5 L’actif devenu habituel appar-
facilite son adaptation à l’espace environnant. tient également au royaume du moi passif.
L’influence mécanique de l’apprentissage L’acquisition des habitus est en rapport étroit
ou de la répétition peut être éliminée grâce à avec l’apprentissage et ce qu’il implique de
une inhibition dirigée. Confrontée à une diffi- durable. L’habitus est une possibilité concrète
culté pratique, la conscience kinesthésique du d’action constituée par l’expérience passée.
performeur est éveillée, intensifiée. La création Husserl insiste sur le double mouvement de
de l’obstacle permet de surveiller et de contrô- l’habitus  : la perception présente pointe vers
ler les automatismes. L’épreuve de la résistance la rencontre passée avec le même objet. En
et l’effort pour surmonter l’obstacle sollicitent même temps, la perception passée pointe vers
le corps-en-vie à réagir, engendrant ainsi des celle présente. En tant que résultat d’un pro-
nouveaux schémas d’action. cessus, l’habitus est l’organisation de la possibi-
Phénoménologiquement, l’habitus surgit si- lité d’agir, constituée passivement. Néanmoins,
multanément avec l’accomplissement de chaque l’activité de l’ego relève de la spontanéité et du
acte comme une réalité seconde, doublant l’acte présent vivant. Les sédimentations des habitua-
présent. lités et l’histoire de l’ego sont vivantes unique-
« Le moi accomplit des activités. Mais il n’est ment si l’ego les actualise et leur donne sens.
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pas un point polaire idéel et vide, simplement Relié à l’activité présente pas la conscience tem-
déterminé en tant que point d’intersection des porelle, l’habitus peut faciliter le comportement
activités qui jaillissent à partir de lui, qui, en- présent. Mais la motivation du sujet demeure
suite, se trouvent prédonnées ; mais il est par là libre, spontanée.
en même temps pôle d’habitualités correspon- La perspective de Husserl sur le dépôt ré-
dantes. Pourtant, il ne s’agit pas dans son cas, tentionnel ou remémorant des habitudes peut
comme dans celui <de> l’objet comme chose, être complétée. La prise en compte de l’indé-
de propriétés données dans la perception et termination de la protention dans la structure
mises à jour comme propriétés de chose, mais générative de l’habitus nous permet de concep-
de propriétés constitutives qui naissent en lui tualiser la plasticité de ces structures. Nous rap-
à partir de sa genèse, à partir du fait qu’il a à pelons sur ce point le concept de contre-habi-
chaque fois accompli tel actus, et qui ne lui ap- tus introduit par Natalie Depraz (2001, p. 98) à
partiennent pas historiquement qu’en se réfé- propos de la générativité protentionnelle. Les
rant à celles-ci. Par cette décision d’origine, le entraîneurs et les formateurs d’acteurs le savent
moi devient ce moi qui a à l’origine fait l’ob- bien, les obstacles sont des défis provoquant
jet d’une décision. [..] Le moi possède une his- l’émergence de nouvelles habitudes.
toire et, à partir de son histoire, il crée quelque Le comportement automatique est le résul-
chose qui demeure pour lui sur le mode de tat des habitus sédimentés, liés à la stabilité ré-
l’habitus et comme le même. » tentionelle. Celui-ci ne doit pas être confondu

5  Husserl (1966), De la synthèse passive (1918-1926), tr. fr. B. Bégout, J. Kessler, Grenoble, Jérôme Millon, 1998, p. 328 [342].
avec la création des habitudes actives par l’exer- Depraz, N. (2001). Lucidité du corps, Dordrecht/Boston/
cice et l’entraînement, ouverte au perfection- London, Kluwer Academic Publishers.
nement et pouvant être rendue transparente à Gibson, J.  J. (1979). The Ecological Approach to Visual
Perception, Hillsdale, NJ, Lawrence Erlbaum.
une conscience kinesthésique et attentionnelle
Husserl, E.  (1973). Husserliana XVI, Ding und Raum.
exercée.
Vorlesungen 1907, Ed. Ulrich Claesges, Den Haag,
Martinus Nijhoff,  ; tr. fr. J.-F.  Lavigne, Chose et es-
Conclusion pace. Leçons de 1907, Paris, Presses universitaires de
France, 1989.
Husserl, E. (1966). Husserliana XI, Analysen zur passiven
Une phénoménologie de l’apprentissage Synthesis. Aus Vorlesungs-und Forschungsmanuskripten
physique peut s’intéresser à la fois à la sédimen- 1918-1926, Ed. M. Fleischer, De la synthèse passive
tation passive des habitualités (implicite, imma- (1918-1926), tr. fr. B. Bégout, N. Depraz et J. Kessler,
nente, non réfléchie) et à leur formation volon- Grenoble, Jérôme Millon, 1998.
taire, consciente. L’une des choses importantes Husserl, E. (1968), Husserliana IX, Phänomenologische
Psychologie (1925-1928). Vorlesungen Sommersemester
que révèlent les témoignages des formateurs
1925, Ed. Walter Biemel, Den Haag, Martinus
d’acteurs et de sportifs, c’est que nous devons Nijhoff, 1968  ; tr. fr. P.  Cabestan, N.  Depraz,
prendre en compte le problème spécifique de A.  Mazzu, Psychologie phénoménologique (1925-1928),
la formation dispensée, à la fois en groupe et Paris, Vrin, 2001.
de façon particulière. L’étude attentive de l’ap- Leder, D. (1990). The Absent Body, Chicago, CUP.
prentissage permettra d’éclairer le passage de Merleau-Ponty, M. (1945). Phénoménologie de la perception,
l’exercice solitaire à l’exercice partagé, qui est Paris, Gallimard.
de l’ordre du spectacle, mais d’abord de l’ordre Noë, A. (2004). Action in Perception, Cambridge, MA, MIT
Press.
de la communauté des sportifs ou des acteurs.
Ricœur, P. (1950) 2009. Philosophie de la volonté. I. Le volon-
Quelle est, en plus de la condition d’intersub-
taire et l’involontaire, Paris, Points-Seuil.
jectivité – laquelle reste à élucider – la notion
Varela, F., Thompson, E., & Rosch, E., (1993). L’inscription
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d’équipe qui s’impose dans la relation de for- corporelle de l’esprit, Paris, Seuil.
mateur à apprenti ? Zarrilli, P. B. (2004). Toward a Phenomenological Model
of the Actor’s Embodied Modes of Experience,
Bibliographie Theatre Journal, 56, 656-665.
Zarrilli, P. B. (2008). An Enactive Approach to Under­
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corps en jeu, Paris, CNRS Éditions, 251-260. Zarrilli, P.  B. (2009). Psychophysical Acting. An intercul-
tural approach after Stanislavski, London, New York,
Barba, E. (2004). Le canoë de papier. Traité d’Anthropologie
Routledge.
Théâtrale, Saussan, L’Entretemps Éditions.
Chekhov, M.  (1967). Être acteur. La technique psycho-
physique du comédien, tr. É. Janvier, P. Savatier, Paris,
O. Perrin.

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