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De la Greffière de la Cour

CEDH 033 (2023)


31.01.2023

L’enquête menée sur l’agression de membres de Greenpeace était insuffisante


Dans son arrêt de chambre1, rendu ce jour dans l’affaire Kreyndlin et autres c. Russie (requête
no 33470/18), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité :
qu’il y a eu violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) combiné
avec l’article 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention européenne des droits de
l’homme à l’égard des neuf personnes physiques requérantes, et
que l’État a manqué à ses obligations découlant de l’article 38 (obligation de fournir toutes
facilités nécessaires à l’examen d’une affaire).
L’affaire concernait une violente agression de membres de Greenpeace dans la région de Krasnodar,
qui avait peut-être pour origine le fait qu’ils étaient affiliés à cette ONG ou qu’ils étaient réputés être
des agents étrangers, et l’enquête ultérieurement conduite à ce sujet.
La Cour juge en particulier que l’enquête était insuffisante et n’était pas à même de décourager des
méfaits similaires, d’autant plus qu’une enquête approfondie n’a été ouverte que quatre ans plus
tard et qu’elle n’a pas retenu le mobile de haine qui était peut-être la cause de l’agression.

Principaux faits
Les requérants sont neuf ressortissants russes et Sovet Greenpeace, la branche russe de
l’organisation non gouvernementale internationale Greenpeace. Tous les requérants sont basés à
Moscou ou dans la région de Moscou. Les personnes physiques requérantes étaient toutes des
membres du personnel de Sovet Greenpeace.
Les neuf personnes physiques requérantes participèrent, au nom de Sovet Greenpeace, à la lutte
contre les incendies de forêt généralisés dans la région de Krasnodar en 2016. Elles étaient postées
dans le village de Beysug. Sur place, elles furent menacées par des inconnus non identifiés, puis
sommées de quitter leur logement par le propriétaire, qui avait été approché par des « personnes
influentes ».
Les requérants se réinstallèrent dans un camping du village de Sadki le 8 septembre 2016. Là-bas, un
groupe de personnes vêtues d’uniformes paramilitaires cosaques bloqua l’entrée du camping,
affirmant que les requérants « venaient de l’étranger » et étaient des « agents américains », et
exigeant qu’ils quittent la région de Krasnodar. La police ne prit aucune mesure contre les personnes
en uniforme paramilitaire.
Selon les requérants, dans la nuit du 9 septembre 2016, six personnes masquées, munies de
matraques, de couteaux, de sprays de gaz poivré, d’armes à feu et d’« explosifs artisanaux », les
agressèrent. Notamment, elles s’en seraient prises à certains requérants (MM. Kreyndlin, Kuksin,
Aksenov et Rebechenko) tandis que les autres requérants seraient allés se cacher ; M. Kreyndlin
aurait perdu connaissance ; ces individus auraient crevé les pneus de la voiture dans laquelle se
trouvait M. Kuksin, lui auraient donné des coups de pied et l’auraient menacé avec une arme à feu ;

1 Conformément aux dispositions des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n’est pas définitif. Dans un délai de trois
mois à compter de la date de son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour. En
pareil cas, un collège de cinq juges détermine si l’affaire mérite plus ample examen. Si tel est le cas, la Grande Chambre se saisira de
l’affaire et rendra un arrêt définitif. Si la demande de renvoi est rejetée, l’arrêt de chambre deviendra définitif à la date de ce rejet.
Dès qu’un arrêt devient définitif, il est transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui en surveille l’exécution. Des
renseignements supplémentaires sur le processus d’exécution sont consultables à l’adresse suivante :
http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/execution.
ils auraient jeté un « objet pyrotechnique » dans la voiture où dormait M. Aksenov, ce qui lui aurait
fait perdre connaissance ; ils auraient coupé la toile des tentes et y auraient aspergé du gaz ; ils
auraient fait irruption dans la maison où dormait Mme Kalinina et l’auraient menacée. Tout au long
de l’attaque, les agresseurs les auraient insultés, employant des termes péjoratifs pour les étrangers
avec l’accent de la région (selon les requérants, il s’agissait des mêmes individus qui les avaient
menacés plus tôt dans la journée). Le lendemain, les requérants auraient trouvé un panneau avec la
mention « Pindos » (Пиндосы – terme péjoratif employé pour désigner les Américains) sur la clôture
du site.
Dans le rapport qu’ils produisirent ultérieurement, les médecins relevèrent plusieurs blessures.
Trois procédures pénales furent ouvertes par la police locale. Selon les requérants, ces enquêtes ont
pour l’essentiel été vaines.
Le Gouvernement affirme que des poursuites pour hooliganisme en bande ont été engagées en mars
2021. Leur issue n’est pas connue.
Trois des requérants portèrent plainte au pénal pour des dommages à leurs biens. L’enquêteur
refusa d’engager des poursuites. Des recours en justice furent formés contre ce refus, en vain.
Le gouvernement ne conteste pas globalement ce récit des faits et il n’en présente aucun autre.

Griefs, procédure et composition de la Cour


Invoquant l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) combiné avec
l’article 14 (interdiction de la discrimination) et l’article 1 du Protocole no 1 (protection de la
propriété), les requérants estiment notamment que les autorités internes ont manqué à protéger les
neuf personnes physiques requérantes des agressions motivées par leur affiliation à Sovet
Greenpeace.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 5 juillet 2018.
sAprès en avoir fait la notification préalable, à laquelle le gouvernement défendeur n’a pas réagi, le
président de la section a désigné un juge ad hoc parmi les membres de la composition, faisant
application par analogie l’article 29 § 2 du règlement de la Cour.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Pere Pastor Vilanova (Andorre), président,
Georgios A. Serghides (Chypre),
Yonko Grozev (Bulgarie),
Jolien Schukking (Pays-Bas),
Darian Pavli (Albanie),
Peeter Roosma (Estonie),
Ioannis Ktistakis (Grèce),

ainsi que de Milan Blaško, greffier de section.

Décision de la Cour
La Cour se déclare compétente pour connaître de l’affaire, les faits à l’origine des violations
alléguées de la Convention s’étant produits avant le 16 septembre 2022.
Bien que la Fédération de Russie ne soit plus partie à la Convention, la Cour rappelle qu’elle reste
compétente à l’égard des faits survenus en Russie avant le 16 septembre 2022, comme ceux
constatés en l’espèce.

2
Estimant que Sovet Greenpeace ne peut pas se prétendre victime d’une violation au sens de
l’article 34 (droit de recours individuel), la Cour rejette la requête introduite par cette ONG.

Article 3 en combinaison avec l’article 14


La Cour juge que l’agression est suffisamment grave pour avoir fait naître chez les requérants un
sentiment d’insécurité et de peur et qu’elle relève de l’article 3. Les autorités étaient dès lors tenues
d’agir.
Les autorités n’ont pas ouvert d’enquête tout de suite. Au lieu de cela, elles ont scindé les plaintes
en plusieurs enquêtes, qui n’ont finalement abouti à rien avant d’être classées sans suite. Aucun
effort réel n’a été fait pour identifier les agresseurs.
Les agresseurs semblent avoir été motivés par l’idée apparente que les requérants étaient d’une
nationalité ou d’une idéologie différente, de sorte que les autorités auraient dû prendre davantage
de mesures. Or, une enquête globale formelle n’a été ouverte que quatre ans après les faits.
Pour la Cour, les autorités nationales n’ont pas pris les mesures nécessaires pour rechercher si un
mobile de haine a pu ou non avoir joué un rôle dans l’agression des requérants.
L’enquête a donc été insuffisante, en ce qu’elle n’était pas à même de décourager de futurs méfaits
de cette nature, en violation de l’article 3 combiné avec l’article 14.
L’absence alléguée de vérification d’un lien entre les menaces initiales et l’agression ultérieurement
commise étant liée à l’insuffisance de l’enquête conduite à cet égard, et compte tenu des
conclusions générales tirées en l’espèce, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de dire si, avant
l’agression, les autorités auraient dû savoir qu’un danger réel et imminent pesait sur les requérants
et auraient donc dû agir pour les protéger.

Article 38 (obligation de fournir toutes facilités nécessaires à l’examen de l’affaire)


La Cour estime que le Gouvernement n’a pas produit copie de l’intégralité du dossier d’enquête
portant sur les faits en question, en violation de l’article 38 de la Convention.

Autres articles
La Cour juge qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs tirés, sur le terrain de l’article 1 du Protocole
no 1 à la Convention et de l’article 14, des dommages allégués à leurs biens lors de l’agression,
compte tenu de la modicité du montant des dommages subis.

Satisfaction équitable (article 41)


La Cour dit que la Russie doit verser à chaque requérant individuellement 4 000 euros (EUR) pour
dommage moral.

L’arrêt n’existe qu’en anglais.

Rédigé par le greffe, le présent communiqué ne lie pas la Cour. Les décisions et arrêts rendus par la
Cour, ainsi que des informations complémentaires au sujet de celle-ci, peuvent être obtenus sur
www.echr.coe.int . Pour s’abonner aux communiqués de presse de la Cour, merci de s’inscrire ici :
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3
Denis Lambert (tel : + 33 3 90 21 41 09)
Inci Ertekin (tel : + 33 3 90 21 55 30)
Jane Swift (tel : + 33 3 88 41 29 04)

La Cour européenne des droits de l’homme a été créée à Strasbourg par les États membres du
Conseil de l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention
européenne des droits de l’homme de 1950.

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