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Au cours du XVe siècle, les ducs de Bourgogne, grâce à une politique d’alliances

matrimoniales, d’achats de territoires et de captation d’héritage, créèrent un vaste état uni de la


Bourgogne au nord des Pays Bas. Les Pays Bas bourguignons jouèrent un grand rôle dans
l’Occident médiéval tant au niveau politique grâce à l’importance de la famille des ducs de
Bourgogne liée aux rois de France qu’au niveau économique grâce au développement dans cette
région d’une urbanisation forte et précoce, d’un artisanat notamment avec la production des
draps de laine à Bruges et d’un commerce florissant avec l’essor des foires du Brabant. Dans ce
contexte politique et économique favorable, la cour, intéressée par la finalité politique de l’art,
développa un mécénat fastueux permettant ainsi un essor de la production artistique et
notamment de l’art gothique international. Les changements économiques eurent aussi des
conséquences sur le domaine artistique profondément bouleversé. Un art nouveau, l’Ars Nova,
fondé sur la sécularisation de l’art due au développement de commandes par les riches bourgeois
apparaît alors.
C’est dans ce contexte qu’Hans Memling (vers 1440-1494) a peint le Triptyque de
saint Jean-Baptiste et de saint Jean l’Evangéliste, aussi connu sous les noms de Retable des
deux saints Jean ou Triptyque du mariage de sainte Catherine. Cette huile sur bois date des
années 1474-1479 comme l’indique une inscription sur le chanfrein du cadre 1. L’ensemble de
l’œuvre, cadre d’origine inclus, mesure environ 193 centimètres sur 388 centimètres. Il s’agit
d’une œuvre commandée par les quatre religieux dirigeant l’hôpital Saint Jean de Bruges pour
orner le maître-autel de la nouvelle abside de l’église. Le retable des deux saints Jean est toujours
conservé sous le numéro d’inventaire inv.o.sji.75.1 dans l’hôpital Saint Jean devenu le Musée
Memling.
En quoi le Triptyque de saint Jean-Baptiste et de saint Jean l’Evangéliste est-il le reflet de
la société brugeoise de la fin du XVe siècle ?
Pourquoi l’iconographie correspond-elle au contexte de commande dans lequel il
s’insère ? Comment Hans Memling développe-t-il un style lui permettant de représenter une
société à la fois réelle et idéale ? Grâce à cette œuvre, quelle place peut-on assigner à Hans
Memling dans l’art flamand de la fin du XVe siècle ?

L’iconographie du retable est fortement liée au contexte dans lequel il a été produit.
En effet, elle correspond aux pensées religieuses de l’époque. Avant de parler de
l’iconographie, rappelons quelle est la situation religieuse à l’époque médiévale. A cette époque,
les images et surtout celles du retable, ont une grande importance puisque dès 1230, le
franciscain Saint Bonaventure justifie leur rôle selon trois raisons. Tout d’abord, l’image doit
instruire les fidèles de la vie du Christ, de la Vierge et des saints ; elle doit aussi les émouvoir et
leur faire mémoriser ce qu’ils ont vu. Ainsi, la fonction didactique de l’image est affirmée et son
but est de rappeler aux fidèles la Rédemption. Aussi, dès le XIV e siècle, apparaissent les
prémices de la Réforme notamment avec John Wycliffe et les lollards qui s’insurgent contre la
décadence de l’Eglise. Avec leurs idées basées sur la prédestination et la consubstantiation, ils
remettent en cause le mystère de l’Incarnation. Face au doute grandissant, l’Eglise développe
toute une iconographie liée à ce thème. Ainsi, le contexte religieux du XVe siècle se répercute sur
l’iconographie du retable puisqu’on y retrouve les mêmes idées.
Premièrement, le thème de la Rédemption occupe une place importante dans le retable
puisque les thèmes de l’Incarnation et de la fin des temps sont présents. La représentation de
l’Incarnation occupe la place la plus importante dans un tableau, c’est à dire le centre de la
composition. La Vierge, assise sur un trône d’or surmonté d’un dais de velours et de brocard, est
couronnée par deux anges vêtus de bleu foncé. Elle tient sur ses genoux son fils, l’Enfant, qui
1
Inscription postérieure repeinte sur une originale : OPVS.IOHANNIS.ANNO.M.LXXIX.1479.

1
serre dans sa main gauche une pomme. Jésus est ainsi clairement identifié comme le nouvel
Adam chargé de racheter le péché des hommes. Saint Jean-Baptiste le désigne également comme
l’agneau véritable qui sera sacrifié et prouve de ce fait son incarnation. La représentation de la
vision de l’Apocalypse de saint Jean l’Evangéliste sur le volet latéral droit complète aussi cette
idée de représentation du thème de la Rédemption. Associer l’Enfant à la Vision de la fin des
temps montre aux fidèles comment le Christ à racheter la faute des hommes et a conduit à la
victoire de Dieu sur terre. Ainsi, la fonction didactique de ce retable est respectée car il rappelle
au fidèle ce qu’est la Rédemption.
Le deuxième thème religieux important qui est figuré dans ce retable est celui de
l’Eucharistie. A première vue, le panneau central du retable semble être destiné à la
représentation d’une sacra conversazione puisque la Vierge et l’Enfant sont entourés de saints
reconnaissables à leurs attributs. Ainsi à droite, on reconnaît sainte Barbe accompagnée de sa
tour et saint Jean l’Evangéliste qui porte sa coupe empoisonnée. A gauche, on distingue sainte
Catherine grâce à la roue et à l’épée de son martyr, et saint Jean-Baptiste vêtu comme un ermite
et accompagné d’un agneau. Cependant certains détails montrent qu’il s’agit en fin de compte
d’une communion des saints et d’une vision de l’Eucharistie. En effet, l’attitude des deux
saints, Jean l’Evangéliste bénissant une coupe ressemblant fort à un calice et Jean-Baptiste
désignant l’Enfant comme l’agneau véritable, rappelle les gestes d’un prêtre lors de la
communion. Les deux anges agenouillés de part et d’autre de la Vierge, l’un tenant un livre et
l’autre jouant de la musique sur un orgue portatif, sont assimilés à des acolytes ; ce qui est
renforcé par leur costume : une aube blanche recouverte d’une chasuble. Le thème de
l’Eucharistie est aussi prouvé par la présence dans la tour de sainte Barbe, qui ressemble à une
monstrance, de l’hostie. Enfin, le cadre architectural composé de colonnes et de piliers
quadrangulaires donne l’impression que la scène se situe dans le chœur d’une église. Dans cet
optique, la Vierge constitue l’autel sacré sur lequel est sacrifié le Christ. Cela prouve aux fidèles
la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie et dément l’abnégation des réformés. Là aussi le
retable remplit sa fonction didactique.

L’iconographie est aussi liée au contexte de commande dans lequel le retable


s’insère. En effet, le thème majeur, dans le sens de celui qui occupe le plus de place sur le
retable, est consacré aux saints patrons de l’église de l’hôpital Saint Jean de Bruges. Rappelons
qu’en général l’iconographie du retable ornant le maître-autel est consacrée aux saints patrons de
l’édifice et en l’occurrence dans notre cas, il s’agit de saint Jean-Baptiste et saint Jean
l’Evangéliste. Les deux saints sont mis en valeur par leur position debout sur le panneau central
et par la place accordée à la représentation d’épisodes de leur vie se déroulant à l’arrière-plan du
panneau central et sur les volets latéraux. Saint Jean-Baptiste, reconnaissable à son costume
d’ermite, occupe le côté gauche. Les épisodes de sa vie commencent sur les chapiteaux sculptés
représentant l’annonce de sa naissance par un ange à Zacharie et sa naissance. Le reste de sa vie
se déroule de façon chronologique en zigzag à partir du fond de l’arrière plan sur les deux
panneaux. Au fond du panneau central, Jean prie dans le désert (ici symbolisé par la forêt) et
prêche. Puis sur le volet droit il répond aux questions des prêtres et des Lévites, baptise le Christ
dans le Jourdain et désigne l’Agnus Dei dans le ciel. Sur le panneau central, Jean est arrêté par
Hérode et est emmené vers la tour de prison située sur le volet latéral. Sur ce même volet, on
reconnaît les scènes de la danse de Salomé dans un palis et la décollation du saint au premier
plan. Enfin, à droite du panneau central, la dépouille du saint est déterrée et brûlée sur ordre de
Julien l’Apostolat et sa tête, qui selon la légende a été épargnée, est cachée dans l’ouverture de la
muraille. Le principe est le même pour la vie de saint Jean l’Evangéliste mais l’ordre
chronologique n’est pas respecté. Sur le côté droit du panneau central on peut reconnaître les
épisodes majeurs de la vie du saint. Les chapiteaux représentent la résurrection de Drusienne et
l’épisode de la coupe empoisonnée. A l’arrière-plan, on peut reconnaître le martyre de l’huile
bouillante, Jean embarquant pour l’exil et baptisant Craton dans une église. Contrairement à
l’autre saint, le volet droit est entièrement consacré à une seule scène : la vision de l’Apocalypse.
Saint Jean exilé sur l’île de Patmos, symbolisé par le rocher, rédige dans un livre la vision qu’il a

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de l’Apocalypse. Cette vision est très détaillée car elle suit à la lettre le texte biblique mais nous
détaillerons ce point dans une autre partie.
Aussi, l’iconographie rappelle le contexte de commande car elle est liée à la destination du
retable, c'est-à-dire le maître autel de l’église d’un hôpital. L’hôpital Saint Jean de Bruges est un
hôtel-dieu destiné à accueillir les malades, les nécessiteux et les étrangers de passage. Certains
thèmes représentés sur le retable sont directement en relation avec le contexte de l’hôpital et de
la mort et montre la fonction apotropaïque d’un retable. Par exemple la présence de sainte Barbe,
invoquée contre la mort subite, rappelle une situation très fréquente et crainte dans les hôpitaux.
Sa présence ainsi que celle de l’hostie dans sa tour peut représenter une protection pour les
malades de ne pas mourir sans confession ni communion. Aussi, la présence du thème de
l’Apocalypse qui occupe tout un volet est approprié à l’intérieur d’une église d’un hôpital car il
confronte les malades à la mort et leurs rappelle le moyen de gagner le salut.
Enfin, l’iconographie est étroitement liée au contexte de commande car elle représente les
commanditaires à savoir la communauté religieuse de l’hôpital et plus précisément les dirigeants
de cette communauté. Les panneaux extérieurs montrent sous une arcature peu profonde, les
quatre donateurs agenouillés accompagnés de leurs saints patrons respectifs. A gauche Antheunis
Seghers et Jacob de Ceuninc, respectivement maître et bursier du couvent des frères, sont
accompagnés de saint Antoine et saint Jacques le Mineur. A droite, la supérieure du couvent des
sœurs Agnès Cambronne et la spindezuster (chargée des tâches de ménage) Clara Van Hulsen
sont accompagnées de sainte Agnès et sainte Claire. La présentation sur un pied d’égalité des
donateurs fait allusion au système de fonctionnement de l’hôpital qui est dirigé à part égale par
une communauté de sœurs et une communauté de frères vivant sous la règle de saint Augustin.
Des éléments présents sur le panneau central font aussi référence à la communauté religieuse.
Par exemple sainte Catherine, épouse du Christ qui lui passe l’anneau au doigt, symbolise la
communauté des sœurs qui ont le même statut. La communauté des frères est représentée à
travers une scénette située au dessus de l’épaule de saint Jean-Baptiste. Elle montre un frère vêtu
du costume noir en train d’évaluer le contenu d’un tonneau de vin sur la place de la Grue
(Kraansplaat). Ce droit de jaugeage représente l’un des revenus important de l’hôpital Saint Jean.
Un autre frère est à moitié dissimulé derrière une colonne. Il s’agit de Jacob Ceuninc mort peu
après la commande du retable.
Donc l’iconographie du retable est le reflet du contexte dans lequel il a été
commandé car il correspond aux pensées religieuses de l’époque et représente ses
commanditaires. Qu’en est-il pour le style du peintre ?

Par son style, Hans Memling nous offre dans le Retable des deux saints Jean la
vision d’une société à la fois réelle et idéalisée.
En effet grâce à l’application du réalisme figuratif, le peintre donne au retable une
réalité forte. Le réalisme figuratif est une des caractéristiques de l’Ars Nova qui se développe aux
Pays bas au cours du XVe siècle. Ce nouvel art fondé sur la représentation très précise des êtres,
des objets et du paysage, s’oppose à l’art du gothique international qui est un art courtois, peu
réaliste et extrêmement raffiné. Une fois de plus, le contexte religieux de l’époque joue beaucoup
dans cela. Dés le XIVe siècle, les Pays Bas bourguignons voient le développement d’un
mouvement mystique la Devotio Moderna créée par Gert Groote et thomas Kempis. Cette
nouvelle religiosité a pour but de rapprocher le fidèle de Dieu en mettant en avant l’importance
de la méditation interne de l’individu. Le fidèle est alors amener à vivre sa foi personnellement et
dans son cadre de vie. Cette nouvelle religiosité a pour conséquence l’émergence de deux idées
nouvelles à savoir une attention plus grande portée au monde perceptible et une attention portée
à l’homme qui est au cœur du monde. Ces idées trouvent un écho dans l’art de l’époque qui

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essaie de rapprocher le fidèle de Dieu en plaçant les scènes sacrées dans un univers réel donc en
développant le réalisme figuratif.
On retrouve ce principe dans le retable des deux saints Jean car Memling semble très
soucieux de représenter les détails. En effet, le peintre transforme l’espace pictural du tableau en
une fenêtre ouverte sur un monde tridimensionnel grâce au traitement rationnel de l’espace.
L’idée de profondeur est très présente dans le tableau et pour la représenter Memling utilise deux
types de perspectives. Pour le premier plan du panneau central, le peintre construit la profondeur
grâce à la perspective linéaire créée à partir des lignes du dallage et des motifs du tapis. Ces
lignes convergent vers une zone située au dessus du trône de la Vierge ce qui a pour effet de le
projeter vers le fond et fait de même pour la colonnade. Cette dernière située dans une zone
d’ombre renforce l’idée d’éloignement. La colonnade ouvre sur un paysage extrêmement
détaillé. Notons que le contraste entre l’obscurité des colonnes et la luminosité de l’arrière-plan
met ce paysage en valeur et permet de le clarifier. Pour représenter la profondeur de ce paysage,
Memling a utilisé la perspective atmosphérique : les éléments qui le constituent diminuent dans
le lointain et le fond se floue progressivement. Il faut noter un élément important dans le rendu
rationnel de l’espace : le paysage est continu. Le décor de l’arrière-plan se poursuit de par et
d’autre du trône mais aussi sur le volet gauche. Même sur le panneau de l’Apocalypse, toutes les
scènes se déroulent dans un cadre géographique unifié. Grâce à ces éléments Memling donne
l’impression que l’abside dans laquelle se situe la sainte Communion, ouvre sur un paysage
urbain et réel comme s’il s’agissait du véritable cadre urbain de l’église.
Deuxièmement, le peintre arrive à donner une impression de réalité grâce au rendu minutieux
des éléments présents sur le retable et notamment au rendu des matières textiles ou solides des
objets. Memling a savamment ordonné les plis des vêtements afin qu’ils concordent avec la
position des personnages. Par exemple l’aube du jeune acolyte portant le livre se termine par un
foisonnement de plis étagés et circulaires qui soulignent la position agenouillés du personnage.
Aussi les effets de matière et la qualité tactile des tissus sont particulièrement bien rendus. La
brillance des tissus brodés d’or, la douceur et l’épaisseur des velours ainsi que la transparence
des voiles comme celui de Salomé sont nettement représentés. Il en est de même pour les objets
métalliques faits de fer comme l’épée de sainte Catherine ou d’or comme la coupe de saint Jean
l’Evangéliste. Certaines parties reluisent sous l’effet de la lumière. Memling a également
représenté la texture des parures : les ors luisent, les perles et les pierres précieuses transparentes
scintillent. Enfin, il faut ajouter la rationalité du paysage d’une part par le rendu des matières des
différents arbres et d’autre part par le rendu des effets atmosphériques. Par exemple, sur le
panneau de l’Apocalypse les quatre cavaliers posés sur de petites îles se reflètent dans l’eau. Il
faut mettre cette possibilité de représenter la matérialité des objets même ceux situés dans le
lointain en relation avec la peinture à l’huile. Cette technique qui consiste à diluer plus ou moins
des pigments de couleurs dans un liant, permet au peintre d’obtenir des couches picturales plus
ou moins épaisses, de jouer sur les transparences, les brillances ou les différentes nuances. Ainsi,
Memling obtient les effets lumineux en ajoutant des rehauts de blanc sur les couleurs et des
rehauts de noirs pour obtenir des ombres. Cette technique associée à une touche fluide et
minutieuse permet au peintre de représenter le moindre détail.
Enfin, une impression de réalité et on pourrait même dire une impression de contemporanéité
se dégage du retable parce que Memling introduit dans une scène biblique des éléments
contemporains donc appartenant au XVe siècle. En effet le cadre spatial ne correspond pas à celui
de l’Antiquité mais à celui d’un temps plus récent. La scène principale se situe dans une abside
car il y a un dallage recouvert un tapis et surtout les colonnes forment un déambulatoire. Aussi,
le paysage urbain de l’arrière plan, où apparaît la grue en bois de la Kraansplaat et la scène du
droit de jaugeage par un frère de l’hôpital placent la représentation dans la ville de Bruges du
XVe siècle. Cette idée de contemporanéité est complétée par les costumes et les parures
féminines qui n’ont rien d’antique mais font plutôt penser à des costumes médiévaux. On doit
encore faire le rapprochement avec les idées de la Devotio Moderna car placer une scène sacrée
dans un environnement connu et contemporain permet aux fidèles d’être plus proches des
personnages sacrés donc de vivre plus intérieurement sa foi. Donc Memling développe un style
qui donne une vision d’un monde réel et rationnel.

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Cependant cette vision du monde est également idéalisée et des éléments stylistiques
concourent à cette idéalisation.
Tout d’abord, le thème choisi pour le panneau central n’est pas anodin pour la composition.
Une sacra conversazione permet de mettre en place une composition très équilibrée et surtout
symétrique. L’axe de symétrie correspondant à la Vierge à l’Enfant est souligné par la couronne
que tiennent les deux anges et par la ligne de quadrillage du tapis. Cet axe organise tout le reste
de la composition en répartissant de chaque côté et de façon égale les autres personnages. Ainsi,
de chaque côté nous retrouvons une sainte assise, un ange agenouillé, un attribut (la tour et
l’agneau), un saint debout et un ange en vol. La symétrie régie même l’architecture puisque les
colonnes et les piliers sont au même nombre et aux mêmes endroits de chaque côté. Cette
symétrie se répercute aussi sur les panneaux extérieurs car les donateurs et leurs saints patrons
sont posés symétriquement et dans la même position de part et d’autre de la jointure des volets.
Jamais dans le monde réel on ne peut observer une organisation et une symétrie aussi
rigoureuses. D’autant plus que même les couleurs se répondent équitablement de chaque côté car
on retrouve le rouge du costume de saint Jean l’Evangéliste sur les manche de sainte Catherine et
le marron de la cape de sainte Barbe sur le costume de saint Jean Baptiste. Le monde représenté
par Memling semble basé sur un équilibre parfait.
Ensuite le traitement des personnages concourt également à l’idéalisation de la scène et ce
pour trois raisons. Tout d’abord les personnages ont tous le même aspect. Ils ont une silhouette
élancée, un visage ovoïde avec un long nez pincé et un grand front. Le modelé du visage est très
doux. Ensuite ils sont tous immobiles comme fixés dans l’action, leurs gestes sont appuyés, par
exemple la main tendue de sainte Catherine. Enfin les figures sont dépourvues d’expression,
elles semblent regarder dans le vide ou sont pensives. Même Salomé qui reçoit la tête coupée de
Jean-Baptiste ne montre aucun sentiment. Tous ces éléments réunis transforment les figures en
statues qui ont été placées sur un décor dont elles semblent ne pas faire partie. Cela est confirmé
par l’emploi de la lumière car elle éclaire uniformément les personnages. Elle semble venir de
face mais laisse le fond de l’architecture dans l’ombre. Cet emploi de la lumière permet de
mettre la sacra conversazione en valeur en faisant ressortir les personnages du fond. Elle leur
confère un aspect irréaliste voir transcendantal et plonge la scène dans une sorte d’intemporalité
idéale.
Enfin, la couleur aide aussi à transformer le retable en un monde idéalisé. Les contours des
objets et des figures sont nettement apparents et les couleurs vives sont posées en aplats. De cette
façon les objets et les êtres représentés semblent plus colorés par la couleur que la posséder
réellement. Mais c’est surtout le coloris de l’arrière-plan qui confère à la scène un aspect irréel.
En effet, les couleurs se répondent d’un panneau à l’autre ce qui confère un équilibre
chromatique au fond. De plus, le coloris vif, doux et lumineux de l’arrière plan contraste
fortement le premier plan plus sombre. Cela à pour but d’unir et de faire briller l’arrière plan. Ce
fond coloré remplace les fonds dorés du gothique international comme sur le Diptyque de sir
Wilton (p.10) et place la scène dans un cadre idyllique et serein.
Donc Memling représente à la fois un monde réel et idéal. Cela correspond à la religiosité de
la société du XVe siècle qui veut à la fois croire au salut et à la vie éternelle tout en restant dans
son environnement quotidien. Memling met sa technique et son style au service de cette volonté
en fusionnant le monde sacré avec le monde réel. Mais est-ce que son art s’intègre à l’art
flamand du XVe siècle ?

Hans Memling semble avoir une place ambiguë dans l’art flamand du XVe siècle
comme si le style développé dans le retable des deux saints Jean représentait une sorte de
transition entre l’ancien et le nouveau.

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Premièrement l’art développé dans ce retable est un art classique puisqu’il s’inspire
des maîtres du passé. Memling emprunte à Jan Van Eyck et à Rogier Van der Weyden certains
motifs iconographiques et certains éléments de la composition. Par exemple l’architecture dans
laquelle se situe la sacra conversazione est reprise de la Vierge au chanoine Van der Paele
(p.12) datée de1436 de Jan Van Eyck. En effet, on retrouve la même composition c'est-à-dire la
Vierge à l’Enfant assise sur un trône surmonté d’un dais placé dans le choeur d’une église. On
retrouve le même ordonnancement avec des colonnes aux chapiteaux sculptés, des piliers et un
tapis qui souligne la perspective. Cependant dans le retable des deux saints Jean Memling a
ouvert l’architecture sur un paysage et la transforme de ce fait en une colonnade légère. Du
même artiste il emprunte le motif de l’ange vêtu d’une tunique bleue foncée qui couronne la
Vierge et que l’on rencontre dans la Vierge au chancelier Rolin (p.13) datée de 1436.
Memling est aussi influencé par l’art de Rogier Van der Weyden à qui il reprend des éléments
iconographiques. Par exemple la scène de la décollation de saint Jean-Baptiste est la reprise de
celle figurant sur le retable de saint Jean (p.14) de son prédécesseur. Cependant Memling
transforme la scène en un évènement dramatique en plein air et fortement teinté de réalisme avec
l’expression figée sur la tête de saint Jean.
Cependant même si Memling emprunte des éléments précis à l’un et à l’autre de ces deux
artistes, il mélange aussi ces deux références pour obtenir un type de personnage qui lui est
propre. Ainsi il s’inspire de l’observation analytique de Van Eyck pour doter ses personnages
d’une individualité grâce aux détails que sont les coiffures, les barbes ou la couleur de peau
comme avec les deux saints Jean si semblable de morphologie mais si différent de peau. A van
der Weyden il emprunte la stylisation car tous les personnages ont le même aspect et l’approche
sculpturale les fait ressembler à des statues posées sur un fond. Ce mélange permet à Memling de
créer des personnages répondant à sa mise en scène d »un monde réel et idéalisé puisque ses
personnages sont eux même à la fois réel par leur individualité et idéalisés par leur état. Donc
Memling ne se détache pas de la tradition iconographique dans son style, au contraire il s’inspire
des grands maîtres qui ont contribué au développement de la peinture flamande durant le XV e
siècle
Deuxièmement le caractère primitif de l’art de Memling peut se justifier dans le fait que
cet artiste reprend toujours les mêmes compositions. En effet, le thème de la sacra
conversazione paraît être le thème privilégié de Memling car il le répète souvent. La composition
et le thème du retable des deux saints Jean trouvent un écho dans une œuvre antérieure du même
artiste : le Triptyque de Sir John Donne of Kidwelly (p.15) daté de 1475 et conservé à la National
Gallery de Londres. On retrouve les mêmes éléments : la Vierge à l’Enfant est assise sur un trône
surmonté d’un dais et placé devant une colonnade qui s’ouvre sur un paysage continu. Les
personnages sont là aussi placés symétriquement par rapport à la Vierge mais on observe
quelques modifications. Les donateurs sont agenouillés au premier plan, derrière eux sainte
Barbe et sainte Catherine sont debout et les désignent enfin les deux anges sont rejetés au fond.
Les deux saints Jean occupent les panneaux latéraux et on observe que leur position est très
proche de celle qu’ils affectent sur le retable de l’hôpital Saint Jean. Doit on voir ici un manque
d’imagination et de création de l’artiste ? Il faut plus mettre en avant le souci de Memling de
créer des compositions équilibrées et qui lui permettent de fusionner le réel et l’idéal afin de
répondre aux besoins de ses commanditaires.
Donc l’art de Memling reste à première vue ancré dans la tradition pictural de ses
prédécesseurs et ils semblent ne pas le faire évoluer.

Cependant bien des éléments contredisent cet aspect archaïque et montrent au


contraire que Memling créé un art nouveau. L’artiste dans ce retable intègre des éléments tout à
fait novateurs afin de répondre à l’évolution des mœurs et des besoins de ses commanditaires.
Ce caractère novateur se rencontre surtout dans l’iconographie. En effet, le panneau central du
retable montre pour la première fois une véritable communion des saints assis et debout autour
de la Vierge. Les donateurs ne sont plus présents comme auparavant par exemple comme sur le
tableau de Van Eyck La Vierge au chanoine Van der Paele (p.12). Cela contribue à montrer une
vision céleste de la communion des saints.

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Cette nouveauté va de paire avec le traitement de la face externe du retable. Les quatre donateurs
et leurs saints patrons sont représentés bien vivant, avec une matérialité et des traits qui leurs
sont propres. Ce sont des figures de chair et de sang dont la vie est soulignée par leur traitement
en couleur et par le fait qu’elles sont nettement distinguées de l’architecture : elles sont placées
devant. Cela est totalement nouveau car jusque là la face externe des retables était réservée aux
grisailles. Les figures colorées en gris semblent être des statues de pierre et celles qui sont
colorées sont figées dans des arcatures ce qui les assimilent elles aussi à des statues comme c’est
le cas sur le Polyptique de l’Agneau mystique (p.16) daté de 1427-1432 des frères Van Eyck.
Memling, le premier donne vie à l’extérieur du retable et le conçoit comme une partie intégrante
de la représentation.
La véritable nouveauté iconographique mais aussi sur le plan narratif réside dans la
représentation de la vision de l’Apocalypse. En effet il s’agit de la première représentation de la
totalité de la vision sur un unique et seul panneau. Jusque là ce thème, tout comme celui du
jugement dernier, était représenté sur plusieurs panneaux comme le montre l’exemple du
Polyptyque du Jugement Dernier (p.17) de Rogier Van der Weyden. Ici la représentation suit
fidèlement le texte et montre chaque passage dans un mouvement continu allant de gauche ver la
droite. Jean assis sur l’île de Pathmos écrit ce qu’il voit tout en regardant dans le ciel. Dans le
coin supérieur gauche Dieu, accompagné de l’Agneau et des quatre vivants, apparaît au milieu
des vingt-quatre vieillards dans une mandorle arc-en-ciel. Le reste du panneau est consacré aux
fléaux qui accompagnent l’ouverture des sceaux. Les quatre cavaliers surgissent sur des îlots ;
l’un d’eux est poursuivit par la gueule de l’Enfer. (Notons qu’il s’agit d’une des premières
représentations de ce thème). Les cavaliers sont placés en diagonale et guident le regard vers le
fond de la composition. Là on peut voir les astres tomber et les hommes fuir dans les rochers.
Les catastrophes déclenchées par les trompettes des sept anges représentés sur le pourtour de
l’arc en ciel sont visibles dans le lointain. Par exemple on distingue la grêle, l’herbe qui brûle et
les rochers enflammés détruisant les bateaux. Les autres évènements racontés par l’évangile sont
représentés de plus en plus petit dans le fond du panneau. Enfin on aperçoit tout en haut dans le
ciel une mandorle dans laquelle se trouve la Vierge qui échappe au dragon à sept têtes. Memling
transforme cette vision unifiée de l’Apocalypse en une sorte de spectacle total. Ce type de
représentation est unique dans l’histoire des arts plastiques
Le caractère novateur du style de Memling réside également dans le traitement de
l’espace pictural. Nous avons vu en deuxième partie que Memling cherchait à représenter un
monde à la fois réel et idéal. Il y parvient en montrant des personnages idéalisés, immobiles,
stables dans un environnement doux et serein grâce aux couleurs. Rien ne paraît agité, tout est
calme, les gestes posés et même la représentation de l’Apocalypse ne submerge pas le spectateur
puisqu’elle est repoussée au deuxième plan et s’évanouie dans le lointain. Le choix de
représenter sur le panneau central une vision céleste puisqu’ aucun être humain y participe et ce
dans une béatitude suprême par la douceur de la représentation est nouveau. Auparavant les
thèmes présents sur le panneau central étaient ceux du Jugement Dernier, de l’Apocalypse ou de
la menace de l’enfer. Le but de ces représentations était de confronter les malades à la mort et de
les faire réfléchir sur leur comportement afin de trouver le Salut. Par contre Memling offre tout
le contraire ; il montre un monde doux, une image de la Jérusalem Céleste. Ce traitement de
l’espace n’est pas sans signification car il faut prendre en compte la destination du retable. En
effet, l’œuvre est destinée à l’église d’un hôpital et le retable était ouvert les dimanches, les jours
de fêtes et lors des offices religieux. Les malades et les nécessiteux n’ont plus sous les yeux une
vision terrifiante de l’au-delà mais une vision de béatitude. Cette vision représente pour eux une
lueur d’espoir, une promesse d’une vie dans la Jérusalem Céleste. Donc Memling par bien des
aspects apparaît comme un novateur.

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Le Triptyque de Saint Jean Baptiste et de saint Jean l’Evangéliste appartient à une
période de transition de l’œuvre d’Hans Memling puisque ce dernier reprend des éléments issus
de la tradition tout en introduisant aussi des nouveautés, ce afin de répondre au contexte de la fin
du XVe siècle. Memling crée un art qui incarne les aspirations religieuses et idéales de la
bourgeoisie prospère et rationnelle de son temps. En exprimant la dévotion et le mysticisme de
son époque, il se montre le digne successeur de Jan Van Eyck et de Rogier Van der Weyden.
Cependant son style est nouveau et il montre la volonté de l’artiste d’offrir une vision du monde
douce et sereine malgré les aléas historiques. Après ce tableau, il laissera éclater sa liberté
créatrice en piochant de moins en moins dans les influences antérieures comme dans la Châsse
de sainte Ursule.
Hans Memling, redécouvert au XIXe siècle lors du renouveau du gothique, est devenu le
symbole par excellence de l’art médiéval mystique. Cela eut pour conséquence de mettre en
avant les aspects « médiévaux » de son œuvre. Ce n’est qu’il y a peu de temps que le caractère
novateur de son art a été démontré, rapprochant ainsi cet artiste de l’art de la Renaissance.

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BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES GENERAUX :
 DE VOS D. ; Les primitifs flamands : les chefs d’œuvres ; Anvers ; 2002 ; Fonds
Mercator ; 216 p.
 FRERE J.C. ; Les primitifs flamands ; Paris ; 1996, Terrail ; 207p.

OUVRAGES SPECIALISES :
 LOBELLE CALUWE H. ; Musée Memling-Bruges ; Fribourg ; 1985 ; Albin Michel ;
128p.

CATALOGUE D’EXPOSITION :
 Hans Memling : Cinq siècles de réalité et de fiction ; Bruges ; Groeningemuseum ; 12
août-15 novembre 1994 ; Anvers ; 1994 ; Ludion ; 255p.

CONTEXTE HISTORIQUE :
 De VOOGD C. ; Histoire des Pays Bas. Des origines à nos jours ; Paris ; 2003 (2ème
éd.) ; Fayard ; 391p.

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Figure 1 : Memling, Retable des deux saints Jean (détail de la vision de l’Apocalypse)

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Figure 2 : diptyque de sir Wilton, Londres, National Gallery

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Figure 3Jan Van Eyck, La Vierge au chanoine Van der Paele ; 1436, Groeninge Museum, Bruges

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Figure 4 : Jan Van Eyck ; La Vierge au chancelier Rolin, 1436, Musée du Louvre, Paris

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Figure 5 : Rogier Van der Weyden, Le retable de saint Jean

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Figure 6 : Hans Memling, Triptyque de Sir John Donne of Kidwelly, v.1475, National Gallery, Londres

15
Figure 7 : Les frères Van Eyck, Polyptique de l’Agneau mystique, 1427-1432, cathédrale Saint Bavon, Gand

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Figure 8 : Rogier Van der Weyden, Polyptique du Jugement Dernier, 1443-1450, Hôtel-dieu ; Beaune

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