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Sur la définition aristotélicienne de la colère

Author(s): Pierre Aubenque


Reviewed work(s):
Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 147 (1957), pp. 300-317
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41088541 .
Accessed: 02/10/2012 12:09

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Surla définition
aristotélicienne
de la colère

Dans le premier chapitredu livreI de sontraitéDe ΓAme,Aris-


tote établit,à son habitude,la problématique du sujet : le pro-
blèmeessentielest, évidemment, de savoirce quest l'âme et ce
qui lui advient(τασυμβεβηκότα) . D'où une premièredifficulté mé-
thodologique : la connaissance de l'essence doit-elle précéder la
connaissancede ses propriétés ou, inversement, la connaissance
des propriétésest-ellenécessaireà la connaissancede l'essence
(402 b 16-403al)? Mais à côtéde cetteaporiede portéegénérale
s'en présenteune autre,propreà l'étudede l'âme : les affections
(πάθη),dont on dit vulgairement qu'elles sont des affections de
l'âme, doivent-elles être tenues pour des propriétés de l'âme seule
ou bien de l'être qui a une âme, c'est-à-diredu vivantdans sa
totalité(403 a 2)? Questiondifficile, maisnécessaire,s'il est vrai
que la définition d'une essencene va pas sans quelque connais-
sance de ses propriétés. Aristote,dans cet exposéintroductif, ne
cherchepas à résoudrel'aporie(décisiveau demeurant, puisquela
questionde savoirsi l'âme a des attributs qui lui soient propres
revientà se demandersi l'âme existeou non de façonautonome
et séparée); il indiqueseulementune directionde recherche, en
s'appuyant sur une constatation universellement admise : il est
évidentpourtout le monde(φαίνεται) que la plupartdes « affec-
tions» de l'âme ne concernent pas l'âme seule,maisl'âme avec le
- -
corps: c'est l'êtrevivanttputentier âme et corps qui se
meten colère,faitpreuvede courage,éprouvedes désirsou des
sensations(403 a 7), car ces passionsde l'âme ne vontpas sans
quelquepassiondu corps: άμαγαρτούτοις πάσχειτιτοσώμα(403a 18).
Que sont,en effet, le
le courage, désir, la colère? Si nous nous
en rapportons à l'usagecourantde la langue,ces motsdésignent
des passionsde l'âme. Maispourle philosophe, qui ne se contente
pas des mots et recherche la nature même des choses,il s'agitplus
précisément de passions de l'âme dans le Le
corps. langagepeut
P. AUBENQUE. - LA DÉFINITION ARISTOTÉLICIENNE DE LA COLÈRE 301

rendreraisond'un sentiment, en dégagerla notion(λόγος), mais


le physicien,lui, sait que ce λόγος ne peut existerque dans une
matière,qu'il est un λόγος ^νυλος(403 a 25)1. Cela ne signifiepas
seulementque la colèreexistedans l'hommeen colèrecommela
formedu lit existedansle lit,maisplusprofondément que, même
danssa notion,la colèrene va pas sansune référence à la matière,
de mêmeque le camusn'a de sensque par rapportau nez2 : si le
camus est la concavitédans le nez, de mêmela colèresera un
désirde l'âme s'incarnantdans un mouvementdu corps. C'est
pourquoila définition, qui veut être la manifestation3 et, en
quelque sorte,le déploiement du logos,devra manifester l'unité
indissoluble,dans la colère,d'un mouvement et d'une significa-
tion.On dira,par exemple,que « la colèreest un mouvement de
tel corps,ou d'une partiede ce corps,ou d'une puissancede ce
corps,produitpar tellecause pourtellefin» (403 a 26).
Mais une telledéfinition synthétique est-ellepossible?En fait,
reconnaîtAristote, suivantqu'on est dialecticien ou physicien, on
donneraune définition différentede la colère: « Le physicien et le
dialecticiendéfiniraient ainsi différemment chacunede ces affec-
tions,ce qu'est,par exemple,la colère: pourle dernier,c'est le
désirde rendreoffense pouroffense, ou quelquechosede ce genre;
le
pour premier, c'est l'ébullitiondu sangqui entourele cœur,ou
bienl'ébullitiondu chaud.L'un metau jourla matière,et l'autre
la formeet la notion» (403 a 29 et suiv.)4.
Qu'aucunede ces définitions ne soitla bonne,bienplus,que le
physicien qui définit la colère par sa matièrene soit mêmepas
un véritablephysicien, c'est ce qu'Aristoten'a aucune peine à
montrerdans les lignesqui suivent.C'est au véritablephysi-
cien,c'est-à-dire au physicienqui définità la foispar la forme
et la matière5,qu'il appartientde donnerla vraiedéfinition de
la colère,celle où, selon le schémaprécédemment indiqué par
1. Une « formeenfoncéedans la matière», commetraduirala Précieusede
Molière,qui avait dû êtreinstruitepar de bons élèves des Pères Jésuites!
Sur cetteassimilationde la formeau losos. voir infra.
2. Sur l'exempledu camus,cf.,notamment,Met. E, 1, 1025 b 31.
3. Cf.Pseudo-Alexandre (Micheld'Éphèse), in Met. H, 6, 1045a 25 (561,
29-30,éd. Acad. Berlin): « Le nomest signede ce que la définition
manifeste»
(το όνομασημεΐόνέστιτου ού έστινό ορισμόςδηλωτικός).
4. TraductionJ. Tricot(Paris,Vrin,1934) modifiée.
5. Cf. Phys. II, 2, 194 a 12 à la fin.
2 0
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Aristote(403 a 26), nous verrionscommentle désirde rendre


offense pour offense est à la foisla cause formelle, efficiente et
Γ du
finalede ebullition sangqui entoure le cœur.
Mais que vaut la définition seulement « eidétique» de la colère
et pourquoicettedéfinition est-elleattribuéepar Aristoteau dia-
lecticien?Les commentateurs ontrarement misl'accentsurcette
fonction, au premier abord insolite, la dialectiquearistotéli-
de
cienne.Dira-t-onque cettedéfinition est dialectiqueparcequ'elle
est seulement probable que dialectiqueest l'artdu probable?
et la
Maisla définition de la colèrecommedésirde rendrel'offense est,
précisément, de ces définitions qui vontde soi et qu'Aristotepré-
sentecommenon douteuses.Dira-t-onqu'une telledéfinition est
dialectiqueparcequ'elleestle fruitd'unediscussion? Mais,si tout
le mondeest d'accordsurelle,toutediscussion préalablen'est-elle
pas superflue? S'agit-il, comme de
pourPlaton, remonter, pardelà
le nom,la notionet l'image,jusqu'à l'Idée même la colère? de
Mais cette Idée, si elle existait,seraitexhaustiveet unique :
exhaustive, ellerenfermerait la référence essentielle de toutecolère
à un corps,maisalorsne seraitplus seulementIdée ; unique,elle
ne comporterait ni incertitude ni à peu près.Or,il est manifeste
qu'Aristoten'accordepas une tellevaleurà sa définition dialec-
tique : la colère,dit-il, c'est le désir de rendre «
l'offense, ou quelque
chosede tel» (403 a 31). Au fond,c'esttoutce que l'on voudra,à
conditionque la définition proposéepermettede reconnaître ce
que toutle mondeentendconfusément en employant le mot colère.
Une définition dialectique est donc avant tout une définition
verbale(λογικός) : non une définition qui fixerait plus ou moins
arbitrairement le sensd'un motx,maisune définition qui prétend
fixer,dans sa signification obvie,l'usagecourantde la langue.En
ce sens,la définition dialectique est ce surquoi on peuts'entendre
pour fonder un dialogue cohérent, c'est-à-dire pours'assurerqu'en
employant le même mot que son interlocuteur, on parlebien en
faitde la mêmechose.A la limite,on pourraitdonnerune défini-
tiondialectiquede la colèresans avoirjamais éprouvésoi-même
un sentiment de colèreni avoirjamais perçuun mouvement de
colèrechez autrui: il suffirait d'avoirbien saisi le sensdu mot.
1. Car cela reviendraità créerun motnouveau; or, « les mots,sous peine
de demeurerincompris,ne doiventpas êtrel'inventionde celui qui définit»
(Met. Z, 15, 1040 a 10).
P. AUBENQUE. - LA DÉFINITION ARISTOTÉLICIENNE DE LA COLÈRE 303

C'est là ce qui faitla différence du dialecticien et du physicien:


le dialecticien faitconfianceau langage,et en un sensil n'a pas
tort,car le langagemanifeste les chosesdontil parle*,et, s'il est
vrai qu'il est le résumédes expériences de l'humanité,il peut se
substituer à
légitimement l'expérience individuelle. Dès lors,en
se fiantaux mots,le dialecticien est sûrde ne pas manquerentiè-
rementla véritédes choses; mais- et c'esten quoi il estinférieur
au physicien - il n'estpas sûrnon plus d'allerjusqu'aux choses
elles-mêmes. Carle langagese préoccupemoinsde direce que sont
les chosesque de les désigner, c'est-à-direde les reconnaître : or,
il n'est pas toujoursbesoind'avoir l'idée adéquate d'une chose
pourla distinguer des autres2.En disantde la colèrequ'elle est
le désirde rendrel'offense, je la distingue de la haineet de la peur,
et pourtantje ne sais pas encore qu'est la colère,c'est-à-dire
ce
pourquoielle est ce qu'elleest : pourquoi,parexemple,le désirde
rendrel'offense se traduitpar une rougeurdu visageet un trem-
blementdes membres, plutôtque par la pâleurou la paralysie.
Une définition dialectiquene sera doncni tout à faitobscure
ni tout à faitexacte : μήτεασαφής μήτεακριβής3. Plus soucieusedu
sensdes motsque de la naturedes choses,elleen resteà ce niveau
de généralitéoù se situele langage: généralitéqui tient,d'une
part, à son essence,puisque tout nom est communet ne peut
signifierl'individuelqu'à traversl'universel4, maisqui tientaussi
à sa fonction, dontle propreest moinsd'exprimer les chosesque
de les désigner, moinsde les dévoilerque de les fairevoir.Il en
1. Cf. Rhétor.Ill, 2, 1404 b 2 : Ό λόγος,έανμη δήλοι,ου ποιήσει το έαυτου
έργον.
2. En ce sens,la définitiondialectique d'Aristotecorrespondexactement
à la définition nominalede Leibniz,dontle propreest d'êtredistinctesans être
adéquate: « Une notiondistincte ressembleà celle que les éprouveursont de
l'or, à l'aide de signesdistinctifset de moyensde comparaisonsuffisants pour
distinguerl'objet de tous les autres corps semblables.Tels sont les moyens
dont nous nous servonspour les notionscommunesà plusieurssens,comme
celles de nombre,de grandeur,de figure,ainsi que pour plusieursaffections
de l'âme, commeVespérance, la crainte,en un mot pour tous les objets dont
nous avons une définition nominale,qui n'est rienautre chose qu'une enu-
merationdes marques distinctivessuffisantes » (Meditationesde cognitione,
veritate et ideis,ad init.).
3. Rhétor.I, 10, 1369 b 32.
4. Cf.Met. Z, 15, 1040 a 11 : « Les motsétablispar l'usage sontcommuns
à tous les membresde la classe qu'ils désignent; ils doiventdonc,nécessaire-
ment,s'appliquerà d'autresêtresque la chose définie.»
304 REVUE PHILOSOPHIQUE

est du langagecommedu tireurà l'arc : il ne peut ni atteindre


tout à faitson but,ni le manquertout à fait1.Bergsonrestera
fidèleà la leçond'Aristote lorsqu'ildirades systèmesconceptuels,
c'est-à-direfondéssurle langage,qu' « ils ne sontpas taillésà la
mesurede la réalitéoù nousvivons» et qu' « ils sonttroplarges
pourelle2 ».
Ainsis'expliquele rapprochement, familier des ad-
au Stagirite,
et κενός
jectifsδιαλεκτικός : « Les définitions qui n'entraînentpas
la connaissancedes propriétés, ou qui ne facilitent pas une con-
jectureà leursujet,il est clairqu'ellessonttoutesdialectiqueset
vides3. » Κενός,κοινός : un raisonnement vide, dira Simplicius,
c'estun raisonnement tropgénéral*, et il en est de mêmedes défi-
nitions.

Pourtant,lorsqu'ilarriveà Aristotede traiterex professo de la


colère,c'est en dialecticien qu'il en parle. La colère est étudiée
au chapitren du livreII de la Rhétorique, nonplusà titred'exemple
(commedans le traitéDe VAmeet dans certainspassagesdes To-
piques5),maispourelle-même, ou plus précisément dans son rap-
port au discours. La rhétorique, comme la dialectique,est un art
du discours.Mais il est deux façonsde discourir, suivantqu'on
parle avec quelqu'un ou pour quelqu'un. La dialectique,pour-
rait-ondire,s'occupedu discoursavec,la rhétorique du discours
pour. Le discours dialectique s'adresse à l'homme en tant qu'il
peut répondre à ce qu'on lui dit, c'est-à-dire à l'homme en tant
que parlant. Le discours rhétorique s'adresse à l'homme - spec-
tateur,jugeou citoyen- en tantqu'il peutêtrepersuadé,c'est-à-
direà l'hommetotal,capablede délibération et d'action,de juge-
mentet de passions.Dès lors,la dialectiquese soucierade la cohé-
rencedu discourset la rhétorique de son efficacité. La dialectique
faitdoncabstraction de l'homme,ou du moinsréduitl'hommeà
une abstraction : un hommequi ne seraitque paroleet ne serait

1. Met., oc,1, 993 a 31.


2. La Penséeet le Mouvant,lre éd., p. 7.
3. De Anima,I, 1, 402 b 26. - Cf. Eth. Eud., I, 8, 1217 b 20.
4. In Phys.III, 3, 202 a 21 (476,25-29,éd. Acad. Berlin): Raisonnerλογι-
κώς, c'est raisonnerκοινότερον πως καιδιαλεκτικώτερον.
5. Top. IV, 5, 127 b 30 ; VI, 13, 151 a 15-19.
P. AUBENQUE. - LA DÉFINITION ARISTOTÉLICIENNE DE LA COLÈRE 305

sensiblequ'au rapportde la paroleavec elle-même. Au contraire,


la rhétorique s'adresseà des hommesde chair d'os, avec l'exis-
et
tencede qui le discoursdoit compter1.En ce sens se justifiela
présence,à l'intérieurde la Rhétorique d'Aristote,de ce qu'on
seraittentéd'appelerun traitédu caractèreet des passions,mais
qui est avant tout un manueld'anthropologie pratique.- Que
rhétoriqueet dialectiqueaient des fins différentes, cela n'im-
plique, d'ailleurs, pas que l'une ne puisse utiliserl'autrecomme
moyen en
et, l'occurrence, la ne
que rhétorique puisse avoirrecours
à des définitions dialectiques.C'est ce que nous allonsvérifier à
proposde la colère.
La colèreestla première despassionsenvisagées.D'emblée,nous
constatonsqu'Aristotese préoccupemoinsde sa natureque de
son sens: le chapitredébuteex abruptopar une définition, qui se
donne pour l'objet d'une convention, non et le résultat d'une
recherche : « Admettons que la colèresoit (έστω)le désirdoulou-
reuxde se vengerpubliquement d'un méprismanifesté publique-
mentà notreendroitou à l'égarddes nôtres,ce méprisn'étant
pas justifié2.»
Telles sontles conditionsqui doiventêtreréaliséespour que,
conformément à la conventioninitiale,on puisse légitimement
parler de colère.Analysonsde plus prèsces conditions.
1) La colère,commetouteémotion,est teintéed'une certaine
tonalitéaffective3 : le désirde se vengers'accompagned'unedou-
leurqui estliéeau souvenirde l'offense. Maisl'espoirde se venger,
c'est-à-direde rendredouleurpour douleur (άντιλύπησις) 4, sup-
prime la douleur initiale et la transforme en plaisir.Le désir de
vengeancen'estdoncdouloureux que dansson principe ; il devient
agréableà partirdu momentoù l'hommeen colèreconsidèresa
1. Ainsi,ce qui fondela divisionde la rhétoriqueen genres,ce n'est pas le
contenudu discours,mais la relationdu discoursà l'auditeur: si on envisage
l'auditeur commespectateur,on aura le genreépidictique ; commejuge, le
genrejudiciaire; commemembred'une assembléedélibérante,le genredéli-
bératif(Rhétor.I, 3).
2. Rhétor.II, 2, 1378 a 30. - TraductionM. Dutour (Pans, Belles-Lettres,
1938) modifiée.
3. « Les passions sont les causes qui fontvarierles hommesdans leurs
jugementset sontaccompagnées de peineetde plaisir» (Rhétor.
I, 1, 1378a 19).
4. De Anima, I, 1, 403 a 30.
tome cxLvii. - 1957 20
20*
306 REVUE PHILOSOPHIQUE

vengeancecommepossible.La colèreest donc liée à un certain


sentiment de puissance1.
2) La colèrecomporteun autreélément,qui est la conviction
d'avoirété méprisépar autrui.La colèreenfermedonc dans sa
définition uneréférence à l'autre,c'est-à-direà tel individudéter-
miné,qui, dans tellescirconstances déterminées, s'est comporté
de tellemanièreavec moi : « On se meten colèrecontreun indi-
vidu déterminé, par exempleCléon,et non contrel'hommeen
»
général (1378 33). Si Aristote
a insistesurcetteidée,c'estqu'elle
lui permettra plus tard de distinguer la haine de la colère: la
hainene résultepas d'un jugementd'autruisurmoi,maisde moi
sur autrui.Dans la colère,je sens- ou plutôtje ressens- sur
moile regardméprisant de l'autre2 : ce méprisest d'autantplus
irritant qu'il ne dépendpas de moiet que pourtantil meconcerne.
Car le méprisd'autruin'est pas une simplepossibilité: il est le
jugementen acte d'un individuen acte.- Dans la haine,au con-
traire,je ne suispas directement concerné, puisquec'est moi qui
le
porte jugement sur autrui et qu'il dépendde ma volontéque
ce jugementsoiten puissanceou en acte; en puissance,je haisdes
universaux: le voleur,le sycophante ; en acte3, je subsumetel
individusous le genredu voleur,du sycophante ou, plus généra-
lement,du haïssable.Mais une colèrequi ne seraitpas la riposte
actuelle à un méprisenactene seraitpas unecolère; c'estpourquoi
« la colères'adressetoujoursà un individu...; maisla hainepeut
êtreressentiecontredes classes(γένη) 4 ».

La colère,avons-nousdit, résultedu mépris.Qu'est donc le


1. Si le désirde vengeanceétaitlié à un sentimentd'impuissance,on n'au-
rait sans doute plus affaireà la colère,mais à une passiondifférente (qui, en
français,serait assez bien désignéepar le mot rage). Cela ne veut pas dire
pourautantque la vengeancedoiveêtreeffective pourqu'il y ait colère,mais
seulementqu'elle doit pouvoirêtreimaginéecommeeffective. En ce sens,la
colère est déjà vengeanceen esprit (1378 b 9 : τιμωρεισθαι τη διάνοια). Le
plaisirpropreà la colèren'est pas le plaisirde la vengeance,mais le plaisir
qui accompagnel'imagination(φαντασία) de la vengeance,imaginationcom-
parableà celle des songes(1378 b 9-10). - On trouveraplus loin une autre
notationd'Aristotesur les aspects magiquesde la colère.
2. Le corrélatdu méprisest la honte; or, commedit le proverbe,« c'est
dans les yeux que résidela honte» (Rhétor.II, 6, 1384 a 34).
3. On sait que, pourAristote, l'universelestl'individuelen puissance(Anal.
Post. I. 24. 86 a 23-29).
4. Rhétor.I, 4, 1382 a 5.
P. AUBENQUE. - LA DÉFINITION ARISTOTÉLICIENNE DE LA COLÈRE 307

mépris(ολιγωρία)? C'est « une opinionen acte (ενέργεια δόξης)


portantsur une chosedontil est manifeste qu'ellene mériteau-
cune attention(μηδενός άξιον) » (1378b 10). Le paradoxedu mé-
pris est qu'il pose son objet commenéant ou du moinscomme
quantiténégligeable(ολίγον), au momentmêmeoù il le tiredu
néant.On voit pourquoiil est essentielau méprisd'êtreen acte;
cartoutêtreen puissanceest,en un sens,un non-être, et le para-
doxe disparaîtrait si le méprisconsistaità tenirpournégligeable
un objet qu'on négligerait en fait1.Le méprisest, précisément,
une opinionqui ne passe à l'acte que pourjugerque son objetne
méritaitpas qu'elle y passât.
Il y a doncquelque chosede gratuitdans le mépris: ainsi,la
vexation, espèce du mépris,consisteà « contrarier les volontés
d'autrui, non pour son propreavantage, mais pour faire pièce à
cet autre.Si quelqu'unagit ainsi,son attituden'est autre que
le mépris,car il ne supposeévidemment pas ni que sa victimelui
doivenuire(car alorsil la craindrait au lieu de la mépriser), ni
qu'elle puisse lui être d'aucune utilitéappréciable(sinon il cher-
cheraità êtreson ami) » (1378b 18). - De mêmepourYoutrage,
autreespècedu mépris: « Celuiqui outrageméprise; carl'outrage
consisteen des actes ou des parolespouvantfaireéprouverde la
honteau patient,sans autreintérêtque ce résultatet pour le
simpleplaisir...La cause du plaisirpourceuxqui outragent, c'est
qu'ils croient,en faisantdu mal, mieuxaffirmer leursupériorité »
(1378b 23-28).
Cartel estle moteursecretdu mépris: en posantl'autrecomme
non-être, je me pose commepuissanceannihilante ; en contestant
son existence,] attestema propreexistence comme supérieureà
la sienne.Maiscontestation et attestationsupposentdes témoins;
or,il ne fautpas attendredu mépriséqu'il reconnaisse masupério-

1. Aussi n'éprouvons-nous pas de colèreà l'égard de personnesqui nous


négligent,mais sans intention de mépris(II, 3, 1380 a 22). - Cependant,la
négligence,c'est-à-direle manque d'intérêtà notreendroit,peut êtreinter-
prétéecommele signed'une opinionen acte, par laquelle nous serionsjugés
non intéressants: ainsi « l'oubli des noms peut provoquerla colère,chose
insignifiantepourtant; car l'oubli sembleaussi un signe de mépris» (II, 2,
1379 b 33). De mêmenous emportons-nous contrele porteurde mauvaises
nouvelles,car, indifférent à la peine qu'il nous cause, il nous néglige au
momentmêmeoù il nous place lui-mêmedans une situationdigned'intérêt
(1379 b 19).
308 REVUE PHILOSOPHIQUE

rite; le méprisne se limitedoncpas à la relationdu méprisant au


: il la
méprisé exige présence d'un tiers,qui puissejuger la de
supériorité du premier surle second.C'estpourquoile méprisdoit
êtrepublic(φαινόμενη : 1378a 31).
On aperçoitmieuxmaintenant le mécanismede la colère: elle
estla réactiond'un êtredontl'existencea étéinjustement contes-
*■ à
tée et qui tient l'attesterà nouveau à : ses yeuxd'abord,puis
aux yeuxde l'autreet à ceux des tiers.L'hommeen colèreveut
d'abordse prouverà lui-mêmequ'il existeen dépitdu jugement
annihilant, ou du moinsminimisant, de l'autre.Jen'éprouvedonc
de colèreque si j'ai été affecté, ébranlépar le jugementd'autrui,
(t ma colèresera d'autantplus vive que son méprisportesur ce
qui me tientle plus à cœur,sur ma « passion» essentielle, celle
qui fournit à mon existence sa la
justification plus intime : « On
est surtoutirasciblecontreceux qui se désintéressent de nos sou-
cis présents: par exemple,quand on est malade,contreceux qui
méprisent cettemaladie; pauvre,cettepauvreté; quand on fait
la guerre, cetteguerre; quand on est amoureux,cet amour...Car,
en chaqueindividu,le chemina étéfrayéà la colèreparla passion
existante» (1379a 19-25).Parallèlement, ma colèreserad'autant
plus vive que j'attacheplus de créditau jugementde celui qui
me méprise: « Nous nousirritons plus contreceux qui nous sont
chersque contreceux qui ne le sontpas » (1379b 2). Cependant,
et pourune raisoninverse,nous nous irritonsd'autantplus que
nousjugeonsinférieurs ceux qui nousméprisent (1379b 11) : car,
en nousméprisant, c'estnousqu'ilsposentcommeleursinférieurs.
Mais,surtout,la colèreest à base de mauvaiseconscience: ma
valeurserait-elle contestéesi elle n'étaiten quelquefaçoncontes-
table? « Notrecolèreest bienplus vive si nous soupçonnons que
nous ne possédonspas du tout ces avantages(qu'on nous con-
teste),ou seulement à un faibledegré,ou que nousne paraissons
pas les posséder ; croit-on, en effet,avoir grandesupériorité en
l'objet de la raillerie,celle-cinous laisse froids » a
(1379 39).
1. Il est essentielà la colèreque le méprisdont on est l'objet apparaisse
( ommeinjustifié, car « on ne se metpas en colèrecontrece qui est juste » (II,
3, 1380 a 16). Mais nous verrons,d'autrepart,qu'un mépristropmanifeste-
mentinjustifiénous laisse froids: nous méprisonsce mépris.C'est entreces
deux extrêmes- acceptationde son infériorité et bonneconscience- que se
situe la colère.
P. AUBENQUE. - LA DÉFINITION ARISTOTÉLICIENNE DE LA COLÈRE 309

Dans la colère,je m'attesteà moi-même monexistenceet ma


valeurcontestées par l'autre. Mais cela ne suffitpas. Car ce n'est
pas dans le silenceet la solitudede la consciencede soi qu'éclate
la supériorité : la vraiesupériorité est agissante,et surqui s'exer-
cerait-ellemieuxà proposque surceluiqui, précisément, la niait?
Tel est le sensde la vengeance: le meilleurmoyende prouverà
l'autreque j'existe,c'est de lui fairesentirdans sa proprechair
le poidsde ma propreexistence; il fautdoncqu'il souffre par mon
fait.« On ne se metpas en colèrecontreceux qui ne le peuvent
sentir,nonplus que contreles morts,parceque, se dit-on,ils ont
subil'épreuvesuprêmeet qu'ilsne souffriront et ne sentiront plus,
souffrance et sentiment que désirentceux qui sont en colère » (II,
3, 1380 b 25). Aussi l'homme en colère ne veut-il pas la mort de
l'autre: il ne s'agitde riend'autre,en effet, que de lui faire recon-
naîtremonexistenceet ma valeur; or, pourreconnaître, il faut
être.Par là, la colèrese distingue encorede la haine: « La colère
estun désirde fairede la peine,la haineun désirde fairedu mal...
L'hommeen colèresouhaiteque celuiqui excitesa colèreéprouveen
retour de la peine; celuiqui haitsouhaiteque Vautrecessed'exister »
(II, 4, 1382a 8-15).
Mais,pourque la vengeancesoit complète,il ne suffit pas que
l'autresouffre par monfait; il fautencorequ'il sacheque je suis
l'auteurde sa souffrance : ainsinotrecolèretombe-t-elle « si nous
croyonsque ceux que nous désironspunirignoreront qu'ils sont
punisà cause de nous» (II, 3, 1380b 20). Il est vraique, si notre
adversairea subipar ailleursune peineplus grandeque celleque
nous aurionspu lui causer,nous nous estimonssatisfaits: « car
c'estune quasi-vengeance que nousimaginonsavoirtiréede lui »
(1380b 15) ; dans ce cas, nousnous posonscommel'auteurima-
ginairede la souffrance de l'autre: à défautde causalitéeffective,
un de
je projette rapport causalitémagique,dontje m'attribue le
mérite, entre l'offense qu'il m'a faite et cellequ'il subit en retour.
Enfin,de mêmeque le méprisa été public,la colèreest le désir
d'une vengeancepublique(φαινόμενη). Car, si, par sa souffrance,
l'autreéprouvema supériorité dans sa chair,il ne la reconnaîtra
pas encoredans son jugement.Or, puisquele méprisest un acte
de jugement,c'est sur le plan du jugementque réparationm'est
due : il fautdoncun tierspourjugerde ma supériorité. - Une
dernière condition est requise: de mêmeque l'autreme regardait
310 REVUE PHILOSOPHIQUE

dans son mépris,je veux le regarderdans sa honte; c'est seule-


mentà ce prixque la réparation seracomplète: « La colèreestun
désirde fairede la peine...; celuiqui esten colèreveutêtretémoin
de cettepeine,alorsque cela n'importeaucunementà la haine»
(II, 4, 1382 a 8-9).
La colère,saisiedans sa notionou sa forme,est donc contesta-
tionen retour : contestation de l'autreet, par là, réattestation de
soi. Elle est restauration (κατάστασις)d'un certain ordre (II, 3,
1380 a 9), et en cela elle s'accompagnede plaisir.Si on compare
la situationavant le méprisgénérateur de colèreet la situation
aprèsla vengeanceréparatrice, on s'apercevraqu'il n'y a riende
plus dans la seconde que dans la première, si ce n'est cetteefflo-
rescencequi s'ajouteà l'acte,et qui estle plaisirde la vengeance *,
« beaucoupplusdoux,disaitHomère,que le mieldistillégoutteà
goutte» (citéII, 2, 1378b 6). Maisce plaisirn'estque le sentiment
de plénituderetrouvéequi accompagnele retourau calme (ήρέ-
μησις) : en ce sens,il n'ajouterienet ne créerien2.

Quellessont,de l'aveu mêmed'Aristote, métho-


la signification
dologiqueet la valeurscientifique
de cettedéfinition?Elle corres-

1. Que cettevengeancesoit effective ou reste« vengeanceen esprit».


2. Il est évidentqu'Aristote,se plaçantici φι seul pointde vue de l homme
en colère,dontil analysele concept,n'envisagepas les conséquencesque sa
colèrepeut avoir sur l'autre. Car on peut supposerque celui-ciperdrason
calme au momentmême où le premierle recouvre: prenantla colère de
celui-cipour une offense, il réagirapar une nouvellecolère,et ainsi de suite.
Aristote,il est vrai, nous avertit incidemmentque cette conséquenceest
exceptionnelle: « Envers ceux qui ont agi par colère,ou bien la colèrene
s'émeutpas ou elle est moindre; carils ne paraissentpas avoiragi par mépris;
dans la colère,en effet,personnene méprise; car le méprisn'est pas pénible,
tandis que la colères'accompagnede peine » (II, 3, 1380 a 34). L'argument
n'est guèreconvaincant: car commentsaurai-jesi l'autre éprouveou non de
la peine? - De toute façon,en décrivantl'enchaînement fatal de la colère
et du mépris(dontYIliade auraitsuffià lui fournir maintsexemples),Aristote
aurait outrepasséson propos: ce qu'il entreprend ici n'est pas de décrirela
colèrecommemomentd'une histoire, maisde définir son concept.Or,la colère,
considéréedans sa notion,est seulementcontestationen retour ; pour parve-
nirà l'idée d'une contestationréciproque, d'une lutteindéfiniepourla recon-
naissance,commedans la dialectiquehégéliennedu maîtreet de l'esclave,il
auraitfallusortirdu conceptde colèrepour envisagercommetotalitéle rap-
portde la colèreet du mépris.- Ce n'est évidemmentpas dans cettedirec-
P. AUBENQUE. - LA DÉFINITION ARISTOTÉLICIENNE DE LA COLÈRE 311

pondsansnul douteà ce que le traitéDe VAmeentendaitpar défi-


nitiondialectique.Dialectique,elle l'est d'abord par ce qui lui
manque: touteréférence à la « matière», c'est-à-direaux aspects
physiologiques de la colère.Dialectique,elle l'est surtoutpar son
moded'établissement : elle a été posée,nous l'avonsvu, comme
une convention nécessaireà la cohérence du discourset à l'intelli-
du
gibilité dialogue : « Êtes-vous bien d'accord,sembledemander
Aristoteà ses auditeurs, que ce que nousentendons touspar colère
est bience que je vais dire?» Aprèsquoi,commedans chacundes
chapitresdu livreII sur les passions,l'exposése diviseen trois
parties: dans quelles dispositions(πώςέχοντες : 1379 a 11) les
hommessont-ilsd'ordinaireportésà la colère?contrequi? et à
quels sujets? On aperçoitd'embléele caractèrepragmatiquede
cetteétude : si l'orateurveutexciterchez ses auditeursce qu'il
est convenud'appelerla colère, il lui serautilede connaître les dis-
«
positionspropicesà la colère(s'il est vrai qu'en chacun le che-
minest frayéà la colèreparla passionexistante»,il faudraflatter
cettepassion: par exemple,l'amourdes richesses), - les objets
habituelsde colère(un individu,avons-nousdit : par exemple,tel
magistrat qui dilapideles biensde la cité),- enfinles sujetshabi-
tuelsde colère(en agissantainsi,ce magistratmanifeste son mé-
prispourle peuple).Le livreII de la Rhétorique n'estdoncpas un
hors-d'œuvre ou une digression : Aristoten'y perdjamais de vue
son proposessentiel,qui est d'élaborerune tactiquede la persua-
sion*.
Quelleque soit la profondeur des analysesaristotéliciennes, il
seraitdonc vain de chercherdans la Rhétorique une définition
tion qu'il faut rechercher ce qu'a de dialectiquela définition aristotélicienne
de la colère.
1. Pas une fois,dans la Rhétorique,Aristotene s'interrogesur la valeur
moralede la colère.Mais, outreque ce n'était pas le lieu d'en traiter,ce pro-
blèmen'avait pourlui aucun sens; car, en tantque passion,la colèrene relève
pas d'une qualificationmorale : on ne loue ni ne blâme l'hommeen colère
(Eth.Nicom.,II, 7, 1105 b 33). Ce qui est louable ou blâmable,c'est la manière
dont nous avonsnos colères(2ξις),c'est-à-diredont nous en usons : il y a un
bon usage de la colèrequi est juste milieu,doncvertu: c'est la πραότης(Eth.
Nicom., II, 7, 1108 a 4) ; les vices correspondants sont l'excès et le défaut
dans la colère (όργιλότης, άοργησία). Que la colère,comme toute passion,
puisseêtrela matièred'une vertu,qu'inversement on puissepécherpar défaut
d'irascibilité,cetteidée, si conformeà l'espritde l'hellénismeclassique,sus-
citeral'indignationdes écrivainsstoïcienset chrétiens.Cf. Sénèque, De ira,
III, 3, 1 : « Stat Aristotelesdefensor
iraeet vetatülam a nobisexsecari.»
312 REVUE PHILOSOPHIQUE

scientifique de la colère.L'expériencedes hommesne va pas for-


cémentde pairavec la sciencedes choses.Or,dans la Rhétorique,
c'estbiendes hommesqu'il s'agit: nonde l'hommeen tantqu'ob-
jet d'étude,maisde l'hommeen tant qu'existantparmid'autres
hommeset dialoguantavec eux. Dès lors,pourdésignerces rela-
tionsinterhumaines, ne suffit-ilpas de recourir au langagede tous
les jours,qui en est le véhiculeessentiel?Sans douten'est-cepas
au maladeque le médecindemandele nomdes organeset desma-
ladies. Mais ce n'est pas en tant qu'hommeque le médecinagit
surle malade.Au contraire, c'esten tantqu'hommeque l'orateur
prétendagir sur d'autreshommes : s'il veut,parexemple,susciter
en eux de la colère,c'est doncà eux,et à eux seuls,qu'il doitde-
manderce qu'elle est. Tel est le lien entrerhétorique et dialec-
tique : l'orateur doit le
interroger langage des hommes s'il veut,
sa
par parole,agir sur eux.
Tout l'effort d'Aristote,au chapitren du livreII de la Rhéto-
rique,consistedonc à se demanderdans quels cas il y a et dans
quels cas il n'y a pas colère.D'où le soinqu'il metà distinguer la
colèrede ce qui n'est pas elle : haine,par exemple,ou crainte.
Ce faisant,il se livreà une analysequi se veut seulementséman-
tique.En confrontant le motcolèreavec le champde ses applica-
tions,il délimiteempiriquement un noyaudesignification, qui cor-
en
respond compréhension à l'extension effectivedu mot ; mais
l'analyse de la compréhension ne sera pousséeque jusqu'au point
qui permettra de distinguer le sensdu motdu sensdes motsvoi-
sins. Si notreinterlocuteur se trouvesatisfaitet n'a plus de cas
douteuxà noussoumettre, la tâchedu dialecticien est alorsache-
vée1.
Maisalors,que ce noyaude signification, ainsidélimitépar une
démarchetoute négative,possèdeun minimumd'unité,que le
mot colère,par exemple,n'embrassepas dans son extensiondes
réalitéshétéroclites, autrement ditque le langagedésignetoujours
d'un motun ce qui,en fait,est un et de motsdifférents ce qui, en
1. Cf.De Coelo,II, 13, 294 b 7 : « Tous, nous avons l'habitudede diriger
nos recherches,nonpas d'aprèsla choseelle-même, mais d'aprèsles objections
de notrecontradicteur. Et mêmequand c'est nous-mêmesqui nous posons
des objections,nous ne poussonsnotreenquêteque jusqu'au pointprécisoù
nousne pouvonsplusnousen poser.» Mais,en procédantainsi,on n'estjamais
sûr de pousserla recherche« jusqu'au pointoù cela est possible», c'est-à-dire
jusqu'à la choseelle-même.
P. AUBENQUE. - LA DÉFINITION ARISTOTÉLICIENNE DE LA COLÈRE 313

fait,est différent,cela peut apparaîtrecommeun postulatet un


acte de foidansle langage.MaisAristotea beau jeu de remarquer
que l'univocitédes motsestla règleet leuréquivocitél'exception,
car sans cela tout dialogueseraitimpossible: or,le dialogueest
possibleentreles hommes,puisqu'il existe; c'est donc que les
motsont un sens,c'est-à-dire un seul sens1.
C'esten cela que l'analysesémantiquede la colèren'a pas une
valeurseulementpragmatiqueet ne sertpas seulementà s'im-
miscer,en parlantleur langage,dans les relationsdes hommes
entreeux. A l'unitédu sens correspondune certaineunité de
forme, et c'est pourquoicelui qui définitles mots d'après leur
usage le mêmequi définit
est les chosesd'aprèsleurforme: « C'est
le dialecticien,ditle traitéDe ΓAme,qui rendcomptede la forme
et du mot; car le mot(λόγος) est la forme(εϊδος)de la chose2. »
En traduisantλόγος par ratio,la traditionscolastiquea finipar
considérercommeallant de soi cette assimilation,pourtantsi
étrangeet si problématique, du motet de la forme.C'est que la
formeestce qui nousapparaîtd'abordde la chose: la forme(είδος)
est ce que nous voyons(cf.είδον)de la chose et que nous pou-
vonsle mieuxen exprimer, alorsque sa matièrenousest cachée3.
Le premier venupeutvoirles bellesformes d'Alcibiade,maisseuls
les yeux de Lyncéeverraienten lui un amas de chairset d'hu-
meurs4. De même,nous saisissonsimmédiatement le sens d'un
mouvement de colère,alorsque seull'hommecompétent peutdé-
crireavec précisionles mouvementsphysiologiques correspon-
dants.Mais ce n'est pas le premiervenu,c'est l'hommecompé-
tent,c'est Lyncée,qui pénètrele plus profondément dans la con-

1. Cf.Met.Γ, 4, 1006b 5 : « Si on ne posaitpas de limiteset qu'on prétendît


qu'un mêmemotsignifiâtune infinitéde choses,il est évidentqu'il n'y aurait
plus de langage.En effet,ne pas signifier une choseune,c'est ne riensignifier
du tout,et si les nomsne signifiaient rien,en mêmetempsseraitruinétout
dialogueentreles hommeset même,en vérité,avec soi-même.»
2. De Anima, I, 1, 403 b 1.
3. « La matièreestinconnaissablepar soi » (Met.Z, 10, 1036 a 8) ; elle n'est
connaissablequ'indirectement, par analogie,c'est-à-dire,comme le dira le
Pseudo-Alexandre(in Met. Z, 3 ; 465, 12, éd. Acad. Berlin),par un « raison-
nementbâtard» (λογισμω νόθω)(c'est l'expressionmêmeemployéepar Pla-
ton dans le Timée,52 b).
4. Protreptique,fragment 49, 1483 b 20. - Cf. P.-M. Schuhl, Le thèmede
Lyncée et l'anatomie,in Études philosophiques, janvier-mars1947, p. 11
(reproduitdans Le merveilleux, la penséeet Vaction,p. 83-89).
314 REVUE PHILOSOPHIQUE

naissancede la chose : non parce qu'il connaîtla matière,mais


parceque lui seulsaisitcomment et pourquoitellematièreesttelle
forme.Celui qui ne connaîtque la formerestedans le vide du
discours; or, « il est nécessaireque la formese réalisedans telle
matièresi Ton veut qu'elle soit1».
Maisen est-ilde la colèrecommede touteessence?C'est,avons-
nousvu, un λόγος c'est-à-dire
ένυλος, une formedontle propreest
de ne pouvoirêtreséparéede la matière,mêmepar une abstrac-
tionde l'esprit: « Les affections de l'âme sontinséparablesde la
matièrephysiquedes animaux; par suite,c'esten tantque telles
qu'ellesleurappartiennent, le courageet la crainte,par exemple,
et non pas à la faconde la ligne etde la surface», qui, elles,peuvent
légitimement êtreabstraitespar le mathématicien (403 b 1-7).Or,
nousvoyonsAristoteprofesser toutun cours- exotérique, il est
-
vrai sur la colère,sans se soucierle moinsdu monde son de
substratcorporel.N'y a-t-ilpas là un paradoxeou une contradic-
tion? Peut-ondonc parlerde la colèrecommele mathématicien
parlede la ligneet de la surface?
Il est vrai qu'entreles objetsmathématiques séparableset les
formes inséparables commele camusse situeun cas intermédiaire
qu'Aristote, dans le traitéDe VAme,semblerapprocher de celui
de la colèreet qu'il illustrepar l'exemplede la maison: « La
notionde la maisonest la suivante: elle est un abri protecteur
contreles destructions causéespar les vents,les pluieset les cha-
leurs.Mais tel la décriracommedes pierres,des briqueset des
poutres,tel autreencorediraqu'elleest la formeréaliséedans ces
matériauxen vue de tellefin» (403 b 3).
Nous retrouvons ici les troisdéfinitionsdéjà distinguées dans
le cas de la colère: celle du mauvaisphysicien(par la matière
seule),celledu dialecticien (parla formeseule,c'est-à-dire ici par
la fin),celle du bon physicien(par la formeetla matière).Léon
Robin,commentant ce passage,notetrèsjustementque la véri-
tabledéfinition est la dernière,maisque « celuiqui définitpar la
formeet la finest plus près que n'est le mauvaisphysiciende
donnerune définition authentique,puisquela « forme» exige sa
« matière», alorsque la « matière», s'il en esten un sensde même
pourelle,est cependantsusceptibled'une diversitéde « formes»
1. De Anima,I, 1, 403 b 2.
P. AUBENQUE. - LA DÉFINITION ARISTOTÉLICIENNE DE LA COLÈRE 315

beaucoupplus indéterminée1 ». Certes,les matériauxne suffisent


pas à définir la maison,car ces pierreset ces briquespeuventêtre
un temple,un monument, ou mêmeun simpletas, plutôtqu'une
maison.Certes,la formede la maisonexigeen un senssa matière:
de ce que la maisondoitêtreunabricontreles intempéries, l'archi-
tectedéduitqu'il doitutiliserdes matériauxrésistants, commela
pierreet la brique.Maisen est-ilde mêmepourla colère?Peut-on
déduirela matièrede la colère(l'ébullition du sang)de sa forme
(la contestation en Et
retour)? inversement, la matièrede la co-
lère est-elletellementindéterminée qu'on ne puisse reconnaître
dans cetterougeurdu visage,dans ce tremblement des membres,
des manifestations de colèreet riend'autre?
On aboutità ce paradoxequ'entrela colèrecommesenset la
colèrecommemouvement existeun rapportà la foisévident et inin-
telligibleou, commediraitAristote,bien connupour nous,mais
mal connuen soi. Entrela formede la colèreet sa matièreexiste
une relationbiunivoque,la formene renvoyant qu'à cettematière
et la matièreà cetteforme2.C'est en ce sensque la colèreest un
λόγος ένυλος (la maison,par contre,n'est pas ένυλος ; car, si sa
notionexige bien une matière,elle n'exigepas tellematière: la
maisonpeut êtreen briquesou en pierresou en bois,alorsque le
camus n'existeque dans le nez). C'est cetterelationbiunivoque
qui, dans le cas de la colère,rendpossiblece qui est impossible
dans le cas de la maison: une définition purementmatériellede
la colèrese justifieà la rigueur, car,lorsquele physicienparlede
cetteebullitiondu sang qui provoquela rougeuret l'excitation,
tout le mondesait bien que cetteebullitionne peut êtreque la
colère; inversement, une définition par la formeseule est à la
rigueur parceque la référence
justifiable, à la matière, mêmeinfor-
mulée,va de soi : quand je dis d'un hommequ'il est camus,cela
impliquequ'il a un nez ; quand je dis qu'il se meten colère,cela
impliquequ'il a un corps,et cette implicationest si évidente
qu'elle n'a pas besoind'êtreexprimée.
Aristoten'auraitsans doutepas acceptéde dissocierà ce point

1. Aristote,p. 129. Cf.,du mêmeauteur: Sur la conceptionaristotélicienne


de la causalité,in ArchivfürGeschichte derPhilosophie,t. XXIII, 1910,p. 188
(reproduitdans La penséehelléniquedes originesà Epicure,p. 459-460).
2. C'est dans ce cas que s'applique proprement la formule: άλλωεϊδειάλλη
ΰλη(Phys.II, 2, 194 b 9).
316 REVUE PHILOSOPHIQUE

l'exemplede la colèrede celuide la maison.Mais ce qui importe


estmoinsses intentions que ses réalisations. Il est certainqu'Aris-
tote considéraitcommepossibleen droitune définition scienti-
fique de la colère, c'est-à-dire une définition où nous verrions la
matièreexpliquéepar la forme: « un mouvement de tel corpsou
de telle partiedu corps,ou de telle puissance,produitpar telle
cause pourtelle fin1». Mais où trouvercettedéfinition? La véri-
tabledifférence entrele cas de la colèreet celuide la maison,c'est
qu'Aristotenous donneen faitune définition de celle-ci2,alors
qu'il n'arrive à
pas proposer une définition véritable de celle-là.
sa
Simpleomissionde part,dira-t-on : mais les silencesd'Aristote
sont quelquefoisplus instructifs que ses déclarationsexplicites.
En confrontant les déclarations programmatiques d'Aristote et ce
qu'il nous a laissé effectivement, on dresserait une liste édifiante
de ses carences,c'est-à-dire, pourune bonnepart,de ses échecs.
Pourn'avoirretenuque les premières, on a voululongtemps igno-
rerles seconds; de ce qu'Aristotea vouluconstituer un système,
c'est-à-dire uncorpsde principes d'oùl'ondéduiraitlesphénomènes
commeconséquences nécessaires,on a concluque sa penséeétait,
en effet,systématique. Mais il y a loin de l'idée du systèmeau
système effectif,et Aristote a vécu douloureusement, semble-t-il3,
l'écartqui séparel'idée de la philosophie de la conditiondu phi-
losophe.Alorsque le véritablesavoirprocèdepar voie syllogis-
tique,on chercherait en vain une seulesuccessionde syllogismes
dans toutela Métaphysique ; alorsque la véritabledéfinition est
celle où la formeest cause efficiente et finalede la matière,on
chercherait en vain danstouteson œuvreune véritabledéfinition
des passionshumaines.
M. Heidegger a ditdu deuxièmelivrede la Rhétorique qu'il était
« la premièreentreprise systématique pourinterpréter danssa quo-

1. De Anima, I, 1, 403 a 26.


2. Gommeil donneailleursune définition du tonnerre ou de l'éclipsé: ainsi,
le tonnerreest le bruit du feu qui s'éteintdans les nuages, définitionqui
explique la matière(bruitdu feu) par la forme(extinction)(cf.Anal. Post.,
II, 10).
3. D'après M. Jaeger,Aristoteauraitpeu à peu abandonnéles spéculations
métaphysiques pourse consacrerà la finde sa vie, à des enquêtesempiriques.
Si cette interprétation de l'évolutiond'Aristoteest exacte, peut-onpenser
qu'il ait renoncésans déchirement ou tristesseà un genrede recherchesqu'il
laissait manifestement inachevées?
P. AUBENQUE. - LA DÉFINITION ARISTOTÉLICIENNE DE LA COLÈRE 317

tidienneté l'êtredes hommesentreeux1 » et, dans la mêmepage,


il montrequ'il fautsavoirgréà Arîstoted'avoirtraitédes pas-
sionsdans un cadrequi n'est pas celuide la psychologie. Le Sta-
giriteaurait été, sans nul doute, doublement surpris de cet éloge:
d'abord parce que son herméneutique des passionsn'a rien de
systématique (la rhétorique n'étantpas une science,maisun art),
mais aussi parce que l'herméneutique ne devait êtreà ses yeux
qu'un substitutbienimparfait de ce qu'eût été une véritablepsy-
chologie,c'est-à-dire une « physique», des passions.C'estfautede
mieux, c'est-à-dire d'avoir pu déduirela matièrede la forme,
qu'Aristotene nous a laissé qu'une eidétique de la colère.Faut-il
s'en plaindre?Descartes,lui, sera autrement téméraire2. Mais les
échecsd'Aristotenousen apprennent peut-être plus surl'homme
que la scienceconquérante de Descartes.Aprèstout,ce n'estpas
la fautedu Philosophe s'il vit dansun mondeoù il y a du mouve-
mentet de la matière,c'est-à-dire de la contingence ; et ce n'est
pas nonplusla fautedu Philosophe, hommeparmiles hommes,si
l'hommen'estni un animalni un Dieu3.
PierreAubenque.

1. « Die erstesystematische Hermeneutikder Alltäglichkeit des Miteinan-


derseins» (Sein undZeit,p. 138).
2. Peut-êtreAristoteaurait-iltrouvéchez Descartes (Passions de l'Ame,
art. 199) les élémentsd'une définition,« » de la colère: Descartes
scientifique
définit, en effet,la colère« une espèce de haine ou d'aversion que nous avons
contreceux qui fontquelque mal, ou qui ont tâché de nuire,non pas indiffé-
remmentà qui que ce soit, mais particulièrement à nous » ; et il ajoute :
« C'est le désirjoint à l'amourqu'on a pour soi-mêmequi fournità la colère
toutel'agitationdu sang que le courageet la hardiessepeuventcauser; et la
hainefaitque c'est principalement le sang bilieuxqui vientde la rate et des
petitesveinesdu foiequi reçoitcette agitationet entredans le cœur,où, à
cause de son abondanceet de la naturede la bile dontil est mêlé,il excite
une chaleurplus âpre et plus ardenteque n'est celle qui peut êtreexcitéepar
l'amourou par la joie. »
3. Cf.Politique,I, 2, 1253 a 29.

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