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Histoire romaine

Il faut louer le jury d’Agrégation d’avoir enfin proposé une question qui fait
appel à l’intelligence historique des étudiants : « Rome et l’Occident ». Il faut
aussi complimenter les auteurs de la bibliographie dite « officielle » qui ont

Rome et les provinces de l’Occident de 197 av. J.-C. à 192 ap. J.-C.
fourni un travail considérable pour les aider.
Mais qui dit « intelligence » dit « difficulté », et la difficulté, dans ce cas, vient
de la conjonction de coordination « et ». Que signifie-t-elle ici ? D’un point
de vue simplement grammatical, elle unit deux mots. Ici, elle unit deux ac-
tions, et celles-ci vont en sens contraire ; on peut aussi dire qu’elles consti-
tuent, si l’on préfère, une action et une réaction. D’une part, il y eut action
de Rome vers l’Occident : conquête, organisation de cette conquête, entente
avec les populations. D’autre part, il y eut réaction des provinciaux. Les uns
ont tout refusé en bloc, comme Vercingétorix ou Boudicca ; d’autres se sont
résignés ; d’autres encore ont accueilli les changements avec plus ou moins
d’enthousiasme. Par la suite, ces derniers ont plus ou moins intégré la ro-
manité, et plutôt plus que moins, dans leur vie quotidienne, leurs activités
économiques, leur organisation sociale, leurs pratiques culturelles et reli-
QUESTIONS D’HISTOIRE
gieuses.
Et il n’est pas possible d’étudier les conquérants sans tenir compte des
conquis ; il n’est pas possible d’étudier les transformations en faisant abs-
ROME ET LES PROVINCES
traction de ceux qui les veulent, de ceux qui les refusent et de ceux qui les
subissent. DE L’OCCIDENT
Cet ouvrage cherche à simplifier le travail des étudiants en leur proposant
des articles couvrant tous les aspects du sujet, en leur indiquant des pistes DE 197 AV. J.-C. À 192 AP. J.-C.
pour ne rien négliger d’une question plus complexe qu’il n’y paraît.

Ouvrage collectif coordonné par Yann Le Bohec


Claudine Auliard - François Baratte - Marie-Françoise Baslez
Jean-Claude Béal - Agnès Bérenger - François Bertrandy - Laurent Bricault
Bernadette Cabouret-Laurioux - Michèle Coltelloni-Trannoy
Michel Debidour - Patrick Galliou - Agnès Groslambert - Martine Joly
Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier - Annie Vigourt - Pascal Vipard
Jean-Louis Voisin - Catherine Wolff
DU TEMPS
EDITIONS

9HSMIOC*heejdj+ 25 €
ISBN 978-2-84274-493-9
EDITIONS
DU TEMPS
Illustration de couverture :
Céramiques communes du Ier siècle après J.-C. produites à Langres.
Photographie d’A. Vaillant (musée de Langres).

ISBN 978-2-84274-493-9

© éditions du temps, 2009.


16 rue de l’Église, Nantes (44).

www.edutemps.fr

Tous droits réservés. Toute représentation ou reproduction même partielle, par quelque pro-
cédé que ce soit, est interdite sans autorisation préalable (loi du 11 mars 1957, alinéa 1 de
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privé du copiste et non destinées à une utilisation collective d'une part, et, d'autre part, que les
analyses et les citations dans un but d'exemple et d'illustration.
Table des matières

Préface .............................................................................................................5
Yann Le Bohec
I. ACTION DE ROME
Le jeu diplomatique des Romains en Occident
lors de la conquête des provinces occidentales........................................11
Claudine Auliard
Les gouverneurs des provinces occidentales
à l’époque républicaine et sous le Principat.............................................27
Agnès Bérenger
II. RÉACTIONS DES OCCIDENTAUX
1. Refus de la conquête
Révoltes, oppositions et résistances à la romanité.
Quelques aspects..........................................................................................39
Jean‐Louis Voisin
2. Transformations économiques, sociales et culturelles
Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine ..................................57
Jean‐Claude Béal
Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons
durant le Principat .......................................................................................70
Martine Joly
Les Africains dans les provinces occidentales
(IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)........................................................................84
Michèle Coltelloni‐Trannoy
La Gaule et « l’hellénisation » ..................................................................110
Michel Debidour
3. Transformations des religions
Les cultes de tradition romaine en Gaule : images et monuments .....121
François Baratte

3
Rome et les provinces de l’Occident (de 197 av. J.-C. à 192 ap. J.-C.)

Les « religions orientales » dans les provinces occidentales


sous le Principat .........................................................................................133
Laurent Bricault
Les martyrs de Lyon (177)
et les débuts du christianisme en Gaule .................................................158
Marie‐Françoise Baslez
III. ACTION ET RÉACTION
Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle
après J.-C. ou l’épanouissement de la « civilisation municipale ».......168
Bernadette Cabouret‐Laurioux
La ville de Lyon sous le Principat............................................................206
Agnès Groslambert
L’habitat urbain en Gaule sous le Principat ...........................................229
Pascal Vipard
IV. DIVERSITÉ RÉGIONALE
Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine ........251
Catherine Wolff
Les régions alpines occidentales de l’indépendance à l’organisation
de la domination romaine (IIe siècle av. J.-C. – IIe siècle ap. J.-C.).......272
François Bertrandy
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode.
Perspectives historiques............................................................................309
Marie‐Thérèse Raepsaet‐Charlier
Peuples et cités des Germanies sous le Principat ..................................347
Annie Vigourt
Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine.............367
Patrick Galliou

4
Préface
Yann Le Bohec
Professeur d’histoire romaine à l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV)

Il faut louer le jury d’Agrégation d’avoir enfin proposé une question


qui fait appel à l’intelligence historique des étudiants : « Rome et
l’Occident ». Il faut aussi complimenter les auteurs de la bibliographie
dite « officielle » qui ont fourni un travail considérable pour les aider.

Des difficultés de l’intelligence

Mais qui dit « intelligence » dit « difficulté », et la difficulté, dans ce cas,


vient de la conjonction de coordination « et ». Que signifie-t-elle ici ? D’un
point de vue simplement grammatical, elle unit deux mots. Ici, elle unit
deux actions, et celles-ci vont en sens contraire ; on peut aussi dire qu’elles
constituent, si l’on préfère, une action et une réaction, une thèse et une
antithèse d’où est née une synthèse. D’une part, il y eut action de Rome
vers l’Occident. Comme chacun sait, le pouvoir central (ici : « Rome ») a
conçu et appliqué une politique : conquête, défense de cette conquête,
entente avec les populations. En effet, il ne faut pas imaginer que l’armée
romaine aurait pu à elle seule indéfiniment maintenir l’ordre ; aucune
entreprise guerrière ne peut durer sans l’appui d’au moins une partie des
civils. Et cet ordre ne pouvait être préservé que grâce à des institutions
qui n’étaient pas militaires, notamment grâce à l’activité des gouverneurs.
De ce point de vue, le sujet s’intègre dans une série de réflexions parfai-
tement illustrées par le livre ancien et excellent d’André Piganiol, La 
conquête romaine, 7e édit., 1995 (Paris), 695 p. D’autre part, il y eut réaction
des provinciaux (ici : « l’Occident »). Ils ont pris position face à cette
conquête et aux transformations qui l’ont suivie. Les uns ont tout refusé
en bloc, comme Vercingétorix ou Boudicca ; d’autres se sont résignés ;
d’autres encore ont accueilli les changements avec plus ou moins
d’enthousiasme. Par la suite, ces derniers ont plus ou moins intégré la
romanité, et plutôt plus que moins, dans leur vie quotidienne, leurs activi-
tés économiques, leur organisation sociale, leurs pratiques culturelles et
religieuses.
Au total, on ne peut pas comprendre l’un sans étudier l’autre, l’action
sans la réaction. Et il n’est pas possible d’étudier les conquérants sans

5
Rome et les provinces de l’Occident (de 197 av. J.-C. à 192 ap. J.-C.)

tenir compte des conquis ; il n’est pas possible d’étudier les trans-
formations en faisant abstraction de ceux qui les veulent, de ceux qui les
refusent et de ceux qui les subissent. Et là surgit une autre difficulté ; la
bibliographie « officielle » risque d’induire en erreur les étudiants car,
pour tenir compte de la production historiographique davantage orientée
vers un versant de la montagne que vers l’autre, leurs auteurs ont été
contraints de privilégier l’action du pouvoir central.
Là réside toute la difficulté du sujet : faire la part de ce qui vient de
Rome et de ce qui vient des provinciaux. En lisant livres et articles, les
étudiants devront toujours se poser ces deux questions : qu’ont voulu les
uns et qu’ont voulu les autres ?
Prenons des exemples ; ils montreront la difficulté qui nous attend. Cer-
tes, les villes sont « romaines ». Mais ce n’est pas l’empereur qui les cons-
truit, ou qui impose des modèles architecturaux ou urbanistiques ; ce sont
les notables provinciaux par le biais de l’évergétisme. Certes, la diffusion
de la céramique, comme le savent bien les archéologues, répond à des
goûts « italiens » ; mais les artisans qui la fabriquent et les chalands qui
l’achètent sont des provinciaux. Et ce n’est pas le pouvoir central qui la-
boure les terres, mais les paysans provinciaux, et ils représentent peut-être
90% de la population.
Le problème est encore plus difficile qu’il n’y paraît, car de sérieuses
divergences ont séparé les historiens sur la question de la « roma-
nisation ». Les uns acceptent le mot, les autres non. La critique la plus
virulente est venue du plus grand historien anglais du XXe siècle (en fait il
était néo-zélandais), Ronald Syme : « Le mot “romanisation” … est laid et
vulgaire ; pis que cela, il constitue un anachronisme et une source
d’erreurs. Le mot “romanisation” suppose l’application d’une politique
délibérée, ce qui reviendrait à ne rien comprendre du comportement de
Rome » (c’est nous qui traduisons). Ronald Syme a été approuvé par des
savants comme Hans-Georg Pflaum ou, plus récemment, Christian Gou-
dineau et Geza Alföldy ; on peut ne pas être d’accord avec eux, mais il est
difficile de les négliger. Nous renvoyons à ce propos à un article, conçu en
2007, alors que la question d’Agrégation n’était pas connue1, où nous re-
prenons un article de Geza Alföldy2.
La querelle n’est pas une querelle sémantique, un débat entre littéraires
sur le vocabulaire ; elle renvoie à une question de fond, celle qui a été

1.  Y. Le Bohec, « Romanisation ou romanité au temps du Principat : question de méthodologie »,


Revue des Études Latines, 86, 2008 [2009], p. 127-138.
2.  G. Alföldy, « Romanization. Grundbegriff oder Fehlgriff? Überlegungen zum gegenwärtigen
Stand der Erforchung von Integrationsprozessen im römischen Weltreich », dans Limes  XIX.
Proceedings of the XIXth International Congress of Roman Frontier Studies (Pécs, Hungary, September 
2003), édit. Z. Visy, 2005 (Pécs), p. 25-56.

6
Préface

posée plus haut : qu’est-ce qui revient au pouvoir central, et qu’est-ce qui
revient aux habitants de l’Occident ?

De l’utilité des bibliographies

Pour essayer de répondre à ces interrogations multiples, il faut avancer


avec méthode et essayer de couvrir le champ du possible. Les articles qui
vous sont proposés dans cet ouvrage visent à vous y aider ; certains as-
pects n’ont pas été couverts parce qu’ils ont été traités, et bien traités, dans
des ouvrages en langue française faciles d’accès. Précisons d’abord que les
articles du présent livre mentionnés plus loin, au point 5 (“La diversité
géographique”), apportent tous des informations sur les thèmes à étudier.

1/ Le cadre chronologique
On commencera, comme toujours, par le cadre événementiel. C’est aus-
si utile que les échafaudages pour la construction d’une maison. Vous
connaissez sûrement des manuels pratiques (nous ne vous indiquerons
pas ici quel est le meilleur). Pour approfondir, il vaut mieux utiliser André
Piganiol ou l’Histoire romaine, I, pour la République, et Marcel Le Glay et
J. Le Gall pour le Principat1.

2/ L’action de Rome
La question de programme présente, avons-nous dit, deux aspects
complémentaires. L’action de Rome, d’abord, est évidemment décidée à
Rome, et il vaut mieux savoir comment les choix y sont opérés, même si la
Ville éternelle n’est pas au programme. Là-dessus, on consultera au moins
un très bon petit livre de Michel Humbert et au mieux un ouvrage un peu
plus gros de Jean Gaudemet2. Le premier contact se fait au moment de la
conquête, par l’intermédiaire de l’armée. On nous pardonnera, là-dessus,
de renvoyer à nos livres, en particulier à celui qui vient d’être publié dans
la collection “Synthèse d’histoire romaine”, aux éditions du Temps ; il a
été conçu pour compléter celui que vous avez en mains3. Le Sénat de la

1.  A. Piganiol, La  conquête  romaine, 7e édit., 1995 (Paris), p. 355 et suiv. ; Histoire  romaine, I, édit.
F. Hinard, 2000 (Paris), p. 443 et suiv. ; J. Le Gall et M. Le Glay, L’Empire romain, 2e édit., 1991
(Paris), p. 11-523.
2.  J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, 2e édit., 1982 (Paris), p. 428-569 (ne pas négliger, pour un
oral, la bibliographie complémentaire à la fin du livre) ; M. Humbert, Institutions politiques et so‐
ciales de l’Antiquité, 5e édit., 1994 (Paris), p. 214-361.
3.  On verra aussi, pour la fin de la République, notre édition de César, La guerre des Gaules, 2009
(Paris), 236 p., en particulier l’avant-propos et les « Éléments d’histoire militaire antique », et
notre Armée romaine sous le Haut‐Empire, 3e édit. revue et augmentée, 2002 (Paris), 292 p.

7
Rome et les provinces de l’Occident (de 197 av. J.-C. à 192 ap. J.-C.)

République ou le souverain de l’Empire avaient aussi le choix de la di-


plomatie (voir ici l’article de Claudine Auliard). Une fois l’ordre établi
dans la nouvelle province, il fallait le pérenniser, ce qui était la tâche du
gouverneur (voir ici l’article d’Agnès Bérenger).

3/ La réaction des provinciaux


La première réaction des provinciaux fut généralement de s’opposer à
la conquête ; Vercingétorix et Boudicca, pour cette période, illustrèrent
avec éclat ce refus (voir ici l’article de Jean-Louis Voisin et notre livre des
éditions du Temps). Mais très vite certains des provinciaux décidèrent de
s’intégrer, de se romaniser, plus ou moins. Ils adaptèrent leur économie
aux nouvelles conditions (voir ici les articles de Martine Joly et Jean-
Claude Béal ; pour couvrir toute la question, on utilisera aussi un livre un
peu ancien mais très utile de Michel Rostovtseff1). Ce fut surtout la société
qui fut bouleversée par cette volonté de changements (voir ici les articles
de Michèle Coltelloni-Trannoy qui montre le rôle des étrangers, et celui de
Pascal Vipard ; deux ouvrages abordables, dus à Jean Gagé et Geza Alföl-
dy, ce dernier traduit en français, replaceront ces enquêtes ponctuelles
dans un plus large contexte2). L’évolution de la société entraînait évi-
demment une évolution de la culture (voir ici l’article de Michel Debi-
dour) et des changements dans la vie religieuse. Ces derniers ne furent
pas aussi radicaux qu’on pourrait le croire : les Romains n’ont jamais
même envisagé de faire des guerres de religions, et ils ont toléré tous les
cultes qui leur paraissaient raisonnables et qui leur semblaient ne pas
mettre en danger l’ordre qu’ils avaient établi (voir ici l’article de François
Baratte ; on utilisera aussi des livres divers, du plus simple aux plus com-
plexes, ceux de Marcel Le Glay, de John Scheid, de Jean Bayet et de Mary
Beard, John North et Simon Price3). Ils ont donc accepté le maintien des
pratiques locales et régionales ; ils ont aussi apporté leurs propres dieux et
le culte impérial. Ils ont enfin au moins indirectement favorisé le dévelop-
pement des cultes dits « orientaux » (voir ici l’article de Laurent Bricault)
et, par le fait même, du christianisme (voir ici l’article de Marie-Françoise
Baslez, qui relativise l’importance d’un épisode bien connu).

1.  M. Rostovtseff, Histoire  économique  et  sociale  de  l’empire  romain, trad. fr. d’O. Demange, 1988
(Paris), p. 43-284.
2.  J. Gagé, Les classes sociales dans l’empire romain, 2e édit., 1971 (Paris), p. 59-247 ; G. Alföldy, His‐
toire sociale de Rome, trad. fr. d’É. Évrard, 1994 (Paris), p. 45-141.
3.  J. Bayet, Histoire politique et psychologique de la religion romaine, 2e édit., 1969 (Paris), 340 p. ; M. Le
Glay, La religion romaine, 2e édit. 1991 (Paris), 288 p. ; J. Scheid, Religion et piété à Rome, 1985 (Pa-
ris), 155 p. ; M. Beard, J. North et S. Price, Religions de Rome, trad. fr. de M. et J.-L. Cadoux, 2006
(Paris), 414 p.

8
Préface

À propos du polythéisme, les étudiants rencontreront un ouvrage im-


portant ; mais il convient de voir clairement son propos1. William Van
Andringa, qui a repris le dossier de la religion en Gaule à l’époque ro-
maine, pense que la piété collective et officielle y jouait un grand rôle ;
nous nous demandons s’il ne prête pas trop aux institutions, au détriment
de la piété individuelle qui a occupé, à notre avis, un espace bien plus
considérable. C’est ainsi que l’analyse qu’il fait de la formule abrégée
VSLM, V(otum) s(olvit) l(ibens) m(erito), « (Un tel) s’est acquitté de son vœu
de bon cœur, à juste titre », ne nous paraît pas du tout convaincante2. Elle
traduit une religiosité totalement individuel : un particulier a fait un vœu,
le dieu l’a exaucé et il le remercie. Rien n’impose une quelconque inter-
vention de la cité. William Van Andringa s’inscrit dans la tradition de
Jean Bayet, et il néglige à tort les apports de Marcel Le Glay sur le senti-
ment religieux.

4/ Action-réaction
Après l’action et la réaction, voici le temps de l’action-réaction. Et là se
pose un autre problème délicat. Certains historiens, et non des moindres,
pensent que Rome a appliqué une politique consciente pour diffuser dans
les provinces les statuts juridiques de municipe et de colonie. Dans un
ouvrage célèbre, mais consacré à l’Afrique, Jacques Gascou décrivait une
« politique municipale » de Rome dans cette région3. À l’opposé, d’autres
historiens, qui ne peuvent pas être négligés eux non plus, par exemple
Ronald Syme ou Hans-Georg Pflaum4, pensaient que cette conception
appartient au monde des anachronismes.
Il est sûr que de nombreuses cités ont voulu avoir des centres urbains à
l’allure romaine et que ce sont les notables et les habitants qui les ont
construits, et que l’empereur et l’armée ne s’occupaient pas de ces affaires.
L’empereur parce que ce n’était pas son domaine d’activités et parce qu’il
n’en avait pas les moyens financiers. L’armée parce que ce n’était pas là le
métier des soldats : ils étaient payés pour faire la guerre, pas pour cons-
truire des maisons pour les civils, comme l’a montré Benjamin Isaac, pour
l’Orient il est vrai5. De manière plus concrète, nous renvoyons à deux
volumes de Pierre Gros6 et à une étude sur Lyon (voir ici l’article d’Agnès
Groslambert) et sur l’habitat urbain en Gaule (voir ici l’article de Pascal

1.  W. Van Andringa, La religion en Gaule romaine, 2002 (Paris), 336 p.


2.  W. Van Andringa, ouvr. cité, p. 119 et suiv.
3.  J. Gascou, La politique municipale de Rome en Afrique proconsulaire, Collection de l’École Française de 
Rome, 8, 1972 (Paris-Rome), 258 p., et La politique municipale de Rome en Afrique du Nord,
Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 10, 2, 1982, p. 136-320.
4.  Auteurs mentionnés plus haut dans notre article de la Revue des Études Latines.
5.  B. Isaac, The limits of empire. The Roman Army in the East, 1990 (Oxford), p. 333-371.
6.  P. Gros, L’architecture romaine, 1996 et 2001 (Paris), 2 vol.

9
Rome et les provinces de l’Occident (de 197 av. J.-C. à 192 ap. J.-C.)

Vipard). De toute façon, il fallait que leur capitale soit construite à la ro-
maine pour que des habitants puissent espérer une promotion au rang de
municipe ou de colonie (voir ici l’article de Bernadette Cabouret).

5/ La diversité géographique
Enfin, de même que l’on ne peut pas faire d’histoire sans tenir compte
de l’évolution, on ne peut pas étudier l’empire romain sans envisager sa
diversité géographique. Des informations sont dispersées dans tous les
articles mentionnés plus haut. On trouvera aussi, ici, des dossiers plus
particulièrement consacrés aux îles (voir l’article de Catherine Wolff)1, aux
Alpes (voir l’article de François Bertrandy)2, à la péninsule Ibérique (voir
l’article de Bernadette Cabouret)3, à la Gaule4 et aux Germanies (voir les
articles de Bernadette Cabouret, déjà citée, de Marie-Thérèse Raepsaet-
Charlier et d’Annie Vigourt), enfin à la Bretagne (voir l’article de Patrick
Galliou).
Et maintenant, un vœu : Bon travail ! Ou, pour reprendre des expres-
sions latines usuelles : Bonis bene ! Vtere felix ! 

1.  Avec les références aux travaux antérieurs.


2.  On y trouvera aussi toutes les références aux travaux antérieurs.
3.  Pour la péninsule Ibérique : P. Le Roux, Romains d’Espagne, 1995 (Paris), 182 p.
4.  Sur la Gaule, on renvoie à un ouvrage essentiel, qui donne lui aussi les références aux travaux
antérieurs : A. Ferdière, Les Gaules, 2005 (Paris), p. 11-285.

10
Le jeu diplomatique des Romains
en Occident lors de la conquête des
provinces occidentales
Claudine Auliard
Professeur à l’université de Poitiers
et membre des équipes de recherche HeRMA (Poitiers) et ISTA (Besançon)

Dès l'époque royale et surtout depuis le début de la période républi-


caine, la conquête romaine s'est effectuée grâce aux multiples interven-
tions des armées, mais dans tous les espaces géographiques et à toutes les
étapes de cette conquête, la diplomatie a joué un rôle – un rôle d'impor-
tance variable, il est vrai, selon les périodes et selon les peuples auxquels
Rome s'affrontait1. Qu'elles aient été mises en œuvre par le pouvoir cen-
tral ou par les magistrats en charge des opérations militaires, ces activités
diplomatiques ont laissé de multiples traces dans nos sources qui fournis-
sent la preuve que les contemporains des événements et les historiens
anciens avaient, assurément, constaté la place occupée par les différentes
formes de contacts diplomatiques lors de la prise de contrôle de Rome sur
les espaces conquis.
Avant même l'intervention des armées, les contacts et échanges entre
Rome et les régions occidentales avaient déjà pris des formes différentes
des pratiques appliquées aux États et cités de la partie orientale de la Mé-
diterranée. Les structures politiques des peuples occidentaux sont extrê-
mement diverses, mais elles présentent un point commun : nulle part il
n'existe d'entités politiques comparables à celles de l'Orient. Le morcelle-
ment des structures politiques, les limites (au moins apparentes) de pou-
voirs très éclatés, le faible niveau d'urbanisation conduisent à la mise en
œuvre d'une diplomatie qui, sur bien des points, ne pouvait que se diffé-
rencier de celle pratiquée en Orient, notamment avec les États hellénisti-
ques. Dans ces espaces, les pouvoirs centralisés et forts facilitent la mise
en œuvre de relations diplomatiques.
Le décalage considérable entre les diplomaties pratiquées dans les deux
zones est en premier lieu d'ordre quantitatif : le rapport du nombre des

1.  Voir notre ouvrage, La Diplomatie romaine, lʹautre instrument de la conquête (753‐290), PUR, Ren-


nes, 2006.

11
I. Action de Rome

ambassades gréco-orientales et occidentales est presque de un à six1. Mais


au-delà des statistiques, les divergences sont également qualitatives : un
seul exemple, en Orient et en Afrique, la procédure de deditio représente
moins de 5% des tractations diplomatiques, alors qu'en Occident presque
un tiers des contacts recensés se limitent à ces formes de soumissions2.
Qui plus est, en dehors des deditiones, la majorité des contacts offre une
image presque toujours négative des tractations diplomatiques qui se sont
jouées en Occident, traduisant l'incapacité apparente des Romains à ou-
vrir de véritables négociations avec les peuples occidentaux.

Les limites de nos sources

Il est plausible que ces contrastes entre Orient et Occident aient été ac-
centués par l'origine des témoignages littéraires dont nous disposons : les
nombreux auteurs d'origine grecque se sont naturellement intéressés en
priorité aux échanges avec l'Orient et, le plus souvent, ils connaissent fort
peu la partie occidentale de la Méditerranée. Ainsi, Polybe n'évoque qu'un
nombre très limité de contacts avec les peuples d'Occident ; Appien est
souvent seul à témoigner de quelques échanges diplomatiques avec les
régions occidentales, notamment la péninsule Ibérique et la Gaule3. A 
contrario, les missions diplomatiques liées à la conquête de la Gaule sont
particulièrement bien connues en raison du témoignage de César – peut-
être même ont-elles été surévaluées par le conquérant lui-même. L'abon-
dance de ses tractations avec les peuples gaulois constitue une telle excep-
tion en Occident que l'on est en droit de s'interroger sur la vraisemblance
des tractations décrites.
En outre, les auteurs anciens semblent ne s'intéresser aux événements
occidentaux que lorsque rien ou presque ne se passe dans la partie orien-
tale de la Méditerranée. Les récits les plus détaillés des opérations en Es-
pagne s'intercalent entre deux campagnes gréco-orientales4 ; et, dès que
les conflits reprennent en Grèce ou en Orient, les événements occidentaux
sont relégués au second plan. Par exemple Tite-Live en 168, mentionne le
retour d'Espagne de M. Marcellus mais il ne consacre qu'une seule phrase
au récit d'une campagne qui avait pourtant duré deux ans5.

1.  Voir infra p. 14, le tableau des statistiques générales comparées.


2.  Voir infra p. 23.
3.  Ses deux ouvrages – LʹIbérique et la Celtique. – constituent des sources importantes au regard de
notre sujet.
4.  Par exemple, après Cynoscéphales, le récit livien de la campagne espagnole de Caton occupe
une grande partie du livre 34.
5.  Liv., 45, 4, 1.

12
Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête…

Outre la question de la fiabilité de nos sources, doit être posée la ques-


tion de l'identification de certaines démarches à des contacts de caractère
diplomatique. En effet, dans les espaces géographiques ayant reçu le sta-
tut de province, il n'est théoriquement plus possible d'exercer une diplo-
matie véritable : toute zone ayant été réduite en province perd a priori sa
capacité à établir une diplomatie autonome. Dans un ouvrage antérieur
j'ai tenté de délimiter le champ de la diplomatie1, et réaffirmé une des
conditions indispensables à l'assimilation d'un contact à une rencontre de
caractère diplomatique : les pouvoirs officiellement représentés doivent
être politiquement indépendants. En toute logique, dès 241 pour la Sicile
(à l'exception du royaume de Syracuse), 231 pour la Corse et la Sardaigne
et à partir de 197 pour les deux Espagnes, aucun contact entre les autorités
romaines et un interlocuteur de la zone provinciale ne devrait être consi-
déré comme une action diplomatique. Or, nul ne conteste que la création
en 197 des deux provinces espagnoles ne se soit nullement traduite par un
contrôle de l'ensemble du territoire de la péninsule. Cette proclamation
n'avait défini, selon la formule de P. Le Roux, que « des espaces en deve-
nir, appelés à s'agrandir ; ils n'étaient pas enserrés dans des frontières bien
dessinées qui n'existaient pas2 ». De fait, les interventions militaires en
Espagne se prolongent quasiment jusqu'à la fin de la période républi-
caine ; on soulignera cependant que, si des contacts de caractère diploma-
tiques ont eu lieu après la prise de Numance, ils n'ont laissé aucune trace
dans nos sources.
Le statut officiel de province conféré aux territoires occidentaux n'a ni
mis fin aux échanges d'ambassades3, ni interdit aux généraux romains
d'être autorisés à célébrer des triomphes sur ces régions. Pourtant, une
stricte application du droit triomphal ne devait pas permettre de triom-
pher pour la reprise de territoires théoriquement soumis4. Mais la tenta-
tion devait être grande de faire figurer dans les cortèges triomphaux les
butins considérables d'or et d'argent rapportés d'Espagne notamment –
d'ailleurs la description de ces butins constituent souvent les seuls détails
fournis sur nombre de campagnes espagnoles5. En 155 encore,
M. Marcellus célèbre un triomphe sur les Ligures Apuani, pourtant offi-

1.  Pour une définition plus complète du champ de la diplomatie, voir p. 19 à 23 de notre ouvrage.
Voir M. Lemosse, Le  régime  des  relations  internationales  dans  le  Haut‐Empire  romain, Paris, 1967,
p. 3 ou l'affirmation de Cl. Nicolet, Rome et la conquête, I, p. 910.
2.  P. Le Roux, Romains dʹEspagne, Paris, 1995, p. 27.
3.  La remarque vaut également pour les îles de Corse et de Sardaigne après 231. En revanche,
dans les décennies suivant la réduction en province de la Gaule du Nord (en 51), on ne trouve
plus l'équivalent des événements de la péninsule Ibérique.
4.  Val. Max., 2, 8, 4. Sur les conditions d'application de cette règle aux deux derniers siècles de la
République, voir notre ouvrage, Victoires et triomphes à Rome, PUFC, 2001, p. 97-98.
5.  Comme lors de l'ovatio  accordée au préteur Fulvius en 191 : « Il fit porter devant lui 130 000
pièces d'argent frappées du bige et, en plus de cet argent monnayé, 10 000 livres pesant d'ar-
gent et 127 d'or, en lingots » Liv., 36, 21, 10.

13
I. Action de Rome

ciellement soumis depuis plus de trois décennies. On le comprend, définir


de façon rigoureuse les pratiques diplomatiques avec les peuples d'Occi-
dent s'avère délicat : les limites de nos sources sont difficilement surmon-
tables et les particularismes demeurent bien présents, y compris après la
réduction en province de ces régions, dont les peuples remettront long-
temps en cause les acquis militaires et diplomatiques. En Espagne no-
tamment, il a fallu beaucoup plus d'un siècle à Rome pour exercer un
contrôle réel du territoire et des hommes, une période qui laisse place à
bien des situations ambiguës dans la gestion des soi-disant espaces pro-
vinciaux.
L'approche la plus simple d'une analyse du jeu diplomatique de Rome
avec les peuples d'Occident aux deux derniers siècles de la République est
probablement de prendre en compte la chronologie, afin d'évaluer la part
de la diplomatie lors des différentes étapes de la conquête ; puis de tenter
une approche qualitative des contacts et de leurs incidences sur le devenir
des régions concernées.

L'indigence de l'activité diplomatique

avant 197…
Jusqu'au IIIe siècle, la diplomatie romaine se limite majoritairement aux
contacts avec les peuples d'Italie de sorte que, jusqu'à la deuxième guerre
punique, les relations avec l'Occident sont marginales, puisqu'on ne dé-
nombre que 21 contacts avant 218 avec l'ensemble des peuples occiden-
taux – soit moins de 1% de l'activité diplomatique entre la fondation de
Rome et le début de la deuxième guerre punique.
Contacts diplomatiques avec les peuples d'Occident avant 197
Royauté 509- 395-290 290- 240- 218- 201 tot
396 241 219 202 197
Marseille 1 - 1 - - 4 - 6
Sicile - 3 8 3 24 - 38
Îles - - 1 - - 1 - 2
Gaule - - 1? - - 1 - 1
Transalpine
Corse - - - - 2 - - 2
Péninsule - - - - 3 20 1 24
Ibérique
Ligurie - - - - - 1 2 3
Total 1 3 2 (+ 1 ?) 8 8 51 3 76

14
Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête…

La plus ancienne relation avec une cité occidentale – d'origine grecque,


il est vrai – est établie avec Marseille, dès sa fondation1. Si le résultat de ce
contact est très incertain2, le particularisme des rapports avec la cité pho-
céenne est incontestable : Marseille a entretenu avec Rome la plus longue
durée de relations de toute l'histoire diplomatique (cinq siècles et demi) ;
des relations qui plus est toutes positives, jusqu'à l'attaque de César3.
L'ancienneté tout à fait unique de cette relation explique en partie les
scrupules de César lors de la deditio de la Cité en 49 : il « laissa subsister la
ville, considérant plutôt son nom et son antiquité que sa conduite envers
lui4 ».
Dès le Ve siècle, l'interlocuteur le mieux représenté est la Sicile (plus
précisément le royaume de Syracuse) en raison des achats de blé effectués
par le truchement d'ambassades sénatoriales5. Puis, dès le début de la
première guerre punique, ces relations prennent un caractère plus poli-
tique avec l'établissement d'un foedus aequum6 et le maintien de liens privi-
légiés entre Hiéron II et Rome – liens qui perdureront tout au long de son
règne. La disparition du roi en 215 est d'ailleurs à l'origine de 17 échanges
avant la prise de la cité en 212, fournissant la preuve, comme avec Mar-
seille, de la volonté de Rome (et de Marcellus) de tenter jusqu'au dernier
moment d'éviter l'affrontement. Les conditions quasiment négociées de la
deditio de la cité constituent d'ailleurs un règlement extrêmement rare, aux
antipodes des clauses des deditiones imposées aux peuples ibériques puis
gaulois. En Occident comme en Orient, les interlocuteurs ne sont jamais
traités de façon identique : l'ancienneté et la qualité des relations antérieu-
res déterminent, au moins partiellement, l'application plus ou moins ri-
goureuse des conditions dans lesquelles est mis fin à l'autonomie de ces
cités ou royaumes.
En ce qui concerne les autres interlocuteurs occidentaux, le tableau met
en évidence l'indigence de leurs rapports avec Rome. La péninsule Ibéri-
que, par exemple, n'apparaît comme un interlocuteur significatif que fort
tardivement – entre les deux guerres puniques –, et surtout au cours du
deuxième conflit7. Les contacts avec les Ligures posent un problème d'un

1.  Un double contact est établi avant et après la fondation vers – 600 (Justin, 43, 3, 4 et 5, 3).
2.  Contrairement aux allégations de Justin, la conclusion d'un véritable foedus est fort improbable.
3.  Seule la royauté lagide a établi des relations comparables avec Rome – mais seulement à partir
de 273.
4.  César, B. C., 2, 22, 6. Voir infra p. 21.
5.  Voir notre article « Les difficultés frumentaires de Rome : les apports de la diplomatie (509-
210) », dans Au jardin des Hespérides, Mélanges offerts à A. Tranoy, PUR, 2004, p. 283-295.
6.  Le traité est conclu dès 263 et constitue également une exception : celle de la plus longue durée
du respect (de la part des deux parties) d'un foedus aequum.
7.  Toutes les statistiques sont extraites de notre travail sur la diplomatie avant 290 (dans le pre-
mier volume) et, pour les trois derniers siècles républicains, du second volume prochainement
sous presse.

15
I. Action de Rome

autre ordre, car il est bien difficile d'identifier avec précision ceux qui
géographiquement feront partie de la Ligurie italienne et ceux qui intè-
greront les futures provinces alpestres. Quant aux Gaulois, ils ne sont
présents dans cet inventaire que très ponctuellement, en 390 lors du raid
contre Rome ; l'origine de ces Gaulois reste d'ailleurs très incertaine1. En
revanche, les souvenirs de la prise de Rome ont imprimé dans la mémoire
collective des Romains, une véritable « obsession » des Gaulois, selon
l'expression de J. Bayet2, une obsession dont les effets sont encore sensi-
bles à la fin de la République.
Les 76 échanges entre Rome et les peuples d'Occident comptabilisés ci-
dessus ne représentent que 16 % du nombre total des échanges identifiés
entre la royauté et 197, mais il est vrai qu'avant la fin de la conquête de
l'Italie péninsulaire en 272, les contacts de caractère diplomatique avec des
interlocuteurs non italiques – qu'ils soient d'origine orientale ou occiden-
tale – restent fort peu nombreux et souvent mal attestés3.
Statistiques générales des contacts diplomatiques de Rome
Nombre Contacts avec Rapport Occident/
Périodes
total l'Occident total
Royauté – 753 – 509 53 1 2%
509 – 396 135 3 2%
396 – 290 160 2 1%
290 – 219 96 15 16 %
218 – 198 182 55 30 %
Sous-total 626 76 12 %
197 – 189 155 28 18 %
189 – 168 279 15 5%
167 – 100 272 57 21 %
99 – 31 267 108 40 %
Sous-total 973 208 21 %

L'écart entre les rapports avec l'Occident et l'ensemble des échanges ne


se creuse sensiblement qu'à partir de la fin des guerres samnites et avant
la deuxième guerre punique, c'est-à-dire entre 290 et 219. Les relations se
multiplient alors avec Carthage bien sûr (25 contacts), mais également
avec la péninsule des Balkans (31 échanges, notamment le royaume épi-
rote) ; tandis qu'avec les peuples occidentaux les rapports restent fort peu
nombreux, ne représentant que 15 % des échanges. En revanche, ce pour-
centage double pendant la durée de la deuxième guerre punique, en rai-
son surtout, nous le disions, des négociations liées à la fin du royaume de

1.  D. Briquel, dans F. Hinard, Histoire  romaine, p. 215-234. La mémoire de cette catastrophe reste
vive à Rome encore à la fin de la République et le 18 juillet, jour de la défaite de l'Allia, reste dies 
atra, jour funeste dans les calendriers romains.
2.  Tite‐Live, Livre VII, CUF, p. 98.
3.  Par exemple avec Delphes, Athènes ou Alexandre le Grand, voir notre Diplomatie romaine.

16
Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête…

Syracuse, mais cette augmentation ne constitue qu'une parenthèse car les


statistiques du IIe siècle sont très proches de celles du début de la Répu-
blique.

… et à partir de 197
Au cours des deux derniers siècles de la République, les données sont
très révélatrices des caractéristiques de la diplomatie occidentale. Entre
197 et Apamée, on ne dénombre que 28 contacts, mais les chiffres les plus
surprenants concernent les deux décennies suivantes : entre Apamée et
Pydna, les relations avec les zones occidentales deviennent quasiment
marginales1. Toute l'attention des historiens anciens s'est focalisée sur les
conflits orientaux qui donnent lieu à des échanges quasi permanents
d'ambassades entre Rome (ou les représentants romains) et les États orien-
taux et africains2. Même Tite-Live n'évoque que très sommairement les
événements en Occident, généralement en fin du récit annuel des événe-
ments.
De 167 à la fin du siècle, alors que les opérations en Orient se raréfient,
les événements occidentaux occupent nécessairement une place plus im-
portante, mais la diplomatie occidentale apparaît toujours aussi indigente.
Certes la disparition des livres de Tite-Live peut expliquer cette faible
proportion, mais Appien, Diodore ou Plutarque qui témoignent d'un cer-
tain nombre d'opérations militaires en Occident, n'avaient a  priori aucun
motif de passer sous silence des échanges diplomatiques, s'ils en avaient
eu connaissance. On doit d'ailleurs souligner que l'activité de César, rap-
portée par le conquérant lui-même, ne trouve pas d'échos comparables
chez les autres historiens : entre 59 et 49, sur les 103 contacts recensés, 81
ne sont identifiés qu'à partir du témoignage exclusif de César3. Ce dernier
chiffre réaffirme notre dépendance des sources qui induisent des percep-
tions peut-être assez éloignées des réalités ; cependant, l'indigence des
rapports diplomatiques entre Rome et ses interlocuteurs occidentaux est
trop récurrente sur la longue durée pour n'être pas plausible. Nos infor-
mations, pour imparfaites qu'elles soient, traduisent avec une certaine
vraisemblance des formes de relations qui, tant par leur nombre que par
leur contenu, paraissent fortement différenciées de celles mises en œuvre
dans l'autre bassin de la Méditerranée.

1.  16 % de l'activité diplomatique entre 197 et 189 ; un peu plus de 5% entre Apamée et Pydna.
2.  Par exemple, on dénombre 43 ambassades échangées avec le royaume séleucide, 46 avec la
ligue achéenne, 43 avec la ligue achéenne ou 53 avec la royauté antigonide (dont 43 pour les
seules années 200 à 167). Avec l'Afrique, les échanges sont tout aussi nombreux : 51 avec le
royaume de Massinissa, les Massyles ou 78 avec Carthage – sur une longue durée (entre – 509-
146), il est vrai.
3.  Voir infra les exemples extraits des récits de César et les doutes suscités par ses récits.

17
I. Action de Rome

La répartition chronologique et géographique


des contacts diplomatiques

Parmi les neuf ensembles retenus dans le tableau ci-dessous, quelques-


uns correspondent à des interlocuteurs faciles à identifier – Marseille, la
Lusitanie ou les îles –, mais pour d'autres peuples, nos sources elles-
mêmes demeurent si incertaines, (voire erronées) que l'identification reste
inévitablement trop imprécise. Le regroupement des Belges et surtout
celui des Gaulois transalpins dans un ensemble particulier, n'est pas très
satisfaisant, mais les limites des futures provinces ne fourniraient pas un
cadre plus approprié.
Répartition géographique des contacts diplomatiques de 197 à 31
(290-197) 197-168 167-133 132 – 60 59 – 31 Total
Ligurie 3 14 1 - - 15
Marseille 4 3 2 2 3 10
Îles 2- 1 - - - 1
Espagne 24 17 26 - - 43
Lusitanie - - 7 - - 7
Gaulois 1 8 2 13 59 82
transalpins
Cimbres – - - 8 - 8
Teutons
Belges - - - - 24 24
Germains - - - 1 17 18
44 38 24 103 208

Quelques points forts résultent du recensement des contacts de ces an-


nées. En premier lieu, l'écrasante domination du témoignage de César en
fin de période déséquilibre manifestement l'ensemble des statistiques,
alors qu'entre 197 et 60, les données de nos sources fournissent des élé-
ments relativement homogènes. Après la deuxième guerre punique, des
changements notoires marquent la géographie des contacts : la Sicile (plus
précisément le royaume de Syracuse) disparaît du champ de la diplomatie
et, administrativement, la soumission semble se traduire dans les faits.
Aucune forme de contact n'est en effet mentionnée dans nos sources et les
seules révoltes notoires sont les révoltes serviles du IIe s. Or, la répression
de ces formes de soulèvements ne peut en aucun cas donner lieu à des
contacts diplomatiques : les esclaves sont assurément les seuls interlocu-
teurs à n'avoir jamais pu établir de telles relations avec les représentants
de Rome1. Quelques contacts avec Marseille sont mentionnés tout au long
de la période, tandis que la soumission des Ligures (mais pas seulement

1.  Alors qu'exceptionnellement des pirates et des mercenaires ont pu être admis comme interlocu-
teurs par des représentants romains.

18
Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête…

ceux des zones alpestres) se concentre sur une période inférieure à vingt
ans.
Les îles, la Corse et la Sardaigne, n'apparaissent que très marginale-
ment. En 178, une délégation de Sardes vient au Sénat demander de l'aide
contre les attaques des Ilienses, soutenus par des Baléares. Au même titre
que les légations des alliés italiens reçues en même temps1, cette mission
ne peut être considérée comme une ambassade dans la mesure où elle a
été probablement envoyée par les représentants de la partie de l'île restés
fidèles à Rome. En revanche, les Ilienses, qui occupent le centre monta-
gneux de l'île, n'ont aucun contact avec les représentants de Rome – bien
qu'ils soient restés insoumis au moins jusqu'à l'époque d'Auguste, comme
en témoignent Diodore et Tite-Live pour lequel cette « peuplade n'est
même pas encore totalement pacifiée de nos jours2 ».
Quelques années plus tard, en 173, les Corses révoltés avaient perdu la
bataille contre le préteur C. Cicereius : « On accorda ensuite la paix aux
Corses, sur leur demande, et on exigea d'eux deux cent mille livres de
cire. Une fois la Corse soumise…3 ». L'annaliste ne précise pas quels fu-
rent les intermédiaires de ce marchandage, mais il ressort de son témoi-
gnage que la paix accordée contre de la cire s'inscrivait dans une forme de
marchandage assez souvent pratiquée par les généraux romains pour
accorder une paix qui n'est qu'une soumission de l'île. Comme en Sardai-
gne, les régions intérieures de la Corse étaient très mal contrôlées et, dans
ces deux îles, les généraux qui avaient eu en charge les opérations esti-
maient pouvoir postuler aux honneurs du triomphe. Ti. Sempronius
Gracchus obtint effectivement le grand triomphe (c'est-à-dire financé par
le Sénat) sur la Sardaigne, tandis que C. Cicereius n'obtenait que le triom-
phe sur le Mont Albain – sans qu'aucun motif ne soit avancé par nos sour-
ces pour justifier cette différence. Les Corses, pourtant ouvertement révol-
tés, avaient accepté de fournir les produits exigés, mais les sénateurs
estimèrent probablement que les conditions de cette soumission ne per-
mettaient pas au vainqueur d'être officiellement honoré. Sempronius
quant à lui se targue d'avoir remporté une victoire marquant la véritable
soumission de l'île – pourtant proclamée province romaine depuis plus
d'un demi-siècle. L'inscription dédiée à Jupiter dans le temple de Mater
Matuta lors de son triomphe en 174 justifie en ces termes l'attribution de
sa récompense : « Sous le commandement et les auspices du consul Ti.
Sempronius Gracchus, la légion et l'armée du peuple romain ont soumis
la Sardaigne… Sa mission ayant rencontré le plus grand succès et… les
tributs rétablis, il a ramené dans sa patrie l’armée saine et sauve et les bras

1.  Liv., 41, 6, 7 et 8, 4-12.


2.  Liv., 40, 34, 13 ; Diod., 5, 15, 6.
3.  « Pax deinde data petentibus Corsis », Liv., 42, 7, 2.

19
I. Action de Rome

chargés de butin. Il rentra à Rome en célébrant un second triomphe1 ». Il


ne s'agit donc que du rétablissement de la soumission avec le versement
des tributs imposés précédemment – depuis quand n'étaient-ils plus ver-
sés ? –, et cependant le triomphe fut entériné par le Sénat.
La création des deux provinces d'Espagne n'a pratiquement pas modi-
fié le nombre des contacts de caractère diplomatique, comme si la pro-
mulgation du statut de province ne pouvait faire évoluer les formes de la
prise de contrôle, très progressive, de la péninsule. Seuls les événements
de Numance semblent mettre un terme aux relations de caractère diplo-
matique avec Rome ou ses représentants. Mais dans les décennies anté-
rieures en Espagne, comme en Gaule transalpine, les appellations de peu-
ples mal identifiés ne permettent pas d'avoir une perception précise des
avancées de l'armée et de la diplomatie. Lorsque Tite-Live ou Appien
utilisent le terme générique de « Celtibères », l'identification de ces peu-
ples est tout simplement impossible. Par exemple, en 181, le propréteur
Q. Fulvius Flaccus dirige des opérations après la deditio de Contrebia ; il
« emmena ses légions saccager la Celtibérie, tout en assiégeant de nom-
breuses forteresses, jusqu'à ce que la plus grande partie des Celtibères eût
fait leur soumission2 ». De quels Celtibères s'agit-il ? Appien pour sa part
ne mentionne qu'une bataille menée par Flaccus3 et son témoignage sem-
ble incompatible avec celui de Tite-Live qui, durant ces années, surestime
manifestement les résultats obtenus lors des campagnes romaines.
Dans la péninsule Ibérique et surtout en Gaule, de nouveaux interlocu-
teurs de Rome apparaissent dans le champ diplomatique : les Lusitaniens
en 151 puis tous les peuples du nord de la Gaule, les Belges et les Ger-
mains. Ces derniers étaient déjà entrés en contact avec Rome lors de l'épi-
sode de l'invasion des Cimbres et des Teutons – les seuls peuples dont les
relations avec Rome furent aussi brèves que violentes4. La soumission de la
Gaule fut également très rapide et cette subordination si chèrement payée
par les habitants se traduisit par la disparition de tout contact d'ordre di-
plomatique dès la création des provinces gauloises de Narbonnaise en 70
et de Comata en 51. Dans ces espaces, le pouvoir romain ne paraît pas
avoir été remis en cause après la conquête, et l'absence de contacts compa-
rables à ceux qui perdurent dans la péninsule Ibérique après 197, contribue
à confirmer la mainmise réelle de Rome sur ces territoires.

1.  Liv., 41, 28, 9. L'inscription figurait sur un tableau qui avait la forme de la Sardaigne et sur
lequel on avait peint des batailles.
2.  In deditionem uenit, Liv., 40, 33, 9.
3.  App., Ib., 42.
4.  Entre 113 et 101. E. Demougeot, « L'invasion des Cimbres-Teutons-Ambrons et les Romains »,
Latomus, 37, 1978, p. 910-938.

20
Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête…

La brutalité des contacts diplomatiques

Brutalité ? Le terme peut sembler excessif et pourtant, il paraît le plus


approprié pour qualifier la diplomatie occidentale, car la comparaison
avec les pratiques diplomatiques en Orient ne concerne pas seulement la
fréquence des échanges, mais aussi et peut-être surtout leur contenu et les
modalités de leur mise en œuvre. On ne retrouve par exemple dans aucun
espace occidental de rencontres comparables aux multiples conférences
organisées entre le début du IIe siècle et Pydna (168) en Grèce et en Orient.
La réduction en province des zones occidentales ne donne même pas lieu
à l'envoi de commissaires sénatoriaux pour organiser la mise en place de
l'administration provinciale.
Le seul interlocuteur à avoir eu avec Rome des rapports positifs en Oc-
cident est Marseille dont les députés fournissent toutes les informations
dont les Romains ont besoin et sollicitent en même temps l'aide de leur
allié : c'est l'objet des démarches de 189, 181 ou 154 lorsqu'ils subissent des
attaques ligures1. En outre, une démarche tout à fait exceptionnelle est
mentionnée par Justin en 122 : « Des députés de Marseille vinrent à Rome
solliciter le pardon des Phocéens, ses fondateurs, dont le Sénat avait or-
donné de raser la ville et d'anéantir le nom, pour les punir d'avoir, dans
cette dernière guerre (contre Mithridate), et auparavant dans celle d'An-
tiochus, porté les armes contre le peuple romain. Cette grâce leur fut ac-
cordée2 ». Une telle « générosité » fournit la preuve des liens uniques qui
unissaient Rome à Marseille – comme les hésitations de César en 49 sem-
blent le montrer3.
OBJECTIFS DES CONTACTS DIPLOMATIQUES AVEC L'OCCIDENT
197-168 167-133 132-60 59-31 Total
Paix, Traité, Alliance 3 15 2 9 29
Deditio 18 (+3) 10 2 34 64 (+3)4
Rapprochement. Remerciements 1 - 2 1 4
Négociation. Marchandage 5 1 13 29 48
Aide. Information 5 4 2 16 27
Se plaindre de l'interlocuteur 7 4 1 4 16
Justifier des actes - 4 2 10 16
Inconnu 1 - - - 1
43 38 24 103 208

1.  Respectivement Liv., 37, 57, 1-2 ; 40, 18, 4 et Polyb., 33, 8, 1-3
2.  Justin, 37, 1, 1.
3.  Voir supra p. 15.
4.  Les trois deditiones mentionnées entre parenthèses correspondent à des demandes formulées
par les généraux romains ; or, en Orient, comme en Occident, les demandes de deditiones n'ont
un résultat positif que lorsqu'elles sont présentées par le futur déditice. Ces trois démarches
sont donc des échecs.

21
I. Action de Rome

Plus de la moitié des actes diplomatiques correspondent à des objectifs


ayant une connotation négative et la plupart d'entre eux présentent un
réel intérêt au regard de la pratique diplomatique romaine en Occident ;
cependant l'analyse détaillée de tous ces contacts n'étant pas possible ici,
je choisirai d'examiner quelques exemples représentatifs de chaque type
de rencontre.
Outre les deditiones, les plaintes formulées au sujet de l'attitude des in-
terlocuteurs ou même la volonté de justifier des actes antérieurs consti-
tuent autant de motifs de missions qui n'ont pas pour fonction d'engager
de véritables négociations ou de tenter d'améliorer les relations entre les
interlocuteurs1. En vérité, il faudrait ajouter à cet ensemble une partie
importante des demandes de paix, car certaines de ces démarches sont
présentées abusivement comme des paix qui auraient été négociées après
combat alors qu'elles ont été simplement imposées sans aucune forme de
dialogue – se rapprochant ainsi des procédures de deditiones. Un exemple
significatif est fourni par le récit de Tite-Live au sujet de l'action de Grac-
chus en Espagne en 179. « Certains historiens », écrit-il2, affirment que la
deditio d'Ergavica et celle d'autres places « ne fut pas faite de toute bonne
foi : à peine Gracchus avait-il retiré ses légions d'une région que la guerre
y reprenait aussitôt3 ». Cependant, après une victoire plus importante,
« les Celtibères conclurent une paix véritable (debellatum ueramque  pacem)
et non plus avec une loyauté fluctuante comme auparavant4 ». Une paix
après une première deditio puis une victoire militaire ? Le traitement ap-
pliqué aux Espagnols dans un tel contexte parait très confus et difficile-
ment recevable ; le récit livien est non seulement ambigu, mais fortement
suspect de chercher à enjoliver le récit de la campagne du père des Grac-
ques.
Quant aux négociations, elles sont pour la plupart totalement fermées
et très souvent assorties de marchandages, semblables à ceux mis en œu-
vre lors d'une soumission5. Plus caractéristique encore, ces négociations
ont quasiment toutes des résultats négatifs ; deux exemples en ce sens : en
179, trois mille Gaulois transalpins passent en Italie et, « sans se livrer à la
moindre hostilité, ils demandaient un territoire aux consuls et au Sénat,
afin d'y vivre en paix sous l'autorité du peuple romain. Le Sénat ordonna
aux Gaulois de sortir d'Italie et au consul Q. Fulvius de mener une en-
quête et de sévir contre ceux qui avaient été les meneurs et les instigateurs

1.  Soit 108 contacts sur 208.


2.  Quidam auctores. Sur ces auteurs inconnus, voir les commentaires de Chr. Gouillart, Introduction 
du Livre XL de Tite‐Live, CUF, 1986, p. XXX.
3.  Liv., 40, 50, 2.
4.  Liv., 40, 50, 5.
5.  Comme en 54, lorsque César exige des Trinovantes, outre des otages, du blé pour accepter leur
deditio (B.G., 5, 20).

22
Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête…

de ce passage des Alpes1 ». Autre exemple d'un échec plus d'un siècle
plus tard, en 58, lorsque les « plus grands personnages » (nobilissimi ciuita‐
tis) de l'État helvète « viennent demander à César l'autorisation de traver-
ser une partie de la Gaule. Le proconsul leur répond que « s'ils avaient un
désir à exprimer, qu'ils revinssent aux ides d'avril2 » ; et il commence im-
médiatement la construction du mur destiné à leur interdire le passage.
Dans ces deux cas, comme dans d'autres, les négociations, pourtant enta-
mées dans un contexte apparemment non belliqueux, se heurtent à des
refus, assortis qui plus est, de décisions hostiles.
Les critiques contre les agissements de certains représentants du pou-
voir romain, notamment en Espagne, se multiplient dès le début du IIe
siècle. En 171, une délégation qualifiée d'alliée (donc envoyée par des
provinciaux fidèles) est reçue au Sénat : « Ces envoyés, après s'être plaints
de l'avarice et de l'orgueil des magistrats romains, se jetèrent aux pieds
des sénateurs, et les supplièrent de ne pas souffrir que des alliés de Rome
fussent persécutés et dépouillés plus cruellement que des ennemis3 ». Les
Espagnols n'obtiennent que partiellement satisfaction avec l'envoi de cinq
commissaires chargés d'enquêter, mais les responsables ne furent pas
condamnés. Pas plus que ne le fut C. Cassius, dont les exactions avaient
été dénoncées en 170 à Rome par le roi gaulois Cincibilus ; le Sénat promit
de demander des comptes au consul et les délégués gaulois sont couverts
de cadeaux – c'est exceptionnel ! – ; ils furent même raccompagnés par
une ambassade sénatoriale4. Cependant Cassius, alors en Macédoine,
évita de rentrer à Rome afin de ne pas être mis en accusation.
C'est probablement dans le cadre de la mise en pratique des deditiones
que la diplomatie occidentale affiche une image particulièrement néga-
tive. Nous l'évoquions en introduction, presqu'un tiers des contacts di-
plomatiques se limitent à des deditiones5. Même si nos sources, dans ces
régions, plus qu'ailleurs, font référence à des procédures de soumission
parfois mal identifiées ou ambiguës, l'usage quasi systématique de ce type
de règlement illustre la volonté des généraux romains – puisque eux seuls
reçoivent ces soumissions – d'empêcher tout dialogue avec les ennemis
d'Occident. Certes, un contact avec des ambassadeurs est parfois men-
tionné (notamment par César) et les conditions de la deditio sont alors
présentées comme ayant été partiellement négociées6. Mais on connaît les

1.  Liv., 40, 53, 5-6.


2.  Caes., B.G., 1, 7.
3.  Liv., 43, 2, 2.
4.  Liv., 43, 5, 1-10.
5.  Entre 197 et 49 (prise de Marseille), sur les 713 contacts diplomatiques avec les peuples et cités
gréco-orientales et africaines, on ne compte que 32 deditiones (= 4,5%) ; dans le même laps de
temps, on compte 64 deditiones avec l'Occident sur 208 échanges (soit 30%).
6.  Voir J. S. Richardson, Spain  and  the  development  of  the  Roman  imperialism (1986, Appendix V,
p. 199 sq.). La Tabula Alcatarensis précise également les conditions de la deditio d'une peuplade

23
I. Action de Rome

limites d'une telle négociation puisque la supériorité des forces romaines


est admise (au moins provisoirement) par le déditice. C'est César lui-
même qui d'ailleurs établit une nette différenciation entre une simple
capitulatio et une deditio. En 57, dans sa réponse aux legati des Atuatuques,
il précise que « ses habitudes de clémence, plutôt que leur conduite, l'en-
gageaient à conserver leur nation, s'ils se rendaient avant que le bélier eût
touché leur mur, mais il n'y avait de dédition possible que si les armes
étaient livrées1 ».
Pour autant, lorsqu'aucune légation ou aucun médiateur n'est men-
tionné, doit-on admettre que l'usage du terme deditio permet de différen-
cier la procédure alors mise en œuvre d'une simple capitulatio ? Quelques
décisions, vraisemblablement imposées de façon unilatérale, ont dû être
plus proches de capitulations que de déditions2. Par exemple en 195, le
consul M. Porcius Cato, au début de ses campagnes contre les Turdetani
reçoit la soumission de sept places fortes, mais « peu de temps après son
retour à Tarragone, ils se soulevèrent de nouveau... Ils furent réduits une
seconde fois, mais ils ne trouvèrent pas la même indulgence chez leurs
vainqueurs. On les vendit tous à l'encan, pour éviter qu'ils ne demandas-
sent la paix trop souvent3 ». Alors que les répressions qui suivent les dé-
fections (surtout après une deditio) n'ont pas besoin d'être justifiées, para-
doxalement Caton semble vouloir assimiler la deditio antérieure à une
demande de paix. La confusion entre les différentes terminologies paraît
avoir été volontairement entretenue et la fonction principale de ce simula-
cre de négociation au moment de la soumission est surtout de valoriser la
générosité du chef des armées romaines. Ce thème est récurrent dans le
récit de César qui n'a de cesse d'exalter son humanitas et sa clementia –
comme dans le cas déjà évoqué de la soumission de Marseille4 –, mais il a
été utilisé par d'autres généraux romains et dans d'autres espaces, en Es-
pagne comme en Gaule.
Au-delà des difficultés à identifier les procédures, il faut enfin souli-
gner que, dans les zones occidentales, bien plus que dans d'autres régions,
les engagements minimaux liés à l'acceptation de la deditio de l'ennemi ne
sont pas toujours respectés. Un des exemples les plus représentatifs
concerne les événements liés à la deditio des Ligures Statellati en 173 au
consul M. Popilius Laenas. « Ils se rendirent, sans conclure, il est vrai, de

de la région du Tage sous le consulat de C. Marius : Agros et aedificia, leges cete(ra omnia) quae sua 


fuissent pridie quam de dedid(erunt quae tum) extarent eis reddidit (sc. L. Caesius) dum populus (sena‐
tusque) Romanus vellet.
1.  « Sed deditionis nullam esse condicionem nisi armis traditis », Caes., B. G., 2, 31.
2.  Voir notre article « Les deditiones entre capitulations et négociations », Mélanges Monique Clavel‐
Lévêque, 4, p. 255-270.
3.  Saepius pacem sollicitarent, Liv., 34, 16, 9.
4.  Voir supra p. 21.

24
Le jeu diplomatique des Romains en Occident lors de la conquête…

convention1 » (le pactus qui garantissait les conditions de leur soumis-


sion)… « mais celui-ci leur enleva à tous leurs armes, détruisit leur ville,
les fit vendre, eux et leurs biens ». Informé par une lettre du consul, « le
Sénat jugea ces faits scandaleux (atrox res) » et s'inquiéta surtout de ce que
« le sort survenu à tant de milliers d’innocents implorant la bonne foi du
peuple romain avait constitué le plus détestable précédent, au point que
personne n’oserait plus jamais faire sa soumission2 ». On retrouve pour-
tant une situation tout à fait semblable en 151 après la deditio de la cité
ibère de Cauca à Lucullus : bien que les déditices aient fourni les otages,
les cent talents d'argent et les cavaliers exigés par le consul, l'ordre est
donné de massacrer tous les adultes : « Ces derniers avaient beau invo-
quer les garanties reçues ainsi que les dieux protecteurs des serments et
reprocher aux Romains leur perfidie, on les massacrait sauvagement…
Lucullus mit la ville à sac et jeta le discrédit sur les Romains3 ». L'année
suivante, les Lusitaniens venus renouveler le traité sont également massa-
crés sur ordre de Galba et Appien, notamment, témoigne des conséquen-
ces de ces exactions répétées : elles sont à l'origine du soulèvement de
Viriathe.
Les cas présentés ici ne sont pas les seuls exemples connus de non res-
pect des engagements ; les autorités romaines semblent s'en émouvoir et
craindre des effets dévastateurs pour la réputation de Rome. Mais ses
scrupules pèsent peu de poids face à la solidarité de l'oligarchie sénato-
riale : d'une part les responsables ne sont presque jamais condamnés et
d'autre part le Sénat tente de justifier les décisions de ses représentants.
Appien présente l'essentiel de l'argumentaire des sénateurs à l'occasion de
la réclamation des habitants de Ségéda, venus se plaindre du non-respect
du traité conclu avec Sempronius. Il leur fut répondu : « Quand le Sénat
octroie des privilèges de ce genre, c'est toujours avec ce préambule qu'ils
ne demeureront en vigueur que tant qu'il paraîtra bon à lui-même et au
Peuple Romain4 ». L'affirmation aussi nette du caractère unilatéral des
décisions et de leur remise en cause a pour corollaire de nier en quelque
sorte la fonction même de la diplomatie.
La conquête militaire des provinces occidentales s'est accompagnée,
comme en Orient, d'un certain nombre de contacts diplomatiques. Mais
les peuples occidentaux ont subi une diplomatie pour l'essentiel négative,
expéditive et souvent irrespectueuse de ses engagements. Une méfiance
réciproque s'était rapidement installée, laissant assurément peu de place à

1.  « Dediderunt sese, nihil quidem illi pacti », Liv., 42, 8, 1. Les Statellati sont mal localisés, probable-
ment sont-ils ensuite intégrés dans les Alpes Cottiennes.
2.  Liv., 42, 8, 1-6.
3.  App., Ib., 52.
4.  App., Ib., 44.

25
I. Action de Rome

des ouvertures diplomatiques. L'âpreté des affrontements, les difficultés


militaires prolongées durant des décennies se traduisent par des relations
diplomatiques sommaires, limitées et souvent ambiguës. Les généraux
jouent en permanence sur la terminologie, affichant de confondre ou d'as-
socier négociation, paix, dédition ou capitulation – comme si les contenus
de ces termes étaient équivalents. Les peuples occidentaux ne sont pour-
tant pas dupes ; ils connaissent le sens et la valeur des engagements, des
traités ou des clauses des deditiones et se plaignent du non-respect des
promesses romaines. Si seule la cité de Marseille est traitée différemment
– comme l'avait été en 212 Syracuse –, ce n'est évidemment pas un ha-
sard : ces deux cités, d'origine grecque, reçoivent un traitement nettement
plus proche de celui appliqué aux États hellénistiques. Aux autres peuples
barbares d'Occident sont appliqués des modes opératoires d'une toute
autre nature, mais c'est probablement le mépris des engagements qui a
laissé les traces les plus durables dans les rapports établis entre vain-
queurs et vaincus. L'emprise de Rome sur l'Occident en a été marquée
pour plusieurs décennies.

26
Les gouverneurs des provinces
occidentales à l’époque républicaine
et sous le Principat
Agnès Bérenger
Professeur d'histoire romaine à l'université Paul Verlaine - Metz

Les sources antiques peignent des portraits très contrastés des gouver-
neurs qui administrèrent les provinces occidentales de l’empire romain. Si
l’orateur Cicéron décrit Verrès, préteur en Sicile, comme le gouverneur le
plus abominable qu’aient jamais eu à supporter des provinciaux,
l’historien Tacite présente en revanche son beau-père Agricola comme un
modèle à suivre et met l’accent sur l’excellence de son comportement en
Bretagne.
Au-delà de ces cas, peut-être exceptionnels et sans aucun doute présen-
tés avec un certain nombre d’artifices rhétoriques, la réalité du terrain
était nettement plus contrastée et mérite une étude attentive. Qui étaient
donc ces représentants du pouvoir central ? Quels étaient les pouvoirs
considérables qui leur étaient confiés et les limites qui y étaient posées ?
Enfin, les relations avec leurs administrés ne furent pas toujours exemptes
de frictions et ce mode de gouvernement a souvent été vécu et décrit
comme oppressif. De nombreux abus furent commis par les représentants
du pouvoir central, état de fait problématique qui a entraîné la mise en
place progressive d’un système de régulation.
Dans les provinces étaient envoyés des représentants du pouvoir ro-
main, les gouverneurs. Sous la République, ces derniers étaient soit des
magistrats en titre, consul ou préteur, dotés de l’imperium, soit des pro-
magistrats, dont le pouvoir de magistrat avait été prolongé pour un an. Ils
portaient alors le titre de propréteur ou de proconsul.
Rapidement, la conduite des guerres et le gouvernement des provinces
obligèrent Rome à proroger certains magistrats. Au IIe siècle av. J.-C., les
provinces furent de plus en plus gouvernées par des magistrats prorogés,
parce que l’augmentation du nombre de provinces imposa cette solution.
En effet, désormais le nombre de magistrats à imperium en exercice
s’avérait insuffisant pour pouvoir en envoyer dans toutes les provinces.
Les magistrats exerçaient d’abord leur fonction à Rome, puis étaient im-
médiatement envoyés gouverner une province. À partir de la lex Pompeia

27
I. Action de Rome

de 52, un intervalle minimal de cinq années devait séparer la magistrature


et la promagistrature. Ce n’étaient pas les individus qui choisissaient leur
province, l’attribution se faisant par tirage au sort.
Une modification substantielle se produisit en 27 av. J.-C. Lors d’une
séance au Sénat le 16 janvier 27, eut lieu le partage des provinces entre
Auguste et le Sénat. Dans celles dépendant du Sénat, qu’on qualifie cou-
ramment de « provinces publiques », les gouverneurs étaient désignés par
le Sénat, par tirage au sort, et portaient le titre de proconsul. La majorité
de ces provinces étaient dévolues à des anciens préteurs, qui avaient nor-
malement géré la préture au moins cinq ans auparavant. Seules l’Asie et
l’Afrique étaient réservées à des sénateurs de rang consulaire. Dans les
provinces impériales, les gouverneurs clarissimes étaient directement
désignés par l’empereur et portaient tous le titre de légat d’Auguste pro-
préteur. Certaines provinces, sans légion sur leur sol ou dotées d’une
seule légion, étaient gouvernées par des anciens préteurs, tandis que cel-
les dotées de deux ou trois légions étaient administrées par un consulaire.
Enfin, d’autres provinces impériales furent confiées à des chevaliers, avec
le titre de procurateur. Il s’agissait en général, mais pas exclusivement,
des plus petites provinces, c’est-à-dire des îles ou des régions montagneu-
ses, telles les Alpes Cottiennes ou Grées.
La distinction désormais établie entre provinces publiques et provinces
impériales entraîna des différences sensibles dans leur mode de gouver-
nement. En particulier, dans les provinces sénatoriales, le proconsul n’est
en fonction que pour un an (même si des cas de prorogation sont attestés),
durée limitée, ce qui rendait donc difficile une politique sur le long terme.

Les pouvoirs du gouverneur

Les gouverneurs étaient dotés de pouvoirs qui leur accordaient en


théorie une puissance quasi absolue au sein de leur province. Cependant,
ces pouvoirs n’étaient pas sans bornes et des limites ont été très rapide-
ment posées.

L’imperium
Le fondement du pouvoir exercé par le gouverneur de rang sénatorial
dans sa province était l’imperium, qui lui donnait le droit de commander
une armée et de rendre la justice, et qui était attribué aussi bien aux pro-
consuls qu’aux légats d’Auguste propréteurs1. Cet imperium, qualifié de
consulaire à l’époque républicaine, fut ensuite appelé proconsulaire au

1.  Cf. de Martino F., Storia della costituzione romana, IV, 2, 2e éd., 1975 (Naples), p. 807-808.

28
Les gouverneurs des provinces occidentales à l’époque républicaine…

début de l’Empire, à une date qui reste indéterminée1. La question s’avère


plus délicate en ce qui concerne les gouverneurs de rang équestre, qui
n’avaient pas détenu au préalable de magistrature. Ils ont reçu, au terme
d’un processus qui s’est étalé entre les règnes d’Auguste et de Claude, des
pouvoirs incluant des pouvoirs juridictionnels, mais sans comprendre
l’imperium2. Autre différence sensible, tous les gouverneurs ne sont pas
investis de l’imperium au même moment. Le proconsul le revêtait au dé-
part de Rome, après avoir franchi les limites du pomerium, comme
l’indique Dion Cassius3. En revanche, les légats d’Auguste propréteurs
n’étaient investis de l’imperium qu’au moment de leur entrée dans la pro-
vince4. Exception faite de celui de l’empereur, l’imperium du gouverneur
était supérieur, dans sa province, à celui de tous les autres représentants
de Rome. Cette notion implique que les proconsuls avaient la haute main
sur les magistrats mineurs en fonction dans la même province, en
l’occurrence leur questeur, ce qui explique qu’ils aient pu, en cas de man-
quement caractérisé, lui ordonner de quitter la province5. Les juristes in-
sistent nettement sur le fait que l’imperium ne pouvait être délégué aux
légats du proconsul, même s’il lui était par ailleurs permis de leur confé-
rer des pouvoirs juridictionnels6. De même, les légats d’Auguste propré-
teurs étaient les supérieurs hiérarchiques des légats de légions dans les
provinces dotées de plusieurs légions. En revanche, dans les rapports du
légat d’Auguste propréteur avec le procurateur en charge des finances
désigné par l’empereur, les juristes ne laissent pas entrevoir de lien de
subordination. Au contraire, ils insistent sur l’indépendance du procura-
teur par rapport au gouverneur7. C’est en vertu de son imperium que le
gouverneur rendait la justice et pouvait mener des opérations militaires.
En effet, rien n’atteste formellement que le proconsul ait été privé sous
l’Empire de l’imperium militiae qui lui donnait le pouvoir de commander
les troupes stationnées dans sa province8.

Le ius gladii
Pour rendre la justice et assurer le maintien de l’ordre, deux des fonc-
tions les plus importantes de tout gouverneur, un autre pouvoir jouait un

1.  Sur les problèmes de chronologie à ce sujet, Hurlet F., Le proconsul et le prince d’Auguste à Dioclé‐


tien, 2006 (Bordeaux), p. 129-130.
2.  Tac., Ann., XII, 60, 2. Loreto L., Il comando militare nelle province procuratorie, 2000 (Naples), p. 37-
40.
3.  Dion Cassius, LIII, 13, 4. Cf. Digeste, I, 16, 1-2.
4.  Dion Cassius, LIII, 13, 8. Cf. de Martino F., ouvr. cité, p. 807.
5.  Cic., II Verr. III, 134.
6.  Pomponius, Digeste, I, 16, 13.
7.  Digeste, I, 16, 7, 2 ; I, 16, 9 pr.
8.  Voir la discussion dans Hurlet F., ouvr. cité, p. 131-160.

29
I. Action de Rome

rôle fondamental. Il s’agit du ius gladii, droit de condamner à la peine


capitale. La question du ius  gladii dont était investi le gouverneur a fait
l’objet de vifs débats. La première question qui se pose est celle de
l’attribution de ce pouvoir à tous les types de gouverneurs, qu’ils soient
sénateurs ou chevaliers, proconsuls, légats d’Auguste propréteurs, préfets
ou procurateurs. Dion Cassius fait allusion à plusieurs reprises au droit de
condamner à la peine capitale conféré aux gouverneurs1 et si l’on le suit, à
l’époque d’Auguste, tous les gouverneurs de rang sénatorial disposaient
du ius gladii. Comme pour d’autres mesures que l’historien attribue à Au-
guste, un soupçon d’anachronisme flotte sur ces assertions. De fait, la
chronologie pose problème et il semble bien que ce pouvoir ait été accordé
progressivement aux différents types de gouverneurs2.
Selon Dion Cassius, le gouverneur pouvait condamner à mort les pro-
vinciaux et les soldats3, et ce droit semble avoir compris les citoyens ro-
mains. Déjà à la période républicaine, certaines indications laissent penser
que les gouverneurs avaient le droit de prononcer des condamnations à
mort à l’encontre de citoyens. Dans les Verrines, si Cicéron accuse Verrès
d’avoir fait crucifier P. Gauius, il ne lui dénie nulle part le droit de
condamner à mort un citoyen romain4. C’est le caractère infamant de la
peine infligée, réservée en principe à des esclaves, ainsi que le refus de
Verrès de permettre à Gauius d’exercer son droit d’appel pour être jugé à
Rome, qui sont en cause, non la condamnation à mort elle-même. À Lyon,
en 177, le gouverneur a fait décapiter des chrétiens qui étaient citoyens
romains et a condamné aux bêtes ceux qui n’étaient pas citoyens, après en
avoir référé, il est vrai, à Marc Aurèle5. Le droit de prononcer une
condamnation à mort apparaît donc comme l’apanage exclusif du gou-
verneur de province, seul représentant de Rome habilité à rendre une telle
sentence, à l’exception bien sûr de l’empereur si ce dernier était de pas-
sage dans une province.

Le ius edicendi
Le ius  edicendi  faisait partie des pouvoirs attribués aux magistrats du
peuple romain et était aussi reconnu aux gouverneurs de province. Il leur
conférait la capacité à promulguer des édits, dont le plus important est sans
conteste celui qu’ils prenaient à leur entrée en fonction, afin de définir les
principes auxquels ils entendaient se conformer. Comme cette promulga-
tion avait lieu dès l’entrée en charge, cela impliquait que le gouverneur

1.  Dion Cassius, LII, 22, 2-3 ; LIII, 13, 6-7 ; LIII, 14, 5.
2.  Jones A.H.M., Studies in Roman Government and Law, 1960 (Oxford), p. 59-65.
3.  Dion Cassius, LIII, 13, 6 ; 14, 5.
4.  Cic., II Verr. V, 161-170.
5.  Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, V, 1, 44 ; 47.

30
Les gouverneurs des provinces occidentales à l’époque républicaine…

l’avait rédigé avant son arrivée, vraisemblablement alors qu’il se trouvait à


Rome, entre la nouvelle de sa désignation et sa cérémonie de départ (profec‐
tio). L’édit du gouverneur ne valait que pour la durée de son séjour dans sa
province et n’impliquait pas que ses successeurs s’engageassent à respecter
les dispositions ainsi définies. Cet état de fait pouvait d’ailleurs entraîner
des discordes entre les gouverneurs successifs. Toutefois, dans la réalité, les
édits des gouverneurs ne présentaient pas obligatoirement de grandes dif-
férences. À partir d’une base uniforme, des modifications et correctifs
étaient apportés, selon ce qu’imposaient les circonstances. L’édit compre-
nait donc une partie tralatice, héritée de la tradition, et des dispositions
spécifiques, prises en fonction du contexte local. Sous l’Empire, les informa-
tions sur l’édit provincial sont extrêmement ténues. L’une des questions
essentielles est de savoir si une évolution a conduit à la création d’un édit
provincial général, mais plusieurs indices laissent penser qu’une uniformi-
sation n’a pas pu se produire avant le milieu du IIe siècle de notre ère.

Des pouvoirs bien encadrés

Les instructions (mandata)


Le gouverneur disposait donc de pouvoirs extrêmement étendus, tout
au moins au sein de sa province. Il ne faut pas pour autant en déduire que
sa conduite n’était pas encadrée. De nombreux interdits avaient été fixés,
comme l’atteste le nombre important de passages de juristes classiques
repris au Digeste qui définissaient strictement les normes à respecter. Une
proportion importante de ces interdits se trouvaient définis dans les man‐
data remis au gouverneur au moment de son départ de Rome.
Les mandata représentaient des instructions préalables remises aux
gouverneurs, qui leur donnaient des consignes à suivre pour l’ensemble
de leur fonction. Des mandata  senatus existaient sous la République. En
revanche, pour l’époque impériale, l’existence de ces mandata émanant du
Sénat est moins assurée1, et, en tout état de cause, ils ne pouvaient plus
concerner que les provinces dont la responsabilité était restée du ressort
de la Haute Assemblée lors du partage de 27 av. J.-C.
L’existence des mandata pour les légats d’Auguste propréteurs est bien
attestée dès les débuts de l’Empire, comme le montre un passage des An‐
nales de Tacite2. L’historien y mettait en scène Domitius Celer, un des
amis de Cn. Calpurnius Piso. Après le décès suspect de Germanicus, en 20

1.  Pour Millar F., « The Emperor, the Senate and the Provinces », JRS, 56, 1966, p. 159, rien ne
prouve leur existence.
2.  Tac., Ann., II, 77, 1. Sur ce passage, cf. Marotta V., Mandata principum, 1991 (Turin), p. 64-65.

31
I. Action de Rome

ap. J.-C., il conseilla à Pison de profiter de la conjoncture et de l’autorité


dont il jouissait en tant que gouverneur de Syrie, désigné par Tibère lui-
même. Parmi les éléments qui appuyaient l’autorité de Pison, Domitius
Celer énumérait les faisceaux, l’autorité de préteur, les légions et les man‐
data. L’auctoritas de légat et les instructions impériales étaient mises sur le
même plan et constituaient ainsi des éléments de légitimité déterminants.
En revanche, la question de la remise de mandata impériaux s’avère plus
délicate en ce qui concerne les proconsuls, qui ne dépendaient pas, en
théorie, de l’empereur. Il est assuré qu’eux aussi finirent par recevoir des
mandata, mais la date de mise en œuvre de cette pratique reste discutée,
vraisemblablement dès le début du IIe siècle1.
Il semblerait que le contenu des mandata ait varié selon les gouverneurs
et les spécificités de leurs provinces. Ainsi chaque recueil devait-il conte-
nir à la fois des instructions générales, valables pour n’importe quelle
province, et des sections élaborées en tenant compte des spécificités de la
charge2, spécificités qui tenaient à la fois au contexte immédiat (par exem-
ple des frictions aux frontières et des risques d’invasion ou des problèmes
importants dans la province) et aux particularités reconnues de la pro-
vince en question. Ainsi, dans une province sujette aux attaques de pira-
tes, telle la Sardaigne, les instructions pouvaient comporter une section
particulière sur ce point.
Pour l’essentiel, les mandata concernaient deux aspects : la conduite des
envoyés du pouvoir central et les compétences qui leur étaient dévolues,
en particulier la justice et le maintien de l’ordre.

Des normes de comportement contraignantes


Lorsque l’on se penche sur les textes antiques qui concernent les gou-
verneurs de province dans l’empire romain, on ne peut qu’être frappé par
la variété des interdictions qui encadraient leur fonction et fixaient les
normes de comportement qu’ils étaient censés respecter3. Ces dispositions
contraignantes visaient à garantir l’impartialité du gouverneur, tout en
limitant les risques d’accusation de collusion avec tel ou tel provincial.
C’est ainsi que s’explique, par exemple, l’interdiction de recevoir des ca-
deaux. Les mandata insistaient aussi sur ce point : les seuls cadeaux accep-

1.  Cf. Millar F., The Emperor  in  the  Roman  World  (31  BC  –  AD  337), 2e éd., 1992 (Londres), p. 313,
316 ; Hurlet F., ouvr. cité, p. 226-232, 240 ; Bérenger A., « Le contrôle des gouverneurs de pro-
vince sous le Haut-Empire », dans Feller L. (dir.), Contrôler les agents du pouvoir, 2004 (Limoges),
p. 130-131.
2.  Marotta V., « Liturgia del potere. Documenti di nomina e cerimonie di investitura fra principa-
to e tardo Impero Romano », Ostraka, 8, 1999, p. 145.
3.  Pour une étude plus complète, je renvoie à Bérenger A., « L’impartialité du gouverneur de
province dans l’empire romain : entre affirmations théoriques et réalité », dans Bock F., Bührer-
Thierry G., Alexandre S. (coord.), L’échec en politique, objet d’histoire, 2008 (Paris), p. 179-189.

32
Les gouverneurs des provinces occidentales à l’époque républicaine…

tables étaient ceux qui correspondaient aux besoins quotidiens1. Un plé-


biscite rappelé aussi par le Digeste précisait que les dons acceptables ne
devaient pas dépasser ce qui pouvait se manger ou se boire pour un ou
deux jours. Or ce plébiscite, dont la datation est controversée, remonte au
moins au Ier siècle av. J.-C., sinon au IIe siècle, ce qui montre que les autori-
tés romaines ont très tôt tenté de limiter les abus envers les provinciaux2.
L’interdit ne se limitait pas aux cadeaux, mais concernait aussi les achats
qui pouvaient être effectués dans la province. Les mandata interdisaient en
effet aux gouverneurs d’effectuer, à quelque titre que ce fût, des achats
qui excédaient les exigences de la vie quotidienne3. Cette interdiction
comprenait l’achat d’esclaves, principe qui était déjà en vigueur à
l’époque de Cicéron. Ce dernier en fait mention dans son discours contre
Verrès, où il affirme que les anciens (maiores) avaient introduit une série
de règles pour prévenir les abus des gouverneurs et avaient ainsi interdit
l’achat d’esclaves sur le sol provincial. La seule exception prévue était la
possibilité de remplacer un esclave décédé, et encore fallait-il que cet es-
clave fût décédé sur place4. La restriction imposée s’explique ainsi, selon
Cicéron : les maiores n’avaient pas voulu laisser un gouverneur monter sa
maison dans la province, mais seulement réparer la perte subie en pro-
vince. L’emploi par Cicéron du terme de maiores laisse penser que cette
interdiction remontait à une époque assez reculée et il semble qu’elle ait
déjà été en vigueur au milieu du IIe siècle av. J.-C.5. Plus largement, toute
forme d’activité que nous pourrions qualifier d’« économique » était in-
terdite aux gouverneurs à l’intérieur de leur province, et ce, déjà à
l’époque de Sylla, au début du Ier siècle av. J.-C. Cicéron, dans les Verrines,
faisait clairement allusion à l’interdiction qui leur était faite de consentir
des prêts à intérêt, puisqu’il affirmait que, s’il prouvait que Verrès avait
consenti des prêts sur ses fonds propres dans la province de Sicile,
l’accusé ne pourrait échapper à la condamnation6.
De telles interdictions s’expliquent par la nécessité de maintenir une
distance nette entre le gouverneur et ses administrés, en particulier les
notables locaux, afin de garantir son impartialité et d’éviter toute collu-
sion qui aurait pu jeter le doute sur les décisions qu’il était amené à pren-
dre lors des procès qui venaient devant sa juridiction. C’est ce que disait
clairement Cicéron dans les Verrines, à la suite du passage déjà cité. Les
maiores avaient interdit aux gouverneurs d’effectuer des achats dans leur
province parce qu’ils estimaient que le vendeur n’aurait pas été libre de

1.  Dig., I, 16, 6, 3.


2.  Dig., I, 18, 18. Cf. Marotta V., Mandata principum, 1991 (Turin), p. 140.
3.  Dig., I, 16, 6, 3. Sur ce point, Marotta V., ouvr. cité, p. 138-139.
4.  Cic., II Verr., IV, 9.
5.  Marotta V., ouvr. cité, p. 139-140.
6.  Cic., II Verr. III, 169.

33
I. Action de Rome

vendre selon ses désirs, en toute liberté, et en particulier qu’il n’aurait pas
été à égalité avec l’acquéreur lors de la fixation du prix. Par conséquent il
se serait agi d’une extorsion (ereptio), non d’une acquisition (emptio).
Comme le soulignait l’orateur, ils avaient bien compris qu’un Romain
exerçant le pouvoir administratif dans une province pourrait emporter
tout ce qu’il voudrait, et au prix qu’il aurait lui-même fixé1.
Un autre type de relations, plus personnelles, entre provinciaux et gou-
verneur était aussi vigoureusement prohibé. Le gouverneur n’avait en effet
pas le droit de prendre épouse dans la province où il était en fonction2. Un
passage de Tacite a été invoqué par certains auteurs qui en tirent argument
pour conclure que cette interdiction remonterait à l’époque républicaine3,
mais l’historien n’affirme rien de tel explicitement. Cette interdiction est
également soulignée à plusieurs reprises dans le Digeste : le gouverneur ne
pouvait contracter une union légitime avec une femme qui était originaire
de la province où il était en fonction ou qui y était domiciliée4.
Ces interdits matrimoniaux ont été compris de diverses manières :
l’interdiction pouvait être due à la peur que certains magistrats n’abusent
de leur autorité pour contraindre une femme ou sa famille à consentir au
mariage, comme l’affirme un passage de Papinien à propos des préfets de
cohorte ou de cavalerie et des tribuns : le mariage avec une femme de la
province où ils servaient était prohibé parce qu’ils se trouvaient dans une
position de pouvoir5. Mais on peut aussi supposer que l’interdit visait à
éviter qu’une telle union n’ôte au gouverneur sa liberté de jugement et
son indépendance vis-à-vis des affaires locales. En effet, une famille de
notables locaux aurait pu tirer avantage d’une union avec le gouverneur
et en profiter pour obtenir divers avantages, ce qui pouvait à terme altérer
les équilibres locaux et engendrer des conflits ou les réactiver. Il est aussi
possible que l’interdiction ait voulu empêcher que le gouverneur
n’accroisse de façon excessive sa puissance à travers des alliances matri-
moniales dans la province et ne puisse ainsi soustraire le territoire à la
domination romaine. En fait, on peut admettre que chacune de ces raisons
ou toutes ensemble aient pesé sur la mise en place de l’interdiction. Tou-
tes ces explications ont en tout cas un point commun : il s’agissait de limi-
ter les contacts entre provinciaux et gouverneur. Néanmoins, l’existence
de normes définies ne signifie pas qu’elles aient été appliquées avec toute
la rigidité qui se dégage des textes juridiques. On ne peut que constater

1.  Cic., II Verr. IV, 10.


2.  Bibliographie sur cette question : Dell’Oro A., « Il divieto del matrimonio fra funzionario roma-
no e donna della provincia », dans Studi in onore di Biondo Biondi, II, 1965 (Milan), p. 525-540.
3.  Il s’agit de Tac., Ann., III, 33. Cf. Dell’Oro A., art. cité, p. 530-531.
4.  Dig., XXIII, 2, 38, 2. Voir aussi Paul, Sentences, II, 19, 10.
5.  Dig., XXIII, 2, 63.

34
Les gouverneurs des provinces occidentales à l’époque républicaine…

que les autorités impériales ont éprouvé le besoin de réitérer les interdic-
tions, et cela parce qu’elles n’étaient, semble-t-il, pas toujours respectées.
Même si les sources juridiques laissent voir un souci réel d’encadrer la
fonction de gouverneur, il est indéniable que des abus furent commis.
Face à cet état de fait, une législation répressive se mit progressivement en
place.

Abus commis par les gouverneurs et législation de repetundis


Sous la République, le problème des abus dans l’exploitation des provin-
ces s’est rapidement posé, que ces abus soient commis au profit des caisses
de l’État ou pour reconstituer la fortune des gouverneurs aux dépens de
leurs administrés. En effet, les campagnes électorales pour l’obtention de
magistratures mettaient souvent à mal le patrimoine personnel des candi-
dats. En outre, la gestion de certaines magistratures, en particulier l’édilité,
s’avérait souvent très onéreuse. Le gouvernement d’une province apparut
donc comme une source de profit pour certains des Romains qui y étaient
envoyés. Toutefois, si ces agissements semblent avoir été relativement fré-
quents, ils étaient répréhensibles aux yeux de la loi romaine. Le premier
procès pour concussion est attesté en 171 av. J.-C., à la suite d’une plainte
déposée devant le Sénat par des représentants des peuples d’Hispanie1.
Une législation se mit progressivement en place, réservant d’abord le juge-
ment de tels procès à une commission spéciale permanente, la quaestio perpe‐
tua  (lex  Calpurnia  de  repetundis, en 149 av. J.-C.), composée de sénateurs et
présidée par le préteur pérégrin2. Si l’accusation s’avérait fondée, le coupa-
ble devait restituer aux provinciaux les sommes dérobées et le montant de
cette restitution fut porté au double des sommes en cause, dans la lex Acilia 
repetundarum de 123 ou 122 av. J.-C. Cette dernière posait aussi en principe
qu’il était illégal pour un représentant de l’autorité romaine d’« arracher,
prendre, lever, extorquer ou voler de l’argent ». Elle prévoyait aussi, pour la
première fois, la possibilité pour les victimes de porter une accusation per-
sonnellement, et surtout, elle changeait la composition de la quaestio, en
excluant les sénateurs des jurys, désormais confiés à des chevaliers3.
Durant son consulat, en 59 av. J.-C., Jules César fit voter la lex  Iulia  de 
repetundis, plus sévère que les précédentes, qui comprenait au moins 101
chapitres et resta la base de la législation en la matière4. C’est par exemple
en vertu de cette dernière loi que fut accusé M. Aemilius Scaurus, ancien

1.  Tite-Live, XLIII, 2. Cf. Le Roux P., Romains dʹEspagne, 1995 (Paris), p. 49.
2.  Cf. De Visscher F., Les édits dʹAuguste découverts à Cyrène, 1940 (Louvain), p. 138.
3.  CIL I, 198 = FIRA I, n°7. Cf. Santalucia B., « La repressione penale e le garanzie del cittadino »,
dans Storia di Roma, II, 1, 1990 (Turin), p. 544-545.
4.  Cic., Fam. VIII, 8, 3. Cf. Brunt P. A., « Charges of Provincial Maladministration under the Early
Principate », Historia, 10, 1961, p. 190-198.

35
I. Action de Rome

gouverneur de Sardaigne, qui fut défendu par Cicéron lui-même, lors de


son procès en septembre 54 av. J.-C.1. Il fut accusé d’extorsions de fonds et
d’abus de pouvoir par ses anciens administrés. Les dispositions légales ne
restèrent donc pas lettre morte.
Puis, en 4 av. J.-C., le senatusconsultum Calvisianum, voté à l’instigation
d’Auguste lui-même, renforça les possibilités pour les provinciaux de
porter des accusations2. Ce sénatus-consulte marquait un transfert de
juridiction, en faveur d’une commission sénatoriale, ce qui est le premier
exemple de compétence criminelle dévolue au Sénat. En outre, pour éviter
les abus de ce genre, la nouvelle organisation des provinces sous Auguste
avait prévu l’instauration d’un salaire pour les gouverneurs3.
En outre, à l’accusation de concussion (pecuniae repetundae), il devint pos-
sible d’adjoindre d’autres charges en particulier celle de saevitia (cruauté),
mais aussi celle, bien plus grave, de maiestas, c’est-à-dire de lèse-majesté, la
majesté lésée pouvant être aussi bien celle du populus Romanus que celle de
l’empereur4. Un tel chef d’accusation impliquait des risques plus grands
pour l’accusé, qui encourait la peine capitale. Comme le précise clairement
Tacite, le principal but de l’accusation de maiestas était de dissuader les amis
de l’accusé de venir à son secours5 et de le laisser complètement isolé. En
revanche, pour une « simple » accusation de concussion, l’accusé n’avait à
craindre que la relégation, forme adoucie de bannissement ; il pouvait être
confiné à un endroit spécifique, en général une île, ou au contraire exclu de
certaines zones ; il encourait également l’exclusion du sénat, mais conser-
vait en général ses biens et les droits civiques de tout citoyen romain6. Na-
turellement, il devait restituer les sommes extorquées, mais il ne semble pas
que des amendes s’y soient ajoutées.
Enfin, les provinces étaient dotées d’organes, dénommés concilia en Oc-
cident. Ces assemblées des représentants de la province avaient entre
autres pour fonction de voter des félicitations au gouverneur sortant de
charge ou, au contraire, de décider de porter plainte contre lui7. Il est tou-

1.  Cic., Pro Scauro.


2.  Cf. De Visscher F., ouvr. cité, p. 137-210 ; Brunt P. A., art. cité, p. 199-206 ; Szramkiewicz R., Les 
Gouverneurs de Province à l’Époque Augustéenne. Contribution à l’histoire administrative et sociale du 
principat, tome I, 1975 (Paris), p. 367 ; Millar F., ouvr. cité, p. 268 et 345.
3.  Dion Cassius, LIII, 15, 4-5.
4.  Sur ce point, cf. Bauman R. A., Impietas in principem. A study of treason against the Roman emperor 
with special reference to the first century A.D., 1974 (Munich), p. 94-96 ; Talbert R. J. A., The Senate 
of Imperial Rome, 1984 (Princeton), p. 465.
5.  Tac., Ann., III, 38, 1 ; 67, 3.
6.  Dig., XLVIII, 22, 14 pr. 1 ; L, 1, 22, 3. Cf. Brunt P. A., art. cité, p. 196-197 et 202-206 ; Garnsey P.,
Social Status and Legal Privilege in the Roman Empire, 1970 (Oxford), p. 111-122 ; Talbert R. J. A.,
ouvr. cité, p. 28.
7.  Deininger J., Die Provinziallandtage der römischen Kaiserzeit von Augustus bis zum Ende des dritten 
Jahrhunderts  n.  Chr., 1965 (Munich), p. 55-57, 77, 95, 106-107, 162-169 ; Millar F., ouvr. cité,
p. 348-349.

36
Les gouverneurs des provinces occidentales à l’époque républicaine…

tefois difficile de savoir quel était l’impact exact de cette arme dans la
pratique, et les provinciaux pouvaient se voir confrontés à de nombreuses
difficultés, que ce soit dans leur province ou à Rome même, car l’accusé
pouvait avoir des amis puissants qui retardaient ou même empêchaient le
dépôt de la plainte1.
Si l’on s’en tient aux textes législatifs qui nous sont parvenus, les pro-
vinciaux bénéficiaient donc d’une réelle protection contre les exactions
possibles des gouverneurs. Toutefois, il est difficile d’apprécier dans
quelle mesure ces possibilités ont vraiment été exploitées. En l’état actuel
de la documentation, le nombre des procès attestés est finalement assez
réduit : sous l’Empire, une trentaine de gouverneurs ont été poursuivis à
l’issue de leurs fonctions entre les règnes d’Auguste et de Trajan2, et la
majorité des procès attestés se sont achevés par une condamnation du
gouverneur3. Il ne s’agit là malheureusement pas d’une liste exhaustive.
En effet, nos sources sur ce sujet sont lacunaires, dans la mesure où elles
sont surtout composées des œuvres d’historiens, qui prêtent à cette ques-
tion un intérêt plus ou moins grand. Autre problème, même quand un
procès de ce type est évoqué, il ne fait souvent l’objet que d’une simple
mention, avec les noms respectifs du gouverneur et de la province
concernés, mais sans précision en revanche sur la nature du délit. Certains
historiens se sont attachés à la répartition par règne (en comparant le
nombre de procès attestés avec la durée du règne en question). Romuald
Szramkiewicz en déduit ainsi qu’Auguste, avec deux procès pour qua-
rante-cinq années de règne, était peu sensible aux doléances des provin-
ciaux4, mais il faut tenir compte du fait que c’est à son instigation qu’a été
voté le senatusconsultum  Calvisianum, évoqué plus haut, qui témoigne
d’une réelle préoccupation à l’égard de ce problème. Si l'on continue cette
analyse règne par règne, on arrive à huit procès sous Tibère (20 ans) ; cinq
sous Claude (13 ans) ; six sous Néron (14 ans), pour se limiter à la dynas-
tie julio-claudienne, qui est la plus riche sous cet aspect. Cette répartition
par règne peut montrer une plus grande sollicitude de certains empe-
reurs. Ainsi, Tibère semble avoir été sensible à cette question, comme le
montre la fameuse phrase que lui prête Suétone : « Un bon berger doit
tondre ses brebis et non les écorcher5 ».

1.  Brunt P. A., art. cité, p. 206-217.


2.  Cf. les tableaux dans Brunt P. A., art. cité, p. 224-227, et Talbert R. J. A., ouvr. cité, p. 506-510.
3.  Liste dans Deininger J., ouvr. cité, p. 168. Voir également Brunt P. A., art. cité, p. 212-213, 217-
221, et listes p. 224-227, qui est néanmoins assez sceptique sur les réelles possibilités qu’avaient
les provinciaux d’obtenir la condamnation d’un gouverneur indélicat.
4.  Szramkiewicz R., ouvr. cité, p. 368 et 371 ; Talbert R. J. A., ouvr. cité, p. 43.
5.  Suétone, Tibère, 32, 5. Cf. aussi Dion Cassius, LVII, 10, 5, et Tacite, Ann., IV, 6, 4. Brunt P. A., art.
cité, p. 210 ; Szramkiewicz R., ouvr. cité, p. 370.

37
I. Action de Rome

La puissance du gouverneur, immense au vu des pouvoirs qui lui


étaient conférés, fut donc encadrée pour limiter (autant que faire se pou-
vait) les abus et éviter des soulèvements provinciaux qui auraient remis
en cause l’unité de l’empire romain.

Bibliographie
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• DE VISSCHER F., Les édits dʹAuguste découverts à Cyrène, 1940 (Louvain), 227 p.

38
Révoltes, oppositions et résistances
à la romanité. Quelques aspects
Jean-Louis Voisin
Maître de conférences en histoire romaine
à l’université de Paris XII-Val de Marne

Viriathe, Sertorius, Vercingétorix, Arminius, Boudicca : cinq opposants


à Rome. Malgré eux et chacun à sa façon, ils sont devenus des héros na-
tionaux et ont participé à la construction de l’identité nationale du pays
où ils combattirent Rome1. En particulier, le XIXe siècle qui vit l’essor des
nationalismes leur érigea des statues, les peignit et les réinventa : peu
importe que la vérité historique soit gauchie, ils se dressaient contre
l’envahisseur, affirmaient des valeurs nationales que leurs successeurs se
devaient de suivre2. La seconde guerre mondiale et les différentes formes
de résistance qu’elle engendra, en particulier en France3, la décolonisation

1.  Voir en général A.-M. Thiesse, La création des identités nationales, Paris, 1999. Pour le cas français,
de nombreuses contributions dans La  patrie  gauloise  d’Agrippa  au  VIe  siècle,  Actes  du  Colloque 
(Lyon 1981), Lyon, 1983. Sur Alésia et la mémoire nationale, cf. O. Buchsenschutz, A. Schnapp,
« Alésia », dans P. Nora (dir.), Les Lieux de Mémoires, III Les France, 3. De l’archive à l’emblème, Pa-
ris, 1992, p. 272-315. On trouvera des parallèles suggestifs sur la place qu’occupent Alésia et
Teutoburg dans l’élaboration des mythes nationaux, en particulier dans les manuels scolaires,
dans M. Reddé, S. von Schnurbein (dir.), Alésia et la bataille du Teutoburg, Ostfildern, 2008. Pour
la péninsule Ibérique, cf. F. Wulff, Las esencias patrias. Historiografia e historia antigua en la cons‐
trucción de la identitad española (siglos XVI‐XX), Barcelone, 2003 ; A. Gonzales, « Essence, provi-
dence et histoire ancienne dans la construction de l’identité historiographique espagnole »,
DHA, 31, 1, 2005, p. 129-143. Pour le siège de Numance considérée depuis la tragédie de Cer-
vantès comme le mythe fondateur national, F. Cadiou, Hibera in terra miles, Madrid, 2008, n. 65,
p. 42. Ajoutons que le plus grand triomphe que cette pièce obtint sur scène a lieu pendant
l’occupation française au début du XIXe siècle, après qu’elle fut lue, dit-on, aux troupes espa-
gnoles assiégées à Saragosse, cf. W. Byron, Cervantès, Paris, 1984, p. 298.
2.  À cet égard, la monumentale, Histoire de la Gaule de Camille Jullian est révélatrice. Entreprise à
l’extrême fin du XIXe siècle, publiée pour le premier tome en 1907, achevée en 1926, elle
s’intègre plus à une histoire nationale qu’à une histoire de l’empire romain, lequel, comme tous
les empires, s’écroule, alors que pour Jullian, la patrie demeure. L’ombre de Vercingétorix
plane sur toute l’étude, par exemple en 70 lors du soulèvement de Maricc, que Jullian nomme
« le prophète des Gaules » : « On vit soudain apparaître, telle qu’un fantôme aspirant à la vie, la
Gaule de Vercingétorix. » Sa conclusion de l’épisode, superbe : « Et les hommes cherchèrent le
dieu qui rendrait la liberté à la Gaule. Maricc n’était qu’un paysan. Mais si Rome ne retrouve
pas la force et la dignité, le prophète boïen aura son héritier parmi les chefs et les politiques. »
Sur ces questions, cf. Camille Jullian, l’histoire de la Gaule et le nationalisme français, Actes du collo‐
que organisé à Lyon le 6 décembre 1988, Lyon, 1991, et la présentation de Chr. Goudineau à la ré-
édition de l’Histoire de la Gaule de Jullian, Paris, 1993, p. I- XXIV.
3.  Au demeurant avec quelques ambiguïtés, ainsi de Vercingétorix que se tiraillèrent la France de
Vichy et celle de la Résistance. Voir par exemple, A. Guérin, Chronique  de  la  Résistance, Paris,

39
II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

et les luttes contre le colonisateur qu’elle provoqua, donnèrent quelques


couleurs à ces héros nationaux et engagèrent parfois la recherche histori-
que sur l’étude des formes de résistance à la romanité1. On en fit des sym-
boles. On les vit comme des prédécesseurs qui légitimaient les actions
présentes. Comme la géographie, l’histoire apprenait à faire la guerre, du
moins à s’insurger ou à se révolter.
Reste à savoir ce que sont ces révoltes anciennes dans l’arc de temps du
programme (197 av. J.-C. — 192 ap. J.-C.) et dans les régions qui sont
concernées. Avant de les analyser, il est indispensable de présenter rapi-
dement les problèmes spécifiques que posent les sources qui s’y rappor-
tent. Il est aussi nécessaire de distinguer une révolte contre l’autorité ro-
maine des conséquences d’une action militaire avec lesquelles elles sont
trop souvent confondues.
Remarquons tout d’abord qu’en latin, il n’y a pas de mot particulier
pour désigner ce type de mouvement2. Un exemple : pour qualifier les
événements et leurs acteurs qui agitent la Bretagne lors de la révolte de
Boudicca en 61 ap. J.-C., Tacite emploie une assez large palette de mots ou
d’expressions : rebelles, « les rebelles » (Agr., 14, 4) ; rebellatio, « révolte,
rébellion » (Ann., 14, 31, 2) ; rebellio, « rebellion », (Ann., 14, 32, 2) ; bellum,
« guerre » (Agr., 16, 1 ; Ann., 14, 32, 3) ; motus, « soulèvement, mouve-
ment » (Agr., 16, 2 ; 25, 1) ; defectio prouinciae, « la défection de la pro-
vince » (Ann., 14, 30, 3) ; coniuratio « conspiration », (Ann., 14, 31, 2). Puis
pour les troubles consécutifs à cette révolte, peu avant l’arrivée d’Agricola
au milieu de l’été 77, alors que les Ordovices de l’ouest du pays de Galles
ont massacré presque entièrement un corps de cavalerie, Tacite signale le
soulèvement de la province par l’expression provincia  erecta (Agr., 18, 2).
En revanche, le terme de seditio (Agr., 16, 6) s’applique uniquement à une
mutinerie qui concerne des soldats romains3. Ainsi pour nommer une
même révolte, brutale et sanglante, envers l’autorité romaine, existe une

2000, p. 104-108. Ainsi à Gergovie : des étudiants et enseignants strasbourgeois repliés en zone
sud se livraient à des fouilles tout en prenant une part active à la Résistance ; mais le 30 août
1942 y a lieu une cérémonie présidée par le maréchal Pétain qui rassemble la Légion française
des combattants. On notera que l’étude, célèbre, en son temps, de J. J. Hatt, Histoire de la Gaule 
romaine (120 avant J.‐C.– 451 après J.‐C), Paris, 1966, est dédiée « À la mémoire des résistants de
Gergovie, ceux de 52 av. J.-C., qui repoussèrent les légionnaires de César, ceux de 1940 à 1945,
dont l’enthousiasme et le sacrifice contribuèrent à la libération de la France » et préfacée par
J. Carcopino.
1.  Ainsi, M. Benabou, La résistance africaine à la romanisation, Paris, 1975, qui souhaite « une histoire
décolonisée » (p. 13) et qui tente de constituer la résistance « en nouvel objet d’étude » (p. 18).
2.  Nous n’avons rien trouvé ni dans V. Rosenberger, Bella et expeditiones. Die antike Terminologie der 
Kriege Roms, Stuttgart, 1992, ni dans J. Sünskes Thompson, Aufstände und Protestaktionen im Im‐
perium  Romanum.  Die  severischen  Kaiser  im  Spannungsfeld  innenpolitischer  Konflikte, Bonn, 1990,
p. 12-18, qui porte essentiellement sur Dion Cassius et Hérodien.
3.  Sur l’emploi de ce terme dans le vocabulaire politique, en particulier sous la République,
cf. J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris,
1972, p. 135-136.

40
Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

assez large diversité de vocabulaire chez le même auteur. À ces difficultés


de terminologie s’ajoutent pour l’historien des difficultés propres aux
sources qu’il utilise. Car il n’est toujours facile de déterminer l’existence et
la réalité d’une révolte ou d’une rébellion.
Ainsi, sont parfois relevés des troubles en Transalpine, peut-être même
un soulèvement, entre 85 et 83 av. J.-C. La source de cette information est
un auteur du deuxième siècle, Granius Licinianus qui indique que C. Va-
lerius Flaccus triompha en 81 sur les habitants de la Celtibérie et sur ceux
de la Gaule1. Mais nous ne savons rien de plus sur les événements de
Gaule. En revanche, il tua, si l’on suit Appien, notre seule source, 20 000
Celtibères qui s’étaient de nouveau révoltés et élimina les meneurs d’une
émeute qui, dans la ville non localisée de Belgédé, avaient brûlé la salle du
Conseil et le conseil lui-même lequel hésitait à se révolter contre Rome2.
Les triomphes sur la péninsule Ibérique sont extrêmement nombreux,
plus de 35 pour les deux derniers siècles de la République3. Et certains
sont étranges, comme celui de T. Didius en 93. Pendant qu’il exerçait son
proconsulat en Citérieure de 98 à 94, il décida d’exterminer des Celtibères
d’origines diverses, tous anciens alliés de Rome contre les Lusitaniens,
mais qui se livraient au brigandage à cause de leur dénuement. Il leur
tend un piège, leur fait croire à une redistribution de terres et à un recen-
sement, les regroupe puis les tue tous. À la suite de quoi, il obtient les
honneurs du triomphe4. Autrement dit, il est délicat de déduire automati-
quement d’un triomphe, l’existence d’une révolte ou d’un soulèvement
important. Cela est possible, mais la prudence doit être la règle.
En outre, il est vrai « que les émeutes dans les villes et les troubles dans
les campagnes n’apparaissent que très rarement dans les sources littérai-
res5 », sauf si elles ont pris de l’ampleur et ont provoqué de la part de
Rome de véritables opérations militaires. De plus, ces sources sont parfois
rarissimes : sur la révolte bien réelle qui agita la Gaule en 21 ap. J.-C.,
l’essentiel de notre documentation, pour ne pas dire la seule, provient de
Tacite en dehors d’une allusion de Velleius Paterculus (2, 129, 3). Est-ce
parce que le pouvoir minimise les révoltes ? C’est ce que laisse penser
Tacite (Ann. 4, 74, 1) pour la révolte des Frisons en 28 ap. J.-C. : « Cela
rendit célèbre parmi les Germains le nom des Frisons, tandis que Tibère
dissimulait nos pertes pour ne confier à personne la conduite d’une
guerre. » Volonté de noircir le portrait de Tibère que Tacite n’aime guère ?

1.  Granius Licinianus, éd. Flemisch, Leizig, 1904, liv. 36, p. 31-32.
2.  Appien, Ib., 100, 436-437.
3.  Cf. J.-L. Bastien, Le triomphe romain et son utilisation politique à Rome aux trois derniers siècles de la 
République, Rome, 2007, p. 233.
4.  Appien, Ib., 100, 433-436 ; J.-L. Bastien, op. cit., p. 243.
5.  P. Garnsey, R. Saller, L’empire  romain,  économie,  société,  culture, Paris, 1994, p. 71. Toute cette
page pose des questions pertinentes.

41
II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

Ou est-ce parce que l’empereur n’y attache que peu d’importance ? Ou


que les révoltes sont peu nombreuses ?
Un texte, même lié à une inscription et à des témoignages archéologi-
ques, peut parfois être trompeur. Une phrase de l’Histoire  Auguste rap-
porte que l’empereur Antonin le Pieux écrasa les Germains1. Cette phrase
a été mise en relation2 avec l’interruption de travaux de fortification dans
les Champs Décumates (certains édifices étant restés inachevés) et avec
une inscription d’un vir  militaris, C. Popilius Carus Pedo, qui porte un
titre inusité « légat propréteur d’Antonin de Germanie supérieure et de
l’armée qui y est cantonnée ». Aussi certains historiens ont interprété cet
ensemble comme une rébellion de la population des Champs Décumates.
Il n’en est rien : sur deux inscriptions africaines, Antonin porte le titre non
officiel de Germanicus (« le vainqueur des Germains »), un titre qui ne peut
être porté à la suite de la répression d’une rébellion. Il s’agit donc vrai-
semblablement d’une incursion de Germains extérieurs à l’Empire qui
auraient été battus dans les Champs Décumates. Puis profitant de cette
victoire, l’empereur a réorganisé la frontière, la reportant plus à l’est,
abandonnant alors les travaux entrepris dans les Champs Décumates.
Et comment distinguer, s’il y a lieu d’ailleurs de faire la distinction, en-
tre ambitions personnelles d’un aristocrate qui utilise tous les moyens
dont il peut disposer, désir de revanche, espoir d’indépendance et rébel-
lion nationale ? Ainsi de Vindex qui s’insurgea non contre la puissance de
Rome, mais uniquement contre le gouvernement de Néron3. Que reflète
encore la protestation contre l’impôt, contre un fisc abusif, contre des pré-
lèvements qui semblent injustes ? Un mouvement d’humeur dû à des
circonstances locales particulières, le mécontentement de tout contribua-
ble, ou une lame de fond qui traduirait un refus du pouvoir romain ? Et
contre quel pouvoir se dresse cette révolte, celui du gouvernement local
ou des élites qui en sont le relais, ou celui de Rome même ? En outre, la
notion de deux patries — la petite, celle où l’on naît et la grande, la Roma‐
nitas, qui se développe au fil des ans — permet d’atténuer l’opposition
conflictuelle qui pourrait surgir entre les souvenirs du passé et la réalité
présente que contrôle Rome par l’intermédiaire d’une cité autonome. Ain-
si P. Le Roux rappelle que le poète Martial n’éprouve aucune gêne, mal-
gré la mauvaise réputation historique des Celtibères, à évoquer à la fin du

1.  SHA, Ant.  Pius, 5, 4 : Et  Germanos  et  Dacos  et  multa  gentes  atque  Iudaeos  rebellantes  contudit  per 
praesides  ac  legatos (« Et, par l’action des légats et des gouverneurs, il écrasa les Germains, les
Daces, de nombreuses autres nations, ainsi que les Juifs qui s’étaient révoltés », trad. A. Chasta-
gnol, Paris, 1994). A. Chastagnol fait donc porter rebellantes uniquement sur les Juifs.
2.  L’ensemble du dossier est exposé par B. Rémy, Antonin  le  Pieux, Paris, 2005, p. 236 et p. 364,
n. 41-44.
3.  Voir l’article, selon nous définitif, de P.A. Brunt, « The Revolt of Vindex and the Fall of Nero »,
Latomus, 18, 1959, p. 531-559, repris dans P.A. Brunt, Roman Imperial Themes, Oxford, 1990, p. 9-
32.

42
Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

Ier siècle ap. J.-C. sa chère patrie de Bilbilis, ses ancêtres et les noms ru-
gueux de sa terre1. On le voit, les questions sont presque sans fin. De
même certaines inscriptions, certaines destructions violentes dont témoi-
gne l’archéologie peuvent être attribuées à des événements très divers : un
simple accident, du brigandage, une émeute, une révolte. Et souvent, il est
impossible de trancher de façon définitive.
Aussi lorsque la réalité même de certaines révoltes est sujette à des cri-
tiques, il paraît difficile d’avoir une vue exhaustive2 des rébellions et des
révoltes dans les provinces qui nous préoccupent. Impossible, ou presque,
de brosser de ces désordres, de ces rébellions, de ces furies paysannes, un
tableau d’ensemble. Impossible d’en dresser une typologie3. Impossible
d’en évaluer la fréquence, la densité, la répartition régionale, les cibles des
émeutiers, les liaisons ville-campagne, les complices, les groupes à ris-
ques, etc. Nos sources sont celles du pouvoir romain. Nous ne disposons
que d’indices maigres, partiaux souvent, mais pas obligatoirement, qu’il
est délicat de transposer en un autre lieu, dans une autre population et à
une autre époque. Quant aux caractères communs que l’on peut en déga-
ger, ils semblent d’une extrême banalité.
Dernière observation : il convient de différencier ce qui peut être consi-
déré comme une révolte ou comme un soulèvement de ce qui ne l’est pas.
Pour autant cette révolte ou ce soulèvement recouvre-t-il un désir
d’indépendance ou un sentiment identitaire qui se présente d’abord
comme une réaction à la présence romaine ? Nous envisagerons seule-
ment deux formes de rébellion, celle qui s’oppose par des actes de vio-
lence aux formes de l’autorité publique établie par Rome, et cela dans une
période de calme relatif, après la conquête ; et celle qui exprime de façon
feutrée un esprit que, faute de mieux, nous appelons résistance ou insou-
mission. En ce sens, nous ne prenons pas en compte les actes de brigan-
dage pur : ils peuvent être commis partout, même en Italie4, sans qu’existe

1.  P. Le Roux, « Peuples et cités de la péninsule Ibérique du IIe a. C. au IIe p. C. », Pallas, n°80,
2009, p. 167.
2.  À notre connaissance, il n’existe pas d’étude globale sur ces questions, l’intérêt des chercheurs
se portant avant tout sur l’Orient ou sur l’étude d’une révolte précise avec parfois des compa-
raisons avec d’autres formes d’opposition à Rome. L’ouvrage de Cl. Galini, Protesta  e  integra‐
zione nelle Roma antica, Bari, 1970, porte d’abord sur l’Italie et les problèmes sociaux de l’époque
républicaine. L’ensemble des communications réunies par Toru Yuge et Masaoki Doi, Forms of 
Control and Subordination in Antiquity, Leyde, 1988, est trop dispersé et parfois très marqué idéo-
logiquement.
3.  Rien de comparable par exemple aux recherches de J. Nicolas, La rébellion française. Mouvements 
populaires et conscience sociale 1661‐1789, Paris, 2002.
4.  Voir l’histoire célèbre que rapporte Pline le Jeune, Epist., 6, 25, celle du chevalier Robustus qui
disparaît avec ses gens en Italie. Une disparition qui n’est pas isolée : Pline rappelle que l’un de
ses compatriotes, Métilius Crispus, un centurion, avait lui aussi disparu peu auparavant.
Cf. aussi les exemples italiens que donne R. Mac Mullen, Les rapports entre les classes sociales dans 
l’Empire romain, 50 av. J.‐C., 284 ap. J.‐C., Paris, 1986.

43
II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

la moindre intention politique1. Nous écartons également tout ce qui


s’intègre à une phase de conquête d’un territoire ou ce qui en est le pro-
longement immédiat, tels les épisodes de Viriathe et de ses partisans dont
les points d’appui se trouvent hors des limites vraisemblables de la pro-
vince d’Espagne ultérieure, de Vercingétorix et d’Arminius. C’est encore
au temps de la conquête que nous rattachons la chute de Numance, sui-
vant ainsi Appien qui achève ses Iberiké avec la fin de cette ville et avec la
nouvelle organisation provinciale octroyée par le Sénat2. À ces temps de
guerre, nous intégrons encore les guerres asturo-cantabres d’Auguste3.
De même, les mouvements qui s’inscrivent en premier lieu dans une
perspective de guerre civile entre Romains, même s’ils peuvent contenir
en arrière-plan une part de revendication identitaire et si plusieurs motifs
s’y enchevêtrent4, nous en convenons bien volontiers, ne sont pas retenus
ici, comme les insurrections de Sertorius, avant tout un marianiste, et de
Vindex, avant tout un opposant à Néron5. Il est symptomatique
qu’Appien lorsqu’il parle dans ses Iberiké6 de Sertorius, ne s’attarde pas
sur cette rébellion mais renvoie à son livre des Guerres Civiles consacré à
Sylla où il développe l’aventure de Sertorius. Dans ces deux derniers cas,
l’opposition ne se fait pas contre Rome et son système provincial de gou-
vernement, mais contre la forme de gouvernement que représente un
adversaire politique romain, Sylla et ses héritiers d’une part, Néron de
l’autre. Sertorius crée une « sorte de principauté romaine sécessionniste7 »
qu’il gouverne avec un Sénat composé de marianistes ; Vindex en accord
avec les chefs gaulois proclame empereur Galba8.
Enfin doit-on comprendre comme une opposition à la romanité les
deux grandes révoltes serviles qui agitèrent la Sicile de 135 à 132 et de 104
à 102. Dans les deux cas, des forces militaires furent engagées9. S’agissait-
il de subvertir l’ordre romain ce que peut laisser croire la constitution par
deux fois d’états d’anciens esclaves aux institutions calquées sur la royau-
té ? L’analyse la plus complète de ces deux révoltes, différentes l’une de

1.  Des renseignements, assez rares malgré tout, sur les provinces occidentales sont fournis par
Brent D. Shaw, « Le Bandit », dans A. Giardina (éd.), L’homme romain, Paris, 1992, p. 371-420.
2.  Voir Appien, Ib., 89-99 et J. S Richardson, The Romans in Spain, Oxford, 1996, p. 70.
3.  Cf. P. Le Roux, L’armée  romaine  et  l’organisation  des  provinces  ibériques  d’Auguste  à  l’invasion  de 
409, Paris, 1982, p. 52–77, en particulier p. 65-69
4.  Sur cette question, toujours P. Jal, La  guerre  civile  à  Rome, Paris, 1963, p. 19-30 qui étudie en
définitive ces deux conflits dans son ouvrage.
5.  Cependant Tacite lorsqu’il évoque la lutte contre Vindex parle d’une guerre provinciale et
certains Romains ne sont pas loin de voir en elle une guerre extérieure dans la mesure où elle
opposait les légions à la Gaule, cf. P. Jal, op. cit., p. 20.
6.  Appien, Ib., 101, 441 ; BC, 1, 86 et 108-115.
7.  L’expression est de J.-M. David, La République romaine, Paris, 2000, p. 185.
8.  Suet., Galba, 9, 2 : Plut., Vies, Galba, 4-5.
9.  Bref rappel des faits et de leurs interprétations dans J. Dubouloz, S. Pittia, « La Sicile romaine,
de la disparition du royaume de Hiéron II à la réorganisation augustéenne des provinces », Pal‐
las, n° 80, 2009, p. 89-90.

44
Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

l’autre, nous semble être celle de Jean-Christian Dumont1. Ses conclu-


sions ? Il n’y a aucune poussée de nationalisme sicilien, pas plus qu’une
guerre de religion ; la préparation de ces deux révoltes est le fait
d’esclaves qui la dirigent et qui ne luttent que pour eux-mêmes. Dumont
précise encore que les propriétaires de ces esclaves sont des Grecs (surtout
pour la première révolte) subordonnés aux Romains et des Italiens (vieux
Romains ? Italiens de souche ? Grecs de Grande-Grèce ?), que le monde
culturel de la première révolte est plus grec que celui de la seconde, plus
italien et même plus romain avec l’intervention déterminante et mala-
droite de P. Licinius Nerva, propréteur de l’île. Peut-on cependant parler
d’opposition à la romanité ? Dans la mesure où l’État qui remet de l’ordre
est celui de Rome, il y a certes un affrontement. Pour la seconde révolte,
les sources offrent une tonalité anti-romaine plus affirmée, critiquent
l’État romain et la responsabilité de ceux qui l’ont incarné en Sicile :
« D’emblée, il (le conflit) éclate entre les esclaves et l’État : le représentant
de l’État n’a pas su assurer la protection et rendre la justice que l’on atten-
dait de lui2. » Quoi qu’il en soit, ces deux révoltes vont modifier la vision
de l’esclavage et de l’esclave qu’ont les milieux dirigeants romains qui
prirent des mesures préventives, formulèrent de nouveaux règlements
pour la province et qui élaborèrent alors une réflexion politique sur la
servitude et la liberté dont on trouve l’écho chez Cicéron.
Passé les siècles de conquête et d’expansion romaines lesquelles furent
âpres, discontinues, longues et chaotiques, et dont les révoltes de Viriathe
et celle de Numance ne furent que des péripéties, la péninsule Ibérique, à
l’exception des retombées des guerres civiles, ne connaît guère d’agitation
importante, si ce n’est celle où intervint C. Valerius Flaccus (voir supra). À
partir des guerres cantabro-astures3, guerres de conquête, qui prirent dé-
finitivement fin avec la dure campagne dirigée par Agrippa en 194, le
dossier de l’opposition armée à Rome est pratiquement vide. Il en va au-
trement en ce qui concerne les provinces gauloises.
Pour la Transalpine, future Narbonnaise, le peuple qui l’emporte par le
nombre et l’importance de ses révoltes5 dont les causes sont le plus sou-
vent ignorées, est celui des Allobroges6. Le premier affrontement avec
Rome, en 121, se conclut par l’écrasante victoire de Q. Fabius Maximus

1.  J.C. Dumont, Servus.  Rome  et  l’esclavage  sous  la  République, Rome, 1987, p. 197-271 ; p. 297-306.
Ouvrage non signalé par Dubouloz et Pittia.
2.  J.C. Dumont, Servus, op. cit., p. 266.
3.  Sur la résistance à Rome pendant ces guerres, cf. A. Tranoy, La  Galice  romaine, Paris, 1981,
p. 132-143
4.  J.-M. Roddaz, Marcus Agrippa, Rome, 1984, p. 402-410.
5.  Recension faite par A. Ferdière, Les  Gaules  IIe  av.  J.‐C.‐  Ve  s.  ap. J.‐C., Paris, 2005, p. 63-64, que
nous utilisons.
6.  Sur ce peuple en général, cf. J.-P. Jospin (dir.), Les  Allobroges.  Gaulois  et  Romains  du  Rhône  aux 
Alpes, Gollion/Grenoble, 2002.

45
II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

qui gagna le surnom d’Allobrogicus. Le conflit provenait du refus de ce


peuple de livrer aux Romains le roi des Salyens qui s’était réfugié chez
eux1 après avoir été battu par le consul C. Sextius Calvinus. Peu importe
ici que ce refus soit un prétexte ou non : en aucun cas, cette intervention
ne peut être considérée comme la répression d’une révolte. En revanche à
la fin des années 80, peut-être en 77, de nouveau en 67-66, puis en 62-61,
les Allobroges se soulèvent. En 63, ils avaient envoyé une ambassade à
Rome2 pour réclamer, en pure perte, justice contre leur ancien gouver-
neur. La cause de leur mauvaise humeur pouvait être le poids des dettes
publiques et privées qu’ils avaient contractées : c’est du moins ce que
pense un ami de Catilina qui essaie de les rallier à la conjuration de ce
dernier3. La gravité de leurs soulèvements, ou plutôt de leur vive agita-
tion, est à relativiser tant les opérations militaires furent menées avec célé-
rité4 et avec des effectifs qui ne devaient pas être très nombreux. Enfin, il
faut y ajouter, au lendemain de l’assassinat de César et des troubles qu’il
provoqua, un mouvement dont l’importance nous échappe. Il aurait en-
traîné l’expulsion des commerçants italiens installés à Vienne, la capitale
des Allobroges, et leur installation au Confluent, près de l’endroit où Mu-
natius Plancus fondera Lugdunum5.
Toutefois les Allobroges ne furent pas le seul peuple gaulois de la Tran-
salpine à provoquer des troubles contre la présence romaine. Lors de
l’invasion des Cimbres et des Teutons, les premiers poussèrent les Tectosa-
ges à la révolte6. Ils rompirent leur alliance avec Rome et enfermèrent la
garnison romaine de Toulouse. Ce qui provoqua vers 106 le siège de la ville
par Q. Servilius Caepio, sa prise et son pillage rendu célèbre par une his-
toire qui deviendra légendaire, celle de « l’or de Toulouse7 ». En 90,
C. Caelius, peut-être préteur, jugula une révolte des Salyens qui, a-t-on
suggéré, pourrait être liée à la guerre sociale8. Signe d’une modification des
attitudes : si le gouvernement de Fonteius entre 74 et 72 ne fut pas tendre
envers les populations locales contre lesquelles il mena quelques opérations
de maintien de l’ordre, elles préférèrent porter leurs différends devant la
justice romaine plutôt que de prendre les armes. Vingt ans plus tard, lors de

1.  Les textes qui s’y rapportent, parfois contradictoires, ont été rassemblés par M. Tarpin « La
conquête de la Narbonnaise : retour sur les sources », dans J. Dalaison (éd.), Espaces et pouvoirs 
dans l’Antiquité. Hommages à Bernard Rémy, Grenoble, en particulier, p. 487-501.
2.  Cic., Cat., 3, 4. On sait le rôle que jouèrent les ambassadeurs allobroges dans le dévoilement de
la conjuration de Catilina.
3.  Salluste, Cat., 40, 1-3 ; 41, 1.
4.  Ainsi en 62-61, avec l’action expéditive de C. Pomptinus, Cic., Prov., 32
5.  Cf. Chr. Goudineau, Aux origines de Lyon, Lyon 1989, p. 23-36 ; G. Lucas, « Histoire d’une fonda-
tion : Colonia Copia Felix Munatia », dans A. Desbat (dir.), Gollion, 2005, p. 41-44.
6.  Une seule indication, Dion Cassius, 27, frg. 90.
7.  Voir Cic., Nat., 3, 74 et Strabon, 4, 188.
8.  Liv., Per., 73. La suggestion est de P. Jal, dans sa note n°12, p. 58 (C.U.F).

46
Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

la conquête césarienne, la Transalpine reste d’une fidélité exemplaire ne


cédant point aux appels des peuples de la Gaule indépendante.
Quant aux Trois Gaules, dans les années immédiates qui suivirent la
conquête, peut-être à cause du « traumatisme1 » qu’elles avaient subi et
des légions qui y étaient présentes, elles demeurèrent quasiment calmes.
Conquise par César, la Gaule n’était pas totalement soumise à la loi de
Rome. Dans deux régions en particulier, entre 40 et 37, l’Aquitaine et les
franges Belgo-germaniques, les armées romaines interviennent contre des
populations révoltées sans que l’on sache le développement, l’étendue et
la profondeur sociale de ces soulèvements. Dans les deux cas, la conduite
des armées, une force évaluée à six légions, est confiée à Marcus Agrippa2.
En octobre 27, M. Valerius Messalla Corvinus célèbre un triomphe sur les
nations d’Aquitaine que chante Tibulle3, témoin des prouesses de son ami.
De ce moment, le bruit des armes ne trouble plus l’Aquitaine. Belgique et
Germanie connaissent un autre destin. Il y a en 46 un soulèvement chez
les Bellovaques vite contrôlé par Decimus Iunius Brutus, puis vers 30-31
des campagnes de pacification menées contre les Trévires par M. Nonius
Gallus et contre les Morins par C. Carrinas. En 13 et en 12, le recensement,
« une entreprise nouvelle et inhabituelle pour les Gaulois » selon le juge-
ment de l’empereur Claude4 dans son discours célèbre, provoque quel-
ques agitations dont profitèrent les Germains. Suivent pendant plusieurs
décennies les aventures germaniques et leurs drames. Mais deux épisodes
internes à la Gaule retiennent avant tout l’attention, les soulèvements de
21 et de 70. Ils méritent quelques explications.
Sous Tibère éclata une révolte menée par deux chefs de qualité, le Tré-
vire Iulius Florus et l’Eduen Iulius Sacrovir5. Tous deux sont citoyens
romains : leurs pères ou leurs grands-pères avaient reçu le droit de cité
romaine, « au temps où cela était rare et une récompense donnée seule-
ment au mérite » (Tac., Ann., 3, 40, 1). Mais tous deux poussent les cités de
Gaule à se rebeller, Florus se chargeant des cités de Belgique, Sacrovir de
la Lyonnaise. Ils multiplient des entretiens secrets, regroupent des margi-
naux6, tiennent des propos séditieux sur le recommencement perpétuel
des tributs, dénoncent la cruauté et l’orgueil des autorités, précisent que

1.  Mot de J. France, dans Chr. Delaplace, J. France, Histoire des Gaules, Paris, 1997, p. 45.
2.  J.-M. Roddaz, Marcus Agrippa, Rome, 1984, p. 70-76.
3.  Tibulle, Élégies, 1, 7 : « Ce jour qui devait mettre en déroute les peuples de l’Aquitaine et faire
trembler l’Adour vaincue par un vaillant soldat. » L’Adour, plutôt que l’Aude, cf. J.-P. Bost,
E. Didierjean, L. Maurin, J.-M. Roddaz, Guide archéologique de l’Aquitaine, Bordeaux, 2004, p. 12.
4.  CIL XIII, 1, 1668, col. II, 37-38. Sur « l’inventaire complet des biens et des personnes à la faveur
de recensements systématiques dans les provinces nouvellement pacifiées », cf. pour
l’Hispanie, P. Le Roux, L’armée romaine…, op. cit., p. 116-117.
5.  Une source quasi unique, Tacite, Ann., 3, 40-47, que nous résumons. Rien chez Suétone.
6.  Voir à partir du texte de Tacite, R. MacMullen, Enemies of the Roman Order, Cambridge (Mass.),
1966, p. 213-214.

47
II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

des soldats sont prêts à les rejoindre, font miroiter l’occasion de reconqué-
rir leur liberté. « Aucune cité, ou presque, affirme Tacite (Ann., 3, 41, 1), ne
fut à l’abri de cette révolte ». Les Andécaves de l’Anjou et les Turons de
Touraine donnent le signal de la rébellion. Les premiers sont contenus par
une cohorte venue de Lyon, les seconds écrasés par des légionnaires et
des auxiliaires arrivés de Germanie. Parmi les troupes romaines se trou-
vait Sacrovir ! Florus tente de soulever une aile de cavalerie. Il échoue. Sa
petite troupe, formée de ses clients et de ses débiteurs, ayant été battue
par un détachement provenant des armées des Germanies et commandé
par un autre Trévire, Florus se suicide. Sacrovir, lui, occupe Autun, prend
en otage « les enfants des plus nobles des Gaules » qui y étudiaient les arts
libéraux, rassemble 40 000 hommes, en équipe un cinquième avec des
armes de légionnaires, le reste avec des armes de chasseurs, leur incor-
pore des gladiateurs, récupère des volontaires venant d’autres cités. Avec
cette armée, à douze milles en avant d’Autun, il espère barrer la route au
légat de Germanie supérieure C. Silius Aulus qui commande à deux lé-
gions et leurs troupes auxiliaires. Plus qu’une bataille, ce fut un massacre.
Avec quelques fidèles, Sacrovir se réfugie dans une villa (première attesta-
tion en Gaule) où il se tue.
Cette révolte a intrigué ; la bibliographie est donc importante. Trois
grandes interprétations sont avancées qui ne sont pas dissociées mais liées.
La première, celle de Camille Jullian que reprend Jean-Jacques Hatt1, serait
expliquée par la nostalgie de l’indépendance. S’y ajoute le rêve d’une aris-
tocratie gauloise qui souhaite retrouver sa puissance passée, une aristocratie
concurrencée par l’enrichissement d’un groupe de marchands et d’artisans.
Enfin, et c’est la thèse qui prédomine, le déclenchement de la révolte se
trouverait dans les mesures fiscales de Tibère2 que l’on interprète comme la
suppression des privilèges accordés aux cités libres (c’est le cas des Trévi-
res) et fédérées (c’est le cas des Éduens), à savoir l’exemption du tribut.
Dans ce dernier cas, l’insurrection s’élève contre une fiscalité nouvelle, res-
sentie comme une injustice et une perte de privilège, et non contre la puis-
sance romaine elle-même. En relation avec la gravité de cette révolte, deux
camps militaires ont été associés – peut-être celui d’Arlaines, près de Sois-

1.  « Ce soulèvement fut la dernière révolte proprement nationaliste de la Gaule », écrit J.-J. Hatt,
op. cit., p. 124. Hatt émet également l’hypothèse de raisons religieuses, s’appuyant sur un texte
de Pline l’Ancien (HN, 30, 4, 13) qui interdirait aux druides les sacrifices humains. Le texte dit
en réalité (trad. d’H. Zehnacker, Paris, 1999) : « Les Gaules ont été aussi possédées par la magie,
et même jusqu’à notre temps ; car c’est l’empereur Tibère qui a supprimé leurs druides et cette
race de prophètes et de médecins. » Mais il est vrai que quelques lignes plus loin, Pline précise
que ces monstruosités consistent à tuer un homme. Sur cette question, cf. désormais, J.-L. Bru-
naux, Les Druides, Paris, 2006, p. 328-330 ; 334-337.
2.  Suétone, Tib., 49, 2 : « On retira à un très grand nombre de villes (civitates) et de particuliers
leurs anciennes franchises, le droit d’exploiter leurs mines et d’utiliser librement leurs reve-
nus. »

48
Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

sons, plus certainement celui d’Aulnay-de-Saintonge1, en Charente-


Maritime – et six coins monétaires, tous de Tibère, trouvés à Auxerre2.
Pourtant une autre explication, rarement citée, mérite attention. Son au-
teur, Jean-Marie Engel3 est l’un des meilleurs spécialistes de Tacite. Cer-
tes, il n’est pas tendre avec les historiens, crédules et naïfs, qui suivent,
lorsqu’ils l’ont lu, Tacite avec embarras. Ce qui frappe, écrit-il, c’est la
distorsion entre les faits réels, sans grande importance et leur retentisse-
ment à Rome où l’on a voulu s’affoler et où les événements furent grossis
avec une joie maligne. Cette distorsion dénature la révolte de Sacrovir qui
occupe sept chapitres du livre III et qui se poursuit (ce que l’on néglige)
en 24 avec le procès de Silius4, le vainqueur de Sacrovir. L’accusateur est
le consul en charge, bien renseigné sur l’affaire puisqu’il est le fils de Vi-
sellius Varro qui commandait l’armée de Germanie inférieure lors de la
révolte et qui s’affichait comme un rival de son collègue de Germanie
supérieure. Or il accuse Silius d’avoir été de connivence avec Sacrovir.
Silius n’essaie même pas de se défendre ; il se suicide. Ce qui ressemble
fort à un aveu. Cette interprétation supprime bien des difficultés et modi-
fie totalement la nature des événements de 21 : « Il ne s’agit plus d’une
révolte gauloise, mais d’une conspiration contre Tibère », l’une des bêtes
noires de Tacite, dont Engel dénoue les fils. Du coup, inutile d’aller cher-
cher des raisons fiscales : elles n’existent pas, ne sont jamais indiquées par
Tacite qui signale seulement des dettes. S’expliqueraient alors bien mieux
la méfiance et le manque de résolution des Gaulois devant cette révolte
qui ne les concerne guère. S’expliquerait aussi l’exploitation politique et
antitibérienne faite à Rome d’une révolte que Tibère ne mentionnera
qu’après la défaite de Sacrovir. En somme, pour Engel, « la révolte de
Sacrovir apparaît comme un complot politico-militaire ».
Deuxième grande révolte, celle de 69-705. Apparemment l’affaire est
embrouillée. En réalité, elle s’articule en quatre épisodes. Ils sont à la fois

1.  Voir M. Reddé (dir.), L’armée romaine en Gaule, Paris, 1996, p. 101, 177 -190.
2.  Cf. Jean-Louis Voisin, « Auxerre gallo-romaine », dans J.-P. Delor (éd.), L’Yonne  89/1, C.A.G.,
Paris, 2002, p. 173-174.
3.  J.-M. Engel, « La révolte de Sacrovir », dans Le regard des anciens sur l’étranger, Actes du colloque 
organisé par la MAFPEN et l’ARELAD, Dijon, 1988, p. 149 -163.
4.  Tac., Ann., 4, 18 et 19.
5.  Signalons entre temps, aux marges de la Gaule belgique une révolte des Frisons en 28. Ils
rompirent la paix « plutôt par la faute de notre avidité que parce qu’ils étaient las de rester
soumis » (Tac., Ann., 4, 72). Drusus avait imposé aux Frisons un tribut assez faible, en rapport
avec leur pauvreté : ils devaient livrer pour les fournitures militaires des peaux de bœuf. Un
ancien primipile, Olennius, qui était chargé d’administrer les Frisons modifia cette redevance et
demanda comme modèle de ce qui sera accepté, des peaux d’aurochs. Une demande que les
Frisons ne pouvaient honorer. Ils se plaignirent d’abord, puis n’étant pas écoutés, ils ne trouvè-
rent pas d’autre recours que la guerre. Elle fut courte, mais violente. Plus de neuf cents soldats
Romains tombés dans un guet-apens furent tués, quatre cents autres s’entretuèrent, sans comp-
ter d’autres pertes. Tibère dissimula l’importance de ces revers (Tac., Ann., 72-74).

49
II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

liés entre eux et cependant se distinguent les uns des autres1. Le premier
est l’épisode Vindex, un sénateur d’origine gauloise qui gouverne la pro-
vince de Lyonnaise2 et qui est totalement intégré au monde romain impé-
rial dans tous ses aspects, au point qu’il ne pense à restaurer ni indépen-
dance gauloise, ni république romaine. Son seul objectif est d’abattre
Néron. Il prend contact avec d’autres gouverneurs de province et pro-
pose, pour remplacer Néron, Sulpicius Galba, alors gouverneur de Tarra-
conaise qui est acclamé empereur en avril 68. Mais déjà, depuis mars,
Vindex a basculé dans la rébellion entraînant avec lui des peuples gaulois.
Malgré l’opposition des Trévires et des Lingons et de la ville de Lyon, le
mouvement est populaire : les Éduens, les Séquanes, les Arvernes, la ville
de Vienne en Narbonnaise le soutiennent. Aussi Vindex lève une armée
de cent mille hommes. La clé de la situation est sur le Rhin où se trouvent
les forces romaines les plus nombreuses et les mieux entraînées. Or celles
de Germanie supérieure veulent en découdre avec les rebelles gaulois et
malgré une entrevue entre Vindex et leur commandant, elles écrasent en
mai 68, près de Besançon, les soldats improvisés de Vindex. Lui-même se
tue. Un mois plus tard, Galba est reconnu empereur par le Sénat. En
Gaule, il récompense les cités qui s’étaient engagées en faveur de Vindex,
punit celles qui avaient choisi le camp opposé.
Deuxième moment. Vitellius que Galba a nommé gouverneur de Ger-
manie inférieure en décembre 68, est acclamé empereur par ses troupes le
2 janvier 69. Le 15 du même mois, à Rome, Galba est tué : Othon le rem-
place. Deux empereurs, un de trop. Le 14 avril, leurs troupes s’affrontent à
Bédriac, au nord de l’Italie. Othon, battu, se transperce. Reste donc Vitel-
lius, seul empereur jusqu’à la proclamation impériale de Vespasien an-
noncée à Alexandrie le 1er juillet 69. Vitellius entre à Rome à la mi-juillet.
En route, ses troupes ont dévasté les Gaules, s’acharnant en particulier sur
les villes et les cités qui avaient pris parti pour Vindex et pour Galba.
Cette même année, se superposant à ces troubles politiques, et peut-être
les utilisant, intervient l’histoire étrange de Maricc3. Issu de la plèbe des
Boïens, ceux que César avait installés à l’ouest du territoire des Éduens, se
disant inspiré par les dieux, il se présente comme le « libérateur des Gau-
les » et comme un dieu. Il rassemble huit mille hommes, mais se heurte
aux Eduens qui ont mis sur pied une troupe de iuventus (milice armée de

1.  La encore, notre source essentielle est Tacite Hist., 1, 59, et une large partie du livre quatre. Là
encore, la bibliographie est importante, touche aussi bien ce qui concerne Néron que Vespasien.
2.  Voir Y. Le Bohec, « L’armée romaine et le maintien de l’ordre en Gaule (68-70) », dans A. Cha-
niotis et P. Ducrey (éd.), Army and Power, Stuttgart, 2002, p. 151-165 ; Y. Le Bohec, La Gaule lyon‐
naise, Dijon, 2008, p. 36-37.
3.  Seul Tacite la signale, Hist., 2, 61. Voir A. Momigliano, « Some preliminary remarks on the
“Religious opposition” to the Roman Empire », dans A. Giovannini (éd.), Oppositions et résistan‐
ces  à  l’Empire  d’Auguste  à  Trajan, Entretiens  sur  l’Antiquité  classique, t. 33, Fondation Hardt,
Vandœuvres-Genève, 1987, en particulier, p. 108-109.

50
Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

jeunes gens) que renforcent des cohortes envoyées par Vitellius. Et facile-
ment, ils dispersent cette foule de « fanatiques1 ».
Troisième épisode. La rancœur et l’exaspération provoquées par la
conduite des armées vitelliennes entraînent certaines populations à se
tourner vers le camp de Vespasien et de ses partisans. Parmi eux, T. Hor-
deonius Flaccus, légat de Germanie supérieure. Il cherche à créer un
deuxième front à l’arrière des forces de Vitellius, ou du moins une vigou-
reuse effervescence. Dans ce dessein, il encourage les Bataves à se révolter
sous la direction d’un des leurs, Iulius Civilis, un aristocrate, citoyen ro-
main, commandant de troupes auxiliaires. Civilis mène donc en Germanie
inférieure une guerre au service de Vespasien contre les forts, les camps et
les troupes fidèles, mais partagées et hésitantes, à Vitellius. Il l’emporte
souvent, voit son prestige renforcé et récupère des armes. La confusion est
à son comble dans les troupes romaines, on s’y déchire, on s’y mutine, on
change de camp, on assassine, ainsi finit Hordeonius Flaccus. En octobre
69, Vitellius est battu à Crémone. En décembre l’armée de Vespasien entre
à Rome, Vitellius est tué, le Capitole flambe. Alors une rumeur s’empare
des Gaules et des Germanies, une rumeur qu’entretiennent les druides2 :
l’incendie du Capitole est un signe divin ; il annonce la fin de l’empire
romain et prédit la victoire aux nations d’au-delà des Alpes.
Dernier épisode, l’embrasement. Civilis est rejoint par d’autres notables
gaulois, tous citoyens romains et officiers des troupes auxiliaires : un Lin-
gon, Iulius Sabinus, qui laissait entendre qu’il descendait du dieu César et
deux Trévires, Iulius Tutor et surtout Iulius Classicus qui « surpassait les
autres par sa noblesse et ses richesses3 ». Réunis à Cologne, ce trio de Gau-
lois rassemble des Ubiens, des Tongres et naturellement des hommes de
leur peuple, analyse la situation et pense, que si l’on fortifie les Alpes, les
Gaules retrouveront la liberté et pourront décider des limites qu’elles
veulent mettre à leur puissance. Ils prennent Cologne, s’emparent de
Mayence et de son camp de légion, font prêter aux soldats (quatre légions
versent dans le déshonneur) serment de fidélité « à l’empire des Gaules »
et tuent ceux qui refusent4. De son côté, Civilis préfère s’établir au-delà du

1.  On notera avec G.W. Bowersock, « Subversion in the Roman Empire », dans A. Giovannini
(éd.), Oppositions et résistances à l’Empire d’Auguste à Trajan, Entretiens sur l’Antiquité classique,
t. 33, Fondation Hardt, Vandœuvres-Genève, 1987, en particulier, p. 311, que le terme de fana-
tiques (fanaticam multitudinem) est le même (fanaticum agmen, Ann., 14, 30, 2) qu’emploie Tacite
pour décrire la foule de femmes et d’hommes qui attendent l’armée romaine lorsqu’elle débar-
que sur l’île de Mona en 61, peu avant la révolte de Boudicca. La fin de Maricc est curieuse. Fait
prisonnier, il est amené à Lyon, capitale provisoire de Vitellius, et livré aux bêtes de
l’amphithéâtre. Comme celles-ci ne veulent pas de lui, il est mis à mort sous les yeux de
l’empereur.
2.  Tac., Hist., 4, 54.
3.  Tac., Hist., 4, 55.
4.  Tac., Hist., 4, 59.

51
II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

Rhin, retrouve un aspect barbare, entend mener une action indépendante,


loin de celle des Gaulois, associe à son entreprise les Bructères et leur
prophétesse Vellada qui leur prédit le succès, s’allie les habitants de Colo-
gne. Mais il ne prête pas serment à l’empire des Gaules et exige de ses
compatriotes de suivre son exemple.
Le dénouement ? Il est rapide. Durant le premier semestre de l’année
70, les insurgés remportent d’incontestables victoires, tiennent les villes
ou les garnisons de Xanten (Vetera), de Trêves, de Neuss, de Cologne, de
Mayence, de Langres. Mais deux facteurs précipitent les événements.
D’une part, la réaction de Vespasien. Débarrassé de ses compétiteurs,
appréhendant le danger que pouvait représenter une dissidence gauloise,
il constitue une armée forte de huit légions, commandée par Q. Petilius
Cerialis. Les Alpes franchies sans difficulté, elle s’engage dans la vallée du
Rhin, gagne Trêves, entre à Cologne. Au fur et à mesure de son avance,
des vétérans, des légionnaires insurgés, des peuples incertains, la rejoi-
gnent. Cerialis bon diplomate les accueille et, militaire médiocre, a le bon-
heur de remporter une victoire sur Tutor, une autre sur Classicus, refuse
toutes négociations avec ces deux chefs rebelles et écrase, près de Trêves,
au terme d’une bataille mal engagée, Tutor, Classicus et Civilis, avant de
battre à nouveau les rebelles devant Xanten. D’autre part, les Gaulois sont
divisés. Les Séquanes ne supportent guère les Lingons de Sabinus qu’ils
mettent en déroute, d’autres redoutent l’arrivée des troupes de Vespasien,
tous craignent le danger germanique et les ambitions de Civilis. Aussi,
devant le vide1 momentané du pouvoir romain, les Rèmes convoquent à
Reims une assemblée des cités gauloises « pour délibérer en commun sur
la question de savoir si l’on voulait la liberté ou la paix2 ». Le concilium 
Galliae se réunit sans la présence de l’autorité romaine. En mai, à la suite
de débats animés où s’exprimèrent les partisans des deux solutions, les
peuples gaulois choisirent « au nom des Gaules » de renoncer à leur indé-
pendance et de rester dans la fidélité à Rome. Dès lors, le destin de la ré-
bellion était scellé : Civilis se réfugia dans l’île des Bataves avant de se
rendre à Cerialis qui obtint une paix avec les Germains, Tutor et Classicus
s’enfuirent au-delà du Rhin, Sabinus se réfugia dans une cave où il vécut
caché pendant neuf ans avant d’être capturé et exécuté. À la fin de l’année
70, le calme était rétabli en Gaule. Un camp de légion fut construit à Mire-
beau3, à 25 kilomètres de Dijon. Il abrita la VIIIe légion. Lorsqu’il fut
abandonné, peu avant 90, les Gaules étaient en paix, un état qu’elles
conservèrent jusqu’à la fin des Antonins.

1.  P. Le Roux, L’Empire romain, 2005, p. 101.


2.  Tac., Hist 4, 67.
3.  M. Reddé, L’armée romaine en Gaule, op. cit., p. 191-203.

52
Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

Conquise par Claude en 43, la Bretagne1 est au début des années


soixante une province nouvelle où seule la partie sud-est paraît pacifiée.
Dans le reste du pays, à l’ouest et au nord de la « Fosse Way », la situation
est instable, marquée par des actes de rébellion et une agitation presque
permanente malgré une forte présence militaire (quatre légions plus des
auxiliaires en 58). Et tous les gouverneurs qui se succèdent ont une triple
préoccupation : préserver la pacification sur leurs arrières, gagner du ter-
rain et assurer le prestige du nom romain à l’extérieur, empêcher ou
contrôler les relations entre les peuples restés indépendants et ceux qui
sont passés sous la protection de Rome, soit parce qu’ils sont sous sa do-
mination, soit parce qu’ils en sont devenus les alliés. Aussi, il n’y a rien
d’anormal de voir le gouverneur Suetonius Paullinus se lancer à l’assaut
de l’île de Mona (Anglesey) à l’ouest du pays de Galles. Cette île passe
pour être le dernier refuge des Ordovices du Pays de Galles qu’il vient de
soumettre. Pendant qu’il conduit les opérations, Paullinus apprend
qu’une partie de la Bretagne s’est soulevée contre la présence romaine. La
grande rébellion de Boudicca2 a commencé. Elle s’est développée dans un
territoire ami de Rome, celui des Icéniens, au nord du Norfolk. Les causes
directes sont des plus simples. À la mort du vieux et riche roi Prasutagus,
Rome au mépris du testament de ce souverain, voit une possibilité
d’intervenir et d’intégrer le pays icénien à la province. Intégration bru-
tale : les filles du roi sont violées, la reine Boudicca rouée de coups,
l’aristocratie icénienne dépouillée et certains de ses membres réduits en
esclavage. La reine pousse ses compatriotes à prendre les armes et en-
traîne dans sa révolte les Trinovantes du Suffox et de l’Essex. D’autres
peuples les rejoignent.
En réalité, les causes de cette révolte qui prend rapidement de
l’ampleur, sont plus profondes. La domination romaine a bouleversé la
vie des populations celtes. Non seulement des étrangers se sont installés
chez eux, mais ils ont apporté l’insupportable : une présence militaire, des
impôts, un tribut annuel à payer, le recensement, une administration effi-
cace, aussi implacable que prompte à prendre des mesures vexatoires. S’y
ajoutent des manieurs d’argent de toutes sortes, procurateur comme De-
cianus Catus qui met le pays en coupe réglée, ou philosophe comme Sé-
nèque qui exige le paiement de ses créances, et des vétérans qui, aidés par

1.  Voir en français l’exposé pratique et clair de P. Galliou, Britannia,  Histoire  et  civilisation  de  la 
Grande‐Bretagne  romaine  Ier‐Ve  siècles  apr.  J.‐C., Paris, 2004. Plus spécialement sur la conquête,
avec les mêmes qualités, cf. Y. Le Bohec, Rome et les provinces de l’Europe occidentale jusqu’à la fin 
du principat, Pornic, 2009, p. 155-168.
2.  Pour plus de précisions sur cette révolte, sur les sources et sur le personnage de la reine nous
nous permettons de renvoyer à nos deux articles, J.-L. Voisin, « Le lièvre de Boudicca et les fê-
tes d’Andraste », dans A. Vigourt, X. Loriot, A. Béranger, B. Klein (dir.), Pouvoir et religion dans 
le monde romain. En hommage à Jean‐Pierre Martin, Paris, 2006, p. 471-493 ; « Boudicca, la Vercin-
gétorix anglaise », dans L’Histoire, n°329, mars 2008, p. 60-65.

53
II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

des soldats d’active, se sont appropriés des terres dont ils ont chassé les
propriétaires. Un ensemble de facteurs qui peut pousser à la révolte, une
révolte qui ne se serait pas concrétisée sans la personnalité de Boudicca.
Par ses actions, ses discours, peut-être en liaison avec des druides dont la
présence est probable plus qu’assurée, elle déclenche l’insurrection. Les
Romains isolés et dispersés sont attaqués, la colonie de Camulodunum
(Colchester) est prise et le temple du culte impérial qui s’y élevait, détruit.
Cent vingt mille, puis deux cent mille hommes suivent Boudicca. Vraie
chef de guerre, elle détruit les bases arrières de Paullinus, évite une jonc-
tion entre deux armées romaines, massacre l’infanterie de la IXe légion
venue de Lincoln pour secourir Camulodunum, oblige le procurateur à
prendre la fuite et à passer en Gaule, brûle Londres, dévaste Verulamium
(près de Saint Albans). Au total, près de 70 000 citoyens romains et alliés
sont massacrés : « On luttait pour défendre sa vie » rappelle Tacite1. À
l’automne 60, Paullinus, qui a regroupé ses forces (environ 10 000 hom-
mes), fait face à Boudicca sur un terrain qu’il a choisi soigneusement. Le
combat tourne en faveur des Romains : 400 tués autant de blessés contre,
nous dit-on, 80 000 morts du côté des Bretons. À l’issue de la bataille,
Boudicca se serait empoisonnée. La reprise en main est impitoyable, le
pays est ravagé par le fer et le feu, quadrillé par une série de forts tandis
que les populations meurent de faim. En 63, la paix est à peu près restau-
rée. Mais lorsqu’Agricola prend ses fonctions de gouverneur au milieu de
l’été 77, elle n’est toujours pas assurée.
Face à ces rébellions armées, les formes de résistance passive sont très
mal connues et n’ont fait l’objet que de peu d’études. Malgré tout, même
si leur signification est multiple, elles existent et méritent d’être signalées.
Il y a les fraudes à l’impôt2, les monnaies entaillées et mutilées qui peu-
vent, comme celles trouvées à Alésia, être le témoignage de mouvement
d’humeur contre le pouvoir romain3, la fuite devant le recrutement, les
prises de possession de terre par Rome ou par ses alliés. Quant à la résis-
tance religieuse, elle demanderait à être étudiée région par région car
chaque cas est différent. Il semble cependant qu’en dehors du cas des

1.  Tac., Agricola, 5, 3.


2.  Voir M. Corbier, « L’impôt dans l’Empire romain : résistances et refus (Ier-IIIe siècles) », dans
Toru Yuge et Masaoki Doi, op. cit., p. 259-274 ; P. Le Roux, Le  Haut‐Empire  romain  en  Occident 
d’Auguste aux Sévères, Paris, 1998, p. 193.
3.  Mais il est parfois difficile de distinguer des dégradations qui reflètent un rite religieux de
celles qui marquent une opposition politique. Voir H. Zehnacker, « Tensions et contradictions
dans l’Empire au Ier siècle. Les témoignages numismatiques », dans A. Giovannini (éd.), Opposi‐
tions et résistances à l’Empire d’Auguste à Trajan, Entretiens sur l’Antiquité classique, t. 33, Fonda-
tion Hardt, Vandœuvres-Genève, 1987, en particulier, p. 352-356 ; Jacques Piette, Georges De-
peyrot, Les  monnaies  et  les  rouelles  du  sanctuaire  de  La  Villeneuve  au  Châtelot  (Aube),  (2e  siècle  av. 
J.‐C. – 5e siècle ap. J.‐C.), Wetteren, 2008 (coll. Moneta 74), p. 51-52

54
Révoltes, oppositions et résistances à la romanité. Quelques aspects

druides1, l’opinion d’Alain Tranoy au sujet de la Galice puisse s’appliquer


partout : « La notion d’une résistance religieuse est à nuancer. Rome n’a
pas cherché à imposer une forme de vie religieuse. Se développent au
contraire les religions locales dans la mesure où elles acceptent
l’assimilation progressive aux divinités romaines2. »

Conclusion

En conclusion, deux questions : quelles sont les causes de ces rebellions


et de ces oppositions ? Pourquoi toutes échouèrent-elles ?
Lorsqu’elles sont connues, les causes paraissent presque toujours les
mêmes. Rare est l’opposition à l’empire romain en tant que tel. Il s’agit
presque automatiquement, d’après nos sources (la répétition est si régu-
lière que l’on peut s’interroger sur la tradition littéraire et les clichés
qu’elle véhicule), de la malveillance et d’un abus de pouvoir d’un gou-
verneur ou d’une administration trop zélée ou trop corrompue, d’un vide
de pouvoir (les périodes de crise à Rome sont toujours favorables à un
soulèvement). Et plus que l’impôt lui-même, c’est la manière dont il est
perçu, les méthodes d’imposition et de perception employées par les fonc-
tionnaires, sa nouveauté qui encouragent à se révolter. Mais les aspira-
tions à l’indépendance sont rares, servent souvent de paravent et emprun-
tent toujours dans leur matérialisation des insignes à Rome.
Quant aux échecs, ils s’expliquent assez facilement. Il y a d’abord le
formidable potentiel en hommes et en ressources que représente l’Empire
romain, avec ses richesses, son administration qui fonctionne presque
d’elle-même et qui assure une continuité en l’absence d’un pouvoir. Il y a
ensuite les divisions des révoltés, leur rivalité plus forte que l’animosité
qu’ils peuvent éprouver envers Rome, leur particularisme intransigeant
qui conduisent à l’absence de révolte généralisée. Un cas d’école, la fa-
meuse réunion de Reims en 703. Elle échoua dit Tacite4 en raison de la
rivalité entre provinces : « Qui serait le chef de cette guerre ? À qui appar-
tiendraient le droit et les auspices ? Quelle capitale, si tout allait bien,
choisirait-on pour l’Empire ? Ils n’avaient pas la victoire, mais déjà c’était
la discorde, ils se querellaient en se targuant les uns de leurs alliances,
d’autres de leurs richesses, de leurs forces ou de l’antiquité de leur ori-
gine. Par dégoût du futur, ils choisirent l’état présent ». Enfin, Rome sé-
duit. Même parmi les révoltés. Ainsi à propos de la révolte de Pannonie

1.  En dernier lieu, cf. J.-L. Brunaux, op. cit., p. 316-356, où sont présentés leurs rôles, plus ou moins
actifs, dans toutes les rébellions que nous avons signalées.
2.  A. Tranoy, op. cit., p. 361. Cf. aussi l’article de A. Momigliano, cité supra.
3.  C’est le même processus que l’on trouve dans la péninsule Ibérique, cf. F. Cadiou, op. cit., p. 41.
4.  Tac., Hist., 4, 69, 3-4.

55
II. Réactions des Occidentaux. 1. Refus de la Conquête

en 6 ap. J.-C., Velleius Paterculus1 relève : « Tous les Pannoniens connais-


saient non seulement la discipline, mais aussi la langue romaine ; la plu-
part avait même une culture littéraire et une familiarité avec les exercices
de l’esprit ». Rome séduit et sa victoire contribue à améliorer la vie de
chacun, à confondre, dirait Tacite2, « civilisation (humanitas) » et servitude.
Une idée dans l’air du temps : « L’Empire, écrit Pline l’Ancien3, s’avère un
bienfait accordé par le sort : plutôt que la misère dans l’indépendance,
mieux vaut la domination de Rome, qui assure des moyens de subsis-
tance. » Deux ou trois générations après la conquête, les populations ac-
ceptent la présence romaine. D’ailleurs y a-t-il pour les provinces4 une
alternative à l’ordre romain ?

1.  Vel. Pat., 2, 110, 5.


2.  Tac., Agricola, 21, 3.
3.  Voir V. Naas, Le projet encyclopédique de Pline l’Ancien, Rome, 2002, p. 424.
4.  Déjà, G. Boissier, L’opposition sous les Césars, Paris, 1875, avait noté que, sous l’Empire, l’opposition ne
venait pas des provinces, mais de Rome même… Voir aussi, chez Tacite, les arguments exposés par
Cérialis pour convaincre Trévires et Lingons de demeurer dans l’Empire (Hist., 4, 73-74).

56
Hommes et lieux de l’artisanat
en Gaule romaine
Jean-Claude Béal
Maître de conférences en archéologie gallo-romaine
à l'université Lumière-Lyon 2.

Dans la pensée grecque, puis à Rome, le travail artisanal est considéré


par les élites sociales et intellectuelles comme une activité méprisable.
Cicéron (Des  Devoirs, 150) distingue les activités honorables, au premier
rang desquelles il place l’agriculture, des activités ignobles dont
l’artisanat. Plus tard, Sénèque (Lettres  à  Lucilius, XI, 88) renvoie au juge-
ment aussi définitif de Posidonios : « Les arts vulgaires et infimes […]
sont l'affaire de l'artisan ». J.-P. Morel1 a bien montré que cette opinion des
élites explique la discrétion des allusions à l’artisanat dans nos sources
textuelles et derrière quel « formidable camouflage2 » se retranchaient les
membres de l’aristocratie qui investissaient dans cette activité décriée. Ce
point de vue n’est cependant pas partagé par toute la société romaine, qui
comprend aussi une « bourgeoisie manufacturière ».
Le parallèle avec la situation en Gaule est difficile à faire. Pour l’époque
pré-romaine, la documentation est réduite et les fouilles extensives encore
peu nombreuses3. À côté de quelques noms connus par des estampilles
sur objets métalliques, on connaît celui d’un artisan venu travailler à
Rome. César (Guerre des Gaules, VI, XVII), mentionne cependant, parmi les
divinités de la Gaule une « Minerve qui enseigne les principes des travaux
manuels ». À l’époque impériale, un clivage comparable à celui qu’on
observe en Italie se produit sans doute en Gaule.

1.  Morel J.-P., « L’artisan », dans, L’homme romain, éd. Andreau J. et alii, Éditions du Seuil, Paris,
1992.
2.  Morel J.-P., « Élites municipales et manufacture en Italie », dans Les élites municipales de l’Italie 
péninsulaire des Gracques à Néron, Actes de la table ronde internationale de Clermont‐Ferrand (1991),
dir. Cébeillac-Gervasoni M., Collection de l’Ecole Française de Rome, vol. 215, Naples-Rome,
1996, p. 184.
3.  Meylan Fr., F. Perrin, M. Schönfelder, « L’artisanat dans les oppida d’Europe tempérée : un état
de la question », dans Les  artisans  dans  la  ville  antique, éd. Béal J.-C. et J.-C. Goyon, Université
Lumière-Lyon 2, Lyon, 2002, p. 77-99, 4 pl.

57
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

La définition de l’artisanat

On peut discuter longuement de ce que recouvrent les notions d’artisan


et d’artisanat antiques. Au XVIIIe s., pour les auteurs de l’Encyclopédie,
« artisan » est le nom « par lequel on désigne les ouvriers qui professent
ceux d’entre les arts mécaniques qui supposent le moins d’intelligence ».
Mais à partir du XXe s., le terme reçoit une connotation plus flatteuse :
l’artisan est un connaisseur, un « professionnel qui exerce à son compte
un métier manuel, souvent à caractère traditionnel1 ».
Les archéologues confrontés à la nécessité de définir le champ de cette
activité ont pris des partis divers. A. Ferdière2 définit l’artisanat comme
« la production d’objets manufacturés […] – ou encore la transformation
des matières premières destinées à celui-ci », en excluant les productions
agricoles, et plus généralement alimentaires, dans un souci d’efficacité
« opérationnelle ». À l’inverse, pour F. Blondé et A. Müller3 l’artisanat est
« la production de biens matériels finis destinés à commercialisation », ce
qui exclut la production des matières premières ; mais leur définition des
« biens matériels finis » est large : un objet utilitaire évidemment, mais
aussi une statue, ou un bien consommable (du vin, de la viande, du par-
fum, etc.), point de vue partagé pour la Gaule par P. Van Ossel4 et que
nous adopterons.
On rejette aussi souvent de la réflexion sur l’artisanat les productions –
de fil de laine ou de farine par exemple – faites dans le cadre domestique.
Cependant cet artisanat produit, et donc occupe une part du marché, et
du reste le partage n’est pas simple entre activités domestiques et profes-
sionnelles : Apulée (Métamorphoses, VII, 15) évoque ainsi le cas d’une fer-
mière qui attelait l’âne à la meule quand elle avait besoin de farine pour
les siens, mais aussi pour moudre avec son propre blé une farine qu’elle
vendait, quand elle ne faisait pas travailler l’âne à façon pour ses voisins.

1.  Petit Larousse illustré, Paris, 1999, article « artisan », p. 89.


2.  Ferdière A., « L’artisanat gallo-romain entre ville et campagne (histoire et archéologie) : posi-
tion historique du problème, méthodologie, historiographie », dans Artisanat et productions arti‐
sanales  en  milieu  rural  dans  les  provinces  du  nord‐ouest  de  l’Empire  romain,  Actes  du  colloque 
d’Erpeldange, mars 1999, éd. Polfer M., Éditions Monique Mergoil, Montagnac, 1999, p. 10.
3.  Blondé F. et A. Müller, « Artisanat, artisans, ateliers en Grèce ancienne, définitions, esquisse de
bilan », Topoi, Orient‐Occident, 8/2, 1998, p. 835.
4.  Van Ossel P., Etablissements  ruraux  de  l’Antiquité  tardive  dans  le  nord  de  la  Gaule, 51e suppl. à
Gallia, C.N.R.S. Éditions, Paris, 1992, p. 135 et sq.

58
Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine

Les sources

Notre connaissance des conditions de la production artisanale en Gaule


romaine repose d’abord sur des sources littéraires, peu nombreuses, nous
l’avons dit. Les inscriptions sur pierre font connaître de leur côté les collè-
ges et les groupes professionnels, ainsi que des particuliers – souvent des
hommes libres – intervenant dans cette activité. Les reliefs funéraires
montrent également l’image parfois anonyme de particuliers. S’ajoutent
enfin les inscriptions portées sur les objets mobiliers (marques et estampil-
les) qui servaient moins à la publicité d’un producteur artisanal qu’elles
ne permettaient la gestion d’un atelier.
Domaine de l’archéométrie, l’analyse des matériaux issus du monde
minéral permet de caractériser certaines productions : production de lai-
ton dans plusieurs villes (Lyon, Autun par exemple), adéquation entre
types d’argiles et fonctions des vases, origine des objets produits. Mais ce
type d’analyse est peu ou pas opérant sur les matériaux du vivant.
Enfin, au cours des dernières décennies, le champ de la fouille archéo-
logique s’est élargi du four, facile à identifier, et qui a été longtemps
mieux étudié que l’atelier, aux structures artisanales qui l’entourent : on
sait reconnaître et relever aujourd’hui les traces poudreuses d’une activité
métallurgique sur un sol de terre battue, ou la structure porteuse en bois
d’un atelier aux murs de torchis. On commence donc à disposer d’un cor-
pus, encore insuffisant sans doute, de plans d’ateliers qui permettra de
réfléchir à l’organisation concrète du travail.

Les professions

Les professions rencontrées sur les inscriptions de la Gaule romaine


sont nombreuses1, et soigneusement distinguées les unes des autres : le
corpus des inscriptions professionnelles de Narbonne2 distingue ainsi
l’orfèvre du fabricant de bagues et du fabricant de vases en métal pré-
cieux, ce qui peut témoigner d’une très grande spécialisation des métiers,
ou plus simplement d’un souci de reconnaissance et de promotion indivi-
duelles.
A contrario, l’incertitude pèse souvent sur ce qui relève de l’artisanat ou
du commerce : un vestiarius est-il à la fois producteur et vendeur de vête-

1.  Frézouls E., « Les noms de métiers dans l’épigraphie de la Gaule et de la Germanie romaines »,
Ktéma, 16, 1991, p. 33-72.
2.  Bonsangue M. L., « Aspects économiques et sociaux du monde du travail à Narbonne d’après la
documentation épigraphique (Ier s. av. J.-C. – Ier s. ap. J.-C.) », Cahiers  du  Centre  Gustave  Glotz,
XIII, 2002, p. 207.

59
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

ments ? Par facilité, on convient souvent qu’il est les deux et que l’activité
de la vente n’est pas séparée de celle de la production. On le constate dans
quelques agglomérations secondaires (en France, à Alésia chez les Hé-
duens, à Bliesbrück chez les Médiomatriques1), ou en Suisse à Oberwin-
thertür, où les fouilles de ces dernières années ont montré que les installa-
tions de travail étaient – particulièrement à partir du IIe s. – rejetées à
l’arrière de « maisons longues » dont la façade était désormais occupée
par des boutiques. Mais les modes de commercialisation sont en fait di-
vers, et, à côté de la vente directe, existent des chaînes plus complexes
dont témoignent aussi bien l’existence des negotiatores (marchands en
gros) en produits céramiques, sidérurgiques, etc., que celle d’ateliers péri-
urbains ou ruraux qui ne sont ni conçus ni localisés pour faciliter la vente
directe.

Collèges et groupes professionnels

Certains professionnels de l’artisanat sont, sur le modèle de ce qui se


passe en Italie, groupés en collèges, désignés en Gaule comme « corpus »,
honorant le pouvoir et les dieux de Rome, disposant de magistrats et de
patroni protecteurs : ainsi à Lyon, connaît-on par exemple, à travers le
volume XIII du C.I.L., le splendidissimum corpus des charpentiers et tectores,
celui des centonarii, recycleurs d’étoffes, ou, plus largement défini, celui
des fabri.
Les textes font apparaître aussi d’autres groupes qui ne font pas état
d’un statut plus ou moins officiel de corpus. Ces groupes témoignent
d’une plus grande latitude dans leur mode d’expression et dans les divini-
tés qu’ils honorent. C’est le cas du groupe des métallurgistes d’Alésia,
dont on a identifié le siège2 construit selon une ordonnance romaine, au-
tour d’un portique et d’une cour centrale : au Ier s. de n. è., ils honorent
d’une dédicace en langue gauloise3 des divinités locales ; mais ils sont
fournisseurs de l’armée romaine en équipement militaire4.
On a cru pouvoir identifier quelques autres sièges d’associations pro-
fessionnelles dans les capitales de cité, à Lyon, à Nîmes, à Périgueux, à

1.  Pour Alésia, voir dans ce volume la contribution de M. Joly ; pour Bliesbrück : Vivre en Europe 
romaine.  De  Pompei  à  Bliesbrück‐Rheinheim, éd. Petit J.-P. et S. Santoro, Paris, Éditions Errance,
2007, p. 167-172.
2.  Martin R. et Varène P., Le  Monument  dʹUcuétis  à  Alésia, 26e suppl. à Gallia, C.N.R.S. Éditions,
Paris, 1973.
3.  R.I.G., II, 1, L 3, p. 147-155.
4.  Rabeisen E., « Fourniture aux armées ? Caractères et débouchés de la production d'équipe-
ments de cavalerie à Alésia au Ier siècle ap. J.-C. », Militaires romains en Gaule civile, dir. Le Bohec
Y., (Coll. CERGR, NS 11), Lyon 1993, 51-71.

60
Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine

Vaison, à Vienne ou à Glanum1. Leur plan est très proche de celui des
domus, et ces identifications sont souvent discutées. Mais ces constructions
témoignent de l’importance de ces groupes dans la société contemporaine,
par leur luxe et leur proximité des centres publics et des sanctuaires.

Possesseurs ou investisseurs dans l’artisanat

Les monuments funéraires font connaître, le plus souvent par les reliefs
sculptés des IIe et IIIe s. de n. è., un certain nombre des professionnels de
l’artisanat. C’est même dans les Trois Gaules que ces images sont les plus
nombreuses, et l’on a cru longtemps que ces représentations, et tout parti-
culièrement celles des professionnels à leur tâche, étaient des images
« prises sur le vif2 », dans lesquelles C. Jullian3 voyaient s’exprimer « les
forces vives de l’art régional et ancestral, […] autochtone » : on sait au-
jourd’hui4 qu’elles s’inscrivent en fait dans la continuité formelle d’images
gréco-romaines dont elles sont des adaptations.
Deux types d’images peuvent être distingués5. D’une part des défunts
sont figurés de face, tenant un outil qu’ils ne sont pas en train d’utiliser. Il
ne faut pas voir dans ces « possesseurs d’outils » les artisans modestes
qu’imaginait C. Jullian : quelle que soit la réalité de leur activité, l’image
que ces défunts ont choisi de donner est celle de propriétaires
d’instruments de la production artisanale. Ces reliefs s’inscrivent dans
une double tradition. Ils sont en effet la transposition dans la pierre d’une
pratique attestée à l’âge du fer, mais qui n’a pas disparu à l’époque impé-
riale en Gaule, le dépôt d’outils dans les tombes de défunts fortunés,
membres d’une élite sociale que leur fortune met en situation de posséder
des outils de production. C’est ainsi le sens qu’il faut donner aux outils de
forgeron trouvés dans la sépulture principale d’un enclos funéraire de
Banassac (Lozère), où l’on avait vu6, à tort selon nous, « la reconnaissance
très élargie du rôle que joue le forgeron dans la société antique ». Mais à
Rome aussi, le « possesseur d’outils » n’est pas nécessairement l’artisan
qui les met en œuvre. L’outillage, en effet, et plus largement l’équipement

1.  Gros P., « Maisons ou sièges de corporations ? Les traces archéologiques du phénomène asso-
ciatif dans la Gaule romaine méridionale », CRAI, 1997, vol. 1, p. 213-241 ; Bouet A., « Les collè-
ges dans la ville antique : le cas des subaediani », RA, 2001, vol. 2, p. 227-278.
2.  Reddé M., « Les scènes de métier dans la sculpture funéraire gallo-romaine », Gallia, XXXVI,
1978, p. 43.
3.  Jullian C., De la Gaule à la France, nos origines historiques, Éditions Hachette, Paris, 1926 3, p. 168.
4.  Baltzer M., « Die Alltagdarstellungen der treverischen Grabdenkmäler, Untersuchungen zur
Chronologie, Typologie und Composition », TZ, 46, 1983, p. 7-151.
5.  Béal J.-C., « La dignité des artisans : les images d’artisans sur les monuments funéraires de
Gaule romaine », DHA, 2000, p. 149-182.
6.  Feugère M. et Ph. Gros, « Les ensembles funéraires gallo-romains du Champ del Mas à Banas-
sac (Lozère), fouilles 1990 », RAN, 1996, p. 285-305.

61
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

d’une structure artisanale est, en droit, du ressort de celui qui fait travail-
ler plutôt que de celui qui travaille : c’est la taberna instructa qui est mise à
disposition, la boutique équipée, c’est-à-dire les murs et le matériel, et le
Digeste (33, 7, 15 ou 23) discute longuement sur la définition juridique de
l’instrumentum d’une taberna comme ce qui est strictement nécessaire à son
fonctionnement. Une distinction identique existe du reste dans le monde
rural : pour Caton l’Ancien, comme plus tard pour Varron, le propriétaire
du domaine (fundus) fournit aux travailleurs l’outillage et les matériaux, et
les articles du Digeste sont nombreux à évoquer le fundus instructus, et le
fundus cum instrumento.
On rencontre d’autre part sur les reliefs funéraires des scènes de travail
montrant des professionnels à leur tâche. Ces images se trouvent généra-
lement sur les faces latérales de monuments funéraires de défunts qui
apparaissent figurés en pied sur la façade. Ces images en position se-
condaire se superposent les unes aux autres, montrant des activités diver-
ses, dans une logique qui n’est pas celle de la chaîne opératoire d’un mé-
tier (du sciage de tronc à la réalisation de charpentes ou de meubles), mais
le reflet des choix financiers du défunt pour s’assurer des revenus1. Il faut
donc identifier ici le défunt comme un « investisseur multiple », plaçant
de l’argent dans plusieurs domaines censés rapporter : preuve, s’il en était
besoin, qu’à côté des revenus de la terre et de l’agriculture, existent en
Gaule romaine des revenus de la manufacture.

La ville et la production artisanale

Depuis Max Weber et le début du XXe s., la question de la capacité des


villes antiques à produire de la richesse, notamment par la transformation
artisanale des matériaux, n’a cessé d’être agitée. Pour la Gaule romaine,
selon Ch. Goudineau, « la ville vit du prélèvement infligé au monde rural,
qu’elle utilise exclusivement à son propre profit [...]. Nul doute : le
concept de « ville de consommation ne souffre aucune contestation2 ». Ce
constat doit sans doute être nuancé, parce que c’est en ville que se dresse
la majeure partie des monuments funéraires des « investisseurs multi-
ples », et secondairement des « possesseurs d’outils », parce qu’un pro-
priétaire rural est aussi souvent un propriétaire urbain, parce qu’aussi
l’importance des ateliers est une notion complexe qui ne se mesure pas,

1.  Béal J.-C., « Pistor et materiarius : à propos d’une stèle funéraire de Metz antique », RAE, 47,
1996, p. 79-95.
2.  Goudineau Ch., « Les villes de la paix romaine », Histoire  de  la  France  urbaine, dir. G. Duby,
Éditions du Seuil, Paris, 1980, p. 38.

62
Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine

nous le verrons, à leur seule superficie : beaucoup de données nous


échappent sans doute.
Il semble du reste que, pour la période considérée, la part de l’artisanat
en milieu urbain évolue. Si, au début de l’époque impériale, on peut y
décompter d’assez nombreuses installations artisanales, de potiers et de
métallurgistes notamment, leurs traces matérielles disparaissent souvent
assez rapidement sous les Julio-Claudiens et jusqu’à la fin du IIe s. : Lyon
en est un exemple particulièrement évident, mais pas isolé1. On a pensé2
trouver un élément d’explication dans le développement de services
d’évacuation des déchets, qui n’interviennent cependant que sur la voie
publique, et non sur le domaine privé. On a envisagé que ces activités se
déplacent vers les agglomérations secondaires, ce qu’on constate dans
certaines régions, autour de Bavay, capitale des Nerviens, et d’Arras, capi-
tale des Atrébates, par exemple, mais pas toujours : le fléchissement des
ateliers de potiers de Saintes, capitale des Santons, n’entraîne pas le déve-
loppement des ateliers de la région. Il est vraisemblable que d’autres fac-
teurs interviennent, parmi lesquels il faut compter l’essor d’entreprises
aux mains d’investisseurs et de grands commerçants dont précisément les
inscriptions et les reliefs font connaître l’existence à ce moment3.

Une question de topographie urbaine

À côté du débat théorique sur le rôle producteur de la ville, la question


de l’insertion de l’activité artisanale dans la trame des villes a été beau-
coup débattue. Elle prend du reste appui sur quelques textes antiques.
Ainsi, selon Artémidore de Daldis (Oneirocriticon, 2, 20) ou Juvénal (Sati‐
res, XIV, 201-204), les tanneurs doivent-ils être relégués au-delà du Tibre à
Rome – encore qu’on en connaisse aussi sur la rive gauche du fleuve. Ar-
témidore note également l’éloignement des potiers, et l’on a cru trouver
dans la Loi d’Urso (Espagne : C.I.L., II, suppl., 5439, parag. LXXVI) une
mesure d’éloignement des tuiliers pour limiter les risques d’incendie.
Mais l’article allégué vise sans doute plutôt à limiter les chantiers de dé-

1.  Ferdière A., « La place de l’artisanat en Gaule romaine du Centre, Nord-Ouest et Centre-Ouest
(province de Lyonnaise et cités d’Aquitaine septentrionale », RACF, 2006-2007, revue en ligne.
2.  Desbat A., « La gestion des déchets en milieu urbain : l’exemple de Lyon à la période ro-
maine », La ville et ses déchets dans le monde romain : rebuts et recyclages. Actes du colloque (Poitiers, 
19‐21  sept.  2002), éd. Ballet P., P. Cordier, N. Dieudonné-Glad,  Montagnac, Éditions Monique
Mergoil, 2003, p. 117-120.
3.  Pour la céramique : Raepsaet-Charlier M.-Th. et G., « Aspects de l’organisation du commerce
de la céramique sigillée dans le nord de la Gaule aux IIe et IIIe siècles de notre ère, II, négociants
et transporteurs », Münstersche Beiträge zur antiken Handelsgeschichte, VII, 2, 1988, p. 45-68.

63
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

construction et la prolifération des ruines en milieu urbain1 qu’à réduire


les risques de pollution ou d’incendie.
Cela dit, on constate effectivement qu’en France, dans les capitales des
Parisii (Paris), des Senons (Sens), des Santons (Saintes), ou en Suisse, à
Augst, capitale des Rauraques, à Avenches, capitale des Helvètes, etc., les
ateliers de potiers – ou en tout cas les fours qui en restent aujourd’hui
encore le principal marqueur – sont plutôt installés à la périphérie des
zones habitées, sans que ce soit toujours à l’extérieur des enceintes urbai-
nes quand elles existent, à Nîmes par exemple chez les Volques Arécomi-
ques. En revanche, les autres artisans, des métaux ou de l’os par exemple,
occupent très volontiers le cœur des villes, s’installant à quelques dizaines
de mètres d’édifices de prestige, le sanctuaire municipal du culte impérial
à Lyon, le forum à Feurs (capitale des Ségusiaves), Limoges (capitale des
Lémovices), Vannes (capitale des Vénètes), ou Bavay par exemple. De
même, ils voisinent avec les propriétaires des grandes domus, à Augst par
exemple où plusieurs insulae sont partagées entre demeures et ateliers2.
Il n’y a donc pas à proprement parler de quartiers artisanaux dans les
villes de la Gaule romaine, ni de partage entre des quartiers prestigieux et
des quartiers ignominieux. Je ne crois pas beaucoup que les deux formes
d’implantation urbaine, en périphérie ou au cœur des villes, recouvrent,
comme on l’a proposé, deux formes d’artisanat : « un artisanat “de proxi-
mité”, s’adressant à une clientèle réduite, essentiellement urbaine, et un
artisanat “de masse” […] destiné pour l’essentiel au marché extérieur, à
l’exportation3 ». Il est vraisemblable en fait que l’implantation périphéri-
que des potiers soit surtout déterminée par la nécessité où ils sont d’être
approvisionnés par des charrois d’argile et de combustible, et de disposer
d’espaces de travail et de stockage dans un milieu urbain où le terrain est
a priori rare. À l’inverse, la matière première des bronziers ou des verriers
est principalement issue du recyclage d’objets hors d’usage : la population
urbaine en est un bon pourvoyeur.

L’artisanat dans les agglomérations secondaires


et les villae

En dehors des villes, les travaux menés, particulièrement dans le cen-


tre-est de la Gaule, sur les agglomérations secondaires, ont montré et

1.  Béal J.-C., « L’artisanat et la ville : relecture de quelques textes », dans Les  artisans  …,  op. cit.,
p. 5-14.
2.  Laur-Belart R., Guide d’Augusta Raurica, 5e édition revue et augmentée par L. Berger, Historische 
und Antiquarische‐Gesellschaft, Bâle, 1991, p. 129-136.
3.  Ferdière A., « La place de l’artisanat en Gaule romaine du Centre, Nord-Ouest et Centre-Ouest
(province de Lyonnaise et cités d’Aquitaine septentrionale », RACF, 2006-2007, revue en ligne.

64
Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine

peut-être un peu surévalué le rôle important de ces agglomérations dans


la production artisanale1. Dans certains de ces bourgs, une activité semble
prépondérante : l’agglomération de La Graufesenque (Aveyron), chez les
Rutènes, est ainsi un centre producteur de céramique sigillée majeur2 –
tout en ayant aussi une fonction de relais routier attestée par la Table de
Peutinger. En revanche, ces activités artisanales sont souvent diverses : à
Bliesbrück (Moselle), la métallurgie du fer et des alliages cuivreux, la ta-
bletterie, la boulangerie se succèdent dans les « maisons longues » du
bourg3.
Sur les sites de villae et plus généralement d’établissements ruraux, les
fouilles archéologiques mettent au jour fréquemment un artisanat
d’entretien, de fourniture domestique et de réparation : une forge pour
l’entretien des outils, un four de tuilier pour la réfection des toitures, etc.
Mais on commence aussi à y rencontrer des installations artisanales que
leur capacité de production ne permet pas de considérer comme ponctuel-
les ou domestiques. Ainsi la villa de Touffreville (Calvados), a-t-elle livré
plusieurs fours de tuiliers en activités au IIe s., voire des fours à chaux4.
A. Ferdière, de son côté, a envisagé que la production des céramiques
sigillées de Lezoux (Puy-de-Dôme) ait été faite au moins pour partie dans
le cadre d’une villa5. D’autre part, en Gaule méridionale, on a pu montrer,
à partir de la documentation épigraphique cette fois, que des propriétaires
de domaines étaient impliqués dans la production de tuiles6.
L’importance de cet artisanat des villae est en effet difficile à évaluer à
partir de l’archéologie, car, dès que les vestiges artisanaux ne sont pas
dans l’enceinte de la villa ou au voisinage immédiat, on ne peut plus, en
l’absence de données textuelles, établir de relation entre villa et atelier : on

1.  Ferdière A., « L’artisanat gallo-romain entre ville et campagne (histoire et archéologie) : posi-
tion historique du problème, méthodologie, historiographie », dans Artisanat  et  productions...,
op. cit., p. 12.
2.  La  Graufesenque  (Millau,  Aveyron). Volume I, Condatomagos,  une  agglomération  de  confluent  en 
territoire rutène, IIe s. a.C. – IIIe s. p.C., dir. Schaad D., Fédération Aquitania, Pessac, 20082.
3.  Vivre  en  Europe  romaine.  De  Pompei  à  Bliesbrück‐Rheinheim, éd. Petit J.-P. et S. Santoro, Paris,
Éditions Errance, 2007, p. 159-172.
4.  Coulthard N., « Les activités artisanales gallo-romaines à Touffreville (Calvados – France) et
quelques réflexions sur leur importance dans le développement du site », dans Artisanat et pro‐
ductions artisanales …, op. cit., p. 165-183.
5.  Ferdière A., « L’artisanat gallo-romain entre ville et campagne (histoire et archéologie) : posi-
tion historique du problème, méthodologie, historiographie », dans Artisanat et productions …, 
op. cit., p. 19-20, fig. 10-11.
6.  Par exemple, vers l’époque augustéenne, des membres d’une gens Usulenia d’origine italienne :
Christol M. et G. Fédière, « La présence italienne dans l’arrière-pays de Narbonne : le dossier
des Usuleni. Épigraphie de l’instrumentum  domesticum et épigraphie lapidaire », DHA, 25/1,
1999, p. 81-99.

65
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

ne peut ainsi affirmer que l’atelier de céramique de La Boissière-École


(Yvelines) soit structurellement lié à un domaine1.
Il n’en demeure pas moins qu’il existe en Gaule un artisanat non do-
mestique des villae, de la part de propriétaires qui ne partagent pas le
préjugé cicéronien, ou qui, comme en Italie, « camouflent » – pour re-
prendre l’expression de J.-P. Morel –, cette part de leurs activités. Certains
d’entre eux, du reste, incluaient aussi dans leurs sources de revenus
d’autres activités non agricoles, comme le transport de denrées d’origine
rurale ou non2.
À côté de cet artisanat au sens le plus traditionnel du terme, les villae
sont aussi le lieu prépondérant de la transformation et de la commerciali-
sation de certains produits de l’agriculture qui, comme le raisin et à la
différence du grain par exemple3, supportent mal d’être transportés.
Attestée chez les habitants de Marseille dès le VIe s. av. n. è., la viti-
culture prend son essor en Gaule méridionale après la conquête de la Pro‐
vincia. Les fouilles d’établissements, ruraux pour la plupart, ont permis de
mettre au jour des emplacements de pressoir ou de fouloir, des cuves de
recueil du moût, des chais à dolia de terre cuite. À côté d’établissements
relativement modestes où les installations peuvent satisfaire aux besoins
internes au domaine, existent de grandes villae qui peuvent associer à un
habitat une zone de vinification apte à traiter et stocker une quantité de
vin importante.
Deux villae attirent particulièrement l’attention. A Paulhan (Hérault),
un vignoble se développe dès l’époque augustéenne aux abords immé-
diats de la villa de Vareilles4. Mais c’est à partir des années 40 de n. è. au
plus tôt que ces installations, centrées sur une cour à portique, prennent
de l’ampleur : trois chais de 40 à 60 m de longueur, au début du IIe s.,
permettent de stocker 6000 à 7400 hl de vin. À Donzère (Drôme), la villa
du Molard5 connaît un essor comparable. Le chai à deux nefs, de plus de
soixante mètres de longueur, a une capacité de stockage de 2500 hl. De
part et d’autre, se répartissent symétriquement pressoirs et fouloirs. Il est
difficile d’évaluer les surfaces de vignobles qui peuvent nécessiter ces

1.  Dufay B., « Le centre de production céramique de la Boissière-École (Yvelines), espaces et


fonctionnement : une logique concentrique », dans 20  ans  de  recherches  à  Sallèles‐d’Aude, dir.
F. Laubenheimer, Presses Universitaires franc-comtoises, Besançon, 2001, p. 220.
2.  Béal J.-C., « Transporteurs et propriétaires terriens en Gaule romaine : un bilan », RACF, 45-46,
2006-2007, mise en ligne le 8 avril 2008.
3.  Béal J.-C., « Pistor  et materiarius : à propos d’une stèle funéraire de Metz antique », RAE, 47,
1996, p. 79-95.
4.  Mauné S., « La villa gallo-romaine de « Vareilles » à Paulhan (Hérault ; fouilles de l’autoroute A
75). Un centre domanial du Haut-Empire spécialisé dans la viticulture ? », Cultivateurs, éleveurs 
et artisans dans les campagnes de Gaule romaine, matières premières et produits transformés, Actes du 
VIe colloque de l’association AGER, Amiens, 2003, p. 309-337.
5.  Odiot Th., « Donzère, Le Molard », Formes de l’habitat rural en Gaule Narbonnaise, III, n° spécial
« Villa Romaine », Éditions de l’APDCA, Sophia-Antipolis, 1996, 25 p.

66
Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine

installations ; mais il est acquis que ces établissements ont une vocation
vinicole quasi exclusive ou exclusive, bien éloignée de l’idéal du domaine
rural selon Pline le Jeune. D’ailleurs, les deux villae se trouvent à proximi-
té d’axes de commercialisation terrestres (vers Rodez et vers la Voie Do-
mitienne pour l’une, vers Valence et vers Arles pour l’autre) et fluviaux
(l’Hérault et le Rhône). En revanche, la part réduite consacrée sur les deux
sites à la résidence (pars urbana) montre qu’on y a bien affaire à des lieux
de transformation d’une matière première agricole, bien plus qu’à des
résidences de campagne : s’estompe alors la division que nous évoquions
en commençant, entre une agricultura digne d’éloge et l’activité artisanale.
Du reste, s’il existe en milieu urbain, à Fréjus ou Marseille par exemple, de
rares cas d’ateliers de production d’amphores destinées au transport de
l’huile et plus encore du vin, c’est bien en milieu rural que sont attestés la
plupart de ces ateliers1, tel celui de Sallèles-d’Aude (Aude), à peu près
intégralement fouillé, et dont on connaît même les quelques maisons où
habitaient le personnel.

Formes des ateliers et structure du travail

Les formes architecturales des ateliers sont diverses et encore mal


connues. En milieu urbain surtout, la « boutique » (taberna) artisanale,
dépend d’un édifice auquel elle est adossée, un bâtiment public à Alba
(Ardèche)2, ou privé, comme la maison aux xénia à Lyon3. C’est un espace
de surface réduite, qui peut inclure une arrière-boutique, voire un loge-
ment à l’étage ; les « maisons longues », principalement dans les agglomé-
rations secondaires, en abritent également. Comme en Italie, la taberna est
le module de base de l’activité professionnelle, propre à accueillir une
officina, une équipe de producteurs artisanaux, tout comme elles pour-
raient accueillir des commerçants. Ces structures ne sont donc pas défi-
nies par un artisan en fonction de ses besoins, mais par un propriétaire
foncier désireux de rentabiliser sa part du territoire urbain : le financier –
éventuellement l’« investisseur multiple » que nous venons d’évoquer –,
l’emporte sur le producteur. En outre, la multiplication des tabernae rend
compte de la multiplication des officinae, et ce morcellement en petites
structures facilite la diversité des productions et des métiers dans la ville.

1.  Brun J.-P. et Laubenheimer F. (éd.), « Dossier : la viticulture en Gaule », Gallia, 58, 2001, p. 207-
209, fig. 105.
2.  Dupraz J. et C. Fraisse, L’Ardèche, 07, Carte archéologique de la Gaule, Paris, 2001, p. 161 : atelier
sidérurgique de la boutique n°550.
3.  Plassot E., « Le quartier Saint-Pierre, la maison aux xenia », dans Delaval E. et  alii, Vaise,  un 
quartier de Lyon antique, DARA, n°11, Service régional de l’archéologie, Lyon, 1995, p. 94-96 (ate-
lier de bronzier).

67
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

Cependant, dans les zones urbaines dont la trame est plus lâche, les
lieux du travail et de l’habitation de l’artisan peuvent se répartir au sein
d’une même parcelle et autour d’une cour, comme les unités de forge du
quartier de la Grande Boissière à Jublains1, capitale des Diablintes
(Mayenne), ou l’atelier de potier du site « Villa Roma » à Nîmes2. Ce type
d’installation existe aussi dans les agglomérations secondaires, à La Grau-
fesenque par exemple3 ou dans le hameau rural de la Boissière-École4 : on
peut y voir une autre forme de la multiplication des unités de production.
À l’inverse, aux portes des villes et en milieu rural, on rencontre des
halles artisanales, dont on connaît aussi quelques exemples en Italie, et
qui abritent plusieurs postes de travail identiques. À Besançon5, une halle
de plus de 120 m2 abrite des fours, des espaces de travail et de stockage ; à
Lyon, une autre halle abrite des foyers et des fosses permettant la produc-
tion d’objets en bronze6. Dans les hameaux ruraux du Rozier (Lozère) et
de Sallèles-d’Aude, d’autres halles, dont la superficie peut dépasser
1000 m2 à Sallèles-d’Aude, hébergent plusieurs dizaines de postes de
tourneurs sur céramique, dont la production sera, à Sallèles en tout cas,
cuite dans un grand four commun7. L’importance d’une activité ou d’une
entreprise se manifeste donc par deux voies, la multiplication des unités
de production ou l’agrandissement d’une unique unité, la première plus
adaptée à une trame urbaine serrée, la seconde plus commodément déve-
loppée en milieu rural.
Ainsi le poids de l’artisanat urbain ne peut-il être opposé simplement à
celui des autres milieux : l’insertion dans un contexte ou les conditions
d’approvisionnement en matières premières sont aussi à prendre en
compte, et la bourgeoisie moyenne de la Gaule romaine ne néglige pas, en
ville et ailleurs, les revenus de l’artisanat, exprimant sa réussite par
l’édification de sièges d’associations professionnelles et l’érection de mo-
numents funéraires, où elle témoigne assez sereinement, au moins dans
les Trois Gaules, de ses investissements manufacturiers.

1.  Boquet A., « Un quartier artisanal dans la cité antique de Noviodunum (Jublains – Mayenne) »,
dans Les artisans …, op. cit., p. 165-171.
2.  Fiches J.-L.et A. Veyrac, Nîmes, CAG, 30/1, Carte archéologique de la Gaule, Paris, 1996, p. 234.
3.  La Graufesenque, op. cit., p. 144-159, fig. 231.
4.  Dufay B., « Le centre… », op. cit.
5.  Muniez Cl., « Un atelier de verrier du IIe siècle à Besançon », dans Foy D. dir., Cœur  de  verre, 
Production et diffusion du verre antique, catal. d’expo., Lyon, décembre 2003 – avril 2004, In Folio Édi-
tions, Gollion, 2003, p. 46-51.
6.  Tranoy L. et  alii, « Le quai Arloing : artisanat et nécropole », dans Delaval E. et  alii, Vaise,  un 
quartier de Lyon  antique,  DARA, n°11, Service régional de l’archéologie, Lyon, 1995, p. 179-254,
p. 194-200, fig. 175, p. 202-206,
7.  Laubenheimer F., « L’atelier de Sallèles-d’Aude et son évolution dans le temps », dans Lauben-
heimer F. (dir), 20 ans de recherches à Sallèles‐d’Aude, Presses Universitaires franc-comtoises, Be-
sançon, 2001, p. 11-24, p. 14, fig. 5 à 8.

68
Hommes et lieux de l’artisanat en Gaule romaine

Bibliographie
• 20 ans de recherches à Sallèles‐d’Aude, dir. LAUBENHEIMER F., Presses Universitaires
franc-comtoises, Besançon, 2001.
• Artisanat  et  productions  artisanales  en  milieu  rural  dans  les  provinces  du  nord‐ouest  de 
l’Empire romain, Actes du colloque d’Erpeldange, mars 1999, dir. POLFER M., Éditions
Monique Mergoil, Montagnac, 1999.
• BÉAL J.-C., « La dignité des artisans : les images d’artisans sur les monuments
funéraires de Gaule romaine », Dialogues d’Histoire Ancienne, 2000, p. 149-182.
• FERDIÈRE A., « La place de l’artisanat en Gaule romaine du Centre, Nord-Ouest et
Centre-Ouest (province de Lyonnaise et cités d’Aquitaine septentrionale », Revue 
Archéologique du Centre de la France, 2006-2007, revue en ligne.
• FERDIÈRE A., Les Gaules, IIe s. av. J.‐C. – Ve s. ap. J.-C., Armand Colin, Paris, 2005.
• Les artisans dans la ville antique, éd. BÉAL J.-C. et GOYON J.-C., Collection Archéolo-
gie et histoire de l’antiquité, Université Lumière-Lyon 2, Lyon, 2002, p. 5-14.
• MOREL J.-P., « L’artisan », dans Andreau J. et  alii, L’homme  romain, Éditions du
Seuil, Paris, 1992, p. 267-362.
• Vivre  en  Europe  romaine.  De  Pompei  à  Bliesbrück‐Rheinheim, éd. PETIT J.-P. et
SANTORO S., Paris, Éditions Errance, 2007.

69
Artisanat et commerce chez les Éduens
et les Lingons durant le Principat
Martine Joly
Maître de Conférences en Antiquités Nationales à l’université de Paris-
Sorbonne (Paris IV), UFR d’Art et d’Archéologie

La question de l’artisanat en Gaule a fait l’objet de nombreuses recher-


ches et publications récentes.
La région retenue dans le cadre de cet article [fig. 01], limitée aux cités
des Éduens et des Lingons, se trouve dans l'est de la Gaule, en Bourgogne
et au sud de la Champagne-Ardenne actuelles. Le territoire de ces deux
importants peuples antiques concerne les départements de Haute-Marne,
Côte-d’Or, Saône-et-Loire et Nièvre1. Durant la période du Haut-Empire,
les Éduens appartiennent à la province de Lyonnaise et les Lingons à celle
de Belgique ou de Germanie.
Afin de traiter le sujet de l’artisanat, il faut s’interroger dans un premier
temps sur le problème de la production des objets manufacturés. Les pro-
ductions gallo-romaines se répartissent en plusieurs grands groupes : la
céramique, le métal, le verre, le textile, le cuir, le bois, l’os (tabletterie) et la
vannerie.
La céramique : au Haut-Empire, les productions d’objets en terre cuite
se renouvellent de manière importante en Gaule par rapport à la période
précédente. La céramique comporte un grand nombre de catégories diffé-
rentes, et l’on peut mettre en évidence un répertoire varié, adapté à la
destination des récipients fabriqués : vaisselle de table, de cuisine, de
stockage ou encore vases de transport (amphores). Chez les Éduens et les
Lingons, on connaît une vingtaine d’ateliers de potiers2, mais seule une
partie d’entre eux a fait l’objet de recherches récentes ou suffisamment
poussées pour que les productions soient bien connues. On peut citer, par
exemple, les ateliers d’Autun, de Chalon-sur-Saône, de Gueugnon, de La
Ferté ou encore de Mâcon [fig. 01].

1.  Nous ne revenons pas sur la question des limites de ces cités antiques, qui a donné lieu à une
abondante littérature, voir à ce sujet Le Bohec Y., Les  inscriptions de  la  cité des Lingons, Inscrip‐
tions sur pierre, Inscriptions latines de la Gaule Belgique, 1, Paris, éd. du C.T.H.S., 2003, p. 11-12.
2.  Joly M. éd., Histoire de pot, les potiers gallo‐romains en Bourgogne, réédition complétée par M. Joly
et Ch. Vernou, Dijon, Musée Archéologique, déc. 2004, 32 p.

70
Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat

Fig. 01. Carte de localisation des principaux sites mentionnés dans le texte

Fond de carte Ph. Barral, E. Gautier, M. Joly, P. Nouvel.


La céramique romaine caractéristique est la sigillée1. Le seul centre de
production connu dans la région retenue ici est celui de Gueugnon2, pour
le IIe siècle essentiellement. Cependant, la qualité et la quantité des pro-
ductions ne sont pas comparables avec celles des ateliers rutènes, qui ont
exporté dans l’ensemble de l’empire romain de manière spectaculaire.
C’est la céramique commune qui constitue la plus abondante des produc-
tions de poteries gallo-romaines. Les récipients fabriqués ont des desti-
nations spécifiques : préparation, consommation, stockage ou encore

1.  Elle se reconnaît grâce à son revêtement rouge brillant, un engobe vitrifié grâce à une cuisson
dans des fours perfectionnés, à haute température. Elle concerne uniquement de la vaisselle de
table. Dans un premier temps, durant les décennies autour de la Conquête, produite par les
Romains et importée en Gaule, elle est ensuite fabriquée à Lyon, puis dans quelques grands
centres en Gaule, dont le plus important est celui de La Graufesenque, qui a exporté dans tout
l’Empire romain. Voir à ce sujet la publication récente consacrée à ce site : Genin M., éds., La 
Graufesenque (Millau, Aveyron). Volume II : sigillées lisses et autres productions, Aquitania, Études
d’Archéologie Urbaine, 2007.
2.  Joly M. éd., Histoire de pot, les potiers gallo‐romains en Bourgogne, réédition complétée par M. Joly
et Ch. Vernou, Dijon, Musée Archéologique, déc. 2004, 32 p.

71
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

cuisson des aliments. La production d’amphores, récipients destinés à


exporter des denrées (alimentaires le plus souvent), est attestée dans un
certain nombre des centres de potiers éduens, en particulier à Autun,
Chalon-sur-Saône ou encore à Gueugnon. Il faut la mettre en relation
avec la culture de la vigne, qui s’est développée dans la région dès les
environs du milieu du Ier siècle ap. J-C.1, comme le prouve la présence
d’établissements ruraux dans lesquels des pressoirs ont été reconnus,
par exemple à Selongey.
Le verre : c’est à partir du Ier siècle av. J.-C. que l’on trouve en quanti-
té croissante des objets en verre en Gaule. Il faut attendre quasiment un
siècle pour que les ateliers de verriers se développent, grâce à une évo-
lution des techniques résultant de l’utilisation de la canne à souffler et
du soufflage dans les moules. Le verre brut arrive du Proche-Orient et
est transformé en objets, dans des ateliers qualifiés de secondaires, jus-
qu’au VIIIe siècle. À Autun, rue des Pierres, quatre fours de fusion du
verre ont été mis au jour, ils ont fonctionné entre les années 150 et 250
(voir infra).
La localisation des artisanats mettant en œuvre des produits périssa-
bles est exceptionnelle. À Dijon, une tannerie a été identifiée. Les décou-
vertes de faune et d’amphores à alun réalisées dans un quartier périphé-
rique permettent de reconnaître l’activité d’un artisan spécialisé (un
mégissier ou un blancher), qui tannait les peaux à l’alun à la fin du Ier
siècle ap. J.-C.2.

La question des lieux de production

Les lieux d’activité des artisans se trouvent soit dans les capitales de
cité, soit dans des agglomérations secondaires, soit dans les campagnes.
Andemantunnum  (Langres),  la capitale des Lingons, succède à
l’oppidum gaulois et un important programme urbanistique débute dès
l’époque augustéenne. L’importance du site résulte de sa position straté-
gique, qui constitue un nœud du réseau routier d’Agrippa3. La surface de
l’espace urbain atteint 135 hectares. L’organisation de la ville et la locali-

1.  Gauthier E, Joly M.,  « Vignoble et viticulture dans le Nord-Est de la Gaule au Ier s. ap. J.-C. »,
dans Favory Fr., Vignot A. éds., Actualité de la recherche en histoire et archéologie agraire, Actes du 
colloque V Ager, Besançon, 2000, ALUB, 2003, p. 191-208
2.  Bogard Ph., Forest V., Pelletier L., « Passer les peaux en blanc : une pratique gallo-romaine ?
dans : éd. Beyriès S., Audouin-Rouzeau F., Le travail du cuir de la Préhistoire à nos jours, Actes des 
XXIIe  rencontres  internationale  d’Archéologie  et  d’Histoire  d’Antibes,  18‐20  octobre  2001, Antibes,
2002, p. 231-250 ; Forest V., Rodet-Belarby I., « Artisanat de la peau », dans éd. Monteil M., Tra-
noy L., La France gallo‐romaine, Inrap, La Découverte, Paris, p. 109.
3.  Joly M., Langres, oppidum et caput civitatis, dans : R. Hanoune, dir., Les villes romaines du Nord de 
la Gaule, Revue du Nord, Hors Série. Coll. Art et Archéologie, 10, 2007, p. 205-219.

72
Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat

sation des monuments publics restent méconnues, car la ville moderne


s’est développée à l’emplacement même de la ville antique. Les vestiges
d’artisanat gallo-romains repérés [fig. 02] correspondent, dans de nom-
breux cas, à des découvertes anciennes1. Seulement trois types
d’artisanats sont identifiés : la tabletterie, le travail du métal et la poterie.
Trois ateliers liés au travail de l’os sont localisés, l’un à l’intérieur de la
ville, dans un quartier fouillé place Bel Air [fig. 02, n°4] et les deux autres
au sud de la ville [fig. 02, n°7 et 8], à proximité de la voie d’Agrippa.
Des outils et des scories et autres déchets métalliques permettent de
reconnaître le travail du fer, en un seul lieu, dans le quartier de la place
Bel Air précédemment cité [fig. 02, n°5], mais les structures de produc-
tion ne sont pas identifiées.
Enfin, trois ateliers de potiers gallo-romains2 ont été partiellement ex-
plorés. Deux d’entre eux se trouvent au nord-ouest de la ville, l’un vers
Brévoines (Faubourg Saint Didier [fig. 02, n°5, n°2] ) et l’autre à la base de
la colline des Fourches [fig. 02, n°1). Le dernier est localisé au sud-ouest,
vers Blanche-Fontaine [fig 02, n°3]. Seulement quelques-unes des produc-
tions de l’atelier du Faubourg Saint-Didier, fouillé au XIXe siècle, sont
connues, grâce au mobilier conservé dans les réserves du musée de Lan-
gres [fig. 03]. Il s’agit de céramiques communes, avec un répertoire cons-
titué de formes hautes (des pots, des cruches et des bouilloires). Certains
des vases portent une estampille RPL. La commercialisation de ces pro-
ductions ne peut être cernée en l’état actuel de la recherche. Certains des
vases découverts à Dijon dans un quartier périphérique de
l’agglomération antique, pourraient provenir de ces ateliers. Une partie
de la production langroise a pu être exportée dans cette direction.
Curieusement, aucun récipient estampillé n’a été exhumé à ce jour sur un
site de consommation, que ce soit à Langres, ou ailleurs.
À partir de cette documentation très lacunaire, il paraît difficile de
cerner la topographie et l’organisation des centres de production à Ande‐
mantunnum, de même que leur importance et leur évolution.

1.  Joly M., Langres, Carte  Archéologique  de  la  Gaule, 52-2, Académie des Inscriptions et Belles Let-
tres, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2001, p. 98
2.  Joly M., Langres, Carte  Archéologique  de  la  Gaule, 52-2, Académie des Inscriptions et Belles Let-
tres, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2001, p. 98-100.

73
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

Fig. 02. Plan de la ville de Langres

DAO : B. Turina, M. Joly.

74
Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat

Augustodunum (Autun), la capitale des Éduens, créée à l’époque augus-


téenne couvre une surface de 200 hectares, cernée de remparts. La trame
urbaine restituée grâce aux découvertes archéologiques souffre de nom-
breuses lacunes et la plupart des bâtiments et des monuments publics
restent à localiser1. Les connaissances concernant l’artisanat ont été re-
nouvelées, durant les vingt dernières années, grâce aux données nom-
breuses issues des investigations menées dans le cadre de l’archéologie
préventive, qui a permis de fouiller plusieurs secteurs de manière exten-
sive. C’est l’artisanat du métal qui a livré le plus grand nombre de vesti-
ges. Les installations liées au travail du métal cohabitent souvent avec des
ateliers de transformation de l’os, et, plus rarement de la corne, cette
proximité étant nécessaire pour la fabrication d’objets alliant plusieurs
matériaux.

Fig. 03. Céramiques communes du Ier siècle produites à Langres.

Cliché A. Vaillant (musée de Langres)

Au nord de la ville [fig. 04, n°1 – rue des Pierres], un quartier à vocation


artisanale a livré, dans les îlots délimités par deux rues décumanes (est-

1.  Rebourg A., « L’urbanisme d’Augustodunum », Gallia, 55, 1998, p. 141-236 ; Rebourg A., Gou-
dineau Ch., Autun  antique. Guides archéologiques de la France, Monum., éditions du patri-
moine, Paris, 2002, p. 88-93.

75
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

ouest), des vestiges de travail de différents artisanats : potiers, verriers,


artisans du métal1.
Au sud de la ville, un quartier d’artisans a été exploré sur près d’un
hectare [fig. 04, n°2 – Lycée militaire n°2]. Il a été implanté à proximité
immédiate de l’enceinte, mais intra‐muros. Dans cinq îlots, séparés par
trois rues, près de cinquante ateliers ont été identifiés. Les bâtiments com-
portent en général un étage, à usage domestique ou destiné au stockage.
Les archéologues ont pu mettre en évidence une évolution du travail dans
ces ateliers. D’abord spécialisé dans les fibules, le quartier connaît de
grands changements durant le IIe siècle, avec l’installation de forgerons,
de potiers, et d’autres artisans spécialisés dans le travail de l’os et du débi-
tage des roches décoratives. Des traces du travail du filage et du tissage
semblent correspondre à une production domestique2.
D’autres vestiges d’artisanat ont été repérés en divers endroits de la
ville, dans des ateliers-boutiques installés en façade des maisons, sous les
portiques. Destinés à la vente d’objets manufacturés, ils pouvaient égale-
ment assurer l’entretien des objets métalliques.
Deux centres de production de poteries sont connus à Augustodunum.
Ils sont intégrés dans des quartiers rassemblant différents artisanats (pote-
rie, métal, verre, os). Les ateliers du nord de la ville (n°1 : rue des Pierres)
ont fabriqué de la vaisselle céramique de table ou de cuisine, ainsi que des
figurines, à partir du milieu du Ier siècle et durant tout le Haut-Empire.
Les officines de potiers identifiées dans le site méridional (n°2 : lycée mili-
taire) ont débuté leur activité au IIe siècle. Elles ont livré des vestiges
d’une fabrication au répertoire moins diversifié, qui comprend de la vais-
selle et des récipients de transport (amphores locales)3.
Un type de métier original, celui du travail de débitage des roches dé-
coratives (schiste d’Autun) est connu à Autun. Il est interprété comme un
artisanat « du luxe4 ».
Les recherches récentes permettent de mettre en évidence deux types
d’ateliers dans la ville d’Autun. On distingue les ateliers-boutiques, im-
plantés au centre de la ville, et les ateliers installés en périphérie. Ce sont
ces derniers dont les productions apparaissent les plus importantes, et on
pourrait quasiment qualifier leurs productions d’« industrielles5 ».
Les objets fabriqués dans ces différents centres étaient destinés à la
consommation locale. Mais certains produits étaient exportés à longue

1.  Chardron-Picault P., dans Chardron-Picault P. éd., Hommes de feu – Hommes du feu, l’artisanat en 


pays éduen, Catalogue de l’exposition temporaire tenu au musée Rolin (22 septembre 2007– 28 janvier 
2008), Le Creusot, 2007, p. 28-29 ; Simon J., dans Chardon-Picault op. cit., p. 88-97.
2.  Chardron-Picault, dans éd. Chardron-Picault, 2007, p. 28-29
3.  Simon J., dans Chardon-Picault P. éd.., op. cit., p. 88-105.
4.  Chardron-Picault, dans éd. Chardron-Picault, 2007, p. 29 et p. 210-211.
5.  Chardron-Picault, dans éd. Chardron-Picault, 2007, p. 28-29.

76
Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat

distance. Certaines productions de récipients en céramiques (mortiers


estampillés, amphores régionales...) ou de figurines en terre cuite de la fin
IIe-début IIIe siècle, œuvres du célèbre coroplathe Pistillus, faisaient l’objet
d’un commerce à plus longue distance.

Fig. 04. Plan de la ville antique d’Autun

D’après Rebourg et Goudineau, 2002, p. 45.

77
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

La question de la place des artisans dans la ville a fait l’objet de nom-


breuses publications récentes et les apports de la documentation archéo-
logique ont permis de renouveler les approches concernant ce sujet1.
Ainsi, les données récentes concernant plusieurs capitales de l’est de la
Gaule incitent à nuancer l’idée longtemps véhiculée par la littérature se-
lon laquelle les ateliers des artisans des métiers du feu (potiers, verriers,
métallurgistes) étaient relégués dans les zones périphériques de la ville,
dans des sortes de « zones industrielles ». Plusieurs raisons expliquaient
cette implantation, la première étant d’éviter d’incommoder les habitants
par la pollution et les autres risques divers générés par ces activités (in-
cendie par exemple). Mais d’autres raisons s’ajoutaient à celle-ci : faciliter
l'approvisionnement des artisans en matières premières, mais également
l’exportation des produits finis.
Les ateliers alimentaient d’une part les boutiques de la ville, et, d’autre
part, les marchés d’une clientèle rurale, habitant dans la campagne envi-
ronnante. L’exemple des produits issus des officines de potiers, essentiel-
lement de la vaisselle d'usage courant, utilisée pour la table et à la cuisine
est à ce point illustratif. Les capitales lingonne et éduenne livrent des
configurations qu’il est intéressant de comparer.
À Langres, les artisans du métal (fer) pratiquaient leur métier au sein
d’un îlot dans la partie méridionale de la ville, dans lequel ont été recon-
nues des zones d’habitat, correspondant peut-être à un quartier résiden-
tiel situé à proximité d’une zone de marché. Les ateliers de potiers se
trouvent quant à eux dans la partie occidentale de la ville, soit dans les
faubourgs septentrionaux, qui ont d’ailleurs conservé cette vocation jus-
qu’au vingtième siècle, soit dans les quartiers périphériques, au sud-ouest
de la ville.
À Autun, la configuration diffère sensiblement. En effet, les ateliers ont
été intégrés dans l’espace urbain : on l’a vu avec la zone artisanale méri-
dionale, installée sur plus d’un hectare. Cette implantation peut
s’expliquer par la très grande surface urbaine disponible. En effet, avec
une surface de 200 hectares aménageables, l’implantation de grandes zo-
nes artisanales à proximité du rempart, sur des terrains périphériques, ne
posait pas de problème majeur. Certes, le centre de la ville était majoritai-
rement occupé par les demeures privées et les bâtiments publics, mais des
îlots accueillaient également des ateliers-boutiques, au sein même de
l’espace construit. Les découvertes récentes à Autun conduisent à penser

1.  Voir en particulier les publications récentes, qui donnent une abondante bibliographie : Pol-
fer M., Lʹartisanat  dans  lʹéconomie  de  la  Gaule  Belgique  à  partir  de  la  documentation  archéologique,
Monogr. Instrumentum, 28, Éd. M. Mergoil, Montagnac, 2005 ; Polfer M. éd., Artisanat et écono‐
mie romaine : Italie et provinces occidentales de l’Empire, Actes 3e colloque international dʹErpeldange 
(Luxembourg, 14‐16 oct. 2004), Monogr. Instrumentum, 32, Éd. M. Mergoil, Montagnac, 2005.

78
Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat

que l’appropriation d’espaces intra-urbains par les artisans pourrait être


une conséquence de l’importance sociale qu’on leur reconnaissait1.
La ville produisait une part importante des objets manufacturés
consommés en Gaule romaine. Mais de nombreuses agglomérations se-
condaires, comportant des aménagements publics et des schémas urbains
dignes d’une capitale, devaient leur prospérité aux activités artisanales.
C’est le cas des agglomérations lingonnes d'Alésia, Mâlain et Vertault,
dont la prospérité était assurée par la présence d'artisans réputés, connus
par les inscriptions, voire par les sources textuelles. En outre, en zone
rurale, les domaines agricoles assuraient la production des contenants
nécessaires à l’exportation de leurs productions.

Les artisans

La question du statut social des artisans pose problème. La lecture des


auteurs antiques laisse deviner un mépris certain pour le travail manuel et
leurs acteurs2. Cependant, les nombreuses représentations d’artisans
trouvées en Gaule, comme c’est le cas chez les Éduens, ont conduit à pen-
ser que ce corps de métier bénéficiait peut-être d’un statut différent de
celui connu dans d’autres provinces romaines. Il pourrait s’agir d’un mé-
tier exercé par des hommes libres, mais il faut également imaginer que les
stèles représentent plutôt les propriétaires des centres de production que
les artisans eux-mêmes3.
Les artisans se regroupaient dans des associations, connues grâce à
l’épigraphie. Il s’agit de collegia (collèges) ou de corpora (corporations) qui
se réunissaient dans des scholae. À Alésia, le siège du collège des forgerons
a été identifié avec le « monument d’Ucuetis » construit en bordure de la
place publique de cette agglomération4. À Dijon, le collège des métallur-
gistes est attesté grâce à une inscription5.
De nombreuses représentations d’artisans sont connues chez les
Éduens, en particulier à Augustodunum, dans la nécropole (dite « nécro-
pole de Pont l’Evêque ») fouillée récemment à Autun, de manière exten-
sive6. Elle est située au nord-est de la ville antique, à environ 600 m en

1.  Chardron-Picault, dans éd. Chardron-Picault, 2007, p. 29.


2.  Béal J.-C., dans Béal J.-C. et Goyon J.-C. – Les  artisans  dans  la  ville  antique, (Actes Coll.), coll.
Arch. et Hist. de l’Ant., Univ. Lumière-Lyon 2, vol. 6, De Boccard, Lyon/Paris, 252 p.
3.  Ferdière A., Les Gaules, IIe s. av. J.‐C. – Ve s. ap. J.‐C., Armand Colin, collection U, Histoire, 2005
(Paris), p. 241-242.
4.  Gros P., Lʹarchitecture romaine, I Les monuments publics, Manuels Picard, Paris 1996, p. 382-383.
5.  Le Bohec Y., Les inscriptions de la cité des Lingons, Inscriptions sur pierre, Inscriptions latines de la 
Gaule Belgique, 1, Paris, éd. du C.T.H.S., 2003, n°51 p. 58-59.
6.  Venault St., Deyts S., Labaune Y., Symonds R., « Artisanat et monde des morts : Le cas de la
nécropole Pont-l'Évêque », Les Dossiers dʹarchéologie, 2006, no316, pp. 90-95.

79
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

dehors des remparts et a fonctionné durant tout le Haut-Empire, depuis la


période augustéenne jusqu'au IIIe siècle de notre ère. Plus de mille struc-
tures funéraires, renfermant soit une incinération, soit une inhumation ont
été fouillées. Parmi les cent trente stèles funéraires exhumées, un grand
nombre (presque un tiers) portait des représentations de personnages.
Elles sont datées, par les formulaires et l'iconographie,  de la première
moitié du IIe siècle de notre ère. Sur certaines stèles, il est possible de pro-
poser une identification du métier du personnage figuré, grâce à la repré-
sentation d’un outil. On aurait ainsi des forces (ciseau à laine) pour un
tondeur, un forgeron tenant une pince à feu, un carrier avec une masse (?),
un dinandier  identifié grâce à son enclume ou à son marteau effilé. Les
observations archéologiques et l’étude des stèles ont conduit à supposer
qu’un grand nombre des monuments ont probablement été taillés sur
place. Les ouvriers appartenaient à des ateliers de sculpteurs éduens itiné-
rants, dont des œuvres ont été identifiées sur des sites dans le sud de la
région1.
L’étude des sculptures indique que les occupants de cette nécropole
appartiennent à une classe de « petites gens2 », peut-être les artisans du
quartier artisanal reconnu au sud-est de la ville (sur le « site du Lycée
militaire »).

Le commerce

L’épigraphie livre un certain nombre de documents relatifs aux négo-


ciants antiques, les negotiatores, mais aucune inscription de cette sorte
n’est connue ni chez les Éduens, ni chez les Lingons.
La question du commerce en Gaule romaine, à courte et longue dis-
tance, peut être considérée à partir des découvertes archéologiques récen-
tes, en particulier grâce aux données nouvelles apportées par les investi-
gations menées dans le cadre de l’archéologie préventive. Mais le dossier
souffre de nombreuses lacunes. En effet, certaines productions, par exem-
ple les céramiques, le métal, le verre, bénéficient d’un meilleur état de
conservation tandis que les produits réalisés à base de matières périssa-
bles (bois, cuir, vannerie…) nous échappent généralement.
Le commerce connaît un important développement en Gaule à partir
du IIe siècle av. J.-C. avec le monde méditerranéen en particulier. Les
nombreuses découvertes d’amphores témoignent de l’arrivée de produits
nouveaux (surtout des vins et de l’huile). Les textes ventent la qualité des
produits agricoles gaulois (blé, charcuteries, fromages…), mais également

1.  Venault St. et alii, op. cit.


2.  Venault St. et alii, op. cit..

80
Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat

des produits de l’artisanat. Les Lingons et les Éduens occupent une place
importante sur les marchés, en raison de leurs contacts anciens avec Rome
et de titres et statuts privilégiés acquis dès la période qui précède la
conquête romaine.
En ce qui concerne le commerce de proximité, l’archéologie a récem-
ment mis en évidence quelques lieux de vente dans des échoppes urbaines.
Dans le vicus (bourg) lingon de Vertillum (Vertault), un lot de céramique
découvert au XIXe s., en bordure d’une rue principale, dans une couche de
terre brûlée, a été récemment interprété comme une partie du stock d’un
commerçant1. Sa boutique, installée en bordure d’une rue de Vertillum a
probablement été endommagée par un incendie. Dans ce quartier du vicus,
d’autres boutiques associées à des maisons ont été repérées lors des fouilles
anciennes, mais celle-ci est la première pour laquelle on peut identifier la
marchandise vendue. Les vases peuvent, au vu des recherches récentes, être
datés du deuxième quart du Ier siècle ap. J.-C. (période tibério-claudienne).
La découverte de Vertault vient s’ajouter à la liste peu fournie des quelques
réserves de revendeurs de céramiques publiées à ce jour. Il faut souligner
qu’il s’agit de l’une des plus anciennes signalées à l’heure actuelle.
Ce lot de céramiques est particulièrement intéressant pour l’étude des
mouvements commerciaux en Gaule de l’est dans la première moitié du Ier
siècle après J.-C. Ces céramiques, importées des ateliers champenois loca-
lisés dans la vallée de la Vesle, entre Reims et Châlons-en-Champagne,
témoignent d’un commerce sur une distance relativement longue (de
l’ordre de cent cinquante à deux cents kilomètres). La consommation de
produits champenois est bien attestée chez les Lingons à cette période, en
particulier dans la capitale lingonne Andemantunnum, ou encore dans
l’agglomération d’Alésia. Vertault apparaît comme un centre de redistri-
bution important pour ces produits.
Dans la capitale des Éduens, la fouille réalisée en 1985 boulevard Fré-
déric-Latouche a entraîné la découverte d’un segment du cardo  maximus,
bordé par un portique monumental, constitué d’arcades à piliers. Dans
l’une des couches recouvrant le trottoir, un lot très abondant de cérami-
ques a été recueilli. Au minimum 1 500 vases en sigillée provenant des
ateliers du Centre de la Gaule, ont fait l’objet d’une étude approfondie. Ils
proviennent vraisemblablement d’une boutique datable, grâce à ces vases,
des années 140-160. Ces céramiques importées des importants ateliers de

1.  Joly M., avec la coll. de Biegert S., Un stock de produits champenois du Ier siècle ap. J.-C. re-
trouvé en Bourgogne à Vertillum (Vertault, 21), dans Rivet L. éd., Spécificités et diffusion de la cé‐
ramique gallo‐romaine en région Centre ; Actualité des recherches céramiques, Actes du congrès de Blois, 
5 mai‐ 8 mai 2005, Société Française d’Étude de la Céramique Antique en Gaule, Marseille, 2005,
p. 459-468.

81
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

potiers arvernes étaient vendues dans une boutique d’Augustodunum, à


côté de produits fabriqués dans la ville1.

La marque de Rome

À Mirebeau-sur-Bèze, un camp légionnaire de vingt deux hectares, a


été  créé par des vexillations des légions Ire, VIIIe, XIe, XIVe et XXIe et IIe
Auguste puis occupé par la VIIIe Auguste, à la fin du Ier siècle, durant les
années 70 à 86. Cette implantation, décidée par Frontin, avait pour objectif
de renforcer le contrôle de la région, qui connaît des troubles importants
dans les années 69-70. La présence militaire dans cette région de la Gaule,
en pleine pax  romana, témoigne de résistances locales. Alors qu'à la pé-
riode précédente, durant la Guerre des Gaules, les Lingons ont constitué
un appui important pour les Romains, après la mort de Néron, ils se dres-
sent contre l'empereur Vespasien, aux côtés de Civilis, menés par le célè-
bre Sabinus2.
Les Lingons et les Éduens se trouvent dans une zone stratégique, tra-
versée par la voie d’Agrippa mise en place peu de temps après la
conquête romaine et desservie par un réseau de voies terrestres permet-
tant de la rejoindre facilement. La Loire, la Saône, la Seine et la Marne
constituent d’importantes voies d'eau utilisées pour les échanges antiques.
Le secteur bénéficie donc d'un important réseau de communication terres-
tre, mais aussi fluvial.
Les découvertes archéologiques et les recherches récentes montrent que
cette région, en contact avec le monde méditerranéen depuis plusieurs
siècles, a connu une prospérité importante après la conquête romaine. Les
signes de romanité sont particulièrement visibles dans les programmes
urbains mis en place tout au long du Ier siècle ap. J.-C., grâce aux investis-
sements des évergètes.

Bibliographie
• CHARDRON-PICAULT P. éd., Hommes  de  feu  –  Hommes  du  feu,  l’artisanat  en  pays 
éduen, Catalogue de l’exposition temporaire tenu au musée Rolin (22 septembre
2007– 28 janvier 2008), Le Creusot, 2007.
• CHARDRON-PICAULT P., PERNOT M., Un  quartier  antique  dʹartisanat  métallurgique  à 
Autun – Le site du Lycée militaire, DAF 76, Paris, 1999.

1.  Rebourg A., Archéologie à  Autun  et  dans  l’Autunnois,  fouilles  et  découvertes  récentes, Cat. de
l’exposition (19 avril – 13 juillet 1986, Musée Rolin, Autun), Ville d’Autun, 1986, p. 38.
2.  Reddé M. dans : éd. R. Goguey et M. Reddé, Le camp légionnaire de Mirebeau. Römisch Germani‐
sches  Zentralmuseun  Forschungsinstitut  für  Vor‐  und  Frühgeschichte, Mayence, 1995, p. 5-9 et
p. 373-380.

82
Artisanat et commerce chez les Éduens et les Lingons durant le Principat

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apr. J.‐C., Errance, 2006, 220 p.
• DEMAROLLE J.-M., « Quatre chefs-lieux de Gaule du nord-est et leurs artisans au
Haut-Empire : état des lieux », dans Béal J.-C., Goyon J.-C. (éd.), Les artisans dans la 
ville  antique, Actes  Coll.  Arch.  et  Hist.  de  lʹAnt., Univ. Lumière-Lyon 2, vol. 6, De
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• FERDIÈRE A., Les Gaules, IIe s. av. J.‐C. – Ve s. ap. J.‐C., Armand Colin, collection U,
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• JOLY M. éd., Histoire  de  pot,  les  potiers  gallo‐romains  en  Bourgogne, 1996, réédition
complétée par M. Joly et Ch. Vernou, Dijon, Musée Archéologique, déc. 2004, 80 p.
• JOLY M., Langres, Carte Archéologique de la Gaule, 52‐2, Académie des Inscriptions et
Belles Lettres, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2001.
• JOLY M., Langres, oppidum et caput civitatis, dans R. Hanoune (dir.), Les villes romai‐
nes  du  Nord  de  la  Gaule, Revue  du  Nord, Hors Série. Coll. Art et Archéologie, 10,
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• JOLY M., VAILLANT A., « La production de vaisselle en céramique à Andemantun‐
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ques chez les Lingons (IIe s. av J.‐C. – IIIe ap.), à paraître.
• LE BOHEC Y., Les inscriptions de la cité des Lingons, Inscriptions sur pierre, Inscriptions 
latines de la Gaule Belgique, 1, Paris, éd. du C.T.H.S., 2003, 368 p.
• MONTEIL M., TRANOY L., La France gallo‐romaine, Paris, La Découverte, 2008, 180 p.
• REBOURG A., « L’urbanisme d’Augustodunum », Gallia, 55, 1998, p. 141-236.

83
Les Africains dans les provinces
occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)
Michèle Coltelloni-Trannoy
Professeur d'histoire romaine à Paris IV-Sorbonne,
membre du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques
et de la Société d'Études du Maghreb préhistorique, antique et médiéval

Le groupe des provinces occidentales, tel qu’il est défini par le pro-
gramme des concours, ne doit pas faire oublier un autre grand bloc dont
l’importance fut essentielle à la formation de l’espace méditerranéen puis
à sa redéfinition à la faveur des conquêtes romaines : il s’agit des territoi-
res africains1 qui bordaient la côte méridionale du Mare  nostrum. Leur
intégration progressive dans l’Empire, sur une longue durée et sous des
formes successives (royaumes alliés et provinces2), a parachevé l’expan-
sion romaine en Méditerranée occidentale ; en même temps, les contacts
développés entre les populations de ces différents espaces ont contribué à
donner une coloration particulière, originale, à certaines provinces euro-
péennes, qu’il convient de souligner. Le thème choisi donne ainsi
l’occasion d’étudier celles-ci (Gaules, Espagnes, îles italiennes), à partir
d’une perspective qui leur est extérieure : il nous a semblé que le recours à
un partenaire supplémentaire permettrait de mettre plus aisément en
évidence les logiques transméditerranéennes, mais aussi régionales, dont
les Romains et les populations locales ont été responsables.
L’instauration d’une puissance politique prédominante dans le secteur
occidental de la Méditerranée, avant même la création de provinces, a créé
des conditions favorables aux relations privées, personnelles et commer-
ciales, aux migrations de populations (temporaires ou définitives), à la

1.  Nous entendrons par là les provinces romaines d’Afrique Proconsulaire (qui s’étend à la Tripo-
litaine jusqu’à Dioclétien), de Maurétanie césarienne et de Maurétanie tingitane : nous excluons
les ressortissants de Cyrénaïque et d’Égypte, puisque, pour les Romains, ces provinces helléno-
phones n’entraient pas dans l’Africa (prise au sens large du terme).
2.  La première province africaine est l’Africa, formée à partir du territoire de Carthage, en 146 ;
puis le royaume numide de Juba I est annexé en 46 et devient l’Africa Noua, rattachée à l’Africa
(Vetus) à l’époque triumvirale. À ces deux provinces, unifiées en droit à partir de 27 av. J.-C.
(Afrique proconsulaire), s’ajoutent en 42 les deux Maurétanies (césarienne et tingitane) qui suc-
cèdent au royaume de Maurétanie qu’Auguste avait créé en 25 av. J.-C. à partir de l’ancien
royaume maure de Bocchus II (son allié) et de certaines régions de l’ancienne Africa noua. Sur
cette chronologie : Coltelloni-Trannoy M., Le  royaume  de  Maurétanie  sous  Juba  II  et  Ptolémée  (25 
av. J.‐C.‐40 p. J.‐C., Paris, 1997, cf. p. 9-65.

84
Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

diffusion large de pratiques sociales ou de technologies nouvelles1 : ce


phénomène a été observé depuis longtemps par les historiens, en particu-
lier par les « africanistes », parfois plus ou moins consciemment dans une
optique idéologique liée au colonialisme. La plus intéressante de ces
confusions est relative aux relations Gaule/Afrique, et à ce que Monique
Dondin-Payre a joliment appelé la « migration imaginaire2 » : cette erreur
(ou ce rêve ?) avait conduit plusieurs de nos grands savants à rechercher
les preuves d’une installation massive de Gaulois dans les provinces afri-
caines, créant un précédent qui devait introduire une parenté ethnique
entre les deux rives de la Méditerranée, de nature à légitimer et encoura-
ger les entreprises coloniales des Français.
Depuis quelques années cependant, l’intérêt pour ce sujet d’histoire so-
ciale et économique s’est véritablement démultiplié, donnant lieu à une
floraison de publications, en raison même de son actualité : il fait écho, en
effet, à des préoccupations actuelles sur les problèmes que posent à notre
monde contemporain les migrations et la mobilité des personnes, et plus
particulièrement les relations Nord-Sud. Toute une série de colloques ou
de programmes scientifiques ont ainsi engagé des réflexions sur les ins-
truments et les modalités de contrôle des migrants dans l’Empire romain,
sur l’aspect institutionnel et normatif du déplacement des individus ou
des groupes en général, sur les conditions et les motifs d’implantation des
immigrés dans les provinces d’accueil3. Il convient d’ajouter à ce noyau de
publications un nombre important d’ouvrages ou d’articles isolés faisant
le point sur ces questions à propos d’une région plus ou moins limitée de
la Méditerranée occidentale ou sur des individus connus surtout par les
sources épigraphiques. Beaucoup de ces recherches ont concerné directe-
ment ou indirectement la place qu’occupaient les Africains au sein de ces
vastes réseaux de circulation4.

1.  Voir, par exemple, le large panorama de Lassère J.-M., « La mobilité de la population. Migra-
tions individuelles et collectives dans les provinces occidentales du monde romain », dans
L’Africa romana, 16, 2006, p. 57-92.
2.  Dondin-Payre M., « Gaulois des Gaules et Gaulois d’Afrique : de la réalité à l’imaginaire ;
naissance et développement d’un mythe de migration », dans L’Africa romana, 16, 2006, p. 857-
870.
3.  Sordi M. (dir.), Emigrazione e immigrazione nel mondo antico, Contributi dell’Istituto di storia antica,
vol. 20, Milan, 1994 ; ead. (dir.), Coercizione  e  mobilità  umana  nel  mondo  antico,  Contributi 
dell’Istituto di storia antica, vol. 21, Milan, 1995 ; Moatti Cl., La mobilité des personnes en Méditerra‐
née  de  l’Antiquité  à  l’époque  impériale.  Procédure  de  contrôle  et  documents  d’identification, Rome,
2004 ; Angeli Bertinelli M. G. et Donati A. (éds), Le vie della storia. Migrazioni di popoli, viaggi di 
individui, circolazione di idee nel Mediterraneo antico, Rome, 2006 ; Compatangelo-Soussignan R. et
Schwentel C.-G. (dir.), Étrangers dans la cité romaine. « Habiter une autre patrie » : des incolae de la 
République aux peuples fédérés du Bas‐Empire, Actes du colloque de Valenciennes, octobre 2005, Ren-
nes, 2007.
4.  Haley E. W., Foreigners  in  Roman  Imperial  Spain :  Investigations  of  Geographical  Mobility  in  the 
Spanish Provinces of the Roman Empire, 30 BC‐AD 284, University of Colombia, 1986 ; id., Migra‐
tion  and  Economy  in  Roman  Imperial  Spain, Barcelone, 1991 ; Lassère J.-M, « La mobilité de la

85
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

Cette contribution n’a pas pour objectif de faire l’inventaire de ces mul-
tiples travaux, une entreprise d’ailleurs impossible, ni de fournir une liste
exhaustive de tous les Africains répertoriés ici où là, ce qui relèverait d’un
autre cadre d’études, mais de proposer un bilan d’ensemble qui insistera
surtout sur deux points. Le premier point amène à nuancer l’impression
généralement admise d’un « marché commun » de l’Antiquité pour met-
tre en valeur une optique qui nous semble plus juste : la situation née de
l’emprise romaine a, certes, créé des conditions nouvelles d’échanges des
biens et des populations, mais ce cadre eut aussi pour effet de renforcer
les anciennes voies économiques et culturelles, de dynamiser les routes
migratoires mises en place depuis les époques préhistorique et protohisto-
rique. Le deuxième point montrera que l’impact de la domination ro-
maine a épousé des rythmes différents et des modalités variées selon les
époques et les régions de l’Occident : la présence des Africains dans le
domaine européen est, à cet égard, un très bon mètre-étalon des processus
migratoires engagés dans ce cadre.
Pour entreprendre cette étude, nous avons tiré parti de la documenta-
tion la plus ample et la plus diverse possible (littéraire, archéologique,
épigraphique, numismatique) parce que chaque type de source ne fournit
pas le même type d’informations et qu’il est donc nécessaire de les croiser :
et ce d’autant plus que notre projet est de traiter des gens plus que des
biens, des migrations plus que des échanges, et que ce choix réduit de ma-
nière assez sensible l’éventail de la documentation. De fait, les migrations
des personnes sont surtout directement perceptibles à travers les informa-
tions que fournit la documentation épigraphique, en dépit de ses lacunes,
de ses imprécisions, de ses limites chronologiques (elle est pratiquement
inexistante à l’époque républicaine) et de ses variations régionales. De leur
côté, les textes littéraires ne s’intéressent qu’à quelques personnages im-
portants ou bien décrivent des processus juridiques et politiques relatifs à
des transferts de population volontaires ou forcés, mais pas aux individus

population… », op. cit., fournit une bibliographie sélective de 350 titres ! Lefèvre S., « Les migra-
tions des Africani en péninsule Ibérique : quelle vérité ? », dans Caballos Rufino A. et Demou-
gin S. (dir.), Migrare. La formation des élites dans l’Hispanie romaine, Paris, 2006, p. 100-203 ; Mas-
tino A., « Le relazioni tra Africa e Sardegna in età romana : inventario preliminare », dans
L’Africa romana, 2, 1985, p. 27-89 ; id., « Le relazioni tra Africa e Sardegna in età romana », ASS,
XXXVIII, 1995, p. 11-82 ; Ricci C., « Africani a Roma. Testimonianze epigrafiche di età imperiale
di personaggi provenienti dal Nordafrica », Ant.  Afr., 20, 1994, p. 189-207 ; Salmieri G., « Sui
rapporti tra Sicilia ed Africa in età romana repubblicana ed imperiale », dans L’Africa romana, 3,
1987, p. 397-412 ; Villedieu F., « Les relations commerciales entre l’Afrique et la Sardaigne du IIe
au Ve s. », dans L’Africa romana, 3, 1986, p. 321-332 ; Wierschowski L., Die regionale Mobilität in 
Gallien nach den Inschriften des 1. bis 3. Jh. n. Ch., Stuttgart, 1995 ; id., Fremde in Gallien‐Gallier in 
der fremde. Die epigraphisch bezeugte Mobilität in, von und nach Gallien vom 1. bis 3. Jh. n. Ch. (Texte‐
Übersetzungen‐Kommentare), Stuttgart, 2001 ; Zucca R., « I rapporti tra l’Africa e la Sardinia alla
luce dei documenti archeologici. Nota preliminare », dans L’Africa romana, II, 1985, p. 93-104. Je
renvoie également aux parutions de L’Africa romana, en particulier aux volumes 13, 14, 15 et 16
dont les thèmes concernent le sujet des échanges et de la mobilité.

86
Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

qui les subissent ou en profitent. Quant aux biens matériels, ils ont besoin,
bien évidemment, de marchands pour circuler, mais ces derniers ne sont
pas nécessairement issus de la même région que les productions (et les
producteurs) et les intermédiaires peuvent être nombreux : les routes mi-
gratoires et les régions d’immigration se distinguent, au moins en partie,
des routes et des régions de commercialisation. L’immense réservoir des
sources archéologiques informe donc sur les voies commerciales et sur les
marchés, sur les influences culturelles et les échanges techniques, mais il
n’est pas en mesure de nous assurer en toute certitude si ces phénomènes
de transferts ont généré des migrations temporaires ou définitives, abon-
dantes ou mineures, d’Africains vers les régions d’exportation. En outre,
les migrations peuvent très bien s’expliquer par des motifs autres
qu’économiques, même si la multiplication des échanges de biens à partir
de l’époque augustéenne s’est accompagnée d’une mobilité croissante des
personnes : malheureusement, les motifs précis n’apparaissent pas tou-
jours dans les sources qui concernent les individus.
Du point de vue méthodologique encore, comment repérer la trace des
Africains hors de l’Afrique du Nord ? Plusieurs indices peuvent nous
guider, et il est nécessaire de les croiser quand ils existent, d’autant que
les plus solides ne sont pas les plus nombreux, bien au contraire ! Si la
mention de l’origo1 ou celle de l’ethnique des individus sont des argu-
ments irréfutables de migration, du moins pour la première génération, la
rareté de leur mention interpelle assurément : faut-il penser que les Afri-
cains hésitaient à se distinguer de leur environnement social dans l’espoir
d’améliorer leur intégration et celle de leurs enfants ? Ou bien n’était-ce
pas une donnée de « mémoire » aussi importante que nous sommes por-
tés à le croire aujourd’hui ? Pourtant, les mentions diverses de l’origine
géographique ou ethnique existent bel et bien, et ne sont pas exceptionnel-
les : s’agit-il alors d’un signe adressé à la communauté africaine locale à
laquelle la famille du défunt tient à se rattacher pour des raisons profes-
sionnelles ou familiales ? Est-ce le rappel nostalgique de l’ancienne patrie
de cœur, d’autant plus idéalisée qu’elle a été abandonnée2 ? Il est égale-
ment possible que la mention de la cité d’origine indique que les liens
avec celle-ci ne sont pas encore distendus, que les relations familiales ont
perduré malgré la distance. Le deuxième indice d’une origine africaine est

1.  Elle intervient sous plusieurs formes qui peuvent être associées : par la mention de la cité ou de
la province d’origine, ou bien par des expressions plus originales (natione Afer, domo Afrika ou 
colonia, oriunda Mauritania, oriundus Siccae Veneriae).
2.  Ainsi le thème récurrent, dans les dédicaces funéraires, de la mort en pays étranger, témoigne-t-
il de cette circonstance aggravant la peine exprimée sur la stèle par le défunt et sa famille :
R. Lattimore.,  Themes  in  Greek  and  Latin  Epitaphs, Urbana, 1962, p. 200-202 ; Vérilhac A.-M.,
Paμidew °$avroi. Poésie  funéraire,  T. 1,  Textes, Athènes, 1978, p. 83-87 ; Cugusi P., « Deux thèmes
épigraphiques », dans Aspetti letterari dei carmina latina Epigraphica, Cagliari, 1985, p. 199-221.

87
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

le cognomen de la personne ou son nom unique (dans le cas d’un péré-


grin), mais cette question est controversée. Si certains noms paraissaient
très spécifiques de l’onomastique africaine, d’autres ne font pas
l’unanimité et sont, de ce fait, intégrés aux catalogues ou exclus selon
l’avis qu’ont les historiens sur le sujet1. En outre, l’existence d’un nom
africain n’autorise pas à déterminer la date de la migration (première gé-
nération ou descendants de migrants ?) ni même, comme c’est le cas dans
les régions touchées par une présence phénicienne ou punique très an-
cienne (Bétique, Lusitanie méridionale, Sicile, Sardaigne), s’il ne s’agit pas
là tout simplement d’un « autochtone ». Le gentilice des personnes et leur
tribu civique peuvent aussi consolider une hypothèse que suggèrent les
autres informations (cognomen, activité, relation avec un ou des Africains
avérés). Comme dans les travaux concernant les civils, sur lesquels nous
nous appuyons ici, nous excluons les personnes que les fonctions officiel-
les appelaient à passer une partie temporaire de leur vie hors d’Afrique
(soldats, gouverneurs, divers fonctionnaires impériaux), sauf dans deux
cas particuliers : d’une part, les vétérans qui se sont installés, voire mariés,
dans la région où ils avaient longuement servi ; d’autre part, certains ad-
ministrateurs romains, dont la mission dans une province voisine peut
être significative de réseaux qui ont été de nature à favoriser la nomina-
tion. Mais ce bilan n’est pas une étude strictement épigraphique : il
s’intéresse surtout à la nature des migrations (temporaires ou définitives)
et aux raisons qui ont été à l’origine de ces phénomènes : soit spontanées
(nécessités du métier, liens familiaux, patronat), soit encadrées par le
pouvoir (transferts de populations, fondations coloniales).
Avant de nous engager dans le sujet, il est nécessaire de rappeler aussi
quelques réalités propres à l’Antiquité romaine concernant la notion
d’« étranger », plus complexe et moins strictement exclusive qu’elle ne l’est
de nos jours. L’« étranger » était alors moins défini, par la communauté qui

1.  La bonne méthode est de croiser cette information onomastique avec d’autres éléments, quand
ces derniers existent ! Cet article n’est pas le lieu approprié pour discuter de ces questions épi-
neuses. J’en donnerai un seul exemple : concernant Afer, comme désignation ethnique ou co‐
gnomen africain, les avis des historiens sont très partagés : les uns le retiennent dans leur liste,
en considérant que la probabilité d’une origine africaine est forte, les autres l’excluent parce que
ce nom est assez commun dans l’Empire et qu’il est porté par des individus qui n’ont appa-
remment pas d’origine africaine (le père de l’empereur Hadrien porte ce nom alors que la fa-
mille vient d’Italie : HA, Hadr., I, 1-2) : ainsi L. Wierschowski (cf. supra n. 4, p. 85) ne décompte
pas les Afer dans sa recension, tandis que S. Lefèvre le fait (mais avec prudence). Sur la question
des cognomina : M. Dondin-Payre, « Gaulois des Gaules et Gaulois d’Afrique… », op. cit., p. 859
et Y. Le Bohec, La  Sardaigne  et  l’armée  romaine  sous  le haut‐Empire, Sassari, 1990, p. 79 semblent
dénier aux noms géographiques toute valeur informative sur l’origine des porteurs. Cependant,
les cartes de répartition des principaux cognomina de type africain en Espagne, présentées dans
l’article de S. Lefebvre, « Les migrations des Africani…, op. cit., montrent une concentration ma-
nifeste de ces noms en Bétique, dans le sud de l’Andalousie et dans les ports de la côte orien-
tale : même si les porteurs de ces noms ne sont pas tous africains ou d’origine africaine, la ré-
partition est conforme à ce que l’on sait par ailleurs des migrations africaines dans la péninsule.

88
Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

l’accueillait, au moyen de catégories ethniques que de catégories juridiques


propres à la romanité. Les aduenae étaient des « gens d’ailleurs », des voya-
geurs qui n’avaient pas l’intention de s’attarder dans la cité d’accueil, ou
bien dont le séjour était encore trop récent pour leur permettre de bénéfi-
cier de la qualification d’incolae. Par incolae, on désignait ceux qui étaient
exclus du corps civique de la cité où ils vivaient, mais qui y résidaient de-
puis au moins dix ans : ce groupe était hétérogène puisque certains d’entre
eux étaient les premiers occupants du lieu, que la fondation romaine
n’avait pas insérés dans le nouveau corps civique ; mais il comptait aussi
les étrangers à la région, venus s’y installer. Ces incolae constituaient un
groupe défini en droit, autorisé à participer à certaines manifestations civi-
ques (cérémonies religieuses, actes d’évergétisme), et bénéficiant de cer-
tains droits romains – propriété (commercium) et peut-être mariage légal
(conubium) – de nature à faciliter un jour leur intégration : tous ces avanta-
ges faisaient d’eux, en quelque sorte, des « étrangers de chez nous », aux
marges de la cité, mais appelés éventuellement à devenir un jour pleine-
ment citoyens1. Les individus définis en tant qu’aduenae ou incolae  pou-
vaient venir aussi bien de contrées lointaines que de la cité voisine : peu
importaient leur origine, leur langue et leurs coutumes, ils avaient accès
aux collèges professionnels, aux conuentus de citoyens romains, et tous se
distinguaient des inimici, les étrangers ennemis de Rome et extérieurs à
l’Empire. Ces catégories ainsi que l’intégration éventuelle dans le corps
civique (adlectio in ciues) constituaient la toile de fond définissant la situa-
tion de ces migrants dans les diverses cités d’accueil ; ces précisions sont,
hélas, rarement mentionnées dans nos sources.
La notion d’étranger n’ouvrait donc pas sur l’exclusion et je reprendrai
volontiers la remarque que M. Tarradell formulait dans une étude consa-
crée à l’immigration à Tarragone : « Il n’existe pas de déracinés et les mi-
grants définitifs s’enracinent au contraire à l’intérieur de structures juridi-
ques, institutionnelles et politiques solides : l’immigration renforce donc
les caractères traditionnels de la société2 ». Si la société romaine avait éla-
boré une échelle d’intégration qui semble avoir limité les perturbations
sociales, il convient certainement de ne pas idéaliser à l’excès la situation
des migrants dont les conditions économiques et affectives n’étaient cer-
tainement pas toujours les meilleures, surtout dans les milieux défavori-

1.  Compatangelo-Soussignan R., « Etrangers dans la cité romaine : introduction à l’étude », dans
Compatangelo-Soussignan R. et Schwentel C.-G. (dir.), Etrangers  dans la  cité  romaine…,  op. cit.,
p. 9-21, cf. p. 12-14 ; voir aussi, dans le même volume, les contributions de Hermon E., « Des
communautés distinctes sur le même territoire : quelle fut la réalité des incolae ? », p. 25-42 et de
Licandro O., « Domicilium et incolae tra repubblica e principato », p. 43-76. Le statut de pérégrin
a servi à définir les individus qui n’avaient pas la citoyenneté romaine et les cités qui ne bénéfi-
ciaient pas du statut municipal.
2.  Tarradell M., « L’immigration à Tarragone, capitale d’une province romaine d’Occident », dans
Etienne R., Itineraria Hispanica, Bordeaux, 2006, p. 187-206, cf p. 206.

89
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

sés. De ces réalités-là, nous n’avons que peu d’échos parce que les témoi-
gnages épigraphiques émanaient des milieux les moins pauvres. Souli-
gnons toutefois que les migrations étaient en général préparées et accom-
pagnées par l’existence de réseaux professionnels, familiaux ou politiques
de nature à faciliter les séjours et les intégrations locales.
Loin d’avoir créé une situation d’échanges uniforme, où les popula-
tions auraient circulé d’un bout à l’autre de l’Empire de manière indis-
tincte, l’instauration de la pax  romana laisse entrevoir des zones géogra-
phiques et culturelles dont la cohérence s’enracine dans un passé lointain :
la présence romaine a accentué et a diversifié ces relations privilégiées au
lieu de les émousser, apportant une seule réelle grande innovation, les
échanges nourris avec la ville de Rome. De ce point de vue, la réponse
apportée par les provinciaux à la situation créée par la présence romaine
témoigne de la vitalité des échanges humains interrégionaux, tels qu’ils
s’étaient instaurés avant la conquête : le modèle romain n’a en rien altéré
le cadre général de ces réseaux ; bien plus, non seulement Rome ne les a
gênés qu’épisodiquement, mais elle a au contraire parfois mené une poli-
tique de nature à les renforcer.
La première observation tient à l’existence, en Occident, de trois gran-
des régions avec lesquelles les Africains ont entretenu des relations tota-
lement asymétriques : d’une part, la région nord-Espagne/Gaules, d’autre
part, la région Sicile/Sardaigne, enfin l’Ibérie méridionale (Bétique et sud-
est de la Lusitanie) et les principaux sites de sa côte orientale. La distinc-
tion se fonde sur la contiguïté territoriale avec l’Afrique, ce qui entraîne
l’abondance ou la faiblesse des migrations africaines.
Concernant les Gaules, l’étude récente de L. Wierschowski1 consacrée
aux migrations de l’époque impériale, confirme celle, plus ancienne, de
B. Fischer2 (sur l’époque républicaine) et même celle du pionnier en la
matière, R. Cagnat3. L’une des conclusions majeures de B. Fischer était que
les monnaies africaines trouvées en Gaule à l’époque républicaine et au

1.  Wierschowski L., Die regionale Mobilität in Gallien …, op. cit. ; id., Fremde in Gallien…, op. cit.


2.  Fischer B., Les  monnaies  antiques  d’Afrique  du  Nord  trouvées  en  Gaule,  36e  suppl.  à  Gallia, 1978.
L’étude, désormais un peu ancienne, est la seule à exister sur la question. L’auteur a dénombré
65 lieux de découverte, certains ayant livré 165 monnaies africaines d’époques diverses, parmi
lesquelles les monnaies puniques sont de loin les plus nombreuses (130) comparées aux 32
monnaies numides et à une unique monnaie maurétanienne (p. 47-49).
3.  Cagnat R., « Les Gaulois en Afrique et les Africains en Gaule », BCTH, 1906, p. LXXXV-LXXXVI
conclut que « les relations directes étaient relativement rares entre Gaule et Afrique »
(p. LXXXVI). L’inverse est aussi vrai : Le Glay M., « Les Gaulois en Afrique », Hommages  à 
A. Grenier, Latomus, 58.2, 1962, p. 995-1029 ; Lassère J.-M., Ubique populus. Peuplement et mou‐
vements de population dans lʹAfrique romaine de la chute de Carthage à la fin de la dynastie des Sévères 
(146  a.  C.‐235  p. C.), Paris, 1977 et L. Maurin, « Un Gaulois (un Bordelais ?) à Dougga », dans
L’Africa  romana, 15, 2004, p. 1203-1215 insistent également sur le caractère exceptionnel de la
présence gauloise en Afrique du Nord. Sur toute cette question, cf. Dondin-Payre M., supra n. 2,
p. 85.

90
Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

tout début de l’Empire ne témoignaient pas de contacts fréquents entre


Afrique et Gaule, mais au contraire de la faiblesse de ces relations. Il ne
s’agit donc pas de l’indice d’un commerce régulier puisque, en dépit d’une
carte de diffusion large, les trouvailles se concentrent dans les Bouches du
Rhône et le Vaucluse et offrent toujours le même profil : des trésors com-
posés de monnaies africaines, en bronze ou en argent, et de monnaies ro-
maines d’époque républicaine. Les porteurs de ces monnaies étaient pro-
bablement des soldats, africains, gaulois et autres, qui avaient servi dans
les armées romaines en Afrique, pendant les années qui virent s’y affronter
césariens et pompéiens (à partir de 48) jusqu’à la défaite finale de ces der-
niers en 45 (Munda). Payés soit en monnaies romaines frappées à Utique,
soit en monnaies locales, comme le voulaient les accords passés avec les
alliés de Rome, en l’occurrence les rois numides Juba I et Massinissa II (du
parti pompéien), ces soldats s’embarquèrent ensuite pour d’autres lieux
d’activités : la Narbonnaise, notamment, fut l’un des enjeux militaires et
politiques des conflits qui émaillèrent les relations mouvementées entre les
triumvirs. L’une des caractéristiques de la circulation monétaire dans
l’antiquité tient à la pénurie constante en numéraire et donc à l’utilisation
des espèces sur de très longues durées : ce fait explique le maintien de
monnaies anciennes, celles des Puniques et celles de Masinissa (I), parmi
les lots découverts en Gaule, aux côtés de monnaies contemporaines (Juba
I et deniers républicains), et ce jusqu’à la moitié du Ier s. de notre ère. Par
ailleurs, l’homotypie entre les monnaies des régions de provenance (Effi-
gies humaines au droit et Cheval au revers) ainsi que l’adoption de l’étalon
du denier d’argent romain dans les numéraires de Juba I et des peuples
gaulois1 ont facilité leur circulation en Gaule. Il est encore possible
d’affiner le tableau si l’on tient compte de la quasi absence de monnaies
maurétaniennes dans ces lots républicains : B. Fischer n’en a répertorié
qu’une seule tandis que J. Mazard avait lui aussi observé la très faible dif-
fusion de ces monnaies dans l’Empire2, ce que confirme C. Gozalbes Cra-
vioto, pour la Bétique. La raison tient sans doute à deux faits : d’une part,

1.  La zone du denier gaulois comprend la Transalpine et les territoires alliés de César, plus les
Arvernes, mais après la conquête, les émissions gauloises continuent en raison de la pénurie en
monnaie romaines : Ferdières A., Les Gaules, IIe s. av. J.‐C.‐Ve s ap. J.‐C., Paris, 2005, p. 113-114 ;
Gruel V., La  monnaie chez les Gaulois, Paris, 1989, p. 151-152 ; Goudineau Ch., César et la Gaule,
Paris, 1990, p. 141 sq ; Guichard V. et alii, « À propos de la circulation monétaire en Gaule Che-
velue aux IIe et Ier s. av. J.-C. », RAC, 32, 1993, p. 25-55. En Afrique, les émissions numides, jus-
qu’à Juba I, ont adopté une échelle divisionnaire inspirée du système punique alors que le
monnayage de Juba I ouvrit une ère nouvelle : certains de ses deniers comportent une légende
bilingue (latin-punique), une iconographie inspirée de la Victoire utilisée par Caton sur ses
émissions d’Utique et le portrait royal à l’avers se rapproche des portraits romains : Alexan-
dropoulos J., Les monnaies de l’Afrique antique, 400 av. J.‐C./40 ap. J.‐C., Toulouse, 2000, p. 174 sq.
2.  Mazard J., « Création et diffusion des types de monnaies maurétaniennes », BAM, 4, 1960,
p. 107-116 expliquait cette rareté par la nature de ces émissions, éminemment politique (mani-
fester le pouvoir royal) et non économique (créer un véritable instrument d’échange).

91
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

le territoire maure ne fut pas un lieu d’affrontements ni de cantonnement


des soldats romains, de sorte que son roi n’eut pas à participer au finance-
ment des armées romaines ; d’autre part, le commerce maurétanien se
réalisait alors en grande partie par l’intermédiaire des marchands de Béti-
que, notamment ceux de Gadès : en témoignent les rares découvertes de
monnaies maures en Ibérie et, au contraire, l’abondance des monnaies
hispaniques au Maroc1. Cette réalité était encore renforcée par la faible
présence des marchands de Bétique en Narbonnaise, y compris à l’époque
impériale alors même que l’on s’attendrait à leur surreprésentation dans
cette région si l’on s’en tient à la forte diffusion des produits de Bétique les
plus fameux, salaisons, huile et vin.
C’est qu’en effet, l’époque impériale a vu persister la situation observée
à l’époque antérieure : d’une part, il n’existait pas en Gaule d’unités com-
posées de soldats d’origine africaine de sorte que leur éventuelle interven-
tion dans des corps spécialisés aux côtés des légions ne pouvait qu’y être
épisodique et numériquement faible2, d’autre part, la présence de civils
africains en Narbonnaise est restée confidentielle. L’étude de L. Wiers-
chowski a montré que l’essentiel des migrants présents dans cette pro-
vince était issu de Tarraconaise3 : seuls deux individus viennent de Béti-
que et deux autres de Lusitanie et l’on compte seulement une douzaine
d’Africains : autrement dit, les flux en provenance d’Afrique sont margi-
naux dans les Gaules, alors même que les importations de produits gau-
lois sont importants dès le Ier s. en Afrique4 et qu’ au IIe s. et au-delà, la
céramique claire A et l’huile africaine deviennent des produits largement
appréciés dans tout l’Empire5. Ces biens transitaient par des intermédiai-
res espagnols et/ou gaulois, et si les marchands africains se déplaçaient en

1.  Gozalbes Cravioto C., « Monedas del Norte e Africa halladas en la provincia de Málaga », dans
L’Africa  romana, 14, 2002, p. 1529-1540, cf p. 1537-1539 ; Callagarin L., « La Maurétanie de
l’Ouest », dans L’Africa romana, 15, 2004, p. 505-540, cf p. 538.
2.  Hamdoune Ch.,  Les auxilia externa africains  des  armées  romaines,  IIIe  s.  av.  J.‐C.‐IVe  s.  ap. J.‐C.,
Montpellier, 1999.
3.  Wierschowski L., op. cit.,  p. 42 sq.,  Bonsangue M.-L., « Des affaires et des hommes : entre
l’emporion de Narbonne et la péninsule Ibérique (Ier s. a. C.-Ier s. p. C.) », dans Caballos Rufino
A. et Demougin S. (dir.), Migrare…, op. cit., p. 15-68.
4.  Les marchés africains semblent avoir « réagi » diversement à l’offre gauloise : Bourgeois A.,
« La céramique sigillée de la Graufesenque en Afrique Proconsulaire », Pallas, hors série, 1986
(Mélanges  M.  Labrousse), p. 323-334, constate la faiblesse des importations gauloises dans cette
province et suppose la venue, sous les Flaviens de potiers gaulois, qui auraient contribué au
démarrage de la production africaine ; au contraire, Limane H., « La céramique du sud de la
Gaule à Lixus », dans Lixus, Actes du Colloque organisé par l’Institut des sciences et du patrimoine de 
Rabat avec le concours de lʹÉcole française de Rome (Larache, janvier 1989), CEFR, 166, Rome-Paris,
1992, p. 299-303, note des importations considérables à Lixus, l'apogée se situant sous Néron et
Vespasien.
5.  Briand-Ponsart Cl. et Hugoniot Ch., L’Afrique romaine, de l’Atlantique à la Tripolitaine, 146 av. J‐
C.‐533 ap. J.‐C., Paris, 2005, p. 189 sq ; Brun J.-P., Archéologie du vin et de lʹhuile dans lʹEmpire ro‐
main, Paris, 2004, chapitre VII, p. 185-259, dresse un tableau pour les provinces d'Afrique du
Nord ; id., Archéologie du vin et de lʹhuile en Gaule romaine, Paris, 2005.

92
Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

Gaule, ils n’y effectuaient visiblement que de brefs séjours, le temps de


prendre contact avec les intermédiaires et sans avoir l’intention de s’y
fixer, ce qui pourrait expliquer les carences de la documentation.
On a toutefois trouvé la trace d’immigrés originaires des provinces afri-
caines, surtout des petites gens, mais la plupart n’indiquent pas les rai-
sons de leur séjour ou de leur installation en Gaule et seuls cinq précisent
leur origine. L’origine numide ne fait pas de doute pour Q. Iulius Iulianus
et Publicius Crescentinus, tous deux spécialistes de la taille du marbre,
venus travailler à Saint-Béat, dans la région des Convènes qui fut une
grande région d’exportation du marbre au IIe s1. Ces artisans avaient peut-
être acquis leur savoir-faire dans les carrières de Chemtou, en Numidie,
s’il faut en croire l’invocation nostalgique qu’ils adressent « au dieu Syl-
vain et aux montagnes numides2 ». On sait que ce marbre, très prisé pour
sa qualité et sa couleur rosée, fut retrouvé sur de nombreux sites espa-
gnols3, mais la maîtrise des carriers numides était donc aussi appréciée
sur les chantiers gaulois : les deux artisans prétendent avoir été les pre-
miers à Convenae à avoir su tailler et transporter des colonnes de 20 pieds
de long ! L’un de leurs compatriotes, Lucius Nammius Numida4, mort à
Genève, chez les Allobroges (IIe s.), porte le nom d’une famille dont un
membre, Nammius Maternus, était praefectus cohortis Asturum et Callaeco‐
rum, une unité cantonnée à Volubilis en Tingitane ; son épouse, d’origine
viennoise, y fut honorée par deux flaminicats5. Étant donné son cognomen,
notre Nammius était peut-être lui-même un ancien esclave africain
(d’origine numide) de cette famille. Un autre artisan, natione  Afer,  ciuis 
Carthaginiensis6 est mort à Lyon, âgé de 75 ans, après y avoir longtemps
vécu, au terme de 48 ans de mariage, entouré de son épouse, de sa fille, de
ses fils et de ses petits-enfants : sans doute affranchi étant donné son co‐
gnomen grec (Iulius Alexsander), cet artisan verrier a épousé une femme
libre ou une affranchie originaire de Lyon, portant un cognomen celte (Bel-
lia). Notre courte liste mentionne encore deux Africanus, un maître (Lucius
Tettius Africanus) et son esclave ou affranchi, dont les noms paraissent
sur une amphore ayant contenu un liquamen  excellens d’Antipolis7. Men-

1.  Bedon R., Les carrières et les carriers de la Gaule romaine, Paris, 1984, p. 152.


2.  CIL, XIII, 38 (Convenae, seconde moitié du IIe s./début IIIe s.) = Wierschowski, Fremde  in  Gal‐
lien…, op. cit., p. 257-258 ; Lassère, Ubique populus…, op. cit., p. 624.
3.  Mayer M., « La circulación del marmor numidicum en Hispania », dans LʹAfrica romana, 11, 1996,
p. 837-848, donne un catalogue d'une vingtaine de cités d'Espagne où l'emploi du marbre de
Chemtou est attesté, principalement celles de la côte et du sud de l'Espagne.
4.  CIL, XII, 2629.
5.  ILM, 123 = IAM, 2, 430 ; d’autres Nammii sont connus à Vienne : Wierschowski, Fremde in Gal‐
lien…, op. cit., p. 38, 167-168.
6.  CIL, XIII, 2000 (deuxième moitié IIe s./IIIe s.) = Wierschowski, Fremde in Gallien…, op. cit., p. 339-
340.
7.  Laubenheimer F., « Amphores gauloises sous l’Empire », dans Amphores  romaines  et  histoire 
économique, Rome, 1989, p. 105-138, cf p. 107.

93
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

tionnons encore un prêtre des Cereres, Marcus Nonius Metrodorus1, af-


franchi probablement originaire de Carthage, où le culte de ces divinités
grecques (Déméter et Korè) s’était implanté dès le IVe s. av. J.-C.2 : on
ignore tout des raisons de sa présence à Marseille où il décéda à 75 ans, au
cours de l’année 37 ou 38, si ce n’est que Marseille était encore sous
l’Empire le plus fameux centre intellectuel grec en Occident. Deux autres
hommes étaient peut-être matelots dans la marine de guerre ou de com-
merce, ou bien des artisans dont on ignore la spécialisation : l’un d’eux,
sans doute pérégrin d’après son nom unique, se nommait Barigbal, fils
d’Amilcar, mort à Fréjus3 ; l’autre (Caius Flavius Ianuarius) enterra sa
mère à Courseul, en Bretagne, Silicia Namgidde, domo  Afrika, dont
l’épitaphe informe qu’elle avait suivi son fils dans cette contrée lointaine4.
Notre dernière pensée sera pour deux autres femmes : Optatia Siora, peut-
être africaine d’après son cognomen attesté en Afrique, était une dame
suffisamment aisée pour financer à Lyon un taurobole pour le salut de
Septime Sévère, et qui possédait sans doute des biens dans les environs de
Vienne où son mari et son fils furent enterrés5 ; enfin de Servilia, origi-
naire de Tingitane et enterrée à Fréjus, on ne sait rien, si ce n’est que son
époux, Trebellius Tuscus, portait un nom fréquent en Espagne6.
Le bilan de cette petite immigration mettra l’accent sur l’éventail juridi-
que et social assez large des individus (citoyens romains, pérégrins, af-
franchis, un esclave ?, une femme aisée), la diversité des activités repré-
sentées (artisans, marins ?, un prêtre) et celle des origines provinciales
connues (5 : Afrique proconsulaire, dont 2 personnes issues de Carthage
et 2 de Numidie ; 2 : Tingitane) : certes, on note l’absence de témoins ve-
nus de Césarienne, mais il faut tenir compte de la faiblesse de ce corpus et
observer que la Tingitane est tout de même représentée, même si la majo-
rité des migrants sont originaires de Proconsulaire, qui était la région la
plus riche d’Afrique. Il n’en reste pas moins que l’Espagne, où le nombre
des communautés africaines est notable, n’a pas joué le rôle de territoire
médiateur entre Afrique et Gaules, mais plutôt celui d’écran : la faiblesse
des relations s’explique par l’éloignement géographique, un handicap que
la multiplication des voies terrestres et maritimes à l’époque romaine,
impériale surtout, n’a guère atténué.

1.  AE, 1976, 386 = Wierschowski, Fremde in Gallien…, op. cit., p. 35.


2.  Gascou J., « Les sacerdotes  Cererum de Carthage », Ant.  Afr., 23, 1987, p. 95-128 ; Camps G.,
« Cereres », dans EB, 12, 1993, p. 1841-1844.
3.  CIL, XII, 281 (Fréjus, Ier s.) = Gascou J. et Janon M., Inscriptions  latines  de  Narbonnaise,  Fréjus,
Paris, 1985, n°41 ; Wierschowski, Fremde in Gallien…, op. cit., p. 100.
4.  CIL, XIII, 3147 (Corseul, IIe s.) = Wierschowski, Fremde in Gallien…, op. cit., p. 383.
5.  CIL, XIII, 1754 (Lyon, mai 197) et CIL, XII, 1986 (Vienne, fin IIe s.-début IIIe) = Wierschowski,
Fremde in Gallien…, op. cit., p 305-306.
6.  CIL, XII, 5738 (Fréjus, Ier-IIe s.) = Wierschowski, Fremde  in  Gallien…,  op. cit., p. 247 ; Lassère,
Ubique populous…, op. cit., p. 628.

94
Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

Concernant la nature de l’installation dans les Gaules, les informations


sont très lacunaires. Lucius Nammius Numida appartenait à une famille
dont certains membres étaient fixés à Vienne, d’autres en Tingitane et lui-
même avait peut-être pour mission de représenter les intérêts de ses maî-
tres tingitans auprès de la branche lyonnaise de la famille ; dans ce cas, il
était de passage à Genève où il trouva la mort. Quant au couple Servi-
lia/Trebellius Tuscus, il témoigne d’une situation bien connue : les couples
mixtes hispano-africains étaient nombreux et la Narbonnaise était une
province où les relations d’affaire avec les Espagnes, notamment la Tarra-
conaise, étaient anciennes et multiples. Mais rien n’indique si le couple
était installé à Fréjus et pour quelle durée. On ne peut être sûr d’une instal-
lation définitive que pour deux de nos Africains, assortie peut-être de
l’introduction dans le corps civique des cités d’accueil : le mariage de l’un
d’eux avec une Gauloise de Lyon et la présence de leur famille sur trois
générations constituent des faits favorables à une véritable insertion à
Lyon ; le couple Optatia Siora/ Marcus Modestius possédait sans doute des
biens à Lyon même ou à Vienne puisque la stèle funéraire du père et de
son fils fut trouvée dans les environs de Lyon. L. Wierschowski en déduit
qu’Optatia était citoyenne de Lyon, ce qui est possible, mais les informa-
tions tirées des deux stèles n’y font pas d’allusion explicite1. La datation de
ces documents est hypothétique, comme c’est fréquemment le cas des ins-
criptions privées. Deux remontent au Ier siècle, dont une en toute certitude
puisque le prêtre des Cereres date sa stèle à partir de l’ère de la réforme de
son sacerdoce à Carthage (44-39, plutôt 40 ou 39), ce qui fixe son décès à
l’année 37/38 ; pour les autres, on oscille entre le IIe et le IIIe s., c’est-à-dire
la période de l’épanouissement économique des provinces africaines, qui a
multiplié les occasions de déplacements des Africains dans l’Empire2.
Une dernière donnée est évidente : la concentration des témoignages
d’une part en Narbonnaise, d’autre part dans les ports maritimes ou flu-
viaux. Certains d’entre eux, comme Marseille et Lyon étaient ce que l’on
appelait des emporia : le terme désignait « un lieu voué à l’activité com-
merciale, impliqué dans un processus de rassemblement et de redistribu-
tion de produits provenant des endroits les plus divers et les plus éloi-
gnés »3 ; cette fonction d’import-export s’accompagnait donc aussi de flux
migratoires importants. En revanche, le plus notable d’entre eux, Nar-
bonne, est absent de la documentation alors que d’autres ports de moin-

1.  La stèle votive évoquant le taurobole fut trouvée près d’une nécropole qu’O. Hirschfeld a
appelée « le cimetière des étrangers » de Lyon (« Fremdenfriedhof » : Hirschfeld O., « Zur Ges-
chichte des Christentums in Lugdunum vor Constantin », dans Hirschfeld O., Kleine Schriften,
Berlin, 1913, p. 177).
2.  Burian J., « Die Afrikaner im römischen Reich in der Zeit des Prinzipats », Das  Altertum, 7, 4,
1961, p. 233-238 ; Lassère J.-M., Ubique populus…, op. cit.
3.  Bonsangue M.-L., « Des affaires et des hommes… », op. cit., p. 16.

95
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

dre importance y figurent (Fréjus, Genève). En Lyonnaise même, la pré-


sence d’Africains est rarissime et au-delà, domine sans partage une immi-
gration venue du nord et de l’est de la Gaule et des Germanies. La Gaule
et ses quatre provinces constituaient bien une unité, un « marché », po-
reux certes puisque les produits des régions périphériques y entraient,
mais tout de même assez fermé dans la mesure où les réseaux de solidari-
té étaient peu propices à accueillir des ressortissants venus de Méditerra-
née. La Narbonnaise y occupait une place originale, zone de confins et de
transit depuis la Méditerranée, ce qui avait été sa fonction bien avant la
conquête. De la sorte, nous observons que les Africains ne se risquaient
guère hors du cercle des régions qui étaient familières à leurs ancêtres et
où les réseaux personnels étaient suffisamment étoffés et solides pour
faciliter leur circulation et leur séjour.
L’autre espace où la mobilité des Africains était bien plus affirmée était
donc circonscrit par un quadrilatère que constituaient les régions africai-
nes au sud, la Sicile et la Sardaigne à l’est, la péninsule Ibérique à l’ouest,
notamment sa côte méridionale et orientale : la contiguïté de l’Afrique
avec la péninsule Ibérique et les îles italiennes ne pouvait que favoriser la
circulation des hommes et des biens, et ce à une date précoce. La domina-
tion punique puis celle des Romains sur ces régions eurent pour effet de
multiplier et d’accélérer les mouvements de populations. On sait que,
depuis la préhistoire, les migrations dans les deux sens avaient forgé des
affinités (linguistiques, ethniques, culturelles) entre les populations berbè-
res, sardes, siciliennes, italiennes du sud, corses et ibériques1. Si de nom-
breux aspects de ces relations ont été étudiés, et si nous disposons d’une
étude d’ensemble récente sur l’émigration africaine en péninsule Ibérique
à l’époque impériale2, l’équivalent pour les îles italiennes n’existe pas : les
bilans généraux effectués sur les relations entre l’Afrique d’une part, et la
Sardaigne ou la Sicile3 d’autre part, sont néanmoins très précieux : tous
mettent parfaitement en évidence à quel point on ne saurait sous-évaluer
la composante africaine de ces provinces dans le cadre d’un vaste conti-
nuum méditerranéen.
La première évidence à souligner est la régularité des circulations hu-
maines, et même la familiarité dans laquelle s’inscrivaient les contacts entre
les rives des régions concernées. Les migrations suivaient deux trajets défi-
nis par les données naturelles : les détroits de Sicile et de Gibraltar (les Co-
lonnes d’Hercule) fournissaient des passages aisés, quoique non dénués de

1.  Se reporter au bilan de J.-M. Lassère, « La mobilité de la population… », op. cit., en part. p. 58-63.
2.  Lefèvre S., « Les migrations des Africains…, op. cit. ; d’autres travaux minimisaient la présence
africaine en Espagne : Haley, Migration and Economy..., op. cit., p. 44, recense 17 Africains sûrs et
48 probables ; Lassère J.-M., Ubique populus…, op. cit., p. 627-632.
3.  Voir supra, la bibliographie aux notes 3, p. 85 et 4, p. 85-86.

96
Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

dangers en raison de courants et de vents violents. Ajoutons qu’avec la


Sardaigne également, les relations étaient aisées en raison de la faible dis-
tance qui séparait Karales et Carthage et que le port de Karales  était dès
l’époque républicaine l’escale la plus naturelle sur la route reliant Utique à
l’Italie par Pise (les courants et les vents nécessitaient cependant de rejoin-
dre l’île d’Elbe, puis de longer la côte étrusque pour atteindre l’embouchure
du Tibre)1. Les grandes distances n’effrayaient pas davantage. Les unités
commandées par Massinissa furent obligées d’éviter le royaume numide de
Syphax à deux reprises (en 206) pour rejoindre depuis l’Espagne un port
punique (Carthage ?, alors alliée de Massinissa) et pour effectuer la même
année le trajet inverse2 : ces transferts de troupes nécessitaient l’existence
d’une flotte numide capable d’effectuer des traversées directes ou par cabo-
tage, et dans les deux cas d’avoir de bonnes connaissances des vents et des
courants. À l’époque impériale, de nombreux Africains attestés en Bétique,
mais aussi en Tarraconaise (Tarraco,  Barcino) sont originaires de cités
d’Afrique proconsulaire, surtout des ports, d’où les navires proposaient des
traversées vers les Espagnes3 : s’il n’est pas exclu, bien entendu, qu’ils aient
débarqué en Bétique avant de « monter » vers le nord, il convient aussi de
concevoir des traversées plus directes, avec escale aux Baléares.
Ainsi, le passage qui unissait Maurétanie et Ibérie du sud était-il si fré-
quenté que certaines cités ibériques étaient devenues à l’époque punique
des « marchés » (emporia) pour les Maures. Strabon mentionne Baelo et
Malaca où se rendaient régulièrement les populations maures à l’époque
de sa source principale, Posidonios, au IIe s., mais cela était encore vrai de
son temps et Pline l’Ancien en fait toujours état4 : il faut bien imaginer
qu’avec les gens transitaient aussi les biens matériels et les bestiaux ache-
tés ou vendus en Ibérie ; que les techniques de navigation y étaient suffi-
samment maîtrisées pour que la traversée n’apparût pas comme un risque
inutile ; et qu’enfin si les trajets aller-retour étaient réguliers, c’est parce
que les affaires y étaient bonnes, la clientèle abondante et les relations

1.  Rougé J., Recherches sur l’organisation du commerce maritime en Méditerranée sous l’Empire romain,


Paris, 1966, p. 95 et 145 ; Mastino A., « Le relazioni tra Africa e Sardegna… », op. cit., p. 58-64
fournit la liste des trajets connus par les sources littéraires entre la province d’Africa ou la Nu-
midie et la Sardaigne, mais la Sardaigne fait aussi office d’escale entre Ostie et l’Ibérie.
2.  Trajet aller : TL, 28, 16, 11 ; Trajet retour : TL, 28, 35, 1 ; Appien, Ibèr., 10, 40 ; 37, 149 ; Zonaras, 9,
10 ; Cheddad A., « Navigation et périples antiques à travers le détroit de Gibraltar », dans
L’Africa romana, 16, 2006, p. 269-284 ; Coltelloni-Trannoy M., « Guerre et circulation des savoirs :
le cas des armées numides », à paraître dans les Actes du colloque de Tours, Pratiques et identités 
culturelles des armées hellénistiques du monde méditerranéen, mars 2007.
3.  Lefèvre S., « les migrations des Africani… », op. cit., carte 2 p. 194.
4.  Str., 3, 1, 8 et Pline, HN, V, 2 (Baelo, port d’embarquement pour Tingi) ; Str., 3, 4, 2-3 (Malaca est
le marché des nomades de la côte opposée). Seule synthèse, non encore publiée : Callegarin L.,
Gadir/Gades et le Circuit du détroit : de la genèse à l’époque augustéenne, Thèse dactylographiée sou-
tenue à Toulouse 2, 1999 : la carte des relations maritimes entre les deux rives du détroit est pu-
bliée par S. Lefèvre, ibid., p. 193.

97
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

basées sur la confiance, sans doute aussi sur des relations familiales. Ce
que les textes ne précisent pas, c’est que ces échanges s’inscrivaient dans
un cadre plus large, que les historiens et les archéologues ont pris
l’habitude de désigner par la formule « Circuit du détroit » : on entend
par là que les deux rives du détroit et leur arrière-pays formaient, depuis
l’époque phénicienne, une région ayant un faciès original, une « province
culturelle » où les brassages culturels, démographiques et commerciaux
étaient multiples et sans comparaison avec ce que l’on peut observer avec
le reste de l’Espagne. L’épicentre de la zone se trouvait à Gadès, le Maroc
constituant en quelque sorte « la périphérie d’une périphérie » occiden-
tale1 où les armateurs pouvaient s’associer et se concurrencer pour expor-
ter ces produits au loin, en Italie et même jusqu’en Grèce2. Les activités
étaient toutes en relation avec les ressources maritimes, qu’il s’agisse de la
pêche au thon, de l’exploitation du murex destiné à la fabrication de la
pourpre, des salaisons et du garum (saumure de poisson), mais aussi des
amphores qui transportaient ces produits. Concernant ces dernières, des
formes identiques étaient fabriquées dans des ateliers situés de part et
d’autre du détroit (à Cadix, à Ibiza comme à Kouass ou à Banasa, etc.), de
l’époque phénicienne à l’époque romaine : ainsi, au milieu du Ier s. de
notre ère, les amphores Beltran 2b remplacent le type Dressel 7-11 apparu
à l’époque augustéenne, pour contenir les mêmes denrées3.
Pareille homogénéité dans les productions suggère des transferts de
techniques et de populations qui apportaient leur savoir faire en Bétique
et au Maroc. En revanche, on observe la faible diffusion des monnaies
maures en Espagne et, au contraire, l’abondance de monnaies espagnoles
en Maurétanie occidentale : cette situation suggère que le commerce euro-
africain s’est effectué pour l’essentiel avec les monnaies espagnoles en
raison de la prédominance économique de Gadès et de sa région. Gadès
aurait été « un filtre commercial, un centre capteur et redistributeur4 », ce
qui pourrait expliquer la présence tardive en Maurétanie occidentale des
matériels issus des grands centres méditerranéens, notamment italiens.

1.  Morel J.-P., « Note sur les relations économiques et culturelles ente le Maroc et l’Espagne dans
l’Antiquité », dans L’Africa romana, 16, 2006, p. 1327-1336, cf p. 1329.
2.  Rouillard P., « Le commerce grec du Ve et IVe s. av. J.-C. dans les régions de Lixus et de Ga-
dès », dans Lixus, Actes  du  colloque  de  Larache,  novembre  1989, Rome, 1992, p. 211-213 ; Garcia-
Bellido, M.P. Gelabert-Pérez,, « Hispanos en el Norte – Noroeste de Africa… », dans L’Africa 
Romana, 16, 2006, p. 791-802 ; Liou B., Maréchal R., « Les inscriptions peintes sur amphore de
l’Anse Saint-Gervais à Fos-sur-Mer », Archaenautica, 2, 1978, p. 109-181, cf. p. 169, cite des am-
phores contenant du jeune thon, trouvées à Vindonissa, à Pompéi et à Rome, avec l’inscription
Cord(ula)Ting(itarum) Vet(us), une autre à l’Anse Saint-Gervais contenait du thon de Lixus.
3.  Hassini H., « Le Maroc et l’Espagne à l’époque antique. Échanges commerciaux ou marché
commun ? », dans L’Africa  Romana, 16, 2006, p. 803-812 ; Morel J.-P., « Note sur les relations
économiques et culturelles … », op. cit., p. 1333.
4.  Callegarin L., « La Maurétanie de l’ouest au IIe s. av. J.-C. en marge de la Méditerranée ro-
maine ? », dans L’Africa romana, 15, 2004, p. 505-540, cf p. 538.

98
Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

Lorsque Salluste1 présente le roi Bocchus (I) connaissant à peine le nom


des Romains, au début de la guerre de Jugurtha (118), il se fait l’écho
d’une situation bien caractéristique de la région : son isolement marqué
par rapport au reste de l’Afrique et de la Méditerranée et, en corollaire, sa
dépendance par rapport aux grands centres de Bétique.
Mais il y a plus : les Maurétaniens ne semblent pas avoir eu connais-
sance des produits italiens qui envahissent la Bétique entre la fin du IIIe et
le début du Ier s. av. J.-C., ce que J.-P. Morel explique par le « décrochage
total, historique et de statut » entre les deux régions dont l’une était deve-
nue province romaine tandis que l’autre restait hors de l’Empire2. La si-
tuation est pour le moins étrange, comme si les Italiens s’étaient désinté-
ressés de ce marché d’outre-mer ou n’y avaient pas eu accès (en raison du
monopole gaditain) et comme si les Maures venus en Espagne n’avaient
pas adopté les produits italiens qui s’y trouvaient vendus. À cela s’ajoute
plus tard une autre rupture, inverse cette fois-ci : l’introduction en abon-
dance de matériels italiens en Maurétanie, datée du début du premier
siècle avant notre ère, ce qui pourrait s’expliquer à la fois par les besoins
grandissants en produits de luxe des Romains (venus chercher en Afrique
bois précieux, ivoire et bêtes fauves)3 et par l’entrée des rois maures dans
les clientèles romaines (Sylla fut le patron de Bocchus I et son fils Sextus
celui du roi Sosus, puis Octave celui du roi de Maurétanie orientale, Boc-
chus II, tandis que Bogud, roi de Maurétanie occidentale, ralliait Antoine).
Il est difficile de comprendre ces décalages et ces ruptures dans un
contexte régional où la circulation des personnes et la cohérence du « Cir-
cuit du Détroit » paraissent bien s’être maintenues à un haut niveau depuis
l’époque phénicienne jusque sous l’Empire sans que les modifications de
statuts administratifs des régions concernées aient eu un réel impact sur ces
usages. On pourrait en déduire deux conclusions : d’une part, la redoutable
efficacité des commerçants ibériques, capables de maintenir la Maurétanie
dans leur monopole en barrant son accès aux produits italiens ; d’autre part,
le grand conservatisme des Maures qui privilégièrent longtemps les formes
ancestrales du commerce local. Si tel est le cas, il convient de nuancer la
traditionnelle image d’un commerce italien tout puissant, auquel n’aurait
su résister aucun peuple sous domination ou sous influence romaines : la
réalité était bien plus complexe, les logiques anciennes sont demeurées très

1.  Jug., XIX.


2.  Morel J.-P., ibid., p. 1135.
3.  Hesnard H. et Lenoir M., « Les negotiatores italiens en Maurétanie avant l’annexion », dans
Histoire  et  archéologie  d  l’Afrique  du  Nord,  IIe  colloque  intern.,  Grenoble  1983,  BAC, ns. 19B, 1985,
p. 49-50 ; Deniaux E., « L’importation d’animaux d’Afrique à l’époque républicaine et les rela-
tions de clientèle », dans L’Africa romana, 13, 2000, p. 1299-1307 ; Briand-Ponsart Cl. et Hugoniot
Ch., L’Afrique  romaine…, op. cit., p. 38-39 ; Morel J.-P., « Note sur les relations économiques et
culturelles… », op. cit., p. 1327-1336.

99
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

vivaces et ont fait concurrence à ceux qui espéraient « pénétrer un nouveau


marché » ! Cette hypothèse semble confirmée par la conclusion que S. Lefè-
vre a tirée de l’analyse de son corpus d’Africains en Espagne : « En dépit
d’un épisode très précoce, lié à la période du protectorat augustéen sur la
Maurétanie, puis des contacts évidents à l’époque de Claude, les Africains
arrivent relativement tard dans la péninsule Ibérique, sans doute pas avant
la fin du Ier siècle1 ». Cette observation est particulièrement vraie pour les
provinces les plus occidentales, les deux Maurétanies, et elle rejoint ce que
l’on sait de l’importance de l’époque flavienne pour le développement des
provinces africaines et ibériques2.
Les Africains semblent donc avoir maintenu pendant longtemps, bien
après la constitution des provinces occidentale, des réseaux et des modalités
de circulation d’une rive à l’autre du détroit, dont le dynamisme est manifeste
à haute époque. Les sources témoignent que ces migrations avaient bien une
dimension spontanée que nous venons d’évoquer, mais que d’autres ont été
encadrées de manière plus ou moins stricte par les pouvoirs en place, puni-
ques et romains. Les Puniques ont été les premiers à envoyer des colons afri-
cains en Ibérie au temps des Barcides3 tandis qu’Hannibal faisait passer des
unités d’Ibères au Maroc et d’Africains en Ibérie4. L’importance de ces trans-
ferts est naturellement difficile à estimer, mais ils furent suffisamment impor-
tants pour créer un métissage ethnique et culturel qui contribua à créer des
associations économiques, des unions matrimoniales familiales et à favoriser
des contacts permanents avec l’Espagne. La multiplication des noms qui
évoquent l’Afrique dans les inscriptions d’époque impériale, tels Maurus ou
Afer, pourrait témoigner de la familiarité qui existait en Ibérie avec la culture
africaine : une population où le substrat libyque était fort, un patrimoine
onomastique en partie commun aux deux régions, une toponymie révélatrice
de ces proximités5, le tout étant régulièrement revitalisé par la mobilité qui se
maintenait de part et d’autre du détroit.
Les élites locales étaient intéressées au premier chef par cette situation
dont elles pouvaient tirer de larges profits, tant économiques, en contrô-
lant les échanges commerciaux, que politiques. L’aide qu’apporta Serto-

1.  Lefèvre S., « Les migrations des Africani… », op. cit., p. 149 ; même conclusion de M. Tarradell,
« L’immigration à Tarragone… », op. cit., p. 190.
2.  Le Glay M., « Les Flaviens et l'Afrique », MEFRA, 80, 1968, p. 201-246,
3.  Par exemple, Lopez Pardo F., « Traslados de población entre el Norte de Africa y el Sur de la
Península Ibérica en los contextos coloniales fenicio y púnico », Gerion, 20, 2002, p. 113-152 ;
Garcia-Bellido, M.P. Gelabert-Pérez, « Hispanos en el Norte-Noroeste de Africa y Africanos en
el Sur de la Peninsula ibérica en época helenistica », dans L’Africa romana, 16, 2006, p. 791-801, cf
p. 796 sq.
4.  Pol., 3, 33, 7 ; TL, 21, 22.
5.  Desanges J., « Sur quelques rapports toponymiques entre l'Ibérie et l'Afrique Mineure dans
l'Antiquité », dans La toponymie antique. Actes du colloque de Strasbourg, 12‐14 juin 1975 (= Travaux 
du CRPOGA, 4), Leyde, 1977, p. 249-264.

100
Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

rius en 82/80, alors gouverneur de l’Hispanie ultérieure, aux habitants de


Tingi conte leur prince Ascalis1 entre bien dans le cadre des ces partena-
riats économiques, politiques, familiaux, entre les deux rives. En atteste
aussi la puissance des Balbi, issus d’une famille punique de Gadès ; or,
l’un de ses membres, L. Cornelius Balbus, dont l’oncle (et homonyme)
avait été l’ami de César, s’enfuit en 43 auprès du roi maure Bogud qui
venait d’envoyer des contingents à Antoine, tandis que le gouverneur de
la Citérieure, Asinius Pollion, prenait aussi parti pour Antoine2. La
conjonction des ces trois ralliements est assurément le résultat des rela-
tions privilégiées qu’entretenaient les membres des élites romaines, espa-
gnoles et maures. Ces interactions sont encore bien visibles à la génération
suivante, quand les rois Juba II et Ptolémée, d’Auguste à Tibère, furent
patrons et duumvirs honoraires de Carthagène, et Juba encore à Gadès3 :
ces magistratures honorifiques remerciaient leurs détenteurs d’actes de
générosité dont les cités d’accueil avait bénéficié, et qui avaient certaine-
ment nécessité la venue des rois sur place. C’était aussi pour les élites de
ces grands ports la promesse d’un patronat de prestige et d’une grande
efficacité puisque les deux rois étaient apparentés à la famille impériale4.
C’était également l’espérance qu’ils sauraient mieux que leurs prédéces-
seurs contrôler les tribus nomades du Maroc, dont les objectifs s’avéraient
parfois belliqueux. En fait, les rois « amis et alliés du peuple romain »
occupaient dans leur royaume une fonction apparentée à celle d’un gou-
verneur et le système du patronat était un substitut à des relations admi-
nistratives encore inexistantes5.
Ces relations n’étaient pas, en effet, toujours pacifiques puisque nous
avons connaissance d’épisodes de razzias maures en Bétique aussi bien à
l’époque républicaine qu’impériale : en 38, ce même roi Bogud fait une
incursion à Gadès6, peut-être parce que la province faisait désormais par-
tie de la prouincia d’Octave, définie par les accords de 40 : Bogud considé-
rait sans doute que ce raid servait à la fois ses intérêts et ceux de son pa-

1.  Ascalis reçoit en revanche l’aide de Sylla, ennemi du marianiste Sertorius : Plut., Sert., 9, 1-5.
2.  Cic., Fam., X, 31-33 ; Appien, BC, III, 81 et 97 ; Rodriguez Neila J.-F., Los Balbos de Cádiz. Dos
Españoles en la Roma de César y Augusto, Séville, 1973.
3.  Juba II, à Carthagène : C.N.N.M., n°397 ;  C.I.L., II, 3417 = I.L.S., 840 ; à Gadès : Fest.. Av.,  Ora 
mar., 277-283 ; Ptolémée : C.N.N.M., n°512-514. Mangas J., « Juba II de Mauretania, magistrado y
patronado ciudades hispanas », dans Ripoll Perello E. (dir.), Actas del I congresso « El Estrecho di 
Gibraltar », Ceuta, 1987, Madrid, 1988, p. suppose que Juba a participé au financement de la Via 
Augusta et a consolidé la position des Gaditains sur le marché maurétanien.
4.  Plusieurs cités d’Espagne choisissent pour patrons des empereurs ou des membres de leur
famille sous les julio-claudiens : Cardon E., « Le patronat municipal en Bétique et en Tarraco-
naise sous les premiers Julio-claudiens : un exemple de loyalisme dynastique », dans André J.-
M., Hispanité et romanité, Actes du colloque Barcelone‐Paris, 1999, Madrid, 2004, p. 39-58.
5.  Coltelloni-Trannoy M., « Les liens de clientèle en Afrique du nord, du IIe s. av. J.-C. au début du
principat », dans BCTHS, ns, 24, 1997, p. 59-82.
6.  Porphyre, De abst., 25, 1.

101
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

tron Antoine. Mais ce genre d’incursions ne devait pas être exceptionnel


et offrait aux tribus maures des ressources appréciables : on sait par
exemple, qu’en pleine époque impériale, sous Marc Aurèle, le procurateur
de Tingitane est obligé d’intervenir en Bétique pour en refouler les Mau-
res1. Une autre forme de violence est le fait du pouvoir romain qui organi-
sa un transfert forcé de populations connu par Strabon, dont les informa-
tions semblent confirmées par les précisions que fournit Pomponius
Mela2 : la cité de Zélis, située dans le royaume de Maurétanie fut transfé-
rée de l’autre côté du détroit, avec un contingent de Tingitans et des co-
lons romains, pour former une colonie appelée Iulia  Ioza. La procédure
s’accompagna, sur le site abandonné de la Zélis maure, de la fondation
d’une colonie romaine, Colonia  Iulia  Constantia  Zilil3. Les motifs de ces
mouvements de populations sont inconnus : il faut y reconnaître sans
doute une mesure de rétorsion à l’égard d’une communauté maure qui
avait dû prendre le parti du roi Bogud et d’Antoine, contre Octave, soute-
nu par Tingi4. Il y a plus : Octave décida d’implanter une douzaine de
colonies dans le royaume de Maurétanie, dont le roi Bocchus était mort en
33 et qu’il confia à Juba II en 25 : la Maurétanie connut donc une situation
totalement exceptionnelle dans la mesure où elle fut le seul et unique ter-
ritoire non provincial à accueillir des fondations coloniales. Pour réduire
cette aberration juridique, Octave rattacha ces cités à l’administration de
la Bétique pour ce qui est des colonies occidentales et à l’Africa pour la
série orientale ; il n’est pas exclu que la Tarraconaise ait également bénéfi-
cié du rattachement de quelques colonies5.

1.  CIL, II, 2015 : l’ordo Singiliensis Barbensisi (conventus Astigitanus) remercie C. Vallius Maximianus


de l’avoir libéré de la guerre des Maures (cf aussi IAM, 2, 94) ; Nieto Navarro M., « Les incur-
siones de los Mauri en la Bética durante el reino de Marco Aurelio. Nuevo estado de la cues-
tión, en España y el norte de Africa. Bases historicas de una relación fundamental », dans Actas 
del I Congr. Hisp. Africano de las culturas mediterraneas (Melilla, 1984), Grenade, 1987, p. 215-225.
2.  Strabon, III, 140 (or Ioza est l’équivalent punique de Traducta, une cité située par les géographes
entre Carteia et Mellaria), ; Pline, HN, V, 5, 2 se trompe en désignant Tingi sous le nom de Tra‐
ducta Iulia ; Mela, II, 96 affirme que sa cité d’origine, nommée Tingentera, était peuplée de Phé-
niciens transférés d’Afrique : soit il s’agit d’un autre transfert, peut-être plus ancien, soit Mela,
Strabon et Pline parlent de la même cité sous des noms équivalents.
3.  Lenoir E., « La ville romaine de Zilil du Ier au IVe siècle ap. J.-C. », dans L’Afrique romaine, Iersiècle 
av. J.‐C – début Ve siècle ap. J.‐C., colloque de la SOPHAU, Pallas, 68, 2005, p. 65-76.
4.  DC, 44, 3 ; Hamdoune Ch., « Y a-t-il eu des déplacements contraints de population dans
l’Afrique romaine ? », dans Travaux et recherches de l’UMLV, Les déplacements contraints de popula‐
tion, 7, mars 2003, p. 13-43.
5.  L’hypothèse a été fondée sur une précision de Pline, qui au cours de sa description de l’Espagne
(III, 19) affirme que des Icositani contribuaient à Ilici/Elche (in eam contribuuntur Icositani) : cela si-
gnifie qu’une communauté du nom d’Icosi ( ?) ou une fraction de cette communauté, avait été in-
tégrée entièrement dans la cité d’Ilici, sa juridiction mineure étant assurée par celle-ci et la juridic-
tion majeure par le gouverneur de Tarraconaise. S’il s’agit là de l’Icosium/Ikosim africaine, cela
pose des questions insolubles (voir Desanges J., Pline  l’Ancien,  Histoire  naturelle,  V,  1‐46, Paris,
1980, p. 166-168 ; Coltelloni-Trannoy M., Le royaume de Maurétanie…, op. cit., p. 130-132). Le pro-
blème a été renforcé par la découverte d’une table de centuriation à Ilici, datée entre 26 et 19, et
mentionnant des vétérans d’Icosi (Alföldi G., « Administracion, urbanizacion, instituciones vida

102
Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

Les entreprises des Romains, réalisées dans le cadre du patronat ou


dans un cadre administratif (ou les deux à la fois), ne pouvaient être cou-
ronnées de succès que si elles s’inséraient dans une trame naturelle de
relations sociales, soutenues à divers niveaux de la société : les acteurs
étaient aussi bien les élites que les « petites gens », chacun agissant en
Espagne dans les milieux qui le concernaient et selon des modalités spéci-
fiques. À l’époque impériale, l’apport de l’épigraphie permet de mieux
suivre les trajectoires personnelles des migrants africains, nombreux à
s’installer en Hispanie. Concernant les Africains à l’origine certaine, les
lieux de départ sont pour l’essentiel des grands ports (Carthage, Utique,
Lepti  Minus,  Neapolis,  Lixus), mais on compte aussi trois villes de
l’intérieur (Sicca Veneria, Madaure et Cirta) ; ce qui est plus étonnant est la
faible représentation des Maurétanies (4 sûrs) alors que la place de l’Africa
est majeure (10) : cette dissymétrie résulte sans doute de la forte activité
commerciale qui caractérisait les grands centres de Proconsulaire, mais ne
serait-elle pas due aussi, de manière paradoxale, à la grande proximité
des rives du détroit qui autorisait des déplacements réguliers et rendait
donc moins nécessaires les installations définitives ? Les lieux d’expa-
triation sont aussi assez naturellement des villes ouvertes sur l’extérieur,
sur les côtes et dans les vallées, de nature à attirer les négociants et les
artisans (par exemple les régions minières autour de Castulo, dans le nord
ouest) ; ainsi les principales zones d’attraction se concentrent-elles dans
une grosse moitié sud-est de la Péninsule. Une autre donnée intéressante
concerne l’intégration réussie au groupe des notables puisque 38 person-
nes recensées comme « africaines » occupent des charges ou font actes
d’évergétisme, et que plusieurs « mariages mixtes » sont connus1. Don-
nons l’exemple de Gaius Blossius Saturninus, qui, parti de Neapolis (Na-
beul en Tunisie) se rend à Balsa, importante place commerciale où on lui
octroie le droit d’être incola ; puis il se rend à Pax Iulia, capitale du conuen‐
tus Pacensus qui l’inscrit dans la tribu de la cité. L’autel funéraire de sa fille
(vers 150) qui livre ces informations, offre lui-même une exubérance déco-
rative à la mode africaine2.

pública y orden social, » Canelobre, 48, 2003, p. 35-57). Dernièrement, Gascou J., « Sur le statut de
quelques villes de Numidie et de Maurétanie césarienne », Antiquités africaines, 40-41, 2004-2005,
p. 259-267 revient sur la question en considérant que ces Icositani constituaient un conuentus 
ciuium romanorum d’Icosium, rattaché à Ilici, mais l’auteur ne mentionne pas l’existence de la table
de centuriation. À paraître : Bernard G., « Le lien de contributio entre colonies et communautés de
citoyens romains dans les provinces africaines sous le Haut-Empire, dans Actes du colloque inter‐
national de la SEMPAM « Centres de pouvoir et organisation de l’espace », Caen, mai 2009 ; et ma pro-
pre contribution : « Encore sur les Icositani… ».
1.  Lefèvre S., « Les migrations des Africani… », op. cit., p. 143-146.
2.  CIL, II, 105 ; D’Encarnação J., « La Lusitanie romaine, pôle d’immigration : témoins épigraphi-
ques », dans Angeli Bertinelli M. G. et Donati A. (éds), Le  vie  della  storia..., op. cit., p. 299-305,
cf. p. 301 sq.

103
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

Neuf inscriptions évoquent le culte de Dea  Caelestis, interprétation ro-


maine de la Tanit punique (également identifiée à Junon), et caractéristi-
que de la piété africaine, tout comme l’est son association à des ex-voto en
forme de plantae  pedis (empreintes de pieds)1 : plusieurs dévots sont
d’origine africaine d’après leur cognomina (Africanus, Fortunatus, Satur-
ninus) et les lieux du culte sont des villes de la côte sud ou de grands cen-
tres dans lesquels la présence d’une forte émigration africaine est proba-
ble. En revanche, manquent les attestations de collèges professionnels
composés d’artisans africains (mosaïstes, mineurs, tailleurs de pierre), qui
apportèrent dans ces branches-là un savoir-faire exceptionnel, mais peut-
être se sont-ils glissés dans les associations locales ; seule exception hypo-
thétique : à Malaca, une communauté a pu se structurer en un collegium
mentionné sur la tombe de Porcius Gaetulus2 dont le cognomen est africain
sans le moindre doute.
Si l’on se déplace vers l’aire orientale, on trouve d’abord un paysage
géographique, climatique et culturel assez proche des réalités ibéro afri-
caines. Les contacts entre l’Afrique et la Sardaigne ou la Sicile révèlent des
convergences manifestes en de nombreux domaines en raison d’anté-
cédents anciens : les migrations à l’époque préhistorique, l’arrivée de
main d’œuvre africaine dans les campagnes à l’époque punique constituè-
rent des noyaux de populations africaines ; par ailleurs, les influences
puniques que manifestent les productions artisanales après la conquête
romaine des îles pourraient ne pas être de simples survivances fossilisées,
mais indiquer un apport renouvelé, régulier, d’autres éléments africains3.
Le cas de la Sardaigne fournit un terrain de comparaison intéressant avec
celui de Zilil étudié plus haut ou bien avec des opérations de centuriations
bien connues sur les limites méridionales de l’Afrique proconsulaire au Ier
et au IIe siècles : de nombreux cippes de confins furent, en effet, trouvés
dans la région centrale de l’île, attestant une vaste opération de centuria-
tion à la fin du IIe s av. J.-C., dans le but probable d’y accélérer la sédenta-
risation et de favoriser l’agriculture4. Or, de nombreux noms ont une ré-
sonance africaine, aussi bien punique que numide, comme Uddadhaddar 
Numisiarum5, […]uthon Numisiarum1, Giddilitani2. Le dispositif a peut-être

1.  Lefèvre S., ibid., p. 129-131 ; Beltran Fortes J., Rodriguez Hidalgo J. M., « Dea Caelestis en Italica.
Peculiarides de un culto norteafricano en una ciudad de la Baetica », dans L’Africa romana, 16,
2006 p. 1439-1450.
2.  CIL, II, 1976 = AE, 1986, 337 (datée du IIIe s.) ; Rodriguez Oliva P., « Contactos entre las tierras
malacitanas y el norte de Africa en epoca clásica », dans España y el norte de Africa. Bases históri‐
cas de una relación fundamental, I, Actas del I congreso Hispano‐africano de las culturas mediterráneas 
« Fernando de los Rios Urruti », juin 1984, Grenade, 1987, p. 195-206.
3.  Bondi S.F., « La cultura punica della Sardegna romana: un fenomeno di sopravvivenza ? », dans
L’Africa romana, 7, 1990, p. 457-464.
4.  Mastino A., « Le relazioni tra Africa e Sardegna… », op. cit., p. 38-39.
5.  ILSard., I, 233 = AE, 1894, 153.

104
Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

consisté à transférer des populations africaines dans un environnement


qui leur était familier, avec l’objectif d’attirer au mode de vie agricole les
communautés sardes. Dans ce cas, le transfert n’aurait pas été forcé, mais
assorti de compensations domaniales dont les cippes sont les indices.
Pour autant, l’impact de la domination romaine détermina d’autres
conditions que dans la région du détroit de Gibraltar, car la création des
provinces (Sicile en 241 et Sardaigne-Corse en 238), mais surtout la dispa-
rition de Carthage (146) transformèrent radicalement le cadre des échan-
ges entre les îles, l’Italie et l’Afrique : les îles se signalent désormais par
leur fonction essentiellement frumentaire3 et par l’affaiblissement très net
de leurs échanges directs avec les Africains. Après la formation de l’Africa,
la Sicile devint une étape obligée des chevaliers et des hommes d’affaires
italiens qui affluèrent à Utique avant de créer au Ier s. av. J.-C. des conuen‐
tus ciuium romanorum dans les grands centres siciliens qui, déjà à l’époque
antérieure, étaient des ports actifs vers l’Afrique (Agrigente, Lilybée, Pa-
lerme) : ce faisant, ils inséraient bien l’île dans le nouveau circuit écono-
mique et leurs gentes étaient présentes en Sicile comme en Afrique, mais
cette circulation se produisait en sens unique4. Par exemple, Herennius,
citoyen romain natif de Syracuse, est negotiator ex Africa et banquier à Lep‐
cis  Magna5. La Sardaigne intéresse aussi les Italiens puisqu’apparaissent
dès la République les premières exploitations minières et celle des salines
de Cagliari, sous la responsabilité d’une societas  publicanorum (début du
IIe s.), remplacée plus tard par l’administration impériale6. Dans le même
temps, les exportations italiennes (vin, céramique campanienne) affluent
dans les ports insulaires qui se ferment aux produits africains.
La situation change du tout au tout après  Actium (31 av. J.-C.) et
l’annexion de l’Égypte : celle-ci devient le principal fournisseur en blé de
Rome de sorte que la Sicile et la Sardaigne se libèrent de la monoculture
pour accéder à un réel développement économique. L’intéressant, c’est
que le tissu de routes maritimes qui s’organisent sous l’Empire entre Sicile
et Afrique suit deux orientations différentes : celles-ci traduisant la réacti-
vation des anciens secteurs culturels et économiques de l’île ainsi que des
anciens circuits de migrations. La Sicile occidentale, où l’influence puni-
que avait été prédominante, noue des liens solides avec la zone la plus

1.  CIL, X, 7931.


2.  CIL, X, 7930.
3.  Cicéron, par exemple, désigne en 57 la Sicile, la Sardaigne et l’Africa par la formule tria frumen‐
taria  rei  publicae (De  imp. Ch.  Pomp., XII, 34), et en 37, Varron associe la Sardaigne et l’Afrique
comme provinces exportatrices de blé vers Rome (De re rustica, II, intr. 3).
4.  Salmieri G., « Sui rapporti tra Sicilia ed Africa… », op. cit., p. 399-400.
5.  Cic., 2 Verr., I, 14 ; V, 155-157.
6.  Genovesi S., « Lo spostamento di popolazioni e persone nelle regioni minerarie delle province
occidentali in età imperiale : la Britannia e la Sardegna », dans L’Africa romana, 16, 2006, p. 755-
772, cf p. 764 sq.

105
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

proche du point de vue culturel et géographique, c’est-à-dire l’ancien


territoire de Carthage. La Sicile orientale, ancien fief des Grecs, est tournée
vers l’Égypte, la Cyrénaïque et la Tripolitaine. On observe donc qu’au
final, l’intrusion des Romains dans les circuits d’échanges, l’insertion de la
Sicile dans les réseaux méditerranéens nouveaux n’ont jamais été en me-
sure d’affaiblir les logiques que les populations locales avaient ancienne-
ment définies1. La Sardaigne accuse un temps de retard puisque le déve-
loppement économique date de l’époque flavienne, époque à laquelle l’île
devient à son tour un marché pour les produits africains, les mosaïques,
les tombes, les plans des édifices thermaux attestant la présence d’artisans
africains itinérants. La conséquence de ces migrations et de ces contacts
qui touchent tout l’éventail social, c’est la permanence, jusqu’aux IIe-IIIe
siècles, des institutions sufétales en Sardaigne, c’est l’existence
d’assemblées du peuple dans plusieurs cités sardes, comme à Lepcis  Ma‐
gna, la nomenclature « africaine », la convergence sur le plan des formu-
laires épigraphiques et des techniques de travail de la pierre, et l’existence
de cultes puniques2 : autant d’usages et de savoirs qui doivent leur exis-
tence et surtout leur persistance à des phénomènes migratoires dont les
témoignages directs sont faibles en ces régions.
Comme pour la Maurétanie et l’Espagne (surtout la Bétique), les rela-
tions privées entre les populations d’Afrique, de Sicile et de Sardaigne se
sont accompagnées de relations administratives et politiques qui ont bé-
néficié de ces parentés naturelles et ont contribué à renforcer leur destin
identique. Il faut penser aux multiples allées et venues d’une rive à
l’autre, précédant les graves décisions prises pendant les guerres civiles :
les îles, ou plus exactement leurs élites, ont opté pour les Pompéiens
contre César, puis la coniuratio de 32 les a réunies autour d’Octave. Plus
tard, des colonies romaines sont fondées par Auguste (22/21) sur les côtes
septentrionale et orientale de Sicile (Syracuse, Catani,  Tindari,  Termini, 
Thermes,  Palermi)3, répondant à celles du Cap Bon (Neapolis et Carpis) et
aux fondations césariennes de Curubis et de Clupeae : la Sicile et l’Africa
sont désormais intégrées dans un vaste dispositif destiné à contrôler le
passage entre les deux secteurs de la Méditerranée et à sécuriser l’accès à
l’Italie. Ce système obéit à un projet identique à celui qui fut mis en œuvre
à la même époque sur les côtes de Maurétanie et de Bétique (cf. supra) :
Sicile et Bétique furent intégrées, sous certains aspects, dans un contexte
essentiellement africain.

1.  Salmieri G., op. cit., p. 403-404.


2.  Mastino A., « Le relazioni tra Africa e Sardegna… », op. cit, p. 69862.
3.  DC, 54, 7, 1 ; Pline, HN, IV, 88-91 ; Diod. Sic., XVI, 7, 1.

106
Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

Pourtant, les commerçants et artisans africains ont laissé peu de traces


dans l’épigraphie des îles1 : un & Iyéamaw ou& Iyéallaw (Ithallas), entrepre-
neur maritime de Lepcis Magna a vécu au IIe-IIIe s. à Syracuse2 et la nécro-
pole du district minier de Metalla, en Sardaigne, a livré des noms africains
(entre le IIe et le IVe s.), mais on ignore s’ils désignent des ouvriers immi-
grés ou bien témoignent d’une immigration ancienne3. On connaît mieux,
bien sûr, les grandes familles, celles qui sont implantées à la fois en Sicile
et en Afrique, telles la gens  Maesia, la gens  Cassia ou la gens  Grania4.
L’exemple des Cassii  Manilii est bien documenté5 : en Sicile même, une
série de plaques de soufre où le nom de la gens apparaît sous forme adjec-
tivale6, ainsi que deux inscriptions funéraires modestes, attestent une
activité économique liée à l’exploitation et à la commercialisation du sou-
fre, dans laquelle la gens  Cassia  avait des intérêts ; un membre plus émi-
nent, L. Cassius Manilianus (au IIIe s.), est questeur de Sicile et curateur de
Lilybée, sa « patrie7 », et il dédie une stèle à sa grand-mère, Cassia Manilia
à Furnos8, en Afrique proconsulaire d’où la gens est originaire ; elle  est
bien représentée dans d’autres localités, comme à Carthage où une base
qui devait soutenir une statue à Vénus Erycine (divinité sicilienne) est due
à L. Cassius Apolaustus9. On ne dispose pas d’une documentation de cet
ordre en Sardaigne, mais il serait étonnant que les grands propriétaires
fonciers africains n’aient pas investi dans des activités commerciales avec
cette île, d’autant que les naviculaires de Karalis et ceux de Turris10 avaient
leur siège à Ostie, sur la Place des Corporations, aux côtés des Africains et
des Siciliens. En témoigne aussi, toujours à Ostie, une dédicace adressée à
M. Iunius Faustus, marchand de blé et patron du corpus nauium marinarum
dont les dédicants sont des domini nauium afrarum uniuersarum item sarda‐
rum : autrement dit, les naviculaires des deux provinces ont agi conjoin-
tement pour honorer le patron de leur collège, ce qui implique l’existence
d’un « triangle Africa-Sardaigne-Ostie » ; or, ces représentants (domini) du

1.  De Salvo L., « Mobilità dei mercanti nell’ occidente romano », dans L’Africa  romana, 16, 2006,
p. 773-790.
2.  SEG, IV, 21 ; Feissel D., « Un Libyen à Syracuse », BCH, 107, 1983, p. 609-612.
3.  Genovesi S., « Lo spostamento di popolazioni e persone… », op. cit., p. 786-787.
4.  Picard G.-Ch., « Rapports de la Sicile et de l’Afrique pendant l’Empire romain », Kokalos, 18-19,
1972-1973, p. 108-119 ; De Salvo L., « la Sicilia e la province occidentali in età imperiale e tar-
doantica », dans L’Africa romana, 14, 2002, p. 1601-1616.
5.  Bivona L., « La gens Cassia tra Africa e Sicilia », dans L’Africa romana, 4, 1987, p. 489-492.
6.  CIL, X, 8044, 1-5 a-b.
7.  Napoli F., Spigolature storiche di Magara antica, Marsala, 1923, p. 155-158.
8.  CIL, VIII, 23801 ; Corbier M., « Les familles clarissimes d’Afrique (I-IIIe s.) », dans Epigrafia  e 
ordine senatorio, Rome, 1981, II, p. 717.
9.  CIL, VIII, 24528.
10. Villedieu F., « Les relations commerciales entre l’Afrique et la Sardaigne du IIe au Ve s. », dans
L’Africa romana, 3, 1986, p. 321-332 ; De Salvo L., « I naviculari de Sardegna e d’Africa nel tardo
impero », dans L’Africa romana, 6, 1989, p. 743-754 ; Mastino A., « Le relazioni tra Africa e Sar-
dinia… », op. cit., p. 63.

107
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

collège sont liés à une famille africaine bien connue au IIe s., les Aufidii,
grands propriétaires fonciers et marchands de grain1.
Certaines familles africaines avaient su développer des activités de pro-
duction et de commercialisation à une échelle transrégionale, nécessitant
des trajets réguliers ainsi que l’implantation hors d’Afrique de leurs mem-
bres : ces derniers, qui devenaient citoyens des cités d’accueil, étaient par-
fois à l’origine de branches apparentées à la gens d’origine avec laquelle les
liens d’affaires et de famille étaient maintenus. Une autre série de docu-
ments montre que la puissance régionale de ces familles et les liens de
patronat facilitaient les carrières administratives2 : ainsi Q. Caecilius Metel-
lus, proconsul de Sicile (fin Trajan-début Hadrien) est-il d’origine africaine,
sans doute carthaginoise ; Septimius Geta et son frère, le futur empereur
Septime Sévère, originaires de Leptis Magna, sont proconsuls de Sicile sous
Commode ; C. Maesius Picatianus, légat propréteur de Numidie (162-165),
peut avoir été à l’origine de l’implantation de la gens Maesia en Sicile3. En-
tre 117 et 122, on connaît la présence en Sicile de deux procurateurs impé-
riaux originaires de Proconsulaire : leur fonction intervient à un moment
délicat, après la grande révolte juive sous Hadrien en Égypte, qui désorga-
nisa l’annone et nécessita de recourir aux ressources frumentaires de la
Sicile4 : leur procuratèle sicilienne comportait donc une dimension anno-
naire inusitée. M. Vettius Latro, natif de Thuburbo Maius, prêtre des Cereres,
est d’abord procurateur de l’annone à Ostie puis procurateur de Mauréta-
nie Césarienne avant d’arriver en Sicile (vers 117)5. Titus Flavius Macer,
notable issu d’Ammaedara et citoyen de Calama, en Numidie, s’introduit
tardivement dans l’administration impériale après avoir gravi tous les
échelons du cursus municipal : il assure alors une fonction extraordinaire
dans sa région (responsable des achats de blé pour Rome à la fin du règne
de Nerva) en donnant satisfaction puisqu’il devient ensuite procurateur
pour les domaines impériaux d’Hippone et de Théveste avant d’accéder
(sous Hadrien) à la fonction de procurateur en Sicile6. La corrélation entre
l’origine africaine de certains notables et leur accès à des postes adminis-
tratifs dans la province voisine se voit aussi en Espagne : à partir de Nerva,
28 sénateurs africains en charge dans les provinces ibériques viennent de

1.  Mathieu N., Histoire  d’un  nom. Les  Aufidii dans  la  vie  politique,  économique  et  sociale  du  monde 
romain, Rennes, 1999.
2.  Salmieri G., « Sui rapporti tra Sicilia e Africa… », op. cit., p. 410.
3.  Bivona L., « Note sulla gens Maesia nella Sicilia occidentale », dans filéiaw xéarin. Miscellanea di 
studi classici in onore di E. Manni, I, p. 241-242.
4.  Picard G.-Ch., « Rapports de la Sicile et de l’Afrique pendant l’Empire romain », op. cit., p. 109.
5.  Pflaum H. G., Les  carrières  procuratoriennes  équestres  sous  le  Haut  Empire  romain, Paris, 1960,
p. 240-243, n°104.
6.  Christol M., « Du notable local à l’administrateur impérial, la carrière de T(itus) Flavius Macer :
aspects de la vie institutionnelle de la province d’Afrique au début du IIe s. ap. J.-C. », dans
Christol M., Regards sur l’Afrique romaine, Paris, 2005 (= Splendidissima ciuitas. Études d’histoire 
romaine en hommage à François Jacques, Paris, 1996, p. 27-37).

108
Les Africains dans les provinces occidentales (IIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.)

diverses cités africaines, surtout de Proconsulaire : Thuburbo Minus, Mileu,


Carthage, Cirta,  Thugga,  Tituli (pagus de Sicca  Veneria), Bulla  regia, Hadru-
mète, Volubilis en Tingitane, etc.1. Une cohors Maurorum et Afrorum, consti-
tuée à l’origine de contingents enrôlés en Maurétanie et en Africa est
connue par une unique attestation (non datée) à Cagliari : un magistrat
exerça le quattuorvirat de cette colonie, puis la préfecture de cette cohorte
avant d’être élu une seconde fois IIIIuir  iure  dicundo : certes, le texte ne
permet pas d’affirmer sur quel territoire Sextus Iulius assura la préfecture
de la cohorte2 ; mais il révèle l’existence d’une cohorte africaine (du moins
à son origine) et le souci d’en confier le commandement à un individu issu
d’une région culturellement proche, ayant peut-être également des
connexions en Afrique.
La présence des Africains dans les provinces occidentales de l’Empire
s’inscrit dans une mobilité très ancienne des personnes et des biens, dans
des réseaux de solidarité et d’intérêts qui dépassaient largement les terri-
toires définis par les États punique et romain. Ce mouvement des hom-
mes ne s’est jamais arrêté, en dépit des guerres et de l’insécurité qui en
résultait. On observe que le pouvoir romain a rarement contrecarré les
voies traditionnelles de migration, mais les a au contraire renforcées :
après la parenthèse républicaine qui spécialisa les trois provinces frumen-
taires (Afrique, Sicile et Sardaigne) et affaiblit les échanges entre elles, les
anciennes connexions reprirent selon des modalités renouvelées ; quant
aux dispositifs autoritaires, comme les transferts de population, ils ont été
introduits dans des zones naturellement apparentées, ce qui a sans doute
évité les résistances, tandis que les carrières de nombreux administrateurs
africains tenaient compte des réseaux économiques et familiaux qui les
reliaient aux provinces voisines. On observe de même que les Africains
n’ont que très peu exploité les facilités de communication que la « paix
romaine » leur offrait à l’époque impériale pour aller au-delà de leurs
anciennes zones de circulation : certes, les témoignages épigraphiques de
leur présence en des lieux « écartés », comme les Gaules, existent bien,
mais ils sont très faibles au regard des échanges matériels, où les intermé-
diaires jouaient un rôle certainement essentiel.

1.  Castillo C., « Relaciones entre Hispania y Africa en época alto-imperial », dans L’Africa romana,
7, 1990, p. 79-99.
2.  CIL, X, 7600 = AE, 1992, 870 ; Mastino A., « Le relazioni tra Africa e Sardegna… », op. cit., p. 39 ;
Hamdoune Ch., Les auxilia externa africains…, op. cit., p. 122, n. 43 et p. 254 f.

109
La Gaule et « l’hellénisation »
Michel Debidour
Professeur d’histoire grecque à l’université Jean Moulin Lyon 3

La notion de romanisation, qui est au centre de la question de concours,


est depuis plusieurs années, on le sait, l’objet de multiples controverses :
ce concept est-il réellement opératoire1 ? Ne devrait-on pas poser la même
question à propos de la notion d’hellénisation, un autre vaste problème,
même si l’on s’en tient à l’Occident et même plus spécifiquement à la
Gaule ?

Quelques précautions de méthode

Commençons donc par rappeler quelques principes de prudence. In-


dispensables, ils ne manqueront pas d’être un peu décourageants, car
nous comprendrons qu’une telle recherche est très difficile, sinon prati-
quement sans solution.
Il faut d’abord définir le terme. Qu’entendre par hellénisation ? Disons :
les influences exercées par les Grecs et leur civilisation dans les différents
domaines, institutions, mode de vie, religion, culture, artisanat, voire
sciences et techniques. De telles influences qui, selon les cas, ont pu être
voulues, acceptées ou subies, se sont exercées, on le conçoit aisément, de
façon bien différente selon les lieux et selon les moments. On peut
s’accorder, je pense, sur une telle définition, et d’autant plus facilement
que nous échappons ici au piège de vouloir y déceler la traduction d’une
volonté politique. Si l’on conteste aujourd’hui, et à juste titre, l’existence
d’une volonté consciente de romanisation de la part de l’État romain
conquérant, à plus forte raison l’hellénisation n’a-t-elle jamais relevé
d’une politique délibérée : avec les Grecs ni une conquête militaire concer-
tée, ni la présence d’un État central fort ne peuvent nous tendre le même
piège qu’à propos de Rome. Mais, même en l’absence d’une volonté déli-
bérée, observerait-on cependant une influence exercée par le prestige
d’une civilisation qui apportait aux Gaulois des produits nouveaux et le
prestige d’une culture venue d’ailleurs ?

1.  On lira dans la REL 86, 2008, p. 129-138, un article de Y. Le Bohec qui offre une mise au point
précieuse sur cette question.

110
La Gaule et « l’hellénisation »

Comment interpréter les documents ?

La question ainsi posée, la difficulté résidera dans la réunion et surtout


l’interprétation des documents.
Pour connaître le degré et les progrès d’une éventuelle hellénisation,
nous devrions évaluer les voyages et l’installation des Grecs à travers les
régions de Gaule ; et surtout nous faire une idée de la diffusion de la lan-
gue grecque, des objets et des coutumes de Grèce parmi les populations
gauloises. Or, à de rares exceptions près, les voyages ne laissent que peu
ou pas de traces littéraires ou archéologiques. En partant de leurs bases
côtières du Midi, des Grecs ont-ils voyagé dans l’arrière-pays et jusque
dans la « Gaule chevelue » avant la conquête romaine ? Probablement. À
côté des commerçants et trafiquants dont nous soupçonnons la présence,
citons un seul nom, mais pour notre regret : l’historien Polybe avait visité
la Gaule lors de plusieurs voyages, malheureusement le livre 34 dans
lequel il évoquait le pays, et, on peut le penser, plus précisément le récit
de ses voyages, ne nous est connu que par quelques misérables fragments
reflétés par la tradition indirecte1. Et des Galatica rédigés au IIe s. av. J.-C.
par Ératosthène dit le Jeune, nous n’avons non plus que quelques frag-
ments cités par Étienne de Byzance. Quant aux géographes compilateurs
d’époque romaine, ils sont souvent peu précis2, et il est malaisé
d’identifier certains lieux qu’ils mentionnent. Et si Strabon, en utilisant
largement Poseidonios, nous renseigne sur les mœurs des Gaulois, il té-
moigne du maintien de leurs coutumes plutôt que d’une quelconque hel-
lénisation3.
Restent les objets grecs retrouvés en Gaule, mais nous ne pouvons pas
savoir, en général, s’ils témoignent de l’existence d’un commerce4, ou s’ils
reflètent de véritables relations directes avec des voyages5. En outre,
même s’il y a eu commerce (ce dont il n’est pas raisonnable de douter), les
relations commerciales ont-elles induit des influences culturelles ?
Il s’y ajoute une question de chronologie : les Grecs sont arrivés dans la
Méditerranée occidentale bien avant les Romains, dès les années 600, à
une époque où la cité du Latium n’était qu’une modeste bourgade au
rayonnement limité. Seuls les Phéniciens avaient précédé les Grecs sur

1.  Polybe, Histoires, trad. D. Roussel (coll. Pléiade), 1970, p. 1145-1146 (rééd. coll. Quarto, 2005,
p. 1287-1289). Il s’agit de quatre fragments relatifs à la Gaule, transmis par Athénée.
2.  Quand on voit les choses depuis l’Orient, ou même simplement de Rome, en l’absence de cartes
précises, des erreurs sont excusables…
3.  Momigliano A., Sagesses barbares, Maspero, 1979, p. 80-83.
4.  Une arrivée ponctuelle ou un flux régulier ? avec ou sans intermédiaires ?
5.  Le même problème se pose pour Rome, et avec la même acuité, dans toutes les régions exté-
rieures à l’Empire, à propos des objets de fabrication romaine découverts jusque dans les ré-
gions de l’Inde, voire de l’Indochine.

111
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

certains sites. On sait que les Grecs de Phocée, d’abord marins et commer-
çants avaient installé des comptoirs sur les côtes de la Méditerranée occi-
dentale, en Corse, en Ibérie, en Gaule. Ils s’étaient notamment implantés à
Marseille autour du port du Lacydon, puis de là sur un certain nombre de
sites en Provence : Agde, Olbia (Hyères), Tauroeis (Le Brusc), Antipolis
(Antibes), Nikaia (Nice), Monaco. Cette implantation coloniale ne fut pas
territoriale ou assez peu : la chôra de Massalia se limitait à quelques cen-
taines de km2 dans le bassin de l’Huveaune.

L’influence de Marseille et de ses colonies

Mais bien entendu l’influence de Marseille ne s’est pas limitée à sa chô‐


ra : grâce à cette colonisation littorale et au commerce qu’elle a induit, les
peuples du sud de la Gaule entrèrent très tôt en contact avec la civilisation
hellénique et les produits venus de Grèce ou des régions hellénisées
d’Italie du Sud. Il suffit d’évoquer le gigantesque cratère en bronze de
Vix, découvert dans la tombe d’une princesse gauloise en Bourgogne.
Mais ne parlons pas de la colonisation des villes grecques, déjà connues
par les sources littéraires, car elles sont bien antérieures à notre sujet.
Ce n’est que grâce à l’alliance romaine, que la cité grecque de Marseille
put étendre son domaine au IIIe siècle av. J.-C. en direction du Rhône et de
la Durance.
À Marseille et dans les autres villes grecques, on parlait le grec, même
si des « indigènes » plus ou moins frottés d’hellénisme devaient y venir,
voire y vivre pour participer à de fructueux trafics. On sait que la langue
grecque n’a laissé aucune descendance en Gaule1 : jusqu’à quelle époque
Marseille (et à plus forte raison les autres colonies grecques du Midi) est-
elle restée une ville grecque2 ? Voilà déjà une question difficile à résoudre.
Mais on verra plus loin que les inscriptions retrouvées témoignent de la
présence d’une population parlant le grec jusqu’à la fin de l’Antiquité.
En effet, si l’arrivée des Grecs en Gaule est bien antérieure au IIe siècle
av. J.-C., leur influence s’est prolongée par la suite, et à certains égards
jusqu’à la fin de l’Empire. Mais sous l’Empire, la question de
l’hellénisation, sans disparaître, passe au second plan, et se dilue dans le
problème, autrement vaste, de la romanisation. Aussi dans ce bref article,

1.  Comme nulle part en Occident, même en Sicile, la région pourtant la plus anciennement et la
plus profondément hellénisée avant la conquête romaine. Les seuls descendants du grec se-
raient, à ma connaissance, un dialecte en voie de disparition dans quelques villages perdus de
la Basilicate (Italie du sud). Les Grecs de Cargèse (Corse) ne sont arrivés que bien plus tard, au
XVIIe siècle, pour fuir la domination ottomane.
2.  Les Marseillais tenaient à leurs traditions grecques, « comme s’ils habitaient au cœur même de
la Grèce », à en croire les ambassadeurs rhodiens (Tite-Live, 37, 54, 21).

112
La Gaule et « l’hellénisation »

nous nous intéresserons d’abord aux deux derniers siècles de la Républi-


que, qui voient s’exercer, en présence mais surtout à côté des conquérants
romains, le commerce des Grecs en Gaule et les influences éventuelles qui
les accompagnent.
Avant comme après l’arrivée des Romains en Gaule, que pouvait-il res-
ter de présence hellénique dans la Gaule méridionale, comme d’influence
grecque, directe ou diffuse, sur l’ensemble du territoire de la Gaule ?
Point n’est besoin de remonter au dernier Âge du Fer pour déterminer
la nature des populations indigènes, Ibères et Ligures, qui précédèrent les
Grecs, ni d’analyser leurs relations avec les premiers colons débarqués sur
les côtes de Provence. Le cas de Glanum est un peu particulier, mais éclai-
rant : cité celto-ligure à l’origine, elle semble être devenue une ville grec-
que dans son urbanisme et son architecture : un théâtre, un bouleuterion,
des maisons à péristyle aux moulures travaillées à la grecque1. Au même
endroit pourtant, la statuaire contemporaine, si elle a assimilé les techni-
ques grecques et s’agrémente de rais-de-cœur de facture très hellénistique,
reste analogue à celles des oppida voisins : on observe sous la moulure les
trous destinés à accueillir les crânes des ennemis vaincus. Par leur inspira-
tion celtique, ces trous rituels ne montrent-ils pas clairement les limites de
l’hellénisation ? Les populations qui prolongeaient ces coutumes sanglan-
tes pouvaient-elles avoir assimilé, au-delà des formes de l’urbanisme, la
culture et les institutions des Grecs2 ?

L’archéologie et les amphores

L’archéologie doit bien entendu être notre source principale, mais les
documents mis au jour restent trop souvent difficiles à interpréter. Le
témoignage des objets, s’il est irrécusable, se révèle bien souvent ambigu.
Leur présence ne nous renseigne pas directement sur les échanges, et en-
core moins sur leur caractère (directs ou par intermédiaires ?) et sur les
responsables (des Marseillais ? d’autres Grecs ? des Étrusques ? des Gau-
lois ?)3. Après la belle céramique attique, rare mais facile à identifier, qui
remonte aux premiers siècles de la colonisation, d’autres objets d’origine
grecque4 se retrouvent-ils en grande quantité dans la Gaule indépendante
avant la conquête romaine ?

1.  On peut faire des remarques un peu analogues à propos des oppida d’Ensérune (Hérault) et
d’Entremont (Bouches-du-Rhône).
2.  Gros P., La Gaule Narbonnaise, Picard, 2008, p. 7- 14.
3.  Roman D. et Y., Histoire de la Gaule, p. 262 : « Une coupe ne constitue pas un mouvement com-
mercial et n’en signe pas l’origine. »
4.  Qu’il s’agisse d’objets produits à Marseille, ou bien venus de Grèce propre par l’intermédiaire
de Marseille.

113
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

Il faut citer les amphores1. Même si la permanence de la terre cuite dans


le sol tend encore à la majorer, il faut souligner la place essentielle que le
vin a occupée dans les productions diffusées par les Grecs ou à partir des
colonies grecques : elle est importante en quantité, et même plus encore à
titre social et symbolique, voire politique. Cette diffusion du vin a été
grecque à l’origine, par l’intermédiaire de Marseille, puis grâce à sa pro-
duction locale. Or ce quasi-monopole gréco-massaliote s’est trouvé battu
en brèche progressivement au cours du IIe s. av. J.-C. par la montée en
puissance des productions italiennes. Alors que les relations d’alliance
diplomatique entre Rome et Marseille demeuraient excellentes, les am-
phores marseillaises ont reculé largement en Gaule devant les gréco-
italiques et les Dressel 1 dont la production énorme domine largement le
Ier s. av. J.-C. Les vins grecs venus directement d’Orient comme les am-
phores de Cos, de Rhodes, de Chios le montrent, sont toujours présents,
mais en quantités réduites : une trentaine de rhodiennes au Grand
Congloué 1 (début IIe s. av. J.-C.), une amphore de Chios et une de Rhodes
à la Madrague de Giens (autour de 60 av. J.-C.), deux de Cos à Cavalière2.
Faut-il invoquer la diffusion des amphores en Gaule au titre d’une in-
fluence hellénique sur la longue durée ? Probablement pas, et ce pour
plusieurs raisons : 1) si des Grecs et des Marseillais ont d’abord diffusé ces
produits en profitant apparemment du prestige de la civilisation grecque
pour s’imposer, ce sont bientôt les commerçants italiens qui vont assumer
l’exportation en Gaule des amphores vinaires ; 2) les Gaulois eux-mêmes
ne tardèrent pas à maîtriser la fabrication des amphores à vin en même
temps que la culture de la vigne, envoyant à leur tour en direction de
l’Italie les productions qu’ils avaient apprises, un peu comme ils le firent
ensuite avec la céramique sigillée3 ; 3) enfin la diffusion des amphores à
vin et leur rôle très particulier dans les cérémonies sociales, religieuses et
funéraires des Gaulois représente un phénomène propre à la Gaule4.

1.  Laubenheimer F., Le temps des amphores en Gaule, éd. Errance, 1990 ; Poux M., L’âge du vin. Rites 
de boisson, festins et libations en Gaule indépendante, Montagnac, 2004.
2.  On se souviendra qu’avec les méthodes de navigation et les pratiques météorologiques à
l’époque, les naufrages se produisaient en général à proximité de la destination beaucoup plus
que du port de départ : les épaves des côtes provençales nous renseignent donc sur les importa-
tions reçues par la Gaule, non sur des exportations éventuelles depuis la Gaule.
3.  On sait que cette céramique dite arétine (d’Arezzo en Italie) a été supplantée sous le Haut-
Empire par la sigillée gauloise, dont les ateliers les plus fameux furent ceux de la Graufesenque
(Aveyron) et de Lezoux (Puy-de-Dôme), sans parler de Montans (Tarn), de Banassac (Lozère)…
4.  L’analyse sociologique, voire anthropologique de ce phénomène, amorcée par Fanette Lauben-
heimer (Le  temps des  amphores en  Gaule), a été poussée par Poux M., L’âge  du  vin.  Rites  de  bois‐
son… ; D. et Y. Roman, op. cit., p. 255-256.

114
La Gaule et « l’hellénisation »

Les inscriptions grecques

Les inscriptions grecques de Gaule proprement dites ont été récemment


rassemblées et republiées avec le plus grand soin1 : si on laisse de côté les
graffites et l’instrumentum  domesticum, le chiffre n’atteint que 169 textes.
Sur tous ces textes répertoriés, une majorité notable vient de la province
de Narbonnaise (136), en particulier de Marseille et des Bouches-du-
Rhône (63), suivie par la Lyonnaise (20, dont 13 de Lyon et 6 d’Autun), la
Corse (6), l’Aquitaine (4) et la Belgique (3). Mais ces inscriptions peuvent-
elles être prises comme des indices d’une hellénisation ? Ces inscriptions
grecques, bien que parfois plus anciennes à Marseille (ce qui n’est pas
étonnant) datent souvent de l’époque impériale. Ces textes, souvent brefs,
voire fragmentaires, restent en général assez banals : des épitaphes, des
dédicaces à un empereur ou à une divinité, mais il s’agit toujours de divi-
nités classiques, rarement orientales, et les dieux gaulois apparaissent
étrangement absents. On note quelques tablettes d’exécration, dont le grec
ne prouve pas grand-chose, les pratiques magiques s’accommodant par-
fois d’autant mieux d’un langage exotique, voire d’une formule incom-
préhensible2. En laissant de côté le plomb de Pech-Maho (Aude)3, un texte
commercial passionnant mais antérieur, je ne mentionnerai que trois en-
sembles de textes particuliers : le groupe, encore inédit, des multiples
inscriptions dédicatoires au héros Aristée, fils d’Apollon et oncle de Dio-
nysos, découvertes à Hyères (l’antique Olbia)4, qui, sur 235 noms diffé-
rents, n’a livré que 9 noms gaulois, les autres étant des noms ioniens ; un
décret honorifique pour T. Julius Dolabella5, texte bilingue remontant au
règne d’Hadrien, et une série de mosaïques d’Autun qui portent en lé-
gendes des noms d’auteurs avec des extraits : Anacréon, Métrodore, et
Épicure6.
Les anthroponymes mentionnés sont des noms proprement grecs, ou
bien aussi des noms latins transcrits, et l’on ne rencontre pas de noms
gaulois, ce qui laisse croire qu’il n’y a guère eu d’influences helléniques en
dehors des populations étrangères qui s’installaient, venues de Grèce ou
de l’Orient hellénisé, ainsi que le montrent plusieurs mentions de la Sy-
rie7.

1.  Decourt J.-Cl., Inscriptions  grecques  de  la  France (IGF), Travaux de la Maison de l’Orient, vol.
n°38, diff. de Boccard, 2004.
2.  IGF n°140, 159.
3.  IGF n°135.
4.  IGF n°68 ; Roman D. et Y., op. cit., p. 267-268.
5.  IGF n°101.
6.  IGF n°156, 157 et 158.
7.  IGF n°143.

115
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

Les inscriptions gallo-grecques

On appelle gallo-grecques1 les rares inscriptions en langue gauloise


écrites en caractères grecs : P.-M. Duval en avait recueilli une soixantaine2,
venant toutes de Narbonnaise (essentiellement Bouches-du-Rhône, Vau-
cluse et Gard, dans un rayon de 60 km autour de Glanum) sauf quatre (3
d’Alésia et une des sources de la Seine). Trois de ces dernières sont posté-
rieures à la conquête romaine, donc contemporaines d’une époque où
l’écriture latine était devenue courante – tout comme en Narbonnaise où
les inscriptions, même plus anciennes, sont en général postérieures à la
création de la province. Les inscriptions sur métal sont ou bien des mon-
naies, dont nous reparlerons, ou bien des textes magiques. Beaucoup de
textes sont des graffites apposés après cuisson sur des céramiques de fa-
brication locale, apparemment des noms comme marques de propriété.
Les textes sur pierre sont des dédicaces religieuses ou des inscriptions
funéraires. Pourtant, lorsque le texte se réduit au nom de la divinité gau-
loise en caractères grecs, l’interprétation en termes d’hellénisation n’est
pas aisée.
Pour Michel Lejeune, cette diffusion de l’alphabet grec a été assurée par
un enseignement, résultant probablement de l’initiative de clercs qui ap-
partenaient à l’élite indigène, sans doute à partir d’un bilinguisme oral
pratique apparu chez les indigènes qui, au contact des colons, travaillaient
ou commerçaient avec eux3. Strabon voit dans une telle transcription en
caractères grecs un signe du philhellénisme des Barbares au contact des
Massaliotes, mais une telle interprétation est douteuse : on pourrait, à
l’inverse, dire que les Gaulois tenaient à leur langue, et qu’ils ont voulu
l’affirmer, la promouvoir dirait-on aujourd’hui, en l’adaptant au procédé
qui pouvait paraître, à l’époque, représenter l’avenir en termes de com-
munication. En tout cas, la transcription en caractères grecs d’une langue

1.  Voir l’article de Duval P.-M., « Les inscriptions gallo-grecques trouvées en France », in Actes du 
colloque sur les influences helléniques en Gaule, Dijon, 1958, p. 63-69, et surtout Lejeune M., Recueil 
des  inscriptions  gauloises (Duval P.-M. dir.), vol. I Textes  gallo‐grecs, (45e suppl. à Gallia, éd. du
CNRS, 1985) ; carte de répartition dans Roman D. et Y., op. cit., fig. 59 p. 358 et dans Lauben-
heimer F., Rev. Arch. de l’Est, 38, 1987, p. 165. On ne connaît pas d’inscription gallo-grecque en
dehors de la France [hormis les monnaies], ni en Italie du Nord, ni en Galatie, ni sur le Danube,
autres régions celtes pourtant fréquentées par les Grecs.
2.  À côté d’une bonne centaine en langue grecque, datées pour leur majorité de l’époque romaine.
En 1985, Lejeune en a recueilli 281, mais beaucoup sont des fragments ténus. Les proportions
restent les mêmes : en dehors du Midi, essentiellement le Centre-Est, entre Roanne, le mont
Beuvray et Alésia.
3.  Lejeune M., Textes gallo‐grecs, p. 5. Strabon (Géographie, IV, 1, 5) mentionne à Marseille la grande
école fondée par Volcacius Moschus, où l’élite des Romains venait, de préférence même à
Athènes, pour s’initier à la culture grecque ; quelques Gaulois aussi devaient fréquenter à
l’occasion les écoles marseillaises, si le Massaliote Cinto, au service des Ptolémées au IIe siècle,
était bien d’origine gauloise (Momigliano A., Sagesses barbares, Maspero, 1979, p. 68).

116
La Gaule et « l’hellénisation »

celtique n’a jamais représenté, pour reprendre les termes de Michel Le-
jeune, qu’un « épiphénomène de colonisation ».

Monnaies, alphabet, langue et culture

Certaines monnaies gauloises, on le sait depuis longtemps, portent à


l’occasion une inscription en alphabet grec : ces légendes ne comportent
que quelques lettres, en général des noms propres, dont la forme même
n’a rien de grec. Voici par exemple une liste des principales légendes en
caractères grecs que l’on rencontre dans la région de la Gaule Belgique,
donc la plus éloignée géographiquement des colonies helléniques du Mi-
di : ΑΡΔΑ, ΔΕΙΟΥΙΥΙΙΑΥΟC, ΕΠΗΝΟC, ΗCΟΥΑΓΕΠΟ, ΛΑΒΡΟΔΙΙΟC,
ΚΑΛΕΤΕΔΟΥ, ΠΕΝΝΟΟVΙΝΔΟC, ΣΑΛΩΝΟΣ1. Cette adoption de
l’alphabet, si elle suppose un contact, au moins indirect, avec des Grecs,
n’implique en rien une maîtrise, ni même une connaissance de la langue
grecque. Par ailleurs la familiarité des Gaulois avec cet alphabet avait pu
être renforcée, et à une date précoce, par la rencontre avec les monnaies
de Thasos et de Philippe II de Macédoine : ces monnaies à légende grec-
que ont circulé en telle abondance dans l’arrière-pays celtique d’Europe
Centrale qu’elles ont provoqué la floraison d’un grand nombre
d’imitations locales qui se sont retrouvées jusque chez les Celtes
d’Occident.
Les Gaulois ne connaissaient pas l’écriture avant le contact avec les
Grecs. Et les inscriptions comme les monnaies confirment le témoignage
de César qui, en parlant des druides qui refusent de mettre par écrit leur
enseignement, ajoute : « Pour tout le reste en général, pour les comptes
publics et privés, ils se servent de l’alphabet grec2. »
Mais quelle connaissance réelle les Gaulois du commun pouvaient-ils
avoir de l’alphabet grec et de la langue grecque ? Difficile de répondre. À
en croire Strabon3 sans doute bien optimiste, les Marseillais avaient attiré
les Gaulois pour leur faire apprécier le grec au point qu’ils écrivaient leurs
contrats dans cette langue. On peut douter que cette connaissance ait été
aussi répandue, même au sein de l’élite. J’ai eu l’occasion ailleurs4 de
mentionner un détail qui a pu fournir argument à propos de cette
connaissance, ou non, du grec par les Gaulois. Je résume la question : à
l’automne 54 av. J.-C. Quintus Cicéron, assiégé par les Nerviens, appelle
César à son secours. Le chef se hâte de revenir et fait prévenir Cicéron,

1.  Scheers S., Traité de numismatique celtique, t. 2, La Gaule Belgique, Paris, 1977.


2.  Bellum Gallicum, VI, 14. Cf I, 29, où César raconte qu’on a trouvé dans le camp des Helvètes des
tablettes écrites en caractères grecs.
3.  IV, 1, 5, la suite du texte cité plus haut.
4.  Debidour M., in Paroles, media et pouvoir (Ledentu M. éd., 2007), p. 476-479.

117
II. Réactions des Occidentaux. 2. Transformations économiques, sociales…

voici comment : « Il convainc alors un des cavaliers gaulois, moyennant


une forte récompense, de porter une lettre à Cicéron. Il envoie cette lettre
écrite en caractères grecs (« Hanc epistulam Graecis scriptam litteris mittit »),
afin que l’ennemi, si la lettre est interceptée, ne prenne pas connaissance
de nos projets1. » Ce texte signifie-t-il que la lettre est rédigée en latin
transcrit en lettres grecques ? Mais monnaies et inscriptions, nous venons
de le voir, montrent que les Gaulois, au moins dans le sud, lisaient
l’alphabet grec. Ou bien cette lettre était-elle rédigée en langue grecque ? En
ce cas le secret recherché par César constituerait un argument supplémen-
taire contre la diffusion du grec parmi les populations gauloises, à moins
que le grec ne fût largement connu que dans les régions méridionales, où
les contacts avec les commerçants helléniques devaient être plus nom-
breux et plus fréquents. Il est impossible pour l’instant de conclure de
façon définitive2.

Conclusion

Après de telles remarques, pouvons-nous parler d’une hellénisation de


la Gaule ? Sans hésiter, je conclurai, on le devine, par la négative. La dis-
tribution d’amphores grecques comme la diffusion de certaines techni-
ques d’architecture et de taille de pierre, cela n’autorise pas à parler d’une
véritable hellénisation, même dans la province de Narbonnaise en dehors
des colonies côtières. Si la métropole marseillaise et les autres villes grec-
ques du littoral sont restées, et jusque fort avant sous l’Empire, des villes
grecques3, le reste de la Gaule n’a pas été hellénisé avant d’entrer en
contact avec les Romains : et ce seront ces derniers qui, en partie, ont ser-
vi, de façon plus ou moins involontaire, de vecteurs à une certaine in-
fluence culturelle qui comprenait aussi une composante de tradition grec-
que4.
Ainsi, on ne peut que s’accorder, en guise de conclusion, à la phrase de
D. et Y. Roman : « Il est très difficile d’établir un bilan précis de l’influence
culturelle des Grecs en Gaule5. » L’apparence parfaitement hellénisée de
Glanum ne doit pas nous faire oublier qu’au même moment les Celtes de

1.  Bellum Gallicum, V, 48, 4-8. Cf Dion Cassius, Histoire romaine, XL, 9, 3.


2.  D’autant plus qu’il est tentant de corriger, avec Goelzer, Graecis litteris en caecis litteris (lettre en
alphabet secret). On sait que César avait imaginé le premier système de cryptographie par
substitution.
3.  En outre, la diffusion du christianisme a dû aider, durant les deux premiers siècles de notre ère,
à maintenir la langue et la culture grecque, en particulier dans la Gaule du sud-est.
4.  F. Laubenheimer (Rev. Arch. de l’Est, 1987, p. 166-167) va dans le même sens quand elle remar-
que que la répartition en Gaule des graffites en alphabet grec se superpose largement à la zone
de diffusion du denier romain dans les années 80 av. J.-C.
5.  Histoire de la Gaule, p. 357.

118
La Gaule et « l’hellénisation »

l’oppidum de la Cloche, encore plus proches de Marseille pourtant, conti-


nuaient d’enclouer les crânes à l’entrée de leur oppidum1. On ne saurait
parler d’une hellénisation, tout au plus d’une maturation, d’une accultu-
ration progressive de la part des populations de la Gaule, mais une ac-
culturation limitée à quelques aspects, et que les Romains, après la
conquête, ne tardèrent pas à assumer à leur tour sur certains points.

Bibliographie

Un ouvrage général
• ROMAN Danielle et Yves, Histoire de la Gaule, Fayard, 1997 (rééd. en cours), spéc. les
chapitres IV et V.

Quelques travaux particuliers


• Actes  du  colloque  sur  les  influences  helléniques  en  Gaule, Dijon, 1958, recueil de 13
articles, dont l’intérêt est aujourd’hui surtout historiographique, vu les progrès des
fouilles et de la réflexion.
• DECOURT Jean-Claude, Inscriptions grecques de la France (IGF), Travaux de la Mai-
son de l’Orient, vol. n° 38, diff. de Boccard, 2004.
• GROS Pierre, La Gaule Narbonnaise, Picard, 2008, spéc. p. 9-14.
• LAUBENHEIMER Fanette, « De l’usage populaire de l’écriture grecque dans la Gaule
du Centre-Est », Rev. Arch. de l’Est, 38, 1-2, 1987, p. 163-167.
• LAUBENHEIMER F., Le temps des amphores en Gaule, éd. Errance, 1990. 
• LEJEUNE Michel, Recueil  des  inscriptions  gauloises (Duval P.-M. dir.), vol. I Textes 
gallo‐grecs (45e suppl. à Gallia), éd. du CNRS, 1985.
• MOMIGLIANO Arnaldo, Sagesses  barbares, Maspero, 1979, p. 63-85, chap. 3 « Les
Gaulois et les Grecs ».
• POUX Matthieu, L’âge du vin. Rites de boisson, festins et libations en Gaule indépendante,
Montagnac, 2004.
• SCHEERS Simone, Traité de numismatique celtique, t. 2, La Gaule Belgique, Paris, 1977.

1.  Roman D. et Y., ibid.

119
Les cultes de tradition romaine
en Gaule : images et monuments
François Baratte
Professeur d’archéologie à l’université de Paris-IV Sorbonne

On sait l’importance que les Romains attachaient à la religion comme


facteur d’unité civique. C’est même là, sans doute, la fonction essentielle
de l’adhésion aux cultes qu’elle implique que de traduire de manière visi-
ble et efficace la participation de tous à la communauté politique et cultu-
relle qui constitue la romanité. Dans une culture où l’accomplissement
scrupuleux des rites constitue la manière principale d’affirmer sa
croyance, les autres manifestations religieuses sont en quelque sorte reje-
tées dans le domaine privé. Il faut peut-être voir là les raisons de l’attitude
des Romains vis-à-vis des dieux des peuples intégrés dans l’empire. Cer-
tes, beaucoup ont été assimilés, en apparence au moins, à des divinités
romaines : on connaît pour la Gaule, dès le moment de la conquête, le
célèbre passage de César (Guerre des Gaules, VI, 17, 1) dans lequel il décrit
le grand dieu gaulois sous le nom de Mercure. Mais ce que l’on qualifie
bien souvent d’interpretatio romana tend à être remis en question : on peut
s’interroger sur la nature de l’identification, sur sa profondeur ou parfois
sur sa réalité même. L’iconographie en Gaule offre sur ce point bien des
cas qui suscitent la réflexion. On en prendra ici un seul exemple, le petit
groupe en bronze (hauteur totale 16 cm), découvert à Mâlain (Côte d’Or),
qui réunit un Apollon lyricine et une déesse à demi nue, tenant un ser-
pent, désignée par une inscription sur le socle comme Sirona (« Thiro-
na »). Ce couple divin est bien connu dans la statuaire gallo-romaine en
pierre comme dans l’épigraphie, dans l’Est de la Gaule ; la tenue de Sirona
toutefois surprend pour celle qui est normalement assimilée à Hygie : on
peut légitimement s’interroger sur la fonction exacte des deux personna-
ges.
D’autres divinités suscitent des interrogations analogues, à commencer
par Mercure lui-même, représenté avec une particulière insistance en
Gaule, mais dont on a souligné aussi la diversité des représentations. Cer-
taines de ses effigies, comme l’avait montré S. Boucher1, sont caractéristi-
ques de la Gaule : la bourse est présentée par le dieu, qui porte les ailes

1.  Boucher S., Recherches sur les bronzes figurés de la Gaule romaine et gallo‐romaine, 1986 (Paris).

121
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

directement dans sa chevelure, comme sur la statuette de bronze de Brè-


ves (Nièvre). À Berthouville (Eure), le trésor d’un sanctuaire de Mercure a
livré, sous la forme de médaillons au fond de coupes en argent, plusieurs
images du dieu, assis ou bien en pied, mais aussi deux grandes statuettes
en argent dont la première le représentait portant la chlamyde ; sur la
seconde, il était nu, présentant la bourse – mais la calotte crânienne man-
que : il est difficile de savoir si la préférence des habitants de la Gaule
pour l’un de ces types correspondait à des qualifications particulières du
dieu, que peut laisser entrevoir son association avec d’autres divinités
féminines, comme, sans doute, Rosmerta à Lutèce. Mais que dire alors de
types manifestement non romains, comme la statuette du Pouy-de-Touges
(Haute-Garonne) : le dieu porte bien le pétase à ailerons, mais il est assis
en tailleur sur un socle, et certains ont même reconnu dans sa chevelure
l’amorce de bois de cerf.
Rappelons encore que nombreuses parmi ces divinités sont celles qui à
leur nom romain ajoutent des épithètes propres à la Gaule : ainsi, très
souvent, pour Mercure, mais aussi pour Mars (qualifié de Mullo par
exemple dans l’Ouest de la Gaule) ou Apollon (« Granus », auquel est
dédié le sanctuaire de Grand (Vosges), dans l’Est de la Gaule, mais attesté
aussi dans les vallées du Rhin et du Danube). On peut donc s’interroger
sur la manière dont on doit considérer toutes les effigies divines qui
s’inspirent directement des modèles romains, dérivés souvent eux-mêmes
de créations grecques, mais dont aucune inscription ne vient préciser la
personnalité : citons, à titre d’exemple, un très bel Esculape découvert à
Reims, les deux statuettes en bronze provenant de Dalheim (Luxem-
bourg), une Athéna et un Jupiter, ou bien encore, très proche du précé-
dent, le grand bronze (près d’un mètre de hauteur) du sanctuaire du Vieil-
Evreux. De telles images, fréquentes, attestent la vitalité, sur le plan ico-
nographique au moins, d’une tradition romaine, parfois il est vrai réinter-
prétée lorsqu’on ajoute au dieu ainsi représenté un attribut qui lui est
normalement étranger et qui en modifie sensiblement le sens : ainsi pour
la roue que l’on confie parfois à Jupiter ; sur une statuette de Landouzy-la-
Ville (Aisne), l’identification est assurée par une inscription sur le socle et
elle est confirmée par une série d’autels découverts dans le Gard, dédiés à
Jupiter et sur lesquels la roue est associée au foudre. Près de Vaison-la-
Romaine, sur un autel, le dieu à la roue est cuirassé, tient le foudre et est
accompagné de l’aigle.
On peut considérer par ailleurs que c’est dans cette tradition iconogra-
phique que puisaient les artisans auxquels on commandait les statues de
culte des sanctuaires : on connaît, par les textes au moins, sinon par
l’archéologie, celle, en bronze, de Mercure au Puy-de-Dôme, une œuvre
du sculpteur Zénodore mentionnée par Pline l’Ancien ; on peut aussi si-

122
Les cultes de tradition romaine en Gaule : images et monuments

gnaler le Jupiter en pierre découvert à Mézin en Aquitaine, sur le territoire


des Pétrucores, de grandes dimensions. On est d’ailleurs parfois surpris
de la diffusion de l’imagerie la plus classique jusque dans des sanctuaires
plutôt écartés : c’est ainsi qu’au Puy-Lautard, dans la Creuse, en bordure
d’un itinéraire reliant le Berry au Limousin, dans un fanum comprenant
deux cellae à l’intérieur d’une enceinte, a été découverte une série de bas-
reliefs de petit module (0,50 m x 0,30), malheureusement fragmentaires
pour plusieurs d’entre eux, destinés semble-t-il au décor d’une des cellae ;
ces panneaux représentaient des divinités du panthéon romain, suivant
des schémas inspirés de la grande sculpture ; on rencontre ainsi un Nep-
tune conforme au type du Poséidon du Latran, c’est-à-dire inspiré lointai-
nement du Poséidon créé pour le sanctuaire de l’Isthme de Corinthe : une
figure il est vrai qui a joui en Gaule d’une certaine faveur. L’origine des
panneaux est certainement locale, puisque la pierre paraît bien être un
calcaire berrichon. On soulignera que l’allure parfaitement romaine des
reliefs ne les excluait pas d’un sanctuaire de plan par ailleurs indigène.
La force de la tradition romaine sensible dans certaines effigies ne si-
gnifie pas d’ailleurs que le culte correspondant était aussi fidèle à cette
même tradition : le caractère de ces images peut en effet s’expliquer aussi
par le fait qu’elles étaient directement importées depuis des ateliers exté-
rieurs à la Gaule ou que les artisans venaient eux-mêmes de grands cen-
tres du bassin méditerranéen ; on doit envisager une solution de cette
nature par exemple pour le Sérapis de la villa de Chiragan (Martres-
Tolosane), si tant est que cette divinité puisse être considérée à propre-
ment parler comme de tradition romaine. Ce haut-relief en marbre grec,
d’une excellente qualité, remonte évidemment à un prototype d’époque
hellénistique, sur l’auteur duquel les spécialistes s’interrogent encore.
L’iconographie à elle seule ne suffit donc pas vraiment à déterminer
avec exactitude la place des cultes de tradition romaine en Gaule. Les
inscriptions sont d’un précieux secours, dans la mesure où elles permet-
tent parfois de préciser l’identité reconnue aux divinités représentées ;
parfois aussi, même lorsqu’elles sont seules, sans être accompagnées
d’images, elles attestent la vénération de telle ou telle divinité et sa répar-
tition dans l’espace, puisque des groupes se dessinent clairement d’un
bout à l’autre de la Gaule.
Un troisième élément toutefois, souvent le plus spectaculaire, permet
encore d’approcher la nature des cultes : le sanctuaire lui-même. On
connaît en effet, depuis longtemps, dans les villes en général, plus rare-
ment dans les campagnes, des temples qui sont l’expression privilégiée
des cultes de tradition romaine, notamment de l’une de leurs manifesta-
tions les plus significatives, le culte impérial.

123
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

La situation n’est pas la même suivant les provinces : c’est en Narbon-


naise, la plus anciennement romanisée, que l’on rencontre le plus tôt des
créations qui traduisent une ouverture aux modèles élaborés à Rome, aux
formes comme aux décors. On ne saurait s’en étonner si l’on observe que
d’autres domaines de l’art, les reliefs notamment, témoignent d’une lon-
gue réceptivité aux influences hellénistiques. Glanum, Saint-Rémy de Pro-
vence, offre les exemples les plus anciens de temples de type « italique » :
il s’agit des temples dits « géminés », construits le plus ancien (le tem-
ple A) au début des années 30 avant J.-C., le second (le temple B) une di-
zaine d’années plus tard. Ils développent l’un et l’autre une formule iden-
tique : ce sont des édifices bâtis sur un podium, prostyles tétrastyles, c’est-
à-dire dotés de quatre colonnes seulement, projetées en façade. Leurs
proportions sont assez trapues. L’ordre est corinthien : c’en est même une
des plus anciennes attestations romaines. Mais le décor des deux temples
est marqué plus particulièrement par l’existence d’acrotères au décor vé-
gétal tumultueux. Un troisième temple sur le même site, de petites dimen-
sions, édifié en 39 avant J.-C., reprend la même formule, celui de Valetudo,
la déesse de la santé. Ce choix architectural, encore empreint d’une cer-
taine maladresse dans l’exécution, témoigne de la part des citoyens de la
petite colonie de leur réceptivité aux modèles empruntés à la métropole, à
la fois choix esthétique, mais aussi sans doute politique, quelle que soit la
divinité à laquelle les temples aient été dédiés, qui reste inconnue dans le
cas des temples géminés : c’est une lacune regrettable pour une réflexion
sur le rapport entre les formes architecturales et les cultes célébrés. Mais
ce choix manifeste également la capacité des artisans locaux à s’adapter à
des contraintes nouvelles.
C’est ailleurs qu’il faut chercher les manifestations les plus éclatantes
de cette créativité, à Nîmes et à Vienne, d’autant plus frappante que l’état
de conservation remarquable de ces deux édifices (ils sont presque intacts)
en fait les plus beaux témoins de l’architecture religieuse romaine de la fin
du Ier siècle avant J.-C. et du début du Ier siècle après J.-C. La dédicace de
la Maison Carrée de Nîmes, telle que les trous de fixation des lettres en
bronze permettent de la restituer, la consacre en effet aux deux petits-fils
d’Auguste, Caius et Lucius, héritiers présomptifs de l’empire, prématu-
rément décédés. Le temple est ainsi antérieur à 5, tandis que celui de
Vienne avait reçu deux dédicaces successives, la première à Rome et à
Auguste dès les années 20 avant J.-C., sur la frise, la seconde à Livie divi-
nisée (divae  Augustae) une soixantaine d’années plus tard, au début du
règne de Claude.
La Maison Carrée s’élevait sur le forum de la colonie, dans un quartier
qui a récemment été exploré par les archéologues : elle en occupait la par-
tie sud, adossée à son extrémité, son podium haut de près de 3 m domi-

124
Les cultes de tradition romaine en Gaule : images et monuments

nant une esplanade déjà sensiblement surélevée par rapport au reste de la


place. Le temple est pseudo-périptère, c’est-à-dire que les murs de la cella
englobent les six colonnes de la face postérieure et huit sur les onze des
longs côtés. Le modèle est romain : c’est le temple d’Apollon in  circo.
L’ordre est corinthien, mais, comme l’a montré P. Gros, des irrégularités
par rapport à l’édifice romain montrent que l’architecte, comme les arti-
sans qui ont exécuté le décor venaient de Nîmes ou de sa région, contrai-
rement à ce qui a pu être parfois affirmé. L’importance de la Maison Car-
rée pour le classicisme augustéen, dans le domaine de l’histoire de l’art,
mais aussi comme témoin de la religion romaine, est considérable : elle
montre comment l’utilisation des modèles les plus officiels, liés directe-
ment à Auguste, est à mettre en rapport, dès cette date, avec le culte impé-
rial développé, sous une forme monumentale, au centre même de la colo-
nie. Elle constitue donc un jalon significatif dans le développement de la
religion officielle en Gaule et dans l’empire.
Le temple de Vienne, consacré lui aussi, on l’a dit, au culte impérial, est
moins bien étudié que la Maison Carrée. Il offre un exemple d’une autre
formule reprise par les architectes de la Narbonnaise : il s’agit en effet
d’un temple périptère, donc enveloppé par sa colonnade, « sine postico » ;
l’arrière de la cella comporte quatre colonnes engagées entre deux pilas-
tres. Le décor, toujours corinthien, a été réalisé en deux phases : la pre-
mière assez tôt, vers 20 avant J.-C., la seconde à la fin du règne de Tibère
ou au début de celui de Claude. Mais il est, comme le temple de Nîmes,
très significatif de l’emprise prégnante du modèle romain sur la Narbon-
naise au début de l’Empire et de l’affirmation de la pleine participation de
la province à la romanité. L’un comme l’autre se situent au cœur même
des cités qui les accueillent : la Maison Carrée est sans doute une des ma-
nifestations du programme édilitaire conduit par Agrippa en Gaule, donc
le fruit de la volonté du pouvoir impérial. Mais le modèle romain se re-
trouve encore au même moment, exceptionnellement il est vrai, dans les
campagnes de Narbonnaise : c’est le petit temple de Vernègues, un temple
prostyle comme ceux de Glanum, dont on ignore la dédicace, mais dont on
peut penser qu’il s’inscrivait lui aussi dans le cadre des cultes de tradition
romaine.
Rappelons que le temple de type italique, sur podium haut, précédé
donc d’un escalier en façade, est lié à un rituel particulier. La cella, où se
trouve la statue du dieu, est inaccessible au fidèle, ce qui se traduit dans
l’architecture et le décor, dont on peut appréhender tous les éléments
caractéristiques depuis l’extérieur. L’autel, sur lequel se déroule les sacri-
fices, est en avant du temple, au pied de l’escalier : ce sont des cérémonies
tout autres que suggère le plan des sanctuaires que l’on considère comme
indigènes, dans lesquels les déambulations devaient prendre une place

125
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

importante. Le temple sur podium apparaissait ainsi sans doute embléma-


tique, en premier lieu pour les colonies de droit latin et de droit romain,
attachées au culte impérial. Même si les traces en sont infiniment moins
importantes qu’à Nîmes ou à Vienne, on les rencontrait aussi, dès
l’époque julio-claudienne à Narbonne, la capitale de la province ou à
Orange. Ils ont aussi exercé manifestement un réel rayonnement au-delà
des frontières de la Narbonnaise : les travaux de D. Tardy sur le décor
architectural de Saintes tendent à suggérer qu’une partie de celui-ci ap-
partenait à des temples analogues à ceux de Narbonnaise, dès l’époque
augustéenne précoce.
On manque trop souvent d’informations, on l’a vu, sur les divinités
auxquelles ces temples étaient dédiés, mais les exemples de Narbonnaise
orientent bien la réflexion vers le culte impérial : beaucoup d’entre eux
sont insérés dans un contexte monumental, celui du forum, dont ils oc-
cupent une des extrémités, laissant peu de doutes sur leur finalité. C’est
sans surprise qu’on les retrouve, au même emplacement qu’à Nîmes ou à
Vienne dans de nombreuses colonies des provinces de Lyonnaise ou de
Gaule Belgique : ainsi à Augst, Augusta Raurica, une fondation de Muna-
tius Plancus à l’été 44 (rattachée sous le règne de Domitien à la Germanie
Supérieure). Les restes du temple et de l’autel qui occupaient la partie
occidentale du forum, à l’opposé de la basilique, sont suffisants pour en
assurer l’existence, trop minces cependant pour permettre une datation,
qu’il faut probablement faire remonter au milieu du Ier siècle, au moment
où les bâtiments du forum sont pour la première fois, semble-t-il, élevés
en pierre. Quelques fragments d’inscription pourraient appartenir à une
dédicace à Rome et à Auguste.
À Lyon, s’il subsiste encore des incertitudes, les fouilles récentes (1979-
1987) conduites dans le quartier du Verbe Incarné, sur un plateau qui
domine la Saône, ont permis de préciser la topographie d’un secteur es-
sentiel de la ville antique, à proximité de l’emplacement possible du fo-
rum. La période qui s’étend de 15 après J.-C. au milieu du premier siècle
correspond à une monumentalisation de l’urbanisme, notamment à la
construction d’un grand ensemble cultuel de 120 m x 90, constitué d’un
temple sur podium, très imposant puisque la restitution lui prête huit
colonnes en façade, au milieu d’une esplanade à portiques.
Il ne fait guère de doute qu’ici, comme dans d’autres villes, les chefs-
lieux de cités bien souvent, le temple dédié à l’empereur et à sa famille
tenait une place essentielle dans les programmes d’urbanisme. Le cas de
Lutèce présente quelques incertitudes dans la restitution : le plan opposait
probablement comme à Augst une basilique et un temple à chaque extré-
mité d’une vaste esplanade (118 m x 43) ; mais on discute de la basilique,
qui devait se trouver à l’extrémité occidentale, et du temple ne subsistent

126
Les cultes de tradition romaine en Gaule : images et monuments

que les éléments d’un podium. Le forum de Saint-Bertrand de Commin-


ges (Lugdunum Convenarum), au pied des Pyrénées, est en revanche plutôt
bien connu : son plan, dont l’un des états est daté par une inscription de
100, est de nouveau très proche de celui d’Augst ; mais ici, différence ra-
dicale du point de vue de la mise en scène dans l’urbanisme comme du
fonctionnement, le temple tourne le dos au forum proprement dit.
À Arles, pour prendre un dernier exemple d’une grande monumen-
talité et d’un intérêt particulier en raison des rapports directs avec Au-
guste du plan d’urbanisme de la colonie et de l’élaboration très soignée
dont il témoigne, le forum augustéen et son esplanade entourée par trois
galeries de cryptoportiques, avaient été complétés au cours des temps, à
l’époque de Tibère ou de Claude, par une seconde place perpendiculaire
et allongée, terminée par deux hémicycles, dominée par un temple impo-
sant, dont ne subsistent que des éléments du podium et qu’entouraient
d’autres portiques. Capitole ou temple du culte impérial : en l’absence de
tout indice sur la dédicace, il est difficile de se prononcer. Mais la signifi-
cation du sanctuaire, qui donne son sens au vaste ensemble du forum
progressivement achevé, paraît claire.
De l’examen de l’ensemble de la documentation, régulièrement enrichie
par les fouilles récentes, comme à Amiens (Samarobriva) où on a pu mettre
en évidence un forum du même type qu’à Augst, on retire donc le senti-
ment d’une adhésion large au culte impérial dans les trois provinces de
Gaule, ciment de la romanité davantage que le culte des grands dieux du
panthéon romain, qui apparaissaient peut-être trop abstraits pour susciter
eux-mêmes un véritable enthousiasme. C’est à partir de cette constatation
que l’on restitue de manière plausible, mais souvent fort hypothétique,
des ensembles avec temple de type italique, reprenant le plan des forums
d’Augst ou de Saint-Bertrand, dans des sites pour lesquels on ne dispose
d’aucun indice sûr, comme à Eysses (Excisum), aux abords immédiats de
Villeneuve-sur-Lot.
Quoi qu’il en soit, après la mise en place des différentes formules archi-
tecturales à l’époque augustéenne et sous ses successeurs immédiats, la
période flavienne voit en Gaule comme dans les autres provinces
d’Occident la réalisation de grands programmes de construction tournés
vers la représentation, et qui accordent tout naturellement aux temples
une place de choix. À Augusta Raurica, à la fin du règne de Néron ou au
tout début de l’époque flavienne, un temple monumental sur podium est
édifié sur la colline de Schönbühl, dominant le paysage, précédé d’un
imposant escalier, dans un complexe sans doute unitaire avec le théâtre
auquel il fait face et qui doit en être à peu près contemporain. Il succède à
cet emplacement à plusieurs autres petits sanctuaires. Massif, il adopte un
plan périptère (six colonnes sur neuf probablement, 16,50 m x 34). Malgré

127
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

plusieurs propositions (Cérès, Mercure, et même un temple du culte im-


périal, pourtant déjà présent sur le forum) dont aucune n’apparaît suffi-
samment fondée, la divinité à laquelle il était consacré reste pour l’instant
inconnue. Mais de toute évidence le complexe temple-théâtre faisait partie
d’une grandiose mise en scène.
La situation était analogue à Avenches, pour le temple du Cigognier
déjà mentionné ; édifié à la fin du Ier siècle, il s’insérait au fond d’une vaste
esplanade rectangulaire d’une manière très particulière : son porche pas-
sait au-dessus des portiques de la place, mettant ainsi en évidence de fa-
çon saisissante une imposante façade à huit colonnes.
À la fin de l’époque flavienne, il semble bien que la plupart des pro-
grammes édilitaires de ce type soient en place : si le IIe siècle voit le ré-
aménagement de plusieurs forums, les principes ne sont plus modifiés.
L’époque sévérienne, pourtant féconde en grands travaux d’urbanisme
dans d’autres provinces, n’apporte rien en ce domaine : les temples à po-
dium de type italique, qui s’étaient imposés en Narbonnaise et en plu-
sieurs endroits en Lyonnaise et en Gaule Belgique, paraissent bien liés
avant tout au culte dynastique.
On ne doit pas toutefois être trop exclusif : il existe en effet, en dehors
des sanctuaires de la fin de la République ou du tout début de l’Empire
que représentent les temples de Glanum ou de Vernègues, un certain
nombre de monuments qui se rattachent sans ambiguïté à la tradition
architecturale et religieuse de Rome, sans pour autant avoir de liens avec
le culte impérial. L’un des exemples les plus spectaculaires se situe à Trè-
ves, au sommet de la vallée de l’Altbach dans laquelle se développait un
vaste ensemble cultuel aux multiples édifices sacrés. Le temple en ques-
tion s’élevait au dessus de celui-ci, au lieu dit « am Herrenbrünnchen »,
sur une pente qui avait probablement nécessité la construction d’un esca-
lier monumental. Le temple lui-même, tourné vers le sud, était très ample,
puisque les fondations, seuls éléments encore en place, occupent une su-
perficie de 66 m x 23. On le restitue avec un plan prostyle de six colonnes
en façade. Il remonte à la fin du Ier siècle ou au début du IIe. La divinité à
laquelle il était dédié reste inconnue : un source vénérée jaillissait à
proximité, et on a découvert aux abords immédiats une dédicace à Mars
Victor Augustus ; ce sont des éléments insuffisants pour préciser les cho-
ses, mais la situation du sanctuaire, à l’extérieur de la ville, rend peu pro-
bable qu’il ait été consacré au culte dynastique. Or le contraste est ici sai-
sissant avec les petits sanctuaires de la vallée de l’Altbach, tous de type
indigène, c’est-à-dire des fanums.
On observe en effet qu’en Gaule ce sont d’autres formules architectura-
les qui ont été adoptées de manière prépondérante pour réaliser les édifi-
ces de culte consacrés aux dieux qui n’étaient pas exactement ceux de la

128
Les cultes de tradition romaine en Gaule : images et monuments

tradition romaine, qu’il s’agisse purement et simplement de figures divi-


nes étrangères au panthéon romain ou bien de divinités romaines asso-
ciées à une épithète indigène.
Il se trouve que les recherches archéologiques des dernières décennies
ont profondément modifié l’image que l’on avait de la religion gauloise
avant la conquête romaine, entre le IIIe et le Ier siècle avant J.-C. La fouille
de plusieurs grands sanctuaires a montré l’ampleur qu’ils pouvaient
prendre, la complexité de leur histoire et de leur aménagement et éclaire
sur des pratiques cultuelles auparavant mal connues comme le dépôt en
masse et l’exposition d’armes, en des sortes de trophées, mais aussi la
présentation de crânes humains et la préparation d’ossements, et les sacri-
fices d’animaux. Parmi les plus spectaculaire on doit citer ceux de Gour-
nay-sur-Aronde (Oise) et de Ribemont-sur-Ancre (Somme), mais d’autres
sont maintenant bien connus, et plusieurs permettent de suivre leur évo-
lution encore à l’époque romaine : des exemples significatifs en sont four-
nis par ceux de Mirebeau-sur-Bèze, en Bourgogne, ou d’Allonnes, près du
Mans. Ainsi on peut observer souvent très précisément les transforma-
tions dans l’organisation de ces lieux de culte et le processus par lequel ils
se sont adaptés aux mutations de la religion consécutive à la conquête
romaine, dans leur expression monumentale notamment.
On doit en effet observer que si le temple de type italique ne s’est pas
imposé dans tous les contextes, c’est qu’il répondait, on l’a vu, à une litur-
gie bien définie, dont un élément important était le sacrifice sur l’autel
placé en avant du temple, et qu’il n’offrait sans doute que peu de champ
aux rites qui étaient habituellement pratiqués en Gaule, qui faisaient pro-
bablement une large place aux processions, comme le suggère l’impor-
tance des galeries périphériques. Mais cela ne signifie pas que cette archi-
tecture n’avait exercé aucun influence : on observe ici ou là des formules
architecturales originales, qui témoignent d’une interpénétration du tem-
ple romain et des fanums gallo-romains ; celle-ci se manifeste souvent par
l’introduction dans le plan du fanum d’éléments qui visent à monumenta-
liser l’édifice, et donc d’une contamination avec les temples de tradition
romaine. Il peut s’agir d’un choix purement esthétique et de la reconnais-
sance de l’intérêt de certains dispositifs, comme un escalier de façade pour
donner une plus grande majesté au lieu de culte. Mais on y verra aussi le
désir de manifester par là une adhésion à la romanité et à certaines formes
qui la symbolisent sans renoncer aux rites traditionnels.
Plusieurs cas sont tout à fait significatifs : à Trèves, sur la rive occiden-
tale de la Moselle, un sanctuaire était né d’une source guérisseuse. Il est
rebâti sous une forme particulièrement monumentale au début du IIe siè-
cle : à l’intérieur d’une enceinte ouvrant sur le fleuve, le temple se dresse à
l’arrière d’une deuxième terrasse que des portiques bordent sur son côté

129
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

postérieur. Il est construit sur un podium, mais des galeries l’entourent


sur trois côtés, en retrait par rapport à la façade (on rencontre déjà un
dispositif analogue, mais traité de manière plus modeste, dans le temple
d’époque tibérienne de Ribemont-sur-Ancre), formule hybride qui com-
bine le fanum et le temple de tradition romaine en un ensemble qui a ma-
nifestement mobilisé des architectes à la fois inventifs et compétents.
L’autel est au sommet de l’escalier d’accès. Cet ensemble exceptionnel,
dont l’allure sera encore renforcée lorsque le mur d’entrée du côté de la
ville sera transformé en un portique précédé d’un escalier sur toute sa
largeur, comportait aussi des thermes et sans doute des auberges pour les
pèlerins et un théâtre à caractère cultuel. Or les inscriptions votives sont
offertes à des divinités indigènes, des nymphes des sources, les Xulsigiae,
Ancamna et Mars Iovantucarus. Le dédicataire du temple est, on le pense
généralement, Mars Lenus, le grand dieu des Trévires.
À Périgueux, Vesunna, capitale de la cité des Pétrucores, le grand édi-
fice circulaire, conservé aujourd’hui sur plus de 24 m de hauteur, consti-
tuait l’élément central d’un temple de type indigène, puisqu’une galerie,
large de 4 m environ, l’entourait. Mais l’existence d’un haut soubassement
et d’un escalier en façade montre que le bâtiment, élevé à la fin du Ier ou
au début du IIe siècle au centre d’une vaste cour et plusieurs fois remanié,
avait suivi les leçons des architectes qui, à Rome, développaient des mo-
numents à plan centré qui aboutiront peu de temps après au Panthéon.
Dans un esprit analogue à celui du temple de Mars Lenus à Trèves, les
constructeurs du temple de Périgueux, comme ceux de quelques autres
fanums à plan centré, puisent dans l’architecture cultuelle de tradition
romaine des éléments qui leur permettent une monumentalisation de la
tradition indigène.
Le dernier exemple, celui du temple de Mars Mullo à Allonnes (Sarthe),
rappelle celui de Périgueux, dont il est à peu près contemporain, puisque
sa construction semble s’échelonner entre les années 80, qui en marquent
le début et le milieu du IIe siècle, lorsque s’achève l’aménagement de la
cour monumentale qui l’entoure, au plan particulièrement remarquable :
un grand portique en façade, une succession d’exèdres rectangulaires sur
les longs côtés, un mur courbe derrière le temple. La fouille conduite sous
la direction de K. Gruel et V. Brouquier-Reddé permet de retracer dans le
détail son évolution depuis le Ier siècle avant J.-C. jusqu’à son abandon
vers 350. Le temple lui-même est édifié sous Tibère, puis reconstruit sous
une forme monumentale vers la fin du Ier siècle, à quelques mètres de
l’emplacement primitif, suivant le principe d’une stricte axialité, dévelop-
pé également à Périgueux. Sur un haut podium, avec un large escalier en
façade, se dresse un corps central circulaire, probablement assez élevé,
entouré sur trois côtés d’une galerie ici de plan carré et précédé d’un pro-

130
Les cultes de tradition romaine en Gaule : images et monuments

naos. L’autel est dans la cour, en avant. Le rappel de formes empruntées à


Rome est évident, aussi bien pour le plan de la cour que pour le temple
lui-même, richement décoré et qui comportait notamment un abondant
décor sculpté, mis en place plus tardivement.
De l’ensemble de ces observations, on peut retirer quelques conclusions
qui précisent la manière dont, en Gaule, les cultes de tradition romaine
sont reçus. De toute évidence, on l’a vu, les grands cultes civiques sont
liés avant tout à l’empereur et à sa famille. Ils assurent l’unité de la cité et
se traduisent dans l’espace urbain par des réalisations monumentales au
sein desquelles les temples empruntent leurs formes à Rome, qu’ils
s’élèvent sur le forum ou sur une place spécifique. Ce modèle déborde dès
l’époque augustéenne les frontières de la Narbonnaise. Plus tôt encore,
mais en Narbonnaise, les temples de type italique sont aussi utilisés, mais
pour des cultes liés principalement, pour autant qu’on puisse en juger, à
des divinités du fonds romain : c’est le cas à Glanum. L’emprise du mo-
dèle romain toutefois ne se limite pas au culte impérial : avant même la
fin du Ier siècle, dans de grands centres fortement romanisés, comme à
Trèves, mais aussi dans des cités de moindre importance, comme à Allon-
nes chez les Aulerques Cénomans, les réalisations romaines sont connues,
en particulier celles liées à l’architecture religieuse : des architectes nova-
teurs leur empruntent pour modifier, dans le sens d’une monumentalisa-
tion affirmée, souvent spectaculaire, le type si répandu des fanums de
tradition indigène. Ce qui caractérise ces derniers, la galerie périphérique,
n’est pas abandonné, signe évident de la permanence de formes liturgi-
ques irréductibles à celles des cultes de tradition romaine. Mais les élé-
ments significatifs repris aux temples proprement romains et l’effort vers
une monumentalisation accrue manifestent à la fois l’intérêt porté à une
architecture souvent liée à un urbanisme qui s’impose, et la pénétration,
même lente, de rites attachés à un certain type de temple. Les cultes de
tradition romaine, loin de s’imposer par la force, exerçaient ainsi, indirec-
tement, cette forme d’attraction.

Bibliographie

La documentation, connue pour une partie de longue date, s’est consi-


dérablement enrichie, on l’a compris, grâce aux fouilles récentes qui, à la
fois, ont mis au jour de nouveaux monuments et ont souvent conduit à
des analyses très fines.
Ces résultats sont encore trop souvent dispersés dans de nombreux ar-
ticles de revue. On peut les aborder à travers quelques ouvrages-bilans,
comme :

131
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

• Archéologie  de  la  France.  30  ans  de  découvertes, catalogue de l’exposition qui s’était
tenue à Paris en 1989, ou La France archéologique. Vingt ans d’aménagements et de dé‐
couvertes, dir. DEMOULE J.-P., 2004 (Paris).
• Pour l’architecture, on se reportera au manuel de GROS P., L’architecture romaine du 
début du IIe siècle av. J.‐C. à la fin du Haut‐Empire. I. Les monuments publics, 1996 (Pa-
ris).
• GROS P., La Gaule Narbonnaise, 2008 (Paris)
• LE BOHEC Y., La province romaine de Gaule Lyonnaise, 2008 (Dijon)

Plusieurs colloques, des recueils d’études et des atlas ont été consacrés
à l’urbanisme en Gaule, dont l’architecture religieuse n’est qu’un des as-
pects. Il est inutile de les reprendre ici, de même que les nombreuses mo-
nographies consacrées aux villes.
Plus rares sont les colloques consacrés spécifiquement aux sanctuaires.
Ainsi :
• Archéologie  des  sanctuaires  en  Gaule  romaine, dir. VAN ANDRINGA W., table-ronde,
Université Jean Monnet, 1999, Mémoires du Centre Jean Palerne, 22, 2000 (Saint-
Etienne).

Quelques temples ont fait l’objet d’une monographie, parmi lesquelles :


• AMY R., GROS P., La Maison Carrée de Nîmes, 38e suppl. à Gallia, 1979 (Paris)
• Le sanctuaire de Mars Mullo. Allonnes (Sarthe), dir. GRUEL K., BROUQUIER-REDDÉ V.,
2003 (Le Mans)
• LAUFFRAY J., La  Tour  de  Vésone  à  Périgueux,  temple  de  Vesunna  Petrucoriorum, 49e
supl. Gallia, 1990 (Paris)
• Sur Saintes : TARDY D., Le décor architectonique de Saintes antique, II. Les entablements,
7e suppl. à Aquitania, 1994 (Bordeaux).
• Mais on peut également se reporter aux volumes de la Carte  archéologique  de  la 
Gaule romaine, dir. PROVOST M.

Pour l’iconographie des dieux :


• DEYTS S., Images des dieux de la Gaule, 1992 (Paris).
• Les dieux de la Gaule romaine, LAVAGNE (dir.), catalogue d’exposition, Luxembourg,
1989
• On doit aussi consulter les deux grands recueils du LIMC (Lexicon Iconographicum 
Mythologiae Classicae) et du THESCRA (Thesaurus Cultus et Rituus Antiquorum).

132
Les « religions orientales »
dans les provinces occidentales
sous le Principat
Laurent Bricault
Professeur d’histoire romaine à l’université de Toulouse II – Le Mirail

La catégorie des « religions orientales », qui s’est élaborée dans la tradi-


tion érudite du XIXe siècle et que l’on repère, déjà solidement constituée,
chez Ernest Renan pour ne citer que lui, trouve son expression la plus
aboutie dans la synthèse publiée par Franz Cumont en 1906, Les  religions 
orientales dans le paganisme romain. Le savant belge, d’une certaine manière,
sacralise ce concept de « religions orientales » définies comme un phéno-
mène cohérent et unitaire s’opposant, plus ou moins explicitement, aux
religions polythéistes traditionnelles. Les cultes d’origine égyptienne, sy-
rienne, anatolienne et même thrace avec Dionysos, composent ce panthéon
oriental cumontien qui aborde les côtes italiennes à partir de l’extrême fin
du IIIe siècle av. J.-C. Cette vision des choses doit s’apprécier dans le
contexte historiographique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, qui,
s’appuyant sur une conception de l’Orient bien éloignée de celle que put
en avoir la population romaine, sinon latine, dans son ensemble, à
l’exception peut-être d’intellectuels figés comme Juvénal1, conçoit les mu-
tations religieuses de la Rome impériale comme une évolution devant iné-
vitablement aboutir à l’avènement du christianisme, en un triomphe pré-
paré de longue date par le succès desdites religions orientales.
Cette analyse peut raisonnablement être considérée aujourd’hui comme
caduque2. L’examen détaillé des sources, les études de cas, les perspectives
comparatistes ont fait ressortir ces dernières décennies les enjeux multiples
– et notamment identitaires – de la pratique des cultes, les dynamiques de
contact entre systèmes différents et la fluidité des processus d’interférence
au sein des polythéismes, les approches différenciées des images cultuelles.

1.  N. Belayche, « L’Oronte et le Tibre : l’Orient des cultes orientaux de l’Empire romain », dans
M.-A. A. Moezzi, J. Scheid (éds), L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des ori‐
gines, Turnhout, 2000, p. 1-35.
2.  Malgré le livre à succès de R. Turcan, Les  cultes  orientaux  dans  le  monde  romain (Paris, 1re éd.
1989) traduit en plusieurs langues et qui en est à sa troisième édition française (2004) en vingt
ans. Voir aussi J. Alvar, Romanising Oriental Gods. Myth, Salvation and Ethics in the Cults of Cybele, 
Isis and Mithras, RGRW 165, Leyde, 2008.

133
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

La catégorie des religions orientales s’est ainsi, peu à peu, trouvée remise en
question, déconstruite et finalement invalidée1. Elle ne correspondait
d’ailleurs guère à la typologie religieuse en vigueur à Rome même, où la
catégorisation des cultes étrangers ne dépend pas de l’origine géographique
de leur panthéon ni même de leur nature mais de la représentation qu’en
ont les autorités. Les divinités accueillies officiellement dans le culte public
romain relèvent de la catégorie des peregrina sacra (Cybèle, Isis) tandis que
celles perçues comme menaçantes ou non intégrables sont désignées
comme externae religiones ou peregrinae superstitiones (Mithra, Sabazios, Doli-
chenus). Coexistent donc à Rome et dans l’empire des cultes officiels et des
cultes que l’on qualifie parfois d’ethniques, d’alternatifs ou d’électifs2.
Pour autant, les expressions « religions orientales » ou « cultes gréco-
orientaux » continuent d’être employées un peu partout dans la littérature
moderne. Peut-être, après tout, saisissent-elles finalement aussi, comme
l’écrit avec subtilité Corinne Bonnet, « quelque chose de “l’air du temps” :
des cultes nouveaux, venus parfois de loin (avec bien des étapes et des “do-
mestications” en route), des pratiques et des images exotiques, une mytho-
logie et un discours religieux en partie différent3 », qui invite à leur attribuer
une étiquette commune, fût-elle impropre. Telle est la raison d’être du titre
de ce chapitre, qui s’attachera à éclairer comment se diffusèrent mais aussi
comment furent accueillis puis éventuellement intégrés dans les panthéons
de l’Occident romain Cybèle et Attis, Isis et Sarapis, Mithra enfin.

Cybèle, Attis et le culte métroaque4

En 204 av. J.-C., Rome ne sait comment venir à bout d’Hannibal et met-
tre ainsi fin à la guerre qui l’oppose à Carthage5. Des pluies de pierres

1.  Trois publications majeures sur ce thème ont paru ces dernières années : plusieurs articles
réunis sous le titre « Les ‟religions orientales” : approches historiques – Die ‟orientalischen Re-
ligionen” im Lichte der Forschungsgeschichte », dans Archiv  für  Religionsgeschichte 8, 2006,
p. 151-272 ; C. Bonnet, J. Rüpke & P. Scarpi (éds), Religions orientales‐culti misterici. Neue Perspek‐
tiven‐nouvelles perspectives‐prospettive nuove, Stuttgart, 2006 ; C. Bonnet, S. Ribichini & D. Steuer-
nagel (éds), Religioni in contatto nel Mediterraneo antico. Modalità di diffusione e processi di interfe‐
renza, Mediterranea 4, Pise, 2008.
2.  M. Beard, J. North & S. Price, Religions de Rome, Paris, 2006, p. 239-241.
3.  Les « religions orientales » dans le monde grec et romain : un bilan complet, consultable sur le site de
l’université d’Erfurt : http://www2.uni-erfurt.de/vergleichende_religionswissenschaft/bilan
complet.htm.
4.  La bibliographie sur Cybèle et Attis est très fournie. Citons M. J. Vermaseren, Corpus  Cultus 
Cybelae Attidisque (CCCA), ÉPRO 50, 7 vol., Leyde, 1977-1989 ; Id., Cybele and Attis. The Myth and 
the Cult, Londres, 1977 ; Ph. Borgeaud, La Mère des dieux. De Cybèle à la Vierge Marie, Paris, 1996 ;
E. N. Lane (éd.), Cybele, Attis and Related Cults : Essays in Memory of M. J. Vermaseren, RGRW 131,
Leyde, 1996 ; E. Simon, s. v. Kybele, Lexicon iconographicum mythologiae classicae (LIMC), VIII.1,
Zürich, 1997, p. 744-766.
5.  R. Turcan, Cultes orientaux, 1989, p. 42-49 ; cf. S. A. Takacs « Magna Deum Mater Idaea, Cybele,
and Catullus' Attis », dans E. Lane (éd.), Cybele, Attis and Related Cults, p. 367-386.

134
Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

assombrissent davantage encore le ciel de l’Urbs, décidant le sénat à faire


appel aux Livres Sibyllins. La réponse de l’oracle est claire. Il faut envoyer
en Galatie, dans le centre de l’Asie Mineure, un territoire sous le contrôle
des Attalides de Pergame – ou plutôt, comme on le pense aujourd’hui, à
Pergame même, où le roi Attale II aurait fait transporter la pierre sacrée
du Mont Ida, et non celle de Pessinonte –, une ambassade avec un but
bien précis : transporter à Rome la pierre sacrée de la Mère Idéenne (= du
Mont Ida) de Pessinonte, la Grande Mère des dieux, la déesse Cybèle.
Avec son concours, l’ennemi finira bien par être chassé de la péninsule.
Après bien des péripéties contées par Tite-Live (29, 10, 4-10 et 14, 5-14) et
Ovide (Fastes IV, 297-378), le bétyle, escorté par cinq quinquérèmes, gagne
Rome où il est accueilli le 4 avril par Publius Scipion Nasica, neveu du
futur vainqueur d’Hannibal, uir optimus, seul jugé digne de cet honneur.
Par la suite, d’aucuns élaboreront tout un récit transmis en partie par Hé-
rodien (I, 35) et Arnobe (Contre  les  Nations, V, 5-7) autour de ce voyage
bien réel qui fit entrer à Rome une déesse étrangère au culte officiel, mais
pas à la tradition de la Ville. En effet, il y a bien longtemps, c’est avec des
arbres coupés sur les pentes de l’Ida qu’Énée et ses compagnons construi-
sirent les navires qui les menèrent jusqu’en Italie. Déjà, la Grande Mère
(Mater Magna) avait veillé sur les ancêtres de Rome. Elle est installée dans
le temple de la Victoire sur la colline du Palatin la veille des ides d’avril.
La victoire de Scipion l’Africain à Zama deux ans plus tard confirma le
bien fondé de ce transfert. En 191 av. J.-C. eut lieu la dédicace de son tem-
ple sur le Palatin, à l’intérieur du pomerium, l’enceinte sacrée de la ville.
Désormais, chaque année, on commémora du 4 au 10 avril l’arrivée de la
Grande Mère lors de grandes festivités, les Megalensia, présidées par des
magistrats romains, édiles curules à l’origine, puis préteurs sous l’Empire.
Comme l’écrit J. Scheid, « l’ouverture religieuse romaine avait surtout une
valeur politique et diplomatique – au demeurant conforme à l’essence
même de la religio : elle tendait à assurer le succès de la République et à
intégrer fortement les Italiotes dont la fidélité était l’enjeu de la guerre
d’Hannibal1 » Au début du Ier siècle av. J.-C., Cybèle fait son apparition
dans le monnayage officiel, pour n’en disparaître qu’après 222 et
l’élimination d’Élagabale2. Toutefois, ce culte singulier fit l’objet d’une
étroite surveillance de la part des autorités romaines jusqu’à la fin de la
République. Confiné dans son temple, à l’exception des processions mar-
quant les Megalensia, le culte est assuré par des prêtres orientaux, les gal-
les, les citoyens romains ayant interdiction de participer au sacerdoce et

1.  J. Scheid, Religion et piété à Rome, Paris, 1985, p. 99.


2.  R. Turcan, Numismatique romaine du culte métroaque, ÉPRO 97, Leyde, 1983, p. 43-44.

135
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

aux rites1. Il n’en fait pas moins désormais partie de la religion officielle,
lui qui, selon Festus (s. v. sacra peregrina [268L]), était au départ peregrinus.
Selon Jean le Lydien (De mensibus IV, 59), ces restrictions furent levées par
l’empereur Claude, dans le temps même où il admettait les Dendrophoria
dans le calendrier officiel de Rome. Ce cycle de fêtes, à caractère plus net-
tement phrygien, déjà pratiqué du temps d’Ovide, se déroulait du 15 au
27 mars, faisant revivre la mort et la résurrection d’Attis, le parèdre de la
déesse, qui se voyait désormais pourvu d’un culte officiel et dont le pres-
tige s’accrut progressivement aux côtés de celui de Cybèle. Ces festivités
symbolisant la renaissance de la végétation comportaient plusieurs céré-
monies particulières, dont la succession semble avoir été précisée lors
d’une réforme que l’on date du principat d’Antonin2 : le premier jour était
marqué par une procession de cannophores (porte-roseaux) et le sacrifice
d’un taureau (taurobolium)3. Ce sacrifice expiatoire s’opérait sur une pierre
ou une planche percée de trous, placée elle-même au-dessus d’une fosse
dans laquelle avait pris place le fidèle. Aspergé par le sang de l’animal
que l’on égorgeait, il en ressortait purifié. Les tauroboles, qui pouvaient
être effectués à différents moments de l’année, donnaient lieu à de gran-
des cérémonies populaires au cours desquelles de nombreux sacrifices
étaient pratiqués. À l’issue de la cérémonie, les fidèles faisaient sculpter
des autels commémoratifs mentionnant leur nom, le nom du prêtre offi-
ciant, la date et la raison d’être du taurobole. Ces autels tauroboliques
(parfois improprement appelés eux-mêmes tauroboles) étaient ornés de
représentations de l’animal sacrifié (taureau, bélier ou mouton) et parfois
d’objets rituels (patère, vase à libations [praefericula], torche, glaive). Une
autre cérémonie, durant laquelle on sacrifiait dans de semblables condi-
tions un bélier était appelée criobole. S’ensuivait une semaine de conti-
nence et d’abstinence ; le 22 mars, les dendrophores (porteurs de bois)
transportaient un pin enveloppé de bandelettes et de violettes, représen-
tant Attis mort ; le 24, jour du sang (dies sanguinis), les funérailles du dieu
étaient célébrées à grand renfort de douleur bruyante et de mutilations ; le
25, les hilaria, jour de réjouissance et de rire, fêtaient la résurrection
d’Attis ; enfin, le 27, à Rome, la Grande Mère elle-même était purifiée par

1.  Cf. K. Summers, « Lucretius' Roman Cybele », dans E. Lane (éd.), Cybele, Attis and Related Cults,
p. 337-365, analysant le passage où Lucrèce, De  rerum  natura, 2, 600-660 décrit une cérémonie
que l’auteur considère comme proprement romaine ; cf. C. Craca, Le possibilità della poesia. Lu‐
crezio e la Madre frigia in De rerum natura II 598‐660, Bari, 2000.
2.  P. Lambrechts, « Les fêtes 'phrygiennes' de Cybèle et d'Attis », Bulletin  de  lʹInstitut  Historique 
Belge de Rome, 1952, p. 141-170 ; D. Fishwick, « The Cannophori and the March Festival of Ma-
gna Mater », Transactions and Proceedings of the American Philological Association 97, 1966, p. 193-
202.
3.  Prudence, Peristephanon, X, Romanus  contra  gentiles, 1006-1085, à la fin du IVe siècle, décrit un
taurobole ; voir J. B. Rutter, « The Three Phases of the Taurobolium », Phoenix 22, 1968, p. 226-
249 ; R. Duthoy, The Taurobolium. Its evolution and terminology, ÉPRO 10, Leyde, 1969 et les criti-
ques de R. Turcan, Les religions de lʹAsie dans la vallée du Rhône, ÉPRO 30, Leyde, 1972, p. 83-85.

136
Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

un bain (lavatio) dans la rivière Almo, au sud de la Porta Capena, perpé-


tuant un vieux rite agraire qui avait pour but d’attirer la pluie. De nou-
veaux prêtres, les archigalles, qui ne sont pas des eunuques comme les
galles, sont choisis parmi les citoyens romains pour présider aux cérémo-
nies, et notamment au taurobole.
Installée à Rome dès 204, la Mater Magna doit attendre, à l’exception de
la Sicile, quelques siècles pour voir son culte se diffuser en Occident. Qua-
siment absente des autres îles de Méditerranée occidentale1, on note sa
présence à Acrae, à l’ouest de Syracuse, au sein d’un sanctuaire rupestre
d’époque hellénistique, en compagnie d’Attis, Hermès et Hécate2. Le
contexte culturel et religieux du site, complexe, permet d’appréhender le
riche phénomène d’interaction entre les aspects anatoliens et hellénisés du
culte de la Grande Mère tel qu’il s’est diffusé à l’époque hellénistique,
bien avant son expansion romanisée de l’époque impériale. Mais il s’agit,
pour les régions qui nous concernent, d’un cas très particulier car rares
sont, en Occident, les traces du culte métroaque antérieures au IIe siècle
apr. J.-C.
La quasi-totalité des documents à caractère métroaque de la péninsule
Ibérique, de Gaule, de Germanie et de Bretagne, de natures épigraphique
ou iconographique, est à dater des IIe-IIIe siècles apr. J.-C.3 Comme pour
d’autres régions, l’inventaire de M. J. Vermaseren (CCCA) est désormais
incomplet et certaines des identifications proposées demeurent sujettes à
caution quand elles n’ont pas été rejetées par la critique moderne. Fonda-
mentale, l’œuvre du savant hollandais est aujourd’hui à compléter par des
études plus récentes.
Les sanctuaires de la Grande Mère attestés archéologiquement en Occi-
dent sont d’une insigne rareté. La découverte, en 1999, à Mogontiacum
(Mayence), capitale de la Germanie Supérieure, d’un lieu de culte double
consacré à Isis et Mater Magna se révèle de ce fait d’une importance consi-
dérable4. Un autre, sanctuaire, aménagé au nord de la schola  des dendro‐
phori  (Maison d’Attis) de Glanum pourrait avoir été consacré à Cybèle
assimilée à Bona Dea (la Bonne Déesse)5.

1.  L’existence d’un temple de Cybèle et Attis à Mago (Mahón) sur l’île de Minorque, dans les
Baléares, n’est attestée que par une inscription perdue du XVIe siècle (CCCA V 215).
2.  CCCA IV 152-164 p. 61-66 ; G. Sfameni Gasparro, « Per la storia del culto di Cibele in Occi-
dente : il santuario rupestre di Akrai », dans E. Lane (éd.), Cybele, Attis and Related Cults, p. 51-
86.
3.  CCCA V 155-216 p. 59-79 ; J. F. Ubiña, « Magna Mater, Cybele and Attis in Roman Spain », dans
E. Lane (éd.), Cybele, Attis and Related Cults, p. 405-433.
4.  Le sanctuaire n’a pas encore été réellement publié. On peut se reporter, en attendant, à
M. Witteyer, Das Heiligtum für Isis und Mater Magna, Mayence, 2004.
5.  P. Gros, « Maisons ou sièges de corporations ? Les traces archéologiques du phénomène asso-
ciatif dans la Gaule romaine méridionale », CRAI, janvier-mars 1997, p. 223-229. À Arras, le site
de la rue Baudimont fouillé au tournant des années 1990 peut avoir été celui d'un club
d’adorateurs des dieux étrangers, mais les fosses qu’on y a relevées n’ont rien à voir avec des

137
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

Nos sources, pour l’essentiel, sont donc épigraphiques et iconographi-


ques. Ces dernières, d’identification parfois malaisée, souvent dépourvues
de contexte archéologique, sont d’utilisation délicate et conduisent les
modernes à des interprétations parfois très divergentes. Ajoutons à cela
qu’un certain nombre de représentations, telles les figurations de Cybèle
sur des mosaïques, ressortissent souvent davantage du décor culturel que
du témoignage cultuel.
Dans la péninsule Ibérique, ce sont des colonies telles que Corduba 
(Cordoue), Emerita  Augusta (Mérida), Pax  Iulia (Beja) ou Metellinum (Me-
dellin) qui ont livré les inscriptions les plus explicites – ou les moins lapi-
daires. Au nombre d’une demi-douzaine, datées entre 108 et 238 apr. J.-C.,
elles sont relatives aux sacrifices sanglants du taurobole et du criobole,
exécutés à l’occasion des fêtes de mars, comme à Rome. Il en va de même
en Gaule, où la documentation est plus riche1, avec les épigraphes de Gla‐
num, Colonia Copia Claudia (Lyon), Colonia Iulia Viennensium (Vienne), Dea 
Augusta  Vocontiorum  (Die) ou Colonia  Julia  Paterna  Narbo  Martius (Nar-
bonne), et dans les Germanies avec Mayence et Colonia  Augusta Trevero‐
rum (Trèves)2.
Pour expliquer le succès relatif du culte métroaque dans l’Occident ro-
main, on a souvent considéré que certains cultes locaux3 tels ceux de dées-
ses-mères a pu favoriser d’une certaine manière l’acceptation de celui de
Mater  Magna par les provinciaux, présents, quoique rarement, dans les
inscriptions à caractère métroaque. S’il est exact que la Mater  deum est à
l’occasion associée à des déesses topiques comme à Die avec Andarta, une
déesse semble-t-il maîtresse des ours et de la victoire, force est de consta-
ter que, bien souvent, les aires d’expansion cultuelle sont assez radicale-
ment différentes, comme en Lusitanie avec la déesse Ataecina.
On a souvent écrit que le taurobole ou le criobole n’étaient accessibles
qu’aux membres de la bonne société provinciale, ce qui expliquerait leur
rareté relative dans les provinces occidentales, à l’exception de la Gaule,
qui en a déjà fourni une soixantaine de mentions épigraphiques. C’est peu
probable. Le petit nombre de documents, au-delà du hasard des trouvail-
les, indique plutôt combien faible fut la pénétration du culte métroaque en
Occident en dehors du milieu colonial. Une grande majorité des dévots
porte des noms d’origine orientale. Beaucoup sont des affranchis, prospè-

tauroboles. Voir enfin A. Bouet, « Les collèges dans la ville antique : le cas des subaediani », Re‐
vue  Archéologique, 2001/2, n°32, p. 257-258, pour une possible schola  des dendrophori  dans la
« domus » de la Place des Épars, à Chartres.
1.  CCCA  V, p. 83-163 ; R. Turcan, Vallée  du  Rhône, 1972, p. 48-102 ; Id., « La documentation mé-
troaque en Gaule romaine », Revue du Nord 73, n°292, 1991, p. 9-19.
2.  M. J. Vermaseren, Der  Kult der  Kybele  und  des  Attis  im  römischen  Germanien, Stuttgart, 1979 ; L.
Schwinden, « Neue Trierer Inschrift für die Mater Deum Magna. Ein Haruspex im Kult der Ky-
bele », Mainzer Archäologische Zeitschrift 7, 2008, p. 51-66.
3.  Voir encore Turcan, Cultes orientaux, 1989, p. 64-68.

138
Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

res, investis dans le commerce (comme à Olisipo [Lisbonne] ou à Mérida)1,


des esclaves ou des femmes (comme à Lectoure), pour certains clairement
originaires de Méditerranée orientale.
Pour autant, on doit constater que, dans les inscriptions d’Occident, le
nom de la phrygienne Cybèle n’apparaît quasiment jamais2, seuls ceux de
Mater  Magna et de Mater  deum figurant dans les inscriptions commémo-
rant taurobolia et criobolia publics. Peut-être doit-on voir dans cet état de
fait la volonté d’éliminer l’aspect volontiers libidineux et si peu romain de
la déesse anatolienne. Souvent, outre l’orientale Bellone3, elle est associée
à Vénus Caelestis, Junon et Minerve, dans un souci de totale romanisa-
tion. Dans la majorité des textes tauroboliques de cette époque, les dédi-
cants emploient d’ailleurs à dessein le verbe facere (au sens où le sacrifice
fait le sacré – sacrum  facere) preuve s’il en est que le taurobole est alors
devenu un sacrifice romain comme les autres4. La romanisation réussie du
culte, son acceptation sociale au cours du IIe siècle ont peut être participé à
son intégration, sous Antonin et ses successeurs, au panthéon impérial
des protecteurs de l’Empire. Le culte affiche alors (désormais ?) une visibi-
lité totale comme le montrent par exemple certaines inscriptions de Lyon
ou de Lectoure5. On est bien loin du culte mystérique dissimulé réunis-
sant quelques mystiques clairsemés auquel on a longtemps voulu le ré-
duire. Le 18 octobre 176, à Lactora (Lectoure), sont célébrés à titre privé,
par des femmes ayant payé les bêtes à sacrifier, au moins trois tauroboles
(CCCA V 223-225 ; et peut-être aussi 222 et 226-227), les prêtres étant deux
affranchis, Zminthius Proclianus et Pacius Agrippa. Le 8 décembre 241,
neuf tauroboles au moins sont accomplis, tantôt à titre privé, tantôt pour
la sauvegarde de l’empereur6. Notons au passage que les prêtres, ici
comme ailleurs, ne sont en aucun cas des intermédiaires entre l’humain et
le divin, mais des techniciens du sacré, des praticiens du divin pour re-
prendre le beau titre d’un livre récent7.
Ces tauroboles expriment clairement une volonté d’intégration à la cité,
avec des sacrifices effectués pour le salut de l’Empereur et des siens. L’un
d’entre eux, à la fois taurobole et criobole, fut offert, peut-être en 176, par la

1.  Respectivement CCCA V 184 (108 apr. J.-C.) et 186 (fin du IIe siècle apr. J.-C.)
2.  Exception faite d’une inscription funéraire d’Egitania, en Espagne, copiée au XVIe siècle (CCCA
V 188).
3.  Ainsi en Germanie, à Kastel, en face de Mayence (cf. E. Schwertheim, Die Denkmäler orientalis‐
cher Gottheiten im römischen Deutschland, ÉPRO 40, Leyde, 1974, n°105 p. 123 et CCCA VI 48) et à
Ostie (cf. S. Price, « Homogénéité et diversité dans les religions à Rome », ARG 5, 2003, p. 184 et
CCCA III 107-119).
4.  J. Scheid, Quand faire c’est croire. Les rites sacrificiels des Romains, Paris, 2005.
5.  Ou, au IIIe siècle, de Cordoue (CCCA V 176-177 en 234 et 238 apr. J.-C.), de Die (CCCA V 363 en
245 apr. J.-C.), etc.
6.  E. Espérandieu, Inscriptions antiques de Lectoure, Auch-Paris, 1892, p. 15-63 et 94-128.
7.  B. Dignas, K. Trampedach (éds), Practitioners  of  the  Divine :  Greek  Priests  and  Religious  Officials 
from Homer to Heliodorus, Washington, 2008.

139
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

république des Lactorates pour le salut de la famille impériale (CCCA  V


238). À plusieurs reprises, le rituel apparaît lié au culte impérial. À Lyon,
plusieurs dendrophores, membres de la puissante corporation, à la fois
religieuse et professionnelle, des bûcherons, charpentiers et autres mar-
chands de bois, sont également sévirs augustaux (seuiri augustales) et par-
ticulièrement attachés au culte de l’empereur Claude1. Le premier août,
dies  natalis de Claude et jour où les représentants des Gaules se réunis-
saient au sanctuaire fédéral, le collège des dendrophores célébrait sa fon-
dation. Le premier taurobole attesté dans l’empire, en l’état actuel de no-
tre documentation, est mentionné sur un autel de Lyon découvert en 1704
sur la colline de Fourvière, en un lieu où l’on a longtemps pensé pouvoir
localiser un Métrôon, un temple de Cybèle2. Daté de 160, le texte évoque
un taurobole accompli au Phrygianum du Vatican, cérémonie au cours de
laquelle fut probablement investi par les quindecemviri  sacris  faciundis le
premier archigalle de Lyon, Quintus Sammius Secundus. Un peu plus
tard, le 8 décembre, la célébration lyonnaise fut conduite par un certain
Lucius Aemilius Carpus, dendrophore et sévir augustal, pour la conserva-
tion d’Antonin, de ses enfants et de la colonie de Lyon3, et suivie le len-
demain d’un Mesonyctium, une veillée nocturne à caractère peut-être ini-
tiatique4. À Vesona (Périgueux), on a retrouvé un autel taurobolique
consacré à la Mère des Dieux et aux numina impériaux par Lucius Pom-
ponius Paternius5.
Hors ces sacrifices « politiques » qui ont lieu lors des fêtes officielles, les
autres affichent un caractère plus personnel, remerciant la déesse pour
une guérison ou pour une naissance (réelle voire, peut-être, spirituelle), ce
sacrifice de substitution (émasculation de l’animal en lieu et place du dé-
vot) apparaissant, comme le décor de plusieurs autels invite à le penser,
solidaire du mythe d’Attis.
Contrairement aux développements qui ont suivi la thèse cumontienne,
le culte métroaque ne vint certainement pas remplir le vide spirituel d’une
religion traditionnelle à bout de souffle, mais, au contraire, il devint une
expression supplémentaire du polythéisme urbain d’époque impériale6,
un culte intégrateur offrant la possibilité à certains (affranchis, esclaves,
commerçants, Orientaux, femmes) d’exprimer par ce biais leur apparte-

1.  R. Turcan, Vallée du Rhône, 1972, p. 81-83.


2.  A. Desbat, « Nouvelles recherches à l'emplacement du prétendu sanctuaire lyonnais de Cybèle :
Premiers résultats », Gallia 55, 1998, p. 237-278.
3.  CCCA V 386 ; M.-P. Darblade-Audoin, Recueil général des sculptures sur pierre de la Gaule. Lyon (=
Nouvel Espérandieu, II), Paris, 2006, n°337 p. 115-116.
4.  R. Turcan, Vallée du Rhône, 1972, p. 82-86 et 124-127.
5.  CCCA V 420 (IIe siècle apr. J.-C.).
6.  W. Spickermann, « Mysteriengemeinde und Öffentlichkeit : Integration von Mysterien- kulten
in die lokalen Panthea in Gallien und Germanien », dans J. Rüpke, Gruppenreligionen  im 
römischen Reich, Tübingen, 2007, p. 127-160.

140
Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

nance à la communauté civique romaine. Sous l’Empire, les « mystères »


de la Grande Mère sont de fait intégrés au sacrifice romain.
Constatons enfin que si, épigraphiquement, Attis ne compte guère, son
iconographie est multiple et beaucoup plus fréquente que celle de Cybèle,
en particulier dans les contextes et sur les monuments funéraires (en Nar-
bonnaise, en Espagne et en Germanie notamment). Le jeune amant de
Cybèle, protecteur des défunts, incarnait sans doute davantage que sa
parèdre, aux yeux des dévots, l’espérance d’un possible salut.

Isis, Sarapis et les cultes isiaques

Le plus ancien témoignage cultuel datable de la présence, en Méditer-


ranée occidentale, d’un sanctuaire des divinités égyptiennes Sarapis et Isis
n’est pas antérieur à la fin du IIIe siècle av. J.-C. Il ne provient pas de la
péninsule italienne mais de Sicile orientale, où une dédicace écrite en grec
émanant d’un néocore originaire de Barkè, en Cyrénaïque, atteste alors
l’existence d’un Sérapéum à Tauromenium (Taormina ; RICIS 518/0301). De
longue date, des contacts politiques, économiques et culturels existaient
avec l’Égypte ptolémaïque, surtout sous les règnes des tyrans Agathocle
et Hiéron II, qui ont pu faciliter l’introduction de ces cultes nouveaux.
C’est à l’arrière-plan de ces relations politiques et culturelles que l’on doit
situer le phénomène singulier de la reconnaissance officielle des dieux
égyptiens dans les principales poleis grecques de Sicile orientale à la fin du
IIIe ou au début du IIe siècle av. J.-C. lorsque, après les troubles qui suivi-
rent la mort de Hiéron et la conquête de Syracuse par Rome, elles frap-
pent des émissions en bronze avec les images d’Isis et de Sarapis. Il sem-
ble alors que ces villes aient voulu montrer à l’extérieur un visage
international, en soulignant à la fois leur identité grecque et leur participa-
tion à un circuit cosmopolite, héritage d’un passé glorieux d’indépen-
dance et de pouvoir politico-économique face aux conquérants romains. À
partir de 200 av. J.-C., les cultes isiaques se développent dans l’île, après
que les centres sicéliotes ont perdu leur autonomie politique. Même si les
avis divergent sur ce point entre spécialistes1, il est probable que ce déve-
loppement soit le résultat de facteurs nouveaux comme les liens commer-
ciaux établis avec Délos. Ainsi, l’implantation à Syracuse des cultes isia-
ques pourrait être imputée, pour une large part, à la circulation des
marchands déliens qui faisaient escale dans le grand port sicilien avant de

1.  Comparer M. Malaise, Les  conditions  de  pénétration  et  de  diffusion  des  cultes  égyptiens  en  Italie,
ÉPRO 22, Leyde, 1972, p. 261-263 et G. Sfameni-Gasparro, « Les cultes isiaques en Sicile », dans
L. Bricault (éd.), De  Memphis  à  Rome, Leyde-Boston-Cologne, 2000, p. 35-62 ; Ead., « Le mon-
nayage isiaque de Sicile », dans L. Bricault (dir.), Sylloge Nummorum Religionis Isiacae et Sarapia‐
cae, Paris, 2008, p. 175-185.

141
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

gagner la Campanie. Dans le même temps, on commence à percevoir dans


l’île la présence grandissante des Italiens et des Romains. Il s’agit non
seulement de résidents stables, comme certains propriétaires de terres,
des agriculteurs, mais plus fréquemment de marchands et de soldats,
d’administrateurs et de fonctionnaires de conditions différentes. Les re-
cherches récentes ont montré une présence notable des représentants de la
classe très active des equites romains. Les Romains et les Italiens qui, nom-
breux, fréquentaient les grandes villes grecques de Sicile dès le début de
l’époque hellénistique et tout au long des trois derniers siècles avant notre
ère ont eu la possibilité de connaître les dieux égyptiens, et Isis en particu-
lier, ces dieux qui avaient leurs temples à Tauromenium (Taormina), Ca-
tane et Syracuse, et dont les images étaient véhiculées par de nombreuses
séries monétaires.
Les cultes isiaques ont dû aborder en Campanie au cours du IIe siècle
av. J.-C., sans doute par l’intermédiaire des négociants italiques qui les
avaient connus à Délos, surtout, mais aussi en Sicile ou à Alexandrie,
même si l’on peut douter d’une influence directe réelle de l’Égypte lagide
dans la diffusion isiaque en Italie sous la République. C’est pourquoi l’on
discerne des traits non seulement nettement hellénistiques, mais aussi
parfois égyptisants dans les cultes isiaques tels qu’ils se sont implantés
dans leurs principaux centres campaniens de Pouzzoles, Pompéi ou
Cumes1. À Rome même, l’introduction des cultes fut certainement un peu
plus tardive (fin du IIe ou début du Ier siècle av. J.-C.), Apulée (Métamor‐
phoses, XI, 30) mentionnant la création d’un collège de pastophores de la
déesse sous Sylla. L’acceptation officielle du culte fut longue et difficile,
ponctuée de crises avec les détenteurs du pouvoir (sénat, triumvirs ou
empereur). Elle a donné lieu à une bibliographie abondante et complexe2.
C’est finalement très certainement sous l’impulsion de Vespasien que le
culte entre dans le panthéon officiel de Rome, lorsque le nouveau prince
fait édifier, à partir de 70, dans la zone triomphale, près de la Villa publica,
le grand sanctuaire du Champ de Mars pour commémorer la victoire fla-
vienne et, éventuellement, honorer un vœu fait par le général alors à
Alexandrie3. Au-delà des péripéties, riches d’enseignement en soi, ces

1.  S. De Caro (dir.), Egittomania : Iside e il mistero, Milan, 2006.


2.  Voir, en dernier lieu, avec la bibliographie antérieure, S. Takács, Isis  and  Sarapis  in  the  Roman 
World, RGRW 124, Leyde, 1995, p. 56-70 ; M. J. Versluys, « Isis Capitolina and the Egyptian Cults
in Late Republican Rome », dans L. Bricault (éd.), Isis  en  Occident, RGRW 151, Leyde-Boston,
2004, p. 421-448 ; P. Cordier, « Dion Cassius et les phénomènes religieux “égyptiens”. Quelques
suggestions pour un mode d’emploi », dans L. Bricault et  al. (éds), Nile  into  Tiber, RGRW 159,
Leyde, 2007, p. 89-110 ; E. M. Orlin, « Octavian and Egyptian Cults : Redrawing the Boundaries
of Romanness », American Journal of Philology 129, 2, 2008, p. 231-253 ; M. Malaise, « Octavien et
les cultes isiaques à Rome en 28 », dans L. Bricault (éd.), Bibliotheca Isiaca II, Bordeaux 2010 (à
paraître).
3.  J. Scheid, « Quand fut construit l’Iseum Campense ? », dans L. Ruscu et al. (éds), Orbis Antiquus. 
Studia in honorem Ioannis Pisonis, Cluj-Napoca, 2004, p. 308-311.

142
Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

événements posent la question du processus d’intégration d’Isis et de


Sarapis au sein des cultes romains et de leur transformation de dieux
égyptiens hellénisés en divinités de l’État romain.
Longtemps ont prévalu les analyses considérant que les dévots isiaques
étaient surtout des étrangers, des Romain(e)s appartenant aux couches
inférieures de la population ainsi qu’au demi-monde, et que le succès de
ces divinités tint avant tout à l’attrait émotionnel qu’ont pu exercer Isis et
Sarapis tout particulièrement dans le milieu des esclaves, aux promesses
de vie meilleure ou d’une spiritualité plus élevée, ou encore aux espoirs
d’intégration sociale qu’elles offraient aux plus défavorisés, ce avec
d’autant plus de succès que la religion traditionnelle était en déclin.
L’attitude de rejet par le pouvoir se comprendrait dans ce cas comme une
réaction contre le danger de revendications sociales et politiques. Au-
jourd’hui, nombre de savants s’accordent à penser que les réactions spo-
radiques du sénat durant la fin de la République (en 58, 53 et 48),
d’Auguste (en 28) ou même de Tibère (en 19 apr. J.-C.) étaient davantage
dictées par la volonté de restaurer en des moments difficiles la cohésion
sociale et la pax  deorum, et confortées par le refus de laisser bafouer une
autorité menacée par l’introduction illicite de cultes étrangers à l’intérieur
du pomerium. C’est en effet le maintien du mos maiorum, du culte des dieux
officiels dont l’efficacité s’est révélée à travers les âges, et la stricte obser-
vance du rituel prescrit qui permettent de maintenir des relations favora-
bles entre hommes et dieux, la pax deorum mais aussi la pax hominum. Le
succès de Rome est au prix de cet échange harmonieux. Cependant, les
conquêtes de Rome, son ouverture sur de nouvelles aires géographiques
ne pouvaient qu’entraîner l’apparition dans l’Urbs de nouvelles divinités.
Mais cette acceptation au sein du panthéon romain ne pouvait s’effectuer
qu’à condition que le pouvoir, le Sénat d’abord, l’empereur ensuite, ap-
prouve ce mouvement.
C’est dans ce cadre que se sont épanouis les cultes isiaques. Toutefois,
les études menées ces dernières années sur leur diffusion et leur réception
dans l’Occident romain1 ont fait apparaître des processus assez différents
d’un territoire à l’autre.
En 19 apr. J.-C., Tibère prend la décision de réfréner les manifestations
religieuses juives et égyptiennes et d’en écarter les acteurs de l’enceinte de
l’Urbs (Suétone, Vie de Tibère, 36), un épisode controversé et abondamment
commenté par les modernes2. Ces mesures font en fait partie d’un ensem-
ble d’actions fortes dirigées contre des pratiques extérieures, et non contre
les idées elles-mêmes, pratiques susceptibles de porter atteinte à la stabili-

1.  L. Bricault, Atlas de la diffusion des cultes isiaques, Paris, 2001, p. 146-151.


2.  Voir M. Malaise, Conditions, 1972, p. 389-395 ; B. Rochette, « Tibère, les cultes étrangers et les
astrologues (Suétone, Vie de Tibère, 36) », Les Études Classiques, 69, 2, 2001, p. 189-194.

143
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

té de l’État. L’impossibilité pour les Juifs et les isiaques de séparer idées et


pratiques cultuelles a sans aucun doute provoqué leur expulsion vers la
Sardaigne, tandis que les astrologues ont pu demeurer en ville. Parmi les
4000 exilés figuraient des Égyptiens et de nombreux isiaques, qui ont sans
doute contribué au développement du culte dans l’île, où l’on connaît des
sanctuaires à Carales (Cagliari ; RICIS 519/0101), à Sulcis (RICIS 519/0201)
et sans doute à Turris Libisonis (RICIS 519/0301), ville où un culte de Bu-
bastis, c’est-à-dire la déesse-chatte égyptienne Bastet, protectrice des nais-
sances, est également attesté vers 35 apr. J.-C. (RICIS 519/0302). On a émis
en outre l’hypothèse que des éléments égyptiens provenant de l’armée
d’Antoine et de Cléopâtre vaincue à Actium avaient pu participer à la
fondation de la ville1.
Comme pour la Sardaigne, il est difficile d’opérer dans la péninsule
Ibérique un lien direct entre la diffusion de documents religieux de carac-
tère égyptien par les Phéniciens à partir du VIIIe siècle et le développe-
ment des cultes isiaques à la fin de l’époque hellénistique2. La première
attestation vient du port d’Emporion (Ampurias) où, dans la première
moitié du Ier siècle av. J.-C., un Alexandrin du nom de Noumas, fils de
Nouménios, fait la dédicace d’un temple à Sarapis (et peut-être à Isis)
(RICIS 603/0701). À Carthago Nova (Carthagène), où l’on vient semble-t-il
de découvrir le sanctuaire isiaque au Cerro del Molinete, deux émissions
monétaires frappées entre 1 et 14 apr. J.-C. présentent des symboles isia-
ques, fait unique en Occident3. On trouve au droit de la principale série le
basileion d’Isis accompagné d’une légende latine au nom de Juba II, souve-
rain de Maurétanie, duumvir  quinquennalis de la cité. Au revers sont les
insignes du pontife (l’apex, le bonnet des flamines porté par les pontifes
quand ils les remplacent, la dolabra, la hache du sacrificateur, l’aspergillum,
un aspersoir, et le simpulum pour les libations) et une autre légende latine
au nom de Cnaeus Atelius, pontifex et duumvir  quinquennalis. Il est fort
probable que la présence du basileion au droit de cette série soit directe-
ment influencée par le monnayage maurétanien de Juba et de son épouse
Cléopâtre Séléné, fille de la grande Cléopâtre. Quant à la construction à
Baelo  Claudia (Bolonia), en Bétique4, d’un temple d’Isis jouxtant le Capi-
tole, au cœur de la cité donc, très probablement dès le début du principat
de Vespasien, elle confirme l’intérêt porté à la déesse par les couches su-

1.  A. Boninu, M. Leglay & A. Mastino, Turris Libisonis colonia Iulia, Sassari, 1984, p. 65-67.


2.  J. Alvar, E. Muñiz, « Les cultes égyptiens dans les provinces romaines d’Hispanie », dans
L. Bricault (éd.), Isis en Occident, Leyde-Boston, 2004, p. 69-94, contra A. García y Bellido, Les re‐
ligions orientales dans lʹEspagne romaine, ÉPRO 5, Leyde, 1967, p. 106-139 ; voir aussi L. Bricault,
Atlas, p. 90-95.
3.  L. Bricault (dir.), Sylloge nummorum religionis Isiacae et Sarapiacae (SNRIS), Paris, 2008, p. 229.
4.  S. Dardaine et al., Belo VIII. Le sanctuaire d’Isis, Madrid, 2008. La fondation du temple est datée
de la fin de l’époque néronienne par les auteurs.

144
Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

périeures d’une société urbanisée et romanisée, séduites par un culte pro-


tégé par le pouvoir impérial, et par des gens riches qui, ne bénéficiant pas
de la plénitude des droits sociaux, se seraient tournés vers les peregrina 
sacra pour manifester leur intégration à la romanité.
Isis est alors la divinité la plus populaire de son cercle, bénéficiant de la
ferveur de fidèles majoritairement féminines appartenant aux classes ai-
sées de la société, comme en témoignent les dons de bijoux et de métaux
précieux faits à la déesse à Italica et Acci (RICIS 602/0201 et 603/0101). Un
grand nombre de lampes à thèmes isiaques ont été retrouvées dans la
moitié sud de la Péninsule. Si ces lampes ne peuvent à elles seules prou-
ver l’existence d’un culte organisé, leur décor spécifique atteste au moins
un engouement populaire, et a contribué à la diffusion de l’iconographie
isiaque dans tous les milieux sociaux. L’étude de celles-ci fait apparaître,
au côté de lampes d’importation, une importante production locale liée à
une demande elle aussi locale, et le relatif effacement de Sarapis au profit
d’Isis1.
Aux IIe-IIIe siècles apr. J.-C., la romanisation qui s’opère dans le Nord-
Ouest de la péninsule s’accompagne d’une implantation des cultes isia-
ques, où la première place revient cette fois à Sarapis. Les dédicants ap-
partiennent toujours à un milieu romanisé, parfois fort haut placés dans
l’administration provinciale comme l’indiquent plusieurs dédicaces
d’Asturica  Augusta  (Astorga) émanant de procurateurs impériaux. À
l’occasion, le couple isiaque y est associé à Esculape, Salus ou Apollon
Grannus, en tant que divinités guérisseuses, un aspect de leur personnali-
té qui paraît avoir été particulièrement en faveur dans la péninsule Ibéri-
que si l’on en juge par les dédicaces retrouvées dans des villes thermales
comme Aquae Flaviae et Aquae Calidae, ou encore la consécration à Isis d’un
temple et d’une fontaine à Alameda. Il est probable qu’à cette époque des
sanctuaires sont élevés au couple isiaque à Legio (León), Asturica Augusta
et Bracara Augusta (Braga).
La Gaule Narbonnaise, romanisée dès le Ier siècle av. J.-C., a connu sans
doute assez tôt les cultes isiaques2. Les centres majeurs sont Arelate (Ar-
les), dont les relations commerciales avec Alexandrie sont bien attestées,
Massalia (Marseille), aux contacts nombreux avec d’autres villes méditer-
ranéennes possédant déjà des sanctuaires isiaques (Délos, par exemple), et
Nemausus (Nîmes), où s’installent de nombreux vétérans de retour

1.  J.-L. Podvin, « Lampes isiaques de la péninsule Ibérique », BAEDE, 16, 2006, p. 171-188.
2.  R. Turcan, « Les religions orientales en Gaule narbonnaise et dans la vallée du Rhône », ANRW
II 18, 2, Berlin, 1986, p. 462-481 ; R. Sierra, « Isis en la Galia Narbonense : nuevas perspectivas »,
dans R. Rubio (éd.), Isis. Nuevas perspectivas, Madrid, 1996, p. 123-134 ; L. Bricault, Atlas, p. 96-
107.

145
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

d’Égypte. Aux Ier-IIe siècles apr. J.-C., les isiaques y ont une place impor-
tante (RICIS 605/0101-0107).
La diffusion des cultes isiaques en Narbonnaise s’est alors opérée en
suivant le couloir rhodanien, remontant vers le Nord au moins jusqu’à
Lugudunum, et le long du littoral languedocien. Isis est caractérisée par un
nombre assez faible – tout au plus une trentaine – de témoignages, toute-
fois très signifiants – une quinzaine d’inscriptions –, répartis en deux
groupes nettement distincts : la basse vallée du Rhône et la côte d’une
part, le Nord de la province et les hautes vallées alpines d’autre part. Sa-
rapis, inversement, est surtout présent dans la vallée du Rhône par des
documents iconographiques. En dehors de quelques grands sites (Massa‐
lia, Glanum, Arelate, Vienna et Nemausus), ceux-ci se regroupent dans la
moyenne vallée, dans la plaine ou sur les premières pentes des Alpes et
du Massif central, où Isis n’est, elle, guère honorée. L’influence des vallées
alpines liant cette région avec l’Italie du Nord serait-elle plus forte pour
Isis, bien implantée en Transpadane et en Ligurie, et celle des ports médi-
terranéens en contact avec Alexandrie ou Délos plus forte pour Sarapis ?
Quoi qu’il en soit, les cultes isiaques se sont répandus à travers toutes
les couches sociales (surtout des esclaves et des affranchis, mais aussi des
citoyens et des représentants des élites municipales), essentiellement en
milieu urbain (municipes et colonies). Si les noms de quatre affranchis et
d’un esclave trahissent une origine orientale, les autres dévots mentionnés
dans les inscriptions portent des noms romains. Les indigènes n’ont sans
doute guère adhéré aux cultes isiaques. La forte présence de sectateurs
appartenant aux couches sociales les plus basses, dont certains occupent
une fonction bien définie parmi le personnel du sanctuaire (aedituus ou
ornatrix), traduit une forme de promotion et d’intégration sociale par
l’entremise d’un culte très romanisé et lié étroitement au culte impérial
comme en témoignent les épithètes d’Augusta et de regina attribuées à Isis
ou les médaillons d’applique réunissant certains caractères bénéfique
(bouquet d’épis), royal (sceptre) et solaire (couronne radiée) pour Sarapis.
Comme en Espagne, importante est la présence, parfois autonome,
d’Harpocrate, ainsi que le montrent les nombreuses lampes à son effigie
retrouvées en maints endroits, souvent dans des nécropoles, ce qui amène
à considérer que c’est la valeur prophylactique du dieu-enfant qui impor-
tait souvent1. Anubis, enfin, apparaît sur divers médaillons. Un Anubo-
phore2, porteur du masque du dieu-chacal lors des processions, est connu
à Vienne (RICIS 605/1001) et des Anubiaques sont présents à Nîmes
(RICIS 605/0107) au début du IIIe siècle. La mention de la fonction

1.  J.-L. Podvin, « Nouvelles lampes égyptisantes de la vallée du Rhône », Revue  archéologique, I,
1999, p. 79-88.
2.  L. Bricault, « Les Anubophores », Bulletin de la Société égyptologique de Genève 24, 2001/2, p. 29-42.

146
Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

d’Anubophore dans une épitaphe est intéressante, car elle distingue les
cultes isiaques des cultes métroaque ou mithriaque. En effet, il existe un
nombre considérable d’inscriptions funéraires, surtout dans la partie
grecque de l’empire et en Italie il est vrai, dont le décor ou le langage sont
isiaques, mentionnant à l’envi les signes d’attachement du (ou de la) dé-
funt(e) à Isis, contrairement aux fidèles de Mater  Magna parmi lesquels
seuls les galles se désignent comme tels ou les mithriastes, qui n’évoquent
quasiment jamais leur appartenance religieuse sur leur sépulture. Les
liens privilégiés d’Isis avec l’au-delà, les multiples fonctions que les fidè-
les pouvaient exercer au cours de leur vie pour servir la déesse ne suffi-
sent sans doute pas à expliquer ce fait et l’on peut se demander pourquoi
les dévots de Mithra et les adorateurs de la Grande Mère n’en faisaient
pas autant.
Alors qu’au Sud-Est de la Gaule on observe une concentration d’isiaca
près du littoral méditerranéen et tout au long du couloir Rhône-Saône,
voie naturelle de pénétration des influences orientales vers le Nord, leur
répartition géographique est plus clairsemée et plus éparpillée en Gaule
Aquitaine. Au lieu d’une concentration sur les voies navigables, les do-
cuments isiaques, peu importants, jalonnent surtout les principaux axes
routiers. Beaucoup d’influences orientales semblent avoir atteint le bassin
de la Garonne par Arles et Nîmes plutôt que par Narbo (Narbonne), mais
peut-être aussi par Burdigala (Bordeaux) dont les relations commerciales
avec l’Orient sont attestées.
En Gaule Lyonnaise, c’est dans la capitale Lugudunum, plaque tour-
nante du commerce et des influences étrangères, ville cosmopolite, que
l’on repère surtout la présence des cultes isiaques : plusieurs dédicaces,
des médaillons d’appliques ornés des bustes d’Isis, de Sarapis et
d’Anubis, des bulles de scellement à l’image de Sarapis, Isis et Osiris, une
statuette d’Isis-Fortuna, un bloc architectonique orné d’un sistre suggè-
rent fortement l’existence d’un sanctuaire qui n’a pas été retrouvé.
Plus au Nord, la documentation se réduit considérablement. Les aegyp‐
tiaca sont épars et bien peu apparaissent comme de véritables isiaca. Une
ville comme Augustodunum (Autun) a livré plusieurs statuettes, mais il est
difficile d’en faire un véritable centre isiaque, celles-ci pouvant ressortir
de quelques contextes domestiques. Même les inscriptions d’Agedincum
(Sens) et Metlosedum (Melun), traditionnellement retenues comme isia-
ques, sont d’interprétation très incertaine (RICIS *607/0201-0202 et
*607/0301). Il semble bien que ces cultes ont été fort peu implantés en
Lyonnaise. La plupart des aegyptiaca, d’une origine locale souvent très
douteuse, proviendraient de sites jalonnant le cours de la Saône, impor-
tante voie de communication entre la vallée du Rhône et le Nord de la
Gaule ou la Germanie.

147
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

Il en va de même dans les Alpes et en Gaule Belgique. En l’absence de


grands centres urbains, les Alpes occidentales ne semblent guère avoir été
une région de prédilection pour les cultes isiaques, bien qu’elles consti-
tuent une région de passage qui ne fut pas moins romanisée qu’ailleurs1.
En Belgique, la pénétration isiaque, qui a pu s’opérer par une double re-
montée vers le Nord, le long du sillon rhodanien d’une part, et de l’axe
rhénan d’autre part, est cependant assez discrète. En l’absence de témoi-
gnages significatifs, hors Augusta Suessionum (Soissons) et Augusta Treve‐
rorum (Trèves), peu de milieux urbains paraissent avoir adopté Isis et ses
compagnons. Enfin, de la partie septentrionale de la Germanie inférieure,
aux bouches du Rhin et même au-delà, proviennent un certain nombre de
statuettes. Là encore, on ne peut les considérer comme de tangibles attes-
tations d’une présence isiaque. La plupart ont dû voyager avec quelque
marchand, ou rappeler des souvenirs à certain soldat cantonné le long du
limes.
La pénétration des cultes isiaques dans les provinces de Germanie infé-
rieure, de Germanie supérieure et de Rhétie n’est sans doute pas anté-
rieure à l’époque flavienne2. Ceux-ci apparaissent groupés le long des
axes fluviaux et des routes, comme c’est aussi le cas pour les Gaules. Ra-
res sont les sanctuaires isiaques clairement attestés. L’épigraphie men-
tionne ceux de Colonia  Agrippina (Cologne) en Germanie Inférieure, Au‐
gusta  Vindelicorum (Augsbourg) en Rhétie et Aquae  Helvetiorum en
Germanie Supérieure. La découverte récente, à Mayence, d’un sanctuaire
double consacré à Mater Magna et à Isis offre de précieuses informations
sur l’introduction et la réception du culte à la fin du Ier siècle apr. J.-C.
L’Iséum, qui n’est pas périptère, dépourvu de cella, ne ressemble guère à
un temple gréco-romain classique. Il fut édifié durant l’époque flavienne
sur un terrain vierge, peut-être déjà un espace sacré, bordant la voie ro-
maine menant au pont franchissant le Rhin au camp de la XXIIe légion
Primigenia, qui a marqué de son nom de nombreuses briques ayant servi à
la construction du sanctuaire. Il se présente davantage comme un lieu clos
d’un mur d'enceinte et comportant diverses pièces se partageant
l’ensemble de la surface. Plusieurs inscriptions ont été retrouvées lors des
fouilles, dont des dédicaces similaires à Isis et à Mater  Magna (RICIS
Suppl. I, 610/0301-0309). L’édification du sanctuaire pourrait être liée à la
présence des légionnaires et aux rapports privilégiés entretenus par Ves-
pasien et ses fils avec les deux déesses. La trouvaille, sur le site, de pou-

1.  S. Cibu, B. Rémy, « Isis et les dieux égyptiens dans les provinces alpines au Haut-Empire »,
dans L. Bricault (éd.), Isis en Occident, Leyde-Boston, 2004, p. 137-170.
2.  G. Grimm, Die Zeugnisse ägyptischer Religion und Kunstelemente im römischen Deutschland, ÉPRO
12, Leyde, 1969 ; M. Haase, « Signum in modum liburnae figuratum (Tacitus, Germania 9,1) : Über-
legungen zum Beginn des Isis-Kults in Germanien », dans W. Spickermann et al. (éds), Religion 
in den germanischen Provinzen Roms, Tübingen, 2001, p. 317-338 ; L. Bricault, Atlas, p. 112-117.

148
Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

pées ‘vaudoues’, et de nombreuses tablettes de défixion en plomb indi-


quent que des pratiques magiques s’y déroulaient. Enfin, comme en Gaule
et dans la péninsule Ibérique, on note la présence d’Isis, et à un degré
moindre de Sarapis, dans plusieurs villes thermales (Aquae  Helvetiorum,
Aquae Aureliae).
Les isiaques de Germanie et de Rhétie paraissent avoir été avant tout
des civils, indigènes parfois comme à Cologne et à Nida, romains à Colo-
gne et à Stockstadt, orientaux à Augsbourg. À Cologne, les corporations
de bateliers ont dû être placées sous le patronage de Sarapis ; de Stock-
stadt et de Cologne encore proviennent plusieurs dédicaces émanant de
beneficiarii associant le couple isiaque à Jupiter, protecteurs du commerce
fluvial et terrestre. La tenue de banquets cultuels est attestée par une ins-
cription de Cologne et différents récipients marqués de graffitis isiaques,
retrouvés le long des axes routiers menant vers la vallée du Rhin. Le cons-
tat d’un très faible intérêt des militaires stationnés sur la frontière rhénane
pour les cultes isiaques, qui s’opposerait à celui manifesté par plusieurs
officiers du Danube, doit être nuancé désormais par les trouvailles de
Mayence. Plusieurs dédicaces émanent de décuries de pausarii  (RICIS
Suppl. I 609/0508-0509), qui ne sont pas ici les dévots chargés de marquer
les haltes lors des processions, comme le pensent les éditeurs de ces tex-
tes1, mais des rameurs œuvrant sur les navires militaires romains en pa-
trouille sur le Rhin et ses affluents.
On ne connaît jusqu’à présent en Bretagne que deux sanctuaires isia-
ques : Londinium (Londres), ville administrative et port commercial impor-
tant, et Eburacum (York), camp militaire, endroit où est mort Septime Sé-
vère2. Les cultes isiaques semblent s’être d’abord implantés à Londres, où
un temple d’Isis devait exister dès le début de l’ère chrétienne, comme en
témoigne la découverte d’une cruche, que sa forme permet de dater du
troisième quart du Ier siècle apr. J.-C., sans doute destinée au sanctuaire
(RICIS 604/0301). Celui-ci, tombé en ruines, fut restauré au cours du IIIe
siècle par les soins de Marcus Martiannius Pulcher, gouverneur de Breta-
gne Supérieure. Plusieurs autres documents attestent la relative populari-
té du culte dans la capitale. À Eburacum, la dédicace du Sérapeum par
Claudius Hieronymianus, légat de la VIe légion, doit pouvoir être datée de
la période 208-211 apr. J.-C., lorsque Sévère séjourne dans cette ville au
terme de son existence (RICIS 604/0101). Sans doute l’intérêt porté par la
dynastie sévérienne au parèdre d’Isis explique-t-elle en partie la présence

1.  G. Alföldy et G. Rupprecht, dans M. Witteyer, Das Heiligtum für Isis und Mater Magna, Mayence,


2004.
2.  E. et J. R. Harris, The Oriental Cults in Roman Britain, ÉPRO 6, Leyde, 1965, p. 74-95 ; R. Rubio,
« El culto de Isis y Serapis en Britania », dans R. Rubio (éd.), Isis. Nuevas perspectivas, Madrid,
1996, p. 35-46 ; L. Bricault, Atlas, p. 108-111.

149
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

de documents le concernant au début du IIIe siècle : une dédicace à Jupi-


ter-Sarapis sur un autel de Bravoniacum, un buste de Sarapis flanqué des
têtes des Dioscures symbolisant certainement Sévère et ses fils Caracalla
et Geta, sur l’intaille d’une bague.
Les trois actes de dévotion connus par les inscriptions émanent de Ro-
mains de haut rang, un légat de la VIe Légion, un gouverneur et un mem-
bre de la famille de Lucius Alfenus Senecio, sénateur romain. Il semble
bien que les cultes isiaques en Bretagne n’aient guère pénétré les couches
inférieures de la société et les milieux indigènes. Ils ne se sont répandus
qu’au sein des cercles les plus romanisés, et sans doute pas avant le milieu
du Ier siècle apr. J.-C., Isis ayant apparemment davantage la faveur des
civils et Sarapis, apparu plus tardivement sur l’île, celle des militaires.
C’est probablement cet état de fait qui justifie la présence d’une tête en
marbre de Sarapis dans une cachette du mithraeum de Londres-Walbrook,
lorsque l’on sait quelle fut l’audience de Mithra auprès des soldats. Les
divers autres documents « isiaques » retrouvés en Bretagne, dont la pré-
sence dès l’antiquité sur l’île ne peut être que rarement prouvée et dont la
valeur cultuelle est parfois bien difficile à déterminer, ne permettent pas
d’envisager une réelle diffusion de ces divinités dans la province à
l’époque romaine.
Notons pour conclure que nul document de Bretagne ou d’une autre
province de l’Occident romain ne permet d’envisager autrement que par
pure hypothèse l’existence de mystères et d’initiations isiaque ou osiria-
que dans cette partie de l’Empire.

Mithra et le culte mithriaque

Le culte mithriaque, sur bien des points, se distingue des cultes évo-
qués plus haut1. Dernier venu sur la scène romaine2, il fait peut-être son
apparition en Occident, si l’on en croit Plutarque (Vie de Pompée XXIV, 7),
dans le sillage des pirates ciliciens capturés par Pompée en 67 av. J.-C. et
installés pour certains comme paysans en Apulie. Selon le philosophe de
Chéronée, ils pratiquaient en effet des sacrifices et un rituel initiatique
dans les grottes de leurs montagnes qui a pu être interprété comme parti-

1.  Les ouvrages classiques sont ceux de F. Cumont, Catalogue  sommaire  des  monuments  figurés 
relatifs au culte de Mithra, Paris, 1892 ; Id., Textes et monuments figurés relatifs aux mystères de Mi‐
thra, Bruxelles, 1896-1899 ; Id., Les Mystères de Mithra, Bruxelles, 1902. Pour des synthèses récen-
tes, voir M. Clauss, The  Roman  Cult  of  Mithras,  the  God  and  his  mysteries, Edinburgh, 2000 ;
R. Turcan, Mithra et le mithriacisme, Paris, 2000.
2.  Turcan, Cultes orientaux, 1989, p. 193-241.

150
Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

cipant du culte de Mithra1. Plus sûrement, ou plus visiblement, ce sont les


légionnaires qui importent Mithra en Italie à la suite des campagnes me-
nées par Corbulon en Arménie. Là où s’installent, à l’époque flavienne, les
légions II Adiutrix, V Macedonica et XV Apollinaris (respectivement à
Aquincum, en Mésie Inférieure et à Carnuntum), apparaissent les premières
traces archéologiques et épigraphiques du culte de Mithra2.
La complexité extrême des données dont nous disposons sur le culte de
Mithra a engendré une littérature moderne riche et variée, qui s’est atta-
chée ces dernières années, entre autres points de réflexion, à distinguer
l’uniforme de l’hétérogène dans le culte et son expression (théologique,
iconographique, archéologique, rituelle, etc.3). La découverte régulière de
nouveaux mithraea, l’analyse approfondie de chaque ensemble documen-
taire amène à préciser et à nuancer les modèles conçus par les historiens
pour mieux appréhender le mithraïsme4. Les temples découverts en Gaule
ou en Germanie diffèrent bien peu de ceux mis au jour à Rome ou au Pro-
che-Orient5. Ils se présentent sous l’aspect d’une salle allongée en forme
d’antre, la « grotte » proprement dite (spelunca ou spelaeum), pourvue de
bancs maçonnés surélevés (podia) tout le long des deux côtés et avec au
fond un autel ou un simple relief cultuel qui constituait ainsi le point focal
d'attention de la communauté. Le plus souvent, il s’agit d’une image de
Mithra tuant le taureau (tauroctone) entourée d’une série de scènes latéra-
les représentant des moments de la vie du dieu. Ces scènes a priori se-
condaires n’obéissent pas à un ordre fixe et l’on a pu distinguer deux
groupes majeurs que l’on trouve avant tout dans les zones du Danube et
du Rhin6. Cependant, les documents découverts en Italie ne s’insèrent
guère dans l’un ou l’autre groupe, lesquels présentent d’ailleurs de nom-
breuses variantes internes, que l’on interprète comme des variations ré-
gionales fondées sur un répertoire iconographique commun, avec des
séquences différentes dans des contextes différents. Une antichambre

1.  R. Beck, « The Mysteries of Mithras : a new account of their genesis », Journal of Roman Studies
88, 1998, p. 115-128.
2.  C. M. Daniels, « The role of the Roman Army in the spread and practise of Mithraism », dans J.
Hinnells (éd.), Mithraic Studies, vol. II, Manchester, 1975, p. 249-274 ; A. Périssin-Fabert, « Isis et
les dieux orientaux dans l'armée romaine », dans L. Bricault (éd.), Isis  en  Occident, Leyde-
Boston, 2004, p. 449-478. La documentation épigraphique antérieure aux années 1960 avait été
réunie par M. J. Vermaseren, Corpus  Inscriptionum  et  Monumentorum  Religionis  Mithriacae
(CIMRM), La Haye, 1956-1960, 2 vol. L’ouvrage mériterait d’être revu et actualisé.
3.  S. Price, « Homogénéité et diversité dans les religions à Rome », Archiv für Religionsgeschichte 5,
2003, p. 180-197.
4.  R. Beck, Planetary Gods and Planetary Orders in the Mysteries of Mithras, ÉPRO 109, Leyde, 1988.
5.  Voir par exemple, pour le temple découvert récemment à Hawarte, en Syrie, à 15 km
d’Apamée, M. Gawlikowski, « The mithraeum at Hawarte and its paintings », JRA 20, 2007,
p. 337-361, qui présente un ensemble de peintures uniques à ce jour. Il est daté du IVe siècle.
6.  H. Lavagne, « Les reliefs mithriaques à scènes multiples en Italie », dans Mélanges Pierre Boyan‐
cé, Paris, 1974, p. 481-504 ; R. L. Gordon, « Panelled complications », Journal of Mithraic Studies 3,
1980, p. 200-227.

151
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

(pronaos) marque l’entrée d’un sanctuaire dont la principale caractéristi-


que est de faire figurer le naos à l'intérieur même de la salle de réunion où
avaient lieu les principales manifestations de la communauté (repas ri-
tuels, initiations, etc.). La découverte de fragments d’enduit peint dans
plusieurs sanctuaires indique que les murs étaient colorés, voire illustrés
de scènes liturgiques et les plafonds peints à l’image du ciel1. La taille
réduite de ces sanctuaires limitait a priori le nombre de participants à une
vingtaine de personnes au maximum. Si, dans les provinces occidentales,
la plupart des mithraea reconnus par l’archéologie sont des constructions
ex novo, la grande majorité des sanctuaires consiste en fait en édifices pré-
existants (maisons particulières, commerces, entrepôts et même casernes)
convertis au culte mithriaque, comme à Ostie où un seul des vingt-cinq
mithraea est une construction spécifique pour le besoin du culte.
Contrairement aux cultes métroaque et isiaque, celui de Mithra, qui ne
connaît pas de grandes cérémonies publiques ni de processions colorées,
apparaît souvent comme un culte exclusif et fermé, ce qu’une analyse
précise de la documentation retrouvée à Londres-Walbrook2, Mérida,
Osterburken (CIMRM 1292) ou Santa Prisca3 ne confirme pas toujours. La
cosmologie mithriaque ne laisse a priori guère de place aux autres divini-
tés. L’ascension de l’initié, censé s’élever en s’éloignant à chaque fois da-
vantage de la Terre à travers les sept grades (corbeau, fiancé, soldat, lion,
Perse, courrier-du-soleil, père), chacun étant mis en relation avec une pla-
nète, pour atteindre l’apogénèse (apogenesis, la naissance hors du monde
matériel), n’impliquait guère d’y intégrer d’autres dieux. Beaucoup
étaient pourtant visibles dans les mithraea, parfois sous forme statuaire,
parfois directement présents au sein des reliefs votifs : on y a retrouvé
ainsi des représentations de Sarapis, de Jupiter, d’Apollon, de Vénus,
d’Hécate, de Fortuna, de Dionysos, d’Asclépios, de Mars... De même,
l’adresse à Mithra de dédicaces pour le salut de l’empereur implique là
encore, d’une certaine manière, une intégration du culte au monde qui
l’entoure.
Traditionnellement, depuis Cumont, on a lié pour l’essentiel la diffu-
sion du mithraïsme en Occident aux déplacements et cantonnements des
militaires. Si leur rôle est indéniable dans un certain nombre de cas, la
prolifération des mithraea à partir du début du IIe siècle ne peut être attri-

1.  Voir M. Fuchs, Y. Dubois, « Le plafond du mithraeum  de Martigny (Valais, Suisse) », dans L.
Borhy (éd.), Plafonds  et  voûtes  à  l’époque  antique. Actes  du  VIIIe  Colloque  international  de 
l’Association  Internationale  pour  la  peinture  murale  antique  (AIPMA),  15‐19  mai  2001,  Budapest‐
Veszprém, Budapest, 2004, p. 213-219.
2.  J. D. Shepherd, The Temple of Mithras, London : Excavations by W. F. Grimes and A. Williams at the 
Walbrook, Londres, 1998.
3.  M. J. Vermaseren, C. C. van Essen, The Excavations in the Mithraeum of the Church of Santa Prisca
in Rome, Leyde, 1965.

152
Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

buée aux seuls soldats. L’urbanisation, les voies commerciales, d’autres


facteurs encore doivent être mis en avant1. Échappant à un schéma trop
simple, l’analyse est rendue plus délicate encore par le fait que la distribu-
tion chronologique du culte ne présente pas de cohérence logique avec
son implantation géographique, une discordance complexifiée par la diffi-
culté à dater avec précision certains sanctuaires.
La présence de sectateurs de Mithra dans la péninsule Ibérique et en
Gaule semble bien moindre qu’en Germanie ou en Pannonie. Hormis
quelques découvertes sporadiques d’inscriptions et d’éléments statuaires,
le culte mithriaque en Espagne, en nos connaissances actuelles2, se limite à
de rares sites urbains : Lisbonne, Mérida, fondée par Auguste en 25 av.
J.-C. pour les vétérans des légions engagées dans les guerres cantabres, la
Ve Alaudae et la Xe Gemina, et Lucus Augusti (Lugo)3. Introduit en Espagne
semble-t-il au IIe siècle, peut-être par des militaires, on considérait jusqu’il
y a peu qu’il avait disparu de ces provinces dès avant la fin du IIIe siècle.
Le mithraeum de Lugo, qui fonctionnait encore au milieu du IVe siècle,
souligne une fois encore combien provisoires sont les conclusions des
historiens, tributaires qu’elles sont d’une documentation toujours plus
riche et plus complexe. Une inscription de San Juan de la Isla, sur la côte
asture4, probablement à dater de ce même IVe siècle (CIMRM 803), indi-
que la présence d’une communauté organisée dans cet espace portuaire
enclavé, sans lien avec l’armée, mais bien plutôt en relation avec les com-
merçants maritimes fréquentant le port. Ce sont sans doute d’autres
commerçants qui sont à l’origine du mithraeum de Burdigala (Bordeaux).
Comme celui de Septeuil dans les Yvelines5, il fut découvert au milieu des
années 1980. Situés à proximité d’un centre économique (vicus de Septeuil,
espace urbanisé de Burdigala), ils se présentent tous deux comme une lon-
gue salle bordée de banquettes et pourvue à son extrémité d’un relief
cultuel. Mais de nombreux éléments les distinguent l’un de l’autre. Celui
de Septeuil, semi-excavé, est bien plus petit que celui de Bordeaux, qui est

1.  M. Volken, « The development of the cult of Mithras in the western Roman Empire : a socio-
archaeological perspective », Electronic Journal of Mithraic Studies 4, 2004 :
http://www.uhu.es/ejms/papers.htm.
2.  J. Alvar, « El culto de Mitra en Hispania », Memorias de Historia Antigua 5, 1981, p. 51-72 ; M. A.
De Francisco Casado, El culto de Mithra en Hispania. Catalogo de monumentos esculpidos e inscrip‐
ciones, Grenade, 1989.
3.  CIMRM 793 pour la fondation du premier mithraeum de Mérida en 155 apr. J.-C. ; pour Lugo,
voir J. Alvar, R. Gordon & C. Rodríguez, « The mithraeum at Lugo (Lucus Augusti) and its con-
nection with Legio VII Gemina », JRA 19, 2006, p. 266-277.
4.  G. E. Adán, R. M. Cid, « Nuevas aportaciones sobre el culto a Mitra en Hispania : la comunidad
de San Juan de la Isla (Asturias) », Memorias de historia antigua 18, 1997, p. 257-298 ; Ead., « Tes-
timonios de un culto oriental entre los astures transmontanos. La lápida y el santuario mitraicos
de San Juan de la Isla (Asturias) », Real Instituto de Estudios Asturianos 152, 1999, p. 125-146.
5.  M.-A. Gaidon-Bunuel, « Les mithraea de Septeuil et de Bordeaux », Revue  du  Nord 73, no 292,
1991, p. 49-58. Pour la documentation antérieure, voir R. Turcan, Vallée du Rhône, 1972, p. 1-47 et
V. J. Walters, The Cult of Mithras in the Roman Provinces of Gaul, ÉPRO 41, Leyde, 1974.

153
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

totalement enterré. Le premier, sommaire, tardif puisqu’il date de la se-


conde moitié du IVe siècle, fut construit par remploi de matériaux divers,
dont beaucoup de bois, tandis que le second, construit au début du IIIe
siècle, est d’une facture plus soignée. Le plus grand nombre de sanctuai-
res se repère dans la vallée du Rhône (Arles, Bourg-Saint-Andéol, Vienne,
Lyon, etc.), le long des voies alpines et de celles qui reliaient la Gaule à la
Germanie (La Bâtie-Montsaléon, Mandeure).
Si la présence de Mithra est faiblement attestée en Bretagne, où l’on re-
père de rares mithraea à Londres et à proximité du mur d’Hadrien1, elle
l’est bien davantage dans les Germanies2. La liste des sanctuaires connus
par l’archéologie est longue et multiples sont les reliefs mithriaques issus
du sol germanique. Leur implantation, incontestablement liée à la pré-
sence militaire le long de la frontière, ne doit pas pour autant conduire à
considérer les militaires comme les seuls adeptes du culte. Si un certain
nombre d’entre eux avoisinent les postes fortifiés et les camps des légions,
d’autres sont implantés à proximité des voies de communication, parfois
aux portes des villes, dans des quartiers fréquentés par les voyageurs et
les soldats, comme ceux de Königshofen et Bisheim, en Alsace3, voire en
pleine nature, comme celui de la grotte du Halberg, l’une des collines
surplombant Sarrebrück, ou celui de Schwarzerden. Si les mithraea rupes-
tres sont nombreux dans les provinces danubiennes, ils sont toutefois
moins fréquents en Occident où, à plusieurs reprises, le Tauroctone est
associé à des cultes des sources (Septeuil, Vieu, Alésia en Gaule, Mackvil-
ler en Germanie, Caldas de Reyes en Espagne)4, ce qui ne peut surprendre
pour un culte où l’eau joue un rôle si important, dans les repas comme
lors des initiations. À l’entrée des mithraea, l’eau est toujours présente
pour les ablutions et les purifications.
On repère dans les inscriptions de nombreux non-militaires, sans doute
des commerçants pour beaucoup d’entre eux5, parfois de condition mo-
deste, mais pas seulement. L’épigraphie nous fait également connaître,
parmi les mithriastes d’Occident, des fonctionnaires, des notables munici-
paux, des artisans, des agents d’affaires, des affranchis mais aussi, à

1.  E. et J. R. Harris, The Oriental Cults in Roman Britain, ÉPRO 6, Leyde, 1965, p. 1-54.


2.  M. J. Vermaseren, Der Kult des Mithras im römischen Germanien, Stuttgart, 1974 ; I. Huld-Zetsche,
« Der Mithraskult in den germanischen Provinzen », dans W. Spickermann (éd.), Religion in den 
germanischen Provinzen, Tübingen, 2001, p. 339-359.
3.  E. Kern, « Le mithraeum de Biesheim-Kunheim (Haut-Rhin) », Revue du  Nord 73, no 292, 1991,
p. 59-65. Fouillé entre 1976 et 1979, il a livré de très nombreuses tuiles estampillées de plusieurs
légions.
4.  J. Muñoz García-Vaso, « Sacralidad de las aguas en contextos arqueológicos de culto mitraico »,
dans M. J. Peréx Agorreta, C. M. Escorza (éds), Termalismo antiguo : I Congreso peninsular, Arne-
dillo (La Rioja), 3-5 octubre 1996, Madrid, 1997, p. 169-178.
5.  J. Muñoz García-Vaso, « Evidencias mercantiles en contextos arqueológicos mitraicos », Espacio, 
Tiempo y Forma II, 2, 1989, p. 153-170.

154
Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

l’occasion, des esclaves, révélant une grande hétérogénéité sociale. À Elu‐


sa (Eauze), en Aquitaine, le pater de la communauté, un affranchi
d’origine gréco-orientale, est un vendeur d’habits (vestiarius) (CIMRM
888) ; à Venetonimagus (Vieu en-Val-Romey), en Lyonnaise, c’est un méde-
cin d’origine orientale et servile ayant réussi dans sa profession qui exerce
la fonction de pater (CIMRM 911). Tous sont des hommes même si, à
l’occasion, on a pu, à Rome et à Ostie notamment, mettre quelques fem-
mes en relation avec Mithra. Mais le fait de concéder une partie de sa villa
ou de sa domus pour y installer un lieu de culte mithriaque ne transforme
pas pour autant la propriétaire des lieux en une adepte de Mithra.
Les mithraea régulièrement mis au jour apportent là encore une docu-
mentation précieuse1, surtout si l’on s’attache à l’étudier dans sa globalité
et non en se contentant des reliefs et des inscriptions : la poterie, la vais-
selle2, les reliefs sacrificiels3 sont autant de sources d’information long-
temps négligées4. Ainsi, le mithraeum de Forum Claudii Vallensium (Marti-
gny), en Germanie Supérieure, mis au jour en 1993 a-t-il livré plus de 2000
monnaies, fragments de cristal de roche, récipients en terre cuite, etc.5 Ce
mithraeum, édifié durant la seconde moitié du IIe siècle, fut détruit en deux
phases à la fin du IVe et au début du Ve siècle. Mesurant 23,36 m sur 8,95
m, il se composait d’un vestibule presque carré auquel on accédait par
une porte latérale. On y a découvert plusieurs foyers. Une sacristie (appa‐
ratorium) était réservée dans un de ses angles. De ce vestibule, on accédait
au spelaeum en descendant trois marches. Cette salle, longue de 14,40 m,
était bordée de deux banquettes sur lesquelles s’allongeaient obliquement
les mithriastes pour participer aux cérémonies. Au fond du spelaeum se
trouvait un podium précédé de quelques marches sur lequel étaient dis-

1.  Voir, récemment, les données nouvelles concernant ceux de Mayence : I. Huld-Zetsche, Ein 
Mithräum  in  Mainz, Mayence, 2003 ; de Tienen : M. Martens, « Re-thinking sacred “rubbish” :
the ritual deposits of the temple of Mithras at Tienen (Belgium) », JRA 17, 2004, p. 333-353 ; de
Güglingen : A. Brodbeck, « Die römischen Wandmalereifragmente aus dem Mithräum II in
Güglingen, Kreis Heilbronn. Technologischer Aufbau, Restaurierung, Präsentation », Denkmalp‐
flege in Baden‐Württemberg 35, 4, 2006, p. 213-219.
2.  C. Plouin-Fortuné, « Les vases cultuels découverts dans le mithraeum de Biesheim (Haut-
Rhin) », Société  Française  d’Étude  de  la  Céramique  Antique  en  Gaule,  Actes  du  congrès  de  Vallauris,
Marseille, 2004, p. 269-276.
3.  M. Martens, A. Lentacker & A. Ervynck, « Restes d'un festin en l'honneur de Mithra et autres
dépôts rituels dans le vicus de Tirlemont », dans S. Lepetz, W. Van Andringa (éds), Archéologie 
du sacrifice animal en Gaule romaine – Rituels et pratiques alimentaires, Montagnac, 2008, p. 273-278.
4.  Voir les nombreuses contributions réunies dans l’important ouvrage de M. Martens, G. De Boe,
Roman Mithraism : the evidence of the small finds, Bruxelles, 2004 ; citons par exemple A. Lentac-
ker, A. Ervynck & W. Van Neer, « The symbolic meaning of the cock. The animal remains from
the mithraeum at Tienen (Belgium) », p. 57-80 ; T. Luginbühl, J. Monnier & Y. Mühlemann, « Le
mithraeum  de la villa d'Orbe-Boscéaz (Suisse) : du mobilier aux rites », p. 109-133 ; R. Gordon,
« Small and miniature reproductions of the Mithraic icon : reliefs, pottery, ornaments and
gems », p. 259-283.
5.  F. Wiblé, « Le Mithraeum de Forum Claudii Vallensium, Martigny (Valais) », Archäologie  der 
Schweiz 18, 1995, p. 2-15.

155
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

posés des autels à offrandes consacrés par des personnages importants de


la cité. Le tout était dominé par l’image rituelle de la tauroctonie figurant
le dieu Soleil invincible Mithra tuant le taureau blanc en lui enfonçant un
poignard au défaut de l’épaule. Les innombrables petits artefacts décou-
verts lors des fouilles avaient été soit employés lors des cérémonies en
tant qu’offrandes ou objets liés au repas, soit déposés comme offrandes
lors de la construction du sanctuaire.
Comme à Biesheim ou à Martigny, les monnaies retrouvées dans plu-
sieurs sanctuaires indiquent que leur destruction parfois violente se situe
généralement à l’extrême fin du IVe siècle plutôt qu’à la fin du IIIe, s’ils
n’ont pas été abandonnés plus tôt, suivant un mouvement plus général de
déplacement des populations, tel le mithraeum de Wiesloch en Germanie,
dont la fin est à situer vers 260, lorsque le vicus lui-même est déserté par
sa population1.

Conclusion

Comme on vient de le voir, l’expression « religions orientales » s’avère


désormais bien peu pertinente pour traiter de cultes qui n’ont finalement
plus vraiment de raison d’être étudiés ensemble, à l’exclusion des autres
cultes du monde gréco-romain. Toutefois, on ne peut nier que ces cultes
possédaient en commun d’affirmer un haut degré de cohésion socio-
religieuse, avec des adeptes conscients de n’être pas simplement les dé-
vots traditionnels d’un culte plus ou moins topique, qui serait limité à une
cité ou à une région, mais les serviteurs de divinités transcendant espaces
et territoires. Dans le cadre de l’Empire, ces cultes, officiels ou non, pu-
blics ou privés, mystériques ou pas, ont joué un rôle essentiel : procurer à
leurs adeptes de nouvelles identités religieuses.

Bibliographie

Sur les « religions orientales »


• CUMONT F., Les Religions  orientales dans  le  paganisme  romain, Paris, 1929 (4e éd. re-
vue, illustrée et annotée).
• TURCAN R., Les cultes orientaux dans le monde romain, Paris, 20043 (1re éd. 1989).
• BONNET C., RÜPKE J. & SCARPI P. (éds), Religions orientales‐culti misterici. Neue Pers‐
pektiven‐nouvelles perspectives‐prospettive nuove, Stuttgart, 2006.

1.  A. Hensen, « Das Mithräum im Vicus von Wiesloch », Archäologische Nachrichten aus Baden 51,2,


1994, p. 30-37.

156
Les « religions orientales » dans les provinces occidentales sous le Principat

• BONNET C., RIBICHINI S. & STEUERNAGEL D. (éds), Religioni in contatto nel Mediterra‐


neo antico. Modalità di diffusione e processi di interferenza, Atti del 3 colloquio su « Le
religioni orientali nel mondo greco e romano », Loveno di Menaggio (Como), 26-28
maggio 2006, Mediterranea 4, Pise, 2008.

Sur Cybèle et Attis


• VERMASEREN M. J., Cybele and Attis. The Myth and the Cult, Londres, 1977.
• VERMASEREN M. J., Corpus  Cultus  Cybelae  Attidisque  (CCCA), ÉPRO 50, 7 vol.,
Leyde, 1977-1989.
• BORGEAUD Ph., La Mère des dieux. De Cybèle à la Vierge Marie, Paris, 1996.
• LANE E. N. (éd.), Cybele, Attis and Related Cults: Essays in Memory of M. J. Vermase‐
ren, RGRW 131, Leyde, 1996.

Sur Isis et Sarapis


• BRICAULT L., Atlas de la diffusion des cultes isiaques, Paris, 2001.
• BRICAULT L., Recueil  des  inscriptions  concernant  les  cultes  isiaques (RICIS), 3 vol.,
Paris, 2005.
• MALAISE M., Pour une terminologie et une analyse des cultes isiaques, Bruxelles, 2005.
• BRICAULT L. (dir.), Bibliotheca Isiaca I, Bordeaux, 2008.

Sur Mithra
• VERMASEREN M. J., Corpus  Inscriptionum  et  Monumentorum  Religionis  Mithriacae
(CIMRM), La Haye, 1956-1960, 2 vol.
• TURCAN R., Mithra et le mithriacisme, Paris, 20002 (1re éd. 1981).
• CLAUSS M., The Roman Cult of Mithras, the God and his mysteries, Edinburgh, 2000.
• MARTENS M., DE BOE G., Roman Mithraism: the evidence of the small finds, Bruxelles,
2004.

157
Les martyrs de Lyon (177)
et les débuts du christianisme en Gaule
Marie-Françoise Baslez
Professeur d’histoire ancienne à l’université de Paris XII-Val de Marne

Les communautés chrétiennes de Lyon et de Vienne, dans la vallée


rhodanienne, nous apparaissent déjà constituées lors de la grande persé-
cution dont elles furent victimes sous Marc-Aurèle en 177. Avec des
communautés d’Afrique, connues à la même période et dans le même
contexte, ce sont les seules implantations chrétiennes attestées dans
l’Occident romain au IIe siècle. L’histoire de leurs origines doit donc être
tirée du récit de la persécution, qui consiste en une lettre envoyée par les
Églises de Vienne et de Lyon à celles de la province d’Asie et de Phrygie,
en Orient1 : c’est un document exceptionnellement long, peut-être dû à
l’évêque Irénée, qui prit la tête de la communauté après l’épreuve, mais il
développe une doctrine du martyre à travers des figures emblématiques
plutôt qu’il ne retrace l’histoire et le fonctionnement des communautés.
Bien qu’il se présente comme un témoignage oculaire, il obéit à des inten-
tions théologiques et s’inscrit dans un débat sur la mort volontaire et dans
une littérature de martyre véhiculant des stéréotypes2. Prudence et réser-
ves sont donc de mise. Le document a cependant un double intérêt histo-
rique : il éclaire, bien sûr, les rapports du christianisme avec l’État romain
et la société locale, à travers l’analyse des causes et du déroulement de la
persécution, mais il permet aussi d’appréhender quelque peu les origines
de ces premières communautés chrétiennes d’Occident à travers l’ono-
mastique et les références culturelles ou religieuses des martyrs. La ques-

1.  Transmise par l’auteur de la première histoire générale de l’Église sous le règne de Constantin,
Eusèbe de Césarée, Histoire  ecclésiastique  5, 1-53, abrégée HE  dans la suite de cette étude, à
consulter dans l’édition bilingue grec-français des Sources Chrétiennes 41, Tome II, édition et
traduction de G. Bardy, Les Éditions du Cerf, Paris, réédition 1994 (Paris). L’anniversaire de
l’événement en 1977 a été l’occasion d’un Colloque international, qui documente tous les as-
pects de la question : Les martyrs de Lyon (177), éds Rougé J. et Turcan R., Colloques internatio-
naux du CNRS 575, 1978 (Paris), 328 pp.
2.  La distinction conventionnelle en termes de degré d’authenticité, qui avait été autrefois établie
par les hagiographes entre les Actes, qui auraient repris les procès-verbaux officiels, les Marty-
res, qui auraient relevé du témoignage oculaires et les Passions, qui seraient des récits plus tar-
difs et plus distancés, apparaît aujourd’hui caduque : voir Baslez M.-F., Les  persécutions  dans 
l’Antiquité. Victimes, héros, martyrs, Fayard, 2007 (Paris), p. 8.

158
Les martyrs de Lyon (177) et les débuts du christianisme en Gaule

tion de la christianisation croise ainsi celle des relations de la métropole


des Gaules avec Rome et avec l’Orient.

L’arrivée du christianisme en Gaule :


une religion orientale parmi d’autres

La géographie est suffisamment éloquente : les Églises de Vienne et de


Lyon constituent deux foyers isolés de christianisme, qui n’ont pas essai-
mé dans les Gaules. On pense donc à un mouvement qui a remonté la
vallée du Rhône, axe de navigation fluviale et commerciale, et on conclut
en général à l’antériorité de l’implantation de Vienne sur celle de Lyon :
l’Église de Vienne est nommée la première dans la lettre ; un seul diacre
est mentionné, qui est diacre de l’Église de Vienne1. Ce fut l’itinéraire de
toutes les religions venues de l’Orient – cultes isiaques et culte de Cybèle
en particulier – qui arrivèrent en Gaule2.  Cependant, contrairement à ce
que l’on constate dans d’autres provinces, la diffusion du christianisme ne
s’appuie pas dans cette région sur le réseau de la Diaspora juive, qui est
inexistant à cette date. L’implantation lyonnaise ne saurait étonner : du-
rant toute leur préhistoire, entre le Ier et le IIIe siècle, les missions chrétien-
nes ont assez systématiquement visé les capitales provinciales, pour utili-
ser au mieux le maillage de l’empire romain et pouvoir relayer l’évangéli-
sation de proche en proche3. La colonie romaine de Lyon a d’abord le rôle
de carrefour routier, ainsi qu’une fonction de rassemblement puisqu’elle
est le lieu du culte fédéral des Trois Gaules. Tout cela est partout caracté-
ristique des premières fondations chrétiennes dans l’Orient romain.
Ces deux Églises sont hellénophones et maintiennent des relations avec
des Églises d’Asie, sans qu’il faille nécessairement conclure, comme on l’a
fait longtemps, à une filiation directe. La lettre sur la persécution de 177
est adressée spécifiquement « aux Églises d’Asie et de Phrygie », mais cela
peut se justifier dans le cadre plus large de la construction d’une théologie
du martyre. À cette date, les Églises d’Asie Mineure, surtout en Phrygie,
sont secouées par le mouvement montaniste, un mouvement charismati-
que très radical4, qui pousse au martyre ; à l’opposé de ces excès, les chré-
tiens de Vienne et de Lyon veulent démontrer leur orthodoxie et diffuser

1.  Sur la fonction et le rôle des diacres, voir ci-dessous.


2.  Turcan R., Les  religions  de  l’Asie  dans  la  vallée  du  Rhône,  EPRO 30, 1972 (Leyde) ; voir aussi du
même, Les religions « orientales » à Lugdunum en 177, Les martyrs de Lyon, p. 195-208.  
3.  Baslez M.-F., Comment notre monde est devenu chrétien, CLD, 2008 (Tours), p. 49-53. 
4.  Les  persécutions,  p. 204-216. Voir en particulier Kraft H., Die lyoner Märtyrer und der Monta-
nismus, Les martyrs de Lyon, p. 233-247. À Lyon en 177, comme en d’autres situations de persé-
cution, les martyrs usent du charisme de l’inspiration qui leur est reconnu pour désigner le fu-
tur évêque et le recommander dans une lettre à l’évêque de Rome.

159
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

l’image du « bon martyre », c’est-à-dire d’une mort acceptée et non pas


recherchée. Leur lettre peut s’inscrire dans un contexte polémique et par-
ticiper d’un débat doctrinal et disciplinaire, qui prenait souvent la forme,
à l’époque, d’échanges épistolaires1. En définitive, ce qui permet
d’affirmer l’origine orientale de la chrétienté lyonnaise, c’est sa langue
d’usage, qui est le grec, comme à Rome, et l’onomastique pour une partie,
au moins, des convertis. En fait, l’onomastique est mixte : certains martyrs
ont des noms latins, peut-être des diminutifs ou des noms emblématiques,
comme le diacre Sanctus ou l’esclave Blandine. Mais les plus notables
portent des noms grecs, comme Attale, qui est un citoyen romain,  ou
Alexandre, dont on précise à la fois la profession – il est médecin – et la
région d’origine, la Phrygie, ou encore Vettius Epagathus, au gentilice
romain et au cognomen oriental, qui se présente comme un avocat. Surtout,
celui qui fait fonction d’évêque en 177 et qui décède en prison est un Grec
ou un Oriental hellénisé, Pothin (Potheinos) et, pour lui succéder, les mar-
tyrs vont choisir et imposer Irénée (Eirenaios), un brillant intellectuel, issu
de l’Église de Smyrne, en Asie Mineure, et formé par l’évêque Polycarpe,
qui subit le martyre à Smyrne dans les années 150. Mais il semble
qu’Irénée fasse des va-et-vient entre Lyon et Rome, qu’il a gagné en pas-
sant par Corinthe et où il participe aux controverses théologiques accom-
pagnant la constitution du Canon2 et la définition de l’orthodoxie. Son
choix comme évêque suffit donc à indiquer que, dès ses origines, le chris-
tianisme lyonnais est dans la mouvance de l’Église de Rome et que
l’évangile qui y fut prêché était déjà passé au filtre romain, même si les
prédicateurs étaient des Orientaux3. Il y avait des voyages et des échanges
épistolaires constants entre les Églises de Lyon et de Rome, et l’influence
romaine se signale aussi dans le calendrier liturgique : Pâques est fêtée à
Lyon à la même date qu’à Rome et non pas à la date retenue par les chré-
tiens d’Orient. Cela confirme une observation que l’on peut faire dès les
années 65, à partir de la dernière épître de saint Paul : seuls les réseaux
romains pouvaient fournir à un Oriental l’infrastructure nécessaire pour
une mission dans la partie occidentale et latinophone de l’Empire, long-
temps terra  incognita pour les Orientaux hellénisés4. Des intermédiaires

1.  Comment notre monde est devenu chrétien, p. 122-127. 


2.  Les écrits retenus comme révélés, qui vont constituer la Bible chrétienne.
3.  Piétri Ch., » Les origines de la mission lyonnaise », Les martyrs de Lyon, p. 249-255.
4.  Épître aux Romains, 15, 24, où Paul ne présente Rome que comme une étape ; il continue
d’ailleurs en développant la mise en réseaux des Églises de Macédoine et d’Achaïe pour collec-
ter et convoyer une aide financière jusqu’à Jérusalem (Rm 15, 25-28). Ibidem,  16 (salutations) :
voir Jewett R., Paul, Phoibè and the Spanish mission, The Social World of Formative Christianity 
and Judaism : Essays in Tribute of Howard Clark Kee, Fortress Press, 1988 (Philadelphie) p. 144-164.
Dans le milieu du judaïsme hellénisé, il faut attendre Paul et l’historien Josèphe, à la fin du Ier
siècle, pour que soient prises en compte les provinces occidentales d’Ibérie, puis de Gaule. Phi-
lon d’Alexandrie les ignore.

160
Les martyrs de Lyon (177) et les débuts du christianisme en Gaule

romains sont d’autant plus nécessaires, quand fait défaut le réseau de la


Diaspora, ce qui est le cas en Gaule comme en Ibérie. Il est peu probable
que cette trajectoire chrétienne de l’Orient vers l’Occident en passant par
Rome ait existé dès l’âge apostolique, c’est-à-dire dès la fin du Ier siècle :
en effet, Il n’y a aucune trace que Paul ait réellement effectué dans les
provinces ibériques la mission qu’il envisageait vers 65.
Les premières Églises de Vienne et de Lyon, furent donc sans doute des
communautés majoritairement hellénophones, encore que le diacre Sanc-
tus ait parlé latin1. Le grec était la langue d’usage des immigrés orientaux,
ainsi qu’en témoignent des inscriptions funéraires de Lyon. Dans ces
communautés d’immigrés, tous ne sont pas des marchands, puisqu’on
connaît un médecin et un juriste. C’est un milieu mêlé, où, comme sou-
vent ailleurs, le marchand cultivé peut se confondre avec l’intellectuel qui
fait des affaires, l’appartenance religieuse n’étant pas toujours évidente.
Par exemple, il est difficile de déterminer la fonction et la religion d’un
Syrien, Euktenios Julianus, mort et enterré à Lyon2 : il appartenait au mi-
lieu des notables en ligne paternelle et maternelle ; il voyagea beaucoup ;
il fut un orateur brillant « quand il parlait aux Celtes », « apportant en
présent aux Celtes et à la terre d’Occident, tout ce que Dieu a fixé de por-
ter à la terre d’Orient ». S’agit-il d’une discrète confession de foi mono-
théiste ? on en a fait parfois un chrétien ou un crypto-chrétien, puis-
qu’aussi bien à Rome, les chrétiens ne s’identifient dans les catacombes
qu’au milieu du IIIe siècle ; mais on peut tout aussi vraisemblablement le
reconnaître comme un de ces rhéteurs ou sophistes, tels que l’Asie en
produisait en grand nombre au IIe siècle, tant il s’agit d’une rhétorique
conventionnelle3. Dans tous les cas, le milieu des Orientaux de Lyon, où
apparut le christianisme, était un milieu cultivé, comme la première Église
de Carthage à la même époque.
Les premiers groupes chrétiens s’y structurent d’abord dans le cadre
domestique des familiae, associant maîtres, esclaves et affranchis. À titre
d’exemple emblématique, la jeune esclave Blandine, figure de proue de
l’Église persécutée, est emprisonnée en même temps que sa maîtresse, qui
s’inquiète pour elle ; d’autres esclaves furent arrêtés en même temps que
leurs maîtres et soumis à la torture, les uns demeurant fidèles jusqu’à la
mort et d’autres, au contraire, chargeant des maîtres dont ils ne parta-
geaient pas volontairement la foi. Au moment de la persécution, l’orga-
nisation communautaire apparaît encore embryonnaire, ce qui pourrait
révéler une fondation récente. La hiérarchie ministérielle est incomplète,
car la lettre ne mentionne aucun « prêtre » (Ancien) et un seul diacre pour

1.  HE 5, 1, 20.
2.  Épitaphe publiée par Pouilloux J., Journal des Savants 1975, p. 47-75.
3.  Jones C.P., « L’inscription grecque de Saint-Just », Les martyrs de Lyon, p. 119-127.

161
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

deux Églises. L’évêque, qui représente l’autorité établie, élue par les fidè-
les selon des normes de dignité et de reconnaissance sociale qui remon-
tent, en Asie, au IIe siècle, est désigné à Lyon par une périphrase comme si
la charge n’y était pas encore stabilisée1 ; d’après des textes contempo-
rains, il préside les liturgies, mais gère aussi les ressources communes et
en assure la redistribution parmi les plus démunis. Le diacre est plus spé-
cifiquement chargé des œuvres sociales, qui prennent une importance
particulière en période de persécution, avec les visites aux prisonniers. Le
fait que la lettre ne mentionne qu’un évêque et qu’un diacre pour deux
Églises (de Lyon et de Vienne) et ne cite aucun prêtre, pourrait aussi don-
ner à penser que la communauté n’est pas encore très nombreuse.
D’ailleurs, elle ne retient que dix noms de martyrs, ce qui correspond au
chiffre moyen de victimes pour une persécution locale dans le cadre d’une
cité2.

Une communauté religieuse parmi d’autres :


les tensions intercommunautaires
dans une ville romaine

L’affaire des martyrs de Lyon n’est pas claire à ses débuts, car la lettre
des Églises ne dit rien des causes immédiates de la persécution. Elle ne le
devint qu’après les premiers aveux et les premières dénonciations, obte-
nues lors de l’instruction. Les convertis furent dès lors poursuivis par
l’application automatique du droit romain et d’une jurisprudence rappe-
lée par un rescrit de Trajan en 112 : le christianisme faisait l’objet d’un
interdit légal, même si les chrétiens ne devaient pas être recherchés, ni
systématiquement poursuivis3, sauf en cas, bien sûr, de provocation, de
trouble et de désordre. Les dénonciations, procédure normale de la justice
romaine4, étaient donc nécessaires pour mettre en branle l’action judi-
ciaire. À Lyon, celles-ci s’enchaînèrent et c’est ainsi que la persécution prit
de l’ampleur, selon le même processus qu’en Bithynie en 112. La lettre
retrace trois étapes de la persécution : une réaction populaire qui interdit
d’abord l’accès des lieux publics aux chrétiens avant d’en arriver à des
violences : l’intervention des autorités municipales et du tribun de la co-
horte urbaine pour rétablir l’ordre, ce qui conduit aux premières arresta-
tions, puis à une vague de dénonciations ; enfin, l’ouverture d’une en-
quête sur les chrétiens, diligentée par le légat impérial quand il arrive

1.  HE 5, 1, 11.
2.  Les persécutions, p. 232-244.
3.  Ce texte célèbre est conservé dans Pline, Lettres 10, 97.
4.  Voir Rivière Y., Les Délateurs sous l’Empire romain, BEFAR 311, École Française de Rome, 2002.

162
Les martyrs de Lyon (177) et les débuts du christianisme en Gaule

dans la ville. Mais l’événement déclencheur reste inconnu. Toutes les


éventualités ont été proposées et pesées lors du Colloque international de
1977, car nous pouvons seulement utiliser le contexte et raisonner par
analogie pour éclairer les débuts d’une affaire, qui ne pose pas seulement
un problème juridique, mais ouvre aussi la question de la place des chré-
tiens dans la cité.
Depuis la fin du XXe siècle, nous sommes de plus en plus sensibles à
l’importance pris par le mouvement associatif dans les villes de l’Empire
romain, mouvement dont participent évidemment les premières fonda-
tions chrétiennes. Il s’agit à la fois de minorités ethniques, de confréries
religieuses, vouées à des cultes publics de la cité et de l’Empire aussi bien
que privés, de corporations professionnelles, de collegia  tenuiorum, prati-
quant l’entraide sociale au bénéfice des plus humbles, et, enfin d’asso-
ciations volontaires rassemblant des gens par affinités1. Bien entendu,
plusieurs objectifs et motifs peuvent se combiner au sein d’une même
association. L’explosion du mouvement associatif dans les villes de
l’Empire a eu deux effets opposés. D’une part, les appartenances multi-
ples étaient la règle, surtout pour les notables, si bien que les associations
ont pu contribuer à l’homogénéisation de la population en renforçant le
tissu social et en facilitant l’intégration des étrangers et des affranchis.
Mais les pouvoirs publics pouvaient craindre aussi des réactions commu-
nautaristes de repli, le monothéisme des Juifs et des chrétiens constituant
un facteur d’exclusivisme aggravant. Enfin, certaines associations ont fait
du lobbying, comme, par exemple, les métiers de la viande en Bithynie en
112, qui s’en prirent aux chrétiens de la province, parce que les conver-
sions vidaient les marchés.
On peut projeter toutes ces configurations à Lyon pour tenter
d’expliquer la persécution de 177. Étant donné la violence populaire indé-
niable, qui outrepassa dès le début la procédure judiciaire en se livrant au
pillage et aux lynchages, on a pu suggérer que l’événement catalyseur
avait été la rencontre de deux cortèges religieux, celui des chrétiens et
celui des dévots de Cybèle, en cette année 177 où la fête des Hilaries a pu
tomber à la même date que le Vendredi Saint, jour où l’on commémore la
mort du Christ. Des rixes auraient éclaté, suivies d’un véritable po-
grom2… Certes, le culte de Cybèle, la Grande Mère phrygienne, était un

1.  Voir, par exemple, Voluntary  Associations  in  the  Graeco‐Roman  World, éds Kloppenborg J.S. et
Wilson St.G., Routledge, 1996 (Londres et New York) ; Les Communautés religieuses dans le monde 
gréco‐romain. Essai de définition, Belayche N. et Mimouni S. éds, Bibliothèque de l’École des Hau-
tes Études en Sciences Religieuses 117, Brepols, 2003 (Turnhout). 
2.  Hypothèse d’Amable Audin, discutée par Turcan R., « Les religions orientales à Lugdunum en
177 », dans Les Martyrs de Lyon, p. 69-70.

163
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

culte de mort et de résurrection, construit autour du mythe d’Attis1, qui


aurait pu considérer le christianisme comme un concurrent. Il possédait
ses propres confréries. C’était enfin le plus ancien culte oriental implanté à
Rome, où il avait été reçu officiellement à la fin du IIe siècle avant notre
ère et il soutenait de plus en plus activement le culte impérial, puisque le
taurobole était célébré pour l’empereur. L’opposition entre les deux com-
munautés traduirait la différence entre un culte oriental intégré, celui de
Cybèle, et un culte monothéiste, qui devait prouver différemment son
loyalisme à l’empereur. La question du culte impérial est d’ailleurs une
autre hypothèse avancée pour expliquer la persécution par une réaction
religieuse : la crise aurait éclaté le jour de la fête commémorative de la
dédicace de l’autel du culte impérial2, où l’on aurait constaté l’abstention
massive de ceux que l’on connaissait comme chrétiens, ce qu’on aurait
interprété comme une défection. Les chrétiens seraient apparus comme
des ennemis de l’ordre romain, partant du genre humain, ce qui pourrait
expliquer les accusations de crimes contre nature (inceste et anthropopha-
gie), qu’on répandit contre eux pour manipuler l’opinion, encore qu’elles
aient été conventionnelles dans les manifestations anti-juives et anti-
chrétiennes.
L’hypothèse d’une réaction religieuse se heurte à deux points du récit
laissé par les survivants. D’abord, celui-ci fait état d’une bonne intégration
antérieure des chrétiens aux réseaux de relations civiques et de leur réelle
visibilité : les chrétiens se disent identifiés par la population. D’autre part,
il ne saurait s’agir d’une manifestation spontanée, puisqu’avant même le
début de la persécution, les chrétiens avaient été déjà interdits de ré-
unions, que celles-ci se tiennent dans des lieux publics ou des maisons
privées3. À Lyon, la suspension des libertés associatives précède la persé-
cution des chrétiens à proprement parler, comme si celle-ci résultait de
leur activité et de leur visibilité excessives. C‘est justement le cas de figure
observable en Bithynie en 112, que nous fait connaître la lettre du gouver-
neur romain, Pline, et où la réaction anti-chrétienne fut menée par les
notables municipaux, pour défendre les intérêts des corporations des
sanctuaires publics4. On pourrait alors penser qu’à Lyon aussi, ces inter-
dits préalables résultent de l’agitation des réseaux associatifs et imputer la
persécution aux intérêts des notables et de certaines corporations liés au

1.  Attis est le jeune dieu phrygien, dont on célèbre chaque année la mort, le deuil et la résurrec-
tion au printemps et qui représente, comme d’autres jeunes dieux orientaux, le renouveau sai-
sonnier de la végétation et de la vie auprès de la Grande Mère Phrygienne, déesse de la nature
et de la fertilité.
2.  Le Glay M., « Le culte impérial à Lyon au IIe siècle ap. J.-C. », Les martyrs de Lyon, p. 19-31.
3.  HE 5, 1, 5-6.
4.  Les persécutions, p. 277-279.

164
Les martyrs de Lyon (177) et les débuts du christianisme en Gaule

culte impérial1, intérêts que menaçaient l’absentéisme et, peut-être, le


prosélytisme des chrétiens. La violence populaire fut d’abord dirigée
contre des notables convertis : Attale, qui avait obtenu la citoyenneté ro-
maine, fut le premier à en faire les frais, de même que le médecin Alexan-
dre, qui fut arrêté arbitrairement, alors qu’il ne s’était pas déclaré chrétien.
C’est pourquoi le gouverneur en référa à l’empereur pour fixer le sort des
autres citoyens romains arrêtés et les expédia à Rome afin de leur éviter la
vindicte populaire.
En tout état de cause, la persécution lyonnaise de 177 semble avoir ré-
sulté de tensions intercommunautaires, qui ébranlèrent le groupe des
notables en voie d’intégration. Dans une seconde phase, l’attitude du
gouverneur romain fut déterminée par des questions d’ordre public et la
proximité de la grande fête fédérale du culte impérial, qui rassemblait des
délégués des Trois Gaules au début du mois d’Août.

Le martyre : événement local et culture du spectacle

Le christianisme avait été déclaré religion illégale par une décision im-
périale ou sénatoriale, dont nous ignorons la date et la nature. La
condamnation à la déportation ou à la mort était donc inévitable à partir
du moment où un accusé confirmait et réitérait son appartenance chré-
tienne lors de l’interrogatoire mené par le gouverneur, dont le devoir était
précisément d’identifier les chrétiens et de les prendre en flagrant délit en
les plaçant devant le choix de l’abjuration. Le crime était d’« être chré-
tien » ; c’est l’attendu de la condamnation à mort que portait le supplicié
sur un écriteau, ainsi Attale, ce citoyen romain qui fut l’un des premiers
chrétiens exécutés à Lyon2. La torture et l’incarcération, dans des condi-
tions très pénibles, étaient pratiquées comme une sorte de délai de ré-
flexion, pour inciter les accusés à abjurer. À Lyon, comme dans d’autres
situations de persécution, il y eut des abjurations, surtout en prison, peut-
être en assez grand nombre. Mais on n’oubliera pas que l’objectif du légat
et, au-delà, de l’État impérial n’était pas d’éradiquer cette religion nou-
velle, mais d’en réintégrer les fidèles dans l’ordre romain. La tolérance
romaine avait ses limites, qui sont aisément compréhensibles. Tous les
cultes de l’Empire devaient contribuer au bien commun, ce qui impliquait
la participation aux rituels publics ; les particularismes religieux étaient
tolérés dans la mesure où il s’agissait pour une communauté ethnique de
célébrer ses « dieux ancestraux » selon ses « rituels ancestraux », ce qui

1.  Thèse défendue par Cracco Ruggini L., « Les structures de la société lyonnaise et de l’économie
lyonnaise au IIe siècle », dans Les Martyrs de Lyon, p. 69-79.
2.  HE 5, 1, 44.

165
II. Réactions des Occidentaux. 3. Transformations des religions

donnait une place au monothéisme juif, mais non au christianisme qui


n’est pas la religion d’un peuple1. D’une manière significative, le diacre
Sanctus se refuse à donner tout élément d’état-civil, ce qui le fait apparaî-
tre comme un individualiste marginal2. Comme l’avait fait le proconsul de
Bithynie en 112, le légat de Lyonnaise en référa lui aussi à l’empereur,
Marc-Aurèle, qui répondit d’appliquer la procédure habituelle : relâcher
les apostats et condamner les autres à mort3. 
Mais, dans la deuxième phase, il y eut aussi la dimension locale que le
légat devait prendre en compte. La grande fête des Trois Gaules incluait
des Jeux, luttes et chasses, données dans l’amphithéâtre dont le site a été
identifié sur la colline de la Croix Rousse4. Depuis l’année précédente, en
176, l’empereur Marc-Aurèle avait autorisé l’utilisation de condamnés de
droit commun pour remplacer les gladiateurs de métier ad bestias. C’est ce
qui explique l’image définitivement popularisée du martyr affronté aux
lions, qui récupérait d’ailleurs la figure biblique de Daniel dans la fosse
aux lions et la théologie du martyre qu’expose le livre éponyme.
L’exécution de chrétiens lors des Jeux de l’amphithéâtre en faisait donc
un événement de la vie municipale et relevait de la culture du spectacle,
par lequel se constituait le consensus populaire autour de l’empereur ou
de son représentant, ainsi que l’a bien montré Glen Bowersock5. Les
conditions des exécutions font définitivement sortir le christianisme de la
marginalité en l’exposant au grand jour et en le confrontant aux valeurs
de la communauté civique et de l’ordre romain. Les chrétiens en ont com-
pris l’enjeu, à Lyon comme ailleurs, ce qui explique la mise en scène à
laquelle procède le récit. La lettre des chrétiens de Lyon et de Vienne
s’étend moins que d’autres textes de martyres sur le loyalisme des chré-
tiens, que manifestait leur prière pour les autorités de l’Empire. Il s’agit
surtout de médiatiser les valeurs chrétiennes : l’entraide que les chrétiens
se portent les uns aux autres, surtout en prison, et qui frappa réellement
les contemporains, en contribuant à en écarter le soupçon d’être une
secte ; une fraternité qui dépasse les discriminations statutaires, sans re-
mettre en question pour autant l’ordre social. Le récit lyonnais se présente
comme une illustration de la nouvelle anthropologie chrétienne, selon
laquelle il n’y a plus dans l’Église de différence de sexe, d’origine ou de
statut. La figure de proue des martyrs de Lyon est celle de l’esclave Blan-

1.  Garnsey P., « Religious Toleration in classical Antiquity », Persecution  and  Toleration, éd.
W.J. Sheila, Blackwell, 1984 (Oxford), p. 1-27.
2.  HE 5, 1, 20.
3.  HE 5, 1, 44-47.
4.  Identification par l’inscription monumentale de fondation, trouvée en 1958 et datée de 19.
5.  Rome et le martyre, traduction française, Champs Flammarion, 2002 (Paris).

166
Les martyrs de Lyon (177) et les débuts du christianisme en Gaule

dine, qui éclipse totalement dans le récit celle de sa maîtresse1, et qui de-
vient au fil de la narration l’inspiratrice du groupe des martyrs. Les auto-
rités romaines ne s’y trompent pas, qui la réservent pour le dernier jour
des Jeux, comme clou du spectacle. Blandine est un leader  paradoxal,
puisqu’elle est jeune, faible, femme et esclave2.
Dans l’Antiquité chrétienne, on devient un « martyr », non pas pour
des faits particuliers, mais parce que les autres vous ont reconnu comme
tel. Les martyrs de 177, les personnages de l’évêque Pothin et surtout de
Blandine, ont survécu dans la mémoire collective comme des figures
exemplaires pour la communauté chrétienne de Lyon et de Vienne, qui a
transmis et fait circuler le récit de leurs épreuves. Mais ce récit reste insuf-
fisant pour bien cerner l’importance réelle des plus anciennes fondations
chrétiennes de Gaule à la fin du IIe siècle, ainsi que les causes précises de
la violence populaire. On peut en partie analyser la situation à partir
d’exemples parallèles, mais il serait imprudent d’extrapoler à partir du
cas lyonnais pour tenter de décrire la pénétration et la diffusion du chris-
tianisme dans les provinces occidentales, histoire qui reste très obscure. Le
récit lyonnais confirme surtout une certaine orientalisation des villes-
carrefours de la Gaule lyonnaise, avec tout ce que cela suggère d’échanges
commerciaux et culturels, voire de déplacements personnels. L’événe-
ment met également en évidence des relations suivies entre capitale pro-
vinciale et capitale de l’Empire, soulignant l’efficacité du maillage romain.
Événement local et isolé, dans une tradition discontinue, la persécution de
177 ne semble pas avoir accéléré la christianisation de la Gaule lyonnaise,
où les témoignages de christianisme restent épars jusqu’à la fin du IIIe
siècle, mais elle n’a pas non plus éradiqué l’Église de Lyon, dont le grand
théologien Irénée prit immédiatement la tête comme évêque3.

1.  Contrairement à la Passion de Félicité et de Perpétue, récit d’une persécution de Carthage en 203,


où sont au contraire associées jusqu’au bout la figure de l’esclave et celle de la maîtresse.
2.  Les persécutions, p. 253-257.
3.  HE 5, 4, 1-2.

167
Vie et institutions des cités de Gaule
et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.
ou l’épanouissement de la « civilisation municipale »

Bernadette Cabouret-Laurioux*
Professeur d'histoire romaine à l'université Jean Moulin-Lyon 3

« Vous avez divisé en deux parts toute la population de l’Empire – en


disant cela j’ai désigné la totalité du monde habité – ; la part la plus dis-
tinguée et noble et la plus puissante, vous l’avez faite partout citoyenne... ;
l’autre, sujette et administrée... Tout est mis à portée de tous ; nul n’est
étranger s’il mérite une charge ou la confiance. » Ainsi le rhéteur Aelius
Aristide célèbre-t-il, dans l’Éloge de Rome1 destiné à l’empereur Antonin, le
pouvoir intégrateur de Rome. Par cette diffusion de la citoyenneté ro-
maine, Rome s’élargit aux dimensions de l’Empire. Ainsi naît l’idée que
celui-ci n’est qu’une seule cité à l’échelle du monde2. Une immense « cité »
constituée d’une multitude de cités, qui reproduisent de près ou de loin le
modèle de la Cité, Rome.
Si l’on se place au IIe siècle après J.-C., au temps des Antonins, « siècle »
considéré comme l’apogée de l’Empire, on peut dire que le processus de
municipalisation est quasiment achevé : « Le modèle et les institutions de
la cité ont investi l’ensemble de l’organisation provinciale au IIIe siècle3 ».
Les Romains ont appliqué partout (au moins dans les provinces concer-
nées) le système poliade (la vie en cité), parce qu’ils étaient intimement
convaincus qu’il s’agissait du meilleur mode de gouvernement possible.
Seul le cadre de la cité permettait l’épanouissement de la civilisation,
l’urbanitas.
Esquisser un tableau de la vie « municipale » dans les provinces des
Espagnes et des Gaules au Haut-Empire, plus précisément au IIe siècle
ap. J.-C., c’est tenter un bilan après plusieurs siècles de domination ro-
maine dans ces régions. Or ce sont, généralement, les rythmes et proces-
sus de municipalisation, ou plutôt de poliadisation, qui sont étudiés et
débattus. Se placer en aval de l’évolution permet de souligner un point

*. Merci à mes relecteurs.


1.  Littéralement En l’honneur de Rome (Eis Rhômèn), 59. Trad. L. Pernot, Éloges grecs de Rome, coll.
La roue à livres, Les Belles Lettres, 1997, trad. L. Pernot. Le discours est daté de 143 ap. J.-C.
2.  Lepelley, 1993, p. 13.
3.  Le Roux, 1998a, p. 255.

168
Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

essentiel : l’intégration de milliers d’habitants de l’Empire dans un sys-


tème désormais bien rodé, qui est celui de la cité, a été un phénomène de
longue durée. Des générations ont été nécessaires pour que l’organisation
poliade soit mise en place, adaptée, avec toutes les variantes et nuances
possibles ; d’autres générations pour que les communautés se dotent du
cadre urbain nécessaire à l’accomplissement de cette vie collective ;
d’autres enfin pour roder et éprouver des procédures complexes de self‐
government et de justice1. Adopter un point de vue rétrospectif, entre le
milieu et la fin du IIe siècle ap. J.-C., offre donc un bon observatoire pour
mesurer le « chemin » institutionnel et culturel parcouru, pour apprécier
les acquis, esquisser aussi le bilan des difficultés et des stagnations. La
seconde motivation du choix de ce point de vue est historiographique. Il
s’agit de réviser l’image qu’a pu laisser Camille Jullian d’une Gaule du IIe
siècle déjà engagée dans un processus de déclin, annonciateur de la
« crise » du IIIe siècle ap. J.-C2. On montrera donc à partir de quelques
documents (même s’ils sont limités), l’épanouissement de la civilisation
municipale dans les provinces péninsulaires et gauloises, chaque province
affirmant ses spécificités, qu’il ne faut jamais négliger.
Cette étude s’organisera en deux temps : on rappellera d’abord quels
sont les éléments fondamentaux du modèle de la cité, les principes essen-
tiels et les institutions communes, piliers d’un système qui explique lar-
gement l’exceptionnelle longévité de l’Empire romain.
On esquissera ensuite le bilan des évolutions pour les provinces consi-
dérées (avec un rappel des rythmes et processus de « municipalisation »
dans chacune d’elles) ; ainsi pourra-t-on retracer la politique des empe-
reurs successifs en matière de développement de la civilisation poliade,
avec toutes les nuances régionales, et parfois les difficultés ou les lacunes.
Cette esquisse permet de conclure globalement à la maturité du système,
bien assimilé et vécu par les habitants des provinces.
Un préalable méthodologique s’impose : les sources sont très discrètes
sur le « suivi » de la vie municipale (ce qui peut expliquer aussi que les
études modernes privilégient les processus de mise en place et les appro-
ches diachroniques). Des auteurs littéraires on ne peut espérer que quel-
ques allusions à la politique des empereurs du IIe siècle (Aulu-Gelle, Dion
Cassius, l’Histoire Auguste...), sans oublier les aperçus précieux que donne
Pline le Jeune sur la gestion des cités d’Orient et sur les rapports entrete-
nus avec le gouverneur : mais n’est-il pas dangereux d’extrapoler ces in-
formations à l’Occident ? Les documents épigraphiques sont rares pour
cette période : en Hispania, ils sont éclipsés par l’intérêt majeur que pré-
sentent les lois municipales d’époque flavienne. Faut-il penser à une cer-

1.  Le Roux, 1995.


2.  Jullian, 1908, I, p. 815-828.

169
III. Action et réaction

taine atonie après l’efflorescence flavienne ? Pourtant quelques docu-


ments postérieurs sont particulièrement éclairants. Pour les Gaules, la
pénurie des inscriptions est manifeste sur toute la période, mais les (rares)
documents qui présentent des cursus municipaux sont majoritairement
du Haut-Empire. La richesse des témoignages archéologiques sur
l’aménagement urbain, alors pleinement maîtrisé dans la plupart des ci-
tés, vient corriger ce constat un peu décevant. La parure des villes témoi-
gne de la réussite d’un système où le centre urbain, siège des institutions
et des cultes communs, joue les premiers rôles1.

I. Les caractères principaux de l’organisation


poliade

La cité, une définition


La cité est un système original, qui est apparu d’abord dans le monde
grec (polis)2. Rome elle-même est d’abord une cité (civitas). La cité est une
entité complète, administrative, sociale, religieuse, économique et cultu-
relle. Structurellement une cité se compose d’un territoire (équivalent de
la chôra de la polis grecque) et d’un centre urbain, chef-lieu de la cité (caput 
civitatis). Territoire et ville sont interdépendants et il ne faut pas les penser
en opposition. Cependant la centralisation administrative (un seul chef-
lieu) signe la prééminence de la ville comme lieu de résidence des nota-
bles et vitrine de la romanité. Des subdivisions territoriales et administra-
tives et des agglomérations secondaires structurent l’ensemble du terri-
toire (pagi, vici, et agglomérations de taille variée).
La cité est définie par un statut juridique qui est reconnu par Rome et
qui est la garantie de son autonomie3. Cette autonomie est la caractéristi-
que essentielle de la définition de la cité, mais c’est un privilège qui se
mérite et que Rome garantit. C’est essentiellement « l’affaire des élites que
de la préserver4 ».
Avant d’être un territoire, une cité est une communauté humaine : ce
sont les hommes, citoyens et habitants, qui « font » la cité. Ceux-ci adhè-
rent à ses règles de fonctionnement et à ses valeurs, ils les respectent, et
pour certains d’entre eux (les notables) ils les mettent en application pour

1.  Gros, 2008a, p. 63-67. On ne parlera ici que très allusivement de ce cadre matériel de la vie
municipale.
2.  Et sans doute parallèlement (ou antérieurement) dans le monde oriental (cités phéniciennes).
Les cités grecques se sont développées et épanouies selon leurs modalités propres.
3.  Évidemment cette autonomie n’existe que tant que les intérêts de Rome sont préservés : les
cités sont des cellules de l’État romain, qui est seul souverain, en vertu de l’imperium populi ro‐
mani.
4.  Le Roux,1993, p. 191.

170
Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

le plus grand bien de la collectivité, sous le regard des dieux protecteurs,


les dieux civiques. Ces cités s’inscrivent dans une hiérarchie, caractéristi-
que de la civilisation romaine. Au sens strict, cette hiérarchie ne concerne
que les communes de type romain, qui reproduisent le modèle de Rome :
les colonies, les plus prestigieuses en dignité, qui sont une image réduite
(effigies  parva) de la Civitas-mère, et les municipes. Les autres cités sont
étrangères au droit romain, elles sont dites pérégrines et se gèrent selon
leurs propres lois (ce qui n’interdit pas qu’elles aient des institutions imi-
tées de celles des Romains, comme un ordo par exemple). Parmi ces cités
pérégrines, on distingue celles qui sont fédérées, c’est-à-dire qui ont passé
un traité (foedus) avec Rome et sont donc, en théorie, sur un pied d’égalité
avec elle (le statut le plus enviable), les cités libres (où ne peut intervenir –
et même entrer – le gouverneur) ou « libres et immunes », c’est-à-dire bé-
néficiant d’exemptions fiscales, et les cités dites stipendiaires, soumises au
tribut, de loin les plus nombreuses.

La hiérarchie des cités


La hiérarchie de dignité des cités, très importante, qui se construit par
référence à un modèle idéal, place en tête :
• les colonies qui sont des copies fidèles du modèle romain. Là
s’exerce en sa plénitude le droit romain et s’appliquent les institutions
romaines nourries par un système de valeurs romaines. Mais on
connaît aussi des colonies « latines » dont les citoyens possèdent le
droit latin1. Les colonies sont soit des créations (ex  nihilo) avec déduc-
tion de colons (vétérans), soit à partir du début de l’Empire des colonies
dites « honoraires », c’est-à-dire des communes promues colonies et qui
reçoivent l’honneur du titre colonial, avec les privilèges et les devoirs
qui s’y attachent.
• au-dessous, les municipes sont des communes où domine égale-
ment le droit romain, mais celui-ci n’est pas exclusif : les citoyens peu-
vent conserver leurs institutions préexistantes et leur droit local. C’est
une formule plus souple, qui tient compte de l’héritage historique de la
communauté et des traditions de gouvernement local. On distingue des
municipes de droit romain et des municipes latins. Le droit latin ac-
corde la possibilité aux pérégrins d’accéder à la citoyenneté romaine
par l’exercice des charges municipales2. Les magistrats sont promus à la
citoyenneté romaine à leur sortie de charge. Le privilège qui leur est ac-

1.  Voir infra.


2.  Sur le droit latin (ius Latii), les débats sont nourris et la bibliographie vaste : citons les études
d’A. Chastagnol, La  Gaule  romaine  et  le  droit  latin, Lyon, 1995 et un article important de P. Le
Roux, « Rome et le droit latin », RHDFE 76, 3, 1998, p. 315-348 (=1998 b).

171
III. Action et réaction

cordé concerne aussi leur famille. Seule une élite en bénéficie : ceux qui
peuvent se faire élire aux postes de magistrats municipaux, et corres-
pondent aux critères de fortune, de culture et de mérite qui sont exigés
de ceux qui aspirent à jouer un rôle dirigeant. Les autres habitants sont,
eux, gratifiés de droits (civils) comme le conubium1 et le commercium2 :
c’est un moyen de permettre les mariages entre des gens de statuts ju-
ridiques différents. Ces membres de la cité sont citoyens de leur com-
munauté, mais pas citoyens romains. Les cités dotées du droit latin sont
donc des communautés mixtes, où cohabitent des membres aux statuts
différents : le plus prestigieux, celui de citoyen romain, ne concerne
qu’une minorité. On trouve aussi des cités pérégrines dotées du droit
latin. Il n’y a pas équivalence obligatoire entre l’octroi du Latium ou ius 
Latii et le rang de municipe3.
Enfin, mais hors hiérarchie des communes romaines, les cités pérégri-
nes (les plus nombreuses au début de la période) regroupent les provin-
ciaux étrangers au droit romain. Cela ne veut pas dire cependant qu’ils ne
connaissent pas de règles ni d’organisation politique élaborées, et celles-ci
peuvent même être de type romain. Parmi celles-ci, les plus privilégiées,
on l’a dit, sont les cités fédérées (comme Marseille) ; ensuite viennent les
cités « libres » ou libres et immunes, enfin la masse des cités stipendiaires.

Le nom et le nombre des cités


Dans les cités des Gaules, le nom générique qui est le plus couramment
employé est civitas4. Mais civitas est rarement employé seul et est complété
en général par le nom du peuple : par exemple, civitas  Convenarum5. Res 
publica est une expression peu représentée dans les Gaules (du moins
parmi les sources disponibles), et dans l’ensemble, c’est un terme qui ap-
paraît relativement tardivement et se répand à partir du IIe siècle6.
Dans la péninsule Ibérique, le terme qui a tendu à désigner les centres
urbains, chefs-lieux de cités, à partir du IIe siècle est res  publica7.  Cette
« chose publique » est, d’abord, au sens strict le trésor public8, ce qui peut
résumer une communauté qui se prend en charge de manière autonome.

1.  Droit de contracter un juste mariage.


2.  Droit d’agir en tant que citoyen : acheter, vendre, posséder, faire un testament, aller en justice.
3.  P. Le Roux, « Municipes et droit latin en Hispania sous l’Empire », RHDFE 64, 3, 1986, p. 325-50.
4.  Dondin-Payre, 1999, p. 134-135, avec tableau.
5.  ILTG 59 en Aquitaine ; EAD., p. 136 n. 15. Voir carte 5.
6.  E. Lyasse, « L’utilisation des termes res publica dans le quotidien institutionnel des cités », dans
Le quotidien municipal dans l’Occident romain, 2008.
7.  Le Roux, 1995, p. 96 et S. Dardaine, « Une image des cités de Bétique aux IIe et IIIe s. après
J.-C. », dans Arce et Le Roux, 1993, p. 47-58.
8.  Voir J. Gascou, « L’emploi du terme respublica dans l’épigraphie latine d’Afrique », MEFRA 91,
1979, p. 383-398.

172
Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

La diffusion du terme comme synonyme de « la cité » au Haut-Empire


signale l’importance que prennent les questions financières au IIe siècle.
Mais les cités sont aussi et surtout fières d’exprimer dans leur titulature
le statut juridique qui les honore, colonie ou municipe : ainsi la colonia 
Augusta  Firma  Astigi  (Écija) ou la célèbre colonia  Copia  Claudia  Augusta 
Lugudunum  (Lyon).  Pour les municipes, citons  Singili  Barba,  en Bétique : 
municipium Flavium Liberum Singili, où le rappel de la promotion flavienne
se double du souvenir d’une ancienne liberté1 ou Belo, municipe claudien,
dont plusieurs inscriptions rappellent le statut (municipium Claudium Bae‐
lonensium)2.
Pour ce qui est du nombre des cités, on prendra en compte les cités des
Trois Gaules, qui sont au nombre d’une soixantaine (60 à 64 civitates selon
les auteurs) au temps d’Auguste, mais un peu moins au Haut-Empire à la
suite de nouveaux découpages provinciaux et de la création des provinces
des Germanies. Pour la Gaule Narbonnaise, les cités énumérées par Pline
sont toujours incluses dans cette province au Haut-Empire, mais Digne
passe dans la province des Alpes, peut-être sous Hadrien, et prend le
statut de municipe3 : on compte environ 25 cités4 (voir carte 4)
À lire Pline, la péninsule Ibérique compte au moins 513 cités : 293 pour
la Citérieure5, 175 pour la Bétique, 45 pour la Lusitanie.
On constate donc une importante disparité entre les deux grandes pro-
vinces occidentales : l’importante urbanisation des Espagnes contraste
avec le nombre « limité » des cités de Gaule (moins d’une centaine en
tout). Mais cet apparent déséquilibre n’est que le reflet de l’histoire des
peuples et des communautés, le résultat aussi d’une poliadisation qui a
connu des rythmes très différents. L’Espagne a été conquise en partie dès
le IIe siècle avant J.-C. et l’acculturation à la romanité a été précoce. De
nombreuses villes et communautés indigènes y existaient déjà, que Rome
a maintenues. Il en est de même pour la Narbonnaise (alors, la Transal-
pine) où l’influence des civilisations méditerranéennes6 avait entraîné une
proto-urbanisation en même temps qu’elle avait favorisé des expériences
approfondies de vie en cité. Dans les Trois Gaules, plus tardivement inté-
grées au système romain, les peuples gaulois qui préexistaient occupaient,

1.  Le Roux, 1995, p. 97 et ID. 1987, p. 273.


2.  Belo V. L’épigraphie. Les inscriptions romaines de Baelo Claudia, Madrid, 1988, n°14, 18, 20 et peut-
être 68 et 70.
3.  ILN Digne, Introduction d’A. Chastagnol, p. 266-269.
4.  Des incertitudes demeurent sur le statut de certaines, par exemple Glanum.
5.  Dont dépendaient d’autres cités contributae, c’est-à-dire « adjointes », mais qui comptent au
nombre total des cités : voir P. Le Roux, 1995, p. 80 ; Pline, HN III, 18, et dans l’éd. de la C. U. F.,
commentaire ad  loc. d’H. Zehnacker, p. 110-111. Le total est donc de 293 + 175 + 45 = 513 sans
compter les « contribuées ».
6.  Marseille et les colonies de Marseille (cités grecques) en sont les pôles de diffusion les plus
connus.

173
III. Action et réaction

pour certains, de vastes territoires (ce sont ces peuples que César appelle
déjà civitates). Rome (en l’occurrence Auguste) n’a pas, dans l’ensemble,
modifié ni bousculé ces ensembles ethniques rendus cohérents par une
histoire commune, des traditions et des institutions propres (ainsi le fa-
meux vergobret1). Cependant certains peuples ont été intégrés dans des
cités plus vastes2. Les cités ont été adaptées à chacun des territoires de ces
peuples et elles les ont en quelque sorte décalqués (sans doute avec quel-
ques ajustements et remodelages, car les limites étaient parfois difficiles à
définir). La seule intervention autoritaire a concerné leur regroupement
en provinces, et aussi la désignation d’un chef-lieu unique3. Le statut de
chaque cité dépendait également de Rome et c’est ce statut, on l’a dit, qui
garantissait les droits et les devoirs de la nouvelle communauté.
La densité des cités, loin d’être l’indice d’une réussite ou d’un rejet de
la greffe romaine, est donc avant tout le résultat d’une histoire que Rome
a toujours pris soin de respecter. La différence de statuts entre les cités, et
surtout d’une province à l’autre, a pu être importante à la fin de l’époque
républicaine et au Ier siècle de l’Empire. La Gaule Narbonnaise a des colo-
nies romaines dès l’époque de César (Narbonne est encore antérieure) et
reçoit globalement le droit latin, mais la date précise reste inconnue4 ;
l’Aquitaine le reçoit également ; les Trois Gaules apparaissent beaucoup
plus en retard dans ce processus : trois colonies, pour les Trois Gaules,
Lyon (Lugudunum), Nyon (Noviodunum), Augst (Raurica) (43 av. J.- C.),
sont installées à la périphérie du pays, pour couvrir la route  de la Tran-
salpine et de l’Italie. Face à quelques cités privilégiées (fédérées ou libres),
c’est une large majorité de cités stipendiaires qui occupe l’ancienne Gaule
indépendante. C’est le reflet de l’insertion plus ou moins précoce dans le
système romain. Ces promotions, qui viennent toujours de Rome, sanc-
tionnent une acculturation jugée suffisante, qui passe par la latinisation, la
pratique ou la connaissance (au moins superficielle) du droit et des insti-
tutions romains, l’adhésion aux valeurs et croyances romaines.

Institutions et organes de fonctionnement


Les cités fonctionnent selon un modèle oligarchique. Il n’existe pas de
cité démocratique dans le monde romain. Les deux instances qui concen-
trent le pouvoir de décision et de gestion des affaires communes sont les

1.  Exemples du maintien de cette « magistrature » dans Dondin-Payre, 1999, p. 150-152.


2.  Par souci, semble-t-il de ne pas créer de trop nombreuses petites cités : Ferdière, 2005, p. 142.
3.  Sur le choix du chef-lieu, voir C. Goudineau, Histoire de la France urbaine, T. I La Ville antique,
p. 98 et R. Bedon, « Les magistrats et sénateurs gaulois, fondateurs de civitates dans les Trois
Gaules, ou acteurs de la romanisation, à la fin du Ier s. av. notre ère », Bull. Soc. Nat. des Antiq. de 
Fr., 1993, p. 101-117.
4.  Christol, 1999, p. 14 sq.

174
Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

magistrats et le conseil municipal (ordo decurionum). Pourtant il existe bien


une assemblée populaire (le populus). L’ensemble des habitants d’une cité
est désigné soit comme le populus, soit comme la plebs urbana. Cette com-
munauté est formée des citoyens de la cité (cives ou municipes, c’est-à-dire
qui « prennent leur part » des responsabilités) et des résidents libres, mais
non citoyens, les incolae, qui se soumettent aux mêmes règles communau-
taires. Il faut compter aussi ceux qui sont citoyens romains, ce qui n’est pas
la même chose qu’être citoyen de la dite cité1.
Le populus est réparti en groupements, les curies, qui sont les sections
de vote. Elles varient de 2 à 11, évidemment en fonction de la population
de la cité. Les Comices sont l’assemblée des curies. L’assemblée populaire
procède à l’élection des magistrats, et peut faire pression sur l’ordo pour
que soient décernés des honneurs à tel magistrat ou évergète, voire pour
engager une collecte. On discute pour savoir quel est le rôle réel du popu‐
lus, dans cette configuration institutionnelle, mais il n’est pas tout à fait
négligeable, car les notables ne peuvent se permettre de mécontenter des
citoyens qui votent néanmoins – même si les Comices ont perdu peu à
peu tout pouvoir réel de décision au profit du conseil des décurions –, qui
acclament ou condamnent publiquement leurs notables dans tous les
grands rassemblements civiques (fêtes, jeux...).
Les véritables acteurs de la vie d’une cité sont les magistrats. Ils sont
très peu nombreux (le plus souvent 6) et doivent répondre à des critères
de fortune (ils sont responsables sur leurs biens de la gestion de la res 
publica ; le cens exigé varie selon l’importance des cités), d’honorabilité et
de mérite. Il faut être âgé d’au moins 25 ans et respecter un délai légal
entre deux magistratures ; celles-ci sont hiérarchisées selon la dignité
qu’elles confèrent, ce qui crée ainsi un cursus municipal, imitation réduite
du cursus honorum des magistratures de la République romaine.
Ces magistratures sont, de même, annuelles et collégiales. La réitération
est possible, mais elle est en général recherchée pour la magistrature su-
prême, le duumvirat. Ces fonctions réservent à leur titulaire, sauf le ques-
teur, le droit d’intercessio (droit de faire opposition à l’action d’un autre
magistrat, cf. loi d’Irni, rub. 27) et confèrent une puissance autonome, qui
est propre à la fonction (potestas)2. À leur sortie de charge, les magistrats
doivent rendre des comptes, exigence essentielle pour contrôler la bonne

1.  Les citoyens romains sont la majorité (voire la quasi totalité) dans une colonie puisque ce sont
des colons romains, une bonne part ou une part relative dans les municipes et les cités de droit
latin, et peu ou très peu dans les cités pérégrines. On distingue aussi des communautés « de ci-
toyens romains » (civium romanorum).
2.  Sur la potestas, voir M. Humbert, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, 1991, 4e éd. p. 308.

175
III. Action et réaction

gestion des affaires publiques1. Les magistratures sont dans l’ordre crois-
sant de dignité :
• la questure : 2 questeurs chargés de responsabilités financières2
• l’édilité : 2 édiles chargés de responsabilités économiques (annona),
urbanistiques et judiciaires3
• le duumvirat : deux duumviri  jure  dicendo, « pour dire le droit »,
chargés de responsabilités judiciaires4, financières5, mais aussi de
superviser les affaires, notamment religieuses, de toute la cité6.
On peut noter que dans certaines cités l’édilité se situe avant la ques-
ture, parfois même cette magistrature ne paraît pas attestée ; on connaît
enfin des quattuorviri (en Narbonnaise par exemple) au lieu des duumviri7.
• tous les cinq ans les duumviri sont dits quinquennales et sont alors
chargés du recensement général des membres de la cité (et de leur
fortune) ; c’est la fonction la plus prestigieuse.
Les magistratures sont une source de prestige inégalé, c’est même la
seule dans l’horizon réduit d’une patrie où le mérite d’un notable ne peut
venir que d’activités de temps de paix. Elles supposent la fortune qui au-
torise la disponibilité et surtout le paiement de la summa  honoraria, la
somme « légitime », tarifée selon les cités, qu’il faut verser à chaque entrée
en charge. L’honneur que le titulaire retire de ce service public compense

1.  Ainsi la rubrique G de la loi d’Irni souligne bien cette préoccupation : il ne faut pas que des
magistrats ou anciens magistrats soient désignés comme ambassadeurs avant d’avoir rendu
compte de leur gestion.
2.  Voir la rubrique 20 de la Lex  Irnitana : « Qu’ils aient le droit et le pouvoir de percevoir, récla-
mer, surveiller, administrer, dépenser l’argent de la communauté des citoyens de ce municipe
pour les servir dans ce municipe », AE 1986, 333 (trad. P. Le Roux).
3.  Lex  Irnitana, 19 : ils ont « le droit et le pouvoir de régler et de contrôler le ravitaillement, les
édifices sacrés, les lieux sacrés et religieux, le chef-lieu, les rues, les vici, les égouts, les bains, le
macellum (marché), les poids et mesures, de régler les surveillances nocturnes en cas de nécessi-
té... ». Ils jouent aussi un rôle de garant en justice : « et aussi de recevoir des gages des citoyens
de ce municipe et des incolae pourvu que la somme ne soit pas inférieure à 10 000 sesterces par
personne et par jour ». Leurs attributions judiciaires complètent celles des duumvirs, mais pour
des affaires de moindre importance : « le pouvoir de juger les affaires et de prononcer un juge-
ment entre les parties qui relèvent de la compétence des duumviri, dans les cas pouvant aller
jusqu’à 1 000 sesterces, et concernant l’attribution et la désignation du juge et des recuperato‐
res... », ib. Les recuperatores sont les juges chargés de juger les cas de concussion.
4.  Leur domaine de compétence couvre tout ce qui ne relève pas de la justice du gouverneur. Ils
peuvent infliger des amendes dont le montant (pas plus de 15 000 sesterces semble-t-il) est ver-
sé à la caisse municipale.
5.  Ils sont chargés des locationes des biens qui appartiennent à la cité et font affermer (à des
conductores) les différents impôts ainsi que les travaux publics. Les affranchissements et les af-
faires de tutelle sont encore de leur ressort. Ils soumettent aussi au conseil des décurions « la
question de la tournée d’inspection et d’examen du territoire, des biens et de la mise au point
de l’état des redevances (vectigalia) du municipe » (Irni, rub. 76)
6.  Ils supervisent toutes les dépenses pour les cérémonies sacrées, pour les jeux et pour la part
réservée aux repas officiels qui sont offerts en commun aux citoyens ou aux décurions (rubri-
que 77).
7.  Voir J. Gascou, « Duumvirat, Quattuorvirat et statut dans les cités de Gaule Narbonnaise »,
Epigrafia, Mélanges en l’honneur d’A. Degrassi, 1991, p. 547-563.

176
Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

les munera (charges municipales). Celles-ci se répartissent en charges


« personnelles » et en « charges du patrimoine1 ». En outre les magistratu-
res jouent un rôle intégrateur dans les cités de droit latin où elles confè-
rent à ceux qui les ont assumées, et à leur famille2, l’honneur de la ci-
toyenneté romaine. Mais ces magistratures sont en nombre très réduit (en
général 6), ce qui confie à une poignée d’hommes et de familles la direc-
tion de la cité, et limite, en nombre de bénéficiaires, la portée des effets
intégrateurs du ius Latii.

L’ordo decurionum
Enfin, le conseil de la cité ou conseil des décurions (ordo  decurionum)
complète l’édifice et assoit le pouvoir des notables. Équivalent à l’échelle
de la cité du Sénat de Rome, il est l’instance la plus importante, car ses
membres sont cooptés et figurent à titre viager sur la liste municipale,
l’album municipal. Les duumvirs quinquennales chargés, tous les cinq ans,
des opérations du recensement, assurent la mise à jour de l’album3. Le
critère principal d’appartenance à l’ordo est financier : les décurions garan-
tissent sur leurs biens la gestion des biens publics pour la cité. Mais ce
revenu minimum exigé varie selon les cités4. On peut aussi faire appel à
des résidents riches (exemple très éclairant de Lucretius Severus à Axati,
qui est devenu décurion alors qu’il était incola,  mais que sa fortune re-
commande5). Le nombre des décurions varie aussi selon l’importance de
la cité : il est de 63 à Irni6, beaucoup plus dans les grands centres (100
paraît un nombre moyen). L’ordo se réunit dans la curie locale, sur convo-
cation des duumviri. Un quorum est exigé, qui varie, entre les 2/3 et la
moitié, selon l’importance des questions. Les avis sont, comme au sénat
romain, recueillis selon un ordre strict : le plus ancien dans la plus haute
dignité et ainsi de suite. Là encore s’imposent le prestige et l’auctoritas de
quelques-uns. La décision qui est rendue est un décret (decretum  decurio‐
num) qui est affiché. Les décurions délibèrent sur toutes les affaires impor-
tantes de la vie de la cité : les affaires religieuses (calendrier des fêtes,
budget des cultes), les affaires financières (contrôle des recettes comme
des dépenses), et parfois les affaires judiciaires (l’ordre s’érige en cour de
justice pour trancher, par exemple, de la validité des amendes imposées
par les magistrats). Ils peuvent dans certaines cités désigner les magis-

1.  Jacques 2002, p. 256.


2.  Épouse, parents, et enfants soumis à la patria potestas.
3.  Mais comme il était de l’intérêt de la communauté que le conseil fût complet, on comblait les
manques chaque année (loi d’Irni, 31).
4.  Un seul montant est connu, celui de la cité de Côme : 100 000 HS ce qui représente une fortune
honorable : Jacques, 1990, p. 110.
5.  Jacques, 1990, n°46.
6.  Sans doute celui des sénateurs de la cité pérégrine, avant la promotion au rang de municipe.

177
III. Action et réaction

trats. Ce sont surtout eux qui décident d’attribuer des honneurs et qui
désignent les patrons. Enfin ils s’occupent d’organiser les ambassades,
essentielles dans la vie de la cité, car elles permettent d’assurer le lien avec
le gouvernement provincial et central1. Les décurions, en leur conseil, sont
donc les véritables dirigeants de la cité, car ils supervisent toutes les affai-
res et incarnent la permanence. Il faut ajouter les prêtres qui garantissent,
pour la communauté, la pax deorum et assurent par les rites la protection
des divinités civiques, et les desservants du culte impérial, fonctions qui
sont considérées comme le couronnement du cursus municipal. 
Ainsi au cœur du territoire, la ville-chef-lieu est le pôle politique et civi-
lisateur par excellence. C’est là que la justice est rendue, que l’ordre est
maintenu, qu’on tient l’état civil et conserve les archives ; on y affiche les
décisions du conseil et les ordres du gouverneur ; on y diffuse les images
qui célèbrent le pouvoir impérial, garant de cette prospérité et de cette
autonomie des cités. La ville est ainsi un relais du pouvoir2.
L’appartenance à une civitas garantit la dignité et l’autonomie des hom-
mes et des communautés. 

II. La maturation de la civilisation municipale


au Haut Empire : Tellus stabilata

L’organisation de la vie des habitants de l’Empire en cités, qui étend


sur l’ensemble du territoire un maillage de relais du pouvoir, tient à la
volonté politique de Rome. L’espace qu’est, au début du IIe siècle,
l’Empire romain dans sa plus grande extension s’est construit par
l’agrégation progressive de peuples et d’espaces, à l’origine très diverse-
ment organisés. Les notables des cités furent les principaux acteurs, parce
qu’ils en étaient d’abord les bénéficiaires, de cette organisation romaine
de la vie civique.
Revenons rapidement sur l’historique des promotions et le processus
de poliadisation pour mieux apprécier le bilan. 

Historique des fondations


En Hispania
La densité du réseau des cités hispano-romaines est le résultat d’une
longue histoire (qui commence évidemment avant Rome). Mais si l’on
veut jalonner brièvement le processus, on rappellera que deux périodes

1.  Sur les ambassades, voir loi d’Irni, rub. F, G, H.


2.  Humbert, 1991, p. 297.

178
Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

ont joué un rôle charnière et ont permis l’épanouissement de la civilisa-


tion poliade : la période césaro-augustéenne et la période flavienne.
1) L’époque césaro-augustéenne a lancé un vaste et complexe mouve-
ment de romanisation1 :
• par des fondations coloniales (vétérans)2, mais aussi des fondations
sans apport de colons ;
• par la promotion (au rang de municipes) et par l’octroi d’un statut
qui permettait la promotion des élites : dès Auguste, le droit latin
avait été concédé à 28 cités de Bétique, 3 de Lusitanie et 18 de Cité-
rieure ;
• par regroupement enfin de populations indigènes.
Le bilan plinien total (qui correspond à la situation augustéenne) donne
au moins 513 cités dont 175 en Bétique, 293 en Citérieure, 45 en Lusitanie
et, sur ce total, Pline évalue à 100 les cités de statut juridique latin ou ro-
main, soit un quart (26 colonies3, 26 municipes et 48 cités latines).
2) Au Ier siècle, après un ralentissement dans le mouvement de « polia-
disation » (un seul municipe4 est fondé sous Claude à Baelo en Bétique),
vient l’éclosion municipale de l’époque flavienne. En 73-745, Vespasien
accorde le droit latin à toutes les communautés de la péninsule6. Cela
touche l’ensemble des provinciaux libres (il est admis aujourd’hui que le
droit latin n’est pas un droit personnel, mais un droit collectif7). L’édit
impérial est accompagné d’un texte d’application type pour permettre la
mise en place de l’administration municipale. À partir de ce texte-type,
chaque cité établit son propre règlement (lex). En même temps s‘observent
promotions et valorisation de communautés indigènes. Le dernier effet
des mesures flaviennes (mais qui n’est pas systématique) est la promotion
au rang de municipe : la cité de droit latin devient municipe dit flavien,

1.  Pour plus de détails, voir Nony, dans Nicolet, 2004 (4e éd.), p. 670 et sq. ; Le Roux, 1995, passim. 
Cette colonisation césaro-augustéenne a provoqué un vaste travail d’attribution et de redistri-
bution des terres en Bétique, en Lusitanie méridionale et dans l’est de la Citérieure et la vallée
de l’Èbre : Le Roux dans Arce/Le Roux, 1993, p. 190.
2.  Ces colonies peuplées de vétérans (italiens) avaient moins une vocation militaire que politique
et sociale : offrir des terres aux soldats démobilisés et créer des foyers de romanité. Il s’agissait
aussi, pour César, de concurrencer la clientèle que Pompée avait su se créer en Espagne. Ces
fondations coloniales furent dotées comme le prouve le règlement d’Urso de constitutions déjà
très élaborées. Mais les autres communautés et/ou habitants étaient déjà familiarisés avec les
institutions romaines et les pratiques de gouvernement communautaire : la Bétique, très large-
ment concernée par ce mouvement, était de ce point de vue une région privilégiée.
3.  Ce qui ne fait que 6,5%, note le Roux,1995, p. 53 et n. 140.
4.  Promotion au rang de municipe claudien avérée par une inscription sur base de statue : AE
1971, 172.
5.  Ou 70-71 ?
6.  Pline, HN, III, 30 : « L’empereur Vespasien Auguste a accordé à l’Espagne tout entière le droit
du Latium. » Il s’agissait d’asseoir l’autorité de la nouvelle dynastie et de prendre en compte
l’acculturation romaine de nombreuses communautés hispaniques : Le Roux, 1995, p. 81 sq.
7.  Voir Le Roux, 1998b.

179
III. Action et réaction

c’est-à-dire de droit latin1. Ces municipes « flaviens » se multiplient certes


après 74, mais ils représentent un privilège supplémentaire qui est accor-
dé par l’empereur, en reconnaissance des merita de la cité2. Ainsi la pé-
riode flavienne représente une étape décisive : elle uniformise les statuts
et intègre définitivement les Espagnols, et d’abord les élites, dans le sys-
tème romain. Le décompte que l’on peut faire à partir des sources épigra-
phiques aboutit à 111 municipes flaviens, répartis ainsi : 48 en Bétique, 22
en Lusitanie, 41 en Citérieure, mais il faut sans doute augmenter large-
ment cette proportion pour avoir une idée de la diffusion du modèle de la
cité de type romain dans les provinces des Espagnes3.

Dans les Gaules


Pour les Gaules, il faut distinguer la Transalpine, tôt ouverte aux in-
fluences et donc familiarisée avec les expériences politiques et la vie en
cité, et les Trois Gaules soumises en 51 av. J.-C.
La Transalpine, conquise entre 125 et 121 av. J.-C., est organisée en pro-
vince à une date qui est discutée4. Cette organisation officielle a impliqué
que les communautés gauloises fussent alors reconnues et définies territo-
rialement en tant que civitates, éléments constituants de la province. Une
province est en effet la somme de ses communautés, qu’elles soient ro-
maines ou indigènes.
Après la période de mise en place (fin IIe siècle av. J.-C. – Ier siècle) que
l’on peut schématiser5 en :
• création de quelques pôles romains : établissements militaires,
comme Aquae Sextiae (122 av.) et Tolosa, et surtout colonie romaine
de Narbonne, fondée en 1181 ;

1.  Ainsi Igabrum (Cabra), qu’une inscription de 75 atteste comme municipe : AE 1986, 334d, ou
Cisimbrium (Zambra) en 77 : AE 1986, 334a. « On ne peut nier que c’est avec les Flaviens et par-
tout en Hispanie que cette formule originale a eu le plus de succès et de diffusion ». Le Roux,
1995, p. 85 qui rappelle qu’historiquement le municipe « n’était pas une formule de cité de droit
latin », et donc n’impliquait pas « le principe de mixité juridique » (droit romain pour les élites
municipales/droit latin pour les autres citoyens).
2.  On souligne le phénomène pour les régions les plus romanisées, dans lesquelles existait une
réelle « culture de la cité » : Le Roux, 1995, p. 86.
3.  « Il n’est pas déraisonnable d’envisager que ce chiffre pourrait être augmenté d’un tiers ou de
50%, ce qui fixerait à la mort de Domitien le total des cités autonomes en Hispanie à 180 ou 210,
les municipes flaviens comportant la majeure partie des cités latines d’époque augustéenne » :
Le Roux, 1993, p. 191.
4.  Peut-être la première Lex  provinciae est-elle à attribuer à l’époque de Pompée et au gouverne-
ment de Fonteius (74-72) : Christol-Goudineau, Gallia 45, 1987-88, qui supposent l’existence
d’une lex provinciae des années 75 av. J.-C. ; la liste des oppida latina de Narbonnaise aurait en-
suite été ajoutée à ce règlement. Dans le même sens, Gros, 2008, p. 18 ; Delaplace, France, 1997
[1995], p. 33. Contra Roman, pour qui la transformation en province daterait des années 100
av. J.-.C. peut-être due à Marius : Roman, 1997, p. 407.
5.  Pour compléter, voir Goudineau, dans Nicolet, 2004, chap. V, p. 679-699 ; Goudineau, 1980,
(chap. 1 Le réseau antique, en part. p. 74-87).

180
Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

• reconnaissance du statut des alliées, comme la cité grecque de Mar-


seille, cité fédérée à laquelle Rome a concédé un territoire impor-
tant ;
• définition et reconnaissance du territoire des peuples indigènes en
civitates : ainsi le territoire des Volques Arécomiques devient la cité
de Nîmes, avec un seul chef-lieu ;
• installations urbaines comme Forum  Domitii  (Montbazin), Forum 
Voconii (Var) et St Bertrand de Comminges, où Pompée installe des
Lusitaniens ;
vient l’étape décisive que furent les œuvres de César puis d’Auguste2.
1) Le général (ou l’un de ses successeurs) accorde le droit latin aux cités
pérégrines de Transalpine ; il fonde aussi des colonies (Arles) et opère une
nouvelle déduction de colons à Narbonne3. Il faut noter, originalité de la
Transalpine, la fondation de colonies latines4. La citoyenneté romaine est
encore accordée assez généreusement par César aux notables et aux sol-
dats.
2) Les fondations coloniales se poursuivent après la mort de César,
dans la période triumvirale et au début du principat : ainsi sont fondées
les colonies romaines de Béziers et Orange (qu’on datait traditionnelle-
ment de 35 av. J.-C., mais qui peuvent avoir été fondées plus tôt), de Fré-
jus5 en 31, et peut-être de Valence6. D’autres reçurent le droit latin7, cer-
taines avec le titre de colonie, au cours de cette période8.

1.  Qui répond à des préoccupations sociales et politiques, mais aussi économiques : Gros, 2008,
p. 19-20. M. Gayraud, Narbonne antique des origines à la fin du IIIe siècle, Suppl. 8 à la RAN, 1981. Il
s’agit de la première colonie romaine fondée hors d’Italie, à l’exception toutefois de l’essai grac-
chien de fondation à Carthage. On estime le nombre de colons, originaires d’Italie centrale, en-
tre 2000 et 6000.
2.  Voir Goudineau, 1980, p. 88-95 ; Raepsaet-Charlier, dans Lepelley, 1998, Chap. IV, en part.
p. 144-148.
3.  Devenue colonia Iulia Paterna Narbo Martius Decumanorum. Sur Arles, colonia Iulia Paterna Arelate 
Sextanorum : Pline, HN, III, 36 ; Chastagnol, 1995, 114-116.
4.  Sur ces cités de droit latin : Chastagnol, 1995, VII, Les Cités de la Gaule Narbonnaise. Les sta-
tuts, et partic. p. 116-118 et Gascou, 1991, p. 547-563.
5.  D’abord Forum Iulii, de fondation vraisemblablement césarienne, promue ensuite Colonia Octa‐
vanorum Pacensis Classica : Gascou, ILN Fréjus, p. 15-17.
6.  Chastagnol, 1995, p. 121. La date et le statut de Valentia restent contestés.
7.  Entre la fin de la guerre civile (49) et la période triumvirale sont fondées diverses colonies
latines : Nîmes ; Digne ; peut-être Valence et Toulouse ; on peut joindre Carpentras et Lodève.
Vienne dut être fondée par Octave entre 40 et 27, en tant que colonie latine avec des quattuorvi‐
ri : ILN, Vienne, Historique de la cité par J. Gascou, p. 39. Pour d’autres, l’entreprise de fonda-
tion à Vienne aurait échoué : Ch. Goudineau, « Note sur la fondation de Lyon », Gallia 44, 1986,
p. 171-173. Sur l’ensemble, voir Raepsaet-Charlier, dans Lepelley, 1998, p. 146. Voir aussi sur la
municipalisation : Gascou, 1991, p. 547-563 et Christol, dans Dondin-Payre, 1999, p. 1-27.
8.  Voir la carte dans Goudineau, Février, Fixot, 1980, p. 45.

181
III. Action et réaction

Auguste en 27, avait redéfini la nouvelle province, Narbonensis1, attri-


buée en 22 au Sénat. Alors est fixée durablement la carte des territoires et
de leur chef-lieu unique, c’est-à-dire les civitates qui sont environ 25 (carte
dans l’Histoire de la France urbaine, fig. 47). Pour fournir un bilan (compte
tenu des incertitudes), on peut dénombrer cinq colonies romaines sous le
règne d’Auguste2 et dix-sept cités de droit latin3, dont la plupart de rang
colonial. Ce sont donc 24 (ou 25) cités privilégiées, investies du pouvoir
politique. Seules Marseille et Vaison sont chef-lieux de cités fédérées, ce
qui est un titre prestigieux.
C’est aussi une période de grand développement urbanistique où la
ville et ses monuments, participant d’une véritable scénographie urbaine,
servent à exalter l’idéologie impériale4.
Après l’étape décisive que représentent les œuvres de César et
d’Auguste, il n’y eut plus que des changements mineurs : le paysage civi-
que était déjà nettement dessiné. Dans la suite directe des promotions
d’époque césaro-augustéenne, il faut signaler Vienne, élevée au rang de
colonie romaine, entre 35 et 48 ap. J.-C. Elle est mentionnée comme telle
dans la Table Claudienne5.
Pour ce qui est des Trois Gaules, l’organisation en revint à Auguste, car
César n’eut peut-être que le temps de projeter la fondation de colonies,
dont Lyon, qui est effectivement fondée en 43 av. J.-C. par Munatius Plan-
cus. Si la répartition en trois provinces est à peu près connue, le nombre et
la délimitation des cités posent problème : retenons une soixantaine en
tout (60 pour Strabon, 64 pour Tacite) et des limites qu’il faut parfois infé-
rer des diocèses du Moyen Âge, eux-mêmes héritiers des cités de
l’Antiquité tardive6. Certaines sont très vastes, d’autres plus réduites
(dans le Nord-Ouest), mais toutes reposent sur le principe de la centralisa-
tion administrative : un seul chef-lieu, où se concentrent les organes de
décision et les grandes manifestations publiques et d’abord religieuses.
Près d’une cinquantaine de chefs-lieux sont des promotions au rang de

1.  La lex provinciae qui fut promulguée à cette occasion servit de source à Pline l’Ancien pour sa
description de la Narbonnaise.
2.  Narbonne et Béziers, Orange et Arles, Fréjus. Peut-être faut-il ajouter Valence. Vienne est citée
par Pline dans la liste des colonies, mais on s’accorde à penser que c’est un ajout de Pline à la
liste qu’il a recopiée.
3.  Chastagnol, 1995, p. 117, propose la date de 42 av. J.-C. pour l’octroi du droit latin à Nîmes,
Cavaillon et Antibes et le titre de colonie (latine) à Nîmes ; il ajoute 12 cités qui devaient déjà
disposer du droit latin avant l’année 14 av. J.-C : ce sont Aix, Apt, Avignon, Carcassonne, Car-
pentras, Riez, Ruscino, les Ruthènes provinciaux, Toulouse, les Tricastins (Saint-Paul) et les Vo-
conces (Luc, Vaison). Ajouter Alba (capitale des Helviens) et Lodève. Voir Pline, HN III, 32 à 37.
Voir ces cités sur la carte 4.
4.  Voir l’étude fondamentale de P. Gros, 2008, p. 31-79.
5.  Elle a obtenu le solidum beneficium civitatis romanae, ILS, 212.
6.  Pour une idée des incertitudes sur les limites exactes des cités, voir à titre de comparaison avec
la Narbonnaise les introductions des volumes des ILN, Vienne, et ILN, Antibes, Digne, Riez.

182
Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

capitale d’anciens sites modestes, voire des créations ex nihilo (Augustodu‐


num, Autun)1. Quant aux statuts, ils reflètent l’insertion récente des Gau-
les dans le système administratif romain : à quelques cités reconnues par
Rome « libres et immunes », et aux privilégiées que sont les cités fédérées
(Éduens, Lingons, Rèmes, Helvètes et Carnutes)2, s’oppose la masse des
cités stipendiaires, soit environ 60% de la Gaule jadis indépendante.

L’équilibre de la vie institutionnelle des cités au IIe siècle


Au IIe siècle l’équilibre semble atteint et le système municipal parfaite-
ment intégré par les provinciaux : tant les cités hispano-romaines que
gallo-romaines présentent l’apparence d’un fonctionnement satisfaisant
(aux difficultés financières près3) et l’on peut dire qu’ont été en quelque
sorte « lissées » les différences de statuts. C’est du moins ce qu’on peut en
conclure au vu du ralentissement du rythme des promotions.

Les promotions de cités


Peu de promotions et de nouveaux statuts civiques sont en effet attri-
buables au IIe siècle (si promotions coloniales il y a, dans l’Empire, elles se
situent dans des régions plus lointaines, pour créer ou renforcer des pôles
de romanité et de civilisation aux confins du monde barbare). Cela ne
veut pas dire que le phénomène stagne ou trouve ses limites, mais qu’il a
au contraire atteint un équilibre. Comme le conclut P. Le Roux, « les cho-
ses étaient à leur place et le bon ordre régnait. Le droit latin et la munici-
palisation avaient créé les conditions d’une évolution globale de la civitas
hispanique vers la res publica4 ». 
En Hispania, pour le second siècle, on ne peut guère citer que la promo-
tion d’Italica, patrie d’Hadrien, qui devient colonie honoraire, alors même
que l’empereur souhaitait lui voir garder son statut de municipe5 (qui
ménageait de fait une plus grande liberté). Il faut imaginer les démarches
entreprises (et ambassades envoyées) pour solliciter de l’empereur cette
promotion, tout municipe rêvant de devenir colonie6.
En Gaule également les promotions sont rares. Des colonies latines re-
çurent le droit romain (Aix ou Antibes) et d’autres communautés furent
promues colonies7, mais les dates sont difficiles à déterminer. La période
flavienne fut en outre une période d’expansion urbaine très importante.

1.  Sur les critères qui ont présidé au choix des chefs-lieux, voir Goudineau, 1980, p. 98.
2.  Goudineau, 2000, p. 355 sq.
3.  Le Roux, 1995, p. 123.
4.  Le Roux, 1993, p. 193.
5.  C’était un municipe de citoyens romains, qui avait reçu ce titre sous César.
6.  Voir Aulu-Gelle, Nuits Attiques, XIV, 13 ; et Jacques, 1990, n°12, p. 31-33.
7.  Comme Lodève, Augusta  Tricastinorum  (Saint-Paul-Trois-Châteaux), Toulouse ?, Die, et sans
doute Marseille.

183
III. Action et réaction

Plus tard, Avignon fut promue colonie sous Hadrien1 ; Digne fut rattachée
aux Alpes Maritimes et devint municipe2 en vertu des usages de cette
province.
L’étape dernière devait être l’octroi par Caracalla, en 212, du statut de
citoyen romain à tout habitant libre de l’Empire, uniformisation qui signi-
fiait que l’intégration des provinciaux était achevée. Dès lors le droit latin
des cités provinciales disparaît et les mots municipium et colonia sont de
moins en moins employés, au profit de civitas et de respublica.
Pourtant les différences statutaires, ou ressenties comme telles, entre les
cités n’ont pas disparu, pas plus que les rivalités. Seulement la documen-
tation nous échappe. L’exemple de l’Orient doit nous inciter à croire que
les cités privilégiées défendaient âprement leur statut d’exception3 ou
simplement leurs acquis, toujours révisables par le pouvoir. Ainsi en His‐
pania a-t-on pu observer les conséquences de la promotion générale des
cités sous Vespasien et celles de la relative uniformisation des statuts
qu’elle avait entraînée. L’association des onze « municipes » de l’inscrip-
tion du pont d’Alcantara4 en Lusitanie, datable de 105-106, a d’abord une
visée économique (s’associer pour construire un pont et assurer la liaison
avec la capitale Merida), mais elle permet d’afficher les noms des cités.
Même si toutes ces cités n’étaient pas effectivement municipes, elles
avaient à coup sûr évolué ensemble dans le sens d’une forte romanisation.
À l’époque antonine un flamine a été admis pour l’ensemble des cités
immunes5 de Bétique, dénommé flamen  coloniarum  immunium  provinciae 
Baeticae6. Tous ces rappels de titres prouvent que la rivalité n’est pas
éteinte, loin de là, entre les cités et que la relative uniformisation des sta-
tuts n’a pas fait disparaître la fierté locale ; celle-ci s’est sans doute encore
exacerbée et trouve en particulier dans des programmes urbanistiques,
souvent ambitieux, autant l’occasion de manifester sa loyauté à Rome que
celle d’éclipser des rivales.
Si l’on devine que les relations entre les cités sont parfois tendues, c’est
donc bien que les cités vivent leur autonomie et qu’un fonctionnement
administratif satisfaisant autorise l’expression de leur orgueil local.
De fait les documents qui peuvent être invoqués pour le IIe siècle
confirment que les institutions sont en général bien rodées et que le sys-
tème est désormais éprouvé. Les notables assurent leur rôle dirigeant
(même si l’on devine parfois des difficultés de renouvellement) et les
sources (en particulier les décrets honorifiques) reflètent l’accomplis-

1.  Christol/Heijmans,1992, p. 47-54.


2.  Chastagnol, ILN Digne, p. 266-268.
3.  L’exemple le plus connu est celui d’Aphrodisias en Asie Mineure.
4.  CIL II, 759 : voir, sur l’inscription, Le Roux, 1995, p. 86 et n. 24.
5.  Guichard, dans Arce/Le Roux, 1993, p. 83. Voir aussi plus récemment CIL, II2, 5, 69.
6.  Voir Mackie, 1983, p. 120.

184
Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

sement méritoire de leurs fonctions, ce qui souligne plus que jamais le rôle
accordé au mérite.
Le fonctionnement de l’ordo
Quelques exemples mettront en lumière le rôle essentiel que joue ce
conseil des notables. L’épigraphie de Belo nous fait connaître, pour la
première moitié du IIe siècle, l’honneur réservé « à Quintus Pupius Urbi-
cus, …duumvir du municipe Claudien de Belo, par décret de l’ordre
local1 ». Le texte rappelle que le conseil vote les honneurs décernés aux
citoyens méritants, comme la statue honorifique de Pupius dont le
piédestal, seul conservé, porte l’inscription. Ce sont ses parents qui ont
rédigé l’épitaphe à ce fils prématurément disparu. Les décurions de Belo
devaient siéger dans la curie, située sur la bordure ouest du forum. Le
nombre des décurions peut être estimé entre 60 et 70 personnes, en pro-
portion de la population du municipe.
De même, à Belo, le « conseil des Boloniates a décrété un éloge, les frais
de funérailles, le lieu de sépulture ; le peuple a élevé une statue à la suite
d’une souscription ( ?) » à un Procu[lus], [flam]ine ou une Procu[la],
[flam]inique ( ?)2. Outre le rappel de ce rôle des décurions, qui votent
honneurs et reconnaissance publique et sont en quelque sorte les garants
de la morale civique, le texte évoque le culte impérial, essentiel dans la vie
de la communauté. Il rappelle aussi le fait que le peuple a participé à la
décision des décurions.
On insistera, dans le même champ d’activité des décurions, sur la dési-
gnation des patrons et sur les ambassades : les patrons sont essentiels à la
communauté, car ces hauts personnages servent de relais et d’inter-
médiaires de la cité auprès du pouvoir central. Comme le rappelle
R. Étienne, « le patronage est le signe irréfutable de la volonté des com-
munautés civiques de se ménager à Rome des appuis fidèles et conti-
nus »3. On en donnera un exemple pour le IIe siècle avec une inscription
de Riez (Narbonnaise) qui fait connaître un « curateur de la cité
[d’Avignon] et patron » (soit de la cité de Riez, où a été trouvé le texte,
soit de celle d’Avignon), et que les habitants de la cité [d’Avignon] ou les
[Réiens ?] décident d’honorer. C’est un personnage important qui a suivi
un cursus de sénateur de famille patricienne : il a été questeur de la Ville
et préteur. Selon A. Chastagnol, il aurait possédé des terres ou une maison

1.  Belo V. L’épigraphie. Les inscriptions romaines de Baelo Claudia, Madrid, 1988, n°14 p. 37-38. Plan


de Belo, fig. 1 du volume. Voir Le Roux, « Inscriptions romaines de Belo 1988-2008 », Mélanges 
de la Casa de Velázquez 39, 2009.
2.  Belo  V.  L’épigraphie.  Les  inscriptions  romaines  de Baelo Claudia, Madrid, 1988, n°16 p. 37-38.
L’inscription est datée des dernières décennies du IIe s., voire du début du IIIe s.
3.  Étienne, dans Arce/Le Roux, 1993, p. 87.

185
III. Action et réaction

sur le territoire de Riez1. Les habitants lui seraient reconnaissants de son


intervention comme curateur. Il a donc été envoyé par Rome avec la
charge d’examiner les finances de la cité et d’essayer de les assainir. Sans
doute la qualité de sa curatelle lui a-t-elle valu d’être choisi par la cité
comme patron.
Quant aux ambassades, elles sont le moyen pour la cité d’être en
contact avec l’extérieur, le gouverneur de province, et au-delà l’empereur.
Ainsi la rubrique F de la loi d’Irni porte « Sur la répartition des décurions
en trois décuries, devant s’acquitter des ambassades par roulement ». De
fait le gouvernement de Rome ne reconnaissait comme interlocuteur que
des représentants d’une cité, civitas2 ; aussi pour confirmer un statut ou un
privilège, obtenir quelque avantage (comme la levée d’une taxe au béné-
fice de la cité, selon l’exemple de Sabora, en Bétique) ou simplement ren-
dre hommage au représentant du pouvoir, le rôle de ces ambassadeurs
était-il essentiel. La fonction était un munus et nul décurion ne pouvait s’y
dérober, comme le rappellent tant les lois flaviennes de Bétique que les
textes juridiques des II et IIIe siècles conservés dans le Digeste3.
Issus de l’ordo, et le plus souvent désignés par lui, les magistrats sont
aussi les dirigeants, mais temporaires, de la cité.

Les magistratures et les prêtrises


Les magistratures sont un rouage essentiel et ne font pas de leurs re-
présentants les simples exécutants des décisions du conseil. Ces postes à
haute responsabilité, et qui impliquent qu’on rende des comptes, ne
concernent cependant qu’une élite des cités. Mais les études prosopogra-
phiques prouvent que ce ne sont pas toujours les mêmes familles qui en
monopolisent les postes (en cela le système offre un renouvellement plus
important que dans les cités grecques).
Pour le IIe siècle, on voit bien fonctionner le système, même si dans les
sources l’accent est mis sur les charges (munera) qui incombent aux magis-
trats. J. Gascou a montré qu’il existait bien une carrière municipale dans
les cités latines de Narbonnaise, c’est-à-dire l’exercice successif d’au
moins deux magistratures par un même notable : ainsi dans la cité des
Voconces.
On peut citer parmi les cursus municipaux des Gaules (7 correspon-
draient à la période considérée4), celui de Lucius Cerialius Rectus, notable
de la cité des Ambiens (chef-lieu Samarobriva, Amiens). L’inscription qui le

1.  ILN Riez, n°14, p. 215.


2.  Le Roux, 1995, p. 137
3.  Voir le dossier sur les ambassades rassemblé par F. Jacques, 1990, n°85 à 89.
4.  D’après le tableau proposé par Dondin-Payre, 1999, p. 171-173.

186
Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

fait connaître est datée de la fin du IIe siècle. Cerialius a d’abord été chargé
de tâches subalternes, avec le titre de praefectus : il aurait été « préfet à la
répression du brigandage1 », si la restitution est exacte. Mais sa carrière
municipale proprement dite commence avec la questure (autre restitution
possible : quinquennalis, comme le proposent les éditeurs de l’Année  épi‐
graphique). Il est ensuite quattuorvir, titre qui apparaît rarement dans les
cités des Trois Gaules alors qu’il est bien attesté en Narbonnaise2. Il pour-
rait d’après ce titre (au singulier) avoir été celui qui exerçait le pouvoir
juridictionnel. Enfin le couronnement de sa carrière est atteint avec la
fonction de prêtre (sacerdos) de Rome et d’Auguste, qui est vraisembla-
blement une prêtrise locale (dans la cité ou le pagus) du culte impérial. On
a en tout cas avec cette dédicace un exemple de carrière municipale dans
la plus parfaite tradition de la notabilité locale.
L’autre exemple que l’on peut invoquer est celui de Tiberius Aquius
Apollinaris à Lyon3. Il atteint le sommet de la carrière municipale avec la
fonction de duumvir, mais ce qui a précédé n’est pas mentionné. Seules
sont précisées ses fonction religieuses, puisqu’il a été augure et flamine
des divi (empereurs divinisés) ainsi que de Mars. Ce qui est intéressant
dans cette inscription en l’honneur du personnage est le rappel de sa dé-
signation comme duumvir expostulante populo, « sur la recommandation du
peuple » : ce qui atteste sinon la vitalité du populus dans la colonie, du
moins sa traditionnelle mention épigraphique4. L’activité des décurions
est rappelée par la formule traditionnelle finale : l(oco)  d(ato)  d(ecreto) 
d(ecurionum). Enfin, troisième intérêt de ce cursus : le personnage entre
dans l’ordre équestre comme juge des cinq décuries. Cela explique sans
doute que les étapes de la carrière municipale, qui ont préparé le débou-
ché beaucoup plus valorisant dans l’ordre équestre, ne soient pas détail-
lées5.
Pour les Espagnes, on prendra l’exemple de Marcus Valerius Capellia-
nus, qui est originaire d’une cité proche de Caesaraugusta (Saragosse),
Damania6. Le notable ne se contente pas de la citoyenneté et du cursus
réalisé dans sa patrie, mais vise de plus hautes fonctions, à l’échelle de la
capitale de la province : il se fait donc « adlecter » dans le corps civique de
Caesaraugusta par faveur impériale d’Hadrien. L’inscription souligne qu’il
a rempli tous les honneurs dans les deux communes, in ultraque re publica

1.  Mangard, 1982, p. 38 et p. 42-43 qui évoque l’insécurité en Gaule (?) ; AE 1982, 716 (Le chef-lieu
est bien Samarobriva et non Samarobrina, à propos de la l. 2)
2.  Dondin-Payre, 1999, p. 187.
3.  AE 1966, 252 ; Bruhl et Audin, Gallia 23, 1965, p. 267-272 ; AE 1966, 252. Bérard, 1999, p. 114.
4.  Sur cet aspect important, mais qu’il ne faut pas surinterpréter, voir Bérard, 1999, p. 114-115.
5.  Dondin, 1999, p. 176-7.
6.  ILS 6933 ; Jacques, 1990, n°44. Cf sur l’origo : Yan Thomas, Origine  et  commune  patrie, Rome,
1996.

187
III. Action et réaction

(et est inscrit du même coup dans deux tribus), donc est parvenu au
sommet de la carrière municipale. Le couronnement de ce parcours réside
dans la prêtrise provinciale, puisqu’il a été flamine des divi, de Rome et
d’Auguste. Il s’agit là d’un grand personnage, et le réseau de ses relations
comme sa notoriété, sans doute aussi sa fortune, expliquent qu’il ait dé-
passé l’horizon de sa modeste cité d’origine (qui reste son origo cependant
d’où l’intérêt juridique de ce document).

L’évergétisme
L’évergétisme reste une des manifestations les plus expressives du
pouvoir et des obligations civiques des notables1. On en rappellera seule-
ment trois exemples pour le IIe siècle. À côté des attestations d’évergé-
tisme à Vienne2, on évoquera pour la Gaule Lyonnaise le notable déjà
rencontré, Lucius Cerialis Rectus, qui fait édifier, à la fin du IIe siècle, un
théâtre à Eu (Seine-Maritime) pour le pagus Catuloug[...]3 : [theatru]m cum 
proscaenio [et suis ornamentis] d(e) s(ua) [p(ecunia) fecit]. Le personnage qui a
accompli tout son cursus municipal, on l’a vu, remplit ses obligations
évergétiques, et va même peut-être au-delà de ce qui est attendu. La dé-
pense qu’il a consentie (sua pecunia fecit) est en effet énorme4 : il a financé
l’ensemble de l’édifice théâtral et sa décoration. L’évergétisme peut aussi
se manifester par des fondations, comme le prouve, en Narbonnaise, un
décret de Vaison à un évergète « qui par testament a légué 12 centaines de
milliers de sesterces à la république des Juliens ... et a de même légué
50 000 sesterces pour orner de marbre le portique et les thermes5 ».
On terminera par la péninsule Ibérique et l’exemple célèbre de Proculi-
nus qui, sous Trajan, est honoré par sa cité de Singili Barba (Bétique) pour
sa bonne gestion municipale et ses générosités6. Celles-ci sont présentées
par ordre d’importance : il a d’abord assuré l’organisation de ludi publici,
puis de ludi  privati d’une durée égale de 4 jours, fêtes en l’honneur des
divinités protectrices de la cité, ce qui donne toute sa valeur à sa générosi-
té. L’évergétisme au sens propre se manifeste dans ce doublement du
programme : il a en effet dépassé les obligations légales du magistrat (jeux

1.  Voir Jacques, 1990, p. 205-213 avec des exemples essentiellement africains.
2.  Rémy, 1992, p. 201-221, qui étudie 63 inscriptions attestant un acte d’évergétisme.
3.  AE 1978, 501 = AE 1982, 716 ; M. Mangard, Gallia 40, 1982, p. 35-51.
4.  L’étude archéologique prouve cependant qu’il a visé au moindre coût (matériaux locaux, appui
sur la pente naturelle, décoration limitée aux colonnes ciselées) ! Pour un autre exemple de
construction de théâtre : un notable indigène fait édifier le théâtre de Jublains : AE, 1991, 1238.
Pour d’autres parallèles, voir Mangard, p. 40, n. 15 (cité ci-dessus).
5.  CIL XII 1357 Vaison = Lerat, n°125. Pour un exemple en Bétique, à Hispalis, d’une fondation par
une fille, femme et mère de sénateurs, Fabia H. (malheureusement non daté), voir CIL II, 1174
et Jacques, 1990, n°125.
6.  AE 1989, 420 et Le Roux, 1987, p. 271-284, avec le texte et sa traduction.

188
Vie et institutions des cités de Gaule et d’Hispanie au IIe siècle après J.-C.

publics organisés au titre de la summa  honoraria pour son duumvirat) en


offrant, à titre privé, des jeux en dehors du programme des fêtes officiel-
les, et ce pour tous les citoyens du municipe1. À cette occasion, il a fait
don de l’huile (pour l’exercice physique et l’hygiène) et a permis l’entrée
gratuite aux bains (une séance gratuite aux thermes publics), ce qui est
une offre très appréciée quand on sait les habitudes thermales quotidien-
nes des Romains, d’autant qu’elle est ouverte à toute la population libre
(universus populus). Enfin, Proculinus est honoré pour avoir offert à toute
la jeunesse (juvenes) du municipe, un jour de jeux (c’est-à-dire de specta-
cles) au théâtre. Pour toutes ces libéralités, le magistrat qui est encore en
charge, se voit décerner des remerciements publics au forum et est honoré
d’une cérémonie publique (avec sacrifice) pour sa sortie de charge.
Ainsi « les élites trouvaient du plaisir à gérer leurs communes quand
elles couraient des risques et quand elles pouvaient penser que les hon-
neurs récompensant les mérites témoignaient effectivement de qualités
politiques et d’un dévouement zélé à la cause de la cité2 ». Le texte souli-
gne que prévalait toujours une conception rigoureuse de l’exercice des
magistratures sur lequel les citoyens avaient droit de regard. C’est pour sa
bonne gestion et pas seulement pour ses libéralités qu’est honoré Proculi-
nus. Ce document exceptionnel atteste bien l’épanouissement de la
culture poliade dans la Bétique du début du IIe siècle.

Conclusion

Dans ce tableau de ce que l’on a appelé « l’épanouissement de la vie


municipale », au IIe siècle, vie qui paraît avoir atteint son plein degré de
maturité, il ne faudrait pourtant pas conclure à un fonctionnement opti-
mal et sans accroc... Certes, le système a été dans l’ensemble acclimaté, et
les provinciaux sont devenus des togati,  du moins pour les élites, mais
toutes les communautés ne furent pas également prospères3 ni parfaite-
ment autonomes, comme le suggère le rôle croissant des patrons et des
interventions extérieures. Des indices discordants nuancent le tableau : les
difficultés financières semblent récurrentes, d’où l’intervention des cura-
teurs4, dont il faut souligner l’apparition au IIe siècle... De fait les rivalités
entre cités, la mauvaise gestion aussi qu’entraînait l’inexpérience en ces

1.  Dépense totale pour ces jeux estimée à 8000 sesterces : Le Roux, 1987, p. 277.
2.  Le Roux, 1987, p. 271 et conclusion, p. 278 et 284.
3.  Voir le déclin de certaines villes des Espagnes qu’atteste l’archéologie : P. Sillières, « Vivait-on
dans les ruines au IIe s. ap. J.-C. ? Approche du paysage urbain de l’Hispanie d’après quelques
grandes fouilles récentes », dans Arce/Le Roux, 1993, p. 147-152. Mais les conclusions de
l’auteur restent nuancées et montrent que ces évolutions sont ponctuelles.
4.  Jacques, 1990, p. 168-179 ; pour une étude générale, ID, 1983.

189
III. Action et réaction

matières budgétaires complexes, les conduisaient parfois à des dépenses


exagérées et multipliaient les problèmes de gestion financière.
Au bout du compte, la citoyenneté romaine que le droit latin, large-
ment appliqué dans l’ensemble provincial considéré (Narbonnaise et
Aquitaine, Espagnes sous les Flaviens), a permis de diffuser dans la classe
dirigeante des cités quand elle ne la possédait pas encore, a moins favori-
sé l’ascension sociale à l’échelle de l’Empire, c’est-à-dire vers les ordres
supérieurs, que le renforcement des positions locales au sein même de la
patrie. Ce privilège constituait, dans les débuts de la municipalisation et
même ensuite, l’équivalent d’un « brevet de civilisation ». Cela a donc été
un formidable catalyseur de l’émulation municipale, dans et entre les
cités, condition même de l’efficacité du système. On constate en effet que
le plus souvent les ambitions des membres dirigeants des cités se sont
limitées à l’horizon de leur petite patrie, au mieux de la province pour les
élites des plus grands centres (la fonction de sacerdos provinciae, prêtre du
culte impérial provincial, est une consécration). Pour suivre une démarche
inverse, on constate que rares sont les cursus sénatoriaux1 dont le digni-
taire a d’abord rempli les honneurs municipaux : les deux types de carriè-
res ne se confondent pas et s’enchaînent rarement, quand on ramène les
exemples connus à l’aune du nombre des cités de l’Empire. C’est assez
dire que l’horizon, même limité, des cités, dont beaucoup étaient de peti-
tes unités, a pu suffire à satisfaire les ambitions des provinciaux romani-
sés et à leur apparaître comme le meilleur cadre de vie possible.

Bibliographie
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Les Cités de Bétique au Haut-Empire


Statut et institutions

Ce tableau a été élaboré à partir des listes de Pline (III, 7-17), qui sur un
total de 175 cités, précise qu’il énumère « celles qui méritent mention ou
qu’il est facile de nommer en latin ». On l’a complété avec la liste de L. A.
Curchin, The Local Magistrates of Romain Spain, Toronto, 1990 et celle de A.
Tovar, Iberische  Landeskunde. 2. Teil,  Die  Völker  und  die  Stadte  des  antiken 
Hispanien. I. Baetica, 1974. De nouvelles découvertes épigraphiques sont
venues depuis enrichir le corpus et la prosopographie des magistrats.
Mais on ne voulait donner ici qu’une liste indicative, forcément incom-
plète et imparfaite, qui mette cependant en lumière la richesse de
l’urbanisation de la Bétique et la vitalité de ses institutions.

192
Nom Pline Ptolémée Conventus Statut Promotion Institutions Cartes A.Tovar
(4 conventus : (d’après L. A. Cur- LR = P. Le
Gadès, Cor- chin) Roux,
doue, Astigi, Romains
Hispalis) d’Espagne
1 Abdera / Abdera III, 8 II, 4, 7 Gaditanus municipe fondation 2 flamines connus Fig.2 LR 2, 1, 83
phénicienne
2 Abra ? 2 magistrats connus
au IIe s
3 Acinipo Acinippo, III, 14 II, 4, 11 Hispalensis 1 patron connu fin Fig.2 LR 2, 1, 153
Ier/IIe s
4 Agla minor III, 10 2, 1, 120

5 Anticaria Astigitanus municipe Fig.2 LR


6 Aratispi La Res publica Fig.2 LR
dédie une statue à
Trajan
7 Arcilacis II, 4, 9 ; II, 6, Gaditanus 2, 1, 181
60
8 Arialdunum III, 10 2, 1, 138
9 Arsa III, 14 II, 4, 10 Cordubensis Municipium Municipe 2 magistrats 2, 1, 92
Iulium V… sous J.-Cl. ou
Vesp
10 Artigi Artigi Iulienses, II, 4, 9 Cordubensis ? 2, 1, 95
III, 10
11 Arunci III, 14 II, 4, 11 : Une nova 2, 1, 171
Aroukki civitas Aruci-
tana connue
par 1 insc. à
55 km…
12 Arunda III, 14 II, 4, 11 Hispalensis 1 duumvir bis Fig.2 LR 2, 11,
154
13 Arua III, 11 Hispalensis Municipium 1 sevir Fig.2 LR 2, 1, 159-
Flavium 60
14 Asido Caesarina III, 11 II, 4, 10 Gaditanus Colonie Municipium 2 IIIIviri Fig.2 LR 2, 1, 151
Caesarina, 1 duumvir
puis colonie
(Aug.)
15 Astigi III, 12 II, 4, 10 Astigitanus Colonie Colonie aug. 4 magistrats Fig.2 LR 2, 1, 111-
Astigis Colonia Astigi- de vétérans 3
tana Augusta
Firma
16 Astigi vetus III, 12 Peut-être anc. 2, 1, 113
communauté
ibérique sub-
sistant à côté
de la colonie
17 Ategua III, 10 Strab., III, Cordubensis 2, 1, 101
141
18 Aurgi Astigitanus Municipium 2 magistrats au IIe s Fig.2 LR
Flavium (en Cité-
rieure)
19 Axati III, 11 Hispalensis Municipium 1 mag. du Ier/IIe, Fig.2 LR 2, 1, 158
Flavium munificentissimus,
patronus patriae
20 Baedro III, 10 Ordo Baedronensis 2, 1, 98
attesté
21 Baelo Claudia III, 7 II, 4, 5 Gaditanus Municipium Baelo Clau- 5 magistrats, dt 1 Fig.2 LR 2, 1, 66-7
et V, 2 Claudium dia duumvir IIe s.
22 Barbesula III, 8 Gaditanus municipe 2 magistrats au IIe s Fig.2 LR 2, 1, 74
23 Baesippo III, 7 (portus II, 4, 10 Gaditanus 2, 1, 65
Baesippo) et 15
(la ville)
24 Baniana II, 4, 9 2, 1, 118
25 Batora Astigitanus 1 magistrat
26 Baxo Cordubensis 2 legati = ambassa-
deurs
27/28 Besaro et Belippo III, 15 Gaditanus inconnues 2, 1, 84-5
29 Brona/Ibrona III, 15 Gaditanus 2, 1, 85
30 Mod. Bujalance Cordubensis 1 mag. du Ier/IIe s.
Caeriana II, 4, 10 2, 1, 180
31 Callet = ? III, 12 Gaditanus 1 inscr. : 2 duumviri Ier/IIe s Fig.2 LR 2, 1, 85
Callenses Aeneanici III, 14 Respublica et 130
Callensis 2, 1, 146
32 Callicula /Calecula ? III, 12 II, 4, 9 Astigitanus 2, 1, 136
33 Calpurniana II, 4, 9 I. Ant. = étape 2, 1, 105
entre Corduba
et Castulo
34 Canama /Canan(i)a ? III, 11 Hispalensis Municipium 1 duumvir, évergète Fig.2 LR 2, 1, 160
Flavium Ier/IIe s
35 Cappa III, 15 cum Gaditanus 2, 1, 49-
Oleastro 50
36 Carbula III, 10 2, 1, 98-
99
37 Carisa Aurelia III, 15 II, 4, 10 Gaditanus Cité latine 1 sevir 2, 1, 57
Carissa chez Pline
38 Carmo Hispalensis municipe 2 IIIIviri Fig.2 LR

39 Carteia III, 7, 17 Gaditanus municipe Colonie 1 trentaine de Fig.2 LR 2, 1, 70-1


(=la Tartessos latine dès magistrats connus
des Grecs) 171 av. puis
municipe
40 Cartima Gaditanus Municipium 1 decemvir de 53-54 Fig.2 LR
civium Latino-
rum
41 Castra Gemina III, 12 Astigitanus 2, 1, 130
42 Castra Vinaria III, 10 2, 1, 131
43 Caura III, 11 2, 1, 144
44 Celti III, 11 2, 1, 158
45 Ceret Gaditanus 1 édile 2, 1, 51
46 Cisimbrium III, 10 Astigitanus Municipium Municipe en 4 duumviri Fig.2 LR 2, 1, 123
Flavium 75
47 Conobaria III, 11 : Colo- Hispalensis 2, 1, 148
bana
48 Corduba III, 10 II, 4, 9 Cordubensis Colonia Patri- Ville romaine 1 vingtaine de Fig.2 LR 2, 1, 86-
cia dès 151/2 ; magistrats connus 92
fondation
colon. césa-
rienne,
refondation
aug. vers 15
av.
49 Curiga III, 14 II, 4, 11 : Voir Vgultu- Fig.2 LR 2, 1, 177
Kourgia nia
50 Detumo III, 10 II, 4, 9 2, 1, 99
51 Ebora Cerialis III, 10 II, 4, 9 Gaditanus ? 2, 1, 182
52 Epora foederatorum III, 10 Cordubensis municipe Sans doute 1 magistrat, 1 Fig.2 LR 2, 1, 104
flavien flamine Augustalis
1 prêtre d’Hercule…
53 Gadis/Gades (pl) III, 7, 17, 84 Gaditanus Municipium fondation 1 dizaine de magis- Fig.2 LR 2, 1, 37
et IV, 119 sq Augustum phénicienne trats connus dt 4
quattuorviri
54 Hasta Regia III, 11 II, 4, 10 : colonie Peut-être 2, 1, 148
Asta antérieure à
César
55 Hippo Nova Iponu- III, 10 2, 1, 118
ba ?
56 Hispalis III, 11 Hispalensis colonie Sous César Fig.2 LR 2, 1, 140-
Colonia Iulia en 45 142
Romula
57 Igabrum /Egabrum Astigitanus Municipe 1 édile Fig.2 LR 2, 1 121
flavien
58 Iliberri Florenti- III, 10 II, 4, 9 Astigitanus Municipium 1 duumvir : déb. IIe Fig.2 LR 2, 1, 137
ni/Iliberris Florentinum s. ?
59 Ilipula/Ilipa Minor III, 12 II, 4,10 ? Hispalensis 1 décurion pour Fig.2 LR 2, 1, 129
Ilipa
2 mag. pour Hipula
60 Ilipula/Ilipa Laus III, 10 et 11 Illipoula Astigitanus 2 magistrats (dont 1 2, 1, 139
mégalè : II, 4, IIIvir)
9
61 Iliturgi III, 10 II, 4, 9 Cordubensis Iliturgi Forum Colonie sous Fig.2 LR 2, 1, 109-
Iulium Hadrien 10
62 Iliturgicola Astigitanus 1 duumvir 2, 1, 123
63 Ilurco/Illurco III, 10 2, 1, 136
64 Iluro Gaditanus municipium 3 magistrats (duum- 2, 1, 132
viri)
66 Ipagrum connue par I. 2, 1, 121
/Epagrum Ant.
67 Ipolcobulcula Astigitanus 2 duumviri Fig.2 LR 2, 1, 122
68 Ipra/Iporca ? III, 10 connue par des 2, 1, 180
inscriptions
69 Ipsca Astigitanus Municipium 3 duumviri Fig.2 LR 2, 1, 102
Contributum
70 Iptuci III, 15 Gaditanus 3 magistrats/ Fig.2 LR 2, 1, 58
1 ordo Iptucitano-
rum : CIL II 1923/
1 table de patronat
d’Iptuci et Vcubi :
HAE 547
71 Irni Hispalensis Municipe 2 magistrats Fig.2 LR Pas dans
flavien lex municipale Tovar !
72 Isturgi Triumphales III, 10 Cordubensis municipium 3 magistrats Fig.2 LR 2, 1, 109
73 Italica III, 11 II, 4, 10 Hispalensis Colonie Vicus civium 16 magistrats Fig.2 LR 2, 1, 163-
Colonia Aelia Romanorum, 6
Augusta Italica Municipe
sous César,
puis colonie
sous Hadrien
74 Iturobriga III, 14 2, 1, 173
/Turobriga
75 Ituc(c)i III, 12 Astigitanus Colonie César 3 magistrats… 2, 1, 131
Colonia Virtus
Iulia
76 Iulipa Cordubensis municipium 1 édile, 2 décurions 2, 1, 94
77 Lacilbula Gaditanus 4 magistrats 2, 1, 60
78 Lacimurga Constan- III, 14 II, 5, 7 2 cognomina 2, 1, 175
tia Iulia pour services
rendus à
César ?
79 Lacippo III, 15 (Blacip- II, 4, 9 Gaditanus Municipium ? 3 magistrats 2, 1, 61
po)
80 Laelia III, 12 II, 4, 10 Astigitanus 2, 1, 59
et 282
81 Laepia Regia III, 15 III, 5 Gaditanus 2, 1, 64
82 Lascuta III, 15 Gaditanus 2 magistrats 2, 1, 55
83 Lastigi III, 12 et 14
84 Lucurgentum III, 11 Hispalensis 1 sevir augustalis 2, 1, 152
Iuli Genius
85 Maenuba III, 8 Gaditanus 2, 1, 78-9
86 Malaca III, 8 II, 4, 7 Gaditanus Municipium Fondation 2 édiles Fig.2 LR 2, 1, 76-
Flavium phénicienne 78
sous dom.
romaine,
depuis 205
av.
D’abord
civitas foede-
rata
87 Marruca (Sacrana ?) III, 12 Astigitanus 2, 1, 51
et 117
88 Mellaria III, 14 II, 6, 61 ? Cordubensis
89 Mellaria III, 7 Municipium 1 duumvir bis Fig.2 LR 2, 1, 68
90 Mirobriga III, 14 II, 4, 10 Cordubensis Fig.2 LR 2, 1, 96
91 Mod. Montemolin Hispalensis 1 édile bis ?
92 Munda III, 12 Ville détruite 2, 1, 116
en 45 av. et
privée du
statut de
colonie
93 Munigua Hispalensis Municipium 11 magistrats dt 3 Fig.2 LR
Flavium IIIIviri
94 Murgi(s) III, 8 II, 4, 9 Fig.2 LR
95 Nabrissa Veneria III, 11 II, 4, 10 2, 1, 147
96 Naeva III, 11 Hispalensis Municipium 1 duumvir 2, 1, 143
Flavium
97 Nertobriga III, 14 II, 4, 10 Municipe Fig.2 LR 2, 1, 174
Concordia Iulia
98 Nescania Fig.2 LR
99 Oba Gaditanus 2 duumviri Fig.2 LR
100 Obulco III, 10 II, 4, 9 Cordubensis Municipium Nbx magistrats 2, 1, 105
Pontificense (env. 35)
101 Obulcula III, 12 II, 4, 10 2, 1, 114
Oboukola
102 Olontigi III, 12 2, 1, 168
103 Oningi III, 12 2, 1, 126
104 Onoba/Onuba III, 7 : Ossonoba II, 4, 4 Cordubensis 4 magistrats Fig.2 LR 2, 1, 62
(de l’estuaire) Aestuaria Onuba
Aestuaria
105 Onoba/Onuba III, 10 II, 4, 9 2, 1, 100
(de l’intérieur)
106 Orippo III, 11 2, 1, 145
107 Osca II, 10 II, 4, 10 2, 1, 134
108 Oscua II, 4, 9 Astigitanus Municipium 2 duumviri ( ?)
109 Osset Iulia Constan- III, 11 Hispalensis Municipium Fidèle à 4 magistrats, dt un Fig.2 LR 2, 1, 144
tia Iulia Constan- César dans la duumvir quater =4 x
tia g. civile
Municipe
romain
110 Ossigi Latonium III, 10 2, 1, 111
111 Ostippo III, 12 Astigitanus Oppidum Ville ibère 1 xvir maximus 2, 1, 126
liberum d’Astapa
112 Regina III, 14 II, 4, 10 Cordubensis 2, 1, 93
113 Ripa III, 10 2, 1, 102
114 Sabora III, 12 Astigitanus Municipium Sous Vespa- 2 duumviri Fig.2 LR 2, 1, 130
Flavium sien
115 Sacili Martialium III, 10 II, 4, 9 Cordubensis Municipium 5 magistrats Fig.2 LR 2, 1, 103
Martialium
116 Saepo III, 14 : Sae- Gaditanus Municipium 2 duumviri 2, 1, 61
pone V(ictrix) Saepo
117 Saguntia III, 15 Gaditanus 2, 1, 54
118 Salduba III, 8 Salduba 2, 1, 75
cum fluuio
119 Salpensa/ Salpesa III, 14 Hispalensis Municipium V. 1 notable, reçoit les Fig.2 LR 2, 1, 145
ornamenta decurio-
natus
Fgts de la lex muni-
cipalis
120 Moderne Sanlucar Hispalensis 2 magistrats
Mayor
121 Saudo III, 15 Gaditanus 2, 1, 86
122 Segida Augurina III, 10 II, 4, 9 ou 2, 1, 183
10 ?
123 Segida Restituta Iulia III, 14 II, 4, 9 ou Hispalensis 1 duumvir, flamina- 2, 1, 175
10 ? lis prov. Baeticae
124 Sel III, 8 II, 4, 7 : Gaditanus
Selambina = 2, 1, 82
Sel Ambina ?
125 Seria Fama Iulia III, 14 II, 4, 10 Fig.2 LR 2, 1, 174
126 Serippo III, 14 inconnue 2, 1, 152
127 Sexi III, 8 Ex chez Gaditanus Firmum Iulium fondation Fig.2 LR 2, 1, 81
Mela, II, 94 phénicienne
128 Siarum III, 11 et 14 Hispalensis Municipium 1 duumvir, interrex Fig.2 LR 2, 1, 146
Siarense Tabula Siarensis
> Siarenses
Fortunales
129 Singili(s) Barba III, 10 : Singili II, 4, 9 : Astigitanus Municipium Ville libre, 5 magistrats dt Fig.2 LR 2, 1, 124
Barla Flavium Libe- puis muni- M. Valerius Procu-
rum cipe flavien linus
1 ordo vetus à côté
(et dans) l’ordo
Singiliensis

130 Sisapo III, 14 Cordubensis Fig.2 LR 2, 1, 96


(en Cité-
rieure)
131 Sosontigi/Sosintigi III, 14 Cordubensis Fig.2 LR 2, 1, 119
132 Sucaelo III, 10 2, 1, 139-
140
133 Suel III, 8 Astigitanus ? Municipium Fig.2 LR 2, 1, 75
Suelitanum
134 Moderne Torre de Cordubensis 1 duumvir
Albolafia
135 Tucci Augusta III, 12 II, 4, 9 Astigitanus Colonie Colonie 10 magistrats Fig.2 LR 2, 1, 119
Colonia Augus- auguste de dt 1 curateur (280)
ta Gemella vétérans
136 Tucci Vetus III, 10 2, 1, 120
137 Turirecina III, 15 II, 4, 10 Corduben- Colonia civium 2, 1, 56
/Turris Regina sis ? romanorum
138 Turobriga III, 14 2, 1, 173
139 Ucia III, 10 2, 1, 108
140 Ucubi III, 12 Astigitanus Colonie César 5 magistrats Fig.2 LR 2, 1, 114
Colonia Clari-
tas Iulia
141 Ugia II, 4, 10 Hispalensis Municipium 2 legati Fig.2 LR Cf Urgia
Martiense
142 Ugultunia Contributa III, 14 II, 4, 11 Hispalensis Municipium Fusion avec 1 duumvir bis Fig.2 LR 2, 1, 177-
Iulia Kourgia Curiga 8
143 Ulia Fidentia III, 10 II, 4, 9 Astigitanus Municipium Fidèle à 10 magistrats Fig.2 LR 2, 1, 115
Fidentia César durant
g. civile
144 Ulisi/ Astigitanus 1 magistrat et 2, 1, 135
Odysseia (Strabon) 1 décurion fin IIe
145 Unditanum=peut- III, 10
être à réunir à
Sucaelo ?
146 Urga(v)o Alba III, 10 Astigitanus Municipium 5 duumviri dt 2 2, 1, 107
Albense Vrgauo- prêtres (flamen et
nense pontifices)
147 Urgia Caesaris III, 15 Gaditanus 2, 1, 57
Salutariensis (identifie
à Ugia)
148 Urgia Castrum III, 15 II, 4, 10 Gaditanus
Iulium
Distincte de la
précédente ?
149 Urso Genetiva Urba- III, 12 II, 4, 10 Astigitanus Colonie Colonie Au moins 8 magis- Fig.2 LR 2, 1, 128-
norum Colonia Geneti- césarienne trats dt 1 curateur 9
va Iulia Urba- Fgts de la Lex
norum coloniae
150 Usaepo III, 15 Gaditanus
151 Ventippo III, 12 Astigitanus 2, 1, 125
152 Vesci Fauentia III, 10 II, 4, 9 : Gaditanus 1, peut-être 2 ma- 2, 1, 62
Oueskis gistrats

153 Moderne Villafranca Hispalensis 2 magistrats


de los Barros
Carte 1 : Principales cités de la péninsule Ibérique au Haut-Empire

D’après P. Le Roux, Romains d’Espagne. Cités et politique dans les provinces, IIe s. av. J.-C. – IIIe s. ap. J.-C., Paris 1995, fig. 1, p. 140.
Carte 2 : Cités de la province de Bétique

D’après P. Le Roux, Romains d’Espagne… op. cit., fig. 2, p. 141.


Carte 3 : Peuples, routes et principales cités de Narbonnaise

D’après P. Le Gros, La Gaule narbonnaise. De la conquête romaine au IIIe siècle ap. J.-C., 2008,
fig. 2, p. 8.

Carte 4 : Principales cités de Narbonnaise et reconstitution de leurs territoires

D’après C. Goudineau, Histoire de la France urbaine, T. 1, fig. 47, p. 94.


Carte 5 : Civitates des Trois Gaules

D’après C. Goudineau, Histoire de la France urbaine, T. 1, fig. 48, p. 97.


La ville de Lyon sous le Principat
Agnès Groslambert
Maître de conférences en Histoire romaine
à l’université Jean Moulin-Lyon 3, membre du CEROR.

Petite cité conçue par le pouvoir central pour quelques colons, Lyon
est devenue une des plus grandes villes de l’Occident, grâce au travail
des provinciaux. C’est le processus de cet essor qu’il convient mainte-
nant de voir et d’expliquer.
Les sources littéraires sont nombreuses même si les passages concer-
nant Lyon sont souvent brefs1 : Tacite (Hist., 1.65. 2), Dion Cassius, Stra-
bon, Pomponius Mela, Sénèque (Ep. 91), Pline L’Ancien, Ptolémée et le
Pseudo-Plutarque. De même des écrits techniques ou administratifs sont
utiles : L’Itinéraire d’Antonin, la Table de Peutinger et la Notitia Dignitatum
et la Notitia Galliarum. L’épigraphie apporte chaque année sa moisson de
découverte. Cependant certains textes anciens sont fondamentaux telle
la Table Claudienne où un discours de l’empereur Claude avait été gra-
vé. Le Corpus inscriptionum latinarum doit être complété par le recueil de
P. Wuilleumier et par l’Année  épigraphique. La numismatique est assez
limitée à Lyon, bien que la ville ait possédé son atelier monétaire à plu-
sieurs époques. Quant à l’archéologie, elle ne cesse de renouveler nos
connaissances.
Pour étudier Lyon sous le Principat, période de l’apogée de la cité, il
convient de voir d’abord la fondation de Lugudunum, promue capitale
des Trois Gaules par Rome, qui a organisé l’administration de la pro-
vince. Puis, la vie civique et la vie religieuse montrent qu’elles ont été en
partie influencées par le pouvoir central. Enfin, on constate que
l’économie comme la société de Lyon sont très liées à l’Empire, tant par
les produits qui lui étaient destinés, que par la mise en place d’une so-
ciété plus ou moins copiée sur celle de Rome.

1.  Pour tout ce paragraphe, voir plus loin : Sources et bibliographie, Sources.

206
La ville de Lyon sous le Principat

I. Les conditions naturelles et historiques

A. Le site et la situation1
Du point de vue du site, on sait que trois ensembles topographiques
composaient la cité. 1/ Le plateau de Fourvière, avec son prolongement de

1.  P. Wuilleumier Lyon, métropole des Gaules. 1953 (Paris), p. 7-10 ; A. Audin Lyon, miroir de Rome,


1965 (Paris), p. 36-60 ; Y. Le Bohec, La province romaine de Gaule lyonnaise (Gallia Lugudunensis) du 
Lyonnais au Finistère, éd. Faton, 2008, (Dijon), p. 67.

207
III. Action et réaction

La Sarra, a reçu la colonie. 2/ Le quartier de la Croix-Rousse, entre Saône


et Rhône, était un étroit plateau où se trouvaient le sanctuaire du culte
impérial et son amphithéâtre1. Ce lieu était appelé Condate,  le
« Confluent » et avait peut-être reçu le statut de pagus2. Condate était sans
doute sous l’autorité de Lugudunum, surtout si l’on admet que la restitu-
tion d’une inscription mentionne un personnage chargé de magistratures
à la fois dans le pagus et dans la colonie3. 3/ Fourvière et La Croix-Rousse
dominaient une langue de terre jadis découpée en îles par des méandres
(les Terreaux, Saint Jean, Bellecour). Des artisans et des commerçants
s’étaient regroupés dans des plaines qui avaient le statut de canabae, donc
qui dépendaient de Lyon au même titre que Condate. La ville actuelle de
Lyon déborde largement ces limites et elle englobe en outre la Croix–
Rousse, entre Saône et Rhône, ainsi que les plaines alluviales situées entre
les deux fleuves4, et elle s’est étendue sur la rive gauche du Rhône5.
En ce qui concerne la situation, on peut renvoyer à Strabon (IV, 6, 11). Il
fit remarquer que « Lugudunum se dressait au centre de la Gaule comme
une acropole, au confluent des fleuves et à proximité des différentes par-
ties du pays ». L’Acropole des Gaules était située au confluent du Rhône
et de la Saône. Lyon devint un nœud routier et fluvial. Lieu de passage et
de contact privilégié, la cité profita de sa position d’étape et de carrefour
dans le commerce.

B. La fondation6
Elle est connue par des textes : le Pseudo-Plutarque (Des noms des fleu‐
ves et des Monts et des choses que l’on y trouve, VI), Dion Cassius (XLVI, 50,
4), ainsi que par Cicéron dans plusieurs de ses lettres (Ad Familiares, X, 22
et X, 24). Le CIL, X, 6087 apporte aussi son témoignage.
Trois étapes ont été mentionnées : l’existence d’un oppidum celtique,
une première installation et l’implantation officielle de la colonie.
L’oppidum celtique est connu par le Pseudo-Plutarque qui rapporte la
légende d’un vol de corbeau prélude à la fondation du premier établisse-
ment autour du sanctuaire du dieu Lug sur la hauteur de la rive droite de
la Saône. Lugdunum ou, mieux, Lugudunum fut le sanctuaire du dieu Lug,
« le haut-lieu de Lug ». On pense qu’il fut un dieu solaire ou un dieu de la

1.  M. Le Glay, « L’amphithéâtre des Trois Gaules à Lyon », Gallia, 28, 1970, p. 67-89.
2.  CIL, XIII, 1670.
3.  CIL, XIII, 1684.
4.  G. Ayala, « Rue Palais-Gillet », RAE, 43, 1992, p. 293-305.
5.  A. Desbat et J.-P. Lascoux, « Le Rhône et la Saône à Lyon à l’époque romaine », Gallia, 56, 1999,
p. 45-69.
6.  P. Wuilleumier, Lyon,  métropole  des  Gaules, 1953, (Paris), p. 12-15 ; A. Audin, Lyon,  miroir  de 
Rome, 1965, (Paris), p. 36-60 ; Y. Le Bohec, La province romaine de Gaule lyonnaise (Gallia Lugudu‐
nensis) du Lyonnais au Finistère, 2008, (Dijon), p. 66.

208
La ville de Lyon sous le Principat

lumière, plutôt qu’un dieu des corbeaux. Une présence humaine anté-
rieure a été détectée à Vaise et à Fourvière1, mais il n’y eut pas de vraie
ville avant celle de Plancus. Des fouilles récentes2 ont dégagé de vastes
enclos limités par des fossés.
La première installation est mentionnée par Dion Cassius (XLVI, 50, 4).
En 61 avant J.-C., des commerçants italiens, chassés de Vienne par une
révolte des Allobroges3, vinrent chercher refuge dans l’espace compris
entre Rhône et Saône, là où se trouve le confluent.
La fondation de la colonie fut effectuée par l’ancien lieutenant de César
en 43 avant J.-C., L. Munatius Plancus. C’est la seule colonie déduite de la
province4 dont elle était la capitale et elle relevait du droit italique comme
le soulignait Ptolémée5. Lyon fut appelée Copia Munatia, en hommage à sa
prospérité et à Munatius Plancus. Au temps de l’empereur Claude, Clau‐
dia remplaça Munatia. Dans les inscriptions, la cité est désignée comme :
CCCL, c’est-à-dire c(olonia) C(laudia) C(opia) L(ugudunum)6.
Lyon devint très vite une des plus grandes métropoles de l’Occident
romain au début du Principat.

C. Le rôle des empereurs7


Même si la ville a tiré profit de la politique impériale, qui en a fait une
capitale et le centre d’un réseau routier, il ne semble pas que le pouvoir
central ait tout réalisé ; les embellissements sont dus, en grande partie,
aux Lyonnais eux-mêmes.
On sait qu’Auguste est venu à Lyon et qu’Agrippa avait été chargé de
l’organisation de la cité et de la province, entre 40 et 37. C’est lui qui mit
en place un réseau routier au centre duquel se trouvait Lyon (vers les
Alpes à l’est, vers Langres au nord, Saintes à l’ouest et la Méditerranée au
sud). Drusus installa le sanctuaire des trois Gaules à Condate en 12 avant
J.-C., et il renforça ce rôle de capitale. La naissance de Claude à Lyon en 10
avant J.-C. n’a pas apporté beaucoup d’avantages aux Lyonnais, sinon un
peu d’orgueil.

1.  A. Pelletier, Pour une nouvelle histoire des origines de Lugdunum, Caesarodunum, 30, 1996,
p. 167-177 ; Vaise. Un quartier de Lyon antique, éd. E. Delaval et alii, 1995, (Lyon), 291 p.
2.  Lyon avant Lugdunum, éd. M. Poux et H. Savay-Guerraz, 2003, (Lyon), 152 p.
3.  Dion Cassius, XXVI, 29 et 50. C. Goudineau, « Note sur la fondation de Lyon », Gallia, 1986,
XLIV, p. 171-173 et id., Origines de Lyon, 1989, (Lyon), 128 p. ; Lugdunum. Naissance d’une capitale,
éd. A. Desbat, 2005, (Paris), 182 p.
4.  F. Bérard, « L’organisation municipale de la colonie de Lyon », in : Cités, municipes, colonies, éd.
M. Dondin-Payre et M.-Th. Raepset-Charlier,1999, (Paris), p. 97-126.
5.  Ptolémée, II, 8, 17.
6.  AE, 2003, 175, d’après J. Gascou.
7.  P. Wuilleumier, Lyon, métropole des Gaules, 1953, (Paris), p. 17-23.

209
III. Action et réaction

Le successeur d’Auguste, Tibère fit quelques séjours dans la cité. Son


règne est marqué par un nouveau recensement en 14-16 et par la répres-
sion d’une révolte chez les Andécaves et les Turons par le légat de Lyon-
naise à la tête d’une cohorte urbaine et par un détachement légionnaire
venu de Germanie Inférieure1. Une inscription incomplète rappelle peut-
être la soumission des Trévires2. Plusieurs inscriptions concernent Tibère
à Lyon. Caligula y fit deux séjours en 39, puis en 40. Il se livra aux pires
excentricités, arborant tantôt le paludamentum, tantôt les attributs divins
de Neptune, de Mars, de Vénus, répudiant sa femme pour épouser sa
maîtresse, vendant aux enchères le mobilier impérial, confisquant des
biens et multipliant les massacres, les jeux et les excès dans l’amphi-
théâtre. Il décida l’exécution du roi de Maurétanie, Ptolémée, lors de com-
bats de gladiateurs.
Quant à Claude, il naquit dans la cité le 1er août 10 avant J.-C. En 43, il
passa par Lyon en allant et en revenant de son expédition britannique.
Puis en 48, il demanda au Sénat le ius honorum pour les notables des cités
gauloises, citant en exemple les sénateurs originaires de la colonie lyon-
naise ; mais il plaidait la cause des Gaulois en général et pas celle des
Lyonnais en particulier3. Lyon a peut-être bénéficié de faveurs, car elle
prit le surnom de Claudia  Augusta. Des inscriptions sur des tuyaux de
plomb peuvent faire penser que Claude dota la ville d’un 3e aqueduc ( ?)4.
Lyon connut un renouveau de prospérité, grâce à la réfection des routes et
à la reprise des frappes de l’atelier monétaire qui s’étaient arrêtées à la fin
du règne d’Auguste. De son époque, on connaît un établissement de
thermes avec un aqueduc et des fontaines5.
Les bonnes relations se maintinrent sous Néron. La colonie lui envoya
de l’argent après l’incendie de Rome de 64. L’hiver suivant, Lyon fut à son
tour victime d’un incendie et Néron lui remboursa son offrande6. Néron
connut une fin de règne difficile et, lors des évènements de 68-69, Lyon
resta fidèle à Néron contrairement à Vienne qui prit le parti du gouver-
neur révolté C. Iulius Vindex. La défaite de Vindex contraignit les Vien-
nois à lever le siège de Lyon7. Mais, peu après, la mort de Néron et la fa-
veur de Galba envers Vienne eurent pour conséquence la punition de
Lyon privée de certains revenus. Cette époque était instable et par la suite
Lyon fit un accueil grandiose à Vitellius, un nouvel usurpateur. Et il faut

1.  Tacite Ann, III, 41.


2.  CIL, XIII, 1795.
3.  A. Desbat et E. Delaval, « CCC Augusta Lugdunum : Lyon à l’époque de Claude », in : Claude de 
Lyon, éd. Y. Burnand et alii, 1998, (Paris), p. 407-431.
4.  CIL, XII, 10029.
5.  AE, 1976, 449, a = 2000, 955 ; E. Delaval, « Une fontaine gallo-romaine alimentée par l’aqueduc
du Gier découverte à Lyon (Clos du Verbe Incarné) », RAE, 40, 1989, p. 229-241.
6.  Sénèque, Ad Lucil., XVI, 91, 1-2 ; 10, 13-14 ; CIL, XIII, 2066 a.
7.  Sur l’opposition entre Vienne et Lyon, voir Tacite, H, I, 51 ; 65.

210
La ville de Lyon sous le Principat

attendre les Flaviens pour connaître une stabilité restaurée à Lyon et dans
la région.
L’âge des Flaviens et des Antonins marqua l’apogée de l’Empire. Lugu‐
dunum y participa. Les Flaviens ont accordé de l’importance à Lyon. Dès
la prise de Rome et devant la révolte de Civilis, Mucien décida
d’emmener le jeune Domitien à Lyon1. Par la suite, Domitien devait re-
tourner à deux reprises à Lyon : en 83 pour procéder au recensement,
pour préparer son expédition contre les Chattes2, et peut-être lors de la
révolte de L. Antonius Saturninus en 88-89. En interdisant, la culture de la
vigne dans les provinces3, il a favorisé le commerce des négociants lyon-
nais qui importaient le vin d’Italie.
En dehors de Nerva, tous les Antonins ont laissé des traces de leur pas-
sage à Lyon. Leurs époques virent une activité édilitaire importante. Une
inscription incomplète rappelle le passage de Trajan après 1024 et celui
d’Hadrien semble attesté en 119 par une dédicace des negotiatores  uinarii 
(CIL, XIII, 1788). Ces temps semblent avoir correspondu à l’extension du
forum de la cité, à l’agrandissement du théâtre, à la construction de
l’odéon et à l’établissement d’un quatrième aqueduc. Antonin Le Pieux
reçut l’hommage d’un taurobole le 9 décembre 160 ainsi que le montre la
dédicace d’un autel à Cybèle (CIL, XIII, 1751). Le développement de ce
culte est peut-être lié à la persécution des chrétiens de 177, puisque les
fidèles de Cybèle et ceux de la communauté chrétienne se seraient ras-
semblés en même temps à Lyon. Et ce martyre des chrétiens de 177 à Lyon
est resté tristement célèbre5. On retrouve le culte de Cybèle sous Com-
mode auquel le clergé offrit un taurobole à Lyon en 190 (CIL, XIII, 1752).
Une guerre civile eut lieu dans les années qui suivirent la mort de
Commode, et Lyon prit le parti de Clodius Albinus contre Septime Sévère.
Les deux compétiteurs se rencontrèrent à la bataille de Lyon, le 19 février
197. Septime Sévère l’emporta et la ville de Lyon fut abandonnée à la sol-
datesque, ruinée pour longtemps. Fourvière devint un quasi désert.

D. L’urbanisme de Lyon6
Comme on l’attendait, la ville était organisée en plusieurs quartiers.

1.  Tacite, H, IV, 85- 6 et Suetone, Dom., 2.


2.  Frontin, Strat., I, 1, 8.
3.  Suétone, Dom., 17.
4.  CIL, XIII, 1790.
5.  Eusèbe, Hist. Eccl., V, I et suiv ; Grégoire de Tours, Mirac., I, In glor. Mart., 48.
6.  P. Wuilleumier, Lyon, métropole des Gaules, 1953 (Paris), p. 57-75 ; A. Audin Lyon, miroir de Rome,
1965 (Paris), p. 61-96, p. 97-118 et p. 119-136 ; Y. Le Bohec, La province romaine de Gaule lyonnaise 
(Gallia Lugudunensis) du Lyonnais au Finistère, 2008 (Dijon), p. 67-78.

211
III. Action et réaction

Le centre ville se trouvait sur la colline de Fourvière avec le Forum vetus


(le nom de Fourvière vient de cette appellation latine) qui fut mis en place
au plus tard sous Auguste. Le capitole et le palais du gouverneur ont dis-
paru aujourd’hui. Un deuxième centre se développa (Forum novum, a-t-on
dit) sur le site aujourd’hui appelé Clos du Verbe Incarné ; on y a trouvé le
temple municipal du culte impérial1.
Au sud de cet ensemble, subsistent encore les restes du théâtre cons-
truit sous Auguste et agrandi par Hadrien : le diamètre fut porté de 90 à
110 m et le nombre de places de 4 500 à 10 700. L’odéon fut édifié sans
doute au début du IIe siècle et il était caractérisé par ses murs épais qui
supportaient sans doute un toit, et par ses dimensions modestes : 73 m de
diamètre pour 3000 places. Non loin le « temple de Cybèle » avait une
destination que nous ne connaissons toujours pas : riche demeure ? place
publique ? Toujours est-il qu’il n’est en rien lié à la déesse Cybèle2 comme
on l’a cru jadis. Il dominait une place délimitée par un portique. Des mai-
sons spacieuses se trouvaient dans les environs. Une enceinte semble
avoir délimité la vieille ville.
Les autres quartiers sont assez bien connus, surtout les monuments de
loisirs et les monuments religieux. Un cirque est attesté à la périphérie de
la cité. Là avaient lieu des courses de chars. Au nord, le quartier de Vaise
était traversé par la route de l’Océan et regroupait une nécropole, un habi-
tat résidentiel et des ateliers3. Le pagus de Condate était situé entre Saône et
Rhône. L’autel du culte impérial, situé à La Croix-Rousse, était relié à un
amphithéâtre où se déroulaient des combats de gladiateurs, les munera
offerts par les prêtres du culte impérial des Trois Gaules au peuple et à
leurs collègues4. C’est à l’époque d’Hadrien, qu’un temple compléta ce
dispositif. Un habitat et des entrepôts auraient profité de la proximité du
culte impérial. Enfin, les canabae et la rive gauche du Rhône ont été vouées
à l’économie du Ier au IIIe siècle, ainsi qu’on le verra plus loin.
Quant aux thermes, ils étaient répartis dans toute la cité et ils étaient
alimentés par quatre aqueducs5.

1.  J. Lafargues et M. Le Glay, « Découverte d’un sanctuaire municipal du culte impérial à Lyon »,
CRAI, 1980, p. 394-414.
2.  A. Desbat, « Nouvelles recherches à l’emplacement du prétendu sanctuaire lyonnais de Cy-
bèle », Gallia, 55, 1998, p. 237-277.
3.  M. Billard, « Les sépultures du quartier Saint-Pierre de Vaise à Lyon », Bulletin d’études préhisto‐
riques et archéologiques alpines, 2, 1997, p. 131-147 ; D. Frascone, La voie de l’Océan et ses abords‐ Né‐
cropole et habitat gallo‐romain à Lyon‐Vaise, 1999 (Lyon), 172 p.
4.  AE, 2000, 938-944.
5.  J. Burdy, Les aqueducs romains de Lyon, 2002 (Lyon), 204 p.

212
La ville de Lyon sous le Principat

Les quatre aqueducs de Lyon


Origine Mont d’Or Yzeron Brévenne Gier
Longueur (km) 26 27-40 ? 66 75
Débit (m3/jour) 10 000 13 000 28 000 25 000

Lyon était une ville sans grande originalité dans son urbanisme ou
dans son organisation municipale. Cependant, la cité était une métropole
provinciale. Elle était le siège de l’administration, le lieu de résidence du
gouverneur, elle avait un atelier monétaire (de 19 avant J.-C. à la fin du Ier
siècle) et une garnison. De plus, Lyon fut une capitale religieuse. Le conci‐
lium des Trois Gaules se rassemblait à Condate1. L’État a fait construire le
palais du gouverneur, la caserne (ou les casernes) et l’atelier monétaire.
Les temples et les demeures ont été conçus par les habitants.

II. Une capitale administrative et économique

Fourvière était le centre administratif, la Croix-Rousse le centre reli-


gieux et la presqu’île le centre économique.

A. Un rôle administratif et militaire2


1. Une province impériale
La Lyonnaise était une province impériale3 : la prouincia  Lugudunensis
(Lugud- plutôt que Lugd–, une forme tardive), avait pour gouverneur un
legatus  Augusti  propraetore. Désigné par l’empereur, il le représentait et
n’était responsable que devant lui. Sénateur, il résidait généralement à
Lyon, où il était chargé de l’ordre, de la justice, du fisc, de la garnison de
la ville et des affaires religieuses dont il surveillait la bonne marche. Il
était aidé par un officium composé de soldats gradés et d’administrateurs
(esclaves et affranchis impériaux). Des membres de l’ordre équestre
l’assistaient, en particulier le procurateur des provinces de Lyonnaise et
d’Aquitaine4, chargé des finances des deux provinces sous l’autorité du
légat. Il pouvait même le remplacer lorsqu’il était malade (uice  praesidis 

1.  F. Richard, « Une nouvelle inscription lyonnaise d’un sacerdos  sénon des Trois Gaules : Sex.
Iulius Thumianus », CRAI, 1992, p. 489-509.
2.  P. Wuilleumier, Lyon,  métropole  des  Gaules, 1953 (Paris), p. 42-47 ; Y. Le Bohec, COH. XVII
LVGVDVNIENSIS AD MONETAM, Latomus, 56, 4, 1997, p. 811-818, et La  province  romaine  de  Gaule 
lyonnaise (Gallia Lugudunensis) du Lyonnais au Finistère, 2008 (Dijon), p. 38-45.
3.  CIL, XIII, Index, p. 142 ; J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, 1982 (Paris), 2e éd., XIX-909-44 p.
4.  P. Wuilleumier, L’administration  de  la  Lyonnaise  sous  le  Haut‐Empire, 1948 (Paris), 79 p. ; « Les
procurateurs des provinces de Gaule et de Germanie », S. Demougin éd., CCG, 9, 1998, p. 215-
275 ; R. Haensch,  Capita  provinciarum :  Statthaltersitze  und  Provinzialverwaltung  in  der  römischen 
Kaiserzeit, 1997 (Mainz am Rhein), 863 p. et 2 carte h.t.

213
III. Action et réaction

agens). Il veillait aussi sur les biens impériaux comme cela se produisait
dans toutes les provinces où l’empereur avait des domaines.
D’autres personnages intervenaient dans les finances. Le legatus Augusti 
rationibus  putandis  III  Galliarum pouvait se voir confier une fonction de
contrôle étendue aux trois provinces. Le census, recensement des biens et
des hommes, avait lieu en Gaule comme dans les autres provinces. Il était
confié à des chevaliers ou à des sénateurs. On connaît le légat impérial
chargé du cens en Gaule, le censitor et le procurateur chargé du cens. Des
fonctionnaires subalternes sont également attestés. En effet, le fisc était
une préoccupation importante des empereurs.
Plusieurs services avaient été centralisés à Lyon. La perception du 1/20e
des héritages fut confiée à un procurateur sexagénaire, la poste officielle
au « préfet des véhicules des trois provinces de Gaule », également sexa-
génaire. On trouvait aussi des bureaux qui s’occupaient des mines de fer
des Gaules, des gladiateurs impériaux et la mensa  Galliarum était une
caisse peut-être chargée des dépenses du concilium. L’administration du
1/40e des Gaules1, avec un prélèvement de 2,5% sur les échanges, est
mieux connue. Le procurateur responsable était à Rome et les bureaux de
ce service aux frontières de la province. Cependant, un bureau avait été
installé à Lyon. La perception était l’affaire d’une société fermière au Ier
siècle, puis elle fut confiée à des collecteurs indépendants au début du IIe
siècle et enfin, Septime Sévère décida de passer à la régie directe.
L’atelier monétaire de Lyon a été en activité depuis la fondation de la
colonie jusqu’au IVe siècle, preuve de l’importance de la cité pour les Gau-
les. L’atelier a émis des monnaies en or, en argent et en bronze, surtout au
Ier et au IIIe siècle. Frapper monnaie était un privilège politique, mais aussi
cela prouvait l’existence d’une économie monétaire.

2. Une petite garnison2


La Lyonnaise était une province inermis. Cependant, elle avait une gar-
nison qui assurait la sécurité du pays et le maintien de l’ordre. Elle four-
nissait aussi une garde au gouverneur. Elle était formée par une cohorte,
soit environ 500 hommes.

1.  J. France, Quadragesima Galliarum, CÉFR, 278, 2001, (Rome-Paris), 498 p. (avec un catalogue des
inscriptions latines relatives à cette taxe).
2.  Ph. Fabia, La garnison romaine de Lyon, 1918, (Lyon), 120 p ; H. Freis, Die cohortes urbanae, ES, 2,
1967, p. 28-31 ; F. Bérard, « Une nouvelle inscription militaire lyonnaise », MEFR(A), 105, 1993,
p. 39-54, « Vie, mort et culture des vétérans d’après les inscriptions de Lyon », REL, 70, 1992,
p. 166-192, et « La garnison de Lyon à l'époque julio-claudienne », Militaires romains en Gaule ci‐
vile, 1993 (Lyon-Paris), 77 p. ill. cartes. (Coll. du Centre dʹÉtudes romaines et gallo romaines, N. S.,
11), p. 9-22, et id., « La cohorte urbaine de Lyon : une unité à part dans la Rangordnung ? » La 
hiérarchie  (Rangordnung)  de  lʹarmée  romaine  sous  le  Haut‐Empire, éd. Y. Le Bohec, 1995, (Paris),
p. 373-382 ; Y. Le Bohec, COH. XVII LVGVDVNENSIS AD MONETAM, Latomus, 56, 4, 1997,
p. 811-818.

214
La ville de Lyon sous le Principat

Dans les périodes de crise, le gouverneur pouvait toujours faire appel à


des unités extérieures1. La flotte de Fréjus et celle de Boulogne proté-
geaient la province. Surtout, les légions de Germanie ont assuré sa sécuri-
té. L’armée de Germanie comptait huit légions et des auxiliaires au début
de l’Empire et elle fut ramenée à quatre légions avec leurs auxiliaires sous
Trajan. Après la révolte de 21, des garnisons provisoires ont été installées
à Chalon-sur-Saône ainsi qu’à Eysses, hors de la Lyonnaise.
Très tôt, Lyon avait reçu une cohorte. La première connue intervint en
21 ; elle reste pour nous anonyme. L’épigraphie mentionne aussi une co-
horte XIVe, une XVIIe et Tacite évoque une XVIIIe intervenant en 69.
F. Bérard pense que ces unités sans nom étaient composées d’urbaniciani
faisant partie de la garnison de Rome. Il s’agit de soldats d’élite, à son
avis. La Ire cohorte urbaine est attestée sous Vespasien et elle resta jus-
qu’au début du IIe siècle. Elle fut alors remplacée par la XIIIe cohorte ur-
baine.

B. Un grand centre d’activités économiques2


Les inscriptions nous font connaître au moins une douzaine de puissan-
tes corporations3. Il s’agissait d’associations professionnelles regroupant
tous les membres d’une même profession, partagées entre l’artisanat et le
commerce. On pouvait distinguer plusieurs centres économiques dans la
cité. La ville commerçante était dans l’île des canabae et près du
« confluent » (Fourvière) avec des horrea. Le port d’époque gauloise fut
développé par les Romains, et il permettait les exportations ; on l’a ré-
cemment découvert en creusant le Parking Saint-Georges. Enfin,
l’artisanat était installé sur le plateau de Fourvière et sur les berges de la
Saône, où l’on trouvait de l’eau, du bois et la possibilité d’expédier les
productions dans le reste de l’Empire.

1. Artisanat
Les inscriptions font connaître la présence de fabri (charpentiers), de sa‐
garii (fabricants de sayons), de centonarii (fabricants de bâches, également
chargés d’éteindre les incendies à l’aide de leurs toiles). Des découvertes
archéologiques récentes ont montré l’existence de la métallurgie (bronze

1.  L’armée romaine en Gaule, éd. M. Reddé, 1996 (Paris), 278 p. ; Y. Le Bohec, « L’armée romaine en
Gaule à l’époque de Tibère », in : Rom, Germanien und die Ausgrabungen von Kalkriese, 1999 (Os-
nabrück), p. 689-715.
2.  P. Wuilleumier, Lyon, métropole des Gaules, 1953 (Paris), p. 49-56 ; A. Audin, Lyon, miroir de Rome,
1965 (Paris), p. 97-171 ; Y. Le Bohec, La province romaine de Gaule lyonnaise (Gallia Lugudunensis) 
du Lyonnais au Finistère, 2008 (Dijon), p. 68-70, 204-213, 226-230.
3.  N. Tran, Les membres des associations romaines. Le rang social des collegiati en Italie et en Gaule sous le 
Haut‐Empire romain, CÉFR, 367, 2006 (Rome-Paris), 577 p.

215
III. Action et réaction

et fer), de la verrerie1, d’ateliers de tabletterie, de textile, de bois, de pierre,


et surtout une production de céramique2 particulièrement abondante,
dont une fabrication précoce est connue ; elle s’étendit à Fourvière et sur
la rive gauche de la Saône. On a copié la sigillée italienne à Lyon dès les
environs de 31 avant J.-C. Au cours des Ier et IIe siècles, les ouvriers se
déplacèrent à la Sarra, au Trion et la Manutention. Les amphores ont été
identifiées comme des amphores à vin et à garum, un condiment très ap-
précié, fabriqué à partir de filets de poissons. Au total, les fouilles ont
permis de répertorier 14 types d’activités3.
Les métiers indépendants les plus variés sont connus, du brodeur d’or
et de l’orfèvre à l’argentier jusqu’au plombier, au verrier et au potier. On
ignore à peu près tout des ateliers de briquetiers qui sont attestés seule-
ment par des marques sur briques. Il semble qu’il y ait eu une école de
mosaïstes, portée surtout sur les grandes combinaisons géométriques. En
effet, la cité a livré plus de cent mosaïques. Cependant, il y eut des œuvres
plus complexes, comme la mosaïque des jeux du cirque ou celle de
l’ivresse de Bacchus4. Les peintres fresquistes du fait de la fragilité de
leurs œuvres sont moins connus. La sculpture lyonnaise du bronze et du
marbre a laissé des témoignages majeurs. Les Victoires de l’autel fédéral
ou le buste de la Tutelle témoignent d’une inspiration purement classique
et romaine. L’art des bronziers est représenté par des statuettes figurant
des dieux, Sucellus ou Mercure.

2. Commerce
Parmi les commerçants, les marchands de vin (uinarii) et les nautes
(nautae) du Rhône5, de la Saône et de la Loire occupaient une position

1.  L. Tranoy et G. Ayala, « Les pentes de la Croix-Rousse dans l’Antiquité », Gallia, 51, 1994,
p. 171-189 ; M.-D. Nenna et  alii, « L’atelier de verrier de Lyon au Ier siècle », Revue 
d’Archéométrie, 21, 1997, p. 81-87.
2.  La bibliographie sur la céramique à Lyon est très importante, on ne prétend pas donner une
bibliographie exhaustive. B. Dangréaux et A. Desbat, « Les amphores du dépotoir fluvial du
Bas de Loyasse à Lyon », Gallia, 45, 1987-1988, p. 115-153 et « La distribution des amphores
dans la région lyonnaise », Les amphores en Gaule, I, 1992, p. 151-156 ; B. Dangréaux et alii, « La
production d’amphores à Lyon », ibidem, p. 37-50 ; C. Bonnet, « Nouvelles formes d’amphores
orientales, place des Célestins ? » ibidem, p. 175-192 ; M. Génin, « Céramique augustéenne du
Verbe Incarné à Lyon », ibidem, p. 19-22, et « Céramique augustéennes précoces de Lyon », RAE,
45, 1994, p. 321-359 ; F. Laubenheimer et alii, « Assainissement place des Célestins à Lyon », ibi‐
dem, p. 205-235 ; A. Desbat, « Les productions des ateliers de potiers antiques de Lyon », Gallia,
53, 1996, p. 1-249, et 54, 1997, p. 5-117, « L’atelier de potier antique de la rue Chapeau-Rouge à
Lyon-Vaise », RA, 2002, p. 199-204, « L’artisanat céramique à Lyon durant la période romaine »,
RCRF, 37, 2001, p. 17-35, et « Amphorae from Lyon and the question of Gaulish Imitations of am‐
phorae », JRP, 10, 2003, p. 45-49 ; A. Desbat et  alii, « Le début des importations de sigillée à
Lyon », RCRF, 36, 2000, p. 513-523.
3.  C. Becker, in Les artisans dans la ville antique, 2002 (Lyon), p. 209-220.
4.  P. Wuilleumier Lyon, 1953, p. 83-85, et, sur les métiers : p. 53-54.
5.  X. Colin, « Une nouvelle inscription lyonnaise concernant un naute du Rhône », ZPE, 119, 1997,
p. 217-220.

216
La ville de Lyon sous le Principat

particulièrement importante. La vaisselle « sigillée » (signée), les lampes


et les amphores furent d’abord importées d’Arezzo et de Pise et Lyon
apparut comme le relais principal entre Arezzo et les ateliers du centre et
du sud de la Gaule.
Les inscriptions nous ont permis de connaître depuis longtemps le dy-
namisme du commerce, car elles mentionnent aussi des utriculaires1, des
nautes qui naviguaient sur le Rhône et/ou sur la Saône. Des corporations
regroupaient les marchands de Cisalpine et de Transalpine, les négociants
en huile de Bétique ou en vin. Des découvertes ont enrichi nos connais-
sances, en particulier un port et des amphores et 6 embarcations décou-
verts place Benoît Crépu, datés des IIe-IIIe siècles2.
Le commerce était à la mesure de la production artisanale de Lyon.
Contrôlant deux riches vallées, du Rhône et de la Saône, disposant d’un
excellent réseau fluvial et doté par Agrippa d’un réseau routier de pre-
mier ordre, Lyon était un nœud commercial majeur, attirant les hommes
et redistribuant les produits. La plupart des marchandises étaient échan-
gées entre l’Italie, la Narbonnaise, les Trois Gaules, la Germanie et la Bre-
tagne. Un véritable trafic « international » se déroulait dans la ville3. Cela
expliquait la présence d’une société à la fois prospère et cosmopolite.
L’État a créé des conditions favorables à la prospérité, surtout le réseau
routier centré sur Lyon ; mais la prospérité a été bâtie par les Lyonnais.

C. Une société cosmopolite et prospère


1. Une population cosmopolite
La population a été estimée entre 45-50 000 habitants par A. Audin et
200 000 habitants par C. Jullian et P. Wuilleumier.
La ville était très cosmopolite. 306 noms grecs sur 1 150 connus ont été
relevés sur les inscriptions, presque tous des IIe-IIIe siècles. Ceci montre
que près du quart des habitants de Lyon étaient d’origine étrangère, sur-
tout des pays du bassin oriental de la méditerranée. Ce caractère cosmo-
polite était la conséquence à la fois de l’attraction du Lugudunum et d’un
commerce international actif. Ceci explique la diversité des religions. On
verra plus loin la présence, à côté des cultes gaulois plus ou moins roma-
nisés, des cultes gréco-romains et du culte impérial, l’essor des « religions
orientales ». On constatera l’importance de Cybèle, mais aussi l’implan-
tation d’une première communauté chrétienne, par les Grecs d’Asie Mi-
neure, illustrée par les martyrs de 177.

1.  A. Deman, « Avec les utriculaires sur les sentiers muletiers de la Gaule romaine », in :  Les 
métiers du monde romain, CCG, 13, 2002, p. 233-246.
2.  Rencontres en Gaule romaine, Gallion, 2005, 126 p.
3.  P. Wuilleumier, Lyon, 1953, p. 81 et 55-56.

217
III. Action et réaction

2. L’inégale prospérité
On retrouve à Lyon comme dans tout l’Empire, une société à la fois
d’ordres et de classes.
Au sommet de la hiérarchie, il y avait l’empereur et sa famille, mais il
est vrai que les empereurs venaient rarement à Lyon. Pourtant, certains y
firent des séjours : Auguste, Caligula, Claude et Hadrien. Septime Sévère
y poursuivit Clodius Albinus.
Les représentants du pouvoir central, sénateurs, chevaliers ou esclaves
et affranchis impériaux ont occupé des postes dans l’administration impé-
riale. Les sénateurs pouvaient avoir à servir à Lyon au cours de leur cursus 
honorum. C’est ainsi que Septime Sévère, le futur empereur, fut gouver-
neur de la province1. Clodius Albinus, devenu son rival pour l’accession à
l’Empire, vint s’installer à Lyon qui fut pour lui une capitale temporaire2.
Les chevaliers, comme les sénateurs, pouvaient être amenés à travailler
dans la province au cours de leur carrière, notamment comme procura-
teurs. Comme eux, ils étaient très souvent des étrangers à la province. Un
autre groupe de privilégiés était constitué des esclaves et affranchis impé-
riaux travaillant dans l’administration de la province. Appartenant à
l’empereur, ils avaient un pouvoir important du fait même de cette
proximité.
Les élites gauloises3 ont pu entrer dans les ordres supérieurs, mais peu
ont su en tirer profit. On connaît le célèbre discours prononcé par Claude
pour demander au Sénat d’ouvrir aux primores Galliarum leur illustre as-
semblée. Il ne fut guère entendu.
Les riches Gallo-Romains ont accepté assez facilement de servir leurs
petites patries4. Aisés, ils disposaient de biens fonciers limités au territoire
de leur cité. Parmi les notables Gaulois, César parle des equites, aristocra-
tes de l’époque celtique dont les notables municipaux étaient souvent les
descendants ; et, dans une colonie, les descendants d’Italiens étaient nom-
breux. À Lyon comme partout, les décurions formaient deux groupes : les
élites et les simples décurions. Les magistrats étaient comme ailleurs, les
questeurs, chargés des finances, les édiles chargés de la police et de la
voirie et les deux duumvirs, qui s’occupaient de la justice et présidaient
l’ordo decurionum. Les plus riches pratiquaient l’évergétisme qui semble
connaître un déclin au milieu du IIe siècle : appauvrissement ou change-
ment de mentalité ? La cité confiait parfois ses intérêts à des patrons. Le
premier semble avoir été Lucius César, un des petits-fils d’Auguste.

1.  Dion Cassius, LXXIV, 3, 2 ; SHA, Sept. Sev., III, 8-9.


2.  Hérodien, III, 7.
3.  Y. Burnand, Primores Galliarum, II, coll. Latomus, 302, 2006, 630 p.
4.  Y. Burnand, « Personnel municipal dirigeant et clivages sociaux en Gaule romaine sous le
Haut-Empire », MEFR(A), 102, 2, 1990, p. 541-571.

218
La ville de Lyon sous le Principat

Les soldats de la garnison, les artisans et les commerçants que nous


avons vus plus haut, sont bien représentés, de même que les banquiers,
les libraires, les médecins et de nombreux ophtalmologues.
Les milieux populaires présentaient une grande diversité en raison des
disparités économiques, des statuts juridiques divers et de leur origine
ethnique. Lyon étant une colonie la majorité de la population était compo-
sée de citoyens romains. Au bas de l’échelle, on trouvait les esclaves et les
affranchis. Il est impossible de mesurer le poids des esclaves, domestiques
ou gladiateurs, dans la société à Lyon.

III. Loisirs et religions

A. Le panthéon des Lyonnais1


1. Les dieux celtes et les dieux romains
On distingue des dieux celtes, des dieux romains et des divinités orien-
tales et, dans la capitale des Gaules, le christianisme est connu dès le IIe
siècle. On réservera une place importante au culte impérial qui fut célébré
à la fois sur le plan municipal et provincial.
Bien que les Lyonnais soient citoyens romains et que leurs ancêtres
soient venus d’Italie en 43 avant J.-C., ils ont honoré les dieux celtes vou-
lant sans doute être protégés par des divinités topiques.
Parmi les dieux celtes vénérés à Lyon, on pense naturellement à Lug,
l’éponyme, mais il est curieusement très peu présent. On peut citer Mer-
cure, « l’inventeur de toutes les techniques… Il indique les routes et les
chemins à suivre…, il favorise les gains d’argent et … il protège le com-
merce2 ». Le dieu au maillet, Sucellus fabriquait des tonneaux pour les
uns, et conduisait les morts dans l’au-delà pour d’autres historiens. Les
déesses Mères généralement représentées par trois étaient honorées en
Gaule comme déesses de la reproduction et on les trouve également à
Lyon.
Les dieux ayant des noms latins sont nombreux, mais ils cachent peut-
être des divinités gauloises par le biais de l’interpretatio romana (le fait de
donner des noms latins à des divinités exotiques). On connaît des divini-
tés anthropomorphes et des abstractions divinisées. Apollon, Diane, Mars,
Jupiter, Neptune sont bien représentés à Lyon. Silvain est également bien
attesté, mais il y était assez proche de Sucellus. La colonie était protégée
par une Tutelle. La Fortune est l’une des personnalités les plus importan-

1.  P. Wuilleumier, Lyon, 1953, p. 88-97 ; A. Audin, Lyon, 1965, p. 67-79, p. 105-107 et p. 172-188 (sur
le christianisme) ; Y. Le Bohec, La province romaine de Gaule lyonnaise, 2008, p. 263-279.
2.  César, BG, VI, 17, 1.

219
III. Action et réaction

tes de ce panthéon. Cette femme drapée et coiffée du modius portait une


corne d’abondance, sa main droite appuyée sur un gouvernail. Elle appor-
tait la prospérité et dirigeait les hommes. On possède également de nom-
breuses scènes liées à la mythologie gréco-romaine, représentées notam-
ment sur des mosaïques.

2. Le culte impérial
a. Le sanctuaire fédéral et le Conseil des Gaules
Culte impérial : l’État a proposé et les notables ont adhéré.
Le culte provincial était célébré à Condate, aujourd’hui la Croix-Rousse,
dans un sanctuaire qui était situé sur un pagus dépendant probablement
de Lyon1. C’est Drusus qui créa le culte impérial pour tous les peuples de
la Gaule en 12 avant J.-C2. Il implanta un autel de Rome et d’Auguste qui
fut consacré en 103. La même année naissait à Lyon Claude, le futur empe-
reur4. L’évènement eut lieu le 1er août, jour de la fête du dieu Lug, épo-
nyme de Lyon. Tous les ans, les prêtres municipaux des soixante peuples
de la Gaule5 s’y rendaient pour former le concilium ou assemblée, et ils
élisaient l’un d’entre eux sacerdos. Ce dernier célébrait le culte de
l’empereur et de Rome.
Cette institution est connue par une demi-douzaine de textes et environ
soixante-quinze inscriptions. Ce culte se traduisait essentiellement par les
cérémonies annuelles qui commençaient le 1er août. Les fêtes duraient
plusieurs jours et attiraient des foules de toute la Gaule. Il y avait à la fois
des cérémonies religieuses et des spectacles variés à l’amphithéâtre (dont
le massacre de 177 !). Ce conseil avait pour président un prêtre et pour
centre un autel monumental, doublé ultérieurement d’un temple. Il jouait
un rôle à la fois politique et religieux. Sur le plan politique, il pouvait in-
tervenir auprès de l’empereur, lui adresser des requêtes. Sur le plan finan-
cier, il servit d’intermédiaire entre le pouvoir central et les cités. Cepen-
dant son caractère religieux restait prédominant.
Le sanctuaire était nommé Ara Romae et Augusti ad Confluentem Araris et 
Rhodani. À l’époque d’Hadrien, un templum  Romae  et  Augusti lui fut ad-

1.  R. Turcan, « L’autel de Rome et d’Auguste “ad confluentem” », ANRW, 2, 12, 1, 1982, p. 607-
644, et « Un nouveau sesterce d’Auguste à l’Autel de Lyon », BMLyon, 1992, 2, p. 12-17 ; D.
Fishwick, « L’autel des Trois Gaules », BSAF, 1986, p. 90-111, « The sixty Gallic tribes and the
altar of the Three Gauls », H, 38, 1989, p. 111-112, « The dedication of the Ara Trium Galliarum »,
Latomus, 55, 1996, p. 87-100, et « Flavian Regulations at the Sanctuary of the Three Gauls » ZPE,
124, 1999, p. 249-260 ; A. Audin et D. Fishwick, « L’autel lyonnais de Rome et d’Auguste », La‐
tomus, 49, 1990, p. 658-662 ; M. Le Glay, in Inscriptions latines de Gaule Lyonnaise, 1992, p. 41-49 ;
J. Van Heesch, « Note sur la représentation de l’Autel de Lyon sur les monnaies d’Auguste et
les imitations », Cercles d’études numismatiques, 29, 1992, p. 81-84.
2.  Tite-Live, Per., 139 ; Suétone, Aug., LIX, 3 ; Dion Cassius, XXXII, 1.
3.  Suétone, Cl., II, 1.
4.  Sénèque, Apoc., VI, 1-2 ; Suétone, Cl., II, 1.
5.  Strabon, IV, 3, 2-4.

220
La ville de Lyon sous le Principat

joint. Le sacerdos arae devint alors sacerdos ad templum1. Dès le début du Ier


siècle, l’amphithéâtre avait été érigé aux abords immédiats du sanctuaire.
b. Le culte impérial municipal
La piété des habitants envers les empereurs2 est attestée par les nom-
breuses inscriptions et sculptures qui leur ont été offertes. Et, parallèle-
ment au culte provincial, fut organisé un culte municipal. Un flamine, élu
pour un an, officiait au nom de la cité. Les cérémonies étaient célébrées
dans un sanctuaire situé au lieu dit « Clos du Verbe Incarné ». Une ins-
cription date cet édifice des débuts du règne de Tibère. Il a été mis au jour
lors de fouilles effectuées dans l’urgence, à l’occasion de la construction
d’un lotissement. Le temple construit sur un podium était précédé par un
autel et il dominait une place entourée sur trois côtés d’un portique3. Seul
le podium a pu être fouillé. Il mesurait 36,40 m sur 43,20 m, ce qui est
considérable mais convenait à la capitale des Gaules. L’autel avait un plan
carré de 7,60 m de côté.
Les étrangers et les affranchis n’avaient pas été exclus du culte impérial
et on les trouvait dans les collèges de seviri augustales.

3. Les « cultes orientaux » à Lyon


La plupart des cultes sôteriologiques et mystériques d’Orient étaient
connus à Lyon. Mithra, dieu perse doté d’un clergé hiérarchisé, assurait
aux fidèles une éternité dans l’au-delà. En dehors des milieux militaires, il
fut peu populaire. L’égyptienne Isis ne rencontra pas un grand succès. En
revanche, la déesse anatolienne Cybèle, dont le culte avait été introduit à
Rome au moment de la seconde guerre punique, reçut des crioboles ou
des tauroboles à Lyon. Ces actes étaient commémorés par la consécration
d’autels, dont six exemplaires ont été mis au jour à Lyon.
L’étude des cultes orientaux montre que les Romains se souciaient de
l’au-delà. Des nécropoles sont connues le long des principales routes qui
quittaient la ville.

4. Mourir à Lyon
À l’ouest, le cimetière de la voie d’Aquitaine, débordant dans le vallon
de Trion, a livré des tombes en grand nombre. C’est là la plus forte
concentration de défunts connue par les archéologues. Au nord, le long de
la route menant à Langres, de nombreuses sépultures ont été retrouvées.
D’autres proviennent de Saint-Clair et d’autres encore de l’est de la ville.
On sud, il y en avait sans doute le long de la route pour Marseille. La ma-

1.  R. Frei Stolba, « Die Kaiserpriester am Altar von Lyon », BAL, 22, 1993, p. 35-54.
2.  E. Rosso, L’image de l’empereur en Gaule romaine, 2006, (Paris), p. 269-292.
3.  J. Lasfargues et M. Le Glay, « Découverte d’un sanctuaire municipal du culte impérial à Lyon »,
CRAI, 1980, p. 394-414.

221
III. Action et réaction

jorité des habitants se faisaient incinérer. L’inhumation s’est développée à


partir du IIIe siècle1.
5. Le christianisme à Lyon2
Le christianisme n’a pas laissé de traces antérieures au massacre de 177,
année où eurent lieu la mort de l’évêque Pothin et le martyre de sainte
Blandine et de ses compagnons. Le christianisme fut sans doute connu à
Lyon plus tôt que dans les autres cités gauloises. Saint Irénée échappa à la
persécution, il devint évêque et il se révéla un théologien de valeur. Le
culte des martyrs de 177 fut longtemps l’une des originalités des chrétiens
de la cité. Héritage de son ancienne et prestigieuse communauté chré-
tienne, l’évêque de Lyon a conservé le titre honorifique de « primat des
Gaules », qui remonte à l’Antiquité.
On peut constater que les habitants de Lyon ont adhéré aux grands
courants religieux de leur temps, venus de Rome ou de l’Empire.

B. Les loisirs à Lyon3


Lyon est l’une des rares cités de Gaule – outre Vienne – à posséder un
équipement complet en lieux de loisirs. Elle avait des thermes, un odéon
et un théâtre pour des représentations diverses, un amphithéâtre pour les
jeux, et un cirque pour les courses, édifice aujourd’hui disparu.

1. Les thermes
Lyon avait plusieurs établissements de bains. Les thermes étaient om-
niprésents dans les cités de l’Empire. Les bibliothèques et les gymnases
étaient souvent à proximité des thermes. On y trouvait aussi des tavernes
et des lupanars.

2. L’odéon et le théâtre
La construction du théâtre augustéen date peut-être de 16-14 avant no-
tre ère4. Il fut par la suite agrandi par Hadrien aux alentours de l’année
121. Il était situé sur la colline de Fourvière à l’est de l’odéon. À l’origine,
sa contenance était très réduite et l’on pense que, sous Auguste, il ne
comportait que deux maeniana couronnés par un portique. Il semble qu’il
ait été doublé au début du IIe siècle en liaison avec la croissance de la cité.
Le théâtre d’Auguste rassemblait 4 500 spectateurs, capacité qui fut portée

1.  L. Tranoy, « La nécropole de la favorite à Lyon », in Nécropole  à  incinération  du  Haut‐Empire,


1987, p. 43-54.
2.  P. Wuilleumier, Lyon, 1953, p. 93-97 ; A. Audin, Lyon, 1965, p. 172-188 ; Y. Le Bohec, La province 
romaine de Gaule lyonnaise, 2008, p. 279.
3.  P. Wuilleumier, Lyon, 1953, p. 63-71 ; A. Audin, Lyon, 1965, p. 105-118 ; Y. Le Bohec, La province 
romaine de Gaule lyonnaise, 2008, p. 226-230.
4.  A. Audin, Lyon, 1965, p. 61-65.

222
La ville de Lyon sous le Principat

par Hadrien à 10 700 places par l’adjonction d’une troisième rangée de


gradins. Les travaux furent considérables. Le faux portique couronnant la
cavea  augustéenne fut détruit, dans le but de construire ce 3e maenianum
sur l’emplacement de la voie faisant le tour de l’hémicycle. La scène elle-
même fut remaniée, enrichie d’un riche décor de colonnes et de statues.
On construisit une fosse pour enrouler le rideau dans le plancher de la
scène grâce à un système de contrepoids, de cordes et de mâts. Et si l’état
de conservation du théâtre ne peut supporter la comparaison avec de
nombreux autres du monde romain, il a néanmoins l’intérêt d’avoir per-
mis la restitution complète du système de rideau de scène et d’en com-
prendre le mécanisme. Une maquette de cet appareillage se trouve au-
jourd’hui au Musée archéologique de Lyon.
Le théâtre était peu utilisé pour représenter des tragédies et des comé-
dies. En revanche, les spectacles de danse mimique et les auditions lyri-
ques étaient fréquents. La pantomime (scénettes, chansons, satire, danse)
était le type de représentation le plus populaire à Lyon.
Situé tout à côté, l’odéon1 avait été édifié sous le règne d’Antonin le
Pieux. Il était conçu pour une élite, pour un milieu social cultivé. Ceci
explique que pour l’ensemble de la Gaule, nous n’en connaissons que
deux, tout deux du IIe siècle de notre ère, dont l’un à Lyon et l’autre à
Vienne. Il s’agit du seul odéon de Lyonnaise. Il était réservé à la musique,
à la déclamation, aux lectures publiques… Il avait un diamètre extérieur
de 78 m, et c’est l’un des plus grands qui soient connus. Il comprenait
environ 3000 places et était couvert par une toiture en demi-lune. Cette
toiture impliquait une base solide, qui justifie la muraille de plus de 6
mètres qui entourait la cauea. Sous cette toiture, il y avait deux rangées de
gradins : la rangée inférieure, de 16 degrés, est encore intacte, la rangée
supérieure a entièrement disparu. Dans le mur d’enceinte, 5 larges portes
donnaient accès à la cavea. Cet édifice était d’un luxe raffiné. L’orchestra a
conservé un admirable pavement, inclus dans l’hémicycle que constituent
les trois gradins dits sénatoriaux. Ce dallage était composé de panneaux
de formes variées (carrés, rectangles, losanges et cercles) et constitué de
onze matériaux différents (porphyre vert et rouge, brèche violette et rosée,
marbres polychromes, granit et syénite gris)2. Il est encore mieux conservé
que celui du théâtre. Sa présence témoigne de l’existence d’une popula-
tion cultivée.

1.  A. Audin, Archéologia, 1972, p. 34, et id., Lyon, 1965, p. 109-113.


2.  Voir la description détaillée de P. Wuilleumier, Lyon, 1953, p. 68-71.

223
III. Action et réaction

3. L’amphithéâtre des Trois Gaules1


Cet édifice est plus qu’un simple amphithéâtre, puisqu’il est lié au culte
impérial. On sait que le rôle d’Auguste dans sa construction fut fonda-
mental. Il séjourna en Gaule vers 15 avant J.-C., donnant pour tâche à son
beau-fils Drusus d’ériger, face à la ville, sur la colline de la Croix-Rousse,
un immense sanctuaire dédié à Rome et à Auguste.
La dédicace de l’amphithéâtre fut mise au jour en 1958, et permit
l’identification de l’édifice : Pro salute Tiberii Caesaris Augusti. Caius Iulius, 
Caii filius, Rufus, sacerdos Romae et Augusti, ex civitate Santonum. « Pour la
préservation de l’empereur Tibère, Caius Iulius Rufus, originaire de la cité
des Santons [Saintes], prêtre de Rome et d’Auguste ». Ce personnage est
connu. En 19 après J.-C., sous l’empereur Tibère, il était le prêtre fédéral
des Trois Gaules, le sacerdos annuel. Il fit ériger cet amphithéâtre pour
rendre plus distrayantes les célébrations religieuses annuelles. L’arène
mesurait 37,60 m sur 51,80 (dimensions normales), le mur qui l’entourait
avait une hauteur de 2,80 m et il soutenait un podium de 8,50 m de large.
Ce podium comportait des gradins ; sur certains blocs étaient gravés les
noms des nations auxquelles les places étaient réservées. Les personnali-
tés de la capitale, l’empereur parfois et plus souvent le gouverneur de la
province, avaient droit à une tribune, le pulvinar, de 15 m de large.
Il semble que vers 120, l’édifice fut agrandi pour pouvoir accueillir une
bonne partie de la population lyonnaise. Hadrien décida d’y ajouter de
nombreux gradins au-dessus des autres rangées. Ils sont soutenus par de
grandes voûtes rayonnantes dont les piédroits retrouvés il y a un siècle,
comportaient des doubles rangées de briques qui « les datent » – si l’on
peut dire – du règne d’Hadrien. Ses dimensions furent portées à 115,50 m
sur 135 m. et son arène à des dimensions de 39,50 m sur 59 m. Désormais,
l’amphithéâtre put accueillir non seulement le peuple de Lyon, mais aussi
les invités des Trois Gaules et de la quatrième Gaule, la Narbonnaise. On
possède en effet un bloc où est gravé le nom des habitants de Glanum.
C’est là qu’avaient lieu les combats de gladiateurs et les venationes. Les
gladiateurs subissaient un entraînement sévère dans des écoles spéciales.
Ces hommes étaient recrutés parmi les condamnés et les esclaves. On
opposait différentes catégories de combattants entre eux selon des règles
précises. Dans les venationes, les hommes devaient combattre des animaux
sauvages.
Cet amphithéâtre est resté célèbre pour ses martyrs – au sens large – :
on jeta aux bêtes dans l’arène Ptolémée, roi de Maurétanie, en 39, Maric-
cus, un insurgé, en 69 et des chrétiens, en 177, sous Marc-Aurèle.

1.  A. Audin, Lyon, 1965, p. 83-88.

224
La ville de Lyon sous le Principat

4. Le cirque perdu1
Le cirque servait exclusivement aux courses de chars. Le principe était
simple : quatre ou cinq quadriges devaient faire sept fois le tour de
l’arène. Ce type d’édifice est mal connu car dans les provinces, on utilisait
généralement la terre et le bois. En Gaule, on en a trouvé à Vienne
(455 m), Arles (350 m), Orange, Fréjus et Trèves. Ceux de Saintes, Valence,
Nîmes et Lyon appartiennent encore au domaine des hypothèses.
Une inscription, trouvée dans le vallon du Trion, aujourd’hui disparue
et mentionnant le cirque, révélait que l’édile Iulius Ianuarius avait fait
aménager à ses frais 500 places. On observe dans de nombreuses villes
antiques, comme à Vienne, la proximité des cirques et des cimetières. Par
ailleurs, cet espace est le seul assez long (300 m) et assez plat pour avoir
pu recevoir la piste des chars. Ce cirque pourrait dater du IIe siècle.
En dehors de ce texte, on possède une mosaïque montrant une course
de chars2. L’apparence du cirque de Lyon – s’il s’agit de lui ! – est connue
par celle-ci. Le plan comprenait une arène de 300 à 500 m, flanquée de
gradins sur les côtés ; au sommet pouvait se trouver une galerie à porti-
que. Sur une largeur, au-dessus des huit carceres (écuries), d’où
s’élançaient les chars lorsque le système d’ouverture simultanée fonction-
nait, on voit la tribune des présidents des jeux, trois magistrats. L’autre
extrémité était arrondie.
Au centre, la spina, massif de maçonnerie partageant l’arène par le mi-
lieu, était limitée par deux bornes et elle supportait des autels, des statues,
sept œufs et sept dauphins qui indiquaient en s’abaissant le nombre de
tours qui avaient été courus. On ne retrouve pas tous ces éléments sur la
mosaïque de Lyon. Ici, la spina se réduit à un obélisque central, encadré
par deux bassins inégaux. Au-dessus des bassins se trouvent les boules en
forme d’œufs que l’on déplaçait au fur et à mesure du déroulement de la
course. Les deux metae, triples bornes coniques situées aux extrémités de
la spina imposaient aux auriges des virages dangereux. Les courses de
chars donnaient lieu à de nombreux accidents notamment lorsque les
chars se renversaient, ce qui est justement le cas sur cette mosaïque.
Les équipages, répartis en plusieurs écuries, étaient reconnaissables à la
couleur des casaques. Au Ier siècle, bleus et verts vinrent s’ajouter aux
rouges et blancs. Plus tard, les courses prirent une teinte d’affrontements
socio-politiques. Les cirques servaient parfois aussi aux processions. Sur
la mosaïque, huit quadriges participent à la course. Ils font partie des qua-
tre factions que l’on a rappelées plus haut.

1.  A. Audin, Lyon, 1965, p. 116-118.


2.  RGMGaule, 2, 1, 1967, p. 73.

225
III. Action et réaction

Bilan

L’étude de Lyon sous le Principat confirme que la ville a connu son


apogée au cours du IIe siècle, sur les plans civique, religieux, économique
et social. En effet, Lyon, peuplée de citoyens romains dès sa fondation par
Rome puisqu’elle fut créée par déduction de colons, devint la capitale de
la Province lyonnaise. De plus, la ville fut un centre du culte impérial
pour tous les peuples de Gaule dès 12 avant J.-C. Il est évident que Lyon
était une cité privilégiée grâce à la présence du gouverneur, d’une garni-
son et d’un atelier monétaire, privilèges qu’elle fut seule à posséder en
Gaule. L’urbanisme reflète celui de Rome.
Grand centre d’activités économiques, Lyon redistribuait les produits
entre l’Italie et diverses provinces (Narbonnaise, Germanies, Bretagne).
Centre d’un trafic international, elle eut une population cosmopolite. Et
les primores Galliarum semblent avoir joué un rôle important. Pourtant on
a constaté que le célèbre discours de Claude demandant l’ouverture du
Sénat pour les meilleurs des Gaulois ne fut guère suivi d’effets.
Autre indice de ses liens avec l’Empire et les empereurs, la ville déclina
pour avoir fait le mauvais choix : Clodius Albinus et non Septime Sévère.
Non seulement une partie de la population fut massacrée, mais la ruine
du site de Fourvière s’ensuivit. Lyon fut punie pour avoir trahi
l’empereur.
Pour le reste, l’État a créé des conditions favorables et les Lyonnais ont
su en profiter.

Sources et bibliographie

A. Sources
Textes, généralités
• PLINE L’ANCIEN, XVII, 107.
• POMPONIUS MELA, III,2.
• PTOLÉMÉE, II, 8 1-17.
• STRABON, III, 1-5.
• TACITE, Ann (discours de Claude) et H (Guerre civile de 68-70).

Fondation de Lyon
• DION CASSIUS, Histoire romaine, XLVI, 50.
• PSEUDO-PLUTARQUE, Des noms des fleuves et des Monts et des choses que l’on y trouve,
VI.
• SÉNÈQUE, Apocoloquintose du Divin Claude, et Lettres à Lucilius, XIV, 91.
• STRABON, Géographie, IV, 3, 2.

226
La ville de Lyon sous le Principat

• SUÉTONE, Vie de Tibère, 4.
• CIL, X, 6087.

Documents routiers
• CIL, XVII.
• MILLER K., Itineraria romana, 1916, réimpr, 1964, (Rome), 81, 94, 101, 102 (voir no-
tamment Itinéraire Antonin, p. 368 et Carte de Peutinger).

Épigraphie
• CIL, XIII, p. 227 à 377 et nos 1664 à 2445].
• WUILLEUMIER P., Inscriptions  des  Trois  Gaules, 1963 (Paris), IV-256 p., n°s 215-
302ter ; 461 ; 496 ; 498-503 ; 505-508 ; 510 ; 512-515 ; 517bis ; 555 ; 569.
• L’Année épigraphique depuis 1962.

« Tables claudiennes »
• TACITE, Ann, XI, 23-27 ; CIL, XIII, 1668.
• FABIA Ph., La Table de Lyon, 1929, (Lyon), 128 p.
• LE GLAY M. et AUDIN A., Notes d’épigraphie et d’archéologie lyonnaises, BSAF,
1972, p. 86-89.
• CHASTAGNOL A., « Les modes d’accès au sénat romain au début de l’Empire :
remarques à propos de la Table claudienne de Lyon », BSAF, 1971, p. 282-310.
• PERL G., « Die Rede des Kaisers Claudius für die Aufnahme römischer Bürger aus
Gallia Comata in den Senat », Philologus, 140, 1996, p. 114-138.
• SAGE P., « La Table claudienne et le style de l’empereur Claude » : REL, 1980, p. 274-
312.
• BADOUD Nathan, « La table claudienne de Lyon au XVIe siècle », CCG 2002, 13 :
p. 169-195 ill.

Numismatique
• Dictionnaire de numismatique, édit. M. AMANDRY et alii, 2001 (Paris), 628 p.
• GIARD J.-B., Le  monnayage  de  l’atelier  de  Lyon  de  Claude  Ier  à  Vespasien  (41‐78  après 
J.‐C.) et au temps de Clodius Albinus (196‐197), 2000 (Paris), 180 p-58 pl.
• LE BOHEC Y., COH. XVII LVGVDVNIENSIS AD MONETAM, Latomus, 56, 4, 1997,
p. 811-818.
• REBUFFAT F., La monnaie dans l’Antiquité, 1996, (Paris), 271 p.

Archéologie
• Gallia‐Informations ; Guides archéologiques de la France sur Lyon (Reynaud).
• Mosaïques : RGMGaule, 2. Province  de  Lyonnaise-1- Lyon, 1967, p. 73 ; BullAIEMA
de I, 1968 à 17, 1999 (en cours).
• Numéro d’Archéothema, mars-avril 2009 sur Capitale  de  la  Gaule  romaine‐  LYON,
avec des articles sur les découvertes récentes : M. POUX et T. SILVINIO, « Le terri-
toire de Lugdunum », p. 18-22. ; H. SAVAY-GUERRAZ, « Production et échanges »,
p. 26-30. A. DESBAT, « L’habitat et le luxe domestique », p. 50-52. D. FELLAGUE,
« Les édifices de spectacle », p. 54-55 et « Les édifices religieux », p. 54-55.
L. TRANOY, « Monuments et pratiques funéraires à Lugdunum », p. 46-49.

227
III. Action et réaction

B. Bibliographie
Dictionnaires
• CRAMER, Lugdunum,  Realencyclopädie  der  Altertumswissenschaft., 1927, édit.
A F. Pauly et G. Wissowa, Stuttgart, vol XIII, 2, col. 1718-1724.
• LE GLAY M., Lugdunum : The Princeton Encyclopedia of classical sites, edit. R. Stillwell,
Princeton, 1976, (1019 p), pp. 528-531.
• LAFOND Y. et LE GLAY M., Lugdunum, Der neue Pauly, 7, 1993 (Stuttgart), col. 487-
489.

Autres publications
• AUDIN A., Lyon, miroir de Rome, nouv. éd., 1979 (Paris), 304 p.
• BÉRARD F., « La cohorte urbaine de Lyon : une unité à part dans la Rangord-
nung ? » in : La hiérarchie (Randordnung) de lʹarmée romaine sous le Haut‐Empire, éd.
Y. Le Bohec. 1995 (Paris), p. 373-382.
• BÉRARD F., « La garnison de Lyon à l'époque julio-claudienne », Militaires romains 
en  Gaule  civile Militaires  romains  en  Gaule  civile, éd. par Y. Le Bohec, 1993 (Paris),
pp. 9-22.
• BÉRARD F., « L'organisation municipale de la colonie de Lyon », Cités,  municipes, 
colonies : les processus de municipalisation en Gaule et en Germanie sous le Haut Empire 
romain, éd. M. Dondin-Payre et M.-Th. Raepsaet-Charlier, 1999 (Paris), p. 97-126.
• DESBAT A. et DELAVAL É., Colonia  Copia  Claudia  Augusta  Lugdunum : « Lyon à
l'époque claudienne », in : Claude  de  Lyon,  empereur  romain, éd. Y. Burnand, Y. Le
Bohec, J.-P. Martin, 1998 (Paris), p. 407-434.
• DRINKWATER J.F., Roman Gaul: the Three Gauls, Londres, 1983, X-256 p.
• GASCOU J., « Les titulatures de la colonie de Lyon », in : Hommages à Carl Deroux. 3,
Histoire et épigraphie, droit, éd. P. Defosse, Collection Latomus, 270, 2003, p. 225-231.
• GOUDINEAU Chr., « Note sur la fondation de Lyon », Gallia, 44, 1986, p. 171-173.
• LASFARGUES J. et LE GLAY M., « Découverte d'un sanctuaire municipal du culte
impérial à Lyon », CRAI, 1980, p. 394-414.
• LE BOHEC Y., La  province  romaine  de  Gaule  lyonnaise  (Gallia  Lugudunensis)  du  Lyon‐
nais au Finistère, 2008 (Dijon), 358 p.
• PELLETIER A., Lugdunum : Lyon, 1999 (Lyon), 151 p. 8 de pl. ill.
• ROMAN Y., « Le corbeau de Lyon et l'origine du nom de Lugdunum », BSABR, 3,
1985, p. 51-53.
• WUILLEUMIER P., Lyon, métropole des Gaules, 1953, Paris, 118 p.

228
L’habitat urbain en Gaule
sous le Principat
Pascal Vipard
Maître de conférences d’Antiquités nationales à l’université de Nancy 2,
rattaché à l’EA 1132 HISCANT-MA (Centre Albert Grenier)

L’habitat urbain, par sa nature plus proche des individus que les édifi-
ces civils ou religieux, qui correspondent à un mode d’expression collectif,
constitue une source privilégiée pour mesurer l’impact de Rome sur les
habitants de la Gaule et la réception de sa culture.
Dans le cadre domestique, celle-ci a d’ailleurs quelquefois précédé la
conquête : la Transalpine, a ainsi connu un mélange d’influences hellénis-
tiques (via Marseille peut-être) et italiques dès avant 121 av. J.-C. (Gros,
2001, p. 142-147) et en Gaule Chevelue, certaines régions sous influence
économique romaine (région lyonnaise, territoire éduen) présentent des
indices précoces d’acculturation dès la fin du IIe s. av. J.-C. Le recours à
des toitures en terre cuite (tegulae et imbrices), étrangères au monde celti-
que, sans être fréquent, semble y avoir été courant. À Lyon, les bâtiments
de la Rue du Souvenir (3e quart du IIe s.), présentent des aménagements et
une décoration très romains : murs maçonnés, sol béton, toiture en tuiles
ou en opus  pauonicum (plaques de pierre), peintures polychromes du Ier
style pompéien sur mur en pan de bois. Qu’ils soient le fait de Romains
installés en Gaule ou d’aristocrates celtes romanophiles, ces exemples
montrent que le modèle domestique romain semble avoir déjà été dès
cette époque un but pour certains.
Les sources dont on dispose pour étudier l’habitat urbain de Gaule sont
presque essentiellement de nature archéologique. L’information est toute-
fois très disparate d’un site à l’autre et, comme elle concerne majoritaire-
ment l’habitat modeste et moyen, généralement négligée et peu publiée.
Ce relatif désintérêt vient en partie du fait que, contrairement aux autres
catégories de l’architecture, l’habitat est difficilement réductible à une de
ces typologies si rassurantes pour l’archéologue et l’historien. On constate
cependant que cet habitat se répartit de façon très inégale en deux lots qui
renvoient, quantitativement et qualitativement, à la structure même de la

229
III. Action et réaction

société romaine : d’un côté, l’écrasante majorité des maisons modestes ou


moyennes et, de l’autre, le petit groupe des maisons très riches1.

L’habitat populaire (humbles et classe moyenne)

L’habitat populaire, comme on l’appellera par commodité, c'est-à-dire,


en gros, celui des humiliores par rapport aux honestiores, échappe à toute
classification trop systématique. La disparité des formes observées par
l’archéologie fait clairement apparaître qu’à l’inverse des demeures des
puissants la majeure partie des plans n’a que très inégalement subi
l’influence des modèles italiques, et n’obéit pas à des normes architectura-
les particulières. Faute de moyens ou de besoin social, on y a avant tout
privilégié les caractères fonctionnels. À défaut de typologie précise, les
maisons peuvent néanmoins être regroupées dans quelques grandes caté-
gories sommaires dont le gros lot des atypiques (une, deux ou trois pièces
sans disposition particulière), d’autres plus franchement indigènes,
comme la maison-halle sur poteaux de bois avec étable accolée à l’habitat
qui se rencontre au début de l’urbanisation de certaines villes en Gaule
(Tongres ou Alésia, par exemple) et qui rappellent les chaumières celti-
ques de plan rectangulaire, d’autres enfin, assez courantes, dotées d’une
cour, cette dernière pouvant être adjacente à l’habitation ou l’englobant,
bordée par des ailes en L ou en U, ou centrale ; ces dernières formes sont
considérées comme inspirées de formes romaines, mais on ignore par quel
cheminement ont été acclimatés ces plans.
Suggérée par un célèbre passage de Tacite où l’on voit, un quart de siè-
cle après la conquête claudienne, le gouverneur de la province de Breta-
gne « exhorte[r] les particuliers, aide[r] les cités à construire temples, mar-
chés, maisons2 », afin de favoriser l'assimilation des nouveaux conquis,
l’intervention directe du pouvoir romain dans l’imposition de ces modèles
reste toujours difficilement démontrable. On pourrait toutefois soupçon-
ner que certains habitants ont été assez passifs dans le choix qui leur était
imposé de maisons-types méditerranéennes telles que celles mises au jour
dans le lotissement augustéen très précoce du site Saint-Florent à Orange,
où, de part et d’autre d’un decumanus, ont été installées, sur des parcelles
de 60 pieds romains sur 40, des maisons à cour (fig. 4). Composées de
quatre à cinq pièces utilitaires ou de séjour groupées en L ou en U autour

1.  Signalons au passage que le terme latin domus, dont l’usage tend aujourd'hui à se restreindre
improprement aux seules maisons riches, désigne clairement chez les Romains, par opposition
à un appartement, toute maison urbaine occupée par une famille et s’applique donc aussi bien
à un misérable taudis qu’à une superbe demeure à péristyle.
2.  Tacite, Vie dʹAgricola, 21, 1 (trad. H. Goelzer, Paris, Les Belles Lettres, 1922, p. 124-125).

230
L’habitat urbain en Gaule sous le Principat

de l’espace ouvert, ces demeures assez vastes (au moins 210 m2) et assez
luxueusement décorées, dénotent un certain standing des occupants.
Des plans véritablement romains ne sont pas inconnus, mais restent ra-
res. On connaît ainsi, dès les alentours de 125 av. J.-C., sur l’oppidum
d’Ensérune, mais surtout à partir du début du Ier s. av. J.-C., en Narbon-
naise (à Glanum, à Vaison-la-Romaine, à Vienne) et en Lyonnaise (à Bi-
bracte, à Lyon), de petites maisons à atrium tétrastyle, d’une superficie
généralement inférieure ou égale à 200 m2 environ. Il s’agit d’un type déjà
évolué où, comme en Italie à cette époque, l’impluuium ne sert plus à la
collecte de l’eau de pluie, mais à son évacuation. Ces cas assez précoces,
en voie de disparition en Italie même, n’ont pas fait florès.

Matériaux et techniques romains

En fait, plus que dans les plans, c’est dans les matériaux et techniques
de construction que l’influence romaine s’est fait sentir.
Durant tout le Haut-Empire, bois et terre (brique crue, torchis ou pisé)
restent les matériaux de construction traditionnels les plus utilisés, mais il
est difficile de savoir si leur mise en œuvre s’est inscrite dans la tradition
indigène ou a pu être influencée par des techniques romaines (le pan de
bois hourdé, par exemple, est très courant chez les Romains qui maîtrisent
également remarquablement l’art de la charpente). Ils ne laissent souvent
que des traces brouillées : trous de poteaux, tranchées de sablières basses,
charbons de bois, couches de terre argileuse … donnant de ces construc-
tions une impression d’extrême modestie qui peut être trompeuse. Des
peintures murales de belle qualité posées sur le torchis indiquent en effet
quelquefois un cadre de vie agréable. L’influence romaine se fait surtout
sentir, avec de notables décalages suivant les lieux, dans l’emploi de ma-
tériaux (tuiles et, plus tard, briques), d’équipements (sol en mortier ou
hypocauste, par exemple) ou de techniques décoratives (enduit peint,
mosaïque). La construction en pierres liées par du mortier de chaux (opus
caementicium et, particulièrement en Gaule, le petit appareil) n’apparaît
que tardivement par rapport aux édifices publics, souvent guère avant le
milieu ou la seconde moitié du Ier s. ap. J.-C., souvent même plus tard
encore, selon les cités.

L’habitat des artisans et commerçants


Ce mélange d’éléments indigènes et romains est bien illustré par un
type d’habitat populaire original, largement répandu dans les aggloméra-
tions secondaires ou les quartiers périphériques de certains chefs-lieux de

231
III. Action et réaction

Gaule du Nord et de l’Est (Petit, 2007) : celui des maisons en bandes


d’artisans-commerçants que l’on trouve généralement disposées en ran-
gées, sous forme de lotissement occupant un îlot ou, plus souvent, disposé
le long d’une ou plusieurs rues dotées d’une galerie, sur laquelle reposait
sans doute quelquefois un étage en surplomb : larges de 6 à 15 m de large,
elles se développent en profondeur. Leur organisation interne varie d’un
site à l’autre, mais on trouve généralement un atelier ou une boutique sur
la façade et une grande pièce de vie réservée au travail et à la résidence
dotée d’un foyer (halle). La zone arrière n’est pas bâtie ; elle abrite puits,
latrines, jardin potager, poulailler … Une autre caractéristique très fré-
quente de cet habitat est la présence d’une grande cave, pièce soigneuse-
ment construite et dotée d’un escalier, à fonction utilitaire, mais aussi
religieuse ou de séjour. Souvent absente au début, elle apparaît progressi-
vement. Les maisons de l’agglomération secondaire mosellane de Blies-
brück, qui ont fait l’objet d’une étude très approfondie, sont à cet égard
très représentatives (fig. 1).
Si la structure originelle de ces constructions évoque par sa simplicité
l’habitat indigène, leur organisation, elle, semble bien romaine. Elle évoque
en effet les lotissements de type colonial bien connus en Italie dès l’époque
républicaine (case  a  schiera), tout à fait adaptables, dans le cas présent, à
l’installation de nombreux artisans-commerçants dans des quartiers spé-
cialisés nouvellement créés dans des agglomérations secondaires ou dans
des quartiers périphériques de chefs-lieux de cités de Gaule.

Habitat locatif dans des immeubles de rapport


On notera également l’existence, identifiée depuis peu et toujours en
milieu artisanal et commercial, d’une forme d’habitat collectif populaire
rare, ne se rencontrant pour l’instant qu’à Lyon, Vienne et Aix-en-
Provence (fin Ier – IIe s.), celle de petits immeubles assez semblables à ceux
connus dans les cités campaniennes.

Approche holistique et chronologique de l’habitat

Les maisons modestes, comme les plus riches d’ailleurs, ne doivent pas
être étudiées isolément, mais dans leur contexte local (îlot, quartier, ville
si possible). Densité de population et contraintes topographiques, peuvent
tout autant en conditionner les formes que les disponibilités financières
ou des traditions locales. Couplées à des informations chronologiques
(encore trop rares), les données planimétriques permettent d’obtenir des
informations dont l’intérêt dépasse largement celui de la seule maison.

232
L’habitat urbain en Gaule sous le Principat

Quand on observe l’habitat des quartiers populaires sur la longue du-


rée, il apparaît ainsi, comme l’a, par exemple, bien exposé P. Gros (2001,
p. 201-203), qu’il présente deux cas de figures susceptibles de fournir des
renseignements sur le dynamisme socio-économique des cités ou de cer-
tains quartiers. La stabilité des constructions et donc sans doute du niveau
social des occupants paraît en effet avoir été inversement proportionnelle
à ce dynamisme : le cas, le moins fréquent et concernant des aggloméra-
tions secondaires ou des quartiers périphériques de chefs-lieux, fait appa-
raître une relative stabilité des plans et une perduration longue des mai-
sons modestes, non incompatible avec un accroissement qualitatif, comme
on l’a vu plus haut à Bliesbrück (fig. 1) où l’on sait qu’au IIIe s. les oc-
cupants sont encore tous des artisans-commerçants : forgerons, bronziers,
potiers, foulons, boulangers et meuniers, aubergiste … Le second cas, plus
fréquent, montre au contraire une forte instabilité planimétrique qui illus-
tre toujours les transformations rapides des quartiers constitués de mai-
sons plutôt modestes ; transformations dues tout autant à la périssabilité
des matériaux qu’à des opérations immobilières conduisant à des fusions,
nécessitées par les besoins en superficie des propriétaires voulant se faire
édifier des maisons plus en accord avec leurs moyens. Le fréquent enri-
chissement de ces quartiers s’accompagne donc nécessairement d’une
diminution du nombre des unités d’habitation. Notons toutefois que, sauf
exception, il n’existe généralement pas de ségrégation entre les maisons
pauvres et les plus riches. Tous les niveaux sociaux se côtoient. Les quar-
tiers artisanaux étudiés plus haut constituent en quelque sorte des excep-
tions à cette règle, du moins lors de leur création.

Habitat populaire et urbanisme


Sa modestie ne fait pas échapper l’habitat humble à l’attention édili-
taire. On constate en effet que, tout anarchique qu’il paraisse, il obéit, au
sein des insulae, à un certain nombre de règles d’urbanisme : plus on
avance dans le temps, plus on constate ainsi que les façades sont alignées,
alors que la plus grande liberté règne souvent à l’intérieur des îlots, sur-
tout quand ceux-ci sont très étendus. Progressivement, mais souvent très
tôt, l’hétérogénéité des façades est régularisée par la création de galeries à
portiques continues longeant la rue. Le cas, très pédagogique, restitué par
A. Olivier dans une rue de Mâlain (dès la première moitié du Ier s.) (fig. 3),
fait toutefois bien ressortir que, sauf peut-être au plus près du centre civi-
que, cette uniformisation n’était que relative, chaque riverain construisant
selon ses besoins et ses moyens (colonnes en pierre ou piliers en bois,
toiture en auvent ou étage en surplomb sur le trottoir, sols variés …). La
réalité urbaine devait donc être assez éloignée des restitutions virtuelles

233
III. Action et réaction

assez lisses et idéalisées dont la technologie informatique multiplie actuel-


lement les images.
Les cas évoqués ne constituent qu’un vague aperçu de la situation de
l’habitat en Gaule et les faciès locaux sont trop variables pour qu’on
puisse raisonnablement en proposer une vision cohérente, mais ces exem-
ples montrent néanmoins que, tout modeste qu’il soit, cet habitat est sus-
ceptible d’apporter une contribution non négligeable à la compréhension
de l’histoire – notamment sociale – des cités et à la mesure de leur intégra-
tion à l’Empire. La situation s’améliore encore quand on s’intéresse à
l’habitat des gens les plus aisés.

L’habitat des puissants : les maisons à péristyle


Attirant et retenant plus facilement l’attention des archéologues,
l’habitat des classes supérieures se distingue de la masse par ses dimen-
sions, la qualité de sa construction et de sa décoration. Une partie se défi-
nit d’ailleurs souvent plus par la présence d’éléments de luxe que par des
plans caractéristiques, souvent comparables à celui de l’habitat moyen.
Seules émergent nettement du lot les maisons dotées d’un péristyle1.
Ces maisons, rares, que l’on ne rencontre quasiment que dans les chefs-
lieux de cité, sièges du pouvoir, peuvent être considérées comme celles
des primores ciuitatis, élite urbaine comprenant les décurions et les magis-
trats, ainsi que les autres habitants les plus riches (sénateurs et chevaliers,
mais aussi affranchis, négociants et incolae en voie d'intégration à l'ordo),
en mesure de jouer un rôle actif dans une cité (gestion des magistratures
et évergésies).
Commençant à apparaître à l’époque augustéenne, donc longtemps
après les conquêtes de 125-118 et de 58-51 av. J.-C., les maisons à péristyle
pourraient avoir été introduites pour des raisons politiques, pour favori-
ser l’association des élites indigènes à la gestion des provinces. Elles sem-
blent en effet avoir fait partie des formes architecturales mises au service
du programme politique de la nouvelle société voulue par Auguste.
Comme dans d’autres domaines, la réalisation d’un tel projet s’est étalée
sur plusieurs décennies, sans doute en fonction du niveau de développe-
ment urbain des cités et des moyens dont leurs élites disposaient. La
grande majorité des domus de Gaule n’apparaissent en effet, avec des dé-
lais variables au cours du Ier s. ou dans la première moitié du suivant se-
lon les cités, que lors de la réelle éclosion des villes sous Tibère et Claude,
souvent en même temps que les grands monuments publics et sont alors,
comme eux, situées au plus près du centre politique (fig. 2).

1.  Des études récentes font le point pour l’Occident (Gros, 2001, p. 148-196) et pour la Gaule, les
Germanies et la Bretagne (Vipard, 2007). On y trouvera tous les détails qui font défaut ici.

234
L’habitat urbain en Gaule sous le Principat

Une nécessité sociale liée à la dignitas, accessible à une partie


de l’élite seulement
Pour les plus riches citoyens, contraints par la loi de résider en ville, la
maison urbaine ne répond pas seulement au simple besoin de se loger,
mais sans doute bien plus encore à la nécessité d’accomplir dignement les
diverses tâches leur incombant : besoin de représentation, lieu de travail
et de traitement des affaires (aussi bien privées qu’officielles, publiques),
pratique du patronage (réception et accueil des clients).
Dans une société où l’accès au pouvoir et aux plus hautes fonctions
passe nécessairement par la possession d’une dignitas et d’une fortune
garante des dépenses inhérentes aux charges à supporter (évergésies, frais
de représentation, garantie financière exigée des magistrats ou des mem-
bre de l’ordo – assurant, par exemple, la solvabilité pour la collecte de
l'impôt -), la maison à péristyle paraît avoir été une des manifestations de
l’une et de l’autre. Sa possession revenait sans doute à se déclarer apte et
prêt à l’exercice du pouvoir. De ce fait, sa possession ne pouvait se faire
sans risques. Il s’agissait en effet d’un signal lourd de conséquences finan-
cières.
Peu pouvaient donc y prétendre. Quels que soient l’ancienneté ou le
statut juridique d’un chef-lieu, même en Narbonnaise, il est en effet excep-
tionnel d’en connaître plus d’une demi-douzaine ayant fonctionné de
manière contemporaine. Leur nombre paraît donc très inférieur à celui,
généralement admis, des membres de l’ordo  decurionum (une centaine),
par exemple. Ce constat semble refléter la disparité de fortune des mem-
bres de cet ordre dont on sait qu’une majorité ne devait pas avoir un re-
venu familial annuel de plus de 1 500 ou 2 000 sesterces et où ceux qui
dépassaient les 100 000 constituaient une élite1.
Or, le coût de réalisation d’une telle domus était en effet élevé : le prix
de l’achat d’un terrain bien situé et de celui de constructions préexistan-
tes, de la construction et, bien plus encore, de la décoration et de
l’ameublement (dont fait partie le personnel servile), devait facilement
atteindre plusieurs centaines de milliers de sesterces2. Cette somme n’était
toutefois sans doute rien comparée à celle des dépenses liées à la pratique
de l’ostentation impliquée par la possession d’une telle demeure.
Cette possession, qui devait constituer un but pour beaucoup de ci-
toyens, n'était donc réservée qu’à la frange supérieure de l’élite munici-
pale parce qu’elle était hors de prix pour la plupart. L’existence de mai-
sons à péristyle de dimensions réduites (quelques centaines de mètres

1.  Jacques F., Le privilège de liberté, 1984 (Paris), p. 532 et 535.


2.  Rappelons que le cens équestre était de 400 000 sesterces et que le salaire journalier moyen d’un
travailleur en Occident est d’environ 4 sesterces.

235
III. Action et réaction

carrés) correspond peut-être à des cas d'habitat de décurions ou de nota-


bles de rang moyen. Les autres devaient habiter des types de maisons
plus modestes, en rapport avec leur fortune.
De ce fait, l’apparition des maisons à péristyle, puis, plus tard,
l’accroissement de leur nombre dans une cité constituent des indicateurs
de la puissance économique de cette dernière et du degré d’intégration de
ses élites aux institutions et mentalités romaines.

Les composantes caractéristiques des maisons à péristyle


Ce sont des modèles – architecturaux et décoratifs – romains qui
s’implantent en Gaule, aussi variés que ceux existant déjà en Italie. Les
plans ne font pas apparaître de contraintes normatives, si chères aux ar-
chitectes modernes, mais il n’empêche que ces maisons présentent des
caractéristiques planimétriques communes qui tiennent aux contraintes
imposées par la présence obligée de certaines composantes publiques.
Comme pour le reste de l’habitat, les parties domestiques purement pri-
vées restent très libres. Si, en outre, on dépasse la simple lecture architec-
turale et décorative, on arrive à identifier des composantes, plus ou moins
obligatoires, qui permettent de définir la maison à péristyle non par un
plan strict, mais par le respect des relations existant entre les éléments
obligés, par la présence d’aménagements ou d’équipements liés au plaisir
et au confort et, enfin, par celle d’un certain nombre d’éléments matériels
ou plus spirituels, qui, tout en créant une cohérence formelle, introduisent
également des éléments de différenciation hiérarchique entre les demeu-
res1. Comprenant mieux leur mode de fonctionnement, on arrive à en
mieux comprendre le rôle et la place dans la société et dans la ville.

Les composantes caractéristiques des maisons à péristyle


Joignant à cela l’esprit d’adaptation (au terrain ou au climat, aux be-
soins, à la fortune …) qui régit l’architecture romaine, on arrive ainsi, à
partir d'un schéma structurel finalement assez simple, à des résultats très
variés sur le plan morphologique.
La composante la plus irréductible et sur laquelle s’appuient en fait les
autres, est constituée par la triple association du péristyle et, s’articulant
autour de lui, de l’entrée et d’une ou plusieurs salles de réception.
Cette trilogie publique, comme on pourrait l’appeler, regroupe en fait
les parties les plus publiques de la domus, celles où, à certains moments de
la journée, étaient reçues des personnes extérieures à la maisonnée. Elle

1.  Nombre d’informations non justifiées ici faute de place peuvent être trouvées dans Vipard,
2007.

236
L’habitat urbain en Gaule sous le Principat

occupe une place importante de la surface de la domus et concentre la ma-


jeure partie du décor et du luxe. Ses éléments entretiennent une liaison
organique et une disposition privilégiée les uns par rapport aux autres. Ils
sont disposés de façon axiale, à défaut perpendiculaire quand les
contraintes topographiques l’exigent, et le péristyle sert de pivot à
l’ensemble.
Le péristyle : Point central de la domus, lieu de passage obligé et point
de focalisation des regards, le péristyle, élément le plus hautement sym-
bolique de la romanité, y joue un rôle tout autant fonctionnel qu'esthéti-
que ou social.
Grand consommateur de place, il constitue donc un bon marqueur de
richesse et un élément de choix pour l'ostentation et la rivalité entre nota-
bles. Dans les plus grandes domus il peut occuper jusqu’à 50% de la sur-
face totale du bâtiment. Il y est également complet (c'est-à-dire à quatre
portiques), mais des problème de place obligent quelquefois, pour ne pas
en diminuer trop la taille, à avoir recours à des formes à seulement deux
ou trois portiques. Comme en Italie, ces portiques, ornés de peintures
murales de qualité, sont constitués de colonnes en pierres ou en maçonne-
rie, souvent peintes ou même ciselées dans les Trois Gaules. Le recours à
des colonnes rhodiennes, constituées de deux fûts jumelés de diamètre et
de hauteur différents, préconisé par Vitruve (VI, 7, 3) pour conférer de la
majesté à un portique, est attesté dans les plus grandes maisons de Nar-
bonnaise. Au centre se trouvait un jardin (hortus) dont l’agencement végé-
tal reste mal connu, de même que la décoration statuaire. Une de ses au-
tres caractéristiques, capitale, est son équipement en jeux d’eaux alimentés
à partir du réseau public. Fontaines et bassins se présentent en des en-
droits et sous des formes très variés : certains sont typiques d’un région
dont il paraissent être une création (par exemple, les bassins en forme de
U de la région rhodanienne), mais beaucoup s’inspirent visiblement de
modèles italiens, quelquefois même impériaux : canaux périphériques à
angles en quarts de rond, semblables à ceux des villas italiennes ou des
maisons campaniennes de l’époque tardo-républicaine et du début de
l’Empire ; type rectangulaire avec une abside peut-être inspiré de celui de
la Villa de Livie à Rome, en Narbonnaise ; partout à partir du milieu du
Ier s. se développent les bassins à niches plus ou moins complexes, inspirés
des modèles impériaux du Palatin1.
La nécessité d’une adduction d'eau sous pression rend la construction
de ces bassins tributaire du raccordement de la maison au réseau public
(ce qui, du même coup, expliquerait peut-être la lenteur d’apparition de
ce modèle domestique dans les parties les plus septentrionales de la

1.  Dessales H., « Les fontaines privées de la Gaule romaine », Dossiers  dʹarchéologie, 295, 2004,
p. 20-29, spécialement p. 23.

237
III. Action et réaction

Gaule, au gré de l’achèvement de ce réseau). Cette eau courante publique


ne sert pas aux besoins domestiques courants, mais seulement à
l’agrément (dont quelquefois les bains) et à des fins ostentatoire.
La liaison entre eau courante et jardin à péristyle est très forte puisque,
à quelques exceptions près, le raccordement à l’alimentation publique ne
se rencontre que dans ce type de maisons. Or, dans certaines cités, on sait
que ce droit de raccordement, très coûteux, reste soumis à l’autorisation
de l’ordo et réservé aux seuls décurions. C’est donc un critère important
pour déterminer la catégorie sociale des propriétaires disposant de ce
droit (notamment dans des maisons d’aspect modeste). 
L’entrée : Lieu privilégié par lequel s'établit le contact entre les espaces
extérieurs et intérieurs, publics et domestiques1, l'espace d'entrée joue un
rôle primordial dans la domus en protégeant l’accès et la vue sur le cœur
de la maison. Endroit le plus exposé à la vue d’un grand nombre, c’est
donc là qu’un propriétaire peut exhiber le plus visiblement son statut et
que s’affichent donc souvent un décor luxueux et des signaux destinés à
attirer l’attention sur l’importance de la maison.
Issue d’une évolution du système républicain vestibulum-fauces et
atrium des maisons italiques (avec disparition du tablinum), et dont cer-
tains exemples gaulois ont conservé des traces plus ou moins conscientes,
les entrées d’époque impériales se présentent généralement sous l’aspect
de larges vestibules aptes à recevoir les clients lors de la salutation mati-
nale, plus ou moins nombreux selon la puissance du dominus. En Gaule, il
n’est pas rare de pouvoir estimer la capacité d’accueil de cette pièce à une
centaine de personnes, quelquefois à plusieurs centaines.
Les  salles  de  réception :  Le troisième élément clef de la trilogie est
constitué par une ou plusieurs salles de réception se caractérisant par
leurs grandes dimensions, leur luxe et leur situation privilégiée par rap-
port au péristyle. Leur utilisation devait varier en fonction des moments
et des besoins : réception d'hôtes variés, d'amis ou de clients pour le trai-
tement des affaires, salles à manger (les véritables triclinia sont rares en
dehors de Gaule Narbonnaise2), chambre temporaire pour un invité ou sa
suite3 …
Ces pièces présentent des caractéristiques qui affirment leur position
dominante et les associent d'emblée aux deux premiers éléments de la

1.  Battelli P., « L'ingresso della domus come confine tra città e abitazione », Studi Romani, XLVI, 3-
4, 1998, p. 281-301 ; Lafon X., « Dehors ou dedans ? Le vestibulum dans les domus aristocratiques
à la fin de la République et au début de l'Empire », Klio, 77, 1995, p. 405-423.
2.  Outre à l’impossibilité d’identifier la présence de lits de repas, cette absence pourait être due à
la préférence des Gallo-Romains de prendre les repas assis, plutôt que couchés (Cf. Duval P.-
M., La vie quotidenne en Gaule romaine pendant la Paix Romaine, 1952 (Paris), p. 111).
3.  Les chambres à coucher des maîtres restent difficiles à identifier en dehors des rares cas où l’on
retrouve des traces de lits sur le sol ou les murs ou des graffitis significatifs.

238
L’habitat urbain en Gaule sous le Principat

trilogie : leur grande taille (souvent 50 à 100 m2), leur ouverture large, leur
sol fréquemment situé à une altitude plus élevée que les autres, leur arti-
culation privilégiée avec le péristyle (notamment par la recherche d'un
point de vue privilégié sur les aménagements les plus marquants du jar-
din, favorisé par la coïncidence de leur entrée avec un entrecolonnement) ;
surtout, un décor luxueux – généralement le plus riche de la maison –
mais conventionnel, seyant à leur dignité : mosaïques, statues, peintures,
hauts plafonds stuqués, quelquefois même voûtés.
Outre cette trilogie publique, incontournable, il existe d’autres compo-
santes caractéristiques, pas toujours aisées à percevoir faute de sources
écrites ou matérielles suffisantes.
Taille et instabilité : Le gigantisme en est une. Il semble lié au besoin
d’occuper ostensiblement un espace et, surtout, de favoriser le dévelop-
pement du péristyle. De ce fait, beaucoup de maisons à péristyle se sont
donc heurtées au manque de place en centre ville. Il a donc souvent fallu
s’accommoder de la place disponible, acheter et détruire des constructions
antérieures, souvent progressivement, d’où l’existence d’une succession
de phases de transformations planimétriques ou décoratives, variables
d’une maison à l’autre, souvent équivalentes ou inférieures à une généra-
tion. Leur rythme peut être lu comme la traduction architecturale de la
montée en puissance sociale d'un propriétaire ou d'une famille de nota-
bles.
On note qu’à partir de la fin du IIe s., cette recherche d’extension hori-
zontale cesse pour laisser place à l’accroissement de la décoration.
La décoration et le luxe : Le décor – généralement identique à celui des
édifices publics – joue en effet un rôle capital, bien évidemment esthéti-
que, mais également signalétique (hiérarchisation des espaces et des circu-
lations dans la maison) et politique (officialisation de la maison, promo-
tion individuelle du maître). Mosaïques, opus sectile et décor sculpté sont
très inégalement répartis dans les demeures de Gaule. Certaines statues
ont une connotation officielle qui renforce l’aspect public de ces pièces,
comme les Tutèles identifiées dans des salons à Autun ou à Vieux. Le
décor pictural le plus soigné et le plus luxueux se concentre dans les di-
verses salles de réception. Dès le début, les domus de Gaule se contentent
de suivre les grands courants picturaux et, semble-t-il d’en respecter les
usages1. On a donc recours, à l’époque augustéenne, aux deux grands
styles du moment : le IIIe style, qui répond à la simplicité requise par
l'idéologie impériale du moment, et le IIe style tardo-républicain. Ce der-
nier, faisant référence à des traditions anciennes et romaines, va perdurer

1.  Perrin Y., « Peinture et architecture. Statut du décor, statut de l'édifice, statut de la recherche »,
Journal of Roman archaeology, 10, 1997, p. 355-362.

239
III. Action et réaction

plus longtemps qu’en Italie, pour laisser la place, à partir de l’époque


claudienne, au IVe style dont diverses variantes vont être utilisées jusqu'à
l'époque des Sévères.
Comme l’architecture, le décor des domus à péristyle de Gaule témoigne
de l'importance du rôle politique et de modèle qu’elles assument. Il ex-
prime donc un conformisme de bon ton, soucieux de la dignitas des pro-
priétaires et typique des valeurs universelles dont il est porteur. À partir
de la fin du IIe s., l’apparition de grandes compositions peintes (cérémo-
nies cultuelles orientales, commémorations sportives, …) semblerait cor-
respondre à une forme d’autocélébration des domini et donc constituer
l’émergence d’une nouvelle sensibilité, un changement dans la tradition,
mais pas une rupture. Ces scènes expriment en effet toujours les mêmes
valeurs : affirmation de la romanité des propriétaires et expression de leur
fidélité à l'Empire.
Les caractères publics de lʹarchitecture domestique : Le dénominateur
commun de tous les éléments et caractéristiques précédemment évoqués
réside dans les caractères publics des espaces de la trilogie et du décor.
En Gaule, tout comme en Afrique où ce phénomène a été bien étudié1,
l’étroite relation entretenue par l’habitat des puissants et les monuments
publics depuis la fin de la République se poursuit de façon dynamique
sous le principat.
Quelques composantes caractéristiques secondaires. D’autres compo-
santes sont sans doute également caractéristiques, mais plus difficile à
étudier faute de documentation : la domesticité, dont l’abondance et la
qualité faisaient le renom d’une maison, n’a guère laissé de traces maté-
rielles. On trouve en revanche un certain nombre d’équipements de
confort dont l’usage semble avoir été courant2 : latrines, protections contre
les rigueurs climatiques – verre à vitre3 et, surtout, chauffage de diverses
pièces par hypocauste. On peut y ajouter la recherche de la vue sur un
paysage agréable.
Domus et topographie : du fait de sa forte composante ostentatoire, la
maison à péristyle n'est pas un édifice qui se suffit à lui-même : son em-
placement, son rôle et l'efficacité de ce dernier dépendent de facteurs exté-
rieurs qui la lient très étroitement à la ville où elle se dresse.
La notabilité étant incompatible avec la résidence hors du centre, la po-
sition près du centre civique est donc, de loin, la plus répandue. Le pres-

1.  Thébert Y., « Vie privée et architecture domestique en Afrique romaine », dans Histoire de la vie 
privée de lʹEmpire romain à lʹan mil, Ariès Ph. et Duby G. (dir.), 1985 (Paris), p. 305-397.
2.  Les installations balnéaires sont rares et surtout présentes dans les maisons précoces, sans
doute pour suppléer l’insuffisance des équipements publics.
3.  Le point dans : Vipard P., « L'usage du verre à vitre dans l'architecture romaine du Haut Em-
pire », dans Verre et fenêtre de lʹAntiquité au XVIIIe siècle, éd. Lagabrielle S. et Philippe M., 2009
(Paris), p. 3-10.

240
L’habitat urbain en Gaule sous le Principat

tige du forum rejaillit sur les maisons qui l’entourent et renforce ainsi la
liaison de leur propriétaire avec le pouvoir.
Les maisons contribuent d’ailleurs au prestige de la ville au même titre
qu’un quelconque monument public. Dès le Ier s. av. J.-C., des lois munici-
pales les considèrent comme un élément de la parure urbaine, de la pul‐
chritudo  urbis, qui fait partie intégrante de la maiestas imperii. À partir de
Claude, la législation romaine s’attache d’ailleurs régulièrement à empê-
cher leur dégradation ou leur destruction  « afin que la ville ne soit pas
défigurée par les ruines1 » et à ne pas nuire à cette maiestas du peuple
romain. Cette législation de protection du paysage urbain, dont on trouve
des traces en Gaule, confirme, de nouveau, le caractère public du décor
domestique, riche puisqu’il peut être utilisé pour orner des bâtiment pu-
blics, et montre bien que ces maisons constituent pour leur ville des en-
jeux importants, dépassant les simples aspects résidentiels (rôle dans
l’émulation entre cités, par exemple).
Domus  à  péristyle  et  principat : Désertées par les élites au milieu du
IIIe s., en Gaule, elles disparaissent massivement dans les décennies sui-
vantes. Bien que sortant du strict cadre chronologique de cette étude, ce
phénomène est néanmoins capital parce qu’il montre à quel point le des-
tin de ce type d’habitat est lié au principat sous lequel il naît et avec lequel
il disparaît, sous l’effet des transformations politiques qui voient notam-
ment le pouvoir – incarné dans les notables – quitter le cadre urbain (pour
occuper des uillae où se mettent à fleurir les péristyles).
La maison à péristyle que l'on retrouve en Gaule est donc, fondamenta-
lement, celle élaborée sous la République à Rome et reprise par le pouvoir
augustéen au service d'un système politico-administratif auquel elle était
bien adaptée.  Un écart incommensurable existe entre cet habitat rare et
celui du commun, mais ils sont toutefois intimement liés par une promis-
cuité topographique nécessaire à l'ostentation du premier. Émanation et
mode d’expression des puissants, ces maisons peuvent être considérées
comme un indice fiable du haut degré d'intégration des élites municipales
au système de gouvernement des provinces et à la culture romaine.
Bien que généralement considérées comme se développant dans un ca-
dre anhistorique, les domus à péristyle, s’inscrivent malgré tout, à travers
le rythme de leurs phases de développement et de mutations, dans celui
de l'histoire politique et administrative de la Gaule dont elles épousent les
grandes tendances.

1.  Voir, par exemple, Zaccaria Ruggiu A., Spazio privato e spazio pubblico nella città romana, Collec-


tion de l'Ecole française de Rome, n°210, 1995 (Rome), p. 225-228.

241
III. Action et réaction

Conclusion générale

En terme d’habitat, la Gaule n’est donc pas une « exception cultu-


relle » ; nombre d’informations se retrouvent, à quelques détails près,
dans d’autres provinces d’Occident.
Dans son ensemble, l’habitat renvoie une image assez semblable à celle
fournie par d’autres sources, à savoir une acculturation proportionnelle
au statut ou à la richesse des cités ou des individus. La part de la tradition
indigène, généralement admise parce que les formes sont atypiques, pa-
raît finalement bien plus faible qu’on ne pourrait le supposer. Les aspects
romains l’emportent nettement : d’abord par le cadre (urbain) et l’inser-
tion dans une trame viaire rigoureuse, et aussi par des aspects morpholo-
giques et surtout techniques, mais également spirituels.

Bibliographie

Généralités et synthèses régionales


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242
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243
Fig. 1 – BLIESBRÜCK (Moselle) – Évolution du quartier ouest
(d’après Petit, 2005, p. 90).
Évolution des maisons en bandes installées le long d’une unique voie : d’abord en bois
et torchis sur sablières basses avec une couverture en matériaux périssable au Ier s., elles
sont, à la fin du même siècle, reconstruites en pans de bois sur des fondations en pierre
ou en petit appareil avec des toitures en tuiles. Une tendance à la complexification des
plans et à l’accroissement du décor se fait nettement jour à partir du IIe s. : apparition
des caves, ajout sur l’arrière de la halle de petites pièces, de séjours comme le montre
l’installation, au IIIe s., de chauffage par hypocauste quelquefois (à partir du milieu du
IIe s.), exécution de peintures de qualité dans certaines pièces.
Les parcelles ne sont bâties que progressivement et le parcellaire ne subit que très peu
de modifications au cours de l’histoire du quartier. On n’y rencontre pas ces fusions de
lots si courantes dans les îlots urbains proches du centre que connaissent la plupart des
grandes villes. La hausse du niveau de vie se manifeste par les techniques de construc-
tion, l’ajout de caves et de pièces (chauffées) sur l’arrière et l’accroissement du luxe
(enduits peints). L’archéologie montre que, d’un bout à l’autre de l’occupation, on est
toujours en présence d’une population d’artisans ou de commerçants.
Fig. 2 – LIMOGES – Maison à péristyle des Nones de Mars (v. 30-45 ap. J.-C.).
a – Position de la maison par rapport au forum (d’après Loustaud, 2000, fig. 26,
p. 180). Noter ses dimensions (39 m x 96, 3734 m2, une demi-insula, soit, à elle seule,
les trois cinquièmes des thermes publics …). Le cas lémovice illustre bien la prédilection
de ce type de maison pour le contact avec le centre civique.
b – Reconstitution axonométrique de la maison (Loustaud, 2000, fig. 35, p. 189). La
comparaison d’échelle et de plan avec la maison 31 de l’insula V, 5 (ou celles de la
fig. 1) montre bien le fossé qui sépare les domus des plus puissants de celles des gens
modestes. Grandes dimensions et régularité (permises ici par la précocité de
l’implantation) sont des composantes caractéristiques de cet habitat réservé aux élites
urbaines des chefs-lieux.
c – Plan et reconstitution axonométrique de la maison 31 de l’insula V, 5 (état 3, IIe s.)
à la même échelle (d’ap. Loustaud, 2000, p. 227, fig. 96-97). Grande maison à cour
d’artisan occupant une parcelle de 15 m sur 25 (375 m2).
Fig. 3 – MÂLAIN (Côte-d’Or) – Maisons avec galerie de façade (A. Olivier 1988).

a – Plan du quartier (Ier s.). On distingue bien les plans simples, peu réguliers et atypi-
ques des maisons modestes qui se développent librement le long d’une rue.
b – Proposition de restitution en élévation de la façade montrant comment la galerie, à
défaut d’uniformiser, sert à régulariser les disparités architecturales. Noter l’existence
d’un étage surplombant la galerie.

Fig. 4 – ORANGE – Lotissement du Quartier Saint Florent


au début de l’époque augustéenne, d’après J.-M. Mignon, 1996, p. 227.
.
a – Ce lotissement de maisons à cours installées sur des parcelles de dimensions varia-
bles (module de 40 x 30 pieds) témoigne d’une implantation massive de maisons de type
italique à l’époque augustéenne en Narbonnaise. Il s’agit de maisons à cour modestes,
mais néanmoins d’un bon standing.
b – Plan et restitution axonométrique d’une maison type de deux modules (17,7 m x
11,8 ; env. 210 m2) (d’ap. Mignon, 1996, p. 229).
c – Plan et restitution axonométrique de la Maison dite de C. Clodius, v. 10 av. J.-C. –
10 ap. J.-C. (d’ap. Mignon, 1996, p. 231).
Occupant l’extrémité orientale de la partie fouillée au sud du decumanus, cette maison
d’env. 450 m2 (4 modules) est un des plus grandes du lotissement. Par sa superficie
importante, son plan assez régulier, son petit portique et son luxe (mosaïque des cubi-
cula d1-2), elle constitue un témoignage d’habitat aisé, à mi-chemin entre ceux repré-
sentés par les fig. 2b et 2c. C’est une des rares demeures de Gaule dont on possède le
nom du propriétaire (inscrit sur la mosaïque de la pièce d1), en l’occurrence un citoyen
romain : C(aius) Clodius, fils de P(ublius).
Les îles de la Méditerranée occidentale
à l’époque républicaine
Catherine Wolff
Professeur d'histoire ancienne à l'université d'Avignon
et des Pays du Vaucluse

Si elles sont relativement proches les unes des autres, les trois grandes
îles de la Méditerranée occidentale, Corse, Sardaigne et Sicile, présentent
en ce qui concerne leur histoire et leur géographie autant de différences
que de points communs. Les contacts entre elles existaient, mais n’étaient
pas particulièrement développés, et ce fut finalement Rome qui les réunit
toutes ensemble sous la même domination. Malgré ces différences, il est
cependant possible d’étudier conjointement leur évolution, bien que
l’étude ne soit pas toujours équilibrée : les sources, qu’elles soient littérai-
res, épigraphiques ou archéologiques, sont moins abondantes pour la
Corse, dont nous parlerons donc moins, plus nombreuses pour la Sardai-
gne et la Sicile. Nous disposons d’autre part pour cette dernière des Verri‐
nes, les discours que Cicéron écrivit contre celui qui fut préteur de Sicile
entre 73 et 711. Ces discours n’ont jamais été prononcés, sauf la Première
action, ni même n’ont été écrits pour être prononcés. C’est une source
précieuse, mais dangereuse. Cicéron n’est pas objectif, loin s’en faut, et ce
qu’il dit est valable pour la Sicile de son époque, pas pour la Sicile des
siècles précédents : à l’époque des discours, cela faisait deux siècles que
les Romains étaient présents dans l’île. Nous avons conservé un autre
discours de Cicéron, le Pro Scauro, dans lequel il parle de la Sardaigne.
Mais il est beaucoup moins précis et détaillé qu’à propos de la Sicile, et
comme il s’agit ici de défendre M. Aemilius Scaurus, gouverneur de l’île
en 55, contre les accusations de corruption des provinciaux, il est nette-
ment défavorable aux Sardes.
Nous passerons rapidement sur l’histoire des trois îles avant leur
conquête par Rome : il n’est pas possible de traiter de façon complète de
leur évolution, et nous insisterons surtout sur les différentes influences
qui s’y exercèrent et sur la situation qui y régnait à la veille de l’arrivée de
Rome. Nous insisterons beaucoup plus sur la façon dont s’est effectuée
cette conquête, dont Rome a ensuite organisé ces territoires et dont enfin

1.  Sauf mention contraire, les dates s’entendent avant J.-C.

251
IV. Diversité régionale

les habitants de la Corse, de la Sardaigne et de la Sicile ont réagi face à la


domination romaine.

Avant la conquête

Compte tenu de leur situation, les trois îles furent envahies à de nom-
breuses reprises. La Corse par les Phocéens, et ce dès le milieu du VIe siè-
cle. Ils s’installèrent vers 565 à Alalia (Aleria pour les Romains), qui devint
vite prospère, placée comme elle l’était au centre de voies commerciales
importantes. Ils ne purent rester après leur coûteuse victoire d’Alalia vers
535, et les Étrusques s’installèrent à leur place. Les Carthaginois, présents
dès cette époque, finirent par remplacer les Étrusques. Ils continuèrent à
développer Alalia.
La Sardaigne est la deuxième plus grande île de la Méditerranée, après
la Sicile. Mais elle offre une plus grande bande côtière que cette dernière1.
Deux parties la composent : l’intérieur, montagneux et surtout pastoral, et
la côte, surtout agricole et commerçante. Des contacts s’établirent entre les
Phéniciens et la Sardaigne dès les années 1000. L’île est en effet idéale-
ment située sur les routes commerciales, en particulier la route vers
l’Occident, et plus tard à l’époque romaine entre la péninsule Ibérique et
Rome. Ils installèrent des comptoirs sur les côtes ouest et sud dès le VIIIe
siècle, parfois sur des sites nuraghiques, et cherchèrent à s’implanter à
l’intérieur et à exploiter les ressources minières de l’île (fer, argent,
plomb2) dès le milieu du VIIe siècle. Les Étrusques arrivèrent dès la se-
conde moitié du IXe siècle. Les Carthaginois intervinrent dès le milieu du
VIe siècle, mais leur véritable mainmise sur l’île ne date que des années
450. Ils ne purent conquérir la partie est de l’île, une partie montagneuse
appelée Barbaria (Barbagia) par les Romains, mais surent exploiter le reste
de l’île, en privilégiant la céréaliculture, sans négliger pour autant les au-
tres ressources. La présence phénicienne, carthaginoise et grecque (à Sul-
cis en particulier) influença profondément une grande partie du territoire.
La Sicile, qui mesure un peu plus de vingt-cinq mille km2 et dispose de
côtes faciles d’accès, de sols fertiles et de nombreuses forêts, occupe une
position particulièrement propice : elle relie en particulier l’Europe et
l’Afrique3. Elle intéressa donc très tôt les colonisateurs : les Phéniciens et

1.  Rowland R.J. Jr., The Periphery in the Center. Sardinia in the Ancient and Medieval Worlds, BAR IS,


970, 2001, p. 1. Voir aussi Meloni P., « La provincia romana di Sardegna, I I secoli I-III », ANRW,
II, 11, 1, 1988, p. 451 sv.
2.  Pour l’exploitation à l’époque romaine, voir Le Bohec Y., « Notes sur les mines de Sardaigne à
l’époque romaine », Sardinia antiqua, Cagliari, 1992, p. 225 sv.
3.  Pour l’histoire de la Sicile, voir Finley M.I., La  Sicile  antique.  Des  origines  à  l’époque  byzantine,
Paris, 1986.

252
Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

les Grecs s’installèrent entre le VIIIe siècle et le début du VIe siècle. Les
Carthaginois arrivèrent à partir de la fin du VIe siècle. C’est là que régnè-
rent à Syracuse des tyrans célèbres, dont Denys l’Ancien, de 405 à 367,
Agathocle, de 317 à 289, et enfin Hiéron II, un lieutenant de Pyrrhus, de
269 à 215. Conséquence de cette histoire mouvementée, il faut distinguer
trois zones en Sicile avant le déclenchement de la guerre de Sicile entre
Rome et Carthage1. La première zone, celle de la côte orientale et de la
région alentour, est en contact étroit avec le monde hellénistique. La
« grécité » de cette zone n’est cependant pas uniforme, et l’hellénisme
sicilien a des caractéristiques qui lui sont propres2. La partie occidentale
est celle où la présence carthaginoise est particulièrement forte. Carthage
tient en particulier fortement les ports, dont Lilybaeum (Lilybée), et a une
base militaire importante à Agrigente. La troisième partie comprend les
zones de l’intérieur et la côte septentrionale, essentiellement habitées par
les peuples établis en Sicile avant l’arrivée des Carthaginois et des Grecs,
les Sicules, les Sicanes et les Élymes. Quand les Romains arrivent en Sicile,
c’est la culture grecque qui l’emporte, même si elle n’a pas fait disparaître
les autres.

La conquête et l’organisation des territoires

Bien que les circonstances soient relativement proches, Rome n’entra


pas en possession des trois îles de la même façon ni tout à fait en même
temps. Il y a cependant un dénominateur commun : la guerre de Sicile
entre Rome et Carthage (264-241). C’est parce qu’elle sortit victorieuse de
ce conflit que Rome put s’emparer d’une partie des possessions carthagi-
noises, et donc de ces îles, en tout ou partie.
Les Romains entrèrent en possession de la Sardaigne (et de la Corse) en
238, donc quelques années après la fin de la guerre, à la suite en fait de la
révolte des mercenaires contre Carthage qui éclata en 241. Cette révolte
toucha en effet la Sardaigne : des mercenaires y avaient tué des Carthagi-
nois, puis avaient été chassés de l’île par les habitants, et étaient allés se
réfugier à Rome pour réclamer de l’aide. Les Romains accusaient d’autre
part les Carthaginois d’avoir capturé des navires de commerçants italiens
venus en Afrique ravitailler les révoltés. Rome envoya des délégués, le
peuple ayant voté la guerre (conditionnelle), et Carthage dut renoncer à la
Sardaigne et à la Corse à la suite d’une manœuvre peu loyale de la part

1.  Bejor G., « Aspetti della romanizzazione della Sicilia », Rome, CEFR n°67, 1983, p. 345.
2.  Salmeri G., « I caratteri della grecità di Sicilia e la colonizzazione romana », Colonie romane nel 
mondo greco, éd. Salmeri G., Raggi A., Baroni A., Rome, 2004, p. 257 sv.

253
IV. Diversité régionale

des Romains au cours des négociations1. Ces derniers n’avaient pas ré-
clamé les deux îles en 241. Pourquoi le firent-ils alors ? Peut-être décidè-
rent-ils de profiter de l’occasion qui s’offrait à eux de s’emparer à peu de
frais d’îles proches de la Sicile, qui pour l’une au moins présentait des
avantages stratégiques certains. Ils combattaient d’autre part aussi en
Ligurie, et cela leur permettait de rendre plus sûre toute la zone de la mer
tyrrhénienne.
La Sicile constitue un cas particulier, dans la mesure où la conquête se
fit en deux temps. À la suite du traité conclu entre les deux puissances en
241, Rome ne contrôlait qu’une partie de l’île, celle qui était auparavant
sous domination carthaginoise. Une partie qui a beaucoup souffert de la
guerre : outre les destructions des récoltes et des établissements agricoles,
certaines villes ont été pillées, voire détruites (par exemple Selinunte ou
Agrigente, où le préteur T. Manlius Vulso opéra une déduction en 197). Le
royaume de Hiéron II restait en effet indépendant, même si l’on peut
considérer qu’il était un royaume client de Rome. Bien qu’ayant passé un
accord avec Carthage en 264, Hiéron II se rangea finalement du côté des
Romains et conclut un traité avec eux en 263 : Rome lui garantissait son
pouvoir en échange d’une indemnité. Ce n’est qu’après la prise de Syra-
cuse en 212 par Marcellus que les Romains furent maîtres de toute la Si-
cile, en 210. L’impact de la guerre contre Hannibal toucha surtout la partie
orientale de la Sicile, celle qui n’avait pas souffert lors de la guerre de
Sicile. Là aussi des cités furent détruites, comme Megara, ou ralentie dans
leur prospérité, comme Morgantina ou même Syracuse.
Il n’y eut pas de révoltes en Sicile après la fin de la guerre contre Han-
nibal. Les deux guerres serviles qui éclatèrent à la fin du IIe siècle (139-132
et 104-101) ne sont en effet pas dirigées directement contre Rome. Il n’en
alla pas de même pour la Corse et la Sardaigne. Après l’occupation par le
consul Ti. Sempronius Gracchus des villes sardes côtières en 238, les cam-
pagnes militaires durèrent de 236 à 2252. Elles furent aussi dures en Corse,
où elles se succédèrent dès 238. Un moment apaisées (mais il y eut une
révolte sarde en 215, lors de la guerre contre Hannibal3), les guerres firent
leur réapparition en Sardaigne en 181, en même temps que les guerres
contre les Ligures4. Sempronius Gracchus remporta une victoire impor-
tante en 177 sur la Sardaigne, tua ou prit plus de quatre-vingt mille hom-
mes et mit en vente tellement d’esclaves sardes que la vente fut intermi-
nable et que le prix des esclaves chuta5. Cela n’empêcha pas les révoltes

1.  Dubuisson M., « Procédés de la diplomatie romaine : l’annexion de la Sardaigne et le sens de


ΣΥΓΚΑΤΑΒΑΙΝΕΙΝ (Polybe, III, 10, 1) », REL, 57, 1979, p. 114 sv.
2.  Diodore de Sicile, IV, 30 ; V, 15 ; Zonaras, VIII, 18. Meloni P., art. cit., p. 458-459.
3.  Tite-Live, 23, 40-41, 7. Rowland R.J. Jr., ouv. cit., p. 90.
4.  Tite-Live, 41, 6-21.
5.  Tite-Live, 41, 28, 8 ; De uir. ill., 57, 3.

254
Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

de continuer à se produire pendant tout le IIe siècle1. En fait, les Romains


ne conquirent jamais véritablement l’ensemble de l’île, du moins pour ce
qui est de l’époque républicaine : la région de la Barbaria en particulier
échappait à leur contrôle. Mais il leur suffisait de contrôler les cités côtiè-
res et les riches terres agricoles. Les Corses se révoltèrent à nouveau dès
182, et les campagnes militaires se succédèrent presque tous les ans. La
pacification ne fut effective qu’à la fin du Ier siècle. La Corse avait perdu
près du quart de sa population au cours de ces combats.
Ces îles conquises par les Romains constituent en fait les premières
possessions romaines en dehors de l’Italie. Il n’est que de rappeler la
phrase de Cicéron : c’est la Sicile qui « la première a porté le nom de pro-
vince, ce titre si honorable pour nous tous, la première qui a enseigné à
nos ancêtres combien il était glorieux d’exercer un empire sur les nations
étrangères2 ». On peut considérer qu’elles furent des laboratoires, les solu-
tions choisies pour les gouverner ayant évolué au fil du temps. Les autori-
tés romaines devaient en effet trouver comment organiser, administrer et
exploiter ces nouvelles possessions.
Le cas de la Sicile est particulièrement intéressant dans ce cadre. Après
la guerre de Sicile, les Romains se contentèrent d’abord de remplacer les
Carthaginois, sans rien changer. Il s’agissait avant tout de percevoir le
tribut. Si un Romain fut envoyé dans l’île pour s’en occuper, ce fut certai-
nement un priuatus cum imperio3. À partir de 227, un troisième préteur fut
créé à Rome et envoyé en Sicile (un quatrième fut également créé pour la
Sardaigne) : C. Flaminius. Il se fixa à Lilybée, un port important. Sa tâche
avait sans doute un caractère à la fois militaire, administratif, financier et
judiciaire. Mais un préteur fut-il envoyé les années suivantes ? Nous ne
connaissons que trois préteurs pour les années 227-219, et aucun n’a été
envoyé en Sicile. En 218, c’est M. Aemilius Lepidus qui fut envoyé. En 213
et 212, c’est un propréteur qui en fut chargé, pendant que Marcellus, pro-
consul, assiégeait Syracuse. En 210, l’île fut réorganisée, puisque les Ro-
mains en étaient désormais entièrement maîtres. Le préteur, cette année-
là, fut L. Cincius Alimentus, prorogé en 209. La dernière date importante
dans l’histoire de l’organisation de la province est 132, avec la lex Rupilia4.
Le siège du préteur était dorénavant Syracuse, et il était assisté non pas
par un seul questeur, mais par deux, ce qui est une originalité de la Sicile.

1.  Meloni P., art. cit., p. 458-459 ; Rowland R.J. Jr., ouv. cit., p. 94.
2.  Cicéron, 2, Verr., 2, 2 : Prima omnium, id quod ornamentum imperii est, prouincia est appellata ; prima 
docuit maiores nostros quam praeclarum esset exteris gentibus imperare.
3.  Prag J.R.W., « Auxilia and Gymnasia: A Sicilian Model of Roman Imperialism », JRS 97, 2007,
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4.  Serrati J., « Garrisons and grain: Sicily between the Punic Wars », Sicily from Aeneas to Augustus. 
New  Approaches  in  Archaeology  and  History, éd. Smith C. et Serrati J., Edimbourg, 2000, p. 121-
122.

255
IV. Diversité régionale

L’un était à Syracuse, l’autre à Lilybée. Il s’agit peut-être d’un souvenir de


l’époque antérieure, quand le préteur résidait à Lilybée. C’était une sortitio
qui décidait de l’affectation des deux questeurs1. Un recensement avait
lieu tous les cinq ans, et à l’époque de Verrès soixante-cinq cités élisaient
pour cela deux censeurs. Ce recensement concernait surtout les ciuitates 
decumanae, puisqu’il avait un but essentiellement fiscal2. Si des légions
stationnèrent dans l’île pendant les guerres qui opposèrent les Romains
aux Carthaginois, les préteurs ou propréteurs n’eurent plus ensuite sous
leurs ordres en cas de troubles que des Latins et des alliés et des auxilia 
externa, c’est-à-dire des unités composées de soldats qui n’étaient pas ita-
liens, et sinon des soldats originaires de Sicile (forces terrestres et nava-
les), chargés d’assurer la sécurité de l’île et de ses habitants3.
Si les Romains devinrent maîtres de la Sardaigne et de la Corse en 238,
ce n’est qu’en 227 qu’un préteur, spécialement créé, M. Valerius (Laevi-
nus ?) fut envoyé pour gouverner les deux îles, la capitale étant installée à
Caralis (Cagliari), qui reçut le statut municipal en 46 de César. Le cas de ce
préteur est le même que pour la Sicile : aucun n’est attesté pendant la
période 227-219, mais nous ne connaissons presque aucun des préteurs de
cette période. Le préteur de 218 était peut-être C. Terentius Varro. Le
gouvernement de ces préteurs est parfois prorogé, par exemple pendant
la guerre contre Hannibal, en 216, de 214 à 212 (Q. Mucius Scaevola était
questeur en Sardaigne en 215, il fut prorogé trois ans dans sa fonction),
mais également après. Le pragmatisme des Romains en ce domaine était
très grand.
Les trois îles eurent relativement peu à souffrir des guerres civiles qui
firent rage pendant une grande partie du Ier siècle. La Sicile constitue une
exception : entre 43 et 36, Sex. Pompée avait pris l’île comme base. Certai-
nes cités prirent parti pour lui, en souvenir des liens qui les liaient à son
père Pompée. Lorsqu’il fut à nouveau maître de l’île, Octave lui imposa le
paiement d’une indemnité, dont le montant, mille six cents talents, cor-
respondait à celui du stipendium qui n’avait pas été versé à Rome entre 43
et 36. Des villes furent pillées, comme Messana (Messine) par les soldats de
Lépide, et la Sicile ne se releva que difficilement de ces épreuves.
Ces territoires étaient là avant tout pour être exploités, et en particulier
pour fournir du blé à Rome, d’abord pour ses soldats, puis pour les habi-
tants de la capitale. En Sicile, les villes de la partie occidentale, ancienne-
ment sous domination carthaginoise, payèrent une dîme, comme elles le
faisaient avant. Il semble bien que dans ce domaine, les autorités romaines

1.  Pittia S., « La cohorte du gouverneur Verrès », La  Sicile  de  Cicéron,  Lectures  des  Verrines, éd.
Dubouloz J. et Pittia S., Besançon, 2007, p. 60.
2.  Gabba E., « Sui senati delle città siciliane nell’età di Verre », Athenaeum, 37, 1959, p. 305.
3.  Prag J.R.W., JRS 97, 2007, p. 74sv.

256
Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

aient choisi de laisser en place les structures carthaginoises. De même


furent laissées en place les taxes sur les marchandises qui entraient ou
sortaient des ports. Quand Rome entra en possession de l’ancien royaume
de Hiéron II, au cours de la guerre contre Hannibal, sa première préoccu-
pation fut d’encourager la culture du blé : les ravages de la guerre avaient
été importants, de nombreuses terres étaient en friches, alors que Rome
avait besoin de blé. Les Romains reprirent le système mis en place par
Hiéron II, la lex frumentaria dite Hieronica.
Les habitants de Sicile devaient finalement payer, selon le statut juridi-
que de la cité à laquelle ils appartenaient :
• Une dîme sur la production de blé et d’orge, en nature, qui était
envoyée à Rome, ainsi qu’une taxe sur les autres produits agricoles,
vins, olives, fruits, légumes. Cette dîme était variable, puisqu’elle était
fixée tous les ans au moment où le blé se trouvait sur l’aire de battage.
Cette dîme était due par toutes les ciuitates decumanae de Sicile, c’est-à-
dire quasiment toutes les cités. César la remplaça par un uectigal certum 
stipendiarium, c’est-à-dire une taxe fixe en argent ou en nature1.
• Une taxe de pâture en argent.
• Une seconde dîme si Rome en a besoin pour ses soldats. Ce fut le
cas au moins en 198, 191, 190, 189, 171, pour l’armée qui se trouvait en
Grèce et en Macédoine. Les habitants devaient vendre à Rome des cé-
réales à un prix fixé par le Sénat. Cette dîme devint une redevance an-
nuelle et régulière en 732.
• Il faut aussi mentionner les ventes forcées pour entretenir le gou-
verneur et son personnel3, les taxes portuaires et douanières, les navires
et les équipages que devaient fournir certaines cités, l’interdiction
d’exporter du blé ailleurs qu’en Italie, sauf autorisation du Sénat, et en-
fin les impôts levés par les cités siciliennes elles-mêmes.
La dîme était tous les ans l’objet d’une adjudication publique, en Sicile,
pour chacune des ciuitates. Ceux qui l’avaient prise à ferme (ou leurs
agents) la collectaient sur place, après la récolte. Tout se passant au niveau
local, cette ferme était très souvent entre les mains des habitants de la
Sicile eux-mêmes. En revanche, la taxe de pâture et les taxes portuaires,
tout comme celle sur les autres produits agricoles à partir de 75, étaient
affermées à Rome4.

1.  France J., « Deux questions sur la fiscalité provinciale d’après Cicéron Ver. 3, 12 », ouv. cit.,
Dubouloz J. et Pittia S. éd., p. 178 sv.
2.  Finley M.I., ouv. cit., p. 130.
3.  Andreau J., « Le prix du blé en Sicile et à Antioche de Pisidie (AE 1925. 126b) », ouv. cit., Du-
bouloz J. et Pittia S. éd., p. 111-112.
4.  Finley M.I., ouv. cit., p. 132.

257
IV. Diversité régionale

Le cas de la Sardaigne est exactement le même : les Romains y encou-


ragèrent avant tout la culture du blé et prélevèrent les mêmes dîmes1, et
un grand nombre d’auteurs anciens soulignent sa fertilité, tout en
l’opposant, pour certains, au climat malsain qui y régnait et aux vents
parfois violents qui y soufflaient2. On retrouve le même encouragement à
cultiver des céréales en Corse, même si la rentabilité est moindre. Le tribut
versé par les Corses comprenait également de la cire, du miel, du bois et
de la résine.
Un des premiers actes des Romains fut de faire construire des routes.
Ils avaient essentiellement, ce faisant, un but stratégique : les armées de-
vaient pouvoir circuler rapidement, l’approvisionnement devait pouvoir
leur parvenir vite, les nouvelles devaient pouvoir arriver dans les meil-
leurs délais. La première route construite en Sicile le fut avant même que
Rome ne s’emparât officiellement d’une partie de l’île, entre 252 et 248.
Elle reliait Palerme à Agrigente. L’inscription latine la plus ancienne de
l’île est en relation directe avec cette construction, puisqu’il s’agit d’un
milliaire portant le nom de C. Aurelius Cotta, consul en 252 et 2483.
M. Valerius Laevinus construisit ensuite la route entre Messine et Lilybée,
la uia Valeria. Ces routes étaient essentiellement des voies littorales.
Le développement urbain est très inégal dans les trois îles au cours de
l’époque républicaine, en grande partie parce que les situations de départ
étaient différentes. L’urbanisation était déjà très dense en Sicile, et si cer-
taines cités ont disparu au cours des deux conflits entre Rome et Carthage,
celles qui restaient étaient encore nombreuses. Les Romains n’y fondèrent
du reste pas de nouvelles villes. Pour ce qui est de la Sardaigne, Strabon
lui reconnaît l’existence de quelques villes, dont certaines importantes
(Caralis, Sulcis), mais la région montagneuse est pour lui peuplée de bri-
gands qui vivent dans des cavernes et ne cultivent pas la terre, préférant
razzier les populations voisines4. L’île n’est cependant pas aussi peu ur-
banisée qu’il l’écrit, et les Phéniciens d’abord, les Carthaginois ensuite, ont
fondé des villes qui sont devenues importantes. Les Romains intervinrent
dans le phénomène de l’urbanisation, mais relativement peu : Uselis de-
vint municipe à la toute fin de la période, puisque les responsables de ce
changement furent César ou Auguste. De même c’est l’un ou l’autre qui
fonda la colonie romaine de Turris  Libisonis (Porto Torres), une ville qui
adopta un plan orthogonal. Quant aux villes de l’intérieur, Biora, Augustis
et d’autres, il faut attendre la fin de l’époque républicaine et le début de

1.  Sirago V.A., « Aspetti coloniali dell’occupazione romana in Sardegna », Sardinia antiqua, Caglia-
ri, 1992, p. 242 ; Rowland R.J. Jr., ouv. cit., p. 91 et 105.
2.  Cicéron, De lege Manilia, 34 ; Valère Maxime, 7, 6, 1 ; Lucain, 3, 65 ; Pausanias, X, 17, 1 et 11-12 ;
Horace, Carmina, 1, 31, 4 ; Strabon, V, 2, 7.
3.  Salmeri G., art. cit., p. 267.
4.  Strabon, V, 2, 7.

258
Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

l’époque impériale pour qu’elles se développent. L’île la moins urbanisée


était la Corse : Strabon parle d’un habitat misérable en raison du sol ro-
cailleux et de l’impénétrabilité de la plus grande partie du pays, tout en
ajoutant qu’il y a quand même quelques agglomérations1. Marius y fonda
vers 100 une colonie pour ses vétérans, Colonia  Mariana, et Sylla fit de
même en 82 ou 80 sur le site d’Aleria, la Colonia Veneria, pour ses vétérans.
Il s’agissait d’une punition, puisque la ville avait pris parti pour Marius
puis pour Cinna. Elle prit ensuite le nom de Colonia Veneria Iulia Pacensis 
Restituta Tertianorum2.
C’est en Sicile que le statut des villes est le mieux connu, et le plus inté-
ressant, parce que divers. À quelques exceptions près, les cités furent trai-
tées en fonction de leur attitude pendant la guerre contre Hannibal3. Des
traités d’alliance (foedera) avaient été passés avec Messana (la cité des Ma-
mertins, qui appelèrent Rome au secours, en 264, et étaient d’origine os-
que), Tauromenium (Taormine) et Netum (Noto). Elles étaient des ciuitates 
foederatae, ce qui n’empêchait pas la dernière d’être soumise à la dîme.
Elles représentent, pour A. Pinzone, une situation « fossile » par rapport à
la situation juridico-administrative générale de l’île4. Centuripe et Halaesa
(fondations sicules), Ségeste et Halycae (fondées par les Élymes qui,
comme les Romains, se considéraient comme des descendants des
Troyens) ainsi que Panhormus (Palerme, fondation punique) étaient des
ciuitates  liberae  ac  immunes. Ces cités étaient en principe autonomes et
exemptées de la dîme, mais pas des autres prélèvements. Toutes les autres
cités étaient des ciuitates decumanae, soumises à la dîme, ce qui ne les em-
pêchait pas de jouir d’une autonomie certaine, tout comme les cités liberae.
Mais même au sein des cités qui n’étaient pas soumises à la dîme, certains
habitants devaient la payer : les incolae.

Les habitants et la domination romaine

Il est bien évident que les habitants des trois îles n’ont pas tous réagi de
la même façon à la domination romaine, et qu’à l’intérieur même de ces
trois îles les habitants n’ont pas tous eu la même attitude : un Grec de
Syracuse, un Punique de Lilybée et un commerçant italien installé à Cara‐
lis n’avaient ni les mêmes intérêts, ni les mêmes préoccupations, ni la
même culture, ni les mêmes relations avec les Romains, sans même parler

1.  Strabon, V, 2, 7.
2.  Jehasse J. et L., Aléria antique, Aléria, 19872 ; Jehasse O., « Les suburbia d’Aleria et la romanisation
de la Corse au second siècle de l’Empire », Caesarodunum, 32, 1998, p. 253.
3.  Salmeri G., art. cit., p. 266.
4.  Pinzone A., Provincia  Sicilia.  Ricerche  di  storia  della  Sicilia  romana  da  Gaio  Flaminio  a  Gregorio 
Magno, Catane, 1999, p. 95.

259
IV. Diversité régionale

des différences liées aux différents statuts sociaux. D’autant plus que la
population était très mêlée : tous les Carthaginois n’ont pas quitté les îles
après la conquête romaine, les populations locales sont restées, tout
comme les Grecs ou les habitants hellénisés. Il est donc difficile de généra-
liser, mais il n’en reste pas moins que des « tendances » ressortent.
La présence romaine est incontestable dans les trois territoires. Il faut
d’abord mentionner les autorités, le gouverneur, avec tout son personnel1,
ses amis, ses esclaves, le ou les questeur(s), les agents du fisc. Étaient éga-
lement présents les citoyens romains ou italiens, qu’ils fussent dans les
affaires, le commerce ou l’agriculture. Ils étaient de plus en plus nom-
breux, avant tout en Sardaigne (venus d’Italie centrale et méridionale
essentiellement2) et en Sicile3. Ils formaient dans les principales villes oc-
cidentales de Sicile (Agrigente, Lilybée, Palerme) des conuentus  ciuium 
Romanorum4. Tous ces gens étaient essentiellement installés en milieu
urbain, dans la capitale de la province pour le gouverneur et son entou-
rage. Ils parlaient latin. Les inscriptions latines, à quelques exceptions
près, sont précisément le fait des magistrats romains, des negotiatores et
d’autres Romains installés en Sicile5. Qu’en était-il des autres habitants
des îles ? La réponse n’est pas facile à donner. Si ces sources épigraphi-
ques sont incontestablement précieuses, elles n’offrent qu’une image limi-
tée de la société, et les réponses qu’elles fournissent ne peuvent donc être
que partielles. Il est cependant incontestable qu’en Sicile, à l’époque répu-
blicaine, la plupart des inscriptions faites par des Siciliens, qui sont sur-
tout nombreuses dans les villes de la côte est et nord, étaient en grec6.
Selon les habitudes épigraphiques grecques, il s’agit essentiellement
d’inscriptions publiques (les inscriptions funéraires sont nettement moins
nombreuses)7. Verrès disposait d’un interprète, ce qui est la preuve qu’un
certain nombre de ses interlocuteurs, et on comptait des notables parmi
eux, parlait grec. Quelques décennies plus tard, quand César accorda en
44 le ius Latii aux habitants, c’est en grec que ces derniers célébrèrent cet

1.  Pittia S., art. cit., p. 60, pour les légats qui accompagnent le gouverneur.
2.  Colavitti A.M., « Per una storia dell’economia della Sardegna romana: grano ed organizzazione
del territorio. Spunti di una ricerca », Africa  romana, 11, 1994, p. 646 ; Pinzone A., ouv. cit.,
p. 119 ; Rowland R.J. Jr., ouv. cit., p. 105.
3.  Meloni P., « Nuovi apporti alla storia della Sardegna romana dalle iscrizioni latine rinvenute
nell’isola fra il 1975 e il 1990 », Africa romana, 9, 1991, p. 508-509, pour des exemples. Voir aussi
Gagliotti M., « Nuova luce sull’economia della Sicilia romana da une rilettura dell’iscrizione
siracusana ILLRP 279 », Africa romana, 14, 2000, p. 1053 sv. ; Salmeri G., art. cit., p. 271-272.
4.  Salmeri G., art. cit., p. 272.
5.  Prag J.R.W., « Epigraphy by numbers: Latin and the Epigraphic culture in Italy », Becoming 
Roman,  Writing  Latin?  Literacy  and  Epigraphy  in  the  Roman  West, Cooley A.E. éd., Portsmouth,
2002, p. 28 n. 46 : une des premières inscriptions en latin (CIL X, 7459 = I2, 612) est une dédicace
des Italici d’Halaesa à Scipion en 193 ; Salmeri G., art. cit., p. 267-268 ; Prag J.R.W., « Ciceronian
Sicily: The Epigraphic Dimension », ouv. cit., Dubouloz J. et Pittia S. éd., p. 259-260.
6.  Prag J.R.W., « Ciceronian Sicily », p. 251.
7.  Prag J.R.W., « Ciceronian Sicily », p. 257-258.

260
Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

événement. Mais le grec n’était pas la seule langue parlée en Sicile : le


punique était également pratiqué1, ainsi que l’osque par les Mamertins.
Au IIe siècle ap. J.-C., s’il faut en croire Apulée, trois langues, le latin, le
grec et le punique, étaient parlées en Sicile2. Mais la répartition de ces
trois langues n’était sans doute ni égale ni universelle3.
La situation en Sardaigne était différente au départ, du moins en ce qui
concerne la situation de l’écrit : la civilisation nuraghique est une civilisa-
tion évoluée, mais qui n’est pas fondée sur l’écrit. Ce furent les Phéniciens
qui y introduisirent l’écriture, mais les zones intérieures, en particulier la
Barbaria, restèrent largement non alphabétisées4. L’épigraphie latine est
essentiellement d’époque impériale. Elle n’en traduit sans doute pas
moins une situation qui existait déjà à l’époque républicaine. Elle montre
que le latin, sinon le mode de vie à la romaine, n’a pas pénétré de la même
façon dans tout le territoire : il y a très peu d’inscriptions dans la province
de Nuoro, qui comprend la plus grande partie de la Barbaria, elles sont
plus nombreuses dans les villes côtières et un quart des inscriptions lati-
nes se trouvent à Caralis, la capitale5. Ces résultats n’ont rien d’étonnant :
l’influence romaine s’exerce avant tout là où la présence romaine est la
plus forte. L’influence punique continua quant à elle à se manifester à
travers les inscriptions puniques ou les noms des habitants6. Mais le statut
d’un certain nombre d’habitants évolua : ils devinrent citoyens romains.
C’est le cas d’un certain M. Plotius Rufus. Son nom est inscrit sur une
mosaïque trouvée à Caralis dans un atelier de foulons daté du Ier siècle7. Il
se proclame fils de Siliso, c’est-à-dire que son père n’était pas citoyen ro-
main, mais punique. Les motifs décoratifs appartiennent à la tradition
hellénistique, mais sont réélaborés selon des schémas que l’on trouve en
Italie. Quelle conclusion tirer d’une telle inscription ? Que l’homme est
fier de sa citoyenneté, qu’il l’exprime à la façon romaine, mais qu’il n’a
pas honte de son origine. Qu’il a adopté pour son atelier un décor en vo-
gue en Italie. Elle ne nous dit rien de ses habitudes, de ses pratiques reli-
gieuses, de sa langue (est-il bilingue ?).

1.  Prag J.R.W., « Epigraphy by numbers », p. 23 : les inscriptions puniques sont moins nombreu-
ses après la conquête romaine, mais se maintiennent jusqu’au Ier siècle ap. J.-C.
2.  Apulée, M., XI, 5.
3.  Wilson R.J.A., « Sardinia and Sicily during the Roman Empire: aspects of the archaeological
evidence », Kokalos, 26-27, 1980-1981, p. 226.
4.  Sechi A., « Cultura scritta e territorio nella Sardegna romana », Africa romana, 7, 1989, p. 641.
5.  Sechi A., art. cit., p. 648.
6.  Zucca R., « Le persistenze preromane nei poleonimi e negli antroponimi della Sardinia », Africa 
romana, 7, 1989, p. 659 sv. pour des exemples d’onomastique punique ; Rowland R.J. Jr., ouv.
cit., p. 191. Cicéron, Pro Scauro, II, 1 (h, i et o) et III, 8sv, évoque deux habitants de Nora respec-
tivement appelés Bostar et Aris.
7.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., Le  grandi  isole  del  Mediterraneo  Occidentale.  Sicilia, 
Sardinia, Corsica, Rome, 2005, p. 201, avec un autre exemple provenant de Sulcis.

261
IV. Diversité régionale

Peu d’inscriptions ont été retrouvées en Corse. Il semble bien que la


langue latine n’ait que peu pénétré dans l’île.
Mais si les autorités romaines sont bien présentes, elles ne sont pas om-
niprésentes, et elles n’interviennent que le moins possible dans les affaires
intérieures des ciuitates. Chacune est libre de se gouverner à sa guise, en
restant bien évidemment dans les limites fixées par Rome. C’est ainsi que
des inscriptions sardes font état de suffètes, de sénats locaux et
d’assemblées populaires à Caralis, Sulcis, Tharros1. Une cité pouvait d’elle-
même demander à Rome d’intervenir dans ses affaires intérieures, comme
ce fut le cas pour Halaesa : en 95, ses habitants demandèrent au Sénat
d’intervenir à propos du système de cooptation de règle pour l’accès au
sénat local. Le Sénat décida d’un census et d’un âge minimum et d’une
interdiction pour les personnes exerçant une profession infamante2.
La présence romaine contribua-t-elle à modifier l’apparence des villes
anciennes ou donna-t-elle une apparence particulière aux villes nouvel-
les ? Au moment de la conquête, les villes anciennes n’étaient pas encore
toutes pourvues de la panoplie urbanistique complète, mais possédaient
déjà toutes un certain nombre de monuments. Les ont-elles détruits pour
faire place à de nouveaux monuments, les ont-elles construits à côté, et si
oui quel type de bâtiments ?
Dans les premières années de la conquête romaine, et jusqu’à la fin de
la guerre contre Hannibal, l’urbanisme des villes sardes ne connut aucune
modification. Les changements apparurent au cours du IIe siècle. Ce sont
les temples qui furent d’abord concernés. Ce sont peut-être eux qui té-
moignent de la plus forte résistance aux modèles romains, et du plus fort
attachement à la tradition. C’est à cette époque que furent construits des
temples ou des édifices de culte prenant modèle sur l’architecture puni-
que : le petit temple « K » de Tharros, où a été trouvée une dédicace à Mel-
qart sur une inscription punique du IIIe-IIe siècle, un temple distyle cons-
truit dans la seconde moitié du IIe siècle, ou encore le sanctuaire du Mont
Sirai3. Le temple du forum de Nora a été construit sans doute vers le mi-
lieu du Ier siècle. L’identité de la divinité à laquelle il est dédié est incon-
nue, mais il présente des caractéristiques de l’architecture sacrée punique,
ne serait-ce que son podium bas, son enceinte, la bipartition de son pro‐
naos ou encore l’utilisation de mesures d’origine punique4. Ces caractéris-
tiques puniques sont encore plus remarquables si on met en relation le

1.  Rowland R.J. Jr., ouv. cit., p. 108.


2.  Gabba E., art. cit., p. 312.
3.  Bondí S.F., « La cultura punica nella Sardegna romana : un fenomeno di sopravvivenza? »,
Africa  romana, 7, 1989, p. 460-461 ; Rowland R.J. Jr, ouv. cit., p. 77 ; Ghiotto A.R., L’architettura 
romana nelle città della Sardegna, Rome, 2004, p. 38-39.
4.  Bonetto J., Buonopane A., Ghiotto A.R., Novello M., « Novità archeologiche ed epigrafiche dal
foro di Nora », Africa romana, 16, 2004, p. 1955 sv. ; Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 55.

262
Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

temple avec son environnement monumental : un forum. Cette vitalité de


la culture punique, qui se retrouve dans de nombreuses villes sardes, qui
connaissent alors dans l’ensemble une grande prospérité, est encouragée
par la longue présence carthaginoise dans l’île, mais est également due,
selon S.F. Bondí, à une immigration africaine (spontanée ou contrainte)
importante1. Face à cette permanence des traditions édilitaires, les innova-
tions inspirées par l’architecture italienne n’en ressortent que davantage,
bien qu’elles soient rares. C’est le cas du « théâtre temple », à Caralis, et du
« temple sur l’Acropole », à Sulcis, construits tous deux dans les années
qui ont suivi la conquête romaine. Ils appartiennent au modèle des sanc-
tuaires à terrasse italiens d’époque républicaine, qui ont eux-mêmes une
origine hellénistique. Le premier, peut-être dédié à Vénus (et à Adonis),
est très proche du sanctuaire de Juno Gabina à Gabies, qui date du milieu
du IIe siècle. Ce modèle fut peut-être exporté en Sardaigne par des negotia‐
tores italiens, nombreux dans les villes de la côte2. Mais l’adoption de ce
modèle fut également favorisée par une sensibilité déjà ancienne, dans les
villes sardes, aux modèles hellénistiques3. On note en Sicile une absence
quasi totale de temples inspirés par le modèle romain : le petit temple
hybride, sur podium et avec un autel devant, d’Agrigente, daté du IIe ou
du Ier siècle, est l’un des rares exemples4.
C’est également au cours du IIe ou du Ier siècle que les autorités de Cara‐
lis décidèrent d’une « refondation urbaine », c’est-à-dire d’un abandon du
site préromain et de l’adoption d’un nouveau site (le quartier actuel de
Stampace et Marina) pour fonder un nouveau centre5. Ce cas est cepen-
dant isolé. Les autres monuments caractéristiques de l’urbanisme romain,
théâtres, amphithéâtres, forums, thermes en particulier, sans même parler
des cirques, ne sont pas présents à l’époque républicaine en Sardaigne, ou
ils apparaissent à la toute fin de la période en ce qui concerne les forums.
La construction de ces derniers est en effet à mettre en relation avec le
changement de statut de certaines villes : la transformation en municipe
de Caralis et Nora fut accompagnée de la décision de construire un forum.
Si cette transformation est imputable à César (la date est disputée pour
Nora), c’est à la fin de l’époque républicaine que la physionomie de ces
deux villes commença réellement à changer et qu’elles adoptèrent le mo-
nument nécessaire à la vie politique et administrative d’un municipe. Le

1.  Bondí S.F., art. cit., p. 463. Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 204 : l’influence africaine n’apparaît que
sous l’Empire en Sardaigne.
2.  Wilson R.J.A., art. cit., p. 222 ; Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 34 sv.
3.  Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 37.
4.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 59 et p. 71 pour d’autres exemples. Voir aussi
Wilson R.J.A., art. cit., p. 226, qui considère qu’à la fin de l’époque républicaine le culte de Vé-
nus Érycine a perdu son aspect punique : sur des monnaies de 57, le temple ressemble à un
temple italien standard avec une façade à colonnes.
5.  Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 70 et 200 ; Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 218.

263
IV. Diversité régionale

cas est exactement le même à Aleria : la construction du forum alla de pair


avec le changement de statut de la ville, qui intervint soit à la fin de
l’époque républicaine, soit à l’époque augustéenne1. Cette construction
s’accompagna, comme à Nora, d’un changement important dans l’orga-
nisation et l’aspect de la ville, puisque le forum prit la place d’un quartier
résidentiel2. En Sicile, où l’urbanisation était particulièrement importante,
les travaux et les changements entrepris par les villes appartenant à
l’ancien royaume de Hiéron II furent souvent de peu d’importance, mais
certains sont très symboliques. C’est ainsi qu’à Syracuse, l’ancien palais de
Hiéron II, à Ortygie, devint la résidence du gouverneur romain. D’autres
villes entreprirent en revanche de grands travaux d’urbanisme, par exem-
ple en raison des destructions liées aux conflits ou à des tremblements de
terre, en particulier au IIe siècle pour Ségeste, Lilybée, Catane ou encore
Solunto3. Mais ces grands travaux, s’ils modifièrent l’aspect des villes, ne
les rendirent pas « romaines ». Les cités conservèrent un plan hellénisti-
que, avec une organisation orthogonale et/ou en terrasse. L’agora, avec
des portiques et entourée de bâtiments civiques importants, ouvrait sur
l’axe principal, le gymnase4, les maisons de l’aristocratie, le théâtre se
trouvaient plus ou moins près5. De nombreux théâtres furent construits,
mais ils le furent sur le modèle de celui que Hiéron II avait fait bâtir à
Syracuse6. Ils furent pour certains modifiés, comme celui de Tyndaris, de
façon à pouvoir accueillir des spectacles de gladiateurs7. Mais ces chan-
gements n’intervinrent qu’à l’époque impériale. Les amphithéâtres datent
tous de l’époque impériale. Quant aux bains publics, ils existaient déjà en
Sicile avant la conquête romaine, et les thermes sur le modèle romain ne
furent construits dans l’île qu’à partir du Ier siècle ap. J.-C. Il y a cependant
quelques exceptions à cette absence d’influence romaine : un macellum
avec une tholos à l’intérieur fut construit à Morgantina dans les années
130. Il s’agit d’un des rares monuments construits dans la ville après la
conquête8.

1.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 330 sv.
2.  André P., « Les sanctuaires du forum d’Aleria : architecture, technique, idéologie », Africa 
romana, 11, 1994, p. 1164.
3.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 56 sv.
4.  Prag J.R.W., JRS 97, 2007, p. 87 sv., pour le lien entre les activités du gymnase et l’activité mili-
taire civique.
5.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 69.
6.  La Torre G.F., « Il processo di ‘romanizzazione’ della Sicilia: il caso di Tindari », Sicilia Antiqua,
1, 2004, p. 131 sv ; Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 79.
7.  La Torre G.F., art. cit., p. 130. Lomas K., « Between Greece and Italy: an external perspective on
culture in Roman Sicily », ouv. cit., Smith C. et Serrati J. éd., p. 167 : quand les théâtres sont ain-
si remaniés, y a-t-il une influence de facteurs culturels ou s’agit-il d’impératifs économiques ?
8.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. p. 91-92.

264
Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

Un autre élément urbain occupe une place importante : ce sont les sta-
tues qui ornaient les villes, et en particulier les lieux publics1. C’est Cicé-
ron qui nous donne le plus de renseignements en ce qui les concerne. Les
statues des Romains célèbres (Marcellus, Scipion sont cités par Cicéron) et
des gouverneurs, de Verrès en l’occurrence, avec ou sans les membres de
sa famille, ornaient les villes siciliennes. On en trouvait sur l’agora de
Syracuse, au sénat, et ailleurs dans la ville2. Ces statues ornaient égale-
ment les villes sardes. S. Angiolillo note que le portrait ne correspond pas
à la tradition punique, et que les exemplaires retrouvés ont tous un carac-
tère officiel et sont importés3. La seule exception pour l’époque républi-
caine est constituée par un buste trouvé à Caralis. Il s’agit sans doute d’un
Italien installé là. Outre ces statues, il faut noter la présence d’arcs, à Syra-
cuse par exemple, également à la gloire de Verrès4, ou à Aleria, un arc qui
fut élevé sans doute au milieu du Ier siècle par un Italien, peut-être pour
fêter la victoire de Pompée en 57 sur les pirates5.
La situation est moins bien connue en ce qui concerne l’habitat privé.
L’architecture privée est souvent mal conservée, les changements sont
moins spectaculaires que pour l’architecture publique, et les datations peu
sûres. À Nora et à Caralis  apparaissent à la fin du Ier siècle, donc à
l’époque augustéenne peut-être, quelques grandes domus avec atrium à
colonnes avec des chapiteaux toscans. C’est un type qui est alors diffusé
dans toute la Méditerranée, par exemple à Pergame6. Mais en même
temps, les techniques de construction utilisées restent puniques, en parti-
culier avec l’utilisation générale de ce qui est appelé l’opus  africanum7.
C’est un mode de construction peu coûteux, qui utilise les produits lo-
caux, et solide. Et à Caralis, Nora, Sulcis, les maisons continuent à être
construites sur le modèle punique, celui des habitations « à cour », c’est-à-
dire avec une cour pavée et une entrée décentrée8. Le même mélange se
retrouve en Sicile, avec quelques maisons « pompéiennes » avec atrium et
péristyle à Agrigente et Lilybée par exemple (cette dernière est un siège
de l’administration romaine, et Agrigente a été repeuplée en 197), mais

1.  Bejor G., CEFR n°67, 1983, p. 364.


2.  Berrendonner C., Verrès, les cités, les statues, et l’argent, ouv. cit., Dubouloz J. et Pittia S., p. 214.
3.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 251.
4.  Cicéron, Verr., II, 2, 154.
5.  André P., art. cit., p. 1165.
6.  Bejor G., « Romanizzazione ed evoluzione dello spazio urbano in una città punica: il caso di
Nora », Africa  romana, 10, 1991, p. 844-845 ; Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit.,
p. 242-244.
7.  Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 5 sv.
8.  Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 158 sv. et 211.

265
IV. Diversité régionale

aussi et surtout des maisons à péristyle de tradition grecque, avec une


cour à la place du uiridarium romain1.
Pour des raisons différentes, le paysage urbain des trois îles ne changea
pas profondément pendant les deux derniers siècles de la République
romaine. En Sardaigne, il est incontestable que, sauf cas particulier, la
physionomie générale des anciennes villes puniques ne fut pas boulever-
sée : il faut attendre la fin du Ier siècle pour voir apparaître l’opus quadra‐
tum  pour les monuments publics. Il était également utilisé à l’époque
phénicienne et punique, mais uniquement pour l’architecture sacrée et
défensive, alors qu’à l’époque impériale, il est également utilisé pour les
ponts, les théâtres, les thermes…2. C’est le conservatisme qui est de règle
pour tout ce qui concerne les matériaux et les techniques. Mais si boule-
versement il n’y eut pas, il n’en reste pas moins qu’apparaissent les pre-
miers signes d’une influence venue du monde romain, aussi bien dans
certaines constructions religieuses que dans l’apparition de forums, liée
au changement de statut des villes. C’est du reste ce qui se passe en Corse.
Il faut toutefois attendre l’époque impériale pour que cette influence
triomphe. L’activité édilitaire est pour certaines villes siciliennes très im-
portantes. Mais elles continuent à construire des monuments « grecs », et
leur aspect, s’il se monumentalise, ne rompt pas avec la tradition.
La conquête impliqua aussi un bouleversement en ce qui concerne la
répartition des terres : il y eut des confiscations, des redistributions, une
partie des terres devint ager publicus3, et le paysage ne fut plus forcément
le même. Il n’y eut cependant aucune déduction de colonies en Sicile pen-
dant l’époque républicaine, et donc aucune installation massive de colons
sur des terres enlevées à leurs précédents propriétaires. Il n’y en eut
qu’une en Sardaigne, et deux en Corse, dans une île où l’urbanisation
n’était pas très importante. La grande propriété se développa en Sicile.
Mais ces grands domaines, ces latifundia, tournés exclusivement vers la
céréaliculture ou l’élevage, n’étaient pas obligatoirement des propriétés
d’un seul tenant. Et à côté de ces immenses propriétés continuèrent à exis-
ter de petits et moyens domaines qui pratiquaient une agriculture plus
diversifiée. Les besoins des centres urbains proches étaient privilégiés4.
D’autre part, si un certain nombre de propriétaires étaient romains ou
italiens, les propriétaires grecs étaient également nombreux. Le plus gros
propriétaire de l’ager Leontinus était un Grec, un dénommé Mnasistratos5.

1.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 95-96. La Torre G.F., p. 137, pour un exemple
de domus romaine datant de la fin du IIe ou du début du Ier siècle avec atrium et péristyle dans
son prolongement à Tyndaris.
2.  Ghiotto A.R., ouv. cit., p. 15.
3.  Pinzone A., ouv. cit., p. 95 sv.
4.  La Torre G.F., art. cit., p. 114 ; Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 45 sv.
5.  Manganaro G., « Per una storia della Sicilia Romana », ANRW I, 1, 1972, p. 452.

266
Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

La situation était tout aussi diverse en Sardaigne, en fonction de la ré-


gion et de ce qu’elle pouvait produire. Dans le territoire de Barumini, au
centre-sud, on trouvait de grands domaines pratiquant la céréaliculture,
avec toutes les infrastructures nécessaires. Mais l’habitat dispersé de type
nuraghique n’a pas disparu1. Et dans d’autres régions de la Sardaigne, il
n’y avait pas de grands domaines et la campagne n’a pas connu de réor-
ganisation à l’époque romaine : dans la région du centre-ouest, 80% des
sites puniques continuèrent à être occupés, sans changement de caractère
et d’aspect2. La petite et moyenne propriété, qui exploitait les ressources
locales, vendait ses produits dans les centres urbains proches, et la ten-
dance à l’autoconsommation n’a pas disparu3. Les preuves archéologiques
manquent pour affirmer que les nuraghes avaient toujours une fonction
militaire après la conquête romaine. En revanche, elles montrent que les
cabanes traditionnelles circulaires furent réoccupées, que les cavernes
naturelles étaient toujours occupées et que certains nuraghes furent re-
convertis en magasins pour les aliments (ils devinrent très rarement lieux
de sépulture)4.
On ne sait pour ainsi dire rien des habitudes de vie des habitants. En
Sicile, ils durent cependant connaître un bouleversement, mais ressenti
sans doute de façon inégale par l’ensemble de la population ; il est lié à la
monnaie. La monnaie d’argent frappée localement, le monnayage de Hié-
ron, fut brutalement supprimée et remplacée par le denier romain5. Cela
n’affecta bien sûr que ceux qui étaient assez riches pour utiliser la mon-
naie d’argent. Ils connaissaient le denier romain, mais le changement n’en
fut pas moins brutal pour eux. En revanche, les monnaies de bronze
continuèrent à être frappées par les cités, même si les monnaies de bronze
romaines circulaient. La disparition de ces frappes locales date du début
de l’empire.
Pour ce qui est des cultes, il est incontestable que certains des cultes si-
cules sont toujours vivants6. C’est le cas en particulier du culte des Palici,
localisé près du fleuve Symèthe. Ce fut un lieu d’asile pour les esclaves
révoltés lors de la seconde révolte servile. Et du culte des Nymphes, sur le
versant méridional du mont Saint- Nicolas : on a retrouvé une inscription
en leur honneur datant de 35 ap. J.-C. Mais si ces cultes étaient toujours
pratiqués, ils avaient déjà, avant la présence romaine, subi des influences

1.  Lilliu G., « Sopravvivenze nuragiche in età romana », Africa  romana, 7, 1989, p. 419 ; Colavitti
A.M., art. cit., p. 650-651.
2.  van Dommelen P., « Spazi rurali fra costa e collina nella Sardegna punico romana: Arborea e
Marmilla a confronto », Africa romana, 12, 1996, p. 594 et 601.
3.  Colavitti A.M., art. cit., p. 650.
4.  Lilliu G., art. cit., p. 420 sv.
5.  Burnett A., « Latin on coins in the western empire », ouv. cit., Cooley A.E. éd., p. 33.
6.  Schilling R., « La place de la Sicile dans la religion romaine », Kokalos, 10-11, 1964-1965,
p. 260 sv.

267
IV. Diversité régionale

grecques. Dès qu’ils se furent emparés d’Éryx, les Romains ont d’autre
part privilégié le culte de Vénus Érycine. Le culte était lié à l’origine avec
Carthage, la déesse partant en Afrique avec ses colombes pendant neuf
jours. Les Romains l’adoptèrent, les livres sibyllins prescrivant de recourir
à la déesse en 2171. Les Romains désignèrent dix-sept cités, qui avaient le
privilège d’offrir une couronne d’or à la déesse pour entretenir le sanc-
tuaire et payer la garde de deux cents esclaves chargés de protéger le
sanctuaire. Cette troupe finit par constituer une garde du gouverneur.
En Sardaigne, certains lieux de culte d’époque nuraghique étaient tou-
jours en activité à l’époque romaine. C’est le cas du puits sacré de Campo-
santo-Olmedo, utilisé comme lieu de culte jusqu’à la fin du Ier siècle ou le
début du IIe ap. J.-C. D’autres puits devinrent des lieux d’appro-
visionnement en eau potable2. Si le sanctuaire d’Orulu-Orgósolo était
toujours en activité, ce n’était pas le cas d’autres sanctuaires3. Cléon, un
esclave sans doute d’origine grecque appartenant à une societas impliquée
dans les salines, dédia une base votive en bronze avec une inscription
trilingue (latin, punique, grec) à Esculape dans la première moitié du IIe
siècle. Elle a été trouvée à San Nicolò Gerrei4. À Sulcis, le culte de la
déesse Elat était encore célébré à l’époque syllanienne ou césarienne, s’il
faut en croire une inscription bilingue (punique et latin) : le temple a été
construit sur décision de l’assemblée, Himilco en a été chargé, et son fils
dédia une statue à la divinité près du temple5. De même, les tofet se mul-
tiplièrent jusqu’à la fin du IIe siècle, et les aires continuèrent à être oc-
cupées sans solution de continuité6. Les six statuettes de terre cuite enter-
rées dans l’aire sacrée du « temple d’Esculape » à Nora au IIe siècle
montrent la continuité des pratiques cultuelles : un culte fut pratiqué dans
cette zone à partir du VIIe siècle7.

Conclusion

Les Italiens et les Romains n’ont pas attendu la conquête pour


s’installer dans les trois îles, compte tenu de leur importance, en particu-

1.  Id., p. 276 ; Romanelli G., art. cit., p. 444.


2.  Lilliu G., art. cit., p. 438-439.
3.  Lilliu G., art. cit., p. 441.
4.  CIL X, 7856 = ILS 1874. Rowland R.J. Jr., ouv. cit., p. 108 ; Marginesu G., « Le iscrizioni greche
della Sardegna », Africa  romana, 14, 2002, p. 1813 sv. Le dieu est appelé Aesculapius, Eshmun 
Merre et Asklepios.
5.  CIL X, 7513 = CIL I, 2225 = ILLRP 158 = AE 1998, 663 = 2004, 11 : Himilconi Idnibalis f(ilio) / quei 
hanc  aedem  ex  s(senatus) c(onsulto) fac(iendam) / coerauit  Hi/milco f(ilius) statuam [posuit]. Ghiotto
A.R., ouv. cit., p. 39 sv.
6.  Bondí S.F., art. cit., p. 461-462.
7.  Bejor G., art. cit., p. 843.

268
Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

lier pour le commerce. Quels changements la conquête a-t-elle apportés ?


Cette présence est devenue plus importante, mais pas uniforme. Elle s’est
surtout accompagnée de la présence de magistrats romains, avec tout leur
entourage. C’était à eux désormais que l’on avait affaire, et non plus aux
Grecs ou aux Carthaginois. Il a donc bien fallu apprendre à les connaître,
apprendre parfois leur langue. Mais les Romains étaient avant tout prag-
matiques ; à partir du moment où ils jugeaient suffisants les bénéfices
qu’ils tiraient de ces territoires, ils n’avaient point besoin de chercher à
imposer une uniformisation qui aurait pris modèle sur eux-mêmes et
n’aurait rien apporté de plus.
L’époque républicaine est en quelque sorte une prise de contact, un peu
longue et mouvementée parfois il est vrai, entre les habitants des trois îles
et leurs nouveaux maîtres. L’époque augustéenne, et dans certains cas
l’époque césarienne, marquent un tournant dans l’histoire des trois îles et
de leurs relations avec Rome. En Sardaigne, c’est à cette époque (où à
l’époque julio-claudienne) que les villes commencèrent à se transformer
réellement, à bâtir des édifices publics sur le modèle des édifices romains
et à se monumentaliser réellement, avec la construction d’un théâtre (le
seul en Sardaigne) à Nora par exemple1. Les cités siciliennes changèrent
également de statut, mais l’évolution du paysage urbain fut plus lente. Il
n’y avait plus de ciuitates immunes ac liberae et de ciuitates foederatae, mais
des colonies et des municipes. En 21, Auguste déduisit en effet des colo-
nies dans l’île : Catane, Syracuse, Thermae Himeraeae, Tyndaris (cela avait
aussi été le cas un peu plus tôt à Tauromenium). Il s’agissait pour
l’essentiel de les punir d’avoir pris parti pour Sex. Pompée. Une cité
comme Halaesa, qui était immunis ac libera, devient stipendiaria, c’est-à-dire
soumise au stipendium. Si certaines cités prospérèrent, après une phase de
crise, d’autres disparurent ou dépérirent2. Les campagnes siciliennes
continuèrent l’évolution amorcée à la toute fin de l’époque républicaine,
avec semble-t-il une extension des grandes propriétés et l’apparition de
propriétaires qui n’habitaient plus la ville voisine, mais souvent Rome3.
Jusqu’aux tombeaux qui commencèrent à suivre la mode venue de Rome
et d’Italie à partir de l’époque impériale4. Ces changements furent lents,
non pas sans doute en raison d’une résistance farouche de la population

1.  Wilson R.J.A., art. cit., p. 222 ; Bejor G., art. cit., p. 845-846 ; Bonetto J., « Nora municipio roma-
no », Africa romana, 14, 2000, p. 1211 sv.
2.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 51.
3.  Bejor G., CEFR n°67, 1983, p. 370-371. L’autre responsable de ces changements est Sex. Pompée,
qui en coupant la Sicile de son unique débouché commercial pour son blé a eu une influence
négative sur les zones de production. Il faut noter aussi qu’à partir d’Auguste, l’Égypte puis
l’Afrique prennent une part de plus en plus importante dans l’approvisionnement en blé de
Rome.
4.  Portale E.C., Angiolillo S., Vismara C., ouv. cit., p. 104-105.

269
IV. Diversité régionale

aux influences romaines, mais bien plutôt parce qu’elle ne voyait pas
l’intérêt de changer des habitudes qui lui convenaient parfaitement.

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Les îles de la Méditerranée occidentale à l’époque républicaine

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271
Les régions alpines occidentales
de l’indépendance à l’organisation de la domination
romaine (IIe siècle av. J.-C. – IIe siècle ap. J.-C.)

François Bertrandy
Professeur d’histoire romaine à l’université de Savoie

Introduction

Écrire une synthèse de l’histoire des Alpes occidentales1 dans le cadre


restreint de cet ouvrage collectif reste une gageure. En effet, longtemps
délaissées, ces régions font l’objet depuis une vingtaine d’années d’un
regain d’intérêt considérable qui englobe tout l’Arc alpin, du Golfe ligure
jusqu’à la Slovénie. Il s’est traduit par la multiplication des recherches sur
le terrain et des colloques, la publication de recueils d’inscriptions et de
monnaies, l’étude des climats et des milieux géographiques, des voies de
communication, des villes alpines et du réseau urbain antique dans les
Alpes, des monuments qui ont survécu à la lente érosion des siècles.
D’autres domaines, comme la vie économique en montagne, les mutations
sociales, l’intégration des populations alpines dans l’Empire et la vie reli-
gieuse de ces régions, n’ont pas été négligés pour autant2. Aussi, en raison
même qu’il y a une histoire des Alpes occidentales avant et après la
conquête romaine, il faut faire des choix. D’où l’attention qui est portée ici
au passage de l’indépendance des peuples alpins à leur intégration dans
l’Empire romain et quelles facettes cette transition et l’organisation de la
domination romaine présentent pour une bonne compréhension de
l’histoire antique de ces régions.

1.  Il existe parfois une confusion dans l’emploi des adjectifs alpin et alpestre. Les régions alpines
désignent une localisation dans la chaîne des Alpes, tandis que le terme alpestre se rapporte à
ce qui est propre aux Alpes, comme la végétation alpestre ou l’économie alpestre. Je dois à
l’amitié et à la patience de Fabrice Delrieux la confection des cartes originales qui illustrent mon
propos. Qu’il en soit vivement remercié !
2.  On peut s’en faire une idée en consultant Migliario E., 2007, p. 725-736.

272
Les régions alpines occidentales…

I. Les sources et le peuplement

A. Le cadre géographique (cartes 1 et 6)


1. Les montagnes, les vallées, les cols :
des contraintes différenciées
Sans entrer dans une description détaillée de l’univers alpin, il faut in-
sister sur la spécificité de ce milieu qui est loin de présenter une unité tant
au plan morphologique que de l’organisation de l’espace1. C’est pourquoi,
il faut distinguer les Alpes du Nord des Alpes du Sud : la limite est consti-
tuée par le col de La-Croix-Haute et le Queyras. Du nord au sud, il com-
prend le piémont des Alpes du Nord qui forme aujourd’hui la Bavière,
délimitée au nord par la boucle du Danube qui sous l’Empire sert de fron-
tière avec le monde germanique. On y trouve des lacs tels l’Ammersee ou
le Starnbergersee, et des vallées fluviales (Iller, Lech, Isar, Inn) qui ont très
tôt attiré les populations.
Parsemé également de lacs (Léman, Thun, Brienz, Quatre-Cantons ou
Vierwaldstättersee, Zürich), le Plateau suisse, bordé au nord-ouest par les
lacs de Neuchâtel et de Bienne, constitue la transition avec les massifs
centraux telles les Alpes Bernoises, les Alpes du Valais, les massifs du
Mont Blanc, du Beaufortain, de Belledonne et de l’Oisans. Ces massifs
sont quadrillés par un réseau de cours d’eau (hautes vallées du Rhin et du
Rhône, Arve, Fier, Isère, Arc, Drac, Romanche) qui forment autant de
voies de passages intra-alpines façonnées par l’érosion glaciaire. Elles
conduisent à des cols permettant de communiquer avec le versant italien
des Alpes et la Gaule Cisalpine. Ainsi, pour la partie occidentale des Al-
pes, sont à mentionner les cols du Grand et du Petit-Saint-Bernard, le col
du Montgenèvre. De ce point de vue, la circulation dans la partie nord des
Alpes est relativement aisée, même lors des hivers sous couvert neigeux.
Dans la partie méridionale de l’arc alpin, le relief est plus confus, avec
un massif élevé, le Mercantour, qui domine une série de chaînons enche-
vêtrés, résultat d’un plissement tertiaire sévère, mais moins marqué par
l’érosion glaciaire qu’au nord des Alpes.
Hormis la moyenne vallée de la Durance, les vallées fluviales (haute
vallée de l’Ubaye, du Var, de la Tinée, de la Vésubie, de la Roya) sont
étroites, se terminent en culs-de-sac ou donnent accès à des cols à
l’altitude élevée pour certains, ouvrant sur la Gaule Cisalpine : du Nord
au Sud, col de Malaure (2508 m), col Agnel (2726 m), col du Longuet

1.  Pour un aperçu sur la géographie des Alpes antiques et modernes, on renverra à la synthèse de
Le Berre M., « Contraintes naturelles et peuplement des Alpes occidentales : Montagne alpine,
objectivation, socialisation », dans Annequin-Jourdain C. (dir.), Atlas culturel des Alpes occidenta‐
les, Paris, 2004, p. 18-27.

273
IV. Diversité régionale

(2646 m), de L’Autaret (2874 m), de Larche (1991 m), de la Lombarde


(2350 m), de Tende (1871).
2. Les contraintes du milieu bioclimatique
Le milieu montagnard est soumis aux effets de l’altitude et de
l’orientation des reliefs qui ont des conséquences sur la baisse des tempé-
ratures (0°6 tous les 100 mètres), le volume des précipitations et le main-
tien d’une couverture neigeuse pendant l’hiver. Ces éléments climatiques
ont exercé et exercent encore aujourd’hui des effets variables sur la vie des
populations des Alpes.
Ce lien entre les variations de l’altitude et du climat entraîne
l’étagement de la végétation et donc des ressources disponibles depuis le
bas des versants, avec les feuillus, jusqu’aux pelouses d’altitude en pas-
sant par le domaine de la forêt mixte, puis des seuls conifères. De même,
l’exposition des versants (adret, ubac) a constitué dès l’Antiquité un puis-
sant élément de mise en valeur différenciée du domaine montagnard
(culture des céréales, de la vigne, transhumance, exploitation de la forêt,
voire des mines).
On comprendra que le milieu alpin septentrional offre un visage beau-
coup plus attirant que celui du sud de la chaîne tant par la disposition de
son relief que par l’ouverture qu’il présente vers la Gaule chevelue et la
Gaule Transpadane, ainsi que vers le monde germanique. Cela explique
aussi qu’entre le Montgenèvre et la côte méditerranéenne la traversée des
Alpes soit moins aisée, de même que la circulation à l’intérieur de
l’enchevêtrement des chaînons et des vallées des Préalpes méridionales.

B. Les sources et l’historiographie


1. Sources
L’ensemble des sources antiques qui traitent de l’arc alpin ont été
commodément rassemblées dans une récente et importante recension1.
Elle met à la disposition des chercheurs la somme des références littéraires
et les textes épigraphiques les plus importants. Ainsi sont fournies, entre
autres, les informations concernant les Alpes puisées chez Strabon (Geo‐
graphie, 4, 6,1-8) et chez Pline l’Ancien (Histoire  naturelle, 3, 132-139). De
même, pour l’épigraphie, outre les corpus CIL  V, XII et XIII, les recueils
des Alpes Graies et du versant français des Alpes Cottiennes, qui regrou-
pent les inscriptions mises au jour dans l’arc alpin, il faut évoquer  deux
monuments insignes, non seulement au plan des vestiges archéologiques

1.  Voir pour le dossier exhaustif des sources antiques, M. Tarpin et alii, 2000, p. 11-219. Cet inven-
taire comporte aussi les textes épigraphiques et les photographies de l’arc de Suse et du trophée
de la Turbie.

274
Les régions alpines occidentales…

conservés, mais aussi au plan de l’intérêt qu’ils présentent pour


l’épigraphie. Il s’agit des inscriptions de l’arc de Suse (CIL V 7231), cons-
truit en 9/8 avant J.-C. et du Trophée de la Turbie (CIL V 7817), érigé en
7/6 avant J.-C. Ce sont des guides précieux car ces textes déclinent les
noms de nombreux peuples alpins qui ont été soumis par Rome.
Cependant il demeure le problème des noms qui n’apparaissent que
sur l’un ou l’autre des deux monuments et la confrontation avec le texte
de Pline (HN, 138) offre des décalages entre les deux listes. Ainsi, sont
évoquées les 14 ciuitates de la préfecture de Cottius sur l’Arc de Suse, alors
que Pline indique qu’elles sont 15 Cottianae ciuitates. Mais on reste surpris
que six des quatorze peuples donnés par l’arc de Suse se retrouve dans
l’inscription de la Turbie, alors qu’ils sont supposés avoir été soumis par
Rome et qu’ils manifestent leur fidélité à Auguste en participant à
l’érection de l’arc de Suse. Pour l’heure, cette distorsion n’a pas trouvé
d’explication satisfaisante1.

2. Les Alpes vues par les auteurs anciens


La tradition littéraire antique a exprimé la crainte ressentie par les Ro-
mains pour les montagnes aux cimes enneigées, et les Alpes en particulier,
pour leur traversée et leur insécurité2. Cependant Polybe (3, 48,12) qui eut
l’occasion de traverser les Alpes vers 150 av. J.-C. faisait le constat certes
de la difficulté de les franchir, mais il indiquait toutefois que c’était parfai-
tement réalisable. Aussi, au-delà d’un effroi réel face à des contrées mé-
connues, habitées par des peuples dits farouches, rançonnant les voya-
geurs voire les troupes, il semble bien qu’à toute époque, la traversée de la
chaîne n’était pas un obstacle insurmontable. Qu’on s’en réfère seulement
au passage d’Hannibal, en 218, lors de la seconde guerre punique (Polybe,
3, 50-60 ; Tite-Live, 21, 29-39, qui est tributaire de Polybe) ! On évoquera, à
titre d’exemple aussi, en 183, les ambassadeurs romains, reçus par des
Gaulois transalpins au Nord des Alpes, qui revinrent en Italie, chargés de
cadeaux (Tite-Live, 39, 50). Très vite cependant, les Romains comprirent
tout l’intérêt politique et économique que représentaient les Alpes.

3. Historiographie
L’histoire des Alpes à l’époque antique est restée longtemps un objet
d’étude marginal. Ainsi par exemple, dans l’ouvrage publié en 1978 sous
la direction de Cl. Nicolet, seules sont évoquées la Gaule Transalpine et la
Gaule indépendante3. Vingt ans plus tard, dans une approche régionale

1.  Voir Pline, HN, 138, éd. et trad. H. Zehnacker, 1998, commentaire p. 264-265 qui reprend le
dossier et résume les hypothèses proposées, notamment celle de G. Barruol.
2.  Tarpin M., 1991, p. 89-120 ; Atlas culturel des Alpes occidentales, Annequin (C.), 2004, p. 102-105.
3.  Nicolet Cl. (dir.), Rome et la conquête du monde méditerranéen. 2 /Genèse d’un empire, Paris, 1978.

275
IV. Diversité régionale

du Haut-Empire, dans le chapitre concernant les Gaules et les Germanies,


deux pages seulement sont consacrées aux Alpes1. On ne dispose pas
aujourd’hui d’une synthèse d’ensemble sur les régions alpines, mais plu-
tôt d’études ciblées à propos de tel ou tel secteur de l’arc alpin occidental
ou de certains aspects historiques. Il faut mentionner le travail précurseur
de D. Van Berchem sur la conquête2, la synthèse tentée par J. Prieur sur
l’histoire de ces régions3 et surtout l’ouvrage que G. Barruol a consacré au
peuplement de sud-est de la Gaule4. Depuis le début des années 1980,
pourtant, la recherche à la fois archéologique et historique a ouvert de
nombreux chantiers d’investigation qui ont permis d’offrir au monde
scientifique de nouveaux regards sur les régions alpines. Sans aucun souci
d’exhaustivité, citons l’approche historique de G. Walser5, les beaux cata-
logues d’exposition consacrés au Valais préromain et romain6, les intro-
ductions des Cartes  archéologiques  de  la  Gaule,  04,  05,  38,1,  73,  74, l’Atlas 
culturel des Alpes déjà évoqué, qui fournit d’importantes références biblio-
graphiques et des éclairages très diversifiés sur l’acculturation des popu-
lations alpines et leur degré d’intégration au monde romain. Enfin, il fau-
drait mentionner l’ouvrage très neuf que vient de publier M. Segard sur
Les  Alpes  romaines  occidentales, Aix-en-Provence, 2009. Mais si pour les
Alpes Maritimes l’information reste très dispersée7, on trouvera pour la
Rhétie des notices intéressantes dans le remarquable catalogue
d’exposition consacré aux Romains au nord des Alpes8.

C. Le peuplement des Alpes à la veille de la conquête romaine


Pour une bonne compréhension de la répartition géographique des po-
pulations qui habitent les Alpes, il paraît indispensable de dresser un
inventaire des peuples alpins et de localiser leur implantation à l’aide de
cartes9. On procédera par une description de l’arc alpin occidental, allant
du Nord vers le Sud.

1.  Lepelley Cl. (dir.), Raepsaet-Charlier (M.-Th.), Rome et l’intégration de l’Empire. Approches régio‐


nales du Haut‐Empire romain, Paris, 1998, p. 167-168, mais rien à la Rhétie…
2.  Van Berchem D., 1982, p. 79-85.
3.  Prieur J., 1975-1976, p. 630-656.
4.  Barruol G., Les peuples du Sud‐Est de la Gaule. Études de géographie historique, Paris, 19752.
5.  Walser G., Studien zur Alpengeschichte in antiker Zeit, Stuttgart, 1994.
6.  Le  Valais  avant  l’Histoire, Catalogue exposition, Sion, 1986 ; Vallis Poenina. Le  Valais  à  l’époque 
romaine, Catalogue exposition, Sion, 1998.
7.  Voir néanmoins, Rivet A.L.F., Gallia Narbonensis  with  a  chapter  on  Alpes maritimae. Southern 
France in Roman Time, Londres, 1988.
8.  Römer zwischen Alpen und Nordmeer, München, 2000.
9.  Les travaux de Barruol G. restent fondamentaux pour toutes les Alpes occidentales sauf pour la
Rhétie. En dernier lieu, dans Atlas culturel des Alpes occidentales, 2004, p. 106-107 (Carte).

276
Les régions alpines occidentales…

1. Les Rhètes et les Vindéliciens (carte 1)


Les Rhètes sont évoqués à partir du IIe siècle av. J.-C. Ils constituent un
groupe de peuples habitant les Alpes centrales, de la haute vallée du Rhin
et du lac de Constance jusqu’au Tyrol du Sud et quelques vallées entre le
lac de Côme et la Piave. Leur langue est pré-indo-européenne et s’écrivait
en caractères étrusques du nord de la péninsule italienne. Pline (HN, 3,
133) rapporte la légende de leur origine étrusque et de leur installation
dans cette région sous la conduite de leur héros éponyme mythique Rae-
tus, après qu’ils eurent été chassés par les Gaulois.
Quant aux Vindéliciens, on s’accorde pour affirmer qu’il s’agit d’un
peuple celtique installé dans la région d’Augsbourg en Bavière. Ils com-
prenaient quatre sous-groupes (gentes), qui pourraient représenter les
Vindelicum  gentes  quattuor, évoqués sur le Trophée de la Turbie et dont
parle Pline (HN, 3, 136). Ce sont les Cosuanetes entre l’Inn et la haute vallée
du Danube, les Rucinates, entre la Lech et l’Inn, les Licates, sur les rives de
la Lech et enfin les Catenates, dont on ne sait rien, mais qui pouvaient ré-
sider soit sur la rive gauche de la Lech, soit autour de l’Ammersee et du
Starnbergersee1.

2. Les peuples du Valais (carte 2)


Distincts des Helvètes qui vivaient sur le plateau suisse, les peuples du
Valais (haute vallée du Rhône depuis le Léman) ne sont connus qu’à par-
tir du Ier siècle avant J.-C. En effet César (BG, 3, 1-6 ; également Cassius
Dion, 39, 5) évoque pour la première fois leurs noms lors de l’expédition,
décidée par lui, de Servius Galba à la tête de la XIIe légion dans le Valais et
de la bataille qui l’opposa aux Nantuates, aux Véragres et aux Sédunes à
Octodurus, nom celte de Martigny (57-56 avant J.-C.). Ces peuples ne sont
pas des Gaulois, mais plutôt des Alpins fortement celtisés tant par des
influences venues du Nord (plateau suisse et plateau bavarois) que de
Gaule Cisalpine. Le Trophée de la Turbie mentionne le nom des quatre
peuples qui habitaient le Valais. Les Sedunes et les Ubères occupaient la
haute vallée du Rhône, en amont d’Octodurus (Martigny). Les premiers
avaient pour chef-lieu Sedunum (Sion) et les Ubères devaient avoir leur
point de ralliement dans un lieu dont le nom antique ne nous est pas par-
venu, mais qui pourrait être Brigue/Brig. Selon Pline (HN, 3, 135), qui est
le seul à le citer, ce peuple était apparenté aux Lépontiens qui vivaient sur
le versant méridional des Alpes, en Cisalpine2. Au confluent de la Dranse

1.  Sur les Rhètes, voir Gleirscher P., Die Raeter, Coire, 1991 ; on trouvera également des informa-
tions dans Ciurletti (G.), Marzatico (F.) éd., I Reti / Die Räter, Trento, 1993, 2 vol., Trento, 1999.
2.  Wiblé (Fr.), « Le Valais, les Ubères et les Lépontiens », dans I Leponti tra mito e realtà, t. 2, Ticino,
2000, p. 159-164.

279
IV. Diversité régionale

et du Rhône et dans les vallées voisines vivaient les Véragres, dont Octo‐
durus était le chef-lieu. À cette époque, ils frappaient des monnaies en
argent inspirées de la drachme padane. Plus en aval jusqu’au Léman, le
territoire du bas Valais était occupé par les Nantuates dont le chef-lieu
Tarnaiae (Massongex) devint par la suite le siège du sanctuaire fédéral des
quatre cités valaisanes1.

1.  Wiblé Fr., 1998, p. 36.

280
Les régions alpines occidentales…

3. Les Ceutrons (carte 3)


Le territoire habité par les Ceutrons, peuple dont le nom est peut-être
préceltique, reste l’un des mieux connus parce que Strabon (4, 6,6-11) et

281
IV. Diversité régionale

Pline l’Ancien (Histoire naturelle, 3, 20,13) l’ont bien situé. En gros, avant la


conquête romaine, ils occupaient la vallée de la Tarentaise, les deux ver-
sants du col du Petit-Saint-Bernard, sur le versant italien au moins jusqu’à
la Thuile, les vallées du Doron de Beaufort, la vallée de l’Arly et le cours
supérieur de la vallée de l’Arve1. Leur capitale était Axima (Aime-en-
Tarentaise). Ils semblent avoir vécu en bonne intelligence avec les Ro-
mains à partir de la conquête de la Gaule par César, car leur nom ne fi-
gure pas parmi ceux des peuples vaincus mentionnés dans l’inscription
du Trophée de la Turbie2.

4. Les peuples sous la domination du roi Donnus (carte 4)


Au premier siècle avant J.-C., le petit royaume indépendant de Donnus,
contemporain de César, à cheval sur les deux versants des Alpes, contrô-
lait le passage du col du Mont-Genèvre. Il s’étendait sur la haute vallée de
la Durance et ses affluents, le Guil, l’Ubaye et la Guisane et sur le val de
Suse. Sa capitale était Segusio (Suse) sur la Doire Ripaire. Il comprenait au
moins quatorze peuples dont les noms sont gravés sur l’inscription de
l’arc de Suse (CIL V 7231) daté de 9/8 av. J.-C. :
« À l’empereur César Auguste, fils du divin Iulius, grand pontife, dans
sa quinzième puissance tribunicienne, salué imperator treize fois, Marcus
Iulius Cottius, fils du roi Donnus, préfet des cités énumérées ci-dessous (a
érigé ce monument) : (cités) des Segouii, Segusini, Belaci, Caturiges, Medul-
les,  Tebauii,  Adanates,  Savincates,  Egdinii,  Veaminii,  Venisami,  Iemerii,  Vesu‐
biani, Quariates et les cités qui ont été sous l’autorité de sa préfecture ».
La localisation de ces peuples reste bien délicate à établir. Ainsi, les Se‐
gouii, les Belaci, les Tebauii, les Venisami, les Iemerii ne peuvent être situés
avec certitude et G. Barruol a proposé une installation sur l’un ou l’autre
des affluents de la rive gauche du Pô, à proximité de la Doire Ripaire3. Il
est plus aisé de localiser d’autres peuples. On admet que les Caturiges
occupaient la région de Caturigomagus (Chorges) sur la Durance et les
Médulles la moyenne vallée de l’Arc (Maurienne). Les Adanates ou Ede-
nates occupaient la haute vallée de l’Ubaye, les Savincates, le massif de
Vars au nord de Gap, les Segusini le Val de Suse, les Egdinii la vallée supé-
rieure de la Tinée, les Veaminii la vallée de la Tinée, au confluent avec le
Var, les Vesubiani, la vallée de la Vésubie, affluent du Var, et les Quariates,
le Queyras actuel, avec, comme centres urbains, Château-Villevieille et
Aiguilles. Du nord au sud, ce territoire s’étendait donc de la Maurienne
jusqu’aux confluents du Var, de la Tinée et de la Vésubie, d’ouest en est
de l’Oisans à la basse vallée de la Doire Ripaire, jusqu’à Avigliana.

1.  Barruol G., 19752, p. 313-316.


2.  ILAlpes Graies, 1998, p. 7-8.
3.  Barruol G., 19752, p. 41-44.

282
IV. Diversité régionale

5. Les peuples du sud des Alpes (carte 5)


Les peuples qui occupaient le littoral et l’arrière-pays sont mentionnés
pour l’essentiel dans la dernière partie de l’inscription du trophée de la
Turbie. Indiquons pour commencer que les Déciates et les Oxybiens de
l’arrière-pays niçois n’y apparaissent pas puisqu’ils ont été vaincus par les
Romains commandés par Quintus Opimius en 154 avant J.-C. (Polybe, 33,
8-11). De même les Vediantii de la région de Cimiez (Cemenelum) étaient
peut-être alliés de Rome depuis le IIe siècle avant J.-C.1. Les Vergunni ont
leur nom conservé dans le village de Vergons dans la haute vallée du
Verdon. Les  Eguituri ne sont pas pour l’instant identifiés, alors que les
Nemeturi sont localisés dans le haut Var et les Oratelli entre le Mont-Agel
et Sospel. Les Nerusii sont placés par Ptolémée autour de Vence (Vintium) ;
les Velauni sont de localisation incertaine tandis que les Suetri/Suebri rési-
daient dans la région de Castellane (Salinae). Le problème de la répartition
de ces peuples n’est pas toujours résolu, car la complexité du relief, la
multiplication des petites vallées au gré des affluents de la Durance, de
l’Ubaye, du Verdon et du Var ont favorisé leur cloisonnement et l’absence
de traces récurrentes de leur présence2.

II. Les étapes de la conquête romaine


et l’organisation du monde alpin occidental

A. Rappel historique
1. La lente pénétration économique italienne
Comme dans d’autres parties du bassin méditerranéen, la domination
militaire et politique a été précédée d’une progression plus ou moins large
de l’influence diplomatique et économique romaine qui fait suite dans
cette région à celle de Marseille. Dans le cas des Alpes, elle est difficile à
mesurer, mais des domaines, comme l’archéologie et la numismatique,
sont susceptibles d’apporter quelques éléments de réponse.
L’archéologie nous informe quelque peu sur les relations avec les peu-
ples gaulois et les importations venues d’Italie au cours des IIe et Ier siècles
avant J.-C. Ainsi quelques exemples suffisent à montrer quelques témoi-

1.  Cependant Février P.-A., « Remarques sur la géographie historique des Alpes méridionales »,
Atti del CSDRI 7, 1975-1976, p. 269-301 (p. 279), pense qu’ils ont été distingués par la lex Pompeia
(89 av. J.-C.), celle de Pompeius Strabo, qui accorda le droit latin aux Transpadans (Asconius, 3,
éd. commentée, A. Marshall Bruce, Columbia, 1985).
2.  Sur tous ces problèmes, on renvoie à Garcia D., dans CAG Les Hautes‐Alpes 04, 1997, p. 58-60 ;
Idem, La Celtique méditerranéenne. Habitats et sociétés en Languedoc et en Provence du VIIIe au IIe siècle 
av. J.‐C., Paris, 2004, précisément p. 72-73 pour les Alpes méridionales, qui évoque les rares tra-
ces d’un habitat à l’Âge du Fer (VIe-Ve siècles).

284
Les régions alpines occidentales…

gnages ténus de cette ouverture. Dans la Vallée poenine, les groupes de


population résidant au débouché du col du Grand-Saint-Bernard ont subi
une acculturation au monde romanisé plus précoce que les Ubères habi-
tant le haut Valais. Il suffit de prendre un exemple dans le Valais pour
s’en convaincre. Les fouilles de Martigny ont permis de constater que,
jusqu’à la fin du Ier siècle avant notre ère, les produits d’importation dé-
couverts, notamment céramiques, provenaient d’ateliers d’Italie du Nord
et qu’ils transitaient par les cols alpins. Ce n’est qu’après la conquête, que
le Valais s’ouvre aux importations gauloises de céramique fabriquée par
exemple chez les Rutènes et plus tard chez les Arvernes1. Cependant les
découvertes monétaires restent les témoins essentiels de l’intégration pro-
gressive des peuples alpins dans la civilisation italienne et méditerra-
néenne.
Ainsi, un récent inventaire des monnaies gauloises et républicaines ro-
maines mises au jour sur le versant français des Alpes a révélé qu’entre
121 et 51 les monnaies gauloises, principalement le numéraire allobroge à
l’hippocampe, celui au type du cavalier de la vallée du Rhône, et les ro-
maines républicaines ont largement cohabité. En revanche, les monnaies
venant de Gaule Cisalpine sont très rares. De même, les émissions en ar-
gent des Véragres de la région de Martigny (Octodurus), datées du Ier siè-
cle avant J.-C., restent distinctes de celles des autres peuples gaulois alpins
car elles étaient fondées sur la drachme padane, le numéraire en cours
dans la Gaule Cisalpine, lui-même imité des drachmes massaliètes. Il faut
noter encore que les monnaies émises par les peuples de l’intérieur de la
Gaule sont plus nombreuses et attestent que les peuples des Alpes occi-
dentales étaient davantage tournés vers ceux de la Gaule chevelue. Dès la
conquête de la Gaule chevelue par César (58-51 av. J.-C.), les émissions
gauloises cessent progressivement pour laisser le denier triompher sur
tout le versant occidental des Alpes. Quant aux monnaies républicaines,
elles ont circulé de part et d’autres des versants alpins. Il semble qu’elles
ont été probablement privilégiées par les Allobroges, les Voconces et les
Cavares, mais aussi par les Ceutrons de Tarentaise. On trouve ici la
confirmation du succès de l’étalon argent romain à la fin de la Républi-
que2.
Au début du règne d’Auguste enfin, les mines de cuivre de Tarentaise
sont contrôlées par un de ses amis, Caius Sallustius Crispus, le neveu de
l’historien (Pline, HN, 34, 2,3).

1.  Wiblé Fr., Martigny‐la‐Romaine, Lausanne, 2004, p. 21, notamment de la céramique arétine, et
p. 258.
2.  Sur tout cet aspect avec les références bibliographiques, voir Bertrandy Fr., 2001, p. 125-148.

285
IV. Diversité régionale

2. La conquête militaire
Afin d’assurer les communications entre l’Italie et les Gaules, l’Italie et
le piémont septentrional des Alpes, le pouvoir romain se devait de maîtri-
ser les passages des Alpes et par conséquent de soumettre les peuples,
dont les intentions pacifiques n’étaient jamais garanties. Les motivations
de ces opérations ont été largement discutées, mais elles relèvent de la
nécessité de permettre le libre déplacement des troupes, des fonctionnai-
res et des commerçants à travers le massif alpin1.
L’action de César et ses conséquences
En 58 avant J.-C., Jules César franchit les Alpes pour lancer son offen-
sive sur la Gaule chevelue. Il emprunta le col du Montgenèvre pour af-
fronter successivement les Caturiges, dans la haute vallée de la Durance,
puis les Graiocèles en basse Maurienne et les Ceutrons en Tarentaise qui
occupaient les routes d’accès vers le territoire des Allobroges (César, BG,
1, 10). Il a su probablement s’assurer les bonnes grâces du roi Donnus2,
mais surtout celles des Ceutrons, qui contrôlaient le col du Petit-Saint-
Bernard car leur nom ne figure pas sur le trophée de la Turbie parmi ceux
des peuples vaincus. On ne sait ce qu’il advint précisément du territoire
des Ceutrons entre le passage de César et le règne d’Auguste. Mais, au vu
de ce qui s’est passé pour Donnus, dont le domaine fut placé sous protec-
torat romain, on doit supposer que les Ceutrons conservèrent une certaine
autonomie avec la bienveillance de Rome, bien incapable pendant les
luttes entre Octavien et Marc Antoine d’assumer une autorité complète
sur les régions alpines.
L’action de Lucius Munatius Plancus et ses conséquences
Sans que l’on ait des informations précises sur le déroulement de sa
campagne, il faut rappeler que Lucius Munatius Plancus, le fondateur de
Lugudunum (Lyon) et de Raurica (Augst) avait célébré un triomphe ex Rae‐
tis – sur les Rhètes – en 43 avant J.-C. (CIL X 6087=ILS 886, inscription du
mausolée de Plancus à Gaète, en Campanie). Mais il semble bien que
l’ensemble du territoire alpin et des relations routières entre l’Italie et le
Haut Danube ne fut définitivement contrôlé par les Romains qu’après la
campagne de Drusus et de Tibère en 16/15 avant J.-C. (entre autres, Res 
gestae diui Augusti, 26,3 ; Suétone, Auguste, 21,1 ; Tibère, 9,3 ; Cassius Dion,
54, 22)3. Les conséquences de cette conquête se retrouvent en premier lieu
dans la mainmise sur les voies de passage et les cols, tels ceux du Splügen

1.  France J., 2001, p. 221-225 ; p. 292-293.


2.  Wiblé Fr., Tarpin M., « L’époque julio-claudienne dans le Valais », dans Le Valais avant l’Histoire,
Catalogue exposition, Sion, 1986, p. 139 ; a  contrario, Letta C., 1976, p. 37-76 et Denti M., 1991,
p. 213, affirment que Donnus s’est opposé à César par les armes.
3.  Wells C.M., The German Policy of Augustus, Oxford, 1976, donne un récit complet des campagnes
de Germanie d’Auguste et des événements qui les déclenchèrent.

286
Les régions alpines occidentales…

et du Julier, et la route longeant les lacs de Walenstadt et de Constance.


Ensuite, selon une tradition qui prévalait avant la conquête, Rome sollicita
fortement la population rhète à s’engager dans les unités auxiliaires, puis-
que sont mentionnées des cohortes Raetorum et Vindelicum (Cassius Dion,
54, 22,5)1.

3. Le règne d’Auguste
Une fois clos l’épisode des guerres civiles et la paix revenue dans
l’Empire, la conquête des Alpes occidentales a occupé la première partie
du règne d’Auguste, entre 25 et 14 av. J.-C., sans exclure les arrière-
pensées de mainmise sur les richesses minières locales.
La conquête a débuté, en 25 av. J.-C., par la soumission des Salasses qui
occupaient le Val d’Aoste. Ils furent vaincus par Aulus Terentius Varro
Murena. La confiscation d’une partie de leur territoire, le déplacement
forcé d’une partie de la population et la création de la colonie d’Augusta 
Praetoria permettaient aux Romains de contrôler l’accès au col du Grand-
Saint-Bernard et au Valais et à celui de Petit-Saint-Bernard et à la Taren-
taise (Strabon, 4, 6,7 : Cassius Dion, 53, 25). Au-delà, la voie était ouverte
vers Vienne, la capitale de la grande cité septentrionale de la province de
Gaule Narbonnaise.
Mise au jour à Aime (Axima), une inscription honorifique dédiée à Au-
guste (AE 1969-1970, 332 = ILAlpes  Graies, 8), dans sa vingt-cinquième
puissance tribunicienne (2/3 après J.-C.), consacre la présence d’une auto-
rité romaine sur le territoire des Ceutrons et probablement alors depuis
quelques années, son annexion. À leur tête fut placée, comme ailleurs
dans les Alpes, une administration militaire représentée par un préfet ou
par un procurateur.
En ce qui concerne le territoire de Donnus, il fut transmis à la mort de
ce dernier à son fils Cottius (14/13 av. J.-C.-13 ap. J.-C.), qui aurait mani-
festé au départ quelque hostilité (Ammien Marcellin, Histoires, 15, 10,2),
avant de se rallier à Rome, vers 13 avant J.-C., et d’être admis dans
l’amicitia d’Auguste. En effet, dès 9/8 av. J.-C., selon l’inscription de l’arc
de Suse dédié à Auguste (CIL V 7221=CIL XII 89), il n’est plus qu’un gou-
verneur portant le titre de praefectus  ciuitatium. Sa domination s’exerçait
sur des peuples occupant le val de Suse, la haute vallée de la Durance et
quelques-uns de ses affluents, les cours supérieurs de la Tinée et de la

1.  Van Berchem D., 1982, p. 87-102 ; Zanier W., « Der Alpenfeldzug 15 v. Chr. und die augusteis-
che Okkupation in Süddeutschland », dans Römer zwischen Alpen und Nordmeer, München, 2000,
p. 11-17. Sur les cohortes recrutées chez les Rhètes et les Vindéliciens, voir Spaul J., « Cohors,
The Evidence for and a Short History of the Auxiliary Infantry Units of the Imperial Roman
Army », BAR 841, Oxford, 2000, p. 274-291.

287
IV. Diversité régionale

Vésubie. Ce système permettait aux Romains d’intégrer progressivement


les territoires alpins par l’intermédiaire des élites locales1.
Dits ligures, les peuples des Alpes Maritimes qui occupaient le littoral
et l’arrière-pays furent soumis lors de plusieurs campagnes à partir du IIe
siècle avant J.-C. et définitivement en 14 avant J.-C. Très tôt, en effet,
l’objectif de Rome a été de faciliter les relations vers le Sud de la Gaule et
la péninsule Ibérique. Ainsi que le note Strabon (4, 6,3), les Romains
avaient pu obtenir lors des opérations engagées entre 125-120 avant J.-C.
contre les Ligures et les Salyens (Saluuii), le droit de passage sur une
bande de douze stades (2220 m). Quant aux peuples de l’arrière-pays, ils
ne furent vaincus qu’à l’époque d’Auguste, mais, du fait du cloisonne-
ment des vallées, ils conservèrent leur individualité.
La conquête de l’arc alpin
La commémoration des victoires sur les peuples alpins a été glorifiée
par l’édification, en 7/6 avant J.-C., d’un monument insigne en un point
élevé (summa Alpis), le trophée de la Turbie, qui dominait la uia Iulia Au‐
gusta, inauguré par Auguste en 13 avant J.-C., et qui surplombe au-
jourd’hui la Principauté de Monaco. Le trophée marquait aussi la limite
entre l’Italie et la Gaule Narbonnaise. Il mesurait 33 m de large sur plus de
49 m de hauteur et sa façade occidentale qui portait l’inscription était visi-
ble depuis la route antique2.
Le texte de l’inscription gravée sur le monument est également repro-
duit, en dehors de quelques menues différences, par Pline l’Ancien (HN,
3, 136-138).
Texte de l’inscription (CIL V 7817) :
« À l’empereur César Auguste, fils du divin Iulius, grand pontife, sa-
lué imperator quatorze fois, dans sa dix-septième puissance tribuni-
cienne, le Sénat et le peuple romain, parce que sous son comman-
dement et ses auspices, ont été soumis à l’autorité du peuple
romain les peuples alpins qui s’étendaient de la Mer supérieure (la
Mer Adriatique) à la Mer inférieure (la mer Tyrrhénienne). Les
peuples alpins vaincus :
Trumpilini, Camunni, Vennonetes, Vesnostes, Isarci, Breuni, Genaunes,
Faucunates, Vindelicorum gentes quattuor, Cosuanestes, Rucinates, Li-
cates, Catenates, Ambisontes, Rusgusci, Suanetes, Calucones, Brixen-
tes, Leponti, V<i>beri, Nantuates, Seduni, Veragri, Salassi, Acitavones,
Medulli, Vcenni, Caturiges, Brigiani, Sogiontii, Brodionti Nemaloni,

1.  Braund D.C., « Client Kings », dans Braund D.C. (éd.), The  Administration  of  the  Roman  Empire 
(241 BC‐AD 193), Exeter, 1988, p. 69-96.
2.  Pour une approche commode du monument, voir Chevallier R., Provincia, Paris, 1982, p. 9-12 ;
l’étude exhaustive du monument reste celle de Formigé J., Le Trophée des Alpes (La Turbie), Gal-
lia suppl. 2, Paris, 1949 ; voir Barruol G., 19752, p. 32-41.

288
Les régions alpines occidentales…

Edenates, Esubiani, Veamini, Gallitae, Triullati, Ectini, Vergunni,


Eguituri, Nemeturi, Oratelli, Nerusi, Velauni, Suetri ».
L’ordre géographique n’est pas parfaitement respecté, mais dans
l’ensemble les peuples sont mentionnés de l’Est vers l’Ouest1. C’est le seul
texte qui nous donne les noms des peuples alpins de cette époque.

B. Le cadre administratif romain2


1. Les prémisses d’une organisation
Dans un premier temps, les peuples des Alpes qui venaient d’être sou-
mis furent placés sous une autorité militaire dépendant directement de
l’empereur. On doit parler plutôt de districts militaires que de provinces.
Des préfets ou des procurateurs chevaliers furent affectés soit à des peu-
ples ou à des cités, soit à des groupes déterminés de peuples ou de cités.
Mais s’il n’y a aucun témoignage précis concernant le territoire des Ceu-
trons, l’épigraphie fait connaître, à l’époque de Tibère, le nom de Caius
Baebius Atticus, praefectus ciuitatium in Alpibus Maritumis (CIL V 1838/9)3
qui eut à sa disposition une cohorte d’auxiliaires, la coh(ors) Lig(urum) (CIL
V 7822, Ire moitié du Ier siècle ap. J.-C.), la cohorte des Gétules4, des Afri-
cains, et une cohorte de marins, cohors  naut(icorum), issue de la flotte de
Forum Iulii (Fréjus ; CIL V 7888). En outre, la fondation de Cemenelum (Ci-
miez) est liée à l’aménagement de la uia Iulia Augusta, qui unissait la Ligu-
rie à la Narbonnaise, et au contrôle des voies de pénétration, vers Digne et
Sisteron.
Pour les Alpes Cottiennes, un régime transitoire fut laissé en place par
les Romains jusqu’à la mort de Cottius II (voir ci-dessous).
Mais, ainsi que le révèle l’épigraphie, plus significative fut la création
d’un district comprenant la Rhétie, la Vindélicie et le Valais (Vallis Poeni‐
na), placé sous l’autorité du commandant des troupes établies momenta-
nément au camp d’Oberhausen, près d’Augsbourg. On connaît les noms
des premiers représentants de l’autorité romaine : Sextus Pedius Lisanius
Hirrutus, primipile de la XXIe légion, praefectus  Raetis,  Vindolicis,  uallis 
Poeninae et leuis armaturae, troupes légères (CIL IX 3044=ILS 2689), le séna-
teur Caius Vibius Pansa, legatus pro praet(ore) in Vindolicis (CIL V 4910=ILS

1.  Sur la localisation de ces peuples, voir le commentaire de H. Zehnacker, de Pline, HN, 3, 136-
137, p. 260-264).
2.  Une synthèse très suggestive sur l’organisation des Alpes après la conquête a été donnée der-
nièrement par Laffi U., « L’organizzazione dei distretti alpini dopo la conquista » et
« Sull’organizzazione amministrativa dell’area alpina in étà giulio-claudia », dans Laffi (U.),
Studi di storia romana e di diritto, Roma 2001, p. 361-378 et p. 325-359.
3.  Pflaum H.-G., Carrières procuratoriennes équestres sous le Haut‐Empire romain, I., Paris, 1961, n°11,
p. 27-28.
4.  Sur cette cohorte, sa naissance et son histoire, voir le dossier établi par Lassère J.-M., « La co-
horte des Gétules », dans Mélanges à la mémoire de M. Le Glay, Bruxelles, 1994, p. 244-253.

289
IV. Diversité régionale

847), de Quintus Octavius Sagitta, en 14 avant J.-C., procurator  Caesaris 


Augusti in Vindolicis et Raetis et in ualle Poenina (CIL V 3936=ILS 1348), qui
fut peut-être son procurateur financier1. Probablement à l’extrême fin du
règne de Claude, on note que Quintus Caecilius Cisiacus Septicius Pica
Caecilianus fut procurator  Augustorum  et  pro  legatus  prouinciae  Raetiae  et 
Vindeliciae et uallis Poeninae (ILS 9007).
Ce régime transitoire prit progressivement fin quand ces districts mili-
taires furent transformés en provinces sous les règnes de Claude et de
Néron.

2. La création des provinces alpines (carte 1 et carte 6)


Ainsi, avec comme capitale Cemenelum (Cimiez), la province des Alpes
Maritimes fut créée entre 37 et 64, mais son premier gouverneur connu, le
procurateur Marius Maturus2, qui s’était rallié à l’empereur Vitellius, n’est
attesté en fonction qu’en 69. Les habitants reçurent le droit latin (Tacite,
Annales, 15, 32).
• Les Alpes Graies, quant à elles, furent organisées entre 43 et 64,
peut-être au moment de la censure de Claude (47-48). Axima‐Forum 
Claudii Ceutronum en était la capitale. Mais le premier gouverneur, Ti-
berius Claudius Pollio, n’est mentionné que sous le règne de Domitien
(CIL VI 31032 = ILS 1418).
• Le royaume de Cottius Ier (regnum  Cottii) fut transmis à son fils
Donnus II (13-44 après J.-C.), puis à son petit-fils Cottius II (44-64/5), à
nouveau qualifié de roi sous le règne de Claude (Cassius Dion, 60,
24,4). Il ne fut transformé en province des Alpes Cottiennes qu’à la
mort de ce dernier, qui n’avait pas d’héritier, en 64-65 ? (Suétone, Né‐
ron, 18 ; Aurelius Victor, Caesares, 5,2). Segusio (Suse) resta la capitale.
L’organisation de ce territoire au temps du gouvernement direct de
Cottius et après sa transformation en province ne se laisse pas appré-
hender aisément, en raison même des contradictions qui résident entre
les peuples vaincus évoqués par les inscriptions de l’arc de Suse et du
trophée de la Turbie. À ces textes, il faut adjoindre l’inscription frag-
mentaire des Escoyères (CIL XII 80=ILAlpes. Alpes Cottiennes, 17) qui in-
dique qu’un chef local pérégrin, Albanus, fils de Bussulus, avait une
autorité (praefectura) sur les peuples des Capellati (comprenant les Egdi‐
nii, les Veamini, les Vesubiani et peut-être les Vediantii), des Savincates,
des Quariates, et des Bricianii=Brigianii. Il pourrait s’agir soit d’une dé-
légation administrative du roi sur des peuples éloignés de sa capitale
soit d’une préfecture éphémère (entre 64 et 69) sur des peuples non en-

1.  Wiblé Fr., 1998, p. 181-191.


2.  Tacite, Histoires, 2, 12,5-6 ; 3, 42,2-4 et 43,2.

290
Les régions alpines occidentales…

core affectés à une province1. Probablement en 69, les Brigianii, les Qua-
riates et les Savincates furent attribués aux Alpes Cottiennes et les Ca‐
pellati à la province des Alpes Maritimes (Pline, HN, 3, 135). Galba rat-
tacha à la province de Narbonnaise deux peuples alpins les Auanticii et
les Bodiontici (Pline, HN, 3, 37).
• Détachée de la Rhétie-Vindélicie sous le règne de Claude2, la Vallée
Poenine (tirée du nom du dieu Poeninus vénéré au col du Grand-Saint-
Bernard) forma une entité administrative distincte, réunie plus tard aux
Alpes Graies, sur le versant occidental du col du Petit-Saint-Bernard,
sous l’autorité d’un même procurateur équestre résidant à Aime-en-
Tarentaise3. Une ville nouvelle fut bâtie à côté de l’ancienne Octodurus
et, avant 47, elle avait pris le nom de Forum Claudii Augusti, puis de Fo‐
rum Claudii Vallensium4. Une nouvelle appellation fut également donnée
à Aime qui devint Forum  Claudii  Ceutronum5. À partir de la fin du Ier
siècle, un autre nom est donné par l’épigraphie aux Alpes Graies, celui
d’Alpes Atréctiennes6 avec une première attestation sans conteste, sous
le règne d’Antonin le Pieux, grâce à une inscription mentionnant Titus
Appalius Alfinus Secundus, procurator  Alpium  Atrectianar(um) : CIL IX
5357=ILS, 1417 de Firmum dans le Picenum. Il semble que cette termino-
logie a supplanté celle d’Alpes Graies.
Cependant la date de la réunion entre les deux provinces des Alpes
Graies-Alpes Atréctiennes et de la Vallis  Poenina paraît beaucoup plus
tardive puisqu’une inscription découverte en 1992, donne le nom d’un
procurateur, Titus Flavius Geminus, qui les réunit à l’extrême fin du IIe
siècle sous son autorité avec le titre de procurator Alpium Atrectianarum et 
Vallis Poeninae7.

1.  Roth-Congès A., « L’inscription des Escoyères dans le Queyras, la date de l’octroi du droit latin
aux Alpes Cottiennes et la question de Dinia », RELig 59-60, 1993-1994, p. 73-101 ; Letta C.,
« Ancora sulle ciuitates di Cozio e sulla praefectura di Albanus », dans Giorcelli-Bersani (S.), Tu-
rin, 2001, p. 149-166 ; ILAlpes. Alpes Cottiennes, 17 et le savant commentaire de cette inscription
par Fr. Kayser, qui reprend tout le dossier.
2.  Frei-Stolba R., « Die römische Schweiz: Ausgewählte staats- und verwaltungsrechtliche Pro-
bleme in Frühprinzipat », dans ANRW 2, 5,1, 1976, p. 288-403, surtout p. 358-364, a) Wallis und
Raetien unter gemeinsamer Verwaltung ; b) Die Abtrennung der Vallis Poenina.
3.  Bérard Fr., 1995, p. 343-358.
4.  Ainsi que le révèlent les deux bornes milliaires CIL XVII 2, 124 et 120a.
5.  CIL XII 102, 104, 105 passim = ILAlpes Graies, 11, 12, 13 ; Ptolémée, 3, 1,33.
6.  CIL XII 5717 = ILAlpes Graies, 58 ; CIL IX 5357=ILS, 1417. Il se pourrait que cette dénomination
soit tirée du nom d’un dynaste local, Atrectius, comme les Alpes Cottiennes de Cottius, voir la
remarque de Wiblé (Fr.), Deux procurateurs du Valais et l’organisation des districts alpins, An‐
tiquité tardive 6, 1998, p. 181-191.
7.  Bérard Fr., 1995, p. 343-358. Ce regroupement s’inscrit dans la réorganisation de certaines
provinces de l’Empire voulue par Septime Sévère. Cependant selon Wiblé Fr., 1998, p. 181-191
(p. 187), rien ne s’oppose à ce que l’apparition de cette dénomination soit liée à la fondation de
Forum Claudii Ceutronum.

291
Les régions alpines occidentales…

Enfin, en ce qui concerne la Rhétie-Vindélicie, sa transformation en


province (Raetia) fut achevée au plus tard sous le règne de Claude (41-
54)1. Elle recouvrait l’est de la Suisse, avec notamment la partie occiden-
tale de l’Autriche (Vorarlberg et Tyrol), la Bavière jusqu’à l’Inn et au Da-
nube. La frontière méridionale était constituée par la ligne des crêtes ma-
térialisée d’Est en Ouest, par les cols du Brenner, du Reschen/Resia, du
Julier et du Splügen. À l’Ouest, la province s’étendait jusqu’à quelque
distance de la rive droite du Neckar, comprenait l’espace entre le lac de
Constance et le lac de Zürich. La capitale fut Augusta  Vindelicum (Augs-
bourg)2. Mais il n’est pas impossible que Cambodunum (Kempten) l’ait
précédée dans cette fonction au moins jusqu’aux Flaviens. Brigantium
(Bregenz), au bord du Lac de Constance, et Curia (Coire), dans l’Est de la
Suisse actuelle, étaient les autres centres importants de la province. Du
fait de sa situation au contact du monde germanique, dès le Ier siècle fut
créée une ligne de fortifications discontinues sur le Danube. À la suite de
la conquête des Champs Décumates, sous le règne de Domitien, la fron-
tière fut repoussée au Nord du fleuve, jusqu’au Jura Souabe et une nou-
velle ligne de fortifications – « le Mur du diable » – fit la jonction avec
celle de Germanie Supérieure. L’extension définitive de la frontière est à
mettre au crédit de Trajan tandis qu’Hadrien, comme il l’avait fait en Bre-
tagne, procéda au renforcement de la frontière existante3.

3. Le réseau routier des Alpes occidentales


Faciliter la circulation à l’intérieur du massif alpin et les liaisons entre
l’Italie, les Gaules et l’Espagne, entre l’Italie et les régions germaniques et
danubiennes a été une des conséquences immédiates de la conquête ro-
maine. Il existait des routes, héritées des cheminements préhistoriques,
fréquentées dès l’époque protohistorique par les habitants des deux côtés
des Alpes. Cependant les Romains ont apporté leur contribution décisive
à l’aménagement durable d’axes de circulation auxquels ils ont voulu
accorder la sécurité définitive et de fait favoriser le désenclavement des
vallées alpines.
Il apparaît que par le col du Montgenèvre, réaménagée par Cneius
Domitius Ahenobarbus, le proconsul de la conquête de la Prouincia, entre
121 et 118, la voie qui longe la Durance fut empruntée très tôt par les Ro-
mains. C’est par là que sont passés les généraux romains (par exemple

1.  On trouvera un bon aperçu de la domination romaine en Rhétie septentrionale dans l’ouvrage
dirigé par Czysz W., Die Römer in Bayern, Stuttgart, 1995.
2.  Ptolémée, 2, 12,3 ; 8, 7,4. Sur les vestiges actuels de cette capitale antique, voir R. Haensch, « Les
capitales des provinces germaniques et de Rhétie : de vieilles questions et de nouvelles perspec-
tives », dans Simulacra Romae CCAA, Vindelicum, Mogontiacum, p. 313-315, site internet.
3.  Pour un résumé synthétique, voir A.-M. Adam, entrée Rhétie, dans Dictionnaire  de  l’Antiquité
J. Leclant (dir.), Paris, 2005, p. 1863-1864.

293
IV. Diversité régionale

Pompée dans les années 70 av. J.-C. en route vers l’Espagne), chargés de
conquérir le Sud de la Gaule ou de réprimer les révoltes de certains peu-
ples (Salyens, Cavares, Voconces, Allobroges) et plus tard, tel César, pour
engager rapidement ses campagnes en Gaule1. À la hauteur de Briançon,
un embranchement permettait de gagner Cularo (Grenoble), dans la cité
de Vienne, par le col du Lautaret et la vallée de la Romanche2.
À partir du règne d’Auguste furent établies des voies stratégiques re-
liant l’Italie à la Rhétie et à la Germanie par les cols, déjà existants avant la
conquête, dont les plus importants d’entre eux furent incontestablement
les cols du Grand-Saint-Bernard et du Petit-Saint-Bernard. Si l’on suit
Strabon (4, 6,7), qui est contemporain de la rédaction de son ouvrage, « la 
route se divise en deux : l’une passe à travers la région appelée pœnine, imprati‐
cable pour les attelages par les sommets alpins, l’autre plus à l’Ouest, à travers le 
pays des Ceutrons (trad. I. Cogitore) ». Plus loin (4, 6,11), il indique encore
que « des  chemins  qui  conduisent  d’Italie  en  Gaule  celtique  et  septentrionale, 
celui  qui  passe  par  les  Salasses  conduit  à  Lyon.  Il  est  double :  d’un  côté  il  peut 
être  parcouru  en  char,  mais  sur  une  distance  plus  longue,  c’est  celui  qui  passe 
chez les Ceutrons, d’un autre côté, il est raide et étroit, mais rapide, et passe par le 
Pœnin (trad. M. Tarpin) ». L’aménagement de la voie carrossable par le
Petit-Saint-Bernard (Alpis  Graia) serait l’œuvre d’Auguste ainsi que le
suggère le rapprochement avec une inscription dédiée en son honneur et
datée de 2-3 après J.-C. (ILAlpes  Graies, I, 8). Il faut attribuer la construc-
tion d’une route au Grand-Saint-Bernard, empruntable par les chars, à
l’empereur Claude, peut-être au moment de son expédition vers la Breta-
gne (42-43). Jusqu’à cette date, les dernières rampes du col étaient consti-
tuées par des degrés taillés dans le roc sur lesquels seuls des convois de
mulets bâtés pouvaient s’aventurer3. Les bornes milliaires étaient comp-
tées depuis Martigny vers Viuiscus (Vevey) en direction des Germanies et
vers le col du Grand-Saint-Bernard. Les plus anciens de ces témoins rou-
tiers remontent au règne de Claude.
Un second axe nord-sud empruntait les cols des Grisons qui reliaient le
lac de Côme (Lacus  Larius) à Curia (Coire) et à la vallée alpine du Rhin
ainsi qu’au lac de Constance par le col du Splügen ou la Maloja et le Julier,
voire par le raccourci du Septimer. Elle se poursuivait au-delà de Bregenz,
vers Kempten et Augsbourg. On a retrouvé d’importants témoignages de
cette voie de passage (monnaies, inscription votive dédiée aux Alpes) et

1.  On trouvera un aperçu sur le déplacement des légions dans les Alpes de César à la guerre civile
de 68-69 dans Tarpin M., « Les légions dans les Alpes : géographie et logistique », Preistoria al‐
pina 39, 2003 (2005), p. 254-264.
2.  Sur ces deux voies, Barruol G., Dupraz J., Atlas culturel des Alpes, 2004, p. 166-167 avec toutes les
références précédentes.
3.  Voir Fellmann R., 1992, p. 85-86 ; Wiblé (Fr.), « Le col du Grand-Saint-Bernard à l’époque ro-
maine d’après les sources écrites », Alpis Poenina, 2008, p. 23-30.

294
Les régions alpines occidentales…

surtout des vestiges d’ornières, notamment une rampe taillée dans le ro-
cher sur un tronçon particulièrement raide du col de la Maloja, doté de
dispositifs d’arrêt creusés dans la roche, sur le côté de la montagne, pour
éviter le recul des chars. Le même aménagement a prévalu sur le col du
Septimer1.
Enfin, par le col du Brenner et la vallée de l’Eisack (Isarco), le col du
Reschen (Resia) et la vallée de l’Adige, la Rhétie était reliée à la Vénétie.
Au moment de la conquête en 16/15 avant J.-C., Drusus ouvrit la uia Au‐
gusta. Mais c’est à l’empereur Claude, vers 46 avant J.-C., que l’on doit
l’aménagement définitif de la route appelée désormais uia Claudia Augusta
(CIL V 8003), jalonnée de bornes milliaires dont les plus anciennes remon-
tent justement à Claude. Cette route était appelée à devenir dans les siè-
cles suivants le grand axe reliant le Sud de l’Allemagne à l’Italie du Nord2.
Un axe Est-Ouest reliant les provinces danubiennes, ainsi qu’Augusta 
Vindelicum,  au sud de la Germanie supérieure, par l’étape d’Inuauum 
(Salzbourg) dans le Norique, passait par Brigantium (Bregenz) et traversait
le plateau suisse pour desservir au Ier siècle le camp de la XIe légion Clau‐
dia, à Vindonissa (Windisch) et Augusta Raurica (Augst)3.
Seules ont été évoquées ici les voies de communications les plus
connues, mais il faut garder à l’esprit qu’il existait nombre de routes se-
condaires intra-alpines, qui étaient empruntées en toutes saisons (par
beau temps en hiver) par les voyageurs, les marchands, les soldats voire
les fonctionnaires4. Pour les Alpes méridionales, en dehors de la route
côtière, la uia Iulia Augusta, les itinéraires sont beaucoup plus compliqués
du fait d’un relief tourmenté et du cloisonnement des vallées.
Afin d’assurer la sécurité et le confort des voyageurs, les Romains ont
aménagé sur les voies des Alpes, comme ailleurs, toute une série d’étapes
(mansiones). Les itinéraires routiers, tels la Table de  Peutinger et l’Itinéraire 
d’Antonin, donnent en effet les noms de stations routières sur un même
parcours, mais il est vain de chercher une agglomération derrière le nom
de chaque étape. En effet, de nombreuses stations routières sont mal
connues et il est bien difficile d’identifier les bâtiments qui appartiennent
à la poste impériale, le cursus publicus, que ce soit dans une agglomération
ou non. Toutefois il est assuré qu’aux cols du Grand et du Petit-Saint-
Bernard s’élevaient des édifices (auberges, thermes, petits temples, écuries
et remises pour les chariots) destinés, dès le Ier siècle après J.-C. à l’accueil

1.  Fellmann R., 1992, p. 85-89, qui donne toutes les références bibliographiques antérieures.
2.  Migliario E., « Mobilità sui valichi alpini centrorientali in étà imperiale romana », Preistoria 
Alpina 39, 2003, p. 265-276.
3.  Fellmann R., 1992, p. 91.
4.  Voir par exemple pour le secteur des Alpes Graies et des Alpes Cottiennes, Bertrandy (Fr.),
2003 (2005), p. 289-298.

295
IV. Diversité régionale

des voyageurs1. En Rhétie, plusieurs mansiones, avec des structures iden-


tiques, figurent dans les itinéraires déjà évoqués. Deux d’entre elles ont
été identifiées dans les Grisons sur la voie reliant Côme à Augsbourg. Il
s’agit de Murus près de Bondocastelmur et de Tinnetio (Tinzen)2.

III. Le gouvernement des provinces alpines


sous le Haut-Empire

Comme dans toute étude de l’administration de l’Empire romain, il


faut distinguer l’échelon provincial et le cadre municipal.

A. Le cadre provincial
1. Des fonctionnaires de rang équestre
Les provinces alpines relevaient d’un gouverneur issu de l’ordre éques-
tre, nommé directement par l’empereur, qui recevait un traitement de
100 000 sesterces et restait en poste entre un et trois ans, parfois davantage
selon les besoins du service. Il était entouré d’un personnel subalterne au
demeurant peu nombreux. Ce sont les procurateurs financiers, les procu-
rateurs des mines, les procurateurs chargés des biens de l’empereur, quel-
ques secrétaires et archivistes pour assurer la gestion.
Pour la période qui nous concerne, six inscriptions mentionnent des
procurateurs des Alpes Maritimae, mais trois seulement appartiennent à la
période étudiée : Marius Maturus, en 69 (Tacite, Histoires, 2, 12,5-6 passim),
Valerius Proculus, vers 126 (CIL II 1970) et Caius Iunius Flavianus, entre
117 et 161 (CIL VI 1620).
Si l’on ne possède aucune évocation du Valais et de ses habitants dans
la seconde moitié du Ier siècle et pendant la plus grande partie du IIe siè-
cle, la situation administratives des Alpes Pennines donne un exemple
intéressant d’évolution puisqu’elles furent rattachées aux Alpes
Graies/Atrectiennes et qu’elles eurent un gouverneur commun, comme il
a été vu plus haut.
On connaît également une douzaine de procurateurs pour les Alpes
Graies3, pour l’essentiel du IIe et du début IIIe siècle, mais le premier gou-
verneur attesté est Titus Claudius Pollio, sous le règne de Domitien (ILAl‐
pes Graies, 1, mise au jour à Rome CIL VI 31032).
Pour les Alpes Cottiennes, le nombre est inférieur, huit occurrences at-
testées, plus quatre incertaines, mais trois seulement se rapportent aux

1.  Voir les réflexions de Ségard M., 2009, p. 86-91.


2.  Fellmann R., 1992, p. 87-88 avec les renvois aux références antérieures.
3.  Proposition de tableau dans ILAlpes graies, p. 10-23.

296
Les régions alpines occidentales…

deux premiers siècles de l’Empire1. Il faut se pencher sur le cas du pre-


mier procurateur attesté, vers 89 ap. J.-C., Sextus Attius Suburanus Aemi-
lianus (AE 1939, 60 de Balbek)2 parce que sa titulature reflète les tâtonne-
ments de l’administration romaine au Ier siècle de notre ère. Il est dit en
effet procurator Augusti Alpium Cottiarum et Pedatium Tyriorum et Cammun‐
tiorum  et  Lepontiorum. On voit s’ajouter à sa fonction de gouverneur
l’administration de peuples qui ne sont rattachés à cette époque à aucune
structure administrative. Ainsi les Pedates  Tyrii étaient installés dans la
haute vallée de la Stura di Demonte autour du bourg de Pedo (Borgo San-
Dalmazzo), mais ils étaient en dehors de l’ancien royaume de Cottius.
Que dire des Cammuntii (Cammunii), situés dans le Val Camonica (haute
vallée de l’Oglio, affluent de la rive gauche du Pô), et des Lepontii qui ré-
sidaient dans la région du Simplon, mais dont on doit penser qu’un
groupe détaché s’était implanté dans la région entre Turin et Suse3. Pour
pallier l’absence de personnel administratif compétent, Suburanus Aemi-
lianus devait être un gouverneur itinérant qui rendait visite à ses peuples
dont la dispersion ne laisse pas d’étonner. Un peu plus tard, furent en
poste dans les Alpes Cottiennes le procurateur Lucius Dudistius Novanus
(CIL XII 408) et, vers 115, Marcus Vettius Latro (CIL VIII 8369).
Pour ce qui est de la Rhétie, comme pour les autres provinces des Al-
pes, l’administration militaire, placée ici sous l’autorité du commande-
ment militaire de Germanie, fut remplacée par une procuratèle centenaire,
qui donnait un caractère uniforme à la gestion de ces provinces. Dès les
Flaviens, la capitale de la province était Augusta Vindelicum (Augsbourg).
Cependant, à la suite de la guerre contre les Marcomans (165-182), sous le
règne de Marc Aurèle, en 179, fut installée aux Castra  Regina (Regens-
burg), la IIIe legion Italica, qui succéda aux quelques unités auxiliaires en
place depuis Tibère, attestées par des diplômes militaires (par ex. AE 2005,
1149-1150). Cette rupture dans l’histoire de la province entraîna le rem-
placement du procurateur par un légat propréteur de rang sénatorial, seul
habilité à commander une légion aux Ier et IIe siècles. Le premier légat
attesté fut Caius Vettius Sabinianus Iulius Hospes, en 168/169 (ILAfr, 281,
de Thuburbo Maius en Afrique Proconsulaire)4.

1.  Prieur J., 1968, p. 122-130.


2.  Pflaum H.-G., Les carrières procuratoriennes équestres, I., Paris, 1960, p. 128-136. Le personnage a
fini sa carrière comme préfet du prétoire en 98 et, honneur exceptionnel et rare pour un cheva-
lier, il a revêtu le consulat suffect en 101 et le consulat ordinaire en 104.
3.  Van Berchem D., 1982, p. 79-85.
4.  Voir Dietz K., Legio III Italica, dans Les légions de Rome sous le Haut‐Empire (Le Bohec Y. éd.), I,
Lyon, 2000, p. 133-143.

297
IV. Diversité régionale

2. La gestion des gouverneurs


La tâche prioritaire des gouverneurs de ces provinces était d’assurer la
sécurité et le libre passage à travers les territoires, dont ils avaient la ges-
tion, pour l’armée et les représentants de l’administration impériale. D’où
l’importance extrême que revêtait la surveillance des cols et l’entretien des
routes. Ainsi le col du Grand-Saint-Bernard, qui assurait la liaison nord-
sud entre la Cisalpine et la Rhétie, a été largement valorisé en passant du
statut de simple chemin muletier, à la fin de la République, à celui de
route carrossable construite selon les normes de la voirie romaine sous le
règne de Claude. Il en est de même pour le col du Petit-Saint-Bernard.
Lorsque les deux provinces des Alpes Graies et des Alpes Pennines furent
réunies, le procurateur, dont la résidence désormais était à Aime, mais
temporairement aussi à Martigny, eut la charge de l’entretien des routes
correspondant aux deux cols. Cependant il pouvait aussi emprunter un
itinéraire par Bourg-Saint-Maurice, le col du Bonhomme, le Val Montjoie
et le col de la Forclaz.
Sur la maintenance de l’état des routes, l’épigraphie des Alpes Graies
fournit un exemple précieux. Une inscription de Bergintrum (Bourg-Saint-
Maurice) témoigne de l’intervention de Marc Aurèle et de Lucius Verus,
en 162/163, pour réparer les routes, les ponts, les temples et les thermes
détruits ou endommagés par la crue de l’Isère et de ses affluents et cons-
truire des digues de protection. Si le financement des réparations était
assuré par la caisse impériale, nul doute que le procurateur eut la respon-
sabilité du suivi des travaux (ILAlpes Graies, 54).
De même les inscriptions gravées sur deux bornes milliaires de la uia 
Iulia Augusta (CIL XII 8101 ; 8102) mentionnent le nom d’Hadrien qui, à la
suite d’un voyage en Gaule en 124, fit réparer la voie à ses frais.
Les opérations de bornage relevaient également du gouverneur de la
province. C’est ainsi que des bornes de délimitation portant l’inscription
Fines  (limites), dont trois ont été retrouvées, séparaient le territoire des
Viennois de Narbonnaise de celui des Ceutrons des Alpes Graies (CAG 73,
p. 161, n°123, commune de la Giettaz ; CAG 74, p. 216, n° 089). Elles sont le
fruit d’une volonté de mettre fin à des conflits liés à l’utilisation des pâtu-
rages par les communautés montagnardes. L’illustration la plus remar-
quable de cette situation est le rappel sur une inscription mise au jour sur
le versant occidental du col de la Forclaz-du-Prarion (ILN.  Vienne, 546),
de l’intervention, en 74, sous le règne de Vespasien, du légat de Germanie
Supérieure, Cnaeus Pinarius Cornelius Clemens pour fixer « la limite en-

298
Les régions alpines occidentales…

tre les Viennois et les Ceutrons ». Ce gouverneur a aussi œuvré dans les
Champs Décumates à cette période1.
On a ici le témoignage d’une gestion des conflits, assurée par le légat de
Germanie Supérieure, car il y avait peu de troupes dans la région,
d’autant que la cité de Vienne faisait partie de la province sénatoriale de
Narbonnaise, province inermis par excellence, et que les procurateurs ne
disposaient que d’une petite garde personnelle composée d’auxiliaires.
En outre, le légat de Germanie Supérieure avec ses troupes avait la
charge de surveiller les routes alpines entre Italie et Germanie, et plus
précisément les cols du Grand et Petit-Saint-Bernard, passages stratégi-
ques en toute saison. À titre d’exemple, il faut retenir la traversée entre-
prise par Caecina avec 30000 hommes, en mars 69, par le col enneigé du
Grand-Saint-Bernard, pour apporter un soutien à Vitellius (Tacite, Histoi‐
res, 1, 61,1 ; 1, 70,3). Ce passage n’a pu avoir lieu qu’avec le soutien des
populations locales (balisage de la route, portage, escorte par des guides).
D’autres tâches étaient assignées au procurateur. C’était, comme dans
la plupart des provinces de l’Empire, la surveillance des administrations
locales, comme la perception des impôts, l’obligation de rendre la justice,
ce qui supposait des tournées dans la province d’affectation ou le contrôle
des grandes constructions publiques. D’autres fonctionnaires étaient
chargés de la gestion des biens de l’empereur.
D’où la mise en place d’un personnel administratif, dont on ne peut
mesurer le nombre et l’importance que les découvertes épigraphiques
laissent seulement entrevoir.
Pour ce qui relève de l’impôt perçu par l’État au titre du tribut, si on
dispose du montant établi par César pour les Gaules (40 millions des ses-
terces), et probablement doublé par Auguste (Velleius Paterculus, 2, 39,2 ;
Cassius Dion, 54, 21,4), on ignore ce que devaient verser les provinces
alpines au fisc romain.
Les droits de douanes (portorium) sont également prélevés à l’entrée des
provinces alpines. Il s’agit ici de la quadragesima Galliarum, le quarantième
des Gaules qui représentait 2,5% de la valeur des marchandises qui en-
traient dans ces provinces et même pour une partie de la Rhétie2. On
connaît des bureaux (stationes), comme celui de Saint-Maurice (Acaunum),
de Massongex (Tarnaiae) dans le Valais, d’Avigliana (Ad Fines) et de Borgo
San Dalmazzo (Pedona) à l’entrée des Alpes Cottiennes et des Alpes Mari-
times, de Turicum  (Zürich) en Rhétie3. De même est attesté parfois par
l’épigraphie le personnel qui gère ces bureaux. Ainsi est évoqué à Aime

1.  Zimmermann B., Zur Authentizität des Clemensfeldzuges, Bonner  jahrbücher 13, 1992, p. 289-
301.
2.  Voir pour ce système d’imposition France J., 2001.
3.  France J., 2001, p. 323-336, qui énumère les stations connues dans le secteur alpin.

299
IV. Diversité régionale

(Alpes Graies) un esclave, dispensator‐adjoint du caissier (ILAlpes  Graies,


33), qui était esclave d’un esclave impérial ; un autre, Montanus rempla-
çant du percepteur du poste est attesté à Saint-Maurice, dans les Alpes
Pennines1. À Borgo San Dalmazzo, sont mentionnés un c(onductor ?) et un
praepositus de la XL  Galliarum (CIL  V 7852, AE 1992, 1155). Ces fonction-
naires avaient le monopole des opérations de caisse, recettes et dépenses,
sous les ordres du procurateur2.

B. Le statut juridique des habitants


Au pied des Alpes, les cités de la Transpadane avaient reçu le droit la-
tin, en 89 avant J.-C., grâce à la lex  Pompeia, puis le droit romain en 49
avant J.-C. grâce à la lex  Roscia. Les cités des Alpes devaient suivre la
même évolution mais avec un important décalage. En effet, dans un pre-
mier temps, celui de l’administration militaire, les habitants ont continué
à vivre selon leurs lois. Cependant certains notables qui avaient aidé les
Romains pendant la conquête ou qui avaient rendu des services reçurent
la citoyenneté à titre personnel. Le droit de cité romaine fut ainsi accordé
individuellement à un certain nombre d’habitants des Alpes, surtout à
l’époque d’Auguste, puis de Claude ainsi qu’en témoignent les nombreux
porteurs du gentilice Iulius ou Claudius, fréquent par exemple à Suse,
capitale des Alpes Cottiennes et leur appartenance à la tribu Quirina (ins-
cription de Suse, CIL V 7243). Ces citoyens, l’élite de ces provinces, étaient
les seuls à disposer des ressources suffisantes pour faire graver des ins-
criptions mentionnant leurs duo ou tria nomina pendant le Ier siècle. D’où
leur sur-représentation par rapport aux pérégrins qui étaient beaucoup
plus nombreux3.
Ainsi que l’évoque Pline, les provinces alpines étaient pour la plupart
détentrices du droit latin4 : « Il y a en outre des populations qui se sont vu
accorder le droit latin, comme celle d’Octodurus et ses voisins les Ceu-
trons, les cités cottiennes… » (HN, 3, 24,136). Mais il semble qu’elles ne
reçurent pas ce droit en même temps.
Probablement sous le règne de Claude, les Ceutrons et les cités du Va-
lais se virent accorder le droit latin (Pline, HN, 3, 20,135). Cette promotion
est certainement à relier au changement de statut d’Aime et de Martigny,
qui prirent le nom de Forum Claudii Ceutronum et de Forum Claudii Vallen‐
sium. Ces fondations démontrent que ces centres devinrent le lieu de ré-

1.  Wiblé Fr., 2007, p. 169-182 (p. 174).


2.  France J., 2001, p. 69-96, en a dressé un inventaire pour les provinces alpines.
3.  À propos des notables des Alpes Cottiennes, voir Rémy B., 2000, p. 17-44 ; sur la dénomination
des pérégrins dans cette province, voir Rémy B., 2003 (2005), p. 243-253.
4.  Chastagnol A., 1995, p. 143-154, qui donne des exemples dans les Alpes Cottiennes et dans le
Valais.

300
Les régions alpines occidentales…

union de tous les Ceutrons et de tous les Valaisans. Dans le Valais, dispa-
raissaient ainsi les quatre précédentes cités au profit d’une capitale uni-
que. 
Pour les cités cottiennes, le droit latin fut octroyé probablement sous le
règne d’Auguste, car elles ne s’étaient pas comportées en ennemies de
Rome et parce qu’elles furent mises sur le même plan que les municipes
créés par la lex Pompeia de 89 avant J.-C. (Pline, HN, 3, 24,138).
En revanche, selon Tacite (Annales, 15, 32), ce n’est qu’en 63 que Néron
accorda le droit latin à toutes les cités de la province des Alpes Maritimes
qui n’en avaient pas bénéficié auparavant.
Quant à la Rhétie, l’évolution semble avoir été plus lente parce que les
Rhètes ont probablement subi plus durement que les autres peuples les
effets de la conquête militaire, notamment en voyant une partie des
hommes intégrer de gré ou de force les unités auxiliaires. Pour l’heure, on
ignore à quel moment le droit latin fut accordé à la population de la Rhé-
tie.
Au Ier siècle de notre ère enfin, certains peuples ont vu leur statut évo-
luer. Nous disposons d’un exemple précis dans les Alpes méridionales.
Après la disparition du royaume de Cottius, en effet, certains peuples
comme ceux de la vallée de l’Ubaye furent constitués en ciuitates, tandis
que d’autres, jugés incapables de s’organiser à la romaine, étaient ratta-
chés à des cités existantes. Ce fut le cas des Avantici et des Bodiontici qui
furent intégrés au territoire de Digne (CAG 04, Ph. Leveau, p. 61-62, voir
ci-dessous).

C. Le cadre municipal
Faute de place, il n’est pas possible d’aborder ici l’urbanisation des
provinces alpines et de mesurer les rapports entre la ville et la montagne.
Mais on renverra à un important colloque qui s’est tenu dernièrement à
Grenoble et qui a traité de ces questions1.
Pour répondre dans une certaine mesure à la nécessité de pourvoir les
provinces alpines de centres administratif, économique, voire culturels et
religieux, les Romains ont favorisé le développement urbain. Dans les
provinces alpines, la municipalisation – la création de municipes – reste
principalement l’œuvre de l’empereur Claude, qui lia cette évolution au
développement du réseau routier. Comme on l’a vu plus haut, les cols
occidentaux (Montgenèvre, Petit et Grand-Saint-Bernard) furent soigneu-
sement aménagés, de même que prirent de l’importance les routes de

1.  La  ville  dans  les  Alpes  occidentales  à  l’époque  romaine, Leveau Ph., Rémy B. (dir.), Cahiers du
CRHIPA 13, Grenoble, 2008, voir en particulier les conclusions de Ph. Leveau, p. 371-398.

301
IV. Diversité régionale

Milan au Rhin par le Julierpass et plus à l’Est celle du col du Reschen qui
reliait Vérone à Augsbourg.
À l’inverse des Alpes méridionales, les Alpes Graies et Pennines étaient
peu étendues et elles n’étaient pas subdivisées en plusieurs cités. Elles ne
disposaient donc que d’une capitale, Aime et Martigny, et le nombre des
agglomérations resta limité : Darentasia (Moutiers), Bergintrum (Bourg-
Saint-Maurice) pour les Alpes Graies, Massongex et Sion pour les Alpes
Pennines.

1. Le statut des cités alpines

Il faut partir du constat que les Romains, à l’instar de ce qu’ils ont pu


faire en Cisalpine, avec la fondation de Turin et d’Aoste, n’ont pas créé de
colonies à l’intérieur des Alpes. Mais en revanche, ils ont développé ou
créé des municipes en liaison avec l’octroi du droit latin. Ainsi dans les
Alpes Maritimes, à partir du règne de Néron, Cimiez, Vence, Castellane,
Senez, Pedona (Borgo San Dalmazzo), Digne (rattachée à la Narbonnaise
en 69) furent élevés au rang de municipes.

Le cas de Digne et de sa région


Il s’agit d’une question complexe et controversée. Sous les Julio-
Claudiens, Digne (Dinia) n’était pas située dans la province des Alpes
Maritimes. Dès le règne d’Auguste, elle était une colonie de droit latin,
comme la plupart des cités de Narbonnaise à cette époque1. Selon Pline
(HN 3, 37), en 69 Galba ajouta au registre de la province deux peuples, les
Auantici et les Bodionti<c>i, dont la capitale fut Digne. On doit comprendre
que ces deux peuples furent attribués (adtributi) à la colonie de Digne.
Mais du fait de sa réintégration dans la province des Alpes Maritimes,
sous le règne d’Hadrien, Digne échangea son titre de colonie latine en
celui de municipe de droit latin, selon un usage répandu dans les autres
provinces occidentales de l’Empire. Cette vue semble confirmée par une
inscription de la région de Digne, datée du règne de Commode (ILN.  II 
Digne,3) qui mentionnerait le m(unicipium)  A(‐)  A(‐)  D(inia)  plutôt  que 
D(iniensium) B(odiontiorum). Digne aurait été la cité des Bondiontici2.

1.  CIL XII 6037a, inscription de Narbonne mentionnant un aedilis coloniae Diniae.


2.  Voir le commentaire de l’inscription, ILN. Digne, 3, p. 263-269 ; Chastagnol A., « À propos du
droit latin provincial », dans La Gaule romaine et le droit latin, Lyon, 1995, p. 110-111 et 272-275.
Cependant Roth-Congès A., RELig 59-60, 1993-1994, p. 73-101 rejette la mention de Digne sur
l’inscription de Narbonne. En dernier lieu, Arnaud P., Gayet Fr., dans Epigrafia  delle  Alpi, Mi-
gliario E., Baroni A. (éd.), Trento, 2007, p. 28-29.

302
Les régions alpines occidentales…

Dans les Alpes Cottiennes, ce sont Suse et Briançon. À l’origine simple


uicus, Suse accéda au rang de municipe et de capitale de province, dès le
règne d’Auguste, tandis que Briançon, municipe également était aussi une
mansio sur la route venant du col du Montgenèvre.
Dans les Alpes Pennines, Martigny est passé du stade de uicus à celui
de capitale de province, mais on ne connaît pas le statut de Tarnaiae (Mas-
songex).
Il existait aussi des agglomérations qui avaient le statut de chef-lieu de
ciuitas. Ce fut le cas de Briançonnet, de Castellane, d’Entrevaux et de
Vence dans les Alpes Maritimes, d’Embrun dans les Alpes Cottiennes1.
Pour ce qui est de la Rhétie, la capitale de la province fut probablement
au début de son histoire Cambodunum (Kempten), qui pourrait être la
splendissima  Raetiae  prouinciae  colonia (Tacite, Germanie, 41), bien qu’il n’y
ait jamais eu de colonie sous le Haut-Empire dans cette province. Mais à
partir des Flaviens, elle fut remplacée par Augusta  Vindelicum (Augs-
bourg) qui devint municipe, après 121, sous le règne d’Hadrien, le munici‐
pium  Aelium  Augustum  Vindelicum. Au IIe siècle, Brigantium (Bregenz) et
Curia (Coire/Chur) étaient des uici, situés sur un important axe routier
nord-sud, reliant comme on l’a vu la Rhétie au lac de Côme, dont le déve-
loppement fut remarquable jusqu’à la guerre contre les Marcomans. Les
villes du piémont bavarois profitaient de la présence de la IIIe légion Itali‐
ca aux Castra  Regina (Regensburg) pour s’assurer une certaine prospérité
en ravitaillant les soldats.

2. La gestion municipale des agglomérations dans les Alpes


Ce n’est que par un lent processus que des cités comme Segusio (Suse)
et Brigantio (Briançon), dans les Alpes Cottiennes, ont connu l’adminis-
tration et le mode de vie romains. Dès le début du Ier siècle de notre ère,
l’épigraphie indique que Suse était gérée par des décurions et des duum-
virs (CIL V 7260, 7233) probablement dépendants d’une curie locale, attes-
tée seulement au IIIe et IVe siècles sous la forme d’un ordo  splendissimus 
ciuitatis Segusinorum.
Des magistrats sont également attestés dans les Alpes Cottiennes aux
deux premiers siècles de l’Empire, à Embrun et à Briançon. Ainsi, bien
qu’originaire de Vintium (Vence) dans les Alpes Maritimes, Lucius Allius
Verinus fut décurion, duumvir à Embrun, où il était résident (incola) et
flamine de la province des Alpes Maritimes pour le compte de sa ville
d’origine (ILAlpes  Cottiennes, 5). De même, toujours à Embrun, Marcus
Vessonius Ianuarius revêtit le décurionat et le duumvirat (ILAlpes Cottien‐

1.  Pour les cités des provinces des Alpes méridionales, voir Arnaud P., Gayet Fr., 2007, p. 19-35 ;
voir également le tableau synthétique des agglomérations alpines confectionné par Segard M.,
2009, p. 246-247.

303
IV. Diversité régionale

nes, 6) tandis que Titus Parridius Gratus exerça la questure et le duumvi-


rat dans le municipe de Briançon (ILAlpes Cottiennes, 13). Il est frappant de
noter que ces personnages, ainsi que le révèle leur filiation, ont abandon-
né le nom gaulois de leur père, en devenant citoyen romain à la suite de
l’exercice d’une charge administrative dans leur municipe. Dès le Ier siècle
cependant, deux cités des Alpes Cottiennes, Embrun et Chorges, furent
rattachées aux Alpes Maritimes.
Cette dernière province a livré les noms d’un certain nombre de magis-
trats, en général décurions, duumvirs, voire des prêtres, flamines, à Ceme‐
nelum (Cimiez), Vintium (Vence), Salinae (Castellane), Rigomagus (Faucon-
de-Barcelonnette), ainsi que des sévirs augustaux. Cependant l’analyse de
l’épigraphie municipale des Alpes Maritimes et d’une partie des Alpes
Cottiennes montre que l’édilité, marche-pied de l’ascension sociale, n’est
pas évoquée dans les cursus municipaux, car certainement jugée trop peu
prestigieuse, alors que sont mis en avant duumvirat, décurionat et flami-
nat. L’attractivité du droit latin est restée très forte jusqu’au IIIe siècle1.
Les inscriptions mises au jour affirment la présence en Valais de duu‐
muiri  iure  dicundo. C'est le titre octroyé aux magistrats suprêmes d'une
colonie et cela démontre un parallélisme entre les structures administrati-
ves d'une colonie et celles d'une civitas. D'autres magistrats sont attestés :
un édile devenu par la suite duumvir est connu par une étonnante stèle
sur laquelle ce magistrat a fait graver une chaise curule (AE 1988, 856 à
Sion). Certains duumuiri furent aussi prêtres du culte impérial (flamines). Il
y avait aussi un ou deux collèges de sévirs augustaux2. Un recensement
récent des flamines provinciaux et municipaux et des sévirs augustaux
dans les provinces alpines (hormis la Rhétie) a révélé la mise en place
précoce du culte impérial et le loyalisme politique des notables3. Il reflète
dès le Ier siècle de notre ère l’importance des hommages rendus aux empe-
reurs vivants et à leur famille par les populations locales.
Enfin, la découverte dans le uicus de Curia (Coire) en Rhétie, d'une es-
planade dotée de quatre autels et d'une dédicace à Lucius Caesar, le petit-
fils d'Auguste décédé en 2 apr. J.-C., incite à penser à un emplacement
réservé au culte impérial. Il est possible que Coire ait été le chef-lieu d'une
ciuitas, peut-être celle de la tribu celte des Calucones, soumise à Rome du-
rant la campagne de 15 av. J.-C.

1.  Voir sur ce point, Arnaud P., Gayet Fr., dans Epigrafia  delle  Alpi (Migliario E., Baroni A. éd.),
Trento, 2007, p. 13-73 (p. 36-41 pour les honneurs municipaux).
2.  Wiblé Fr., 2007, p. 171-172 avec les références aux inscriptions.
3.  Rémy B., 2000, p. 881-924, avec les textes épigraphiques et des tableaux recensant les flamines,
les flaminiques et les sévirs augustaux.

304
Les régions alpines occidentales…

En revanche, si l’on possède des inscriptions mentionnant des procura-


teurs, la documentation sur l’existence de magistrats municipaux dans les
Alpes Graies reste à l’heure actuelle muette.

Conclusion

Au terme de cet essai, il faut avoir conscience de l’ampleur de nos in-


certitudes dues aux lacunes de la documentation sur les Alpes pendant la
période étudiée. Mais nous avons tenté de dresser un tableau honnête de
ce que l’on sait aujourd’hui de la mise en place de la domination romaine
dans ces régions sans chercher à développer, mais sans ignorer les hypo-
thèses qui font débat entre les spécialistes. Du moins on peut être assuré
qu’elle s’est faite de façon progressive, sans bouleversements systémati-
ques, avec des tâtonnements, ainsi que le montre le passage de certaines
cités d’une province à l’autre, selon la tradition empirique romaine de son
gouvernement et de ses fonctionnaires. De ce fait s’observe à la fois une
acculturation des populations alpines à la civilisation romaine et méditer-
ranéenne et une intégration assez rapide au demeurant dès le règne
d’Auguste. L’absence de remise en question de l’autorité romaine aux
deux premiers siècles de l’Empire semble illustrer la réussite de Rome
dans les Alpes.

Sources et bibliographie

Sources littéraires
• STRABON, Géographie, 4, éd. et trad. Fr. Lassère, CUF, Paris, 1966.
• PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle, 3, éd. et trad. H. Zehnacker, CUF, Paris, 1998.
• TACITE, Histoires, 1, éd. et trad. P. Wuilleumier, H. Le Bonniec, J. Hellegouarc’h,
CUF, Paris, 1987.
• TARPIN (M.), BOEHM (I.), COGITORE (I.), ÉPÉE (D.), REY (A.-L.), « Sources écrites de
l’histoire des Alpes dans l’Antiquité », BEPAA 11, 2000, p. 9-220.

Sources épigraphiques
• AE = L’Année Épigraphique depuis 1888.
• CIL = Corpus Inscriptionum Latinarum.
• CIL III = Mommsen (Th.), Corpus Inscriptionum Latinarum, t. III. Inscriptiones Asiae, 
prouinciarum Graecarum Illyrici Latinae, Pars I, Berlin, 1873.
• CIL  V = Mommsen (Th.), Corpus  Inscriptionum  Latinarum. t. V. Inscriptiones  Galliae 
Cisalpinae Latinae, Berlin, 1872.
• CIL XII = O. Hirschfeld, Corpus Inscriptionum Latinarum, t. XII. Inscriptiones Galliae 
Narbonensis, Berlin, 1988.

305
IV. Diversité régionale

• CIL XIII = Hirschfeld (O.), Zangmeister (K.) et alii, Corpus Inscriptionum Latinarum,


t. XIII. Inscriptiones trium Galliarum et Germaniarum Latinae, 6 vol., Berlin, 1899-1943.
• ILAlpes  I. Alpes  Graies  = (B. Rémy), Inscriptions  Latines  des  Alpes. ILAlpes I. Alpes
Graies, Chambéry-Grenoble, 1998.
• ILAlpes. Alpes  Cottiennes = Rémy  (B.), Kayser (Fr.), Inscriptions latines des Alpes :
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308
La Gaule Belgique d’Auguste
à Commode. Perspectives historiques
Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier
Professeur émérite à l’université Libre de Bruxelles

Si les Belgae et le Belgium figurent déjà chez César (BG, I, 1, 1 ; V, 12, 2),
la Gaule Belgique entre dans l’histoire avec Auguste. C’est en effet le
premier empereur qui divise la province de Gallia  Comata issue de la
conquête césarienne en trois éléments : l’Aquitaine, la Lyonnaise et la
Belgique. Faut-il lier cette opération administrative à la lex  provinciae qui
en 22 avant notre ère créa la nouvelle Narbonnaise attribuée à l’autorité
du Sénat (Dion Cassius, 54, 4, 1) ? Ou bien est-ce déjà en 27, lorsque l’on
procéda au recensement du territoire (Tite-Live, Per., 138) ? Ou même lors
du séjour d’Auguste en Gaule de 16-13 (Dion Cassius, 54, 19, 1 et 25, 1) ?
Cette dernière date est sans doute trop tardive car l’inauguration de
l’autel du Confluent par Drusus en 12 implique que, à ce moment, toutes
les civitates existent avec un chef-lieu et une administration propre capable
d’envoyer des délégués au sanctuaire fédéral. Par ailleurs il apparaît que
les deux séjours d’Agrippa et son gouvernement ont constitué des étapes
essentielles dans l’organisation des nouvelles provinces. La phase trium-
virale (40-38/7) fut sans doute celle du réseau routier tel que le décrit Stra-
bon (IV, 6, 11) et la seconde (20-19/8) celle de l’installation urbaine des
peuples gaulois, en Aquitaine et Lyonnaise car il ne semble pas y en avoir
de traces dans les régions septentrionales. Archéologiquement, il se
confirme que toutes les fondations reconnues datent de la décennie 20-10.
D’emblée les villes des chefs-lieux et les agglomérations nombreuses vont
se développer de manière ininterrompue, interconnectées par un réseau
routier et fluvial particulièrement dense. Le processus d’urbanisation qui
débute alors va connaître des phases d’extension variable selon les ré-
gions mais la richesse et l’ampleur de la monumentalisation ne doivent en
rien être sous-estimées. Il semble que ce soient les deux villes principales
au niveau administratif qui aient bénéficié de la parure la plus magnifi-
que : les portes de Reims et l’enceinte de Trèves sont spectaculaires ; tou-
tefois le grand cryptoportique de Bavay ou le théâtre de Soissons,
l’amphithéâtre de Metz ou celui d’Amiens constituent des monuments

309
IV. Diversité régionale

imposants et les théâtres1 des sanctuaires ne sont pas négligeables, car il


convient de ne pas confondre la qualité de la conservation des vestiges
avec celle de leur importance architecturale.

La province

La définition du territoire de la Belgique pose un problème particulier.


Au moment où Auguste procède à son découpage, il poursuit toujours
son projet de conquête de la Germanie. Après la défaite de Lollius en 16,
démarrera en 12 la grande offensive de Drusus qui aboutira à une exten-
sion de l’empire au-delà du Rhin et à la création de la province de Ger-
manie dont l’existence sera bien éphémère. L’Ara Ubiorum, parallèle de
celui de Lyon pour le culte de Rome et d’Auguste en Germanie, marquera
la capitale, la future Cologne. Et bien entendu cette Germania resta lettre
morte après le désastre de Varus en 9 de notre ère. Ces péripéties germa-
niques ont pour conséquence que la Belgica comprend à l’origine les terri-
toires rhénans qui seront sous Domitien institués en véritables provinces
de Germanie supérieure et inférieure. Dans l’immédiat, après l’abandon
de la provincia Germania, ils seront considérés comme des districts militai-
res sous l’autorité d’un légat consulaire. Là figure une fiction administra-
tive puisque ces légats propréteurs anciens consuls seront d’un rang supé-
rieur au gouverneur de Belgica, lui-même légat d’Auguste propréteur de
rang prétorien. L’histoire de ces territoires fortement militarisés leur est en
grande partie propre et nous nous limiterons ici à la Belgica dans ses fron-
tières flaviennes. Mais même dans cette option des problèmes demeurent
car les textes anciens sont peu précis ou contradictoires : ainsi du côté
oriental des hésitations se maintiennent quant à l’appartenance provin-
ciale des Lingons, sans doute plutôt en Germanie supérieure, ou quant à
celle des Tongres, sans doute plutôt en Germanie inférieure. C’est ainsi
que nous les considérerons. Pour définir l’extension de la province il faut
partir des limites, approximatives, des différentes cités qui la composent ;
ce sont, de l’ouest vers l’est, les Bellovaques, les Suessions, les Silvanectes,
les Ambiens, les Viromanduens, les Atrébates, les Morins, les Ménapiens,
les Nerviens, les Rèmes, les Trévires, les Médiomatriques et les Leuques.
Cette liste correspond – aux Tongres près – à Ptolémée (II, 9, 7-13), dont
on sait malheureusement que l’information n’est pas sans failles. Deux
points ont fait l’objet de travaux récents : A. Chastagnol, en vertu de
l’activité évergétique d’un magistrat des Ambiens à Eu (AE 1982, 716 =
2006, 836), a montré que la frontière habituellement tracée entre la Belgi-
que et la Lyonnaise sur la Bresle, d’après la situation médiévale, devait

1.  Demasy Fr., dans Villes 2007, p. 447-465.

310
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

être déplacée vers l’ouest, à hauteur de la Scie1. Au nord, les travaux des
géologues sur le tracé ancien des embouchures dessinent une géographie
très différente de celle de la Zélande actuelle2. Il est probable que l’Escaut
occidental n’existait que sous la forme d’un estuaire limité et que
l’embouchure de l’Escaut correspondait approximativement à l’Escaut
oriental actuel : cela implique une cité des Ménapiens plus vaste, englo-
bant les anciennes îles de Walcheren et Beveland, ce qui entraîne des
conséquences non négligeables au niveau économique et religieux (voir
carte).
La capitale provinciale est située à Reims (Strabon, IV, 3, 5).
L’importance prise par Trèves au fil du temps a donné à penser que cette
ville avait pu remplacer Reims dès le Haut-Empire mais ce n’est pas avéré
car un gouverneur du milieu du IIe siècle dont ne subsiste que le surnom
Priscus fut honoré par la cité des Rèmes (CIL X 1705 = AE 1991, 4853). Les
gouverneurs sont d’abord communs pour les Tres  Galliae, et ce fut no-
tamment Drusus, Tibère, Germanicus ; ensuite un sénateur ancien préteur
prendra la tête de la Belgique (stricto  sensu), inermis, dans laquelle, selon
les usages, il restera en poste en moyenne trois ans. Il convient
d’envisager encore la question du recensement4 : après les opérations
d’Auguste, Drusus et Germanicus, ce furent à notre connaissance des
consulaires (censitores) qui furent nommés pour organiser cette entreprise
essentielle pour la perception des impôts, sans doute avec une solidarité
maintenue entre les trois provinces. Pour une efficacité plus grande sur le
terrain, les territoires étaient divisés en districts confiés à des chevaliers,
qui eux-mêmes devaient s’appuyer sur les cités et les pagi. On notera spé-
cialement un censor des Rèmes, ou un procurateur chargé du district des
Ambiens, Morins et Atrébates. Pour mieux contrôler l’assiette fiscale ou
pour installer de nouveaux cadres parcellaires, voire de nouveaux domai-
nes, il n’est pas exclu que des opérations de cadastration aient été effec-
tuées dans certaines cités, soit par l’administration centrale soit par les
civitates elles-mêmes5.
Le rang prétorien du gouverneur et son implication militaire ont long-
temps appuyé l’idée d’une absence quasi complète de troupes sur le terri-
toire de la province. L’archéologie cependant a montré que, pour des rai-
sons de sécurité sans doute et de logistique liée aux nécessités techniques
de l’implantation des nouvelles villes, des unités militaires limitées y ont
séjourné. D’abord, entre César et Auguste, on peut citer par exemple les

1.  Chastagnol A., Gaule, p. 37-47.


2.  Beenhakker A., dans Romeins erfgoed, p. 45-51.
3. Les références épigraphiques qui ne présentent qu’un numéro sans recueil renvoient au CIL,
XIII.
4.  Jacques Fr., Cens.
5.  Jacques Fr. et Pierre J.-L., Cadastrations ; Jacques Fr., Centuriations ; Bonnie R., 2009.

311
IV. Diversité régionale

camps de La Chaussée-Tirancourt et Folleville dans la Somme, les alen-


tours d’Arras ainsi que le Titelberg et le Petrisberg à Trèves.

Belgica et Germania inferior. Cités et chefs-lieux. Sites mentionnés.


© Nathalie Bloch. CREA. ULB.
Dans ce dernier cas on pense plus précisément à la répression de la ré-
volte trévire de 30-29 mais il y eut plusieurs mouvements d’insurrection
pendant cette période. Par la suite le camp d’Arlaines (à l’ouest de Sois-
sons), fondé sous Tibère ou Claude et abandonné à l’époque flavienne,
dut jouer un rôle dans le cadre de la révolte de Sacrovir. En effet, malgré

312
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

le mouvement important d’intégration qui se manifesta dans l’installation


des cités sous Auguste, et bien que de nombreux membres des élites eus-
sent reçu la citoyenneté romaine, des rébellions1 que l’autorité romaine et
l’armée eurent du mal à combattre réapparurent. Sans doute les pressions
fiscales de Tibère (Suétone, Tib., 49 ; Tacite, Ann., III, 40-47) qui agissaient
en sens contraire des faveurs octroyées précédemment par César et Au-
guste, ne furent pas étrangères à ces révoltes2. La première en 21, fut me-
née par l’Éduen Iulius Sacrovir et le Trévire Iulius Florus. Ce dernier fut
rapidement vaincu par des soldats venus de Germanie et se suicida tandis
que Sacrovir fut plus long à mâter. Malgré d’éventuelles nouvelles confis-
cations tibériennes et les exactions de Caligula (Dion Cassius, 59, 22), la
pacification des règnes suivants doit sans doute beaucoup aux mesures
favorables de Claude (né à Lyon) qui, notamment, demanda le ius  hono‐
rum pour les Gaulois (Tac., Ann., XI, 23-25 ; CIL XIII 1668) et sans doute le
droit latin. Le règne de Claude constitue aussi un moment militaire im-
portant dans l’histoire de la Belgica car, reprenant les projets avortés de
Caligula, l’empereur décida de conquérir la Bretagne et installa à cette fin
une flotte, la Classis Britannica, à Boulogne (Gesoriacum). Le camp, les ca-
sernements des marins et le port à l’embouchure de la Liane représentent
un facteur important du développement de cette région côtière en contact
permanent avec la nouvelle province de Britannia. Il faudra ensuite atten-
dre une situation critique de l’empire, la révolte de Vindex (alors légat de
Lyonnaise) en 68, la guerre civile qui suivit la mort de Néron et la révolte
des Bataves menée par Civilis pour que des Trévires à nouveau, Iulius
Tutor et Iulius Classicus, tentent avec succès en collaboration avec le Lin-
gon Sabinus la rébellion et la proclamation d’un empire « des Gaules ». Le
territoire aux mains des insurgés s’étendait à presque tous les districts de
Germanie, les dégâts civils et militaires, humains et matériels sur le Rhin
et dans les régions voisines furent considérables. Mais la défaite fut géné-
rale grâce à la prise du pouvoir de Vespasien et l’action énergique du
légat Petillius Cerialis. Chez les Bataves où ils combattaient, Tutor, Classi-
cus et le « parti » trévire de la révolte décidèrent de s’exiler et 113 senatores
passèrent le Rhin. Par ailleurs il faut noter que la participation des civitates
gallo-romaines avait été limitée car les Rèmes réunirent en 70 une assem-
blée des cités qui décida « au nom des Gaules » la soumission (Tac., Hist.,
IV, 59 ; 67-69 ; V, 19). En ce qui concerne le nord de la Belgica, des inva-
sions germaniques attribuées aux Chauques, population venant semble-t-
il de l’embouchure de l’Elbe, ravagèrent sous Marc-Aurèle les campagnes
et les bourgades septentrionales. Peu d’informations dans les textes sinon
que Didius Iulianus, futur empereur éphémère de la succession de Com-

1.  Voir Heinen H., 1984.


2.  France J., Quadragesima, p. 278-283.

313
IV. Diversité régionale

mode, alors gouverneur de Belgique, les combattit vers 175 et les repoussa
hors des frontières de l’empire (SHA, Did., 1, 7-8). L’archéologie montre
notamment l’établissement d’un petit camp (Maldegem) dans le nord du
pays ménapien et, sans doute pour protéger les côtes d’incursions futures,
furent construits peu après les deux castella d’Aardenburg et Oudenburg1.
Il n’est pas certain que la « guerre des déserteurs » de Maternus qui affec-
ta notamment la Rhénanie et l’Alsace sous Commode ait touché la Belgi-
que.

Les cités

Un principe fondamental conditionne toute la compréhension du fonc-


tionnement civil : la cité constitue l’unité de base de l’organisation admi-
nistrative, la civitas, c’est-à-dire une unité spatiale à la tête de laquelle se
trouve un chef-lieu (caput civitatis) où résident les institutions. Toutes les
autres structures dont on perçoit l’existence, pagus,  vicus,  curia, et toutes
les fonctions publiques, tant civiques que religieuses, s’inscrivent obliga-
toirement dans le cadre de la civitas. Ce n’est ni une originalité de la Bel-
gique ni une exclusivité gauloise. Il faut à cet égard se démarquer d’une
certaine tendance de la recherche à croire à des spécificités gauloises qui
feraient fi des institutions romaines. La compréhension exacte du concept
implique qu’il y a toujours lieu de considérer en une seule unité le chef-
lieu et le territoire, et que distinguer dans le vocabulaire comme dans le
statut le chef-lieu (qui serait colonie ou municipe par exemple) et le terri-
toire qui serait « simple » civitas n’a aucun sens. Les lois municipales ou
coloniales sont à cet égard d’une clarté précise qui exposent dans le détail
les actions à mener dans le territoire par les autorités qui siègent dans le
chef-lieu.
Les cités gallo-romaines ont été établies par Auguste et sans doute
même déjà par Agrippa pour structurer la conquête de César. En ce qui
concerne les définitions spatiales, la permanence des dénominations de
peuples par rapport aux descriptions césariennes, donne à penser que
souvent les aristocrates gaulois ont collaboré avec l’administration ro-
maine pour organiser les cadres territoriaux de leurs clans. Dans le nord
de la Gaule, on a pu montrer que des structurations intéressantes avaient
déjà été instaurées du temps de l’indépendance avec un rôle non négli-
geable des sanctuaires2 dans la définition des emprises. Dans d’autres cas,
sans que nous puissions toujours comprendre les mécanismes mis en œu-
vre, des territoires traditionnels ont été modifiés. Par exemple, il semble

1.  Dhaeze W., dans Romeins erfgoed, p. 35-44.


2.  Cf. Fichtl St., 1994.

314
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

que la petite cité des Silvanectes ait été créée par découpage du territoire
des Meldes. Des regroupements pourraient aussi avoir été effectués qui
expliqueraient des listes de peuples plus nombreux chez Pline. Dans cer-
tains cas les peuples gaulois connaissaient déjà une organisation proto-
urbaine qui a permis l’installation du chef-lieu dans la « capitale » de
l’indépendance. C’est le cas à Reims. Mais l’administration romaine a
aussi procédé au déperchement des oppida dans un souci d’installation des
nouveaux chefs-lieux en plaine, pour des raisons tactiques peut-être, ou
économiques. Ainsi on voit le remplacement du Titelberg par Trèves sans
site laténien préalable, ou celui de l’oppidum de Vermand par Augusta
(Saint-Quentin). Toutefois la plupart des chefs-lieux de Belgique semblent
avoir été des créations ex nihilo sans site gaulois ne fût-ce que proche1, et
certains exemples, comme Arras, paraissent illustrer la participation de
l’armée (et de ses ingénieurs) au tracé du carroyage primitif. Le choix des
emplacements pose problème car certains sites se révèlent fortement ex-
centrés2 : il est probable qu’au-delà des impératifs géographiques, des
critères culturels ou religieux ont parfois prévalu, qui nous échappent
souvent. Dans d’autres cas des localisations sur des voies stratégiques,
militairement et économiquement parlant, routières ou fluviales, ont dû
être retenues mais cela pose la question de savoir si les tracés routiers
d’Agrippa ont précédé les implantations urbaines ou non. De manière
générale, dès lors qu’il n’y avait pas – ou guère – de centres urbanisés ou
pré-urbanisés à respecter, ce sont souvent les sanctuaires qui représen-
taient les lieux collectifs marquant les territoires, qui ont aidé à la constitu-
tion des cités et à la fixation des limites.
Les cités sont dotées de statuts différents en fonction de leur histoire à
l’époque de la conquête (Pline, HN, IV, 106) : les Nerviens et les Leuques
sont « libres », les Rèmes « fédérés ». Ces différents statuts avaient à
l’origine des conséquences fiscales mais Tibère unifia les exigences de
Rome et il n’en résulta plus que des titres : on constate que, toutefois, les
Rèmes3 conservèrent la fierté de se dire « civitas  Remorum  foederata ». Les
Trévires furent civitas  libera dans un premier temps (antea) puis seront
élevés au rang de colonie latine. La date de cette promotion est discutée :
habituellement on propose Claude, mais le nom même d’Augusta Trevero‐
rum indique peut-être Auguste4. Il doit s’agir d’une promotion honoraire
car il n’y a aucune trace de colons italiens ou narbonnais dans la popula-

1.  Cf. Leman-Delerive G., 1999.


2.  Cassel par exemple, mais le caractère mouvant de la bande côtière apporte peut-être une expli-
cation simple.
3.  CIL XII 1855 ; 1869 ; cf. 1870 ; CIL X 1705 = AE 1991, 485 ; AE 1982, 715 dans cette dernière ins-
cription le terme foederata doit assurément être restitué en complément.
4.  Le Roux P., 1999.

315
IV. Diversité régionale

tion1. En tout cas, « honoraire » ne veut pas dire « honorifique » et rien


n’autorise à considérer, comme on l’a parfois fait, qu’il ne s’agit pas à
Trèves comme partout ailleurs dans l’empire, d’une véritable colonie la-
tine avec toutes les implications institutionnelles que cela comporte2.
Deux autres cités3 ont été à un moment non précisé élevées au même
rang, les Morins et les Médiomatriques.

Les subdivisions de la cité4

Dans un certain nombre de cas, la documentation révèle à l’intérieur


des cités de Belgique la présence de pagi. Ceux-ci partagent le territoire en
zones spatiales dont un exemple au moins confirme le bornage (4143) sans
que l’on puisse savoir si toutes les cités étaient ainsi divisées. Le cas des
Trévires dont au moins 5 pagi sont connus semble indiquer que la totalité
du territoire était concernée mais ce n’était pas nécessairement le cas par-
tout. Les noms des pagi sont généralement celtiques et certains peuvent
être mis en relation avec des populations indigènes mentionnées dans les
sources, César ou Pline par exemple, peuples qui n’ont pas constitué de
cités. L’hypothèse a donc été émise que les pagi ou du moins certains
d’entre eux représentaient en tant que divisions de la cité la « trace » de
ces populations, éventuellement regroupées en raison de leur petite taille.
Il est imprudent de chercher à superposer intimement à ces pagi mention-
nés à l’époque impériale, des éléments laténiens que l’on pourrait avoir
conservés de ces peuples, comme des monnayages, ou de leur appliquer
avec précision les indices de localisation que fournissent les sources litté-
raires mais un lien doit avoir existé. Il ne peut être fortuit que le nom des
Catoslugi de Pline se retrouve dans le noms du pagus Catuslou(ginensis) des
Ambiens même si l’auteur ancien ne met pas les deux noms en relation.
Ces pagi prennent dans une assemblée des décisions épigraphiquement
mentionnées, chez les Leuques par exemple (4636), et ont des magistrats
(4316 à Metz). Toutefois ils doivent avoir fonctionné avec délégation de
pouvoir au départ du chef-lieu, notamment semble-t-il dans des questions
de terrain public, peut-être de finances, de recensement. Ce qui apparaît
surtout dans les sources ce sont leurs activités religieuses, et le fait qu’ils
ont servi de cadre de recrutement militaire. On constate en effet que des
soldats mentionnent comme origo des ethniques (Marsacus, Texuander) –
ou que des troupes auxiliaires sont dénommées par un recrutement – qui

1.  Raepsaet-Charlier M.-Th., dans Noms, p. 397.


2.  Cf. Wolff H., 1977.
3.  CIL XIII 8727 et 11359.
4.  Dondin-Payre M., dans Villes 2007, p. 397-404 ; aussi Tarpin M., 2002.

316
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

ne correspondent à aucune cité : la relation1 entre le pagus Chersiacus (dont


le nom n’est pas certain) de Pline, la coh(ors)  I  [M]orinor(um)  et  Cersia‐
cor(um) (AE 1972, 148) et le nom de Gesoriacum est séduisante.
À côté de ces structures territoriales, rurales ou non, on ne sait, il a exis-
té au sein de nombreuses cités une institution encore plus mal connue, le
vicus. Un nombre significatif de vici sont attestés en Belgique, correspon-
dant généralement à des bourgades du territoire, d’ampleur et
d’urbanisation variées. La compréhension de ces entités urbaines doit se
fonder sur la définition pour Rome : un vicus romain est un quartier de
l’Urbs (par ex. Cicéron, Pro Mil., 24, 64). On peut donc penser que les vici
provinciaux correspondent à cette définition et sont l’équivalent d’un
quartier du chef-lieu comme cela semble bien être le cas pour le vicus Vo‐
clanni(onum) de Trèves. Ces vici ont, comme les quartiers de Rome (cf. les
compitalia ou les fêtes célébrées vicatim)2, des fonctions religieuses : par
exemple chez les Trévires3 où toutes les activités publiques religieuses
hors de la ville sont le fait de vicani ; ils ne semblent pas en Belgique en
tout cas et dans l’état actuel de nos connaissances avoir eu des fonctions
administratives par le biais de décrets ni avoir disposé de magistrats (à la
différence d’autres régions). Nous n’avons pas non plus trace d’une rela-
tion avec un territoire et d’un bornage, comme on peut le voir ailleurs
(p. ex. 8695 ; AE 1956, 206). Ce n’est toutefois pas une simple dénomina-
tion honorifique puisque Festus (p. 402L) met en relation vicus et droit
public et qu’il y a action explicite, rarement en tant que vicus, plus souvent
en tant que vicani, c’est-à-dire que les (ou des ?) habitants sont les auteurs
des actions. On pourrait donc songer qu’il s’agit d’une sorte d’association
d’habitants d’une agglomération ou d’un quartier qui ont reçu le droit de
se réunir et d’avoir des activités pour l’exécution desquelles ils mandatent
des curatores ou des actores. Une sorte de collège qui rappellera les collèges
de quartiers et de carrefours de Rome chers à Clodius. Si cette interpréta-
tion est correcte, l’emploi de cette qualification devait être aussi stricte-
ment réglementé que pour toute autre association du monde romain. On a
pensé4 que ce statut était à mettre en relation avec la volonté des Romains
d’imposer la romanisation, particulièrement le long des routes importan-
tes : c’est possible mais ne peut être prouvé. De même on ne peut non plus
savoir si réellement des implantations délibérées de vici ont existé : y a-t-il
eu décision abstraite de créer des agglomérations et de leur donner le
statut de vicus ? ou bien simplement certaines agglomérations existantes
ont-elles au fil du temps obtenu ce rang ? Ces interprétations relèvent de

1.  Delmaire R., 1974 ; toutes les considérations topographiques de cette étude n’emportent toute-
fois pas l’adhésion.
2.  Tarpin M., p. 87-99.
3.  Scheid J., Colonia 1990, p. 51-52 ; Raepsaet-Charlier M.-Th., 2002.
4.  Tarpin M., p. 259-260.

317
IV. Diversité régionale

la conviction et non du fait avéré. En tout cas, il faut proscrire l’usage


archéologique du terme qui désigne couramment n’importe quelle bour-
gade. Il est probable, vu la faiblesse de notre documentation, que bien
d’autres agglomérations ont eu rang de vicus que celles que nous identi-
fions mais cela n’autorise pas un usage incontrôlé du mot. Il n’y a pas lieu
non plus de s’étonner de la présence de monuments importants dans un
vicus ou de catégoriser des vici routiers, fluviaux, artisanaux. C’est
confondre trouvailles matérielles et institutions. Enfin rien dans les sour-
ces gallo-romaines n’autorise l’hypothèse d’un rôle des vici dans
l’administration territoriale d’une cité. Peut-être les pagi avaient-ils ce
genre de fonction mais les vici semblent avoir toujours des activités stric-
tement locales. Un autre problème connexe est l’éventuelle articulation
entre vicus et pagus. Il est courant de lire que tel vicus serait le chef-lieu
d’un pagus. Or la documentation ne permet nullement de reconstituer ces
relations organisées. Il est possible et même probable qu’une aggloméra-
tion était le « siège » d’un pagus qui devait bien se réunir quelque part.
C’est assurément ainsi que l’on doit comprendre une dédicace au génie
du pagus  Derv() effectuée vico  Soliciae (4679) : vico est une indication de
lieu, mais rien ne permet de supposer une quelconque autorité du vicus de
Soulosse sur le pagus. Dans l’état actuel de nos connaissances, il n’y a pas
d’autre « chef-lieu » dans une cité que le caput  civitatis, d’autre autorité
que celle qui émane des magistrats et décurions de la cité, et il convient
donc de séparer l’une de l’autre les deux institutions agissant toutes deux
au sein de la cité, l’une territoriale, le pagus, l’autre « urbaine », le vicus. Il
n’est sans doute pas inutile de rappeler encore que les habitants des pagi
et des vici sont les citoyens de la civitas (Dig., 50, 1, 30) et que les élites que
l’on voit à l’œuvre auprès de ces instances ne leur sont pas propres, mais
sont celles de la cité tout entière, agissant dans ces cas précis sur le terri-
toire.
Quant à la curia, il doit s’agir d’une institution à l’origine familiale ou
clanique qui a reçu une reconnaissance officielle dans le processus de
municipalisation de certaines cités et qui exerçait des fonctions religieu-
ses, notamment dans le culte des matrones. Elles concernent surtout les
régions rhénanes et ne sont, pour la Belgique, attestées qu’à la limite du
pays trévire1.

1.  Scheid J., dans Cités, p. 402-417.

318
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

L’administration

Au niveau provincial, d’abord, comme partout dans l’empire, le gou-


vernement était assuré par le bureau du légat1, militaires détachés, appari‐
tores et accensi, mais de cet officium de Reims, nous ne connaissons aucun
détail. Le seul officialis que l’on puisse citer est un corniculaire attesté en
Trévirie (11350), où il s’était retiré. Les finances ne sont pas gérées à la
capitale provinciale mais à Trèves par un seul procurateur « de Belgique
et des deux Germanies ». Le site n’est documenté que par un petit nombre
de chevaliers en poste, mais le fait que la civitas Treverorum honore en tant
que « praeses » un procurateur du IIIe siècle (CIL III 5215), de même que la
présence dans la cité trévire de quelques esclaves et affranchis impériaux
et d’un bénéficiaire du procurateur (3983) sont des indices significatifs2. Il
devait aussi y avoir un bureau de perception des portoria, en particulier de
la Quadragesima  Galliarum, si l’on en juge d’après les plombs de contrôle
nombreux à avoir été découverts dans la Moselle. Il est probable que
d’autres procurateurs devaient aussi être en fonction, soit dans la capitale
provinciale, soit à Trèves, mais nous n’en avons que peu d’indices. Citons
cependant un dispensator a frumento à Metz (4323) et un vicarius de dispen‐
sator Augusti à Soissons (3461 = ILS 4376a) qui devaient appartenir à des
bureaux financiers. Les problèmes de la définition des impôts provin-
ciaux, de leur assiette, de leur terminologie3, de leur perception sont très
complexes. Plusieurs aspects en ont été étudiés récemment sur la base
d’une documentation extérieure à la province et il n’est pas possible de
relever des spécificités « belges ». Actuellement on estime4 que le tributum
(qui comportait deux branches capitis et soli) « était un impôt de réparti-
tion, pondéré par une prise en compte du potentiel imposable et
l’établissement d’une base de quotité ». Ce double impôt était fondé sur
un recensement général des personnes et des biens, ce qui implique une
connaissance précise des possessions de chacun mais aussi du territoire
exact de chaque cité sur des bases cadastrales bien établies. Ainsi donc les
limites des civitates étaient des frontières précises, ce que montrent aussi
les prescriptions des lois municipales5 sur les corvées et l’inspection du
territoire par exemple, et non de vagues zones de contact plus ou moins
mouvantes. Le fonctionnement était nettement moins prédateur que celui
de l’époque républicaine avec un rôle important des rouages locaux, des

1.  Haensch R., p. 461.


2.  Nous avons une idée de la composition de l’administration par quelques inscriptions, non
locales : ainsi le procurateur en second affranchi T. Aelius Saturninus, CIL VI 8450, par exem-
ple, ou des employés (a commentariis : AE 1945, 134 ; CIL X 6092 ; arcarius : CIL VI 8574).
3.  France J., 2006.
4.  France J., 2001.
5.  Loi d’Irni, ch. 76 et 83.

319
IV. Diversité régionale

cités – mais aussi des assemblées provinciales1 –, dans le recensement et la


récolte des impôts, lesquels étaient habituellement requis en monnaie
mais non exclusivement. Ainsi disposaient-elles d’une certaine marge de
manœuvre pour choisir les différentes sources de financement pour ré-
unir la somme exigée. Il est probable aussi que les cités prélevaient une
part des sommes recueillies et que la présence d’un office du portorium
générait des rentrées pour l’administration locale, comme on le voit pour
Marseille ou pour Cologne2. Mais les percepteurs locaux ne suffisaient pas
toujours à la tâche et on remarque la présence d’exactores tributorum, des
agents impériaux, qui recouvraient les arriérés. En outre les cités ne par-
venaient pas toujours à éviter l’endettement ce dont témoigne sans doute
la mise en place d’une mensa Galliarum, caisse d’amortissement des Gau-
les, qui pourrait avoir eu lieu en 21, lors de la rébellion fiscale. Enfin cer-
taines évergésies municipales portent parfois sur une intervention dans le
payement des impôts, dont il est toutefois difficile de savoir si cela repré-
sentait réellement une aide déterminante pour les bénéficiaires.
Au niveau des cités, l’administration « municipale » dépendait du sta-
tut : pour les colonies et les municipes, nous disposons du modèle des lois
normatives espagnoles et de la documentation recueillie ailleurs dans
l’empire. Les sources spécifiques aux Tres Galliae sont rares mais ces textes
juridiques aident à reconstituer la vie administrative, fiscale, judiciaire des
cités car les réglementations sont précises, tatillonnes même, et se recou-
pent sur plusieurs points. Il est peu probable que la Gaule Belgique ait
reçu un traitement très différent car on y constate une administration de
type « romain » (collégial et de nom latin) qui ne présente pas de traces
d’une éventuelle phase où des magistratures de type « gaulois » auraient
persisté. On connaît la magistrature par éléments sans pouvoir proposer
de cursus  honorum assuré3. À la tête de la cité, des duumviri, attestés par
exemple chez les Nerviens (3572), les Morins (8727), les Trévires (3693) ;
ensuite un questeur (chez les Médiomatriques : 4291 ; les Trévires : 7555a)
et sans doute un édile (non explicitement attesté dans la province). Tous
les cinq ans, des quinquennales assurent le recensement4. Se pose la ques-
tion5 de la fonction de IVvir mentionné chez les Ambiens : est-ce l’indice
d’un statut de municipe, comme en Italie ? Or il semble bien que le statut
de municipe latin n’ait pas été octroyé en Gaule, uniquement un statut de
colonie latine honoraire6. Est-ce une simple variante, puisqu’en Narbon-
naise les IVviri administrent les colonies latines ? La même cité renseigne

1.  France J., 2003.


2.  France J., 1999.
3.  Dondin-Payre M., dans Cités, p. 132-181.
4.  Chez les Trévires 4030 = AE 1973, 361 ; chez les Ambiens AE 1982, 716 = 2006, 836.
5.  Dondin-Payre M., dans Cités, p. 187-191 ; Bérard Fr., 1999.
6.  Chastagnol A., Gaule, p. 85.

320
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

également l’existence d’une charge spéciale de maintien de l’ordre, la


préfecture de répression du brigandage, assurément d’autorité « commu-
nale », un poste que l’on ne connaît par ailleurs que dans la colonia Eques‐
tris (Nyon)1. Un ordo decurionum constitue l’assemblée locale, peu attestée
sinon chez les Trévires, malgré son existence assurée. Les carrières com-
portent évidemment aussi des sacerdoces, puisque ce sont les mêmes
personnes qui sont prêtres et magistrats2 : sacerdos  Romae  et  Augusti, fla-
minat impérial, ou flaminat d’un dieu précis sont les plus représentés
dans les Trois Gaules3, avec le poste féminin de flaminique qui n’apparaît
toutefois pas encore en Belgique. En dehors de Lyon, le pontificat et
l’augurat, attendus dans les colonies, ne sont pas attestés avec certitude
dans la documentation. Il n’est pas possible de structurer clairement le
déroulement des carrières mais on peut penser que la formulation par le
flaminat de la prêtrise du culte impérial correspond à une évolution dans
la romanisation des institutions. Ces élites de gouvernement des cités
peuvent être déléguées à l’Autel du Confluent où les Tres  Galliae célé-
braient le culte impérial. On retrouve ainsi au sanctuaire fédéral des ma-
gistrats et prêtres des cités de Belgique dont la carrière est évoquée par la
formule omnibus honoribus functus ; certains, comme le Suession L. Cassius
Melior, sont en outre dotés de fonctions fédérales, inquisitor Galliarum
(1690), ou le Viromanduen L. Besius Superior, adlectus arkae  Galliarum
(1688), qui accéda sans doute aussi à l’ordre équestre.
Une importante avancée dans la recherche contemporaine4 a renversé
le lieu commun de la dégénérescence de la vie municipale dans le courant
de l’empire. Il n’y a pas lieu de revenir en détail sur cette argumentation
décisive mais on soulignera que rien dans les sources n’indique un quel-
conque désintérêt des élites pour les institutions des cités, que
l’évergétisme et la monumentalisation des villes, bourgades et sanctuaires
se poursuit à travers toute la période et que l’apparition des curateurs de
cité, nommés par l’empereur, ne signifie nullement la fin de l’autonomie
municipale. Les curatores se préoccupent ponctuellement d’assainir les
finances locales et ne se substituent pas aux magistrats locaux qui conti-
nuent à exercer leurs prérogatives. Le seul curateur connu pour la Belgi-
que était d’ailleurs lui-même un notable de la province, prêtre de sa cité
(voisine de la cité contrôlée), chevalier romain, sans doute au IIIe siècle5.
Souvent revêtue par des affranchis riches qui pratiquent l’évergétisme, la
fonction de sévir augustal complète l’encadrement des cités dans les ma-

1.  Frei-Stolba R., dans Cités, p. 45-49.


2.  Il n’y a pas de clergé. Des « techniciens » assistaient le sacrifiant pour les opérations manuelles.
3.  On trouvera une liste chez Van Andringa W., dans Cités, p. 442-446.
4.  Jacques Fr., Privilège.
5.  Jacques Fr., Curateurs, p. 392-393.

321
IV. Diversité régionale

nifestations du culte impérial1. Dans cette catégorie sociale intermédiaire


on retrouve parfois les détenteurs des postes administratifs subalternes
des cités : tabularius par exemple (4208 = AE 1987, 771). D’autres employés
municipaux, esclaves, affranchis ou libres, sont connus en petit nombre.
Par exemple, des postes qui sont légalement prévus, par la loi d’Urso par
exemple, sont attestés comme les haruspices de Trèves (3694) ; citons aussi
les licteurs des Nerviens (3572) qui appartiennent à la catégorie des appari‐
tores municipaux2. Enfin les civitates devaient comporter des associations
diverses (collegia), de citoyens romains3 par exemple, avec leur propre
administration. On connaît par exemple un questeur des citoyens romains
à Bavay (3573), un tabularius des nautes de la Moselle à Metz (4335).
Quant aux arenarii de Trèves (3641) constituent-ils un « service » commu-
nal ou un collège professionnel ? Ces rouages importants dans la vie so-
ciale, religieuse et économique constituaient assurément des moteurs ou
du moins des lieux de promotion civique, notamment par le gain en ho-
norabilité que représentait l’accession au rang de collegiatus. Ils peuvent
être considérés aussi comme des indices de romanisation par la pratique
du droit romain que leur fonctionnement impliquait, mais il faut recon-
naître que ces institutions sont peu mentionnées dans la province. Des
collèges sont toutefois présents à Trèves, mais les nombreux commerçants
de Zélande ne semblent pas avoir appartenu à ces cadres, sauf peut-être
les Britanniciani qui regroupaient éventuellement ceux de Cologne et ceux
de Colijnsplaat ? Une double question se pose : l’existence d’un collège
professionnel supposant une masse critique de membres (cf. les décuries
de fabri  dolabrari de Trèves : 11313), peut-être certaines villes ne
l’atteignaient-elles pas ? Sur le territoire, les associations de vicani n’ont-
elles pas joué un rôle de substitution, rassemblant des commerçants ou
des artisans variés fonctionnant dans la bourgade sans être suffisamment
nombreux pour créer leur propre collège ? Cela rejoindrait la constatation
que dans les très grosses villes on peut trouver des collèges très précis
alors que d’autres, pourtant importantes et riches, voyaient leurs divers
hommes de métier et marchands réunis dans un seul collège4, par exem-
ple de fabri5. Moins il a existé de collèges, moins nous en avons conservé
de traces. En effet il faut trouver une explication à cette rareté des collegia
professionnels dans une province aussi riche d’artisanat et de commerce,

1.  Mais ils ne peuvent en aucune manière avoir parfois « remplacé » les prêtres officiels de la cité
(Liertz U.-M., 1998) car il est évident que ni le rang ni le statut des sévirs ne peuvent les habili-
ter à agir publiquement au nom de tous les citoyens ; leurs fonctions ne peuvent être que su-
bordonnées, exercées dans le cadre d’un collège.
2.  David J.-M., dans Quotidien, p. 391-403.
3.  Van Andringa W., 1998.
4.  Cf. Schlippschuh, p. 113-114.
5.  Par exemple CIL XIII 5154 ; 1734, 1966, 2036.

322
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

où manifestement la fierté d’appartenance et de compétence s’affichait


dans la sculpture ou dans la mention isolée de la profession.

Droit latin et citoyenneté

Un point important de la vie des cités gallo-romaines n’a pas encore été
abordé directement : celui du droit latin1. Concédé d’abord aux Gaulois
de la Cisalpine, bientôt Italiens, puis étendu progressivement à tout
l’Occident romain, ce droit intermédiaire entre la citoyenneté romaine
pleine et entière et la situation « pérégrine », donnait aux territoires et
cités qui en disposaient les droits civils du citoyen romain, à savoir le
droit de mariage – et donc de transmission aux enfants légitimes –, et le
droit de commerce et d’action en justice. En outre, depuis les années 125
avant J.-C., les élites de ces villes obtenaient, pour eux-mêmes et leur fa-
mille, la citoyenneté romaine stricto  sensu à leur sortie de charge comme
magistrats locaux. Ce droit, territorial et non individuel, fut accordé aux
Alpes (Tac., Ann., XV, 32) et à l’Espagne (Pline, HN, III, 3, 30), à certaines
cités d’Aquitaine (Strabon, IV, 2, 2), assurément à la Narbonnaise2. Un
certain nombre de colonies latines et de municipes latins furent institués
en Gaule et en Germanie. Plutôt que de concevoir que des îlots stricte-
ment pérégrins aient subsisté, on s’accorde à penser que le droit latin gé-
néralisé fut aussi accordé aux Tres Galliae, et sans doute aux Germanies, en
plusieurs phases peut-être. Déjà avancée par C. Jullian, l’hypothèse d’un
octroi claudien reste aujourd’hui privilégiée dans la perspective d’une
action concomitante en faveur des élites dirigeantes auxquelles
l’empereur ouvrit l’accès à la noblesse sénatoriale. Cette interprétation
s’accorde particulièrement bien au système d’organisation communale
quasi uniforme que l’on observe malgré des variantes locales, installé soit
progressivement soit globalement, librement ou sous la pression romaine,
en tant que préalable, conséquence ou corollaire de l’obtention du droit
latin. Cette hypothèse a en outre le mérite d’expliquer une particularité de
l’onomastique gallo-romaine, les gentilices indigènes et les gentilices pa-
tronymiques de création provinciale3. Dans la perspective d’une analyse
de la société, il convient en effet de s’intéresser aux processus d’accès à la
citoyenneté. L’acquisition du droit latin ne modifiait pas immédiatement
les usages de dénomination : les habitants conservaient leur nomenclature
de pérégrins. Seul le passage à la citoyenneté romaine pleine et entière

1.  Kremer D., 2006.


2.  Christol M., dans Cités, p. 14-16.
3.  Dondin-Payre M. et Raepsaet-Charlier M.-Th., dans Noms, p. VI-VII. Citons Marcellinia formé
sur Marcellus, Priscinius sur Priscus, Secundius sur Secundus etc. Gentilices celtiques : Lutus-
sius, Excingius, Corobillius ; gentilices germaniques : Hitarinius, Ottonius, Taliounius.

323
IV. Diversité régionale

avait des conséquences onomastiques : en effet, le changement de statut


impliquait la modification de la forme du nom en tria nomina. Dans le cas
d’une obtention du statut par l’effet d’un bienfaiteur, il convenait de re-
mercier celui-ci par l’adoption de son nom, ce qui indiquait clairement
l’appartenance à la clientèle. Le surnom était généralement la récupéra-
tion de l’idionyme. C’est ainsi que l’on constate dans la documentation du
Ier siècle de notre ère un nombre élevé de C.  Iulii parmi les notables en
particulier, car César, Auguste, voire même Caligula avaient accordé as-
sez largement la civitas Romana à leurs clients, une politique qui avait por-
té ses fruits en matière de loyalisme et d’intégration. Mais dans le cas du
droit latin, l’acquisition automatique ne demandait pas de remerciement.
La personne choisissait donc librement son nouveau nom : elle pouvait
puiser dans le stock des noms italiens ou construire un nouveau gentilice
sur une racine indigène ou sur un nom, latin ou indigène. Ce nom pouvait
être le nom unique du père, d’où l’expression de gentilice patronymique.
Par la suite de tels noms se diffusaient dans toute la population, notam-
ment par l’affranchissement.
Une autre procédure d’accès à la citoyenneté, qui concernait davantage
les couches sociales inférieures, était l’armée. En effet certaines cités de
Gaule Belgique au moins ont été sollicitées pour le recrutement auxiliaire.
Les sources militaires ont livré le témoignage de cohortes de Morins, Mé-
napiens et Nerviens auxquelles s’ajoute la mention d’unités de Galli et de
cavaliers trévires qui ont dû recevoir du prince la civitas avec le conubium
à la fin de leur service. On ne constate cependant pas une forte proportion
de gentilices impériaux dans les inscriptions de ces régions.

La religion

Pour entrer dans le monde du sacré, pour tenter d’en comprendre les
grandes lignes, il faut penser en termes institutionnels, pour la Gaule ro-
maine comme pour Rome même. La religion romaine est civique ; les
devoirs religieux sont conditionnés par l’appartenance communautaire,
par le statut social des personnes et non par une décision individuelle
d’ordre spirituel, puisqu’il n’y a pas d’obligation de foi et qu’une pratique
stricte des rites, un respect exact des prescriptions constituaient l’exigence
centrale. La religion publique ne rend certes pas compte de toutes les fa-
cettes des cultes mais elle présente un tableau que les sources permettent
d’appréhender loin de l’imaginaire et du romantisme, c’est donc à sa dé-
finition1 qu’il faut s’appliquer. Première évidence : le polythéisme, dans
ses multiples implications. La religion appartient aux institutions de cha-

1.  Van Andringa W., 2002 ; Scheid J., dans Villes 2007, p. 477-483.

324
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

que peuple, chaque cité a constitué la sienne et les Romains ont la leur,
également établie au fil du temps et préservant des couches multiples.
Rappelons la formule de Cicéron (Pro Flacco, 67-69) : Sua  cuique  civitati 
religio est, nostra nobis. Aussi le statut des cités joue un rôle important dans
la mise en place des nouveaux cultes au moment de l’installation des insti-
tutions « communales », à l’époque d’Auguste, au moment de l’obtention
du droit latin, lors de la promotion au rang de colonie ou de municipe,
selon l’histoire de chacune. Un document nous décrit le processus pour
une colonie1, la loi d’Urso. Celle-ci montre que les décurions et les magis-
trats disposaient d’une certaine liberté pour organiser la religion publique
mais qu’ils avaient aussi des obligations comme celle de célébrer le culte
de la triade capitoline. Et la mention de Vénus dans une loi césarienne
doit assurément être remplacée par le culte impérial par la suite. Mais
surtout ils devaient organiser la religion : préciser les prêtrises, le calen-
drier des fêtes, les charges, frais et jeux à assurer. Rien de très contrai-
gnant, un simple cadre administratif et juridique. Mais un cadre qui ne
laissait pas de place à l’arbitraire et au désordre. Que la colonie soit latine
ou romaine avait peu d’importance, car elle devait se conformer aux rè-
gles du droit sacré romain pour tout ce qui concerne le fonctionnement de
la religion collective, les sacerdoces et la gestion des lieux de culte. Cette
rédaction d’un calendrier officiel (dont témoigne aussi la loi d’Irni par
exemple, ch. 92) impliquait la hiérarchisation des dieux, le choix de divini-
tés majeures auxquelles seraient consacrés les temples publics et les fêtes
principales. Il ne s’agissait pas seulement de piocher dans le panthéon
romain. Dans une colonie latine honoraire, comme Trèves par exemple2, il
fallait intégrer le panthéon local dans le nouveau cadre romain, procéder
donc à une assimilation consciente et organisée entre des divinités tradi-
tionnelles et des dieux romains jugés correspondants : ce processus dit
d’interpretatio n’est pas ainsi le fruit d’une initiative individuelle évoluant
au fil du temps selon des choix hasardeux et incompétents, mais une or-
ganisation pensée et réfléchie opérée par les nouveaux magistrats, issus
de l’élite locale, déjà bien romanisée avant la conquête. Ainsi donc la créa-
tion d’une colonie se traduisait par la rédaction d’une charte du culte pu-
blic, rédigée en termes romains et sous le contrôle des autorités locales,
sans doute avec l’approbation du représentant de Rome, le légat siégeant
à Reims. Dans les cités pérégrines, nous savons en principe par Pline le
Jeune (Ep., X, 49-50) que la liberté d’organiser la religion locale était totale.
Dans les cités gallo-romaines qui se sont dotées, au plus tard au moment
de l’accession au droit latin, d’institutions « communales » très standardi-
sées comme on l’a vu, le schéma du processus a dû être fort proche de

1.  Scheid J., dans Cités, p. 381-402.


2.  Scheid J., Colonia 1990.

325
IV. Diversité régionale

celui décrit par la lex  Ursonensis, puisque ce sont les mêmes structures
juridiques que l’on voit en place1. Par conséquent, ce n’est pas non plus
par hasard dans une chapelle éloignée mais dans la curie des civitates que
les cultes publics ont été installés. Il est tout à fait intéressant à cet égard
de constater que le choix de Mars comme dieu poliade que l’on peut ana-
lyser de manière relativement détaillée pour les Trévires2, sous la déno-
mination de Lenus Mars, a été aussi celui de plusieurs autres cités gallo-
romaines. Les Rèmes, par exemple, l’honoraient sous la dénomination de
Mars Camulus. Mais d’autres assimilations pouvaient être décidées, et on
a pu montrer comment Hercule était devenu le dieu poliade des Bataves3 ;
on peut songer aussi à Vulcain pour les Viromanduens, comme pour les
Sénons4. Mais la procédure ne concernait pas les « grands » dieux exclusi-
vement. Des dieux locaux et topiques pouvaient accéder à un niveau de
reconnaissance publique qui ne les confinait pas nécessairement à la dévo-
tion privée, notamment par l’assimilation qui pouvait être proposée avec
un grand dieu (Mars Vindonnus ou Diana Abnoba) mais non exclusive-
ment5. Le caractère politique de la religion gallo-romaine ne surprend
donc pas et n’a pas dû poser de problèmes d’adaptation puisque des liens
très forts existaient déjà dans les oppida de l’époque de l’indépendance,
entre temple et espace public, vie religieuse et vie politique : l’exemple du
Titelberg6 est particulièrement éclairant. Lorsque l’on a ainsi saisi le pro-
cessus institutionnel de la mise en place des cultes gallo-romains, il est
évident qu’une tentative de classification en « dieux romains » et « dieux
indigènes » est vaine. Certes, selon le moment, la circonstance ou la per-
sonne, le dieu en question pouvait être honoré sous une forme plus ou
moins dotée d’attributs ou de dénominations indigènes, mais globalement
les divinités honorées étaient le résultat d’une assimilation organisée. Il ne
convient pas davantage de fondre en un panthéon uniforme et simplifica-
teur toutes les personnalités religieuses que notre documentation nous
révèle. Pas plus que n’était unitaire le panthéon des Gaulois avant la
conquête, comme on a pu le croire au départ d’une lecture de César qui
avait, lui ou ses sources, réuni en un seul tableau réducteur tous les théo-
nymes qu’il avait rencontrés et les avait, pour la compréhension de ses
lecteurs, regroupés et classés selon des dénominations romaines. Pas plus
que n’était ramenée à une seule épiclèse la définition locale des dieux du
territoire par exemple. L’étude cartographiée des Mars trévires montre à
suffisance qu’une grande diversité prévalait qui avait sa propre géogra-

1.  Scheid J., dans Archéologie 2000, p. 19-25.


2.  Scheid J., dans Mars, p. 35-44.
3.  Derks T., p. 94-118.
4.  Debatty B., dans Sanctuaires 2006, p. 172-175.
5.  Viradechtis fait partie du culte public des Tongres (RIB 2108) et des Auderienses (11944).
6.  Metzler J., dans Goudineau, p. 191-202.

326
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

phie. Cette prise en compte du territoire à côté du chef-lieu a plusieurs


implications. La première est celle des numina  pagorum : la mise en évi-
dence d’une (ou de plusieurs) divinité(s) poliade(s) honorée(s) officielle-
ment par l’ensemble de la cité ou de la colonie ne doit pas occulter
l’existence de cultes locaux dans lesquels pagi et vici jouaient un rôle pré-
pondérant. Dans le cas de Trèves, décidément particulièrement riche en
informations, mais aussi des Riédons hors de la Belgique, on a pu relever
la présence au chef-lieu de représentants des pagi qui honorent leur pro-
pre dieu protecteur1. Mouvement centripète donc qui attire pour les
grandes fêtes centrales les délégués du territoire. Mais on peut également
souligner, en seconde implication majeure, un mouvement centrifuge qui
draine le territoire vers les « grands sanctuaires2 ». L’archéologie révèle,
en effet, des ensembles cultuels de (très) grande importance, comportant
plusieurs temples, des hospitalia, des thermes, des portiques, autels et sta-
tues, souvent un théâtre ou un amphithéâtre, un nymphée, un aqueduc,
toute une batterie de bâtiments annexes, comme une culina par exemple,
le tout doté d’une agglomération de grandeur variable (cela va du village
à la petite ville, avec ou sans statut de vicus attesté) mais en tout cas tota-
lement inapte à justifier une telle monumentalisation. Dans les meilleurs
cas une documentation épigraphique permet d’y voir à l’œuvre les nota-
bles de la cité, prêtres publics et magistrats, ou citoyens riches célébrant
des fêtes et gratifiant d’évergésies ces grands lieux de culte. Ce ne sont
pas des sanctuaires « ruraux » comme on l’a parfois pensé ; ils ne sont pas
destinés aux dévotions rustiques des paysans, ils sont le lieu de l’exercice
du culte public des cités, des marqueurs de la topographie sacrée, des
sites majeurs de la pratique religieuse officielle, y compris du culte impé-
rial. En Belgique, on peut citer par exemple Bois l’Abbé et Dompierre chez
les Ambiens, Blicquy chez les Nerviens, Champlieu chez les Suessions,
Estrées-St-Denis chez les Bellovaques, Dalheim chez les Trévires, Baâlons-
Bouvellemont et le Bois du Flavier à Mouzon chez les Rèmes, sans doute
aussi Kruishoutem chez les Ménapiens et la liste est très loin d’être com-
plète. Grand doit sans doute relever de la même catégorie d’établis-
sements. Certains de ces sites ont une origine gauloise avérée, comme
Ribemont3, ce qui nous ramène au processus d’identification des popu-
lations indigènes à la fin de La Tène, et de leur structuration en fonction
de sanctuaires4. Ce rôle fédérateur, nous le retrouvons ici à l’œuvre, parmi
les éléments propres de chaque cité, de ceux qui, par la religion publique,
participent au caractère identitaire local.

1.  Chastagnol A., Gaule, p. 29-35 ; Scheid J., Colonia 1990, p. 51.
2.  Dondin-Payre M. et Raepsaet-Charlier M.-Th., dans Sanctuaires 2006, p. VII-IX.
3.  Brunaux J.-L., 1999.
4.  Brunaux J.-L., dans Goudineau, p. 95-115.

327
IV. Diversité régionale

Il n’est guère opportun d’établir une liste, cité par cité, des divinités
honorées dans la province. Quelques remarques de nature générale suffi-
ront : à côté du dieu poliade, honoré dans le chef-lieu, parfois aussi sur le
territoire, également en dehors de la province1, le dieu municipal par ex-
cellence se révèle être Jupiter, sans qu’il y ait semble-t-il en dehors des
colonies d’intérêt particulier pour la triade capitoline (à Dalheim : 4048). Il
est honoré dans toutes les parties de la cité, au chef-lieu (Bavay : AE 1999,
1079) comme dans les vici (à Soulosse : 4681). Une variante de Jupiter qui
l’associe à des formes indigènes de culte cosmique est la colonne dite à
l’anguipède, si fréquente en Rhénanie, que des dédicaces explicites identi-
fient : on en signalera des exemples aussi en région mosellane. Sans sur-
prise Mercure et ses multiples assimilations, également perceptibles par
diverses parèdres, est célébré partout, particulièrement dans les sites de
routes et de carrefours, très logiquement, plus particulièrement par des
personnages affectés à la gestion d’un tabularium. Par contre, en dehors
des cités où il est dieu tutélaire, Mars reçoit très peu d’hommages dans la
province2. Apollon qui, dans la dédicace évergétique d’un proscaenium,
peut être associé à un pagus et au numen impérial au sanctuaire de Nizy-
le-Comte chez les Rèmes (3450), est certainement un dieu important dans
le culte public de certaines cités mais on le retrouve aussi associé à Sirona
dans un sanctuaire trévire de villa3. Cet exemple rappelle que ni les
grands temples officiels, ni même les lieux de culte des agglomérations,
n’épongeaient la totalité des dédicaces et que des temples plus petits,
voire des chapelles rurales, recevaient aussi des célébrations de nature
familiale ou privée. À cet égard on rencontre peu de traces de cultes de
Matres ou Matronae, à la différence de la province voisine de Germanie
inférieure, où elles ont même reçu une place officielle. Deux divinités qui
se révèlent d’importance assez faible dans les cités occidentales reçoivent
un culte plus développé à l’est de la province : Epona et Hercule. Epona,
par des reliefs caractéristiques, confirmés par des autels chez les Trévires4
et les Leuques5, et Hercule dont le profil de dévotion est assez « germani-
que6 » au sanctuaire de Deneuvre chez les Leuques, et en tant que Saxa-
nus aux carrières de Norroy. Il faut faire une place particulière à deux
lieux7 de culte d’une divinité rare, que la recherche contemporaine tend à
situer en Belgica, à la limite des Ménapiens : Domburg et Colijnsplaat, et

1.  On peut citer Mars Camulus par les cives Remi publice à l’époque de Néron sur le Rhin : 8701 =
AE 1980, 656.
2.  Raepsaet-Charlier M.-Th., dans Mars, p. 45-62.
3.  Schwinden L., Niedaltdorf.
4.  Culte de vicus à Wederath-Belginum : 7555a ; culte collectif à Trèves : AE 1994, 1237.
5.  Où elle est associée au génie de la cité : 4630.
6.  Tac., Germ., 3.
7.  Hondius-Crone A., 1955 ; Stuart P. et Bogaers J.E., 2001.

328
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

leurs temples de Nehalennia. Cette déesse au nom germanique (ou celto-


germanique) protégeait la traversée de la mer du Nord vers la Bretagne
comme en témoignent de très nombreux autels élevés par des nautes, des
navigateurs ou des commerçants venus de toute la Gaule du Nord et de la
Germanie. La documentation épigraphique d’une très grande richesse
issue de ces sites renseigne de manière exceptionnelle sur une activité
économique au débouché de l’Escaut, voire même de la Meuse car il est
possible, et fort séduisant du point de vue des voies de communication,
qu’il existât une jonction fluviale naturelle entre Escaut et Meuse dans
cette zone1 ; la liaison se faisait aussi, et la présence de dévots rhénans le
prouve, avec le Rhin si l’on rappelle le canal de Corbulon qui reliait artifi-
ciellement les deux fleuves.
Parmi les cultes typiquement romains qui ont été importés, il faut rele-
ver celui des génies qui peut être considéré comme un bon traceur de
romanisation. Il est éclairant à cet égard que les génies attestés sont géné-
ralement à mettre en relation soit avec la civitas elle-même2 et ses subdivi-
sions3 soit avec des collèges4. Mithra, absent dans plusieurs cités, est bien
présent chez les Trévires5, Leuques et Médiomatriques : toutefois le culte
a été parfois surévalué d’après des traces peu probantes6, et peut-être n’a-
t-il été vraiment important qu’au IIIe siècle. Autre culte qui n’a pas connu
d’assimilation locale, mais qui témoigne d’une imprégnation romaine
forte dans son accointance avec les instances officielles, celui de Cybèle.
On remarquera que la documentation récente de deux temples à Aix-la-
Chapelle (AE 2006, 864) et Mayence (AE 2004, 1015-1016) l’associe à Isis et
que cette dernière divinité n’est honorée dans la province que par un es-
clave vicarius d’un dispensator impérial (3461). Si la Magna Mater a connu
un succès public en Aquitaine par exemple, elle est très peu attestée en
Belgica7 : deux inscriptions de Trévirie, un taurobole à Metz, peut-être un
autel de Toul, quelques Attis ; à Arras où les éléments cultuels métroa-
ques sont indéniables, on a songé à un sanctuaire avec fosse taurobolique
mais on penche plutôt aujourd’hui vers un local de réunion d’un collège
de dendrophores8. Cette hésitation attire à bon escient l’attention sur des
problèmes de méthode : comment identifier correctement des vestiges
archéologiques et quelles limites impose la simple découverte de statues
ou statuettes, de décors sculptés, pour la reconnaissance d’une réelle acti-

1.  Cf aussi César, BG, VI, 33 ; ainsi que la mise en connexion des Ménapiens et de la Meuse chez
Ptolémée II, 9, 10.
2.  Par exemple AE 1931, 29 ; cf Van Andringa W., 2002, p. 198-200.
3.  Par exemple : CIL XIII 3632 = ILB2 62 ; F 12-14 ; N-L 8 ; AE 1983, 728.
4.  Par exemple CIL XIII 11313 ; AE 1964, 149 = 1966, 257.
5.  Schwinden L., 1987.
6.  Voir les remarques critiques de Belot R., 1990.
7.  Schwinden L., 2008.
8.  Jacques A. et alii, dans Sacrifice 2008, p. 237-252.

329
IV. Diversité régionale

vité religieuse : des terres cuites peuvent représenter des dévots et non
des divinités, des représentations être purement décoratives, des objets
divers n’être que le reflet de pratiques occasionnelles non représentatives,
voire même d’un simple intérêt culturel1. L’amalgame de données issues
de tous les types de support sans attention particulière aux contextes,
profanes ou sacrés, peut produire une image complètement fausse, et
cette remarque critique vaut pour tous les dieux des panthéons. Enfin
point n’est besoin de rappeler combien ces cultes sont « romains2 » quand
ils arrivent dans notre province et sont bien davantage porteurs de roma-
nité que de prétendue spiritualité orientale.
Le culte impérial devait être assuré à plusieurs niveaux. Symbole de
l’installation des Tres  Galliae, le sanctuaire de Lyon est essentiel. L’orga-
nisation de ce culte de « Rome et d’Auguste » à l’instant même où se met-
tait en place la nouvelle administration du territoire gallo-romain, tenait
autant à la cohésion des élites et à l’adhésion au nouveau régime qu’à la
religion proprement dite, elle-même fondamentalement civique. Le choix
de l’endroit est révélateur d’une volonté politique indiscutable : situé en
territoire romain, face à la seule colonie romaine des Gaules proprement
dites, proche du lieu de résidence du gouverneur de Lyonnaise, ce lieu
sacré constituait un point de convergence de la piété officielle destiné à
réunir les notables des cités et à rassembler religion et vie publique puis-
que ce sanctuaire était aussi le lieu du concilium  provinciarum, de
l’assemblée fédérale qui réunissait une fois par an gouverneurs et délé-
gués pour des entretiens politiques mais surtout pour des jeux et des sa-
crifices. Dans la même perspective de loyalisme religieux envers la mai-
son impériale3, il faut mentionner ici l’érection de monuments en
l’honneur des petits-fils d’Auguste4 dans les capitales de plusieurs cités
des Trois Gaules. En Belgique : Reims et Trèves, c’est-à-dire les deux villes
qui abritaient les centres administratifs de la province. Au sein de chaque
cité, le culte était organisé dans le chef-lieu au forum ; on le retrouve aussi
sur le territoire notamment dans le cadre des « grands sanctuaires » où il
est associé aux divinités tutélaires du pagus ou de la cité. Dans le vicus de
Bitburg on voit ainsi les Numina  Augustorum, en compagnie de Jupiter,
recevoir l’hommage d’un citoyen évergète qui offre aux vicani un proscae‐
nium et un tribunal (donc une partie de théâtre) ainsi qu’une fondation
destinée à entretenir les lieux et à organiser chaque année des jeux (4132)5.

1.  Voir les remarques critiques de Turcan R., 1991.


2.  Belayche N., 2002.
3.  Witschel Chr., 2008.
4.  Rosso Em., 2009.
5.  Même type de groupement au Bois l’Abbé entre les Numina impériaux, le pagus et un dieu non
identifié dans le cadre de la dédicace d’un théâtre par un magistrat de la cité des Ambiens (AE
1982, 716 = 2006, 836).

330
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

Mais, d’une manière peut-être un peu surprenante, et ce malgré quelques


mentions de seviri augustales impliqués dans l’organisation des jeux, nous
ne disposons pas d’énormément de données explicites sur les célébrations
et les prêtrises du culte impérial. Cependant des indices laissent apparaî-
tre parfois une organisation des fêtes impériales avec un calendrier bien
romain : ainsi à Marsal la dédicace par les vicani (4565) d’une statue de
Claude le 23 septembre, jour anniversaire d’Auguste, montre que des
cérémonies particulières honoraient ce jour. D’autres témoignages en ap-
parence isolés donnent à penser que les dates des célébrations n’étaient
pas choisies au hasard et que certaines fêtes romaines connaissaient une
solennité provinciale : pour la date du 5 octobre choisie par un dédicant
trévire en 124 pour célébrer la dédicace d’un temple à une divinité locale,
la Caiva Dea (4149), on peut songer1 aux ludi Augustales qui se déroulaient
du 3 au 12 octobre, et qui avaient été ajoutés aux fastes officiels (Tac, Ann.,
I, 15).
La géographie des dieux qui se dessine n’est pas sans intérêt : on cons-
tate une nette influence de la Germanie sur les cités orientales de la pro-
vince : cultes généralement plus proches du monde militaire, différence
ethnique aussi peut-être. On peut presque établir une division de la Belgi‐
ca sur le plan religieux comme pour la Germanie supérieure2 : un Ouest
plus « celtique » avec les grands sanctuaires et des dieux traditionnels, un
Est plus diversifié avec des cultes importés plus nombreux, un ascendant
militaire, et au centre une cité des Trévires qui combine toutes les em-
preintes. C’est sans doute un peu forcer le trait mais une étude approfon-
die pourrait sans doute affiner le propos.
Au niveau des pratiques cultuelles, des progrès importants sont à at-
tendre des recherches archéologiques3 actuelles sur les sacrifices, les ban-
quets et les offrandes4 : celles-ci peuvent prendre des formes multiples,
des monnaies, des armes (notamment miniatures5), des terres cuites ; la
vaisselle des temples est également intéressante et, de manière générale,
les céramiques qui peuvent témoigner de rites particuliers comme par
exemple les brûle-parfums6 ou les vases à bustes spécifiques des régions
septentrionales7 ; l’étude de l’un d’entre eux trouvé à Sains-du-Nord chez
les Nerviens a permis ainsi de préciser l’organisation des temples et la
place de l’imago impériale8. Il faut également souligner l’omniprésence du

1.  Malgré les hésitations prudentes de Herz P., p. 282.


2.  Raepsaet-Charlier M.-Th., dans Sanctuaires 2006, p. 395-398.
3.  Archéologie du sacrifice ; aussi par ex. Lepetz S., Boucherie.
4.  Rey-Vodoz V., dans Sanctuaires 2006, p. 219-238.
5.  Que l’on peut interpréter à l’époque romaine comme une mémoire du passé gaulois entretenue
au travers de dons symboliques (cf. Derks T., p. 50-54).
6.  Citons l’exemple du vase AE 2005, 1051 à Dalheim avec une dédicace à Jupiter.
7.  Céramique cultuelle.
8.  Van Andringa W., dans Archéologie 2000, p. 27-44.

331
IV. Diversité régionale

vœu comme rituel de « contrat » avec la divinité, dont témoignent à la fois


les dédicaces épigraphiques et la découverte de boîtes à sceaux pour les
cachets des témoins1. Plus spécifique à certains sanctuaires, il apparaît
qu’il faut interpréter les dédicaces pro salute d’un enfant non pas comme
une trace d’un culte guérisseur mais comme celle d’un rite familial, peut-
être de passage de classes d’âge2. Une grande prudence doit prévaloir
avant de reconnaître un culte guérisseur3 : même au temple de la forêt
d’Halatte qui a livré nombre d’ex-voto anatomiques, le doute peut subsis-
ter. De même faut-il faire preuve de grande circonspection avant de défi-
nir un sanctuaire comme un temple des eaux4 : l’eau est nécessaire à tout
culte et donc présente presque partout, par source ou par aqueduc. Si
certains sites ne laissent guère de doute (comme les aménagements de
source à Deneuvre), ils ne sont pas fréquents.
Un domaine particulier de la religion est celui des usages funéraires.
L’archéologie5 désormais beaucoup plus attentive aux rituels a pu déter-
miner des procédés de crémation, des types d’offrandes, des traces de
banquets funéraires, aussi bien dans les sites laténiens que dans les nécro-
poles gallo-romaines et cet affinement des méthodes d’investigation don-
nera assurément encore des résultats probants dans les années à venir. La
perception d’un culte funéraire durable dans des cimetières trévires est
assurément de ces avancées notables6. Mais le monde des morts est aussi
celui de la représentation et de l’auto-représentation des élites. La Gaule
Belgique présente à cet égard des caractéristiques remarquables. En effet
si, dès la fin de l’indépendance, on voit apparaître déjà des tombes excep-
tionnellement riches d’offrandes spécifiquement romaines7, qui témoi-
gnent de contacts étroits entre les aristocraties indigènes et le pouvoir ou
le commerce romain, des monuments typiquement romains et tout aussi
riches ont également été retrouvés qui attestent dès l’époque de Tibère
d’une monumentalité architecturale que l’on ne soupçonnait pas toujours
(à Bertrange8 par exemple) et qui dérivent sans doute de modèles rhé-
nans. Il en va de même pour toute la Gaule9. Mais ce qui est plus original,
ce sont les monuments funéraires que les IIe et IIIe siècles vont voir fleurir
en région mosellane : typiques des cités des Trévires et des Médiomatri-
ques, ces mausolées excellemment sculptés qui ont généralement la forme
de pilier, mais pas exclusivement, vont offrir au passant une représenta-

1.  Derks T., Gods, p. 215-246.


2.  Derks T., dans Sanctuaires 2006, p. 239-270.
3.  Scheid J., 1992.
4.  Scheid J., dans Sources, p. 4-6.
5.  Rites de la mort ; Archéologie des pratiques.
6.  Metzler J., Lamadeleine, p. 434-435.
7.  Metzler J., Clémency.
8.  Kremer G., 2009.
9.  Architecture funéraire ; Mort des notables.

332
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

tion exceptionnelle d’activités artisanales et domestiques qui montrent


tout à la fois un enrichissement par les activités économiques autres que la
terre et une valorisation du métier et du travail qui ne connaît pas
d’équivalent dans le monde antique1. Toutefois lorsque les reliefs évo-
quent des épisodes mythologiques, leur exégèse révèle une interprétation
tout à fait « classique » dans le cadre des représentations romaines de l’au-
delà2. Enfin, chez les Nerviens, à la limite des Tongres, un type particulier
de tombeau a été élevé qui signale peut-être des contacts de populations
ou des différences ethniques : le tumulus3. Plutôt que d’afficher leur for-
tune par des sculptures sur pierre, les notables de cette région ont préféré
construire des buttes monumentales marquant le paysage et y placer des
vaisselles précieuses ou des verreries exceptionnelles. Une dernière parti-
cularité régionale, mais également lyonnaise, la mention ou la représenta-
tion de l’ascia sur les épitaphes, a fait couler déjà beaucoup d’encre4 mais
on ne peut toujours en définir le sens avec certitude : juridique ? reli-
gieux ?

La société

Dans les Trois Gaules, la promotion des élites locales vers les noblesses
d’empire s’est faite en deux phases. Dès l’époque augustéenne des chefs
militaires indigènes originaires de Belgique ont été placés à la tête
d’unités ethniques5 mais on ne sait s’ils furent réellement admis dans
l’ordre équestre ; le premier chevalier avéré était trévire, Iulius Indus, et il
commandait l’ala Indiana dans la répression de 21 (Tac., Ann., III, 42).
L’accès à l’ordre sénatorial fut plus tardif puisque c’est en 48 que le ius 
honorum fut accordé. Le véritable problème est de déterminer
l’importance numérique réelle de ces promotions et d’apprécier la qualité
des liens qui les unissaient à leur région d’origine. Les listes prosopogra-
phiques ne procurent que peu de noms. Cependant se pose ici un pro-
blème méthodologique, celui du recours à l’argument a  silentio pour ap-
précier la pratique épigraphique honorifique. On a déjà fait remarquer le
très faible nombre d’attestations de magistrats et notables, même dans des
cités dont la documentation est riche, comme la Trévirie. Ne faut-il dès
lors pas considérer que les usages et honneurs locaux devaient y revêtir
d’autres formes que celle de la célébration épigraphique ? D’autre part,
étant donné la faiblesse numérique spécifique des sénateurs, étant donné

1.  Freigang Y., 1997 ; France J., dans Mentalités, p. 149-178.


2.  Scheid J., 2003.
3.  Brulet R., p. 192-198 et 304-305.
4.  On trouvera par exemple un bilan dans Mattson B., 1990.
5.  Tite-Live, Per., 141, cite les tribuns nerviens Avectius et Chumstinctus.

333
IV. Diversité régionale

aussi la rareté des latifundia et des ressources minières génératrices de très


grandes fortunes, la répartition de la richesse a été dans l’espace germano-
gaulois différente de l’Espagne ou de l’Afrique ; dès lors les facultates né-
cessaires au cens et au niveau de vie sénatorial ont été plus difficiles à
atteindre. Ce n’est pas une considération banale : elle implique un regard
critique sur le concept d’une société duale de type italien.
Cette réflexion sur la structure de notre documentation a d’autres
conséquences si l’on veut définir la composition même des couches diri-
geantes à l’échelon local. C’est dans l’ancienne aristocratie indigène
qu’ont été recrutés les magistrats municipaux, prêtres publics et décurions
des nouvelles cités. Ces notables locaux, sans doute descendants des equi‐
tes gaulois dont nous parle César, apparaissent souvent porteurs du genti-
lice Iulius : ainsi sont dénommés notamment les rebelles trévires. Grands
propriétaires fonciers, ce sont eux assurément qui, au sein des nouvelles
curies municipales, ont organisé au Ier siècle l’administration politique et
religieuse de leur cité. Cependant d’autres formes d’enrichissement que la
terre1 vont se développer à la faveur de la croissance économique qui va
marquer le Haut-Empire et favoriser le processus de mobilité sociale déjà
nettement perceptible en Narbonnaise dès le Ier siècle. Marchands, arti-
sans, transporteurs vont sans doute, surtout de la fin du Ier siècle au mi-
lieu du IIIe, acquérir des fortunes suffisantes pour espérer entrer d’abord
dans la frange à la limite de la vraie notabilité (sévirs augustaux et déten-
teurs des ornements décurionaux) puis, aux générations suivantes, accé-
der aux honores. Ainsi voit-on un décurion des Bataves offrir un autel à
Nehalennia ob  merces  suas  bene  conservatas (AE 2001, 1488). Sans doute
investissaient-ils, pour parvenir à être élus, leurs bénéfices dans la terre
afin d’échapper à la mauvaise image des profits commerciaux, et cela
expliquerait au moins en partie le développement numérique des villas
qu’inventorie l’archéologie. Sans doute aussi les mentalités locales étaient-
elles davantage aptes que d’autres à accepter l’ascension sociale en fonc-
tion de la place qu’ont tenue les activités économiques et commerciales –
et donc les marchands et les artisans – dès l’époque de l’indépendance
dans la société des oppida2 ? On verrait alors ici leur remontée socio-
économique dans un mouvement de réajustement dans la répartition du
pouvoir et de la fortune dont pourraient témoigner peut-être aussi les
liens étroits tissés notamment dans le cadre du patronage entre les corpo-
rations et les magistrats municipaux ou prêtres provinciaux3. D’autre part
ne peut-on imaginer aussi, pour les grands négociants et transporteurs,

1.  Picard G.-Ch., 1987-88.


2.  Metzler J., Clémency, p. 158-167.
3.  Un bel exemple serait le Viromanduen L. Besius Superior, chevalier, magistrat municipal,
délégué à l’Autel et patron de corporations à Lyon (CIL XIII 1688) ; ou C. Apronius Raptor, dé-
curion des Trévires, naute de la Saône et patron notamment des vinarii lyonnais (CIL XIII 1911).

334
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

qu’il n’y ait pas eu nécessairement de réelle cassure sociale vis-à-vis des
propriétaires fonciers : n’appartiendraient-ils pas dans certains cas aux
mêmes familles mais avec des investissements différents, l’argent allant
de la terre au commerce selon les besoins et les bénéfices ? Ou même ces
« hommes d’affaires » ne pourraient-ils être parfois des cadets que l’on
plaçait dans des entreprises d’un autre genre parce qu’il fallait laisser la
place la plus honorable aux aînés et conserver les terres en indivision ?
Aucune interprétation n’est avérée et nous restons dans le domaine de
l’hypothèse. Mais un changement est manifeste. L’onomastique est à cet
égard parlante. Les notables du second siècle portent presque tous des
gentilices « patronymiques » de création locale, ce ne sont plus des des-
cendants des Iulii. Est-ce parce que les Iulii avaient été durement frappés
par la répression de la révolte de Vindex1 ? Ce n’est pas exclu. Mais ce qui
est exclu, c’est de penser2 que les notables des Ier et IIe siècles appartien-
nent aux mêmes familles qui auraient simplement changé de nom. Les
règles de la dénomination étaient en Gaule aussi strictes qu’ailleurs et les
hypothèses de « fluidité » relèvent de la même tendance à l’exception
gauloise qui affecte l’interprétation des institutions dans une certaine
frange de l’historiographie. Il faut ajouter à cela un autre problème docu-
mentaire. Si les monuments funéraires mosellans attestent, comme on l’a
dit, d’une exceptionnelle mise en évidence du travail et du profit du tra-
vail ou du commerce, ils sont aussi totalement muets sur les éventuelles
fonctions publiques de leurs commanditaires. Il est impossible de déter-
miner la catégorie sociale de ces défunts3. Aux IIe et IIIe siècles, ce sont les
dédicaces religieuses et les évergésies qui apportent des informations sur
le rang social des dédicants, et encore modérément. L’identification des
élites des cités de Belgique est particulièrement délicate et il faut donc se
contenter des minimes indices dont nous disposons, ceux de
l’onomastique et de l’archéologie, pour avancer une interprétation sociale.
Les couches sociales inférieures ne sont pas mieux connues. La réparti-
tion des fermes et villas, avec peu de très grands domaines avant le IIIe
siècle, donne à penser qu’il a pu exister une « classe moyenne » de pro-
priétaires fonciers dont les terres seraient issues de partages successoraux
et de l’extension progressive des terroirs cultivés ; elle comprenait assu-
rément aussi des artisans, des commerçants locaux, le cas échéant des
soldats et des vétérans (mais c’est une catégorie peu visible en Belgique).
Nous aurions tendance à y ranger aussi une partie des affranchis dont la
place dans le commerce des biens produits sur les domaines ou dans le
négoce de leur patron (3705) voire au sein des corporations de transport

1.  Pour cette question, voir Heinen H., 1984.


2.  Drinkwater J.F., 1978.
3.  Voir l’exemple du pilier d’Igel : dernière mise au point par France J., dans Mentalités, p. 149-178.

335
IV. Diversité régionale

est bien connue en particulier à Lyon (1949) ou en Zélande (AE 1983, 721).
Si les Trévires1 constituent assurément la cité qui a envoyé le plus grand
nombre de ses citoyens dans toute la Gaule, il convient cependant de ne
pas surestimer la mobilité2 géographique des Gallo-Romains. Relèvent
sans doute aussi de cette catégorie, les affranchis publics employés dans
l’administration (p. ex. 11359), éventuellement religieuse (F 14), notam-
ment les affranchis (et esclaves) impériaux des bureaux financiers3. Un cas
particulier est celui de C. Iulius Pothus, affranchi d’un affranchi
d’Auguste, venu sans doute d’Italie pour commercer et dont la fille reçut
une stèle funéraire au pied du Titelberg (AE 1989, 538) où son père, vu la
date, avait encore trouvé un site de pleine importance. Mais il n’est guère
aisé de se faire une idée exacte du rôle des affranchis dans la société gallo-
romaine car les travaux généraux qui leur ont été consacrés sont insuffi-
sants.
Plus on descend dans la pyramide sociale, moins nous disposons de
documentation : la forte proportion des citoyens romains dans les sources
épigraphiques indique que l’essentiel de nos textes parle des riches et
moyennement riches et rarement des vrais pauvres. Les artisans, ouvriers
des chantiers, des ateliers, de l’agriculture, sont davantage connus par
l’archéologie, leurs produits, leurs habitats et leurs tombes, que par les
textes, et leur degré de dépendance (colons, clients) ou de liberté est diffi-
cile à déterminer, sauf exception (les coloni Crutisiones : 4228) ; les possibi-
lités réelles de réussite individuelle relative variaient sans doute selon les
circonstances. Quant à la population servile non impériale, elle est encore
moins saisissable : très peu d’esclaves avérés4 apparaissent dans nos sour-
ces. Quant aux images de la domesticité, nombreuses dans la sculpture
mosellane, ne permettent guère de découvrir le statut des personnes.
Que peut-on conclure de cette faiblesse documentaire, à opposer à
l’abondance numérique italienne ? Assurément à des variations dans les
modes de représentation5 qui, sans doute, doivent nous conduire à rééva-
luer leur nombre. Mais peut-être aussi à admettre un chiffre objectivement
moindre des esclaves et des affranchis en Gaule, en raison d’une structure
socio-économique différente qui ne comportait sans doute pas une aussi
forte dichotomie très riches / très pauvres. Par ailleurs, si assurément des

1.  Krier J., 1981.


2.  Wierschowski L., 1995, a fortement mis cette mobilité en évidence mais parfois sur la base de
critères discutables.
3.  Mercurialis, affranchi impérial, est-il à Trèves employé au tabularium colonial ou provincial ?
(CIL XIII 4194).
4.  Par exemple une domestique du nom de Bergussa à Reims (3285), un couple et un enfant chez
les Trévires (4199), un marchand d’esclaves à Metz (AE 2004, 951), un esclave public du nom de
Sabinus (N 43), un esclave sur une estampille de tuile (AE 1989, 540), deux esclaves sans doute
à Colijnsplaat (AE 2001, 1491 et 1973, 366), une nourrice et deux enfants à Metz (11397)...
5.  Binsfeld A., 2006-07.

336
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

dépendants nombreux gravitaient autour des élites et de la « classe


moyenne », comment les identifier et surtout quel statut leur attribuer ?
La mise en place augustéenne se fondait sur un continuum social qui ren-
voie, pour les rapports de production, à la structure gauloise. Les Celtes
de l’époque de l’indépendance1 connaissaient une organisation sociale
fondée davantage sur la clientèle (certes contraignante) que sur l’escla-
vage. Ces clients constituent sans doute une part importante de la popula-
tion gallo-romaine de pérégrins engagés dans un processus d’accès à la
citoyenneté romaine mais aussi d’émergence économique par la pratique
de l’artisanat et du commerce.

L’économie

En Gaule, dans l’Antiquité, l’économie est fondée sur l’agriculture,


l’exploitation du sol et de ses ressources, essentiellement dans le cadre du
domaine rural, et la consommation de la production est d’abord celle des
habitants du fundus, propriétaires et dépendants. La ville et l’agglo-
mération, dans le schéma traditionnel proposé par l’historiographie, ap-
paraîtraient comme des greffes improductives, nécessitées par des fonc-
tions collectives de gestion ou de représentation, regroupant les élites
propriétaires du sol et détentrices de l’exercice du pouvoir, consommant
dans l’apparat urbain les faibles marges bénéficiaires du produit rural. Ce
modèle de l’autosuffisance est aujourd’hui dépassé : les recherches récen-
tes activées par les nouvelles données archéologiques ont rompu avec le
concept minimaliste et, sans mettre en cause ses fondements agraires, ont
largement ouvert le débat. Une des démarches les plus dynamiques au-
jourd’hui est inspirée par l’approche2 « néo-institutionnaliste » qui ana-
lyse et évalue l’influence du cadre légal, institutionnel, juridique, fiscal sur
la nature, le fonctionnement et les mécanismes de l’économie. Dans cette
perspective, les pouvoirs publics (aux échelons centraux et locaux) inter-
viennent comme acteur, voire régulateur, bien au-delà des prélèvements
de taxes, impôts ou réquisitions annonaires, et donc constituent un parte-
naire privilégié de la croissance économique observée. À cet égard, la
monétarisation3 effective du commerce, dès le début du Ier siècle de notre
ère, s’impose comme un instrument de développement.
Considérée longtemps à l’image de quelques villas d’une richesse en
fait exceptionnelle comme une unité de grande ampleur dominant un
domaine considérable et pratiquant le faire-valoir indirect grâce à une

1.  Kruta V., p. 348-351.


2.  Bresson A., p. 23-36 ; Kehoe D.P., 2007.
3.  Van Heesch J., dans Belgique, p. 4-9.

337
IV. Diversité régionale

main-d’œuvre servile, selon le modèle latifundiaire italien – base des for-


tunes sénatoriales –, l’exploitation rurale gallo-romaine se révèle en réalité
plus modeste et plus diversifiée. Les « fermes indigènes » ou les « mai-
sons-étables » en matériaux légers n’ont pas cédé partout la place à des
constructions en dur de techniques romanisées, en particulier dans les
zones sablonneuses des Ménapiens1. Au demeurant, si les plus grands
établissements, les plus riches, sont souvent l’aboutissement d’un proces-
sus évolutif qui peut s’étaler sur deux siècles, il a existé aussi
d’imposantes villas ayant fait d’emblée l’objet d’un projet architectural
considérable2. Il convient donc de ne pas opposer chronologiquement
deux types d’implantations mais plutôt de concevoir une économie
agraire fondée sur une gamme variée d’entreprises, ce que permet au-
jourd’hui une méthode d’investigation qui porte tant sur l’ensemble du
terroir domanial que sur l’unité centrale d’exploitation3. En outre il ne
faut pas confondre qualité du développement et degré de romanisation
avec les matériaux, typologie et techniques de construction des habitats.
Par ailleurs la recherche a montré l’intensité de l’occupation des sols et la
densité de l’habitat rural développé avec installation de nouveaux établis-
sements sous l’effet conjugué de la pression démographique et de la crois-
sance de la demande, militaire et urbaine. Le faire-valoir direct devait
sans doute prévaloir dans les fermes de taille moyenne mais il reste diffi-
cile à définir comment fonctionnaient les grands domaines de l’élite rési-
dant dans les villes et possédant des biens dans diverses régions.
L’esclavage ne semble guère répandu et peu d’affranchis apparaissent
dans la documentation. On pense à un personnel libre sous la houlette
d’un tenancier (vilicus,  institor,  actor) qui pouvait lui-même s’enrichir et
progresser dans l’échelle sociale, mais toute une gamme de possibilités
existe qui inclut le colonat et la clientèle, mais aussi l’exploitation fami-
liale. Un autre problème non résolu est de déterminer le degré éventuel
d’autonomie des domaines entre eux : les villas petites et moyennes sont-
elles indépendantes4 ou constituent-elles des métairies, par exemple ?
L’archéologie ne permet pas de répondre à ces questions et nous ne dis-
posons pas de textes. On peut toutefois se demander si la « modernisa-
tion » et l’équipement luxueux de certaines villas, même petites, ne trahis-
sent pas une présence et une activité du propriétaire lui-même dans son
domaine ?

1.  De Clerq W. et van Dierendonk R., dans Romeins erfgoed, p. 6-34.


2.  Cf. l’exemple de la villa d’Echternach (Metzler J., 1981).
3.  On verra par exemple le cas du fundus de Lösnich (Moraitis A., 2003).
4.  Comme la question en est posée pertinemment par Marzano A., 2007, pour l’organisation
rurale en Italie centrale.

338
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

Le développement rural a suscité des innovations techniques1, la mois-


sonneuse trévire, le tonneau, le pressoir, peut-être la charrue, et la voiture
à brancards particulièrement bien adaptée au transport urbain léger. Le
moulin à eau sur la Moselle célébré par Ausone (359-364) pour l’antiquité
tardive (moulin de forge) a dû être actif bien auparavant comme le mon-
trent aujourd’hui les études et les découvertes sur la technologie de l’eau2,
qui mettent en évidence aussi les moulins à blé et à huile au moins dès le
IIe siècle. Les progrès de l’archéologie environnementale ont également
mis en évidence des investissements agronomiques dans la variété des
plantes (céréales, horticulture, fruits, vigne)3 et dans la sélection des espè-
ces animales4. Ainsi par exemple les élevages se spécialisent en bétail de
boucherie, ou animaux de trait. On constate aussi à la faveur d’une an-
thropisation croissante du paysage, un défrichement important et une
diminution du couvert forestier. Les domaines ruraux ont souvent été le
siège d’une activité artisanale (fours, forges, ateliers) dont il est difficile de
mesurer l’importance de diffusion, locale, domestique ou commerciale ?
C’est dans les grandes villes et multiples bourgades que l’artisanat se
développe de manière aussi variée que productive, générant un enrichis-
sement extérieur à l’agriculture5, et employant une population active sus-
ceptible d’émancipation, également en dehors du secteur rural, même s’il
n’est pas exclu que l’investissement vienne de l’élite terrienne : en premier
lieu, il faut placer la céramique, vaisselle courante surtout dont
l’importance dès l’époque augustéenne et l’extension au fil du Haut-
Empire sont bien connues ; mais d’autres types d’ateliers et métiers sont
attestés par l’archéologie, l’épigraphie ou les reliefs : citons les tanneries,
teintureries et fouleries, le travail des métaux, celui du bois, celui de la
pierre notamment sculptée, la tabletterie, les textiles, le verre... Ces pro-
ductions s’inscrivent à la fois dans un marché local en relation avec le
fundus et dans un marché à plus longue distance pris en charge par des
négociants spécialisés que l’on peut reconnaître par l’épigraphie dans tous
les nœuds de distribution du nord de la Gaule. D’autres productions sont
extérieures, en fonction notamment des sites naturels : ainsi la pierre, à
Norroy par exemple, exploitée par l’armée ; les métaux, notamment le fer,
dans l’Entre-Sambre-et-Meuse6 ; les briqueteries et tuileries comme celle
du Douaisis7, ou la sigillée argonnaise. Le sel (gemme ou marin) est une
production essentielle de la province ; elle est sans doute contrôlée et

1.  Raepsaet G., Prémices ; Attelages.


2.  Cf. Bouet A., 2005, par exemple.
3.  Brulet R., p. 119-122.
4.  Lepetz S., Animal ; Van Neer W. e.a., dans Belgique, p. 40-43 ; Matterne V.
5.  Cf. Economies beyond Agriculture.
6.  Brulet R., p. 208-212.
7.  Louis E. et Thuilier F., 2007.

339
IV. Diversité régionale

sous-traitée par l’administration, répartie en de multiples sites générale-


ment proches de la côte1, associés à des productions alimentaires diver-
ses : jambons des Ménapiens, allec de Zélande (résidu de saumure ; AE
1973, 365 ; 375) qui faisaient la jonction entre l’artisanat, l’élevage et la
pêche.
Tous ces produits circulaient en Gaule et dans l’empire à la faveur d’un
développement commercial sans précédent aux mains de marchands et
transporteurs indigènes qui avaient remplacé les negotiatores italiens en-
core présents au début de l’empire. Transport fluvial grâce à un réseau de
rivières exceptionnel, grâce aussi à une excellente technologie des ba-
teaux2, transport maritime dans la Manche et la Mer du Nord mais aussi
transport terrestre dont l’amélioration est à compter parmi les apports de
la Gaule septentrionale au bon fonctionnement des circuits commerciaux.
Si l’axe Rhône-Saône-Moselle-Rhin (et ses variantes) est essentiel, l’Escaut
et la Meuse ne sont pas à minimiser, non plus que la région des embou-
chures aujourd’hui mieux comprise. Là devait se trouver un port impor-
tant, sombré dans les transgressions marines ultérieures, sans doute à
proximité du sanctuaire de Colijnsplaat qui a livré une remarquable do-
cumentation sur les commerçants cherchant la protection de Nehalennia.
Avec le port militaire de Boulogne, cet établissement devait assurer un
transit de grand volume vers la Bretagne. Nous en avons à la fois des tra-
ces archéologiques et épigraphiques.
Si l’activité commerciale paraît libre, il ne faut pas sous-estimer, dans
l’organisation de certains marchés, la part de mainmise du pouvoir cen-
tral ou local, réelle mais difficile à circonscrire3 : pour le blé, la liberté
d’action ou la contrainte du préfet de l’annone et de ses envoyés sont ma-
laisées à apprécier en proportion mais, en dehors du ravitaillement des
troupes, il pourrait y avoir eu aussi intervention municipale ne fût-ce que
pour réguler les prix ; pour le sel, les liens des salarii et salinatores avec
l’administration4 suggèrent une organisation particulière avec affermage
et adjudication de la production et de la commercialisation au sein des
cités. En échange, des produits importés alimentaient également les mar-
chés, peut-être pour certains sous le contrôle de l’annone, l’huile méditer-
ranéenne par exemple. Mais le vin des vinarii lyonnais ou la sigillée du
sud ou du centre de la Gaule doivent également être cités. Sur ce dernier
point la Belgica sut développer sa propre production concurrente, sigillée
d’Argonne et sigillée mosellane ayant conquis leurs parts de distribution5

1.  Hocquet J.C., 1994.


2.  Notamment connus par les péniches de Pommeroeul (Bausier K., Boisson).
3.  Voir à ce propos les différentes contributions du volume édité par Lo Cascio E., 2000.
4.  Will E., 1962.
5.  Raepsaet-Charlier G. et M.-Th., 1987-88.

340
La Gaule Belgique d’Auguste à Commode. Perspectives historiques

sous la houlette des cretarii. Un modèle « néo-institutionnaliste » récent1


voudrait lier la structure commerciale des produits de masse en Gaule au
circuit annonaire, considérant les autres marchandises comme des « ac-
compagnements » secondaires. Cette interprétation est intéressante mais
discutable car, si le poids direct de l’annone peut s’imposer dans le
contexte militaire entre Auguste et Claude, ce n’est plus le cas par la suite
où les réseaux régionaux et locaux de distribution s’imposent à leur tour.
L’émancipation sociale et juridique des acteurs indigènes du commerce
implique incontestablement une liberté d’enrichissement qui se développe
clairement au-delà des prélèvements fiscaux et annonaires.
Le fonctionnement économique et commercial ne se faisait pas dans
l’anarchie ou l’improvisation. Toutes les transactions s’inscrivaient dans le
cadre strict du droit romain et il est intéressant de constater que, même au
niveau des productions mineures, un cadre contractuel existait et que le
recours à l’écrit2 concrétisait tout acte, toute négociation, tout cahier des
charges, tout mandat. Une comptabilité précise était établie qui tenait
compte des bordereaux d’enfournement par exemple, ou des relevés des
prestations3. Un des rouages les plus répandus pour la production aussi
bien dans le domaine rural que dans un atelier urbain était constitué par
le contrat de sous-traitance, entre un investisseur et un exécutant, qui
faisait l’objet d’un document généralement validé par des témoins. Les
instances publiques, y compris l’annone, affermaient de nombreuses tâ-
ches et travaux, et l’adjudication des mines et de la pierre, des transports,
sans doute des salines, constituait un mode de gestion habituel4.
Globalement c’est donc un développement urbain, une intégration
consciente, une latinisation progressive, une adhésion réfléchie aux
idéaux de la civilisation romaine dans le cadre d’une croissance économi-
que et sociale qui paraissent le mieux caractériser la Gaule Belgique aux
deux premiers siècles, avec sans doute des variantes locales. Le poids de
Rome avait cependant été contraignant, dans ses implications sociales
comme dans ses exigences militaires et ses prélèvements économiques.
Perçu durement au Ier siècle qui vit plusieurs révoltes, il fut par la suite
mieux assimilé dans un processus dynamique d’émancipation que concré-
tisera un peu plus tard la constitution de Caracalla.

1.  Cf. en particulier Jacobsen G., 1995.


2.  Aubert J.-J. dans Mentalités, p. 127-147.
3.  Raepsaet-Charlier G. et M.-Th., Sains‐du‐Nord (un simple compte de tuilier).
4.  Aubert J.-J., Business.

341
IV. Diversité régionale

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346
Peuples et cités des Germanies
sous le Principat
Annie Vigourt
Maître de conférences en histoire romaine à l’université de Paris IV-
Sorbonne, membre du groupe de recherche UMR 7044,
« Antiquité Romaine et Chrétienne. Étude des civilisations de l’Antiquité »

« De tout ce qu’a produit le génie politique et militaire de Rome,


la Germanie est peut-être la création la plus grande et la plus durable.
Un jour, il est vrai, la créature en est venue à supplanter son créateur ;
cette circonstance ne saurait pourtant nous faire oublier que le monde
germanique doit son existence même à l’initiative de Rome… »
Patrick Geary, Naissance de la France, Paris 1989, préface
(trad. fr. de Before France and Germany, Oxford 1988).

Des auteurs ont rattaché des peuples des IIe s. av. J.-C. – IIe s. ap. J.-C. à
un ensemble désigné sous le terme générique de « Germains ». La littéra-
ture est très riche : récits annalistiques de Tite-Live et Tacite, histoire des
guerres de César par lui-même ou son continuateur Hirtius, histoire des
guerres de Tibère et Germanicus par Velleius Paterculus, géographie eth-
nologique de Strabon, Pline l’Ancien ou Pomponius Mela, essai ethnogra-
phique de Tacite, sans compter les allusions dans des biographies de Plu-
tarque et Suétone. Il est en revanche bien difficile de retracer la ‘parole des
Germains’, puisque nous ne possédons que celle des Romains, et il faut
donc beaucoup solliciter les résultats des fouilles archéologiques et les
inscriptions trouvées dans le nord-ouest du monde romain, qui datent
naturellement toutes de l’époque impériale. Il se trouve que le livre dans
lequel s’insère ce chapitre est lié à une question mise au programme des
concours de recrutement dans l’Éducation nationale, question axée sur les
relations de Rome avec l’Occident : dans ce cas, les sources écrites sont
tout à fait pertinentes.

Définition des Germanies

Les Grecs ignoraient les Germains, ou les différenciaient peu des Cel-
tes : à lire les sources helléniques, il n’y avait pas de peuples séparant les
Celtes des Scythes. C’est là, en partie, une conséquence des insuffisantes
connaissances géographiques concernant la mer Caspienne et l’extrême

347
IV. Diversité régionale

nord de l’Europe. Strabon indique tout à fait clairement que les Germains
ont ainsi été appelés non par les Grecs mais par les Romains, soucieux
selon lui de souligner ainsi l’étroite parenté de ces peuples avec les Cel-
tes1 ; aucun terme générique n’était usité par les intéressés eux-mêmes.
Cassius Dion, dans son ouvrage écrit en grec au début du IIIe siècle, a plus
tard régulièrement désigné les Germains comme des Keltoï ; Denys
d’Halicarnasse cependant, qui avait écrit sous Auguste, avait distingué
Germania et Galatia.
Quand il s’agit de récits événementiels, les sources littéraires mention-
nent généralement les noms des peuples ; c’est dans le cadre d’indications
ethnographiques qu’apparaît le terme ‘Germains’, désignant des barbares
remarquables par leur haute taille ou leur blondeur, leur quasi nudité,
leur extrême mobilité, des rites spécifiques supposant des acteurs aussi
‘étonnants’ que les prophétesses ou des instruments particuliers comme
les chaudrons2. Selon César3, Strabon4, Tacite5, une zone allant du Rhin à
l’Elbe était globalement considérée comme habitée par des Germains ;
Strabon reconnaissait ne pas savoir grand chose de l’extrême nord-est, en
dépit des expéditions augustéennes dont il appréciait les apports scienti-
fiques. Cette qualité frontalière du Rhin est à l’évidence un héritage de la
réflexion césarienne ; dans les faits, il semble bien que le Rhin était une
voie de circulation entre les peuples plutôt qu’une frontière séparant les
Germains des Celtes, les Belges étant eux-mêmes considérés comme des
Germains qui étaient passés sur la rive gauche du fleuve6.
Les Gréco-romains ne connaissaient les Germains que dans la mesure
où les Romains s’en étaient approchés. Dans ce processus, les guerres
contre Cimbres et Teutons furent fondatrices, et pourtant, là encore, les
ambiguïtés ne manquaient pas. Salluste, Cicéron, Florus, Appien, Orose7
ont présenté les Cimbres comme des Celtes, alors que César et Strabon les
ont rangés parmi les Germains, suivis en cela par Plutarque et Tacite8 ;
auteurs de langue grecque ou latine se mêlent dans chacune de ces séries.
Leur origine géographique a cependant fait, à peu près, l’unanimité :
Cimbres et Teutons seraient venus du nord, d’une région difficilement
habitable du fait des forêts profondes que le soleil ne pouvait percer. Mais
les causes de leur migration et de leur rencontre avec Rome étaient plus
discutées. Strabon a réfuté l’idée qu’une marée exceptionnelle aurait chas-

1.  VII.1.2.C290.
2.  Strabon, VII.1.2.C290 et 3.C290-291 ; Tacite, Germ., IV, VI, VIII.2-3 et H., IV.LXI.3-5.
3.  BG, I.31 et VI.24.
4.  VII.1.3.C290 et 1.4-5.C292.
5.  Germ., I.
6.  César, BG, II.4.1-2 ; Tacite, Germ., XXVIII.1-2. Voir Günnewig (1998), p. 27.
7.  Respectivement : Jug. 114 ; De prov. consul. 13 et De orat. II.66 ; III.4 ; frg. IV.2 ; V.16.15.
8.  Respectivement : BG, I.33 ; VII.2.2-4.C293-294 ; Marius, 11 ; Germ., XXXVII.

348
Peuples et cités des Germanies sous le Principat

sé les Cimbres de leur pays d’origine, puisqu’ils étaient habitués aux


mouvements de l’Océan et « habitaient encore la région où ils étaient an-
ciennement installés ». Plutarque a écrit que la recherche des ressources
nécessaires à une population croissante avait conduit ces populations à
migrer par petites étapes, un peu tous les ans, mais il a reconnu que « tout
cela relève de la conjecture plutôt que de l’histoire nettement établie. »
Th. Burns a bien exposé que la thèse de la migration n’était qu’une expli-
cation facile pour les Anciens, que rien ne vient réellement l’étayer ; il
suggère, dans la mesure où le nom ‘Cimbres’ évoquait des brigands ou
des pillards, qu’il s’agissait de mercenaires de culture celtique, employés
par les peuples de la zone des oppida, du fait des troubles qui sévissaient
alors1. Que ce fussent des guerriers efficaces n’a fait de doute pour per-
sonne : en 113 av. J.-C. face à Cnaeus Calpurnius Carbo, en 109 face à
Marcus Iunius Silanus, en 105 face à Marcus Aurelius Scaurus, Cnaeus
Mallius Maximus et Quintus Servilius Caepio, ils furent vainqueurs et les
pertes romaines furent très lourdes. Mais dépeindre les Cimbres et Teu-
tons comme des guerriers effrayants était aussi – ou peut-être surtout –
une manière d’accroître le mérite de leur vainqueur Marius, car ces défai-
tes des années 113-105 av. J.-C. étaient très largement dues aux dissen-
sions entre Romains, à leurs rivalités politiques2. Que Cimbres et Teutons
n’aient pas été une lointaine réalité pour les Romains de la fin de la Répu-
blique est une certitude : non seulement les armées de 113-105 étaient des
armées de citoyens, mobilisés spécifiquement pour ces campagnes et dont
les attaches étaient fondamentalement romaines, mais de plus les victoires
d’Aix sur les Teutons et de Verceil sur les Cimbres amenèrent une énorme
quantité d’esclaves, qui furent donc visibles de toutes les catégories socia-
les de Rome3. À partir d’Auguste, Cimbres et Teutons firent partie inté-
grante de la légende de Rome dans ses combats face aux Germains4.
César fut donc le premier à désigner comme ‘Germains’ une série de
peuples, dont certains n’apparaissent nulle part ailleurs que dans son
texte, auxquels il a fixé le Rhin pour limite territoriale occidentale ; il a
considéré que Celtes et Germains différaient profondément par leurs
cultures5. Les trouvailles archéologiques montrent cependant qu’il n’y
avait pas, au-delà du Rhin, une population homogène formant un ensem-
ble cohérent, les objets mis au jour étant de styles très hétérogènes6 ; ce ne
fut qu’aux alentours de notre ère que furent réalisés deux ensembles im-

1.  Burns (2009), p. 84-87.


2.  David (2000), p. 149-150, 153-154, et 157.
3.  Aquae Sextiae/Aix en 102, Verceil en 101. David (2000), p. 92, évoque le nombre de 140 000
esclaves.
4.  Burns (2009), p. 65-68.
5.  BG, VI.21.
6.  Voir Völling (2005), passim.

349
IV. Diversité régionale

portants et unifiés, mais fugaces, autour d’Arminius et de Marobode. Il


semble que les peuples de la Germanie définie par César se morcelaient et
s’associaient constamment en de nouvelles unités, formées par coalition
de familles suffisamment puissantes pour entraîner des groupes avec
elles. Aussi ces peuples germaniques étaient-ils souvent constitués
d’éléments disparates : les Trévires, par exemple, regroupaient des famil-
les celtes et germaniques. Cela n’a pas empêché César – et ses successeurs
– d’en parler comme d’une ciuitas1, et Tacite les a dits ‘germains’2, alors
qu’il a refusé cette identité aux habitants des Champs Décumates, sous le
prétexte justement qu’ils étaient venus de partout3.

Pourquoi soumettre les Germains ?

Le problème de l’impérialisme romain est complexe, et la conquête de


la Germanie n’en illustre que quelques facettes. Une stratégie défensive
n’est pas invraisemblable : que des peuples voisins de l’empire
s’entredéchirent, risquant ainsi de déstabiliser une vaste zone, ou qu’au
contraire ils réussissent à former de larges ‘fédérations’ hostiles à Rome
avec laquelle ils pouvaient vouloir rivaliser, aucune de ces situations ne
pouvait paraître satisfaisante. Mais, contrairement à ce qui est parfois
affirmé4, il n’y avait pas pour les Romains de « mission civilisatrice ».
Toutes les études montrent qu’il leur importait assez peu de ‘romaniser’
les peuples qu’ils dominaient ; en revanche ces derniers devaient accepter
leur soumission, et si de surcroît ils adoptaient les mœurs romaines et
disposaient de ressources suffisantes, ils pouvaient recevoir citoyenneté
romaine et honneurs.
La conquête de la Germanie ne différa pas fondamentalement des au-
tres conquêtes romaines : un homme public avait le devoir moral
d’entretenir, voire d’accroître, la gloire de Rome et celle de sa famille, ce
qui supposait corrélativement le devoir de maintenir ou augmenter ses
propres richesses. L’intervention de César contre Arioviste a ainsi résulté
de tout un faisceau d’événements et de traits culturels bien romains.
Après Marius, Sylla et Pompée, César, pour être grand à Rome où il ne
manquait pas d’ennemis, devait rivaliser avec ces illustres devanciers ; la
conquête des Gaules fut un élément de cette rivalité, les incursions en
‘Germanie’ faisant de lui, en outre, un découvreur5. Arioviste avait sou-

1.  Voir Günnewig (1998), p. 56.


2.  Germ., XXVIII.4
3.  Germ., XXIX.4
4.  Ainsi K. Modzelewski, L’Europe des Barbares, Paris 2006, p. 14.
5.  César., BG, I.44.12, Dion Cassius, XXXIX.48. Goudineau (2000), p. 199-200 et Günnewig (1998),
p. 43.

350
Peuples et cités des Germanies sous le Principat

tenu les Arvernes contre les Éduens alliés de Rome : c’était là une raison
suffisante d’intervention, pour un Romain soucieux de la dignité et de la
majesté de Rome. Mais Arioviste avait reçu du Sénat, quand César était
consul en 59, le titre de rex et amicus, et la situation était donc plus com-
plexe qu’il n’y paraissait, un amicus des Romains attaquant un autre ami‐
cus. Le passage en Germanie fut bref. La capture de nombreux prison-
niers destinés à être ensuite vendus comme esclaves est plausible, mais
les textes signalent la destruction des récoltes, le ravage des habitations
par le feu, non un lourd butin qui n’eût pas manqué d’être évoqué s’il
avait existé1.
À partir d’Auguste, l’appétit de gloire ne s’éteignit pas. Les princes
n’ayant pas de légitimité permanente, ils devaient sans cesse prouver leur
efficacité, leur accord avec les dieux, mettre en évidence des victoires et
des conquêtes. La gloire n’était pas toujours liée à des opérations militai-
res : les ambassades, comme celle des Cimbres reçue par Auguste en
5 ap. J.-C.2, ou les séjours prolongés de princes étrangers à Rome comme
ce fut le cas pour Marobode3, voire la fidélité indéfectible de chefs tel le
Chérusque Ségeste4, attestaient également le rayonnement de Rome et de
ses princes. Mais il est tout à fait certain, quand on considère une chrono-
logie des opérations militaires en Germanie, qu’Auguste a eu la volonté
de soumettre les peuples germaniques. Le Rhin n’était pas considéré
comme une frontière naturelle : construire des ponts était parfaitement
possible – et César en avait installé un en 10 jours selon le Bellum Gallicum5
–, sans compter que des bacs permettaient le franchissement et que la
rigueur des hivers pouvait autoriser, certes fugacement et de manière
imprévisible, le passage à gué6.
L’organisation administrative locale était celle d’une phase de
conquête : les membres de la famille impériale envoyés sur place, ou les
légats d’Auguste propréteurs en charge des armées, rendaient également
la justice, s’occupaient des affaires civiles en général, comme tout gouver-
neur de province. Ce fut d’ailleurs le soin qu’il mit à accomplir ces tâches
qui fit taxer Varus d’imprudence ou d’inconscience7, mais il existe des
traces archéologiques d’installations romaines dans les zones qui
n’appartinrent pas aux Romains après 9 n. è. et la bataille de Teutoburg-
Kalkriese. Elles furent longtemps systématiquement interprétées comme
les restes de forts avancés installés par les chefs romains qui purent pen-

1.  Contrairement à ce qui se passa en Gaule : Goudineau (2000), p. 317-328.


2.  Strabon, VII.2.1.C292-293 ; RGDA 26.2.
3.  Strabon, VII.1.3.C290.
4.  Velleius Paterculus, II.CXVIII.4.
5.  IV.17-18.1.
6.  Suétone, Dom., VI.
7.  Velleius Paterculus, II.CXVII-CXVIII.

351
IV. Diversité régionale

dant quelques années s’imposer entre Rhin et Elbe. Dans certains cas as-
surément les fouilles appuient cette interprétation, comme à Haltern ;
mais il paraît désormais assuré que telle n’était pas la fonction de Wald-
girmes, conçu comme une agglomération civile dont l’exploration archéo-
logique a démontré l’originalité. La région était d’ailleurs alors source de
revenus pour Auguste, grâce à l’exploitation du plomb1.
En 9 ap. J.-C., le désastre de Varus fut un coup terrible, mais surmonté
sur le terrain : les Germains ne déferlèrent pas sur Rome, et Tibère reprit
très vite l’offensive, qui ne s’arrêta pas à la mort d’Auguste ; Germanicus
puis Drusus fils de Tibère, puis Corbulon et enfin Domitien, Trajan et
Antonin le Pieux continuèrent à agrandir le domaine romain vers le nord-
est. Des études récentes ont en effet montré que, dans le sud de la Germa-
nie supérieure, les Champs Décumates ont connu des développements
après Domitien, alors que les installations entre Rhin et Danube étaient
généralement attribuées au dernier Flavien. Les établissements militaires
ont été déplacés vers l’est dans la seconde moitié du règne de Trajan, vrai-
semblablement juste après la conquête de la Dacie et en connexion avec la
réorganisation des frontières nord de l’empire, liée à cette dernière exten-
sion du monde romain ; sous Antonin encore, le « limes » fut avancé. Cette
progression vers l’est des installations militaires alla de pair avec la mul-
tiplication des installations civiles et l’organisation des cités, vici, villae, en
deçà du « limes »2.
Les légats d’Auguste propréteurs en Germanie, toujours de rang consu-
laire, ne pouvaient être soumis au légat de Gaule Belgique, qui n’était que
de rang prétorien, et l’interprétation de W. Eck3 est tout à fait convain-
cante : il y eut, aux yeux de Rome, une seule Germanie en phase de
conquête, organisée civilement et militairement par des membres de la
famille impériale ou par des légats, jusqu’à ce que Domitien, sans doute
en 85, organise deux provinces et proclame ipso facto la conquête achevée
– ce qui n’empêchait assurément pas les opérations militaires ultérieures.

Les provinces de Germanie et les Germains

Conquête, administration, peuplement, étaient trois processus simulta-


nés, dont l’un ou l’autre à certains moments prédominait. Agrippa dès 20
av. J.-C. s’était préoccupé du réseau routier, et avait à leur demande –
convergente avec les intérêts de Rome – transféré les Ubiens sur la rive

1.  Eck (2007), p. 17-25 ; Wigg (1999), p. 40 ; Van Havre (2006), p. 106. Pour les phases d’exploration
par terre ou mer, d’avancée jusqu’à l’Elbe, par exemple : Nicolet (1988) p. 82-94 et 100-101, Lae-
derich (2001), p. 23-101, Le Bohec (2009), p. 176-178.
2.  Sommer (1999), p. 166-190.
3.  (2004), p. 214-220, et (2007), 34-35. La date est discutée.

352
Peuples et cités des Germanies sous le Principat

gauche du Rhin : leur rôle était alors de surveiller et protéger des autres
Germains les limites du monde romain1. Les Ubiens ne furent pas le seul
peuple ainsi déplacé : en 8 av. n. è., Tibère a installé des Sucambres et
Suèves sur le site de la future Xanten, et des Chattes qui devinrent des
Bataves sur l’île du Rhin2.

Germanie Inférieure

D’après M.-Th. Raepsaet-Charlier, « Vielfalt und kultureller Reichtum in den civitates Nieder-
germaniens », Bonner Jahrbücher 202/203, 2002/2003, p. 36.

1.  Tacite, Germ., XXVIII.5 et Ann., XII.27.1. Eck (2004), p. 46-55 et (2007), p. 10, date cette installa-
tion de 19-18 av. n. è.
2.  Suétone, Tib., IX.3. Bechert (2007), p. 18.

353
IV. Diversité régionale

Germanie supérieure

D’après É. Frézouls (éd.), Les Villes antiques de la France. Germanie supérieure 1 : Besançon,
Dijon, Langres, Mandeure, AECR, Strasbourg, 1988

354
Peuples et cités des Germanies sous le Principat

La fondation chez les Ubiens d’un autel équivalent à celui des Trois
Gaules intervint au tout début de l’installation romaine sur le Rhin1. Sous
Claude, la succession de hasards qui unit un prince né à Lyon avec une
princesse née dans la civitas Ubiorum offrit l’occasion de nouveaux déve-
loppements : une colonie romaine fut fondée, et la nouvelle cité nommée
Colonia Claudia Ara Agrippinensium/Cologne reçut le privilège du ius itali‐
cum ; sous un nom que nous ignorons, l’autel des Ubiens, antérieur à la
fondation de la colonie, demeura dans cette cité d’importance régionale
où siégeait le légat impérial : en 50, Cologne était ainsi devenue l’exact
équivalent de Lyon pour le nord de l’empire2. Il est bien évident qu’en
tout cela, les Romains agissaient de leur propre mouvement, prenant soin
de leur gloire et des exigences de leur tranquille domination ; entre autres
avantages, la déduction d’une colonie romaine, accroissant le nombre de
citoyens romains, pouvait favoriser le recrutement légionnaire local –
phénomène observé surtout à partir du IIe s. Pour autant, cela ne signifie
pas que les sentiments et intérêts des peuples soumis aient été contrariés :
à partir d’Auguste, certes, l’empire fut conçu comme une entité territo-
riale, mais l’exemple des Ubiens justement met en évidence que des liens
personnels existaient entre les princes et les peuples et cités. Nous ne
connaissons pas de liens de clientèle entre Agrippine et les Ubiens, et
l’insistance sur cette naissance ‘germanique’ d’Agrippine est tout à fait
remarquable : née quand son père Germanicus faisait campagne pour
venger les morts du désastre de Varus, cette femme de la plus haute aris-
tocratie romaine rapprochait les Ubiens de la dynastie Julio-Claudienne.
Vers 85, les légats de province siégeant à Mayence et Cologne prenaient
en fait sans rupture la succession des anciens ‘légats d’Auguste propré-
teurs pour les armées’ de Germanie supérieure ou inférieure, et cette pro-
vincialisation passe donc pour nous à peu près inaperçue dans les sour-
ces. Ces provinces ne couvraient assurément pas l’étendue de la Germania 
Magna, qui regroupait tous les peuples dits germaniques. Il ne paraît pas
vraisemblable que les autorités romaines aient pu tenter de faire croire à
une occupation totale, simplement en nommant ‘Germanies’ ces circons-
criptions administratives : Germanicus fut ajouté à la titulature de Nerva et
Trajan en novembre 97, de Marc Aurèle en 172, et de Commode en 182,
avec en outre l’adjectif maximus pour ce dernier ; ces surnoms ne pouvant
commémorer des victoires remportées sur des rebelles intérieurs, ils met-
taient en évidence l’existence de la Germanie libre.
Domitien n’eut pas plus que ses prédécesseurs le souci de l’homo-
généité ethnique des nouvelles provinces : en Germanie supérieure, les
Lingons, les Séquanes, les Helvètes et les Rauraques étaient des Celtes.

1.  Eck (2004), p. 85-91 et (2007), p. 12-16, propose entre 7 av. J.-C. et 9 ap. J.-C.
2.  Eck (2004), p. 132-137 et Haensch (1997), p. 73.

355
IV. Diversité régionale

Les Trévires et les Nerviens, peuples qui revendiquaient une origine ger-
manique selon Tacite, mais classés parmi les Gaulois par César1, n’étaient
pas en Germanie inférieure mais en Gaule Belgique ; en revanche
Mayence, vraisemblablement installée à l’origine sur une portion du terri-
toire trévire, était la capitale de la Germanie supérieure tout en possédant
une population à l’onomastique largement celtique2. Les Romains ne
semblent pas s’être heurtés au mécontentement des Celtes inclus dans les
Germanies, et les Lingons par exemple participèrent en 70 à la révolte de
Civilis aux côtés des Ubiens, Bataves, Bructères et Tenctères ; en fait,
l’appartenance d’une cité à une province n’empêchait pas des liens très
étroits avec une autre : les Séquanes et les Helvètes, qui passèrent ainsi de
Lyonnaise en Gaule Belgique puis en Germanie supérieure, continuèrent à
envoyer des représentants à l’autel des Trois Gaules3. L’existence des au-
tels provinciaux, leur rôle, sont des questions complexes, la tenue de
concilia regroupant les représentants des cités de la – ou des – province(s)
concernée(s) contribuant de toute évidence à nouer des liens intraprovin-
ciaux entre les notables des diverses cités, et extraprovinciaux entre ces
mêmes notables et les instances supérieures de l’empire. Que l’autel de
Cologne fut provincial est indéniable et il est vraisemblable que, jusque
sous Domitien, son rayonnement s’étendait sur toute la Germanie ro-
maine ; en revanche, à Arae Flaviae/Rottweil en Germanie supérieure, au-
cun élément ne permet de connaître le culte organisé à ces autels flaviens4.
La dimension d’une province, sa démographie, pesaient sur le plan
administratif : le prestige et les tournées des gouverneurs, les tâches des
procurateurs, en étaient modifiés. De telles considérations ont pu s’ajouter
à des intentions plus ‘diplomatiques’ ou ‘stratégiques’, que l’on a souvent
supposées à l’origine des découpages provinciaux : tant que l’empire était
conçu comme une puissance exercée grâce à de multiples liens de patro-
nage, supposant un effort pour aider l’aristocratie locale amie de Rome à
s’imposer et à se maintenir comme prédominante chez elle, il pouvait être
nécessaire de séparer des entités susceptibles de se heurter, ou de rassem-
bler celles qui s’épaulaient et soutenaient Rome. Cependant, les provinces
furent parties prenantes du pouvoir romain dès Auguste, de manière plus
évidente sous les Flaviens, et avec éclat sous les Antonins5. Les découpa-
ges répondirent alors surtout à un souci de stabilité : la désignation des
gouverneurs dépendait de principes hiérarchiques précis, et il fallait mé-

1.  Tacite, Germ., XXVIII.4 ; César, BG, II.24.4.


2.  Raepsaet-Charlier (2006), p. 376, 390 et 396.
3.  CIL XIII, 1674, 1675, 1695, cf. Raepsaet-Charlier (1999), p. 291 pour les Séquanes. AE 1972, 352,
cf. Frei-Stolba (1999), p. 72 note 222, Fishwick (2002b), p. 51 pour les Helvètes.
4.  Schmidts (2005), p. 127 ; Raepsaet-Charlier (1999), p. 311 ne croit pas à un culte provincial ;
Fishwick (2002a), p. 145-146 est moins prudent.
5.  Burns (2009), p. 182-183.

356
Peuples et cités des Germanies sous le Principat

nager les susceptibilités de ces personnages importants, tout en bornant


leurs ambitions. L’appartenance des Tongres à la Germanie inférieure ou
à la Gaule Belgique est donc un problème historique qui n’est pas margi-
nal, si l’on considère que l’inclusion – ou l’exclusion – de leur vaste terri-
toire modifie très sensiblement la carte de ces deux provinces. C’est la
découverte et l’étude d’une inscription faisant état du statut de municipe
pour la cité des Tongres qui ont incité M.-Th. Raepsaet-Charlier à classer
cette cité parmi celles de Germanie1.

Organisations civiques

Les noms de peuples germaniques et d’aristocrates germains, entités re-


lativement fugaces dans nos sources, apparaissent surtout lors des
conflits, dans des récits qui fournissent peu de renseignements institu-
tionnels. L’organisation en cités, assurément romaine, a été progressive-
ment développée dans les Germanies. La création de cités était un acte
juridique qui résultait de multiples facteurs : une telle décision pouvait
devenir une nécessité politique quand une agglomération à la spécificité
affirmée disposait d’une capacité économique et démographique suffi-
sante pour assurer son autonomie, si cela ne suscitait pas de désordres à
proximité par la désorganisation d’autres entités déjà existantes. Pour
autant, il ne faut pas imaginer que toute agglomération visiblement floris-
sante et située à distance des chefs-lieux des cités recevait un statut civi-
que : Epomanduodurum/Mandeure est un exemple révélateur2.
Le nombre des cités de Germanie supérieure n’est pas connu exacte-
ment, mais il a crû, avec l’organisation des Champs Décumates : le dépla-
cement vers l’est des lignes de forts a laissé la place à de nouvelles cités.
Les structures civiques en Germanie inférieure ne furent pas non plus
rigides : la fondation par Trajan de la Colonia Ulpia Traiana près de Xan-
ten fut sans doute consécutive à un remaniement du dispositif militaire.
Les cités des Germanies relevaient, comme ailleurs, de diverses catégo-
ries. Le plus souvent, c’est l’épigraphie qui permet de connaître le statut
d’une cité, bien que la littérature donne des indications pour les plus célè-
bres d’entre elles ; mais nous ignorons le cadre juridique de territoires,
même prestigieux. Songeons par exemple que nous n’avons aucune certi-
tude quant au statut civique de Mogontiacum/Mayence, capitale de pro-
vince3. Ces statuts n’étaient pas définitivement fixés, et les évolutions des
diverses cités étaient indépendantes les unes des autres : il est souvent

1.  Raepsaet-Charlier (1994), p. 43-59 ; (1995), p. 361-369.


2.  Frézouls dir. (1988), p. 425-504 ; Barral et alii (2007), p. 353-434.
3.  Raepsaet-Charlier (1999), p. 311-315.

357
IV. Diversité régionale

très difficile de rétablir les chronologies. Par exemple la cité des Bataves,
apparemment constituée par Drusus ou Tibère, reçut de Trajan le nom
Ulpius, et devint alors – ou un peu plus tard – un municipe ; celle de leurs
voisins Cannanefates, qui ne semble pas avoir existé avant Claude, reçut
une promotion vraisemblablement sous Hadrien.
La création de colonies romaines ou latines, qui implantait des popula-
tions nouvelles venues du monde militaire, n’était pas incompatible avec
l’octroi d’un statut à des communautés anciennes voisines : ainsi la colonia 
Iulia  Equestris/Nyon avait été établie en 45/44 par César sur un morceau
du territoire des Helvètes, qui furent eux-mêmes reconnus comme civitas
par Drusus ; puis l’installation en 16 ou 17 ap. J.-C. d’un camp légionnaire
à Vindonissa priva d’une autre partie de son territoire cette cité dont
l’agglomération principale (Avenches) reçut alors le nom de Forum Tiberii,
avant de devenir colonie sous Vespasien1. De même, la colonia  Augusta 
Rauracorum/Augst a été fondée sur une partie du territoire des Rauraques
en 44/43 av. J.-C. par Munatius Plancus, et refondée par Auguste peu
après 15 av. J.-C. alors que la cité des Rauraques a continué d’exister au
moins jusqu’au milieu du IIe s.2. En Germanie inférieure, la fondation en
50 de la colonie des Agrippiniens a laissé des Ubiens non citoyens ro-
mains et non Agrippiniens, dans des conditions que nous comprenons
mal, sans que cela ait suscité, semble-t-il, de mécontentement ; le vaste
territoire de Cologne a sans doute été encore accru à la fin de la révolte de
Civilis, par adjonction du territoire des Sunuci3 ; la colonia  Ulpia  Traiana
fondée chez les Cugernes par Trajan en 98 avant son départ du Rhin vers
Rome, semble en revanche avoir intégré les habitants de l’ancienne cité, et
d’autres populations comme les Baetasii4.
Globalement, il paraît possible d’affirmer que les cités pour lesquelles
nous disposons de quelques informations, quel que soit leur statut,
avaient des institutions très comparables à celles que nous trouvons dans
le reste du monde romain occidental : des décurions formant l’ordo de la
cité, des magistrats intitulés questeurs, édiles, duumvirs iure dicundo, des
prêtres appelés sacerdotes, des sévirs augustaux, parfois des haruspices,
des augures et des pontifes. C’était par des détails que se distinguaient les
institutions civiques : ainsi, le magistrat suprême de la cité pérégrine des
Helvètes était un magister, titre qui peut avoir été une traduction d’un
terme gaulois, et la colonia Iulia Equestris avait, sans doute au début de son
histoire, en cas de défection des magistrats suprêmes, un interrex qui sem-

1.  Raepsaet-Charlier (1999), p. 278-282 et Frei-Stolba (1999), p. 67-91.


2.  R. Frei-Stolba (1999), p. 91-92, observe que les inscriptions honorifiques ou votives, les milliai-
res, sont peu nombreux à Augst du fait du contexte archéologique et historique, et l’étude de
cette cité est difficile.
3.  Eck (2004), p. 159-161 et 208-209.
4.  Galsterer (1999), p. 263-266.

358
Peuples et cités des Germanies sous le Principat

ble avoir ensuite laissé la place à un préfet produumvir1. Chaque cité était
en fait bien individualisée, avec un panthéon particulier et un calendrier
spécifique, qui ne concernait évidemment pas la seule agglomération
principale : Villars d’Héria, site naturel de montagne sur le territoire des
Séquanes, était ainsi un lieu de culte public, où les magistrats de la cité
jouaient un rôle, et où a été retrouvé un fragment d’un calendrier gaulois
« symbole de l’identité de la cité » selon J. Scheid2.
Les dédicaces retrouvées ne suffisent pas pour dresser la liste des divini-
tés publiques d’une cité : ainsi les 563 documents provenant de la Colonia 
Claudia Ara Agrippinensium sont difficiles à interpréter puisque 130 pierres
proviennent du camp de la légion I Minervia de Bonn, et que les dédicaces
privées sont les plus nombreuses. Selon l’étude de J. Scheid3 cependant, les
cultes des divinités romaines Jupiter, Junon, Apollon, Isis et Sérapis, Diane,
Mercure ont été implantés par les citoyens de la colonie à Cologne, où le
culte des Matrones, culte précolonial très répandu correspondant sans
doute à une répartition du peuple en curies, a fait lui aussi partie des cultes
constitutifs de la cité. Les décurions de cette colonie romaine, en décidant
du panthéon de leur cité, ont démontré leur romanité et tenu compte des
anciennes divinités du lieu et du peuple4. Ils étaient en cela fidèles à la
tradition civique insistant sur la cohésion et l’autonomie d’une population
et de son territoire, et se conformaient aux coutumes des Romains de Rome
qui concevaient parfaitement les Génies des lieux, accueillaient officielle-
ment de nouvelles divinités et offraient des honneurs aux divinités locales
rencontrées sur les territoires qu’ils administraient.
Cette atomisation des Germanies en cités aux cultes caractéristiques al-
lait de pair avec l’apparition de pratiques communes, inconnues pendant
la période préromaine : citons par exemple l’érection de colonnes surmon-
tées de statues dites ‘du cavalier à l’anguipède’, offertes à Jupiter5.

Les mœurs romaines en Germanie

Leur adoption rapide par des aristocrates locaux est attestée par de
nombreux témoignages. Ce ne fut peut-être pas sans conséquences sur les
désordres internes aux peuples germaniques – les récits à propos
d’Arminius et Ségeste mettent bien en relief que les désaccords quant à
l’attitude à adopter face à Rome s’ajoutaient aux rivalités internes ancien-

1.  Raepsaet-Charlier (1999), p. 321 et Frei-Stolba (1999), p. 49-53.


2.  Scheid (2006b), p. 443 ; Van Andringa (2006), p. 130-132.
3.  Scheid (2006a), p. 300-306.
4.  Scheid (1999), p. 398-419 ; Scheid (1981), p. 42-56, avait observé un processus semblable à Trè-
ves.
5.  Eck (2004), p. 503-506.

359
IV. Diversité régionale

nes1. Dès les débuts de la conquête, le passage dans l’ordre équestre de


Iulii qui avaient reçu la citoyenneté romaine de César ou Auguste est bien
connu2, mais la qualité de chevalier romain n’empêchait pas la rébellion ;
sur le plan militaire, ceux qui combattaient les légions connaissaient ainsi
fort bien les techniques romaines. L’évocation par Velleius Paterculus du
royaume de Marobode3 est à cet égard révélatrice.
Pour la période qui suit la conquête augustéenne, il est très difficile de
déterminer avec certitude l’origine germanique de sénateurs et de cheva-
liers. Dans sa monographie sur Cologne, W. Eck ne connaît aucun séna-
teur, et seulement quatre chevaliers originaires de la cité, mais souligne
que ce petit nombre tient vraisemblablement aux lacunes de notre docu-
mentation ; ainsi, il démontre qu’un préfet du prétoire jusqu’alors non
répertorié était très vraisemblablement originaire de la colonie : une of-
frande à Dea Vagdavercustis, divinité strictement locale, par ce préfet du
prétoire que rien, dans ses fonctions officielles, n’avait pu appeler à Colo-
gne, suggère en effet un lien personnel ; sans cette dédicace, nous ne sau-
rions rien de lui et ne compterions que trois chevaliers romains, aux car-
rières à peine engagées4. En 1999, L. Mrozewicz, sur un total de 18 pour
les trois premiers siècles, ne connaissait que 5 chevaliers romains originai-
res des deux Germanies entre Auguste et Commode5. Ce faible nombre
d’aristocrates d’empire originaires de Germanie est parfois attribué à
l’instabilité de la région rhénane, qui ne favorisait pas l’élaboration de
grandes fortunes, ou qui anéantissait les fortunes existantes lors d’une
guerre civile ou d’un soulèvement local. Cependant, ces vicissitudes n’ont
pas empêché en Afrique l’ascension sociale vers les ordres aristocratiques
romains, et les fouilles de très luxueuses et grandes villas en Germanie y
démontrent l’existence de grandes fortunes.
Le degré de romanité atteint par les populations est assez difficile à
évaluer. Sans aucun doute, le latin fut la langue écrite et apprise par tous,
ce qui ne signifie pas que les langues locales aient perdu tout locuteur6. Il
est bien sûr tentant de s’appuyer sur l’onomastique, mais celle-ci ne ren-
seigne que très imparfaitement, dans la mesure où les personnes avec tria 
nomina  avaient la citoyenneté romaine, mais n’étaient pas pour autant
obligées de renoncer à leurs pratiques antérieures. À cela s’ajoute que rien
n’empêchait des personnes à l’onomastique pérégrine d’adopter des traits

1.  Tacite, Ann. I.57-60 par exemple.


2.  Demougin (1992), pour les Julio-Claudiens : nos 113 (C. Iulius Arminius), 687 (Iulius Civilis), 690
(Iulius Brigantius neveu et ennemi du précédent), 692 (C. Iulius Camillus).
3.  II.CIX.1.
4.  p. 349-353.
5.  Mrozewicz (1999), p. 50-54.
6.  Alföldy (2005), p. 110-116, Eck (2004), p. 284-293. Le long texte CIL XIII, 5708, de Langres, dit
« Testament du Lingon » est révélatrice : voir Le Testament du Lingon, actes de la journée d’études 
de Lyon (mai 1990), Y. Le Bohec éd., Lyon, 1991, 95 p.

360
Peuples et cités des Germanies sous le Principat

culturels romains ; les fouilles d’Epomanduodurum ou l’onomastique de


Dijon antique l’attestent1. Dans certains cas, il est même extrêmement
difficile de connaître le statut de personnes pourtant favorisées par nos
sources : ainsi pour les Bataves equites  singulares2. M.-Th. Raepsaet-
Charlier a élaboré des modèles, et distingue la Germanie inférieure où la
latinisation est « plus forte, et surtout plus pure, avec davantage de noms
italiens (dus en partie à une certaine immigration militaire) et une minori-
té de noms indigènes celtiques et germaniques », de la Germanie supé-
rieure qui se rapprocherait de la Gaule Belgique, avec des gentilices pa-
tronymiques très nombreux ; mais les disparités géographiques y sont
fortes, les trois cités celtes et les cités à forte immigration civile dans les
Champs Décumates se distinguant des cités de rive gauche du Rhin, plus
germaniques tant pour l’onomastique que pour l’origine ethnique3. Tout
cela est bien conforme à ce que nous savons par ailleurs de l’empire ro-
main, et corrobore ce qui a été affirmé plus haut à propos de l’autonomie
des cités : même à proximité des Germains de Germanie libre, dans des
zones parfois menacées, Rome est certes intervenue pour implanter des
colonies de vétérans mais n’a pas imposé d’uniformisation aux peuples
sur lesquels elle exerçait son autorité.
Les transformations intervenues en deux siècles dans les Germanies ré-
sultaient de l’interaction entre des circonstances locales et l’intervention
romaine. Cette dernière agissait bien évidemment pour dicter des cadres :
les limites territoriales des cités, l’obligation de n’être pas en contradiction
avec les lois de Rome, le paiement d’impôts ; tout cela n’était pas anodin,
et quand Tacite a écrit ce qu’il pensait être des discours crédibles dans la
bouche de Germains ou Celto-germains révoltés, ce fut cette oppression
qu’il mit en exergue, parce qu’il supposait qu’elle était lourde à suppor-
ter4. Et certes, la soumission aux recensements, les cadastrations et les
exigences fiscales ont toujours fait l’objet de protestations – dans
l’Antiquité gréco-romaine comme dans les autres cadres politiques. Ce-
pendant, la présence militaire, l’organisation de routes et autres infras-
tructures, étaient localement facteurs de richesse, et il semble que la sup-
pression définitive ou temporaire d’un détachement ou d’une légion avait
sur la région un impact considérable et négatif5 : les soldes n’étaient plus
dépensées, l’arrêt du ravitaillement militaire ralentissait les activités

1.  Frézouls (1988), p. 271-272, 468-492. Barral et alii (2007), p. 426.


2.  Raepsaet-Charlier (2001), p. 432-433.
3.  Raepsaet-Charlier (2006), p. 375-377.
4.  Tacite, H., IV.LXIV et LXXIV.6, par exemple. France (2001), p. 365-379 ; Wigg (1999), p. 99-124 a
montré que Rome n’avait pas tenté de faire sortir la monnaie des zones militaires, et que
l’extension de la culture romaine était un effet secondaire de la présence militaire, non recher-
ché par Rome.
5.  Eck (2007), p. 54-59 ; les voyages impériaux, tel celui d’Hadrien début 122, avaient aussi un
impact économique important.

361
IV. Diversité régionale

commerciales. La présence romaine en Germanie a modifié assez profon-


dément les productions : certaines céréales furent favorisées, l’élevage
produisit des animaux de plus grande taille, les villas constituèrent un
maillage rural visible dans le paysage ; le nombre considérable de bouche-
ries et fumoirs à Augst suggère une activité drainant les bêtes de toute la
région environnante, et répandant ses produits peut-être jusqu’en Italie1.
Ces mutations sont difficiles à percevoir, et ce sont les progrès de
l’archéozoologie et de l’archéobotanique qui ont permis d’en prendre
conscience. En revanche, la monumentalisation de l’habitat urbain est un
phénomène bien connu et observé depuis longtemps. Dans certains cas,
les autorités romaines agirent consciemment pour transformer le
paysage : songeons au praetorium d’Ara Ubiorum/Cologne ou de
Mayence2, aux travaux de l’armée. Mais, de leur propre initiative, les ag-
glomérations principales des cités se dotaient de bâtiments publics, et il en
allait de même des agglomérations secondaires. Des lieux de culte pré-
existants à la période romaine changeaient tout à fait d’aspect, et il n’est
pas imaginable que les gestes quotidiens ou festifs n’aient pas été modi-
fiés parallèlement.

Les Germanies à Rome ?

Marius et Lutatius Catulus, au moment de la bataille de Verceil, avaient


voué des temples aux divinités dont ils demandaient l’aide, comme la
plupart des généraux de l’époque républicaine ; avec le butin réalisé sur
les Cimbres et Teutons, Marius fit donc élever, sans doute sur l’Esquilin,
un temple d’Honos et Virtus, tandis que Catulus élevait celui de la Fortu-
na huiusce diei ; ainsi les victoires sur ces peuples étaient-elles, comme bien
d’autres, inscrites sur le sol romain3. Les Germanies, libre et romaine, ont
pu influer sur la politique romaine presque en permanence dès la fin du
Ier siècle av. J.-C. Le désastre de Varus en 9 ap. J.-C. donna lieu à des
frayeurs et des levées de troupes, les campagnes de Germanicus furent
l’occasion d’une cérémonie triomphale le 26 mai 17, de même la campa-
gne de Domitien contre les Chattes en 83. La tentative des légions de
Germanie pour donner le pouvoir à Germanicus en 14 n’a pas renversé
Tibère, mais Vitellius en 69 parvint à s’imposer. En 70, le mouvement du
Batave Civilis semble bien avoir menacé l’ordre romain : les combats et
destructions sont avérés, les remaniements du dispositif militaire prou-
vent que l’affaire fut jugée sérieuse ; cependant, nous ignorons certains

1.  Kreuz (1999), p. 71-98 ; Laur-Belart (1991), p. 126-128.


2.  Haensch (1997), p. 75-75 et 149-153 ; Eck (2004), p. 96-98.
3.  CIL I2, XVIII p. 195, Cicéron, Pro Plancio, 78 et Pro Sestio, 116 ; Plutarque, Marius, 26.3.

362
Peuples et cités des Germanies sous le Principat

ressorts de cet épisode, qui paraît autant – si ce n’est plus – lié à des prises
de position partisanes à l’intérieur du monde romain que l’expression
d’une volonté d’indépendance. Ainsi, le prestigieux statut colonial attri-
bué par Vespasien à la cité des Helvètes pourrait être un témoignage de sa
reconnaissance aux notables d’Avenches, qui avaient été décimés pendant
l’insurrection1.
La réduction du nombre des légions, à 3 par province vers 90 puis 2 au
IIe siècle, peut être interprétée comme une diminution de la menace de la
part des peuples de la Germanie libre ; il existait d’ailleurs des échanges
commerciaux, diplomatiques et militaires entre la Germanie libre et
Rome2. Mais, symboliquement, les Germains d’au-delà du Rhin furent
toujours considérés comme emblématiques du « Barbare ». Entre 37 et 41,
une émission monétaire illustrant l’expédition de Germanicus avec
SIGNIS RECEP(tis)/DEVICTIS GERM(anis) au revers, faisait des Germains
un équivalent des Parthes auprès desquels Tibère, à la suite de tractations
diplomatiques, récupéra en 20 av. J.-C. les enseignes perdues par Crassus
33 ans auparavant3. Ainsi, l’est et le nord de l’empire se faisaient écho,
montraient la fragilité de Rome, soulignaient la nécessité de maintenir la
vigilance, d’affirmer une fidélité aux vertus antiques qui avaient permis la
domination romaine4. Un siècle et demi plus tard, sur la colonne auré-
lienne, ce sont encore des Germains qui figurent les barbares vaincus par
la puissance romaine. Et pourtant, dès les débuts de l’Empire, ce furent
des Bataves qui constituèrent la garde particulière des princes : une fois
dans l’empire, un peuple dit ‘barbare’ perdait cette qualité ; jamais en effet
les textes n’utilisent ce terme pour qualifier un peuple germanique inclus
dans le monde romain – à moins qu’il ne se révolte. Dès Auguste, les pro-
vinces de Rome avaient reçu de l’attention de la part des princes, et leur
rôle à l’intérieur de l’empire fut magnifié par Hadrien, qui émit des mon-
naies et fit sculpter des allégories de toutes les régions de l’empire ; la
Germanie figure en bonne place dans ces représentations5.

Conclusion

Le thème traité dans ce chapitre correspond avant tout à un chapitre de


l’histoire de Rome ; s’il est incontestable que des peuples du nord-ouest du

1.  Frei-Stolba (1999), p. 73-74.


2.  Stupperich (1995), p. 45-98.
3.  ‘Les enseignes étant reprises, les Germains étant vaincus’ : RIC I, p. 112 n°57 = BMC 94, sous
Caligula, qui évoque RIC I, p. 83 nos 521-526 avec SIGNIS PARTHICIS RECEPTIS en des graphies va-
riées, sous Auguste. Contra : Dubuisson (2001), p. 9.
4.  L’analyse du texte de Tacite par P. Laederich (2001), p. 103-149 insiste sur cet aspect.
5.  Rosso (2008), p. 165.

363
IV. Diversité régionale

monde romain parlaient des langues apparentées entre elles et avaient des
mœurs jusqu’à un certain point comparables, il est tout aussi certain que
les termes de ‘Germains’, ‘Germanie’, ‘germanique’, reflètent une manière
bien romaine de voir ces populations. Pour Rome, certains de ces peuples –
inclus dans les provinces – étaient devenus romains et semblables à toutes
les autres composantes du monde romain, tandis que ceux qui étaient res-
tés hors de la domination romaine continuaient à représenter ‘l’autre’, le
barbare. Le degré de ‘civilisation’ ou de ‘barbarie’ était indépendant de
l’ethnie : il dépendait du mode de vie, et surtout de la qualité juridique.

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366
Villes et agglomérations secondaires
de la Bretagne romaine
Patrick Galliou
Professeur émérite à l’université de Bretagne Occidentale (Brest)

Évoquant l’œuvre « civilisatrice » de son beau-père Gnaeus Julius Agri-


cola, gouverneur de la province de Bretagne de 77 à 84, Tacite rapporte
qu’il « aida des collectivités à édifier des temples, à aménager des places
publiques, à construire de vraies maisons » (Agricola, XXI), éloge qui, pour
de nombreux chercheurs, relèverait de la synecdoque et signifierait que la
plupart, sinon même la totalité, des villes et agglomérations secondaires
connues dans l’île à l’époque romaine furent fondées après la conquête, à
l’instigation du gouvernement provincial, ou peut-être même sur l’ordre
de celui-ci1. Leur naissance y serait donc, à l’origine, de nature purement
politique, sans qu’y intervienne, du moins en apparence, le moindre dé-
terminisme géographique ou économique, ces derniers n’entrant en jeu
qu’une fois le cadre urbain dûment établi.
L’hypothèse ainsi posée a certes le mérite d’être plausible, d’autant
qu’une politique semblable avait été mise en œuvre, quelques décennies
auparavant, en Gaule romaine, ou plus exactement dans les régions de
celle-ci les plus tardivement ouvertes à l’influence des civilisations médi-
terranéennes2. Elle exige cependant, afin d’être éventuellement validée,
que ses prémisses soient jugées à l’aune de ce que l’archéologie peut nous
apprendre des villes, grandes et petites, de la Bretagne romaine.

Les villes et agglomérations de la Bretagne romaine :


statuts et répartition géographique

Les fondations romaines les plus indiscutables sont bien sûr les trois co‐
loniae de Colchester (vers 49 apr.), Lincoln (vers 83 apr.) et Gloucester (vers
90-96 apr.)3. La première, Colonia Claudia [ ?] Victricensis Camulodunensium,
fut créée sur le site d’une ancienne forteresse légionnaire, abandonnée en

1.  Par exemple : Frere, 1984, p. 11.


2.  En Armorique, par exemple : Galliou, 2005, ch. V
3.  Eboracensium (York) fut élevée au rang de colonie au début du IIIe siècle, probablement sous le
règne de Caracalla : Wacher, 1975, p. 156.

367
IV. Diversité régionale

48 ou 49 apr., elle-même installée à faible distance du centre de l’oppidum


indigène de Camulodunum, place principale des Catuvellauni et principal
objectif des armées romaines lors du débarquement de 43 apr.1 (fig. 1).

Fig. 1 Plan de Camulodunum (Colchester) au IIe siècle apr.

D’après J. Wacher
Claude lui-même vint y recevoir, en août 43, la soumission de onze re‐
ges, au nombre desquels se trouvaient Prasutagus, roi des Iceni, et Carti-
mandua, reine des Brigantes2, et l’on y édifia par la suite, peut-être même
de son vivant3, un temple en son honneur4. La seconde, Colonia [Domitiana]
Lindensium, fut établie, vers la fin du principat de Domitien, sur une crête
de calcaire dominant la rivière Witham, à l’emplacement d’une forteresse
édifiée par la légion IX Hispana puis occupée, jusqu’à son évacuation, à la
fin des années 70, par la II Adiutrix5. Le site où fut bâtie la ville ne paraît
avoir été fréquenté que de façon sporadique avant l’époque romaine, mais
l’une des principales places des Coritani, sur le territoire desquels elle fut

1.  Tacite, Annales, XII, 32 ; Frere, 1967, p. 65-66.


2.  Barrett, 1991.
3.  Frere, 1967, p. 323 ; Fishwick, 1995.
4.  Tacite, Annales, XIV, 31 ; Les vestiges de ce monument, dont le podium mesurait 32 x 24 m, sont
partiellement masqués par le château médiéval.
5.  Wacher, 1975, p. 120-122.

368
Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

installée, a été reconnue à Old Sleaford, à quelques kilomètres au sud1. La


Colonia Nervia [ou Nerviana] Glevensium2, enfin, fut fondée, sous le principat
de Nerva, sur le site d’une ancienne forteresse, destinée à verrouiller le
passage de la Severn et à contrôler les tribus rétives du Pays de Galles, et
sans doute occupée par la XXe légion puis par la II Augusta3. L’édification
du centre bâti de ces coloniae dans l’enceinte des anciennes forteresses4
témoigne de façon très claire du lien entre ces deux entités.
Alors que les colonies, destinées à accueillir des vétérans des légions,
étaient des fondations impériales, et, ipso  facto presque entièrement peu-
plées de citoyens, faisaient juridiquement partie de la ville de Rome, les
municipes étaient d’ordinaire des agglomérations autochtones antérieures
à la conquête romaine, auxquelles on accordait une constitution et un
statut particuliers afin d’inciter les élites natives, qui en assuraient le gou-
vernement, à adopter les mœurs et l’idéologie romaines. Malgré l’intérêt
d’une telle politique, on ne connaît en Bretagne qu’un seul municipe, celui
de Verulamium (Saint Albans), la ville antique étant établie, dès la fin des
années 40 apr., sur le site d’un des principaux établissements des Catuvel‐
launi5. Londinium (Londres), qui, selon Tacite6, était, dès avant le soulève-
ment des Iceni (60-61 apr.), une riche agglomération où se pressaient ci-
toyens et marchands romains, fit peut-être aussi l’objet d’une telle
promotion à la fin du premier siècle apr., mais il n’en existe aucune
preuve formelle7.
L’annexion par Rome, à l’extinction des anciens lignages, des royaumes
autochtones placés sous le régime du protectorat8, le passage progressif
au domaine civil des terres préalablement contrôlées par les autorités
militaires, entraînèrent, ici comme ailleurs, la création de civitates peregri‐
norum, entités correspondant plus ou moins aux anciens territoires tribaux
et gouvernées par des représentants des élites autochtones, siégeant en
assemblée (ordo) au chef-lieu de la civitas9. La Cosmographie de Ravenne,
document du VIIe siècle, recense dix de ces chefs-lieux : Calleva Atrebatum
(Silchester), Corinium Dobunnorum (Cirencester), Durovernum Cantiacorum 

1.  Wacher, 1975, p. 122.


2.  Découverte à Rome, la stèle funéraire d’un frumentarius de la VIe légion, le qualifie de Ner(via) 
Glevi (C.I.L. VI, 3346 = I.L.S. 2365).
3.  Wacher, 1975, p. 137-139.
4.  Crummy, 1982, p. 125-130.
5.  Tacite, Annales, XIV, 3 note que la ville était municipe dès avant le soulèvement de 60 apr. J.-C.
Selon J. Wacher, 1975, p. 19, d’autres villes, comme Canterbury, Dorchester, Leicester et Wroxe-
ter pourraient avoir reçu le même statut.
6.  Tacite, Annales, XIV, 33.
7.  Wacher, 1975, p. 18.
8.  Tacite, Annales, XIV, 31, pour le royaume des Iceni ; plus généralement : Frere, 1967, p. 82-83 ;
Wacher, 1975, p. 25-26.
9.  Frere, 1967, p. 206-207. L’existence de décurions n’est toutefois attestée qu’à Gloucester (R.I.B.
161), Lincoln (R.I.B. 250) et York (R.I.B. 674), toutes trois colonies.

369
IV. Diversité régionale

(Canterbury), Isca  Dumnoniorum  (Exeter), Noviomagus  Regnensium  (Chi-


chester), Ratae Coritanorum (Leicester), Venta Belgarum (Winchester), Venta 
Icenorum (Caistor-by-Norwich), Venta  Silurum (Caerwent), Viroconium 
Cornoviorum (Wroxeter), auxquels il convient d’ajouter Isurium Brigantum
(Aldborough)1 et sans doute Durnovaria (Dorchester) et Moridunum (Car-
marthen)2, l’ethnonyme étant associé au qualificatif (Venta  Silurum =
« marché des Silures »), afin de souligner que ces villes constituaient le
centre politique et administratif de la cité.
Au bas de l’échelle urbaine se situent enfin les « agglomérations se-
condaires », dont on connaît à ce jour près de quatre-vingts exemples3, se
distinguant des précédentes par l’absence d’un plan régulier et des bâti-
ments publics (forum, avec basilique et curie, etc.) caractérisant le chef-
lieu des civitates4. La plupart de ces agglomérations, dont beaucoup
n’étaient en fait que de gros villages, ne disposaient d’ordinaire d’aucune
autonomie administrative, situation qui pouvait toutefois se modifier au
gré de l’évolution de leur population ou de leur prospérité : deux inscrip-
tions montrent ainsi que les vici d’Old Carlisle et de Brough-on-Humber
étaient pourvus d’un ordo et d’aediles dûment élus5.
Le cadre urbain de la Bretagne romaine ne diffère donc guère, dans sa
composition, de ce que l’on peut observer dans d’autres régions récem-
ment soumises à Rome, comme les Trois Gaules, par exemple. La réparti-
tion de ces villes et bourgades y est, en revanche, très dissemblable6, car
elles ne sont pas uniformément disséminées sur l’ensemble du territoire
de la province et ne se rencontrent, pour l’essentiel, qu’au sud-est d’une
ligne tirée d’Exeter à l’estuaire de la Humber, soit en deçà de la rocade
militaire (Fosse Way) tracée entre Exeter et Lincoln entre 43 et 47 apr. afin
de servir de frontière à la province claudienne7, et prolongée jusqu’à York
par la voie dite Ermine Street (fig. 2). Il est manifeste, en effet, à qui super-
pose une carte de la Bretagne romaine à celle du relief de l’île, que les
stratèges romains avaient, à l’origine, prévu de n’occuper que les parties
les moins élevées et les plus fertiles de ce territoire (Lowland  Britain), un
cordon de protectorats, s’étendant au-delà de la Fosse  Way, servant de
tampon militaire entre les tribus rétives de l’Ouest et du Nord et la pro-
vince, et permettant de drainer vers cette dernière les minerais (argent, or,
cuivre, plomb) abondant chez ces peuples insoumis (fig. 3).

1.  Wacher, 1975, p. 398-404.


2.  Wacher, 1975, p. 22.
3.  Rodwell, Rowley, 1975, fig. 1.
4.  Certaines agglomérations secondaires, comme Lindinis/Ilchester (Leach, 1994, p. 7-8), pourvues
d’une trame viaire régulièrement tracée, font cependant exception à cette règle.
5.  Old Carlisle : R.I.B. 899, qui mentionne des vik(anorum) mag(istri) ; Brough‐on‐Humber : R.I.B. 707.
6.  Wacher, 1975, fig. 1.
7.  Frere, 1967, p. 75-76.

370
Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

Fig. 2 Carte de répartition des villes et agglomérations secondaires


de la Bretagne romaine

D’après J. Wacher

371
IV. Diversité régionale

Fig. 3 Civitates et royaumes clients en Bretagne


sous le règne de Claude et de Néron

D’après J. Wacher
L’histoire des deux siècles suivants montre sans aucun doute que c’était
là se bercer d’illusions et que Rome fut contrainte de pousser ses armées
bien au-delà de cette première frontière, sans toutefois que l’implantation
de nouvelles villes et agglomérations secondaires suive cette avancée mili-
taire, à l’exception notable du Sud et de l’Est du Pays de Galles (territoire

372
Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

des Demetae, Silures et Cornovii) et de la partie orientale du territoire des


Brigantes, définitivement pacifiés sous les Flaviens1 (fig. 4).

Fig. 4 Les civitates de la Bretagne romaine au début du IIe siècle apr.

D’après J. Wacher
Pourtant les collines du Nord (Nord de l’Angleterre, chaîne des Penni-
nes) et celles de l’Ouest (Nord du Pays de Galles, péninsule du Sud-
Ouest) (Highland Britain), économiquement peu évoluées et occupées par

1.  Frere, 1967, p. 97-104.

373
IV. Diversité régionale

des tribus pratiquant le pastoralisme et la transhumance des troupeaux,


ne se prêtaient guère, il est vrai, à la création ou au développement natu-
rel de villes et d’agglomérations bâties more  romano, d’autant que
l’instabilité politique de ces communautés peu structurées entretenait
dans ces régions une insécurité latente, peu propice à l’apparition ou à
l’expansion d’habitats groupés non fortifiés. À l’inverse, une fois
l’impulsion de départ donnée, le fait urbain trouva, dans les régions plus
prospères du Sud-Est de l’île et des Midlands, largement ouvertes aux
influences continentales et pourvues, depuis presque un siècle, de structu-
res politiques centralisées et relativement stables, un terreau favorable à
son épanouissement1.

Les villes et agglomérations de la Bretagne romaine :


origine et évolution

L’apparition des premières structures de type urbain dans cette der-


nière région est indiscutablement liée à l’influence que Rome y exerçait
depuis les tentatives d’invasion de César en 55 et 54 av. J.-C. Avant de
quitter l’île à la suite du demi-succès de son expédition de 54, celui-ci
s’était assuré, par un traité, assorti d’un tribut annuel, qu’il avait passé
avec les peuples du Sud de la Bretagne, que ceux-ci ne montreraient plus
d’hostilité envers Rome et renonceraient aux conflits intertribaux (B.G., V,
22). Dans le demi-siècle qui suivit, l’influence romaine commença de
s’étendre dans tout le Sud-Est, comme le montrent la frappe d’imitations
de monnaies impériales par les ateliers des Atrébates, le titre de rex que se
donnent, sur les mêmes monnaies, les dynastes Tincommius, Eppillus et
Verica, ou bien encore les remarques de Strabon (Géographie, IV, 5, 3),
mentionnant, peu après la mort d’Auguste, les ambassades des Bretons
venus à Rome sacrifier sur le Capitole. La prise de contrôle de la quasi-
totalité de l’Est de l’île par les Catuvellauni de Tasciovanus, devenu roi
vers 20 av., puis de son fils Cunobelinus, qui régna près de quarante ans
et que Suétone qualifie de Britannorum  rex (Caligula, 44), posait certes à
Rome le problème de l’émergence, non loin de la Gaule, d’une puissance
qui pourrait s’avérer hostile, mais la Realpolitik l’emporta, qui jugeait
qu’un système expansionniste, mais stable, était infiniment préférable à
une incontrôlable anarchie. L’habile Cunobelinus put ainsi se targuer, lui
aussi, du titre de rex, tandis qu’amphores à vin et à huile et céramiques
gauloises affluaient dans les places de Camulodunum, Calleva et Verula‐

1.  La carte de répartition des agglomérations secondaires de Bretagne, donnée par Rodwell et
Rowley (1975, fig. 1) est très significative à cet égard.

374
Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

mium, dont les citoyens les plus importants emportaient dans la tombe
objets et amphores vinaires venus du monde romain1.
C’est dans ce contexte marqué par l’influence de Rome qu’apparurent,
vers 20 av., les premiers éléments d’une régulation de l’espace bâti, attes-
tée, à Silchester, par l’édification de bâtiments en bois le long de rues recti-
lignes délimitant des îlots2. Les niveaux anciens des autres villes étant mal
connus, on ne sait toutefois pas s’il s’agit là d’une tentative isolée ou si ces
pratiques architecturales s’étaient largement répandues dans la région dès
avant la conquête claudienne.
On s’est, en revanche, longtemps accordé à penser que la très grande
majorité des capitales de civitates, et sans doute la plupart des aggloméra-
tions secondaires de Bretagne, trouvaient leur origine, non dans un éta-
blissement natif antérieur à la Conquête, mais dans des fondations
d’époque romaine, selon un processus évolutif en quatre temps, dont les
étapes paraissaient avoir été mises en évidence sur bon nombre de sites3.
La première se caractérisait par l’édification, sous le règne de Claude ou
de Néron, de forts destinés à contrôler militairement des territoires ré-
cemment conquis ; un second temps voyait la naissance et l’expansion, à
proximité de la fortification, d’un vicus civil où venaient s’agréger mar-
chands et dispensateurs (-trices) des plaisirs divers que requéraient le
bien-être et le délassement des soldats de la garnison ; celle-ci ayant défi-
nitivement quitté la place afin de prendre part aux expéditions de répres-
sion et/ou de conquête qui marquèrent le règne de Néron et surtout celui
des Flaviens, le vicus continuait de se développer, étant devenu, pour les
habitants des campagnes environnantes, l’indispensable marché où pou-
vaient être vendues leurs productions excédentaires et achetés denrées et
objets qu’ils ne produisaient pas ; choisi pour sa particulière prospérité ou
pour des raisons politiques qui nous échappent, ce vicus était enfin promu
au rang de chef-lieu de civitas et réorganisé à partir d’une trame viaire
orthogonale découpant des insulae propres à recevoir des bâtiments pu-
blics et privés, alors que ses voisins, moins bien pourvus ou jouissant
d’une moindre notoriété, conservaient leur statut et leur plan primitifs. Ce
modèle simple, qui constitua la doxa jusqu’aux années 1970, semble certes
avoir été mis en évidence dans sept chefs-lieux de civitates (Carmarthen,
Chichester, Cirencester, Exeter, Leicester, Saint Albans, Wroxeter) au
moins, et plus d’une vingtaine d’agglomérations secondaires4 ; une étude
plus serrée des données, accompagnée de nouvelles fouilles, a toutefois
souvent reconnu une étape supplémentaire dans ce processus de déve-

1.  Cunliffe, 1978, p. 85-89.


2.  Cunliffe, 1995, p. 69-70.
3.  Frere, 1975, p. 4-5.
4.  Webster, 1966.

375
IV. Diversité régionale

loppement. Sur beaucoup de sites, notamment ceux d’agglomérations


secondaires1, ont en effet été mis au jour les vestiges d’occupations au-
tochtones, antérieures de quelques décennies à la conquête claudienne et
souvent de statut élevé, livrant, entre autres, des monnaies, des amphores
et des céramiques importées : on en verra ainsi de nombreux exemples sur
le territoire des Trinovantes2, dans l’Oxfordshire (Dorchester-upon-
Thames)3 ou bien encore à Fishbourne, près de Chichester, où le « palais »
du roi breton Tiberius Claudius Cogidubnus fut bâti à l’emplacement
d’une base militaire romaine, elle-même installée à proximité de ce qui
était probablement un emporium côtier de la fin de l’âge du fer4.
L’élargissement de ce processus évolutif vers la fin de La Tène n’a certes
rien de très surprenant, les forts d’époque claudienne ou néronienne
n’étant probablement pas bâtis in vacuo mais établis, pour d’évidentes
raisons de surveillance, dans les parages immédiats d’établissements au-
tochtones de quelque importance ; il implique cependant que soit partiel-
lement mis en question le raisonnement trop mécanique qui faisait de
toutes les villes et agglomérations romaines de Bretagne les héritières
directes de fondations militaires.
Ce mouvement d’urbanisation, très précoce à Verulamium, où la trame
viaire et un complexe d’ateliers et de boutiques construit en bois (insula 
XIV), mais selon des techniques allogènes, sont datés des années suivant
immédiatement la Conquête (avant 50 apr.)5, ainsi d’ailleurs que dans la
colonia de Camulodunum, dont Tacite nous donne un bref catalogue des
principaux bâtiments publics (curie, théâtre, temple) avant leur destruc-
tion par la révolte des Iceni6, est sensiblement plus tardif ailleurs, tant à
Silchester (vers 80 apr.)7 qu’à Exeter (fin du règne des Flaviens ?)8, par
exemple, ou bien encore à Londinium/Londres, dont le développement
urbain, étroitement lié à l’expansion des relations commerciales avec le
Continent9, est postérieur d’une quinzaine d’années au soulèvement des
Iceni10.
On a longtemps pensé, comme nous l’avons souligné, que cette éléva-
tion de certains vici au rang de capitales de civitates résultait d’une déci-

1.  Ils sont généralement plus accessibles à la fouille, le site des chefs-lieux de civitates étant généra-
lement occupé par une ville moderne. Des mobiliers préromains ont cependant été aussi mis au
jour à Canterbury et Leicester (Webster, 1966, p. 31).
2.  Rodwell, 1975, p. 93.
3.  Rowley, 1975, p. 115.
4.  Manley et al, 2005.
5.  Niblett, 2001, p. 62-64.
6.  Tacite, Annales, XIV, 32.
7.  Fulford 2002, p. 160.
8.  Wacher, 1975, p. 328 ; contra Fox, 1966, p. 49, qui le date des années 50 apr.
9.  Perring, 1991, p. 19.
10. Le premier forum (« proto-forum » ou « pré-forum ») de la ville date des années 70 apr. : Mars-
den, 1987.

376
Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

sion du pouvoir provincial, l’aide apportée aux communautés locales par


l’autorité centrale pour l’édification de temples, l’aménagement de places
publiques et la construction de vraies maisons ne pouvant dès lors qu’être
le fait des légions et de leurs ingénieurs, qui, seuls à cet époque et dans cet
environnement, eussent possédé l’expertise et le savoir-faire nécessaires1.
De la sorte, beaucoup de bâtiments privés, comme la rangée de boutiques
de l’insula XIV de Verulamium2, ou publics, comme les forums de la plu-
part des villes de Bretagne, dont le plan évoquerait plus celui des principia
des camps légionnaires que celui de leurs équivalents continentaux3, por-
teraient la marque irréfragable des conceptions architecturales et des mé-
thodes de travail propres à l’armée romaine. S’il est fort possible que des
ingénieurs militaires soient venus prêter main-forte aux entrepreneurs
autochtones, il paraît toutefois peu probable, comme l’a souligné T. Blagg,
que les légions, engagées dans les difficiles opérations militaires qui les
menèrent au Pays de Galles et dans le Nord de l’Angleterre au cours des
gouvernorats de Cerialis, Frontin et Agricola, soit entre 71 et 84 apr., aient
pu, dans le même temps, édifier les quatre forteresses de York, Caerleon,
Chester et Inchtuthil, tracer des centaines de kilomètres de routes en ter-
rain difficile et bâtir des villes à une distance parfois considérable des
lieux où elles étaient engagées4. De plus, comme le montre le même au-
teur, les emprunts à la poliorcétique que l’on a cru déceler dans certaines
architectures relèvent en fait de l’utilisation d’un fonds technique com-
mun aux spécialistes civils et militaires et ne permettent donc pas de
conclure à une intervention massive des troupes dans l’édification des
villes, grandes ou petites5. On tirera d’ailleurs une conclusion semblable
de l’examen des éléments architectoniques découverts dans l’île.
De ce qui précède on peut raisonnablement conclure que la création
et/ou l’expansion des villes de la Bretagne romaine dépendirent presque
exclusivement du choix et du bon vouloir des élites locales et non des
décisions univoques d’une autorité conquérante. Aidées et confortées,
dans un premier temps, par le pouvoir central ou provincial, qui sut leur
fournir aide financière et sans doute logistique et leur proposer des modè-
les d’urbanisme, comme la colonia de Camulodunum, ces notables se laissè-
rent convaincre, volens  nolens, d’édifier, sur leur territoire, à l’empla-
cement ou dans les parages immédiats de leur ancien centre de pouvoir et
du fort édifié pour le surveiller, des structures qui étaient presque totale-
ment étrangères à leur culture, encore profondément enracinée dans la
ruralité, et « peu à peu, les Bretons se laissèrent aller à l’attrait des vices à

1.  Frere, 1984b, p. 13.


2.  Ibid.
3.  Goodchild, 1946.
4.  Blagg, 1980, p. 31.
5.  Blagg, 1989, p. 211.

377
IV. Diversité régionale

découvrir sous les portiques, dans les thermes et le raffinement des fes-
tins. L’inexpérience leur faisait appeler civilisation ce qui amputait leur
liberté1 ». Comme ailleurs dans l’Empire, l’urbanisation fut ici l’une des
facettes d’une acculturation consciemment recherchée2 et plus ou moins
librement acceptée, destinée à prolonger, de façon pacifique, les opéra-
tions de conquête proprement dites en s’emparant tout d’abord des es-
prits de la classe dirigeante, puis, par un effet de percolation, de ceux du
vulgum  pecus. Le développement des villes et des agglomérations se-
condaires dans le Sud-Est de la Bretagne et les Midlands, le rôle qu’elles
jouèrent dans la diffusion des modes et pratiques nouvelles dans leur
environnement immédiat, permettent ainsi d’apprécier le succès de cette
approche.

Fig. 5 Plan de Calleva Atrebatum (Silchester) IIe siècle apr.

D’après J. Wacher

1.  Tacite, Agricola, XXI (Traduction D. De Clercq-Douillet).


2.  Ceci apparaît clairement dans le discours que Tacite prête au délégué des Tenctères : « … Ces
plaisirs, grâce auxquels les Romains font bien plus pression sur les peuples soumis que par
leurs armes » (Histoires, IV, 64, 5).

378
Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

Bien que ces structures urbaines soient de nature, de taille et de richesse


très variables, les monuments publics qu’on y rencontre ne diffèrent guère
de ceux qui se voient dans d’autres provinces, alliant aux nécessités de la
vie quotidienne, de l’administration des affaires de la civitas et de la dis-
pensation de la justice, aux besoins du commerce et de l’économie, l’offre
de plaisirs variés. Attesté dans la quasi-totalité des chefs-lieux dont il
constitue le centre nerveux et occupe le cœur de la trame des rues (fig. 5),
le forum associe, ici comme ailleurs, place publique, basilique et curie, ne
se différenciant des exemples continentaux que par l’absence du temple,
qui, sur le Continent, occupe le centre de la place ou l’un de ses côtés, seul
celui de Verulamium faisant exception à cette règle1. Bâti à proximité de ce
complexe central, un marché couvert (macellum), du type de ceux recon-
nus à Cirencester, Leicester, Verulamium et Wroxeter, témoigne de la vita-
lité des échanges quotidiens. Des aqueducs, dont on connaît ou soup-
çonne l’existence sur une quinzaine de sites (Caerwent, Cirencester,
Lincoln, Silchester, etc.)2, associaient conduites souterraines et structures
en élévation pour alimenter ces villes en eau de consommation et desser-
vir les thermes publics mis en évidence dans la totalité des capitales de
civitates. Servant à donner des spectacles opposant des gladiateurs et/ou
des animaux sauvages, les amphithéâtres, remployant parfois les structu-
res de monuments anciens, comme les Maumbury Rings de Dorchester,
installés dans un henge mégalithique, sont généralement de type simple,
utilisant la terre et le bois de préférence à la pierre, et se rencontrent dans
une dizaine de villes (Carmarthen, Chichester, Dorchester, Londres3, etc.),
la présence de gladiateurs dans l’île étant par ailleurs attestée par un cas-
que retrouvé à Hawkedon (Suffolk)4 et un graffite sur une poterie mise au
jour à Leicester5. Seuls quatre théâtres sont, en revanche, attestés en Bre-
tagne, à Canterbury, Verulamium et Colchester (Gosbecks Farm), celui de
Brough-on-Humber n’étant connu que par une inscription, mentionnant
la construction, vers 139 apr. J.-C., d’un nouveau proscænium par un cer-
tain M. Ulpius Ianuarius, édile du vicus  Petuariensis6,  deux au moins  de
ces théâtres (Colchester, Verulamium) étant associés à des sanctuaires voi-
sins. Il est à noter que le monument de Verulamium, édifié dans la seconde
moitié du second siècle, se rapproche, par son plan, de celui de nombreux
théâtres de Gaule, où l’orchestre est de forme quasi circulaire, à l’inverse
des structures classiques, où ce dernier n’occupe, au plus, qu’un demi-

1.  Niblett, 2001, p. 73.


2.  Stephens, 1985.
3.  Bateman, 1997.
4.  Wacher, 1975, p. 53.
5.  On y lit « Verecunda  ludia  Lucius  gladiator » (« Verecunda, actrice, Lucius, gladiateur ») : C.I.L.
VII, 1335, 4 ; Birley, 1988, p. 121.
6.  R.I.B. 707 ; Birley, 1988, p. 119.

379
IV. Diversité régionale

cercle1. Un seul et unique cirque, enfin, a été mis en évidence dans l’île, au
sud de la colonia de Colchester2. La quasi-totalité de ces ensembles urbains
était, par ailleurs, pourvue d’un ou plusieurs sanctuaires, où étaient hono-
rées des divinités locales, comme le dieu Abandinus à Godmanchester3,
ou exotiques, comme Isis ou Mithra à Londres4. Dans cet ensemble relati-
vement uniforme, les agglomérations d’Aquae  Sulis (Bath)5 et d’Aquae 
Arnemetiae (Buxton), où le culte de divinités associées aux eaux vives se
doublait de pratiques curatives, peut-être destinées, à l’origine, aux lé-
gionnaires, tiennent bien sûr une place à part.
Toutes les villes précitées, grandes et petites, étaient, à l’origine, de type
ouvert et dépourvues de tout système défensif. Au cours de la seconde
moitié du second siècle, bon nombre d’entre elles, réparties dans le Sud et
l’Ouest de l’île, furent cependant entourées de fortifications terroyées,
mouvement que l’on a souvent associé à une révolte des tribus galloises,
bien qu’aucun texte ne nous renseigne sur ce soulèvement6.
La documentation épigraphique de la Bretagne romaine – ou tout du
moins de sa partie « civile » – étant très pauvre, nous sommes extrême-
ment mal renseignés sur ses élites sociales et politiques. Si l’on s’en tient à
ce que révèle l’étude d’autres provinces7, elles devaient, du moins jusqu’à
la fin du second siècle, pratiquer l’évergétisme et donc financer la cons-
truction de certains bâtiments urbains, bien que la plupart de ceux-ci pa-
raissent, néanmoins, être dus à la générosité de collectivités plutôt que
d’individus8. La relative prospérité de cette classe, dont témoigne la quali-
té de ses demeures urbaines, sensible à partir du règne des Flaviens et
plus encore dans la seconde partie du siècle suivant9, est très vraisembla-
blement liée aux activités commerciales et artisanales que connaissaient
villes et bourgades. Celles-ci, une fois l’impulsion créatrice donnée,
étaient en effet nécessaires à la survie de l’agglomération, dont le déve-
loppement ultérieur dépendait étroitement des ressources et de la richesse
potentielle du territoire dont elle occupait le cœur. Bon nombre de ces

1.  Dumasy, 1975.


2.  Crummy, 2006.
3.  Green, 1975, p. 201.
4.  L’existence d’un temple dédié à Isis est attestée par un graffite sur poterie découvert à South-
wark, sur la rive droite de la Tamise (Perring, 2001, p. 82), un autre temple (le même ?), tom-
bant en ruines, étant rebâti au cours des années 205 par le gouverneur Marcus Martiannius Pul-
cher (Perring, 2001, p. 106 et fig. 47), l’inscription correspondante provenant de la rive gauche
du fleuve. Le mithraeum a été fouillé dans Cannon Street : ce bâtiment date des années 240 apr.,
mais les sculptures associées proviennent d’une structure plus ancienne (Toynbee, 1986, p. 55-
56).
5.  Cunliffe, 1985-1988.
6.  Wacher, Earthwork Defences …, 1966 ; Frere, 1984a.
7.  Frézouls, 1984.
8.  Blagg, 1990.
9.  Wacher, 1975, ch. 7 ; Walthew, p. 204.

380
Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

villes ont, de la sorte, livré les vestiges d’« industries » de transformation


de minerais ou de matériaux bruts, comme celles du verre à Caistor-by-
Norwich, de l’argent à Silchester, du tissage à Great Chesterford (Essex)1,
du cuir à Londres2, de la poterie sur de très nombreux sites, comme Duro‐
brivae (près de Peterborough)3, Colchester4 ou Verulamium5, ces dernières
productions n’étant pas toujours destinées à un marché local, mais,
comme celles de Durobrivae (Nene Valley pottery) ou de Colchester, expor-
tées vers des marchés provinciaux lointains. On ajoutera bien sûr à ces
activités, celles, plus humbles, destinées à l’alimentation des habitants de
la ville elle-même (meulage des céréales, boucherie, etc.).
On ne saurait donc considérer les villes de la Bretagne romaine comme
des entités artificielles, plaquées, pour des raisons purement politiques,
sur un tissu rural qui n’en avait cure. Elles jouèrent, sans aucun doute, un
rôle primordial dans la progressive acculturation des habitants de l’île,
mais leur fonction principale fut de servir de lieu d’échange entre le
monde rural et une sphère plus profondément romanisée, géographique-
ment proche ou plus lointaine. Dans la partie centrale de toutes ces villes
se voient en effet de nombreuses boutiques-ateliers, souvent disposées en
longues rangées le long des rues principales (Cirencester, Verulamium,
etc.), l’entrée/devanture étant souvent protégée des intempéries par un
portique, et proposant, autant que l’on puisse en juger aux rares artéfacts
conservés, toute la gamme des denrées, des objets et des services nécessai-
res à l’existence quotidienne et à ses plaisirs6. Il paraît peu vraisemblable
que la clientèle de ces boutiques ait été exclusivement composée des habi-
tants de la ville elle-même, et divers indices indiquent, au contraire, que
les rusticani des environs venaient aussi s’y approvisionner, sans doute
lorsqu’ils se rendaient au marché pour y vendre leurs surplus agricoles,
afin d’en tirer l’argent nécessaire au paiement de leurs impôts7. Ce pro-
cessus semble s’être mis en place dans les décennies suivant immédiate-
ment l’invasion de 43 apr., comme le prouvent les boutiques d’époque
claudienne de Verulamium, Londres et Colchester, et d’époque flavienne
de Cirencester et Leicester8. La fouille de l’insula XIV de Verulamium a
d’ailleurs montré que les boutiques qui s’y trouvaient avaient été bâties en
bloc, l’ensemble relevant probablement d’un projet commercial unique,

1.  Richmond, 1966, p. 78-82


2.  Perring, 1991, p. 51.
3.  Fincham, 2004, ch. 5.
4.  Hull, 1963.
5.  Niblett, 2001, p. 102-103.
6.  Wacher, 1975, p. 63.
7.  Niblett, 2001, p. 109.
8.  Wacher, 1975, p. 59-60.

381
IV. Diversité régionale

mis en œuvre par un grand propriétaire des environs1 et géré par ses es-
claves ou ses affranchis2.
Il faut donc admettre, au terme de cette étude nécessairement brève,
que les villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine ne
diffèrent guère de celles du Continent, dont elles possèdent, peu ou prou,
les principales caractéristiques canoniques, tant dans leur administration
que dans leur organisation spatiale et leur économie. Leur naissance, que
l’on a trop souvent rapportée à des décisions prises par les autorités pro-
vinciales ou à un contexte exclusivement militaire, apparaît, à la lumière
des études récentes, bien plus étroitement liée à leur environnement géo-
graphique et économique qu’on ne le pensait voici peu, et peut-être plus
encore à la présence, sur le site où beaucoup se développèrent,
d’établissements de statut élevé de La Tène finale, où se trouvaient déjà
réunies les élites sociales et les conditions économiques nécessaires au
développement, à l’époque romaine, des villes et agglomérations se-
condaires. Leur répartition géographique globale montre bien, d’ailleurs,
que le fait urbain concerne presque exclusivement, en Bretagne, les zones
au relief peu élevé des Midlands et du Sud-Est, largement ouvertes aux
influences continentales dès le siècle précédant la conquête claudienne.
Leur rôle, dans la diffusion vers les campagnes de modes et pratiques
importées, bien qu’indéniable3, est de mise en évidence délicate, même si
le nombre et la richesse des villae concentrées autour des villes romaines
de l’Ouest de l’Angleterre (Bath, Cirencester, Gloucester, etc.)4 témoignent
sans aucun doute de l’étroitesse des liens économiques entre mondes ur-
bain et rural5, phénomène déjà observé voici plus de deux siècles par
Adam Smith, pour d’autres lieux et d’autres temps6.

Bibliographie
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• BIRLEY A., 1988, The People of Roman Britain, Londres, (réed.).

1.  Niblett, 2001, p. 62.


2.  A Norton (Yorkshire) un esclave tenait ainsi une échoppe d’orfèvre (R.I.B. 172).
3.  Rivet, 1964. Si l’on en croit Tacite (Annales, XIV, 31), les relations entre autochtones et colons
romains furent parfois difficiles, l’arrogance et la cupidité de ces derniers étant l’une des rai-
sons constitutives de la révolte de 60 apr.
4.  Branigan, 1976, fig. 5.
5.  Une tablette à écrire datée du 14 mars 118, découverte à Londres (Throgmorton Avenue) en
1986, fait état d’un conflit de propriété à propos d’un domaine rural du Kent (Perring, 1991,
p. 47-48 et fig. 19).
6.  Smith, 1776, ch. III, par exemple.

382
Villes et agglomérations secondaires de la Bretagne romaine

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383
IV. Diversité régionale

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384
Histoire romaine

Il faut louer le jury d’Agrégation d’avoir enfin proposé une question qui fait
appel à l’intelligence historique des étudiants : « Rome et l’Occident ». Il faut
aussi complimenter les auteurs de la bibliographie dite « officielle » qui ont

Rome et les provinces de l’Occident de 197 av. J.-C. à 192 ap. J.-C.
fourni un travail considérable pour les aider.
Mais qui dit « intelligence » dit « difficulté », et la difficulté, dans ce cas, vient
de la conjonction de coordination « et ». Que signifie-t-elle ici ? D’un point
de vue simplement grammatical, elle unit deux mots. Ici, elle unit deux ac-
tions, et celles-ci vont en sens contraire ; on peut aussi dire qu’elles consti-
tuent, si l’on préfère, une action et une réaction. D’une part, il y eut action
de Rome vers l’Occident : conquête, organisation de cette conquête, entente
avec les populations. D’autre part, il y eut réaction des provinciaux. Les uns
ont tout refusé en bloc, comme Vercingétorix ou Boudicca ; d’autres se sont
résignés ; d’autres encore ont accueilli les changements avec plus ou moins
d’enthousiasme. Par la suite, ces derniers ont plus ou moins intégré la ro-
manité, et plutôt plus que moins, dans leur vie quotidienne, leurs activités
économiques, leur organisation sociale, leurs pratiques culturelles et reli-
QUESTIONS D’HISTOIRE
gieuses.
Et il n’est pas possible d’étudier les conquérants sans tenir compte des
conquis ; il n’est pas possible d’étudier les transformations en faisant abs-
ROME ET LES PROVINCES
traction de ceux qui les veulent, de ceux qui les refusent et de ceux qui les
subissent. DE L’OCCIDENT
Cet ouvrage cherche à simplifier le travail des étudiants en leur proposant
des articles couvrant tous les aspects du sujet, en leur indiquant des pistes DE 197 AV. J.-C. À 192 AP. J.-C.
pour ne rien négliger d’une question plus complexe qu’il n’y paraît.

Ouvrage collectif coordonné par Yann Le Bohec


Claudine Auliard - François Baratte - Marie-Françoise Baslez
Jean-Claude Béal - Agnès Bérenger - François Bertrandy - Laurent Bricault
Bernadette Cabouret-Laurioux - Michèle Coltelloni-Trannoy
Michel Debidour - Patrick Galliou - Agnès Groslambert - Martine Joly
Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier - Annie Vigourt - Pascal Vipard
Jean-Louis Voisin - Catherine Wolff
DU TEMPS
EDITIONS

9HSMIOC*heejdj+ 25 €
ISBN 978-2-84274-493-9
EDITIONS
DU TEMPS

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