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Michel Foucault, l'économie politique et le libéralisme


Author(s): Jean-Yves Grenier and André Orléan
Source: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 62e Année, No. 5 (Sep. - Oct., 2007), pp. 1155-1182
Published by: EHESS
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40284873 .
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Michel Foucault,
l'économie politique et le libéralisme

Jean-YvesGrenieretAndréOrléan

Dans l'œuvre de Michel Foucault, la findes années soixante-dixet le début des


annéesquatre-vingt sontunepérioded'importantes mutations. Pourle diresimple-
ment, du
l'intérêt se
philosophe déplace des dispositifs à l'hermé-
disciplinaires
neutiquedu sujetet au souci de de
soi, l'assujettissement à de
l'exercice la liberté.
Pourtant, entreLa volontédesavoir(1976) et V usagedesplaisirs(1984),Foucault
n'a publiéaucunlivre.Aussi,les enseignements délivrésau Collègede Francesont-
ils d'une extrêmeutilité.Ils nousinforment surcettepenséeen constantmouve-
ment,mêmes'il fautgardertoujoursprésentà l'espritque Foucaultne les a pas
publiéset a même explicitement indiquédans son testamentqu'il ne voulait
pas de publicationposthume1. ne peut qu'en supputerles raisonsmais le
On
caractère expérimental de ces coursen estsansdouteune.Sécurité, territoire,
popu-
lation7'(désormaisSTP)et La naissance (désormaisnbp)consti-
de la biopolitique1
tuentunprojettoujours à la recherche de lui-même, ce qui conduitparfois l'auteur
à de nombreuxréaménagements, à l'ouverture de nombreusesfaussesfenêtres,

1 - Guillaume Le Blanc et Jean Terrel (éd.), Foucaultau Collègede France: un itiné-


raire,Bordeaux,Presses universitairesde Bordeaux, 2003, p. 7.
2 - Michel Foucault, Sécurité, population: coursau Collègede France,1977-1978,
territoire,
éd. par M. Senellart sous la dir. de F. Ewald et A. Fontana, Paris, Gallimard/LeSeuil,
2004.
3 - Michel Foucault, Naissancede la biopolitique:coursau Collègede France,1978-1979,
éd. par M. Senellart sous la dir. de F. Ewald et A. Fontana, Paris, Gallimard/LeSeuil,
2004. 1155

2007, n°5,p. 1155-1182.


AnnalesHSS, septembre-octobre

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voireà des contradictions, ce qui rend difficileune perceptioncohérentede


l'ensemble4.
L'ambitionde ces deuxouvragesest d'écrireune histoire de la « gouverne-
mentalité » 5.Cettelongueet majestueusegénéalogie,surlaquellenousne nous
attarderons pas,est l'occasiond'introduire certainsconceptsqui vontjouerun rôle
essentieldanssa réflexion à venir: gouvernement, conduite,liberté, pouvoirpastoral.
L'intérêtà l'égarddu sujets'y construit sous nosyeux.On partd'une probléma-
tiqueclassiquement foucaldienne avecl'apparition,au milieudu XVIIIe siècle,d'un
nouveautypede pouvoiret de mécanisme de contrôlefondéssurce que Foucault
appellelesdispositifsde sécurité.Puisle texteenquelquesortedérapeet,à ce premier
objectif,s'ajoute,voire se substitue, un autreenjeu qui est une réflexion surle
libéralisme économique et ses effets Ce de la
politiques. glissement problématique
et cetteconstruction par Foucaultdu libéralisme à traversl'économiepolitique
sontau cœurde cet article.

Économie politique et libéralisme

Dans ces deux livres,Foucaults'interroge doncsurla généalogiede la notionde


gouvernement. Le moment le plus selonlui,estla secondemoitiédu
intéressant,
XVIIIe
sièclequandapparaissent les mécanismes succédanthistorique-
de sécurité,
mentau mécanisme juridico-légalet au mécanisme disciplinaire.
Pourfairecomprendre ce qu'estun mécanismede sécurité, Foucaults'inté-
resseaux politiquesà tenirfaceà la La
disette. grande du milieu
transformation
du XVIIIe
siècleestque la disetteestdésormais considéréecommeun phénomène
naturel.Le guidede Foucaultest un économistelibéral,Louis-PaulAbeille,qui
desgrains(1763)
sur la naturedu commerce
explique dans sa Lettred'un négociant
commentanalyserla disette.Il fautrefuser toutedisqualification moralepuisqu'il
s'agitd'un mécanisme naturel.Il ne s'agitpas nonplusd'empêcherles oscillations
entreabondanceet raretépar une réglementation car,pourqu'il disparaisse, le
phénomène doit d'abord avoirlieu.C'est parun «
travail dans l'élément même de
cetteréalité6» qu'estla disettequ'on peutla limiter,voirel'annuler.Il s'agitdonc
de brancher un dispositifde sécuritésurla réalité,en favorisant mêmela montée

4 -À l'appuide cetteidée, notonsà quel pointle titreNaissance de la biopolitiqueest


éloignéde ce qui faitla matière ducours,à savoirla gouvernementalité
véritable libérale.
MichelFoucaultaitcompris
Il semblequ'au furet à mesurede sa réflexion, qu'aborder
supposaitune analysepréalabledu libéralisme
la biopolitique et qu'il ait été conduit,
en conséquence,à transformer sonprojet.Voirl'introductionà la leçondu 7 mars1979
{Naissancede la biopolitique...,
op. cit.,p. 191).
5 -Michel Foucaultexpliquedans sa leçon du 1erfévrier1978que «si j avais voulu
donnerau coursque j'ai entrepris cetteannéeuntitreplusexact,ce n'estcertainement
pas territoire,
'sécurité, population' fairemaintenant
que j'auraischoisi.Ce que je voudrais
»
[...] ce seraitquelque choseque j'appelleraisune 'histoirede la gouvernementalité'
{Sécurité, population...,op. cit.,p. m).
territoire,
1156 6- Sécurité, population...,op. cit.,p. 39.
territoire,

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des prix(parla suppression de la policedes grains), carl'inflation aurapourdouble


effetd'attirer les marchands de l'extérieur et d'inciterà l'extensiondes cultures.
C'est en laissantle phénomènesuivresoncoursque se manifesteront les processus
Alors
d'autofreinage. que les mécanismes disciplinairesdéfinissent le permiset le
défendu, les mécanismes de sécurité prennent du reculpoursaisirles chosesen
trainde se passer.
Le parallèledresséparFoucaultavecla vaccination contrela variole, qui prend
son essordans les mêmesannées,suggèrela généralitéde ces mécanismes.Là
également, il ne s'agitpas d'empêcherla maladieparla miseen placede systèmes
disciplinaires visantà interdire toutcontactentreles non-malades et les malades,
maisau contraire de la provoquer afinque les individusdéveloppentles moyens
de l'annuler.L'idée centraleest celle d'une autorégulation des phénomènespar
un bouclagecirculaire des causeset des effets.
L'apparition des mécanismes de sécuritéopèreune transformation générale
carelle concernel'ensembledes aspectsde la vie économique,socialevoirebio-
logique,maisl'instrument intellectuel qui l'a autorisée, c'estl'économiepolitique
qui faitprécisément son apparition comme disciplineautoproclaméeà cette
époque-là. Foucault prend bien soin d'insister à diversendroitssur le faitque
cetteinvention n'estqu'unaspectde la transformation des technologies de pouvoir
qui caractérisent les sociétés modernes. Pourtant, l'économie politiquejoue un
rôleessentiel, sansconcurrent réel, dans le travailde Foucault car onpeutla définir
commela sciencedu comportement rationnel (allocationde ressources raresà des
finsalternatives). Or, toutesnos conduitesne sont-ellespas rationnelles ? (nbp,
p. 272). Elle devientde ce faitl'archétype du dispositif de sécuritémaisaussila
matriced'une réflexion trèsaboutie,nonseulementsurla limitation maiségale-
mentsurl'organisation et la distribution des pouvoirsdansla sociétéoccidentale
d'aprèsles Lumières.
Ce rôlecentralde l'économiepolitique,que le philosophemobilisesous
des formes trèsvariées,du mercantilisme au néolibéralisme le pluscontemporain
en passantparl'économiepolitiquedu XVIIIe siècle,a paradoxalement été plutôt
négligéparles commentateurs du diptyquefoucaldien. Une pistepourexpliquer
l'invisibilitéde cetteprésenceenvahissante estpeut-être qu'elle n'estlà que pour
disparaître carelle n'intéresse pas Foucaulten tantque telle.Il estvrai,pourtant,
que ce rôlecentral a de quoisurprendre. PourquoiFoucaultmobilise-t-il, etde façon
si exclusive,l'économiepolitique? Questiond'autantpluslégitimequ'il ne s'agit
pas de celle attendue.Il élaboreen effetde façontoutà faitconcertéesa propre
visionde l'histoire de la penséeéconomiqueafind'en fairel'instrument intellectuel
de la
de la transformation raisongouvernementale.

Économie politique et autolimitation gouvernementale

La questionde la limitation de l'actiongouvernementalepréoccupela seconde


moitiédu XVIIIe siècle.C'est,il estvrai,uneépoqued'extension
de l'activitébureau-
au
cratiquegrâce développement de la monarchie
administrative
dont les moyens
d'actionet les sphèresde compétences'élargissent considérablement. Les artisans 1157

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sontd'ailleurssouventdes partisans du libéralisme commeMaurepas,Trudaine


ou Turgot.Tocquevilleexpliquede soncôtéla Révolutionfrançaise commeune
conséquence de cettecentralisation administrative accrue. Une opinionpublique
de plusen plus autonomeet vindicative critique cette activité gouvernementale,
volontiers identifiée à une manifestation d'absolutisme, afinde la limiter.
Même si la dimensionéconomiquen'est pas absentede ces débatsdes
Lumières,la questioncentraleestcelledu libéralisme politique.Ce dernier n'inté-
ressepourtant pas Foucaultqui se concentre, d'une manière exclusive et parfois
presqueobsessionnelle, surla seuleautolimitation gouvernementale. Avecle libé-
ralismepolitique,le pouvoirne trouveles principes de sa limitation qu'à l'extérieur
de lui-même. Or,ce typede limitation externeà la raisongouvernementale, qu'elle
soitd'origine religieuse, ou
juridique politique, ne rentre pas dans la problématique
de ces deux cours.« Limitationinterneveutdireque cettelimitation, on ne va
pas en chercher le principe[...] du côté de quelque chose qui serait,parexemple,
des droitsde natureprescrits parDieu à tousles hommes,du côtéd'une Écriture
révélée,du côtémêmede la volontédes sujetsqui ontacceptéà unmoment donné
d'entreren société.Non,cettelimitation, il fauten chercher le principedu côté
nonpas de ce qui est extérieur au gouvernement maisde ce qui est intérieur à la
pratiquegouvernementale» (nbp,p. 13).
En plus de l'exclusiondu politique,une conséquenceimportante de cette
recherche d'une autolimitation gouvernementale est la mise à l'écart du droit qui
courten filigrane toutau longdes deux volumes.Cettemiseà l'écarts'opèreau
bénéfice directde l'économie politique,évoquéeà plusieurs reprises commela figure
antinomique du droit.Ce qui est reproché à ce dernier, ce n'est cependantpas
tellement sonextériorité parrapport à la raisongouvernementale, encoremoinssa
tropfaiblecapacitéd'imposer au pouvoirle respectdes règlesou des principes juri-
diqueslimitant sonchampd'action.Dans une réflexion tardive(leçondu 28 mars
1979,soitl'avant-dernier chapitre)consacréeà Yhomo œconomicus et à la maininvi-
sible,Foucaultopposele sujetjuridiqueproduitparla théoriedu contrat au sujet
d'intérêt imaginépar l'économie Il
politique. souligne leur différence sur un point
qu'il considèrecommeessentiel: alorsqu'il est exigédu premier qu'il renonceà
certains droitspouren protéger d'autres,il n'estjamaisdemandéau secondd'aller
contresonintérêt. Commel'avaitmontré le janséniste PierreNicole,ou Mandeville
dansLa fabledesabeilles, il importe au contraire que chacunsuivetoujours sonpropre
intérêt, qu'il le cultiveet l'intensifie en quelquesorte,afinque l'économiese porte
au mieux.« Le marchéet le contratfonctionnent exactement à l'inversel'un de
l'autre» (nbp,p. 279),en conclutFoucault.Cettedifférence remarquable constitue
la seconderaisonpourlaquelle l'économiepolitiquele fascine:l'autolimitation
gouvernementale qu'elle justifiea pourcorollaire la libertéabsoluepourchacun
de poursuivre son intérêtindividuel.
Une telleconstruction antinomique aboutità fairedu droitet de l'économie
politiquedeuxapprochesdu mondetotalement incompatibles. Une conséquence
est l'impossibilité d'une science économico-juridique dont l'inexistenceest le
signede cetteantinomie. L'hétérogénéité absoluedu mondepolitico-juridique et
1158 du mondeéconomiqueest crucialedans le dispositif de Foucaultqui y insisteà

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dessein: elle renforce de manièreimparablela positiontrèssingulière de l'écono-


mie politique,uniquediscoursrationnel au
capabled'imposer gouvernement de
se limiterpar lui-même.
Cettemiseà l'écartdu droita un coût.Elle conduiten effetà l'exclusiondu
droitde propriété, notiontotalement absentede la réflexionfoucaldienne. La raison
est évidentepuisquele droitde propriété relèvede ces limitations externesqui
n'intéressentpasl'auteur.C'est mêmel'unedes premières garantiesqui estdonnée
pourprotéger l'individu contrel'arbitrairedu roi.Nombrede penseursde la souve-
rainetéde la findu xvicsiècle,à commencer bien sûrparJeanBodin,maisaussi
des théoriciens de la monarchie absoluedans la premièremoitiédu XVIIesiècle,
telCardinLe Bret,mettaient en doutela facultédu roià leverde nouveauximpôts
sans l'accorddes représentants du peuple au nom du respectintangiblede la
propriété privée. Mais l'absence de cettedernièreest surtoutparadoxaledu fait
que les auteurslibérauxdu XVIIIe siècle eux-mêmesla placentau cœurde leurs
analyses,faisantdu respectde la propriété le principecentralet la raisond'être
de l'économiepolitique.

Économie politique, libéralisme et naturalisme

Le problèmede Foucaultest désormaisle suivant: commentfonderl'économie


politiqueune foisqu'on lui a retirésa principale justification, la propriété privée?
La réponserésidedansla mobilisation omniprésente des notionsde « nature» et
de « naturalisme ». Si le pouvoirn'a pas à intervenir surles comportements, c'est
parcequ'ilssontnaturels, ce qui leurconfère leurautonomie ainsique leurrationalité.
Comments'élaborehistoriquement cette« nature» selonFoucault? La prise
de consciencede la naturalité des phénomènessociauxet économiquesremonte
à la granderupturedes années 1580-1650.Désormais,«on auraune naturequi
ne tolèreplus aucungouvernement » (stp, p. 243). Cette affirmation essentielle
signifie la chose suivante. Avant cettetransformation, le souverain prolongeait sur
la terrela souveraineté divine.FoucaultmobiliseiciThomasd'Aquinpourlequel
le gouvernement du monarquen'a pas de spécificité parrapport à l'exercicede la
souveraineté : régneret gouverner sontdeuxchosesidentiquesou indissociables.
S'il existeunetellecontinuité, c'estparceque le souverain faitpartie« de ce grand
continuum qui va de Dieu au père de famille en la
passantpar nature etlespasteurs ».
C'estce continuum qui est brisé entrela findu XVIesiècle et le milieudu XVIIesiècle,
au momentmêmede la fondation de Yépistémê classique.La coïncidencechrono-
logiqueavecla révolution scientifique n'estbiensûrpas le faitdu hasard.En effet,
ce que montrent Copernic,Kepler Galilée,c'est que Dieu régitle mondepar
ou
des loisgénéraleset,une foisétablies,immuables.Dieu ne gouvernedoncpas le
mondesurun modepastoral, c'est-à-dire individualisé, il règnesouverainement à
travers des principes.
À la mêmeépoque se développeun thèmetrèsdifférent, maisétroitement
lié au précédentcaril en est en quelque sortele corollaire surle planpolitique.
Si le monarquen'a plus(ou plusseulement)à prolonger surterreune souveraineté 1159

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divine,il a en revancheune tâchespécifiqueque lui seul peutaccomplir et qui


estdifférente des fonctions dévoluesà la souveraineté ou au pastorat, mêmes'ilpeut
s'en inspirer:il doitgouverner. Avecce nouveaudispositif, on a doncd'un côté
une naturequi est détachéedu thèmegouvernemental et qui suitdes principes
(principia naturae),de l'autreunartde gouverner qui doits'occuper de ce nouvelobjet
apparu à la fin du XVIe la
siècle, respublica, la chose publique. artde gouverner
Cet
doitse chercher une raisonqui ne peuts'inspirer de l'imitation
ni de la nature,ni
des loisde Dieu. Ce serala raisond'Étatdontl'objectifest de maintenir celui-ci
et de le gérerdanssonfonctionnement quotidien.Une première caractéristique de
cetteraisond'État,parrapport à l'objectifde Foucault,est qu'elle ne connaîtpas
la population au sensprécédent, c'est-à-dire commeétantconstituée pardes sujets
économiquescapables d'avoir un comportement autonome. Cette opposition entre
principia naturae et ratiostatus domine jusqu'au milieu du XVIIIe siècle,quands'opère
unesortede réunification parle biaisde l'économiepolitique.Désormaisle gouver-
nementdu mondes'appuiesurla toutejeune économiepolitiquequi,elle,relève
de la nature.
Un paradoxedu textede Foucaulttientdans l'appariement qu'il propose
entreéconomiepolitiqueet nature.La tradition de l'histoire de la penséeécono-
miqueexpliqueque c'estla découverte d'unordrenaturel dansle mondephysique
a
qui suggéré aux économistes des Lumières qu'un même ordrepouvaitrégirle
mondesocial,autorisant ainsil'économiepolitiqueà revendiquer le statut de science,
au moinsà partir des physiocrates, et à découvrir des lois.Cet aspectn'intéresse pas
Foucaultqui laissede côté l'argumentaire scientifique tenuparl'économiepoli-
tiquedansles années1760pourjustifier le libéralisme, en particulier l'idée que le
marchélibreestl'organisation la plusefficiente et la plusjustepourla production
et l'allocationdes richesses.Si l'économierelèvede la nature,estime-t-il, c'est
les
parceque comportements des individus sont décrits par les économistes comme
relevantde la nature.C'est l'invention, cruciale,de la notionde « population »,
à
grâce laquelle se met en le
place principe de l'autolimitation de l'action gouver-
nementale.C'est un personnage politique« absolument nouveau» et totalement
à la
étranger penséejuridique politique et des siècles précédents. Foucaultl'oppose
à l'idée du panoptique, du
vieuxrêve souverain, qui vise à la surveillance exhaus-
tiveetindividualisée des personnes alorsque le dispositif de sécurité ne s'intéresse
qu'aux mécanismes naturels.
La population se caractérise fondamentalement, en effet, pardes régularités
que l'on peutqualifier de naturelles. Elles sont de deux types. D'abord, commele
découvrent avecadmiration les statisticiens du XVIIIe siècle,ilexistedes constantes,
des proportions stablesou probablesdansles variablescaractéristiques de la popu-
lation(nombrede morts, nombrede malades,régularités d'accidents...). Ensuite,
il existeun invariant comportemental qui confère à la populationprise dans son
ensembleun uniquemoteurd'action,le désir,ou,en langageéconomique, pour- la
suitede l'intérêt individuel qui,si on le laissejouer,conduità unrésultat conforme
à l'intérêt généralde la population.
Cette analysedébouchesur deux manièresdistinctesd'envisagerl'inter-
1160 ventiongouvernementale, toutesdeux égalementprésentesau seinde la pensée

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libérale.Auxyeuxde la première, la population estopaqueau souverain car,d'une


part, les variables qui la définissent sont trop nombreuses et autonomes pourlui
êtreaccessibleset,d'autrepart,l'individuseul est capablede savoirquel est son
désiret son intérêtainsi que les moyensà mettreen œuvrepourles réaliser.
Aucunpouvoirne peutdoncse substituer à lui. Par ailleurs,l'interaction de ces
comportements particuliers produitdes situations d'une tropgrandecomplexité
pourqu'il en soittoutsimplement renducompte.Elles sontdonc inaccessibles
au savoirgouvernemental. Ce thèmese rencontre fréquemment dansla seconde
moitiédu XVIIIe siècle,en particulier lorsdes discussionsautourde la libertédu
commerce des grains.Au XXesiècle,c'estFriedrich vonHayekqui a le plussysté-
matiquement développé cette conception. La seconde perspective considèreque
l'existencemême de ces régularités rendle comportement des populationsen
partieprévisible et accessibleà des techniques de gouvernement. Certainesde ces
constantes et proportions stablessontcalculables, et l'intérêt, parcequ'il dompteles
passions- commel'ontsoulignénombred'auteursduXVIIIe siècle- estunegarantie
que les individusserontau moinspourpartieintelligibles au pouvoir.On verra
que cette de
ambiguïté diagnostic est également présente chez MichelFoucault
lorsqu'il en vient à penser l'intervention du gouvernement et ses limites.
Pourl'instant, il fautinsister surl'originalité de la notionde population telle
que Foucault la développe dans la première partie de son cours. Certes, toutpart
de l'économiepolitiquequi est la sciencede la gestiondes populations, c'est-à-
direle modèleintellectuel à partirduquel il fautpenserle gouvernement. Mais
la gouvernementalité qui s'en inspirea une vocationbeaucoupplusgénéraleque
« la pureet simpledoctrineéconomique» puisqu'elles'appliqueaux multiples
aspectsqui sontliés,d'une manièreou d'une autre,aux processuséconomiques.
Foucaulten a une perception trèslargecarils englobentnonseulementla démo-
graphie et la santé mais aussi la « manièrede se comporter » (stp, p. 24), c'est-à-
diretoutce qui relèvede la natureou de phénomènesnaturels.« La population,
c'estdonctoutce qui va s'étendredepuisl'enracinement biologiqueparl'espèce
jusqu'à la surface de priseofferte parle public» (STP,p. 77).C'est ce qui luipermet
de conclure que l'économiepolitique, etpluslargement le libéralisme, estunnatura-
lisme.Alorsque le libéralisme, historiquement, estné d'unerestriction progressive
des passionset de l'intérêtà leurseule dimensionéconomique,c'est-à-dire à la
du et à
poursuite profit l'acquisition de biens matériels, Foucault procède en sens
inversegrâceà la notionde population, faisantdu savoirde l'économiepolitique
unmodèlepourunegouvernementalité élargie.Avecpourconséquence,à ce stade,
une exclusion du politique.
Soulignons que cettedécouverte parles auteursdu XVIIIe siècle,reluset inter-
prétésparFoucault,de l'importance et de la naturalité des phénomènessociaux
conduitl'analysedansdeuxdirections trèsdifférentes. L'une insistesurla notion
de bio-pouvoir exercéparl'Étatsurla population. C'est la poursuite, maisavecun
point de vue plus radical, du projet foucaldien d'étude du contrôle des individus
en insistant plusparticulièrement corpssur le dans sa dimension biologique,projet
qui mobiliseune partiede l'héritagedu philosophedepuisle débutdes années
1990.L'autre,à l'inverse, s'orienteversun libéralisme de l'abstention trouvant en 1161

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lui-même etdansl'autonomie des populations les raisonsd'unefaibleintervention.


Les deuxprojetssansnuldouteintéressent Foucaultcommele prouvent, de façon
un
parfois peu allusive il est vrai,les premières leçons. Mais dans ces deux cours,
il se montrenettement plus intéressé par le second et
projet l'exploration des
effetsheuristiques de l'économiepolitiquequi, manifestement, l'intriguent.
Maisde quelleéconomiepolitiquenousparle-t-il ? Foucaultassocietrèsclaire-
mentéconomiepolitiqueet moindregouvernement (NBP,p. 31). C'est la raison
pourlaquelleil se focalisesurle milieudu XVIIIe siècle,plus précisément surla
décenniedes éditslibéraux(1754-1764),périoded'ungrandchangement dansles
techniquesdu pouvoiret de l'apparition de la raisongouvernementale moderne.
Quandil parledu « savoiréconomique» qui sertde modèleà la gouvernementalité,
il ne faitdoncréférence qu'à un corpusassez limitéde textes,ce qui le conduità
négliger ou à occulterd'autres formesde ce savoir.Ainsipeine-t-il à comprendre
la rationalité au
propre système de la policedes grains(STP,p. 35).
Il est dès lorsconduità durcirl'opposition entreles dispositifs de sécurité,
c'est-à-dire l'économiepolitiquelibérale,qui s'appuiesurla réalitédes choses,et
les autresformes d'organisation du social.« La sécurité, à la différence de la loiqui
travailledansl'imaginaire etde la discipline qui travaille dansle complémentaire de
la réalité,va essayerde travailler dansla réalité,en faisant jouer[...] les éléments
de la réalitéles unsparrapport auxautres» (stp,p. 49). Foucaultinsistebeaucoup
surcetaspectdu libéralisme qui opèreà partir de la réalitédes chosesen trainde se
produire, sur les phénomènes objectivables la nature.L'oppositionestpourtant
de
fragilecar le mécanisme de la disettesurlaquelleil appuieson raisonnement, et
plusgénéralement l'économie, estaussila conséquenced'un travailde l'imaginaire.
C'est ce que démontre Necker,jamaiscitéparFoucault,dansla Législation surle
commerce desgrains1 qui soulignecombienle fonctionnement du marché relèved'une
psychologie collectivequi déjoue l'existencede régularités et exclutla formation
d'un prixnaturelou normaldes marchandises.
En conséquence,si Foucaultévoque de façongénéralele « savoirécono-
mique», il élaborede façontoutà faitconcertéesa propreéconomiepolitique,ne
retenant que ce qui contribue à construire et à conforter l'idée de population.

Gouvernement frugal

On l'auracompris, un rôlecentralest tenuparle couplepopulation(nature )/gou-


vernementalité Si Foucaultdéclareréfléchir
(artifice). principalement à l'histoire
de la gouvernementalité,ce qui l'intéressefinalementle plus,c'estla questionde
la population,c'est-à-direde l'autonomiede la société.La difficulté est que la
définition la
généraleproposéepour gouvernementalité ne ditriensur son contenu.
Et d'abord,pourquoiintervenir ? Même si l'autolimitation
spécifiela nature de la
gouvernementalité libéraleet que Foucaultinsiste surla nécessitéd'un « gouver-
nementfrugal », l'intervention est malgrétoutnécessaire.Pourquoi?

1162 7 - Jacques Necker, Sur la législation


etle commerce
desgrains,Paris, Pissot, 1775.

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La première raisonestque les intérêts des individus au seinde la population


sontcontradictoires, voireopposés.L'artlibéralde gouverner se trouve ainsicontraint
de déterminer avecprécision jusqu'à quel point cette ne
divergence constitue pas
un dangerpourl'intérêt général. Il faut garantir ensemble la libertéet la sécurité,
ce qui supposeinévitablement une partde dangeret de prisede risquepropreà
l'exercice de toute mais
liberté, également uneprotection de l'intérêt collectifcontre
l'intérêt individuel (et réciproquement). La seconderaisonestque les mécanismes
de sécurité étantde gros« consommateurs » de libertés pourfonctionner, ilsdoivent
en êtreégalementdes « producteurs ». Ce paradoxe,bien soulignéparFoucault,
est en faitpropreà toutlibéralisme maisil est aggravédansle cas du libéralisme
autolimité. Ainsi,pour s'en tenir à un exemplesimple,la libertédu marchéexige
ait
qu'il n'y pas de ce
monopole, qui supposeune législationqui restreigne la
concurrence et la libreactiondes agents.
L'arbitrage entreliberté etsécurité doitdoncêtrepermanent. Uneconséquence
importante est que cet artlibéralde gouverner ainsiconçususciteun grandessor
des procédures de contrôle, contrepartie nécessaireauxlibertés. Le gouvernement
a d'abordpourfonction de surveiller la mécaniquegénéraledes comportements
maisil doitensuiteintervenir lorsquecettesurveillance décèle des dysfonction-
nements.La figurede Bentham,si fortedansSurveiller etpunir,réapparaît ici,le
panoptique semblant être la formule même d'un gouvernement libéral.
Ce nouvelartde gouverner qu'est le libéralisme impliquedoncun rapport
complexe, si ce n'estambigu, avec les libertés car il doitles produire mais,ce faisant,
il risquede les détruire. Or si Foucaultvoitbienque le libéralisme seul ne définit
pasunepratique gouvernementale, iln'ouvreaucunepistepouresquisserunedéfini-
tionprécisede la «bonne intervention». Il souligneà plusieursreprisesl'unique
direction dans laquellele raisonnement peut se poursuivre, à savoirle recoursà
l'utilitarisme qui n'est plus dans son esprit une de
idéologie l'organisation de la
sociétémaisunetechniquede (limitation Avec
du) gouvernement. l'utilitarisme, le
calculdevientdoncla seuleraisongouvernementale. « La raisongouvernementale
devrarespecter ces limitesdansla mesureoù elle peutles calculerde son propre
chefen fonction de ses objectifs et comme[le] meilleurmoyende les atteindre »
(NBP,p. 13).Ce thèmede la rationalité du gouvernement (on pourrait mêmedire
de l'hyperrationalité étantdonnél'importance exclusiveaccordéeau calcul)est
important caril faitde la gouvernementalité la suitepresquedirected'une objec-
tivationde phénomènesnaturels.Il intéressebeaucoupFoucaultqui en repère
l'émergenceau XVIIIe siècle,dansle droitmaritime ou les projetsde paix perpé-
tuelleparexemple,et c'est surcetteidée de « l'artde gouverner à la rationalité »
que s'achève la dernière leçon, celle du 4 avril 1979. Ces exempleshistoriques sont
cependantpeu satisfaisants carilsillustrent en faitl'idée de naturalisme et d'ordre
naturel.En revanche, la référence à l'utilitarisme et au calculne ditriensurl'arbi-
tragedifficile entrelibertéet sécurité, problèmecentralde la gouvernementalité
libéralequi conduitl'auteurà des propositions paradoxalescommecet étonnant
retourde la figuredu panoptiquede Benthamau cœurdes dispositifs de sécurité
alorsque la miseen placede ces derniers, plus tôt dans le livre, l'avait au contraire
écartée.La clefde ces difficultés renvoieà la questiondéjà évoquée plus haut: 1163

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comment fixerdes limitesà l'intervention du gouvernement, c'est-à-dire comment


garantirl'autonomie de la population, une fois disqualifiée la résistance en termes
de droits?
C'est,entreautre,pourrésoudre cettedifficulté que Foucaultopèreundétour,
à partirde la leçondu 31 janvier1979,parl'ordo-libéralisme allemanddes années
1930-1950et le néolibéralisme américain l'après-guerre. deux économies
de Ces
politiquesproposent en effetune solutionassez radicaleà la questionde l'inter-
vention,maisen modifiant les hypothèses initialesà partirdesquellesFoucault
Elles postulenten particulier
travaillait. la convergence spontanéedes intérêts là
où les dispositifs de sécuritéprenaient en compteleurpossiblecontradiction.
En 1948,en Allemagneplusqu'ailleursen Europe,dominent les impératifs
de la reconstruction et doncles politiquesinterventionnistes, en particulier keyné-
siennes.Or,en avril1948,un rapport du Conseilscientifique de l'administration
allemandedansla zone anglo-américaine préconiseau contraire que « la fonction
de direction du processuséconomique doit être assurée le pluslargement possible
par le mécanismedes prix»,proposition qui rappellecelle de Turgotdans le
célèbreédit de septembre1774 établissantla libertédu commercedes grains.
Cettedéfinition du libéralisme est le faitdes conseillers de LudwigErhard,res-
ponsable de cette administration, qui fait de ce rapport l'axe de son action.Ces
économistesforment le groupedes ordo-libéraux dontles originesremontent à
la Républiquede Weimar.Selon eux,depuisla findu XIXesiècle,l'artlibéralde
gouverner a eu en quelque sortepeur de sa propreréussiteet il inventaune
technique d'intervention dansla gestionétatiquedes phénomèneséconomiques
pourlimiterles effetsmêmesdu libéralisme. Leur « coup de forcethéorique »
majeur,clairement explicitéchez des penseurscommeHayekou Röpke,est de
considérer que le système nazin'étaitpasla conséquenced'unétatde criseextrême
maisla suitelogique,le pointultimed'évolutiond'une politiqued'intervention
de typekeynésien.La leçon que les ordo-libéraux tirentde l'expériencedu
nazismeestdoncque,au lieud'accepterunelibertéde marchésurveillée etlimitée
parl'État, il fautau contraire la
généraliser logique de marché et en faire le régula-
teurde l'État.Une rupture s'impose avec le libéralisme du laisser-faire des XVIIIe
et XIXesiècles,car il ne s'agit pas seulementde laisser l'économie libre mais
d'étendrela logiquede la concurrence et du marché.Or,ce seraitune naïveté «
naturaliste » de croireque l'instauration du marchélibresuffiseà généraliser les
mécanismes de concurrence. Pourque ces derniers jouentunrôlecentraldansune
société,il fautque le gouvernement libéralsoitactifet interventionniste. « La
concurrence, c'est donc un objectifhistorique de l'artgouvernemental, ce n'est
pas une donnéede natureà respecter»(nbp,p. 124).De ce fait,les interventions
des pouvoirspublicsdoiventêtreconsacréesaux seules conditionsd'existence
du marchéafinque ce mécanismesubtilet trèsefficacefonctionne pleinement.
Tout autreobjectif(pleinemploi,pouvoird'achat,balancedes paiements...) ne
peutêtreque secondaire.De même,le gouvernement n'a pas à corriger expostles
effetsdestructeurs du marchésurla société.Il doitintervenir surla sociétéelle-
mêmeafinque les mécanismesconcurrentiels jouentà chaque foisleurrôlede
1164
régulateur.

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Cetteréflexion novatrice conduit,selon Foucault,à l'invention d'un autre


de le
type capitalisme, capitalisme d'entreprise au sein duquelchaqueagentéco-
ou
nomique chaque ménage est assimilé à une entreprise à la foisautonomeet
responsable, de tellesorte que l'individu ne soitplus aliéné parrapport à sonmilieu
de vieet de travail. Cettegénéralisation de la forme« entreprise » distingue l'ordo-
libéralisme du laisser-faire classiquepourlequelYhomoœconomicus étaitessentielle-
mentunpartenaire de l'échange.Elle a biensûrpourobjectif de fairede la régulation
économiquele modèledes rapports sociauxmaisausside mettre au cœurde la vie
socialetoutunensemblede valeursliéesà l'entreprise (indépendance de l'individu,
responsabilité éthique...)qui s'oppose à la froideur du mécanisme de la concurrence
laquelle, selon de
l'expression Röpke, est « moralement et sociologiquement unprin-
cipe plutôt dissolvant qu'unifiant». L'interventionnisme du gouvernement ne doit
de
doncpas être natureéconomique mais de nature sociale.L'Etat meten place
une Gesellschaftspolitik afinde laisserjouerles fragiles mécanismes concurrentiels du
marché.Cette« politiquede la société» contribue à la constitution du marché, en
favorisant parexemplel'accèsà la propriété ou en aidantà la substitution des assu-
rancesindividuelles aux couvertures socialescollectives. Dans cettesociétélibérale
où la concurrence ne metplusseulement auxprisesdes échangistes maisdes entre-
prises, la loi ne doit être rien d'autre qu'unesimplerègle jeu pourle marché.
du
L'économiedevientdonc la référencepour la construction du politique
- l'économieproduitla légitimité nécessaireà l'État,et la libertéentrepartenaires
économiques créeunconsensus politique - maisaussidu liensocial,voiredesvaleurs
culturelles. Sous cetanglepréciset avecdes arguments différents,la suitelogique
à Pordo-libéralisme allemandestle néolibéralisme américain, en particulier l'école
de Chicago,qui s'estdéveloppéen réaction au New Deal etauxprogrammes sociaux
poursuivis aux États-Unis de Trumanà Johnson. Malgréd'importantes différences
liées à la plusgranderadicalité du courantaméricain, les pointscommunsavec la
tradition allemandesontnombreux, dontle plus saillantest que les deux écoles
considèrent que l'analyse en termes d'économie de marchéestgénéralisable à tous
les aspectsdu comportement humain,l'individuétant considéré commeun entre-
preneurde lui-même.Ces économistes, commeGaryBeckeret les adeptesde la
théoriedu capitalhumain,notionà laquelleFoucaultprêteune trèsfineattention,
étendentl'analyseéconomiqueà de multiplessecteursde la vie sociale.Chaque
agentdécideparexempledes investissements éducatifspourses enfantsafinde
former un capitalhumaindestinéplus tardà produiredes revenus,ou arbitre
entreles gainsattendusd'une conduitedélictueuseet les risquesencourusd'une
sanctionpénale.
Le grandintérêt de cettegrilleéconomiquegénéraliséedes néolibéraux est
qu'elle permetde testerl'actiongouvernementale, de la mettreà l'épreuved'une
critiquequantitative. Il estdésormais possiblede jaugerl'actiongouvernementale
à l'aunede sonefficacité quantà la miseen œuvredu jeu de la concurrence et du
marché.Le grandprogrèsanalytiquepar rapportau libéralismedu laisser-faire
du XVIIIe siècleest que l'économie,au lieu d'êtreun simplemodèleou une illus-
tration d'une gouvernementalité plusgénérale,devientla gouvernementalité par
excellence.Du coup,il est possiblede donnerune définition et un contenuplus 1165

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précisde l'intervention gouvernementale : elle doitinstaurer les conditions pour


que fonctionnent l'économie de marché et la concurrence. Sa limiteest incluse
dansla définitionelle-mêmepuisquela description de la sociétécommeunespace
de libreconcurrence et de convergence des intérêtssupposeque l'intervention
gouvernementale ne s'intéressequ'aux conditions d'existencedu marché,à son
cadrejuridique,maispasà soncontenuéconomiqueou à sesconséquencessociales.
C'estsansdoutece qui définit au mieuxle « gouvernement frugal» cherà Foucault,
à la foismoinslargedansses ambitions et plus distanciéparrapport à la société.
Ordo-libéralisme et néolibéralismereprennent en quelque sortele conceptde
population,mais d'une façonplus radicale,assignantpour tâche aux pouvoirs
publicsde mettreen conditionla sociétépourgarantir son autonomieet faireen
sortequ'ils n'aient(presque)plusà intervenir.

Pratiques et régime de véridiction

Pourécrireson histoire de la gouvernementalité libérale,Foucaultdità plusieurs


reprisesne pas vouloirpartirdes universaux de la philosophiepolitique(sujets,
État,sociétécivile...)maisdes pratiques concrètes et de la façondontellesse réflé-
chissent et se rationalisent, selonuneméthodedéjàéprouvéepeu de tempsaupara-
vantdansSurveiller etpunir.Ce projetesten partieréalisédansla première étape,
celleconsacréeau XVIIIe siècle,puisque c'est entre autres aux
grâce pratiquesqu'il
meten évidencel'existenced'uneforme de libéralisme militariste. Maisil échoue,
on l'a vu,dansl'élaboration de ce qui l'intéresse etqui n'estpas,au sensstrict, dans
sur
le projetde l'économiepolitique lequel s'appuie il : le libéralisme autolimité.
Le passagedu libéralisme du XVIIIe siècleà ceux du XXesiècleaide doncà
avancerdansla résolution théoriquede la questioncentrale poséeparces deuxlivres,
à savoirl'autolimitation gouvernementale, maisce déplacement chronologique pose
un nouveauproblème : celui du rapport au réel.La secondeétape,consacréeaux
néolibéralismes allemandet américain, voiten effetdisparaître les pratiquesau
profit de l'élaboration de ce qui n'est qu'une forme la
théorique, gouvernementa-
litélimitée,discoursdéconnectédes « manièresde faire».
Uneautretentative de Foucaultpourancrer cettehistoire desreprésentations
danscelle des réalitésestde mobiliser de de
la notion régime véridiction, que l'on
saitparailleursessentielleà son projetplus générald'« histoiredes systèmesde
pensée», qu'il concernela prison,l'institution psychiatrique ou la sexualité.Faire
l'histoiredes régimesde véridiction, c'ests'intéresser auxeffets que possèdentdes
de
systèmes penséequand on croit qu'ils indiquentquelle est la vérité.Foucault
rappelle ainsi: « Se rappeler toutes les erreurs que les médecins ontpu diresur
le sexe ou la folie,ça nousfaitune belle jambe. [...] Seule a une importance la
détermination du régimede véridiction qui leur a permis[...] d'affirmer comme
vraiesuncertainnombrede chosesdontil se trouved'ailleursque l'onsaitmainte-
nantqu'ellesne l'étaientpeut-être pas tellement. » Or Foucaultestimequ'à partir
du milieudu XVIIIe siècle,avec les différentes techniquesmisesau pointen parti-
culierpourla gestiondes disettes,le marchélibreesten trainde devenirpourles
1166 contemporains «un lieu que j'appelleraide véridiction»(nbp,p. 34). La vérité

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expriméeparun marchélaissélibre,selonl'économiepolitique,se substitue ainsi


à la sérieindéfiniedes interventions de la policevouluespar le mercantilisme.
Foucaultjoue à merveillede l'ambiguïté sémantiquepuisqueles économistes de
l'époque utilisentprécisément «
l'expression prix vrais » le
pourdésigner prix des
biensobtenussurun marchélibreet qui sontconsidérés commevraisparcequ'ils
validentdescomportements individuels maisaussiles pratiques gouvernementales
conformes aux objectifs communsque sontla préservation des populations contre
la disetteou, pluslargement, la production de richesses.
On comprendl'importance qu'accordeFoucaultà ces idées car,d'un côté,
la véritéAumarchéconstitue l'un des arguments les plusforts en faveurde l'auto-
limitation des pratiques gouvernementales et,d'un autre le
côté, principe du régime
de véridiction confèreà l'économiepolitiqueune efficacité et une actionsurle
coursdes choses.Maisce principes'applique-t-il aussibienà l'économiepolitique
que le penseFoucault? On peuten douter.Si l'onpeutacceptersansdifficulté que
l'économiepolitiquelibéraleinfluencela politiqueéconomiqueet l'organisation
du marché,il est plus difficile d'admettreque les effetsd'une telle politique
puissentêtremesurésparles résultats observéssurle marché.Il existeune diffé-
renceessentielle avec,parexemple,la psychiatrie. Le discours psychiatrique, parce
qu'il est normatif, décide des critères de vérité pourdéfinir le partageentrefolie
et normalité ou entrepratiquessexuellesconformes et déviantes, exercedes effets
directs considérables surla vie sociale.Mais l'économiepolitique,si elle peutpres-
crireunepolitiquelibérale,estincapabled'en contrôler les effets. Qu'est-cequ'un
« prixvrai», si ce n'estune abstraction qui n'a de signification qu'au sein d'une
approcheen termesd'équilibrede marché,maisdontl'abstraction mêmerend
difficile- mêmesi certainséconomistes s'y essaient- de lui donnerun contenu
empirique, ce qui faitdouterde son usagepourindexeret donclimiter une poli-
tique gouvernementaleQue ? le marché soit abstraitement un principede véri-
diction,cette affirmation estconforme aux ambitions de la théorie libérale; maisque
le marchéproduisedes donnéesexprimant une vérité capable de fairede lui une
et
instancede véridiction donc de limitation des pratiques gouvernementales, cette
affirmation est excessive.On ne sauraitdirequel est le pointde vue de Foucault
surla théorieéconomiqueet quel créditil lui accorde,maisil prendau sérieuxses
effets,et en ce sensil saisitmalla particularité du discourséconomiquequi entre-
tientun lienpourle moinscomplexeavec la réalité,jadis commeaujourd'hui.
Il intègrede même à sa réflexion la critiquelibéralede la souveraineté,
avec d'autantmoinsde réticencequ'elle rejointune réflexion qui est chez lui
déjà ancienne.

La souveraineté

En effet, de la souveraineté
la critique estau cœurdes réflexions
que mèneFoucault
de longuedate surla questiondu pouvoir.Son ambitionest de construire une
pensée de la domination radicalementlibéréedu modèlede la souveraineté. Il
s'en explique à de nombreusesrepriseset, toutparticulièrement, dans II faut
la société
défendre (désormaisifdls), lorsdes leçonsdes 14 et 21 janvier1976qui 1167

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se présentent comme« une sorted'adieuà la théoriede la souverai-


explicitement
neté8»(ifdls, p. 37):

Donc, la question,pour moi, c'estde court-circuiter ou d'éviterce problème[...] de la


souveraineté etde Vobéissancedes individussoumisà cettesouveraineté, etdéfaireappa-
raître,à la place de la et
souveraineté de F le
obéissance, problème de la dominationet
de Fassujettissement (ifdls, p. 24-25).

Mais qu'est-ceque la souveraineté aux yeuxde Foucault? Essentiellement


une questionjuridique,à savoirune questionde droits: d'une part,des droitsqui
ontété cédés parles sujets,auxquelsils ontrenoncéet, d'autrepart,des droits
qui ontété acquisparle souverain, au nomdesquelsil exercesonautorité. En de
multiplesoccasions,Foucaultinsistesurcettedimension juridiqueconstitutive à
ses yeuxdu modèlede la souveraineté : le modèlede la souveraineté «
saisit le
pouvoirsousune forme juridique9». La subordination, dansl'ordrejuridique,que
FoucaultdansII fautdéfendre la société
nommeobéissanceparopposition à assujet-
tissement, suppose de la part des un aux
sujets acquiescement prétentions de
légitimité de l'autorité.Il s'ensuit un très
pouvoir peu intrusif, les
qui prend sujets
telsqu'ils sont,qui ne cherchepas à fouiller les consciencesnià corriger les âmes.
au
Ce pouvoiragit coup parcoup,principalement sur les richesses et les biens,
parle jeu d'un systèmede prélèvements discontinus dontla fiscalité nousoffre la
figureexemplaire.Or, Foucaults'intéresseà un pouvoird'une naturetrèsdiffé-
rente,le pouvoirdisciplinaire, qui ne procèdepas parprisemomentanée maispar
un quadrillageserréet continu,visantà extraire le travailet à produire une sou-
missionperpétuelle, via des systèmes de correction et de surveillance. C'est là un
modede fonctionnement radicalement au
hétérogène pouvoir souverain 10.
Alorsque
celui-ciplace en soncentrela gloiredu prince,celui-làs'intéresse à la fabrication
des sujets.Plus largement, le rejetdu juridiquetraduitl'obsessionqu'a Foucault
de comprendre le pouvoirdanssa réalité,nonpas du pointde vue de la légitimité
supposéede ses actions, maisdansleurefficacité à transformer les sujets,au contact
mêmedes corps.« II fautétudierle pouvoirhorsdu modèledu Leviathan,horsdu
champdélimitéparla souveraineté juridiqueet l'institution de l'État.Il s'agitde
à des et
l'analyser partir techniques tactiques de domination » (ifdls, p. 30).

8 - Michel Foucault, II fautdéfendre


la société:coursau Collègede France,1975-1976,éd.
parM. Bertiani et A. Fontana,sousla dir.de F. Ewaldet A. Fontana,Paris,Gallimard/
Le Seuil,1997,p. 37.
9 - Michel Foucault, Histoire de la sexualité.
1. La volontédesavoir,Paris,Gallimard,
1991,p. 112.
10-L'hétérogénéité de ces deux pouvoirsest si fortequ'à proposdu pouvoirdiscipli-
naire,MichelFoucaultécrit: « Ce pouvoirnonsouverain, étrangerdoncà la formede
c'est le pouvoirdisciplinaire.
la souveraineté, Pouvoirindescriptible, dans
injustifiable
les termesde la théoriede la souveraineté,radicalement hétérogène, et qui auraitdû
normalement amenerà la disparition mêmede ce grandédificejuridiquede la théorie
1168 de la souveraineté» {11faut défendre
la société...,
op. cit.,p. 33).

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Commela première partieTamontré, cettecritique dumodèlejuridique grandit


encoreen intensité lorsque Foucault en vient à l'étude des dispositifs de sécurité.
On le voitalorssouligner la distanceexistant entrela logiquepropreà ces dispositifs
et la logiquejuridique,entrele marchéet le contrat. Cela le conduità des proposi-
tionssurl'hétérogénéité du contrat et du marchéqui auraientde quoi désorienter
les économistes libéraux (nbp,p. 279).S'il en estainsi,nousditFoucault, c'estparce
que le liencontractuel suppose,chez le sujetjuridique,le renoncement à certains
droits en échangede la préservation d'autres,ce qu'il appellele « principe du trans-
fert » (nbp,p. 278).Or,dansla sphèreéconomique,il en va toutautrement dansla
mesureoù Yhomoœconomicus n'abandonne jamais rien.Il demeure à chaqueinstant
entièrement fidèleà son intérêtqui le guide de parten part: « non seulement
chacunpeutsuivresonintérêt, maisil fautque chacun[...] le suivejusqu'au bout
à le
en cherchant pousser au maximum » (NBP,p. 279). Cettecritiquerenouvelée
du juridiquene débouchepas surune disparition totalede la souveraineté mais
surune analyseoù elle ne joue plus qu'un rôlepériphérique, à la manièred'un
arrière-fond qui ne susciteplusguèrel'intérêt du penseur.Mêmesi Foucaultécrit:
« Le problèmede la souveraineté n'estpas éliminé; au contraire, il estrenduplus
aiguque jamais » (stp,p. 110), dans la réalité
de sa réflexion, force estde constater
qu'il n'en est rien.La souveraineté n'apparaîtplus que comme un dispositifà la
du
remorque gouvernement, entièrement conçupour le «
servir: étant donné qu'il
y [a] un artde gouverner, étantdonnéqu'il se déploie,[il s'agit]de voirquelle
formejuridique,quelle formeinstitutionnelle, quel fondement de droiton [va]
pouvoirdonnerà la souveraineté » (stp,p. 110).Voilàtoutce qu'il nousen dira.

Il n'existe pas de souverain économique

Cependant,dansNaissance Foucaultva plusloin.À l'occasionde


dela biopolitique,
ce cours,il franchit une nouvelleétape,d'une certainemanièreultime,dansson
rejetde la souveraineté. Il le faitsurla base d'une thèseinspiréepourpartiede
la penséede F. vonHayek: « L'économiede marchééchappeà touteconnaissance
totalisante.» Certes,selon Hayek,on peut expliciterles principesabstraitsdu
fonctionnement concurrentiel maisles faitsparticuliersou les circonstancespra-
tiquesde telleou telleconjoncture économiquenouséchappentirrémédiablement.
S'il en estainsi,c'estparceque l'économiemarchande est un systèmecomplexe.
Elle estfaited'uneinfinité d'adaptationslocales est
qu'il impossible de récapituler
parl'esprit carla description du
complète plussimple état économiquemeten jeu
des millions d'interactions et supposeraitla mobilisation
d'unequantitéd'informa-
tionsbienplusvasteque celle qu'un cerveauhumainest capablede saisir.Pour
cetteraison,le mondeéconomiqueest opaque. « II est parnatureintotalisable »
(nbp,p. 285). En conséquence,l'Etat n'a pas les moyenscognitifs d'intervenir
efficacement. Son intervention butesurla complexitéde l'économiemarchande.
Il s'ensuitune disqualification radicalede l'aptitudedu souverainà administrer
les processuséconomiques, nonpas parcequ'il n'en auraitpas le droit,maisparce
qu'il n'en a pas la capacité: « tu ne peux pas [agir]parceque tu ne sais pas et tu
ne sais pas parceque tu ne peux pas savoir» (nbp,p. 286). 1169

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Au fond,c'est le modèlede l'ordrespontanéou catalectiquequi sertici de


référence. Elle conduitFoucaultà concevoirle mécanismeconcurrentiel comme
étantfondamentalement allergique à toute intervention extérieure à la stricte
sphère des intérêts privés.L'univers marchand est tropcomplexepour être pris
pourcibled'uneactiondélibérée.Non seulementl'actionétatiquen'estpasnéces-
sairepourque la régulation concurrentielle fonctionne, maisde pluscetteaction
est d'une natureprofondément perturbatrice. Foucault conclutcetteanalysepar
des propositions trèsfortes quantà l'inutilité du souverain économique: « l'écono-
mieest une disciplinesanstotalité ; l'économieest une disciplinequi commence
à manifester nonseulementl'inutilité, maisl'impossibilité d'un pointde vue sou-
verain,d'unpointde vue du souverain surla totalitéde l'Étatqu'il a à gouverner »
(nbp,p. 286).Il en conclutqu'il n'ya pasde « souverain économique » (NBP, p. 287).
Cettecondamnation de l'extériorité et de la transcendance ne se limited'ailleurs
pas à la seule actionétatique.Elle prendpourcible égalementtoutacteurqui
perdrait de vue son intérêtpersonnelpourassignerà son actionun butcollectif.
Il importeau premier chefque chacunrestedanssonrôleet s'ytiennestrictement,
«
à savoir pousserau maximum ses intérêts ». S'il se trouvait quelquesacteurspour
délaissercetteligned'actionet s'intéresser au biengénéral,cela ne pourrait être
que sourcede dérives.Toute cetteanalyseconduità l'idée paradoxalequ'il faut
toujours,en économie, privilégierla myopieet les « vuescourtes » (nbp,p. 284-285),
dansla lignéede Mandeville.« L'obscurité, l'aveuglement sont absolument néces-
sairesà tousles agentséconomiques» (nbp,p. 283).Et lorsquel'Etatprétendavoir
la vue longue,ce qu'il voit,ce sontdes « chimères ».
Cetteanalysesurle regardet la visibilité estdes plussingulières. On ne peut
manquerde la rapprocher des réflexions que Foucaulta menéessurle panoptique
poury voircommesa figureexactement inversée.L'économienéolibéraledécrit
unmonded'individus, nonseulementmyopes, ne percevant des autresque ce que
les prixveulentbienleurcommuniquer, maissurtout libérésde toutesurveillance
centralequi viendrait les discipliner. D'un côté,on trouveun pouvoirqui contrôle
toutparcequ'ilvoittoutet saittout; de l'autre,unpouvoirétroitement limitéparce
qu'il ne voitrien et ne saitrien. On ne peut imaginer oppositionplus tranchée.

La monnaie

II est cependantune réalitémarchande essentiellesurlaquellecetteconception


libéraled'uneéconomiesanstotalitébutesansréussir à savoirle rapport
à l'intégrer,
monétaire ilsuffit
n.Pourle comprendre, de considérer
l'appareil quientoure
législatif
la monnaie.Son caractère à
dérogatoire l'ordre concurrentiel saute aux yeux.Pen-
sons, d'une au
part, monopole d'émission qui confèreà une institution
particulière,

11 - Rappelonsque FriedrichvonHayeklui-même qu'il estl'auteur


en étaitsi conscient
d'un plande réforme la monnaiecentralepourla remplacer
visantà supprimer pardes
moyensprivésde paiementmisen concurrence.Se reporter à FriedrichA. von Hayek,
Denationalisationof money- theargument and practiceof
An analysisof thetheory
refined:
1170 concurrent
currencies,Londres, Instituteof Economic Affairs,1976.

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la banquecentrale, le privilège d'émettre la monnaieet,d'autrepart,au courslégal


qui contraint les acteurs marchands à acceptercettedernièredansleurséchanges.
et
Monopole contrainte, nous voilàbien éloignésdes préceptes libéraux de baseque
sontla concurrence et l'échangevolontaire ! Si l'on ajouteà cela les lienspluri-
séculairesqui unissentmonnaieet pouvoir, on se trouvedevantun tableauqui a
de quoi rebuter toutpartisan de l'ordrespontané.Avecla monnaie,c'estl'idée de
maininvisiblequi se trouveremiseen cause: la totalisation de l'ordremarchand
y prenduneforme toutà faitmanifeste etvisible,à savoirla politiquede la monnaie.
Aussi,comprendra-t-on aisémentqu'une grandepartiede la réflexion libéralese
soitdonnéepourbutde « neutraliser » la monnaie.Il fautentendreparlà uncadre
conceptuelqui acceptecetteprésenceinstitutionnelle si contraire aux règlesde la
concurrence maispourétabliraussitôt que cette présence est sans effet surla réalité
des relations économiques : elle n'en modifie pas la nature concurrentielle. Pour-
quoi? Parceque la monnaieseraitune simpleconvention à la manièredu langage
qui permetde communiquer sansintervenir surle contenudes messages.Si l'émis-
sionmonétaire est multipliéepardeux,tousles prixfontde mêmede tellesorte
que riende fondamental n'estaffecté, niles tauxd'échangedes marchandises entre
elles,nile niveaude production ou d'emploi.Direque la monnaieestneutre, c'est
direprécisément cela. Ou encore: la monnaieest un purinstrument ayantpour
finalitéde rendreplus aisées les transactions sansmodifier la situation réelledes
acteurs12.Rappelonsparailleursque la formalisation la pluspousséede l'économie
de marché, cellequi structure en profondeur la penséeéconomiquecontemporaine,
à savoirla conception walrassienne, proposeune analysedes marchésdontla mon-
naieestabsente.On ne saurait trouver de meilleur exempleillustrant cetteétrangeté
profonde que la monnaieopposeà la conception libéralede l'ordreconcurrentiel.
Foucault,en lecteurattentif de la pensée néolibérale, se conforme à cette
analyse.Ni monnaie, ni argent n'apparaissent dans les index. Même les liens étroits
etattestésentremonnaieet souveraineté ne retiennent pas son attention. Lorsqu'il
imaginel'interaction entreacteurséconomiques, c'estun mondefaituniquement
de marchésqu'il considère.Or la monnaien'est ni un élémentsecondaire,ni
un instrument neutre.Elle est la formespécifiqueque revêtla souveraineté en
économie.Pourcetteraison,on comprendle malaiselibéralà son égard.Mais il
n'importe pas ici d'entrerdansune discussionthéoriqueconcernant ces points13.
Ce que nousvoudrions montrer està quel pointl'utilisation exclusiveparFoucault
de la thématique hayékienne le conduità une visionerronéedu rôleque joue la

12-11revient à JosephSchumpeter d'avoirclairement avancéce point: « Cela implique


que la monnaieest en faitun simplemoyentechniquequi peutêtrenégligéchaque
foisque les problèmesfondamentaux sonten cause,ou que la monnaieest un voile
qui doitêtreenlevépourdécouvrir elle. Ou, en d'autres
les traitsdissimulésderrière
termesencore,cela impliquequ'il n'ya pas de différence essentielleentreune
théorique
économiede trocet uneéconomiemonétaire » : JosephSchumpeter,Histoire del'ana-
t. II, Uâge classique(1790 à 1870), Paris, Gallimard,1983, p. 287-288.
lyseéconomique,
13-Sur cettequestion,on pourrase reporter
à Michel Aglietta et André Orléan
(éd.),La monnaie Paris,ÉditionsOdile Jacob,1998.
souveraine, 1171

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souveraineté dans les économiesde marché.C'est l'analysede la naissancede


la RFAqu'il proposedansla leçondu 31 janvier1979qui en seral'occasion.
Si l'exemplede la naissancede la RFAintéresse tantFoucaultqui luiconsacre
presque une leçon entière, c'est parcequ'elle donne à penserune expérience
limite,rien de moins que la constitution d'une communauté horsde l'actionde la
souveraineté. On ne sauraittropinsister surla portéethéoriquede cetévénement.
Il fauty lireen quelque sortela confirmation empiriquedes thèsesdéveloppées
antérieurement sur l'inutilitédu souverain.La RFAoffreà Foucaultl'exemple
d'unesociétéfondée,nonpas surl'exercicede droitshistoriques souverains - suite
au nazisme,précisément, les Allemandsne possèdentplus de telsdroits-, mais
surl'institutionnalisation de la libertééconomique.Ce que Foucaultrésumepar
la forteformule:la «fondationlégitimante de l'État surl'exercicegarantid'une
libertééconomique» (nbp,p. 85). En l'absencede droitshistoriques et de légiti-
mitépolitique, c'estdansla libertédes prixetdansla prisede partipourl'économie
socialede marchéparL. Erharden juin 1948qu'il faudrait rechercherles fonde-
mentsdu nouvelÉtat allemand. Les analysesthéoriquesquant aux limites du
pouvoirsouveraintrouvent ici leurexpression exemplaire.Foucaulten déduit la
description «
d'une sociétéqu'on peutdire intégralement »
économique carpro-
duitehorsde la contrainte souveraine parle seuljeu de la libertédes échanges.

Mais supposons- et c'estça qui estimplicitement dit dans le textede Ludwig Erhard -
un cadreinstitutionnel dontpeu importela natureou Vorigine,un cadreinstitutionnel X.
Supposonsque ce cadre institutionnelX ait non
pourfonction pas, bien sûr, d'exercerla
souveraineté, puisque,précisément, rien ne peutfonder, dans l'état actuel des choses,un
pouvoirjuridique de coercition, mais d'assurersimplement la liberté.Non pas donc de
contraindre, mais simplement de créerun espace de liberté,s'assurer une libertéet de
l'assurerprécisément dans le domaineéconomique. Supposonsmaintenantque dans cette
institutionX dontla fonctionn 'estpas d'exercer souverainement lepouvoirde contraindre,
mais d'établirsimplement un espacede liberté, supposons que des individus,en un nombre
quelconque,acceptent librement ce
déjouer jeu de la libertééconomique qui leurestassurée
par ce cadre institutionnel.Qu 'est-cequi va se passer? L 'exercice même de cetteliberté
par
des individusqui ne sontpas contraints de l'exercermais auxquelson donnesimplement
la libertéde l'exercer,l'exercicelibrede cettelibertévoudra direquoi P Eh bien,ça vaudra
adhésionà ce cadre,ça vaudra consentement donnéà toutedécisionqui pourra êtreprise,
qui pourra êtreprisepourfaire quoi ? Pour assurer,justement, cettelibertééconomique ou
pour assurerce qui rendrapossiblecettelibertééconomique. Autrement dit,l'institutionde
la libertééconomique va devoir, va pouvoir en tout cas fonctionner, en quelque sorte,comme
unsiphon,commeuneamorcepour la formationd'unesouveraineté politique(nbp,p. 84).

Il fautlireattentivement cetteétonnantecitation.Foucaultdécritla fon-


dationd'une vie en commun, pas à partird'un acte souverainqui viendrait
non
réunirles individusau sein d'un territoire mais
par le pouvoirde la contrainte,
surl'institutionde la libertééconomique.Foucaultnousditque c'est l'exercice
volontaire de cettelibertéinstituée Pourquoi?
qui vaudraadhésiondes sociétaires.
1172 Par l'effetdes bénéficesen termesde bien-êtreéconomiqueque la pratique

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concurrentielleest supposéeengendrer. Certescetteapprobation collectivepren-


drauneforme politiquemais, en ses elle
motivations, n'estpas de nature politique.
Il s'agitd'autrechose,de l'adhésionvolontaire au jeu de la liberté.Commele
montrera la partiesuivante,il s'agitde penserla possibilitéd'une sociétécivile
existant manièreparfaitement
de autonomesansavoirbesoind'un appareilpoli-
tiquespécialisé.Foucaultinsistesurle faitque ce rôlespécifiqueet proprement
politiquede l'économieestresté,depuisses origines, un des traitsfondamentaux
de l'Allemagne contemporaine :

En fait,dans l'Allemagne contemporaine, l'économie,le développementéconomique,la


croissanceéconomique produit de la souveraineté, produit de la souveraineté
politique
par Vinstitutionet lejeu institutionnelquifaitprécisément cetteéconomie.
fonctionner
L'économie produitde la légitimité pour l'État qui en estle garant.Autrement dit,et
c'estlà unphénomène absolument important, pas toutà faituniquedansl'histoire
sans
doute,maistoutde même trèssingulierau moinsà notreépoque,l'économie estcréatrice
de droitpublic[...] (nbp,p. 85-86).

« L'économie,créatrice de droitpublic» (nbp,p. 86),n'est-cepas la formule


ultimedu libéralisme ? Ou, si l'onveut,l'affirmation du primat de l'économiesurle
droit, de la gouvernementalité surla souveraineté. L'économie produitdes signes
politiques. À elleseule,ellevaut Autrement
justification. dit,l'existenced'unappareil
politiquespécifique, ayantpourobjetla définition d'unterritoire,pourbutd'assurer
l'adhésioncollectivedes citoyenset pourmoyenle monopolede la violencelégi-
time,n'apparaît plusdu toutcommeun momentnécessaire. On peutparfaitement
se passerdu pouvoir de contraindre. La seulelibertééconomiqueproduit des effets
suffisamment puissants pour assurer le lien socialet l'adhésion collective
des acteurs.
Elle produitde l'accordbien mieuxque le politiquequi a toujourstendanceà
diviserles citoyens.Elle le faiten créantquelque chosede bienplusconcret, de
bienpluspuissantque la légitimité juridique : du lien social,de la confiance,sous
la formed'un consensus,« un consensuspermanent de tousceux qui peuvent
apparaître commeagentsdans,à l'intérieur de ces processuséconomiques.Agents
à titred'investisseurs, agentsà titred'ouvriers, agentsà titrede patrons, agentsà
titrede syndicats. Tous ces partenaires de l'économie,dansla mesuremêmeoù
ils acceptentce jeu économiquede la liberté,produisent un consensusqui estun
consensuspolitique» (nbp,p. 85-86).Telle est la formule nouvelle,singulière, de
l'Étatouest-allemand. Elle nousdonneà penserun Étatsanssouverain, un « État
radicalement économique» (nbp,p. 87) réunissant investisseurs,ouvriers,patrons
et syndicats. Enfin,ce « grandédificejuridiquede la théoriede la souveraineté »
(iFDLS,p. 33) dontFoucaultprophétise la disparition auraiteffectivement disparu
pourlaisserapparaître le conceptde l'Étatéconomiquepur.On estici à la pointe
extrême de ce cheminement au coursduquelFoucaulta peu à peu cesséde penser
souverain pourne plusdireque gouvernement :

A mesurequej'ai parlé de la population,il y avait un motqui revenait


sans cesse,
c'estle motde «gouvernement». Plusje parlais depopulation, cessais
de dire 1173
plusje

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« souverain
»...etlefaitquelegouvernement
soitau fondbeaucoupplusquela souverai-
neté,beaucoup le
plus que règne, beaucoup
plus que/'imperium (spt, p. 78).

Cependant, uneréflexion plusdétailléesurla situation économique allemande


en 1948et 1949imposeune analysetrèsdifférente.
Auxyeuxde Foucault,c'estla libération des prixdu 24juin1948qui constitue
le tempsfortde cettere-fondation d'un Étatallemand.C'est à partir d'elle que le
jeu économiqueest instituéet qu'il produitses effetspositifs. Cetteanalysepose
cependantde nombreuses questions,d'abordhistoriques maissurtout théoriques.
Etrangement, lorsqu'ilanalysela rénovation allemande,Foucaultne mentionne
pasce qui en a étél'actepremier etle plusexemplaire, à savoirla réforme monétaire
du20juin1948.Unenouvellemonnaie, leDeutscheMark(DM), a étécréée,l'ancienne
monnaie, le Reichsmark, a été supprimée et unepremière distribution de 40 DM par
personne a été organisée le dimanche 20 juin 1948.Cet oubli est des plusétranges
tantl'unanimité des commentateurs soulignel'importance extrêmedu rôlequ'a
joué cetteréforme. Pourcetteraison,le 20 juin 1948est une date fondamentale
pourl'Allemagne contemporaine, sa datede naissance.En effet, l'introduction du
DM marqueun tournant décisifpourla futureRépubliquefédérale,bien plus
que l'entréeen vigueurofficielle
significatif de celle-cien 1949.Notonsd'ailleurs
la
que première institution opérant sur l'ensemble des troiszones d'occupation
occidentale futlaBankDeutscher Länder(bdl), la future banquecentrale. Autrement
dit,la BDLest la première forme d'existence institutionnellede la RFA.Sa création
précède de 18 mois la constitution du premier gouvernement fédéral. Si l'analyse
de Foucaultse concentre surla loi du 24 juin 1948,son intitulémême- « Loi sur
les principesde gestionet la politiquedes prixaprèsla réforme monétaire » (Gesetz
überLeitsätzeund Preispolitik - la désigne clairementcomme
nachder Geldreform)
procédantde la réforme monétaire. Cette libéralisation n'a eu de sens et n'a pu
êtreefficaceque parceque la réforme monétaire a eu lieu. C'est la suppression
du troppleinde monnaiequi a donnéson efficacité à la politiquedes prix.Il a
fallula réforme monétaire pour faire en sorte que les prixaientmêmeun sens.
Pourtant Foucaultn'en ditmot.
Or,à quoi avons-nous affaire avec la réforme monétaire de 1948? Quel en
est l'enjeupremier?On en auraune première idée en observant qu'elle n'estpas
le résultatd'une initiativeallemandecar,commele notejustementFoucault,il
n'existeplusd'administration, ni a fortioride gouvernement allemandà partir de
mai1945.Il s'agitd'uneactionpenséeetmiseen œuvreparla puissancedominante
du campoccidental, les États-Unis d'Amérique, qui l'imposent à leurspartenaires
et
britannique français. Autrement dit,la réforme monétaire est un actepromupar
une puissancemilitaire Son
d'occupation. enjeu est de nature essentiellement poli-
tique: créerun nouvelÉtatpermettant d'affronterla puissancecommuniste. On se
trouveicidansle registrele pluspurde la souveraineté. Toutesles parties prenantes
en sontd'ailleursparfaitement conscientes, au premier chefles Soviétiquespour
s'yopposer.Leurprotestation prendappuisurunestipulation du traitéde Potsdam
d'août1945déclarant que l'Allemagne devaitêtre« traitéecommeuneseuleunité
1174
économique». Les Soviétiquesréagissent à cetteinitiative monétaire en déclarant

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le blocusde Berlin,dontla finalitéimmédiateest d'y interdire la circulation de


DM. On voitici la centralité de la questionmonétaire et ses liensinextricables
avec les questionsde souveraineté et de territoire. On ne peutjamaisdémêler
l'unedes autres.D'ailleurs,avec la réforme monétaire allemande,c'estla division
de l'Allemagne et la guerrefroidequi entrent dansles faits.
Rien n'illustre mieuxces enjeuxde la réforme monétaire et sa natureque
la questionde Berlin.Parfaitement conscientsde l'oppositiondes Soviétiquesà
cetteréforme qui conduisaità diviserl'Allemagneen rendantautonomela zone
occidentale,les Alliésavaient,dans un premiertemps,laissé Berlinhorsde la
réforme. Ils espéraient alorspouvoirparvenir à un accordquadripartite permettant
une unification monétaire de Berlin,conforme à sonstatutparticulier et à sa situa-
tiongéopolitiquecomplexe.Aussil'échangedes billetsdu 20 juin 1948au cours
de laquellechaqueAllemandobtenaitun premier quotade 40 DM ne concernait
pas Berlin.Cetterestriction n'étaitpas sansinquiéterles Berlinoisde l'ouestpro-
occidentaux qui, autourde ErnstReuter,exigeaientune incorporation totalede
Berlin-Ouest au systèmeéconomiqueoccidental, ce qui impliquaitde partager la
mêmemonnaie: « Avoirla monnaie,c'est avoirle pouvoir14.» La réponsesovié-
tiqueà la réforme monétaire a été d'unepartl'interdiction du DM ouest-allemand
danstouteleurzone,ycompris le grandBerlin, etla création d'unenouvellemonnaie
concurrente. Le gouverneur militaire soviétiquedéclareque les billetsdistribués
dansla zoneoccidentale ne serontpas misen circulation dansles régionsd'occupa-
En
tionsoviétique. conséquence, procède il au blocus de Berlin.Par ailleurs,il
annoncela créationd'une nouvellemonnaiedans la zone soviétique.Aussitôt,
les Occidentauxrefusèrent l'applicationde ces décisionsdans leurssecteurset
décidèrent en finde compted'y introduire la nouvellemonnaie,tamponnéed'un
B pourla distinguer du DM. Mais ils autorisèrent égalementla circulation de la
monnaiesoviétiquedansleurzone d'occupation. On ne sauraitmieuxexprimer le
lienintrinsèque qui lie monnaie et souveraineté : la guerre froide a eu pourpre-
mierchampde bataillela questionmonétaire, dontl'enjeuétaitl'existenced'une
Allemagnepro-occidentale. Déterminer qui émetles billetsn'estpas simplement
unequestiontechnique maisaussipolitique. Il s'agitde spécifier qui estle souverain.
Cette brèveanalysemontreclairement qu'on ne peut penserl'Etat ouest-
allemandcommeétantun Étatradicalement économique.À sa racine,ce sontles
préoccupations des États-Uniset leurpolitiquede containement du communisme
qui sontcentrales. La du
question gouvernement frugal joue un rôleparfaite-
ici
mentsecondaire, s'il joue mêmeun rôle.En cettematière, Foucaultsemblesous-
estimergravement ce qui est de l'ordrede la politiquede souveraineté la plus
classique,celle des puissances en lutte. Que le DM soitle produit d'un actede pure
souveraineté, on peuts'en faireégalementune idée en notantque les Allemands
n'yprirent aucunepart.On ne fitappelà des expertsallemandsque, dansle cadre
du «conclavede Rothwesen », pourrédigerles textesprécisantles dispositions
techniquesde cetteréforme. Aussi,à reboursde Foucault,faut-ilconsidérer que

14 - Se reporter
à la page 575 de Heinrich A. Winkler, Histoire
del'Allemagne,
xixe-xxe
siècle.
Le longcheminversl'Occident, Paris, Fayard,2005. 1175

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la réforme de 1948a uneviséepolitique.On le voitencoreplusnettement lorsqu'on


a à l'espritl'importance des effetsredistributifs produits par cette réforme, à l'en-
contrede l'idée de neutralité monétaire. Pourle diresimplement, sansentrer dans
les détails,toutce qui étaitépargnemonétaires'est trouvéfortement déprécié
alorsque les possessionsréelles(capitaux,immeubles, outilsde production) ont
été globalement épargnées. Michael L. Hughesparle à ce propos d'une des plus
grandesconfiscations de richessede l'histoire, comparablepar son échelleà la
collectivisation forcéede l'agriculture en URSS15.
Parcequ'il adhèreà uncadreconceptuelqui faitde la monnaieuninstrument
neutredes échanges,Foucaultlaisse totalement dans l'ombreles importantes
dissensionspolitiquesqu'a produitesla réforme monétaire du faitde ses effets
redistributifs. Aussi,contrairement à l'imageproposée d'un jeu économiqueprovo-
quantl'adhésioncollectivedes acteurs(investisseurs, ouvriers, patrons, syndicats)
autourde l'expression de leursintérêts rendueharmonieuse parles forcesconcur-
rentielles, la réforme monétaire futl'objetde trèslargesdébatset polémiquesqui
divisèrent puissamment le corpspolitiqueouest-allemand. La réforme futvécue
commeparticulièrement injusteparle faitqu'elle ne touchaitpas aux propriétés
réellespourne déprécierque les droitsexprimésen monnaie.On étaitalorstrès
loin du consentement automatiquedontparleFoucault.Qui plus est, lorsqu'il
s'intéresse au jeu concurrentiel,il n'évoquejamaisla possibilité que ce jeu produise
des désaccords, parexemple, en matière salariale.
Or, concernant la conjoncture
économique,d'importants doutes se firentjour suite à la libéralisation des prix.
L'inflationqu'elle provoquamit à mal le pouvoird'achat des salariéset le
12 novembre1948,plus de neufmillionsd'Allemandscessentle travailpendant
vingt-quatre heuresà l'appel du DeutscherGewerkschaftsbund (DGB)pourpro-
testercontrela chertéde la vie. L'idée d'un consensuspermanent ne peutdonc
êtreretenuepource qui est de la périodede formation de la RFA.Par la suite,
les bons résultatséconomiquesont certainement eu d'importants effetspoli-
tiques. Ils ont suscitéune forte adhésion collective autour du modèle de l'éco-
nomiesocialede marché.

Bad Godesberg et la gouvernementalité libérale

L'importancedu rôleque jouentles analysesordo-libérales dans la conception


ouest-allemande politiqueapparaîtégalementavec forcesous la
de la légitimité
plumede MichelFoucaultlorsqu'ils'intéresseà l'adhésiondu SPDà l'économie
socialede marchélorsdu fameuxcongrèsde Bad Godesbergen 1959.Il commence
parprendreses distancesà l'égardde l'analyseclassiquede ces événementsen
termesde trahison,
analysequi dominaitla gaucheet l'extrêmegaucheau moment

15 - Michael L. Hughes, Shouldering and thereconstruc-


theburdensofdefeat:WestGermany
tionofsocialjustice,
ChapelHill/Londres,The UniversityofNorthCarolinaPress,1999,
p. 321. Cet exemplemontreclairement que la monnaien'estnullement neutremais
qu'elle conditionne fortement socialesparson effetsurla valorisation
les hiérarchies
1176 des droitsde propriété.

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où ilécrivait
cesphrases.Unetelledénonciaion nevoitdanslesjustifications
avancées
par le SPD concernantla d'un
possibilité « ordresocialéquitable» dansle cadrede
l'économiesocialede marchéqu'une hypocrisie masquant ses reculades.Ce n'est
pas le cas de Foucaultqui écrit
:

Mais pour qui écouteces mêmesphrases avec une autre oreilleou à partir d'un autre
« background»théorique, cesmots- « ordresocial équitable», « conditiond'une véritable
concurrence économique» - résonnent toutautrement parce qu'ils indiquentle ralliement
à toutun ensembledoctrinalet programmatiquequi n'estpas simplement une théorie
sur
économique l'efficacité et l'utilitéde la libertédu marché. Ralliement à quelquechose
qui est un de
type gouvernementalité, qui a été le
justement moyenpar lequell'économie
allemandea servide base à l'État légitime(nbp, p. 90-91).

Foucaultanalysece ralliement du SPD au néolibéralisme à la lumièrede


l'analysequ'il vientde fairede l'Etatfédéralallemand.Sa thèseest la suivante:
la situation allemandenousconfronte à une situation inverséedansla mesureoù
« [c'est]l'économiquequi [est]radicalparrapportà l'Etat et non pas l'Etat qui
[est]premier commecadrehistorico-juridique à telou telchoixéconomique» (nbp,
p. 91). Mais, dès lorsque le fondement de la légitimité politiqueestà trouver dans
les règlesmêmesde l'économie,à savoirla gouvernementalité libérale,accepter
cettelogiqueconstitue la condition sinequa nonde la participation au jeu politique.
Aussi,à BadGodesberg, pourle SPDd'adhérer
s'agit-il à ce quiesten train de s'imposer
commele consensus politico-économique allemandfondateur, celuide la croissance
économique,pourentrerdans le jeu de la gouvernementalité que l'Allemagne
s'estdonnéedepuis1948.Foucaultva d'ailleurstrèsloinen cetteannée 1979où
la gauchefrançaisese trouveaux portesdu pouvoirpolitique,puisqu'ilinsiste
surle faitqu'il n'existepas de gouvernementalité socialiste(nbp,p. 93 et 95). Il
reconnaît au socialisme« une rationalité historique, une rationalité économique
et une rationalité administrative », mais pas de gouvernementalité autonome.À
ses yeux,pourexister, le socialismeest contraint de se brancher surdes typesde
gouvernementalité divers.
Il est tentantd'appliquercettegrillede lectureà l'unioneuropéenne.En
effet,on y observela mêmeinversion de l'économiqueet du politiqueet le même
rôlefondateur de la règlemonétaire. Parailleurs,commel'a montréà nouveaule
projetde traitéconstitutionnel, la normeconcurrentielle yjoue unrôlestructurant,
nonseulementpource qui estde l'économie,maispluslargement pource qui est
de la conception mêmedes institutions politiques. Comme l'écritFoucault à pro-
pos de la RFA,la question n'est :
plus quelle liberté l'État va-t-illaisser à l'éco-
nomie? Mais commentla libertééconomiquepourra-t-elle avoirune fonction et
un rôled'étatisation, dansle sens où elle permettrait de fondereffectivement la
légitimité d'un État(nbp,p. 95-96)? En résumé,la gouvernementalité libéraleest
certainement un conceptclefpouraborderl'étudede la situation européenne.

1177

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Les objectifs politiques du libéralisme

Cette lecturecritiqueest par bien des aspectsinsatisfaisante car elle laisse le


sentiment de - peut-être - raterce qui constituel'essentieldansla réflexion de
Foucault.Les vraiesquestionssontsans douteailleurs.Pourquoicet intérêtdu
philosophepourune formesi particulière de libéralisme? Pourquoicettemobilisa-
tionfinalement et de ce faitétonnante
peu critique, de la partd'unpenseurcomme
Foucault,des néolibérauxallemandset américains ? Pourquoicetterecherche si
périlleused'une économieet d'une politiquesanssouveraineté ?

Le maître et le pouvoir

Dès la troisièmeleçon,Foucaultexpliqueà ses auditeursqu'aprèsavoirétudié


dansses livresprécédents la spécificitédes mécanismes disciplinaires parrapport
au systèmede la loi,il entendaitdansce coursréfléchir surla différence entrela
disciplineet les mécanismes de sécurité.Son objectifavouéest de « coupercourt
à l'invocation répétéedu maîtreet aussi bien à l'affirmation monotonedu pou-
voir» (stp, p. 57). Cettedéclaration témoigned'abordd'une prisede conscience
des limiteset des insuffisances d'une réflexion surl'ordresocialen termesde
disciplineet de contraintes car elle ne rend pas comptedes formes récentesprises
le
par gouvernement des hommes 16.Surtout, elle a pour défaut de présenter la
liberté,avec le sens moderne que prend ce mot à partir du XVIIIesiècle, comme
une idéologieou un conceptuniversel, une sortede droitde l'hommeque ferait
triompher la luttecontrela disciplinarisation de la société.La liberté,estime
Foucault,est touteautrechose: c'estune techniquede pouvoir, un rapport entre
gouvernants et gouvernés.
Deux lectures politiquessontpossibles.La première, « foucaldienne » au sens
étroitdu terme, prendrait cette affirmation pour un avertissement. Ne nous mépre-
nonspas,la libertélaisséeà la populationest utiliséeparle pouvoirà des finsde
contrôle et il y a de la disciplinedansla libertéque la gouvernementalité moderne
nousoctroie. les
Que dispositifs de sécurité soient les producteurs de la libertéqu'ils
consomment illustre bien,parailleurs, ce constatessentiel : les libertésdépendent
du pouvoir.La secondelectureinsisteau contraire surle faitque, la gouvernemen-
talitéétantnécessairement protectrice de la liberté,elle constitueune modalité

16- «J'aiditquelque partqu'on ne pouvaitpas comprendre la miseen placedes idéo-


logieset d'unepolitiquelibéraleau XVIIIe sièclesansbiengarderà l'espritque ce même
XVIIIesièclequi avaitsi fortrevendiqué les libertés,
les avaittoutde mêmelestéesd'une
techniquedisciplinaire qui,prenant les enfants,les soldats,les ouvriers
là où ilsétaient,
limitaitconsidérablement la libertéetdonnaiten quelquesortedesgaranties à l'exercice
mêmede cetteliberté.Eh bien,je croisque j'ai eu tort.Jecroisque ce qui esten jeu,
c'est toutautrechose.C'est qu'en faitcetteliberté[...] doitêtrecomprise à l'intérieur
des mutations et transformations des technologies de pouvoir.Et, d'une façonplus
préciseet particulière, la libertén'estpas autrechoseque le corrélatif de la miseen
1178
place des mécanismes de sécurité» {Sécurité,
territoire,
population...,op. cit.,p. 50).

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de pouvoirqui mériteréflexion et qui peut susciterun certainattrait. Les deux


lecturessontpossibleset on peutsupposerque Foucaulta pu les envisagerTune
et l'autre.La tensionreflexive qui traverse les deuxcourstendcependantà faire
penserque, sans ambiguïté même si de façonjamaisexplicite, leurauteurcherche
dans la seconde direction.
Un indiceen est donnéparla réflexion qu'il proposesurl'État.Fidèle à sa
méthode,il refusede recourir à une catégorieaussi généralede la philosophie
politique.L'État n'estpas un universel, il n'a pas d'essence: pourle comprendre,
il faut« passerà l'extérieur», et l'appréhender à traversles pratiques,c'est-à-dire
la technologie de
générale pouvoir. Et c'est précisément pour évitertoutrisque
d'« ontologiecirculaire»que l'on doitfairela généalogiede l'Étatà partird'une
histoire de la raisongouvernementale. Cet argument n'estqu'en apparenceseule-
Il
mentméthodologique.permetégalement à Foucault d'initierune fortecritique
de ceux qui dénoncentl'État au prétextequ'il tendrait à acquérirun pouvoir
sans limiteou que son expansionseraithistoriquement irréversible.Une telle
conceptionest tropréductrice car elle revienten faità hypostasier l'État,à lui
accordercommeune essence.Foucaultsituel'origined'une telleapprochechez
les libérauxallemandsde la premièremoitiédu XXesiècle,dontle discoursest
repris plustard,sansle savoir,parla critiquede gauche,voiregauchiste, des années
1970qui identifie touteaffirmation du rôlede l'Étatà une formed'autoritarisme,
voirede fascisme.Cettepositionn'estpas acceptableselonFoucault,pourdeux
raisons.La premièreest que l'ingérencede l'État dans les affaires de la société
estd'embléelimitéeau seinde la configuration proposéeparla gouvernementalité
libérale.La secondeest que son intervention est nécessaireà l'instaurationde
la liberté.

Autonomie du sujet et libéralisme

Le véritableobjectifde Foucaultà traverscetteréflexion généalogiquesur la


gouvernementalité est sans doute moins la gouvernementalité elle-mêmequ'une
possibleélaboration de l'autonomiedu sujet. La voie qu'il choisit passe par le
libéralisme,plusexactement parcetteformeparticulière qu'est le gouvernement
libéralautolimité.Ces deuxcourspeuventêtrelus,on l'a dit,commeunetentative
pouren poserles fondements. Pourquoichoisirunevoiesi particulière ? Parceque
Foucaultpensetrouver danscettemodalitédu pouvoirles meilleures garanties pour
préserver cette autonomie du sujet. Les raisonssont multiples et elles s'égrènent
toutau longdes pages,sansjamaistoutefois fairel'objetd'une présentation sys-
tématique.Le caractère expérimental et provisoire d'une telleargumentation ne
pouvaitqu'inciterFoucaultà la prudence.
Une première raisonestque la revendication de scientificitéfaiteparl'écono-
miepolitiquea pourconséquencede transformer entresavoiretpouvoir.
la relation
Alorsque le mercantilisme ne revendiquait aucunementce statutde scienceet
étaitassociéà la raisond'État,c'est-à-dire auxmystères du gouvernement inacces-
siblesau commundes mortels, la scienceéconomiquepeutêtreétablieou vérifiée
1179
parchacun,mêmes'il n'est pas gouvernant, puisque la sciencea pourvocation

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d'êtreuneconnaissance commune.Le pouvoirn'a doncplusle monopoledu savoir


et de la vérité; au contraire, ce sontles exigencesdu savoirqui délimitentde
l'intérieurles compétencesdu pouvoir.
La raisonprincipale tientcependantà la dépendancedu politiqueparrapport
à l'économiquequ'instaurele libéralisme autolimité.Or, loin de constituer une
oppression le de
destructrice,primat l'économique sur le politique estla meilleure
garantiepossiblepoursauvegarder l'indépendancedu sujet.Ce thèmen'émerge
que progressivement dansla réflexion de Foucault,maisune foismisen évidence,
il devientde plusen plusprésentet crucial.L'essentielde l'argumentation repose
sur le fait,on l'a dit,que l'économieest une disciplinesans totalité.Foucault
trouveles principaux élémentsde ses analyseschez F. vonHayekmaisaussidans
la penséedu XVIIIe siècledontl'économiepolitique« dénonce[...] le paralogisme
de la totalisation politiquedu processuséconomique». L'aveuglementde l'État
est donc remarquable, non pas qu'il choisissecettecécitéà des finspolitiques,
toujoursrévisables, maisparceque sa perception des phénomèneséconomiques
esttoujours limitée.L'État ne peutpas intervenir de façondirecteetenvahissante,
nonpas qu'il n'en ait pas le droitou qu'il auraitprisun engagement contractuel
en ce sensmais,bienplusradicalement, parcequ'il ne saitpas. Une conséquence
importante dégagéeparFoucaultà l'avant-dernière leçonestque le biencollectif
ne peut êtrevisé, et encoremoinsobtenu,par aucun agent,État inclus.Elle
supposerait une positionde surplombqui n'estpossibleni pourun souverain, ni
pour une institution quelle qu'elle soit: ne
personne peut connaître mieux que
l'individului-mêmequel est son propreintérêtet quelle doitêtresa conduite.
Foucaultinsistebeaucoupsurla radicalité absolue,nonnégociable,de cetteposi-
tiondontl'importance résidebien sûrdans le faitque, selon lui, l'intérêtet la
singularitéque chacundoitpouvoirexprimer etprotégeresttransposable duchamp
de l'économieà celui des comportements en général.
C'est danscetteoptiqueque les néo-libéraux américains l'intéressent tout
particulièrement. D'abord,parceque si ces auteursconsidèrent, à la suite de F. von
Hayek,que toute totalisation est
économique impossible, ils insistent également
surle faitque la grilled'intelligibilité du gouvernement parrapport à l'individu
estentièrement penséesousla forme d'uneréflexion en termesde coûts-avantages,
prenantdoncune formeéconomique.L'homoeconomicus, notionque Foucaultne
mobilisequ'en finde parcoursmais qui est dans la logique de sa quête d'un
gouvernement autolimité, estdoncl'uniqueinterface entrele pouvoiretl'individu.
Cela ne signifiepas, bien sûr,que la personnese limiteà sa seule dimension
économiquemaisque cettedernière, etelleseule,est mobiliséepouranalysertous
les typesde comportement. Une bonneillustration est donnéeparl'analysedu
criminel. Les néo-libéraux américains l'étudientavec les mêmesoutilsque ceux
mis en œuvrepourcomprendre le comportement de toutautreindividu(« Le
criminel n'estriend'autrequ'absolument n'importe qui », NBP,p. 258) puisquela
grillequ'ils utilisent est entièrement économique,analysant les faitset gestesdu
criminel en termesde calculd'utilité, c'est-à-direidentiqueà cellemobiliséepour
jaugerla rationalité en généralde l'individu.Commentimaginerune meilleure
1180 de l'identité de chacun,un respectplusattentif des différences ou des
protection

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préférences de tousordres,qu'un tel systèmeoù le politiquese trouvecontraint


par ce biais économiqueau travers duquel il appréhendela société?
Achevantsa réflexion, Foucaulttrouveen finde parcours dansla notionde
sociétécivileproposéeparAdamFergusondansAnessayonthehistory ofcivilsociety
(1767)l'articulation qui manquait entre économieetpolitique.Il peutainsiaborder
la questionprimordiale : comment gouverner une sociétépeupléede sujetsécono-
miques? Foucaultvoitdans le travailde Fergusonl'analoguedans le domaine
politiquede ce que proposeAdamSmithquelquesannéesplustardpourl'aspect
économique.Pour le philosopheécossais,la sociétécivilereposesurdeux élé-
ments.D'abord,elle est le produitde la synthèsespontanéedes individus, sans
référence à aucuncontrat explicite ou constitution d'une souveraineté au travers
d'unpactede sujétion.Cettesynthèse estassuréeparun ensemblede sentiments
désintéressés enversautruicommela sympathie, la bienveillance, la compassion
(maisaussil'attrait pourle malheurdes autres)ou le sentiment d'appartenance à
unemêmecommunauté. Ensuite,etcommedansle droitnaturel, le faitdu pouvoir
et du commandement de certainshommessur d'autresest présentdans l'état
de nature,antérieurement à touteinstitution politique.« Un systèmede subor-
dination, ditFerguson, estaussiessentielauxhommesque la sociétéelle-même»,
affirmation fondamentale carelle permetde contourner les difficultéspropresà la
théoriedu contrat. C'est au sein de la sociétécivileainsiconstituéeque s'inscrit
le lienéconomique.Se trouvent ainsirésoluesà la foisla questiondu pouvoiret
celle de la cohésionde la sociétégrâceau principede cohérencequ'est la conver-
gencespontanéedes intérêts.
Dans cette configuration, comments'insèrel'Etat ou le gouvernement?
Quelleplacepeuvent-ils avoirfaceà unesociétédéjà constituée, « toutedonnée» ?
Foucaultprendgardede ne pas répondre, ou plus exactementil le faitsurun
modeextrême, reprenant la citationde ThomasPaines'adressant au peupleaméri-
cain: « II ne fautpas confondre sociétéet gouvernement. La sociétéest produite
parnosbesoins,maisle gouvernement estproduitparnosfaiblesses[...].Le gou-
vernement n'estau mieuxqu'un mal nécessaire,au pireil est intolérable » (nbp,
p. 313-314).
La démonstration de Foucaults'achèveici. L'expériencese clôtsurcette
quasi-exclusion du pouvoir et du gouvernement. Les conditions pourque se réa-
lise dans les faitsune telleexpériencesontbien sûrtrèsimprobables : Foucault
ne prendpas à ce pointau sérieuxles élucubrations économiques des Röpke,
von Hayeket autresBecker.Mais il a exploré,sans douteconscientd'êtrebien
souventà la limite,les conditions abstraites pourque prennecorpsun tel projet
libéral.
L'expériencen'est pas sans effet,il en restedes traces.La voie libérale
« dure», celle des économistesintransigeants, ouvresur quelque chose d'assez
fascinant en ce qu'elle substitue à la sociétédisciplinaire une politiquedu respect
des différences, jusqu'alorsimpossibleà envisager, mêmedu simplepointde vue
théorique.Et ce respectdes hétérodoxies comptesansdouteplus que toutdans
la réflexion politiquede Foucault. Il y faitune forteallusionà la finde la leçon
du 21 mars1979,quandil dessinel'horizondes analysesqu'il a esquissées: 1181

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J.-Y. GRENIER • A. ORLÉAN

A Vhorizond'une analysecommecelle-là,ce qui apparaît, ce n 'estpas du toutl'idéal ou


leprojetd'une sociétéexhaustivement disciplinairedans laquellele réseaulégal,enserrant
lesindividus,seraitrelayéetprolongéde l'intérieur par desmécanismes, disons,normatifs.
Ce n'estpas nonplus une sociétédans laquelle le mécanismede la normalisationgéné-
rale et de l'exclusiondu non-normanisable seraitrequis.On a au contraire,à l'horizon
le
de cela, l'image ou l'idée ou thème-programme d'une sociétédans laquelle il y aurait
optimisationdes systèmes de différence,dans laquelle le champserait laissé libreaux
processusoscillatoires, dans laquelle il y aurait une toléranceaccordéeaux individuset
aux pratiquesminoritaires, dans laquelle il y aurait une actionnonpas sur lesjoueurs
du jeu, mais sur les règlesdejeu, et enfindans laquelle il y aurait une intervention qui
neseraitpas du typede l'assujettissement internedes individus,mais une intervention de
typeenvironnementale
(nbp, p. 265).

Cettericheanalyse,qui déplacebrutalement le projecteurdu champécono-


en
miqueversceluides conduites général, condense de
l'essentiel la philosophie
est ainsiouverte,non
politiquede ces deuxcours.La réflexion sans une certaine
exaltation
:

Le libéralismea toujourslaissé aux socialistesle soin defabriquerdes utopies,et c'està


cetteactivitéutopiqueou utopisanteque le socialismea dû beaucoupde sa vigueuret de
son dynamismehistorique.Eh bien,le libéralismea besoin,lui aussi, d'utopie.A nous
défaire des utopieslibérales,à nous de pensersur le modedu libéralisme, plutôtque de
présenterle comme
libéralisme une alternative de
technique gouvernement (nbp, p. 225).

Cettedernière citation,à sa manièreprogrammatique, se trouvebizarrement


glisséeau beau milieud'une leçon,commepourla rendremoinsvisible.Pourquoi
une tellediscrétion ? Elle peutêtreimputéeà l'indéniabledimension expérimen-
taledes réflexions de Foucaultet à des conclusions de ce faitmalassurées.Plus
sûrement, elle s'expliqueparle caractère provoquantet iconoclastede ces dernières.
La tentation libéralede Foucault,si elle témoigned'unespritétonnamment libre,
capable de s'affranchird'une forme de pensée qu'il avaitlui-même contribué à
établir,ne pouvaitqu'apparaître en pointillés.

Jean-YvesGrenier
EHESS-CRH

AndréOrléan
CNRS-EHESS

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