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II – Des composés massifs

aux couches minces


Wilfrid Prellier (prellier@ensicaen.fr), Mangala P. Singh, Charles Simon
et Bernard Raveau
Laboratoire CRISMAT, CNRS UMR 6508, ENSICAEN, 6 Bld Maréchal Juin, 14050 Caen

L’élaboration des matériaux La demande croissante d’appareils électro- on pourra concevoir des mémoires à quatre états,
niques sophistiqués embarqués, portables ou de capacité supérieure aux mémoires actuelles.
multiferroïques sous insérables dans d’autres systèmes, a conduit
forme de couches minces l’industrie microélectronique à fabriquer des Matériaux massifs
circuits intégrés de plus en plus petits, avec des Les matériaux multiferroïques ont été étudiés
permet l’obtention fonctions de plus en plus complexes. Cette depuis les années 1950, avec les travaux de
de phases chimiques complexité croissante incite au développement Smolensky et al. sur les pérovskites pseudo-
de matériaux multifonctionnels, combinant des cubiques Pb2(M, M’)2O6, où M = Fe, Mg, Co
métastables ou sous fonctionnalités connues en un seul composé. et M’ = W, Nb, Ta [3]. Dans la décennie
contrainte, et la conception Des matériaux très intéressants dans ce suivante, Ascher et al. mirent pour la première
contexte sont les oxydes multiferroïques, lesquels fois en évidence un effet ferromagnéto-électrique
de nouveaux matériaux sont simultanément ferroélectriques et ferro- dans la boracite Ni3B7O13I [4]. Mais ce n’est
artificiels, composites magnétiques (voir article précédent). La ferro- qu’au début des années 2000 que de nouvelles
électricité et le ferromagnétisme de ces matériaux études ont été entreprises, sur des composés
ou multicouches, peuvent être couplés au point que l’aimantation manganites pérovskites de type AMnO3. On en
ouvrant une voie peut être modifiée par un champ électrique, et connaît deux grandes familles : BiMnO3 (BMO)
la polarisation électrique par un champ et REMnO3 (où RE indique un élément de
très prometteuse magnétique. Dans la plupart des cas, ce couplage type terre rare).
pour les applications dans magnéto-électrique a lieu via une interaction Comme détaillé dans l’article précédent, la
avec les propriétés élastiques : par exemple, la relative rareté des matériaux multiferroïques
l’électronique intégrée. magnétostriction du matériau aimanté induit vient du fait que la plupart des composés ferro-
une contrainte qui se traduit en polarisation magnétiques et antiferromagnétiques ont une
par l’effet piézoélectrique [1, 2]. structure cristalline centro-symétrique, ce qui
L’utilisation de matériaux multiferroïques exclut toute propriété ferroélectrique. Cette
dans de futures mémoires MRAMs permettrait symétrie est levée dans le BMO par la distorsion
de stocker des données magnétiquement, et les monoclinique due au déplacement de l’ion
lire et écrire électriquement. On combinerait Bi3+. La famille des composés REMnO3 se
la robustesse du stockage magnétique avec la décline en deux classes avec des propriétés
polyvalence et la résolution spatiale de l’écriture différentes. Dans les perovskites orthorhombiques
par une pointe électrique, en utilisant un seul TbMnO3 et DyMnO3, c’est la mise en ordre
matériau multifonctionnel. Alternativement, magnétique qui induit une distorsion structurale

La technique de dépôt par laser pulsé


Le dépôt par laser pulsé, aussi désigné « ablation laser », permet la croissance de phases
d’oxydes en tirant parti du fait que le processus est un phénomène hors d’équilibre.
Cette technique peut donc être utilisée pour la stabilisation de structures métastables,
déposées à des températures relativement basses. Le principe en est montré dans
la figure ci-contre.

Une cible d’un matériau donné, possédant le plus souvent la composition


cationique désirée, est irradiée par un faisceau laser focalisé (typiquement KrF,
λ = 248 nm). L’ablation a lieu grâce à la conjonction de températures et de pressions
extrêmes et très inhabituelles, créées pendant la courte durée de l’impulsion
laser (20 ns). Au-dessus du seuil d’ablation, des particules de différentes natures
sont éjectées de la surface et transférées vers le substrat au travers d’un
plasma. La croissance du film a lieu par condensation du plasma sur un substrat
placé en vis-à-vis et maintenu à haute température (> 600°C). Le nombre
d’impulsions du laser détermine l’épaisseur du film. La cristallisation de celui-ci
dépend essentiellement de l’énergie du laser, de la température de dépôt et de la
pression d’oxygène dans l’enceinte. La technique a d’abord été développée pour les
supraconducteurs à haute température critique et pour les manganites à magnéto-
résistance géante ; elle est maintenant utilisée pour le dépôt de matériaux multiferroïques.

14 Reflets de la Physiquen°8
Article disponible sur le site http://refletsdelaphysique.fr ou http://dx.doi.org/10.1051/refdp:2008002
Avancées de la recherche
Figure 1 : (a) Évolution des cycles de polarisation
en fonction du champ électrique pour un film
mince de BiFeO3 déposé sur un substrat de
SrTiO3 , montrant une valeur de la polarisation à
saturation (60 μC /cm2) supérieure d’un ordre de
grandeur par rapport au composé massif,
confirmant l’influence du substrat et du proces-
sus de fabrication sous forme de films minces.
(b) Diagramme de phase pression-température
de dépôt pour des films de BiFeO3. La fenêtre de
stabilisation (cercles) de la phase BiFeO3 est très
réduite. Figures adaptées d’après [5, 6] et H. Béa
et al., Appl. Phys. Lett. 87 (2005) 072508.

et l’apparition d’une faible polarisation Couches minces Récemment, des études publiées par
électrique.Ainsi, il a été démontré récem- l’UMR Thales/CNRS, ainsi que par
ment par Kimura et al. que, dans TbMnO3 C’est là que la fabrication des oxydes l’Université de Cambridge, ont montré que
la phase ferroélectrique coexiste avec une multiferroïques sous forme de couches ces anomalies sont très certainement liées
structure magnétique en spirale avec minces, incontournable lorsqu’il s’agit de à un déficit en oxygène [6]. Du point de
modulation transverse, qui joue un rôle leur intégration dans des dispositifs, vue de la croissance, il apparaît que de
clef dans la levée du centre de symétrie notamment en microélectronique, présente nombreux paramètres influent sur la qualité
(voir fig. 1c de l’article de J. Kreisel et al., de nombreux intérêts. Premièrement, les des films. Par exemple, il a été montré que
p. 12). Dans les manganites hexagonaux de méthodes de dépôt de couches minces la pression d’oxygène et la température de
terres rares REMnO3 avec RE = Y, Ho, permettent l’élaboration de phases chimiques dépôt jouent un rôle primordial ; une
Er,Yb, c’est la frustration géométrique de métastables ou de phases sous contrainte. phase pure n’est obtenue que dans une
la structure hexagonale qui donne lieu à la Cette contrainte peut être contrôlée par gamme très restreinte de températures et
ferroélectricité. Les bipyramides MnO5 l’adaptation plus ou moins bonne du de pressions, située autour de 580°C et
qui caractérisent la structure sont inclinées paramètre de maille à celui du substrat. 0,01 mbar (fig. 1b). On constate que la
de telle manière que les centres de gravité Au-delà, ces méthodes permettent la présence de phases parasites, formées dans
des charges positives et négatives ne conception de nouveaux matériaux artifi- des conditions de croissance non optimales,
coïncident pas. Le composé YMnO3 ciels. Des résultats récents montrent qu’à dégrade fortement les propriétés multi-
devient ferroélectrique en dessous d’envi- l’état de couches minces, il est possible de ferroïques (comme par exemple l’aiman-
ron 900 K et antiferromagnétique vers synthétiser des super-réseaux de matériaux tation) des films. Enfin, les films minces de
70 K. D’autres composés intéressants sont magnétiques et ferroélectriques, ce qui BFO, correctement oxygénés (c’est-à-dire
les vanadates Ni3V2O8 et Co3V2O8 [8], permet de générer de nouveaux multifer- sans phase parasite), présentent un très
où le magnétisme vient des cations Ni2+ roïques et de se rapprocher de possibles faible moment magnétique (de l’ordre de
ou Co2+. Dans ces composés, deux phases applications. 0,01 μB/ formule unité), du même ordre
magnétiques incommensurables apparaissent Compte tenu de la difficulté à isoler de grandeur que le matériau massif,
en fonction de la température, ainsi qu’une de nouvelles phases, des méthodes de plus confirmant qu’une valeur élevée de
phase antiferromagnétique commensurable. en plus complexes ont été nécessaires l’aimantation (donc un caractère ferro-
La phase incommensurable de basse tem- pour la synthèse de films minces d’oxydes magnétique) est due aux phases parasites.
pérature présente un moment ferro- multiferroïques, dont un grand nombre Néanmoins, ce composé reste un très bon
électrique qui peut être renversé par un ont une faible stabilité. Un procédé de ferroélectrique (jusqu’à une épaisseur de
champ magnétique. C’est le caractère choix, qui est largement utilisé dans les 2 nm en couche mince), avec une polari-
magnétique hautement frustré de ces laboratoires, est le dépôt par laser pulsé sation proche de celle de Pb1-xZrxTiO3.
oxydes qui est à l’origine de leurs propriétés (voir encadré, p.14). Actuellement, les recherches de matériaux
complexes. Le principal matériau qui a été étudié s’orientent vers l’optimisation de nouveaux
Actuellement, le nombre de matériaux sous forme de couches minces est le com- composés comme les manganites hexago-
multiferroïques reste très limité. La difficulté posé BiFeO3 (ou BFO) [5]. Les premiers nales ; une autre voie consisterait à doper
principale des matériaux massifs est que travaux, réalisés par l’équipe de l’Université un matériau métallique avec un élément
les effets intéressants observés jusqu’ici du Maryland (États-Unis) et qui ont suscité ferroélectrique.
sont le plus souvent trop faibles, ou se l’intérêt pour ces matériaux, ont montré que
manifestent à des températures trop basses sous forme de couche mince, la polarisation Multiferroïques artificiels
pour être utilisables dans les dispositifs électrique spontanée du BFO, 60 μC/cm2 Nous en venons maintenant au concept
industriels. De plus, il y a les problèmes de (fig.1a), était bien plus importante que de la « propriété produite », obtenue par
synthèse : le BMO, par exemple, doit être sous forme massive, 6,1 μC/cm2. la mise en contact, de manière artificielle,
élaboré sous haute pression (5 GPa), ce L’aimantation est également plus grande de deux matériaux, ferroélectrique et ferro-
qui en limite les applications. dans le cas d’un film mince. magnétique, le tout sous forme de films

Reflets de la Physiquen°8 15
Figure 2 : (a) Schéma de principe de la

Références propriété produite. Les flèches indiquent


la nature du couplage entre les différents
[1] H. Schmid, Ferroelectrics 162 types de propriétés. (b, c) Représentation
(1994) 317, et 221 (1999) 9. schématique des structures obtenues à
[2] W. Prellier et al., J. Phys. partir de deux phases distinctes :
Condens. Mat. 17 (2005) R803. (b) nano-composite,
[3] G.A Smolensky et al., (c) super-réseau.
Sov. Phys. Solid State 1 (1959) 149,
Isvest.Akad. Nauk SSSR, Ser Fiz.
25 (1961) 1333.
[4] E. Ascher et al., J.Appl. Phys.
37 (1966) 1404.
[5] J.Wang et al., Science 299
(2003) 1719.
[6] W. Eerenstein et al., Science
307 (2005) 1203a.
[7] J.Van Suchtelen, Philips minces. Dans cette configuration, le moment la phase ferroélectrique peut être le BaTiO3.
Research Reports 27 (1972) 28. ferroélectrique du premier matériau est Pour la phase ferromagnétique, on choisit un
[8] H. Zheng et al., Science 303 engendré par la déformation due à l’effet du manganite à magnéto-résistance colossale, comme
(2004) 661. ferromagnétisme du second matériau sur le La0,7Ca0,3MnO3 [9]. Les premiers résultats
[9] M.P. Singh et al.,Appl. Phys. réseau cristallin (fig. 2a). La piézoélectricité du montrent que l’on peut effectivement obtenir des
Lett. 87 (2005) 022505. matériau ferroélectrique fait que celui-ci est multicouches de très bonne qualité, présentant
[10] http://www.macomufi.eu/
polarisé électriquement sous l’action de la simultanément des propriétés ferromagnétiques
contrainte mécanique exercée par le ferro- et une forte constante diélectrique. Notamment,
magnétique. Réciproquement, le matériau ferro- on observe une anomalie sur la dépendance en
électrique se déformera mécaniquement température de l’aimantation, à une température
lorsqu’on appliquera un champ électrique, et, proche de la transition du composé ferroélectrique
en se déformant, agira sur le ferromagnétique. (fig. 3). Cela suggère un couplage ferroélectrique/
Cette notion a été développée dans les années magnétique, similaire à ce qui avait été reporté
1970 par les Laboratoires Philips pour préparer dans les films obtenus à partir de l’approche
Figure 3 : Évolution de l’aimantation en des composites [7]. Le groupe de l’Université « matériau composite ».
fonction de la température pour un du Maryland a adapté cette stratégie aux films
super-réseau obtenu par l’empilement
minces [8] en déposant, par ablation laser, un
alterné de 4 mailles du composé ferro-
magnétique (La0,7Ca0,3MnO3) et de matériau composite ayant une phase ferro-
4 mailles du composé ferroélectrique magnétique (le spinelle CoFe2O4) et une
(BaTiO3). En insert, est indiquée phase ferroélectrique (BaTiO3).
l’évolution de la capacité en fonction de
la température d’un film mince de
La structure schématique « auto-assemblée »,
BaTiO3 de même épaisseur. La transition représentée dans la figure 2b, montre que la
n’est pas très nette, ce qui est dû aux structure spinelle est répartie de façon ordonnée
contraintes du substrat. On remarque que à l’intérieur de la matrice pérovskite. En
l’anomalie sur la courbe d’aimantation
apparaît au voisinage de la température
contrôlant la croissance, on peut indifféremment
de Curie ferroélectrique (370 K), obtenir des cylindres de spinelle dans une
confirmant le couplage. matrice de pérovskite ou inversement. Du
point de vue des propriétés, les chercheurs du Conclusion
Maryland obtiennent une anomalie sur la Un regain d’intérêt est apparu depuis
courbe d’aimantation, à la même température quelques années pour l’étude des matériaux
que la transition ferroélectrique de BaTiO3. multifonctionnels. Parmi ces matériaux, les
Cela confirme la corrélation entre propriétés composés multiferroïques, qui sont simultanément
ferroélectriques et magnétisme. ferromagnétiques et ferroélectriques, font
Une autre façon d’utiliser la notion de actuellement l’objet de nombreuses études
« propriété produite » est de réaliser des super- dans la communauté scientifique, car ils sont
réseaux, c’est-à-dire des empilements de deux susceptibles d’être utilisés pour des applications
Remerciements matériaux le long de l’axe de croissance du film dans l’électronique intégrée, comme les mémoires
De nombreuses personnes ont également (fig. 2c). Cette approche a été développée par de à « 4 états ». Cet intérêt croissant est largement
participé à ce travail, dont : L. Méchin nombreux laboratoires, dont le CRISMAT, le confirmé par le nombre de publications parues
(GREYC, ENSICAEN) et B. Mercey
(CRISMAT, ENSICAEN), ainsi que LPS (Orsay), l’Université de Genève, et à ces dernières années. Du point de vue de la
L. Bizouarne dans la préparation du Darmstadt, pour la production de nouveaux recherche de matériaux, la préparation de
manuscrit. Ces recherches sur les matériaux supraconducteurs. Elle est maintenant nouveaux composés métastables stabilisés
matériaux multiferroïques sont effectuées adoptée pour les matériaux multiferroïques, grâce aux contraintes, ainsi que des matériaux
dans le cadre du réseau européen
d’excellence FAME et du STREP produits en réalisant des hétérostructures alternant, « composites » sous forme de films minces en
MaCoMuFi [10] soutenu par la à l’échelle de la maille atomique, des couches contrôlant précisément la croissance, présente
Commission Européenne et le CNRS. ferroélectriques et ferromagnétiques. De nouveau, une voie très prometteuse. ■

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