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l’argent dans les films africains


par Jacques BINET

Ïrois degrés différents d e profondeur peuvent souvent montrée. Au contraire les images d e mon-
être distingués dans toute analyse d e thème quelle naies ne sont pas rares dans le cinéma africain.
que soit la production cinématographique étudiée. Partant d e cette opposition, nous constaterons
Tout d’abord l’argent peut être le thème principal que l’argent est souvent présenté hors d e s fonctions
du film, comme dans cc L’argent I) d e Marcel L’Herbier. d‘échange, comme instrument d e sécurité, d e pou-
Parfois le thème restera d i s c r e t ; il ne s e r a pas voir ou d e prestige. Nous noterons qu’il est parfois Y

proclamé ouvertement, i l s e r a voilé soit par une associé à une corruption d e s mœurs. Quelquefois,
certaine pudeur, soit même parce qu’il est enseveli cependant, i l est lié à une vie d’échanges tantôt
dans l’inconscient. Enfin l’argent, s a n s ê t r e . à pro- acceptée, tantôt refusée par le cinéaste.
prement parler un thème du film, s e r a un ressort
essentiel d e l’action : tous les films d e gangsters, ***
ou presque, e n témoignent.
Dans les productions européennes ou américaines, Exhibition de l’argent
l’argent est rarement un thème évident; i l est hors des fonctions économiques
souvent un thème discret et, plus souvent encore,
un ressort d e l’action. Pourquoi, en Europe, l’argent, si important au
Dans la production africaine, parmi les 46 films niveau d e s thèmes, est-il caché au niveau d e s
analysés pour les études présentées ici, on trouve i m a g e s ? Hypocrite souci d e bonne éducation, im-
l’argent comme thème principal : 9 fois : comme portance donnée à d’autres valeurs (courage, intel-
thème secondaire : 7 fois; comme ressort d e ligence...), sens chrétien d e la pauvreté ?
l’action : 7 fois aussi. II n’en va pas forcément d e même en Afrique. La
Si l’argent, ou, plus largement, cc I’économie mo- monnaie (pièces ou billets) y est encore d’introduc-
nétaire apparaît dans la thématique en Occident,
l), tion récente et n’a pas totalement perdu son rôle v-
la monnaie - en pièces ou en billets - n’y est pas d e bijou : bien d e s femmes portent d e s pièces dans
les cheveux ou e n collier. Bien qu’aucun interdit reprises : elle tient un rôle important dans la vie
d’ordre moral ne limite l’exhibition d e l’argent, religieuse d e s croyants. Souvent, elle est pratiquée
Br l’Africain n’en abusera cependant pas : sortir d e en donnant quelque nourriture, mais parfois aussi
, l’argent, c’est attirer les quémandeurs. cc On ne en donnant d e l’argent. Charité parfois dérisoire :
parle pas d’argent dans la rue proclame le héros
)), dans cc Badou boy l’aveugle est un faux aveugle;
))

I
du cc Mandat I>. Les vols ne sont pas impossibles, dans le cc Mandat une menteuse escroque le brave
))

h même en milieu rural, et le héros d e (c Muna moto )), Ibrahim sous prétexte d e compléter le prix d’un
Ngando, cache son modeste magot dans une boîte billet.
enfouie sous son lit. Bien qu’elle ne soit pas L’argent est exhibé encore lorsque d e s parasites,
inconnue, surtout chez les personnes âgées, I’ava- d e faux amis, mènent joyeuse vie aux dépens d e
rice est mal jugée ; repli s u r soi-même, elle choque, qui a d e s fonds : les amis d e cc Cabascabo )> le
dans une société où les valeurs d e la collectivité quittent lorsqu’il n’a plus le sou. N’est-ce pas pour
sont glorifiées. être accompagné d’une suite nombreuse que celui-ci
Les limites imposées à l’exhibition d e l’argent fait tant d e cadeaux?
sont donc bien différentes d e celles qui peuvent Donner d e l‘argent assure le prestige, donner d e
exister en Europe. Dans les films, la monnaie appa- l’argent assure le pouvoir. Le code d e bienséance
raît comme un instrument d e prestige plutôt que européen juge d e mauvais goût ce don d’argent
comme outil d’échanges. La première partie d e trop voyant, alors que l’on s’efforce d e dissimuler
Karim d e M. Thiam, en est un exemple. Modeste le prix d‘un cadeau. Un objet d’utilité évidente s e r a
li employé, Karim doit se montrer généreux jusqu’à un moins cc bon cadeau >> qu’un objet un peu superflu.
la prodigalité quand il fait une visite à sa belle. Par une complication raffinée, objet, valeur et besoin
Pour assurer s a réputation d e vrai cc Samba Lin- se trouvent dissociés. D’ailleurs, on pense que
guère )), d’homme d e bonne famille, i l fait d e s l’objet donné prend valeur d e souvenir, qu’il aide
c. cadeaux, envoie acheter cigarettes ou allumettes à rappeler constamment la mémoire du donateur.
s a n s attendre la monnaie, laisse d e l’argent e n L’argent n’apporte pas à l’Africain la sécurité ;
partant ... Sa façon d e faire est plus révélatrice c’est la solidarité familiale qui l’assure. Les dons
encore : i l froisse un billet en boule et le jette au aux parents vont en ce sens. Bien entendu, il ne
griot. Une chanson lui plaît-elle, il l’achète au musi- faudrait pas se donner le ridicule d’oublier leur
cien, non pour qu’il la lui joue, mais pour qu’il ne rôle primordial : apporter u n complément d e res-
puisse plus la jouer à d’autres. Le faste se marque, sources. Mais les transferts d’argent n’ont-ils pas
non par la création d’un cc bien z>, pour parler comme aussi pour fonction d e maintenir, d e renouer les
les économistes, mais par sa mise sous interdit. liens ? Dans les films qui sont Ià l’expression d e
Symptôme malthusien. Les cadeaux aux griots sont la réalité, on voit combien est difficile la commu-
un autre exemple d e recherche d e prestige. Dans nication verbale quand i l faut exprimer d e s senti-
(1 Borom .Sarret )), le héros d e Sembene est abordé ments personnels hors d e s codes coutumiers.
par un griot qui, prononçant les louanges d e ses tc Lettre paysanne I), U Karim X,montrent le depart
$ ancêtres, d e sa famille, l’amène (on dirait presque d’un migrant : séparation, vœux d e retour, affection,
le contraint) à faire un don substantiel. L’opposition se manifestent à travers d e s symboles, d e s g e s t e s
entre le griot, gros et bien vêtu, et le pauvre ritualisés, plutôt qu’à travers d e s paroles intimes.
conducteur d e charrette fait bien voir qu’il ne s’agit Indépendamment d e son utilité matérielle, l’argent
I pas d’une aumône charitable. que le migrant enverra plus tard à son village s e r a
Pourtant celle-ci est présentée à diverses un symbole affectif du même genre. Dans la

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culture européenne, une telle interprétation n e serait un bijou valant 15.000 F CFA est mis en gage pour
guère possible, la monnaie ayant perdu sa valeur obtenir un prêt d e 2.000 F, lui-même assorti d'un
d'objet pour devenir signe précis d'un certain pou- intérêt d e 500 F pour trois jours.
voir d'échange. Tout cela reste bénin, les réalisateurs ont mieux
Les films, qui nous montrent assez souvent à présenter. Sur u n e échelle modeste, mais assez
l'argent exhibé, nous présentent parfois d e s héros répugnante, car elle frappe un pauvre : L'ami d e
le dissimulant. Le Wazzou lors d e s préliminaires
IC X, Cabascabo prélève une part s u r les ventes que le
à son troisième mariage, glisse d e s billets sous la héros lui demande d e réaliser, et quelle part!
natte où i l était assis, laissant la mère d e la fiancée
Vingt-cinq pour cent. Le cl fonctionnaire n, pris pour
les découvrir en rangeant. Cadeau dissimulé pour un inspecteur, se fait donner toutes sortes d e
qu'il puisse être accepté s a n s engagement, symbole cadeaux. Les magiciens d e c( Saïtane 11, d e cc Lam-
d e soumission à l'autorité familiale, aveu d e dépen- baye )),font un métier d e charlatan, mais I'escro-
dance. La valeur compte peut-être moins que le querie d e Serigne Hassan [cc Pour ceux qui savent .I
g e s t e : dans c( Saïtane >I, cc les cauris du devin n e
est particulièrement révélatrice d e s attitudes devant
parlent pas s a n s argent, i l faut donner quelque l'argent. Menacé d'une inspection, un fonctionnaire
chose, même 10 F n. lui remet une liasse d e billets volés pour qu'il les
Toutes questions d e valeur d'échange et d e multiplie. Le magicien l u i rend un paquet à ouvrir
besoins mises à part, l'argent joue un rôle impor- dans la solitude ; bien entendu, il est plein d e vieux
tant et original : symbole d e puissance, i l l'est aussi
journaux. Le jeune cadre dynamique I) d e F.V.V.A.
((

d e largesse et d e générosité, d e dépendance, ou puise dans s a caisse.


d'affection. Si le Hold-up à Kossou est présenté comme
IC ))

criminel, cc Badou-boy nous est décrit comme un


***
)I

gentil gavroche. I I n'en subtilise pas moins la bourse


d'une femme qui l'entretient.
L'argent corrupteur N'y a-t-il donc pas d'argent honnêtement gagné
dans nos films ? I l est rare que nous le voyions s u r
Dans le prologue d e F.V.V.A. Moustapha Alassane l'écran. Le Ngando (cc Enfant d e l'autre >I) gagne
montre une rixe entre d e s crapauds, tout ça à quelques sous en vendant au marché le bois à
. cause d e l'argent dit la voix off L'avidité brûler qu'il a coupé à grand-peine. Sommes bien
1).

engendre la mauvaise conscience. Les procédés faibles, compte tenu d e la dot qui lui est demandée.
pour acquérir l'argent, tels qu'ils nous s o n t mon- Le jeune homme du Signe du Vodoun n gagne sa
trés, sont assez douteux, i l faut bien le dire. vie. Le cc borom >> d e la charrette est payé d e façon
Sans revenir s u r divers quémandeurs, griots ou dérisoire ou n'est pas payé du tout. Les sculpteurs
parasites, citons les emprunts sans fin que Karim d e ICMonna >B et d e s cc Tams-tams se sont tus ))

fait auprès d e ses collègues, ceux que le débardeur reçoivent une faible rémunération, le premier d'un
Koisi Gan obtient lui aussi. II faudrait souligner les marchand astucieux, le second d'un directeur d e
séquences au cours desquelles i l soutire d e l'argent l'Office du Tourisme qui abuse d e son autorité.
à la secrétaire séduite, non pas tant à cause d e Avidité, détournement d e fonds et abus d e pou-
l'inélégance du g e s t e que parce que toutes les voir, voilà d e s perspectives qui auraient déçu les
conditions d e l'escroquerie sont réunies. La s c è n e prophètes d e I'économie libérale qui voyaient dans
du prêt s u r gage du Mandat est plus intéres- l'argent le signe tangible d e la bénédiction d e s
1)

sante ; en effet, elle témoigne d'un contrat usuraire : vertus d e travail et d'austérité ! Consciemment ou

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non, les Africains vivent dans un monde où l’argent, le héros, voudrait faire monter les prix en dimi-
élément nouveau et hier inconnu, est perçu comme nuant la production.
dangereux par les perturbations sociales et morales Une comparaison avec le cinéma malgache est
qu’il apporte. intéressante : dans deux d e s films que j’ai pu voir,
l’argent joue un rôle tout différent d e celui que
*** montrent les metteurs en scène noirs. Dans
((L’accident JJ,les billets sont employés pour les
l’argent et I’économie monétaire achats d e la vie quotidienne, y compris, hélas ! les
boissons alcooliques. On nous les montre aussi,
Bien que le rôle d e la monnaie soit parfois offerts par le père riche pour racheter la faute d e
inattendu, le système monétaire n’est pas totale- son fils chauffard ém6ché. Dans [I Le Retour H,
ment étranger au cinéma africain. Une banque s e r t l’argent apparaît encore dans la vie quotidienne :
d e décor à quelques séquences du cc Mandat et du)) au marché, d e s paysans, qui ont mis en valeur d e s
11 Signe du Vodoun >J. C e dernier exemple est curieux terres nouvelles, vendent leurs légumes. L‘argent
puisque le hall d e la banque voit naître l’amour récompense leur labeur.
d e s deux protagonistes. I I n’y a donc pas rejet d e
I’économie monétaire. ***
Dans les films d e Med Hondo pourtant, l’argent
exhibé sert d’appât pour amener d e s Noirs à s’entre- L’argent, on le voit, joue un rôle dans le cinéma
tuer, dans le prologue d e (C Soleil O >J. Plus tard, africain. II y est matériellement représenté, alors
entre deux séquences réalistes, on voit un homme que dans les films euro-américains i l est sous-
englué d e billets
JJ. entendu : c’est la richesse, les bijoux qui sont mon-
Remarquable symbole : l’Afrique est entraînée t r é s ou bien la fortune abstraite, banque, chèques ...
dans la vie économique mondiale. Elle peut y trouver Source d e prestige, l’argent s e r t à l’Africain pour
un bénéfice matériel. Mais elle y perd s a liberté : assurer sa vie d e relations. Pour ses besoins quo-
besoins, gains, désirs enchaînent aux marchés, aux tidiens, i l semble compter s u r I’auto-consommation :
profits, à l’organisation. Pourtant, Hondo, marxiste, réflexe paysan qui se trouve dépassé avec I’urba-
ne rejette pas en théorie I’économie d’échanges : nisation.
la critique du système économique se déroule, au Argent corrupteur, argent gaspillé, les films .
cours d’une classe d’alphabétisation, à l’aide d e témoignent, à leur façon, du malaise n é d e l’entrée
marionnettes et d e procédés d’animation, selon les dans I’économie d’échanges qui est aussi économie
voies d e l’orthodoxie léniniste. d e consommation. C e malaise, lié à une invasion
Sans ê t r e plus probante, la démarche d e Safi Faye du matérialisme, n’est pas propre à l’Afrique, il est
[CC Lettres paysannes .) est plus originale. Tout en mondial.
montrant d e s billets dans son film, assez peu L’Afrique se livre ici à une contestation radicale
d’ailleurs, elle suggère le retour à u n e économie d‘un d e s aspects majeurs d e la civilisation moderne.
s a n s échange : cultiver plus d e mil et moins d’ara- Elle rejoint ainsi tout un courant d e pensée oÙ l’on
chides. Produire davantage d e vivres, certes qui ne retrouve d e s personnages aussi divers que Jean-
se rallierait à ce programme? Est-il pour autant Jacques Rousseau, l’amant d e la nature, ou Kerouac
nécessaire d e diminuer les emblavements e n ara- le Hippie.
chides et d e rejeter tout échange monétaire ? Ngor, Jacques BINET.

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