Vous êtes sur la page 1sur 4

tard

Honoré de Balzac

La Peau de chagrin

Etude du premier texte. Le portrait de Raphaël lors de sa première apparition

PROBLEMATIQUE : qui est le héros ? Quelles informations pouvons-nous retirer de ce portrait ?

Première partie de notre étude : un personnage énigmatique.


 Le début du roman affiche des marques de réalisme : une date connue – octobre 1830, juste après la
révolution de Juillet qui porte sur le trône Louis-Philippe -, et un lieu connu - le tripot du Palais-Royal
« désigné sous nom de numéro 36 ».
 Ces références à une réalité connue du lecteur s'effacent vite à l'entrée du jeune homme car nous
ignorons tout de lui et il n'est pas décrit de manière omnisciente mais externe, à travers le point de vue
des joueurs qui ignorent tout du jeune homme. Comparaison avec le portrait omniscient du Père
Grandet dans Eugénie Grandet.
 Le personnage est décrit à travers un ensemble de signes : relatifs à la physiologie (surlignés en bleu
turquoise) et à la psychologie ( surlignés en vert) ainsi qu'à la sociologie (habillement, etc).
 Mais aucun signe ne délivre une signification précise : présence des conditionnels, modalisateurs de
doute, lectures divergentes du médecin et du poète, construction binaire des phrases, qui oppose par
antithèse des adjectifs qui s'annulent :

Le personnage demeure donc énigmatique et contradictoire. Quel sens donner à ces contradictions ?

II. UNE INTERPRÉTATION RÉALISTE

a. Un aristocrate [Ils] reconnurent un de leurs princes à la La place de ce personnage sur l'échiquier social est
majesté de sa muette ironie, à l'élégante incertaine. Les oxymores « élégante misère » et « muette
déclassé misère de ses vêtements. Le jeune homme
avait bien un frac de bon goût, mais la ironie » dégagent une impression générale de supériorité
Contradiction entre jonction de son gilet et de sa cravate était et d'élégance aussi bien morale que sociale. L'origine
trop savamment maintenue pour qu'on lui aristocratique est confirmée par le « frac de bon goût » et
origine aristocratique supposât du linge. Ses mains, jolies comme les mains « jolies comme des mains de femme », signe
et misère. des mains de femme, étaient d'une
qu'il ne travaille pas de ses mains, toutefois ces mains
douteuse propreté ; enfin depuis deux jours
il ne portait plus de gants ! sont « d'une douteuse propreté ». Les deux phrases
retracent le parcours d'un regard inquisiteur qui
repérerait de sordides arrangements vestimentaires pour
cacher la pauvreté, ainsi que le fait qu'il a dû vendre sa
chemise et ses gants. Le personnage pourrait être un
aristocrate ruiné, doublement voué au mépris du fait de
sa misère et de sa déchéance.

Dans cette optique, les oxymores « muette ironie »,


et « élégante misère » traduisent moins un souci de
sauver les apparences qu'une ultime provocation
envers la société : rester supérieur jusqu'au bout,
marquer son dédain même dans la misère. Le tripot
est un lieu où toutes les valeurs morales et tous les
sentiments se neutralisent comme en attestent les
paradoxes « les douleurs doivent être muettes, la misère
gaie, le désespoir décent ». Il est le miroir d'un ordre
social où plus rien n'a de valeur hormis l'argent, où tout
est théâtral et superficiel. Plutôt que de clamer sa révolte
l'aristocrate préserve sa singularité sous le masque de
l'élégance et du détachement : la « muette ironie »
Un destin injuste Ne faut-il pas être bien malheureux
[..] où les douleurs doivent être muettes, la La jeunesse du personnage est plusieurs fois affirmée
misère gaie, le désespoir décent ! Eh à travers la répétition de l'adjectif « jeune », le champ
Une victime bien ! il y avait de tout cela dans la
sensation neuve qui remua ces cœurs lexical de la jeunesse, ainsi que celui de la pureté :
pathétique glacés quand le jeune homme entra. […] « vierges », « pure », « innocence », » « grâce »,
Mais les bourreaux n'ont-ils pas « ange ». Cette notion est aussi suggérée par un réseau
 un être jeune et
quelquefois pleuré sur les vierges dont les
innocent blondes têtes devaient être coupées à un d'images qui rapproche la blondeur du jeune homme de
 destiné à être exécuté signal de la Révolution ? Au premier coup celle des jeunes filles guillotinées. L'exécution des jeunes
 affirmation de la d’œil les joueurs lurent sur le visage du filles préfigure sans doute celle du jeune homme qui va
douleur novice quelque horrible mystère : ses perdre tout ce qui lui reste dans le tripot. Si les jeunes
 implication du lecteur jeunes traits étaient empreints d'une grâce filles, comme le jeune homme suscitent la sympathie
nébuleuse, son regard attestait des efforts
trahis, mille espérances trompées ! […] c'est que la situation est la même : un être jeune, destiné
Contradiction entre la sa physionomie exprimait une à vivre, mais victime d'un sort tragique. D'ailleurs,
vitalité du personnage résignation qui faisait mal à voir. n'exprime-t-il pas lui aussi comme s'il allait à la mort
et une série d'échecs Quelque secret génie scintillait au fond de
ses yeux, voilés peut-être par les fatigues
« une résignation qui faisait peine à voir » ? Le narrateur
et d'injustices : du plaisir. Etait-ce la débauche qui adopte par moments une tonalité pathétique, en
 le talent et la noblesse, marquait de son sale cachet cette noble interpellant le lecteur par des questions rhétoriques et
les efforts. figure jadis pure et brûlante, maintenant en déployant Le champ lexical du malheur à travers
 L'injustice de la dégradée ? […] des lésions au cœur ou à les termes » horrible mystère », « espérances trompées »,
la poitrine […] les ravages de la science
société […] les traces de nuits passées à la lueur
« lésion au cœur », « ravage de la science », douleur
 l'injustice de la d'une lampe studieuse. […] cette jeune inouïe », « blessure profonde ».
maladie tête, […] une douleur inouïe, une
 l'injustice de l'histoire blessure profonde. Le jeune homme avait Si la situation du personnage inspire la pitié c'est
bien un frac de bon goût […] les aussi à cause de la contradiction entre sa valeur et la série
enchantements de l'innocence florissaient
par vestiges dans ses formes grêles et fines, d'échecs qu'il semble avoir subie. Il possède
dans ses cheveux blonds et rares, apparemment un « secret génie » et une « noble
naturellement bouclés. Cette figure avait figure »mais cette puissance vitale s'est heurtée à de
encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait multiples injustices : traîtrises dans les relations
n'y être qu'un accident. La verte vie de la
jeunesse y luttait encore avec les ravages
sociales : les « efforts trahis », les « espérances
d'une impuissante lubricité. Les ténèbres trompées » ; injustices de la maladie : « les lésions au
et la lumière, le néant et l'existence s'y cœur » ; injustices de la science qui a provoqué des
combattaient en produisant tout à la fois de « ravages » sur sa santé comme le suggère l'hypallage
la grâce et de l'horreur. Le jeune homme se « les traces de nuits passées à la lueur d'une lampe
présentait là comme un ange sans rayons,
égaré dans sa route. studieuse ». Enfin il semble victime de l'injustice de
l'histoire ; comme les jeunes victimes de la révolution il
est sans doute arrivé trop innocent dans un monde
perverti et brutal. Peut-être faut il voir un lien implicite
entre la Terreur de 1793 et la désespérance qui suivit le
changement de régime de 1830, triomphe d'une royauté
bourgeoise : dans les deux cas les révolutions déçoivent
et martyrisent la jeunesse.
Quant à la perversion du jeune homme elle
semble n'être que récente comme le suggèrent la
Contradiction entre supposition « le vice paraissait n'y être qu'un accident »
pureté et une et la métaphore « la verte vie de la jeunesse y luttait
perversion encore avec les ravages d'une impuissante lubricité ». Le
accidentelle. personnage semble être saisi dans le moment où il va
basculer. L'adverbe « encore » est ainsi utilisé deux fois :
« cette figure avait encore vingt-cinq ans » et « le vice y
luttait encore ». L'opposition entre la pureté originelle –
« noble figure jadis pure » - et la souillure du présent -
« maintenant dégradée » inscrit ce personnage, à l'instar
de Lorenzaccio, dans le topos romantique de la pureté
perdue.

Cette analyse nous conduit à une lecture réaliste du roman. Ce personnage serait un type sociologique : celui
d'un aristocrate déclassé et d'un anti héros romantique. Ses contradictions ne sont le résultat que d'une lutte vaine contre
un ordre social qui le méprise et le rejette : noble mais ruiné, pourvu d'immenses connaissances qu'il n'a pas su
employer, pur mais fragile.
Une autre piste de lecture s'offre pourtant à nous, privilégiant la dimension fantastique du roman.

III. UN PERSONNAGE SURNATUREL : UNE INTERPRÉTATION FANTASTIQUE

a. Un être au delà de Ne faut-il pas être bien malheureux pour L'entrée du jeune homme est, malgré sa misère,
obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une
l'humanité moyenne sympathie, ou d'un bien sinistre aspect pour faire décrite comme une apparition extraordinaire. Il fait
frissonner les âmes dans cette salle où les « frissonner » - le terme est repris deux fois – des êtres
qui impressionne douleurs doivent être muettes, la misère gaie, qui pourtant n'éprouvent plus aucun sentiment, des
le désespoir décent ! Eh bien ! il y avait de tout
même des êtres qui cela dans la sensation neuve qui remua ces « cœurs glacés » et « démons humains »; la métaphore
n'éprouvent plus cœurs glacés quand le jeune homme entra. « frissonner les âmes » évoque même une terreur sacrée,
aucun sentiment Si le tailleur et les garçons de salle eux-
un sentiment inexplicable, au delà du rationnel. Ce qui
mêmes frissonnèrent, provoque ce frisson est en fait la passion qui se lie sur
son visage. Le terme passion doit ici être pris dans son
dévoré par une acception originelle de souffrance (latin patio : je souffre,
passion mystérieuse Mais une passion plus mortelle que la
maladie, une maladie plus impitoyable que je subis) et l'expression de cette souffrance est amplifiée
l'étude et le génie, altéraient cette jeune tête, par la gradation des verbes « altéraient », « tordaient »,
Un criminel, ou un contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce
cœur qu'avaient seulement effleuré les orgies, « contractaient ». La prépondérance de la passion rend
prince. l'étude et la maladie. Comme, lorsqu'un célèbre toute les observations précédentes secondaires. Un
criminel arrive au bagne, les condamnés effet de rupture est ainsi provoqué par le détachement
l'accueillent avec respect, ainsi tous ces démons
Un être en quête humains, experts en tortures, saluèrent une de « Mais » en début de phrase et par le passage d'une
d'absolu ? douleur inouïe, une blessure profonde que construction de phrase binaire à un rythme ternaire,
sondait leur regard, et reconnurent un de leurs
princes à la majesté de sa muette ironie, à
autour des trois verbes. Plus loin, la précision « qu'avait
l'élégante misère de ses vêtements. seulement effleuré les orgies, l'étude et la maladie »
indique que ce ne sont pas des excès d'ordre banal,
comme nous pouvons tous en commettre, qui ont
dégradé cet homme : la passion est au delà de tous les
sentiments humains.
La salle de jeu est par essence un lieu de passion
mais ce n'est pas la fièvre du joueur qui dévore ce jeune
homme, sa passion est indéfinissable comme le suggère
l'article indéfini « une passion ». Cet aspect inclassable le
rend supérieur à tous, aussi les qualificatifs
contradictoires « un célèbre criminel » et « un prince » le
placent-ils en dehors, ou plutôt au delà de l'humanité
moyenne.

b. Un ange déchu tous ces démons humains, experts en Nous pourrions alors formuler l'hypothèse qu'il n'a
tortures, saluèrent une douleur
pas seulement connu une série d'expériences
La verte vie de la jeunesse y luttait encore contradictoires comme l'étude ou la débauche mais qu'il
avec les ravages d'une impuissante lubricité. Les a tout connu, tout éprouvé et tout dépassé, sans jamais
Un anti héros ténèbres et la lumière, le néant et l'existence s'y
romantique combattaient en produisant tout à la fois de la être apaisé. Le jeune inconnu paraît ainsi rejoindre la
grâce et de l'horreur. Le jeune homme se lignée des anti-héros romantiques comme Julien
présentait là comme un ange sans rayons, égaré
dans sa route. Sorel de Stendhal , Heathcliff des Hauts de
Hurlevent, Rolla ou Lorenzaccio de Musset,
personnages éternellement insatisfaits et souffrants,
au point de devenir mauvais.
Un ange égaré Le terme ange qui apparaît à la fin du texte
contribue aussi à cette séparation de l'humanité
moyenne. L'inconnu serait un ange déchu. Ce grand
topos du romantisme se retrouve sous la plume de
/un ange /sans rayons, /égaré /dans sa route. Hugo (La fin de Satan) Vigny : Eloa ou la chute
3 3 3 3 d'un ange. Comme Lucifer, « le porteur de lumière »
le jeune homme a en partage à la fois la beauté - la
« grâce », la « noble figure » -, et la malédiction :
« horrible mystère », « horreur ». La métaphore
Le tripot comme finale « ange sans rayon égaré dans sa route »unit la
antichambre de l'enfer poésie au romanesque à travers le jeu des sonorités
et notamment le rythme régulier 3/3/3/3 comparable
à un alexandrin tétramétrique et les allitérations en
« r » qui suggèrent une errance répétée sans fin.
Un fantastique de la La salle de jeu est d'ailleurs un lieu hors du
réalité monde, où se regroupent des morts vivants, aussi le
terme « âmes » et les oxymores « cœurs glacés »,
« démons humains » peuvent-ils être lus au sens
propre et non figuré. Le lieu devient alors une
Un personnage antichambre de l'enfer. Cette dimension
fantastique n'est cependant pas vraimen
surnaturelle : les « démons » restent humains,
l'ange « sans rayons ». A la différence de bien des
Les ténèbres et la lumière, le néant et auteurs Balzac ne propose pas simplement une
l'existence s'y combattaient en produisant tout à hypothèse irationnelle. Il fait ressortir l'aspect
la fois de la grâce et de l'horreur.
surnaturel de la nature et surgir le fantastique de la
réalité même.
Enfin ce personnage comme l'ange révolté
déchiré par un combat Lucifer paraît déchiré par un combat intérieur.
entre l'ombre et la L'avant dernière phrase, « Les ténèbres et la lumière,
lumière, le bien et le le néant et l'existence s'y combattaient » condense toutes
mal, la vie et la mort. les antithèses du texte entre un combat entre la vie et
la mort, le bien et le mal. Elle annonce aussi le geste
désespéré du joueur : jeter son dernier louis sur le
tapis, tout risquer pour tout gagner ou tout perdre.
Cette lutte préfigure aussi la tentation du
suicide et annonce une problématique du roman :
comment continuer à vivre.

Cette dimension fantastique redonne au personnage une puissance que la simple interprétation
réaliste lui ôte. Au lieu d'un simple aristocrate déchu l'inconnu devient un homme parvenu au bout de sa vie,
au bout de sa passion, au bout des connaissances, et que son désespoir place au seuil de l'au-delà. Une
proximité se dessine ainsi, dès le début du roman, entre Raphaël et Faust, mais si Faust a la force de provoquer
le diable pour dépasser la condition humaine, Raphaël n'a que celle de jeter son dernier louis sur le tapis avant
de songer au suicide. Est-il vraiment à la hauteur du destin qui s'offrira à lui à travers la peau de chagrin ?

Conclusion :

Un portrait romanesque et poétique, investi de plusieurs fonctions :


 fonction réaliste : insérer le personnage dans la société réelle connue du lecteur
 fonction symbolique : le personnage est perçu à travers un ensemble de signes. Il prend vie à travers
notre interrogation.
 Fonction dramatique : nous laisser imaginer la suite

Roman philosophique à travers une double interrogation


 la mort annoncée de Raphaël est-elle liée à un accident ou à une essence du personnage ?
 comment lire ? Comment interpréter le monde : de manière réaliste ou surnaturelle ?
 Finalement c'est le lecteur qui doit souscrire un pacte : un pacte de lecture.

Questions que l'on pourrait vous poser sur ce texte :

 Quel est l'intérêt de ce portrait ?


 Est-ce un portrait réaliste ou bien fantastique ?
 Quelle vision de la société ce texte donne-t-il
 A quoi comprenons-nous, en lisant ce passage, que La Peau de chagrin est un roman philosophique ?
 En quoi ce portrait annonce-t-il la suite du roman ?

Entretien
Les questions peuvent porter sur le Romantisme, la vision du monde contenue dans La Peau de Chagrin, le
mythe de Faust.

Vous aimerez peut-être aussi