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Honoré de Balzac
La Peau de chagrin
Le personnage demeure donc énigmatique et contradictoire. Quel sens donner à ces contradictions ?
a. Un aristocrate [Ils] reconnurent un de leurs princes à la La place de ce personnage sur l'échiquier social est
majesté de sa muette ironie, à l'élégante incertaine. Les oxymores « élégante misère » et « muette
déclassé misère de ses vêtements. Le jeune homme
avait bien un frac de bon goût, mais la ironie » dégagent une impression générale de supériorité
Contradiction entre jonction de son gilet et de sa cravate était et d'élégance aussi bien morale que sociale. L'origine
trop savamment maintenue pour qu'on lui aristocratique est confirmée par le « frac de bon goût » et
origine aristocratique supposât du linge. Ses mains, jolies comme les mains « jolies comme des mains de femme », signe
et misère. des mains de femme, étaient d'une
qu'il ne travaille pas de ses mains, toutefois ces mains
douteuse propreté ; enfin depuis deux jours
il ne portait plus de gants ! sont « d'une douteuse propreté ». Les deux phrases
retracent le parcours d'un regard inquisiteur qui
repérerait de sordides arrangements vestimentaires pour
cacher la pauvreté, ainsi que le fait qu'il a dû vendre sa
chemise et ses gants. Le personnage pourrait être un
aristocrate ruiné, doublement voué au mépris du fait de
sa misère et de sa déchéance.
Cette analyse nous conduit à une lecture réaliste du roman. Ce personnage serait un type sociologique : celui
d'un aristocrate déclassé et d'un anti héros romantique. Ses contradictions ne sont le résultat que d'une lutte vaine contre
un ordre social qui le méprise et le rejette : noble mais ruiné, pourvu d'immenses connaissances qu'il n'a pas su
employer, pur mais fragile.
Une autre piste de lecture s'offre pourtant à nous, privilégiant la dimension fantastique du roman.
a. Un être au delà de Ne faut-il pas être bien malheureux pour L'entrée du jeune homme est, malgré sa misère,
obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une
l'humanité moyenne sympathie, ou d'un bien sinistre aspect pour faire décrite comme une apparition extraordinaire. Il fait
frissonner les âmes dans cette salle où les « frissonner » - le terme est repris deux fois – des êtres
qui impressionne douleurs doivent être muettes, la misère gaie, qui pourtant n'éprouvent plus aucun sentiment, des
le désespoir décent ! Eh bien ! il y avait de tout
même des êtres qui cela dans la sensation neuve qui remua ces « cœurs glacés » et « démons humains »; la métaphore
n'éprouvent plus cœurs glacés quand le jeune homme entra. « frissonner les âmes » évoque même une terreur sacrée,
aucun sentiment Si le tailleur et les garçons de salle eux-
un sentiment inexplicable, au delà du rationnel. Ce qui
mêmes frissonnèrent, provoque ce frisson est en fait la passion qui se lie sur
son visage. Le terme passion doit ici être pris dans son
dévoré par une acception originelle de souffrance (latin patio : je souffre,
passion mystérieuse Mais une passion plus mortelle que la
maladie, une maladie plus impitoyable que je subis) et l'expression de cette souffrance est amplifiée
l'étude et le génie, altéraient cette jeune tête, par la gradation des verbes « altéraient », « tordaient »,
Un criminel, ou un contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce
cœur qu'avaient seulement effleuré les orgies, « contractaient ». La prépondérance de la passion rend
prince. l'étude et la maladie. Comme, lorsqu'un célèbre toute les observations précédentes secondaires. Un
criminel arrive au bagne, les condamnés effet de rupture est ainsi provoqué par le détachement
l'accueillent avec respect, ainsi tous ces démons
Un être en quête humains, experts en tortures, saluèrent une de « Mais » en début de phrase et par le passage d'une
d'absolu ? douleur inouïe, une blessure profonde que construction de phrase binaire à un rythme ternaire,
sondait leur regard, et reconnurent un de leurs
princes à la majesté de sa muette ironie, à
autour des trois verbes. Plus loin, la précision « qu'avait
l'élégante misère de ses vêtements. seulement effleuré les orgies, l'étude et la maladie »
indique que ce ne sont pas des excès d'ordre banal,
comme nous pouvons tous en commettre, qui ont
dégradé cet homme : la passion est au delà de tous les
sentiments humains.
La salle de jeu est par essence un lieu de passion
mais ce n'est pas la fièvre du joueur qui dévore ce jeune
homme, sa passion est indéfinissable comme le suggère
l'article indéfini « une passion ». Cet aspect inclassable le
rend supérieur à tous, aussi les qualificatifs
contradictoires « un célèbre criminel » et « un prince » le
placent-ils en dehors, ou plutôt au delà de l'humanité
moyenne.
b. Un ange déchu tous ces démons humains, experts en Nous pourrions alors formuler l'hypothèse qu'il n'a
tortures, saluèrent une douleur
pas seulement connu une série d'expériences
La verte vie de la jeunesse y luttait encore contradictoires comme l'étude ou la débauche mais qu'il
avec les ravages d'une impuissante lubricité. Les a tout connu, tout éprouvé et tout dépassé, sans jamais
Un anti héros ténèbres et la lumière, le néant et l'existence s'y
romantique combattaient en produisant tout à la fois de la être apaisé. Le jeune inconnu paraît ainsi rejoindre la
grâce et de l'horreur. Le jeune homme se lignée des anti-héros romantiques comme Julien
présentait là comme un ange sans rayons, égaré
dans sa route. Sorel de Stendhal , Heathcliff des Hauts de
Hurlevent, Rolla ou Lorenzaccio de Musset,
personnages éternellement insatisfaits et souffrants,
au point de devenir mauvais.
Un ange égaré Le terme ange qui apparaît à la fin du texte
contribue aussi à cette séparation de l'humanité
moyenne. L'inconnu serait un ange déchu. Ce grand
topos du romantisme se retrouve sous la plume de
/un ange /sans rayons, /égaré /dans sa route. Hugo (La fin de Satan) Vigny : Eloa ou la chute
3 3 3 3 d'un ange. Comme Lucifer, « le porteur de lumière »
le jeune homme a en partage à la fois la beauté - la
« grâce », la « noble figure » -, et la malédiction :
« horrible mystère », « horreur ». La métaphore
Le tripot comme finale « ange sans rayon égaré dans sa route »unit la
antichambre de l'enfer poésie au romanesque à travers le jeu des sonorités
et notamment le rythme régulier 3/3/3/3 comparable
à un alexandrin tétramétrique et les allitérations en
« r » qui suggèrent une errance répétée sans fin.
Un fantastique de la La salle de jeu est d'ailleurs un lieu hors du
réalité monde, où se regroupent des morts vivants, aussi le
terme « âmes » et les oxymores « cœurs glacés »,
« démons humains » peuvent-ils être lus au sens
propre et non figuré. Le lieu devient alors une
Un personnage antichambre de l'enfer. Cette dimension
fantastique n'est cependant pas vraimen
surnaturelle : les « démons » restent humains,
l'ange « sans rayons ». A la différence de bien des
Les ténèbres et la lumière, le néant et auteurs Balzac ne propose pas simplement une
l'existence s'y combattaient en produisant tout à hypothèse irationnelle. Il fait ressortir l'aspect
la fois de la grâce et de l'horreur.
surnaturel de la nature et surgir le fantastique de la
réalité même.
Enfin ce personnage comme l'ange révolté
déchiré par un combat Lucifer paraît déchiré par un combat intérieur.
entre l'ombre et la L'avant dernière phrase, « Les ténèbres et la lumière,
lumière, le bien et le le néant et l'existence s'y combattaient » condense toutes
mal, la vie et la mort. les antithèses du texte entre un combat entre la vie et
la mort, le bien et le mal. Elle annonce aussi le geste
désespéré du joueur : jeter son dernier louis sur le
tapis, tout risquer pour tout gagner ou tout perdre.
Cette lutte préfigure aussi la tentation du
suicide et annonce une problématique du roman :
comment continuer à vivre.
Cette dimension fantastique redonne au personnage une puissance que la simple interprétation
réaliste lui ôte. Au lieu d'un simple aristocrate déchu l'inconnu devient un homme parvenu au bout de sa vie,
au bout de sa passion, au bout des connaissances, et que son désespoir place au seuil de l'au-delà. Une
proximité se dessine ainsi, dès le début du roman, entre Raphaël et Faust, mais si Faust a la force de provoquer
le diable pour dépasser la condition humaine, Raphaël n'a que celle de jeter son dernier louis sur le tapis avant
de songer au suicide. Est-il vraiment à la hauteur du destin qui s'offrira à lui à travers la peau de chagrin ?
Conclusion :
Entretien
Les questions peuvent porter sur le Romantisme, la vision du monde contenue dans La Peau de Chagrin, le
mythe de Faust.