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UNIVERSITÉ CHARLES DE GAULLE – UNIVERSITÉ DE LILLE – UFR

ANGELLIER

Entre Deux Eaux


La Représentation des Hijras et des Femmes Trans dans le Roman (post?)
De-colonial
Beautiful Pictures of the Lost Homeland (2016) par M. Gallagher et
The Ministry of Umost Happiness (2017) par A. Roy

Nemo Gorecki
MASTER LANGUES ET SOCIETES
M2 ETUDES ANGLO-AMERICAINES
SOUS LA DIRECTION DE MADAME FIONA McCANN
JUIN 2019
Table des Matières

INTRODUCTION…………………………………………………………….4

PARTIE I : BOYS WILL BE GIRLS…...…………………………………….8

1/ HORS DES NORMES……………………………………………………..9


2/ CORPS MONSTRUEUX, CORPS EXTRA-ORDINAIRES…………….19
-Le Corps Amphibien : Georgia……………………………………………..20
-Le Corps Décousu et Recousu : Anjum………………………………….…24
3/ ALIEN…………………………………………………………………….29
-Confusion d’Enfance et Vivre Hors du Langage…………………………...30
-Superstitions et Discriminations……………………………………………38

PARTIE II : ALLONS...ENFANTS DE LA PATRIE ?...………………..…..41

1/ FRONTIÈRES…………………………………………………………….42
-Entre la Vie et la Mort……….……………………………………………...49
2/ IDENTITÉS FACTICES………………………………………………….57
-Une Hybridité Réelle Menacée……………………………………….…….61
-La Fabrication d’une Histoire Manichéenne………………………………..65
-Culture ‘Celte’………………………………………………………………69
-Inde Hindoue Nationaliste…………………………………………………..71
3/ NEOLIBERALISME AIGU OU LES SEQUELLES DE L’EMPIRE……73
-Empires……………………………………………………………………..77
-Dénonciations futiles ?……………………………………………………...81

PARTIE III : LA STRATÉGIE DE L’ÉCHEC………..……………………..85

-Dépasser les Clichés……………………………………...…………………87


1/ ESTHÉTIQUE DE L’ÉCHEC.……………………………………………94
-Échec ou Artifice…………………………………………………………....95
-Artifice Pour Tous, Échec Pour Tous ?……………………………………101
2/ JEUX D’ÉCHECS……………………………………………………….106
-’The Subaltern Will Speak’………………………………………………..111

CONCLUSION…………………………………………………………….113

BIBLIOGRAPHIE………………………………………………………….116

2
À Mona Ahmed, Mina, Ambre, Yvonne, Elissa et Lilith. Przykro mi.

Avertissement

Étant une personne blanche occidentale de tradition chrétienne


(polonaise/tchèque/française ultra-raciste) traiter un sujet qui relève en partie du
colonialisme et de l’impérialisme britannique peut paraître hypocrite. Les privilèges que
tout français blanc tire de la colonisation sont nombreux et encore d’actualité aujourd’hui,
et l’histoire de France, les médias et les auteurs français ensemble contribuent à un
sentiment de supériorité sur les ‘minorités’ ethniques composant notre pays. Le mémoire
étant supposé couvrir la littérature britannique, les textes de pays ‘post’-coloniaux sont en
anglais (donc leur colonialiste est britannique). Je n’oublie pas que la France a une
influence en Inde notamment encore Pondichéry et que son passé colonial est aussi violent
et abusif que celui de la Grande-Bretagne. J’ai aussi conscience que le colonialisme du
passé s’est fait plus discret et passe aujourd’hui par le contrôle économique et l’ingérence
politique dans les anciennes colonies et d’autres territoires du monde. L’objectivité est
impossible et malgré mes efforts et mes recherches pour déconstruire cet état d’esprit de
dominant, vingt-six années d’éducation auront laissé des traces. Par ailleurs, je ne suis
pas non plus une femme trans. Je n’ai donc pas la légitimité nécessaire pour parler de
certaines luttes sociales et je ne les mentionnerai que pour enrichir une analyse littéraire
et esthétique, pas pour me les approprier ou prétendre contribuer à leurs théories.

3
INTRODUCTION

Les recherches présenteront une mise en parallèle des identités de genre hors-
norme en Inde et en Irlande, en considérant le sexe (et le sexe social) et les états (N.I-
République/Indo-Pak) comme des entités/espaces construits et non naturels. Il s’agira
d’explorer comment certaines personnes vivent à la frontière entre ces espaces et
déconstruisent les normes, s'affranchissent de la ‘colonisation de l'esprit’. Cette expression
de Ngugi Wa Thiong’o est à prendre au sens large, puisqu’il ne s’agira pas seulement de
s’affranchir de la vision dominante métropolitaine, mais également de l’hégémonie
cishétéro-patriarcale et de la dichotomie naturalisée des sexes. Le but est de décentrer la
réflexion au maximum, de sortir des cases et des dynamiques pré-établies qui font autorité
depuis des siècles en occident, et qui se sont répandues au travers de la colonisation. Les
héroïnes de Mia Gallagher et Arundhati Roy font face à des sociétés qui n’acceptent pas
leurs existences. L’entre-deux n’est pas reconnu comme humain, il faut être Musulman ou
Hindou/Protestant ou Catholique, Homme ou Femme, Homosexuel ou Hétérosexuel. Les
deux êtres de papier ne peuvent entrer dans ces cases, ces catégories qui sont supposées
s’opposer mutuellement, ignorant les réalités complexes et composites des personnes qui
forment ensemble la société. Cette simplification extrême de la réalité est souvent remise
en question par les deux autrices et peut-être est-ce l’une des raisons pour lesquelles elles
ont choisi des êtres ‘amphibiens’ pour porter leurs récits. Les deux narratifs partagent de
nombreux thèmes : l’idée de frontière, de marginalité ou de l’espace liminal, la présence de
la mort et des fantômes qui accompagnent les personnages, les conflits religieux et
politiques, etc. Et l’anglais. Le Gaélique fait quelques interruptions chez Gallagher,
souvent de façon superficielle chez des personnages dont l’identité celte est une
récupération opportuniste. L’Urdu et l’Hindi font souvent irruption dans le flot anglais qui
raconte l’histoire de personnes qui le parlent et le comprennent rarement chez Roy. Les
deux livres forment un tissage complexe de morceaux de récits détachés qui se croisent et
se rejoignent par moments. Les points de vue différents, divergents y affluent et la
polyphonie narrative fait écho à la polyphonie linguistique (Anglais, Allemand, Gaélique,
Urdu, Hindi, Sanskrit …) et ces deux thématiques seront analysées au travers du prisme
décolonial avec toutes les traces du colonialisme qui encombrent les environnements des

4
personnages car, comme Lindsay Ellis le résume si bien : « The legacy of colonialism is
baked into every facet of every culture on the planet ».1

En plus des deux romans, certaines autres histoires viendront s’ajouter au corpus
pour pouvoir élargir la réflexion et permettre une meilleure comparaison de certaines
expériences, car l’identité irlandaise de Georgia est souvent reléguée au second plan et peu
de scènes explorent les discriminations à l’intersection entre son identité de genre et son
identité nationale. Ainsi, il sera nécessaire d’évoquer certains passages de Breakfast on
Pluto de Patrick McCabe et les expériences de Pussy Braden pour avoir une idée plus
claire des tensions politiques vécues directement par le/la protagoniste alors que Georgia
ne les vit qu’indirectement. God of Small Things, le premier roman de Roy, sera utile pour
la relation à l’anglais (en tant que langue du colonisateur) de certaines familles en Inde. La
réflexion comparative des pays colonisés vis à vis du colonisateur et l’absence totale de
manichéisme réconfortant développé dans le Musée des Curiosités de Mia Gallagher
éclairera la situation complexe du Kashmir et de l’Inde, telle qu’elle est dépeinte par
l’autrice et activiste Arundhati Roy. De façon générale, les deux romans défient toute
interprétation claire, tranchée et catégorique tant les situations qu’ils exposent sont
brouillées, toutes en nuances inclassables. La théorie queer (indéfinissable également) peut
donc s’appliquer sans trop de risques à la problématique puisque son premier principe est
de défier les catégories et discours hégémoniques. Or ces derniers sont organisés nettement
en dichotomies très pratiques qui reflètent peu ou prou les réseaux complexes d’identités
non-conformes. L’absence de conformité, de normalité règne dans les deux histoires et les
personnages clés sont marginalisés précisément parce qu’ils ont abandonné toute tentative
de conformité alors que beaucoup s’échinent encore à l’intégrer. Ces fictions seront bien
entendu mises en contexte et comparées aux essais et non-fictions sur le genre et la
décolonisation, avec par exemple l’autobiographie de Laxmi Tripathi, activiste Hijra
(même si son privilège de classe et de caste ne peut être ignoré) et diverses théories sur ces
questions de société.

Le traitement du corps dans toute son absurdité et sa trivialité humaine vient


s’ajouter aux thèmes des deux livres pour les positionner du côté du réalisme cru,
justement en opposition avec les catégories bien délimitées et souvent idéalisées desquels

1 https://www.youtube.com/watch?v=2ARX0-AylFI [15 jan 2019]


5
sortent les protagonistes. L’esthétique grotesque vient donc renforcer toute la dimension
politique des deux récits-mosaïques. En accord avec l’esthétique dérangeante, la forme de
ces deux romans-fleuves est également indigeste, avec énormément de fils narratifs
simultanés, parfois sans liens les uns avec les autres (prenons le propriétaire dans Ministry
of Utmost Happiness qui n’a rien à voir avec Anjum et la mère de Lotte qui ne rencontrera
jamais Georgia dans Beautiful Pictures of the Lost Homeland). Le réalisme est donc total
et, puisque selon la théorie du Queer Art of Failure2 il est permis de lier la ‘haute’ et la
‘basse’ théorie, la vie réelle n’a aucun sens narratif, comme le chante Josh Groban  dans
Crazy Ex-Girlfriend :
If you saw a movie that was like real life
You’d be like, ‘What the hell was that movie about ?
It was really all over the place.’
Life doesn’t make narrative sense. 3

Ici appliqué au roman. En plus des théories académiques de nombreux écrivains sur le
mouvement décolonial, le mouvement transgenre et le mouvement pour les droits des
minorités de genre hors-norme en Inde (Hijras, Kinners, Kothis, Zemana, Dhurani)
quelques Fanzines trouvés au centre LGBT J’en suis J’y reste, certains textes de ses
membres disponibles sur Radio Campus-Tata Bigoudi ainsi que divers youtubeurs (Moni
Tano, Ted talks de Laxmi et d’autres activistes hijra, Contrapoints, Lindsay Ellis etc.)
viendront contribuer à la réflexion sur ces sujets. La problématique se centre donc en partie
sur l’expression ‘Décoloniser l’esprit’ au sens large : cesser de considérer les discours
dominants comme universels et absolus et les catégories pseudo-naturelles comme
essentielles. Il faudra aussi aborder comment, au milieu de toutes ces questions de société,
garder son humanité intacte sans être instrumentalisé ou mystifié par les discours se
voulant contre-hégémoniques. Georgia et Anjum symbolisent de nombreuses luttes (de
l’identité de genre et nationale décoloniale) dans les romans de Mia Gallagher et Arundhati
Roy et malgré les efforts des autrices pour conserver une part d’humanité chez leurs
personnages, le choix de les avoir placé hors de la dichotomie homme-femme ne peut être
anodin. Sans plus prétendre que la théorie de la mort de l’auteur (Foucault, Barthes) et de
ses intentions est applicable à la littérature, il peut être établi que les personnages sont des
créations littéraires dont les actions et caractéristiques sont décidées par l’auteur pour
servir un but. La représentation des personnes au genre hors-norme peut paraître positive,

2 J. Halberstam (2014)
3 https://www.youtube.com/watch?v=ctXYZWE_bCs [15-01-19]
6
mais les nombreux mythes et stéréotypes entourant les Hijras et les personnes transgenres
sont-ils réellement dépassés par les autrices ? Les recherches intégreront donc également
cette dimension critique en toile de fond pendant l’étude des luttes représentées par Anjum
et Georgia.

7
PREMIÈRE PARTIE : BOYS WILL BE GIRLS

8
Sous-partie 1 : Hors des Normes

Afin d’éclairer notre réflexion sur la représentation des Hijras et des femmes trans,
quelques rappels peuvent être nécessaires. En préambule, l’introduction de Pat Califia au
Mouvement Transgenre permet d’orienter le propos :
Toute prétention à l’objectivité dans le domaine du transgenre doit être envisagée avec une grande
méfiance. Face aux variations de genre, nous avons tous une réaction hautement personnelle et
émotionnelle. Les transsexuels lancent un défi à nos conceptions du bien et du mal, du politiquement
correct ou incorrect, de la santé mentale ou de la folie. Homme ou femme, si nous savons ce qui es
vrai en chacun de nous, les hors-la-loi du genre, eux, brouillent les cartes.4

La distinction entre genre et sexe est une notion assez récente datant des années
1960 avec le psychanalyste Robert Stoller qui introduira cette particularité
terminologique : le sexe est biologique, le genre est une identité qui relève du
psychologique. Dans les années 70, John Money et Anke Ehrhardt précisent que le genre
est un expérience contingente et qu’il existe des ‘rôles de genre’, des comportement
publics, que nous traduisons en français par le ‘sexe social’ et qui se distingue de l’identité
de genre qui est d’ordre privé. Le genre est donc construit et variable. Judith Butler explore
cette notion plus en profondeur en soulignant le problème de la dichotomie qui oppose le
sexe supposé naturel ou biologique et le genre supposé culturel. Cette distinction ne peut
s’affranchir de l’idée de ‘nature’. Son livre Gender Trouble (1990) critique donc le
renforcement de cette division mâle/femelle pris comme une réalité naturelle : le sexe
biologique serait ‘vrai’, ‘pur’, ‘naturel’. Cette distinction s’empêtre donc dans la
dangereuse idéologie biologique, elle valide l’idée d’une nature stable et antérieure. Celle-
ci plaçait les deux sexes sur les pôles opposés d’un continuum au moyen-âge puis deux
catégories séparées et distinctes à partir du XVIII e siècle lorsque l’on passe de
l’isomorphisme au dimorphisme (concept qui est expliqué dans La Fabrique du Sexe de
Thomas Laqueur). Cette évolution propose donc un fondement historique aux catégories
sexuées : il n’est plus question d’une base naturelle, universelle et éternelle qui ne peut être
contestée. Si le sexe est une construction social, l’idée même de nature l’est également.
Cette dichotomisation est d’autant plus problématique qu’elle impose un rapport social
diviseur : les deux sexes sont posés comme antagonistes et hiérarchisés. Ces catégories
séparent donc efficacement l’humanité en deux moitiés inégales. Cette idée de division
naturelle, en plus d’être très utile économiquement parlant, est l’outil-clé de l’oppression

4 Califia, P. Le Mouvement transgenre:Changer de sexe trans. Patrick Ythier Epel, Paris, 2003 10-11
9
des femmes : « La réception sociale de la biologie ne se gêne pas aujourd’hui pour prêter
des intentions à la nature »5 Le sexe est donc, d’après Colette Guillaumin dans son œuvre
Sexe, Race et pratique du pouvoir :
Une marque arbitraire renouvelée qui assigne sa place à chacun des individus comme membre de la
classe. Ce signe peut être une forme somatique quelconque (…) La détermination de notre
appartenance de classe se fait sur le critère conventionnel de la forme de l’organe reproducteur .
(59) 

Cependant, malgré la pluralité des critères de détermination du ‘vrai sexe’ : anatomie,


gonades, hormones, ADN, etc, ces marqueurs scientifiques ne permettent pas de donner
une définition sûre du sexe. Le sexe se construit jusque dans sa matérialité par le genre.
Anne Fausto-Sterling a fortement contribué à cette idée avec Sexing the Body et ses thèses
seront à nouveau mobilisées pour expliquer la naissance exceptionnelle de Anjum. La
notion centrale peut se résumer ainsi :« Le sexe d’un corps est simplement trop complexe.
Il n’y a pas l’un ou l’autre. »6 Si ces données sont d’ordre biologique, le travail par lequel
elles sont liées ensembles et unifiées est en revanche social : le sexe est donc composé de
divers indicateurs plus ou moins corrélés ensembles et dont la plupart sont des variables
continues (mesurées en degrés). Il faut en fait réduire ces variables à une seule pour obtenir
une dichotomie artificielle. La ‘science’ est supposée découvrir des éléments naturels
objectifs mais, de fait, elle les construit et les interprète selon une subjectivité sociale : elle
construit une réalité homogène homme vs femme à partir d’éléments hétérogènes. Les
différences biologiques sont alors rendues pertinentes par un certain régime de genre et
l’élimination ou la correction des exceptions à cette règle (comme les intersexes). Ainsi, le
genre construit le sexe, il est un principe de division qui institue les sexes. En dehors des
deux sexes, il n’existe pas d’humanité. La conclusion de Pat Califia dans son chapitre sur
‘Les Scientifiques du Genre’ résume correctement la pathologisation de l’identité
transgenre :
Je retiens le sentiment écrasant que, pour les minorités, l’ « aide » des médecins est à double
tranchant.
Les transsexuels ont été abusés en devenant la coqueluche des sexologues et des médecins, parce
qu’ils pouvaient les « soigner » avec des hormones et la chirurgie. Ceux qui se voient comme des
scientifiques du genre s’appliquent à essayer de découvrir une explication physiologique aux
variations sexuelles. Au lieu d’accepter cette variation comme une partie normale du spectre de
l’expérience humaine et de reconnaître sa valeur intrinsèque, ils plaquent un modèle santé/maladie.
(…) En créant un protocole de « soins » capable de produire en série des femmes féminines
hétérosexuelles et des hommes masculins hétérosexuels, les scientifiques du genre ont tourné le dos
aux implications les plus progressistes et révolutionnaires de ce qu’ils appellent la « dysphorie de

5 Bereni et al. Introduction aux études de genre 22


6 Fausto-Sterling Corps en Tous Genres (25-26)
10
genre » la possibilité que les catégories de « mâle » et de « femelle » soient irréalistes et nous
étouffent tous.7

C’est de cette cassure qu’est né le mouvement transgenre dans les années 90. Pourtant le
terme ‘transsexualisme’ existe depuis les années 50, grâce à Henry Benjamin (sexologue)
et était considéré comme un trouble psychiatrique nécessitant une prise en charge
médicale. La reconnaissance de cette identité de genre était donc indissociable de sa
pathologisation. (Bereni) Cette tendance se retrouvera sous les plumes des deux autrices
lorsqu’elles parlent de leurs protagonistes hors-normes, Anjum et Geo. Cependant, ni l’une
ni l’autre ne tombent dans la transphobie crasse qui fait encore rage de nos jours. Janice
Raymond fut l’une des précurseurs de cette tendance violente avec son livre The
Transsexual Empire : The Making of the She-Male. Les féministes radicales qui rejettent
les femmes trans ont aujourd’hui un nom spécifique pour les désigner : on parle de TERFs
(trans exclusionnary radical feminists), même si leur féminisme essentialiste n’a rien de
très radical. Julia Serano décrie leurs pratiques dans Whipping Girl8 en donnant l’exemple
du festival de musique américain : le Michigan Womyn festival qui a l’habitude d’exclure
les femmes trans et ne recevant que les « femmes nées femmes » qui ont eu l’expérience
d’une enfance vécue en tant que fille9. Cela signifie que les hommes trans, même post-
transition sont acceptés, mais pas les femmes trans. Ceci démontre la hiérarchie supposée
entre une féminité/masculinité ‘naturelle’ et la féminité/masculinité trans. La
‘transsexualité’ a été critiquée aussi par ces féministes (Gender Critical ou TERFS) car elle
semble renforcer les catégories de genre de par la linéarité des transitions ancrées dans la
binarité. Aussi, d’après Pat Califia :
Rien ne sape davantage les bases du fondamentalisme féministe que l’existence des transsexuels. Un
être avec des chromosomes mâles, une apparence de femme, une conscience féministe et une
identité lesbienne, discrédite toutes leurs croyances sur l’infamie des hommes. Et quelqu’un ayant
des chromosomes femelles qui vit comme un homme met en péril l’idée que toutes les femmes sont
sœurs, qu’elles sont des féministes potentielles et des alliées naturelles contre l’infamie masculine.
Ces personnes existent bien, on ne peut le nier, sauf dans l’étrange vision du monde de Dworkin,
Daly, Morgan et Rich.10

Julia Serano indique d’ailleurs qu’elle ne croit pas à la théorie du ‘genre comme
performance’ de Butler : les différences biologiques sont notables et s'il est nécessaire de
transitionner médicalement, pour elle, c’est que la simple performance ne suffit pas à
7Califia 119-120
8 Serano, J. Whipping Girl Seal Press, New York, 2016
9 Ceci est un résumé des propos de Julia Serrano, il est possible de trouver des articles en ligne qui réfutent
ces pratiques discriminatoires dans l’organisation du festival.
10 Califia 131
11
conforter quelqu’un dans son identité de genre. Natalie Wynn s’est également attelée à ce
débat et reconnaît que, même pour une transition linéaire type ‘Female to Male’ ou ‘Male
to Female’, le fait d’avoir vécu dans un genre puis dans l’autre est déjà une sérieuse
contestation de la binarité fixe.11 Elle a également déconstruit la pseudo-théorie de
l’Autogynephilie (Blanchard), une autre forme académique de transphobie, distincte des
TERFs, qui consiste à reléguer les femmes trans au rang de ‘pervers’ qui ne
transitionneraient que pour assouvir le fantasme d’avoir une sexualité féminine
essentiellement masturbatoire ou parce que 'ils' peuvent ainsi avoir accès à plus de
partenaires sexuels masculins dans un monde hétéronormé.12 Cette théorie offensante a été
relayée et étoffée par J. Michael Bailey dans le désastreux The Man who would be Queen
qui s’autoproclame ‘The Science of Gender-Bending and Transexualism’13 et consiste
essentiellement en une série de jugements de valeur sur l’attractivité de diverses femmes
trans. Ainsi les formes de transphobies populaires, ‘scientifiques’ et ‘académiques’ sont
nombreuses. Le mouvement transgenre lui-même est en soi une critique de la
‘transsexualité’ qui range incorrectement – de par sa terminologie – une identité de genre
dans les orientations sexuelle (comme l’homosexualité et l’hétérosexualité). Le terme
‘intersexe’ lui-même est parfois critiqué par la communauté car il inclut également la
notion de ‘sexe’.

Pour faire face à la transphobie ambiante, plusieurs écrivains et écrivaines trans ont
publié sur leurs visions du mouvement, parfois pour rompre la binarité des catégories,
comme Kate Bornstein dans son Gender Outlaw : On Men, Women and the Rest of Us, où
elle conteste la notion erronée que les personnes transgenres renforcent la binarité
puisqu’elle ne s’identifie ni comme l’un, ni comme l’autre des deux genres construits
comme opposés. Elle l’affirme élégamment dans un discours fait en 1993 pour une
association SM, où elle assure que le genre n’est pas ‘Safe’, ‘Sane’ ou ‘Consensual’
comme leurs pratiques : « It’s not sane to call a rainbow black and white. »14 Elle dit que
les réels gender-terrorist sont ceux qui imposent la binarité, comme l’ordre des médecins
qui mutilent les bébés hors-normes, refusent l’accès à la transition des personnes trans et
toutes les personnes du public qui perpétuent les violences transphobes et homophobes (car

11 https://www.youtube.com/watch?v=9bbINLWtMKI consulté le 12-04-19


12 https://www.youtube.com/watch?v=6czRFLs5JQo
13 A ne pas confondre avec le livre du même titre par Hoshang Merchant qui est un récit autobiographique.
14 Bornstein (1994) 123
12
l’hétérosexualité prescrite fait partie du cadre genré rigide). Son livre contient également
une série de citations intéressantes sur la notion de genre. Une en particulier est retenue car
elle tente d’expliquer la nature profonde de la transphobie :
Anything that undermines confidence in the scheme of classification on which people base their
lives sickens them as though the very ground on which they stood precipitously dropped away. The
vertigo produced by the loss of cognitive orientation is similar to that produced by the loss of
physical orientation. Philosophic nausea, certain forms of schizophrenia, moral revulsion, negative
experience, the horror of having violated a taboo, and the feeling of having been polluted are all
manifestations of this mental mal de mer, occasioned by the sudden shipwreck of cognitive
orientation which casts one adrift in a world without structure.
People will regard any phenomenon that produces this disorientation as ‘disgusting’ or ‘dirty’. To be
so regarded, however, the phenomenon must threaten to destroy not only one of their fundamental
cognitive categories but their whole cognitive system. Murray S. D.1983

C’est une bonne piste pour expliquer l’obsession avec les catégories binaires : l’humain
réfléchit par catégories classifiées, le langage (anglais, français, allemand et apparemment
Urdu d’après Roy) contient des mots qui sont l'équivalent de catégories non binaires, dont
les limites sont nettes. Ainsi, une dichotomie est plus facile à accepter qu’une
gamme/palette (spectrum) d’identités.
Le mouvement transgenre, pour contester ces discriminations et cette invisibilisation
forcée célèbre justement la visibilité des personnes hors-normes, de par les manifestations,
les centres, les communautés et les festivals (comme Trans-Fusion en juin à Dublin). Le
regard public doit se confronter à l’existence des personnes trans et s’habituer à leur
présence pour l’accepter et l’intégrer. L’invisibilité retarde ce processus d’intégration, la
preuve en est que le mouvement date des années 1980-90 mais ne capte l’attention du
public que depuis peu. Les personnes en transitions étaient à l’époque encouragées à passer
de l’un à l’autre sexe rapidement et à mener des vies conformes à leur nouvelle identité de
genre, effaçant toute traces des corps non-binaires. Leur rôle militant, lorsqu'il existait
malgré ces découragements, fut aussi parfois effacé de l'histoire (comme le rôles des
femmes trans à la révolte de Stonewall qui marqua le début de la tradition de la Pride dans
la communauté).(Pat Calfia)

Le mouvement Queer, plus large, propose la déconstruction des catégories


essentialistes, le refus de toute assignation identitaire et a su faire des minorités et des
identités sexuelles le lieu de la contestation de ces catégories prescrites. Le mouvement
reconnaît qu’il n’y a pas d’égalité au sein d’une société de dominants et de dominés, les
identités hors-normes doivent donc être mobilisées par rapport et contre cette norme. Il y a

13
donc injonction à la subversion, sinon à la visibilité et un refus d’enfermer les identités
minoritaires dans des essences qui les opprimeraient au lieu de les libérer. D'après Bereni,
Gayatri Spivak et Judith Butler postulent qu’il faut assumer l’erreur nécessaire de l’identité
car elle est stratégiquement rentable. En effet, cette identité claire et démarquée, même au
risque d'être exclusive, permet de rallier les personnes se reconnaissant sous un terme ou
dans une lutte et de les mobiliser pour s'opposer aux discriminations subies par le groupe
marginalisé. Cependant, le mouvement Queer s’est normalisé dans son passage à
l’université alors qu’il avait également un besoin de contester la norme universitaire. A
partir des années 2000, il semblerait que cet intérêt académique se soit estompé, laissant les
questions insolubles : faut-il abolir, subvertir ou transformer le genre ? (Bereni)

Cependant cette description des mouvements trans et queer, de la définition des


sexes, du genre, serait très incomplète si elle ne prenait pas en compte les luttes en dehors
de la zone occidentale anglophone, car elles ne se mènent pas de la même manière, ni en
les mêmes termes que dans ‘l’Ouest’15. Les définitions utilisées par la présente sphère
académique ne sont pas universelles et ne peuvent s’appliquer uniformément à tous les
corps et identités hors-normes du monde. Cette vision serait problématique car le
mouvement de ‘global queerness’ est, comme le dit Sandeep Bakshi dans son séminaire
The Decolonial Eye/I, essentiellement une supposée lutte de la ‘white queerness’ vs ‘the
homophobic south’. Le problème est que même le mouvement décolonial queer dépend
encore de l’académisme occidental, puisque, dans certains pays, il n’est pas légal d’étudier
(‘promouvoir’) les corps et les sexualités hors-normes. Par exemple, la dépénalisation de
l’homosexualité en Inde (section 377), qui concerne les Hijras, ne date que de 2018.
Ainsi, pour éviter d’appliquer des étiquettes anglophones supposées universelles à
des communautés bien plus anciennes que le mouvement transgenre occidental, la
distinction Hijra – femme trans sera toujours faite, et seule l’expression ‘corps/genre hors-
normes’16 pourra parler des deux sans les confondre. Aniruddha Dutta et Raina Roy,
bénévoles et activistes dans des associations pour la prévention et la lutte contre le SIDA
chez les travailleuses du sexe au Bengal expliquent en quoi l’application forcée des
étiquettes LGBT anglophones est inappropriée et signe d’hégémonie culturelle dans leur

15 The West sera traduit par L’Ouest ou l’Occident de façon interchangeable par pur souci de variation
lexicale. Cette zone est comprise en tant que construction culturelle loin d’être unifiée et homogène.
16 Littéralement 'en dehors des normes cisgenre et hétérosexuelle', sans la connotation méliorative
habituelle.
14
article ‘Decolonizing Transgender’17. En effet, plusieurs communautés de personnes au
genre (et à la sexualité) hors-normes, telles que les Hijra ou les Kothis ne rentrent pas
exactement dans les critères assez rigides des associatons de luttes contre le Sida qui
permettent de définir les personnes trans ou les MSM (Men who have Sex with Men).
L’opposition entre femme trans/ homme gay est floutée pour ces communautés dont les
pratiques sexuelles se confondent avec leur expression de genre féminine. Ainsi, certains
kodi kothis (kothis portant des vêtements masculins) ne peuvent être considérés comme
personnes trans alors qu’ils défient les normes de masculinité de par leur expression de
genre fluide.

Dutta et Roy soulèvent aussi un point essentiel concernant les communautés


LGBT : l’identité est construite sur certaines pratiques/préférences sexuelles ou une
identité de genre supposée stable, fixe et définitive, créant de nouvelles dichotomies
artificielles entre homosexuel et hétérosexuel/ trans- et cis-/ homme et femme comme des
catégories s’excluant mutuellement. Et si la reconnaissance de ces identités a été
importante politiquement en Occident afin de décriminaliser des pratiques et des identités
de genre ‘déviantes’ elles enferment aussi les individus dans une catégorie invariable.
D’après les deux activistes, ces nouvelles catégories ne reflètent pas la fluidité des identités
et des sexualités mais forcent à une nouvelle simplification réductrice des nombreuses
variantes que l’on trouve chez l’être humain. Ces étiquettes sont pourtant utilisées par les
ONG mondiales et nationales et appliquées de façon discriminante à des communautés qui
ne se reconnaissent pas dans ces termes. Les kothis, meyeli chhele (‘effeminate boy’), meti,
dhunuri, dhurani, zenana etc. se trouvent donc coupés des aides financières et des
campagnes de prévention alors qu’ielles travaillent dans les mêmes conditions que les
Hijras (qui elles sont incluses sous l’étiquette ‘Transgenre’). Cette préférence pour des
étiquettes anglophones qui parviennent peu ou prou à décrire la réelle multitude des
communautés indiennes prouve la pérennité de la hiérarchie entre les termes du Global
Queerness anglophones et les noms de groupes locaux. Dutta et Roy y voient la preuve
d’un flux de connaissance à sens unique qui passe de l’Ouest au ‘global South’. De fait, si
les étiquettes telles que transgenre, FtM ou MtF sont parvenues en Inde, elles n’atteignent
que les activistes des grandes villes, éduqués, anglophones et ayant accès à internet.

17 Dutta, A et Roy, R. ‘Decolonizing Transgender in India, Some Reflections’ TSQ 1,3 08-2014 320-37
15
Arundhati Roy illustre bien cette situation avec la différence entre deux hijras du
Khwabgah :
Saeeda was much younger than Anjum and was second in line for Zainab's affection. She was a
graduate and knew English. More importantly, she could speak the new language of the times – she
could use the terms cis-Man and FtoM and MtoF and in interviews she referred to herself as a
'transperson'. Anjum, on the other hand, mocked what she called the 'trans-france' business, and
stubbornly insisted on referring to herself as a Hijra.
Like many of the younger generation, Saeeda switched easily between traditional salwar kameez and
Western clothes (...). What she lacked in local flavour and old-world charm she more than made up
for with her involvement with Gender Rights Groups (she had even spoken at two conferences). (...)
The exotics didn't suit the image of the New India – a nuclear power and an emerging destination for
international finance. (38)

La liaison faite avec l’Occident est assez nette : Saeeda emploie ce vocabulaire comme elle
porte des vêtements occidentaux. Tous sont importés des pays anglophones et connotent les
effort que l’Inde fait pour se moderniser, se néo-libéraliser. Elle emprunte les codes
capitalistes de ces anciens colonisateurs afin de gagner de l’influence sur la scène
mondiale. Même les populations marginalisées, ‘déviantes’ de l’Inde doivent suivre la
cadence en utilisant – lorsqu’ielles les connaissent – les termes mondiaux LGBT.

Mais d’autres tendances font peu à peu surface dans les communautés hijras en
Inde. Beaucoup de travaux anthropologiques ont été réalisés sur les diverses familles de
hijras, notamment le très connu Neither Man nor Woman de Serena Nanda qui relate les
récits de vie de nombreuses hijras et insiste lourdement sur leur rôle mythologique. A titre
d’exemple, l’une des première phrases de la préface ne laisse aucun doute sur le statut
religieux des hijras :
The hjras are a religious community of men who dress and act like women and whose culture
centers on the worship of Bahuchara Mata, one of the many versions of the Mother Goddess
worshiped throughout India. (IX)

Pour qui aurait fait ces recherches après avoir lu le livre d’Arundhati Roy, l’insistance sur
l’origine clairement hindoue de cette communauté peut surprendre car Anjum est
musulmane, comme d’autres hijras dans le Khwabgah et la pratique apparaît alors
syncrétique. Laxmi Tripathi, une activiste très populaire insiste également sur le statut des
hijras dans la religion hindoue :
The goddess that all hijras worship is Bahuchara Mata or Murgiwali Devi. (…) The Ramayana and
the Mahabharata, India’s star epics, have many stories about hijras. The Kamasutra, that ancient
Indian treatise on sex, also constantly refers to the ‘third gender’. 18

18 Tripathi, L. Me Hijra, Me Laxmi Oxford University Press (2016) 177


16
Laxmi Tripathi appartient à la caste Brahmane, et est issue d’une classe sociale (aisée)
inhabituelle pour une Hijra : elle est l’exemple type des activistes élitistes décrites par
Dutta et Roy. Il est intéressant de comparer le point de vue de Laxmi Tripathi et celui
représenté par Arundhati Roy (exprimé par la vieille Kulsoom Bi) sur la présence des hijras
dans les épiques hindoues:
Once Gudiya tried to tell her that Hijras had a special place of love and respect in Hindu mythology.
She told Kulsoom Bi the story of how, when Lord Ram and his wife, Sita, and his younger brother
Laxman were banished for fourteen years from their kingdom, the citizenry, who loved their king,
had followed them, vowing to go wherever they went. When they reached the outskirts of Ayodhya
where the forset began, Ram turned to his people and said, 'I want all you men and women to go
home and wait for me until I return.' Unable to disobey their king, the men and women returned
home. Only the Hijras waited faithfully for him at the edge of the forest for the whole of fourteen
years, because he had forgotten to mention them.
'So we are remembered as the forgotten ones?' Ustad Kulsoom Bi said. 'Wah! Wha!' (51)

L’insistance sur l’origine hindoue des hijras est également instrumentalisée par le
gouvernement nationaliste et intégriste Hindou au pouvoir. Celui-ci peut, grâce à ces
activistes, présenter sa communauté (de fait) marginalisée comme un autre symbole de
l’ouverture d’esprit et de la modernité Indienne face au conservatisme rigide de l’ancien
empire britannique qui a imposé de lourdes restrictions et discriminations contre ces
communautés avant l’indépendance. Cela permet aussi à l'Inde d'apparaître plus 'moderne'
(même si non-Occidentale) que le Pakistan musulman, considéré comme rétrograde. La
reconnaissance légale du troisième sexe est ainsi récupérée comme un outil de
décolonisation et non d’occidentalisation. En réalité, il s’avère qu le Transgender Persons
(Protection of Rights) 2016 est extrêmement intrusif dans son application administrative.
La section III. 5. 6 par exemple, impose un comité de contrôle pour l’accès au certificat
d’identité, ce qui est évidemment dénoncé par les collectifs trans, hijra et inter:
III.5, 6. Screening committee:
“5. A transgender person may make an application to the District Magistrate for issuing a certificate
of identity as a transgender person
6. District Magistrate shall refer such application to the District Screening Committee to be
constituted by the appropriate Government for the purpose of recognition of transgender persons”19

Cette affirmation décoloniale de la 'culture indienne' (multiple et variée) serait néanmoins


extrêmement positive si elle ne se faisait au détriment de la communauté musulmane du
pays. En effet, oubliant que les hijras sont un groupe de pratique syncrétique, Laxmi
s’affiche maintenant avec Kinnar Akhara20 aux côtés du premier ministre Modi et
19 https://feminisminindia.com/2017/12/11/transgender-bill-statement/ [12-05-19]
20 Mr Bakshi avait soulevé ce point dans Dissensus in Consensus et confirmé certains doutes sur Laxmi.
17
manifeste pour la construction d’un temple hindou en Ayodhya (royaume mythologique de
Rama). Ce discours présente en général les Musulmans comme réactionnaires vis à vis des
hijras et les Hindous comme tolérants (une référence discrète est faite à cette situation dans
le livre de A. Roy : « In interviews, Anjum would be encouraged to talk about the abuse
and cruelty that her interlocutors assumed she had been subjected to by her conventional
Muslim parents, siblings and neighbours before she left home. (26) » Ces tendances sont
décriées par la communauté trans indienne car si les mesures discriminantes ont bel et bien
été introduites sous le British Raj l’Inde a eu soixante-dix ans d’indépendance pour les
révoquer mais ne l’a fait que très récemment:
Laxmi Narayan Tripathi, a dominant-caste brahmin trans woman, has been appealing to Hindutva
ideology and justifying the existence of the caste system in India ever since she began aspiring for a
political position within the current ruling party. Her position negates the politics of communal
harmony that is espoused by Hijras and Kinnars, who have historically maintained a syncretic faith
of belonging to both Hinduism and Islam. Laxmi Narayan Tripathi’s position idealises a mythical
past of the Sanatan Dharam and supports the right-wing politics of communal hatred in the guise of
‘we were always accepted’. 21

Ainsi le débat sur le troisième genre se trouve à une intersection complexe entre les
discriminations de genre, de religion, de classe et de caste en Inde. De nombreux éléments
sont donc à prendre en compte pour ne pas avoir un discours trop catégorique et manichéen
ou glorifier d’éventuelles figures politiques en les pensant irréprochables. Comme Mr
Bakshi l’a souligné lors du Séminaire Dissensus in Consensus : Queer India and its
discontents, « Hold[ing] accountable queer politics » est nécessaire, sans pour autant
oublier tout le travail d’activisme que les militants sympathisants avec l’Hindutva ont
réalisé.

De l’autre côté de la planète, l’Irlande fait des progrès considérables au niveau


administratif avec la simplification des démarches de changement d’état civil et de prénom
(Gender Recognition Act depuis 2015) et a ouvert ce droit deux ans après aux personnes
trans de moins de 18 ans (avec le consentement parental) mais la transition médicale reste
complexe avec une surveillance psychiatrique extrêmement intrusive avant l’accès aux
traitements. Les étiquettes LGBT sont adoptées facilement puisque le pays est
majoritairement anglophone. Cependant, le gaélique reste enseigné à l’école (même si,
apparemment, les écoles qui maintiennent l’enseignement du gaélique au-delà sont plutôt
élitistes, comme l’illustre Mia Gallagher avec la petite Saoirse). Le rapport 2018 de TENI

21 https://feminisminindia.com/2018/11/26/trans-collectives-condemn-kinnar-akhara-support-ram-temple/
18
(Transgender Equality Network in
Ireland) annoncait d’ailleurs la sortie en
mars du ‘An Focloir Aiteach’ ou The
Queer Dictionnary en gaélique et
propose, comme éventuel équivalent
celtique de Hijra, (si l’on applique le
raisonnement de Dutta et Roy sur les
hiérarchies entre les termes mondiaux-
anglophones et locaux- en langues
nationales), Trasinscneach pourrait être
utilisé pour personne trans et Fireann go
Baineann (MtF) pour Geo .
Dans le roman, le gaélique n’a cependant
pas la même signification décoloniale vis
à vis de l’anglais. Mia Gallagher
l’emploie le plus souvent pour relever le
caractère artificiel de l’identité nationale
irlandaise, quelque chose de superficiel (purement touristique?) comme la fête de la St
Patrick. Le lien avec la communauté queer reste, dans tout les cas, établi par ce
dictionnaire et des groupes de discussions en gaélique Queer 22 existent maintenant,
arrachant cette langue au monopole de la politique nationaliste et conservatrice.
L’intersection entre la religion et l’identité de genre est rarement illustrée chez Gallagher,
mais le sujet sera développé avec l’idée de frontière et de la nature hybride de l’identité
nationale.

Sous-Partie 2 : Corps Monstrueux, Corps Extraordinaires

‘If I didn’t define myself for myself, I would be crunched into other people’s fantasies for
me and eaten alive.’ Audre Lorde23

Traduisant de manière poétique et mystifiée (mythifiée? Mythologisée ?) le corps en


transition, le vocabulaire fantastique est souvent utilisé en alternance avec les termes

22 Photo prise à la Outhouse, Dublin


23 Cité dans Whipping Girl par J. Serano 1
19
scientifiques et médicaux. Le traitement de Geo et d’Anjum diffère quelque peu,
cependant, même si la même idée d’une créature extraordinaire sous-tend leurs
descriptions.

Le Corps Amphibien : Georgia

Le personnage de Georgia est décrit dans le roman Beautiful Pictures of the Lost
Homeland comme « amphibian » (8) « androgynous » « fluid, fishy, powerful »(147) et ce
thème d’entre-deux fluide est développé tout au long du récit. La première fois que le
lecteur ‘entend’ la voix narrative de Geo, elle se remémore ses dix-huit ans à partir d’une
photo que Mar avait trouvé :« I’d been eighteen in that photo, at that awful age where I’d
convinced myself I’d be able to fit in, as I was, with no intervention. » (Gallagher 7)
Intervention peut être lu de deux façons : l’intervention chirurgicale ou l’intervention au
sens large d’inter-venir ; venir dans l’entre deux. Cet entre-deux sera repris dans l’idée de
l’amphibien quelques lignes plus tard. Par ailleurs, la distance entre le lecteur et le moment
fugace de la première observation de l’amphibien est agrandie par le nombre de (à défaut
de trouver un meilleur terme) niveaux dans le récit.
Niveau 1 : ceci est un enregistrement de la voix de Geo comme l’indique l’entête
<recording> mais l’enregistrement a été retranscrit puisque il est écrit : on peut donc se
demander par qui il a été retranscrit et si cela a été fait fidèlement (comme pour La
Servante Écarlate de M. Atwood)
Niveau 2 : C’est un souvenir : le souvenir de leur déménagement en catastrophe de Berlin
avec Mar qui a lieu dans le passé (Mar a déjà quitté Geo lorsque le roman s’ouvre)
Niveau 3 : Le souvenir de Mar qui montre cette photo renvoie à un autre souvenir, plus
lointain encore, de Geo lorsqu’elle avait dix-huit ans.
Niveau 4 : Dans ce souvenir dans un souvenir dans un enregistrement retranscrit,
l’amphibien fait son apparition : l’alligator de Lacoste. (citation à suivre)
Ce roman multiplie en fait les degrés de mises en abîme du début à la fin et crée ainsi une
grande distance entre le narrateur et les divers évènements, ici le souvenir de Geo. Celle-ci
devient donc rapidement insaisissable, elle-même une narratrice au point de vue gauchi par
son tourment émotionnel (du à la séparation avec Mar) et son état physique (malade,
grippe ou rhume). Ce caractère insaisissable et flou des diverses histoires contribue à ce
thème de la fluidité qui est incarné par la protagoniste.

20
L’idée de l’amphibien revient aussi régulièrement pour signifier la dichotomie du corps en
transition : les amphibiens peuvent survivre dans l’eau (Mar, virile) et sur terre (Geo,
féminine). La lourde symbolique de l’alligator est explorée alors que Geo sent le polo dont
l’odeur de lessive lui rappelle l’enfance :« At that moment, the alligator caught my
attention. I hadn’t noticed it before. I knew it was there, I’d bought the clothes because of
it, but I hadn’t seen it. » Georgia avait acheté les vêtements de cette marque dans un souci
de conformité « fitters in » mais remarque vite la charge symbolique de ces polos : « They
were talismans, of sorts. »(8) Ainsi, le lecteur peut découvrir rapidement que son ultime
tentative de conformité est vouée à l’échec puisque ces objets arborent un signe clair de sa
non-conformité, de l’entre-deux, de l’amphibien. Le motif d’être ‘vu’ fait également son
entrée ici, dès les premières pages et sera parsemé dans tout le roman : être vue voudra dire
pour elle être reconnue comme la femme, l’amphibien qu’elle est. Elle continue :
I reached my finger. One small step. I closed my eyes and let my finger move along the humps and
bumps of the little amphibian’s fabric body, his long snout, his single bright eye. Softly I thought to
myself, imagining him twitch in his sleep.
What if he wakes ? I thought. What if he wakes and bites me ?
Oh, wake alligator wake.  (8)

L’interprétation la plus simple de cette longue contemplation d’un détail du vêtement serait
de voir l’alligator dormant comme la part de féminité chez Geo, prête à se réveiller mais
dont l’éveil comporte un risque. Par ailleurs, ce mouvement parcourant les « humps and
bumps » du petit corps à l’aide du toucher est répété un peu plus loin sur son propre corps :
Out of habit, my hands reached for my belly. It gave way, soft as a marshmallow. I let my palms
slide down till they were holding the outer sides of my thighs, the fleshy bits near the hips. That
shock, again, of finding things exactly as they were supposed to be. (13)

Ainsi, la même exploration corporelle a lieu sur ses propres formes d’amphibien. Si le fait
qu’elle a transitionné n’est pas encore clair à ce moment, il devient explicite quelques
lignes plus loin : « I looked in the mirror and the body I was born with looked back at me.
The body you helped make, with variations » (14) Ici, on peut admirer l’effort de Gallagher
de sortir du vieux cliché trans « une femme née dans un corps d’homme », même si les
« variations » sont vite relevées :
My belly seemed flatter. Maybe the new diet was working. Or maybe, after all the years, those
hormones were finally starting to do their job and shove the fat down to my ass, where it belonged. I
squinted ; saw a long-legged oblong. Tilted up my chest, sucked in my gut, squinted again ; this
time, saw a wide-waisted hourglass. Either way, an Amazon.
Against my palm, my left breast was small and soft. I couldn’t feel any grit, much less a lump. (14)

21
Ainsi, l’origine des ‘variations’ est donnée dans le récit. Il est intéressant de noter à quel
point le lecteur est – malgré la distance narrative – sensé ressentir la protagoniste : les
descriptions mobilisent tous les sens et le projettent dans le corps de Geo. L’absence de
distance concrète entre les divers corps formant un ‘nous’ unique est introduite dans le
Startpunkt (prologue au roman) et se retrouve dans ces acomptes détaillés de l’expérience
corporelle des personnages : rien n’est épargné au lecteur, de la gencive qui saigne après la
perte d’une dent et les sinus qui se bloquent aux épisodes aux toilettes et les flatulences.
Ici, l’image de la femme nue qui se regarde dans le miroir n’a pas la connotation
voyeuriste habituelle, au service du male gaze (Laura Mulvey). C’est un examen froid et
médical24. Georgia traite souvent son corps en ces termes distants confirmant l’étrangeté de
l’amphibien. C’est un corps dont l’absurdité et la trivialité est souvent relevée. La charge
médicale du corps en transition via le traitement hormonal est aussi référencé
indirectement par David (le père de Geo):
 It was something that fascinated him as a schoolboy, how tiny adjustments in internal structure can
lead to massive changes on the outside. Tweak the molecules in an apple, and it becomes a banana.
(…) Mess away with a person’s chemistry and… (63)

Cette réflexion part de l’odeur de Aisling (la mère), altérée par la chimiothérapie, et rejoint
l’idée de fluidité des corps : la plus petite modification chimique y entraîne des
changements conséquents (« Tiny changes in chemistry ; big changes on the outside. » 68)
Le changement d’odeur se produit aussi chez sa fille lorsqu’elle aura commencé les ‘T-
blockers’, les oestrogènes et la progestérone, ce qui perturbera son partenaire, Mar : «why
was he so afraid of the smell of my neck ? » (106) Le changement de la petite Georgie est
une possibilité ainsi entrevue par son père, qui est très conscient de l’instabilité de
l’identité, comparée à un bâtiment en construction dont on ne pourrait retrouver la
première pierre : « Is this how I’ve been made ? How Georgie will be ? Shaped by time, bit
by slow bit, so nobody can tell anymore where the start is ? » (89) L’Amphibien représente
donc le côté fluide des corps et de l’identité de genre, Mia Gallagher fait d’ailleurs la
réflexion très explicitement via Lotte (nourrice de Geo):
According to Carl Gustave Jung, Dr Brooks had announced once, the rooms in a house, when
appearing in a dream, may reflect the different compartents of the dreamer’s psyche. (…) This had
been a preamble to one of Dr Brooks’ lengthier lectures on why the esoteric was such an unreliable
method of scientific enquiry. But Lotte had been taken by that, the curious idea that something
inanimate, like the chambers of a house, could map so neatly onto something as alive and fluid as a
person. (Gallagher 135)

24 Qui peut-être annonce un ‘Cis-gaze’ motivé par la curiosité pour les transformations médicales des corps
trans et non le désir physique qui motive le ‘Male Gaze’.
22
Si la transition de Geo est subtile, chimique et dérive de la fluidité naturelle des identités et
des corps, qui reflètent les identités nationales très explicitement (Cross/Dissolve) celle de
Anjum est beaucoup plus violente, et emprunte plus au monstre de Frankenstein qu’à la
Créature amphibienne du Lagon Bleu. Cependant, Anjum aussi emprunte des
caractéristiques à l’amphibien/hybride lorsqu’elle raconte des histoires pour endormir sa
première fille adoptive, Zainab :  « She loved it when Anjum transformed herself into a
young sex-siren who had led a shimmering like of music and dance, dressed in gorgeous
clothes with varnished nails and a throng of admirers. » (Roy 34)

Dès l’ouverture de l’enregistrement dans Beautiful Pictures of the Lost Homeland,


l’enfance de Georgia fait quelques irruptions ça et là avant d’être traité proprement dans
« Mermaid ». Le thème de l’amphibien a été introduit avec l’alligator de Lacoste et se
poursuit avec la sirène de par le titre du chapitre. D'autres sirènes reviennent
régulièrement : «The sirens, howling » (8). Si le mot anglais ‘sirens’ n’a pas la double
définition française de sirène (mermaid/siren), il fait tout de même référence aux femmes
hybrides (à corps d'oiseau) que Ulysse rencontre et connote les femmes magiques et
tentatrices, comme celle que Anjum, enfant, observe dans la rue :
Like her he wanted to shimmer past the meat shops (…) he wanted to simper past the New-Life-
Style Men’s Hairdressing Salon (…) He wanted to put out a hand with painted nails and a wrist full
of bangles and delicately lift the gill of a fish (…) he wanted to lift his salwar just a little as he
stepped over a puddle -just enough to show off his silver anklets . (19)

Pour cette créature, chaque activité triviale de la vie de tout les jours est transformée,
touchée par une grâce et une lumière (« shimmer ») particulière, teintant tous ses faits et
gestes d’une aura extra-ordinaire. La référence aux sirènes chez Gallagher, si cela soit une
heureuse coïncidence ou un effort conscient de la part de l’autrice peut être liée à
« Mermaids 25», une association britannique de soutien pour les enfants et adolescents
transgenres. En fait, de nombreux symboles et rappels à diverses mythologies vont venir
ensemble tisser un champs poétique pour exprimer, tout en euphémismes, la transition.
Avec l’être amphibien, le Monstre apparaît rapidement lors d’un bref coup d’œil
d’introduction à la notion de « Wunderkammer » :
Glamour. From the old English, meaning magic. I imagined the pile shifting shape, all its chaotic
bits organising themselves into a single form, a hulking patchwork beast that needed the love of its
maker to bring it to life. Frankenstein’s sad creation. The mud-doll Golem that the sorcerers of
Prague turned into an avenging demon. (10)

25 https://www.mermaidsuk.org.uk/about-mermaids.html
23
Ce bric à brac de références (qui deviendront récurrentes) laisse entrevoir la transformation
de « lost little girl Georgie » (13) que Lotte, sa nourrice, appelle « Monster » (192), qui
sera désignée par ses camarades de classe comme ‘Hulk’(412), et dont l’amie imaginaire
sera décrite comme un ‘golem’(444). Son l’adolescence passe rapidement en une seule
phrase, lors d’un retour en accéléré « I felt dull and stupid, like I hadn’t in ages – weeks,
months, years. Worse than in secondary school when everything, including my voice,
began to betray me, dropping and spouting and spurting ...»(13). Plusieurs parallèles sont
donc à faire ici : le « hulking patchwork beast » pourrait être le ressenti de Georgie pendant
ses années de première puberté, elle incarne, en un sens, « Frankenstein’s sad creation »,
car comme Victor Frankenstein, David Madden, le père de Georgia l’a abandonnée depuis
son enfance. Les émotions rattachées à ces créatures (Mermaid, Chimera, Hulk, les noms
des chapitres concernant l’enfance de Georgie) sont surtout péjoratives : la tristesse, la
revanche, le chaos et le besoin d’amour, le tout confondu dans cette aura magique de
Glamour. Le tout se charge d’une aura presque Lovecraftienne, une créature marine
monstrueuse des abysses incompréhensible et inquiétante. La femme trans est donc traitée
chez Gallagher via l’esthétique fantastique voire gothique.

Le Corps Décousu et Recousu : Anjum

La nature composite du corps d’Anjum est beaucoup moins harmonieuse, c’est un


patchwork de pièces détachées qui a été opéré dès ses premiers mois de vie. Le parallèle
assez disgracieux avec la créature de Frankenstein est repris par A. Roy pour Anjum :
« Anjum lived in the Khwabgah with her patched-together body and her partially realized
dreams for more than thirty years .» (Roy 29 mes italiques) D’ailleurs, l’une des hijras du
Kwabgah dit ouvertement : « D’you know why God made Hijras ? (…) It was an
experiment. He decided to create something, a living creature that is incapable of
happiness. So he made us. » (Roy 23) Ces reproches au créateur reprennent les paroles de
la créature de Frankenstein lorsqu’elle confronte son maître dans les montagnes, elle-même
se désigne souvent comme « wretch »26 elle est malheureuse et seule car les gens ont peur
de sa laideur. Les discriminations subies par les hijras, liées aux superstitions les
condamnent au même isolement. La hijra utilise même le terme «experiment » qui peut
renvoyer à l’expérience scientifique de Frankenstein. Les hijras sont donc elles aussi

26 https://www.planetebook.com/free-ebooks/frankenstein.pdf 113
24
associées à des monstres extraordinaires par l’autrice de The Ministry of Utmost
Happiness.

Les thèmes du glamour, la mystification du corps en transition et le cauchemar de


l’adolescence sont développés par les deux autrices pour Anjum et Georgia de manière
assez similaires, même si elles n’accordent pas le même temps de narration aux diverses
phases. L’enfance d’Aftab passe plus rapidement que celle de Georgie qui y revient
régulièrement jusqu’à la fin du roman. Néanmoins, le lecteur est confronté à deux cas
d’école. En effet, les deux personnages savent clairement dès leur enfance qu’elles sont des
femmes : Georgie se genre au féminin et Aftab d’identifie à Borte Khatun, la femme de
Gengis Khan (Roy 17) puis à la première hijra qu’il voit dans la rue. Aftab est par ailleurs
né inter(sexe) et désigné comme « Hijra » et « Hermaphrodite » (interchangeables en
hindi). L’exploration du corps hors normes est cette fois accompli par la mère, Jahanara
Begum :
She explored his tiny body- eyes nose head neck armpits finger toes – with sated, unhurried delight.
That was when she discovered, nestling underneath his boy-parts, a small, unformed, but
undoubtedly girl-part.
Is it possible for a mother to be terrified of her own baby ? Jahanara Begum was.  (Roy 2)

Le choix d’explorer et de déterminer son propre corps est retiré au personnage de Anjum :
ses parents puis les médecins décideront pour elle dès sa naissance. Le corps des bébés
intersexes est souvent grossièrement déshumanisé et modifié pour arranger les souhaits des
parents ou du corps médical, souvent en ignorant la future sexualité du bébé ou en la
codifiant hétérosexuelle par défaut (par exemple : création et entretien d’un vagin
pénétrable dès la naissance). Les opérations multiples subies par le corps du nouveau né
désensibilisent souvent leurs parties génitales et compliquent voire annihilent leur future
vie sexuelle27. Cette séquence d’ouverture réifie le corps de Aftab de la même manière :
elle est un ensemble de pièces détachées « eyes nose head neck armpits finger toes » sans
ponctuation ni ordre qui n’existe que pour le bonheur de sa mère qui voulait absolument un
fils, même si cela nécessite une modification chirurgicale.

Ainsi, revenant à la mise en parallèle avec Frankenstein, Jahanara Begum est


terrifiée par sa propre création : « Her third reaction was to recoil from what she had
created while her bowels convulsed and a thin stream of shit ran down her legs. Her fourth
27 Voir ARTE : Entre deux sexes / le cas de Cheryl Chase
25
reaction was to contemplate killing herself and her child. » (8) Cette réaction violente est
plutôt en phase avec les prédictions des premiers chercheurs qui ont traité la question
intersexe comme Christopher J. Dewhurst et Ronald R. Gordon (The Intersexual Disorders
1969). Leur ouvrage, selon Anne Fausto-Sterling, faisait preuve d’une uniformité rigide et
alarmiste sur la supposée « angoisse des parents » de voir leur enfant « vivre dans
l'isolement et la frustration, comme tout être anormal »28.

Ainsi, Arundhati Roy recrée cette supposée terreur des parents pour la naissance de
son être de papier, qui suit donc un chemin très semblable à celui cas pathologisés. La
notion de Michel Foucault sur le biopouvoir éclaire la dynamique médicale qui suivra la
naissance de Aftab :
Les connaissances acquises en biochimie, en embryologie, en endocrinologie, en psychologie et en
chirurgie ont permis aux médecins de contrôler le sexe même de l'être humain. (…) D'un côté la
« prise en main » médicale de l'intersexuation s'est certainement développée grâce à la volonté de
libérer les gens de leur douleur psychologique telle que perçues par l'extérieur. (…) Dans une société
bicatégorisée, les gens ne peuvent être heureux et productifs qu'à condition d'être certains
d'appartenir à l'un des deux seuls sexes reconnus …29

Or dans ce contexte où le biopouvoir s’applique aux corps :


Le corps des hermaphrodites est indiscipliné. Il n'intègre pas naturellement une classification
binaire ; seule une opération chirurgicale peut l'y faire entrer. (…) Les réponses (au 'problème
intersexe') résident apparemment dans notre besoin culturel de maintenir des distinctions claires
entre les sexes. La société rend obligatoire le contrôle des corps intersexes parce qu'ils estompent et
ignorent cette grande division. Étant donné que les hermaphrodites incorporent littéralement les
deux sexes, ils défient les croyances traditionnelles concernant la différence sexuelle. 30

Anne Fausto-Sterling (une biologiste, historienne des sciences et féministe,


professeure à Brown University) avait tenté, dans Les 5 sexes (1993), d’élargir le cadre très
limitant de la dichotomie sexuelle. Elle a par la suite désavoué sa première tentative de
classification dans son ouvrage Corps en Tous Genres (2000) où elle précise que cet article
était surtout provocateur et regrette qu’il ait suscité une telle controverse avec J. Money 31.
Ce dernier est d’ailleurs décrié par Pat Califia dans Le Mouvement Transgenre (2003) en
ces termes:
Au lieu de se demander si notre culture ne serait pas pathologique, étant donné que nous ne pouvons
pas accepter que la nature ait créé notre espèce en plus de deux genres, Money déforme ses propres

28 Fausto-Sterling, A. Corps en tous genres : La Dualité des sexes à l'épreuve de la science trans. Oristelle
Bonis et Françoise Bouillot La Découverte, Paris (2000) 58
29 Fausto Sterling (2000) 62
30 Fausto-Sterling (2000) 61
31 l’auteur aujourd’hui très controversé de Transsexualisme et Réassignation Sexuelle avec R.Green (1969)
26
découvertes médicales et parle sans cesse de la naissance tout à fait naturelle d’enfants
hermaphrodites comme d’ « erreurs de la nature » [Money 6-7, 14, 19, 26 et 186]
(…)
Green considère qu’il revient au médecin traitant de déterminer quel sexe assigner à l’enfant,
l’expliquer aux parents et obtenir leur confiance et leur appui total pour élever leur enfant dans ce
genre, et sans conflit. A maintes reprises, il prévient que si cette procédure n’est pas suivie, l’enfant
deviendra transsexuel. [Money p. 13, 123, 128 et 159-161]32

La ‘transsexualité’ (terme médical aujourd’hui considéré désuet et pathologisant) a donc


été liée très tôt dans la recherche à l’intersexualité voire confondue avec elle. Si
aujourd’hui les même associations défendent les droits de transgenres et des intersexes (à
noter, par exemple, la présence d’un cortège intersexe à l’Existrans, manifestation contre la
SOFECT en france33) il est nécessaire de discerner les deux expériences et luttes les unes
des autres car il n’est pas dans le but de ce mémoire de confluer ces mouvements pour
appuyer une quelconque théorie sur le caractère construit de la binarité. D’autres
théoriciens l’ont déjà fait, et cela a pu être vécu comme une récupération par la sphère
académique des expériences transsexuelles (linéaires, binaires FtM et MtF) et intersexes
(dont certains s’identifient à l’un ou l’autre pôle de la binarité existante) pour appuyer leurs
théories34. Le but ici sera donc d'interroger, à cette lumière, ces représentations littéraires
de l'expérience des personnes trans et de voir ce que celles-ci révèlent sur l'intention des
autrices.

Tout cela permet en effet d’éclairer le processus créatif de Arundhati Roy dont
certains passages regorgent de similarités avec les études biaisées sur les intersexes. Par
exemple, l’échange avec le médecin consulté pour ‘régler le problème’ d'Aftab fait écho à
ces stéréotypes :
 Dr. Nabi prided himself on being a straight-talking man of precise and scientific temper. After
examining Aftab he said he was not, medically speaking, a Hijra – a female trapped in a male body-
although for practical purposes that word could be used. Aftab, he said, was a rare example of a
Hermaphrodite, with both male and female characteristics, though outwardly, the male
characteristics appeared to be more dominant. He said he could recommend a surgeon who would
seal the girl-part, sew it up. He could prescribe pills too. But, he said, the problem was not merely
superficial. While treatement would surely help, there would be ‘Hijra tendencies’ that were unlikely
to ever go away.  (Roy16-17)

Cet extrait ressemble beaucoup à ce que Anne Fausto-Sterling explique sur les cas de
garçons présentant une hypospadias (particularité génitale les plaçant sur le spectre de
l’intersexualité) :
32 Califia 104, mes italiques
33 https://www.komitid.fr/2018/10/14/reportage-lexistrans-2018-en-photos/ [01-02-19]
34 Julia Serano le décrie dans le chapitre 9 Ungendering in Art and Academia de Whipping Girl
27
Les garçons ayant connu de fréquentes hospitalisations pour des problèmes liés à l'hypospadias
montreraient plus souvent des comportements « transgenre ». Les équipes gérant des intersexes,
dont l'une s'efforce explicitement de « prévenir le développement d'une identification transgenre
chez des enfants nés avec […] des organes génitaux ambigus », pourraient considérer ces résultats
comme des échecs. (…) 13 % des intersexes -et pas seulement les garçons atteints d'hypospadias-
finissent pas s'écarter des stricts critères de genre du traitement. Cela stresse les psychologues qui
adhèrent au système bipartite.» 35

Il est difficile de savoir si Roy a fait des recherches aussi poussées pour le parcours
d’Aftab ou s'il faut lire chaque détail comme un choix conscient et lourd de sens, auquel
cas : que signifie le fait que « outwardly, the male characteristics appeared to be
dominant » ? Est-ce pour la simple ironie du sort qui, par la suite, fera que Anjum se
débarrassera de ses organes ‘dominants’ et demandera au docteur Mukhtar de recréer un
vagin qui a pourtant été recousu selon le souhait de ses parents? Le but est-il de dénoncer
les opérations non-consenties sur les enfants intersexes ? Le ton du roman reste léger et
badin même pendant les moments de violence les plus graphiques, créant un contraste
frappant entre le fond et la forme. Mais parce que ce ton ne varie jamais, il est difficile de
détecter la pensée réelle de l’autrice sur cette problématique. Tous les autres thèmes
abordés : le capitalisme, le nucléaire, la pollution, l’invasion du Kashmir, le traitement des
dalits, etc. ont été traités dans les écrits politiques de A. Roy, et le lecteur peut donc
facilement connaître le positionnement de l’autrice sur ces questions. Mais concernant les
violences subies par les Hijras et les intersexes, si elle a pris position auparavant, cela ne se
reflète pas dans sa bibliographie.

La transition médicale de Anjum est dépeinte dans les même termes crus que les opérations
qu’elle a subit étant bébé :
 Dr Mukhtar was more reassuring than Dr Nabi had been. He said he could remove her male parts
and try to enhance her existing vagina. He also suggested pills that would un-deepen her voice and
help develop breasts. (…)
The surgery was difficult, the recovery even more so, but in the end it came as a relief. Anjum felt as
though a fog had lifted from her blood and she could finally think clearly. Dr Mukhtar’s vagina,
however, turned out to be a scam. It worked but not in the way he said it would, not even after two
corrective surgeries.  (29)

Le côté artificiel du corps d’Anjum est appuyé par le fait que ses diverses parties peuvent
être achetées « at a discount » (sur l’insistance de la mentor de Anjum au Khwabgah),
qu’elles peuvent s’avérer être « a scam » ou « spurious, substandard body parts » (29).

35 Fausto-Sterling (2000) 113


28
Cela la lie donc intimement à l’avènement du néolibéralisme dans son pays et à la
corruption générale, car ce n’est pas la première fois que Roy mentionne les diverses
‘scams’ du gouvernement et des autorités indiennes. Cependant, en parallèle de ces
descriptions péjoratives sur les traitements hormonaux et les opérations de réassignation,
Roy peut faire preuve de nuance sur l'instabilité de l'identité : « Dear Doctor, / If you like,
you can change every inch of me. I’m just a story. » (259) Cet extrait (qui paradoxalement
ne vient pas d'Anjum mais de Tilo, une femme cis et seconde protagoniste du roman) offre
une vision plus métaphorique de la transition, elle pourrait aussi se lire de manière
spécifique pour les êtres de papier – qui ne sont que des histoires – et pour chaque
personne dont la vie évolue en dehors de la transition.

C'est là le cœur du problème avec deux autrices cis ayant choisi des protagonistes
trans ou hijra : représentent-elles les identités de genre hors-normes en elles-mêmes ou ces
identités sont-elles des allégories d'un entre-deux, d'une nature composite, changeante et
artificielle ? Les réactions que Geo et Anjum suscitent autour d'elles prouvent que Roy et
Gallagher étaient sensibles aux discriminations et au sentiment d'aliénation que les corps
changeants peuvent subir dans une société normée et binaire. Après avoir codé lourdement
leurs protagonistes comme des êtres extra-ordinaires voire monstrueux, les deux autrices
dépeignent aussi leur étrangeté reflétée par le monde qui les entoure. Une exception existe
à la fois pour confirmer la norme et s'y opposer, démontrer les limites de cette norme
(comme la femme est définie comme l'Autre de l'homme, qui est le point de vue par
défaut). L'Autre d'une société binaire sera donc la personne trans ou hijra et intersexe.
Comme le dit Vincent Guillot, activiste inter(sexe) français:
Moi je revendique ma monstruosité (…) l'une des étymologies de 'monstre' ça vient de monstrare
celui qui montre, et donc je pense qu'à ce titre là on a vraiment ce rôle. L'exclu de la société qui
montre les limites de cette société.36

Sous-Partie 3 : Alien

L’entourage de Geo et Anjum peut avoir des réactions ambiguës vis à vis des deux
créatures extraordinaires qu’ils rencontrent. Des discriminations et agressions à l’amour-
malgré-la-différence, les deux femmes sont aliénées en permanence dans leurs rapports
36 Arte 14:15-14:43
29
avec les autres et si Anjum trouve sa place parmi les autres monstres marginalisés du
cimetière, Geo reste seule à l’âge adulte : les divers passages où elle devient narratrice
représentent un pèlerinage solitaire pendant une journée difficile où elle redoute les
examens médicaux du lendemain.

Confusion d'Enfance et Vivre Hors du Langage

Dès leurs jeunes années, Geo et Anjum sont confrontées aux discriminations et aux
moqueries des autres enfants qui ressentent leur étrangeté très tôt. Anjum sera vite
remarquée pour ses prouesses musicales mais cette popularité est à double-tranchant à cet
âge. L'hésitation entre les pronoms masculin et féminin est un sujet de moquerie : « At first
people were amused and even encouraging, but soon the snickering and teasing from other
children began : He’s a She. He’s not a He or a She. He’s a He and a She. He-He, He-She
Hee ! Hee ! Hee ! When the teasing became unbearable Aftab stopped going to his music
classes. » (13) La confusion est totale pour les enfants : Aftab/Anjum est-elle l'un OU
l'autre, l'un ET l'autre ? La répétition des deux pronoms en alternance les vide de tout sens
avant d'être réduits à des sons agenrés 'Hee hee' symbolisant la sortie du langage,
l'impossibilité de penser les êtres ambigus en termes connus comme 'He' ou 'She'. La
résultante est l'isolation précoce de l'enfant et sa sortie du groupe marque le début de sa vie
en marge du Duniya (monde ordinaire).

De l'autre côté de la planète et à une autre époque, Georgie subit des moqueries
similaires, même si le lecteur a du mal à savoir si ces insultes sont imaginaires ou réelles.
L'implication est que Georgie les a subit dans le passé et surveille ses moindres faits et
gestes pour ne pas les inviter à nouveau: « Sissy. Georgie doesn’t want to look around but
she can feel the word beginning to rise around her, like smoke rings, out of the cracks in
the yard’s surface. Are they looking at her, the other children ? Are they staring, the boys,
witnessing the exchange ? » (170 Gallagher) Même hors de l'école, dans des situations où
elle est chez des enfants qu'elle connaît depuis longtemps (les voisins de ses grands-
parents) Georgie n'est pas en sécurité. Judith avec ses poupées, son poney et ses grandes
histoires complexes constitue le paradigme de la petite fille, son frère, Adam, est le
paradigme du petit garçon (voire de l’Homme si son prénom doit avoir cette signification) :
son nez coule en permanence, il joue à la guerre, aux cowboys et aux indiens, à la balle, la

30
course, au Subbuteo… (36 etc). Georgie, ‘ni l’un ni l’autre’ est reléguée à l’entre les deux :
« Georgie looks at the space between them and is not sure what she feels » (43) Ce détail
annonce la création de Elaine, qui vient justement de cet espace de l’entre-deux et
cristallisera le sentiment de culpabilité pour la mort de Judith.
Les deux enfants sentent peut être sa différence, ce qui les encourage à orchestrer la chute
de Georgie du poney : « Judith’s eyes slide away from Georgie and meet her brother’s.
Adam makes a loud raspberry sound. The two children snigger. » (41) La complicité que le
lecteur pouvait imaginer entre Georgie et Judith disparaît à ce moment. En guise de
revanche, Georgie s'en prend à la poupée de Judith, ‘Queen Beth’: « Judith adores her. I
know she’s an odd-looking dolly, but she’s my favourite. I’d die if anything happened to
her.  » (41) Le passage en italique annonce le discours direct de Judith dans les pensées de
Georgie et le lecteur n’a donc pas de descriptions de ses actions, on ne peut que déduire par
la suite qu’elle a pris la tête de la poupée de Judith. Comme beaucoup de choses
inavouables ou inconfortables (le mort, l'adultère, le doute sur le genre, le viol, …) dans ce
roman, la scène est passée sous silence.
L’après-midi chez les Conynghams en général est très inconfortable, Gallagher fait de
nouveau appel à des sensations corporelles très réalistes : l'odeur fétide de la campagne, le
sang de la dent que Georgie a perdue, le ciré en plastique qui crisse, le mal de ventre et les
flatulences à cause des cupcakes et de la pâte d’amande etc. L'enfant est au comble du
malaise avec Adam et Judith. L'humiliation qu’elle ressent de par la chute qu’elle vient de
faire contribue bien entendu au malaise : elle n’est pas avec des amis mais en terrain
hostile :
Fear sends her heart pounding. Thunder cracks. Her eyes settle. She’s looking at Adam.(…) and in
his eyes is the same spark she saw earlier, after the fall, but now it’s cold instead of hot, and no
longer quite so confused.
‘You’re stupid’, he says. ‘I’m never going to let you play with my Subbuteo or my bow and arrow
ever again. You’re a stupid fat -’
Georgie stares.
Adam’s tongue darts, searches for the word. His fist twitches.
Georgie pulls her hood and pushes past him, her face burning. Violence hums between them, a
telephone wire of missed opportunity.  (46)

Adam reconnaît qu’elle n’est pas comme lui, mais ne saurait décrire ce qu’elle est
exactement.37 Comme précédemment évoqué, beaucoup de sujets relèvent de l’indicible
chez Gallagher et sont souvent passés son silence grâce au tiret qui interrompt la phrase

37 A retenir pour la suite : la potentialité de la violence crée un bourdonnement (‘violence hums’), un bruit
sourd ou une vibration chargée en électricité. C’est un motif récurrent.
31
mais signale qu’elle devrait continuer. La peur et la honte (her face burning) de Georgie
affirment le sentiment de rejet qui plane sur cette séquence. Ce passage étrange est en fait
un moment clé puisque le vol de la poupée est en lien avec l’apparition de Elaine, l’amie
imaginaire de Georgie.

Le rejet ne vient pas que des autres enfants, les adultes tentent aussi de remettre les
deux filles à leur place de garçon avant de les rejeter lorsqu'ils échouent. Anjum a déjà été
charcutée bébé sur le souhait de ses parents pour qu’elle soit nettement rangée dans la
catégorie ‘mâle’. Son père l’a aussi éduquée en matière d’épiques guerriers pour être plus
masculine. Georgie , elle, est jugée par la voisine pour être trop ordonnée:
Joanie Flynn (…) will say how unusual it is for a little boy Georgie’s age to keep things so
organised, so very neat and tidy. (61)
“Has he always been like that? Joanie will ask. Meaning: terribly neat and tidy. No, David will say,
without even having to think. (63)

La peur de David des comportements efféminés de son enfant grandit progressivement:


Georgie suce aussi son pouce: ‘But what if he forgets and does it there, with the other lads
watching?’ (60) David craint la différence de son enfant, sa propre incapacité à se
conformer aux critères de masculinité et l’anxiété que cela cause est alors projetée sur sa
fille (son fils pour lui). Jan contribue à cette insécurité lorsqu'elle la juge pour avoir dessiné
des sirènes :
I bet you must have some imagination!, and stupidly Georgie blurted out, Yeah, I mean, I used to do
mermaids. Mermaids, uh? Said Jan, leaning in. That’s unusual. So what made you decide to stop
doing them -
And too late, Georgie had stopped, understanding, though she had no idea why, No. No. No. Here
Be Dragons ! (182)

Cette inquiétude chez la petite Georgie est répliquée par Panti Bliss (Drag Queen et
activiste gay irlandais.e) 38: « What did they see in me ? What gave me away ? » et l'écho
dans la répétition de la phrase 'I check myself' rappelle la nécessité pour les personnes vues
comme efféminées ou déviantes de constamment réguler leur comportement pour leur
propre sécurité. En résulte pour Georgie l'impression exténuante d'être constamment sur la
sellette. Ce carcan oppressif internalisé se traduira plus tard par ses nombreuses Trans Rule
Number 1 qui recommandent toutes la discrétion voire l’invisibilité totale. Anjum quant à
elle abandonnera le soucis de conformité rapidement pour rejoindre le Khwabgah et vivre

38 Panti's Noble Call at the Abbey Theatre 02:42 – à revoir mais les rires de l'audience arrivent parfois à des
moments qui ne sont pas sensés être comiques –
32
en tant que Hijra comme elle le souhaite. Ainsi, en réaction au traitement qu'elles subissent,
deux options s'offrent aux femmes trans ou aux hijras : vivre en marge de la société en
communauté fermée ou s'isoler et disparaître. L'isolement complet de Georgia est d'ailleurs
peu réaliste car il est rare (de nos jours) qu'une personne en transition ne se rapproche pas
de sa communauté pour avoir accès à un soutien et des conseils essentiels tels que des
noms de médecins 'tolérants' ou les étapes de certaines procédures administratives. Le
choix de Gallagher de ne pas y faire référence alors que TENI (Trans Equality Network in
Ireland) existe depuis 2006 et que l'histoire semble se passer à Dublin après 2008, (année
du début de la récession économique en Irlande qui est référencée au passé dans le roman)
est curieux. Seule Sonia est mentionnée: elle parle à Geo au téléphone mais n’apparaîtra
jamais dans cette longue et difficile journée car lorsque son amie a besoin d'elle après
l'accident, elle est à Limerick.

Pour se concentrer sur les noms et pronoms, cette citation de Gallagher introduit
sans subtilité la valeur qu'ils peuvent avoir dans le roman : “Donnacha, that’s my dad (…)
He says names are important. You should change them if they don’t fit.” (142)
Les deux protagonistes ont en fait plusieurs noms, ce qui souligne la fluidité ou l’ambiguïté
de leur identité et leur existence précaire dans le langage : Anjum a été Aftab pour ses
parents et peut prendre plus de noms encore :
Long ago a man who knew English told her that her name written backwards (in English) spelled
Majnu. In the English version of the story Laila and Majnu, he said, Majnu was called Romeo and
Laila was Juliet. She found that hilarious. ‘You mean I’ve made a khichdi (jumble) of their story ?’
she asked. ‘What will they do when they find that Laila may actually be Majnu and Romi was really
Juli ?’ The next time he saw her, the Man Who Knew English said he’d made a mistake. Her name
spelled backwards would be Mujna, which wasn’t a name and meant nothing at all. To this she said,
‘It doesn’t matter. I’m all of them, I’m Romi and Juli, I’m Laila and Majnu. And Mujna, why not ?
Who says my name is Anjum ? I’m not Anjum, I’m Anjuman. I’m a mehfil, I’m a gathering. Of
everybody and nobody, of everything and nothing. Is there anyone else you would like to invite ?
Everyone is invited.’ (4)

Elle est composite, 'un ensemble', comme l'identité nationale indienne qui est un ‘hybride’
de par son ancienne colonisation anglaise (Roméo et Juliette) et la célébration d'un de ses
propres cultures (Laila et Majnu). Elle sort de la langue connue puisque son nom à l'envers
ne signifie rien. En effet, même de par son prénom elle occupe l'entre-deux, l'espace
liminal indescriptible. Georgie, quant à elle, est renommée par Lotte une première fois :
Georgia, puis par Mar : Geo. Pareillement Anjum est renommée lorsqu'elle devient une
chela au Khwabgah («Aftab became Anjum, disciple of Ustad Kulsoom Bi of the Dehli

33
Gharana » 25). Toutes deux sont donc nommées par les familles qu'elles se sont créé elles-
mêmes (on parle de 'famille de Hijras'39 et Georgia souhaiterait que Lotte soit sa mère puis
dit de Mar qu'il aimerait être un chef de famille (family man) pour leur couple) :
What’s your name? (…) I realised I didn’t know what I wanted him to call me.
When I was a kid, I’d said at last, I was … Georgie. Strange, to feel that name again in my mouth.
Georgie? He’d looked up, grinned. Like the football player? No!
I shrugged, glanced away (...)
Hey, he’d said, bringing his hand to my face. You know, you don’t really look like a Georgie.
I don’t know if he’d meant that, or just said it to make things okay, as if it would. I can’t remember
how he happened on Geo. From a note, maybe. Geo, (…) Gi-o, he’d said, pronoucing it in two
syllables, as if it was Italian, the name of one of Caravaggio’s angel-renter models. (…) you call me
what you want, Soldier, and I’ll come running every single time. (113-4)

Elles sont alors respectivement renommées selon une étoile (Anjum) et un ange (Gio) ou
un pays (Georgia). Il est intéressant de noter que dans les deux cas, Anjum comme Geo ne
choisissent pas leur nouveau prénom et n'ont pas l'air d'y attacher beaucoup d'importance.
D'une certaine manière, elles se contentent de se faire définir par d'autres personnes, ce qui
leur enlève une part d'auto-détermination habituellement revendiquée par les communautés
dont elles sont issues. Le fait d’avoir des protagonistes transgenre et hijra permet donc
d'introduire la notion d’une existence en dehors du langage, c’est une des premières
réalisations de la mère d’Anjum :
In Urdu, the only language she knew, all things, not just living things but all things (…) had a
gender. Everything was either masculine or feminine, man or woman. Everything except her baby.
Yes of course she knew there was a word for those like him – Hijra. Two words actually, Hijra and
Kinnar. But two words do not make a language.
Was it possible to live outside language ? Naturally this question did not address itself to her in
words, or as a single lucid sentence. It addressed itself to her as a soundless, embryonic howl. (Roy
8)

L’Urdu partage alors les catégories de la langue française : tout est genré au masculin ou au
féminin. Une difficulté récurrente pour les inter(sexes) et personnes transgenres non-
binaires est de manipuler un langage qui les pousse toujours vers l’une ou l’autre catégorie.
L’outil nécessaire à la communication devient alors un carcan limitant, difficile à
surmonter pour expliquer, ou établir son identité. Ce non-lieu du genre, ou les Gender
Outlaw  d’après Kate Bornstein devient alors le symbole parfait de l’entre-deux frontalier,
la culture hybride de ces deux pays tiraillés entre des identités qui se veulent opposées
mais sont intimement liés et inséparables.
Pourtant, dès l’enfance, Anjum et Georgie s’identifient aux personnages féminins, réels ou
imaginaires qui les entourent :

39 Nanda, S. Neither Man nor Woman Wadsworth, London, 1999 (39)


34
One spring morning Aftab saw a tall, slim-hipped woman wearing bright lipstick, gold high heels
and a shiny, green satin salwar kameez buying bangles (…) Aftab had never seen anybody like the
tall woman with lipstick. He rushed down the steep stairs into the street and followed her discreetly
while she bought goat’s trotters, hairclips, guavas and had the strap of her sandals fixed.
He wanted to be her.  (18)

Il est important de noter la féminité extrêmement flamboyante ‘bright’, ‘shiny’ pleine de


bijoux et de maquillage (une autre forme de glamour que chez Gallagher, plus terrestre
peut-être ?) qui attire l’œil de la future hijra et cette phrase qui revient pour la seconde fois
en deux pages ; «He wanted to be her » (18 mes italiques)/ « Aftab found himself wanting
to be her. »(17 mes italiques) Le jeu sur les pronoms est important à cet instant, car Aftab
est encore genré au masculin alors que le retour sur son enfance a commencé ainsi « She
was the fourth of five children... » (2) mais « il » désire être « elle ». Le petit garçon veut
être une femme (il ne s'identifie qu'à des femmes adultes, l'enfance en tant que fille ne
semble pas être explorée alors qu'il a trois grandes sœurs). Par opposition, Georgie se
considère déjà comme une petite fille et se genre au féminin lorsque l’histoire est relatée
depuis son point de vue. Le pronom reflète alors son identité personnelle et une certaine
ambiguïté dans son apparence est signalée ici par l’heureuse erreur de Lotte :
She’s still reluctant to use a pronoun, even though she knows her initial assumption was a mistake.
Georgina ? she’d said, then, quickly, because as soon as she said it she knew it was wrong, No, I
know. Georgia. Had she just imagined it, the child’s response ? A flicker in the eyes ; a sense of
things settling, somewhere, as if a spell had been cast, or maybe lifted ? Then Aisling appeared.
Oh, no. That’s Georgie. Georgie’s a boy.
Had there been a trace of something unsure in Ailsing’s eyes as she said that, a hesitation before the
naming ? Or had Lotte imagined that, so she could make sense of her own confusion ? (139
Gallagher)

Les parents de Georgie la traite encore comme un petit garçon, même si l'ombre d'un doute
plane chez Aisling. Le fait de dire le futur prénom choisi par l'enfant, Georgia, et non
Georgie semble aussi lui redonner vie, comme les créatures fantastiques (golem) qui ont
besoin d'être nommées pour apparaître (toujours dans la mythification des personnes
transgenres). David, le père, parle de son 'fils' et la genre au masculin, ce que la petite voit
comme une blague : « David’s way of calling Granda sir is meant as a joke, the same way
he calls Georgie old bean or old chap, like they do in Dad’s Army – which Georgie doesn’t
mind, mainly because it’s David. » (29) Pour en revenir à la scène où Lotte ‘se trompe’ et
croit entrevoir l’identité réelle de Georgie, celle-ci est traitée avec peu de subtilité : la
réaction et le monologue interne de la nourrice est assez forcé et transparent. Georgie
ressemble a une fille ou a en tout cas une apparence ambiguë : « Androgynous » (135) et
sera donc une femme transgenre, ce qui est un heureux hasard. Il est donc difficile de
35
genrer Georgie parce que l’enfant est féminine et son apparence est teintée de ce glamour
récurrent:
This picture is Lotte’s favourite. The lab made a mistake while printing and the area around Georgie
is brighter than the rest of the picture. It looks as if the child is encase in a celestial glow, about to be
beamed up to another planet. There is something unbearable nostalgic about the faded colours in that
part of the photo, the way they highlight the curve of the child’s cheek, the pale skin, the full mouth.
(139 Gallagher)

Georgie devient alors littéralement un alien d'une autre planète, ce qui s'aligne avec son
étrangeté et son incapacité à communiquer avec les autres enfants de son âge avant
d'inventer son amie imaginaire. Les autrices font donc de leurs protagonistes trans et hijra
deux enfants surnaturels, inhabituels, extra-ordinaires puisque l’une brille d’un halo divin
ou alien alors que l’autre a la voix qui ricoche comme une pierre sur l'eau:
Aftab was a better than average student, but even from the time he was very young it became clear
that his real gift was music. He had a sweet, true singing voice and could pick up a tune after hearing
it just once. His parents decided to send him to Ustad Hameed Khan (…) Little Aftab never missed a
class. By the time he was nine he could sing a good twenty minutes of bada khayal in Raag Yaman,
Durga and Bhairav and make his voice skim shyly off the flat rekhab in Raag Pooriya Dhanashree
like a stone skipping over the surface of a lake. He could sing Chaiti and Thumri with the
accomplishement and poise of a Lucknow courtesan. (12 Roy)

Les deux petites ne sont donc pas des enfants comme les autres. Ce traitement spécial est
habituellement réservé aux enfants handicapés qui ont toujours des talents ou une aura
extraordinaire dans la fiction. Le narrateur semble alors tenter de compenser le ‘problème’
des personages par des capacités ou une apparence exceptionnelle. Cette tendance
ressemble au ‘benevolent prejudice’40 décrit par Whitley and Kite. Les deux petits êtres,
par leur beauté ou leur voix sont en fait préparés par les autrices pour la scène tragique de
leur puberté, puisqu’ils perdront ces attributs qui les rendent si spéciaux. Le corps de Geo
la ‘trahit’ et la série de verbes peu avenants «dropping and spouting and
spurting ...»(Gallagher 13) décrit les changements de son corps, rendus encore plus
cauchemardesques pour Anjum :
His body had suddenly begun to wage war on him. He grew tall and muscular. And hairy. In a panic
he tried to remove the hair on his face and body with Burnol - burn ointment that made dark patches
on his skin. He then tried Anne French crème hair remover that he purloined from his sisters (he was
soon found out because it smelled like an open sewer). He plucked his bushy eyebrows into thin,
asymmetrical crescents with a pair of homemade tweezers that looked more like tongs. He
developed an Adam’s apple that bobbed up and down. He longed to tear it out of his throat. Next
came the unkindest betrayal of all – the thing he could do nothing about. His voice broke. A deep,
powerful man’s voice appeared in place of his sweet, high voice. (…) He stopped singing. (Roy 24)

40 https://www.nem3s.is/public/Books/Medical/texts/The%20Psychology%20of%20Prejudice%20and
%20Discrimination%202nd%20ed%20-%20B.%20Whitley%2C%20M.%20Kite%20%28Cengage%2C
%202010%29%20WW.pdf 221
36
Le champ lexical de la torture est présent durant toute la description ; « burn », « stink »,
« tongs », « tear »… La violence de l’extrait est sensée refléter la dysphorie de la jeune
femme mais le côté grotesque et absurde de ses souffrances ('il' sent comme une bouche
d’égout, tâche sa peau avec la crème dépilatoire) n’appelle pas forcément la sympathie du
lecteur. En fait la plupart du vocabulaire utilisé par Roy (et Gallagher, dans une moindre
mesure) tourne la hijra en ridicule. Le choix de lui avoir donné une voix hors-pair pour la
reprendre quelques pages plus tard permet aussi d’introduire le motif connoté des deux
voix : «Dr Mukhtar’s pills did un-deepen her voice. But it restricted its resonance,
coarsened its timbre and gave it a peculiar, rasping quality, which sometimes sounded like
two voices quarelling with each other instead of one. » (Roy 29) Les deux voix se
querellant restent donc un symbole de sa dualité homme-femme (et de celle de l’Inde-
Pakistan) durant tout le roman, malgré le fait que Anjum (comme beaucoup de hijras)
s’identifie en tant que femme.

Pour souligner cette ambiguïté dans le traitement des protagonistes par leurs
autrices respectives et en revenir à la problématique des pronoms, Georgia se fait mégenrer
à un moment de vulnérabilité extrême, juste après un accident de voiture dont elle ressort
désorientée le visage couvert de sang :
Out ye get, now, sir.’
Sir ?
My chest started to hurt again. I shook my head, ‘No, no.’ He took my right arm. His touch was
surprinsigly gentle.
‘Come on, now, sir, outta that seat.’
Tears prickled behind my eyes and I bit my tongue to stop them. ‘No, no,’ I said again, and I wanted
to say, Not sir, it’s Ma’am, Ma’am, or Ms, or even Miss, or Fräulein or Mademoiselle, Senora,
Senoita, if you must, but I didn’t have the words in me. All I had was ‘No, no’ and that shake of my
head ... (Gallagher 217)

Les bonnes intentions et la gentillesse du fermier qui vient la sortir de la voiture rend son
erreur d’autant plus déchirante, puisqu’il ne veut absolument pas la blesser en la
mégenrant : il n’imagine pas une seconde qu'elle pourrait être autre chose qu’un homme.
Malgré tout le travail chirurgical, le traitement lourd qui fait maintenant peser la même
menace sur elle que sur sa mère, décédée d’un cancer du sein, tous ces risques, ces voyages
pour rien, puisque même le plus innocents des bienfaiteurs, ne voit pas qu’elle n’est pas un
homme. Incidemment, une femme trans ayant fait autant de travail chirurgical, ayant un
corps développé par le traitement hormonal depuis plusieurs années et dont le visage est de
toutes façons méconnaissable car couvert de sang aurait peu de chance de ressembler à un
37
homme. Gallagher semble ici céder à l'idée préconçue qu'il est toujours possible de
reconnaître une personne trans, peu importe le stade avancé de sa transition.

Superstitions et Discriminations

Comme toutes créatures extraordinaires, les


hijras et personnes trans inspirent de nombreuses
superstitions et préjugés. La mythification continue
chez Gallagher avec l'utilisation des signes du
zodiaque qui vont en viennent tout au long du
roman : Mars(102), Venus (homme-femme) Libra,
Cancer (Crab/Krebs 76 puis 80), Gemini (Lotte et
Andi), Virgo (117) Mercury (voyage, hermaphrodite?)
etc.
Lorsqu’elle est à Berlin, Geo va voir un astrologue qui lui signifie que Mars est un
symbole de masculinité, lié aux voitures et entre-autres :« God of Power and passion.
Fucking and fighting. Pure testosterone. » (102) Et c’est très à propos puisque Mar(tin) est
justement l’incarnation de ces qualités et il aime travailler sur les voitures alors que Geo
n’en a pas. De façon très cryptique, l’astrologiste lui dit : « Your Mars is in Libra, so I can’t
see it happening soon. » (102) La traduction en prenant en compte les signes du zodiaque
et la petite explication qui précède (nous rappelant au passage que le signe de mars est
habituellement utilisé pour représenter le masculin de toutes façons) serait : ‘your
masculinity hangs in the balance’. Aussi, le signe zodiacal où se trouve sa masculinité
(Libra) est dans une constellation liée à Venus, symbole de la féminité, donc Geo a,
astrologiquement parlant, peu de chances d’afficher un comportement virile. Et
effectivement, la masculinité de Georgia est précaire puisqu’elle tente d’en sortir via la
transition. Elle n’a aucune envie de posséder une voiture car elle ne veut pas être comme
Martin ou comme son père : « Martin’s hands weren’t the first I remembered tinkering with
the insides of a car. I didn’t want to drive because I didn’t want to be like you. » (102)

Au delà d’un éventuel intérêt de l’autrice pour l’astrologie ou une simple source
symbolique supplémentaire venant s’articuler avec l’antiquité gréco-romaine et la magie, il
est possible de donner une autre interprétation à la récurrence de ce thème. Les signes de

38
Vénus et Mars sont constamment utilisés pour représenter la Femme et l’Homme, alors
qu’il existe une multitude de planètes, de signes et de constellations qui pourraient
représenter des identités de genre alternative aux deux genres imposés par la majeure partie
des états. Par exemple, l’artiste inter(sexe) Ins A
Kromminga utilise le signe de Mercure/Hermès (père de
Hermaphrodite41) pour représenter les inter(sexes).
Gallagher développe donc, au travers de la mythologie
grecque et des signes astrologiques qui en découlent, une
nouvelle mythologie de la transidentité.
S'il n'existe pas en Occident de mythologie pour les femmes transgenres, il existe nombre
de préjugés ('l'autogynéphilie' par exemple) qui les présentent comme des ‘pervers
sexuels’. Georgia en fait les frais dans une longue scène où, de retour à Marino devant sa
maison d'enfance, elle se cache pour éviter un groupe d'adolescents agressifs et
profondément ancrés dans les stéréotypes de genre qui l'insultent copieusement : « It's not
your fault that ya look like that, she shouted, right at me : Scarlet42 your ma for having ya !
Then louder, Pervert ! A laugh from that perfect mouth. » (322)

En Inde, Arundhati Roy n'a pas besoin d'inventer de mythologie puisqu'il en existe
déjà une pour les hijras. Elles peuvent maudire les gens qui ne font pas preuve de charité et
bénir la fertilité d'autrui aux mariages et naissances (pouvoir conféré par leur propre
castration). Dans The Ministry of Utmost Happiness, superstitions et discriminations sont
liées pour la scène à l’origine du traumatisme le plus important de la vie de Anjum. La
superstition en question est qu'il ne faut pas tuer les Hijras parce que cela porte malheur :
Nahi yaar, mat maro, Hijron ka maarna apshagun hota hai.
Don't kill her, brother, killing Hijras brings bad luck.
Bad luck!
Nothing scared those murderers more than the prospect of bad luck. (62)

Pour une remise en contexte, cette scène dépeint les attaques des enclaves musulmanes à
Ahmedabad en Gujarat, réaction encouragée par le ‘Gujarat Ka Lalla’ après l'assassinat de
soixante pélerins hindous (attaque du train de Godhra en février 2002). Anjum se retrouve

41 Pour lier les mythologies hindoue et grecque (qui, comme beaucoup de contes et légendes sont souvent
similaires malgré la distance géographique), il existe un équivalent d'Hermaphrodite moitié-homme
moitié-femme (et combinaison de deux dieux) en Inde : Ardhanarishvara.
42 'Scarlet' d'après David McIntyre de Limerick (croisé au George Bar à Dublin) signifie 'rouge de honte',
donc pourrait éventuellement être traduit par 'honte à elle'.
39
au milieu d'une foule meurtrière qui 'venge' la mort des pèlerins mais puiqu'ils ne peuvent
pas la tuer, ils se contentent de l'humilier:
So they stood over her and made her chant their slogans.
Bharat Mata Ki Jai! Vande Mataram!
She did. Weeping, shaking, humiliated beyond her worst nightmare.
Victory to Mother India! Salute the Mother!
They left her alive. Un-killed. Un-hurt. Neither folded nor unfolded. She alone. So that they might
be blessed with good fortune.
Butcher's Luck. (63)
Les conséquences de la mythification d'un groupe marginalisé43 sont souvent lourdes et
impliquent la déshumanisation totale de ce groupe. Les hijras (même si c'est une source -
insuffisante car devant être completée par la prostitution- de revenus) souffrent de ces
superstitions autour de leurs pratiques et cette déshumanisation est ici illustrée par le
traitement de Anjum. Sa propre vie est instrumentalisée pour bénir les vies des assassins
qui l'entourent. Elle n'est plus une personne ou un être vivant, elle n'est qu'un gage inanimé
de leur 'Butcher's Luck', accablée par la culpabilité d'avoir survécu à ladite boucherie.

Ainsi il est établit que les hijras et femmes trans ont une signification particulière
dans les romans de Mia Gallagher et de Arundhati Roy, leurs protagonistes sont mythifiées
ou façonnées en tant qu'allégorie de l'instabilité de l'identité. Anjum et Geo incarnent aussi
l'entre-deux, l'espace du non-dit géographique, linguistique et de genre. Chez Roy, c'est le
caractère composite, patchwork qui domine cette notion avec Anjum et son 'patched-
together body', chez Gallagher, il s'agit d'une fluidité plus instable et insaisissable. Cette
façon de représenter l'identité de genre pour ces protagonistes hors-normes révèle la
conception de l'identité nationale et de son artificialité des autrices. Elles traitent par la
même de la vacuité du concept de frontière. Avec des protagonistes au genre hors-normes,
les frontières, qu'elles soient entre homme et femme ou entre les états, apparaissent comme
des constructions sociales qui ne correspondent pas à la réalité, peu importe la violence
avec laquelle ces frontières sont défendues.

43 Dans le mémoire de M1 Subverting Griselidis, la 'mythologisation' des femmes par les hommes,
expliquée par Angela Carter avait été traitée.
40
SECONDE PARTIE : ALLONS…ENFANTS DE LA PATRIE?

41
Sous-partie 1 : Frontières 

This place… It’s a place to come into the field or go back into the field. Yes. In French there is no
name for it.
-Then it’s a bridge ? You know... Like a space between ? Or like a space to cross spaces ?
- Le tiers-paysage c’est des endroits oubliés où la nature reprend ses droits. Des endroits dont on ne
parle pas. Qui n’existent pas. Et qui pourtant existent. Y’a le tiers-sexuel qui sont tous ces espaces
qui ne sont pas pensés par la société, qui ne veut pas y penser, ils ne sont jamais nommés et dont
nous faisons partie, les intersexes.  44

La frontière est matière à une réflexion constante pour les deux pays post-
coloniaux, l’Inde à cause de ses tensions infinies avec le Pakistan et le Bangladesh,
l’Irlande parce que le Nord est à l’aulne du Brexit. Ces frontières nocives et arbitraires
résultent toutes deux du retrait partiel ou ‘total’ des forces coloniales qui laissent ainsi une
trace visible de leur ingérence politique et préparent le terrain pour les tensions
communautaires futures. Les deux protagonistes incarnent cet espace liminal de par leur
genre ambigu (Geo est définie comme un être amphibien, Anjum alternera des vêtements et
des rôles d’homme puis de femme tout au long de sa vie) et par leur naissance : Georgia est
née d’une mère qui vient du Nord de l’Irlande, près d’Annalong et son père, David, de
Clonmel au Sud (ou si son père est Dennis Buckley/ Donnacha O Buachalla, Blackrock).
Anjum est née dans le Vieux Dehli, une enclave musulmane au cœur de la capitale du
super-état hindou. Elle devient par la suite une hijra, communauté de tradition syncrétique
où se côtoient hindoues et musulmanes. Il est donc intéressant de voir comment les autrices
ont représenté les frontières dans leurs romans : celles entre les régions et les pays et celle
entre la vie et la mort que parcourent constamment leurs protagonistes :« the transgendered
and related border-walkers. »45

En ce moment à la Gallery of Photography de Dublin, l’exposition Field Notes from the


Border tente d’explorer cette problématique : « Field Notes from the Border is the first in a
series of cross border exhibitions and engagement programmes curated by the Gallery of
Photography in response to the anxiety created by Brexit. 46 » L’une des œuvres est
d’ailleurs décrite ainsi :

Lacuna considers the psychological and physical impact of partition on the children of the
borderlands on the island of Ireland.

44Vincent Guillot et Ins A Kromminga Entre deux sexes – ARTE (54:43 - 55:26)
45 Bornstein (1994) (60)
46 Descriptif exposition vu le 05-04-19
42
Borders are confused spaces : artificial divisions, lines drawn on maps for political or colonial
expediency, often with little consideration of the natural or cultural realities and distinctions. The
prospect of the introduction of an international border between the EU and the UK with Brexit gives
rise to new uncertainties about the future.47

Le motif des cartes aux frontières instables est aussi longuement exploré dans Beautiful
Pictures of the Lost Homeland dans les étranges sections de la Wunderkammer, le musée
interactif hors du temps et de l’espace :
They appear as though they have been roughly handled. Brown with the spit of centuries of
disputation, their edges are ragged and, in some cases, missing (…) some of these little Objects have
been known to swallow entire populations whole! (51)

Dans ce musée interactif, les tâches de sang (jamais nommées ou nommées entre
parenthèse pendant le dysfonctionnement du musée) perturbent les systèmes de
conservation à chaque apparition: « The upper-edges of the map are torn, and reddish-
brown stains are smeared across the bordelines. ( ?/alert !/ – Oops ! One of our curatorial
systems has been disturbed. » (52) Dans la tendance de Gallagher à bruyamment taire
l’indicible, on retrouve le fameux tiret qui interrompt les débuts de phrases inconfortables
avant que les vérités soient énoncée : le sang versé sur les frontières depuis des siècles est
tu car cela délégitimerait la mémoire des grandes nations européennes dont les contours
ont été en fait extrêmement instables jusqu’à la fin de la guerre froide. L’illusion de
frontières naturelles, stables et indiscutables participe à la supposée pérennité de l’État.
L’idée de taire le traumatisme est explicité dans la page ‘Wipe’ :« With regard to the
surpassing disaster, art acts like the mirror in vampire films : it reveals the withdrawal of
what we think is still there…. Does this entail that one should not record ? No. One should
record this nothing…. » (205)48 Ainsi, Gallagher a choisi de documenter ce rien par les
silences affichés sous forme de tirets.

En Inde, l’illusion d’une pérennité des frontières est moins forte car l’état indien est
plus jeune, le traumatisme causé par l’imposition de ces nouvelles frontières est plus récent
et encore actif à ce jour. Le sang n’est donc pas caché par Roy, mais il devient
anecdotique : il survient au détour d’une longue diatribe triviale sur l’histoire de Rooh Afza
(une boisson sucrée), l’entreprise de Hakim Abdul Majid, l’employeur du père de Anjum :

47 http://www.katenolan.ie/lacuna
48 C’est tout l’intérêt du roman de Gallagher : il est incroyablement complexe mais toutes les allusions, les
motifs récurrents etc sont explicités à un moment ou à un autre. L’autrice donne toutes les clés au lecteur
pour décoder ce livre-jeu.
43
« Then came Partition. God’s carotid burst open on the new border between India and
Pakistan and a million people died of hatred. » (13) La violence de la Partition est ici
banalisée, ce n’est pas le propos du paragraphe. La portée du traumatisme s’exprime plutôt
dans les tensions qui en résultent, Roy ne revient pas sur l’évènement même de la Partition
mais le réifie sous la forme d’un monstre lovecraftien (un autre type de monstre que les
protagonistes cependant) qui remonte à la surface de temps à autre :
It was as though the Apparition whose presence we in India are all constantly and acutely aware of
had suddenly surfaced, snarling, from the deep, and had behaved exactly as we expected it to. Once
its appetite was sated it sank back into its subterranean lair and normality closed over it.
(...)
Normality in our part of the world is a bit like a boiled egg: its humdrum surface conceals at its heart
a yolk of egregious violence. It is our constant anxiety about that violence, our memory of its past
labours and our dread of its future manifestations, that lays down the rules for how a people as
complex and as diverse as we are continue to coexist – continue to live together, tolerate each other,
and from time to time, murder one another. As long as the centre holds, as long as the yolk doesn't
run, we'll be fine. In moments of crisis it helps to take the long view. (151)

Ainsi la frontière s’incarne dans les tensions entre les communautés, elle est internalisée
par chaque habitant et la violence qu’elle génère s’exprime régulièrement. L’idée d’un
centre qui doit tenir, un équilibre précaire (matérialisé par la frontière qui ne règle pas le
problème mais ne fait que le concrétiser) à maintenir entre des populations différentes se
retrouve dans la Wunderkammer:
This borderline is starting to vibrate rather violently. How hard it is – as our Kunstkammersuperego
Staff know only too well – to hold on to your core when extreme forces are pulling in every
direction.
Footnote : See Ireland : Yeats, W. B and The Second Coming : ‘The centre cannot hold’. (303)

La fragilité de cet équilibre, représentée par le motif de l’œuf (‘boiled egg’/’yolk of


egregious violence’) est aussi récurrente chez Gallagher avec l’apparition ponctuelle de
Humpty Dumpty (3) qui tombe à chaque explosion de violence. P. McCabe, dans son
introduction à Breakfast on Pluto révèle une anxiété comparable à celle décrite pour l’Inde
actuelle lorsque l’État irlandais venait d’être délimité aussi, on note donc, à nouveau une
tendance similaire : le chaos, la partition, les meurtres et, ici, l’analogie des frontières
géographiques avec celle entre la vie et la mort :
And then – mayhem yet again, erupting from seeming normality.
1920 ; Dublin City in turmoil, ditch murder by the day. The country split from top to bottom.
1922 ; a geographical border drawn by a drunken man, every bit as tremulous and deceptive as the
one which borders life and death.
Dysfunctional double-bind of border-fever, mapping out the universe… (McCabe X)

44
La relation entre les frontières et la mort est ici explicite, ce qui permet de faire le lien
entre les lignes parcourues par Anjum et Georgia. La réponse de l’art, déjà établie comme
la nécessité de documenter le silence qui traduit l’horreur est aussi remis en question par A.
Roy, de manière plus indirecte au travers du carnet de Tilo :
Nothing

I would like to write one of those sophisticated stories in which even though nothing much happens
there's lots to write about. That can't be done in Kashmir. It's not sophisticated, what happens here.
There's too much blood for good literature.
Q1: Why is it not sophisticated?
Q2: What is the acceptable amount of blood for good literature? (283)

Clairement, les deux autrices ont tranché pour cette problématique : Gallagher a décidé de
le taire de façon apparente (–) et Roy montre exactement ce qui arrive en Inde, le sang et
les traumas. Ainsi, il est intéressant de voir comment elles ont choisi de décrire ces
frontières sanglantes.

L’anxiété autour de la frontière est abordée rapidement chez Gallagher par la description
des anciens ‘roadblocks’ dont la petite Georgie se souvient :
The car is heading west along a narrow road beside a lough ; they are skirting the border between
Louth and Down, just about to enter the Wild West frontierstown that is Omeath. (…) They’ve taken
a roundabout route, staying in the Republic as long as possible, steering clear of Ravensdale and its
roadblocks. The roads are bad, full of potholes. But so far, the plan has worked. No soldiers - though
once they get past Omeath, they’ll be stopped for sure.  (26)

Si les frontières sont des lignes imaginaires invisibles, elles sont cependant rendues très
concrètes par la présence militaire (symbole étatique fort). Le père de Georgie évite la
frontière au maximum, prenant des routes abîmées pour ne pas être arrêté, ce qui établit
une menace qui n’est pas expliquée. C’est un père en voyage familial avec son enfant : le
lecteur peu averti se demande pourquoi il redouterait un contrôle. En parallèle, la frontière
du Kashmir décrite par Roy, qui arbore les même barrières régulières et les soldats, est plus
explicitement menaçante. Il n’y a pas de moyen de longer la frontière du Kashmir
puisqu’un seul tunnel (l’absence d’autre ‘liens’ entre l’Inde et le Kashmir remet aussi en
question l’occupation de la vallée) en permet l’accès routier :
It was late afternoon when the bus emerged from the long tunnel that bored through the mountains,
the only link between India and Kashmir. (346-7)
Every fifty metres, on either side of the road, there was a heavily armed soldier, alert and
dangerously tense. (…) At every checkpoint the road was blocked with movable horizontal barriers
mounted with iron spikes that could shred a tyre to ribbons. At each checkpost the bus had to stop,
all the passengers had to disembark and line up with theirs bags to be searched. Soldiers rifled
through the luggage on the bus roof. The passengers kept their eyes lowered. (…) By the time the
bus arrived in Srinagar, the light was dying. (347-8)

45
La soumission silencieuse des passagers et la tension sont décrites en détails, à l’inverse de
Gallagher qui ne fait que suggérer la violence potentielle autour de la frontière : « the
invisible border that stretches like a humming wire through the water »49 (27), Roy
l’affiche clairement, même la lumière meurt lentement sur la frontière jusqu’à l’extinction
totale à l’arrivée au Kashmir. En résulte la même sensation de vibration et de tension pour
deux frontières très différentes : l’une dans l’eau, l’autre dans la montagne mais la même
aura meurtrière y plane.

La violence des frontières, chez Roy comme chez Gallagher, déchire littéralement les
individus : elle ne fait pas que les séparer les uns des autres, elle les sépare d’une partie
d’eux même (de leur identité ou de leur corps). Pourtant, Geo affectionne tout
particulièrement cet entre-deux de la frontière, même les simples frontières entre deux
comtés :
Around us the curve of the hills were purple and brown, bruised with the colours of the early
heather. (…) a few hundred yards from the memorial for the executed Old-IRA man. (…) I have
hazy memories of going to the Military Road as a child, with you and Aisling and then just you.
After moving back to Ireland, I collected new associations; sharper, cleaner, that lay like a camera
filter over what had been there before. I love the borderland wilderness of that part of the Dublin
mountains; the new persepectives I get each time I look down over my hometown from a height.
Strangetown, oldtown, newtown. (107)

La dangerosité des lieux dont les frontières sont contestées est toujours rappelée avec le
monument à la mort d’un soldat de l’IRA et le nom même de la route parcourue et
symboliquement par les ecchymoses du paysage qui a connu la violence de cette ligne
imaginaire. Le passage répété de cette frontière procure également une distance avec la
ville natale de Georgia, physique et émotionnelle (la ville passe de ‘hometown’ à
‘strangetown’, de ‘oldtown’ à ‘newtown’ suggérant la difficulté de s’approprier un lieu si
proche d’une zone contestée). La mort de Judith Conygham dans la ville de Monaghan :
« November 1974 (…) Monaghan Bomb: Family to Leave their Home”(433) est aussi un
vif rappel que la violence des frontières dépossède certaines personnes de leur ‘chez eux’:
la famille de Judith quitte le territoire après sa mort. De manière assez graphique, l’enfant
est décrite comme: “Judith Conyngham, blown to pieces on a pretty Monaghan street one
glorious summer evening.” (444) le contraste entre l’environnement joyeux
(pretty/glorious) et la scène sanglante d’une enfant en train d’éclater en morceaux participe
49 A noter : la frontière est sous l’eau, ce qui correspond à la nature amphibienne de Geo qui traverse les
frontières ou s’y établit facilement (frontière entre les genres, the lane, limbo, Sally Gap etc...)
46
à l’impression de décalage entre le lieu et l’évènement: si Monaghan n’était pas à la
frontière, ça ne serait qu’une jolie ville paisible. Cependant, de par sa situation, c’est un
lieu où une enfant peut mourir soudainement dans un attentat à la voiture piégée. La
frontière imbibe donc le lieu de cette aura de violence et de séparation forcée
(littéralement, ici, le corps de Judith est séparé en plusieurs morceaux). Elle devient la
partie d’Elaine (l’amie imaginaire de Georgie) qui s’évapore pour former la frontière: “the
shimmering, quivering hum of the Border stretching around this quiet land.” (444). Parce
qu’elle est morte à cause de- et à la frontière, son fantôme en devient une partie, une autre
trace qui contribue à l’aura de violence qui concrétise cette ligne imaginaire.

En attribuant cette aura dangereuse à ces lignes, les deux autrices peuvent ainsi faire la
critique du concept de frontière même et l’établir comme une construction coloniale,
militarisée par l’État. Le fait que le mouvement soit contrôlé et arrêté régulièrement par les
checkpoints/roadblocks entrave la liberté d’aller et venir et rend une ligne imaginaire
(invisible) concrètement infranchissable. La présence de soldats et d’infrastructures
étatiques permettent de matérialiser quelque chose d’immatériel (et dont l’immatérialité est
rappelée par la possibilité de franchir cette ligne invisible à travers la montagne, l’eau ou la
campagne, loin des checkpoints sans même se rendre compte de exactement à quel moment
elle est franchie). Sortir des voies habituelles et des infrastructures étatiques (routes, ferry,
tunnels) permet d’échapper à ce contrôle et d’ignorer ces constructions sociales. La
frontière entre ‘homme’ et ‘femme’ est aussi concrétisée par l’État et son insistance sur les
distinctions administratives et spatiales (« She, who never knew which box to tick, which
queue to stand in, which public toilet to enter (Kings or Queens? Lords or Ladies? Sirs or
Hers?) » Roy 122) et par les rôles prescrits aux deux ‘sexes opposés’.

La frontière concrétisée est ensuite intégrée par la population, elle renforce les tensions
intercommunautaires, les rend légitimes puisqu’un espace a été explicitement délimité pour
‘eux’, et ‘ils’ (Us/Them) ne devaient donc plus partager le même espace que la
communauté adverse. La frontière est donc portée par chaque membre de la population,
elle est intériorisée. Roy l’exprime explicitement en conférence sur son livre : ‘The
national border burning through everybody’ (23:41)50 et plus implicitement avec le
traumatisme majeur d’Anjum, qui intervient lorsqu’elle se retrouve prise dans les

50 https://www.youtube.com/watch?v=JTXC0HYLPrs [01/01/19]
47
mouvements de foule peu après l’immolation des soixante pèlerins hindous. L’évènement
du train de Godhra (2002) avait en effet déchaîné la haine intercommunautaire à
Ahmedabad (entre autres). La destruction de l’identité d’Anjum (qui devient un simple
tribut de Butcher’s Luck) vient de cette double division Musulmans/Hindous (ou Indo-Pak)
et Homme/Femme puisque ses cheveux sont coupés, elle est forcée dans des vêtements
masculins et mise dans la section ‘homme’ du camps de réfugiés après les massacres :
[Zakir Mian’s son’s] inquiries led him to a small refugee camp inside a mosque on the outskirts of
Ahmedabad, where he found Anjum in the men's section, and brought her back to the Khwabgah.
She had had a haircut. What was left of her hair now sat on her head like a helmet with ear muffs.
She was dressed like a junior bureaucrat in a pair of dark brown men's terry cotton trousers and a
checked, short-sleeved safari shirt. She had lost a good deal of weight. (...)
As soon as she could, Anjum went up to her room. She emerged hours later, in her normal clothes,
with lipstick and make-up and a few pretty clips in her hair. (47)

Le camps de réfugiés (et la mosquée) est à la périphérie (outskirts) de la ville


d’Ahmedabad, signe que la communauté musulmane (et ses survivants après la crise) est
marginalisée (si elle n’est pas détruite complètement). Sa première réaction lorsque Anjum
rentre chez elle est de remettre ses vêtements normaux, se remaquiller : elle tente de se
réapproprier la part d’identité qui lui a été arrachée par ce traumatisme. Anjum subit donc
directement les tensions qui mettent les enfants en morceaux ou démembrent les hommes
et les femmes (« eventually they had pulled them apart limb for limb and set them on
fire. » 62). Anjum survit justement parce qu’elle n’est ni l’un ni l’autre, ‘grâce’ à son statut
de hijra. Georgia subit ces tensions indirectement, via Judith, qu’elle internalise sous forme
d’amie imaginaire, une présence constante qui matérialise le poids de sa culpabilité.

Gallagher a suggéré un parallèle scientifique pour expliquer les tensions inter-


communautaires et les expulsions de populations dans l’après-guerre, parodiant ainsi une
naturalisation des constructions de sociales (comme les ‘sexes biologiques’):
Ma caitheann tu solad sa leacht samhlaiann go cailleann se cuid da mheachan agus ta an
cailleadhuint meachana sin cothrom le meachan and leacht di curtha.51 True False
A body immersed in a fluid is subject to an upward force, equal in magnitude to the weight of fluid
it displaces. (…) Or, in common parlance : ‘Shove a foreign body into a bath and you’ll get a hell of
a lot of splashing.’(332)

Ainsi, les réactions de rejet des populations locales (pas vraiment ‘fluides’ donc) contre un
corps étranger (une population immigrée) est égale à l’ampleur de l’immigration. La
possibilité de vrai/faux pour cette vérité générale est offerte dans la Wunderkammer ce qui
51 C’est l’un des rares moments suggérant que David peut s’exprimer en Gaélique, permettant de faire le
lien entre l’histoire de Bohème et celle de l’Irlande par un autre moyen que les footnotes habituelles.
48
conserve une part d’ambiguïté, mais comparer des mouvements de rejet largement
orchestrés par les États-nations à des évènements naturels ou scientifiques est interpellant.
Le nationalisme exclusif peut pourtant être vu comme un comportement appris, basé sur
une construction sociale, de même que les rôles de genre imposés par la binarité construite.
Les tensions communautaires sont aussi expliquées de manière quasi-scientifique, chez
Roy comme un phénomène ‘naturel’, physique mais cette fois dans la bouche de Modi,
dont l’agenda politique est clair:
A weaselly 'unofficial spokesperson' announced unofficially that every action would be met with an
equal and opposite reaction. He didn't acknowledge Newton of course, because, in the prevailing
climate, the officially sanctioned position was that ancient Hindus had invented all science.
The 'reaction', if indeed that is what it was, was neither equal, nor opposite. The killings went on for
weeks and was not confined to cities alone. (45)

L’ironie acerbe devant cette naturalisation scientifique des comportements sociaux52 en


expose la dangerosité : présenter cette violence comme un fait naturel inévitable
déresponsabilise les individus de leur comportements excessifs. Là encore, le lien avec les
comportements appris liés au genre peut être suggéré puisque la ‘science’ est utilisée pour
marteler la légitimité de la binarité : c’est l’une des tendances récentes de la manosphere et
des critiques du mouvement transgenre (Ben Shapiro, Jordan B. Peterson, TERFS ou
‘Gender Critical feminists’…). Chez ces groupes extrémistes, la science occidentale est
érigée en dogme sacré qui ne peut être remis en question et dont toutes les observations
sont purement objectives et apolitiques (oubliant convenablement les périodes historiques
où la science fut utilisée politiquement pour légitimer le colonialisme et le racisme en
adoubant une hiérarchie ‘naturelle’ via des pratiques douteuses comme la phrénologie). Il
est donc intéressant d’observer ces deux tentatives des autrices à rapprocher des faits
généraux scientifiques et les haines inter-communautaires encouragées par le colonialisme
puis par certaines formes de patriotisme.

Entre la vie et la mort

Les deux protagonistes, de par leur origine liminale, subissent des traumatismes qui
les envoient à la frontière entre la vie et la mort. Chez Gallagher, ce sont explicitement les
limbes depuis lesquels Geo parle à son père:

52 Echo distant : « La réception sociale de la biologie ne se gêne pas aujourd’hui pour prêter des intentions
à la nature » Bereni (2012) 22
49
I think knowing an outcome would have made this, talking to you, impossible. You know : the awful
gush of relief, the sickly ooze of grief, they can get in the way. Whereas a limbo, that inbetweeny
place where Schrödinger’s cat is both alive and dead – Well. (472)

L’espace liminal est ici présenté comme un lieu d’incertitude et de possibilités, de


potentiel (‘gush of relief’/‘ooze of grief’) positif ou négatif mais, en l’état, ni l’un ni
l’autre. Comme la frontière géographique ou la non-binarité. Le lien avec la mort est à
nouveau explicitement donné par l’autrice, à croire que tous les entre-deux sont le même
espace ou non-espace unique: le non-lieu entre les pays, les genres et la vie et la mort. Ce
non-lieu d’écriture/de parole pour Geo, et plus concrètement, le cimetière dans lequel
Anjum vit matérialisent les peurs nées de la tension entre les identités multiples et rivales.

Les traumatismes placent donc les deux protagonistes dans les limbes et les transforment
en fantômes, l’une règne sur le cimetière comme Hel sur « the dominion of the dead »
(Roy 67) et l’autre se crée un double squelettique qui hante la maison voisine, de l’autre
côté de la ‘lane’ la ligne de vide dans son quartier :
When she was younger, Georgie had been fascinated by the lane that ran along behind the houses on
their road. It was quite private; cars didn’t go down it, and it didn’t have any streetlamps. (…) It was
like a secret backbone, Georgie imagined – connecting everything up through the places you
couldn’t see. Even when she was little, she used to wonder what was in there, what hidden things
were going on that nobody knew anything about. (172)

L’idée de non-lieu qui connecte tous les entre-deux est illustré par l’allée et est incarnée par
Elaine, un rassemblement (mehfil, comme Anjum) de plusieurs identités (voir citation plus
bas 444). Ce fantôme de petite fille suit Georgie partout (voire se confond avec elle) et
hante ses proches qui l’aperçoivent ou la ressentent de temps à autre, d’abord David:
Georgie’s door is half open. In the gap, his bedroom is warm greys, the colours of ghosts.
(…) he’d heard a noise coming from Georgie’s room. A ghost dragging at its chains, he’d
thought drowsily. (60) Symboliquement, la présence du fantôme est ressentie dans un autre
entre-deux : ‘the gap’. Lotte croit entrevoir Elaine alors que Georgie a un comportement de
plus en plus mystérieux (elle cache de la nourriture et l’écharpe de sa nourrice) et
l’ampoule vient d’exploser:

Shadows are crawling up the walls, dancing in time to the zither music playing on the TV. Outside,
an eerie green light is rising in the garden, hovering like mist above the snow-covered grass.
It’s just a trick of the moonlight, refraction, an optical illusion, but for a moment, she thinks she sees
the shape of a child standing there, skinny and girlish, teeth bared in a skeleton smile.
Why you must make up stories, Lotte? Why you never stay with what is real? (296)

50
Georgie, il semblerait, commence à effrayer Lotte de par cette présence étrange qui la suit
ou la possède. Les ombres, le froid, la musique étrange, tout rappelle l’esthétique gothique
au cœur d’un roman extrêmement réaliste. Le changement de registre crée une distance
soudaine dans la lecture : l’entre-deux et l’apparition qui l’incarne ne sont pas réels, ils ne
peuvent donc être traité par l’esthétique réaliste. Comme Georgia qui est empreinte de
glamour et de magie53. Elaine est animée par l’énergie de culpabilité qui lui insuffle cette
semi-vie imaginaire et, lorsqu’elle disparaît, elle devient la terre irlandaise et la frontière
qui vibre, une autre ligne imaginaire chargée de culpabilité et de deuil :
Elaine has turned into nothing. She is everywhere and nowhere at once; whatever membrane
separated her from the rest of existence has melted. Georgie + Elaine = Georgie plus. The bits of her
that might have once been human have been vaporised, stripped of their material value. Memories
only, fragments for a Golem to be cobbled together in Georgie’s imagination, scavenged from the
people she knows. Lotte’s cheekbones, Aisling’s illness, David’s long limbs, Joanie Flynn’s voice.
Gone, all turned elemental. While the truest source was the only material fragment that the Golem
never had: Judith Conyngham, blown to pieces on a pretty Monaghan street one glorious summer
evening. Gone, Elaine, gone. Your hair the grass and your face the stones and your voice the wind
and the sea (…) and the shimmering, quivering hum of the Border stretching around this quiet land.
(444)

Le fait qu’Elaine soit absorbée par Georgie pour faire une ‘Georgie plus’ peut suggérer que
la fantôme représentait aussi, d’une certaine manière, sa part de féminité qu’elle a du
extérioriser, cacher et nourrir en secret pour éviter les soupçons des adultes qui observent
et jugent son comportement efféminé (le Golem est aussi un être inachevé, peut-être un
embryon de féminité pour la future Georgia ?). Elaine, en incorporant des traits masculins
(David’s long limbs) et féminins (Lotte’s cheekbones/Joannie Flynn’s voice) et animée par
la mort de Judith à la frontière symbolise donc parfaitement l’entre deux non-binaire. Le
lien entre l’identité de genre non-binaire et la frontière (géographique ET vie-mort) est
donc à nouveau renforcé, comme son caractère imaginaire.
En Inde, une citation permet aussi de faire clairement le lien entre la mort et la
frontière : les menaces scandées par la foule hindoue à Ahmedabad : « Mussalman ka ek hi
sthan! Qabristan ya Pakistan! Only one place for the Mussalman! The Graveyard or
Pakistan! » (62) Ainsi il est nécessaire que le groupe adverse traverse une frontière pour
être séparé des hindous : peu importe que cela soit celle entre la vie et la mort ou celle avec
le Pakistan. Cependant, la protagoniste de Roy exploite la faille dans cette ‘requête’ : elle
décide de vivre dans un cimetière. Anjum a quitté la communauté organisée du Khwabgah
53 Echo distant : ‘I can hint at dreams, I can even personify imagination ; but that is only because I am not
rational enough to cope with reality. (…) Myth deals in false universals, to dull the pain of particular
circumstances. (Carter SW 5) Gallagher contribue par là à la mythologisation des femmes trans dont le
côté problématique sera exploré plus loin.
51
pour le cimetière, passant d’un univers marginalisé : « And so, at the age of fifteen, only a
hundred yards from where his family had lived for centuries, Aftab stepped through an
ordinary doorway into another universe. » (25) à un autre ce qui est symbolisé, les deux
fois, par l’impression d’entrer dans un monde à part :  « Only a ten-minute tempo ride from
the Khwabgah, once again Anjum entered another world. » (57) L’interprétation de
Newport sur ce passage souligne paradoxalement le refus d’être réduite à sa fonction de
symbole:
Whilst Anjum may never be able to let go of the trauma of Gujarat, the narrative thus finds a way to
move her on from it. She maintains a functional relationship with her hijra community in the form of
a pension, visits, gifts and burying their dead, whilst being the centre of a new community of misfits
and outsiders who aren’t hijra-specific outside of this traditional group. Anjum’s experience with the
Hindutva mob thus works to propel her outwards from her reduction to a symbol as hijra, and in its
place she is able to develop a new community based on shared oppression and marginality54

Pourtant, il pourrait être suggéré que, restant marginalisée et ancrée dans un nouveau
territoire de l’entre-deux, Anjum continue d’occuper une fonction symbolique dans le
roman. Comme Georgia, elle est suivie par un fantôme, celui de Zakir Mian, le vieil
homme qui l’avait accompagnée à Ahmedabad:
She tried to close the door on Zakir Mian, lying neatly folded in the middle of the street, like one of
his crisp cash-birds. But he followed her, folded, through closed doors on his flying carpet. She tried
to forget the way he had looked at her just before the light went out of his eyes. But he wouldn’t let
her. (61)

L’idée de fermer la porte sur un fantôme introduit ici l’idée de la porte (une frontière qui
peut être ouverte et fermée) entre la vie et la mort qui existe dans le cimetière :
... the battered angels in the graveyard that kept watch over their battered charges held open the
doors between worlds (illegally, just a crack), so that the souls of the present and the departed could
mingle, like guests at the same party. It made life less determinate and death less conclusive.
Somehow everything became a little easier to bear. (398)

Cette porte/ces portes ne sépare(nt) pas vraiment les morts et les vivants, puisque Zakir
Mian (et le reste de l’entourage décédé) reste avec Anjum. L’événement traumatique l’avait
d’ailleurs forcé à ‘faire la morte’ ce qui brouille encore la ligne entre morts et vivants:
“Anjum, feigning death, had lain sprawled over Zakir Mian. Counterfeit corpse of a
counterfeit woman. (63)”. Il est intéressant de noter la désignation douteuse utilisée par
l’autrice pour décrire la protagoniste dans son moment le plus vulnérable : ‘counterfeit
woman’. La voix narrative peut, à ce moment, soit représenter la haine des hijras

54 Newport, S. Writing Otherness (2018) 234


52
internalisée par Anjum ou ajouter un commentaire supposé être objectif, révélant le regard
peu respectueux que porte l’autrice sur la féminité des hijras.

Georgia frôle également la mort (et se fait rappeler à son identité transgenre
également en étant mégenrée voir PI.3.1) très concrètement dans un accident de voiture
(214) accomplissant ainsi l’espèce de prophétie de ‘death in a cracked ceiling’(214)
énoncée dès l’enfance de la protagoniste par ‘the windscreen a fractured spiderweb’ (215).
Mar propose un théorie qui voit cette phobie comme étant liée à la peur de sa propre
imagination et de sa féminité: « Think about it, Geo. A crack? An opening. A slit. A gap…
(...). A, you know, vagina.”(383). Le ‘cracked ceiling’ est décrit comme “a crazed
crossroads, each shrinking path leading only to oblivion”(383) qui peut éventuellement être
lié à la frontière (l’accident arrive aussi à un ‘crossroad’) mais n’offre pas d’interprétation
claire puisqu’un autre tiret intervient avant que Geo puisse expliciter cette peur: “it
certainly wasn’t down to my gender, it was – ” (ibid). Le carrefour peut éventuellement
être interprété comme le choix forcé entre deux genres, car l’insistance sur les gris (‘grey
sea, grey body, grey tails, long grey hair (…) This mermaid is a scary one’ 35), le violet
(‘Georgie usually prefers purple, but these pinks are comforting’ 32) et la symbolique
amphibienne/de l’entre-deux suggère fortement la non-binarité de la protagoniste. Or, si
Georgie-a est non-binaire, elle est pourtant forcée d’afficher soit la masculinité soit la
féminité sans que l’un ou l’autre ne lui convienne vraiment, ainsi, ce choix forcé mène au
néant, à un non-être, une expression de genre limitante (‘shrinking path leading to
oblivion’) qui ne correspond pas à son identité. Mais même cette éventuelle non-binarité
n’est pas un choix tranché dans la narration car l’utilisation récurrente des pronoms
féminins (she/her) alors que le neutre existe en anglais (them/their) l’ancre plutôt dans une
transition linéaire MtF. Geo suggère aussi plus tard que son identité de genre la met
effectivement en danger de mort puisqu’elle craint d’avoir le cancer du sein, comme sa
mère, malgré la faible probabilité pour une personne AMAB (‘assigned male at birth’) mais
cette problématique sera abordée en détails plus loin.

Le traumatisme de Ahmedabad fabrique à Anjum sa propre frontière invisible dans le


cimetière :  « ... the vagabonds and drifters who gathered outside the invisible boundary of
what had, by consensus, been marked off as Anjum's territory. » (65) Les traumas causés
par les frontières internalisées (la haine inter-communautaire) engendrent donc d’autres

53
frontières : intérieurement, Anjum se bâtit un fort virtuel qui vibre (‘hummed’ le même mot
que chez Gallagher) : une forteresse de deuil qui la protège :
In that setting, Anjum would ordinarily been in some danger. But her desolation protected her.
Unleashed at last from social protocol, it rose up around her in all its majesty – a fort, with ramparts,
turrets, hidden dungeons and walls that hummed like an approaching mob. She tattled through its
gilded chambers like a fugitive absconding from herself. (61)

Le fort de désolation peut être aussi être interprété comme une réplique de la ville fortifiée
de Old Dehli qui abrite l’enclave (ou le ghetto) musulman dans lequel elle est née. En le
quittant pour Ahmedabad, elle a été exposée à la violence hindoue, construire un double de
la forteresse intérieurement est peut être la seule solution après le traumatisme. Le temps a
un effet sur cette allégorie du deuil : « Gradually the Fort of Desolation scaled down into a
dwelling, manageable proportions. It became a home; a place of predictable, reassuring
sorrow – awful, but reliable. » (67) Mais chaque rappel de la violence hindoue menace de
restaurer cette barrière entre elle et le reste du monde, prouvant que les effets du
traumatisme resteront avec elle à vie. Lorsque Saddam partage son propre traumatisme,
l’histoire de la foule qui a battu son père et ses amis à mort parce qu’elle croiyait qu’ils
avaient tué la vache qu’ils étaient venus ramasser, Anjum replonge :
Anjum's desolate fort with its humming walls and secret dungeons threatened to rise around her
again. Saddam and she could almost hear each other's heartbeats. She couldn't bring herself to say
anything, not even to utter a word of sympathy. Bu Saddam knew she was listening. (89 mes
italiques)

A nouveau, les murs du fort vibrent. Les tensions communautaires et le souvenir de la


violence qu’elles engendrent participent donc à la construction et au maintien de ces
frontières internalisées par la population. Mais Roy introduit ici une forme de nuance qui
ne réduit pas les violences à l’Indo-Pak : pour Saddam, la violence du fanatisme hindou
s’est retournée contre sa famille car ils font partie d’une caste inférieure qui ramasse les
carcasses de vaches. Le dogmatisme aveugle pousse donc la communauté hindoue à tuer
des membres essentiels de sa propre communauté, qui finissent par se convertir à l’islam et
adopter un nom musulman (comme Saddam). La frontière Indo-pak internalisée est donc
extrêmement instable à cause de la radicalisation puis de la violence qu’elle génère.

La longévité du traumatisme chez Gallagher est illustrée par le fait que la mort de
Judith trouve un écho dans le meurtre (imaginaire) de Mar, que Georgia croit voir dans une
vidéo Youtube d’un corps mutilé et noyé qui circule sur internet et dans les journaux

54
télévisés ce jour-là. Une fois adulte et dans ses moments de vulnérabilité et de paranoïa,
elle est donc à nouveau hantée par l’ombre d’Elaine qui cette fois vient la pousser à se
débarrasser du manteau de Mar, dernier vestige métonymique de la relation perdue, comme
elle l’avait poussée à rendre la tête de la poupée de Judith:
I felt unhinged, not in the mental sense but physically, as if part of me was still there, standing
outside the interpretive centre, my eyes glued to the girl who looked like Elaine but couldn’t and
wasn’t, of course, and the boy who looked like me or something I used to be, but wasn’t of course,
and the thing they made together that was a nonsense but not, and I was back on the wrong side of
the wall again, searching for a portal that I didn’t want to find; a gateway into that lost, irretrievable
dimension, my own bloody past. (117)

La déstabilisation physique (unhinged […] physically) suggère à nouveau l’instabilité de


l’identité, Georgia (devenue ‘Georgie plus’ en fusionnant avec le fantôme) est entrain
d’extérioriser Elaine (et sa propre féminité?) à nouveau en la voyant dans les traits d’une
inconnue (et en se voyant elle dans les traits d’un garçon) car elle a peur pour Mar et pour
sa propre santé (c’est la veille des tests). Ainsi, les dommages causés par la frontière
laissent des séquelles à vie sur Anjum comme sur Georgia.

Les deux protagonistes ont déjà été mythologisées de par leur statut d’entre-deux-
genres et rendues magiques, extra-ordinaires, des sirènes, amphibiennes ou reconstruites et
recousues et peuvent être aussi chargée d’une nouvelle aura magique (glamour), une aura
fantomatique qui leur permet de longer la frontière entre la vie et la mort. Elles sont deux
allégories qui ne cessent de se charger en dichotomies brouillées: masculin/féminin,
Irlande du Nord/Sud, Inde-Pakistan, Protestant/Catholique, Musulman/Hindou, vie/mort.
Les deux autrices, si elles ont choisi l’allégorie, suggèrent donc d’en finir avec le cliché
récurrent en littérature post-coloniale de voir une séparation entre deux opposés nets et
suggèrent une hybridité plus nuancée et réaliste. Toutes deux transcendent ces oppositions,
Anjum l’exprime même explicitement de manière très profane: « I don't care what you
are ... Muslim, Hindu, man, woman, this caste, that caste, or a camel's arsehole. » (85)
Elles font donc des espaces liminaux leur propre territoire : Geo avec la ‘lane’ extra-
dimensionelle et Anjum avec son bout de cimetière, entre deux tombes. Ainsi, la vieille
femme et la petite fille extra-ordinaires attribuent des propriétés magiques ou scientifiques
à leurs domaines de l’entre-deux qui permettent de suspendre la réalité ou la visibilité. En
effet, la communauté d’Anjum est celle des gens déchus, où la réalité n’existe pas : « This
place where we live, where we have made our home, is the place of the falling people.
Here there is no haqeeqat. Arre, even we aren't real. We don't really exist. » (85) Et pour
55
Georgie, la lane a plus de trois dimensions, ce qui lui permet de s’exprimer et de
concrétiser sa part de féminité/son sentiment d’abandon (Elaine va aussi combler un
manque affectif puisqu’elle adopte des habitudes qu’avait Aisling, la mère malade de
Georgie, comme le ‘eskimo kiss’). L’invisibilité est un soulagement pour la petite qui
souffre de la surveillance malveillante des adultes et des autres enfants : « Georgie’s theory
was that the lane had an extra dimension, and there was an event horizon that only she
could get over, and that was why all the noises stopped when she went in there.
Lane+ Georgie = Invisibility » (175)

Ainsi, toutes les frontières sont déstabilisées sous les plumes de Roy et Gallagher. Il
est important de noter aussi que la frontière représente la ligne de démarcation entre ‘Us’ et
‘Them’  : c’est une schématisation des tensions intercommunautaires. Lorsque les groupes
sont identifiés, une frontière est alors nécessaire pour mettre fin à la cohabitation et au
brouillage des catégories :
She tried to un-know what they had done to all the others – how they had folded the men and
unfolded the women. And how eventually they had pulled them apart limb for limb and set them on
fire.
But she knew very well that she knew.
They.
They, who? (62)

Ici, ‘they’ sont les extrémistes hindous (et pas ‘les hindous en général’, la nuance est
rapidement ajoutée avec Dr Bhagat « (who, like millions of other believing Hindus, was in
fact appalled by the turn of events in Gujarat) » (56). Ces catégories ‘clairement définies’
sont donc exposées et remises en question par la diversité proposée dans les nombreux
personnages du roman de Roy. La division est encore violente et sanglante, mais la réponse
de la littérature est ici de proposer une représentation beaucoup plus nuancée de la
population indienne. Il était important de rappeler l’existence des ‘exceptions à la règle’ et
la cohabitation inter-communautaire sous la forme du microcosme du cimetière et soigner,
par la coopération, les séquelles de la Partition post-Indépendance. La plaie (« colonial
wounds »55) est plus vieille en Irlande, et la dichotomie est maintenant ancrée dans les
pierres, dans l’architecture de la capitale. L’héritage Georgien 56 est une des traces de la
colonisation et ne pourrait être décrite comme ‘notre’ d’un point de vue irlandais, ce dont
David (le père de Georgie) se rend compte durant le procès:
55 Bakshi, S. Jivraj, S. Posocco, S. Decolonizing Sexualities (2016) Foreword by Mignolo (vii)
56 Lien éventuel avec Georgie qui porte également dans son mortnom la trace de la colonisation britannique
et l’abandonne en se renommant Georgia ?
56
The enemy, Art calls them. The same crew O’Buachalla hacked off when he tried to build the car-
park on the Viking site, the ones who keep mouthing platitudes about the brutality of modernisation
and the ugly forces of commerce scarring the golden face of our Georgian heritage. Ours?(…)
Is that what it boils down to? Us. Them. (…) Years later, when David starts to understand, the only
word that will fit this moment is schism.
Them ≠ Us
Us = ?
(86)

C’est là l’essence de la frontière, le schisme à l’étymologie lourde: séparer deux groupes


en magnifiant les tendances identitaires. Dès lors, un groupe dont l’individu fait clairement
partie fait face à un groupe dont il ne fait pas partie, Us vs Them. Pourtant, l’autrice
compromet déjà cette dichotomie en demandant à quoi correspond ce fameux ‘nous’ : « Us
= ? ». Il est facile de se déterminer par la négative, ‘Us’ est l’inverse de ‘Them’, mais
savoir exactement ce que veut dire ‘Us’ est plus difficile. Pour arriver à une dichotomie
efficace, il est nécessaire pour l’Etat-nation de construire cette identité, ce ‘nous’, de la
rassembler autour de symboles forts, autour d’une langue et une histoire commune
simplifiées, unifiées, débarrassées de toutes nuances. C’est précisément ce processus de
simplification que tentent d’entraver Roy et Gallagher.

Sous-partie 2 : Identités factices

La notion d’État-nation est aussi problématique que celle du colonialisme car les
deux sont intrinsèquement liées selon Walter Mignolo :
… the nation-state is a constructed modern/colonial institution. It is embedded in the Spirit of
modernity that unavoidably carries the Evil of coloniality. You see and feel modernity, it is
announced, it is promoted, it is celebrated, it is full of promises. Coloniality is more difficult to see.
Modernity’s storytelling hides it.57

Roy et Gallagher infusent subtilement des critiques acerbes des nationalismes indien et
irlandais influencés par l’histoire coloniale, ce qui constitue une toile de fond cynique pour
leurs romans. L’impression générale en ouvrant leurs livres, n’est pas celui de plonger dans
un idéal touristique des cultures sub-continentales et celte : on assiste plutôt à une longue
déconstruction des idéaux nationalistes hindou et catholique et des stéréotypes auxquels un
étranger serait habitué. Cela constitue une récupération et un questionnement de l’identité

57 Mignolo (2016) (ibid)


57
nationale post-coloniale. Loin de l’exotisme coloré de Bollywood ou de la marchandisation
mondiale de la St Patrick, Roy et Gallagher refusent de présenter l’esthétique typique du
roman post-colonial. Cette esthétique est définie depuis le début du mouvement littéraire,
que McLeod critique en ces termes:
As Kwame Anthony Appiah pithily put it, ‘Postcoloniality is the condition of what we might call a
comprador intelligentsia : a relatively small, Western-style, Western-trained, group of writers and
thinkers, who mediate the trade in cultural commodities of world capitalism at the periphery’
(1992:40)58

Les auteurs de la littérature post-coloniale sont, à ses dires, souvent des immigrants bien
éduqués, cosmopolites qui se concentrent sur le dépassement des frontières. Ils se
cantonneraient au genre du ‘magical realism’ et considèrent la littérature comme le seul
moyen de contestation du canon occidental... Tout en y étant eux-mêmes ancrés (comme
Salman Rushdie). D’après McLeod, les écrivains adoptant un style plus réaliste et qui ne
posent pas les questions consensuelles sur le colonialisme sont écartés soigneusement. La
tendance est également à la généralisation de la littérature du tiers-monde dont une poignée
d’écrivains (anglophones, si possible) sont sensés représenter les intérêts et la culture.
Ainsi, la littérature post-coloniale serait devenue l’affaire de quelques membres de l’élite
suffisamment lisibles par l’Occident pour accéder au marché mondial.

En tant que pays anciennement colonisés, il était essentiel pour l’Irlande et l’Inde
de se réapproprier une identité nationale forte pour affirmer leur affranchissement de la
Grande-Bretagne, mais ce retour radical à l’identité nationale peut tomber dans un travers
aussi tyrannique que ceux d’un colonisateur extérieur. Lors du séminaire Post-Colonial
Resistance in Indian Aesthetics59 centré sur les œuvres de Rabindranath Tagore et Girish
Karnad, Sharbani Banerjee Mukherjee avait exposé la continuité d’un système
d’oppression qui était passé d’une direction coloniale à nationale. La culture hindoue, de
par son androcentrisme et son système de caste participe à la pérennité d’une violence
systémique en Inde. L’Hindutva absorbe aussi des éléments apparemment contradictoires,
comme les kinnars (hijras) représentées entre-autres par Laxmi Tripathi, célébrés comme
participants à la glorification du passé hindou du pays. Cette tendance peut – ironiquement
– paraître ‘moderne’ d’un point de vue occidental, mais elle n’empêche pas de nombreux

58McLeod J. Post-colonialism and Literature p. 450 in Huggan, G. The Oxford handbook of Postcolonial studies Oxford
University Press, Oxford, 2013 (459)
59 Dissensus in the Post-Colonial Anglophone world : History, Politics, Aesthetics organisé par Salhia Ben
Messahel et Fiona McCann CECILLE 31-01 et 01-02-2019
58
groupes marginalisés de subir encore de lourdes discriminations dans un système
hiérarchique stricte exacerbé par les effets néfastes du néoliberalisme. Mukherjee suggérait
aussi que l’Inde revendique son histoire hindoue car elle est entourée par des états hostiles
ouvertement musulmans. L’état nationaliste a souvent tendance à s’appuyer sur l’institution
religieuse60 pour renforcer une identité nationale récente et artificielle : Roy relève cette
tendance en utilisant un membre du gouvernement comme troisième protagoniste, le mal-
nommé Biplab (Révolution):  « Even my colleagues in the Bureau don't seem to be able to
see the difference between religious faith and patriotism. They seem to want a sort of
Hindu Pakistan. (165)
L’Irlande, en partie grâce au catholicisme, a pu s’affirmer face à une Angleterre
protestante. Les racines socialistes (Connolly) de la nouvelle République furent quelque
peu évincées par le pouvoir de l’Église Catholique et le pays fut (comme l’Inde
aujourd’hui) très conservateur car écrasé par le poids de la religion. La République ne
parvient que depuis quelques années à combattre l’extrémisme catholique référendum
après référendum pour obtenir les droits fondamentaux de ses groupes minoritaires 61. Une
tendance similaire peut donc être observée dans les deux pays : la simplification de
l’identité nationale et son assimilation à l’identité religieuse pour présenter une dichotomie
claire et politiquement puissante. La nature composite, la richesse et la diversité des
populations souffrent donc de cette nécessaire simplification lors du processus
d’affranchissement aux forces étrangères. Les séquelles de cette tendance perdurent bien
au-delà de l’Indépendance. Le cas indien complique encore la schématisation de cette
tendance puisque l’extrémisme religieux n’a pas servi à écarter le pouvoir anglican mais à
séparer le sous-continent lui-même et continue aujourd’hui de valoriser cette différence
face au Pakistan. Arundhati Roy a donc du, dans son roman, dépasser deux représentations
simplistes de l’Inde : la vision occidentale ‘exotisante’ et la vision hindoue radicale
nationaliste qui reste en toile de fond. En parallèle des histoires des trois protagonistes,
‘Gujarat Ka Lalla’ (Narendra Modi) continue son ascension au pouvoir et instaure un culte
de la personnalité pour un état totalitaire hindou qui 'purifie' sa propre histoire de toute
trace de son passé musulman et glorifie les victoires hindoues, ce qui est commenté de
façon prophétique:' As always, history would be a revelation of the future as much as it
was a study of the past'. (401)

60 Exemples : Kinder Küche Kirche pour les femmes sous le troisième Reich / Accords de Latran 1929
61 Même une moitié de la population peut être considérée comme un groupe minoritaire lorsque ses libertés
sont plus restreintes que celles de l’autre moitié. (ref au droit à l’avortement).
59
Quant à Gallagher, elle présente une Irlande excessivement verte et celtique jusqu’à la
satire, qui se vend habituellement aux touristes et moque la simplification historique pour
se recentrer sur les zones ‘oubliées’ par le néolibéralisme comme certaines banlieues
dublinoises. Le manichéisme protestant-catholique en vase clos est mis en perspective par
l’autrice qui suggère une connexion plus vaste de l’Irlande à l’Europe en explorant ce
schéma récurrent du colonisateur/colonisé non pas sur l’île même mais en Bohème 62. Ce
schéma de domination s’applique aux deux nations anciennement colonisées mais aussi à
l’occupation du Kashmir et des Sudettes et sans généraliser ou prétendre à l’universalité
d’une tendance, Gallagher résume presque scientifiquement ces étranges similarités:
As we all know, Herstory and its vatiations (history, itstory, theirstory, etc.) never repeats itself; it
just mimics, badly. We therefore suggest that you visualise our ‘parallels’ as loose/wavy, not (Fig.1)
straight lines. Think of them as strings on a musical instrument; carrying sound waves which travel
at different frequencies. (99)

Cette métaphore ou schématisation peut s’appliquer aux histoires de ces pays (Inde-
Pakistan-Kashmir, Irlande, Grande-Bretagne, Bohème,...) et des deux romans : des
mouvements similaires mais non synchronisés. Ils ne font que suivre plus ou moins le
même type de trajectoire, les différences restants notables. Plus clairement et sous forme de
question chez Gallagher : « (f) every point/Moment of violence in human history has its
own unique Source and Wave of Consequences and cannot be compared to another (True
and/or False) » (373)

Toutes ces nuances seront dépeintes par les autrices dans leur version d’une identité
‘nationale’ alternative qui reflète l’hybridité (la nature amphibienne?) des populations
indienne et irlandaise tout en exposant la ‘version officielle’ de l’identité nationale et les
dichotomies nettes comme caricaturales voire dangereuses surtout lorsqu’elle justifient une
séparation des populations:
For expulsion is the method which, so far as we have been able to see, will be the most satisfactory
and lasting. There will be no mixture of populations to cause trouble… A clean sweep will be made.
I am not alarmed at the prospect of the disentanglement of population, nor am I alarmed by these
large transferences, which are more possible than they were before through modern conditions.’
[Footnote :] See Ireland: Cromwell – catchphrase: ‘To Hell or to Connacht’. However, please treat
this reference with caution as it throws into relief the somewhat ‘blurry’ quality of our curator’s
parallels. According to these:
Protestant/Czechs = Catholics/Irish/nationalists (Colonised) – or, as we shall see in Lognote # 4
‘Good’
Catholics becoming protestants/German = Protestant/ British (Colonisers) – ‘Bad’

62 Les références historiques à l’histoire irlandaise seront reléguées aux notes de bas de page. Peut-être pour
souligner l’indifférence suprême de l’Europe à la crise des Troubles et à l’indépendance irlandaise en
général ? La situation de l’Irlande devient alors, littéralement ‘a footnote in history’.
60
Be aware that conflating ‘ethnic’, ‘sectarian’, and ‘political’ identities has been known to create
more problems than it solves. Moreover, as some of or other curiosities show, being Colonised or
Coloniser (therefore ‘good’ or ‘bad’) is not a fixed state. (120)

Cette citation provient du discours de Churchill de décembre 1944 présentant l’expulsion


comme la méthode la plus viable pour les régions envahies par les ambitions
pangermaniques du troisième Reich. L’idée d’un ‘clean sweep’, de ‘disentanglement’
simple, net et sans bavure est très éloigné de la réalité sanglante des expulsions (la section
‘fair game/freiwild’ illustre les violences sexuelles subies par les femmes allemandes
durant ces expulsions). La nuance apportée à la dichotomie habituelle ‘colonised=good’/
‘coloniser=bad’ est manifeste et ces rôles fluctuent au cours de l’histoire. Une partition et
le déplacement massif de populations ne se fait jamais sans travers, comme se leurrait
Churchill en 1944.

Une hybridité réelle menacée

Les identités de genre et nationale sont confondues avec cette citation qui rappelle
les nombreuses allusions à la nature amphibienne de Georgia  dont le genre, comme la
nationalité et la nation (de par sa frontière instable) ne sont pas fixes mais flexibles:

Budweisers were not the only group that failed to conform to nationalist visions of identity…
Others, so-called ‘renegades’ or ‘amphibians’ were able to move between [Czech and German]
national categories. Recently, scholars have turned their attention to these national outcasts as a way
to underscore the flexible rather than the fixed notion of nations… (97)

Cette nature flexible de l’identité nationale est explorée de façons différentes chez
Gallagher et Roy. La réalité composite de ‘l’identité indienne’ est représentée dans
Ministry of Utmost Happiness de par les nombreuses langues qui interviennent entre deux
lignes écrasantes d’Anglais. L’Urdu, l’Hindi (Tamil, Kashmiri, Telugu, ...) rappellent au
lecteur anglophone que ce n’est pas la réalité de la population dépeinte: « Those who could
understand what she was saying were a little intimidated by the refinement of her Urdu. It
was at odds whith the class they assumed she came from. » (119). Même dans les rues de la
capitales, le gens ne se comprennent pas toujours : tous ne parlent pas Urdu, tous ne
comprennent pas l’Hindi et beaucoup ne comprennent ni ne parlent l’anglais, même si c’est
la langue narrative. La multiplicité des langues suggère la pluralité des cultures et la
fausseté conséquente d’une identité nationale uniforme. La pluralité de la population est
plus forte que la construction d’une identité nationale. L’insistance sur la population, le

61
cœur réel d’un territoire qui ne s’incarne pas dans des valeurs ou des symboles abstraits est
aussi reflété dans le nationalisme Kashmiri affectueusement dépeint par Tilo :
She had always loved that about him, the way he belonged so completely to a people whom he loved
and laughed at, complained about and swore at, but never separated himself from. Maybe she loved
it because she herself didn't – couldn't – think of anybody as 'her people'. (358)

La variété de la population irlandaise est aussi représentée chez Gallagher, qui dépasse la
dichotomie simplificatrice avec les grands parents de Georgie :
 Granda Bell never goes to mass. That’s because he’s a Protestant. Granny had to get a special
permission from the Pope so she could marry him. Her family was fairly annoyed about it at first -
Aisling says people can be funny about things like that – but when they met Granda, they were
thrilled.  (33)

Le couple Bell présente une histoire inhabituelle dans la grande saga de l’opposition
Protestant-Catholique qui définit l’histoire de l’île et il est important de démontrer que les
luttes intestines ne régissent pas entièrement les choix et la vie des habitants. Cependant,
vers la fin du roman, le lecteur apprend que la mort les a physiquement séparés, ainsi,
même après des efforts conscients pour outrepasser la division historique dans la vie, celle-
là reprend le dessus lorsqu’ils ne peuvent plus activement la repousser : « My other
grandparents and their two small, tidy graves, packed neatly away into two different
cemetaries. » (318) Les adjectifs et adverbes suggérant le rangement (‘tidy’/’neatly’)
suggère un retour à l’ordre, la futilité des efforts des Bell mise en relief par la taille de leur
tombes (‘small’). Les efforts individuels paraissent alors insuffisants face au poids des
tensions communautaires.

Au delà de cet échec à la diversité, chez Gallagher, l’identité nationale relève peut-être de
quelque chose de plus profond, géologique, ancré dans dans la terre, surtout les entre-deux,
les non-lieux qui attirent particulièrement la protagoniste, comme la frontière. Ces
éléments géologiques qui changent autant que les êtres humains mais à une lenteur extrême
deviennent métaphoriques:
Naked, the Gap, and huge. I watched the scorched landscapes pass; its stunted trees, its scrubby
bush, all ash browns and muddy blood-reds. Martin used to say going over the Sally Gap was like
travelling across the moon. (…) The Gap does feel like an alien place, free of any sign of humans,
and that morning, I could sense it working its old magic on me, the same magic big empty places
always work on the small human mind. Geological glamour; the illusion that landforms, unlike us,
never change. That this is how it is, was and always will be.
Bullshit. It’s always changing, just slower. (107-8 mes italiques)

La dernière phrase critique l’idée d’une terre (d’une identité nationale ?) immuable et
éternelle qui aurait toujours existé et la ramène à une simple illusion. Les traces de brûlure
62
(‘scorched’) et de sang (‘blood-reds’) suggérés par les couleurs du paysage rappellent les
tâches sur les cartes de la Wunderkammer comme si toutes les contestations de territoire
laissait des traces visibles sur le paysage. Ces traces sont aussi une preuve que, malgré le
fait que les frontières soient des lignes imaginaires, elles marquent organiquement le
paysage et dans les vies des habitants. Par ailleurs, ces descriptions de paysages peuvent
être lues comme preuve de l’assimilation de l’identité de genre et de l’identité nationale.
En effet, la même aura magique est présente : ‘geological glamour’, la même aliénation
(« alien place ») que pour la beauté de la protagoniste. De plus, le même vocabulaire est
utilisé pour décrire le corps de Geo(logical/Georgia) et les paysages dans lesquels elle
évolue, où elle fait son ‘pilgrimage’ (108) et qu’elle identifie comme “home” (hometown
107):
I peered down at the snowman-shape of the two lakes, the paths along their banks, dotted with the
tiny moving forms of people and dogs. The black masses of trees leading up from the water, the
dirty white cliffs scarred with the marks of old quarries. Funny little shapes stick out from the grey
silhouette of the crest facing me. If I squinted, I could make out the slanting oblong of a water
reservoir, the broken thumb of a mineshaft. The colours and shapes hummed, playing tricks on my
eyes. (111 mes italiques)

Il est intéressant de noter l'écho à la première scène lorsqu'elle se regarde dans le miroir le
matin : « I squinted ; saw a long-legged oblong. Tilted up my chest, sucked in my gut,
squinted again ; this time, saw a wide-waisted hourglass. »(14) Les deux formes
récurrentes ici sont 'oblong' et la 'snowman-shape', similaire à 'hourglass' : le paysage a les
mêmes formes qu'elle. Basé sur cette lecture, il est possible d’avancer que Georgia
représente le territoire irlandais : un espace hybride, aliéné (isolé), magique et, surtout, en
transition.

La fluidité géologique de Gallagher pour représenter l’identité nationale (et de genre) est à
mettre encore une fois en contraste avec le patchwork de Roy. La petite famille du
cimetière qui est un microcosme de l’Inde (sa partie la plus marginale, du moins) : « Miss
Udaya Jebeen – she of the six fathers and three mothers (who were stitched together by
threads of light) » (427). L’identité nationale est ici un ensemble de pièces colorées
cousues ensembles « all […] stitched together by threads of light » (133) qui ont été
déchirées par la partition :
Neighbours turned on each other as though they’d never known each other, never been to each
other’s weddings, never sung each other’s songs. The walled city broke open. Old families fled
(Muslim). New ones arrived (Hindus) and settled around the city walls. (13)

63
La cohabitation qui précède la partition propose une origine syncrétique et composite de
l’Inde, des fils entre les cultures qui communiquent par la musique (songs) et les fêtes
(weddings). Certains lambeaux de cette hybridité survivent dans les rues de Dehli,
représenté par Roy avec la multiplicité linguistique et la popularité de Laïd, mais cela reste
cantonné à l’enclave (‘ghetto’ 14) musulmane de la ville (Old Dehli). Les membres du
Khwabgah illustrent aussi cette diversité de par l’ample panel de leur processus de
transition:
The Hindus, Bulbul and Gudiya, had both been through the formal (extremely painful) religious
castration ceremony in Bombay before they came to the Khwabgah. Bombay Silk and Heera would
have liked to do the same, but they were Muslim and believed that Islam forbade them from altering
their God-given gender, so they managed, somehow, within those confines. (...) As for Usta
Kulsoom Bi, she said she disagreed with Bombay Silk and Heera's interpretation of Islam. She and
Nimmo Gorakhpuri – who belonged to different generations – had had surgery. (29)

Il existe donc une autre Inde complexe, un tissu de marginaux et de subalternes qui
cohabitent et – parfois – s’entraident. La poésie et la musique lient ces communautés entre
elles : la présence du musicien Ustad Hameed (qui chante de la musique classique hindoue)
durant tout le roman aux cotés de Anjum (qui est musulmane) l’aide à survivre au
traumatisme. La portée de la voix de son ancien professeur de musique surpasse (‘range
over’) les divisions du paysage et des habitants et les atteint tous sans discriminations. La
confusion entre le jour et la nuit produit une sorte de cycle perpétuel de musique qui
accompagne toute l’histoire du roman et du pays au travers de ses traumas:
While the light died (or was born) and Ustad Hameed’s gentle voice ranged over the ruined
landscape and its ruined inhabitants, Anjum would sit cross-legged with her back to Ustad Hameed
on Begum Renata Mumtaz Madam’s grave. She would not speak to him or look at him. He didn’t
mind. He could tell from the stillness of her shoulders that she was listening. He had seen her
through so much, he believed that if not he, then certainly music, would see her through this too.
(65)
Il est intéressant de noter que, si chez Gallagher, les habitants (comme Geo) se confondent
avec le paysage, chez Roy, les habitants appartiennent au paysage : « the ruined landscape
and ITS ruined inhabitants » les deux sont aussi dans le même état de ruines. La musique
reste présente en fond jusqu’à la fin, lorsque la famille d’Anjum s’agrandit. La grande
communauté alternative qu’elle bâtit dans son cimetière, avec leur école, pompes funèbres
et piscine ‘du peuple’ peut être vue comme une métonymie pour la pluralité de la
population indienne. Ustad Hameed chante à nouveau après l’arrivée du bébé (il est donc
présent pour les traumas et pour les heureux évènements):
Ae ri sakhi mora piya ghar aaye
Bagh laga iss aangan ko

O my companions, my love has come home

64
This bare yard has blossomed into a garden (304)

Ainsi, dans le roman de Roy, les chamars, les hijras, la femme célibataire à la peau trop
sombre, les enfants abandonnés (Zainab et Miss Udaya Jebeen II), l’imam aveugle
(contrepartie musulmane de Ustad Hameed, qui dit des prières au lieu de chanter), Dr Azad
Bhartiya (militant athée anticapitaliste) en résumé, tout ce qui sort de la norme hindoue
brahmane de classe supérieure, forment ensemble une famille haute en couleurs qui
s’épanouit hors du système.

Cependant, le fait qu’ils se rassemblent au cimetière signale la tentative du nouveau


super-état hindou de se débarrasser de ses populations marginales dans sa course vers un
néolibéralisme mondialiste exacerbé. En suivant cette lecture pessimiste, leur vie au
cimetière symbolise le fait qu’ils soient en voie de disparition imminente. La fin heureuse
quelque peu artificielle que propose Roy à son roman (le mariage, le bébé, la joie
d’Anjum) est suspecte: « Guih Kyom the dung beetle (...) even he knew that things would
turn out all right in the end. They would because they had to. » (438) La fin pourrait en fait
être lue comme extrêmement cynique. En effet, si le roman anglophone est destiné à un
public occidentale féru de simplification, d’exotisme et d’histoires ‘feel good’ (facile à
vendre), l’autrice savait qu’elle devait écrire une fin heureuse pour les oubliés du super-
état. Ainsi l’audience occidentale peut se satisfaire d’avoir accompagné ces populations
marginales jusqu’à leur stabilité et leur joie sans se sentir coupable de son impuissance
face au sort tragique de ces populations. Tout ira bien parce qu’il le faut (they HAD to)
ressemble à ce qu’un lecteur impuissant pourrait vouloir se dire à la fin du roman. Cette
lecture de la fin de Ministry of Utmost Happiness serait aussi conforme à une autre
tendance dans les deux romans qui est de dénoncer la reconstruction simplificatrice et
romancée de l’histoire et de la géopolitique.

La Fabrication d’une Histoire Manichéenne

Roy énonce clairement la notion de la simplification forcée de l’identité en


schématisant le nationalisme en Kashmir :
But for that, we as a people – as an ordinary people – have to become a fighting force… an army. To
do that, we have to simplify ourselves, standardize ourselves, reduce ourselves...everyone has to
think the same way, want the same thing...we have to do away with our complexities, our

65
differences, our absurdities, our nuances...we have to make ourselves as single-minded...as
monolithic...as stupid as the army we face. But they’re professionals and we are just people. (370-7)

Cependant, dans sa compréhension apparemment binaire de l’identité des hijras, qui serait
en conflit perpétuel, elle leur fait incarner la tension qui plane sur le pays. Cette tension,
lorsqu’elle est calquée sur l’identité de genre, s’apparente à quelque chose se rapprochant
de la dysphorie de genre : «The riot is inside us. The war is inside us. Indo-Pak is inside us.
It will never settle down. It can’t.» (23) La protagoniste parle aussi avec « two voices
quarrelling with each other » (29), en elle, deux factions en guerre (« the warring factions
inside Anjum » 30) et son corps devient littéralement un champs de bataille (« battlefield »
30) ou les deux pôles d’une binarité s’affrontent : homme vs femme, indien vs pakistanais.
Cette dichotomie peut être lue de deux façons : soit elle suggère que, comme l’existence
des hijras le prouve, cette binarité est loin d’être nette et tranchée (les hijras sont
considérées comme le troisième sexe, et donc ni l’un ni l’autre, pas l’un vs l’autre) soit
Arundhati Roy voit les deux dichotomies comme parfaitement binaires et tomberait donc
ironiquement dans un écueil qu’elle passe 438 pages à dénoncer.

Lors du séminaire du 2 février 2019, Bhawana Jain avait aussi pointé du doigt cette
tendance à romancer l’histoire pour présenter un récit clair et simple : une partition binaire,
les héros contre les méchants. L’histoire de la partition indienne, essentiellement simplifiée
et récupérée pour une audience occidentale anglophone efface toutes formes de nuance et
fabrique une version gauchie de l’histoire : les voix des témoins sont ignorées, la pluralité
des opinions, des vécus disparaissent. Les cartes digitales (qui rappellent les cartes
interactives de la Wunderkammer) réduisent le temps, l’espace et l’individualité des
victimes et les évènements traumatiques sont résumés à de simples chiffres. L’histoire
collective et émotionnelle est affichée comme spectacle pour l’audience mondiale. La
même dynamique est exposée avec le Lognote qui compare les décomptes divergents de
populations exilées/massacrées dans l’après-guerre de divers sites internet.

Comme le prouve la relégation de l’histoire du pays aux notes de fin de pages,


l’identité irlandaise prend toujours une place très anecdotique dans Beautiful Pictures of
the Lost Homeland  : lorsque le lecteur ‘entend’ Geo, la date est le 17 mars, le jour de la St
Patrick (11) ce qui est mis en contraste avec l’attentat à la bombe à Londres. Le lien avec
les bombes de l’IRA est fait subrepticement : « More Bombs on Underground./More ? I

66
thought, because I was still groggy, still slow. But there hadn’t been bombs since - » (11)
Depuis les Troubles. Dès le début du roman, le lecteur doit s’habituer à ces silences, ces
euphémismes et ces chemins indirects vers l’histoire irlandaise, car elle ne sera jamais au
premier plan. Cependant, comme une simple coïncidence, il s’avère que le travail qu’on
propose à Geo ce jour là couvre les Troubles ainsi :
- a three-parter on the Troubles, funded by the Broadcasting Commission. (…) A prestige project,
hyped to the hilt. Drama-reconstruction, lots of archive, a strong editorial line and a rake of
interviews from people who’d never talked before. They’d finished logging and were all set to get
into the suite. (…) she needed good eyes – sensitivity, she said – for the series.  (11-12)

Le fait que les Troubles soient présentés la première fois comme une ‘Drama-
reconstruction’ n’est pas anodin. L’histoire, il s’avère dans ce roman, se résume souvent à
cela. La réflexion est poussée dans les épisodes de la Wunderkammer et dans les
enregistrements de Anna Bauer. Cela marque également le début d’un motif récurrent :
dans ce roman, l’histoire irlandaise, l’identité irlandaise affichée n’a rien d’authentique,
c’est une construction factice instrumentalisée qui a toujours un but, qui sert des intérêts
personnels (Donnacha O Buachalla qui revient en Irlande et change son nom à sa version
gaélique à son retour/ Eoin qui a pris un accent londonien-dublinois et utilise ses origines
pour se présenter comme anti-establishment) ou politiques. La voix de l’employeur revient
à Geo lorsqu’elle se concentre sur les informations à la télévision :  « We’ve been focusing
on the victims, Brid had said, The hole that was left in people’s lives after, you know, the
shit happened. Breaking News. More shit happens. » (13) L’interruption pragmatique
reprenant l’euphémisme (‘lazy, insulting’ 130) de Brid par Geo en voyant les informations
entre-coupe la conversation qu’elle vient d’avoir au téléphone et qu’elle se remémore. Le
temps narratif est complètement destructuré mais la marche de l’histoire ne s’arrête pas :
au moment même où une analyse des faits en profondeur est planifiée sur les ‘attentats’ des
Troubles, d’autres personnes sont entrain de connaître un nouveau traumatisme, dont les
effets seront plus tard analysés, digérés par l’histoire et répertoriés comme un autre fait sur
lequel n’importe qui, même les premiers concernés, pourront avoir un regard distant et
analytique. La conversation reprend dans la tête de Geo et est constamment mise en
parallèle avec les images télévisées, toujours avec une touche d’ironie tragique :
 But we’re giving it a positive spin, how they’ve managed since, come to terms. You know, all that
peace and reconciliation stuff. The viewers will love it. Feel good.
Sky cut to World News. Crisis in the Eurozone. More Dead in the Middle East. North Korea War
threat. (…)
We got some amazing people, families that moved away. Canada, the States. The stories, Georgia.
They’d break your heart.  (13)

67
La capitalisation sur les évènements tragiques pour étoffer le sentiment national et
proposer une simple image de réconciliation est clairement affichée. L’histoire des
Troubles n’est pas la seule à être récupérée, simplifiée et romancée pour être plus facile à
vendre. L’histoire de la famille d’Anjum connaît le même traitement avec les journaux :
At most the long interview would merit an arch, amusing mention in a weekend special about Old
Dehli. If it was a double-spread, a small portrait of Mulaqat Ali might even be published along some
close-ups of Mughal cuisine, long shots of Muslim women in burqas on cycle rickshaws that plied
the narrow filthy lanes, and of course the mandatory bird's-eye view of thousands of Muslim men in
white skullcaps, arranged in perfect formation, bowed down in prayer in the Jama Masjid. Some
readers viewed pictures like these as proof of the success of India's commitment to secularism and
inter-faith tolerance. Others with a tinge of relief that Dehli's Muslim population seemed content
enough in its vibrant ghetto. Still others viewed them as proof that Muslims did not wish to
'integrate' and were busy breeding and organizing themselves, and would soon become a threat to
Hindu India. Those who subscribed to this view were gaining influence at an alarming pace. (14)

Roy insiste sur le caractère artificiel de ces magazines avec des adjectifs comme
‘mandatory’ ‘amusing’ et le jargon technique (‘double-spread’, ‘portrait’, ‘close-ups’,
bird’s eye view’) prouve que le point de vue sur ces faits culturels est largement manipulé,
ce qui instaure une distance critique avec le sujet des photos décrites. La pluralité des
interprétations possibles (la première, externe/occidentale qui préfère minimiser les
tensions en Inde, la seconde du gouvernement Indien qui se déculpabilise de la
ghettoïsation des populations musulmanes et la troisième des nationalistes extrémistes) de
ces images prouve la vacuité totale des reportages : ils ne sont que des pages blanches sur
lesquels chacun projette l’interprétation qui l’arrange le mieux.

Chez Gallagher, les sections avec Julia/Anna Bauer constituent aussi un


commentaire sur la reconstruction ‘dramatisch’ historique et la victimisation/diabolisation
systématique de certaines populations, en l’occurrence, les exilés de l’après-guerre:
It shines to me that this should be the important story, the one you fill out with all the pictures, ganz
dramatisch, gel? You use it in, so, a trailing, to advertise the programme. The poor sad people,
leaving the homeland. Rain falling, and sad faces… (369)

Gallagher et Roy partagent ce mépris froid pour le sensationnalisme historique, la douleur


reconstruite, romancée et marchandisée pour la consommation rapide et émotionnelle sans
engagement réel : ‘tinge of relief’, ‘feel good’ ou ‘the stories (…) they’d break your heart’
voire ‘inter-faith tolerance’. Le roman de Gallagher sert en quelque sorte de miroir
futuriste aux événements décrits par Roy : le traumatisme est encore récent et les Troubles
n’ont pas encore atteint leur paroxysme entre l’Inde et le Pakistan, même si une partition
sanglante a déjà eu lieu, la contestation des frontières et des territoires, les radicalisations

68
hindoue et musulmane sont en plein essor. Mais peut-être, dans le futur, des documentaires
‘feel good’ seront réalisés pour vendre une illusion de réconciliation. Pour comparer les
tendances similaires en dates :

‘Partition’ République Irlandaise - Irlande du Nord : 1922


– Troubles 1960-1998 (comme si tout s’était arrêté net au Good Friday Agreement) et
spectre de nouvelles tensions en 2019 liées au Brexit et la menace d’une ‘hard-border’.

Partition Inde - Pakistan : 1948


– ‘Troubles’ toujours d’actualité et le parti nationaliste hindou anti-musulman vient de
remporter les élections générales (avril-mai 2019). Modi siégera donc encore au
gouvernement Indien pendant les cinq prochaines années.

La fin heureuse du roman de Roy n’était donc pas particulièrement prophétique. Même au
regard de l’actualité en Irlande, l’ombre des Troubles est encore très présente à l’heure où
le Brexit se décide et la frontière entre l’Irlande du Nord et la République est à nouveau
remise en question. Pour reprendre les mots de Gallagher « Breaking News. More shit
happens. »63
Dans les romans, les deux types de nationalisme indien et irlandais sont exposés dans toute
leur fausseté, suivant la simplification historique. Les deux autrices démontrent donc les
stéréotypes indiens et irlandais selon les normes nationalistes.

Culture ‘Celte’

Une des fêtes nationales est vidée de sa substance dans le roman: Georgia décrit les
participants à la St Patrick comme aliénés dans leur propre pays, des ‘réfugiés d’une autre
dimension’, comme si ils ne faisaient pas partie de la culture locale. Le caractère factice
des célébrations est aussi appuyé par le plastique et les perruques et l’anonymat (a mass)
dans lequel leur maquillage tricolore plonge les dublinois:
 They looked like refugees from another dimension. Everyone seemed to be wearing green and
fright wigs and leprechaun hats, clutching giant plastic shamrocks, their faces a mass of tricoulour.
The first bolts of Paddy’s Day mania were crackling through the air. Laughter just that bit too loud,
kids crying, crumpled cider cans lying in the kerb.  (103)

63 Note : fin Mai 2019 durant la rédaction de cette partie, annonce de la victoire de Modi ET de la démission
de Theresa May
69
Une tension électrique (‘bolts’) semble imprégner les célébrations peut-être dans la
continuité des vibrations de la frontière ? La St Patrick, même dans sa version moderne
commerciale plastifiée reste un symbole irritant pour la population du nord, et garderait
donc une part de sa charge subversive. En effet, lorsque Georgia croise des touristes
d’Irlande du Nord dans les montagnes elle se demande : « What were Nordies doing in the
Soy(u?)th, copping out of the Big Green Celebrations taking over their Victorian streets? »
(112) Le rappel à l’architecture, toujours référencée par le nom du monarque anglais en
règne à la construction, reste un symbole de l’ancienne colonisation (‘their’) confirme la
dichotomie simplificatrice qui continue de fonctionner malgré la commercialisation de la
culture irlandaise.

Une représentation de l’Irlande plus stéréotypée encore vient de Lotte, qui est
anglaise, et offre donc la perspective d’un étranger sur la situation. Elle fait écho à la
supériorité construite de l’Angleterre par rapport à l’Irlande :
Dublin ? Ireland ? First thoughts ; old ones. Backwards. Donkeys. Priests. Leprechauns.
Then….poor. Cheap. Good. Then : IRA. The Cause. Bombs. Children with their heads blowf off.
And they heated the English. Height hundred years. Did they even have electricity ? Had any of
them heard of Liberation ? (…) Exile. No divorce. No Pill. No abortion. No blacks. Rain. Samuel
Beckett. Rain. (130)

Les passages les plus ouvertement xénophobes (pour ne pas parler de racisme, même si les
irlandais ont été longtemps classifiés comme une population inférieure) révèlent la
violence de l’ancien colonialisme et les séquelles qui perdurent sous forme de préjugés
insultants:
Oh come on. I mean, I know this is Holy Ireland, but nobody forced her to produce a gaggle of
brats. At which David’s head jerks, like he’s been slapped. For Christ’s sake, David, you of all
people should know it’s a complete bloody farce. Breeding, matrimony, the works. (…) drawling,
very English, that way she does when she’s making fun of people, her eyes slitted like Caliban’s, Oh
my God, David Madden, don’t tell me you’d pegged me as the maternal type… (351)

Symboliquement, Lotte reprend justement un accent anglais (‘drawling, very English’) très
prononcé lorsqu’elle est au comble de son comportement colonialiste, énonçant ces
stéréotypes. La réaction physique de David face à ces commentaires est sans ambiguïtés,
cette représentation de son pays le blesse profondément. La dérision avec laquelle Lotte
dépeint le comportement maternel est excessivement embarrassant pour David à cet instant
car Georgie est présente et elle aime beaucoup sa nourrice, souhaiterait même qu’elle soit
sa mère (« Lotte will never be your Mum. » (424) se dit-elle après cet épisode). De par son
positionnement politique et son histoire de militantisme avec son frère, Lotte présente aussi

70
un certain mépris devant la supposée nature anecdotique des luttes irlandaises. Elle est
condescendante vis à vis d’Eoin (qui s’autoproclame, lorsqu’il se rend compte qu’elle ne le
prend pas au sérieux) « the thick illiterate Paddy » (282) et de ses amis, qui s’expriment en
un langage inutilement chargé de jargon politique caricatural:
Eoin, show everyone on this poxy island what’s really going on, those Orange pricks with their
property and profits and proletariat-fooling lodges and no Catholics need apply, those B-special
bollixes, those trigger-happy para-bastards, those warmongering imperial fuckers in Whitehall, those
murdering cunts, you show them what the martyrs of 1916 died for, what the people on the streets of
Derry were gunned for. (276)

Cette tirade donne un résumé très concentré de l’histoire Irlandaise, de l’invasion de


William d’Orange (‘Orange Pricks’) à 1916 puis les Troubles avec le massacre à Derry. La
confusion et la profusion d’évènements en une seule phrase sans ponctuation, la vision
téléologique de l’histoire irlandaise et tous ces évènements déconnectés supposés concourir
à la liberté de la population, le tout devient hyperbolique et excessif, suffisamment pour
être tourné en dérision. Eoin lui-même est décrit comme quelqu’un ayant capitalisé sur son
militantisme : « [he]’d been big in the seventies for his portraits of radical youth in hotspot
areas. » (16) Ainsi, Gallagher déconstruit une part de l’essence supposée de la culture
irlandaise : la St Patrick devient un excès de ‘shamrocks’ en plastique, l’histoire et les
luttes sont parodiées par les pseudo-révolutionnaires qui finiront leur carrière avec un
accent hybride de vendu : « No, Blessed Eoin was saying in his mixed-up Dublin-London
accent ». (16)

Inde Hindoue Nationaliste

La critique de l’hindutva est diffuse dans toute l’œuvre, ce qui la rend difficile à relever en
citations explicites mais la montée au pouvoir de Modi concerne le Duniya (le monde
extérieur au Khwabgah). Ainsi, une certaine distance existe entre les vies de protagonistes
et le reste de la société indienne. L’évolution politique du pays a du mal à pénétrer le
monde magique et à part du cimetière. La corruption même des autorités municipales
signifie que les règles étatiques ne s’imposent pas encore strictement dans cet espace:
Every few months the municipal authorities stuck a notice on Anjum’s front door that said squatters
were strictly prohibited from living in the graveyard and that any unauthorized construction would
be demolished within a week (…) they chose the path of appeasement and petty extortion. They
settled for a not inconsiderable sum of money to be paid to them, along with a non-vegetarian meal,
on Diwali as well as Eid. (67)

71
Les marges de la sociétés, les enclaves survivantes de non-droit permettent à la
communauté d’Anjum d’être protégée des changements extérieurs. Cependant, pour un
lecteur anglophone occidental, Ministry of Utmost Happiness peut être considéré comme
un bon manuel d’introduction aux dynamiques sociales indiennes. La tendance anti-
musulmane violente qui monte en Europe et aux Etats-unis est répliquée en Inde pour des
raisons différentes, mais les mêmes stratégies de ‘fearmongering’ d’assimilation entre les
actes terroristes et la communauté musulmane entière (autre acte de simplification
politiquement efficace) sont utilisées en Inde. Ainsi, les événements de 9/11 sont perçus
ainsi:
The planes that flew into the tall buildings in America came as a boon to many in India too. The
Poet-Prime Minister of the country and several of his senior ministers were members of an old
organization that believed India was essentially a Hindu nation and that, just as Pakistan had
declared itself an Islamic Republic, India should declare itself a Hindu one. Some of its supporters
openly admired Hitler and compared the Muslims of India to the Jews of Germany. (41)

Les proportions exactes du nationalisme hindou sont traduites grâce à la référence au


troisième Reich, qui rend la menace lisible pour tout lecteur occidental. Cette comparaison
rappelle aussi les parallèles désynchronisées des conservateurs de la Wunderkammer :
l’histoire ne se répète pas, elle imite mal et les rôles de victime et d’oppresseur fluctuent
entre les différents acteurs de la scène internationale. Cependant, Roy remet en contexte les
fondements mythologiques de cette haine anti-musulman, ce qui affiche la différence avec
l’occident. L’arme unique de l’Europe et des Etats-Unis pour diaboliser l’islam est
l’exposition disproportionnée de leurs populations aux actes de terrorisme et à la
radicalisation d’une minorité des pratiquants de cette religion. Le même processus a lieu en
Inde, mais, afin de présenter un narratif plus légitime et mythologique, le gouvernement et
l’académie indienne puisent dans les textes hindous pour recycler une vieille opposition
légendaire et présenter cette nouvelle dichotomie comme l’héritage d’une ancienne lutte :
A few audacious scholars had begun to suggest that the Ramlila was really a history turned into
mythology, and that the evil demons were really dark-skinned Dravidians – indigenous rulers – and
the Hindu gods who vanquished them (and turned them into Untouchables and other oppressed
castes who would spend their lives in service of their new rulers) were the Aryan invaders. (...) In
the new dispensation however, (...) the evil demons had come to mean not just indigenous people,
but everybody who was not Hindu. Which included of course the citizenry of Shahjahanabad. (87)

La voix la plus directe qui déconstruit l’Inde moderne est celle du Dr Azad Bhartiya qui
dénonce l’impérialisme américain, le nationalisme de l’état, la maltraitance des militants
du Jantar Mantar et l’indifférence à leurs causes. Un être de papier en deux
72
dimensions :« so thin as to be almost two-dimensional »(125) dont l’unique trait de
personnalité est le militantisme. Il rejette aussi le système de caste: « Only Hindus have
this caste, this inequality contained in their scriptures. » (129) Le colorisme indien
qu’ignore aussi une audience occidentale est introduit avec la réaction des parents de Naga
à son marriage avec Tilo, qui a la peau sombre :
She was trying to put a brave face on the trauma that her new daughter-in-law's shocking
complexion had visited upon her. She herself, was the colour of alabaster. Her husband, though
Tamilian, was Brahmin and only a shade darker than her. (185)

Ainsi les deux autrices rejettent les stéréotypes de leurs cultures pour proposer une
représentation alternative, plus variée de l’Inde et de l’Irlande. L’effacement des nuances
est une pratique courante dans la construction de l’historique nationaliste des pays. Comme
pour le sexe et le genre, la dichotomie simplificatrice Eux / Nous fonctionne mieux au
niveau politique, pour mieux diviser et contrôler la population en poussant à la marge les
exceptions à la règle. Le travail de fabrication de ces narratifs simplistes est relié par les
médias (dénoncés par les deux autrices), l’académie et le néolibéralisme. Roy et Gallagher
attaquent aussi le système capitaliste comme séquelle de l’impérialisme britannique (puis
américain) car ils commercialisent les versions simplifiées de leurs cultures.

Sous-partie 3 : Néolibéralisme Aigu ou les Séquelles de l’Empire

« Somebody has to pay the price for Progress... » (Roy 99)

Il a été établit que les deux autrices, de par leur déconstruction des frontières et des
identités nationales via l’utilisation de protagonistes marginales au genre hors-normes
allégoriques, ne participent pas au mouvement de la littérature post-coloniale. Ou pas celui
que décrit Brouillette (cité par McLeod dans son article) : « A strategy of containment that
converts radical literary endeavour into palatable exotica for first world readers. »64. Le
système capitaliste qui participe à la marchandisation de la littérature de la périphérie est
amplement critiqué dans les deux romans, malgré la popularité de Arundhati Roy et en

64McLeod J. Post-colonialism and Literature p. 450 in Huggan, G. The Oxford handbook of Postcolonial studies Oxford
University Press, Oxford, 2013 (463)
73
accord avec la nature méconnue de Mia Gallagher (qui ne jouit pas de la même notoriété
que Roy). Le Celtic Tiger et ‘the world’s favourite new superpower’ (96) sont longuement
déconstruits, les sacrifices de populations que les changements économiques ont entraînés
sont ouvertement méprisés :
The weather had been terrible all winter, cold, grey with snow and floodings, a perfect backdrop to
the bone-deep misery of the recession.
(…) Scattered showers, sunny spells, some wind. It was a day straight out of my childhood, straight
out of those radio forecasts you used to listen to, Irish to its marrow. Grey clouds were chugging
over the pewtery roofs of my adopted townland. To the west, I could see shreds of blue in the sky,
against them the branches of the sycamores in the church grounds, clawing like the fingers of famine
victims. Beyond that, out of sight, lay Dublin’s Wilder West. Graffiti, dogshit, hoodied teenagers,
burnt-out cars and the occasional, lethal shooting. Inchicore, Isle of the Snout, the townland the
Tiger had ignored.  (9)

La croissance économique n’a pas aidé tout le monde et ces parties oubliées ou ignorées ne
sont jamais montrées, elle restent; « out of sight » au-delà de l’ouest, d’habitude romantisé,
« the Wilder West » l’Occident de seconde zone où la misère économique, reflétée dans le
paysage morne s’est maintenue malgré la croissance. Si les populations problématiques
sont trop près du centre, elles sont poussées dans les banlieues, loin des touristes:
He was from Dublin, he told me, outside Tallaght, you could probably guess from the accent, but
he’d moved the family to Gorey at the height of the Boom. I’d read news stories about those waves
of migration: working-class families, usually with drug-problem, being shifted out to the sticks. Brid
had wanted to do a programme about it. Ethnic cleansing, by any other name would smell so sweet.
(313)

Les mêmes tendances s’appliquent à une autre échelle en Inde, où seule une certaine élite
jouit du système capitaliste mondial, ceux qui ne peuvent ni être exploités par ni profiter de
ce système sont soigneusement écartés, invisibilisés :
Begging was banned. Thousands of beggars were rounded up and held in stockades before being
shipped out to the city in batches. (…) Father John-for-the-Weak sent out a letter saying that,
according to police records, almost three thousand unidentified dead bodies (human) had been found
on the city’s streets last year. Nobody replied.
But the food shops were bursting with food. The bookshops were bursting with books. The shoes
shops bursting with shoes. And people (who counted as peaople) said to one another,
‘You don’t have to go abroad for shopping anymore. Imported things are available here now. See,
like Bombay is our New York, Dehli is our Washington and Kashmir is our Switzerland. (99)

Le lien entre cette modernité, ce ‘progrès’ et l’Occident est fait rapidement chez Roy : les
villes indiennes deviennent de pâles copies de villes américaines et européennes. Cette
comparaison confirme que le ‘progrès’ économique pousse donc l’Inde a simplement
imiter l’Occident, émuler les valeurs et le système économique de son ancien colonisateur,
ce qui peut paraître paradoxal avec un parti nationaliste à sa tête.

74
Le constat de Gallagher sur les difficultés économiques de l’Irlande s’est arrêté en 200* et
ne couvre pas les récentes évènements comme le Brexit et la montée des GAFA à Dublin.
Néanmoins la relation complexe de l’Irlande avec l’Europe (euro mark), l’Angleterre
(sterling sign) et les Etats-Unis (fistful of dollars) de par les effets du capitalisme est
résumée graphiquement :
Someone had sprayed a mural on the wall (…) it showed a map of Ireland, caricatured to look like a
pig, painted garish pink and flipped ninety degrees so it was on its knees. A man in a bowler hat and
striped trousers was fucking the pig up its arse. In his right hand he was waving a fistful of dollars;
his right eye was a euro mark; his left a sterling sign. It was impossible to make out what kind of
expression was on the pig’s face. (468)

Le ‘pig’ peut également faire référence à


l’appellation péjorative utilisée pour le
‘sud économique européen’, les PIIGS
(Portugal, Italie, Irlande, Grèce,
Espagne), les économies de l’Europe qui
ne parviennent pas à s’aligner sur
l’efficacité allemande.

Grâce aux exemptions de taxes que


l’Irlande a négocié avec les GAFA, de
nombreuses entreprises ont installé leurs
sièges à Dublin et les docks se hérissent
de tours modernes faites d’acier et de
verre, construisant du neuf et laissant à
l’abandon les vieux bâtiments du
centre65. Peu de gens peuvent encore se
loger décemment : les travailleurs
précaires (souvent immigrants) et
étudiants habitent dans les auberges de jeunesse pendant des mois avant de trouver des
colocations hors de prix et les ‘beaux quartiers’ voient ponctuellement fleurir les
campements précaires : tentes, sacs de couchages et détritus signalant la présence des sans-
abris jusque sur les rives du grand canal. Une ville entière au service des multinationales et
de la seule élite limitée qui gagne au change se doit d’ignorer les éternels laissés-pour-

65 Arte GAFA : Comment Google & Co ont transformé Dublin https://www.youtube.com/watch?


v=Qs4jw4BmMb8
75
comptes du néolibéralisme rampant. Dans le roman de Mia Gallagher, seuls les ravages du
Tiger sont exposés et critiqués mais la croissance factice ne s’est pas arrêtée avec la crise
de 2008. Dublin est encore un champs de grues et de squelettes gris de futurs grattes-ciels.
La crise du logement perdure.66 Ainsi les contrastes illustrés par Roy se retrouvent en
Irlande actuelle, toujours à une échelle moindre, mais l’application mondiale du même
système capitaliste provoque les mêmes problématiques des deux côtés de la planète. Le
cas actuel de l’Inde est éclairé théoriquement par Gayatri C. Spivak qui parle de la division
internationale du travail dans un capitalisme mondial :
The contemporary international divison of labor is a displacement of the divided field of nineteenth-
century territorial imperialism. Put simply, a group of countries, generally first-world, are in the
position of investing capital ; another groupe, generally thrid-world, provide the field for investment,
both through comprador indigenous capitalists and through their ill-portected and shifting labor
force.67

Et Roy illustre copieusement cette division et les effets néfastes de cette exploitation avec
le résumé de Dr Azad Bhartiya qui soutient toutes les luttes du Jantar Mantar:
See, here are Santhal tribals from Hazaribagh, displaced by the East Pareil coal mines, there are
Union Carbide Gas victims who walked here all the way from Bhopal. (…) That Gas-Leak company
has a new name now, Dow Chemicals.

Le vieil homme en grève de la faim constante dénonce également le capitalisme,


l’impérialisme américain, le système de castes, il peut être lu comme un avatar pour toutes
les problématiques abordées par l’autrice dans ses divers essais politiques. La conversion
progressive de l’Inde à ce nouveau système économique moderne est aussi illustrée
métonymiquement par la transformation de la ville de Dehli. Celle-ci est personnifiée par
une grand-mère qui doit s’habiller en travailleuse du sexe :
Her new masters wanted to hide her knobby, variscose veins under imported fishnet stocking, cram
her withered tits into saucy padded bras and jam her aching feet into pointed high heeled shoes.
They wanted her to swing her stiff old hips and re-route the edges of her grimace upwards into a
frozen, empty smile. It was the summer Grandma became a whore. She was to become the
supercapital of the world’s favourite new superpower.” (Roy 96 my italics)

La nouvelle tenue de Dehli suggère une mode vulgaire occidentale, d’où l’insistance sur le
fait que ce sont des accessoires importés. L’Inde capitaliste est occidentalisée. Par ailleurs,
l’utilisation de la prostitution comme allégorie du capitalisme est insultante pour les
travailleuses du sexe et dénote la connotation péjorative donnée à cette industrie qui est
pourtant largement antérieure au système qu’elle est supposée représenter. Dans tous les
cas, la connotation est claire : le narrateur n’approuve pas la ‘modernisation’ de son pays.

66 Couverture du Dublin Inquirer Print Edition Mai 2019


67 Williams, P. Colonial Discourse and Post-colonial Theory ed. Columbia University Press (83)
76
Avec la montée d’un néolibéralisme mondial s’intensifie le tourisme de masse et les
deux autrices en touchent un mot (assez dépréciatif) dans leurs œuvres. Leurs protagonistes
semblent devenir des attractions touristiques et des étrangères dans leurs propre pays. Geo
se sent envahie dans le parc national de Wicklow: « Hordes of people from other countries
were swarming over the church grounds. I couldn’t help thinking of locusts. I felt
suffocated.” (114) et la barrière de la langue appuie cette sensation de malaise: “Voices
rose around me. German, French, American, Italian, Chinese, Russian. A wall of sound, a –
what’s that word? - polyphony. Oddly comforting but isolating too, as if I was the only one
on the other side.” (115) Geo est donc paradoxalement la seule personne irlandaise dans ce
lieu irlandais. Roy, légèrement plus optimiste par moments, suggère que c’est une
observation réciproque entre les autochtones et les touristes:
“While they queued for tickets most people gawked at the foreign tourists, who had a
separate queue and more expensive tickets. The foreign tourists in turn gawked at the
Hijras – at Anjum in Particular.” (53) La ‘modernisation’ rend donc les pays de la
périphérie accessibles aux foules continentales/occidentales.

Empires

Dans Ireland and India, M. Silvestri rappelle dès l’introduction que les analogies et
comparaisons entre l’Inde et l’Irlande sont importantes pour représenter l’intégrité
impériale de la fin du XIXe car ce sont les deux espaces où l’image de l’empire britannique
est contestée. Deux modes de représentation gouvernent cette relation :
- Le mode impérialiste qui suppose que la population irlandaise est loyale à l’Empire
comme le prouve sa participation au Raj.
-Le mode nationaliste qui est né des réseaux anti-impérialistes entre l’Inde et l’Irlande,
mettant en scène la coopération entre les deux colonies souffrant de la même exploitation
par l’état anglais.
La relation Indo-irlandaise a consolidé leurs identités nationales au travers de leurs
interactions. L’Irlande était le ‘mauvais exemple’ pour le reste de l’empire. Les
mouvements indépendantistes sont présentés comme se renforçant et s’inspirant
mutuellement, donnant lieu à une nouvelle construction : « the romanticised notion of a

77
common struggle against the British Empire ».68 Ainsi les tendances similaires discutées au
préalable étaient déjà reconnues sous l’empire et les deux pays se reconnaissaient tous
deux dans le désir d’indépendance. Ce lien subsiste au travers de ces deux autrices dont les
romans abordent de nombreux sujets communs, déplorant les effets du capitalisme sur
leurs populations nationales, un trace subsistante du colonialisme. L’histoire coloniale est
suggérée discrètement, dans l’architecture, comme précédemment cité ou dans certains
passages qui impliquent une tension toujours présente qui pousse par exemple à
l’indifférence après un attentat à la bombe à Londres le jour de la St Patrick :
I flicked again, to an Irish channel. A Politician was standing outside the GPO, her chest festooned
with shamrocks. In the background were flashes of floats, kids in costumes, tiered seating. The
politician spoke fast, seriously. I guessed she was commenting on London and trying to express how
sorry she was. But she had shamrocks all over her and even wihout them, her eyes were too bright
and elated for sorrow...  (17)

Ici le contraste entre l’atmosphère festive (même si elle est superficielle) de Dublin et la
terreur des attentats à Londres est illustrée entre les propos de la politicienne (‘trying to
express how sorry she was ‘). Son attitude (‘her eyes were too bright and elated’) et son
accoutrement (‘shamrocks all over her’) démontrent que, durant une fête qui célèbre
l’esprit national, il est difficile de sympathiser avec le deuil de l’ancien colonisateur.

Le lien entre la colonisation et le néolibéralisme est expliqué par Bonneuil dans son article
de 2015  ‘Capitalocène. Une histoire conjointe du système-terre et des systèmes-monde’ :
Ils démontrent également que la prospérité des pays riches s’est construite au moyen d’un
accaparement des bienfaits de la Terre et d’une externalisation des dégâts environnementaux, par le
biais de phénomènes de dépossession et d’«échange inégal». Dans Le Capital, Marx notait que la
position économiquement asservie de l’Irlande faisait que «l’Angleterre, depuis un siècle et demi, a
indirectement exporté le sol de l’Irlande, sans même concéder à ses cultivateurs ne fussent que les
moyens de remplacer les éléments constituants du sol» en lui faisant produire blé, laine et bétail
pour ses besoins.69

Il est intéressant de voir l’évolution entre Marx, qui prend l’exemple de l’Irlande pour
illustrer l’idée d’exploitation économique par une force étrangère, et Spivak,
précédemment citée, qui met à jour le concept avec la division mondiale du travail,
aboutissement de cette dynamique ‘d’échange inégal’. L’impression d’être dominé par des
puissances extérieures qui déterminent les règles de la course à l’influence sur la scène
internationale est encore d’actualité pour les deux pays. Historiquement colonisés par
l’empire britannique, d’autres puissances ont hérité de la féodalité de ces nations où le

68 Silvestri, M. Ireland and India ed. Palgrave Macmillan (2009)


69 http://piketty.pse.ens.fr/files/Bonneuil2015.pdf
78
travail d’infériorisation a été entamé par les anglais. L’infériorité apprise est expliquée en
détails par Fanon  en ces termes :
D’où provient cette altération de la personnalité ? D’où provient ce nouveau mode d’être ? Tout
idiome est une façon de penser, disaient Damourette et Pichon. Et le fait, pour le Noir récemment
débarqué, d’adopter un langage différent de celui de la collectivité qui l’a vu naître, manifeste un
décalage, un clivage. Le professeur Westermann, dans The African to-day, écrit qu’il existe un
sentiment d’infériorité des Noirs qu’éprouvent surtout les évolués et qu’ils s’efforcent sans cesse de
dominer. La manière employée pour cela, ajoute-il, est souvent naïve ; « porter des vêtements
européens ou des guenilles à la dernière mode, adopter les choses dont l’Européen fait usage, ses
formes extérieures de civilité, fleurir le langage indigène d’expressions européennes, user de phrases
ampoulées en parlant ou en écrivant une langue européenne, tout cela est mis en œuvre pour tenter
de parvenir à un sentiment d’égalité avec l’Européen et son mode d’existence. 70

Ce ‘nouveau mode d’être’ pour l’Inde et l’Irlande a été imposé par la Grande-Bretagne puis
perpétué par l’Europe et les États-Unis. Dans le livre de Roy, cela est confirmé par les
connotations péjoratives de l’occident, et chez Gallagher, la même connotation est donnée
au continent : ce sont les nouvelles forces étrangères dominatrices. En effet, la croissance
économique de l’Irlande est en partie due à ses liens ambigus avec l’Europe. Ceux ci sont
assez discrètement mentionnés dans le roman, du point de vue de David en voyage
d’affaire:
Commandeering the other armrest is a sleek Continental in the window seat. A businessman, judging
by the sheaf of typed reports stacked in the pocket before him. Some big shot from the EEC,
probably fresh from a visit to the Department of Poverty where he’s warned a small nation of the
costs and consequences of belonging. (231)

Ainsi l’Irlande n’est pas représentée comme étant à égalité avec le cœur économique de
l’Europe, ici métonymisée par l’homme d’affaires de la Communauté Économique
Européenne, devenue l’Union Européenne en 1993. L’Inde quant à elle a l’impression, en
tant que ‘pays émergent’ de parvenir à l’égalité avec les anciennes puissances
colonisatrices (elle en devient une elle-même avec le Kashmir). Ainsi le narrateur suggère
que malgré son exploitation continue, persiste en Inde l’illusion que le ‘succès
économique’ permettrait même au sous-continent d’inverser le rapport de force avec son
ancien colonisateur :
Across the city, billboards jointly sponsored by an English newspaper and the newest brand of skin-
whitening cream (selling by the ton) said; Our Time Is Now. Kmart was coming. Walmart and
Starbucks were coming, and in the British Airways advertisement on TV, the People of the World
(white, brown, black, yellow) all chanted the Gayatri Mantra (…) And with that, in the
advertisement at least, history was turned upside down (…) The world rose to its feet, roaring its
appreciation. Skyscraper and steel factories sprang up where forests used to be, rivers were bottled
and sold in supermarket, fish were tinned, mountains mined and turned into shining missiles.
Massive dams lit up the cities like Christmas trees. Everyone was happy. (Roy 97-8)

70 Frantz Fanon Peaux Noires, Masques Blancs (72)


79
Le rôle particulier de l’Anglais est aussi à examiner, car la langue est un autre séquelle de
la colonisation et de l’infériorité apprise. En Irlande, la problématique est maintenant plus
subtile, car l’Hiberno-anglais est surtout discriminé de par l’accent et les expressions
idiomatiques, ce qui est difficile à représenter à l’écrit. Néanmoins, la différence d’accent
se devine lorsque les personnages l’utilisent pour déterminer la provenance (Nord ou Sud)
des étrangers : « Northern tourists speaking in my mother’s voice. » (112). Dans Breakfast
on Pluto où le sentiment anti-irlandais est plus affiché car la protagoniste voyage à Londres
pendant les Troubles, ses interlocuteurs semblent (pour un lecteur non-averti) simplement
deviner son origine irlandaise, on suppose donc que c’est grâce à son accent. Lorsqu’elle
est petite, Georgie signale aussi la différence d’accent qui marque l’origine en parodiant
l’accent de Saoirse, qui, paradoxalement, a un prénom gaélique mais a gardé son accent
américain : « Um, mais I be excused, Aisling ?’ says Saoirse. ‘I need to go to the
bathroom’. Georgie glances at Lotte and mouths ; Bayth-rum. »(144) Patrick McCabe est
beaucoup plus explicite dans la différence d’accents et les discriminations contre les
irlandais en Angleterre, ce qui permet de compléter les allusions de Gallagher. McCabe
offre ici le supposé point de vue d’un anglais sur les attentats de l’IRA tout en nuances :
‘Blown raht dahn to stumps, they are – all because of them bleedin’ Paddies ! Cor, it don’t arf try
your patience, I’ll tell you ! Take’em over ‘ere, give’em jobs and wot do they do ? Blow your fackin’
head off ! Weren’t to be seen doing much av it during the last war though, if you recall ! Blahdy bog
Arabs ! I’m sorry, guv, but that’s the way I feel ! Wot if it ‘ad been my old mum in there – or yours ?
Send’em all back, that wot I say. Back to the bleedin’ bog wot shat’em aht in the first place ! (87)

La confluence de cette forme de xénophobie avec une forme de racisme (‘bog Arabs’)
permet de faire le lien avec le sentiment d’infériorité inculqué tel qu’énoncé par Fanon
(puisqu’il est lié aux corps racisés et que les Irlandais sont dépréciés malgré leur peau
blanche). En Inde, l’utilisation de l’anglais n’est pas encore généralisée, elle reste encore la
marque d’une élite urbaine éduquée et toujours mise en valeur justement grâce à
l’infériorisation de la culture et des langues nationales durant la colonisation. Cette notion
est décryptée et dénoncée par Ngugi Wa Thiong’O qui incite à se réapproprier les langues
africaines et à cesser d’écrire dans les langues des colonisateurs. Lors d’un entretien avec
Moni Tano (chaîne morte), il exprime en détails la révérence envers la langue dominante,
séquelle de la plaie coloniale :
On dit par exemple que le son d’un mot anglais évoque l’intelligence, la complexité et le son d’un
mot africain évoque le contraire : simplicité d’esprit, manque d’intelligence. C’est parce que le son
d’un mot anglais les fait saliver du point de vue linguistique.71

71 https://www.youtube.com/watch?v=D-QNir1BXvk [10-04-2019]
80
Cette tendance problématique à l’anglophilie avait aussi été explorée par Roy dans son
précédent roman, The God of Small Things :
Chacko told the twins that though he hated to admit it, they were all Anglophiles. They were a
family of Anglophiles. Pointed in the wrong direction, trapped ouside their own history, and unable
to retrace their steps because their footprints had been swept away. He explained to them that history
was like an old house at night. With all the lamps lit. And ancestors whispering inside. (52)

Cependant, dans ce nouveau roman, l’autrice a pris certaines distances avec l’anglophilie
indienne puisque la plupart des protagonistes ne comprennent pas l’anglais, ni ne sont
particulièrement impressionnés par ceux qui manient la langue de l’empire. Son utilisation
est donc gardée pour des scènes plus triviales et humoristiques qui tombent à plat:
Ustad Hameed told her how his grandchildren had tutored their grandmother to call him (her
husband) a 'bloddy fucking bitch', which she had been given to understand was a term of endearment
in English.
'She had no idea what she was saying, she looked so sweet when she dait it,' Ustad Hameed said,
laughing. 'Bloody fucking bitch! That's what my begum calls me...'
'What does it mean?' Anjum asked. (She knew what the English word 'bitch' meant, but not 'bloody'
and 'fucking'.) (109)

Dénonciations futiles ?

Le père d’Anjum énonce dès le début du roman cet avertissement prophétique depuis les
ruines de l’Empire moghol (Old Dehli) :

Jis sar ko ghurur aaj hai yaan taj-vari ka


Kal uss pe yahin shor hai phir nauhagari ka

The head which today proudly flaunts a crown


Will tomorrow, right here, in lamentation drown

(...) a dirge for a fallen empire whose international borders had shrunk to a grimy ghetto
circumscribed by the ruined walls of an old city. (...) a warning wrapped in mourning, being offered
with faux humility by an erudite man who had absolute faith in his listeners' ignorance of Urdu, a
language which, like most of those who spoke it, was gradually being ghettoized. (15)

Plusieurs empires peuvent être visés par cette citation : l’ancien territoire de l’Empire
moghol lui-même a été colonisé par l’Empire britannique, tombé après la seconde guerre
mondiale et remplacé par la puissance américaine, l’empire actuel. L’Inde elle même, en
envahissant le Kashmir, commence à afficher des tendances impérialistes. Mais si deux
empires ayant colonisé ce territoire sont déjà tombés, cela signifie que le rôle de dominant,
de puissance mondiale fluctue. Actuellement, ce qui pourrait être décrit comme l’Empire
américain, ou le ‘gendarme du monde’ est entrain de s’essouffler avec une politique de plus
en plus isolationniste. Mignolo prédit que le cycle de 500 ans touche à sa fin, et que la

81
domination occidentale est en période de déclin 72. Le processus de décolonisation
s’accélère, et ce qui était autrefois la ‘périphérie’ se détache de plus en plus des ‘fictions
universelles nord-atlantiques’. Mia Gallagher et Arundhati Roy participent, avec leur
œuvres à ce processus de changement d’orientation intellectuelle : selon la vision actuelle
décrite par Sara Ahmed: « The Orient is the ‘not Europe’ through which the boundaries
between Europe and what is ‘not Europe’ are established as a way of ‘locating’ a
dinstinction between self and other. »73 or si l’Inde devient l’une des premières puissances
économiques mondiales, la place de l’Autre peut changer d’occupant. Cependant, le fait
d’avoir observé ce mouvement de fluctuation du pouvoir, la montée et le déclin des
empires (en Inde et en Bohème) ne semble pas avoir empli les autrices d’un optimisme
particulier.

Roy et Gallagher exposent amplement les travers de la colonisation et du


néolibéralisme, les injustices historiques et les dynamiques de pouvoir écrasantes qui
persistent aujourd’hui. Le but de Beautiful Pictures of the Lost Homeland et Ministry of
Utmost Happiness est-il d’éveiller les audiences anglophones continentales/occidentales à
la cause de ces deux nations soumises à des forces destructrices ? Un fond de cynisme
extrême vient contrer cette interprétation, car à de nombreuses reprises, elles démontrent
l’inutilité de ces tentatives de deux manières différentes. Arundhati Roy démontre une
désillusion profonde avec les ONG de défense de droits de l’homme en rapportant le
ressenti des mères des disparus en Kashmir au Jantar Mantar:
They had told their stories at endless meetings and tribunals in the international supermarkets of
grief, along with other victims of other wars in other countries. They had wept publicly and often,
and nothing had come of it. The horror they were going through had grown a hard, bitter shell. (115)

Ces conférences et les reportages ne sont qu’une autre forme de capitalisation humanitaire
de la douleur qui, si elle documente et enregistre, ne résout pas les conflits ou les
injustices. Pourtant l’autrice a persisté à écrire un roman de plus de 400 pages listant la
plupart des évènement tragiques récents de l’Inde pour une audience anglophone
occidentale dont elle ne semble rien attendre. Cette constatation appuie la lecture
pessimiste de l’incongrue fin heureuse proposée précédemment et ajoute une interprétation
du titre suivant cette tendance : le Ministère du Bonheur Suprême dicte que, parce que

72 https://www.youtube.com/watch?v=ap3nqffXK3Y [05-02-2019]
73Ahmed S. Queer Phenomenology Duke University Press Durham and London, 2006 (114)
82
l’Inde est le nouveau super-pouvoir qui pourrait hériter de la place des États-Unis 74, toutes
les injustices qui se perpétuent dans cet état, la souffrance des populations marginalisées, la
mort de millions d’individus ne doit pas empêcher le bonheur en (grande) surface, car c’est
la promesse du néoliberalisme.

Mia Gallagher, quant à elle, a réduit les luttes d’indépendance de l’Irlande à ‘a footnote in
history’, à des tirades hyperboliques parodiques et à l’illusion d’une rébellion dont
l’esthétique révolutionnaire fait vendre :
No, Blessed Eoin was saying in his mixed up Dublin-London accent (…) They cut to a book jacket ;
his latest coffee-table offering. A photo of a handsome boy with sideburns lobbing a flaming rag at a
phalanx of British soldiers. It looked like Belfast (16-17)

La marchandisation des Troubles dont l’esthétique est maintenant captée par la Palestine
(l’autre succès du photographe : « He’d made a recent comeback taking pictures of suicide
bombers in Palestine » 16) Et qui a son équivalent dans le livre de Roy avec Naga
(« Struggling people, people fighting for their freedom and dignity, know about Nagaraj
Hariharan as an honest, upright journalist. » 227). Mais en temps que photographe, Eoin
est cantonné à l’image, l’esthétique seule de la rébellion, vidée de son contenu et de son
potentiel subversif, une simple ‘coffee-table offering’. Le cynisme affiché sur la
marchandisation de la ‘révolution’ avoisine les niveaux de nihilisme de J. Roiland et D.
Harmond qui imaginent l’essence de la subversion comme le nouveau goût des gaufrettes
Simple Rick:
 He made us all take a look at what we were doing and in the bargain he got a taste of real freedom.
We captured that taste and keep giving it to him so he can give it right back to you in every bite of
new Simple Rick Freedom Wafer Selects. Come home to the unique flavour of shattering the grand
illusion. Come home to Simple Rick. 75

Plus explicitement encore, le frère de Lotte, Andreas se fait exploser pour envoyer un
message anti-capitaliste: « They’d made a big bloody statement on the top floor of a
newspaper building, blown themselves up for their beliefs, their art, their convictons, the
people.(429) « Fascism Lives ; Police State ; Silence Kills ; We are all Pigs ; Capitalism
Must Die ; Nothing Must Survive. (…) Get their big bloody statement over to America,
Britain, Vietnam, Palestine. (430) Là encore, le langage hyperbolique et la confusion entre
plusieurs ennemies (Fascisme/Capitalisme alors que la Alt-Right actuelle est également

74 Une autre puissance mondiale bâtie sur l’extermination d’une population locale puis l’esclavagisme, ce
qui ne l’empêche pas d’avoir l’ascendant moral (qui permet l’ingérence politique) et un ‘soft power’
décuplé sur le reste de la communauté internationale.
75 Adult Swim Rick and Morty S03 E07 (17:28-48)
83
anticapitaliste, par exemple) suggère déjà la futilité de leur tentative, et elle est confirmée
par la déclaration de Julia, la mère des jumeaux, sur la mort de son fils :« What Andrew
done was perhaps a kind thought, to change things. But it led to a very stupid action.
Because, in the end, that newspaper office, it still works, it still makes newspapers.
Nothing changes. » (478) Sa sœur jumelle suivra le mouvement avec l’explosion dans le
métro londonien qui n’est qu’un bruit de fond dans la journée de Geo (et profondément
ignoré en Irlande car c’est le jour de la St Patrick), donnant à son acte révolutionnaire une
qualité anecdotique le jour même de sa réalisation.

Ainsi les deux autrices sont extrêmement lucides sur l’échec de l’esprit révolutionnaire
dans leurs deux pays et savent toutes deux que leur projet d’exposer la vérité du
colonialisme, du néolibéralisme et du nationalisme est voué au même échec. Ainsi,
pourquoi avoir choisi de symboliser ces projets avec des protagonistes hors normes ?

84
TROISIÈME PARTIE : LA STRATÉGIE DE L’ÉCHEC

85
L’échec est une philosophie de vie. Mal filmée, mal jouée, mal éclairée, cette vidéo, grâce à des
tableaux pas beaux et une réalisation pas claire vous portera sur le fleuve de l’échec sans même vous
en rendre compte. (…) Mes diverses expériences dans le domaine de l’échec m’ont permis de mettre
en lumière des domaines spécifiques dans lesquels il est crucial de se désorganiser et reconnaître les
étapes à franchir pour aboutir à une mauvaise gestion et ce, que les raisons soient d’ordre
professionnel ou personnel. Cette phrase est totalement incompréhensible ? C’est normal. C’est la
stratégie de l’échec.  76

Cette description de la vidéo cassette La Stratégie de l’Échec (postulat d’un miroir français
à The Queer Art of Failure) peut, par certains aspects, s’appliquer à Beautiful Pictures of
the Lost Homeland et The Ministry of Utmost Happiness. Deux romans ‘indigestes’,
complexes avec de réguliers passages d’absurdité choisie ou de non-sens total (que ce
soient les malfonctionnements de la Wunderkammer ou les dictées hasardeuses -ou
‘phrases totalement incompréhensibles’- de la mère de Tilo) une forme désorganisée aux
voix multiples forment deux odes très complètes à l’Échec. D’abord, l’échec de deux
nations anciennement colonisées et infériorisées par la Grande-Bretagne, qui comme
l’Écosse pourraient s’en sentir diminuées:
The polemic extends also to the structure of colonial rule within the United Kingdom. In a scathing
diatribe against the English for colonizing Scotland and the Scots for letting them, Renton rants in
defense of his maniacal and violent friend Begbie: ‘Begbie and the like are fucking failures in a
country ay failures. It’s no good blaming it on the English for colonising us. Ah don’t hate the
English, they’re just wankers. We are colonised by wankers. We can’t even pick a decent, vibrant,
healthy culture to be colonised by. No. We’re ruled by effete arseholes. What does that make us? The
lowest of the low, the scum of the earth. The most wretched, servile, miserable, pathetic trash that
was ever shat into creation. I don’t hate the English. They just get on with the shit they’ve got. I hate
the Scots.’ (78) Renton’s datribe may not win points for its inspirational qualities, but it is a mean
and potent critique of British colonialism on the one hand and of the falsely optimistic rhetoric of
anticolonial nationalism on the other.’ 77

L’échec national est aussi dépeint dans l’artificialité de certains pans de la culture
commercialisée et néoliberalisée de l’Inde et de l’Irlande. Par ailleurs, S.Bakshi avait
rappelé dans le séminaire Dissensus in Consensus que l’échec était déjà reconnu par le
premier Premier Ministre Nehru comme une partie inhérente de l’histoire indienne :« At
the dawn of History, India started on her unending quest and trackless centuries are filled
with her striving, the grandeur of her successes and her failures »78 et S. Bakshi avait mis
cette citation en perspective avec la promesse d’une nation séculaire où les différences
religieuses seraient dépassées (ce qui constitue également un échec aux vues de la
continuité des violences inter-communautaires). L’échec est également inscrit dans

76 Dominique Farrugia, La Stratégie de l’Echec (2001) https://www.youtube.com/watch?v=vRvNBqHu0Is


[04-03-2019]
77 Halberstam, J. A Queer art of Failure, Durham and London, Duke Uni Press (2011) 91
78 https://www.youtube.com/watch?v=PQE_IJiqcqw Un des commentaires (en anglais): ‘such a slaveish
dog given his speech in english’ [02-06-19]
86
l’histoire de la rébellion irlandaise avec le débâcle impopulaire de 1916 (et l’écart épique
entre les faits et sa représentation en chansons comme The Foggy Dew) qui prompte le
narrateur de At Swim Two Boys de résumer l’histoire d’Irlande ainsi: « A nation so
famously seditious in song, so conspicuously inefficient in deed : it was only the comic
that redeemed her. »79 Enfin, l’échec même de la dénonciation politique, historique et
journalistique (automatiquement récupérée pour la commercialisation et le
sensationnalisme lucratif OU ignorée complètement) a été analysé. Ce fil rouge de l’échec
se retrouve aussi dans le processus d’écriture. Il semblerait en effet que les deux autrices
aient suivi la stratégie de l’échec, que cela soit un but affiché ou de par la maturation
difficile de leur projet d’écriture. Le choix des protagonistes hijra et transgenre a déjà été
rapproché à l’hybridité des nations post-coloniales et au dépassement de la dichotomie
manichéenne des tensions inter-communautaires mais il peut également être lu comme une
tendance plus problématique de faire des corps au genre hors-normes des catalyseurs de
l’esthétique de l’échec.

Dépasser les clichés ?

A première vue, le choix de représenter la communauté LGBTQ+ ou le minorités sexuelles


marginalisées est souvent approuvé et déterminé comme progressif et inclusif. Roy et
Gallagher font cet effort de représentation et tentent de le faire correctement, en ayant
toutes deux des liens avec la communauté comme le suggère les sections
Acknowledgements, pour Roy : « Shohini Ghosh, beloved madcap, who queered my
pitch. » (441) et pour Gallagher:
For sharing their insights around transgender identity and experiences, I would like to thank
Florence L. , Julia Ehrt, Lynda Sheridan, Quince Mountain, Richard Köhler, Robyn, Stephen B. and,
in particular, Philippa James for her generosity, clarity and humour. (481)

Les deux autrices cisgenres ont donc dialogué avec les communautés avant de choisir des
femmes transgenre ou hijra comme protagonistes. Elles semblent s’efforcer d’éviter les
clichés sur les hijras et les femmes transgenres. Par exemple, si Anjum est une travailleuse
du sexe, elle survit à son hypersexualisation et devient une mère de famille et
entrepreneuse dans son cimetière multi-services. Elle est aussi musulmane et donc non
réduite à son rôle religieux symbolique hindou, ce qui semble être un écueil récurrent dans

79 O’Neil, J. At Swim Two Boys, London, Scribner (2017) 615


87
la représentation de cette communauté80. Elle devient également une mère elle-même ce
qui transcende la nature sacrificielle de la perte de fertilité pour bénir celle des autres.
Anjum ne veut pas apporter la fertilité aux autres femmes, elle souhaite enfanter elle-
même, même si on lui rappelle souvent que ce n’est pas raisonnable:
All of a sudden, when her reminiscence was at its most cheerful, Anjum's voices broke and her eyes
filled with tears.
'I was born to be a mother,' she sobbed. 'Just watch. One day Allah Mian will give me my own child.
That much I know.'
'How is that possible?' Saddam said (...)
'Haqeeqat bhi koi cheez hoti hai.' There is, after all, such a thing as Reality.
'Why not? Why the hell not?' (85)

Et malgré la perte de Zainab et ces rappels à la réalité, elle finira tout de même par co-
adopter (ou ‘kidnapper’) Miss Udaya Jebeen II. Quant à Georgia, elle n’est pas non plus
hypersexualisée ou présentée comme une séductrice (évitant le concept de ‘Trap’), elle
n’est pas travailleuse du sexe (alors que les médias ont tendance à sur-représenter cette
profession lorsqu’ils parlent des femmes trans81) et ne sert pas à l’exploration sexuelle d’un
homme cis : elle est une protagoniste claire et une grande partie du roman est racontée de
son point de vue. Gallagher va même parfois jusqu’à dénoncer ouvertement les clichés
habituels : « that psycho from Silence of the Lambs ; not Anthony Hopkins, the other guy,
the – of course ; how clichéd is that ? Almost as bad as the wrongbody bullshit – crazy
tranny. » (Gallagher 109) Ironiquement ce cliché de transphobie ne fonctionne pas
vraiment, (Ty Turner un youtubeur trans l’a d’ailleurs longuement déconstruit dans une
vidéo82) car il est explicitement précisé dans le film que Buffalo Bill (‘the other guy’) n’est
pas une femme trans. Par ailleurs, Gallagher tente également de déconstruire le cliché de
‘l’âme de femme prisonnière d’un corps d’homme’ (‘wrongbody bullshit’) qui par contre
est employé par Roy : She, a woman trapped in a man's body. (122) mais incidemment,
Laxmi Tripathi utilise aussi ce stéréotype désuet (en Occident) : « The female psyche
trapped in a male body »83 La vision occidentale de ce cliché dans les milieux militants est
aujourd’hui la suivante : l’idée est insultante car elle invalide le genre de la personne trans
visée en le rendant conditionnel ou « incomplet »84.

80 D’après Sara Newport dans Writing the Other


81 Souvent parce qu’ils ne parlent d’elles que lorsqu’elles se font assassiner ou agresser et que cette
profession est rendue extrêmement dangereuse de par sa criminalisation.
82 https://www.youtube.com/watch?v=gx1FjJI--Tc [05-05-2019]
83 Tripathi, L. (2015) 164
84 Contribution de Ambre Lesage
88
Le roman de Gallagher semble également dénoncer la pathologisation de la transidentité où
même des choses anodines comme une affection particulière pour un mot de vocabulaire
prend une signification disproportionnée:
I’ve always like that word cleave ; how, like an editor’s cut, it means two contradictory things. Sitck
to ; split from. Of course, one of my therapists had said when I’d told him. He hadn’t meant to be
patronising, but still. I’d felt as if I’d just neatly folded myself into a box labelled all trans stop here.
(Gallagher 111)

La contrainte de passer chez un psychiatre afin d’accéder à la transition médicale est aussi
mentionnée ; le lecteur est introduit au degré de surveillance que subissent les personnes
trans en Irlande :
...my fear that if I talked to a therapist I’d let slip about Elaine and then they’d think I was crazy and
never diagnose me with Gender Identity Disorder, and I’d never get reassigned, but stay locked
inside some stupid psychosis label like a piece of unwanted baggage. (465)

La gymnastique psychologique qu’elles/ils/ielles doivent pratiquer pour accéder à la


transition médicale ou administrative est présentée de manière assez réaliste. Il est
nécessaire d’afficher un malaise profond et un récit dramatique d’enfance difficile car il
sera attendu par le psychiatre pour pouvoir autoriser les ‘soins’ (ainsi les personnes trans
doivent encore participer à la pathologisation de leur condition pour avoir accès aux
hormones et à la chirurgie reconstructrice ou à de nouveaux papiers) le tout sans afficher
des symptômes pouvant être reliés à d’autres pathologies que le GID. Les praticiens
s’accordent souvent pour retarder la transition (ignorant d’ailleurs les conséquences
psychologiques que leur refus peut entraîner) et être sûrs que ‘la demande de transition ne
découle pas d’un autre problème’. Ainsi, une femme ne peut pas être trans et autiste car
une condition annulera l’autre.
Chez Roy se retrouve cette tendance à la dénonciation des stéréotypes misérabilistes
attendus chez les membres de la communauté Hijra :
In interviews, Anjum would be encouraged to talk about the abuse and cruelty that her interlocutors
assumed she had been subjected to by her conventional Muslim parents, siblings and neighbours
before she left home. They were invariably disappointed when she told them how much her mother
and father had loved her and how she had been the cruel one. ‘Others have horrible stories, the kind
you people like to write about,’ she would say. ‘Why not talk to them ?’ But of course newspapers
didn’t work that way. She was the chosen one. It had to be her, even if her story was slightly altered
to suit readers’ appetites and expectations. (26)

La victimisation attendue chez cette communauté est clairement affichée, et sert aussi à
signaler l’opposition entre le hindous qui acceptent les hijras et les musulmans supposés
être homophobes et transphobes (moins ‘modernes’ que les hindous). L’histoire d’Anjum

89
est alors manipulée pour la rendre plus pathétique, la rendant plus conforme aux clichés
attendus. Dans les faits, c’est plutôt l’histoire de Mona Ahmed, qui a beaucoup inspiré le
personnage d’Anjum et son parcours, qui a subi le traitement inverse. Mona Ahmed a en
fait été maltraitée par sa famille: « her being the object of her father’s fury while he
attempted to strangle her in sleep »85  Hormis quelques détails (la fille adoptive de Mona
est décédée) la vie d’Anjum est pratiquement calquée en tout point sur celle de Mona
Ahmed, mais est rendue plus joyeuse grâce à la fin heureuse discutée précédemment. Dans
la conférence qu’elle donne au Chicago Humanities Festival, A. Roy révèle que le message
‘feel good’ d’une communauté marginale parfaitement heureuse dans son cimetière est en
fait tout à fait sincère et a même inspiré le titre du roman (non cynique ou ironique comme
précédemment suggéré) :
All of them watching these wheels turn and then choosing [...] to live on the periphery and to
understand that happiness is something so different than what is in the prescriptions, so fragile and
just the ability to recognise it even in its transient moments is a great human skill. 86

Roy propose donc le message d’un chemin inattendu vers le bonheur suprême via une
communauté marginale. Elle signale que la norme prescriptive d’un système injuste ne
rend personne heureux, même ceux qui sont intégrés à cette norme et bénéficient des
privilèges qu’elle offre. La vie à la ‘périphérie’ est donc un choix actif dans la quête du
bonheur hors de la société. Le risque que comporte la représentation de toute communauté
marginale par une personne extérieure commence ainsi à être apparent. Nombre d’auteurs
ont tendance à projeter leurs propres idéaux et à romancer la vie marginale pour la
présenter comme idyllique, une alternative préférable à l’intégration à la société alors
qu’eux mêmes profitent de la sécurité de cette intégration. La représentation de la
communauté trans ou d’une famille d’hijras par des femmes cis est, malgré leurs efforts
conscients pour éviter les clichés, empreinte de la même tendance. Et les deux romans
s’adressent à un public majoritairement cisgenre. Julia Serano avait tenté, dans son
introduction à Whipping Girl (Manifeste d’une Femme Trans en français), de cerner les
attentes de ce public en analysant les réactions lorsqu’elle avait discuté son projet
d’écriture :
Perhaps they imagined that I would write one of those confessional tell-alls that non-trans people
seem to constantly want to hear from transsexual women, one that begins with my insistence that I
have always been a « woman trapped in a man’s body » ; one that distorts my desire to be female

85 Bhutani, A. ‘The Life and Times of Mona Ahmed : India’s most iconic transperson’ Feminism in India
(2018)
86 Conférence à https://www.youtube.com/watch?v=JTXC0HYLPrs [02-06-2019]
90
into a quest for feminine pursuits ; one that explains the ins and outs of sex reassignment surgery
and hormones in gory detail …87

Certains de ces écueils sont déjà présents dans les deux romans et ont été analysés
précédemment : Georgie s’est toujours genré au féminin dès sa plus tendre enfance et
Anjum s’est rapidement identifiée aux femmes de fiction puis aux hijras réelles qu’elle a
rencontré. Leurs parcours est linéaire et marqué par certaines normes prescriptives de
féminité comme l’hétérosexualité monogame (Geo et Mar) et la maternité (Anjum avec
Zainab puis Udaya). De plus, leurs transitions médicales (effets des hormones et
interventions) font l’objet d’une insistance parfois suspecte. Il est donc nécessaire de
rendre compte des tendances problématiques des romans, pas pour complètement
discréditer le travail littéraire des deux autrices mais afin de rendre apparents les risques
d’une représentation par des personnes extérieures à une communauté. Julia Serano a
longuement réfléchi à la question et a résumé les travers récurrents des médias lorsqu’ils
représentent les femmes trans :
1. The media hyperfeminizes us by accompanying stories about trans women with pictures of us
putting on makeup, dresses, and high-heeled shoes in an attempt to highlight the supposed
‘frivolous’ nature of our femaleness, or by portraying trans women as having derogatory feminine-
associated character traits such as being weak, confused, passive, or mousy.
2. The media hypersexualizes us by creating the impression that most trans women are sex worker
or sexual deceivers (…)
3. The media objectifies our bodies by sensationalizing sex reassignement surgery and openly
discussing our ‘man-made vaginas’ wihtout any of the discretion that normally accompanies
discussions about genitals.88

Ces diverses observations viendront éclairer la lecture de certains passages problématiques


des deux œuvres. A commencer par la longue liste de variantes sur la Trans Rule number 1
édité par Gallagher qui ne précise d’ailleurs pas si ces règles s’appliquent aussi aux
hommes trans (qui ne sont pas mentionnés dans le roman) et qui dépeignent justement Geo
comme ‘weak, confused, passive, or mousy’:
Let me share a trans secret. Rule number one: self-preservation. Be safe, be unseen. No sudden
movements, no gender- or otherwise – inappropriate behaviour. Be confident but not brash. Stand
proud, but only in a crowd of like-minded people. Choose your companions wisely. Don’t invite
trouble; melt when you need to. When in doubt, when necessary, call for help. (115)

Trans rule number one: never alienate. Not, at least unnecessarily. (317)
Trans rule number one: when in doubt, when necessary, hide. (320)
Trans rule number one: protect yourself at all costs. If in doubt, if in danger, get out. (385)
Trans rule number one: never, for your own sake, be seen as sad, bad or, worst of all, mad. (465)

87Serano, J. Whipping Girl Seal Press, New York, (2016) 1-2


88 Serano (2016) 16
91
Toutes ces règles de survie démontrent la surveillance constante auquel le personnage est
soumis, de son caractère efféminé lorsqu’elle était enfant à sa silhouette et son passing une
fois adulte et après la transition. Encore une fois, J. Serano met en lumière un mécanisme
d’observation accrue qui vise les femmes trans lorsque des étrangers commencent à
suspecter leur transidentité :
Upon discovering or suspecting that a person is transsexual, we often actively (and rather
compulsively) search for evidence of their assigned sex in their personality, expressions and
physical bodies. (…) I call this process ungendering, as it is an attempt to undo a transperson’s
gender by privileging incongruities and discrepancies in their gendered appearances that would
normally be overlooked or dismissed if they were presumed to be cissexual. The only purpose that
ungendering serves is to privilege cissexual genders, while delegitimizing the genders of
transsexuals and other gender-variant people. (172)

Ainsi les multiples conseils donnés par Georgia pour passer inaperçue concourent à éviter
le ‘ungendering process’. Certaines femmes trans choisissent la position militante de la
visibilité et de rejet de cette prescription à la discrétion et au passing ; elles encouragent
leur communauté à cette visibilité. Cependant, Georgia est dépeinte comme une femme
trans isolée de sa communauté et qui gère souvent les discriminations seule. Le message
général de ces règles ne confère aucun pouvoir, aucune confiance en soi à la transidentité
visible, ce qui pourrait paraître comme un réel intérêt pour la sécurité des femmes trans ou
une invitation à la paranoïa et l’invisibilité. La paranoïa est peut-être également parodiée
par le côté répétitif et absurde de ‘Trans Rule Number one’ (toujours considérée comme
l’unique et première règle alors qu’elle en liste au moins cinq différentes) auquel cas le
risque est à l’écueil inverse de ne pas prendre au sérieux les discriminations subies par les
femmes trans. Le problème est qu’un message prescriptif ‘hide’/’get out’/ ‘call for help’
aussi directement adressé à une communauté par un membre extérieur (via un être de
papier écrit comme appartenant à cette communauté) peut toujours être interprété comme
problématique précisément parce que la personne qui donne ces conseils ne subit pas la
situation. Pour donner un exemple inverse, dans Une Autobiographie Transsexuelle (avec
des vampires) de Lizzie Crowdagger, les conseils que reçoit l’héroïne trans sont d’un tout
autre registre :
Je vais te donner mon truc, dit-elle. Tu fais comme si tu étais à ta place, même quand ça
n’est pas tout à fait le cas, Si tu as l’air suffisamment sûre de toi, tout se passe bien.
- Vraiment ? Demandai-je, sceptique.
- La plupart du temps en tout cas. Quand ça ne marche pas, l’expérience m’a appris qu’il
valait mieux être sûre de soi et armée plutôt que simplement sûre de soi. 89

89 Crowdagger, L. Une Autobiographie Transsexuelle (avec des vampires) ed. Dans Nos Histoires (2014)
39 (Recommandé par Ambre Lesage)
92
Avant de continuer sur Geo et Anjum, il faut préciser que, face à la variété de hijras qui
habitent avec Anjum (Nimmo, Saeeda, Ustad Kulsoom Bi et le reste du Khwabgah) seules
deux femmes trans apparaissent dans Beautiful Pictures of the Lost Homeland ce qui limite
beaucoup plus la représentation. Sonia est l’amie de Geo et apparait de temps à autre pour
soutenir la protagoniste. Elle ponctue chaque phrase par ‘Girl’ (“What we’re doing, girl,
with our bodies, that’s our narratives.”214) ce qui devient rapidement caricatural. Elle n’est
jamais réellement présente pendant la journée que passe le lecteur avec Geo et n’intervient
que dans des flashbacks ou à distance, ce qui en fait une absence-présence peu
conséquente. Elle permet néanmoins de proposer un autre récit de femme trans et de sortir
du stéréotype hétéronormatif du ‘garçon homosexuel’ qui transitionne et devient une
femme hétérosexuelle, suggéré par le couple d’amis de Mar et Geo (« This type of thing,
people wanting to, you know, conform to straight norms because they’re not able to handle
being gay- » 19). Ainsi l’histoire complète de cet autre personnage est donnée vers la fin
du roman et permet de présenter des statistiques sur les couples cis-trans (surprenantes en
elles-mêmes car peu de recherches existent sur ce sujet spécifique):
Sonia’s wife Christine had decided to stay in Limerick when the multinational that Sonia worked for
announced its move to Dublin. Besides the obvious reasons – Christine’s design company was in
Limerick and the kids were still in school – there was, I suppose, some unspoken contract between
them that made it not just possible, but the right thing to do. Christine had been supportive enough;
she’d fought a little in the beginning, resisting the nighties and the tights, but in the end it had
worked out. Sonia was loyal and a high earner and good at persuading and Christine, by her own
reckoning, was a settler, not a fighter, and if I was to wear a less cynical hat, I would have to say
there was probably enough love between them of(r?) the right amount or the right variety to see it
through.
Ninety-eight per cent of couples split when someone transitions. I don’t suppose you know that. If
you’re trans, you’re far more likely to stay with your partner if you’re in a relationship with a
woman. They give all sorts of reasons for that. Women are by nature stayers. Women get used to
being married and don’t want to leave. Women’s sexuality is more fluid than men’s. We love the
person, as Sonia might say; they – she meant men – need the smell and the shape.

Mar hated those statistics. Christ he’d say. I thought you were against all that biological
determinism, Geo.
I thought you were too, Mar. (377-8)

Plusieurs détails sont à relever ici. Geo précise que ‘We’ veut dire les femmes et ‘They’
veut dire les hommes. Cela pourrait être lu comme de la transphobie internalisée puisque,
en parlant de deux femmes trans, il n’est pas nécessaire de rappeler que le groupe ‘opposé’
dans cette discussion veut dire les hommes. Le fait que séparer une femme trans de sa
femme et de ses enfants soit vu comme ‘the right thing to do’ est problématique également,
comme les commentaires essentialistes (« women are by nature stayers ») sur les raisons
qu’ont les femmes pour rester avec des partenaires transgenres. Aussi, il est nécessaire

93
d’insister sur le fait que peu de statistiques existent sur les personnes trans, encore moins
sur les chances de séparation dans leurs couples, et la mention de ces statistiques pourrait
être une pure invention présentée comme un fait scientifique ou des données valables.
Autrement, un nouveau le parallèle entre des supposées statistiques et données
scientifiques avec un comportement prescrit sociétalement est déconstruit cyniquement
comme du ‘biological determinism’.
Au delà de ces considérations, les descriptions physiques des deux femmes peuvent être
lues à la lumière d’une notion énoncée par J. Halberstam sur l’esthétique de l’échec. .

Sous-Partie 1 : Esthétique de l’Echec

Dans son livre The Queer Art of Failure, J. Halberstam analyse les diverses représentations
photographiques de la communauté gay et lesbienne par Diane Arbus et Brassai et leurs
commentaires sur les images :
Obsessed by their unattainable goal to be men, they wore the most somber uniforms ; black tuxedos,
as though in mourning for their ideal masculinity.’ […] What remains unattainabable in the butches’
masculinity, we might say, is what remains unattainable in all masculinity : all ideal masculinity by
its very nature is just out of reach, but it is only in the butch, the masculine woman, that we notice
its impossibility. (100)

Pareillement la féminité est un idéal impossible à atteindre pour les deux femmes dont les
opérations et traitements hormonaux sont longuement décris (le vagin désigné comme
‘scam’ de Anjum et la chirurgie faciale destructrice de Géo analysés auparavant). Les
quelques descriptions mélioratives sur leur apparences les rapprochent souvent de créatures
extra-ordinaires. Le fait d’ancrer leur beauté dans des termes magiques/mythiques
(Monster, Amphibian, Sex-siren, Ghosts etc.) fait partie d’un autre cliché concernant la
transidentité ainsi décrit par J. Serano :
Trans-mystification : to allow oneself to be so caught up in the taboo nature of ‘sex changes’ that
one loses sight of the fact that transsexuality is very real, tangible, and often mundane for those who
experience it firsthand.(…) The truth is, there is nothing fascinating about transsexuality. It is simply
reality for many of us. (…) And my femaleness is not some complex production that requires smoke
and mirrors for me to pull off ; believe it or not, I live my life by just being myself and doing what
feels most comfortable for me. Trans-mystification is merely another attempt by cissexuals to play
up the ‘artificiality’ of transsexuality, thus creating the false impression that our assigned genders are
‘natural’ and our identified and lived genders are not. (187)

Cette confluence de l’artifice et du caractère magique de la transition est illustré dans la


description dichotomique qui survient lorsque Anjum fait face à un politicien qui veut
appeler la police pour ‘régler le problème’ de Udaya (Miss Jebeen II) qui vient d’apparaître

94
sur le trottoir et que Anjum veut adopter (les passages concernant le politicien ont été
coupés pour se concentrer sur la description de Anjum) :
(...) She, raging at her glands, her organs, her skin, the texture of her hair, the width of her shoulders,
the timbre of her voice. (...) She, wanting to pluck the very stars from the sky and grind them into a
potion that would give her proper breasts and hips and a long, thick plait of hair that she would
swing from side to side as she walked, and yes, the thing she longed for most of all, that most well
stocked of Dehli's vast stock of invectives, that insult of insults, a Maa ki Choot, a mother's cunt.(...)
She, who had lived for years like a tree in an old graveyard, where, on lazy mornings and late at
night, the spirits of the old poets whom she loved, Ghalib, Mir and Zauq, came to recite their verse,
drink, argue and gamble.(...)(122)

La dimension magique (potion) est aussi rapprochée à l’impossibilité d’avoir un corps


féminin ‘réel’ avec une poitrine ‘proper’. Pourtant, sachant qu’elle subit des injections
d’hormones (‘cheap’ voir plus loin, car il est nécessaire d’insister sur le côté camelote de sa
féminité) son corps a déjà beaucoup changé et sa poitrine a du se développer. Anjum est
aussi âgée dans cette scène et la ‘rage’ décrite envers son propre corps semble ne pas avoir
évolué depuis sa puberté. Cependant après une vaginoplastie (scam) et des injections
hormonales à vie, la gravité de sa dysphorie de genre aurait du s’estomper. A. Roy présente
ici un corps perpétuellement en tension, en rage qui n’atteint jamais la stabilité, ce qui
pousse le lecteur à voir Anjum comme une simple allégorie des tensions plutôt que comme
un personnage réaliste qui évolue et vieillit en paix. L’arc narratif d’Anjum est surtout lié à
la maternité, mais le mal-être lié à son identité de genre ne semble pas trouver de
résolution malgré une transition médicale avancée.

Échec ou Artifice

La citation la plus claire sur le caractère artificiel de la transition est énoncée par Georgia
qui se confie alors à Sonia :« Have you ever wondered, I asked Sonia once, what you
would have looked like, you know, naturally ? She’d shrugged. This is natural, girl » (16)
Le fait que Sonia soit un personnage peu profond et presque caricatural pousse le lecteur a
prendre ses déclarations avec une certaine distance critique. Geo est plus ‘humble’, plus
ancrée dans la ‘self-awareness/self-deprecation’ un état (parfois décrié comme de la
transphobie internalisée) avancé par Natalie Wynn comme nécessaire pour dialoguer avec
un public cis-genre : « You have to demonstrate what cis-people call ‘self-awareness’ that
is you have to signal that you see yourself the way the audience sees you which can mean
looking at yourself with a pretty merciless gaze. »90 Ainsi un narrateur cis prendrait plutôt
90 Wynn, N. Darkness Contrapoints https://www.youtube.com/watch?v=qtj7LDYaufM 21:43 [04-06-2019]
95
la voix d’une personne trans qui démontre cette ‘self-awareness’ dépréciative et ‘reconnait’
le caractère non naturel de son corps. Geo internalise donc le ‘cis-gaze’ afin de dialoguer
avec un public cis. Le problème étant qu’ici, c’est une femme cis qui anime un être de
papier trans qui s’épanche très souvent dans cette auto-dévalorisation. Sonia représenterait
plutôt une caricature des activistes trans qui ne remettent absolument pas en question la
féminité des femmes trans par principe « this is natural». Le problème est que le lecteur est
supposé s’identifier plutôt à Geo qui n’est pas convaincue de caractère naturel de son
corps, qu’à Sonia qui énonce la plupart du temps le point de vue militant dogmatique
rarement compris ou pris au sérieux hors du milieu.

Cette esthétique de l’échec de la féminité se retrouve aussi dans le stéréotype selon lequel
une femme trans ou une hijra est laide, Laxmi Tripathi le théorise en rappelant que le but
n’est pas d’être une femme de toutes façons mais d’être un Autre assumé : ‘If hijras were
neither M nor F, what were they ? We suggested O, or other, and that, henceforth, all
application forms should have an option for ‘O’. (…) Hijras are considered to be ugly
people. »91 Or cela discrédite en partie cette notion d’échec à la féminité, car comment
peut-on échouer à la féminité si l’on y prétend pas ? Mona Ahmed sur laquelle est basée
Anjum n’avait pas non plus l’air de s’identifier comme femme :
Once, on being asked by Dayanita Singh whether she would like to consider going to Singapore
for transitioning, she said, “You really do not understand. I am the third sex, not a man trying to be a
woman. It is your society’s problem that you only recognise two sexes.”92

Lorsque la féminité ou la beauté des femmes trans ou des hijras est reconnue, elle est
copieusement signalée comme quelque chose d’artificiel, de superficiel qui n’a pas la
même qualité que la féminité cis :
Once she became a permanent resident of the Khwabgah, Anjum was finally able to dress in the
clothes she longed to wear – the sequined, gossamer kurtas and pleated Patiala salwars, shararas,
ghararas, silver anklets, glass bangles and dangling earrings. She had her nose pierced and woe an
elaborate, stone-studded nose-pin, outlined her eyes with kohl and blue eye shadow and gave herself
a luscious, bow shaped Madhubala mouth of glossy red lipstick. Her hair would not grow very long,
but it was long enough to pull back and weave into a plait of false hair. She had a strong, chiselled
face and an impressive, hooked nose like her father’s. She wasn’t beautiful in the way Bombay Silk
was, but she was sexier, more intriguing, handsome in the way some women can be. Those looks
combined with her steadfast commitment to an exaggerated, outrageous kind of femininity made the
real, biological women in the neighbourhood (…) look cloudy and dispersed. (27)

La surabondance de bijoux, pièces de vêtement, de maquillage semble être là pour


compenser des traits qui restent connotés comme masculins (« strong chiselled

91 Tripathi, L. (2015) 131


92 Bhutani, A. (2018) https://feminisminindia.com/2018/08/09/mona-ahmed-history/
96
face »/ »hooked nose like her father’s »/ « handsome ») et si l’insistance sur le résultat
(« sexier ») est présente, le contraste entre les atours féminins et les traits masculins reste
proéminent (et chaque lecteur pourra l’interpréter comme une source de beauté ou de
laideur selon leur confort avec la beauté queer). De plus, l’artifice qui contribue à la beauté
d’Anjum est explicite (« false hair »/« exaggerated, outrageous kind of femininity ») et sa
comparaison finale rappelle qu’elle n’est pas une vraie femme comme celles du quartier
qui sont ‘real, biological’, même si la comparaison reste à l’avantage de la protagoniste. La
féminité d’Anjum est aussi considérée comme un effort conscient (« steadfast
commitment »), par un comportement qui lui viendrait ‘naturellement’. De fait, la féminité
reste la référence pour mesurer la beauté et la bienséance du troisième sexe, même si il a
déjà été établi que ce n’est pas l’identité de genre de certaines hijras. L’artificialité et la
fragilité de la beauté d’Anjum est aussi appuyée par une autre description qui survient
après le traumatisme de Ahmedabad et expose dans des termes péjoratifs ce qui arrive si
une hijra cesse de prendre soin d’elle même :
She stopped grooming herself, stopped dyeing her hair. It grew dead white from the roots, and
suddenly, halfway down her head, turned jet black, making her look, well... striped. Facial hair,
which she had once dreaded more than almost anything else, appeared on her chin and cheeks like a
glimmer of frost (mercifully a lifetime of cheap hormone injections stopped it from growing into an
all-out beard). One of her front teeth stained dark red from chewing paan, grew loose in her gums.
When she spoke or smiled, which she did rarely, it moved up and down terrifyingly like a
harmonium key playing a tune of its own. The terrifyingness had its advantages though – it scared
people and kept nasty, insult-hurling, stone-throwing little boys at bay. (63-4)

Cette description peu flatteuse fait écho à celle qui listait les efforts du jeune Aftab pour
combattre sa puberté (analysée en Partie I) et renforce l’idée d’artifice et d’effort constant
pour être présentable en tant que femme: la moindre inattention, le moindre relâchement la
rend ‘terrifiante’, suggérant que seule une fine couche s’artifice bon marché (“cheap
hormones”) sépare la beauté de la monstruosité. Cette dégradation physique sert bien
entendu le récit et reflète le désarroi intérieur du personage, mais l’insistance sur la laideur
hijra renforce le stéréotype dénoncé par Laxmi Tripathi et qu’elle a tenté activement de
combattre par la mise en place de concours de beauté pour la communauté.

97
L’idée d’artifice est très présente dans les descriptions de Georgia, la violence de la
chirurgie de féminisation faciale est aussi dangereusement comparée aux dommages causés
par un accident de voiture ou un lynchage public (analysé en première partie également) ce
qui renforce le stéréotype toxique selon lequel les modifications apportées aux corps en
transition s’apparentent à de l’auto-mutilation. Incidemment, la dernière vidéo de
Contrapoints93 traite exactement de ce sujet et la violence associée à la chirurgie plastique
est exposée via la juxtaposition du visage post-opératoire de la youtubeuse avec un crâne
humain (qui représente l’obsession avec le crâne -de la phrénologie à la sphère des Incels-
et la subtilité de la chirurgie de féminisation faciale qui consiste en fait à n’enlever que
quelques milimètres d’os au visage, ce qui fera la différence entre des traits considérés
comme masculins et ceux considérés comme féminins). Natalie y précise aussi que, pour
une partie de la communauté, le fait d’avoir recour à la chirurgie de féminisation faciale est
le résultat d’une transphobie internalisée, ce qu’elle conteste: son visage, dit-elle, reste le
sien, le résultat est naturel et la chirurgie est précise et délicate. Loin de se concentrer sur le
résultat naturel de la chirurgie, le personnage de Georgia appuie au contraire son côté
artificiel de par l’insistance sur le prix de son visage: “The nurse didn’t seem bothered by
my face. This is an expensive face, I wanted to tell her. Wouldn’t you like to know how
much it cost; shouldn’t you be more upset?” (221)

Ainsi, ce qui parait plus pernicieux chez Gallagher est que ces passages
d’autodévalorisation sont exprimés directement par la femme trans 94, pas par un narrateur

93 Wynn, N. Beauty Contrapoints https://www.youtube.com/watch?v=n9mspMJTNEY [01-06-2019]


94 On retrouve le thème de la marionette et du marionettiste que avait été analysé dans le mémoire de M1
Subverting Griselidis avec les hommes qui écrivent des personnages féminins stéréotypés et les
présentent comme des femmes réalistes.
98
externe -comme chez Roy- pour lequel l’intéprétation reste ouverte. Si l’on considère que
la pilosité est une source importante de dysphorie chez les femmes trans, un autre passage
problématique apparait plus loin dans le roman de Gallagher:
Eugh, he’d said and pulled away. Not then, the time of the softness, but earlier. It was before I’d
been able to afford electrolysis and, (…) I still had to shave, so one night there was stubble on my
breasts when he’d put his face there. Eugh, he’d said, jerking his head away. Then he’d laughed. I’d
stiffened.
That’s a mad place to get beard rash, Geo.
At first I’d felt a bit – disgusting, I suppose. That old inbetweeny thing, that sense of having failed,
that I’ll neverpass bullshit I’d never felt before around Mar, because he’d always been able to see
me, like your mother had, or yes, Lotte. But when I looked down and saw the ginger stubble across
my breasts it seemed so ludicrous that I couldn’t help laughing too. (322)

L’esthétique de l’échec, une forme d’anti-esthétique qui « works with failure and inhabits
darkness »95 proposée par J. Halberstam est ici tournée de manière positive, avec
l’abandon à toute prétention à une féminité stéréotypée (dépourvue de pilosité, en soi un
construction sexiste qui est opposée par nombre de femmes cis) et l’acceptation de cette
étrangeté de l’entre deux (« old inbetweeny thing ») pour parvenir, par le rire, à dépasser
l’inconfort et à créer un moment de complicité avec son partenaire. Cependant, l’attitude
même du partenaire est ici peu respectueuse de la dysphorie de genre que pourrait
connaître Georgia. Le sujet de moquerie (ludicrous) et de dégoût (« Eugh/disgusting »)
reste le corps en transition, même si la femme trans rit avec Mar, (ce qui encore une fois est
peu réaliste), elle devient aussi l’avatar du regard cis qui tourne en dérision cet ‘entre-deux’
et n’y percevra jamais une esthétique autre que celle de l’échec et aucune valeur autre que
celle d’un objet de ridicule. Cette représentation récurrente de la femme trans
comiquement masculine96 peut causer des dommages profonds sur l’image qu’ont ces
femmes de leur corps et contribue à leur internalisation de la transphobie ambiante. Le rire
et l’esthétique proviennent ici de la dysphorie de genre, les ‘ténèbres’ dont parlent
Halberstam et Wynn, et s’il parvient, sur le moment, à dépasser le mal-être de la transition
inachevée pour Geo, il reste problématique une fois remis dans le contexte d’une audience
cis. Celle-ci a alors accès à l’intimité et aux insécurités d’une femme trans et la question
reste, si l’audience rit avec Geo ou de Geo.

L’insistance sur l’artificialité se traduit aussi par le rappel ponctuel du traitement hormonal
chez la protagoniste (en transition depuis plus de cinq ans, la propension à parler des effets
hormonaux a tendance à diminuer avec l’habitude du traitement, certaines personnes ayant
95 Halberstam, J. (2014) 96
96 Voir les perles de Germaine Greer pour une exemple édifiant.
99
achevé leur transition médicale ne se considèrent plus comme étant ‘en transition’ 97, mais
pas Georgia) et tombe dans le stéréotype décrit par J. Serano sur les récit de transidentié
cité plus haut: « one that explains the ins and outs of (...) hormones in gory detail ». De
plus, le lien entre la transition et le cancer du sein est introduit de par la confusion entre les
effets de l’un et les symptômes potentiels de l’autre : “My face was on fire; rivers of heat
were running through my limbs. (…) Maybe it was the ‘mones acting up, sensing the time
bomb in my chest that could, right now, be getting busy. (210) Le commentaire sur les
changements de libido liés aux hormones est également intrusif et stéréotypique: les effets
des hormones varient drastiquement d’une personne à l’autre et l’attribution de certains
comportements pouvant être sociaux ou psycho-somatiques aux hormones tend à
essentialiser les différences ‘biologiques’ entre les corps: ‘It bothered me, because I hadn’t
felt horny like that, thinking of sex three times a minute, since I’d started on the T-blocker,
but then I realised he was straight and I was too and that made everything okay.’ (219)
L’hétérosexualité assumée (entre une femme trans et un homme cis) comme étant la
sexualité par défaut acceptable (“that made everything okay”) est aussi problématique en
soi. Pour clarifier, Geo est ici rassurée car elle est maintenant ancrée dans la sexualité
prescrite (et donc majoritaire): elle est une femme, il est un homme hétérosexuel,
l’attirance éventuelle entre les deux est donc supposée être acceptable.

Sachant que cette scène intervient juste après un accident de voiture mais que la
protagoniste persiste à attribuer chacune de ses réactions (qui pourraient être logiquement
liées au choc qu’elle vient de subir) à son traitement hormonal rend ces multiples mentions
répétitives: “It was then that I burst into tears. Fucking hormones.” (219). L’instabilité
émotionelle est aussi généralement associée avec le début de traitement, ce qui n’est pas le
cas de Geo. La liste des effets des hormones (et celle décrite par Geo reste réaliste malgré
l’insistance98) peut être intéressante à découvrir pour les personnes pré-transition mais ce
n’est pas le cas de ce roman qui est par défaut adressé à des personnes cis. Dès lors
l’insistance sur les hormones penche vers le voyeurisme commun qui entoure la transition
médicale. Les effets des hormones sont aussi largement exagérés, comme le changement
radical d’alimentation qui y serait lié et qui pousserait Sonia à consommer des denrées plus
féminines (la problématique s’étend aussi aux stéréotypes de genre pour cette citation):

97 Jamie Dodger ‘Am I still Transgender ?’ https://www.youtube.com/watch?v=AKcSAIY6Cdw [06-06-19]


98 Second Puberty 101 https://curvyandtrans.com/p/5011BD/second-puberty-101/ [06-06-19]
100
I threw together an attempt at a salad and thought, not for the first time, of how beautifully my
friend had transitioned – though that wasn’t fair, because you couldn’t even think of Sonia as in
transition any more. How beautifully she lived, then. Everything was right, down to what was in the
fridge. Had she liked that sort of food before, I wondered; women’s food, girly food, salad, eggs,
white wine, dark chocolate? Or had she been into steak and chips until the ‘mones kicked in? (…)
Had it been the ‘mones that changed her tastes? Or had Christine been working on her well before
then, influencing her sensual preferences under the weight of time and intimacy? (381)

De plus, une transition/vie de femme est considérée comme belle de par son côté
stéréotypique (qui inclut apparemment de manger des choses féminines -girly food-) et
qu’il y a une manière appropriée (‘everything was right’) d’être une femme. Puisque c’est
toujours Georgia qui s’exprime à la première personne, elle est peut être supposée avoir
cette vision stéréotypique de la féminité (tendance assumée des femmes trans souvent
décriée par les ‘Gender Critical feminists’). Ceci pourrait également être un commentaire
voilé de l’autrice : les femmes trans ont une vision stéréotypée de la féminité et ‘surjouent’
leur propre féminité en fonction de ces stéréotypes.

Dans tous les cas, les descriptions, l’insistance sur les enfances malheureuses (« ganz
dramatisch, gel? »une autre ‘reconstitution historique’ dramatisante et victimisante.
Pourtant, les deux autrices déconstruisent ce travers dans leurs romans), la transition
médicale spectaculaire et l’insistance lourde sur le côté artificiel de la beauté et de la
féminité de Anjum et Georgia suggère un fond de ce que J. Serano appelle le « Cissexual
gender entitlement » chez Roy et Gallagher, qui transparaît malgré leur effort de
représentation :
[Cissexual gender entitlement] goes beyond a sense of self-ownership regarding their own gender,
and broaches territory in which they consider themsleves to be the ultimate arbiters of which people
are allowed to call themselves women or men.
Because cissexuals have a vested interest in preserving their own sense of cissexual gender
entitlement and privilege, they often engage in a constant and concerted effort to artificialize
transsexual genders. A common strategy used to accomplish this goal is trans-facsimilation –
viewing or portraying transsexual genders as facsimile of cissexual genders. This strategy not only
mischaracterizes transsexual genders as « fake », but insinuates that cissexual genders are the
primary, ‘real’ version that the transsexual merely copies.99

Artifices pour tous. Échec pour tous ?

Cette réflexion sur l’artificialité des féminités et masculinités trans a été poussée par P.B
Preciado dans son œuvre Testo-Junkie où il déconstruit les féminités et masculinités cis et
relève le même niveau d’artificialité et de manipulation médicale. En effet, nombre
99 Serano (2016) 172
101
d’hommes et de femmes cis sont également sous traitement hormonal que ce soit pour des
raisons contraceptives (pilule/stérilet/implant aux hormones), pour pallier aux effets du
vieillissement (les patchs d’oestrogene qu’utilisent les femmes trans est le même que les
femmes ménopausées et l’androtardyl que s’injectent les hommes trans est le même
complément prescrit à certains hommes de plus de 49 ans) ou simplement pour les Incels
ayant besoin de pallier à leurs insécurités concernant leur virilité 100. Passant outre
l’édification essentialiste de certaines hormones comme des élixirs de virilité (la T.) ou de
féminité (les oestrogènes) et la hiérarchie claire établie entre les deux (le conseil d’éviter
les aliments à base de soja pour ne pas risquer d’augmenter ses taux d’oestrogène à cause
des phyto-hormones est un exemple parlant), le fait que la population cis consomme ces
compléments hormonaux en quantités suffisantes pour soutenir une industrie
pharmaceutique extrêmement prospère prouve le caractère artificiel de la féminité et de la
masculinité en général. Nombre de femmes (‘cosmetic surgery’101) et hommes (‘looks
maxxing’, relevé par N. Wynn) cis subissent également des interventions chirurgicales pour
accentuer leur beauté stéréotypiquement féminine (implants mammaires, liposuccion,
affinage du nez) ou masculine (reconstruction d’un front proéminent, d’une mâchoire plus
carrée etc.) et manipulent leur taux d’hormones sans pour autant que la qualité ‘naturelle’
ou ‘biologique’ de leur féminité ou de leur masculinité ne soit remise en question. Ou, avec
les néologismes créatifs de Paul Preciado :
Technologies de production des fictions somatiques. Masculin et féminin ne signifient plus
désormais une vérité anatomique à caractère empirique, mais la possibilité de construire la
différence par des moyens techniques. L’histoire de la sexualité prend dès lors la forme d’un
gigantesque Disneyland pharmacopornographique dans lequel les tropes du naturalisme sexuel sont
animés par des dispositifs endocrinologiques, chirurgicaux ou médiatiques à l’échelle globale. 102

Ainsi l’artificialité supposée des personnes trans est aussi présente chez les personnes cis
pour correspondre au plus près au stéréotype de la masculinité (haut taux de testostérone,
muscles, visage carré à la mâchoire et front proéminents) et de la féminité (haut taux
d’oestrogène, minceur arrondie, nez discret voire inexistant, lèvres gonflées etc).
L’insistance des deux autrices sur le caractère artificiel de la beauté de Géo et Anjum peut
donc s’apparenter au ‘Cisexual Gender entitlement’ décrié par J. Serano.

100 La plupart des chaînes et sites de la manosphere liés à l’Alt-right où l’on retrouve cette communauté
proposent des compléments destinés à augmenter les taux de testostérone, comme Info-wars’ ‘super-
male vitality’ https://www.infowarsstore.com/super-male-vitality.html
101 Voir la différence de terminologie (féminine et masculine) pour le même type d’intervention chirurgicale
102 Preciado P.B. Testo-Junkie Sexe, drogue et biopolitique Grasset et Fasquelle, Paris, (2008) 98
102
Cependant, une autre interprétation se concentrant plus sur l’esthétique générale travaillée
par les deux autrices jette une autre lumière sur ces descriptions parfois peu mélioratives. J.
Halberstam commente ici la photographie de Diane Arbus :
Indeed Arbus’s photographs of transvestites, midgets, and dwarf do present the world as a freak
show and parade queer and ambiguous bodies in front of the camera to illustrate the range and depth
of freakish alterity. (…) But Arbus does not limit her freak show to so-called freaks ; patriots,
families, elderly couples, and teenagers all look strange and distorted through her lens. To use Eve
Kosofsky Sedwick’s terms, Arbus ‘universalises’ freakishness while Brassai ‘minoritizes’ it. Brassai
looks at the transgender world as if peering at strange insects under a rock ; Arbus finds ambiguity
across a range of embodiements and represents it as the human condition.103

Et les deux autrices appliquent effectivement cette esthétique de l’étrange à toute la société
qui entourent ces deux femmes trans en appuyant les détails sordides (‘a lady with no teeth
offering sweets’(436) chez Gallagher, ‘the live art installation in his scatological suit’ (124)
chez Roy) le même traitement est appliqué à tous les corps, représentés dans leur absurdité
et leur trivialité quotidienne (la mère d’Aftab :’her bowels convulsed’(8), Lotte : ‘her nose
is streaming’ 147). Par cette application générale de la même esthétique du bizarre, les
deux autrices universalisent peut-être la monstruosité, la rendent familière et confortable,
habitable pour le lecteur. L’insistance sur l’absurdité du corps humain proche de
l’esthétique de S.Beckett (chez qui se retrouve aussi cet Art de l’Échec) est présent chez
ces autrices, ce qui rend l’atmosphère des deux romans peu plaisante esthétiquement. A
part de rares descriptions mélioratives de paysages sauvages, les villes, leur pollution, leur
saleté et la laideur de leurs habitants sont souvent mis en relief. Dublin et Dehli (surtout
leurs banlieues et leurs ghettos délaissés) deviennent sous leurs plumes des mondes
hostiles peuplés de créatures étranges. Cette étrangeté, cette ambiguïté sont donc peut-être
pour les deux autrices, une simple représentation de la condition humaine. Mais l’action
d’universaliser cette esthétique, habituellement appliquées aux communautés marginales
dont les protagonistes sont issues reste un effort que Roy et Gallagher ont choisi de faire de
bonne grâce.

Le parallèle entre les identités de genre hors-normes, la hiérarchie cis-trans


existante et celle créée entre l’ancien empire occidental/continental et la périphérie/les
anciennes colonies a été établi dans ces recherches car un rapport de pouvoir similaire de
supériorité/infériorité inhérente gouverne ces hiérarchies. La représentation d’un groupe
minoritaire par un groupe autoproclamé supérieur comportera les mêmes travers, et le

103 Halberstam (2011) 103


103
contrôle de cette représentation dans la fiction ou les médias influence au final l’image que
le groupe minoritaire a de lui-même et de ses membres. Si ce mécanisme est valable pour
l’orientalisme décrit par Sara Ahmed dans Queer Phenomenology :
The reachability of the other, whether the Orient or other others, does not mean that they become
‘like me/us’. Rather that they are brought closer to home, but the action of ‘bringing’ is what
sustains the difference : the subject, who is orientated toward the object, is the one who apparently
does the work, whose agency is ‘behind’ the action.104

Il peut être appliqué, dans une moindre mesure, à la représentation par des cis de personnes
trans (« other others »). Le choix de représenter des personnes non cis, l’action de
familiariser un public cis aux problématiques trans reste un effort cis qui laisse la
communauté trans être l’objet du débat plutôt que l’un des sujets débattant. Vu de cet
angle, les deux autrices conservent-elles le titre de « less a prurient voyeur and more a
chronicler of the unseen, the unspoken, and the untold » comme Diane Arbus ? (104)
L’appropriation de l’esthétique queer en elle-même peut être vue comme problématique, la
description humoristique ou artistique de l’expérience trans et hijra est destinée à l’échec
car l’art et l’humour se découvrent par une connaissance intime d’une expérience. De par
le lien que fait J. Halberstam avec les ténèbres pour explorer l’esthétique queer, la théorie
de N. Wynn peut être utilisée pour expliquer cette dynamique entre les autrices cis et leurs
personnages trans :
Following (…) Crisp’s advice to adjust to less light rather than seek out more, I propose that one
form of queer art has made failure its centerpiece and has cast queerness as the dark landscape of
confusion, loneliness, alienation, impossibility, and awkwardness. Obviously nothing essentially
connects gay and lesbian and trans people to these forms of unbeing and unbecoming, but the social
and symbolic systems that tether queerness to loss and failure cannot be wished away  ; some would
say, nor should they be. (97-98)

L’échec est omniprésent dans les deux romans : les amours malheureux des protagonistes
(Zainab ou Mar), l’incapacité à vivre intégré à une communauté (Anjum quitte le
Khwabgah, Geo quitte ses tantes de Clonmel). Halberstam insiste sur le fait que ces
groupes marginaux sont associés à l’idée d’échec de par les systèmes sociaux et
symboliques (cis-hétéronormatifs) qui les entourent mais que, peut-être, avoir du succès
selon la norme n’est pas nécessairement souhaitable. Les ténèbres dans lesquelles sont
plongées ces communautés de par leur exclusion de la société peut être utilisé comme une
stratégie d’interprétation (comme la stratégie de l’échec) :  « ‘Darkness’, says Brooks, ‘is
an interpretive strategy’, (2006:109) launched from places of darkness, experiences of hurt

104Ahmed S. Queer Phenomenology Duke University Press Durham and London, (2006) 117
104
or exclusion ; darkness is the terrain of the failed and miserable. »105 Les ténèbres peuvent
être vues dans l’exclusion, les discriminations, les traumatismes et le lien avec la mort et
les fantômes qu’entretiennent Geo et Anjum, et le travail des deux autrices qui les animent.
Utilisent-elles cette noirceur pour créer, en plus d’une esthétique (source de plaisir) queer,
quelque chose d’humoristique ou de positif ? Comme l’explique Natalie Wynn :
That’s what I like about art, it takes the standard disappointments and humiliations of life and cooks
them into something worth getting off the floor for. (3:34)The darkness is my name for what I
consider to be the highest form of comedy, where you take your own worst feelings, traumas and
anxieties and twists them into a source of pleasure. (17:36)-(17:56) If you can make these low points
funny then you’re gonna be okay, you’re gonna survive, you’re gonna make it through life. And I
need that now more than ever because trans experience is, in a lot of ways, pretty dark. (18:12)

Or, elle déplore le fait que lorsque des personnes cis parlent de l’expérience trans et tentent
d’en faire de l’humour (analyse qui peut être appliquée aux autres formes d’art), le résultat
est médiocre car ‘Darkness comes from within’, des détails de cette expérience et de
l’engagement émotionnel qu’une personne aura dans ces expériences. Et une personne
extérieure ne peut s’approprier la noirceur d’une communauté pour faire rire :
So I call my gender confirmation surgery ‘getting a sex change’(…) specifically because it’s
inaccurate and outdated and that makes me laugh, (…) And I get to call it my ‘sex change
operation’, but cis people don’t get to call it that, because it’s my darkness, not yours. (20:12)

Les deux livres ont amplement exploré les ténèbres de Geo et Anjum pour créer ces
romans et les blagues transphobes ou les transphobic slurrs font parfois surface chez
Gallagher. (Chez Roy, ils proviennent de personnes qui ne sont pas proches de Anjum
comme la foule qui l’humilie en Gujarat et les enfants dans le cimetière) Mar, le partenaire
de Geo se permet par exemple de dire des choses comme:
You know why Sonia’s such a ball-breaker, Geo? Poor thing can’t help it; she’s a man trapped in a
woman’s body. Winding me up in the hope I’d get self-righteous and tell him he was being offensive
so he could get self-righteous back and tell me I’d no sense of humour anymore. (322)

L’humour est ici supposé venir de l’inversion du stéréotype déjà déconstruit dans le roman
de ‘l’âme de femme dans un corps d’homme’ qui invalide le genre de la personne en le
rendant conditionnel. De plus l’argument utilisé par Mar ‘I’d no sense of humour anymore’
est utilisé par des humoristes comme Ricky Gervais pour discréditer les plaintes de la
communauté trans contre leur diatribes transphobes. Gervais en particulier a choisi de
récidiver après les réactions de la communauté et de parler de sa propre transition ‘as a
chimp’106 sur une plateforme publique majeure. Natalie Wynn explique alors:  « And when

105Halberstam (2011) 98
106 Gervais, R. Humanity Netflix (2018) 14:15
105
someone tries to joke about something that they’re totally ignorant of, the result is usually
clumsy, awkward and not very funny. » (20:26) Et le plus souvent, ce genre d’humour
cynique est dirigé contre une ‘minorité’ ethnique ou sexuelle mais rarement à la noirceur
personnelle de l’humoriste. Pourtant, Wynn le rappelle la pointe de l’humour noir est
intérieure: « within is where the darkness lies. » (20:38). Que cela s’applique à l’art en
général ou à l’humour, les deux autrices ont choisi d’exposer la noirceur de personnes trans
sans en avoir fait l’expérience, ce qui rend leur représentation artistique très imparfaite : le
résultat est la victimisation et la dramatisation qui présente toujours la transition ou l’entrée
dans une communauté hijra comme un traumatisme et ne montre pas les côtés positifs de la
transformation. Les tout est assimilé à des artifices bons marchés qui limitent les
protagonistes (Anjum ne peut plus avoir d’orgasmes avec son vagin ‘défectueux’, Geo
subit les aléas du traitement hormonal à vie et son visage est dans le même état après un
accident de voiture qu’après une chirurgie de féminisation -qui ne l’empêche pas de se
faire mégenrer même par les gens qui tentent d’être bienveillants envers elle-).

L’art est supposé transformer leur moments difficiles en source de plaisir (esthétique ou
autre) mais peut-être que l’échec de ces projets artistiques était assumé par Roy et
Gallagher. En tentant de représenter des expériences auxquelles elles sont étrangères et de
décrire une beauté qu’elles ne reconnaissent pas, Roy et Gallagher échouent à représenter
autre chose que leurs propres stéréotypes et conceptions datées pour ériger leurs
protagonistes en allégories de tensions politiques et communautaires. L’échec de leur projet
d’écriture était de toutes manières annoncé dans leur travail d’écriture.

Sous-Partie 2: Jeux d’Echecs

Mia Gallagher s’est fait connaître grâce à son roman Hellfire (2006), Arundhati Roy grâce
à The God of Small Things (1997). Dix ans séparent ses deux romans pour l’une, vingt ans
pour l’autre et toutes deux ont créé des entités étranges, déconstruites chronologiquement,
polyphoniques, dans une forme inhabituelle avec des thèmes étrangement similaires. Les
deux diffèrent donc de la norme littéraire qu’elles avaient respectée pour leurs premières
œuvres, l’une déclarée ‘the darker, grungier flip-side to Harry Potter’ (The Independent)
l’autre un roman post-colonial typique sur une famille d’anglophiles. Pourtant, pour leur
seconde œuvre de fiction, elles se sont lancées dans des projets longs et décousus. Le

106
processus d’écriture de Mia Gallagher est documenté dans The Irish Times révèle la
maturation difficile de ce second roman, qui est apparemment très éloigné de l’idée
originale (‘an Irish au pair coming of age of in 1980s Germany’) :
As that first year turned into years, the word wrong kept flashing up in my awareness. I, my story,
my characters, my writing, my approach, the very idea I could even write another novel – were all
wrong. Otherwise, whispered the devil on my shoulder, you’d have the book finished by now, Mia.
[...]What I think this means is: don’t have too many ideas about the work you’re going to make –
especially about it being “good”, or “important”, or “beautiful”, or even “finished”. Just try to make
the damn thing. (…) In 2005, as I worked on the PC, my new novel – could I even call it that
anymore? – started growing more ugly, unlooked-for protuberances. It was turning into a
Frankenstein’s monster. 107

Le roman a donc pris beaucoup plus de temps et d’ampleur que prévu et le résultat, comme
la protagoniste, est appelé ‘monster’. L’échec de son processus d’écriture se trouve dans
l’embourbement progressif et la multiplication imprévue des histoires adjacentes à la trame
principale. L’idée de ‘la pensée artistique’, d’une réussite claire et parfaite d’un manuscrit
achevé s’est révélé être l’obstacle à ce projet protéiforme :
Cutting freed me of that nagging, pernicious “artistic” thought – the seductive image of a finished
manuscript on my agent’s desk. Once that happened, I could get out of my own way and get on with
the practical work of making the book. I could begin to identify the questions the material was really
asking me and go in search of answers. And that, finally, felt right. (ibid)

Ainsi, Mia Gallagher a pu terminer le roman en acceptant qu’il ne serait pas parfait, en
suivant donc la stratégie de l’échec, une approche plus pratique et lucide. Ce processus
d’écriture rappelle les tribulations décrites dans l’introduction de The Queer Art of Failure
ainsi :
We will wander, improvise, fall short, and move in circles. We will lose our way, our cars, our
agenda, and possibly our minds, but in losing we will find another way of making meaning in
which, (...), no one gets left behind. (25)

Ainsi, le résultat extrêmement composite et alambiqué du livre-jeu de Gallagher est un flou


digne de sa maturation longue et difficile. Arundhati Roy, quant à elle, suivait plutôt une
philosophie affichée de l’échec, qui lui fut inculqué dès l’enfance (elle révèle via cette
anecdote aussi que The God of Small Things contient des éléments autobiographiques) :
When I was very small in the village of Kerala, my uncle (who is Chacko in The God of Small
Things) I think I might have been about five years old or something and everyone was giving me
advice like work hard, run fast, jump higher etc. And he showed me some kind of a cheap bauble
and he said : « You want this ? » Of course my greedy heart coveted it and I said « Yes ! » he said :
« I’ll give it to you if you FAIL ! » (17:19) It made me stop in my tracks, I remember, even as a very
young person, and think about the idea of failure. Which goes hand in hand with the idea of risks
and obstinacy. (…) I wanted to roll the dice and try to explore fiction in another way.108

107 https://www.irishtimes.com/culture/books/difficult-second-novel-mia-gallagher-on-12-years-it-took-for-
follow-up-to-hellfire-1.2634568 [02-06-19]
108 Chicago Festival of Humanities https://www.youtube.com/watch?v=JTXC0HYLPrs
107
Ainsi, toute la dimension d’échec, de hasard et l’impression que son échec recevrait de
toute manière une récompense (à plus de 6 millions de copies vendues, elle n’avait pas
tort) est complètement assumée et The Ministry of Utmost Happiness reflète bien ce goût
du risque dans sa forme hasardeuse et désorganisée. Ainsi, si ni l’une ni l’autre des autrices
avait la moindre prétention à un projet d’écriture bien huilé, correct et représentatif,
l’impact de l’échec à la représentation respectueuse des communautés marginales se trouve
alors quelque peu diminué. Le désordre qui règne dans les deux œuvres ne visait la
perfection sur aucun plan. Ce type d’écriture semble donc coller à la définition qu’en
faisait Barthes lorsqu’il célébrait la mort de l’auteur :  « un espace à dimensions multiples,
où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte
est un tissu de citations, issues des milles foyers de la culture. »109 De fait, c’est
précisément à cette absence que prétend Arundhati Roy lorsqu’elle est interrogée sur sa
responsabilité en temps qu’autrice représentant des personnes dont la place dans la société
diffère drastiquement de la sienne :
‘How do you manage the responsibility ? How do you hold yourself accountable ? ‘-Do the best that
you can. The idea of writing fiction, of being a poet in the world means living without a skin so you
have to believe, I have to believe that at the core of, at the foundation of my imagination is the idea
of justice.’ (1:04:41)
They would like me to say that I’m the brave lone voice of the voiceless, all alone, standing up,
that’s not true. I speak from the heart of a crowd. There’s so many brave people doing so much
brilliant stuff. I do not feel alone.

Ainsi, elle ne cherche pas à porter la voix de ceux qui n’en ont pas et, en tant que poète,
elle peut incarner chaque groupe, chaque foule depuis laquelle elle s’adresse à son public.
L’idée de justice motiverait donc ses projets d’écriture. Mais si l’idée du ‘poète sans peau’
s’apparente à une certaine forme de La Mort de l’Auteur, l’intention de l’auteur est
immatérielle : la place est au hasard, à l’écriture presque machinale dont l’auteur ne serait
qu’un scribe. Ce concept trouve rapidement sa limite car la ‘Mort de l’auteur/autrice’ est
difficile à appliquer quand elles sont encore vivantes et qu’elles ont accès à des
plateformes publiques (Irish Times/conférences aux universités et festivals) pour expliciter
leur travail et leurs intentions ou leur processus créatif de toutes façons. Et le projet
d’effacement dans une foule que revendique A. Roy se rapproche paradoxalement de la
tendance problématique de l’intellectuel occidental à se voir comme un « absent
nonrepresenter who lets the oppressed speak for themselves. »110

109 Barthes, R. ‘La Mort de l’auteur’ Le Bruissement de la langue ed. Seuil (1984) 65
108
Ces projets voués à l’échec pouvaient donc simplement être assumés dès le début et être
inoffensifs tant qu’ils n’étaient pas l’expression de l’intention des autrices. Mais deux
aspects empirent le simple flou dans lequel les œuvres se trouvent. Dans Beautiful Pictures
of the Lost Homeland, un passage en particulier rouvre la problématique. La protagoniste
de Gallagher se lamente sur l’histoire qu’elle est entrain de vivre, ce qui aurait pu être un
éclair de lucidité de la part de l’autrice sur les implications dangereuses du récit.
Cependant, l’impression est que cette situation est liée au destin inhérent des femmes trans
qui entament la transition médicale. L’idée qui en ressort est donc de devoir payer pour la
transition d’une manière ou d’une autre par des problèmes de santé graves, voire un
cancer :
The chance of a male – or for the sake of exactitude, let’s say, a person born with XY chromosomes
and a penis and testicles – contracting breast cancer is 1 per cent. Low, but if you take genetic
mutation into account, possible. Was this the cost of heredity? I’d asked myself. The price of being
seen as my mother’s daughter? I had laughed at first, those horrible days of my first scare (…)
Ironic. A tragic irony. (…) Then I’d got angry, because it was typical, wasn’t it? A tranny-tale if ever
there was one, the he-she punished by her own body, her desire to be what she’s not supposed to be.
Just like the Little Mermaid; the price of getting those feet everlasting agony any time she took a
step. (462)

L’idée d’une punition quasi divine pour tenter d’être ‘what she’s not supposed to be’
dépasse périlleusement l’adjectif ‘problématique’. La nouvelle cascade de termes
depréciatifs (tranny, he-she), la réduction de son corps à ses parties génitales ajoutés au
postulat de devoir payer pour sa transition achève toute supposition d’un simple échec de
représentation inoffensif. Une scène de roman où le personnage se met en colère contre sa
destinée révèle toujours la main d’un auteur tout-puissant: le supposé ‘destin’ du
personnage n’est pas hasardeux, il est un choix conscient d’écriture de la part de l’auteur.
De même que Justine, dans Justine ou les Malheurs de la Vertus par le Marquis de Sade
subit maintes formes de torture et d’abus sexuel pour prouver la théorie de l’auteur selon
laquelle la vertu sera toujours punie dans un monde corrompu, Georgia est menacée avec la
même ‘punition’ que sa mère, Aisling. Ainsi écrite par Gallagher, Geo interprète la maladie
potentielle comme une punition pour sa transition médicale. Aucune dose de
mythologisation ou de rappels aux contes d’amphibien (The Little Mermaid) infantilisant
ne peuvent romancer ce message extrêmement toxique.

110 Spivak, G. ‘Can the subaltern speak ?’ in Cary Nelson and Larry Grossberg, eds. Marxism and the
interpretation of Culture (1988) 87
109
Arundhati Roy, qui elle prétend à la transparence, ne mentionne pas toujours ses sources
d’inspiration. La vie d’Anjum, dans le roman, cela a été signallé aurapavant, emrpunte
beaucoup à la vie de Mona Ahmed. Beaucoup, comme le suggère cet article sur la vie de la
hijra:
Mona carved a new life for herself in a place where no living person ‘fits in’ – a graveyard. She
staked out a plot in Mehndiyan, a graveyard in Delhi, claiming that a handful of aged headstones
whose names had been washed clean over time belonged to her ancestors. From a square barely big
enough to sleep on, she built a house that included rooms for her nephew and her caretaker,
Jahanara. In times to come, the place served as a home to sex workers, beggars and many others, for
over three decades.
In her middle years, Mona started to long parenthood and the desire was intense enough for her to
trip to Haj to pray for a child. Her wish was miraculously granted. A woman she knew died during
childbirth, leaving her infant daughter. Mona took her in, named her Ayesha, and turned her into the
centre of her existence. Mona would organise lavish birthday parties for her little Ayesha. Trans
folks from across the subcontinent would come in to partake of the revelries. The singing, dancing,
and feasting would go on for days. Hundreds of them, from Pakistan, Bangladesh, and India would
gather. In a way, the national meetings of the trans community used to be at Ayesha’s birthday
parties.111

Ainsi, le déménagement au cimetière, l’adoption de Zainab/ Miss Jebeen et la création


d’une communauté marginale sont inspirés de faits réels. L’article continue et de plus en
plus, des éléments du roman, même des détails, comme la présence d’animaux dans le
cimetière, la piscine qu’y a installée Anjum, en fait la majeure partie de l’histoire d’Anjum
semble directement calquée sur la vie de Mona Ahmed. Dès lors, les analyses littéraires
établies sur d’éventuels choix créatifs de l’autrice comme le fait de placer une personne
entre-deux genre à la frontière entre la vie et la mort (en partie II) ou le souhait d’être mère
(plus haut) perd quelque peu en substance et en intérêt. Ce ne sont pas là les choix
artistiques de Arundhati Roy, chargés de symbolique consciente ou de signification à
interpréter puisque ce n’est que la transcription d’une vie réelle dont les choix n’avaient
pas vraiment de but symbolique ou artistique mais étaient simplement poussés par la
nécessité. La vie de Mona Ahmed a été partiellement documentée par la photographe
Dayanita Singh dans Myself Mona Ahmed (2001), que Roy salue à la fin du roman :
« Acknowledgements […] Dayanita Singh, with whom I once went wandering, and an idea
was ignited.” (441) La ressemblance évidente entre Mona et Anjum a été relevée dans de
nombreux articles et blogs. Mais le nom de Mona Ahmed n’apparaît nul part dans le
roman. En fait, l’avertissement habituel apparaît au début :
This is a work of fiction. Names, characters, places and incidents either are the product of the
author’s imagination or are used fictiously. Any resemblance to actual persons, living or dead,
events, or locales is entirely coincidental.

111 Bhuntani, A. (2018)


110
Aux vues de l’article relatant la vie de Mona et après avoir lu les passages concernant
Anjum de nombreuses fois pour ce mémoire, il peut être avancé que les ‘entières
coïncidences’ sont effectivement très nombreuses. Le fait que A. Roy ait vendu quelques
millions de copies d’un livre qui est, en partie, un pur plagiat de la biographie de Mona
Ahmed rend sa critique de l’exploitation et du sacrifice néolibéraliste des populations
marginales quelque peu bancale. Les recherches dans les conférences et articles au sujet du
roman n’ont pas apporté d’explications pour ce manquement de la part de l’autrice. En fait,
la tendance de Roy en conférence est à se concentrer sur les passages qui parlent de
Kashmir ou qui se placent du point de vue de Tilo et à ne pas mentionner Anjum. Peut-être
les recherches sont-elles simplement incomplètes ou trop peu approfondies. Mais dans la
tendance générale des deux autrices à célébrer et assumer la stratégie de l’échec, cela
semblait approprié. Dans tous les cas, le nom de sa ‘muse’ aurait du apparaître dans le
roman.

‘The subaltern will speak’

Incidemment, l’inclination de A. Roy à ‘représenter’ les communautés marginales pour


nourrir son processus créatif a été relevé et critiqué :
When Arundhati Roy, a Syrian Christian, writes about dam-affected people, Adivasis, Kashmiris and now
Dalits, does her prolific writing help the people she talks about or herself?
When Savarna journalists, writers and academics study, report, document, analyse and hold forth on topics
concerning the marginalised it benefits them and their peers the most. Their audience are fellow Savarna upper
class folk. The idea behind the benefits to the marginalised communities from these works is like the famous
‘trickle-down theory’; we know how that goes.112

L’article de T. Harad (lien en note de bas de page) permet des prévisions optimistes, la
multiplication de médias indépendants, l’accès de plus en plus général à internet et la
traduction (l’écriture directe en anglais limite l’accès à l’expression à une élite
anglophone) permettent une portée accrue des récits alternatifs. L’article laisse entrevoir un
futur potentiel où les groupes marginaux, surtout représentés et analysés par des personnes
extérieures de nos jours, pourront raconter leurs propres histoires et acquérir les outils
d’analyse pour replacer leurs expériences dans un contexte systémique sans l’intervention
d’intellectuels (rarement transparents). Plus spécifiquement à la communauté transgenre, et
dans un contexte plus occidental, J. Serano affirme:

112 https://feminisminindia.com/2016/07/28/the-subaltern-will-speak/ [01-06-19]


111
I am sure some readers will object to this call for artists and academics to stop appropriating intersex
and transsexual identitites and experiences. But at this point in time, when almost no intersex and
transsexual voices reach the public, and the few who do are those that non-intersex, cissexual
individuals deem worthy, those who do attempt to speak as our proxies, who claim to undestand our
bodies, our issues, or our identities, nevessarily push us further into the margins. Perharps in the
future, when most people are familiar with the work of intersex and transsexual artists and
academics, and when the body of work that we have produced is so large that no one non-intersex or
cissexual person can drown out our voices, other artists and intellectuals will be able to discuss our
existence and our experiences in a repsective, nonexploitative way. But until that time comes, non-
intersex, cissexual artists and academics should put their pens down, open up their minds, and
simply listen to what we have to say about our own lives.113

Cependant, la sphère académique et artistique cis, non-intersexe, occidentale et


continentale continuera de produire du contenu sur tous les sujets dans tous les cas, même
si la responsabilité et le contrôle se font plus pressants de nos jours. Ce genre d’appel des
communautés minoritaires est assez facilement ignoré en général, et ne fait alors que
constituer un nouvel échec parmi tant d’autres.

113 Serano (2016) 212


112
CONCLUSION

Le but de ces recherches était de mettre en parallèle des rapports de pouvoir


similaires : la hiérarchie homme-femme, cis-trans, colonisateur-colonisé, et l’instabilité et
la fluctuation des rôles de dominants et dominés dans ces hiérarchies. L’intersection entre
les diverses formes de discriminations complique les tentatives d’une schématisation
simple, c’est un réseau de tensions perpétuelles insolvable. Les deux protagonistes de
Gallagher et Roy se trouvent à cette intersection complexe, et analyser toutes ces
problématiques de front était impossible pour une forme classique de roman (un seul
protagoniste, une chronologie linéaire, une seule langue et un seul registre). Seules des
entités complexes et alambiquées comme Beautiful Pictures of the Lost Homeland et The
Ministry of Utmost Happiness pouvaient tenter de toucher aux cœurs de ces problèmes.
Comme tout projet très ambitieux, ils n’atteignent leur but qu’imparfaitement mais ont
tenté quelque chose de nouveau. Le risque compris dans la stratégie de l’échec a été pris
par les autrices et a permis la création de ces deux romans hybrides. Académiquement
parlant, ils présentent deux sacs de nœuds presque impossibles à dénouer : trop de fils se
croisent, s’entrecroisent trop de luttes encore en mouvement, de conflits non-résolus, de
controverses encore violemment débattues s’y mêlent pour qu’un mémoire puisse
complètement les couvrir. Le projet d’inclure plusieurs problématiques majeures comme
les débats sur le genre, le mouvement décolonial et le néolibéralisme simultanément a eu
aussi pour résultat que des sujets extrêmement complexes et profonds n’ont été abordés
que de façon très superficielle.

La seule conclusion claire qui peut émaner de ces recherches, vient du parallèle
avec le travail réalisé l’an dernier sur la représentation des femmes par des auteurs
masculins114. Le risque que comporte la représentation d’un groupe infériorisé ou
marginalisé par un groupe dominant tient dans le fait que la représentation (fictionnelle,
médiatique, historique) influence l’image et le comportement du groupe représenté
(l’altération de la personnalité/le nouveau mode d’être dont parle Fanon). Les femmes cis
représentant les femmes trans imposent donc leur vision biaisée, rarement méliorative de
ces corps non seulement à une audience cis qui pense avoir une représentation réaliste du

114 ‘Subverting the Griselda trope – Female self-victimisation in Angela Carter’s writing’
113
groupe méconnu mais aussi, éventuellement, à des membres de ce groupe. Si les hommes
projetaient leurs fantasmes de l’idéal féminin dans la littérature, les femmes cis proposent
des êtres de papier à la beauté artificielle, chimique, bon marché qui cacherait une laideur
inhérente. Ce faisant, elles érigent la féminité cis comme réelle, naturelle. Elles insistent
souvent sur la dramatisation des récits de ces personnes, la transition est vécue comme une
tragédie par les femmes trans et leurs familles (le bonheur de Anjum, par exemple, ne vient
pas de sa transition médicale, qui reste insatisfaisante, mais de son rôle de mère). Les
personnes cis semblent ignorer les aspects positifs de la transition (pour les hijras comme
pour les femmes trans occidentales), seule cette note discrète peut être relevée chez Roy :
As their car sped away, Saeeda said that because sexual-reassignement surgery was becoming
cheaper, better and more accessible to people, Hijras would soon disappear. 'Nobody will need to go
through what we've been through any more.'
'You mean no more Indo-Pak?' Nimmo Gorakhpuri said.
'It wasn't all bad,' Anjum said. 'I think it would be a shame if we became extinct.'
'It was all bad,' Nimmo Gorakhpuri said. 'You've forgotten that quack Dr Mukhtar? How much
money did he make off you?' (409)

Mais c’est le seul passage du roman ou la transition de Anjum n’est pas présentée comme
une source de souffrance ou de frustration et elle est contredite directement par Nimmo.
Pour cette raison, les récits écrits par des personnes trans ou des hijras sont des
représentations alternatives cruciales face à ces récits dramatiques, pathologisants. Ils
proposent une déconstruction heureuse du genre et de son carcan, la libération par la
transition de la ‘biologie comme destinée’ et de l’expérience kafkaïenne d’être limité à un
rôle social et à un corps qui ne leur convient pas. Présenter la transition comme synonyme
de marginalisation et d’isolement permet en effet de la réduire à un choix risqué, peu viable
ou enviable. Le fait que la trans-identité soit aussi médiatisée aujourd’hui commence
heureusement à permettre à des voix présentant ce choix comme positif de parvenir aux
personnes en questionnement. De nombreuses associations composées par les groupes
marginalisés s’organisent pour porter la voix réelle des ‘subalternes’ : elles portent le
mouvement décolonial (Decolonizing Sexualities115, Raju Rage, …), la défense des femmes
trans (Transgrrrrls116) et des hijras (TransVision117) et peuvent maintenant participer aux
débats d’habitude menés sur eux et sans eux.
Les deux romans étudiés proposent donc une réflexion intéressante sur de nombreuses
dynamiques de domination, mais échouent dans la tentative de représentation positive des

115 https://counterpress.org.uk/publications/decolonizing-sexualities/ [10-06-19]


116 https://transgrrrls.wordpress.com/ [02-06-19]
117 https://www.youtube.com/channel/UCYjwx0gcDp-C-uPZITPrbJg [12-06-19]
114
femmes trans et des hijras. Elles cantonnent leurs protagonistes à de simples allégories de
l’hybridité culturelle et au rappel à la hiérarchie cis-trans. Le grand absent des récits de
dominants sur la transidentité (qui affluent dans les médias mainstream, dans les
recherches académiques transphobes etc..) est la personne trans-masculine. Nombre de
discours réactionnaires sur la ‘perversité’ des femmes trans, leur caractère anti-féministe et
le passing impossible des personnes trans est souvent facilement invalidé par la simple
existence des hommes trans et celle-ci est donc soigneusement oubliée. Mais en voyant le
nombre de représentations insultantes, de débats déshumanisants, la médiatisation souvent
irrespectueuse des femmes trans, le postulat est vite formé : pas de représentation est peut-
être plus enviable qu’une mauvaise représentation. Le scandale et l’humiliation attribués à
la féminisation d’un corps assigné mâle à la naissance et l’invisibilité (ou l’évidence) de la
masculinisation d’un corps assigné femelle à la naissance découle simplement de la
hiérarchie persistante entre la masculinité et la féminité. Si les femmes cis en ont souffert
dans la littérature de par les représentations victimisantes, fétishisantes par des hommes cis
hétérosexuels, les femmes trans en souffrent dans leur représentation par les personnes cis,
hommes comme femmes. Le même souhait cher que l’an dernier clôt donc ces recherches,
le souhait d’un dépassement de la hiérarchie homme-femme et peut-être même des
catégories binaires de genre. Mais le constat général sur l’état de la géopolitique mondiale
et des luttes des groupes marginalisés, malgré certaines avancées, reste assez négatif.
Une dernière référence à la ‘low theory’ se réclamant d’Halberstam est donc de mise :
« -Aaah… Monde de merde.
-Ouaip, moi aussi j’ai bien envie de le dire : monde de merde. »118

118 Hazanavicius, M. et Mézerette, D. La Classe Américaine : Le Grand Détournement Canal + (1993)


115
Bibliographie Sélective

Ahmed S. Queer Phenomenology Duke University Press, Durham and London (2006)

Bakshi, S. et al. Decolonising Sexualities Counterpress, Oxford (2016)

Ben Messahel, S. et McCann, F. Dissensus in the Post-colonial Anglophone World :


History, Politics, Aesthetics Colloque Université de Lille (31-31-19/01-02-19)

Bereni L. et al. Introduction aux études de genre De Boeck, Louvain-la-Neuve (2012)

Bornstein, K. Gender Outlaw Routledge, New York and London (1994)

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