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JERRY UELSMANN – LA TRANSFORMATION DU REGARD


Texte : Andrey Troïtsky
Photographies : Jerry Uelsmann

Bonjour à tous. Par cette vidéo je commence à publier des conversations régulières sur la
photographie et le langage visuel. Mais d’abord un court préambule. Il est possible que dans
notre temps cruel lorsque le gouvernement de la Russie mène depuis une année la guerre
en Ukraine et continue de tuer des milliers de gens, le thème de l’art ne semble très
important. Cependant, je pense que dans les périodes catastrophiques il est nécessaire de
trouver un tel regard qui se dirige vers la vie et non vers la mort. Une discussion sur l’art me
semble significatif justement par une opportunité de découvrir ce regard alternatif. On peut
considérer l’existence et le monde comme la guerre, par exemple, selon un concept de
Hobbs, comme « la guerre de tous contre tous » – et les évènements actuels nous y
poussent vers un tel regard – mais on peut s’appuyer sur une autre vision de sa propre vie
et dans ce cas il est nécessaire de trouver sa base. Une recherche de cette base est dans
l’origine de mes conversations. Les thèmes que je vais discuter ici seront consacré à la
photographie, au langage visuel, aux images, à la pensée créative et au regard. C’était le
préambule, et maintenant je vais aborder mon premier sujet.

Aujourd’hui je vais parler de Jerry Uelsmann. C’est un photographe américain, un auteur


qui a été pour moi une vraie révélation, et une telle révélation qui m’a donné une impulsion
pour mes recherches personnelles. Il y a presque une année, à l’avril de 2022, il est parti,
mais lorsque je regarde ses photographies j’ai le sentiment qu’elles disent avec moi – je suis
convaincu qu’un artiste se définit par les images qu’il a créé. Ce qui concerne ses œuvres –
il est facile à voir qu’ils représentent une réalité altérée. À quoi peut-on les attribuer ?
Aujourd’hui on a une compréhension claire que les œuvres de Uelsmann sont une part de
l’histoire de la photographie du 20-eme siècle, on l’appelle un photographe-surréaliste, il
travaillait dans la technique du montage, il a développé cette technique, mais à l’époque
lorsque Uelsmann commençait sa carrière la plupart des critiques d’art avait un autre avis.
Je cite Uelsmann : « Oui, c’est très intéressant mais ceci n’est pas de la photographie ».
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Autrement dit, ils ne pouvaient pas attribuer le travail de Jerry Uelsmann à une chose
compréhensible dont on a une idée déjà connue, une opinion établie et considérée comme
une tradition.

Cette opinion n’est pas aléatoire parce que cet aspect sera plus tard et pendant toute
carrière artistique de Uelsmann l’un des principaux dans ses œuvres. Uelsmann l’a nommé
comme « la transformation du regard ». Qu’est-ce que cela signifie ? Comment un regard
peut être transformé ? On entend une expression assez fréquente : « change ta vision ».
Cela veut dire – change ton avis, ton rapport à quelque chose, à tel ou tel personne ou à tel
ou tel évènement. « La transformation du regard » parle de cela ? Non. Uelsmann nous dit
de la transformation des aspects fondamentaux de la perception de la réalité.

Nous sommes persuadés que notre regard est quelque chose fondamental, que nous
voyons la réalité d’une certaine façon, que c’est notre perception, que la réalité est telle
que nous la voyons. Ce monde avec les phénomènes qui nous entourent, avec les
évènements qui s’arrivent, est stable dans ses manifestations externes. Par exemple le
matin on sort de chez soi, on passe par le chemin dans le jardin devant les arbres, et ce
chemin, ces arbres – ils ne se transforment pas, ne changent pas en autre chose. Il y a une
stabilité dans tout ça. Les images de Jerry Uelsmann nous montrent une autre réalité, qui
se transforme radicalement ou qui existe selon des autres lois physiques. Mais cette réalité
altérée n’est pas simplement quelque chose de nouveau et inhabituelle, elle est liée à notre
vision : pourquoi on commence à voir le monde de cette façon ? Peut-être cela arrive parce
que c’est nous qui sommes changés ou quelque chose s’est transformé dans notre
conscience ?

Ce qu’on appelle « mon regard » a toujours deux aspects : extérieur et intérieur. Le premier
aspect c’est comment les objets externes m’apparaissent, comment je les vois. Le deuxième
aspect c’est comment j’existe moi-même. Autrement dit, c’est moi qui se trouve d’un coté
de ce phénomène, de l’autre côté se trouve le monde externe. Supposez pendant une
minute une situation fantastique : imaginez que les objets externes changent à un certain
moment ses propriétés physiques, par exemple les arbres, restant dans le sol, peuvent
bouger les branches selon leur volonté, peuvent me toucher, peuvent répondre à mon
rapprochement, même ils peuvent me retenir s’ils le voudraient. En même temps ce que je
considérais comme mobile, au contraire, deviendra statique. Par exemple malgré le vent les
nuages resteraient toujours au même endroit sans changer leur forme. Le premier moment
de tels changements radicaux je serai étonné, même choqué – je ne saurai plus comment
puis-je contacter ce monde altéré – il me faudra trouver des nouvelles façons d’agir.
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Pourquoi j’ai décrit cette situation fantastique ? Pour poser une question suivante : ce
changement des objets externes et les règles selon lesquels ils existent, signifie-t-il que c’est
moi-même qui s’est changé, comme celui qui se trouve au coté opposé de ce phénomène
du regard ? Ce n’est pas obligatoire, et je reste le même dans les circonstances nouvelles.
Cependant ces transformations du monde externe peuvent à la fin engendrer, et de plus –
doivent engendrer, une transformation de moi-même quoique lent et graduel. Ces
nouvelles façons que je trouverai pour interagir avec le monde altéré devront transformer
moi-même. A la fin je commencerai à percevoir cette réalité altérée comme connue pour
moi. Je me serai changé.

Voilà ce qui est sous-entendu par Jerry Uelsmann sous le concept de « la transformation du
regard » qui était pour lui fondamental : si le monde représenté sur ces photographies
existe par des règles inhabituelles pour nous, c’est parce qu’il est vu par un regard altéré.
Une image provoque aux spectateurs tel changement du regard personnel quand ce regard
sera considéré comme de même origine dont on observe sur les photographies de
Uelsmann. Si les images de Uelsmann comportent une transformation du regard – ce qui
signifie l’observateur même – racontent-elles du monde extérieur, de sa structure et son
fonctionnement ? En ce cas ne disent-elles pas quelque chose de la conscience, de
l’intérieur ou de la psychique ? Cette conclusion semble assez précise.

Je veux raconter ma première impression des photographies de Uelsmann. Je les ai vu en


étant ado dans une magazine illustrée que j’ai eu par hasard. Sur l’une de ces photos il y
avait une personne vue dans un angle très aigue contre le ciel, et par cela son corps a été
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transformé dans une sorte du cube noir. Sur l’autre photo – un arbre planait au-dessus d’un
lac de montagne. Quand je regardais ces photos et quelques autres j’ai eu un sentiment que
je les comprends bien, comme s’ils parlaient, montraient quelque chose qui était très
proche pour moi, mais que je ne pouvais pas nommer, exprimer. J’ai eu le sentiment que
ces images montrent quelque chose qui s’arrive ou peut s’arriver en moi-même. Beaucoup
plus tard j’ai pu formuler que les images de Uelsmann représentent non pas le monde
extérieur physique mais la conscience, ce qui se passe dans notre tête, dans notre âme,
dans notre mémoire ou notre imagination. Ils font cela au moyen des objets externes, et il
faut dire que la photographie a cette seule possibilité, car son instrument est, selon Henry
Talbot, « une façon par laquelle les objets et les phénomènes de la nature peuvent dessiner
eux-mêmes ».

Ce but de l’auteur – créer une image de ce qui se passe dans la conscience – est
nécessairement lié avec les moyens et le langage qui étais développé par Uelsmann. Ce
langage est basé sur un raccord inhabituel des choses, paradoxale et qui montre un lien
caché entre les phénomènes, plus précis – entre nos représentations, nos pensées, nos
sentiments.

Par exemple voici l’une des photographies de Uelsmann souvent citée. Un bâtiment vieux
et délabré est uni avec les racines d’un arbre. Cette liaison inattendue transforme ce manoir
dans quelque être vivant qui autrefois poussait sur ce territoire et maintenant, après des
années d’épanouissement, il est détruit – il se trouve ici comme une souche solitaire. Une
métaphore visuelle apparait. L’arbre abattu et le bâtiment délabré ne se transforment l’un
à l’autre. Étant unis dans une image, ils créent ensemble une nouvelle réalité qui provoque
une transformation de mon propre regard – comment je me sens en percevant le bâtiment
comme un être vivant ? Ou se trouve-t-il ce bâtiment ? Appartient-il à mes souvenirs, à mes
pensées ?

Dans ses entretiens Uelsmann utilise une expression « le dictionnaire des images ». Je pense
que cela était la base de sa méthode artistique, lorsque tels ou tels motifs périodiques
révélaient – c’est un terme photographique – sa liaison ou sa filiation avec les différents
états de la conscience ou de la mémoire. Par exemple dans ses photos apparaissent souvent
des nuages, des arbres, un lac, la mer – l’eau en général. Tout ça semble un certain
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dictionnaire visuel. Cependant je voudrais expliquer que cela ne parle pas d’une situation
lorsque chaque objet dans l’image a une certaine signification claire, comme si par exemple
l’arbre signifie la croissance ou la joie, et l’eau signifie la tristesse etc. Non. Ce qui rapproche
ces motifs visuels d’un dictionnaire c’est que tous ces objets externes tentent à nous dire
une autre chose que celle de montrer eux-mêmes, et cela on peut observer comme un
aspect subconscient.

L’une des caractéristiques principales dans les œuvres de Uelsmann c’est une adresse à
l’inconscient et à la sphère de l’archétype. C’est très important pour le langage visuel et
pour la forme. L’image, et surtout une image photographique, n’a pas de signification
explicite. Ce terme – « explicite » - dans le langage ou dans un système de signes veut dire
quelque chose qui a un certain sens, un sens exprimé. Mais on ne peut pas réduire une
image à un mot qui signifie quelque chose. L’image a un sens implicite, c’est-à-dire – ce cens
est toujours une allusion, un soupçon et une ambiance. Par exemple un paysage qu’on
observe derrière la fenêtre n’a aucun sens concret, et en même temps ce paysage nous fait
une allusion à quelque chose. On peut démêler cet indice ou pas, mais cela exige toujours
notre participation. Les images de Uelsmann ne peuvent pas être interprété sans ambiguïté,
de plus – elles insistent sur un champ large des interprétations, parce que leur tâche
principale est de provoquer une transformation du regard.

Uelsmann est connu par son concept de « la post-visualisation ». C’était son mot nouveau
et ça allait à l’opposition de la tradition de « photographie pure » avec qui est lié la méthode
de « la prévisualisation ». Quelle était cette méthode ? Le photographe visualisait sur
l’étape de la prise de vue, même sur l’étape de l’observation d’un sujet, quelle sera au final
une épreuve photographique. Cela avait une influence sur la composition et sur le choix des
paramètres d’exposition. Depuis longtemps on considérait cette méthode comme la seule
approche correcte, mais lorsque Uelsmann dans son laboratoire avait commencé à
combiner plusieurs négatifs dans un seul image, il est arrivé à la conclusion que dans ce cas
il est impossible de dire au moment d’une prise de vue quelle sera au final une épreuve. La
nécessité de cette méthode de prévisualisation perdait le sens pratique. L’intention de
composer plusieurs négatifs dans une combinaison inattendue est devenu une chose
beaucoup plus importante – Uelsman a nommé cette approche « la post-visualisation ». Il
insistait sur cela, et sa méthode était lié avec le langage qu’il développait et au moyen de
lequel il voulait, d’après ses mots, « faire des recherches d’une possibilité d’exprimer des
idées au niveau de l’inconscient ».
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Je voudrais illustrer par une des photos de Uelsmann cette possibilité « d’exprimer des idées
au niveau de l’inconscient ». Voici cette photographie. Dans ce travail de l’année 2000,
intitulé comme « Untitled », une route à travers la forêt est liée avec le visage féminin, plus
précis – avec un seul élément, les lèvres. Elles sont vues sur la surface de la route, à travers
cette route, comme si les lèvres s’unissaient avec la route, comme si elles étaient son origine
cachée. L’image de la route forestière est très banale ici, elle n’a pas de sens sauf une vue
de la localité, et cependant lorsque l’auteur unie deux objets – la route et les lèvres – il crée
une image iconique avec sa propre énigme. Uelsmann commençait sa carrière lorsqu’il n’y
avait pas des ordinateurs dans l’entendement actuel. Je pense qu’un photographe
contemporain armé de Photoshop serait tenté dans ce travail de donner à la forêt, aux
arbres des traits d’un visage – peut-être les yeux, le menton, la frange, et tout ça d’une
allusion légère. Mais Uelsmann ne tente pas de le faire, et je crois que la cause n’est pas
dans le processus du tirage optique où le photographe créait une épreuve en utilisant
plusieurs négatifs projetés sur un seul feuille de papier photographique ; mais c’est parce
qu’il voulait rester sur le bord : garder l’authenticité de la route ne la transformant pas en
quelque chose de fantastique. L’image est ambiguë – c’est une route ordinaire à travers une
forêt et en même temps c’est une autre route, dans quelque autre espace. Cet élément –
les lèvres féminines – déplace la route dans l’espace mentale, dans l’espace de
l’imagination.

Après cette démonstration des œuvres de Uelsmann, après la connaissance avec son
concept de « la transformation du regard », on peut poser une question raisonnable : est-
ce que vraiment ses photographies doivent provoquer la transformation de notre regard ?
Et si on ne veut pas que les photos de quelqu’un, quoique parfaits, transformeraient notre
regard. Peut-être l’auteur, proposant ce concept, le considérait exclusivement comme une
méthode artistique laquelle aidait l’auteur de trouver des images nouvelles et originales ?
On peut répondre à cette objection : la transformation du regard n’est pas notre devoir. Ce
mot « devoir » ne corresponde pas au dictionnaire de la créativité. Cependant si nous
admettons que notre envie de regarder avec notre vision créative le monde externe et notre
conscience peut transformer nous-mêmes, en ce cas il ne faut pas craindre cette
transformation du regard dont parlait Uelsmann. Souvenons-nous que chaque fois lorsque
nous essayons, en observant le monde par notre camera, de trouver, découvrir autour de
nous quelque chose de nouveau, nous nous changeons inévitablement. Je vous remercie.

Publié sur la chaine YouTube – Andrey Troitsky – en fevrier 2023

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