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Miklos VETÖ

GABRIEL MARCEL
Les grands thèmes de sa philosophie

OUVERTURE PHILOSOPHIQUE
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GABRIEL MARCEL

LES GRANDS THÈMES DE SA PHILOSOPHIE


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© L’Harmattan, 2014
5-7, rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris

http://www.harmattan.fr
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
ISBN : 978-2-343-03128-6
EAN : 9782343031286
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Miklos Vetö

GABRIEL MARCEL

LES GRANDS THÈMES DE SA PHILOSOPHIE

L’Harmattan
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Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot

Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des


travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes
« professionnels » ou non. On n'y confondra donc pas la
philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée
être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils
soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences
humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de
lunettes astronomiques.

Dernières parutions

Miguel ESPINOZA, Repenser le naturalisme, 2014.


NDZIMBA GANYANAD, Essai sur la détermination et les
implications philosophiques du concept de « Liberté humaine »,
2014.
Auguste Nsonsissa et Michel Wilfrid Nzaba, Réflexions
épistémologiques sur la crisologie, 2014.
Pierre BANGE, La Philosophie du langage de Wilhelm von
Humboldt (1767-1835), 2014.
Marc DURAND, Médée l’ambigüe, 2014.
Sous la direction d’Aline CAILLET et Christophe GENIN,
Genre, sexe et égalité, 2014.
Benoît QUINQUIS, L’Antiquité chez Albert Camus, 2014.
Catherine MONNET, La reconnaissance. Clé de l’identité,
2014.
Jean PIWNICA, L’histoire : écriture de la mémoire, 2014.
Jacques ARON, Theodor Lessing, Le philosophe assassiné,
2014.
Naceur KHEMIRI & Djamel BENKRID, Les enjeux
mimétiques de la vérité. Badiou « ou /et » Derrida ?, 2014.
Pascal GAUDET, Philosophie et existence, 2014.
Pascal GAUDET, Penser la politique avec Kant, 2014.
Pascal GAUDET, Penser la liberté et le temps avec Kant, 2014.
Aklesso ADJI, Ethique, politique et philosophie, 2014.
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DU MÊME AUTEUR

La Métaphysique religieuse de Simone Weil, Paris, Vrin, 1971,


3e éd., L’Harmattan, Paris 2014, (traductions américaine,
italienne, hongroise et japonaise).
Le Fondement selon Schelling, Bibliothèque des Archives de
Philosophie. Beauchesne, Paris, 1977 ; 2e éd. L’Harmattan,
Paris, 2002.
Le Mal. Éléments d’une doctrine chrétienne du Mal, St Thomas
More Lectures 1979, Vrin, Paris, 1981
La Pensée de Jonathan Edwards avec une concordance des
différentes éditions, Cerf, Paris, 1987 ; nouvelle édition
remaniée, L’Harmattan, Paris, 2007, (traduction américaine en
préparation)
Pierre de Bérulle. Opuscules de Piété 1644, Texte précédé de La
Christo-logique de Bérulle par Miklos Vetö. J. Millon, Grenoble,
1997
Études sur l’Idéalisme Allemand, L’Harmattan, Paris, 1998
De Kant à Schelling. Les deux voies de l’Idéalisme Allemand I-
II, J. Millon, Grenoble, 1998-2000, (traduction allemande en
préparation)
Le Mal. Essais et Études, L’Harmattan, Paris, 2000
Fichte. De l’action à l’image, L’Harmattan, Paris, 2001
La Naissance de la Volonté, L’Harmattan, Paris, 2002 ;
(traduction brésilienne)
Philosophie et Religion. Essais et Etudes, L’Harmattan, Paris,
2006 (traduction hongroise)
Nouvelles Etudes sur l’Idéalisme Allemand, L’Harmattan, Paris,
2009
L’Élargissement de la Métaphysique, Hermann, Paris, 2012
Explorations métaphysiques, Paris, L’Harmattan, Paris, 2012
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ABRÉVIATIONS

BM = Pierre Boutang interroge Gabriel Marcel


DH = La dignité humaine
EA = Être et avoir
Ess. = Essai de philosophie concrète
Fragm. = Fragments philosophiques
HCH = Les hommes contre l’humain (Présence de Gabriel
Marcel)
HP = L’homme problématique (Présence de Gabriel Marcel)
HV = Homo Viator
JM = Journal Métaphysique
ME = Le mystère de l’être
MR = Entretiens Gabriel Marcel-Paul Ricoeur (Présence de
Gabriel Marcel)
PA = Positions et approches
PI = Présence et immortalité (Présence de Gabriel Marcel)
Royce = La métaphysique de Royce
ST = Pour une sagesse tragique
Tr. = R. Troisfontaines, De l’existence à l’être 1. vol.
RMJ = Paul Ricoeur : Gabriel Marcel et Karl Jaspers
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A Madame Anne Marcel

LIMINAIRE

Avant de partir à la retraite, j’ai voulu faire mon dernier cours


sur Gabriel Marcel. En hommage à l’homme qui a joué un grand
rôle dans ma vie, au philosophe dont j’ai beaucoup appris. Le
petit livre qui suit reproduit ce cours inchangé, sinon pour
quelques corrections et compléments. Il n’a pas été rédigé et
professé avec l’intention d’une publication. Or vu la quasi-
absence de travaux récents sur l’œuvre de ce grand penseur, j’ai
cru utile de le faire imprimer. Il n’a aucune autre ambition que
d’introduire le lecteur à la philosophie de Gabriel Marcel.

Paris, février 2014


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Introduction

La philosophie du XXe siècle peut être considérée quasiment


comme surgie en réaction à celle du XIXe, comme une véritable
révolte contre le scientisme et le positivisme. Cette révolte est
menée avant tout par Bergson, et puis dans une moindre mesure
par Whitehead et encore avant Whitehead par les grands
américains, notamment William James. Or une seconde révolte
commence à partir des penseurs de l’existence. Elle est
chronologiquement parallèle à la phénoménologie, et le plus
souvent en est tributaire, mais elle a aussi des origines plus
anciennes. Bergson s’était tourné contre l’a-philosophisme des
positivistes, les philosophes de l’existence auront, eux, un
adversaire bien plus noble : c’est l’idéalisme spéculatif allemand
mais aussi anglais (Bradley). Le grand prédécesseur de toute
philosophie de l’existence est Kierkegaard qui s’oppose à
l’héritage de Hegel du point de vue de l’individu et de la foi. On
pourrait aussi renvoyer à Nietzsche s’il s’agissait simplement du
refus du système… La « tradition » veut que la philosophie de
l’existence – plus vulgairement l’existentialisme – soit née à peu
près en même temps en France et en Allemagne. En Allemagne,
il s’agit de Jaspers, puis de Heidegger, en France, c’est d’abord
Marcel et bien après lui, Sartre. Marcel a toujours admiré
Heidegger mais il a combattu Sartre dès le commencement, dès
la lecture de L’Être et le Néant (1943). Marcel appelle Heidegger,
en dépit de ses « ambiguïtés », « le philosophe le plus profond de
notre temps »1. Il a beaucoup lu et a beaucoup admiré Jaspers
dont « les antinomies » lui semblent exprimer ses propres
intuitions fondamentales2. En revanche, quant à Sartre, il
l’exècre. Il dénonce chez lui « cette volonté de désacralisation
des conditions de l’existence »3, et parle dès la parution de son
grand ouvrage, du « refus luciférien » de cette « individualité ivre

1 HP 147.
2 Ess. 357.
3 HP 154.
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

d’elle-même »4 qu’il désigne ailleurs comme philosophe « de la


désinvolture ». Sartre était imbu de haine pour son temps et pour
son monde bourgeois quand Marcel qui se définissait comme
« dreyfusard » a été anti-communiste, souvent conservateur, mais
il entendait ne pas mélanger « conformisme sociologique et
transcendance spirituelle »5. La seconde partie de sa carrière
d’écrivain se déploie surtout dans le contexte de la fascination
marxiste de l’intelligentsia française, néanmoins il va déclarer
dans un ouvrage de 1968 : « c’est avec Nietzsche bien plus
qu’avec Marx et ses épigones qu’une explication s’impose
aujourd’hui »6.Or avant de discuter cela, il faudrait rappeler
quelques repères. Gabriel Marcel naît en 1889 dans une famille
agnostique, hautement cultivée. Son père lui lit Ibsen quand il a
9 ans. A la sortie de sa première classe de philo, il déclare à sa
famille qu’il va être philosophe. Il occupera effectivement
plusieurs postes de lycée mais vivra essentiellement de sa plume :
de la critique théâtrale et musicale et de la direction de collections
littéraires. Surtout, après 1945, il fera beaucoup de voyages dans
divers pays européens, en Amérique, au Japon. Il est admiré,
étudié, se verra attribuer des honneurs. Dans les années cinquante
et soixante, il s’avère comme un défenseur ardent des libertés,
viendra à l’aide des réfugiés des pays communistes. Mais
l’événement fondateur de cette grande figure intellectuelle du
XXe siècle est la conversion au Catholicisme. L’enfant Marcel
n’était pas baptisé mais la problématique religieuse n’a cessé de
le fasciner depuis ses années d’étudiant. Finalement, en 1929,
l’illumination arrive. « J’ai enfin été cerné par le christianisme ;
et je suis submergé. Bienheureuse submersion »7. Or même après
sa confession de foi chrétienne, Gabriel Marcel resta toujours
discret. Il est certes, considéré comme le philosophe chrétien,
auteur de « »la pensée la plus directe et la plus neuve de notre
temps »8, mais il n’est pas pour autant un penseur ecclésial.

4 HP 243.
5 J. Bouëssée, Du côte de chez Gabriel Marcel, Paris, 2003, p. 71.
6 ST 15.
7 EA 17.
8 E. Gilson, Un exemple. Existentialisme chrétien : Gabriel Marcel, Paris, 1947,

p. 3 in Tr 40.

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INTRODUCTION

Marcel écrivit pendant une très longue période : son important


mémoire sur Schelling et Coleridge est de 1909, ses premiers
fragments philosophiques publiés datent de 1911. Puis vient le
célèbre Journal Métaphysique que prolonge l’Être et Avoir.
Après ce sont des recueils de grands essais : De refus à
l’Invocation : réédité comme Essai de philosophie concrète et
Homo Viator. Et finalement, en 1951 paraît une espèce d’exposé
de l’essentiel de son système : Le mystère de l’être. À partir des
années 50, Marcel multiplie les conférences et les articles, il
publiera aussi de nouveaux livres mais les travaux de ses deux
dernières décennies ne contiennent plus rien de vraiment neuf,
neuf d’un point de vue proprement philosophique9. Á l’intérieur
de sa création philosophique, on pourrait distinguer trois périodes
mais qui ne sont pas pour autant clairement séparables. Il y a
d’abord Le Journal Métaphysique dont surtout la première partie
est d’une lecture difficile : il dira lui-même à Ricoeur que cette
première partie « m’exaspère »10. Être et Avoir sont à la charnière
de deux périodes : entre la spéculation du Journal et les essais
« concrets » de la seconde période. Finalement, on a la moisson
abondante des textes moraux-politiques… Marcel regrettera de
n’avoir jamais pu présenter un « traité » systématique11 : sa
pensée est mouvante, en constant déploiement. Et il fera
remarquer : il ne faut pas parler d’un travail d’« évolution de ma
pensée mais plutôt d’une lente et progressive orchestration d’un
certain nombre de thèmes initialement donnés »12. Ou, comme il
le dira vers la fin de sa vie : mes écrits présentent une « identité
dans l’aimantation »13.
C’est peut-être un commentateur américain qui a le mieux
compris le caractère essentiel de cette pensée. Elle est éprise de
l’exigence de l’universel, aspire aux profondeurs mais demeure

9 Quant à sa volumineuse œuvre théâtrale, si Marcel lui-même l’a considérée


comme un véritable pendant de ses écrits philosophiques, elle n’a trouvé que
très peu de reconnaissance de la part des contemporains et encore mois de la
postérité.
10 RM 13.
11 HV 5.
12 ME 2 7.
13 ST 9.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

toujours « itinérante ». Il ne cesse de répéter des expressions


comme « le chemin sinueux », « l’itinéraire », etc.14. C’est un
penseur religieux à la quête du salut, mais le salut est à concevoir
plutôt comme un chemin qu’un état15. Et Marcel lui-même
présente une formule essentielle dans le premier volume du
Mystère de l’Être : ma pensée est une « exploration », une
recherche, mais « entre la recherche elle-même et son
aboutissement il existe un lien qui ne peut pas être rompu sans
que cet aboutissement lui-même perdît toute réalité »16. Et c’est
cette vision de la philosophie qui fonde et explique l’auto-
interprétation de sa pensée. Marcel a été désigné dès les années
trente comme existentialiste, existentialiste chrétien bien sûr,
mais il finit par trouver le terme « existentialisme » vulgaire et
revendique plutôt l’appellation de « néo-socratisme » ou de
socratisme chrétien. En réalité, Marcel est opposé à tous les
ismes, sa réflexion se déploie comme une philosophie vivante,
celle des interrogations, elle reste viscéralement opposé à tout ce
qui pourrait apparaître comme une structure orgueilleuse et figée.
La genèse de la pensée marcellienne accuse une profonde
imprégnation par la spéculation mais aussi un violent rejet, une
contestation de sa validité. Marcel n’est ni pessimiste ni
irrationaliste, mais il sait que le monde a un fond d’« opacité »17,
qu’il présente un fond d’« irréductible » devant la raison18.
L’opaque du monde répond fidèlement à la non-transparence du
Cogito. D’où son anti-cartésianisme et aussi son
antirationalisme. Marcel reconnaît la fascination native de
l’esprit par les idées : ce sont des universaux, mais elles sont aussi
et surtout le « déguisement » que l’esprit se donne à lui-même19.
Et la vénération pour les idées ne doit pas nous empêcher de
reconnaître les périls qu’elles impliquent. Les grandes
philosophies du passé présentent d’admirables édifices
rationnels, or on ne saurait assez mettre en garde contre la

14 T. Gallagher, The philosophy of Gabriel Marcel, New York, 1962, p. 7ss.


15 ME 2 183.
16 ME 1 12.
17 EA 11 n 1.
18 EA227.
19 JM 101.

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INTRODUCTION

conception « d’un mécanisme de la raison qui fonctionnerait pour


ainsi dire tout seul »20. En fait, cette méfiance – couplée par un
sens profond pour le concret, pour le charnel – permet à Marcel,
comme le dira Ricoeur, le retour du « Cogito cartésien à la
certitude existentielle »21. En fait, il ne s’agit pas simplement
d’un retour à l’expérience, au concret, même pas de cet
« empirisme supérieur » à la Schelling que Marcel pourtant
invoque souvent. L’esprit de ma philosophie – dira-t-il à
Aberdeen – est « essentiellement anti-cartésien ». Néanmoins, il
ajoutera : « Il ne suffit pas de dire que c’est une métaphysique de
l’être : c’est une métaphysique du nous sommes par opposition à
une métaphysique du je pense »22. Á partir de cet énoncé, on voit
l’essentiel : les grandes catégories métaphysiques de l’existence,
l’avoir, la seconde réflexion sont au service d’une philosophie
qui pense l’être par et en des êtres, essentiellement des êtres-
personnes. Après les difficiles développements sur la foi, la
réflexion, l’objectivation, il y a une espèce de percée et Marcel
découvre, fasciné, « le mystère ontologique ». Or ce mystère
ontologique, on ne l’expose qu’à travers la notion
épistémologico-métaphysique de la seconde réflexion, et en
opposition clairement marquée et assumée au raisonnement, à la
démonstration. Le mystère ontologique prend corps, se déploie à
travers une réflexion à double foyer : l’immédiateté de mon corps
mais aussi et surtout les thèmes de la fidélité, de la paternité, de
la disponibilité, autant d’eidê de l’intersubjectivité qui
deviennent sous la plume de Marcel des catégories
métaphysiques stricto sensu. Des catégories de l’intersubjectivité
que Marcel annonce et énonce avec une magnifique formule de
l’Être et Avoir : « Aucun homme, fût-ce le plus éclairé, le plus
sanctifié, ne sera jamais arrivé avant que les autres, tous les autres
se soient mis en marche vers lui »23 !
Nous allons déployer à travers l’ouvrage qui suit ces thèmes
plus en détail. En attendant, nous voudrions donner une «

20 JM 75.
21 RMJ 106.
22 ME 2 12.
23 EA 297.

15
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

caractérisation » générale de la métaphysique marcellienne. Son


secret ou plutôt son ressort principal c’est la relation mouvante
mais harmonieuse entre deux éléments. En tant que
métaphysicien, le penseur doit discerner une continuité entre
l’essence de l’être et l’essence de soi-même. À 19 ans, Marcel
écrit « ce qu’il y a en nous de meilleur et de supérieur ne peut pas
être absolument sans relation avec ce qui est au fond des choses,
et il doit y avoir quelque analogie profonde entre le principe
interne qui les anime et le ressort même de notre activité »24. Or
cette continuité n’est pas la manifestation d’un monisme
quelconque, mais révèle plutôt ce dualisme imparfait qui anime
la plupart des grandes métaphysiques. Tout cela est énoncé et
résumé par la magnifique intuition du Mystère de l’Être : il ne
faut pas confondre différence et dualité, pouvoir réverbérateur et
causalité ! Pas de béance infranchissable ni de dérivation
mécanique mais des discontinuités que mitige et surtout
imprègne la continuité.
C’est Paul Ricoeur, le disciple et le compagnon fidèle et
profond qui met le mieux en valeur ces intuitions et ces thèmes.
Dans les Entretiens de 1967, il attire l’attention à ce que, chez
Marcel, l’exigence ontologique est pour ainsi dire « l’armature
d’une protestation contre le fait »25, contre les faits qui sont certes
effectivement, mais qui devraient être autrement C’est une
philosophie qui est et qui se veut tragique mais non pas en tant
que pessimisme, héroïsme désespéré et amer. Marcel est souvent
révolté ou excédé, voire exaspéré mais il n’est jamais ni sombre
ni désespéré. En fait, une fois de plus, c’est Ricoeur qu’il faut
écouter. Il dit à Marcel : votre pensée porte le double sceau de
l’espérance et de l’itinérance. C’est « un diagnostic alarmé des
signes du temps » mais aussi et autant « une célébration réfléchie
de l’incarnation, de l’être concret »26. Or il faut aller plus loin et
rappeler avec clarté et détermination : sur le plan le plus général,
l’appel à l’existence et au concret ne saurait jamais masquer le
respect inconditionnel pour le profond et pour l’intelligible.

24 Coleridge et Schelling, Paris, 1971, p. 242.


25 RM 37.
26 RM 120s.

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INTRODUCTION

Homo Viator déclare fort et haut – contre les nietzschéens – que


« l’exigence d’universalité est imprescriptible »27. Toutefois,
cette exigence ne se fera pas valoir par des procédés rationalistes
–mesquins ou orgueilleux – mais à travers des réalités qui sont
de l’ordre spirituel, personnel. « Les approches concrètes du
mystère ontologique devraient être cherchées non point dans le
registre de la pensée logique… mais plutôt dans l’élucidation de
certaines données purement spirituelles, telles que la fidélité,
l’espérance, l’amour où l’homme nous apparaît aux prises avec
la tentation du reniement, du repliement sur soi, du durcissement
intérieur… »28. Le mystère – lit-on dans Être et Avoir – se déploie
à travers les hauts phénomènes de l’intersubjectivité et il permet
à la pensée tragique de ne pas perdre ses assises et ses amarres
dans L’Eternel. Peut-être la meilleure caractérisation de cette
dualité imparfaite, de la manière dont l’individu surmonte les
diverses fragmentations se trouve toujours sur la même page de
l’Être et Avoir : ce qui nous est demandé – et ce qui nous reste
possible – ce n’est pas l’Aufhebung mais 1’Überwindung29. Les
différences – on préfère ne pas dire, les dualités – de notre
existence ne vivent pas et ne se surmontent pas par le devenir
logique de l’essence mais par les combats amoureux de la
personne.

27 HV 33.
28 EA 173.
29 EA 173.

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1. De l’objectivation à l’invérifiable

La pensée marcellienne se comprend comme un long parcours


où la philosophie se libère lentement de la carapace de
l’idéalisme spéculatif sans pour autant tomber dans les ornières
d’un empirisme quelconque. C’est une philosophie de
l’existence, mais qui se préoccupe moins des structures de l’être
que des conditions de son affirmation30. C’est une philosophie
réflexive mais qui se trouve aux antipodes de tout
intellectualisme. Il assume avec vigueur le combat pour
l’universel mais rejette toute tentative d’assimilation à la science.
En fait, cette philosophie se définit en opposition systématique et
féconde à toute technique et à toute science, bref, à toute
entreprise d’objectivation. Dans un premier moment, nous allons
voir l’opposition entre attitude scientifique et attitude
philosophique en termes de contraste entre l’impersonnel et le
personnel. Cette opposition a aussi comme corollaire le contraste
entre le neutre et l’engagé. Et surtout : la philosophie qui se
dégage de ces préoccupations est fondée sur une conception de
la vérité où l’accueil est condition du sens. Cet accueil passionné
est adressé à des réalités qui relèvent de la vérité, mais d’une
vérité se trouvant au-delà de la possibilité de la vérification.
Effectivement, un critique italien, P. Prini a caractérisé la pensée
marcellienne avec une formule heureuse, une « méthodologie de
l’invérifiable »31. L’invérifiable que Marcel a toujours compris
dans une acception, dans un sens « positif et concret »32, n’est pas
en deçà mais au-delà de la charge de vérité propre aux résultats
de la science : il est à comprendre comme la notion emblématique
d’une philosophie itinérante, une philosophie de l’exploration, du
courage et de l’affirmation.
Marcel a été préoccupé toute sa vie de la déshumanisation de
l’existence, de l’image d’« un monde cassé »33 où les hommes,
privés de leurs racines et livrés au pouvoir des forces qu’ils

30 RMJ 363.
31 P. Prini, Gabriel Marcel et la méthodologie de l’invérifiable, Paris, 1953.
32 PI 187.
33 Le Monde Cassé, Paris, 1933.
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

déchaînèrent eux-mêmes, sont condamnés à la


dépersonnalisation. Le philosophe voit dans la technique un
véritable artisan de ces dégradations. Sans doute, il ne faut pas se
faire des illusions : la technique est un fardeau que l’homme a
assumé, il ne peut pas s’en évader, il n’y a pas de retour à un âge
d’or à la Gandhi34. En revanche, nous devons empêcher que la
technique empiète sur les domaines qui ne sont pas strictement
les siens. Qu’est-ce que la technique ? La technique est une action
qui nous sert à résoudre des problèmes35 – or le problème se
rapporte à un savoir extérieur, impersonnel (cf. infra leçon 4). La
technique est un agir toujours susceptible d’être rendu plus
précis36, donc relève d’une perfectibilité infinie. C’est pour cela
qu’il y a une incompatibilité foncière entre technique et
humilité37. La technique signifie notre maîtrise toujours
croissante sur le monde qui empêche l’homme de se sentir
vulnérable, imparfait.
La technique n’est finalement qu’une modalité particulière de
la science, de l’attitude, du procédé scientifique. Si la science est
un agir, un connaître qui doit être restreint à sa sphère particulière
c’est qu’elle accuse des traits d’une impersonnalité, d’une
extériorité déshumanisante. Le propre de l’action scientifique
c’est d’être reproductible : l’acte, l’agir particulier peut être
répété, n’a aucune vérité propre, sui generis et il peut être répété
par n’importe qui. Les résultats de la science sont pour tout le
monde et on a le droit, voire le devoir de les traiter en séparation
des circonstances où ils ont été acquis38. Un autre à sa place
pourrait exécuter l’opus du savant, il n’appartient à quelqu’un en
particulier. La rançon de l’universalité de la science, c’est qu’elle
est de tout le monde, par conséquent, elle n’est finalement à
personne39. Le savant doit se tourner vers une vérité qu’il doit
considérer comme extérieure à lui-même. Le je est largement
disparu de son univers, il doit ordonner, organiser un monde qui

34 Tr. 52.
35 EA 252.
36 Cf. Tr. 68
37 ME 2 86.
38 Tr. 103.
39 JM 289.

20
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DE L’OBJECTIVATION À L’INVÉRIFIABLE

est aussi peu que possible le sien40.


D’un point de vue proprement métaphysique, la science est
une manifestation de la pensée objective ou plutôt objectivante.
La pensée objective se rapporte à des objets. Une chose n’est
objet que dans la mesure où elle « donne prise à la connaissance
scientifique… et se prête à un ensemble de techniques »41. Le
terme objet, Gegenstand indique la situation d’être devant et
contre moi, jamais avec et pour moi42. Dès le Journal
Métaphysique, Marcel comprend l’objet comme ayant sa nature
essentielle dans 1a condition « de ne pas tenir compte de moi »43.
L’objet est « ce qui ne tient pas compte de moi, ce pour quoi je
ne compte pas »44. L’objet est un corps qui, contrairement à mon
corps, relève d’un ordre dont on peut discourir avec autrui ou soi-
même. D’un soi-même qui n’est plus un je vivant, existentiel, un
moi véritable mais qui est devenu un « double fictif »45. L’objet
est ce dont on s’entretient avec un tiers, ce qui s’interpose entre
moi et moi (ou moi et toi). Et Marcel illustre cette thèse par les
avatars du corps propre. Quand je traite mon corps comme non-
mien, il est alors un objet, j’adopte à son égard la position d’une
tierce personne, sa définition est liée à ma « désincarnation » par
rapport à lui46. Inversement, je ne peux m’identifier avec mon
corps que dans la mesure où j’entretiens avec lui une relation
spécifique qui m’interdit de l’objectiver47. En revanche, quand je
traite mon corps comme non-mien, il se ‘problématise’ alors,
devient un objet et cette transformation entraîne une conséquence
pour le sujet qui désormais ne se traitera plus comme tel48. Ces
considérations conduisent à des définitions de l’objet, de
l’objectif. « L’objet comme tel n’est pas présent »49. Quand je

40 ME 1 231.
41 ME 1 119.
42 ME 1 55.
43 JM 254.
44 Ess. 53.
45 JM 324.
46 JM 324.
47 ME 1 117.
48 Ess. 34s.
49 EA 161.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

traite un individu comme objet (de pensée), il advient une


transposition du toi en lui50. L’objectif est finalement « ce qui ne
nous concerne pas »51. L’objectivité est l’universalité de certains
caractères, susceptibles d’être reconnus par n’importe qui, et, de
ce fait, dissociés le plus possible de l’existence52.
L’objectivité est nocive pour le sujet vivant. « La pensée
objective a pour caractère de se nier au profit de son objet »53. En
fait, ce sont des substitutions idéales du sujet au sujet qui rendent
possibles la connaissance objective, des substitutions
inconcevables dans le domaine existentiel54. L’objectivation,
cette chute dans l’extérieur, « l’insularité »55, convertira en
abstraction « la pensée pensante »56. L’objectivation est une
rupture, une trahison envers cette pensée pensante, c’est-à-dire
vivante, existentielle : elle est une chute, une déchéance à partir
de la participation en faveur d’une extériorité abstraite. Ou
encore : objectiver, c’est au lieu de penser un acte comme acte,
céder à la propension de le convertir en effet57. La pensée
objective a une affinité fatale, pernicieuse avec la causalité.
Marcel qui note dans son livre sur Royce « le déplorable
asservissement des métaphysiques du passé à la notion de
causalité »58 dénonce cette vision déterministe et en même temps
ordonnatrice en série. Il faut réaliser que la causalité n’a rien à
voir avec des êtres, des présences, elle ne s’applique qu’à des
objets59, non pas à des relations vivantes : c’est pour cela que
« l’agir » de la grâce de Dieu ne doit pas être comprise au modèle
d’une cause60 et la volonté de Dieu n’est pas un objet61.
Le monde de l’objet manque de toute nouveauté, toute

50 EA 41.
51 ST 61.
52 JM 273.
53 JM 37.
54 JM 255 n 1.
55 JM 309.
56 DH 41.
57 Ess. 61.
58 La Métaphysique de Royce, 2e éd. Paris, 2005, p. 65 n.
59 DH 9.
60 RM 126.
61 Fragm. 104.

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DE L’OBJECTIVATION À L’INVÉRIFIABLE

possibilité d’un « plus ». Dans ses Gifford Lectures Marcel fait


remarquer que c’est dans le domaine de l’objet que le jugement
d’identité est le plus rigoureusement applicable62. Ce qui est dit
est dit, la vérité coïncide avec son énoncé, les choses sont
paralysées, ne débordent nulle part, tout est surface…
Finalement : l’objectivité est le monde du donné. Dans une
épistémologie non-engagée dans sa matière, des opérations
idéales s’exercent sur une donnée63. Le donné est un état de
renseignement, il correspond – et il ne correspond – qu’à cet état.
D’autre part, le donné est ce qui est épuisé par l’énoncé, qui est
au sens littéral, superficiel. Le donné est l’inventoriable64. Quand
je regarde le donné, je conserve en face du réel l’attitude de
quelqu’un qui n’y est pas impliqué, mais qui est tenu de dresser
un procès-verbal aussi exact que possible65. Le donné implique
le fait de juger, or il ne faut pas juger… Le jugement implique
toujours une extériorité, indigne du vivant, de l’existentiel. Et
cela ne vaut pas seulement dans le domaine moral-existentiel
mais pour toute pensée. Dès le Journal, Marcel présente un
déploiement créateur de l’idéalisme : l’intelligibilité est
inséparable de la pensée, elle ne se constitue qu’en et par elle66.
Il ne faut pas croire que la pensée serait un terme extérieur à ce
qui lui est donné67. Avec cette vision, on va s’engager dans la
doctrine de la vérité qui, à son tour, permettra de comprendre le
sens profond de la conception marcellienne de la philosophie.
La connaissance a comme objet intentionnel la vérité, or
Marcel croit pouvoir distinguer vérités particulières et Vérité une
ou authentique. La vérité une, authentique se situe au sein de
« l’esprit de la vérité » et on verra que la Vérité est inséparable
de l’attitude d’engagement et d’inquiétude. La vérité particulière
se rapporte à un objet ou à quelque chose d’objectif : elle se
confond pour l’essentiel avec son énoncé. Dans le Journal, n’est

62 ME 1 201.
63 DH 113.
64 BG 132
65 PA 70s.
66 JM 109.
67 JM 105.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

vérité encore que ce qui « se réalise dans l’espace »68. Elle se


définit « pour X, pour n’importe quel tiers qui réfléchit »69. Les
vérités particulières sont indépendantes du sujet qui les proclame,
elles sont dépersonnalisées, des choses70. Ces vérités se
définissent par la vérifiabilité71. Or, la vérifiabilité ne s’attache
qu’à la vérité particulière et il y bel et bien une autre espèce de
vérité. Contrairement aux vérités fragmentaires de la science, il
existe une autre classe de vérité, voire de la Vérité. La Vérité
n’est pas comme un minerai qui devrait être extrait, la recherche
de la vérité ne doit pas être assimilée à des manipulations qui ne
portent que sur les choses72. La vérification porte toujours sur un
objet73, or opposée à cette espèce de vérité, indissociable du
processus de vérification, il existe une autre qu’on ne saurait
posséder mais à laquelle on e saurait que participer74. Un exemple
pour cela serait l’immortalité, une notion, un thème qui par
définition échappe à toute vérification possible75. L’importante
doctrine de l’invérifiable accompagne toute la création de
Marcel. Le vérifiable correspond à un sujet dépersonnalisé76,
mais dès une note importante du Journal Métaphysique la notion
est lue à partir du sujet : le vérifiable se rapporte au lui,
l’invérifiable relève de l’univers d’une relation dyadique, du
toi77. L’invérifiable relève du sujet vivant qui ne peut pas
réfléchir à l’intégralité de son expérience78. Il est très important
de réaliser que l’invérifiable n’est pas simplement un autre fait
que le vérifiable, et ceci pour la bonne raison qu’il n’est pas un
fait, un donné. Tout d’abord : on parle de « trahir la vérité » mais

68 JM 27.
69 JM 276.
70 HV 184.
71 Tr. 152.
72 ME 1 26.
73 JM 274.
74 Préface à P. Prini, Gabriel Marcel et la Méthodologie de l’Invérifiable, Paris,

1953, p. 10.
75 JM 132.
76 Ess. 15.
77 JM 154 n.
78 Ess. 16.

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DE L’OBJECTIVATION À L’INVÉRIFIABLE

on ne saurait trahir que « quelqu’un », une personne79 ! D’autre


part, la pensée ne saurait être déterminée par l’empirique
finalement, l’invérifiable n’est pas une donnée, constituée, toute
prête, mais quelque chose qui n’est qu’en se constituant80. Et
pour le distinguer de l’arbitraire, Marcel suggère d’établir un lien
entre les deux invérifiable, le Cogito et Dieu81.
Marcel préconise le dépassement de la vérité contingente,
fragmentaire en direction de la vérité une mais cela ne peut avoir
lieu que dans le contexte, contre l’arrière-fond de « l’esprit de la
vérité ». L’esprit de la vérité signifie la condition d’‘être dans la
vérité’82, et cet esprit peut très bien habiter un homme qui n’a eu
la possibilité que de connaître un très petit nombre de vérités
particulières83. La vérité authentique est indissociable d’un
engagement personnel, mais cela ne veut aucunement dire
l’abandon de l’universel ; « un grave et solennel avertissement »
doit être énoncé en faveur de l’universel84. La non-factualité, la
non-objectivité de la vérité n’est aucunement de l’approximatif
ou du relatif-subjectif. « Le non-connaisseur est dans la vérité s’il
reconnaît qu’il est non-connaisseur », en revanche, il est dans
l’erreur s’il ne peut pas l’admettre85… La vérité n’est pas quelque
chose de possédable, de l’ordre de l’avoir86. Elle est fonction
d’un accueil : elle n’est telle que si elle est reconnue, donc elle
exige un acte d’attention87. La nécessité de cet acte témoigne
d’« une certaine relation secrète et intime entre vérité et
liberté »88. Le monde de la vérité correspond à celui de
l’intelligible. Or l’intelligibilité sera définie comme « une
rencontre et la joie nuptiale qui s’attache à cette rencontre »89.
À partir de ce moment, se dégagent les éléments, les principes
79 ME 1 85.
80 JM 31s.
81 JM 36s.
82 ME 1 89.
83 HV 185.
84 HCH 55.
85 ME 1 73.
86 PI 17.
87 ST 12.
88 ST 118.
89 ME 2 178.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

essentiels de la conception marcellienne de la philosophie. Nous


avons déjà insisté sur le caractère itinérant de cette pensée qui
s’oppose à toute constitution définitive, toute complétude. Pour
Marcel, la philosophie est la réponse à un appel personnel90. En
philosophie, on ne progresse jamais par étapes : il faut toujours
reprendre le travail, donc il n’y a pas d’« acquisitions
permanentes »91. Elle est la réception de la vérité, le discernement
de sens, mais « le propre d’un sens est de ne se révéler qu’à une
conscience qui s’ouvre pour l’accueillir »92. Ce caractère
personnel et non-définitif explique que la philosophie est
« polyphonique par essence », par-là, elle s’oppose aux
idéologies issues du XVIII siècle français93. Quant au « progrès »
en philosophie, il faudrait plutôt dire que « la notion de périmé
n’est à sa place que dans l’ordre du technique » où « il y a usage
et hors usage… » tandis « que la philosophie est… l’attachement
à un certain invariant, concret, global qui est notre essence et
notre destin »94.
L’exigence d’universalité de la philosophie est proche de
l’intelligibilité artistique : il y est requis quelque chose
d’analogue à l’oreille musicale95. Elle n’est pas universelle
absolument, elle dépasse néanmoins, les limites de la conscience
individuelle96. C’est ainsi que se trouve traduit l’équilibre entre
l’esprit d’universalité et l’expérience personnelle97. Le
philosophe est le contraire d’un propriétaire, néanmoins, il peut
revendiquer l’exclusivité98. Si la philosophie comme le dit
Jaspers, est « le chemin qui nous conduit à nous-mêmes »99, on
ne philosophe pas pour soi : on prend en charge l’angoisse
d’autres êtres qu’on ne connaît pas personnellement100. Ensuite :
90 ST 17.
91 ME 1 230.
92 PI 18.
93 PI 14.
94 Tr. 146s.
95 ST 21.
96 ME 1 17.
97 ST 56.
98 Ess. 93.
99 Ess. 318.
100 ST 40.

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DE L’OBJECTIVATION À L’INVÉRIFIABLE

le philosophe doit remettre en question incessamment les


conclusions auxquelles il est peu à peu parvenu101, il ne doit
jamais prendre « la réalité pour accordée »102. La philosophie
n’est pas une franche progression, un parcours mais « un
défrichage qui s’opère sur place »103. Elle ne doit pas démontrer
mais plutôt montrer : non pas montrer ce qui serait déjà là, mais,
faire « mûrir… promouvoir, transformer104. Et cet
« existentialisme » ne cesse d’insister : la philosophie est un
combat105. Elle n’a « d’autres limites que celles de son
insatisfaction même »106. C’est « un étonnement tendant à
devenir une inquiétude »107 ou encore « un acte par lequel une
inquiétude se définit, et – partiellement – …se supprime »108.

101 PI 14.
102 ST 21s.
103 HV 180.
104 ST 56.
105 HV 179.
106 ME 1 231.
107 ST 21.
108 PI 21.

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2. De l’humilité à la participation

La pensée marcellienne est une pensée religieuse et en tant


que telle, elle célèbre l’humilité, mais l’humilité a en elle une
acception proprement positive. Plus précisément, elle est à
entrevoir à partir de la dialectique propre de cette pensée, de la
manière spécifique dont elle réunit l’Un et le Multiple.
L’humilité est à envisager comme une réceptivité créatrice, de
même que le mystère va être compris comme résultant de la
réflexion, de la réflexion « seconde ». On verra le déploiement
de cette problématique à travers l’enfilade des thèmes de
l’humilité, de la disponibilité, de la présence, de l’accueil, de la
participation et de l’engagement. Or la clef conceptuelle, la clef
métaphysique est la notion de la situation que Marcel, avant
Sartre, énonce, mais énonce, il est vrai, avec moins d’articulation
et de détermination.
La situation est ce en quoi je suis impliqué, c’est un état de
fait qui ne m’affecte pas seulement du dehors mais me qualifie
aussi intérieurement109. Elle exprime un donné, une manière où
je me trouve mais sa factualité n’est aucunement quelque chose
de statique, constitué pour du bon, immobile. Notre condition
itinérante – dira Marcel à Aberdeen – n’est pas dissociable de
notre situation qui certes, détermine et qualifie l’itinéraire mais
en fait aussi partie110. C’est pour cela que, toujours à Aberdeen,
Marcel expliquera qu’être en situation c’est être exposé à, ouvert
à… 111. Le thème de la situation jette une forte lumière sur ce
dualisme imparfait qui est la caractéristique centrale de toute
cette philosophie. C’est une variante moderne, inédite de la
solidarité entre l’empirique et le pur ou le passif et l’actif. Elle
signifie que notre activité, nos efforts d’une part, notre attente,
notre acceptation d’autre part, sont unis et unifiés. Il s’agit ici des
divers cas ou si l’on veut de la succession des divers moments
d’une « réceptivité créatrice »112.

109 ME 1, 15.
110 ME 1, 149.
111 ME 1, 160.
112 ME 2, 89.
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

Marcel énonce « d’abord » les thèmes apparemment


« passifs » de l’humilité, de la disponibilité, de l’accueil.
L’humilité, une des grandes vertus chrétiennes mais qui,
n’oublions pas n’est qu’une vertu naturelle, n’est pas une
catégorie seulement morale mais aussi et surtout ontologique.
C’est « un mode de l’être, bien loin de se confondre avec un
ensemble de précautions méthodologiques »113. Elle n’est pas
non plus à confondre avec « le manque d’assurance »114.
L’humilité comporte une certaine inquiétude115 et en tant que
telle, elle joue un rôle des plus importants dans la quête de la
vérité, agir par excellence existentiel et itinérant. L’humilité –
écrit Marcel dans sa Préface au grand ouvrage de Troisfontaines
– est la disposition propre au philosophe pour l’approche de la
vérité116 et pour l’essentiel, elle ne revient pas tellement à se
défendre devant l’erreur, mais plutôt à reconnaître notre
condition créée, donc ses limites et les attitudes et les aspirations
qui lui conviennent117.
L’humilité conduit vers la disponibilité qui, thème de la
pensée « vulgaire », non-métaphysique et non-éthique, devient
sous la plume de Marcel une véritable catégorie existentielle, une
notion proprement et techniquement philosophique. L’analyse de
la notion se fait à partir de son opposé : l’indisponible,
l’indisponibilité. L’indisponibilité a partie liée avec la possession
mais elle est plus que possession, implique une opposition, une
privation quasiment dénaturante. Je demande à un ami de prêter
de l’argent ou de l’investir dans une nouvelle entreprise. Il me
répondra : je suis désolé, les capitaux qui sont effectivement les
miens sont pour le moment indisponibles. Avoir des capitaux
indisponibles c’est avoir des capitaux aliénés, qui ne sont plus
sous mon contrôle, qui m’échappent. Or cette indisponibilité qui
a toujours rapport à quelque chose de l’ordre de la possession a
une racine existentielle-morale-spirituelle. Un homme

113 ME 2, 87.
114 HP 89.
115 HP 181.
116 Tr. 13.
117 ME 2, 87.

30
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DE L’HUMILITÉ À LA PARTICIPATION

indisponible est un homme « occupé »118. Occupé de quoi ?


Essentiellement de soi-même. D’un point de vue
« psychologique », l’homme indisponible qui est occupé de soi,
s’enfonce dans une opacité, s’enferme dans une obturation.
L’indisponibilité revient à une espèce de fixation dans une zone
déterminée de notre inquiétude et ce qui est grave, c’est que cette
inquiétude persiste et conduit à la crispation119. La genèse de
l’indisponibilité est à chercher dans une attitude où l’on se traite
soi-même d’une manière inauthentique, avec le désir de se
défendre, de se soustraire aux attentes et aux atteintes des autres,
on s’enferme en soi ou plutôt, on se traite comme enfermable.
Selon un passage merveilleux de l’Essai de philosophie concrète
qu’on doit citer in extenso, « … je tends à me rendre indisponible
dans la mesure précise où je traite ma vie ou mon être comme un
avoir en quelque sorte quantifiable, et qui par là même est
susceptible d’être dilapidé, épuisé ou même volatilisé. Par
rapport à cet avoir… je vais me trouver dans l’état d’anxiété
chronique de l’homme en surplomb sur le néant, qui possède en
tout et pour tout une petite somme d’argent qu’il s’agit de faire
durer le plus longtemps possible parce que lorsqu’elle sera
dépensée, il n’aura plus rien. Cette anxiété, c’est le souci comme
rongeur, comme élément paralysant, qui vient arrêter tous les
élans, toutes les initiatives généreuses »120.
Maintenant, pour donner des définitions « positives » :
disponible est celui qui ne possède pas121, dont la vie, la
personnalité, son tout se présente comme une espèce
d’« incohésion »122. L’incohésion note l’ouverture, la
disponibilité à se donner, non pas en se délimitant, en se
fractionnant, mais en tant qu’un tout, d’une manière dynamique.
C’est à partir d’ici qu’on comprend la dialectique propre de la
disponibilité qui est la tension féconde de l’engagement et de
l’ouverture. Dans Être et Avoir, Marcel déclare : « les plus

118 PI 145.
119 EA 105s.
120 Ess. 83.
121 RMJ 182.
122 Ess. 131.

31
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

consacrés sont les plus disponibles »123, et une trentaine d’années


plus tard, dans l’interview avec Boutang, il reliera « exaucement
et exhaussement »124. Celui qui écoute autrui s’en trouve lui-
même agrandi, enrichi. Bref : « disponibilité et créativité sont des
notions connexes »125. Il en résulte un certain nombre de
paradoxes apparents. Être vraiment disponible – écrira Marcel –
c’est « le pouvoir de saisir… de se laisser saisir, de s’offrir en
quelque manière à… ces occasions fécondantes » qu’on trouve
/en tant qu’on est disponible / autour de soi126. Celui qui est
vraiment disponible, est tendu hors de soi, prêt à se consacrer à
une cause qui le dépasse mais qu’il rend la sienne127. La
disponibilité n’est pas le maniement, ni même l’auto-maniement.
L’être absolument libre pour les autres, ne se reconnaît pas le
droit de disposer librement de soi. Le suicide est donc récusé128.
Kant dirait : on ne doit pas traiter l’humanité dans sa personne
comme un moyen, mais c’est plutôt l’opposition à la vision
stoïcienne que Marcel explicite dans une prise de position pour
la vision chrétienne du martyre. Dans le martyre, ce n’est pas
notre soi qui s’affirme mais l’être dont ce soi est témoin. En
revanche, dans le suicide, acte impie, acte désespéré, le soi
s’affirme par la façon même dont il prétend se retrancher de la
réalité129.
Le thème de la disponibilité conduit vers celui de la présence
qui semble accuser davantage de moments « actifs ». La
disponibilité insinue une attente tandis que dans la présence, nous
nous affirmons, nous ne nous tenons pas seulement prêts mais
quasiment nous nous offrons, nous nous présentons devant
l’autre, à l’autre. Toute cette problématique pourrait être
envisagée à la lumière d’une espèce de petite phénoménologie de
la présence. « L’objet comme tel n’est pas présent », écrit Marcel

123 EA 178.
124 BG 21.
125 Ess. 82.
126 HV 193.
127 HV 130.
128 EA 180.
129 EA 214 n 1.

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DE L’HUMILITÉ À LA PARTICIPATION

dès Être et Avoir130. Être présent n’est pas la même chose que de
se trouver là, d’être autour de… matériellement. Un autre peut
être là, je peux même le toucher, le tâter mais je peux ne pas être
présent : une communication matérielle est possible avec lui mais
c’est « une communication sans communion ». L’autre
s’interpose ici quasiment entre moi et ma propre réalité, il me
sépare de moi-même, m’objective, me dessèche. En revanche, il
y a des êtres qui, présents, me renouvellent intérieurement. On
parle beaucoup aujourd’hui de la communication, or il faut
insister : on peut apprendre à quelqu’un l’art de la transmission
des connaissances mais non pas celui de se rendre présent 131. On
voit combien la présence n’est pas une notion abstraite par
l’usage des prépositions adverbiales. Présence de quelqu’un est
radicalement autre chose que présence à quelqu’un. La présence
de l’autre est saisie, accusée, la présence à… relève de quelque
chose de bien plus mystérieux et Marcel ne manque pas de noter
« l’articulation décisive » entre présence et mystère. Un enfant
qui dort à côté de moi a une puissance mystérieuse sur moi sans
rapport avec son efficace ou ses pouvoirs effectifs132. La présence
– Marcel ne cesse de le redire – est opposée à toute saisie ou
préhension, elle ne peut qu’être accueillie (ou refusée)133. Elle
accuse la merveilleuse logique de la charité : c’est un don de soi
qui n’implique aucun appauvrissement134. La présence manifeste
avec éclat le caractère actif de la réponse ; à sa racine se trouve
un être qui tient compte de moi et auquel je réponds. La présence
est bel et bien une réponse : je suis affecté par l’autre135. Cela
montre qu’elle est quelque chose de dynamique, de souple et
ouvert. Cette souplesse fait aussi que la présence n’est pas une
espèce de constante. Il appartient à son essence de ne pas être
toujours manifestée136. Elle n’est pas une chose ou un état fixe
mais une fidélité – pas une constance – qui s’esquisse dans le

130 EA 161cf. supra . .


131 ME 1, 221s.
132 ME 1, 232.
133 ME 1, 223.
134 EA 99.
135 PI 121s.
136 PI 155.

33
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

mouvement, la progression137. En dernière instance, la présence


révèle sa valeur profondément positive pour son sujet : dans un
de ses nombreux textes sur la musique, Marcel écrit : « c’est…
dans la présence que l’esprit se libère de l’apeiron qui est
dissémination pure et morne répétition »138.
La présence – en dépit de son caractère actif – dénote encore
une espèce de primauté par rapport à l’autre, elle se situe en
marge de lui. En revanche, dans l’accueil, toutes les portes sont
ouvertes et si l’autre est celui qu’on fête et qu’on célèbre,
l’accueillant ne peut absolument pas se contenter d’attendre et de
recevoir chez lui, l’actif, l’aller en avant sont primordiaux. À
l’origine de la notion, tardivement élaborée, il y a une polémique.
La personne accueillante s’oppose au sujet « projetant » de
Sartre, elle est définie comme « réceptivité créatrice »139.
L’accueil comporte un certain risque : il faut accueillir l’autre,
même s’il est susceptible de modifier ma position. Marcel
préconise « une métaphysique de l’hospitalité » mais si on reçoit,
si on accueille quelqu’un chez soi, on risque d’être perturbé,
expulsé de sa chambre, contraint de modifier ses habitudes.
D’autre part, l’accueil n’est pas simplement hébergement, to put
up somebody, etc. Ni dans le sens de m’en occuper ni dans le sens
de le caser. Recevoir – lit-on dans l’Essai de philosophie
concrète – « n’est point du tout combler un vide avec une
présence étrangère, mais faire participer l’autre à une certaine
plénitude »140. L’hospitalité qui est au cœur de l’accueil est « chez
soi » et le chez soi n’est aucunement « un pour-soi »141. Recevoir
– qui n’est pas encore complètement identique à accueillir – n’est
pas simplement pâtir, on reçoit chez soi. Le « chez » désigne une
nouvelle forme d’inhérence à analyser. On peut habiter dans une
chambre d’hôtel sans se trouver chez soi, on peut recevoir un
autre qui est tellement bruyant et accaparant que je finirai par ne
plus me trouver chez moi. Recevoir et accueillir constituent la

137 Ess. 221.


138 Réflexions sur la nature des idées musicales. L’esthétique musicale de
Gabriel Marcel, Présence de Gabriel Marcel, 2-3, Paris, s.d. 58.
139 Cf. supra ME 2, 89.
140 Ess. 46 cf. 135.
141 ME 1, 135.

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DE L’HUMILITÉ À LA PARTICIPATION

sphère de l’hospitalité qui se situe à mi-chemin entre recevoir et


donner142. Ou comme le dit toujours le même ouvrage à propos
de la fidélité : on se trouve ici « à la jonction de l’engagement le
plus strict et l’attente la plus éperdue »143. Finalement, avec la
notion de l’accueil, Marcel se situera dans la proximité de
Heidegger : la contemplation est un recueillement où la présence
contemplée entre de quelque façon dans le recueillement lui-
même144. Et dans le contexte d’un renvoi direct au philosophe
allemand : « la condition humaine apparaît comme dépendant…
dans ce qu’elle est de la façon même dont elle se comprend »145.
Avec la mise en lumière de la pertinence de la contemplation,
de la compréhension pour la réalisation de notre condition; on
réitère cette dialectique de recourbement de soi qui permet de
mieux comprendre la synthèse de l’actif et du passif. Tout
d'abord, Marcel rappelle : la faculté d’accueil n’est pas identique
à l’influençabilité. Si comprendre c’est pardonner, on doit être
capable de comprendre sans pour autant approuver,
« adopter »146. La responsivité qui est au cœur de l’accueil n’est
pas de l’inertie147. Et Marcel de rappeler que la détente qui est à
la racine de l’accueil n’est pas un relâchement – Entspannung ne
signifie pas Auflösung – tout relâchement étant un
commencement de dissolution148. L’essentiel c’est que la tension
féconde et positive de l’accueil ne signifie pas de la crispation.
L’accueil est en dernière instance une modalité du recueillement,
or il faut comprendre que se recueillir n’équivaut pas à
s’abstraire. « On s’abstrait de, ce qui revient à dire qu’on se retire
et que par conséquent, on laisse ou on délaisse. Le recueillement
est au contraire avant tout un acte par lequel on retourne vers, et
sans rien abandonner »149. L’accueil est une notion qui a de la
pertinence également dans le domaine de l’interprétation. En fait,

142 Cf. Ess. 132 sq.


143 RMJ 228 n 1
144 ME 1, 142.
145 HCH 66.
146 ME 1, 161.
147 Ibid.
148 HCH 63.
149 ME 1, 145.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

en regardant une œuvre qu’on aime, la regarder en l’aimant, on


l’interprète et cette interprétation est relative à ce que nous
sommes nous-mêmes150.
Cette présence, cet accueil de plus en plus actif finissent par
aboutir à la notion de l’engagement qu’on fera approfondir à
partir du thème de la participation. L’engagement avait une
actualité particulière à une époque marquée par la philosophie ou
l’art engagé. L’engagement est une prise de parti mais qui ne
signifie pas pour autant une aliénation : commitment n’est pas un
ralliement aveugle. ! À l’origine de l’engagement se trouve la
notion de faire crédit à quelqu’un ou plutôt de se rallier à lui151.
L’engagement se conçoit en opposition à l’attitude quasiment
immorale ou au moins inauthentique du spectateur. Le
désengagement signifie une espèce de désertion de la conscience
qui ne fait plus corps avec le réel152. « L’engagement et l’opinion
s’excluent mutuellement »153 : celui qui s’engage ne laisse
aucune marge de certitude ou de subjectivité contingente, il se
donne complètement, même si l’inconditionnalité de ce don n’est
pas aveugle, ne revient pas à une aliénation. L’engagement est la
manière dont le sujet vit activement sa temporalité. L’acte engage
l’agent : son agir le soumet à un certain futur sien, comme si on
avait signé d’avance une reconnaissance, « une rétrospection
anticipée »154. L’engagement n’est ni aveugle ni purement
unilatéral, surgi de la subjectivité isolée : la forme la plus haute
et la plus constante de l’engagement est la vocation. Or la
vocation est littéralement réponse à un appel155. Celui qui
s’engage ne se tient pas sur un terrain vierge : il se trouve aux
prises avec un destin qu’il lui faudra pour ainsi dire recréer par le
dedans156. La complexité de l’engagement, sa circularité se voit
à travers des exemples de la connaissance de soi et de l’amour.
La véritable connaissance de soi est circulaire : théoriquement

150 ME 1, 174 cf le cercle de la réflexion seconde.infra


151 ME 2, 79.
152 HV 192.
153 Ess. 187.
154 Ess. 155s.
155 HV 28.
156 EA 145.

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DE L’HUMILITÉ À LA PARTICIPATION

pour m’engager, je dois d’abord me connaître ; en fait, je ne me


connaîtrai réellement que si je me suis d’abord engagé. La même
logique vaut pour la cohabitation qu’on appelait essayage
préconjugal. Les futurs époux se livreraient à une expérience qui
ne les engagerait en rien mais les éclaireraient sur eux-mêmes.
Toutefois, cette conception est fautive selon ses propres termes :
en agissant, on se modifie, on s’engage, on ne reste pas intact, in-
touché157.
En dernière instance, tous ces thèmes d’approximation et
d’activation croissantes trouvent leur ressourcement dans celui
de la participation, notion difficile que Marcel va
progressivement abandonner. La participation est une manière
par excellence de noter une attitude non-objectivable. Elle est
opposée au partage qui quantifie et rêve de donner à chacun le
sien propre, comme si on existait, chacun, seul et comme si on
avait des prétentions à une quantité du réel158. Le thème de la
participation est au moins partiellement anti-sartrien (et anti-
heideggerien) : on n’est pas « jeté » dans le monde, on doit y
participer159. La participation est un lien existentiel au monde : le
paysan participe à la terre, le marin à la mer. Nous participons
dès toujours au monde, à l’être, c’est pour cela qu’il est absurde
de demander pourquoi il y a quelque chose, au lieu de rien : après
tout, nous qui posons cette question, nous sommes immergés
dans le réel, dans l’être160. ! La participation n’est aucunement
l’insertion dans une trame objective et elle est parfaitement
compatible avec un certain dégagement. Sans doute, il ne s’agit
pas d’un présomptueux détachement : le saint ne se dégage des
choses que pour mieux participer à l’intention créatrice, fiat
voluntas tua, que ta volonté soit faite161. La participation – on le
verra plus tard – prend le sens même de « l’existentialité »162. En
commentant Royce, Marcel parle de « la participation vivante du
moi à un ordre concret qu’il s’engage à servir, et qui en retour lui

157 Ess. 234.


158 Tr. 126.
159 Tr. 139.
160 RMJ 59.
161 Ess. 87.
162 Ess. 40.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

confère la seule réalité à laquelle il puisse prétendre »163. Dans


les attitudes où on traite le réel comme quelque chose qu’on peut
capter ou dominer, on met entre parenthèses notre participation,
mais on aura alors cassé le lien qui nous unit au réel et de ce fait
on se trouvera aussi étranger à nous-mêmes164. En dépit de son
statut incertain, le thème de la participation sert au moins à
marquer l’opposition de Marcel aux dualités tranchantes. La
participation effective est au delà l’opposition traditionnelle entre
activité et passivité165. « La contemplation n’est que pour un être
qui a assuré ses prises sur la réalité », ce n’est pas une attitude
de spectateur mais un mode de participation intime166. Et
l’étudiant écrivait déjà dans ses Fragments : la clef de la théorie
de la participation c’est « l’acte par lequel la pensée découvre
qu’elle nierait sa liberté en posant le dualisme de la matière et la
forme »167.

163 La Métaphysique de Royce, p. 166.


164 HCH 76.
165 ME 1, 133.
166 ME 1, 139.
167 Fragm. 76. cf. la mise en garde contre la confusion entre « différence et

dualité », « pouvoir révérbérant et causalité » cf. supra p.

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3. Le mystère et la seconde réflexion

Nous avons essayé d’exposer les divers thèmes où Marcel


explique le sens de « l’engagement ». Or tout cela se situait
davantage dans un registre moral, voire politique que proprement
métaphysique. Toutefois, le noyau de la pensée marcellienne gît
dans la vision, dans l’articulation de cet engagement, de cette
implication en termes métaphysiques et si l’on veut
épistémologiques. Cette pensée est profondément anti-
cartésienne – « rien n’est moins instructif que le je pense
cartésien »168, son « irrémédiable ambiguïté »169 – et anti-idéaliste
dans la mesure où elle combat de toutes ses forces la conception
du cogito comme transparence170. La philosophie était née avec
Socrate comme une interrogation sur soi, elle s’était affermie
chez Descartes avec le cogito comme source de toute certitude,
elle s’était épanouie chez les Idéalistes dans la relecture du retour
sur soi socratique comme la transposition, la clarification du je
pense, à savoir dans le je pense conçu comme identique avec le
je pense que je pense. Or précisément, le noyau de la pensée
marcellienne est opposé à cette coïncidence : non pas que Marcel
se complaît dans l’obscurité mais parce qu’il croit que penser sur
le penser, réfléchir sur soi est une opération effective,
existentielle qui entraîne des modifications et ne se conçoit pas
comme neutre, sans engagement aucun. Marcel opposera le
problème dans sa simple et superficielle clarté au mystère où la
pensée empiète sur ses propres conditions et moments. Et lui-
même, il ne manquera pas de réaliser l’importance cruciale de
cette thématique. Dans un écrit plutôt polémique, il déclare :
« jamais il ne sera possible de construire une machine capable de
s’interroger sur ses conditions de possibilité et sur les limites de
son efficace ». Et puis il continue : « Ici apparaît l’intime
connexion entre réflexion et mystère qui est au principe de toute
mon œuvre »171.

168 JM 18 f. EA 35 et n. 1..
169 EA 151.
170 EA 35.
171 HCH 16.
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

Gabriel Marcel part de l’opposition entre problème et


mystère, pensée objective, c’est-à-dire objectivée et pensée qui
revient sur elle-même et qui, de ce fait, s’engage, se modifie car
empiète sur ses propres moments initiaux. L’opposition est
déployée dans des termes épistémologiques mais elle est
anticipée dans la condamnation de l’attitude du spectateur où le
refus de participer frappe la pensée d’impuissance, voire la
pousse vers la déviation. Le spectateur « participe sans
participer » : il ne contemple pas – cela demande de l’humilité,
de l’attente – il ne saisit pas le vrai présent, mais pour ainsi dire
« patine… sur la surface du réel »172. En me convertissant en
« pur spectateur », le monde risque de m’apparaître comme un
simple spectacle ; en en retirant ma participation, je fais perdre
son sens profond au spectacle lui-même173. Il y a quelque chose
de vicieux dans cette attitude : le sujet « objective » le monde
pour en jouir : or c’est une attitude de « concupiscence »174, une
véritable « aliénation »175, et pour le sujet et pour le monde. Sans
doute, c’est un détachement mais il y a deux espèces de
détachements : celui du saint qui participe au monde sans
curiosité et celui du spectateur qui se retire dans sa tour
d’ivoire176. La condition du spectateur s’oppose à la situation.
Par situation, il faut entendre : « ce en quoi je suis impliqué » (cf.
supra 3. leçon). Elle ne m’affecte pas seulement du dehors mais
« qualifie aussi intérieurement ce je, ce moi-même ». En fait,
cette condition n’est pas une simple donnée neutre : elle implique
la recherche, c’est-à-dire « l’ensemble des démarches par
lesquelles je puis passer d’une situation vécue comme
fondamentalement discordante… à une situation différente où
une certaine attente est comblée »177.
La notion de situation pour ainsi dire « existentialise » cette
réflexion. Elle nous introduit d’abord dans la thématique de
l’opposition entre problème et mystère, pour permettre par la

172 ME 1, 138s.
173 EA 20.
174 Tr 128.
175 EA 25.
176 EA25.
177 ME 1, 15.

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LE MYSTÈRE ET LA SECONDE RÉFLEXION

suite l’exposition de cette opposition en termes de « la première »


et de la « seconde réflexion ». Le problème est à lire dans le
contexte de l’objectivation. Marcel note une « connexion entre le
donné et le problématique »178. Plus précisément : il n’y a de
problème que là où je veux travailler sur des données qui me sont
extérieures, où je veux planter un ordre auquel moi-même
j’entends rester extérieur179. Ailleurs, le philosophe fait
remarquer que la zone du « naturel » et du « problématique »
coïncident180. Les conditions du problématisable sont les mêmes
que celles du caractérisable – ce sera un élément précieux de
l’analyse phénoménologique de l’avoir – du problématisable,
cette fois-ci déjà en opposition explicite au mystère. Marcel dira
qu’un « problème… est justiciable d’une certaine technique
appropriée en fonction de laquelle il se définit »181. Or toute cette
insistance sur le problème et surtout sur son opposition au
mystère ne doit pas être occasion de la méprise fatale de les
opposer comme rationnel et irrationnel. Marcel dira à Boutang :
la distinction entre problème et mystère « venait pour ainsi dire
sceller tout mon développement philosophique »182. Problème et
mystère traduisent deux rationalités différentes et Marcel
considère le second comme ayant une rationalité supérieure à
celle du premier183. Il ne faut confondre ni l’ignoré et le mystère,
ni la contradiction et le mystère. Et surtout pas mystère et
inconnaissable. Le mystère n’est pas l’inconnaissable : c’est une
limite du problématique qui ne saurait être actualisée sans
contradiction. D’autre part, il faut réaliser que le mystère n’a rien
à voir – comme c’est le cas dans l’agnosticisme – avec une
lacune, un vide à combler ; il exprime, bien au contraire une
plénitude, la présence d’une volonté184. Finalement, le mystère
n’est pas le secret qui – on le verra amplement – est du domaine

178 Ess. 108.


179 HV 90.
180 EA 145.
181 EA 169.
182 BG 69.
183 On « dégrade un mystère pour en faire un problème » EA 170.
184 Ess. 219.

41
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

de l’avoir et de l’exposable185.
Marcel est conscient du rôle central que joue le mystère dans
sa philosophie mais il entend clarifier et analyser les choses. Il ne
s’agit pas de dépasser les limites où se confine la pensée
objective pour se retrouver dans de nouveaux enfermements. La
distinction entre problème et mystère – lira-t-on dans Pour une
sagesse tragique – « n’a de valeur si elle reste un instrument de
pensée », si « elle est érigée en une thèse »186. D’une certaine
manière comme la seconde réflexion sera fonction de la
première, le mystère l’est du problème. Le monde du mystère est
celui du « métaproblématique » où la pensée est fondée sur la
participation du sujet au monde dont – contrairement à des
impératifs millénaires – il n’a pas à se dégager pour chercher la
vérité187. Dans le mystère, on entrevoit un dépassement des
oppositions mais non pas comme « une synthèse des contraires »
à la Hegel188. Sans doute, la pensée se déploie sur une voie semée
d’embûches mais il vaut mieux parler de mystères que de
paradoxes, de médiation et de conciliation, plutôt que de
déchirure. La pensée marcellienne n’est pas optimiste mais
tragique, néanmoins ce tragique a comme horizon l’espérance…
Le mystère paraît dans les fragments de l’étudiant comme une
notion d’auto-défense de la pensée qui veut empêcher d’être
soumise à une méthode d’analyse la convertissant en objet189. La
pensée métaphysique est une « réflexion braquée sur un
mystère », et Marcel va jusqu’à dire qu’il y a une espèce de
coïncidence « du mystérieux et de l’ontologique »190. « L’accès »
c’est-à-dire une approche objectivante est impossible dans
le monde du mystère191. Le mystère est la sphère où la distinction
entre devant moi et en moi « perd sa signification »192. Non pas
parce qu’il faut abandonner toute distinction – nous ne sommes

185 EA 195.
186 ST 77.
187 Ess. 87.
188 BG 62
189 Fragm. 65.
190 EA 145.
191 EA 146.
192 EA 169.

42
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LE MYSTÈRE ET LA SECONDE RÉFLEXION

pas dans l’apophatique – mais en fonction même de la distinction


très claire entre problème et mystère. Le problème est quelque
chose qui me barre la route, qui se présente devant moi et attend
d’être transpercé, résolu, réduit, quand le mystère renvoie à une
situation où je me trouve engagé, donc son essence est
précisément « de n’être pas tout entier devant moi »193. Il me
dépasse, mais non pas avec une partie mesurable de sa réalité…
Le mystère traduit une étrange synthèse, la réunion de ce qui
m’appartient et de ce qui ne m’appartient pas, voire de moi-
même en tant que je m’appartiens et en tant que je ne
m’appartiens pas. Ici on vient de donner une référence à
1’empiètement existentiel qui est au cœur même du mystère et
qui produit la seconde réflexion aussi bien qu’il se trouve éclairé
par elle. En fait, la distinction métaphysique fondamentale qui
s’impose ici est présentée dès le Journal Métaphysique : dans ce
qui est ignoré, il n’y a aucun rapport à l’objet, l’objet est in-
affecté. En revanche, dans le mystère l’objet lui-même s’altère,
se change194. Et cette altération de l’objet est indissociable des
modifications du sujet, de ses engagements.
D’une manière plus neutre, mais peut-être même plus
contraignante, l’engagement se trouvant à l’origine des
modifications dans le mystère et à exprimer par empiètement.
Énoncer d’abord dans la conférence Positions et approches
concrètes du mystère ontologique, la définition est redite en Être
et Avoir ; « le mystère est un problème qui empiète sur ses
propres conditions immanentes de possibilité (non pas sur ses
données) »195. L’empiètement est à l’origine de la seconde
réflexion, ou plutôt, il en est le ressort. La seconde réflexion est
essentiellement le retour sur la première. La première réflexion
est sévèrement jugée par le philosophe. Il sépare le donné
immédiat de lui-même, il détruit l’engagement dans l’être quand
la seconde oeuvrera au rétablissement de la participation196. La
première réflexion, objectivante, se désintéresse du fait que ce

193 EA 145.
194 JM 161.
195 EA 183.
196 Tr. 44.

43
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

corps est « mon corps », il reste pour elle non-privilégié quand la


seconde réflexion restituera à mon corps sa primauté originelle.
La seconde réflexion n’est pas parasite, néanmoins, elle ne
s’exerce que sur les procédés de la première197, elle est aussi
définie comme une intuition qui ne se saisit elle-même qu’à
travers les modes d’expériences sur lesquels elle réfléchit198. Il
s’agit ici d’« une intuition réflexive »199 par laquelle on tente de
récupérer « le concret qu’on a vu… en quelque sorte, s’émietter
ou se pulvériser »200. Au début de sa création philosophique,
Marcel, tâtonnant, cherche les termes. Il parle d’une réflexion en
acte, d’une réflexion supérieure201, d’une réflexion métaphysique
ou approfondie202. Les deux éléments constitutifs essentiels de la
notion sont le retour sur soi et la récupération.
Pour indiquer l’importance de l’enjeu, citons une remarque de
l’Essai : la seconde réflexion qui s’exerce sur la première pour
récupérer le concret est la philosophie elle-même203. Ce n’est rien
que de très traditionnel. On lit dans le Journal, plus précisément,
dans l’article qui le résume : la métaphysique décrit la situation
où je m’apparais à moi-même comme un être « qui s’interroge
sur sa propre existence »204. Les philosophes ont toujours trouvé
essentiel le recueillement comme attitude philosophique, or il ne
s’agit pas ici d’un thème psychologique, ni même moral. Si la
seconde réflexion est une réflexion « à la seconde puissance »205,
c’est que le recueillement qui l’institue dénote le retour sur soi
du sujet, de la pensée sur soi-même. Comme dit un texte
admirable du Mystère de l’être : « la pensée philosophique…
consiste en ce qu’elle ne se développe pas seulement vers l’objet
dont elle prétend découvrir la nature, mais qu’elle est en même
temps à l’écoute d’un certain chant qui monte d’elle-même à

197 ME 1, 108.
198 EA 170s.
199 EA 141s.
200 RM 66.
201 JM 140s.
202 JM 320 ; 137.
203 Ess. 37s.
204 JM 320.
205 EA 16.

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LE MYSTÈRE ET LA SECONDE RÉFLEXION

mesure qu’elle accomplit son travail »206. Or la spécificité de la


conception marcellienne c’est qu’elle ouvre l’aspect récupérant,
reconquérant de la seconde réflexion, du retour sur soi en
direction d’un plus.
La seconde réflexion est « récupératrice » : elle constitue la
« reconquête » de l’unité primitive brisée par la réflexion
première207, elle est « reconstructrice »208. Quand la première m’a
fait comprendre que mon corps n’était qu’un corps parmi
d’autres, la seconde refuse de considérer comme finale la
dissociation entre moi et mon corps, elle se base sur
« l’indistinction existentielle » primitive209. Et dans un texte des
années quarante, Marcel donne une définition fulgurante : « la
réflexion là où elle se déploie selon toutes ses dimensions et
devient récupératrice, se porte d’un mouvement irrésistible au-
devant d’une affirmation qui la dépasse, mais en fin de compte
l’éclaire sur elle-même »210. À partir de ce moment, on
commence à voir que l’anamnèse, la récupération du passé
comme simple récupération n’est pas une expression adéquate de
cette opération. La réflexion d’une pensée sur elle-même ne doit
pas se contenter d’en être un double stérile, mais sa redite
« créatrice »211. Tout cela est expliqué éloquemment par Ricoeur :
il s’agit ici d’un « débordement par l’intérieur, où le sujet
affirmant se reconnaît envahi par sa propre affirmation »212. Le
résultat c’est qu’on dépasse l’exacte adéquation du je pense et du
je pense que je pense, il y a éclatement de ce cercle que forme le
je pense avec sa réduplication, donc dépassement du Cogito.
L’explication de ce dépassement, de l’éclatement de
l’adéquation, de l’avènement du plus et du modifié est à chercher
dans l’empiètement qui exprime d’une manière très suggestive
l’engagement du sujet dans le connaître, cet engagement qui fait
modifier les données de la situation. L’exemple favori, voire

206 ME 1, 91.
207 ME 1, 98.
208 EA 175.
209 ME 1, 108.
210 PI 193.
211 JM 5.
212 RMJ 81.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

l’exemple archétypal de l’empiètement est à chercher dans


l’interrogation sur moi-même, sur ce que je suis. Sans doute, il y
a d’autres exemples dont l’essentiel est celui de mon corps qui
empiète sur moi et dont je ne saurai ainsi exprimer clairement la
relation à moi-même213. Mais l’essentiel est tout de même le « qui
suis-je ». Quand je m’interroge qui suis-je ? je ne sais ni ce que
je suis, ni même si je suis – le problème de l’être empiète sur ses
propres données et s’approfondit à l’intérieur même du sujet qui
le pose214. La difficulté de cette question provient du fait que je
me pré-existe fatalement à moi-même215. On ne coïncide pas
avec soi-même, après tout, on est en « un lieu d’exil »216 ! Et
selon sa dimension proprement éthique, la question est encore
plus complexe : le moi-même auquel je dois être fidèle, ne peut
être que l’appel qui m’est lancé de ce qui est plus profond en moi
à devenir ce que… je ne suis pas217. Selon sa vérité profonde, la
seconde réflexion est une « conversion »218 !
Marcel donne des exemples pour illustrer le glissement que la
seconde réflexion découvre. Dans l’amour, je dis que tu
m’appartiens et alors je t’appartiens, cette vérité libre devient de
l’asservissement entrevu de la position d’un tiers219. Ou encore :
je juge sévèrement un autre et soudain, je me rappelle d’avoir
moi-même accompli un acte répréhensible similaire au sien.
Désormais je ne peux plus considérer l’autre de cette manière et
moi-même je dois me juger autrement à partir de la réalisation de
l’escroquerie de cet autre, analogue à la mienne220. Qui suis-je
pour condamner, se demande Auguste dans le Cinna de
Corneille ?221

213 EA 120 et n. 1.
214 EA 169.
215 ME 1, 190.
216 ME 1, 208.
217 ME 1, 158.
218 EA 275s.
219 Ess. 146s.
220 ME 1, 94s.
221 ME 1, 146.

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LE MYSTÈRE ET LA SECONDE RÉFLEXION

Pour résumer : le mystère porte aussi sur celui qui interroge


et sur sa capacité d’interroger222. Et cette réalisation jette une
nouvelle lumière sur la conception de la philosophie elle-même.
On croyait réduire le sujet philosophant à la raison elle-même223.
On pensait que la disposition interne du philosophe n’avait rien
à voir avec sa réflexion personnelle, or cela ferait du philosophe
un savant… Or, « On ne peut philosopher authentiquement –
écrit Gabriel Marcel – qu’avec tout soi-même »224. C’est dire que
la philosophie a nécessairement une dimension morale-
existentielle.

222 S. Plourde (ed.), Vocabulaire Philosophique de Gabriel Marcel, Paris, 1985,


p. 370 n. 4.
223 ME 1 147s.
224 Préface, Tr .p. 14.

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4. Mon corps

Depuis ses commencements helléniques – renforcée ici par


une inspiration chrétienne – la philosophie occidentale a
sévèrement jugé le corps. Le corps est inférieur, contingent,
éphémère et selon ses implications morales, il est principe de
bassesse, de déchéance, de vice. En dépit de l’essentielle
valorisation chrétienne du corps – par la Résurrection des corps
– le Christianisme comme la philosophie classique-chrétienne de
l’Occident a mis beaucoup de temps pour le réhabiliter. La
réhabilitation a adopté plusieurs voies : les voies directes, claires,
souvent élémentaires, simplistes partent du matérialisme, de
l’hédonisme, mais d’autres voies, plus respectables s’ouvraient à
partir de la métaphysique elle-même. Dans le kantisme c’est à
travers l’apriorisation de la sensibilité qu’on peut aller vers le
corps, dans l’hégélianisme c’est la « laïcisation », si l’on veut la
métaphysication de l’Incarnation qui présente la possibilité d’une
relecture positive. La phénoménologie, elle aussi, s’engage dans
cette direction mais sa grande contribution sera la distinction
entre le corps et mon corps, ou entre le corps et la chair. Cette
seconde distinction va être surtout celle de Merleau-Ponty, même
si ce grand penseur, lui aussi, affichait fermement son
consentement à la condition ontologique spécifique de mon
corps. Or si Merleau-Ponty allait probablement plus loin que
Marcel, c’est chez Marcel que s’initie la distinction essentielle
entre le corps, notion objective et mon corps.
Marcel ne saisit pas immédiatement la spécificité du corps
propre, il y parvient à partir de l’analyse de la sensation, et puis
à travers aussi la notion philosophique de l’incarnation. Quand
Marcel parle de la sensation, il ne s’engage aucunement sur une
voie traditionnelle d’analyse épistémologique. Pas d’opposition-
distinction par rapport à la sensation ou à l’intuition voire à
l’entendement. Dès le commencement, la sensation apparaît
selon sa vérité sui generis, sa validité a priori. Comme les
Anciens – au moins comme les Sceptiques – il déclare que la
sensation est infaillible, mais il ajoute immédiatement que la foi
doit participer à cette condition d’infaillibilité. On voit donc que
la sensation est située sur un plan supra-empirique. Dans le grand
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

article qui conclut le Journal Métaphysique, Marcel définit la


sensation comme la participation du sujet à « une ambiance de
laquelle nulle frontière véritable ne le sépare »225. La sensation
est donc la continuité du sujet avec son monde, son pourtour
matériel et effectivement, le thème de la continuité reste
essentiel. L’enseignement qui se dégage du Journal c’est que la
sensation serait le mode selon lequel la continuité de quoi que ce
soit avec mon corps peut être donnée226. La thèse centrale de la
doctrine marcellienne est l’insistance sur l’immédiateté de la
sensation et le refus de la prendre pour une espèce de
« message ». La sensation est d’une certaine manière notre
« participation » au monde qui nous entoure227. La réflexion
primaire la voit comme quelque chose émis à partir d’une source
inconnue dans l’espace qu’on a à capter228. On serait alors tenté
de considérer ce qui est ainsi émis comme « un message ». Or
précisément, la sensation n’est pas un message: elle ne revient
qu’à exister simplement en union avec les choses qui nous livrent
en elle une partie d’elles-mêmes, pas des signes objectifs229.
L’immédiateté de la sensation se voit du fait qu’il lui est
« propre… précisément de ne pas être rapportée »230. Prendre la
sensation pour un message signifierait substituer une certaine
espèce de données à une autre, or l’avènement sensoriel n‘est pas
une donnée231. D’autre part, l’immédiateté n’a rien à voir avec
l’irrationalité232, et dans la pensée de sa maturité, le philosophe
présentera une importante distinction : pour le corps-objet la
sensation peut paraître comme une communication donc une
transcription, pour le corps-sujet, celui qu’on appelle mon corps,
elle demeure quelque chose d’immédiat233. La sensation offre de
précieuses pistes ou passerelles en direction des thèmes tardifs :

225 JM 322.
226 Tr. 185 et n. 1.
227 JM 250s.
228 ME 1, 121.
229 Tr. 251ss.
230 JM 185.
231 JM 318s.
232 JM 319.
233 Ess. 41s.

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MON CORPS

dès le Journal, Marcel laisse tomber la définition « mon corps


n’est mien qu’en tant qu’il est senti »234. Et une trentaine d’années
plus tard, il mettra le point sur les i : c’est la réflexion sur la
sensation qui me conduit vers ma vision de l’existence comme
corporelle et, imperceptiblement, invisiblement, vers le Dieu
incarné235.
Ce texte capital ouvre la thématique de l’incarnation. Bien
entendu, il s’agit ici de la notion dans son acception
philosophique, non pas théologique. Au début de l’Être et Avoir,
Marcel désigne l’incarnation comme la « donnée centrale de la
métaphysique… situation d’un être qui s’apparaît comme lié à un
corps. Donnée non-transparente à elle-même : opposition au
cogito ». Je ne peux affirmer ni que je suis mon corps ni que je
ne le suis pas. Autant dire que « l’opposition du sujet et de l’objet
se trouve transcendée »236. Et vingt ans plus tard, Marcel revient
à la charge : être incarné signifie « s’apparaître… comme ce
corps-ci sans pouvoir m’identifier à lui, sans pouvoir non plus
s’en distinguer »237. L’incarnation est souvent considérée comme
une espèce de fait, or elle n’est pas un fait, mais « la donnée à
partir de laquelle un fait est possible »238. Elle est la condition
même de tous les faits qu’ils soient : c’est « l’acte infiniment
mystérieux par lequel une essence prend corps »239. L’incarnation
est « une expérience-pivot »240 : elle indique que « la liberté ne
se laisse dissocier qu’arbitrairement d’une certaine référence au
réel »241, et le philosophe fustige des abstractions qui prennent
corps sans cesser d’être des abstractions, qui se matérialisent au
lieu de s’incarner. En socio-politique ce sont des masses
(incohérentes, inarticulées), en architecture moderne des

234 JM 236 cf. « Je ne suis mon corps qu’en vertu des raisons mystérieuses qui
font que ce corps est… continuellement senti » JM 252 cf. La sensation est « le
lien indéfectible qui m’unit à… mon corps » JM 328.
235 ST 264s.
236 EA 11s.
237 Ess. 34.
238 EA 12.
239 HV 91.
240 PI 144.
241 ST 12.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

expérimentations ineptes, les abstractions non-élaborées, mal-


dégrossies forment comme des grumeaux242.
La sensation ouvre le chemin de l’élaboration de la notion du
corps propre ou plutôt de mon corps. Marcel n’en présente pas de
définition une, mais des énoncés divers qui s’y réfèrent ou qui le
décrivent. Mon corps est synonyme de ce qui est irréductiblement
immédiat. Dès le Journal, le philosophe parlera de
l’impossibilité d’attribuer à ici et à maintenant des désignations
qui les médiatisent243 : il s’agit ici de « ce que je ne peux pas ne
pas appeler mon corps »244. Il est une entité qui subsiste pour soi,
pas par soi245. Avant d’entrer dans le détail de l’analyse,
s’imposent quelques thèmes qui préfigurent l’exposé : mon
rapport à mon corps ne saurait se réduire à une causalité ou à un
parallélisme246. Il relève certainement d’une certaine manière du
monde de l’Avoir mais si je le traite comme ma propriété
absolue, je deviendrai son esclave. Il n’est pas objet mort ou un
simple instrument mais plutôt la substance de l’épreuve qui est
littéralement constitutive de moi-même247, et Marcel de citer
Maître Eckhart : « l’âme ne se sauvera que dans le corps qui lui
a été assigné »248.
La doctrine du corps propre récuse toute assimilation de mon
corps au corps d’autrui, à un corps-objet, à un corps parmi
d’autres. Quand j’énonce « mon » corps, je refuse d’attribuer
« l’indice en soi si mystérieux… du pronom possessif » à tout
autre corps249. Confondre mon corps avec tout autre corps relève
de la réflexion primaire : la dualité cartésienne du corps et de
l’âme sont tributaires de cette réflexion250. La réflexion primaire
rompt le lien fragile – mais combien précieux – que constitue le

242 HCH 100.


243 JM 325 n.
244 ME 1, 109.
245 PI 100.
246 Ess. 149s.
247 Ess. 150s.
248 ST 170.
249 ME 1, 107.
250 ME 1, 108.

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MON CORPS

pronom mien en faveur de l’objectivité commune à tout corps251.


Et Marcel d’expliquer : mon corps ne saurait être identifié à un
corps, objet de la perception, ces deux modes d’existence sont
irrémédiablement distincts. Si on leur sous-tend un contenu
(commun), c’est sous condition « que ce contenu ne soit pas lui-
même susceptible d’être donné à une conscience dans un rapport
immédiat »252. Il est inexact de dire que l’autre est moi, que son
corps m’apparaît comme mon corps et que mon corps lui apparaît
comme le sien. L’autre qui passe me paraît comme un corps relié
à un système mental, moi ne dois-je pas lui apparaître de la même
manière ? Or rien dans l’autre, dans celui qui est prétendument
en analogie avec moi, ne peut être objet pour moi, à savoir un
objet qui est comme moi. Je peux simplement sympathiser avec
lui, épouser mentalement son devenir intérieur ; mais alors je
deviens lui et son corps mon corps donc la situation de départ est
faussée. Je peux à la rigueur construire selon l’analogie de ce que
je sais de l’autre, une notice spirituelle sur moi-même, mais ce
serait une espèce de « personnage mythique », moi détaché de
mon corps253. Tout cela signifie que les analogies sont sans objet,
illégitimes. La vérité simple – mais on a tellement tardé à le
reconnaître – c’est que le « mon corps » ne peut pas être posé en
termes universels, il n’a de sens que pour moi, autant dire qu’il y
a une béance entre le corps objectif et le corps propre donc une
révision de la notion même de la corporéité s’impose.
Avec la clarification de la différence radicale entre mon corps
et tout autre corps, on n’est pas encore parvenu à supprimer
toutes les ambiguïtés. D’une part, il y a une essentielle
indécision : mon corps est-il moi ou non-moi, et d’autre part, le
fait de ne pas être mon corps ne signifie pas encore que je peux
m’en dissocier. Je peux dire, certes, je suis mon corps mais si
j’entends cette affirmation dans un sens matérialiste, cela détruit
toute sa signification254. Néanmoins, il faudrait remarquer que
dans un sens, le matérialisme et le sensualisme ont leur

251 ME 1, 107.
252 JM 20.
253 JM 328.
254 Ess. 32ss.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

légitimité : c’est que « quelque chose nie en moi l’extériorité de


mon corps par rapport à moi-même »255. Présence et immortalité
qui constitue une suite du Journal dira qu’il est de l’essence de
mon corps de pouvoir – ou de devoir – être considéré
alternativement comme moi ou non-moi256. Une autre alternative,
c’est entre-voir le corps comme ce que je possède ou ce que je
suis257. Et Le Mystère de l’Être présente un exemple pour illustrer
l’alternative impossible : « si par suite d’un désordre grave, je
perds tout contrôle sur mon corps, il tend à cesser d’être mien,
pour cette profonde raison que je ne suis plus moi… à l’autre
extrémité… le yogi cesse-t-il… d’être moi pour lui-même, et cela
pour la raison inverse, parce que le contrôle exercé sur le corps
est absolu », quand dans la vie normale ce contrôle « est toujours
partiel… à quelque degré menacé »258. Une fois de plus, Marcel
offre une éclatante illustration de l’empiètement, du décalage, de
la non-transparence, bref, de tous ces thèmes qui l’érigent en
philosophe de l’anti-cogito.
L’affirmation de la non-coïncidence ne nous instruit pas
encore sur le comment de la relation. Sans doute, il faut savoir
que mon corps n’est mien qu’en tant que je n’établis pas entre lui
et moi l’intervalle qu’institue la pensée objectivante259. Une
véritable dissociation du sujet de son corps reste impossible. Mon
corps ne peut pas être réduit au terme d’une discrimination à un
objet : penser mon corps, c’est « rétablir en connaissance de
cause l’état d’indivision qu’une réflexion élémentaire avait
rompu ». Voilà, un exemple par excellence de la seconde
réflexion restauratrice ! Mon corps n’est pas « un terme extérieur
à un autre terme X qui serait moi-même »260. On ne peut pas
exprimer en termes objectivants « le caractère à la fois
mystérieux et intime de la liaison entre moi et mon corps… » –
et Marcel d’ajouter : j’évite « à dessein » d’employer « le mot

255 JM 323.
256 PI 111.
257 PI 185.
258 ME 1, 112.
259 ME 1, 116.
260 JM 326.

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MON CORPS

relation »261. Notre liaison indissociable avec notre corps apparaît


comme « une forme métaphysique de l’eccéité… sur quoi la
réflexion ne peut mordre »262. Et le philosophe rappelle la vieille
question : comment je lève mon bras ? Spinoza, Fénelon, plus
tard Merleau-Ponty s’interrogent sur les principes et les ressorts
de cette opération. Marcel, lui, dira que l’attitude de lever son
bras ne saurait être représentée qu’abstraitement, en me
considérant du dehors. On doit constater le caractère « bâtard,
hybride » de cette position. Cela n’a pas de sens de dire : c’est la
même personne qui a l’idée de lever le bras et qui le lève
effectivement. Tout se réduit à la question: comment vais-je lever
le bras ? sans qu’on soit contraint de procéder à des distinctions
dualistes263.
L’opposition au dualisme est clairement mise en évidence par
le refus de voir dans mon corps un objet ou un instrument. Mes
relations avec mon corps, avec « le corps-sujet » sont
inobjectivables264. Parler de mon corps comme « un objet »
revient à le traiter comme « non-mien », à adopter la position
d’« une tierce personne », qui correspond à une « désincarnation
idéale »265. D’autre part, mon corps est un centre, un pivot et il
possède un centre, or aucun objet ne saurait posséder un centre,
il ne peut être qu’un ensemble de moments, dans les meilleurs
des cas coordonnés entre eux266. Encore moins acceptables sont
les tentatives pourtant très fréquentes de traiter mon corps
comme un instrument, même comme mon instrument par
excellence. L’instrument renvoie à une telle subordination, une
telle dépendance, une telle différenciation qu’elles ne sauraient
convenir à cette réalité indissociable de moi-même. « Dans la
mesure où je suis mon corps – écrira Marcel dans sa Préface au
grand ouvrage de Troisfontaines – je ne peux pas dire que je me

261 EA 9 cf. je suis mon corps, mon passé ; mon corps ayant enregistré toutes
mes expériences antérieures JM 252.
262 JM 328.
263 JM 328s.
264 ME 1, 117.
265 JM 324.
266 ME 2, 28.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

sers de lui »267. Je ne suis ni outil ni instrument : je suis mon


corps, je ne suis pas ma bêche268. En fait, je ne suis mon corps
que précisément dans la mesure où il n’est pas pris pour- mon
instrument269. Sans doute, s’il n’est pas lui-même un instrument,
mon corps représente, joue le rôle, occupe la fonction
ontologique d’être l’instrumentalité absolue270. En dernière
instance, toute tentative de penser mon corps en termes
d’instrument est vouée à l’échec à cause de la régression à l’infini
qu’elle représente. Si je prends mon corps physique pour un
instrument, il faut que je conçoive un autre corps, un corps
mental dont il serait la prolongation, mais ce premier corps est-il
un objet ou non271 ?
La meilleure manière de cerner le sens du corps propre c’est
de le désigner comme le centre ou le repère de toutes mes
références. Comme le dit Marcel en 1933 : « c’est par rapport à
lui… que tout existant se définit et se situe »272. L’existant qui est
le repère central auquel se référent tous les jugements, c’est mon
corps en tant que mien, avec une épaisseur vécue qui s’étend sur
toutes les réalités que j’évoque comme existantes273. Mon corps
est donc le centre d’où irradie cette massiveté274, cette
existentialité-réalité qui pénètre et anime tout ce que je perçois
comme existantes. Mais – pour s’exprimer dans une veine plus
épistémologique – mon corps exerce une œuvre de « médiation
absolue »275 : ce n’est que par et à travers lui que les choses sont
en continuité sentie avec moi. Deux philosophies se trouvent
impliquées ici. D’une part, le monde est la continuité, la
prolongation sentie de mon corps. D’autre part, c’est par la notion
du mon corps que s’énonce le grand thème de l’Avoir. En 1933,
Marcel déclare : « Lorsque j’affirme qu’une chose existe, c’est

267 Tr. 13.


268 ME 2, 28.
269 Tr. 182.
270 PI 109s.
271 Tr. 175ss.
272 EA 10.
273 ME 2, 27.
274 ME 1, 107.
275 JM 241.

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MON CORPS

toujours que je considère cette chose comme raccordée à mon


corps »276. Dans sa dernière période de sa création, Marcel
exprimera cette vision dans des termes analogues aux
phénoménologies contemporaines. À la rigueur – écrira-t-il
encore en 1951 – je ne sens rien d’autre que mon corps, le reste
n’est qu’une modification de ce sentir277. Boutang rappelle à
Marcel une de ses formules anciennes : « Le monde existe pour
moi dans la mesure où j’entretiens avec lui des relations du type
de celles que j’entretiens avec mon propre corps »278. Or tout cela
est résumé par une éclatante définition : « mon corps est ma façon
d’être au monde »279.
On croit pouvoir noter ici une certaine ambiguïté dans la
mesure où Marcel prodigue des formules qui insistent sur une
relation non-possessive à mon corps, mais aussi d’autres qui
indiquent ma relation au corps comme la racine de l’avoir. Le
corps est un médiateur absolu pour moi mais précisément en tant
que médiateur absolu, je ne communique pas avec lui, il ne m’est
absolument pas donné280. Je ne suis ni le maître, ni le propriétaire,
ni le contenu de mon corps : quand je le traite comme une chose,
je m’exile alors infiniment, irrémédiablement281. Sans doute,
c’est mon corps qui est à la racine de toute possibilité de posséder
et le moi de la possession ne saurait jamais être réduit à un ego
entièrement dématérialisé282.
Sur la même page extraordinaire du Le mystère de l’être, on
lit que mes possessions sont des annexes sentis de mon propre
corps et on discerne « à l’intérieur de toute possession… un
noyau senti qui n’est autre que l’expérience… du lien par lequel
mon corps est mien ». Toutefois, et c’est finalement la clef de
toute cette discussion, « mon lien à mon corps est… le modèle

276 EA 9.
277 ME 1, 117.
278 BG 75.
279 ME 1, 225.
280 EA 14.
281 JM 252.
282 ME 1, 113. Marcel dira que sa réflexion sur le corps aura eu une certaine

priorité par rapport à l’avoir et à la disponibilité BG 67, mais les liens entre ses
concepts sont étroits.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

non figuré mais senti auquel est rapportée toute possession »,


mais ce lien lui-même n’est pas à définir « comme une façon de
posséder »283. L’analyse de la sensation conduit donc vers la
notion de mon corps et puis elle s’accomplira dans la
métaphysique de l’Avoir.

283 ME 1, 113.

58
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5. L’Avoir

La réflexion sur le corps, sur mon corps, ce noyau irréductible,


immédiat de mon être conduit vers la formulation métaphysique
de toute cette thématique. Le rôle que joue mon corps va être
compris à partir de la notion de l’avoir dans son opposition à
l’être. Le corps est le principe ou plutôt le noyau de toutes mes
possessions, il est comme la possession élémentaire, et on finira
pas discerner au sein du moi lui-même un composant ou une face
qui correspond à la possession. Je suis, je suis avant tout un être
mais cet être que je suis ne saurait rester un pur acte, une unité
simple, il lui faut se dilater, se monnayer dans une multiplicité
d’éléments ou de fonctions qu’il a. L’être représente l’essence,
le noyau, la valeur du moi mais cette essence, cette valeur se
réalise à travers des possessions. On peut donc distinguer être et
avoir mais leur relation mutuelle est moins une dialectique qu’un
empiètement. L’être est quasiment condamné à se détériorer en
avoir, mais l’avoir contient un élan, une aspiration pour
s’approcher de l’être, pour se transmuer en être.
Marcel donne moins de définitions propres à l’avoir qu’il ne
l’expose en son opposition à l’être. L’avoir est « une ombre
d’être »284, il s’oppose à l’être comme des éléments à un
« tout »285. Dans le monde des hommes, l’être et l’avoir sont
mélangés, mais de Dieu on ne peut pas penser comme ayant :
c’est pour cela que la formule de l’Exode : « ego sum qui sum »
est tellement appropriée pour exprimer le mystère de la
divinité286. Ce passage est du volume Être et Avoir où Marcel
continue son Journal Métaphysique et où se trouvera énoncée la
doctrine de l’Avoir. En réalité, le thème est clairement invoqué
déjà dans le Journal : « Tout se ramène – lit-on – à la distinction
entre ce qu’on a et ce qu’on est ». Ce qu’on a représente une
certaine extériorité. On a des choses ou ce qui peut être assimilé
à des choses – je ne puis avoir que quelque chose qui possède une
existence indépendante par rapport à moi – « ce que j’ai s’ajoute

284 RMJ 313.


285 JM 156.
286 EA 213.
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

à moi ». Ce que j’ai, je peux en disposer, il n’y a de transmission


que ce qu’on a287. Quid et qui correspondent à avoir et à être, il y
a entre eux une différence de paliers288. Les exemples puisés du
domaine religieux, c’est-à-dire d’un monde où l’inconditionnel
est en jeu, sont frappants. Le saint est sa foi quand chez le croyant
ordinaire la foi est recouverte de toute une végétation d’opinions,
de croyances, de préjugés289. Marcel pressentit dès ses années
d’étudiant la différence entre « l’incertitude qui porte sur notre
salut /= sur ce que nous sommes/… et l’incertitude empirique qui
porte sur ce qui nous arrivera »290. Et plus tard, il écrira : ma
reconnaissance envers Dieu qui m’a donné quelque chose doit
porter au fond moins sur ce que j’ai que sur ce que je suis291.
Bien entendu, la caractéristique par excellence de l’avoir se
trouve dans la corporéité et dans l’aire de la possession. Mon
corps est « le repère de l’Avoir »292. Le fait d’avoir un corps, c’est
l’« avoir type, avoir absolu »293. « Avoir » se comprend et se
conjugue à la manière dont je suis uni à mon corps, où je le
possède294. L’avoir est certes le multiple, l’extérieur mais à sa
racine, il se trouve un certain immédiat qui fait participer quelque
chose à sa propre immédiateté, sa corporéité295. Or, comme ma
relation à mon corps, mon avoir n’est pas univoque, sans
ambiguïté. Autant dire que mon corps m’appartient et ne
m’appartient pas296. Tout avoir se définit en fonction de mon
corps qui est « un avoir absolu ». Mais précisément, étant avoir
absolu, il cesse d’être un véritable avoir297.
L’Avoir est, bien entendu, une hypostasiation métaphysique
de la possession. La difficulté, voire la tragédie de la possession,
c’est que la chose possédée est précisément celle qui nous reste
287 JM 301.
288 EA 230.
289 DH 134.
290 Fragm. 80s.
291 JM 206.
292 PI 184.
293 EA 214.
294 ME 1, 113s.
295 EA 122.
296 EA 215.
297 EA 119.

60
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L’AVOIR

extérieure et qui finalement peut nous dévorer298. En faisant


obliquement une allusion aux Stoïciens, Marcel déclare dans
l’Homo Viator : le paradoxe c’est que ce qui dépend de moi est
ce qui me reste extérieur et que finalement un autre pourrait très
bien accomplir299. L’objet reste fatalement extérieur à celui qui
le possède300. « La tragédie de tout avoir consiste invariablement
dans l’effort désespéré pour ne faire qu’un avec quelque chose
qui cependant n’est et ne peut pas être identique à l’être même de
celui qui a »301. On cherche à intérioriser la possession mais la
seule manière de l’« intérioriser » c’est de succomber à une folie,
à une passion. « Posséder c’est presque inévitablement être
possédé »302. Autant dire que « nos possessions nous
dévorent »303. Notre propre vie est la plus précieuse de nos
possessions, elle peut servir comme exemple par excellence des
tourments de l’Avoir. Dans les années quarante, Marcel écrira
qu’on ne possède sa vie qu’à partir du moment où elle cesse de
nous posséder304. Le suicide est un exemple majeur de cette
relation : se tuer revient à disposer de son corps comme de
quelque chose qu’on a, comme d’une chose305. L’attitude de la
possession, de l’avoir n’a pas de place dans le monde de la vérité.
Ceci se comprend si on réalise que des idées, des opinions
peuvent très bien être objet d’un avoir. Nos idées, « ces pseudo-
possessions » peuvent nous assujettir dans la mesure où nous
voulons leur assujettir les autres, on s’en enorgueillit comme
d’une écurie, d’une serre, on veut les exposer, les montrer306. Il
ne faut pas se laisser duper par des ruses de l’avoir : ce ne sont
pas seulement « les possessions visibles dont chacune peut
dresser l’inventaire, mais le revêtement d’habitudes, bonnes ou

298 EA 239ss.
299 HV 80.
300 EA 235.
301 ME 1, 114.
302 EA 99.
303 P. Ricoeur, Gabriel Marcel et la Phénoménologie. Entretiens autour de

Gabriel Marcel, Neuchâtel, 1976, p. 55.


304 PI 40.
305 EA226.
306 EA 241s.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

mauvaises, d’opinions, de préjugés, qui nous rend imperméables


au souffle de l’esprit »307 qui constituent l’Avoir. Une vérité n’est
pas quelque chose qui pourrait être détenu : ce ne sont que des
choses qui se laissent détenir, posséder308. On est tenté de prêcher
sa vérité, sa foi mais en s’adressant à l’incroyant, le croyant ne
devrait pas se vanter d’avoir un bon maître ou un bon chef : il se
mettrait alors fatalement sur le plan de l’avoir309. Tout cela
représente aussi un danger pour soi-même. Nos idées
« possédées » tendent à exercer un ascendant tyrannique sur
nous, l’idéologue « se rend lui-même inconsciemment esclave
d’une partie mortifiée de lui-même »310. La sainteté – dira Marcel
plus tard – n’est pas une possession mais quelque chose qui se
répand sans relâche311. Et pour compléter la notion de l’avoir,
Marcel expliquera que contrairement à la joie qui peut pénétrer
notre être, la satisfaction, elle, ne concerne que l’avoir312. En
dernière instance – et cela surtout pour voir que les frontières sont
finalement floues entre être et avoir, que ce ne sont pas des
données immuables mais restent fonction de notre action –
Marcel rappelle la différence radicale entre deux formules
pourtant matériellement semblables : « je me donne à toi » versus
« tu m’appartiens »313.

307 HV 120s.
308 Ess. 283.
309 HV 211.
310 EA 242.
311 ST 301.
312 HP 186 cf. le désir pathologique de Kant.
313 Ess. 63.

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6. Valeurs et possessions

Le monde de l’Avoir prolonge celui de l’objet : plus


exactement, il expose avec un accent existentiel, égoïste si l’on
veut, l’objet, le problème. Les questions qui sont des problèmes,
donc, dont on peut discuter et qui peuvent comporter une
résolution sont de l’ordre de l’avoir. Les questions auxquelles je
peux répondre sont celles qui portent sur un renseignement que
je suis susceptible de donner : elles concernent « ce que j’ai »,
non plus « ce que je suis comme totalité »314. Tout
« renseignement » sur l’univers ne peut que décevoir ma soif de
connaissance : on ne peut pas être renseigné sur l’univers315.
L’avoir est de l’ordre de 1’« inventoriable »316. Ou plutôt de
l’exposable : l’exposable contient le détaillable avec un plus de
l’extériorisation, de la dissociation du moi. L’exposable est
opposé au mystère, il concerne plutôt le secret qui est une espèce
d’avoir exposable317. Les idées peuvent être dégradées en
exposable : il y a un parallélisme strict entre avoir dans ses
cartons les dessins de X et le fait d’avoir des opinions ou des
idées sur telles et telles questions. On « expose » ses idées par
définition à un autre et quand on les expose à soi-même, on finir
par devenir autrui318. L’exposable est ce qui fait partie d’une
collection : quand je traite mon passé comme une collection
d’éléments, de moments, d’exploits, je ne le suis plus mais plutôt
je l’ai319. Quand je me crispe sur mon œuvre accomplie, je la
traite comme avoir320. L’exposable est essentiellement quelque
chose sur lequel on a prise, c’est pour cela d’ailleurs, qu’il y a un
rapport entre avoir et spatialité. Pour l’essentiel ce que je saisis,
je le saisis dans l’espace321. L’exposition se rapporte à l’ultime

314 JM 156.
315 JM 195.
316 EA 106.
317 EA 195.
318 EA 233s.
319 JM 163.
320 Ess. 82 cf. un objet, c’est « une chose possédée, susceptible de faire partie

d’une collection » Ess. 65.


321 EA 209.
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

définition de l’ontologie : « nous exposons ce que nous avons,


nous révélons ce que nous sommes »322. Finalement, ces
considérations ont une portée métaphysico-morale sur la notion
classique de l’autonomie. Marcel est profondément opposé à
cette notion, à tout cet univers de pensée pseudo-kantienne.
L’autonomie est un ordre où ma gestion est possible, or avec la
disparition de l’avoir, il n’y a plus de gestion donc
d’autonomie323 : l’autonomie n’est pas liberté par rapport à son
propre être mais le pouvoir de disposer de ses possessions… Et
finalement, le philosophe rappelle quelque chose de fort
classique. Un don, un talent peut être géré, mais le génie
s’échappe à toute gestion, y compris à la sienne propre : un
homme a du talent, mais il est un génie324. L’autonomie est le
monde du dualisme malsain. On déclare : « ‘Je veux faire mes
affaires moi-même’, et par cette formule apparaît « cette tension
du même et de l’autre qui est le rythme même du monde de
l’avoir »325.
Relèvent du monde de l’avoir les choses, les réalités qu’on
traite du point de vue de la valeur, on retrouve ici en dernière
instance, une relecture du thème de la multiplicité. Toute
tentative d’exprimer la réalité en termes de prix, c’est-à-dire de
valeur la dégrade en avoir, finalement donc en fait quelque chose
de contestable : « n’appartient que ce qui peut être disputé, ou
contesté » – fait remarquer Marcel. Par exemple mes gants ou
mon portefeuille, voire mes bras qu’on peut louer donc
instrumentaliser. En revanche, qui disputerait l’appartenance à
moi de mon nez326 ? Dès le Journal, on lit : « l’idée chrétienne
de la valeur infinie des âmes est… la simple négation de la
croyance d’un prix, à une cote des âmes »327. Récuser le prix
signifie rejeter toute idée d’échange ou d’équivalence et c’est de
cette manière qu’on peut éviter les méprises sur le sens du
sacrifice. Celui qui donne sa vie, ne doit pas s’attendre à une

322 EA 196.
323 EA 233s.
324 EA 253.
325 EA 252.
326 Ess. 61.
327 JM 286.

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VALEURS ET POSSESSIONS

récompense, il n’a pas à espérer de continuer sa vie sous une autre


forme328. Il ne s’agit pas ici de positions morales ou religieuses,
mais d’une vérité métaphysique. Dès le Journal, Marcel enseigne
que l’être ne coïncide pas avec les valeurs, c’est-à-dire avec ‘les
prédicats‘329. Les prédicats rompent la simplicité, l’indivision de
l’être, le divisent donc finalement le relativisent. Tout d’abord,
cette relativisation est annoncée dans un registre qui pourrait
n’être que de la Weltanschaaung. Ce qu’on aime dans l’autre, ne
se laisse pas réduire à des qualités désignables330. La désignation
c’est-à-dire la caractérisation est quelque chose de fort dangereux
: c’est la prétention de se poser en même temps en face des choses
comme observateur neutre et comme dominateur331. La
caractérisation est une énumération de propriétés qu’on place les
unes à côté des autres, c’est une opération tout extérieure,
finalement trompeuse : car elle revient à vouloir « posséder
l’impossédable »332. Il s’agit ici de quelque chose de
métaphysiquement illégitime mais qui a aussi fatalement des
implications moralement funestes. On s’exprime en termes
d’avoir quand on sacrifie à la croyance d’une distinction stricte
entre le dedans et le dehors333, c’est-à-dire à la dissociation.
D’autre part, d’une certaine manière tout pâtir relève de l’avoir
en tant que multiplicité : un être simple ne saurait pas pâtir334.
Marcel dénonce le aussi, comme l’a fait déjà Hegel dans la
Phénoménologie de l’Esprit. Le aussi est le principe d’une
organisation extérieure, contingente. Il n’a de sens que dans
l’ordre de l’avoir : c’est pour penser les qualités qu’on s’en sert,
même dans le cas d’une seule, unique qualité qui est conçue
comme ajoutée au rien335.
L’avoir est dangereux pour autrui car il revient à une attitude

328 ME 1, 180.
329 Cf. JM 208.
330 HV 174.
331 P. Ricoeur, Gabriel Marcrel et la Phénoménologie. Entretiens autour de

Gabriel Marcel, Neuchâtel, 1976, p. 56.


332 EA 245s.
333 EA 232.
334 EA 125.
335 EA 213.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

de posséder, de pouvoir, donc de disposer de lui336, mais il est


doublement pernicieux pour moi-même. D’une part, il y a les
éléments d’une réduction à la fonction, d’autre part, une franche
insécurité. L’avoir pour Marcel est le principe de toute
dislocation et de toute spécialisation, commente Ricoeur337. Un
individu ne doit pas être réduit à la tâche qu’il doit accomplir ou
au rendement qu’il doit fournir338. Un homme ne peut que
« ressentir… un malaise intolérable… de se voir réduit à vivre
comme s’il se confondait effectivement avec ses fonctions »339.
Dans notre société on a de plus en plus tendance à ne prendre un
homme que pour la tâche qu’il exerce et la plupart des tâches sont
secondaires, n’expriment guère leur agent. Il faut alors en finir
avec l’attitude qui ne traite autrui qu’en termes
d’« intéressant »340. Mon être dépasse ma tâche, ma tâche n’en
est pas la justification, surtout car « il y a en moi de quoi
transcender toute justification possible »341. Le moi en tant
qu’être n’a pas à se justifier par l’avoir, il se suffit, non pas en
termes de suffisance de soi mais à partir de l’intersubjectivité…
La réduction à la fonction, plus généralement à l’avoir est à
l’origine d’une profonde insécurité. L’avoir est une espèce de
permanence mais qui échappe à elle-même342. L’avoir est de la
possession donc je dois pouvoir en être dépouillé par un autre,
d’où le caractère quasiment « polémique » de l’avoir343. Encore
plus profondément, l’avoir est à la racine du plus grand danger
qui menace un être. Avoir, c’est avoir à soi, garder, si l’on veut,
dissimuler donc c’est avoir un secret. Ce n’est du secret que parce
que je le garde, il pourrait donc être trahi344. Toute la pensée
marcellienne est hantée par l’idée de la trahison. L’avoir est le
domaine de l’insécurité radicale, de la possibilité constante de la

336 EA 217.
337 RMJ 321.
338 ME 2, 56.
339 PA 49.
340 Ess. 108.
341 JM 281.
342 EA 236.
343 RMJ 314.
344 EA 233.

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VALEURS ET POSSESSIONS

déception, cette « possibilité » ne saurait être dépassée qu’avec


l’accès à l’être. Seul l’être est à l’abri de la déception…
La problématique de l’avoir est infiniment complexe. Tout
d’abord, on ne peut pas ne pas admettre que l’avoir est nécessaire
: peu d’hommes seraient capables de n’être que leur être. Pour
que l’humanité puisse subsister, il faut que les hommes et les
femmes vivent selon leur avoir, en tant qu’avoir : ils « sont
voués… à rester engagés dans les inextricables réseaux de
l’avoir »345. Toutefois, si l’homme a une tendance irrésistible à
convertir son être en avoir, il y a également la possibilité et
l’obligation de convertir l’avoir en être. Bien sûr, la première
‘conversion’ est plus fréquente et plus facile. L’avoir – écrit
Marcel – est comme l’indice d’une indisponibilité. N’avoir plus
rien c’est pour la société – et pour la plupart des individus
également – n’être plus rien. C’est la pente de la vie naturelle que
de s’identifier à ce qu’on a. Or le sacrifice prouve « la possibilité
pour l’être de s’affirmer comme transcendant à l’avoir »346. La
condition empêtrée dans l’avoir est fondée sur l’expérience
étrange « de l’adhérence à ce qu’on possède », à ce qui est
extérieur, à cette réalité d’extériorité interne347. La fonction est
un exemple par excellence pour l’homme moderne de témoigner
de cette étrange adhérence : il est ce qu’il a et ce auquel il tend à
s’identifier348. Cet exemple non-chosiste, non « matériel » illustre
la dialectique existentielle de l’avoir, ses frontières mouvantes.
L’avoir est lié d’une manière inextricable à l’être dont témoigne
la vérité que le moi, ce prototype du « qui » – donc de l’être – est
le lieu et le milieu par excellence de l’avoir. L’avoir n’est senti
dans toute sa force qu’à l’intérieur du j’ai, pas de lui, de l’il a.
L’être est menacé de se dégrader : cela se manifeste à
« l’endroit » de leur intersection originaire. Le nom est à
l’intersection de l’avoir et de l’être et la manière dont certaines
familles bourgeoises traitèrent leurs bonnes illustre les
« potentialités » néfastes de cette intersection. Elles donnent « le

345 HV 78s.
346 EA 122.
347 EA 214.
348 EA 218.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

même nom à leurs bonnes successives, pour ne pas avoir à


prendre la peine de se rappeler leur nom véritable »349…
Le premier volume des Gifford Lectures présente une formule
particulièrement frappante de ces dégradations : nous avons
chacun de nous, la possibilité de devenir quasiment « un
disque » : notre passé peut être soumis à un traitement qui
l’objective, le codifie donc le « dénature »350. Un autre exemple
de ces transpositions réductrices : « En me laissant hanter » par
sa « dernière image, je convertis l’être que j’aime en une chose
qui en effet s’avère perdue »351. Danger du fétichisme d’objets
laissés par des morts chers… La loi qui préside à toutes ces
transformations fâcheuses c’est que toute perte sur le plan de
l’avoir risque de se transmuer en une perte sur 1e plan de l’être352.
Un exemple par excellence de cette situation est donné par la
souffrance. « Le siège de la souffrance semble bien être la zone
où l’avoir débouche sur l’être »353. Et plus haut dans le même
ouvrage, on lit : souffrir c’est d’« être atteint dans ce qu’on a,
pour autant que ce qu’on a est devenu constitutif de ce qu’on
est »354. La tragédie de l’avoir comme la clef de sa détérioration
est à chercher dans sa condition native : pour posséder, pour avoir
effectivement, il faut être à quelque degré modifiable. Et à la
page suivante, Marcel dit avec profondeur : tout avoir spirituel
prend sa source dans quelque chose d’inexposable, dans ce qui
ne m’appartient pas355. C’est cet enracinement, cette ‘origination’
qui expliquent le sombre mystère de la dégradation de l’avoir.
Toutefois, le chemin n’est pas nécessairement vers le bas : la
co-appartenance des deux réalités permet aussi l’espoir, voire
contient l’obligation de tenter d’aller dans la direction inverse,
transmuer autant que possible l’avoir en être. Naturellement –
pense Marcel – j’appartiens à ce que j’ai, je dois progresser pour

349 ME 2, 56.
350 ME 1, 199.
351 PI 69.
352 EA 132.
353 EA 209.
354 EA 124s.
355 EA 194s.

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VALEURS ET POSSESSIONS

appartenir à ce que je suis356. Notez la subtilité du discours :


« appartenir » qui a une vocation d’aller vers l’être est néanmoins
un terme du vocabulaire de l’avoir… Il y a deux espèces de passé
en moi, le passé passé et le passé présent, le premier ne peut pas
être dissocié du second parce que je suis mon passé357. Marcel
constate la pesanteur mais continue à afficher la sérénité de
l’espoir : dans toute possession, il y a un certain contenu, « un
certain quid rapporté à un certain qui traité comme centre
d’inhérence… »358. Sans doute, nous sommes dominés par une
espèce de dynamisme refoulé : il y a « un processus irréversible
allant du qui vers le quid »359. Nos possessions nous dévorent
quand nous avons une attitude figée, inerte à leur égard mais dès
que nous nous comportons envers elles vitalement, activement,
l’avoir s’anéantit alors et se transmue en être360. Pour conclure :
« l’être en moi… sans pouvoir y parvenir tout à fait sur terre, vise
à se libérer des catégories référées à l’Avoir »361.

356 Ess. 143.


357 JM 189.
358 EA 230.
359 EA 232.
360 EA 241.
361 PI 184. Une de ces catégories est le désir : « Désirer c’est… avoir en n’ayant

pas » EA 220.

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7. L’existence et l’être

Gabriel Marcel est considéré comme le précurseur de


l’existentialisme en France, en Allemagne ce rôle aurait dévolu à
Jaspers. Or Marcel proteste : je suis philosophe de l’existence
mais non pas existentialiste. La philosophie de l’existence n’est
pas une doctrine thématiquement définie qui professerait –
comme chez Sartre – ‘la primauté de l’existence par rapport à
l’essence’, elle est une manière de penser, de philosopher362.
Dans sa maturité, Marcel croira pouvoir expliquer et illustrer
sa position par l’opposition entre une philosophie existentielle et
une philosophie de type cartésien363, ou encore par l’opposition
entre une philosophie « concrète ou existentielle » et une
philosophie qui porte à objectiver364. La pensée concrète dont
Hegel serait le penseur par excellence, tient compte de
l’irréductible complexité du réel. La Révolution Française et les
idéologies qui en descendent sont possédées par l’esprit du
fanatisme égalitaire : malheureusement, il paraît qu’il y ait une
connexion organique entre l’esprit d’abstraction et la violence
collective365. Marcel a été nourri pendant ses années d’étudiant
par l’idéalisme classique mais il a rompu avec lui : il considère
comme l’enseignement principal de son Journal la visée de
rendre à l’existence cette primauté dont l’idéalisme absolu l’avait
privée366, de cette existence que l’idéalisme a « surmontée »,
« résorbée », voire « escamotée »367. Marcel entend rendre sa
primauté à l’ontologique. La pensée ne peut pas sortir de
l’existence, de l’être dont elle n’est qu’une modalité, bien au
contraire, la connaissance c’est « le retour à l’être »368. Et il
rappelle dans un texte plus tardif que « la distinction… entre
existence et objectivité… est le point de départ de tous mes

362 ST 10.
363 PI 20.
364 Cf. Ess. 39
365 HCH 13s.
366 JM X.
367 JM 311.
368 EA 35.
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

écrits »369. Je préconise – dit-il dans les années trente – une


philosophie concrète, celle de la pensée pensante qui se constitue
par une « perpétuelle acrobatie… un ravitaillement incessant
qu’assure sa perpétuelle communication avec l’Être »370.
Toutefois, la protestation marcellienne, ses professions de foi
répétées masquent une certaine absence de clarté : s’agit-il d’un
retour au mystère de l’être ou de la proclamation de l’existence ?
La réponse est ambiguë, voire au moins partiellement obscure.
Marcel revendique l’être et l’existence, il les distingue mais les
distinctions sont souvent effacées et les enveloppements, les
empiètements nombreux. R. Troisfontaines explique à force de
nombreuses citations que l’existence serait un niveau inconscient
élémentaire de la même réalité dont l’être serait la plénitude371.
Soit, mais les choses n’en sont pas pour autant parfaitement
claires, surtout parce que la position, le développement du
discours se conjugue en fonction de l’époque de la création
marcellienne qu’on considère. Au début du Journal, l’existence
et l’objectivité ne sont pas encore distinguées mais très
rapidement, monte l’insistance sur la condition immédiate, non-
conceptuelle de l’existence, une condition liée à mon corps. Dès
le Journal Métaphysique, le philosophe déclare : on ne doit pas
confondre être et exister372, mais encore dix ans plus tard, il
semble se cantonner dans le clair-obscur : « Peut-être quelque
chose peut-il être sans exister » – se demande – dans Être et
Avoir373 ? Sans doute, l’existence n’est pas un mode de l’être, un
mode d’être. On constate son existence, quand son être ne saurait
guère faire objet d’une constatation374. L’existence peut
s’abaisser pour s’assimiler à la choséité, mais à son niveau
suprême, selon sa véritable authenticité, elle se confond à la
limite avec l’être375. Pour l’essentiel, selon sa vérité, l’existence

369 ST 220.
370 Ess. 24.
371 Tr. 145 sq.
372 JM 177.
373 EA 50.
374 ME 2 32.
375 ME 2 30.

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L’EXISTENCE ET L’ÊTRE

est participation, une condition non-réduite à l’objectivité376.


Ces définitions, ou plutôt ces mises au point, sont très
instructives mais elles ne sont pas complètement univoques et
nous allons voir que Marcel attribue généreusement des
excellences analogues aux deux réalités. Tout en étant conscient
de l’impossibilité d’éviter des empiètements, on essayera
d’abord d’exposer l’existence pour passer ensuite à l’être. La
notion d’existence apparaît dès le Journal, mais elle semble
encore directement reliée à ce repère qu’est mon corps, à ma
conscience, à la condition de mon corps d’être donné à la
conscience377. Cette référence constitutive à mon corps interdit
de concevoir l’existence comme une catégorie abstraite,
dissociée de ses instances, de ses incarnations concrètes. Marcel
refuse de dissocier exister et existant et dès un texte de 1914, il
fait remarquer l’absurdité de parler d’une idée comme
existante378.
L’existence n’est pas « un demonstrandum » ; il n’y a rien de
« problématique » en elle379. Elle n’est pas quelque chose qui
serait « donnée, apportée, fournie » mais se trouve constitutive
du sujet380. Le philosophe tâtonne : « ce qu’il y a de plus
métaphysique dans la personne… cette qualité irréductible et
inobjectivable… qui n’est… qu’une autre face de l’existence »381
. Dix ans plus tard, il prendra une autre approche : il parlera
d’« un immédiat non-médiatisable… à la racine de
l’existence »382, d’un « repère » de l’existence qui serait moi-
même en tant qu’assuré d’exister, « un indubitable existentiel » ;
non pas au sens ontologique comme Dieu mais en tant que qualité
phénoménologique383. Et à partir de l’Être et Avoir quelque chose
de radicalement neuf apparaît qui permettra d’ailleurs le passage

376 DH 44.
377 Tr. 148 sq.
378 Une idée n’existe pas, ou bien, si elle existe, elle existe alors comme un

« parfum » JM 26.
379 JM 32 cf. « une inentelligibilité radicale de l’existence » EA 10.
380 JM 313.
381 JM 292.
382 EA 125.
383 EA 103 sq.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

du discours vers l’être. Il s’agit de la nature exclamative de


l’existence384.
Le thème semble avoir sa genèse dans l’indissociabilité de
l’affirmation de soi et de l’Être : « l’ordre ontologique – écrit
Marcel – ne peut être reconnu que personnellement par la totalité
d’un être engagé dans un drame qui est le sien tout en le
débordant infiniment en tout sens, un être auquel a été impartie
la puissance singulière de s’affirmer ou de se nier, selon qu’il
affirme l’Être et s’ouvre à lui »385. Or cette ouverture à l’Être est
le pendant d’une révélation dont on prend joyeusement
conscience. Dans l’Ébauche d’une Philosophie concrète, Marcel
remarque : « l’existence n’est pas séparable d’un certain
étonnement »386, d’un étonnement qui se manifeste ; « lorsque je
dis : j’existe… je vise obscurément ce fait que je ne suis pas
seulement pour moi mais que je me manifeste, je suis
manifeste… le préfixe ex dans exister » veut dire « vers
l’extérieur »387. Et dans le Mystère de l‘Être, Marcel revient à la
charge : exister c’est quelque chose d’exclamatif. Je me
manifeste par la « mystérieuse puissance d’affirmation de
soi »388. Et un peu plus loin vient la formule en raccourci : « …
exister, c’est émerger, c’est surgir »389.
Ce rapprochement des eidê exclamatifs et surgissant au sein
du mystère ontologique, permettra à comprendre que
l’explication ce qu’est l’Être, passe par la manière dont on le
connaît. II n’y a pas de connaissance « objective » de l’être : « la
réflexion sur l’être » qui « est au cœur de toute ma pensée depuis
l’origine »390, n’est accessible que pour l’intuition391, elle ne peut
être qu’approchée et – très imparfaitement – dévoilée392. Après
384 PI 162
385 EA 175.
386 Ess. 98.
387 Ess. 29s.
388 ME 2, 26.
389 ME 2, 33.
390 ST 77.
391 P. Colin, Expérience et intelligibilité religieuses chez Gabriel Marcel in J.

Bouëssée, Gabriel Marcel : Une métaphysique de la communion, Paris, 2013,


p. 47s.
392 ST 13.

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L’EXISTENCE ET L’ÊTRE

tout, « Ne serait-il pas de l’essence de ce qui est ontologique de


ne pouvoir être qu’attesté »393 ? Ou encore : il ne peut qu’être
évoqué mais cela ne signifie pas pour autant qu’il serait du côté
du sujet394. Ni subjectivisme ni relativisme mais illustration de la
réflexion seconde. Contrairement aux divers « problèmes » à
« résoudre », « là où l’interrogation porte sur l’être… le statut
ontologique du questionnant vient au premier plan »395. Comme
le dira dans un registre plus Weltanschauung l’Être et Avoir : le
mystère de l’être n’est donné à comprendre qu’à un être qui est
capable de ne pas coïncider avec sa vie 396. L’être demande « une
révérence » et surtout, il a une portée existentielle profonde pour
celui qui l’interroge et l’évoque.
L’être recèle une immense positivité, qui est d’abord source
de sécurité397. Or cette plénitude est un véritable débordement.
Tout d’abord : un texte tardif parle d’« une assurance existentielle
originelle » qui est « une irradiation très mystérieuse du gaudium
essendi »398. L’être est un principe d’inexhaustibilité et, en tant
que tel, source de joie399. Bien entendu, joie n’est pas jouissance :
il y a de l’être où il y a de la jouissance, mais toutes les
jouissances sans distinction ne satisfont pas notre être selon sa
totalité400. L’être est associé au désir, à l’attente : la métaphysique
n’est pas une curiosité transcendantale mais un appétit d’être401.
En fait, il s’agit de plus que d’un appétit, c’est une « attente » et
l’attente sera comblée. Et le Journal dit qu’« il y a de l’être au
moment où notre attente est comblée »402, voire « l’être c’est
l’attente comblée »403. C’est pour cela qu’il ne faut pas être
surpris de voir le jeune Marcel identifier « le problème de l’être

393 EA 143.
394 ST 85.
395 EA 250.
396 EA 171.
397 HV 59.
398 ST 74.
399 EA 148.
400 JM 203.
401 JM 279.
402 JM 177.
403 JM 202.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

et le problème du salut »404, c’est pour cela que dix ans plus tard,
il pourra dire : « la perte sur le plan de l’être est à proprement
parler la perdition »405.

Ces formules ne veulent pas relativiser l’être mais plutôt le


‘déstabiliser’ en reconnaissant sa « légèreté ». L’être est
transcendance406 mais cette transcendance n’est pas olympienne
et surtout n’a rien d’une réalité compacte. Et Marcel de rappeler
les méditations de sa jeunesse où, après Lagneau, il se demandait
si dénier à Dieu « l’existence était par là même lui retirer toute
réalité »407 ? Or l’essentiel de ses interrogations et de ses
reformulations se trouve très probablement dans les
rapprochements avec la lumière. L’Être est une « symphonie »408,
non pas une réalité dense, compacte : on ne peut pas s’installer
dans l’être, il n’est qu’un foyer d’où émane la lumière409. Et
Marcel de proposer de substituer à « la distinction… suspecte
entre l’Être et l’Etant », celle de la Lumière et ce qu’elle
éclaire410. Autant dire que la lumière devient une donnée
ontologique ultime, originaire, une donnée « donnante »411.
Cette « déstabilisation » ontologique est d’abord rappelée par
l’affirmation du rôle de l’inquiétude, de l’angoisse dans la pensée
existentielle412. Or il s’agit ici avant tout de la réaffirmation de
l’être en tant que notre être. Si la grâce c’est « un afflux
d’être »413, le « je suis » ne doit pas être annoncé avec gloire, mais
« murmuré » avec humilité. – « il ne peut que nous être
accordé »414. Et Marcel ne se prive pas d’énoncer le pendant
terrible de cette humilité: il existe « une affirmation de soi impie
et démoniaque qui équivaut à un refus radical de l’être »… Ce
404 JM 178.
405 EA 131 n. 1.
406 ME 2, 130.
407 ST 264.
408 DH 114.
409 Cf. ST 32s.
410 ST 304.
411 ST 306.
412 HP 181s.
413 HP 69.
414 ME 2, 34.

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L’EXISTENCE ET L’ÊTRE

refus est le fait de quelqu’un qui est effectivement, « mais à


mesure qu’il prend corps, il devient de l’être inverti et
perverti »415. Derrière l’insistance sur la doctrine classique de
l’humilité requise du philosophe, il y a une « raison »
métaphysique. L’être qui est plus416, débordement, générosité,
peut aussi être moins. Dans toute pensée métaphysique – écrit
Marcel – le vertige est une condition nécessaire. Une attirance du
vide est nécessaire pour que l’affirmation de l’être se fasse selon
sa plénitude417. Mais il faut aller encore plus loin : l’être implique
dans chaque être la possibilité du non-être, surtout dans les êtres
libres. Rien n’est plus important que de mettre en valeur
l’articulation entre l’être et la liberté : il se trouve une connexion
entre l’acte d’être et la possibilité d’être coupé de ce qui nous fait
des êtres authentiques418. Penser l’être implique l’impossibilité
d’opposer l’être et l’apparaître : l’aspect existentiel est lié à « ma
condition d’être non-seulement incarné mais itinérant » et
implique la possibilité qu’un jour je ne serai plus419. II s’agit ici
de plus que de la mortalité : ce que Marcel a dans l’esprit c’est la
vulnérabilité. Il faut réaliser l’importance de la catégorie « du
menacé » pour notre œuvre, pour nos accomplissements420, il faut
reconnaître la fausseté de la thèse d’un prétendu ‘inexpugnable’
en moi et la possibilité de la trahison.
La grande erreur métaphysique c’est de ne pas reconnaître que
l’âme elle-même est menacée421, et précisément, qu’« Il n’y a de
place pour le salut que dans un univers qui comporte des lésions
réelles ». Donc l’erreur radicale de Spinoza et des Stoïciens422 :
« Il est de l’essence de l’âme… de pouvoir être sauvée ou
perdue »423. Il y a quelque chose d’infiniment pernicieux que
d’affirmer : seuls les phénomènes peuvent être détruits, pas des

415 ME 2, 174.
416 ST 86.
417 Ess. 110.
418 Ess. 85.
419 ME 2, 27.
420 Ess. 142.
421 EA 32.
422 EA 109.
423 EA 130.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

noumènes424 ! C’est de l’hypocrisie que de traiter « le donné


circonstanciel » comme contingent par rapport à un certain noyau
rationnel ou transcendantal »425. En fait, prétendre à ce qu’on
puisse s’établir dans une zone inexpugnable de sécurité
métaphysique revient à trahir « d’en haut » notre condition qui
est engagée, insérée, en situation426. On ne doit pas croire à
l’intégrité radicale de son être, on ne doit pas penser que toute
souffrance pourrait lui rester extérieure427. Il existe une
possibilité permanente de dégradation de l’existence humaine qui
finira par la rendre de plus en « plus inhabile à l’espérance »428.
On parle du for intérieur à l’abri de toute menace et de toute
atteinte, mais « je ne peux rien affirmer de moi-même qui soit
authentiquement moi-même ; rien non plus qui soit permanent,
rien qui soit à l’abri de la critique et de la durée »429. Et à partir
de ce moment, la voie va être ouverte vers le problème de
l’intersubjectivité. Il est de l’essence de la liberté de pouvoir
« s’exercer en se trahissant » : de pouvoir ne pas être ce qu’on est
donc de se trahir comme de trahir un autre. Et ce qui est le plus
grave c’est qu’« il est de l’essence de l’être auquel va ma fidélité
de pouvoir être non seulement trahi, mais affecté en quelque
manière par ma trahison »430.

424 ME 2, 155.
425 ME 1, 150.
426 HV 61.
427 EA 167.
428 HV41.
429 HV 19.
430 EA 138.

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8. Fidélité et don

Autrui, le toi ne deviennent des catégories métaphysiques que


dans la philosophie contemporaine. Kant les ignore
complètement, il y a même un texte où il dit expressément : on
connaît autrui comme soi-même, sa propre aperception
transcendantale431… Le toi en tant que thème proprement
philosophique est entamé d’abord par des allusions chez Jacobi,
puis explicitement dans le Droit Naturel de Fichte où « le toi »
est déduit comme une condition transcendantale de la conscience
de soi. La phénoménologie husserlienne – excepté vers la fin –
ignore cette problématique (mais Scheler va plus que l’effleurer).
Toutefois c’est Marcel – et indépendamment de lui Martin Buber,
le penseur Juif – qui l’instruisent en concept.
Si pour Fichte et puis pour les phénoménologues c’est par le
biais de la position transcendantale qu’autrui apparaît, pour
Marcel le Toi – comme le Nous – « découlent » d’une vision de
l’être comme « plus », comme lieu d’« inquiétude » : le toi est là
non pas comme un trou ou une lacune mais comme un
complément au sens dynamique. Or cette réflexion va être
élaborée à partir d’une analyse de la fidélité où on voit à l’œuvre
l’admirable dialectique marcellienne du stable et du mouvant ou
plutôt leur harmonieuse inter-action. Marcel est le philosophe de
« la fidélité créatrice ». Tout est donné – ou au moins indiqué,
promis – par cette notion suprême. La fidélité est le plus souvent
comprise comme une espèce d’immobilité : or il vaut mieux
parler de permanence mais qui n’est pas pour autant synonyme
du statique. La fidélité équivaut à la reconnaissance d’une
certaine « permanence ontologique »432. Or ce permanent a un
dynamisme propre. Marcel se trouve influencé – au moins pour
l’articulation conceptuelle de ses intuitions – par Jaspers. Ce
grand penseur fera remarquer : être rationnellement cohérent et
tenir ses engagements n’est pas encore être fidèle. Est fidèle celui
qui « prend sur ses épaules, comme sa charge propre et reconnaît

431 Kant, Critique de la Raison Pure. Œuvres I, Paris, Pléiade, 1980, p. 1050.
432 EA 138.
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

comme le liant lui-même, son acte et son amour passé »433. La


fidélité ne doit pas se réduire à la constance434 ni à être confondue
avec la crispation à son amour propre, par conséquent à
l’orgueil435. Il n’y a rien non plus d’abstrait dans la fidélité : elle
n’est pas celle d’un simple vouloir qui me rend captif d’une
forme donnée436. Sans doute, il y a du donné ici mais dans un
sens très particulier : il ne s’agit pas d’une obstination mais de la
conviction qu’un dépôt, un don nous a été confié, remis437.
La fidélité ne s’adresse pas à une norme, à un principe, ni
même à un idéal438, mais à une personne. D’abord à nous-même.
La fidélité est le fruit ou plutôt le déploiement d’un engagement,
or cet engagement n’est possible que si on parvient à distinguer
la différence entre sa situation et soi-même, quand on transcende
pour ainsi dire son devenir, c’est-à-dire qu’« on répond de
soi »439. Ce dépassement d’un soi abstrait, fixé-figé est complété
par un dépassement du soi tout court. La vraie fidélité est opposée
à un orgueilleux attachement à soi-même440. En fait, je ne dois
pas être, moi, le principe de ma fidélité à l’autre : cela dénature
la fidélité, la travestit en mensonge441. L’orgueil, c’est-à-dire
l’enfermement en soi, la captivité par soi-même ne doit jamais
être le principe et le ressort de la fidélité : celle-ci doit toujours
se référer à une prise par un autre, par un autre qui nous est
supérieur, devant qui nous sommes responsables442. La vraie
fidélité – dira Marcel un peu plus tard – est fondée sur la fidélité
à Dieu443. Toutefois, ce recours au transcendant n’a pas comme
finalité un verrouillement métaphysique. Dieu est ici – entre
autres choses – le chiffre du plus, de l’explosion, de
l’empiètement fondateur. Et Marcel de prodiguer des mises au
433 Ess. 324.
434 EA 226.
435 EA 75.
436 EA 52.
437 EA 15.
438 EA 139.
439 EA 58.
440 EA 78s.
441 EA 75.
442 EA 16.
443 Ess. 239s.

80
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FIDÉLITÉ ET DON

point affranchissants, dynamisants. La fidélité est un devoir mais


« comme la liberté elle transcende les limites du
prescriptible »444. Elle ne saurait être appréciée que si elle
présente un élément de spontanéité qui ne se confond pas avec le
fait d’être « consciencieux »445. Lecteur de Josiah Royce, Marcel
renvoie à la théorie de la « loyauté » qui n’est pas « un servage »
mais « un avènement » donc un événement incessant446. Et il
s’agit ici de bien plus qu’une espèce de dynamisme : la fidélité
est créatrice dans la mesure où elle fait croître et fructifier. Elle
est d’abord définie comme « la présence activement perpétuée »
de « son renouvellement »447. Mais la définition par excellence
est donnée par Être et Avoir où se trouve énoncée la haute
exigence d’« une fidélité créatrice… qui ne saurait se
sauvegarder qu’en créant. Il faut se demander si sa puissance
créatrice n’est pas proportionnée à sa valeur ontologique »448.
« Ontologique » dénote ici une permanence mais une
permanence qui croît, qui se fructifie… La fidélité paraît
impliquer une espèce de simplicité « sans histoire », or
précisément, elle « exige une histoire, par opposition à la
permanence inerte et formelle d’un pur valable », d’une valeur
impersonnelle, « Elle est la perpétuation d’un témoignage qui à
chaque moment pourrait être oblitéré et renié »449. Le témoignage
est une réalité fragile : il est de son essence de pouvoir être
révoqué en doute450. Il est l’attestation, non pas la récitation d’un
engagement : j’atteste, je me nierais si je niais ce fait451. C’est de
« l’attestation créatrice »452 : « témoigner c’est contribuer à la
croissance ou à l’avènement dont on témoigne »453. Donc
l’importance immense du témoignage et du martyre qui en est la

444 HV 184.
445 Ess. 223.
446 Royce 166.
447 PA 78.
448 EA 179.
449 EA 173s.
450 EA 143.
451 EA 314s.
452 ME 2, 140.
453 HV 283.

81
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

forme pure454 ! Mais retournons encore au sens créateur de la


fidélité. Si elle est créatrice, c’est qu’elle ne peut pas revenir au
simple maintien d’un état existant455. Dans ses méditations sur la
musique, Marcel déclare : « la fidélité créatrice est le vœu propre
de l’interprète… c’est en servant qu’on innove »456. Et dans un
autre registre il rappelle : quand un enfant nous a été confié, on
ne le rend pas tel qu’il était, on est responsable de son
éducation457.
Finalement, voici deux critères pour compléter cette
phénoménologie de la fidélité : elle ne doit pas être exigible
automatiquement et elle comporte une espèce d’ignorance, de
non-prévision essentielles. La fidélité n’est pas « humainement
exigible »458 ; l’obéissance, elle, peut être exigée, la fidélité ne
peut être que méritée459. La fidélité est la vertu de l’indéfectible
or l’indéfectible est une réponse non-automatique : elle n’a pas
la permanence d’une essence, elle se constitue par la traversée de
la Nuit460. Marcel parlera des « feux intermittents » de
l’indéfectible461. Est-ce un paradoxe ? Oui et non. Le mystère de
la fidélité c’est d’abord comment justifier ce qui me semble une
dictature que j’entends exercer au nom d’un état présent sur des
états à venir462 ? C’est un mystère en vertu de l’empiètement :
« l’acte par lequel ce privilège de mon être futur se trouve ainsi
consacré fait partie de mon présent » – le futur donc s’attache au
présent mais en demande aussi le rejet, en exigeant du neuf mais
un neuf solidaire463. En me liant par une promesse, j’ai posé en
moi une hiérarchie entre un principe souverain et une certaine vie
(future) dont le détail m’échappe464. La fidélité est liée à
l’ignorance fondamentale de l’avenir et c’est précisément cette
454 ME 2, 132.
455 HV 116.
456 Tr. 38.
457 BG 83.
458 HV 175.
459 HV 169.
460 HV 198s.
461 PI 152.
462 EA 71.
463 EA 73.
464 EA 69.

82
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FIDÉLITÉ ET DON

ignorance qui lui confère sa valeur et son poids : on n’est donné


d’avance ni à soi-même ni à un autre465. Et ici on anticipe
l’enseignement sur l’amour, et l’immortalité : la fidélité s’affirme
en défiant l’absence et surtout la mort466.
La fidélité est une manière par excellence de repenser les
catégories morales, notamment celle de la justice et puis de
l’amour. Il s’agit des variantes de l’intersubjectivité qui se
comprennent à partir d’une vision désobturée de l’être, du plus,
du don. C’est avec Gabriel Marcel que les « institutions » de la
famille, du couple, de la paternité seront repensées – autrement
que chez un Hegel – en métaphysique. Marcel parle de la famille
comme une manifestation par excellence du pacte « entre
l’homme et la vie »467 et du couple qui doit éviter de se replier
sur soi, de devenir une espèce d’égoïsme à deux, donc un système
clos468. Le couple est le lieu par excellence de la fécondité
ontologique : sa « sanction » est l’apparition d’un être nouveau
en lequel les époux se dépassent469. Marcel pense la paternité en
« concept ». La relation du parent à l’enfant – ici bien sûr il s’agit
de père et de mère – est une conjugaison subtile de l’attente et du
don. Les parents ne sauraient être fondés à faire valoir sur
l’enfant une créance que dans la mesure où ils seront parvenus à
acquitter une dette qui « n’est jamais assimilable à un compte,
mais plutôt à une œuvre dont il ne dépend d’ailleurs d’eux que
de poser les soubassements »470. Il est suprêmement important de
réaliser qu’avec la paternité on participe à une œuvre de vie qui
me dépasse infiniment mais qui requiert ma participation. Je ne
puis faire exister un autre en tant qu’il m’appartient : l’enfant
n’est pas à moi comme moi je ne suis pas à moi-même. Les
enfants ne sont pas un investissement : ils sont à procréer comme
si on exerçait, comme si on accomplissait un service. Le vœu
créateur qui préside à leur engendrement est la conjonction d’une

465 EA 65.
466 E 219.
467 HV 109.
468 ME 2, 157s.
469 HV 111.
470 HV 117.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

humilité personnelle et une inaltérable confiance dans la vie471.


La condition du parent unifie le naturel et le surnaturel. La
paternité, elle, est plus vulnérable que la maternité472 dans la
mesure où elle se développe à partir d’un « néant
d’expérience »473. La paternité est à comprendre comme
irréductible à toute causalité, toute « suite » automatique,
naturelle et à toute « finalité »474. Le composant naturel donc
égoïste de cette relation peut conduire à une dangereuse
confusion entre générosité et attente de réponse, du désir sourd
qu’il prenne ma succession, qu’il réussisse où moi j’ai échoué475.
Je ne peux pas compter à ce qu’il me succède : pas de contrôle
sur la génération qui succède. Elle me survit et « l’enchaînement
imparfait et décevant… des générations n’est que l’expression
phénoménale et trompeuse d’une liaison substantielle qui ne
peut, elle, se consommer que dans l’éternité »476. Ici aussi Marcel
ouvre l’horizon du surnaturel. Toute fraternité implique l’idée
d’un père, elle est inséparable d’une référence à l’être
transcendant qui nous a créés, toi et moi477. Pour comprendre le
vrai sens de l’engendrer, il faut saisir la différence entre produire
et donner478. Le don n’est pas un découlement immanent et
automatique en vue d’un résultat mais quelque chose de gratuit
et libre. Son archétype est la création divine, c’est pour cela
qu’une famille, une communauté humaine effective n’est
pensable qu’à partir de la paternité divine479.
La paternité renvoie au mystère de la création mais il fait
d’abord appel aux notions de la générosité et finalement au don.
La générosité – une vertu pour les Anciens et les Médiévaux ou
pour Descartes – se fonde chez Marcel sur l’intuition d’une
autonomie non-suffisante de soi, une autarcie donatrice de soi.

471 HV 156.
472 PI 78.
473 HV 135.
474 HV 123 ; HV 128.
475 HV 144s.
476 HV 159.
477 ME 1, 39.
478 PI 73.
479 Ess. 18.

84
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FIDÉLITÉ ET DON

Elle est d’abord définie comme « une lumière qui serait joie
d’être lumière »480. La générosité est une « exaltation » : c’est
une flamme qui se nourrit d’elle-même mais qui ne doit pas se
complaire, qui ne doit pas être une espèce de satisfaction481. La
générosité du parent n’est pas la prolifération de celui qui a
engendré une portée482 : les parents généreux « dans une sorte de
prodigalité de tout l’être, sèment la vie sans calcul, par une
irradiation de la lumière de vie qui les a eux-mêmes éclairés et
pénétrés »483. La générosité est la vertu qui sous-tend le don.
Deux formules essentielles : « le don ne résulte pas, il jaillit »484
et ensuite, l’existence n’est pas « donnée, mais offerte »485. Le
don par excellence est la grâce de Dieu, or la grâce est pour ainsi
dire « un afflux d’être »486. On croit pouvoir dissocier don et
donation or le don n’est pas une chose mais un acte487. Le don
n’est jamais un simple transfert, mais toujours un don de soi :
donner c’est répandre, plus précisément se répandre488. La
fonction propre du sujet c’est de sortir de soi et elle se réalise
avant tout dans le don489. Comme dans le domaine religieux
« l’adoration… consiste à la fois à s’ouvrir et à s’offrir »490, dans
le monde inter-humain « on reçoit en donnant… donner est déjà
une façon de recevoir »491. Le don aboutit à une communion
spirituelle fondée sur l’interaction entre celui qui donne et celui
qui reçoit492.
Le don est la catégorie métaphysique propre de la création. La
création est un don, une donation mais elle implique aussi une
certaine réceptivité chez l’homme (voire chez Dieu…). La

480 ME 2, 120.
481 ME 1, 120.
482 HV 112.
483 HV 114.
484 ME 2, 121.
485 PI 168.
486 HP 69 cf. supra p. .
487 ST 90.
488 ME 2, 119.
489 Ess. 76.
490 EA 278.
491 HV 192.
492 HV 63.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

création est dépassement de soi et dépassement du donné, du


prévisible. « Créer c’est toujours créer au-dessus de soi »493.
Partout où il y a création, l’avoir est transcendé494. La création est
« la libération de l’inexposable »495, l’existentialisation d’une
potentialité triomphante. C’est un monde où toute explication
causale, en droit possible, se révèle sans signification véritable496.
La création n’est pas nécessairement une production
(extérieurement, « objectivement » vérifiable, effective), mais un
rayonnement qui contribue à 1’œuvre invisible, seule justifiant
notre aventure humaine497. Pour conclure : est créateur l’acte par
lequel on se met à la disposition de quelque chose qui dépend de
soi mais qui se présente aussi comme se trouvant au-delà de tout
ce qu’on peut tirer de soi-même498.

493 ME 1, 59.
494 EA 241.
495 EA 196.
496 Réflexions sur la nature des idées musicales, p. 26 n 4.
497 ME 2, 46s.
498 H 30.

86
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9. L’intersubjectivité

Le philosophe américain, Wilmon Sheldon parlait dans son


temps de l’« agapologie » et il parlait aussi pour Marcel. L’amour
n’est pas seulement une vertu (= surnaturelle) mais une catégorie
métaphysique qui, seule, fait comprendre toutes les dimensions
de l’intersubjectivité. L’amour est expliqué à l’aune du don. Le
véritable amour – lit-on dans Présence et Immortalité – n’est pas
possessif mais oblatif, hétérocentrique499. II faut se rappeler que
dès le Journal Marcel affirmait: « L’amour c’est la vie qui se
décentre, qui change de centre »500. Cette décentration a deux
faces : elle n’est pas seulement donation mais aussi réception, ou
plutôt une donation qui reçoit. « Aimer un être, c’est attendre de
lui quelque chose d’indéfinissable, d’imprévisible ; c’est en
même temps lui donner en quelque façon le moyen de répondre
à cette attente… attendre, c’est en quelque façon, donner… », et
inversement, « ne plus attendre, c’est contribuer à frapper de
stérilité l’être dont on n’attend plus rien »501. L’amour n’a rien de
conquérant, néanmoins il a une portée pour l’autre : mon amour
« qualifie » mon bien-aimé, ‘la notion complète’ de l’autre
comprend les sentiments que nous lui inspirons502. L’amour chez
Marcel se conjugue toujours à l’aune de la liberté. L’étudiant de
21 ans écrit : l’amour c’est « l’acte d’une liberté qui en affirme
une autre et qui n’est liberté que par cette affirmation même »503.
Il est « l’élan d’une liberté qui n’est qu’en prenant son point
d’appui hors de lui-même »504. Et toujours dans ces mêmes
Fragments : « Il y a, à la racine de l’amour, la croyance à
l’inexhaustible richesse et à l’imprévisible spontanéité de l’être
aimé »505. L’amour va au-delà de l’essence c’est-à-dire de la
connaissance matérielle, thétique, il a partie liée avec la foi et

499 PI 186.
500 JM 217.
501 HV 63.
502 JM 218.
503 Fragm. 97.
504 Fragm. 100.
505 Fragm. 97.
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

l’espérance. Il « porte sur ce qui est au-delà de l’essence »506, il


est la libération du je qui ne se pose plus comme essence507.
L’amour n’a pas de raisons objectives : « nous n’aimons qu’en
tant que nous ne cherchons pas à savoir, l’amour est toujours une
foi »508. La foi qui met quasiment entre parenthèses les
enseignements prosaïques du présent renvoie à l’avenir donc à
l’espoir. Comme le dit le Journal : « Je ne l’aime pas à cause de
ce qu’il est, j’aime ce qu’il est, parce que c’est lui, j’anticipe
hardiment sur tout ce que pourra me livrer l’expérience »509.
L’amour implique un engagement pour quelque chose
d’indéductible, imprévisible. C’est pour cela : « Aimer un être,
c’est lui faire crédit, c’est tenir à lui, au moins autant pour ce qu’il
sera que pour ce qu’il est »510.
L’amour est le phénomène par excellence, l’accomplissement
véritable de l’intersubjectivité comme de la subjectivité tout
court. La méditation sur l’amour demande une rapide relecture
de la notion de la personne. Marcel enseigne le respect profond
d’autrui mais il pense également que sans se respecter soi-même,
on ne respectera pas l’autre, sans se rapporter d’une manière
positive à soi-même, on ne saurait se rapporter de cette sorte au
prochain. L’ego-centrisme – écrit-il – est aveuglant, ne pensant
qu’à lui-même, l’égo-centriste n’est pas au clair sur sa propre
personne. C’est un homme qui n’a pas « assimilé » sa propre
expérience511. Qui plus est, l’égoïste accuse une espèce d’opacité
qui provient du refus de l’autre, quand le moi s’interpose entre
lui-même et les autres512. Selon sa vérité, le moi n’est pas un
îlot513. Les philosophes depuis les Stoïciens ont beaucoup insisté
sur l’autarcie, or « Le parfait n’est pas ce qui se suffit à soi-
même »514. II faut garder un profond respect pour soi-même qui

506 JM 65.
507 JM 217.
508 Fragm. 89.
509 JM 217.
510 Réflexions sur la nature des idées musicales p. 25.
511 ME 2, 11.
512 EA 13.
513 ME 2, 17.
514 JM 207.

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L’INTERSUBJECTIVITÉ

est « un temple saint de Esprit »515, mais il faut aussi savoir que
« ce qui existe de plus profond en moi n’est pas de moi »516.
A l’origine de l’enfermement l’ego-centriste se trouve une
vision illégitime de soi : on doit se comprendre comme une
vivante totalité, non pas comme une réalité susceptible d’être
divisée, morcelée, fragmentée : quand je me distribue en parties,
ce sont des « lui », pas des « elles », pas des « moi »517. Quand je
me désigne en m’attribuant des prédicats comme un autre me les
attribuerait, je suis un autre pour moi518. On ne peut être vraiment
à l’autre comme à un toi qu’avec tout soi-même, pas avec ses
parties519. L’intersubjectivité fondée sur l’amour exige une
relation harmonieuse à soi-même. Marcel parle des défaillances
du kantisme : le soi peut et doit être transcendé sans que pour cela
l’autonomie cède à l’hétéronomie520. Le soi dans son
impersonnalité est lié au monde de la possession, de l’avoir521 :
« le soi est un épaississement… une sclérose… une sorte
d’expression… à seconde puissance de mon corps en tant que…
quelque chose que j’ai »522. Le soi verse dans l’abstraction
mortifère qui détruit l’amour, en commençant par l’amour de soi.
L’égoïste ne s’aime pas vraiment soi-même, il tient compte de
soi, sans s’aimer523. Comme l’annonce la phrase programmatique
au tout début du Journal : « je dois me penser comme voulu par
un acte impersonnel qui est lié à moi-même sans
intermédiaire »524. Dans sa vérité personnelle, le moi doit se saisir
au-delà du soi, il doit se saisir comme « transcendant sa propre
notice »525. Ou comme le diront les Gifford Lectures trente-cinq
ans plus tard : il doit devenir personne, c’est-à-dire ce qui brise

515 EA 333.
516 EA 336.
517 JM 203.
518 JM 215.
519 JM 206.
520 A. Dibi, La conception de l’homme dans « Être et Avoir » chez Gabriel

Marcel, Mémoire de Maîtrise, Université de Poitiers, 1977, p. 6.


521 EA 221.
522 EA 243.
523 JM 197.
524 JM 6.
525 JM 292.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

les cadres de l’ego526.


L’insistance sur la vérité et l’importance de la relation du moi
à lui-même introduit la relation à autrui, c’est-à-dire
l’intersubjectivité. L’intersubjectivité est principalement la
relation de réciprocité entre le moi et le toi mais
l’intersubjectivité n’exclut pas, voire implique, un troisième
terme et le nous527. Le thème commence à s’esquisser en filigrane
dès les écrits de jeunesse mais ne s’impose qu’à partir de l’Homo
Viator. L’amour est la relation fondatrice, la relation noyau de
l’intersubjectivité. Dès le Journal, Marcel déclare : « la négation
absolue du solipsisme est la condition préalable de toute vie
spirituelle »528. La phénoménologie est la première grande
métaphysique intersubjective mais Marcel reproche à Heidegger
l’absence d’une véritable ouverture à autrui : le Dasein ne médite
que sa propre mort529 et il rappelle les textes de Sein und Zeit où
Dasein apparaît comme « monologique » et n’a de « vie véritable
qu’en relation avec lui-même »530. L. Brunschvicg a cru devoir
rappeler à Marcel en 1937 que lui, Brunschvicg se préoccupe
apparemment moins de sa propre mort que Marcel de la sienne.
Or Marcel répond que sa préoccupation ne concerne pas
seulement sa propre mort mais aussi et d’une manière essentielle
celle des autres, des autres qu’il aime. Gabriel Marcel n’a cessé
d’insister sur le rôle central du théâtre dans son œuvre et il
rappelle que dans le théâtre en tant qu’auteur dramatique, je ne
dois pas seulement « évoquer des êtres distincts de moi, mais »
aussi « m’identifier assez complètement à eux »531. Et le
philosophe ne cesse de rappeler que « le chemin qui passe à soi-
même passe par autrui »532. Autrement dit : « je ne me soucie de
526 ME 2, 80.
527 Selon un texte tardif, « il y a une place pour une certaine intersubjectivité
entre l’homme et la nature environnante » Revue de Métaphysique et de Morale
1974, p. 390.
528 JM 62.
529 Gabriel Marcel et la pensée allemande. Présence Gabriel Marcel, Cahier 1,

1979, p. 38.
530 L’anthropologie philosophique de Martin Buber in G. Marcel, E. Lévinas,

M. Lacocque, Martin Buber. L’homme et le philosophe, Bruxelles, 1968, p. 28.


531 Tr. 30.
532 Préface. Tr. 12.

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L’INTERSUBJECTIVITÉ

l’être que pour autant que je prends conscience… de l’unité sous-


jacente qui me relie à d’autres êtres dont je pressens la
réalité »533. En fait, l’autre est constitutif de moi. Quand l’enfant
a cueilli un beau bouquet, il le montre, exalté, pour qu’on s’en
émerveille ensemble. Il dit : c’est moi qui l’a cueilli, par ce geste
il se désigne à l’autre pour qu’il prenne garde à lui534. Le Stoïcien
est enfermé en soi-même, comme « celui qui n’a pas de
prochain »535, or c’est de l’autre et de l’autre seul que même le
moi le plus centré sur soi attend son investiture536.
L’intersubjectivité a de nombreux pièges : l’universel
véritable n’est pas à confondre avec les masses537, en fait, il est
le contraire même de la masse. Transmission et communion
s’opposent absolument538, comme coïncidence et communication
véritable sont à distinguer539. La relation inter-subjective récuse
résolument les divers subterfuges de l’objectivation mortifère.
Marcel rappelle la parole de l’Évangile : « le Tu ne jugeras pas
de la morale chrétienne doit être regardé comme une des
formules métaphysiques les plus importantes qui soient »540.
Vouloir influer sur un autre, donc se mettre par rapport à lui en
une relation causale, le dégrade en un objet541, et généralement
parlant, pour éviter toute évaluation, toute cotation de prix, le
Journal annoncé avec une formule éclatante : « l’amour porte sur
ce qui est au-delà de l’essence »542. Marcel ne cesse de dénoncer
la philosophie de Sartre, de ce Sartre qui se « condamne à ne
saisir l’autre que comme menace à ma liberté ou comme une
possibilité de séduction »543. Et les grandes formules fusent,
émaillant toute cette œuvre. La réflexion n’est qu’une entité
abstraite, « ce qui est réel, c’est moi méditant sur le destin de mon
533 ME 2, 20.
534 HV 16s.
535 HV 49.
536 HV 20.
537 HCH 13.
538 ME 1, 223.
539 ME 1, 87.
540 JM 65.
541 DH 109 PL 109.
542 JM 64 cf. supra
543 ME 2, 13.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

frère »544. Je n’ai de prix, de vraie valeur qu’en tant que je suis
aimé par d’autres qui sont aimés de moi545. Il ne faut pas craindre
de perdre son identité : « chacun de nous doit se reconnaître…
dans tous les autres, sans rien perdre pour cela de ce qui constitue
son originalité intime »546. Et finalement, la phrase extraordinaire
du lecteur de Royce : « il n’y a de vie spirituelle possible que
dans un monde où chacun peut être amené à souffrir par la faute
des autres »547.
Le moi doit traiter l’autre selon sa vérité et c’est la condition
pour qu’il conserve ou qu’il conquière sa propre vérité. Buber a
parlé du destin inévitable du toi de se déchoir en « on », pour
Marcel le danger permanent qui menace c’est de dégrader le toi
en lui, une dégradation qui réciproquement abaissera le moi aussi
en lui. L’immense danger provient du « fait » que le lui se tapit
au sein du tout toi. Je peux m’adresser à l’autre pour un
renseignement en seconde personne, il n’en reste pas moins un
simple poteau indicateur548. Quand les autres sont traités comme
simplement « autres », le toi, en tant que toi, disparait et le moi
devient lui pour soi-même549. Quand je veux m’exposer et me
désigner comme un répertoire de qualités que je possède, mon
moi se transpose en lui550. « Je ne puis m’apparaître comme voulu
– que par toi ; lorsque je me traite moi-même comme un effet, je
me change pour moi-même en lui »551. Un critique a caractérisé
les deux philosophies de Sartre et de Marcel comme
respectivement des philosophies en première et en seconde
personne552. Je m’adresse à la seconde personne à celui qui est
susceptible de me répondre, là où il n’y a aucune réponse
possible, c’est le « lui »553, le Er prussien.
544 HV 200.
545 ME 2, 12.
546 HP 67s.
547 La Métaphysique de Royce, p. 116.
548 ME 1, 195.
549 JM 279.
550 JM 175.
551 JM 229.
552 L. Gabriel, Marcel’s Philosophy of the Second Person. The Philosophy of

Gabriel Marcel, P. A. Schilpp and L. E. Hahn (ed.), La Salle, 1984, p 305.


553 JM 138.

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L’INTERSUBJECTIVITÉ

En revanche, le toi est une réalité qui n’a rien à voir avec un
renseignement mais appelle une réponse554. En traitant l’autre
comme lui, pas comme toi, je le réduis à n’être que nature, non
pas une personne555. L’autre ne doit pas être traité comme un
amas, une collection ou une partie, sinon, pas de possibilité d’une
véritable « relation dyadique »556. Le toi ne doit pas être un
prédicat pour le lui557, mais doit désigner l’autre dans son totalité,
or combien il est difficile de « concevoir un Toi qui ne soit pas
en même temps un Lui »558 ! La relation toi-lui n’est pas statique :
l’amour est précisément la relation où ce qui au début n’est qu’un
lui, devient toujours plus profondément toi559. « Il n’y aurait pas
en moi de lui pour toi – selon le Journal – si nous nous aimions
absolument toi et moi, et ceci ne veut pas dire que tu aurais
l’intuition de moi, mais que je serais approprié pour toi »560. Je
ne dois prier pour la guérison de mon serviteur que s’il est un
ami, donc on ne prie que pour un toi561. Plus précisément : je ne
peux prier pour un autre que si je suis avec lui dans le même
rapport qu’avec moi-même562. L’être que j’aime est aussi peu que
possible un tiers pour moi : il me découvre à moi-même ; mes
défenses extérieures tombent en même temps que les cloisons qui
me séparent d’autrui563.
L’objectivité donc et le jugement n’ont pas de cours dans ce
registre. D’abord : « le toi est à l’invocation ce que l’objet est au
jugement »564. En fait, « Tout jugement porté sur moi est porté
sur un lui qui par définition ne peut pas coïncider avec moi ; celui
pour qui je suis toi va infiniment au-delà de ces jugements, même
s’il y adhère »565. Et dans la relation à l’ami, à l’aimé, il faut

554 JM 196.
555 EA 145s.
556 JM 155.
557 JM 277.
558 JM 272.
559 JM 145.
560 JM 157.
561 JM 219.
562 JM 257.
563 JM 146.
564 JM 277.
565 JM 216.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

concentrer en toi toutes les raisons pour lesquelles tu es toi pour


moi, la croyance à mes mérites est donc exclue566. Récuser de
cette sorte le Lui est le préalable de la vraie communion et la
croyance véritable en Dieu. « Seuls les hommes capables de se
dire Toi… peuvent se dire véritablement nous »567. D’autre part,
Dieu est le Toi absolu qui ne peut jamais être converti en lui568.
L’annonce fervente du toi est inséparable de l’enracinement
dans le toi transcendant qui à son tour fonde une communauté,
ma communauté avec les autres. Dieu est le Toi absolu : le toi
fini est basé sur le Toi infini. En fait, Dieu apparaît comme « le
fondement réel de la communication des individualités »569.
Marcel n’est certainement pas adepte de la réduction du Dieu
transcendant à une relation horizontale avec le prochain, plutôt il
pense que la véritable relation intersubjective requiert
l’enracinement en Lui. On ne peut pas, on ne doit pas exclure de
la relation moi-toi entre l’homme et Dieu, les autres toi. La
connaissance d’autrui n’est pas séparable de l’acte d’amour par
lequel il est posé dans ce qui le constitue comme cet autre, cette
image unique de Dieu570. La participation des autres esprits à
Dieu est absolument impliquée dans l’acte de foi571. Prier c’est
postuler que la réalité des autres êtres dépend de quelque manière
de moi572. Voire, « la prière c’est-à-dire l’acte de foi essentiel ne
peut porter que sur le salut des autres »573.

566 JM 277s.
567
L’anthropologie philosophique de Martin Buber in G. Marcel, E.
Lévinas, M. Lacocque, Martin Buber. L’homme et le philosophe,
Bruxelles, 1968, p. 24.
568 JM 137.
569 JM 62.
570 HV 2.
571 JM 67.
572 JM 133.
573 Fragm. 95.

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10. L’espérance et l’immortalité

L’intersubjectivité est la relation entre les humains dont la


forme accomplie est l’amour, la charité. En théologie c’est une
vertu surnaturelle et la réflexion marcellienne conduit vers les
deux autres vertus infuses, l’espérance et la foi. La doctrine de
l’espérance partira du désespoir pour aboutir à l’enseignement
sur l’immortalité. Le désespoir est propre au monde clos
(Bergson), à un monde compris et vécu comme prison574. Il ne va
être vaincu qu’une fois je me serais abîmé devant le Toi absolu
qui m’a fait sortir du néant absolu, et cette « action » m’interdira
à jamais de désespérer. Le désespoir est conçu à partir des
catégories connues de la pensée marcellienne. « Plus un être est
indisponible – lit-on dans le Journal – moins il a de la place pour
l’espérance »575. Le désespoir a son locus favorable dans la
solitude576. D’autre part, il est au bout des calculs et des comptes
qui nous montrent l’épuisement, la carence, la raréfaction de la
vie. Comme le disait Être et Avoir, l’inventoriable est le lieu du
désespoir mais l’Être transcende tout inventaire577. Il recèle en lui
ce plus qui est le principe du jaillissement, victorieux du
désespoir. C’est pour cela qu’il faut appeler de nos vœux ce
« redressement perpétuel faute de quoi un homme cesse d’être un
homme », capitule, se défait578.
Marcel s’apprête à présenter toute une phénoménologie
comme toute une ontologie de l’espoir et de l’espérance. L’espoir
se situe dans une zone différente de la sagesse spinoziste. On
espère toujours contre l’arrière-fond de quelque chose qui nous
invite au désespoir. Et précisément, « Espérer, c’est faire crédit à
la réalité, affirmer qu’il y a en elle de quoi triompher de ce
péril »579. L’espérance est quelque chose de positif, si l’on veut
même de volontaire, mais elle est opposée au désir580. Plus

574 HV 68.
575 EA 114.
576 HV 74.
577 EA 148.
578 Structure de l’Espérance, Dieu Vivant, 1951, p. 74 cf. HV 48.
579 EA 107s.
580 ME 2, 156.
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

précisément : « l’espérance est au désir ce que la patience est à la


passivité »581. La patience c’est une vertu et les vertus
s’exercent… Le désir est toujours « objectivant », il porte vers
quelque chose de précis, quelque chose à accomplir par nos
forces et à accomplir sans tenir compte du reste. On désire que
mais on n’espère jamais que : il y a ici une exigence de
transcendance qui s’interdit la continuité, un rapport
d’automatisme entre mon aspiration et son exaucement. D’autre
part, l’espérance n’est jamais simplement l’état velléitaire « je
voudrais bien que », mais une certitude prophétique582.
Finalement, en dépit des associations classiques depuis Aristote,
il faut insister : le contraire-pendant de l’espérance n’est pas la
crainte mais une immobilisation de la vie qui se glace583. L’espoir
ou plus exactement, l’espérance est radicalement différente de
l’optimisme. L’optimiste a la ferme conviction584 que les choses
sont appelées à « s’arranger », qu’on n’a qu’à attendre, qu’on n’a
qu’à prendre du « recul » et le bien adviendra585. L’espérance ne
doit jamais calculer et renvoyer à des points précis, solides dans
le monde, dans le donné, elle n’est jamais la prévision de ce qui
doit arriver. Il faut espérer quand il manque « des raisons
d’espérer ». L’espérance et la raison calculatrice sont des notions
très différentes : en fait, la formule « raisons d’espérer » elle-
même est illégitime. L’espoir ne concerne pas une condition
universelle mais un individu particulier qui peut éventuellement
se soustraire à des lois statistiques586. On dit que la réalité dépasse
la fiction et effectivement, l’espérance doit transcender, dépasser
toute imagination587. Pour penser l’espérance, il faut renoncer à
pratiquer le raisonnement causal588. L’espérance n’a rien d’une
causalité, d’une technique ; on ne peut pas affirmer que chaque

581 EA 135.
582 PI 183.
583 ME 2, 159.
584 Voir la conviction opposée à la foi infra leçon 11.
585 HV 43s cf. « la confusion ruineuse chez Teilhard de Chardin entre optimisme

et espérance » ST 228.
586 HV 82s.
587 HV 57.
588 HV 62.

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L’ESPÉRANCE ET L’IMMORTALITÉ

fois qu’on exercera l’espérance, quelque chose arrivera589.


Le mystère de l’espérance c’est l’alliance inanalysable,
inobjectivable entre ce qui dépend de nous et ce qui nous est
offert. Il faut comprendre que « la seule espérance authentique
est celle qui va vers ce qui ne dépend pas de nous »590. On ne doit
pas se croire dans le conseil des dieux, être un initié : l’espérance
est humble, elle est chaste591, elle est silencieuse, pudique592.
J’espère ne doit jamais avoir le défi du « je doute » ou du « je
sais ». Plus précisément : elle n’est jamais du défi mais sait
néanmoins qu’elle représente bel et bien un défi593. Elle est
propre aux désarmés : elle n’est jamais une arme, voilà où se situe
son efficacité594 ! Sans doute, l’espérance a un aspect
d’opposition, d’« une non-acceptation » mais qui n’est jamais un
raidissement. Le raidissement est une impuissance et aussi une
transgression contre l’intersubjectivité : celui qui se raidit ne sait
pas prendre son temps, ni épouser par la patience le temps de
l’autre595.
L’espérance est opposée à la possession et s’épanouit dans le
fraternel : « seuls par les brèches de l’avoir que l’espérance peut
se frayer un accès jusqu’à notre âme »596. Comme le dira une
autre étude du même volume, Homo Viator : « seuls les êtres
entièrement libérés des entraves de la possession sous toutes ses
formes sont en mesure de connaître la divine légèreté de la vie en
espérance »597. Cette légèreté n’est pas un flottement dans l’air
mais la décentration de l’intersubjectivité. C’est pour cela que
l’espérance pourtant chaste et timide, peut apparaître avec une
certaine sonorité, peut s’affirmer avec force là où elle est
fraternelle598. L’espérance vise la réconciliation599 et elle est
589 EA 112.
590 PA 73.
591 HV 45.
592 HV 64.
593 HV 65.
594 EA 110.
595 HV 49ss.
596 HV 120.
597 HV 78.
598 HV 64.
599 HV 68.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

comme résumée dans la courte formule : « J’espère en toi pour


nous »600. En fait, on ne peut espérer que pour nous601. Plus
précisément, l’espérance se constitue à travers nous ou pour
nous, elle est « chorale »602.
L’espérance est un paradoxe vivant : comme on l’a déjà dit :
« elle n’est authentique que si elle va vers ce qui ne dépend pas
de nous ». Comment comprendre ? Cette vertu n’est jamais une
contrainte ou une mainmise : elle ne stipule ni ne revendique
jamais des droits, elle ne ligote pas la réalité, elle ne lui impose
pas un traité603. Bien au contraire, c’est une attitude de base où
on fait « appel à l’existence d’une certaine créativité dans le
monde »604. D’un point de vue proprement métaphysique,
l’espérance est à comprendre à partir du « rapport » fécond de
l’actif et du passif, de l’intérieur et de l’extérieur, esquissé
d’abord par Homo Viator, puis par Le mystère de l’être. Marcel
parle de dépasser la limite entre constater et savoir, donc accéder
à « un savoir par-delà du non-savoir »605. Puis il invoque « l’acte
transcendant à l’opposition du vouloir et du connaître »606. Cette
intuition trouvera une redite « latérale » neuf ans plus tard :
l’espérance transcende la différence entre valeur et existence.
Celui qui espère pense que malgré tout, une situation sans issue
trouvera une issue. Il proclame un monde supérieur au monde de
maintenant et il proclame aussi que ce monde adviendra
effectivement607.
L’enseignement sur l’espérance débouche dans la doctrine de
l’immortalité. Marcel s’était toujours occupé du phénomène de
la survie, du contact avec les morts et il a entendu « réhabiliter »
l’au-delà608. Une philosophie du jaillissement, de la vie, et surtout
de l’inter-subjectivité aimante aspire nécessairement à

600 HV 77.
601 ME 2, 172.
602 ST 209
603 HV 70.
604 HV 66.
605 JHV 9.
606 HV 86.
607 ME 2, 159ss.
608 HV 7.

98
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L’ESPÉRANCE ET L’IMMORTALITÉ

l’affirmation de l’immortalité. La mort est comme le mal609, il est


le mal par excellence et « le monde du péché est un monde où la
mort est en quelque sorte chez elle »610. Si elle est tellement
terrible c’est qu’elle est une invitation permanente au désespoir
et à 1a trahison611. Si la mort est une vérité ultime, la valeur
s’anéantit, « la réalité est comme frappée au cœur »612. Marcel
dénonce donc la mort mais non pas pour construire une
quelconque « ontologie de la mort »613. Il rejette toute
complaisance morbide dans ce « phénomène » ultime, y compris
l’être-pour-la-mort heideggerien. La doctrine de l’immortalité
qu’il déploie fait suite à sa doctrine de l’intersubjectivité.
Marcel n’a que faire avec les preuves traditionnelles de
l’immortalité de l’âme, son projet est très différent. Sa pensée est
une philosophie du salut, or pour lui « toute espérance est une
espérance de résurrection »614 et il ne peut y avoir de salut dans
un monde qui est soumis à la mort615 ! Il continue à espérer : son
espoir n’est pas une conjecture mais un cri : « Tu reviendras »616 !
La croyance dans l’immortalité ne peut pas être prouvée en
concept, la survie ne saurait être constatée. Mais est-ce que cela
signifie qu’elle ne serait qu’une simple chimère ? Non, il ne s’agit
pas ici de fait ni de chimère. Marcel ne cesse de renvoyer à une
de ses pièces où un des personnages s’écrie : « ‘Aimer un être,
c’est dire : toi, tu ne mourras pas’ »617. La croyance à
l’immortalité ne se base pas sur quelque chose d’objectivable
mais sur la réalité de l’intersubjectif.
Le jeune Marcel annonce : « l’amour veut son objet comme
transcendant à la mort, non pas comme essence éternelle, mais
comme survivant à la mort »618. Or cette survie ne peut pas être
609 ME 2, 145.
610 ME 2, 182.
611 EA163.
612 HV 200.
613 ME 2, 147.
614 Structure de l’Espérance. Dieu Vivant, 1951, p. 78s.
615 ME 2, 181.
616 HV 84. Réformé pour des raisons de santé, Marcel a travaillé pendant la

Grande Guerre dans le service d’information des familles de soldats…


617 ME 2, 154.
618 Fragm. 84.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

analysée en détail conceptuel, voire pas du tout. La mort est une


destruction, or est-ce que « cette destruction peut porter sur ce
par quoi cet être est véritablement un être » ?619 On espère que
non, toutefois, le sérieux absolu de la croyance en notre
immortalité implique que « je reconnaisse ignorer absolument ce
qui en moi est susceptible de survivre à cette épreuve
radicale »620. Ici aussi, il faut se méfier de parler de
l’invulnérable, de l’essentiel impérissable… « Il faut résister de
toutes ses forces – écrit Marcel dans la dernière partie connue de
son Journal – à la tentation d’interpréter comme une
modification physique ce qui ne peut être qu’une participation
d’un tout autre ordre »621. On ne saura dépasser ces tentations de
représentation « objectivante »622 que si on se situe résolument
dans l’intersubjectivité, dans l’intersubjectivité humaine et dans
le co-esse avec Dieu. Anticipant de quarante ans le Huis Clos de
Sartre, Marcel pose l’hypothèse que notre survie peut être reliée
à la pensée continue d’autres, mais cela ne doit pas signifier
qu’elle dépendrait ainsi d’un fait empirique vérifiable623. Sinon,
l’immortalité serait rendue impossible vu la mort inévitable de
ces autres… Et Marcel tente de parler d’une « conspiration » :
comme il devait y avoir une conspiration pour la naissance d’un
homme, une conspiration devra intervenir pour son maintien en
existence624. La question de l’immortalité – comme celle du salut
– ne peut pas se confiner dans le monde de l’individu isolé. On
parle de l’être cher qu’on a perdu, mais on ne perd que ce qu’on
possédait, or quant à l’autre, on ne l’avait pas, on était avec lui625.
En dernière instance, la question porte sur la destinée de l’unité
intersubjective des êtres qui s’aiment626. Et Marcel de
« représenter » cette destinée dans une de ses pièces : « ‘ceux que
nous n’avons pas cessé d’aimer avec le meilleur de nous-mêmes,

619 ME 2, 154.
620 PI 39.
621 PI 65.
622 PI 67.
623 Fragm. 85.
624 PI 149.
625 PI 68s.
626 ME 2, 155.

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L’ESPÉRANCE ET L’IMMORTALITÉ

voici qu’ils deviennent comme une voûte palpitante, invisible


mais pressentie et même effleurée, sous laquelle nous avançons
toujours plus courbés, plus arrachés à nous-mêmes vers l’instant
où tout sera englouti dans l’amour’ »627.

Marcel comme Kant « postule » l’immortalité mais il la


postule finalement à partir de Dieu628. Sans doute, on ne saurait
rien exiger de Lui, on n’a aucun mérite pour être conservé. On ne
peut qu’espérer mais on doit espérer car on est don et il ne faut
pas déprécier ce don : « Quelle valeur représenterait le fait pour
un fils, de se refuser à se croire à être aimé de son père »629 ? Mais
en dernière instance, l’immortalité « découle » d’une certaine
manière de Dieu. La sainteté de Dieu – écrit Marcel en 1951 –
implique qu’il ne puisse pas ignorer, traiter d’accidentel notre
amour, notre communauté d’êtres aimants. Serait-il possible que
Celui qui s’offre à notre amour « se dresse… pour
l’anéantir »630 ?

627 ME 2, 187.
628 Cf. PI 192s.
629 EA 130 n. 1.
630 ME 2, 157.

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11. La foi et Dieu

Dès ses Fragments de jeunesse, Marcel s’attelle à la tâche


d’analyser la foi. Il a deux combats à livrer : l’un contre les
positivistes et scientistes de diverses obédiences, l’autre contre
les dogmatiques rationalistes. Marcel est un philosophe religieux
qui affirme les contenus de la religion chrétienne mais il n’a pas
toujours eu cette adhésion et il essayera sa vie durant préserver
l’autonomie de la réflexion philosophique sur la religion. Ce
penseur assigne un domaine autonome, sui generis à la foi qu’il
ne voudrait à aucun prix considérer d’un point de vue logique-
rationnel. Or pour lui, cette prise de distance par rapport à « la
raison » ne diminue aucunement la portée noétique de la foi. Les
deux éléments fondateurs de sa vision sont présents dès le
Journal. La foi est d’« une immédiateté pure »631, elle doit
participer à la nature de la sensation632. Mais la foi est aussi et
surtout « une fidélité »633. Autant dire qu’elle participe au monde
de l’immédiateté qui prépare la vision du corps propre mais elle
est aussi catégorie de l’intersubjectivité. Contrairement à tous
ceux qui, depuis le commencement, ont tenté de voir dans la foi
une cognition de bas étage, un savoir conjectural, incertain, pour
Marcel, si la foi est autre que la raison, elle n’est pas de valeur
moindre ou de portée moins pertinente. Le Journal annonce dès
le début : « la foi n’est pas une approximation, une probabilité
opposée à une certitude : elle n’est pas un degré moindre de la
connaissance mais quelque chose transcendant au savoir » 634. La
foi n’est pas « une opinion » car l’opinion est toujours à distance,
elle est « presbyte »635. L’opinion est « un sembler qui tend à se
changer en un prétendre »636, toutefois, on n’a pas d’opinion des
êtres qu’on connaît intimement637, et la foi, malgré tout,

631 JM 7.
632 JM 131.
633 EA 27.
634 JM 33.
635 ME 1 70.
636 Ess. 179.
637 Ess. 177.
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

revendique une intimité. Elle n’est jamais une hypothèse638, elle


n’est pas affaire de conjecture. Certes, une dose ou plutôt une
présence de doute lui est quasiment nécessaire : elle implique,
sauf chez les saints, une frange d’hésitation voire de refus
inarticulé639. Le croyant ne nourrit pas d’opinion concernant le
Toi absolu quand l’athée, lui, veut recourir à l’opinion générale.
Il conjugue les diverses expériences ou constats ou plutôt
manques de constats, et finalement à la base de sa négation se
trouve comme un sentiment : si Dieu existait, il ne se serait pas
dissimulé devant moi, un chercheur aussi avisé640.
L’imperfection, la contingence de l’opinion est à transcender
mais non pas par une fermeture obstinée. La foi est une vie, une
histoire, un mouvement ; elle n’est pas de la conviction. La
conviction c’est une barre à tirer. Rien qui pourra advenir ne
saurait la modifier. La foi, elle, est un crédit donné c’est du « croit
à », pas de « croit que… ». La conviction ne comporte aucun
engagement personnel envers quelqu’un641, quand la foi est une
véritable attestation, « une attestation perpétuée »642. Être
convaincu de se r’offre avec la prétention au définitif, à l’objectif,
rien ne pourra modifier notre position643. On voit ici les véritables
dimensions de la foi. Croire que est un procédé d’objectivation,
quand croire à revient à ouvrir un crédit, mettre moi-même à la
disposition à l’Autre. Cette mise à la disposition porte sur ce que
je suis, elle comporte l’indice existentiel qui fait défaut à la
conviction644. Comme toujours, Marcel joue sur le thème de
l’objectivation et de la possession, ces épouvantails
ontologiques… Il ne faut surtout pas dire « avoir la foi »645 : la
foi n’est en rien assimilable à une possession dont on pourrait se
prévaloir646. Si la foi n’est pas une objectivation, un avoir, c’est

638 ME 2, 137.
639 ME 2, 179.
640 ME 2, 73.
641 Pl 265.
642 EA 316.
643 ME 2, 76s.
644 ME 2, 78s.
645 Ess 245s.
646 Ess 259.

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LA FOI ET DIEU

qu’elle ne se rapporte pas comme à son corrélat à un objet. Dès


les Fragments, Marcel entend mettre les points sur les i. La foi
n’est pas l’affirmation d’une existence : elle porte sur une
certaine vie de la pensée qu’elle crée et qui ne lui saurait être pré-
existante647. C’est ici que se montre la subtilité de cette pensée.
La foi n’est pas un phénomène d’objectivation, néanmoins, elle
n’est pas séparable de l’affirmation de certains contenus, à savoir
des contenus religieux. La religion ne peut être fondée que
« subjectivement »648, elle relève d’un ordre où « le sujet se
trouve mis en présence de quelque chose sur quoi toute prise lui
est… refusé »649, et la conscience religieuse est essentiellement
fondée sur un appel qui ne se convertit jamais en un « statement »
mais demeure toujours une invocation650.
Nonobstant ces mises au point, la religion n’est pas privée
d’objet, voire une certaine objectivité lui est nécessaire. Or
l’objet de l’affirmation religieuse n’est pas un corrélat qui lui
serait relié comme du dehors mais quelque chose qui relève de
son être. Les thèses essentielles sont énoncées dès le Journal. On
trouve d’abord une formule qui pourrait renvoyer au refus du
doute mais qui signifie, en fait, quelque chose de très différent.
Dès qu’elle cesse d’apparaître comme absolument liée à son
objet, la foi se nie comme foi. Cela peut d’abord renvoyer à la
manière dont, dans la réflexion sur elle-même, la foi change de
statut mais l’essentiel n’est même pas là. Il faut postuler l’unité
indissoluble de l’acte de foi et de son objet, sans que pour autant
l’objet divin se dissolve dans la subjectivité651. Penser la foi, c’est
penser la foi en Dieu : « je n’ajoute rien à l’idée de la foi lorsque
je dis que la foi porte sur Dieu »652. Et un peu plus loin, Marcel
esquisse un commentaire profond : l’acte de croire n’a pas cette
relation de contingence par rapport à son corrélat comme celle
qui s’avère dans l’acte de la perception. L’objet perçu demeure
contingent par rapport à la perception, en revanche, l’acte de

647 Fragm. 94s.


648 Fragm. 17.
649 EA 277.
650 HP 175.
651 JM 68.
652 JM 40.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

croire est constitutif de son objet653. Dieu n’est pas un objet, un


être indépendant de la foi : cela ne veut pas dire qu’il est
seulement de condition subjective mais qu’il ne peut absolument
pas être imaginé, supposé en dehors de la foi, autrement qu’en
relation avec le sujet aimant et adorant de la foi. La foi est une
catégorie ontologique « ce que je suis c’est-à-dire… ce que je
crois »654 ! La grâce est son « postulat transcendant et
inobjectivable »655. L’acte de foi est aussi bien l’affirmation de la
relation de liberté entre moi et Dieu656 que d’une certaine manière
le principe génétique du moi individuel. Le sujet de la foi – lit-
on dans le Journal – n’est pas le même que celui du Cogito, c’est-
à-dire la pensée universelle, mais l’individu657. Par l’acte de foi,
le sujet comble le vide entre le moi empirique et le moi pensant
en affirmant leur liaison transcendante, il « assume » l’empirique
dans le pensant sans en enlever sa riche concrétude. L’acte de foi
est un acte de liberté qui rend non-contingent le moi empirique
en l’assumant par rapport à Dieu658. Et dans un autre registre : la
foi est « l’acte par lequel une pensée se niant elle-même comme
sujet fixé et existant se reconstruit elle-même comme sujet (voulu
et créé) par la participation à Dieu »659.
Après ces profondes spéculations, Marcel compare la volonté
à la foi comme ce qui ne peut être que par moi à ce par quoi je
suis. Ceci dit, il faut comprendre que ce par quoi je suis n’est pas
un monde étranger… 660. Pour conclure : la foi est « la puissance
d’adhésion à l’être »661, c’est-à-dire à Dieu mais il s’agit du Dieu
libre auquel adhère un homme libre. Elle est une relation libre au
Dieu libre, mais la liberté divine n’a de vérité pour moi qu’en tant
que j’ai foi en elle. Plus profondément : je n’ai cette foi dans la
liberté divine qu’en la pensant comme entièrement indépendante

653 JM 67.
654 Ess. 248.
655 JM 60.
656 JM 58.
657 JM 40s.
658 JM 45.
659 JM 42.
660 JM 184.
661 JM 228.

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LA FOI ET DIEU

de l’acte par lequel je la pense662. Cette affirmation paradoxale


permet la clarification de la pensée religieuse. Celle-ci ne peut
pas ne pas penser Dieu, mais elle doit le penser comme
transcendant à elle-même663. Quant à la relation entre
Philosophie et Révélation : la Philosophie ne doit pas empiéter
sur la Révélation mais « la réflexion là où elle se déploie selon
toutes ses dimensions et devient récupératrice, se porte d’un
mouvement irrésistible au-devant d’une affirmation qui la
dépasse mais en fin de compte l’éclaire sur elle-même et sur sa
propre nature »664. La religion est une exigence et une possibilité
universelle pour l’homme, « néanmoins, il n’y a de vie religieuse
que pour les âmes qui se connaissent comme menacées »665.
L’exposé de la pensée marcellienne sur la foi préjuge de sa
vision de Dieu. Son Dieu est autre que celui des preuves de Dieu
classiques mais il prend également ses distances par rapport au
relativisme des whiteheadiens. Il répond à Hartshorne, l’auteur
de La Relativité Divine : avec votre théorie les exigences de la
Transcendance sont bafouées, on aboutit à « un Dieu qui fait de
son mieux, à qui on ne doit pas demander l’impossible », donc à
« un sous-Dieu c’est-à-dire à un non-Dieu »666. Ceci dit, il n’est
pas d’accord non plus avec les théologies naturelles
traditionnelles ni avec les spéculations constructrices d’édifices
conceptuels compliqués. Un peu à la Schleiermacher, ce
socratiste chrétien pense que seul le témoignage de la conscience
croyante peut décider ce qui peut être considéré comme Dieu667.
Dieu c’est l’être irreprésentable et incaractérisable668. Il est
« infiniment par-delà l’existence »669 comme « de l’essence »670
Privé d’essence, on ne saurait le juger, d’où l’inanité des

662 JM 184.
663 JM 98.
664 PI 193.
665 JM 260.
666 Reply to Charles Hartshorne. The Philosophy of Gabriel Marcel, P. A.

Schilpp and L. E. Hahn (ed.), 370.


667 Cf. ME 2 74 sq.
668 ME 2 171.
669 Fragm 65.
670 JM 35.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

théodicées de diverses trempes671. En l’absence de toute essence


définie, il ne peut pas être relié à ce qui n’est pas lui par la
causalité. Donc il est temps d’en finir avec l’idée de Dieu-cause,
celui dont Nietzsche avait annoncé la mort672. L’absence de toute
essence concevable et de tout lien à divers niveaux d’être – lit-on
dans le Journal – rend impossible toute preuve objective de son
existence673. Et un peu plus loin le même Journal fait remarquer :
« il n’y a pas de passage logique qui permette de s’élever à Dieu
en partant de ce qui n’est pas lui. Si la preuve ontologique résiste,
c’est qu’elle s’installe en Dieu d’emblée »674. Dieu ne peut être
posé qu’en termes mystiques, en termes d’expérience675. Le Dieu
de Marcel n’est pas de l’être (objectif) ni de l’essence mais plutôt
du co-esse. Penser Dieu revient d’une certaine manière à être
avec lui676. Dieu me connaît et il connaît mon agir, mais au lieu
de se représenter sa connaissance de mes actes par la
« prescience », il vaut mieux parler d’une co-présence677. En
derrière instance, Dieu ne saurait m’être donné que comme
Présence absolue dans l’adoration678.
L’inobjectivabilité de Dieu signifie sa condition radicale de
personne, plus exactement de toi. Marcel s’interroge s’il y a
quelque chose dans le monde qui ne serait que lui pour Dieu, et
inversement, s’Il peut devenir lui pour moi679. Au lieu de le
représenter comme planant au-dessus de moi, de nous, il faut
réaliser qu’il n’est jamais « un tiers »680, cela ferait de Dieu un
tiers exclu… Ricoeur définit le Dieu marcellien comme le Toi qui
ne saurait jamais se convertir en lui681. Vers la fin de sa vie,
Marcel redit sa « définition » de Dieu : un Toi absolu682. Et la

671 JM 65.
672 HP 63.
673 JM 223.
674 JM 255.
675 JM 32.
676 EA 42.
677 EA 118.
678 EA 248.
679 JM 225.
680 JM 152s.
681 RMJ 184.
682 BG 70.

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LA FOI ET DIEU

définition se déploie dans des contextes divers qui la renforcent


et l’enrichissent ou plutôt la rendent toujours plus plausible. Dieu
c’est ce Toi absolu en qui j’espère mais que je peux toujours
renier683. Dieu est « universellement partial »684, chacun de nous
doit le traiter comme s’il était pour lui un être unique et
irremplaçable. « Dieu attend de chaque croyant qu’il lui confère
sa divinité »685. D’aucuns dissertent sur la nature illogique,
inconséquente de la prière, or Marcel fera remarquer avec
profondeur : prier c’est refuser de penser Dieu comme ordre, par
conséquent comme réalité impersonnelle, en faveur de le penser
comme Toi686.
Cette vision de Toi absolu ne marque pas une relation
exclusive à des individus uniques. II faut se rappeler que Marcel
cite avec approbation Buber : Kierkegaard a eu tort de ne pas
inclure les autres, les autres toi dans la relation du croyant à
Dieu… 687 Gabriel Marcel croit pouvoir récuser la dissociation
de la foi en Dieu conçu selon sa sainteté de l’affirmation portant
sur la destinée intersubjective des êtres qui s’aiment688. Si Dieu,
le Dieu chrétien est un Dieu incarné, venu dans la chair, fait
homme, alors toute atteinte à la charité due aux autres hommes,
est atteinte à la personne du Dieu incarné.

683 HV 77.
684 JM 255.
685 JM 158.
686 JM 159.
687 Art. 387
688 ME 2 156.

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Conclusion

Gabriel Marcel avait commencé à rédiger des textes


philosophiques avant la Guerre de 14 mais ce n’est qu’avec la
parution du Journal Métaphysique en 1927 qu’il allait s’imposer
comme un penseur important. Pendant le demi-siècle qui suit, il
est considéré comme un des grands philosophes de l’époque. On
le lit et on l’écoute avec ferveur, on écrit des études, des livres
sur lui, on consacre des thèses à sa pensée. Or cette célébrité de
l’homme, cette fascination par sa pensée disparaissent lentement
et depuis une trentaine d’années, on assiste à une véritable
désaffection envers le maître de « la philosophie concrète ». Sans
doute, un certain nombre de ses œuvres importantes sont
rééditées, quelques-unes de ses Correspondances sont publiées,
mais l’immense corpus de ses écrits divers reste enfoui dans des
revues et des périodiques et on ne songe même pas à rassembler
ses textes principaux dans une édition des Œuvres. Quant à
l’historiographie marcellienne, fournie et prolixe dans les années
quarante, cinquante et soixante du siècle dernier, elle s’est
étiolée, quasiment éteinte. Sans doute, ici et là des thèses se
préparent, des articles paraissent, mais pour l’essentiel, la pensée
et la figure de Gabriel Marcel sont tombées dans l’oubli.
Or cet oubli s’explique, sans être pour autant justifié. Il est
vrai, en l’absence d’une véritable philosophie politique les écrits
politiques et sociaux qui constituent une partie substantielle de la
création du Marcel tardif et qui jouaient un rôle quasiment
prophétique au temps de leur parution, ne sauraient désormais
intéresser que les historiens. Quant au message, à l’enseignement
esthétique de son théâtre, il continue à rester inaudible. Or si sa
politique et son œuvre littéraire sont pour ainsi dire « datées », la
marginalisation que subit la pensée proprement philosophique de
l’auteur de Être et Avoir est imméritée. Marcel apparut sur une
scène philosophique dominée par l’immense figure de Bergson,
dans une époque où au moins en France, la phénoménologie était
encore très peu connue. Il vivra l’ascension irrésistible des grands
disciples de Husserl, mais seul Jaspers parmi les post-husserliens
jouera un rôle dans le devenir de sa philosophie. Ce sont surtout
les grands penseurs anglophones lus et étudiés avec ferveur par
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

l’étudiant, ou encore Schelling auquel il ne cessera jamais de se


référer, qui forment l’humus conceptuel de sa réflexion. En fait,
cette réflexion, en dépit des commentaires vitrioliques sur Sartre
et des hommages embarrassés rendus à Heidegger, se développe
indépendamment de la phénoménologie allemande et française.
Et c’est cette prise de distance, cet écart par rapport aux
tendances majeures de la pensée post-bergsonienne et post-
husserlienne qui explique en grande partie l’éclipse que subit une
œuvre qu’avaient pourtant lue et commentée avec respect et
enthousiasme un Merleau-Ponty, un Lévinas, un Ricoeur…
Gabriel Marcel se situe, certes, en dehors de la ligne
d’évolution centrale de la philosophie occidentale, cela ne
signifie pas pour autant que cet Einzelgänger n’aurait fourni
aucune contribution significative à la pensée du XXe siècle,
n’aurait pas participé au descellement de thèmes, au
renouvellement de perspectives, propres à la réflexion post-
nietzschéenne et post-bergsonienne. L’écrivain du Journal
Métaphysique n’aura plus à confronter les spectres et les
séquelles du scientisme et du positivisme, il doit plutôt s’atteler
à la tâche de réhabiliter, ou plutôt de repenser les intuitions et les
perspectives classiques de la morale et de la métaphysique, des
intuitions et des perspectives qui d’une manière ou d’une autre,
caractérisaient, si l’on veut, dominaient la philosophie depuis
Platon et Aristote. Évidemment, il ne s’agit pas ici d’une tentative
de retravailler, dans un style et avec des accents particuliers, ce
que les maîtres de la philosophie occidentale léguaient à la
postérité. Cherchant sa voie à travers son Journal pendant une
grande partie de sa création proprement philosophique, Marcel
croit devoir et pouvoir renouveler les méthodes – mais cela
signifie aussi les principes – de la réflexion conceptuelle. Il veut
réaliser cette tâche par une refonte, ou plutôt à travers une
nouvelle conception de la rationalité elle-même. Cette rationalité,
allergique à la spéculation et surtout dénonciatrice implacable de
l’abstraction, est à l’œuvre dans une philosophie « concrète ».
Elle permet d’ouvrir de nouvelles voies de raisonnement à partir
de la théorie féconde de la seconde réflexion et de la grande
distinction entre problème et mystère. D’autre part, elle intègre
dans l’univers du « rationnel » des thèmes et des sphères qu’on a

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CONCLUSION

naguère stigmatisés comme infra-rationnels, pré-conceptuels.


Gabriel Marcel entend réhabiliter ce bouc émissaire des
rationalités de diverses obédiences qu’est la sensation. Il
distingue avant la phénoménologie, avant Merleau-Ponty le
corps propre du Corps, et il érige mon corps en un principe
fondateur de la métaphysique. Et surtout, il pose les bases de ce
qu’on pourrait appeler une ontologie morale. Opposant l’Être à
l’Avoir, remplaçant la solitude et les abstractions du Cogito par
une métaphysique de nous sommes, l’écrivain de l’Homo Viator
institue les notions traditionnellement réservées à la morale en
véritables catégories de philosophia prima. L’espoir, la fidélité,
la paternité, autant de thèmes qui devaient naguère se cantonner
dans un univers où la pensée proprement philosophique se mêlait
aux productions de la Weltanschauung, où la métaphysique
subissait des empiètements de la théologie, seront désormais des
eidê métaphysiques sui generis.
Ces catégories, ces eidê sont à dégager à partir d’une œuvre
immense, d’un grand nombre de livres et d’articles. Marcel a
écrit beaucoup, beaucoup trop, disent ses fidèles aussi bien que
ses détracteurs. Or la multiplication des textes dont nombreux
n’ont guère de valeur pérenne ne témoigne pas d’une inclination
malheureuse au bavardage, d’une absence de rigueur véritable,
elle atteste plutôt la fidélité du penseur au socratisme dont il
revendique à être adepte. Le socratiste a confiance dans la raison,
confiance dans la possibilité d’accéder au savoir, dans la
disposition des hommes et des choses à se prêter à
l’interrogation, à la discussion. Il croit à la présence d’un logos
dans ce monde, d’un logos qui parle le langage de tous et de
chacun et qui n’abandonnera jamais ceux qui cherchent la vérité.
Comme Socrate, Marcel lui non plus, n’a cure d’un discours
savant qui progresse à force de défilés de termes techniques,
d’enchevêtrement de raisonnements compliqués. Au lieu
d’enchaîner des développements et des déductions abstraites, il
entend explorer les potentialités conceptuelles du dialogue avec
autrui, de l’observation de l’existence du prochain, de l’analyse
des formes que revêtent l’interaction et l’interpénétration
incessante, multiforme de l’être et de l’avoir dans chaque vie. Il
se livre à sa manière à une description phénoménologique, moins

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

de la vie quotidienne que de ses grands moments, de ses grands


événements, de ses grandes passions, toujours reliés,
explicitement ou implicitement, à une transcendance fondatrice.
La phénoménologie husserlienne préconise un tournant vers les
choses elles-mêmes. Le socratisme marcellien, lui, pratique
l’investigation de ce qui meut et de ce qui émeut les hommes, des
manières dont ils se donnent aux autres et dont ils se reçoivent
d’eux. L’auteur de l’Homo Viator conduit cette investigation non
pas en psychologue philosophique ni en simple moraliste, mais
en métaphysicien. Il veut, certes, analyser et décrire nos
dispositions, nos attitudes et nos actions, mais c’est toujours avec
l’intention d’en dégager des structures, des formes intelligibles.
Martin Heidegger a dit qu’il n’y a d’ontologie qu’en tant que
phénoménologie. La pensée de Gabriel Marcel, cette
« philosophie concrète » édifiée en souveraine indépendance du
philosophe allemand, est, elle aussi, une ontologie authentique.
Une ontologie où les potentialités d’universalité et de sens de
l’existence humaine sont discernées et déployées pour constituer
un véritable réseau de structures et de formes conceptuelles.

114
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BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages de Gabriel Marcel

Coleridge et Schelling, Aubier, Paris, 1971


Essais de philosophie concrète, Gallimard, Paris, 1999 (=
réédition de Du refus à l’invocation, 1940)
Être et Avoir, Aubier, Paris, 1935 (Réédition Présence de Gabriel
Marcel) Fragments philosophiques 1909-1914, Nauwalaerts,
Louvain, s.d.
Homo Viator. Une métaphysique de l’espérance, Aubier, 1944,
2.éd. augmentée, 1963) (Réédition Présence de Gabriel
Marcel)
Journal Métaphysique, Gallimard, Paris, 1927
L’existence et la liberté humaine chez J.-P. Sartre, Vrin,
Paris, 1981
Le mystère de l’être, 2 vols., Aubier, Paris, 1951 (Réédition
Présence de Gabriel Marcel)
L’homme problématique, Aubier, Paris, 1955 (Réédition
Présence de Gabriel Marcel)
Le déclin de la sagesse, Plon, Paris, 1954
Les Hommes contre l’humain, La Colombe, Paris, 1951
(Réédition Présence de Gabriel Marcel)
La dignité humaine et ses assises existentielles, Aubier, Paris,
1964
La métaphysique de Royce, Aubier, Paris, 1945, 2.éd. complétée
d’inédits, L’Harmattan, Paris, 2005.
Positions et approches concrètes du mystère ontologique,
Nauwalaerts, Louvain, 1949689
Pour une sagesse tragique et son au-delà, Plon, Paris, Paris, 1968
Présence et immortalité, Flammarion, Paris, 1959 (Réédition
Présence de Gabriel Marcel)
Entretiens Paul-Ricoeur-Gabriel Marcel, Aubier, Paris, 1968

689
Réimprimé dans L’homme problématique, édition Présence Gabriel Marcel,
1998, p. 189-244).
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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL

(Réédition Présence de Gabriel Marcel)


Pierre Boutang interroge Gabriel Marcel. Les Archives du XXè
siècle, Place, Paris, 1977
Gabriel Marcel-Gaston Fessard. Correspondance (1934-1971),
Beauchesne, Paris, 1985
Correspondance Gabriel Marcel-Max Piccard 1947-1965,
L’Harmattan, Paris, 2006690

Littérature secondaire

J. Bouëssée, Du côté de chez Gabriel Marcel, L’Âge d’Homme,


Lausanne, 2003
J. Chenu : Le théâtre de Gabriel Marcel et sa signification
métaphysique, Aubier, Paris, 1948
P. Colin, : Gabriel Marcel, philosophe de l’espérance, Cerf, Paris,
2009
M.-M. Davy : Un philosophe itinérant, Gabriel Marcel,
Flammarion, Paris, 1950
K. Gallagher : The philosophy of Gabriel Marcel, Fordham
University Presse, NewYork, 1962
J. Paray-Vial : Gabriel Marcel et les niveaux de l’expérience,
Seghers, 1966
P. Prini : Gabriel Marcel et la méthodologie de l’invérifiable,
Desclée de Brouwer, Paris, 1953
P. Ricoeur : Gabriel Marcel et Karl Jaspers, Le temps présent,
Paris, 1948
R. Troisfontaines : De l’existence à l’être, 2 vols, Nauwalaerts,
Louvain, 1953, 2. éd. 1968
Entretiens autour de Gabriel Marcel, La Baconnière, 1976
Gabriel Marcel : Une métaphysique de la communion, éd. J.
Bouëssée, L’Harmattan, Paris, 2013
Jean Wahl et Gabriel Marcel, par J. Hersch, E. Lévinas, P.

690Une bibliographie des œuvres essentielles de G. Marcel et de la littérature


secondaire se trouve dans Présence de Gabriel Marcel 21/2012-2013, p. 171-
179. Roger Troisfontaines a compilé un immense répertoire bibliographique des
publications de Marcel, De L’Existence à l’Être. La philosophie de Gabriel
Marcel II, Louvain-Paris 1953, 2e éd. 1968, p. 381-464.

116
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BIBLIOGRAPHIE

Ricoeur et X. Tilliette, Beauchesne, Paris, 1976


The Philosophy of Gabriel Marcel, P. A. Schilp and L. E. Hahn
(ed.), Open Court, La Salle 1992

Instrument de travail

S. Plourde et alii : Vocabulaire Philosophique de Gabriel Marcel,


Bellarmin, Montréal – Cerf, Paris, 1985.

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TABLE DES MATIÈRES

Abréviations 7

Liminaire 9

Introduction 11

1 De l’objectivation à l’invérifiable 19

2 De l’humilité à la participation 29

3 Le mystère et la seconde réflexion 39

4 Mon corps 49

5 L’Avoir 59

6 Valeurs et possessions 63

7 L’existence et l’être 71

8 Fidélité et don 79

9 L’intersubjectivité 87

10 L’espérance et l’immortalité 95

11 La foi et Dieu 103

Conclusion 111

Bibliographie 115
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Philosophie
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Dernières parutions

ÉCONOMIE L’ À LA LUMIÈRE DES PHILOSOPHES


Eyene Mba Jean-Rodrigue-Elisée
Ce livre permet de comprendre que les tentatives des économistes contemporains
pour disqualifier la philosophie du processus d’élaboration des modèles, des lois
et des principes économiques sont vouées à l’échec. Elles omettent souvent le
dénominateur commun de l’économie et de la philosophie : l’épanouissement
de l’homme, le maintien de l’équilibre social. Les problèmes que traitent les
philosophes relèvent du domaine de la vie pratique de la société dont l’économie
n’est qu’un des éléments constitutifs.
(Coll. Philosopher en Afrique, 15.50 euros, 152 p.)
ISBN : 978-2-336-30160-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-53723-1

GILLES DELEUZE : PHILOSOPHIE ET LITTÉRATURE


Pombo Nabais Catarina - Préface de Jacques Rancière
Cet ouvrage aide à pénétrer une pensée complexe, et tente de rendre Deleuze accessible.
L’auteur a pu définir un accès sensible et raisonné à l’un de ces points privilégiés où
la philosophie deleuzienne se construit hors d’elle-même en investissant un espace
«non philosophique», celui de la littérature. Il ne peut être question de résumer un
travail qui s’attache à suivre, à travers l’analyse fine de quelques singularités, toutes
les transformations de la pensée deleuzienne de l’expérimentation littéraire, entendue
comme expérimentation de vie.
(Coll. La philosophie en commun, 49.00 euros, 526 p.)
ISBN : 978-2-343-00949-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-53833-7

EROS ET INFINI Tome I


Le monde, le sujet, le sens
Bailly Jean Jacques
Cet ouvrage constitue la première partie d’Éros et Infini, Éthique de la temporalité.
L’auteur entreprend une philosophie de l’évènement, de la nouveauté et du
sens, de l’éros et du désir, soutenue par une compréhension du temps comme
retrait créateur. La confrontation aux grands maîtres conduit à de nouvelles
interprétations des grandes questions philosophiques. Ce tome I traite de
l’expérience du monde, de la question du sujet, ainsi que de l’origine du sens et
de l’éros de l’interprétation.
(Coll. Ouverture Philosophique, 24.00 euros, 228 p.)
ISBN : 978-2-343-00462-4, ISBN EBOOK : 978-2-296-53845-0
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EROS ET INFINI Tome II


Le sens, le signe, l’éros du bien et du mal
Bailly Jean Jacques
Cet ouvrage constitue le tome II de Éros et Infini, Éthique de la temporalité.
L’auteur y poursuit sa philosophie de l’évènement, de la nouveauté et du sens,
de l’éros et du désir centrée sur l’expérience temporelle du monde. Les questions
philosophiques fondamentales sont revisitées. Ce tome II aborde les formes de
jouissances et de catharsis du sujet, approfondit la réflexion sur les limites et les
configurations du monde, le langage et les signes, et l’enracinement érotique du
bien et du mal.
(Coll. Ouverture Philosophique, 22.50 euros, 216 p.)
ISBN : 978-2-343-00499-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-53846-7

NOUVELLE AVANTGARDE LA


Vers un changement de culture
Sous la direction de Carine Dartiguepeyrou
La vision du monde postmoderne a beaucoup apporté en déconstruisant la
modernité pour mettre en avant des valeurs postmatérialistes et une société
plurielle. La nouvelle avant-garde n’est pas seulement une pensée : c’est une
culture, une communauté de valeurs et de quête, le fruit d’une intuition collective
qui rassemble des personnes de tous horizons autour d’un respect profond pour le
vivant, de la conscience que nous ne connaissons qu’une part infime de l’univers.
(Coll. Avant-garde, 19.00 euros, 196 p.)
ISBN : 978-2-343-00822-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-53858-0

UN MONDE PARFAIT. GÉOGRAPHIES DE L’AMÉRIQUE


IMAGINAIRE
Magliacane Alessia
En vingt-deux chapitres ponctués d’éléments géographiques, minéralogiques,
urbains, topographiques, l’auteur reconstruit un contre-scénario de la culture
postcapitaliste en suivant une route de l’imaginaire nord-américain suspendue
entre l’incessante demande d’émancipation politique, culturelle, raciale, de genre
et les terribles rechutes sociales, économiques, symboliques et symptomatiques.
(Coll. Ouverture Philosophique, série Arts vivants, 25.00 euros, 246 p.)
ISBN : 978-2-343-00173-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-53963-1

RENÉ SCHÉRER
ou la parole hospitalière
Sous la direction de Cany Bruno, Robveille Yolande
De tous les professeurs ayant participé à l’expérience vincennoise, René Schérer
apparaît comme le philosophe hospitalier par excellence, c’est-à-dire celui qui invite
à philosopher ensemble dans une communauté de réflexion et de discussion. Mais
ce recueil rappelle que la communauté homogène est impossible, fantasmatique du
seul fait que l’homogène est la destruction de la communauté. C’est pourquoi le
philosophe hospitalier convie à une «communauté de singularités» constituée par
la diversité et la pluralité.
(14.50 euros, 146 p.)
ISBN : 978-2-336-29899-3, ISBN EBOOK : 978-2-296-53809-2
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POUR UNE ANTHROPOBIOLOGIE PHILOSOPHIQUE DU DÉSIR 


Désir et consensus
Nzigou-Moussavou Alain
Moteur essentiel de sa vie mentale et psychique, le désir permet à l’homme
de s’orienter dans le monde. Exister pour l’homme, c’est exister comme être
de désir. Toutes ses connaissances et ses institutions sont ainsi ramenées à de
pures et simples projections pulsionnelles. Voici tentée ici l’entreprise inédite de
reconstruction anthropologique du désir.
(Coll. Pensée Africaine, 40.00 euros, 416 p.)
ISBN : 978-2-336-00731-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-53951-8

MERLEAUPONTY
Face aux défis du monde contemporain – Corporéité et solidarité
Mpuku Félicien Laku
Merleau-Ponty n’a jamais explicitement développé une pensée de la solidarité et
aucun de ses commentateurs ne s’est attaché à interpréter sa philosophie sous cet
angle. La pensée de Merleau-Ponty inclut des possibilités qui débordent ce qu’il a
effectivement dit et écrit. Cet ouvrage découvre que notre conscience est d’emblée
dans un corps et dans une situation vécue, et que, avant toute prise de conscience
de son existence personnelle, l’être humain coexiste. Cette « existence-avec » est
fondamentalement une co-présence des êtres corporels.
(Coll. Pensée Africaine, 31.00 euros, 304 p.)
ISBN : 978-2-343-00058-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-53797-2

SOLITAIRE LE DES ALPES


Ou la vérité religieuse devant la raison
Yermolof Michel - Édition préparée par François Heidsiecck
Préface de Gérard Perrin-Gourron
Michel Yermoloff (1794-1870), homme très cultivé et orthodoxe de naissance, se
convertira au catholicisme à 61 ans. Sans se contenter d’une démarche ecclésiale,
il entend développer, discuter l’essentiel de sa foi. Dans ce véritable ouvrage
d’apologétique rédigé sous forme de dix «Conversations», les Dialogues de ce
Général fournissent un témoignage précieux du climat intellectuel de l’époque à
travers des développements des thèmes pérennes de la philosophie et de la religion.
(Coll. Ouverture Philosophique, 22.50 euros, 216 p.)
ISBN : 978-2-296-99853-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-53715-6

AUDELÀ DE LA PENSÉE
Être et paraître
Andrieu Gilbert
Les mots ne sont qu’un pâle reflet de la réalité. Ils construisent l’homme, qui
croit n’être que ce qu’il dit. Il en est de même de la pensée, qui ne peut dépasser
un paraître dont nous ne soupçonnons pas les limites. Penser n’est certainement
pas le propre de l’homme et rien ne nous dit que la pensée cesse d’exister après
la mort. En cherchant à mieux comprendre l’amour et la mort, il est possible de
saisir une origine de la pensée qui s’enracine dans la matière.
(23.00 euros, 230 p.)
ISBN : 978-2-343-00361-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-53794-1
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DEMIDIEUX LES
Les enseignements cachés de la mythologie grecque
Andrieu Gilbert
Nous nous comportons souvent comme ces demi-dieux qui meurent devant
Thèbes et devant Troie ou plus largement en recherchant une Toison d’or. Il est
probable que nous puissions terrasser le Minotaure qui est en nous, mais il ne
faudrait pas se comporter comme Thésée si nous voulons découvrir la Vérité. Si
Héraclès reste le symbole de nos luttes permanentes pour échapper à notre destin,
faut-il s’efforcer de lui ressembler ? Que représentent les demi-dieux encore
aujourd’hui ?
(23.50 euros, 236 p.)
ISBN : 978-2-336-29361-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-53795-8

POUR PENSER L’ÉDUCATION


Fullat i Genis Octavi
Traduit et adapté de l’espagnol par Mònica Guerrero-Rosset, avec la
collaboration d’Anne-Marie Drouin-Hans
Octavi Fullat i Genís expose la structure fondamentale d’une anthropologie
dualiste, dans laquelle prend sens un modèle d’éducation libératrice. Présentant la
signification d’une anthropologie pédagogique, dans le cadre de l’anthropologie
philosophique, le lecteur est invité à réfléchir sur la nature des savoirs sur
l’éducation. Cet essai est construit par un discours philosophique, dans lequel O.
Fullat utilise souvent la dérision et l’ironie, afin de signifier son positionnement
au regard de la liberté et de l’éducation morale.
(Coll. La philosophie en commun, 16.50 euros, 156 p.)
ISBN : 978-2-336-29312-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-53866-5

SARTRE ET BENNY LEVY


Une amitié intellectuelle, du maoïsme triomphant au crépuscule de la
révolution
Repaire Sébastien - Préface de Jean-François Sirinelli
Mars 1980. Une série d’entretiens publiés par le Nouvel Observateur fait scandale.
Jean-Paul Sartre, un mois avant sa mort, y révoque des pans entiers de son
œuvre, dénigrant la notion d’angoisse et reléguant l’athéisme pour s’intéresser au
messianisme juif et à la résurrection des corps. Face à lui, son dernier secrétaire,
Benny Lévy. Accusé par Simone de Beauvoir de manipuler Sartre, Benny Lévy
offre à l’écrivain une dernière occasion de revisiter son œuvre.
(Coll. Questions contemporaines, 25.00 euros, 260 p.)
ISBN : 978-2-343-00632-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-53679-1
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Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16
1053 Budapest

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185, avenue Nyangwe 67, av. E. P. Lumumba
Commune de Lingwala Bât. – Congo Pharmacie (Bib. Nat.)
Kinshasa, R.D. Congo BP2874 Brazzaville
(00243) 998697603 ou (00243) 999229662 harmattan.congo@yahoo.fr

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(00225) 05 77 87 31
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« Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E
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(00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08
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01 BP 359 COTONOU-RP
Quartier Gbèdjromèdé,
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N° d’Imprimeur : 108086 - Dépôt légal : mai 2014 - Imprimé en France
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GABRIEL MARCEL
Les grands thèmes de sa philosophie

Gabriel Marcel a été l’un des plus grands penseurs du xxe siècle.
Antérieurement et parallèlement à la Phénoménologie, il a élaboré une
philosophie concrète où il traite avec une grande rigueur conceptuelle
des notions que la métaphysique de l’Occident n’a pas su ou voulu
thématiser. Opposant être et avoir, problème et mystère, dénonçant
les erreurs et les travers de l’objectivation, il pense et repense, grâce à
une seconde réflexion, la philosophie morale aussi bien que l’univers de
l’intersubjectivité. Il soumet à un nouvel éclairage la fidélité, la trahison,
le don. Il analyse avec profondeur la famille, le mariage, la paternité.
Contre l’arrière-fond des totalitarismes de son temps, il énonce
inlassablement la pertinence et la validité des vertus de l’individu.
Penseur chrétien, il présente des méditations d’une nouveauté
inentamée sur la foi, sur l’immortalité, sur Dieu comme le Toi absolu.

Dans les quatre décennies qui ont suivi sa disparition, la grande figure
de Gabriel Marcel a subi une éclipse, voire un quasi-oubli. Or tout
récemment, cette pensée riche et profonde recommence à attirer. Après
l’édition d’une partie de sa correspondance, la parution des actes d’un
colloque et d’un important recueil d’études sur sa philosophie, le livre
de Miklos Vetö se veut une introduction systématique aux thèmes
majeurs de ce socratisme chrétien.

Miklos Vetö, membre extérieur de l’Académie Hongroise des Sciences, Honorary


Professor à l’Université Catholique Australienne, a été successivement professeur
aux Universités Yale, d’Abidjan, de Rennes et de Poitiers. Dernières publications :
La Naissance de la Volonté ; Philosophie et Religion ; L’Élargissement de la
Métaphysique ; Explorations Métaphysiques ; La Métaphysique Religieuse
de Simone Weil (3e édition).

ISBN : 978-2-343-03128-6
13 e

OUVERTURE PHILOSOPHIQUE

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