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Le chaman gengiskhanide

Author(s): Jean-Paul Roux


Source: Anthropos, Bd. 54, H. 3./4. (1959), pp. 401-432
Published by: Anthropos Institut
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40454244
Accessed: 29-01-2016 07:17 UTC

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Le chamangengiskhanide
Par Jean-Paul Roux

Sommaire :
I. Les fonctionsfondamentales
1. La guérisonmagique
2. Le voyage au ciel
3. La divinationchamanique
IL Les autrespouvoirs
1. Pouvoirsdivers
2. La maîtrisedes éléments
III. L'action politiquedes chamans
1. Le sacre de jamuqa
2. Le premiersacre de GengisKhan
3. Attitudede GengisKhan avec les bãki
4. L'élévationde GengisKhan. - Kököoü. Usun
IV. Le prêtre

Au tempsde la dominationde GengisKhan et de ses successeurs,la


présencedes chamansest non seulementbienattestée,mais elle semblejouer
un rôle primordialdans les activitésmagiques,religieuses,sociales et poli-
tiques. Il est assez remarquablequ'un bon nombredes événementsles plus
importantsde cette époque - consécrationdu pouvoir de Gengis Khan,
mortde Touloui, naissance de Mongka,prisede Bagdad - soit sanctionné
par la présenceagissanted'un « sorcier».
Commentexpliquerqu'aux XIIe et XIIIe siècles,ces personnagestien-
nentainsi,d'unemanièrecontinuelle, le devantde la scène,alorsqu'auparavant
leur rôle semble relativementeffacé ? Doit-onconsidérer,commeDjuwaini,
que l'institutions'était beaucoup développéechez les Ouigours,et que les
Mongols,qui leur empruntèrent tant de choses(par exemplel'écriture)subi-
rent aussi leur influence? x J'en doute. En réalité,la présencedu chaman
est certaineavant l'époque où les Ouigourssont venus rendrehommageau
conquérantet furentenglobésdans son empire(1206). Vladimirtsov a bien
1 Cf. E. V. Bretschneider, MediaevalResearchesfromEasternAsiaticSources,
2 vol. London1888,I, p. 257. C. D'Ohsson, Histoiredes Mongols,I, p. 434. Et Abul
Farad j nousraconteque,quand les Mongolsconquirent ilstrouvèrent
lesTurcsouigours,
certainsmagiciens appelésKam, à
opinionreprise ce propospar Howorth (The Northern
Frontagiers of China.Journ.Roy. AsiaticSoc. 1898,p. 838).

Anthiopos54. 1959 26

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402 Jean-Paul Roux 01. 1«.>:»!>
.vntinupos

vu que l'aristocratie mongoledes steppes (seulementelle ?) était fermement


attachée aux croyanceschamaniquesde ses pères2. Chez les forestiers bien
plus encore, le chamanisme était florissant
au cours du XIIe siècle: Tayici'ut,
Merkit,Oyirat,Tournât.. . Le savant russecroitmême qu'il s'agissaitd'une
« survivance», ce qui n'est nullementprouvé3. Barthold penseque le mot
employéalors pourdésignerle « principalprêtre,la plus haute autoritéreli-
gieuse», biki, existaitdepuis longtempsavant le règnede GengisKhan 4.
L'Histoire Secrètedes Mongolsnous donneune définition précisede ce titre
qu'il est impossiblede récuser5. Chez les Naiman,malgréune puissantepéné-
trationdu Nestorianisme, l'influencedes sorciersnous est signaléepar Rashid
kd din 6. Chez les Oonggiratet les Tatars, des guérisseurs agissaientet éveil-
laientles passionspopulaireset princières 7.
Le bäki (formeplus correctedu biki de Barthold) est, nous l'avons
vu 70,attestéà plusieurs reprisesdansl'HistoireSecrète.Sauferreur, j'ai dénom-
bré sept personnagesportantexplicitement ce titre.Ce sont: Bilgä Bäki,
Oaci'un Bäki, Oucar Bäki, Quduqa Bäki, Säcä Bäki, Tögüs
BäkietToqto'a Bäki. Il se pourraittoutefoisque ces septsoienten réalité
neuf. Haenisch compte comme deux personnagesdifférents Säcä Bäki
(§ 49) et Saca Bäki (§ 122, 123, 130, 133, 136, 137, 179), premier,filsde
le
Outugtu Yiirki,le deuxième, filsde Sorqatu Yürki. En fait,malgréles noms
différents donnésaux pères de ces personnages,ils ne doiventêtre qu'un :
tous deux sont Yiirkiet ont un frèredu nom de Taïcu ! De mêmeon peut
peut-êtrevoir deux Oaci'un Bäki (ce que fait Haenisch) sans que rien
ne paraisse le justifier.A ces sept personnages,il faut ajouter au moins
Kököcü (Teb-Tenggeri) qui futgrandchamande GengisKhan et Usun
äbügän, nommé«Bäki» pour le remplacer8.
Un certainnombred'autres chamans peuvent être découvertsdans
l'Histoire Secrète.Tout d'abord le Naiman qu'elle nommeInanca qan
(et, une foisInanca Bilgä qan) que Rashid ed din connaîtsous le nom
de Tükü Khan, à corrigeren Bügü Khan (= bö'ä qan, en mongolde
l'HistoireSecrète).Pourquoice personnage, qui dirigeles Naiman,ne porte-t-il
pas le titrede «Bäki », puisqu'il est à la fois bö'ä et qan? Je l'ignoreet il me
sembley avoirlà une difficulté. Un autreNaiman,Buyiruq qan, peut être
aussi chaman puisqu'ilfabriqueun orage magique en collaborationavec le
chaman Quduqa bäki des Oyirat9.

2 B. Y. Vladimirtsov, Gengis-khan.Paris 1948,


pp. 77 et 78.
3 Vladimirtsov, Le
régime social des Mongols. Paris 1948, p. 73, note 1 et p. 99.
4 V. V. Harthold, Turkestan down to the
Mongol Invasion. London 1928,
pp. 391-392.
5 Histoire Secrètedes
Mongols, § 216, E. Haenisch, Die GeheimeGeschichteder
Mongolen. Leipzig 1937 (texte), p. 71, Leipzig 1941 (traduction), p. 105.
6 J. X. Bkrkzin, Tribus, 101. Cf. R. Groitsskï,
p. L'Empire mongol. Paris 1941,
p. 31, note 2.
7 Grousset,
Empire mongol,p. 44.
7:1Voir
Anthropos53, 1958, pp. 133-142 et 441-456.
8 Histoire Secrète, § 216, cf.
supra.
w Histoire Secrète, 143, Haknisch, texte, 32, traduction, 4.5.
§ p. p.

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Le chaman gengiskhanide 403

Dayir Usun monteun cheval blanc (§ 117) et son destinparaît lié


à celui de Toqto'a Bäki (§ 182). Sa ceintureet son cheval,une fois pris
par GengisKhan et Jamuqa, serventà la cérémoniequi fait de ces deux
hommesdes anda (= frèresjurés) (§ 117) 10.Qorci, un Ba'arin, dans un
passage fortlong (§ 121) prédità GengisKhan son brillantaveniret dans
un autre (§ 120) est cité en mêmetempsque le futurgrandchamangengis-
khanideUsun äbügän n.
Je pense aussi qu'il y a des raisonspour que Buri Bökö soit un
chaman. C'est un fils de Qutuqtu münggür(§ 50), c'est-à-direun cousin
germainde Yäsügä'i, père de Gengis Khan, appartenantà la tribu des
Yürkin qui blessera le demi-frère de l'Empereur,Bälgütäi, impunément
d'abord,puis qui trouvera la mort sous les coups de celui-cidès qu'il se
montrera humbledevantla familleimpériale.Il y a là une sortede répétition
de ce qui se passe avec Kököcüetje croisvolontiers que ce lutteurest doué
de pouvoirsmagiques. Rappelons, quoique nous l'ayons déjà dit, que le
Yuan-Checonnaîtce personnagesous le nom de Po -Li (= bori)et Rashid
sous celui de ^;_?->. Il n'y a donc pas de doute qu'il faillecorrigeret lire
Böri Bökö, que Pelliot comprendcomme«le loup lutteur»12.Et si c'est
un chaman,Ci Ige r Böki des Merkiten est peut-êtreun aussi (§ 111). On
pourraitencoreallongercetteliste des personnages dontles fonctions chama-
niques sont problématiques, mais elle est assez longuepour que l'on puisse
affirmer qu'avant la naissance du conquérant,la Haute Asie, des peuples
forestiersaux Ouigours,en passant par les Tatars du Keruleninférieur, les
du
Qonggirat Khingan, les Khitan du Leao-ho 13,assistait à une vigoureuse
activitéchamanique.Elle était peut-êtrecaractériséesinonprovoquéepar la
main-misedes magicienssur le pouvoir politique,fait dont ont discutéles
Mongolistes et auquel je suis prêtà croire.Je reviendrai d'ailleursplus bas sur
cette question espérantl'éclairerd'un jour nouveau, après avoir examiné
commentles textes historiquesnous permettentde connaîtreles activités
typiquement chamaniques.

I. Les fonctions fondamentales


1. La guérisonmagique
VoicicommentGrousset raconteune curechamaniqueet quellesfurent
ses conséquences:
Le beau-frèredu Khan Qaboul, Sain Tegin,de la tribudes Qonggirat,étant tombé
malade, on avait appelé pour le soignerun chaman fameux de race tartare. Malgré les

10 Pour la cérémoniedu and qui fait devenir anda = qan qardeSi (frèrede sang),
cf. Pakalin, Osmanli Tarih DeyimlerSözlügü, s. v. Kan Kardesi. Istanbul 1946.
11 Pour Qorci, cf. infra.
12 Cf. P. Pelliot et L. Hambis, Histoire des campagnes de Gengis-khan.Leiden
1951, p. 189. On trouve dans l'Histoire Secrète d'autres personnages portant le nom
de bori, § 40, 270, 274, 277, en particulierun prince filsde Djaghataï.
13 Cf. pour les Ouigours et les Khitan, Elements chamaniques dans les textes pre-
mongols.Anthropos53, 1958, pp. 441-456.

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404 Jean-Paul Roux 54. 1959
¿nthropos

incantations du sorcier,5a in Tegin décéda. Comme le chaman s'en retournaitchez les


Tatar, les parents du défuntcoururentaprès lui et le massacrèrent. Les Tatar prirent
les armes pour vengerleur chaman 14.

Nous ne sommespas à mêmede dire si les chamans inefficaces subis-


saient généralementce sort ou, tout au moins, s'ils y étaient exposés.
L'Histoire Secrète nous fera assisterà une véritable hécatombede bäki.
Pourtantle pouvoirmagiqueet religieuxétait redouté: Ton verratous les
ménagementsque Gengis Khan lui-mêmeaura pour les pontifesde son
empire.L'on sait d'autre part, par un nombreimportantde témoignages,
que les Mongolsrespectaient les prêtresde toutesles religions,qu'ils évitaient
de les mettreà mortlorsdes destructions systématiques14a.
Cleaves nous faitremarqueravec raisonque les techniqueschamanis-
tiquesn'étaientpas les seulsremèdesconnuschez les pasteursnomades: une
certainesciencemédicaleexistaitdontcetauteurnousdonneun bonexemple15.
Le chamanne devaitdoncêtreappelé que dans les cas gravesoù la médecine
« officielle
» (commeon diraitaujourd'hui)se révélaitinsuffisante 16.
La plupartdes récitsde cette époque qui traitentdes « sorciers» nous
signalentleur rôle de « medecine-man » au moinspar une phrase de rappel:
« Les kam soignentaussi les maladies17.»
Nous possédonsheureusement des récitsplus précis.

a) Mort de Yäsügäi. Un rôle important,aux dires de l'Histoire


Secrète,sembleavoir été tenu par Munglik,père du futurchaman Kököcü
(Teb Tenggeri) au momentde la mortde Yäsügäi, pèrede GengisKhan 18.
Mais notretextene faitaucuneallusionà une séance de guérison.Il dit seule-
mentque Yäsügäi fitappelerMungliket lui recommandason fils.On sait
toutefoispar Guillaume de Rubruck que « nul ne visite un malade sauf
celui qui le sert.. . et leursprêtresqui sontles devins19,et par Plan Carpin
que « quand quelqu'un devientmalade, on met une lance devant sa tenteet
autour d'elle du feutrenoir: et à ce signal nul étrangern'ose plus entrer
dedans» 2:).
14 Grousset, Empire mongol,p. 44.
14aCf. à ce
sujet les exemplesdéjà nombreuxquoique volontairementlimitéscités
dans J. P. Roux, L'Islam en Occident,Paris 1959, p. 113 sq.
15 F. W. Cleaves, A Medical Practice of the
Mongols in the ThirteenthCentury.
Harvard Journalof Asiatic Studies 17, 1954, pp. 428-444.
16 On voit la même chose se
passer en France avec les guérisseurset cela justifie,
s'il en était besoin, l'intéressantrapprochementde Mlle M. Bouteiller dans Chama-
nisme et guérison magique. Paris 1950.
17 TarikhDjihan Kushai de Djuwaini, cf. Bretschneider, Mediaeval Researches,
Í, p. 257 ; D'Ohsson, Histoire des Mongols, I, p. 430.
18 Histoire Secrète, § 68. Haenisch, texte,
p. 9 et 10, trad. p. 12, Pelliot,
Histoire Secrète des Mongols. Paris 1949, texte p. 14, trad. p. 132.
19 W. Rubruck, The Journeyof William of Rubruck to the Eastern Parts of the
World. Translated and edited by W. W. Rockhill. London 1900, p. 83. Cité, par la
suite, comme Rubruck, édition Rockhill.
20 J. de Plan Carpin, III, § III, 3. D'Avezac, Historia
Mongalorum,édition du
texte latin intégral. Paris 1838, p. 232.

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Le chaman gengiskhanide 405

b) Mort de Touloui. Oegoedei (1229-1241)est tombésérieusement


malade.Les chamanslui apportentun vase de bois contenantuneeau magique
et avec elle,ils humectentla partie douloureusedu corps21.La guérisonne
se produitpas. Alors,nous raconte Rashid ed din, son plus jeune frère,
Touloui,vientà lui :
« Prend le vase et fait au Ciel cette prière: ô Grand Dieu, Etre Eternel 22,si tu
sévis à cause des péchés commis, tu sais que je suis plus coupable que lui, car j'ai tué
plus de monde à la guerre,j'ai enlevé plus de femmeset d'enfants,j'ai fait couler les
larmes de plus de pères et de mères ; mais au contraire si tu veux appeler à toi un de
tes serviteursà cause de sa beauté et de son mérite,j'en suis plus digne; prends-moi,
au lieu d'Oegoedei, délivre-lede cette maladie, fais-la passer en moi. » II boit en même
temps l'eau fatale : Oegoedei guéritmais Touloui ne tarde pas à mourir.Ce trait est bien
connu, SiourkouktinBigui, veuve de Touloui, le citait souvent 23.

Ce récit,auquel Djuwaini ne croitpas (il nous raconteseulementque


Touloui mourutd'un excès de vin), présentebien des traitsintéressants.
La magieet la religiony sont étroitement mêlés. Peut-êtreune légère
teintureislamiquea-t-elleété donnéeinconsciemment par le rédacteur,mais
elle n'altèrepas la couleur originale.Pour ces personnagesimpériaux,la
divinitésuprême,le Ciel-Dieutranscende.On le prietoutd'abord.La maladie
qui va entraîner la mortest conçue commeun châtimentdes fauteset ceci
est tout à faitnormaldans cette civilisation.Ne nous disait-onpas chez les
Tou-kiue(Türük):
bizingäyangilukinüóünkaganï ölti,
« parcequ'il avait commisdes erreursenversnous,le kaghanmourut» 24,
et chezles Ouigours:
« II m'a menti.Le Ciel a occis ce mauvais drôle.25»
La liste des péchés commis est plus surprenante : Tuer, enleverdes
femmeset des enfants,fairepleurer,ne devaientpas êtreconsidéréscomme
des crimes.Jene croisguèrenonplus que la mortqui ramèneà Dieu un enfant
chéripour sa beauté et sa valeur soit tout à fait dans l'atmosphèrelocale.
L'eau qui doit guérirOegoedeiet qui feramourirToulouipossèdedonc
une bivalence extrêmementsatisfaisantepour l'historiende la religion:
n'étantpas capable de fairele bien, elle ferale mal. Ce simplefaitlui retire
toutesa valeurmédicalepourne lui conserverque son sensmagico-religieux.
Le rite de passage de la maladie d'un frèreà l'autre trouvesa justification
dans la présencedu chamanau début de l'action.
Ce qui demeureobscurdans le récitde Rashid ed din trouveson expli-
cation quand nous remontonsà ses sources.La versionde l'HistoireSecrète
doit inspirerici l'auteur persan.

21 D'Ohsson, II, p. 58.


22 On retrouvela formuleMongka Tangn = Dieu-Uel éternel et, dans le quali-
ficatif« Grand», soit le üzä du turc = « haut, élevé, en haut », soit le kiiâ = la force.
23 D'Ohsson, II, pp. 58-59.
24 Inscriptions de l'Orkhon, monument I, est, lignes 18-19, Hüseyin Namik
Orkun, Eski Turk Yazitlari, vol. I, p. 38.
25 L. Wieger, Textes Historiques, p. 1071.

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406 Jean-Paul Roux "»t.i'»v.»
Anting»*

L'Histoire Secrète raconte:


Quand nous disons : nous donnerons n'importe quelle autre chose à titre de
substitut[pour rauvcr le kaghan], avec une fureurredoublée [les seigneurset souverains
de la terreet des eaux du peuple Kitad] sévissentencore plus vivement. Lorsque nous
disons : une personne de la famille [impériale]pourra-t-elleservir [de substitut], [la
maladie] diminue d'intensité26.

Ce n'est pas le Ciel lui-mêmequi est offensé,mais les « seigneurset


souverainsde la terreet de l'eau du peupleKitad » que l'on va asservir.C'est
eux seuls qui se vengentet qu'il fautdésarmer.Pour les satisfaire,on peut
expliquerque Touloui est bien plus dangereuxqu'Oegoedei.Ce n'est qu'une
ruse qu'on emploievis-à-visd'eux. Et le texte nous l'avoue ingénuement :
« Si mon frèreaîné mourait,penseTouloui,le nombreuxpeuplemongol
deviendraitorphelin27et le peuple Kitad se réjouirait2S.»
Ainsi se trouventexpliquées d'une manièreencore plus édifianteles
raisonsde l'auto-sacrifice
de Touloui.

c) Mort d'Argoun. D'après Vassaf, les chamans déclarentque si


Argounestmalade,c'est parcequ'il a faitmettreà morttreizeprincesdu sang.
En vain, pour le guérir,ouvre-t-onles portesdes prisonset répand-onde
nombreusesaumônes29.Un peu plus tard,les devins ferontencorela même
réponseà Gaikhatou qui les interroge pour savoir la cause de l'éphémérité
du règned'Argoun. « C'est, disent-ils,toujoursd'après Vassaf, parce qu'il
a faitmourirtant de princesdu sang,d'officiers et de soldats30.»
Nous avons là une confirmation de la vengeanceque cherchentà tirer
les mortsinjustementfrappéset qui apparaissaitdans le récit de Rashid
iïd din relatifà la mortde Touloui. Il est étonnantque les historiensdes
Mongolsn'aientjamais été saisis par un faitde ce genreet aient penséque le
meurtreétait toujourslouable et bénéfique.On sait que, de nos jours, les
« chamanistes» redoutentbeaucouple retourdes espritsdes défuntset pren-
nenttoutessortesde précautionspours'en préserver. Le versement d'aumônes
de rachat exigé par les chamansn'est pas aussi surprenantqu'il en a l'air.
Sierosewski le retrouvedans la sociétéyakoutecontemporaine où le péché,
violationde la loi tribale(maisje préfère
dire: rupturede l'équilibrecosmique
par celle de l'ordregénéral)doit êtrecompensépar des dons divers31.
26 Histoire Secrète,
§ 272. Nous avons suivi la traduction de A. Mostaerï, Sur
quelques passages de l'Histoire Secrète. Harv. Journ. 1952, p. 363. Cf. le texte en
Haknisch, p. 96, trad, allemand, p. 144.
27 II
y a dans le choix des mots une grande similitude avec les inscriptionsde
l'Orkhon où nous lisons par exemple : <»Le peuple turc. . . trouva ses filsesclaves et ses
fillespures odalisques pour le peuple chinois» (ligne 7. Aron.I).
28 Histoire Secrète,
pp. 271 et 272. Trad. Cleaves, The Expression Job ese bol
in the Secret Historyof the Mongols. Harv. Journ.12, 1948, pp. 311-320. Cf. Mostaert,
Sur quelques passages. . . Harv. Journ.,1952, p. 363. Pelliot, Histoire Secrète, texte,
p. 113. Haenisch, texte, p. 96, trad, allemande, p. 143.
2n
D'Ohsson, IV, p. 56.
30
D'OhssOxV, IV, p. 114.
31 W. Sieroszewski, Du chamanisme
d'après les croyances des Yakoutes. Rev.
Hist, des Rei. 46, 1902, p. 299.

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Le chaman gengiskhanide 407

Un autre récitde Vassaf donne un tout autre écho. CommeArgoun


ne guéritpas malgréle soin des chamans,les hauts dignitairesfontfaire
une enquêteet apprennent que ceux-ci,ayantconsultéles os exposésau feu,
ont déclaré que sa maladie était l'effetd'un sortilège.On en accusa Tune
des épouses du malade. Mise à la torture,elle confessa« avoir employéun
charme,commefontles femmes,qui consistaiten quelques motsécritspour
s'attirerla tendressede l'Ilkhan» 32.Rashid ed din donnela mêmeversion.
Cet emploides filtres d'amourse retrouvedans un récitde Rubruck w
au cours d'événementspresque semblables.Une femmeétant malade, les
devinsaccusentla nursede sa filled'en êtreresponsable.Elle étaitchrétienne
et son mari « le plus respectéparmiles prêtresnestoriens». Elle futmisesur
la place d'exécutionavec une de ses servantespour faire des aveux et la
servanteavoua que sa maîtressel'avait envoyéeparler « à un cheval pour
obtenirune réponsede lui ». La femmeconfessaaussi qu'elle avait faitquelque
chose pour se faireaimerde son maîtreS4.
L'emploi du filtred'amourseraitdonc un fait nestorien.Badger con-
firmecettesuppositionen écrivantque ces gensemploientdes charmesvariés
« dont l'un sert à exciterl'amourd'un hommeenversune femme» 35.
Quant à « faireparlerles chevaux», nous reverronsplus tard des allu-
sions à ce faitalors attribuéaux Bouddhistes.

d) Maladie de Kubilai. En 1292,le Grand Khan tomba maladedes


pieds et des mains.On fitvenirde Coréedes sorcierset des femmes-chamanes
pour le soigner.Ils prirentles membresatteintset commencèrent à exercer
3e
des exorcismestandisque l'empereurriait. Palladius qui rapporte récit
ce
confirmeque les femmes-chamanes de Corée étaient renommées à travers
toute la Chine pour leur pouvoirmagique. Eberhard partage cet avis : il
croitque le chamanismeest particulièrement typiquechez les peuplesToun-
chez
gouses de ce pays et en particulier les Su-§in37.

e) Récits de Rubruck. Le moinechrétiencommencepar attesterle


phénomènede guérisonmagiquedontil donneradeux exemplesdans le cours
de son livre:
Quand quelqu'un tombe malade, il se couche et place un signe sur son habitation
indiquant que là git un malade et qu'il ne faut pas entrer.Ainsi nul ne visite un malade,
sauf celui qui le sert. Et quand quelqu'un du grand ordu 38 est malade, ils placent des
gardes tout autour de Torduqui ne permettentpas de passer ses limites.Car ils craignent
que quelque mauvais espritou quelque vent ne vienne avec ceux qui entrent.Ils appellent
39
cependant leurs prêtresqui sont ces mêmes devins.
32 D'Ohsson, IV, p. 54. 33 Cf. infra.
34 Rubruck, édition Rockhill, pp. 243-244.
35 G. P. Badger, The Nestoriansand Their Rituals. London 1852, I, pp. 238-240.
33 L'archimandritePalladius, Elucidations of Marco Polo s Travels in North
China. Journ. North China Branch of Roy. Asiatic Soc. 10, N. S. 1875, p. 48.
37 W. Eberhard, Çin'in §imal Kom§ularï. Ankara 1942, p. 30. Cf. a ce sujet
tout le § C.
38 Ordu = camp. Le motfrançais«horde» en dériveavec une significationdifférente.
39 Rubruck, édition Rockhill, pp. 82-83.

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408 Jean-Paul Roux 54.iosa
Anthropos

Dans sa deuxièmeattestation,il nous préciseque la guérisons'effectue


par des incantationset que le guérisseurdit, de plus, si c'est une maladie
naturelleou le résultatde la sorcellerie *°.
Nous avons vu que, d'après Vassaf, les devins avaient bien cherché
à déterminer l'action d'un filtred'amour empoisonnantArgoun.Si le rapt
de l'âme au momentde la mort(cause ou conséquencede celle-ci)est toujours
cru - et il est si capital dans le chamanismequ'on ne peut penserle con-
traire- , il y aurait une dissociationentrel'idée de la maladie provoquée
par « une cause naturelleou par la sorcellerie» et la mortexpliquéecommela
prise du soufflevital par un êtreinvisible.
Les exemplesque donne Rubruck pour les séances chamanistiquesde
guérisonsont d'inégale valeur. L'un relate simplementque la Dame Cota
« qui était tombéemalade vit son état empirerjusqu'au dangerde mort.Et
les sorciersdes idolâtresne pouvaientrienfairepour l'en sortir» **•L'autre
raconteavec détails l'opération:
Une certainedame tomba malade.
Les devins furentappelés et ils s'assirent à quelque distance, ordonnèrentà une
des servantesde mettresa main sur le point douloureuxet de tirerce qu'elle trouverait.
Elle se leva et fit ce qu'on lui dit. Elle trouva dans sa main un morceau de feutre.Ils
lui direntalors de le poser sur le sol ; quand elle se fut exécutée, cet objet commença à
se remuercomme quelque animal vivant. . .

C'était évidemmentla maladie elle-mêmequi sortaitdu corps de la


patiente.Les chamans prirentcet être mystérieux, le mirentdans l'eau et
accusèrentde maléficesune esclave qui avait elle-même,dans le passé,
dénoncéles guérisseurs pouravoir prisun tropgrosbénéficeen faisantpasser
entredeux feux42 un don composé de fourrures précieusesdestinéesà sa
maîtresse.On voit ici que la magie noiren'est pas un acte chamaniqueet
représenteune grossechargecontreun accusé: la malheureuseservantene
devra la vie qu'à l'intervention personnelledu Kaghan Mongka. Cela doit
nousmettreen garde contrela trop facileassimilationdu chamanet du sor-
cier quelconque. On se rend égalementcompteque la maladie personnifiée
commeun être vivant élit domicilechez un humainpar un véritablerite de
passage dont les chamans ont la clef mais qu'ils partagentavec d'autres
techniciens.Ce fait éclaire encore le texte de l'HistoireSecrète relative à
Oegoedeiet Touloui.L'intervention de Mongkaestaussiriched'enseignement :
le souveraindoit avoir du couragepour s'opposeraux devins.Nous avons vu
que ceux-cine se tinrentpas pour battus et que, s'ils ne purentse venger
de l'esclaveimpieet tropfidèle,ils reportèrent
leursaccusationssurune nurse
qui, avouant la sorcellerie,
finitpar êtremiseà mort43.C'est l'anecdotedont
nous avons parlé à proposdu décès d'Argoun44.
40 Ibid.,
p. 242.
41 Rubruck, édition Rockhill,
p. 192.
42 Le
passage entre deux feux est une mesureprophylactiquede purificationbien
attestée. Cf. infra.
43 Rubruck, édition Rockhill,
pp. 242-244.
44 Cf.
supra.

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Le chaman gengiskhanide 409

2. Le voyageau del
La conversation entreles espritset les chamans,raisond'êtreessentielle
du voyage au ciel, est le premierindice qui nous permetted'approcherce
phénomène.
Les personnesqui m'ontdonnéces renseignements, dit Djuwaini,
avaient ouï dire que les démonsvenaient converseravec les cames par l'ouverturesupé-
rieurede leurs huttes. Il est possiblequ'ils entretiennentavec eux un commercefamilier
et que, même, ils s'incorporentà ces magiciens45.

Nous avons là deux faits différents. Le premiern'est peut-êtrepas


typiquementchamanique(l'incarnation des démons, la possession)bien que
nous sachionspar les de
inscriptions l'Ienissei que retourdes esprits(des
le
46
décédés) sur terre,dans leur lieu de vie, leur famille,est chose possible :
« eSimögitnangïSdïmelimandïm»,
« ma femme,ma mère,je vous ai rejointespar évocation,mes gens,je
suis descenduparmivous» 47,
et qu'aujourd'huiles populationsde la Sibérie et de l'Asie centrale
prennenttoutes sortesde précautionspour empêcherle mort de revenir48.
Voici commentun chamantéléouteappelle l'âme de l'enfantmalade :
« Reviensdans ta patrie! dans la yourteprès du feu brillant! Reviens
49
auprèsde ton père! auprèsde ta mère! »
La seconde est beaucoup plus précise. La communicationavec les
espritspar l'ouverturesupérieurede la tente (ou de la hutte),trou à fumée
et à la fois fenêtre,est en effetbien connue.
Cetteissue serviraau chamanKököcü, troisjours après sa mort,pour,
aux yeux de plusieursspectateurs, sortirde la chambremortuaireet s'élever
dans les airs. Voici commentl'HistoireSecrèteracontela chose :
Lorsque, ayant couvert l'ouverturesupérieurede la tente dans laquelle on avait
60
déposé Teb et [en] ayant bloqué la porte,on l'eut fait garderpar des gens, la troisième
nuit, sur la brune [m. à m. quand la clarté du jour était jaune] il ouvrit l'ouverturesupé-
rieurede la tente et sortitrevêtude son corps [m. à m. ensembleavec son corps]. Quand
on examina attentivement,il futconstaté que c'était Teb qu'on voyait à cet endroit-là
de la tente au-dessus de l'ouverturesupérieurede la tente. Cinggisqahan dit « parce que
Teb Tenggeriavait porté la main sur mes frèrescadets et parce que, pour mettrela dis-
corde entre eux, il avait répandu parmi mes frèrescadets des calomnies sans fondement,
il n'était plus aimé du ciel et sa vie ensemble avec son corps a été emportés» 61.
45 D'Ohsson, I, p. 434.
46 Marco Polo nommeles chamans (du moins les « sorciers») des nécromanciens,
mais son vocabulaire n'est pas très sûr. (Marco Polo, La Description du Monde ; texte
intégral,par L. Hambis. Paris 1955, p. 87.)
47 Inscriptiond'Uyug Arkhan,H. N. Orkun, vol. Ill, p. 35 qui n'a pas compris.
La lecture a été reprise au cours de M. Bazin à l'Ecole des Hautes Etudes.
48 U. Harva, Die religiösenVorstellungender altaischen Völker. Helsinki 1938,
pp. 282-287.
49 Idem, p. 268.
60 Teb ou Teb-Tenggeri(le Très céleste), autre nom de Kököcü, cf. infra.
51 Histoire Secrète, § 246. Trad, de Mostaert, Sur quelques passages. . . Harv.
Journ.,1952, p. 304. Haenisch, texte, p. 83, trad. pp. 123-124.

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'lIO JkAN-PaUL KoUX Aiitli.o,»,s.il. 1-J..ÎI

Le drame qui a motivéle trépas de Kököcü sera examinéà un autre


propos.La mortest toujoursconsidéréecommeun châtimentmême quand
elle prend l'allure d'une apothéose. Gengis Khan avait-il besoin de faire
intervenir un « miracle» pour justifierl'exécutiondu grandchaman? Non.
Maisaussine s'agit-ilpas d'un miraclemais d'un phénomène considérécomme
naturel.Durantsa vie,Teb-Tenggeri avait la réputation bienétabliede monter
au ciel pour parlerà Dieu 52,de chevaucherdans ses expéditionscosmiques
un chevalblanc (ou grispommelé).A la finde sa vie terrestre - qui n'est
-
d'ailleurspas une mortréelle , le sorciercontinueà employerla voie qui
lui est familière.
L'ouverturedominela tenteet est à la foisson centre.Elle correspond
à l'étagesupérieur,au foyerposé sur le sol en-dessouset autourduquel la vie
familialegravite.Ainsile feuet la calotteforment un véritableaxe du monde
commele pilierde la terre,l'arbrede vie, la montagne cosmiqueet plus impor-
tant qu'eux pourla cellulefamiliale.D'elle à la terrela fumée,issue du feu
sacré,est une colonne.La flamme,immortelle est un symbole
et insaisissable,
de l'âme. Commeelle,elle aspire à s'éleveret son émanation,grisâtre,monte
versl'azur où elle se perd.L'assimilationde l'espritdes décédésà ce danseur
53
pleinde mouvementsimprévusse concrétiseet Kotwicz l'a bien montré
quand il parle d'âme-flamme.C'est sans doute pourquoil'HistoireSecrète
tientà nous préciserque Kököcü est revêtude son corps: là seulementest la
merveillechamaniquepuisque chacun sait que l'espritdu chamanne pouvait
prendreune autrevoie.
C'est par le mêmecheminque les rayonsdu soleil,de la lune et des
étoiles,que le souffledu vent,pénètrentau sein de la demeure.Ils baignent
la tentede lumière,s'irradientet finissentpar se perdreen rampant« tel un
chienjaune » M sous les parois mal jointespourregagnerle mondeextérieur.
Leurpassagene va pas sans provoquerparfoisdesphénomènes :
extraordinaires
Chaque nuit, un homme jaune brillant entrant par l'ouverturesupérieure de la
tenteou par l'intersticelumineuxdu linteau de la porte frottaitmon ventreet son éclat
lumineuxs'enfonçait dans mon ventre ; quand il sortait,il sortait en rampant tel un
chienjaune dans les rais du soleil ou de la lune

52 L. MiRKHOND,cf. L. Langlès, Notice de l'Histoire de


Djenguyz-Khan. Paris
I7«J9,p. 202. Les écrivains musulmans disent Bout-Tengri ^ ^Co C^o (devenu
Tengri-ning Botitichez Abul Ghazi Bahadur Khax, Secere-iTurk,le baronDesmaisons,
pp. 54 et 80). C'est une erreur de lecture tenace pour Teb Tcngri ^ ^.Co ^o mieux
Teb-Tenggeri(Tenggeri,formemongole de Tengri).
53 Kotwicz, Contributionsà l'étude de l'Asie Centrale,Rocznik
Orjentalistickny
15, 19:19-1949,pp. 191-193.
54 C'est une
comparaison de 1'« Histoire Secrète» (§ 21). Pelliot a mis en note :
•«jaune - idée d'or ; allusion aux images dorées du Bouddhisme ? » Cette remarque ne
me semble nullementjustifiéeet le Bouddhisme n'a rien à faireici. L'homme qui entre
est jaune brillant lui aussi. Le chien qui sort n'est plus que jaune: comme il s'agit
d'un rayon lumineux (du soleil ou de la lune), la couleur choisie s'explique bien ; elle
s'est atténuée en traversantla tente. Cf. Piîlliot, HistoireSecrète,p. 122. Dans 1'« His-
toire des campagnes de Gengis-Khan », Pelliot et Hambis sont d'ailleurs revenus en
partie sur cette opinion (sans y renoncer tout à fait) : « sa couleur jaune est en quelque
sorte (sic) solaire et corresponden outre aux images dorées des divinités» (p. 120).

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Le chaman geiigiskhankle 411

dit Alan-qo'a dans l'HistoireSecrètepour justifierla naissance de ses trois


plus jeunes fils.Et elle conclut: « pour qui comprend,le signe est évident
qu'ils doiventêtreles filsdu ciel» 55.
On retrouveune attestationde la communication chamanique entre
ciel et terredans un intéressantrécitde Marco Polo :
Quand ils sont deux hommes dont l'un ait eu un garçon qui est mort - et il peut
être mortà quatre ans, ou n'importequand avant l'âge du mariage- et un autre homme
qui ait eu une fillemorte aussi avant l'âge nubile, ils font mariage des deux trépassés
quand le garçon aurait eu l'âge de prendrefemme: ils donnent pour femme au garçon
mort la fillemorteet en font dresserl'acte. Puis un nécromancienjette l'acte au feu et
le brûle ; et voyant monterla fuméedisentqu'elle va à leursenfantsen l'autre monde et
leur annonce leur mariage ; et que dorénavantle garçon mortet la fillemorte en l'autre
monde le savent et se tiennent pour mari et femme66.

Suit alors la descriptiondes cérémoniesnuptialesdes enfantsdécédés.


On voit entreautresque les parentsfontdes peinturessur papier à la ressem-
blance de cerfs,de chevaux et d'autresanimaux,d'ustensileset de meubles
diversqu'ils fontbrûleret « disentque leursenfantsauronttoutesces choses
en l'autre monde» 57,

3. La divinationchamanique

Rubruck donne, à propos des conversationschamaniques avec les


:
intéressant
esprits,un récitparticulièrement
Quelques-uns parmi eux évoquent les démons et réunissentde nuit, dans leurs
habitations ceux qui désirent avoir des réponses en leur nom. Ils placent de la viande
cuite au centrede l'habitation. Le Chaman qui faitles invocationscommence à les répéter
et il bat violemmentle sol avec un tambour.Finalementil entreen furieet rend nécessaire
de le lier. Alors,dans l'obscurité,le démonvient.Le chaman lui donne la viande à manger
et le démon fournitles réponses 68.

Nous avons là tous les élémentsd'une séancede divinationchamanique


avec les transesviolentes,la conversationavec les esprits,l'indispensable
tambour,attesté déjà dans l'HistoireSecrète: « le craintifToqt'oa (Bäki)
doit se trouverprésentement à Bu'ura-kä'ärà battredes feutresde selle (?)
et à fairerésonnerdes tambours» 58a.
La séance décritepar Rubruck a lieu de nuit et il ne semble pas que
l'opérateurse rendeau ciel mais que ce soitl'espritqui vienneà lui. La viande,
placée au centrede l'habitation,est encoredans l'axe cosmique,sous l'ouver-
ture supérieured'aération; nous retrouvonsle même chemin dans une
expressionculturelleidentique.
La Tarikh Djihan Kushai donne en résumé la même relation que
Rubruck :
55 Histoire Secrète, § 21, Pelliot, texte, p. 7, trad., p. 122. Haenisch, texte,
p. 3, trad., p. 3.
66 Marco Polo, édition Hambis, p. 87.
57 Idem.
58 Rubruck, édition Rockhill, p. 246.
wa Histoire Secrète, § 105. Pelliot, texte p. 26, trad. p. 147.

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' 12 Jean-Paul Roux »i. i•.»:••.«
Ai.thmp«*

« Ces magiciensdisentqu'ils sont possédéspar les démonsqui les infor-


mentde chaque chose qu'ils veulentsavoir.» 59
Bien entendu,à cette époque commetoujours,maintstémoignages ne
sont pas assez précispour que nous puissionsaffirmer que la divinationait
lieu par séancechamanique:
Quand naquit le petit-filsde Gengis Khan, un devin lui préditune grande fortune
et c'est pourquoi on le nomma Mongka, car, ajoute une note originaledu texte, la tra-
duction chinoisede Mong-ka, c'est éternel.

AinsiparlePelliot lisantle Yuan Che60.On ne peut biencomprendre


ce texteque si Ton se souvientde la philosophiegénéraledu pouvoiren Asie
Centrale,influencéesans doute par la Chine. En effet,l'œuvred'un prince
qui possède le knt,« le bonheur,la chance», plus exactementime certaine
grâce divine, est appelée à être éternelle61.Quoique l'histoireinfligetou-
jours un démentià cette assurance,les souverainspourrontse bercerde
l'illusion qu'ils agissent pour une œuvre immortelle,que leur perrenité
s'affirmera :
Après cela, jusqu'à cinq cents, jusqu'à mille ans, jusqu'à dix mille ans, si les
descendants qui naîtrontde lui (Gengis Khan) et occuperont sa place conserventet ne
modifientpas cette loi et le Jasak de Gengis Khan. . ., il leur viendra du ciel aide et
prospérité62.

La prophétieréaliséeau momentde la naissancede Mongkafutrépétée


à la venueau mondede son fils.Mais, cettefois,l'avenirinfligeaun démenti
rapideaux devinspuisque,si l'on en croitRubruck, celui-cimourutpeu après.
Au môme moment il advint que la première femme de Mangu Chan [Mongka]
accoucha d'un fils; et les devins furentappelés pour prédire l'avenir de l'enfant,et ils
firentvoir de bons événements,disant qu'il vivrait longtemps et qu'il deviendraitun
grand seigneur.Mais peu de jours après, il advint que l'enfant mourut.Alors la mère
furieuseappela les devins et leur dit : vous m'avez affirméqu'il vivrait et il est mort!
Alors ils répliquèrent: Dame ! C'est une affairede sorcellerieprovoquée par la nurse de
Chirina qui futmise à mortl'autre jour. Elle a tué votre filset nous voyonsmaintenant
qu'elle l'emporte63.

QuoiqueRubruck ne nous donnepas de détailssurla manièreemployée


par les devinspour voir l'avenir,la deuxième partie du récitqui, avec le
rapt de l'âme,nous met dans ime ambiancetrèsspécifiquement chamanique,
nous permetde penserqu'il s'agit bien ici des chamans-devins.
Cet horoscope
accompagnantla naissancen'était peut-êtrepas tiré pour les seuls princes,
puisque Rubruck nous dit encored'une manièrefortgénérale:
« Ils [Les Kam] sont appelés quand un enfantest né pour lui prédire
son avenir64.»
5!>Bretschneider, Mediaeval Researches I,
p. 257.
60 Yuan Che, eh. 3, fol. I, r°. Pelliot, Sur
quelques mots d'Asie centraleattestés
dans les textes chinois. Journ.Asiat. 1913, 1, pp. 453-454.
*l Cf. sur Kut, F. W. K. Müller,
Uigurica I, 1908, p. 56 et Kotwicz, Formules
initialesdes documentsmongolsaux XIII« et XlVe siècles. Rocz. Orjent.10,1934, p. 147.
62 Vladimirtsov,
Gengis-khan,p. 63.
63 Rubruck, édition Rockhill,
pp. 244-245.
64 Idem,
pp. 242-244.

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Le chaman gengiskhanide 413

C'est sans doute encore à ces mêmespersonnagesque le moinepense


:
quand il affirme
Quoique les devins disent que les Mongols doivent faireest exécuté sans délai. . .
Ils prédisentles jours heureux et malheureuxpour l'entreprisede toutes leurs affaires;
et ainsi jamais ils n'assemblent une armée ni ne commencentune guerresans leur assen-
timent.Depuis longtemps[les Mongols] voudraientretourneren Hongrie, mais les devins
ne le permettentpas 66.

Le chroniqueurarménienGuiragos confirmecet ascendant considé-


rable dont nous verronsquelles pourrontêtre les conséquencespolitiques:
Les femmes(des Tatares) étaient magicienneset jetaient des charmes sur tout.
Ce n'est que d'après l'avis de leurs sorcierset de leurs magiciensqu'ils se mettaienten
marcheet après qu'ils avaient rendu leurs oracles ••.

Marco Polo et Rashid ed din relatentde la mêmefaçonqu'on inter-


rogeaitl'aveniravant de partiren guerre,maisils notentdes procédésextra-
chamaniques67.Ce sont eux que nous devonsexaminermaintenant.

a) La scapulomantie. Nous avons dit à quel point cette technique


était bien connueet nous n'auronspas besoinici de nous étendre.
Gengis Khan confiaità Tchou-Tsaile soin de consulterl'avenir par
l'examendes fissuresd'une omoplatede moutontorréfiée 68.Rashid ed din
raconteque les
Camans ayant été consultés sur la maladie d'Argoun,examinèrentd'après les règles
de leurs sciences une omoplate et décidèrentque cette maladie était provoquée par des
sortilèges69.

Nous avonsvu avec assez de détailsles récitsrelatifsà la mortd'Argoun.


puisqu'ilnous précise
Celui-ci,dans sa brièveté,présenteun intérêtparticulier
que la scapulomantieest effectuéepar des chamansalors que la biographie
de Tchou Tsai affirme le contraire.A l'époque pré-mongole nous n'avons pu
attribueravec certitudecet art aux medecine-men. Rappelonsseulementque
le témoignagede Rashid ed din (que nous n'avonsaucune raisonde mettre
en doute)ne détruitpas d'autresaffirmations prouvantqu'il n'étaitpas indis-
pensabled'êtrechaman pour consulterles omoplates.

b) L'aruspicie. Elle nous est bien attestéepar un long texte de


l'Histoire Secrète des Mongols (§ 272) où l'on dit à plusieursreprises:
((lorsque [diverschamans et des devins] devinèrentpar des entraillesde
victimes.. . » Pelliot n'avait pas comprisce passage (mais il est vrai qu'il

65 Idem, pp. 239-240.


6GE. Dulaurier, Les Mongols d'après les historiensarméniens. Journ. Asiat.
1858, 11, pp. 250-251.
67 Cf. infra.
68 Biographie de Yelu Tchou Tsai dans A. Rémusat, Nouveaux Mélanges asia-
tiques, II, p. 64 ; D'Ohsson, I, p. 149.
69 Rashid ed din, 330, v. Quatremère, Histoire des Mongols de la Perse. Paris
1836, p. 268, note 89. Rubruck, édition Rockhill, pp. 187-188.

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414 JÜAN-PAUL ROUX 51. I»:.:«
Aiitliropos

n'en avait pas donné la traductionfinale)70,ce qui lui permitde dire que
l'aruspicieétait inconnuedes Mongols71.Plan Carpin pourtantla mentionne
aussi formellement :
« ils accordentune grande attentionaux divinations,angures,arus-
picies...» 72,
et Pelliot, embarrassé,voyaitchez ce voyageurun souvenirde l'antiquité
classique73.Jordanes, rappelons-le, l'avait déjà remarquéechez les Huns 74.
Mostaert a démontréque le mot mongolabid {abit) signifiaitbien
« entrailles» 75et que le dérivéabidla égalait « devinerpar des abid ». Il con-
clut de ce faitque l'aruspicationchez les Mongolsmédiévauxne pouvaitêtre
mise en doute, d'autant plus qu'elle « est encorepratiquéede nos jours par
les Darqad d'Ejen-qoriyalors des fêtessolennellesqui se célèbrentannuelle-
mentdu printempsen l'honneurde GengisKhan, fêtesdont les cérémonies
et les ritesremontent trèsprobablement à la dynastieYuen » 76.
A côté du mot abidla,le § 272 de l'HistoireSecrètedes Mongolsutilise
le mot tölgele77qui désigneaujourd'hui« plusieursespècesdifférentes de divi-
nations: par une omoplate,des sapeques, des flèches,etc. . . » 78et que l'on
retrouvedans le § 201 :
tölgetürülü oromui; cela n'entrepas dans le tolge79.
Il se peut donc que l'on revoie la techniqueattestéeà l'époque pré-
mongoleet qui nécessitaitl'emploi de baguettesde bois (ici des flèches?).
Il se peut aussi que nous ayonsaffaireà toute autre méthodemoinsconnue
de la sociétéaltaïque antiqueet médiévale.
6*)L'oniromancie. Nous connaissonsencore mal la philosophiedu
rêveen Asie Centraleet sonétudepréalablesembleindispensablepourdiscuter
efficacement de la divinationpar le songe et du rôle éventueldu chaman.
RuBRUCKnous en donneuneattestationqu'il est difficile de mettreen doute:
Une des concubinesde la cour étant tombée malade, on fit dormir
pendanttroisjours une de ses esclaves allemandeset « quand elle revintà
elle, on lui demanda ce qu'elle avait vue ». Elle réponditqu'elle
avait contempléune grandeassembléede personnesqui allaientmourirmais
que sa maîtressene se trouvaitpas parmielles80.
70 Pislliot, Les formesavec et sans
(¡~(k-) initial en turc et en mongol. T'oung
Pao, 1944, p. 91, qui écrit: « Le mot abit semble inconnu. La traductionchinoise inter-
linéaire le rend par entrailles.. . je pense qu'elle est inexacte. »
71 Idem, p. 93, note : « II n'est
pas à ma connaissance que les Mongols médiévaux
aient jamais eu d 'arúspices.»
72 Plan Carpin, III, S rii, D'Aviîzac,
p. 230.
7:1Pklliot, idem, 93.
p.
71
Jordanes, Histoire des Goths, eh. XXXV il.
75 MosTAKRT,Sur quelques passages... Harv.
Journ. 1952, pp. 358-360; Hae-
nisch avait bien traduit: « deviner en inspectant les entrailles des victimes» (Die
Geheime Geschichte,p. 143).
76 Idem.
77 Pklliot, Histoire Secrète, M2, Hakxisch,
p. p. 96.
78 Mostaert, DictionnaireOrdos,
p. 673.
79 Pelliot, ibid., 76, Haiînisch,
p. p. 64.
"" Kukkuck, edition Kockhill,
pp. 245-246.

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Le chaman gengiskhanide 415

Ce phénomènede l'oniromanciese confondétroitement avec les pré-


sages. Nous avons vu toute l'importanceque ceux-ciavaientà l'époque pré-
mongole.Des personnagesayant vu « quelque chose» en concluaientpour
l'avenir.
La visionne nous est généralementpas donnéecommeun rêve. Ne
l'était-ellepas,par exempledans l'anecdotehiong-nuoù un roivoitun poisson
cornu? 81L'HistoireSecrèteest trèsexpliciteà ce sujet:
[Dai Sa¿an dit] : « Parent Yäsügai, cette nuit j 'ai eu un rêve. Un gerfautblanc
tenantà la foisle soleil et la lune est venu en volant et s'est posé sur ma main. J'ai raconté
aux gens ce mienrêve en disant : [jusqu'ici] j'avais vu de loin le soleil et la lune ; à présent
ce gerfauten les tenant, les a apportés et s'est posé sur ma main et il s'est posé blanc ;
qu'est-ce que cela peut bien me faire voir de bon ? Parent Yäsügäü, ce mien rêve m'a
fait précisémentvoir que tu allais venir en amenant ton fils; j 'ai fait un bon rêve. Ce
rêve était un présage qui annonçait [la venue de] vous autres Kiyät 81a.»

Des circonstances(fortuites ?) serventà déciderdes actions les plus


graves d'un homme tel que GengisKhan ainsi qu'en témoignele § 80 de
l'HistoireSecrète: comme pour ne pas mourirde faim,il aura passé outre
à un troisièmeavertissement du ciel, il tomberaaux mainsde ses ennemis
Tayici'ut82.
Une nuit GengisKhan eut lui-mêmeun songe. A son réveilil déclara
à la jeune femmequi couchait à ses côtés qu'il avait toujoursété content
d'elle, mais,dans le rêve qu'il venaitde faire,il avait reçul'ordredu ciel de
la céderà un autre83.
Qorci prédit,grâce à un présage,la puissancefuturede l'empereur:
Un signe céleste est venu que nous avons vu de nos yeux. Une vache fauve est
venue qui a tournéautour de Jamuqa puis frappantde ses cornesla tente, montée sur
son chariot a frappé Jamuqa (lui-même)et, ayant brisé une de ses cornes est restée à
une seule corneet elle restait debout répétantet répétant : apporte ma corne, meuglant
et meuglant dans la direction de jamuqa et soulevant et soulevant la poussière. Un
bœuf fauve sans cornes a soulevé les poteaux inférieursde la grandetente,s'y est attelé,
les a tiréset en arrièrede Tämüjin s'en est venu par la grand-routemeuglantmeuglant.
Nous nous sommesdits que le ciel et la terreen étant d'accord, Tämüjin serait le maître
du peuple et que nous allions t'amener notre peuple. Les signes célestes en les faisant
voir à nos yeux nous ont averti. 84

Ce beuglement des bovinsqui parlentest peut-êtreà mettreen rapport


avec la conversation tenue par les chevaux connue par d'autresrécits.On
verraque « faireparlerun cheval», c'est en réalitétirerun présagepar cet
animal.
Si Qorcin'est pas un magicien(baki) rienne nous permetde dire qu'il
81 Cf. Eléments chamaniques. Anthropos53, 1958, 447.
p.
81aHistoire Secrète, § 63. Pelliot, texte, p. 13, trad.,
p. 131. Haenisch, texte,
pp. 8-9, trad., p. 10.
82 Histoire Secrète, § 80. Pelliot, texte, pp. 17-18, trad.,
p. 137. Haenisch,
texte, p. 12, trad., p. 16.
83 Histoire Secrète, § 208. Pelliot, texte,
p. 80. Haenisch, texte, p. 67, trad.,
p. 100.
84 HistoireSecrète, § 121. Pelliot, texte, 31, trad., 155. Haenisch, texte,
p. p.
p. 24, trad., p. 34.

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416 Jean-Paul Roux 54.1051»
Anthropos

y ait dans Tune quelconquede ces anecdotesl'intervention


chamaniquepour
la réceptiondu message divin ou pour son interprétation85.

d) L'astrologie. Rashid ed din, Marco Polo et Rubruck nous


signalentla divinationpar l'examendes astres,mais cetteméthodene semble
pas chamanique.Ces attestationssont d'ailleurs tardives,du temps où le
grandempireavait brassé les peupleset il est bien probablequ'étant donné
la tolérancepour les divers cultes,la crainteuniverselledes « prêtres», les
astrologueschinoiset iraniensavaient été appelés auprès des souverainset
que c'est d'eux qu'il s'agit.
Rashid ed din nous fait part, au reste,du conflitqui s'éleva entre
l'astrologueHosameddin, les bakhshiset les émirs dont les avis diffé-
raientla veille de l'expéditionvers Bagdad. Les astrologuesprédirentque
l'invasionde la Mésopotamieseraitcatastrophique, le
les bakhshiaffirmèrent
contraire86.On sait commentHulagu se rangeaà l'avis de ces derniers.On
voit par ce faitque la divinationcommençaità se condamnerelle-mêmepar
l'accumulationdes devins et la mésententequi ne manquait pas de régner
entreeux.
Marco Polo nous racontecomment,avant la bataille entre Gengis
Khan et le « prêtreJean», l'empereurmongolfitvenirdes astrologueschré-
tiens et Sarrazins87. Naturellement les Sarrazinsne donnèrentpas de bons
renseignements mais les chrétiens Cette conclusionmontreque,
excellèrent.
pour Marco Polo, il ne s'agit plus de chamaniques,mais d'une
fantaisies
« science». Un peu plus loin, cependant,notre voyageurse montremoins
« scientifique» puisque : « le Grand Can fit chercherà ses astrologuess'il
vaincraitl'ennemiet parviendrait à bonneissue» et que ceux-cirépondirent:
« nous vous apportonsune bonnenouvelle.Au nom de nos dieux, nous pro-
mettonsque vous ferezde vos ennemisà votrevolonté» 88.
Il n'est pas sûr que le mode employéici soit l'examen des astres.
EnfinRubruck nous laisse entrevoirque les chamanspouvaientavoir
acquis assez rapidementun certainnombrede connaissancesastrologiques
(ou faisaientsemblant de les posséder?), sans doute pour pouvoir lutter
contreles étrangersavec leurs propresarmes,quand il dit :
Quelques-uns d'entre eux [des devins] ont des connaissances en astronomie,parti-
culièrementle chefet ils leur prédisentles éclipses de la lune et du soleil 89.
85 L'interprétationdes rêves
pour la divination est encore très répandue aujour-
d'hui (E. Lot-Falck, Les Rites de Chasse, p. 119). Pendant le sommeil l'âme quitte
quelques fois l'homme et erre au loin. . . Certainshommes ont des âmes extraordinaires
qui prophétisent pendant qu'ils dorment. Leurs rêves se réalisent (Sieroszewski,
Chamanisme, p. 224). L'interprétationdes songes joue un grand rôle chez les Kirghiz
(R. Karutz, Unter Kirgisen und Turkmenen.Leipzig 1911, p. 136). W. Zajaczkowski
donne 180 explications types de rêve chez les Karaï (Songes Karaimes, Rocz. Orjent. 15,
1939-1949,pp. 339 ss.), dans lesquels il voit de grandes affinitésavec les faits des diffé-
rents peuples turcs.
86 Ouatremère, Histoire des Mongols,pp. 260-261.
87 Marco Polo, édition Hambis,
p. 79.
88 Idem, p. 103.
80 Rubruck, édition Rockhill,
pp. 239-240.

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Le chaman gengiskhanide 417

Ce chefest sans aucun doute le grand chaman, le bäki,mais on voit


que les prédictions ne sontpas ici d'ordresurnaturelni conjecturales
quoique
ces phénomènescélestessoient alors considéréescomme des accidentscos-
miques et religieuxnécessitantdes précautions(dont Rubruck nous donne
ensuiteune fidèledescription).
En conclusion,à cette époque comme aux précédentes,les grands
devinssontles chamans.Mais des personnages sans rapportavec eux peuvent
prédirel'avenir. Une preuve formelle nous en est donnée par l'Histoire
Secrète(§ 272) qui écrit: « on fitdevinerpar diverschamans(bö) et par des
90.»
devins (tolgeâi)
Ce texte de base fait donc une différence entre les deux et nous ne
pouvons le discuter.

II. Les autrespouvoirs

1. Pouvoirsdivers
Marco Polo décritavec un grandluxe de détails diversprodigesdont
il a entenduparlerou auxquels il a assisté.Etant donnéla date particulière-
ment avancée où il a séjournéchez les Mongolset le lieu (la Chine),il est
peut-êtreimprudent de les attribueraux chamans. C'est sans doute une des
raisons qui a poussé Hambis à voir dans les bacsi qui opèrent,des lamas
observant,les ritestantriques91.
Très frappépar ces espèces de tour de prestidigitation, « chose vraie,
digne de foi, sans nul mensonge » 92, Marco Polo les décrit à plusieurs
reprisesen en rendant les
responsables bacsi;
Quand le Grand Can est assis pour dîner ou souper. . . les coupes pleines se sou-
lèvent et d'elles-mêmess'en vont par l'air se présenterdevant le Grand Can lorsqu'il
veut boire sans que nul ne les touche. Et lorsqu'il a bu, ces coupes reviennentà la place
d'où elles étaient parties. . . 93

Odoric de Pordenone connaîtce même phénomène:


II y a enchanteursqui font venir hanaps pleins de bons vins et en boivent tous
ceux qui veulent boire. Plusieurs autres choses font-ils pour leur Seigneur que nul
n'oserait croirequi ne les a vues. Mais je les ai vues de mes yeux et je puis en parlerM.

Ces autreschoses sont celles dont Marco Polo nous entretient : que
les oragesviennentet s'en vont à volonté,que les idoles parlentet prédisent
l'avenir95et dontil nous faitun longrécit96.

90 Histoire Secrète, § 272, Pelliot, texte, p. 112. Haenisch, texte, p. 96, trad.,
p. 143. Mostaert, Sur quelques passages... Harv. Journ. 1952, p. 363.
91 Marco Polo, édition Hambis, p. 97.
9* Idem, p. 97.
93 Idem, p. 97.
94 Odoric de Pordenone, XXVI, H. Cordier, Les voyages en Asie au XIVe siècle
du bienheureuxFrèreOdoric de Pordenone. Paris 1891, pp. 379-380.
96 Marco Polo, édition Hambis, p. 107.
w Idem, pp. 149-150.

Anthropos64. 1959 27

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418 Jiîan-Paul Roux s-i. i»s«
Autumpos

11y a touteschances que nous n'ayonspas ici affaireà des chamans.


Le Vénitienattribueces merveillesqu'il a vues dans la ville de Cambaluc à
« cinq cents devins et astrologueschrétiens, Sarrazinset catayens» (= chi-
nois) 97. Guikagos nous permet de préciserque ce sont des phénomènes
bouddhistespuisqueles magiciensqui « fontparlerles chevaux,les chameaux
et les idoles de feutreet qui pratiquentl'art des sortilèges . . . adorent
Sakyamouni ». Ils ont d'ailleurs « la tête rasée et portentun manteau jaune
attaché sur la poitrine» 98.Vartan dit de même que « les prêtresqui vou-
lurentconvertirHoulagou à Cakya Mounifaisaientparlerles idoles de feutre
et des chevaux» ".
Cependant,il se pourraitque nos informateurs ne fassentpas bien la
distinctionentreles différents sorciers puisqu'ils n'ont pas l'air de connaître
particulièrement les chamans.Sans suivrepourautant Rockhill qui n'hésite
pas à voir la cérémonie chamaniquetypedu sacrificedu cheval au cours de
laquelle l'âme du sacrificateur va au ciel et en rapporteles prédictionsdans
l'expression «faire parler les chevaux»100,il faut remarquerque les idoles
de feutrenous laissentdans le cadre de la religionaltaïque. L'interprétation
de Rockhill toutefoisme sembletoutà faitforcée,d'autant plus que je ne
croispas que les chameauxaient été sacrifiés.Nous allons voirce qu'il en est
réellement.
Nous avons déjà rencontré, avec Rubkuck,une servantequi faitparler
des chevaux,h' Alian Tobci (§ 70) nous donnela clefdu problème:
Ses deux chevaux nommés (Julaqan et (jaraqan, tout en poussant des soupirs
s'étaient mis à gratter le sol des pieds de devant. Mendü örlüg s'étant aperçu que ses
chevaux poussaient des soupirs dit : qu'il se produise un tel présage, c'est que des gens
perverssont en route 1<H.

Mostakrt dit que les soupirsd'un chevalprésagentqu'un malheurarrivera


à son maîtreet renvoieau conte intituléDzugun Mergendans le Folklore
Ordos102.Je croisque nous avons là l'explicationque Rockhill cherchebien
loin. Faire parlerles chevaux égale tirerun présagedu comportement des
chevaux et de leurs hénissements(= soupirs).Le folklorecentre-asiatique
est richeen légendesoù le cheval tientconversation avec son maîtreou d'une
façongénérale avec divers humains : il les conseille et les guide. Il y a là un
développement affabulé d'une remarque initiale rationnelle. Les chevaux
s'agitentet sententde loin le danger.Nous avons toute la genèse d'une
légende103.
"7 Idem,
p. 149.
WH Dulaurier, Les Mongols d'après les historiensarméniens.Journ.Asiat. 1858,
II, p. 507.
99 Dula uhier, ibid.,
p. 306.
100Rubruck, édition Rockhill,
pp. 243 et 244, note 3. Cf. Radlov, Aus Sibirien,
II, pp. 20 ss.
101Mostaert, Harv.
journ., 1950, pp. 35:1-354.Cf. C. R. Bavvden, The Mongol
ChronicleAltan Tobci, Wiesbaden 1955, p. 166.
102Mostaert, Folklore Ordos,
p. 54.
ios (;f Uadlov, Proben der Yolkslitteraturder Türkischen Stämme Südsibiriens,
8 vol. St. Petersburg1866-1872,vol. IIÎ, p. 317. M. N. Kangalov, Buryat Folk Tales and

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Le chaman gcngiskhanide 419

Les possibilitésd'une confusionentre chamans et magiciensou reli-


gieux diversapparaissentencoredans d'autresremarques.
Marco Polo affirmeque les bacsi recommandentde planter des
arbres104; c'est un faitqu'il faut peut-êtremettreen rapportavec le culte
altaïque des arbres; maisil est vrai qu'il est quasi universel.Il y a cependant
une traditionqui ne peut être chinoise.Les Turcs d'Asie Centrale,tout en
déboisantsans cesse, ont toujoursaffirmé la nécessitéde planter.Dans la
Turquierépublicaine, l'on voit encorede grandesaffiches propagandistes pour
«
le reboisementrédigéesdans ce style: Celui qui plante un arbretravaille
pour l'éternité» - « plantezun arbre,votreœuvredemeure». Le professeur
P. N. Boratav n'a pas hésitéà me direqu'il voyait,à côté d'une indiscutable
volontégouvernementale, la survivanced'une antique idéologie.
Les bacsidu Vénitiensuiventd'ailleursune coutumestrictement altaïque
quand ils punissentde mortsans verserle sang,car « les bacsi. . . disentqu'il
est mauvais de verserle sang humain» 105.
Le mot « astrologue» lui-mêmesembleemployépar Marco Polo sans
beaucoup de discernement :
Les astrologues ont dit au Grand Can qu'il doit répandre en l'air et sur la terre
un peu de lait de ses juments blanches le 28e jour de la lune d'août 106.
Et les astrologues disent que les dieux boivent le lait versé. . . 107

Nul doute qu'il ne failleici remplacere astrologue» par un autremot.


Commel'offrande aux maîtresde la terreet de l'air est bien altaïque, nous
pensonsque le terme qui convientle mieuxest chaman.
Les attributsmagiquesdes chamanspeuventprendredes formesvariées.
Rashid ed din raconteque, seloncertains,le titrede Küélüg (Le Puissant),
portépar des membresde la familleroyaledes Naiman, tiendraità ce qu'un
souverainaurait eu la puissancede commandernon seulementaux hommes,
mais aux génies(djinn)au pointqu'il tiraitleurlait et en faisaitdu mest(lait
aigre),du dog (petitlait) et du qimiz(koumis,lait fermenté)108.Dans le texte
parallèlede sa vie de GengisKhan 109,Rashid ed din nommeau lieu des
djinn,les dev et les pari, et attribueaussi à Küölüg un pouvoirsur les ani-
maux n0. C'est le rétablissement d'une traductionchinoisedouteusede Bret-

Beliefs,1889, p. 11, cité par C. F. Coxwell, Siberian and other Folk-Tales. London 1925,
p. 146. Cet auteur donne plusieurscontes où un cheval parle : Conte bouriate (un cheval
à huit pieds parle, pp. 145 ss.). - Conte yakoute (un cheval donne des avis à son maître,
- Conte altaïen (un cheval
pp. 262 ss.). - Conte bashkir (un cheval chante,pp. 449 ss.).
parle à un jeune garçon, pp. 297 ss.).
104Marco Polo, édition Hambis, p. 146.
105Marco Polo, édition Hambis, p. 117. J. G. Frazer cependant trouve que le
sang des rois ne pouvait être répandu à terreau Siam (p. 281), en Birmanie (p. 282),
au Tonkin et même au Dahomey et à Madagascar (p. 282), Le rameau d'or, 3 vol.
Paris 1903-1911 ; vol. I, pp. 281-283.
106Marco Polo, édition Hambis, p. 96.
107Idem, p. 96.
108Pelliot et Hambis, Campagnes. Leiden 1951, p. 305.
109Trad. II, p. 112.
110Pelliot et Hambis, ibid.

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420 Jean-Paul Roux 54.i or»«.»
Anrhropos

Schneider 1U,reprisepar Grousset 112et Waley 113.Ces savants rappellent


que ce mêmeroi Naiman était « ensorcelé» parcequ'il mangeaitdes aliments
succulentsqu'un génie de la montagnelui offrait.
Un hommedu clan Yäsüt, vassal des Tayici'utforestiers,
qui avait tiré
une flèchesur GengisKhan et tué son cheval, lui dit :
Maintenant si le qaghan me fait mettreà mort,je resteraià pourrirsur un peu
de terre.. ., si j'obtiens la grâce, en avant du qaghan, fendantl'eau profondeet mettant
en pièces la pierre brillante,je m'élancerai pour lui. Au lieu où il m'aura dit : va ! je
réduiraien poussière le roc bleu ; quand il m'aura dit : efforce-toi! je briseraien miettes
le roc noir 114.

Parolesobscurespour nous mais assez clairespourl'Empereur,puisqu'il lui


laisse la vie et lie avec lui compagnonnage.Peut-êtredoit-onmettrece fait
en rapportavec l'épisode dans lequel nous voyonsque GengisKhan ne peut
sortird'une forêtoù il s'est réfugiéparce qu'un rocherlui barrela route115.
Le grandchamanKököcü, qui sera l'ennemide GengisKhan, étaitdoué
de capacitéssingulières :
II marchait tout nu et sans chaussures par le plus grand froid118,il demeurait nu
sur la montagne et son corps était à l'épreuve du froidet du chaud 117.

2. La maîtrisedes éléments

C'est encorela techniquede la pierreà pluie qui, comme à l'époque


pré-mongole,semble fondamentaleen ce domaine.
L'Histoire Secrètedonne le récitsuivant:
Le lendemainon fitavancer les troupes et on se rejoignit,et on se rangea en ordre
de bataille à Köyitän. Pendant qu'on se déplaçait vers le bas, vers le haut et qu'on les
disposait mutuellement,chez ceux-là 118Buyiruq-qan et Quduqa 119étaient à produire
un orage magique. Comme ils produisaientl'orage magique, l'orage magique se renversa
et c'est précisémentsur eux que l'orage magique tomba. Eux, ne pouvant avancer et
tombantdans les fondrières,dirent ensemble : nous ne sommespas aimés du ciel
et ils se dispersèrent
m.
111Bretschneider, Mediaeval Researches, I,
p. GÌ.
112Grousset, Empire mongol, p. 250.
113A. Waley, The Travels of an Alchemist. London 1931, p. 7G.
114Histoire Secrète, § 147, Pelliot, texte,
pp. 42-43, trad., p. 170. Haenisch,
texte, p. 34, trad., p. 49.
115Histoire Secrète, § 80, Pelliot, texte,
pp. 17-18, trad., p. 137. Haenisch,
texte, p. 12, trad., p. 16.
116Aboul Ghazi, Secere-i-Türk,III, p. 88.
117Zafer Name, Langlès, Notice de l'Histoire de
Djenguis-Khan, p. 203. Bar
Hebraeus dit : « et à ce temps un certain homme des Tatars se leva qui, dans le plus
fortde l'hiver,dans tout le gel et le froidqui existe dans ce pays, allait à peu près nu et.
marchaità travers la montagne et les collines pendant plusieursjours » (Chronography.
London 1932, p. 353).
118II s'agit d'une coalition de
Tayici'ut, de Naiman, de Merkitet d'Oyirat.
119
Buyiruq-qan est un Naiman ; Quduqa, un Oyirat qui porte quelques lignes
plus haut le titre de bäki. On le trouve aux § 141, 142, 143, 239 et 241.
120Histoire Secrète, § 143, Pelliot, texte, 40, trad., 167. Haenisch, texte,
p. p.
p. 32, trad., p. 45. Sur la « pierreà pluie », cf. Roux, Elémentschamaniques, p. 449 sq. et

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Le chaman gengiskhanide 421

Ce récit est valorisépar sa conclusion: nous ne sommespas aimés du


ciel. Nous savons bien, par toutel'histoirealtaïque, que la désaffection du
ciel est la cause principaledes échecs.Néanmoins,il est ici intéressantde
remarquerque la magiese révèleimpuissante quand elle se heurteà la volonté
souverainede Dieu. Il y aurait donc une hiérarchieentremagieet religion,
fait qui serait capital et que nous ne pouvonsguère saisir en généraldans
nos documents.Mais il se peut aussi que l'orage magique se soit retourné
par l'action plus efficaced'autreschamansappartenantà GengisKhan. De
la même façon que, dans l'arméeennemie,les faiseursd'orage Buyiruq et
Quduqa marchaienten tête (avec leurshommes?), aux devantsde l'armée
gengiskhanide allaientAltan Que ar, Daritai et aux devantsde celle de
son allié Ong Khan, Sänggüm, Jaqagambu et Bilgä bäki. Deux de
ces personnagesau moins sont bäki,à savoir Bilgä et Qucar (cf. § 122).
Il n'en resteraitpas moinsvrai que la suprématiemagiquedes gengiskhanides
seraitconçue commeune faveurdivine.
Rashid ed din et les Annalesdes Yuen passent sous silencele côté
surnaturelde l'affaire,attribuantle méritede la victoireau seul talent de
GengisKhan 121.C'est peut-êtreeux qui ont raisonpour les faits,mais non
en esprit,leur versionétant une gravealtérationde l'HistoireSecrète,plus
prochedu contextepsychologique.Cependant,plus tard, on rencontrechez
l'auteur persan une anecdotesemblableet ce doit êtrela même,située,par
confusion,dans une autrecirconstance.
Le titrede qan, portépar Buyiruq, indique qu'il était souverain(des
Naiman), or on sait que les Naimanpossédaientdes rois-sorciers. Quant à
Quduqa-bäki, son titre ne laisse pas de doute sur le fait qu'il était un
grandchaman en même tempsque princedes Oyirat. Un troisième larron,
Qutu, qui ne participe pas à la fabricationde l'orage,ne doit pas encore être
grand chaman, mais doué d'une certainepuissance magique (si, à cetteépoque
elle est héréditaire)122,puisque,ne portantpas le titrede bäki,on tientà
nous fairesavoir qu'il est le filsde Toqto'a bäki des Merkit123.Aucun des
autresnoms cités ici ne sont complétéspar celui du père. L'exceptionpour
Qutu est donc volontaire.
Rubruck sait bien que les devins« troublentl'atmosphèreavec leurs
incantations»,mais il ne nous dit pas s'il s'agit de la pierreà pluie124.
D'Ohsson a retrouvédans les historienspolonais et silésiensle récit de
phénomènesvoisins:
Comme les divisions polonaises de Sulislaw et de Miezislaw combattaient avec
succès, les Tartares recoururentpour les vaincreà la magie. Ils déployèrentun étendard

surtout, M. F. Köprülü, Une institutionmagique . . . Actes 2e CongrèsHist. Rei. 1923.


pp. 440-451, P. N. Borat AV, Istiska, Islam Ansiklop. 54 cüz, pp. 1222-24, A. Inan,
Tarihteve bugün Samanizm, Ankara 1954, pp. 160-165.
121Cf. Grousset, Empire mongol,p. 111.
122Nous ne le savons pas.
123En réalité, un fils de Toqto a porte, du vivant de celui-ci, le titre de baki :
c'est Tögüs bäki.
124Rubruck, édition Rockhill, p. 245.

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422 Jean-Paul Roux öj. i».v.i
Anthmpos

où l'on voyait un signe semblable à la lettre X et une tête d'homme monstrueusequi


vomissait avec des nuages de fumée,les vapeurs les plus fétides.
Dès lors,les Tartaresont la victoire125.
Je ne sais que fairede ces étendards,de ce X et de la tête d'homme.
Peut-êtrey a-t-il confusionchez les chroniqueurs.Peut-êtreétait-ce une
autre manièrede fairevenir les bouleversements atmosphériques. Nous ne
pouvons, dans l'état actuel de nos la
connaissances,rejeter plus vraisemblable
techniquede la pierreà pluie.
Une formemoinstraditionnelle de maîtrisedes élémentsest attribuée
par Marco Polo aux astrologueset enchanteursde la cour du Khan, mais
celui-ciprendsoin de nous préciserque les opérateurssont Thibétainset
Cachemiriens. Soninformation doitêtrejuste,la méthodeemployéeicisemblant
tout à faitaberrante.Nous versonscependantson témoignageà ce dossier.
Sachez donc que le Grand Can demeure en son palais où il reste trois mois de
l'année et qu'il y a pluie, brouillard ou mauvais temps. Il a près de lui de sages astro-
logues 128et enchanteursqui vont sur le toit du palais et, par leur scienceet incantations,
ordonnentà tous les nuages, à la pluie et au mauvais temps de s'en aller d'au-dessus du
palais ; si bien qu'au-dessus du palais, il n'y a point de mauvais temps,que jamais goutte
d'eau n'y tombe et que l'intempéries'en va autre part ; oui, si parfaitement: la pluie,
la tempêteet l'orage tombent tout alentour, mais rien ne touche le palais 127.

III. L'action politique des chamans

Un certainnombred'historiensde l'empiremongolont senti qu'il y


avait un conflitinternedans la sociétégengiskhanide, généralement estompé
par l'immenseépopéemilitaire,mais n'en jouant pas moinsun rôleprimordial.
AinsiVladimirtsovrecherchece conflitdans une luttede classes: aux begs,
il oppose le bas peuple (celui que les inscriptionsde l'Orkhonnommentle
kara bodun)et l'histoirepré-gengiskhanide justifieen partie sa théorie.Il
voit aussi un conflitreligieuxentrel'aristocratiedes steppeset le chaman,
ce « survivantdu régimeforestieret chasseur» 128.Ainsi Grousset n'hésite
pas à parlerd'une « lutte du sacerdoceet de l'empireentreun chefde clan
vêtu de peaux de bêtes et un sorcierau fondd'une tentede feutre» 129.Mais
chez ces savants,l'étude de la question n'a pas été systématiqueet nous
devons parlerdavantaged'intuitionque de démonstration.
Ce qui paraît bien établi jusqu'alors,c'est la prisedu pouvoirpar les
chamanschez les peuples mongolsforestiers Tayici'ut,Merkit,Oyirat,Tou-
rnât,au coursdu XIIe siècle. Nous avons vu que le titrede bükt,servantà
désignerdes pontifesdu chamanisme,les grands chamans,avait été porté
par des princeschefsdu pouvoirpolitique.Nous avons relevéceux que nous
125D'Ohsson, Histoire des
Mongols, II, p. 127, note.
126Voilà encore, chez Marco Polo, un
emploi singulier du terme astrologue.
127Marco Polo, édition Hambis,
p. 96.
128Vladimirtsov,
Régime social, p. 99.
129Grousset, Introduction
historiqueau « Gengis-khan» de Vladimirtsov (trad,
franc.),pp. xxiv-xxv.

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Le chaman gengiskhanide 423

donnait l'HistoireSecrète: Quduqa bäki des Oyirat,Toqto'a bäki et


Tögüs bäki des Märkit,Säcä bäki des Yurkin,Qaci'un bäki des Dörben
et qui sévissaientau tempsde la jeunessede GengisKhan versles années1200.
Pelliot et Hambisnousmontrent l'existencede rois-sorcierschezles Ouigours,
Naiman,Qipcak130et sans doute chez les Qangli131.Vladimirtsov ne peut
souleveraucune objectionquand il explique: « Souvent à la tête de leurs
clans se trouvaientplacé des Saman, mages qu'ils supposaienten commu-
nicationavec les esprits132.»
La traditionde la lutte d'influenceentrechefsmilitaireset « religieux»
est ancienneet nous avons pu la retrouver dans les vieux récitsaltaïques du
haut Moyen Age. Au début du XIIe, elle s'affirmenettementchez les
Joutchen(Djurtchet).Grousset, sans fairede rapprochement avec les faits
gengiskhanides, rappelle justementqu'un rôle importantfut joué dans la
formation du royaumekin par un grandchamanen mêmetempsprincedu
sang, répondantà un nom connu sous la transcription chinoisede Wan-
yen-wou-che 133.Quoique nous ne connaissions pas en détails l'histoiredes
luttesmenéespar ce personnagecontre du
l'autorité roi,elle se termina en 1139
par la miseà mortdu sorcier.
Pour essayer de délimiterle rôle politiquedu chaman, nous allons
examinersuccessivementle « sacre de Jamuqa» et celui de Gengis Khan,
son conflitavec Kökööü,
l'attitudede celui-civis-à-visdes bäkiet en particulier
le rôle deUsun bäki et enfinles faitsqui prirentplace sous les successeurs
du souverainuniversel.

1. Le sacre de Jamuqa

En 1201 (année de la poule), Jamuqa,au coursd'un kuriltaï,est élevé


à la dignitéde qan (khan) (Gur Khan = Khan Universel).L'HistoireSecrète
nous donnele nom des tribusréuniesà cetteoccasionet celui de leurschefs
quireconnurent le nouvelempereur. Nous trouvons là la listede nomssuivante:
- -
Baqu Corogi (des Qadagin) Cirgidäi ba'atur (desSalji'ut) Qaoi'un
- -
bäki (des Dörbän) Jalin buqa (des Tatars) Tugä maqa (des Ikiräs)
- Sirgäk-ämäl et Alqui (des Onggirat)- Conaq et Caqa'an (des Qoro-
- Qutu filsde Toqto'a bäki (des
las) - Buyiruq qan (des Naiman)
-
Merkit) Quduqa-bäki (des Oyirat) et troishommes(?) des Tayici'ut.
Sur quinzehommes,il y a doncdeux bäki,le filsd'un bäki,sans doutechaman,
et deux autres personnagesqui le sont peut-êtreégalement.Rien ne nous
dit que les bäki et chamansaient ici agi en tant que personnagesreligieux.
Noussommesdoncobligésde les considérer seulement commechefsde tribus134.

130Pelliot et Hambis, Campagnes, p. 250.


131Ibid., p. 116.
132Vladimirtsov, Gengis-khan,p. 9.
133Grousset, L'Empire des Steppes, pp. 193-194.
134Histoire Secrète, § 141.

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424 Jean-Paul Roux 54. mu
Anthropus

2. Le premiersacre de Gengis Khan

Vers la findu XIIe siècle,Tämudjinvoit venirà lui troishommesqui


lui disent: «Nous te ferons qan»135. Ce sont Altan otcigin, filsde
Qutula-qan, anciensouveraindes Mongolset deux bäki; Que as et Säcä.
Il y a peut-êtrelà possibilitépour un véritable« sacre» (avec la valeurreli-
gieuse de la chose)136.

3. Attitudede GengisKhan avec les bäki

Nous en verronsquelques-unesd'après l'Histoire Secrète:


a) GengisKhan,aprèsun momentd'hésitation,faitmettreà mortBori
Bökö qui a blesséBälgütäi (§ 140).
b) Quoique Säcä bäki ait joué un grandrôle dans l'électionde Gengis
et
Khan, ainsi que nousvenonsde le voir,celui-cin'est pas sûr de sa fidélité
il s'en débarrasse(§ 136).
c) Dans la lutte qui oppose l'empereurà Toqto'a bäki, plusieurs
épisodes successifsmontrent la permanencede l'attitudesouveraine: Gengis
Khan captureses enfants(§ 162), chercheà le mettreà mort(§ 109) et finale-
mentle tue (§ 236). Son allié Ong Khan faitdisparaîtreson filsTögüs bäki.
d) Qucar-bäki, qui n'obéitpas aux ordresimpériaux,est blâméet se
voit retirerle butinqu'il a capturé (§ 153).
Dans tous ces épisodes,on ne voit aucune sortede crainteparticulière
enversces personnages et aucune tracedu désirde les ménager- de ce désir
qui, plus tard, feraépargnerles prêtresdes diversesconfessions.

4. L'élévationde GengisKhan. - Kököcü. Usun


II me sembley avoirune incontestable similitudeentreles faitsjoutchen
que nous avons examinés plus haut et l'épisodede l'HistoireSecrètedes Mon-
gols relatifau Qongqotat,Kököcü, filsde Munglikqui a joué et jouera un
si grand rôle dans la vie de GengisKhan 137et dont le proprepère Caraqa
äbügän avait déjà de bonnesrelationsavec le futurconquérant138.
Kököcü, connuaussi sous le nom de Teb-Tenggeri, le Très céleste,
avait annoncéque GengisKhan étaitdésignépar le Ciel-Dieucommel'envoyé
du destinsur la terre.D'après Rashid ed din, ce seraitlui qui auraitsacré
véritablementl'empereurà la Grande Assemblée {Kuriltai) en déclarant:
135A ne pas confondreavec la véritable nomination comme souverain universel
(Gengis Khan) qui eut lieu en 1206.
136Histoire Secrète, § 123.
137Cf. Histoire Secrète, § 69, 130, 168, 202, 204, 244, 245, 246. C'est à lui
que
Yäsügäi ba'atur agonisant avait confié sa famille. L'Histoire Secrète l'appelle générale-
ment Munglik aâigã = Père Munglik.
138Histoire Secrète, § 72-73.

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Le chaman gengiskhanide 425

« Le Seigneurd'en haut a ordonnéque tu te nommesGengisKhan. » Aboul


Ghazi raconteainsi la chose:
Le Khan donna un grand festin,pendant lequel on vit arriverle filsde Qoungqamar
MinglikEtchigué Koutche que le peuple avait nomméTengri-ningBouti (= Teb Teng-
geri). J'ai, dit ce Koutche, reçu de Dieu Tordre de venir annoncer à Temoutchine et à
tout le monde que dès aujourd'hui on ne doit plus l'appeler Temoutchine car c'est à
Tchinguiz Khan, à ses enfants,à sa postérité que Dieu a accordé l'empire du monde 189.

Il y a là un rite de passage auquel le grandchamanpréside.Le nom


ancienest oublié pour un nom de règnebénéfique.Nous avons des raisons
de penserque ce nom signifiele Khan Universel. D'autre part, quoique
le rôlede Kököcü n'apparaissepas trèsclairement, on ne peut douterque le
nouveaumaîtren'ait joui de l'influencedu « clergé» pouraccéderà l'Empire.
Vladimirtsov a émis l'hypothèseque le chamantrèsambitieuxnourrissait
des projets plus vastes140.C'est possible,quoiqu'il ait pu se contenterde
posséderle pouvoirréelsans en porterdes titres.C'est peut-êtrece qui serait
arrivéavec un hommemoinsimbu de ses prérogatives, moinslargementtaillé
que Gengis Khan. Celui-ci au début de son règne, contraint de croire (et
croyant sans doute sincèrement) que son autoritévenait du ciel, qu'il était
le représentant, l'agent de Dieu sur la ne se du
terre, pouvait passer spécialiste
en spiritualitéqu'était le grand chaman. Kököcü se met dès lors à exercer
surla courune grandeautoritémorale141.A toutmoment,il se présenteavec
ses six frèreset son père dans la tente impériale,il parle avec hauteuret
l'accusationque GengisKhan finirapar lui adresserest significative : « Vous
vous êtes mis à vouloir vous à moi ! 142» La lutte entre deux
égaler
personnalités aussi puissantesne tarde pas à éclateret elle s'illustrepar deux
épisodesl'un et l'autredramatiques143.L'HistoireSecrètenous faitbien voir
qu'il s'agit d'une véritablelutte entredeux familles,d'une rivalitéde clans,
l'un formépar le souverainet ses frères, l'autreparle grandchamanetles siens.
Une premièrefois,les sept Qongqotats'en prennentà Qasar frèrede
GengisKhan et le battentcommeplâtre.L'audace estgrande.Mais le scénario
est admirablement construit.

a) Premier épisode144
a) Les sept hommesbattentQasar.
ß) Qasar se plaint à Gengis Khan qui, mécontent,rudoie son frère.
y) Devant ce premiersuccès qui lui prouvequ'il peut s'aventurerassez
loin, Kököcü pousse son offensivecontreQasar. Il va trouverGengisKhan

139Aboul Ghazi, Desmaisons, III, 88.


140Vladimirtsov, Gengis-khan,p. 68.
141Grousset fait remarquer que la situation de Munglikdans la familleimpe-
riale pouvait contribuerà donnerdes prétentionsà Kököcü (qu'il nomme improprement
Köktchü). Empire des Steppes, p. 275.
142Histoire Secrète, § 246, Haenisch, texte, p. 83, trad., p. 124.
143Cf. Vladimirtsov, Gengis-khan,pp. 67-71,qui ne dissocie pas les deux actions
de Kököcu.
144Histoire Secrète, § 244, Haenisch, texte, pp. 80-81, trad., pp. 119-121.

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42() Jean-Paul Roux si. iílv.i
Anthropos

et lui dit : « Un jour le Ciel Eternelm'a dit que Tämujin devait prendreen
main l'empire.Maintenantil me dit que c'est Qasar. Mais il est possiblede
changerle destin.
8) GengisKhan, inquietde cetteprophétie,se rendla nuitmêmeauprès
de Qasar, le ligote,lui enlèveson bonnetet sa ceintureen signed'aliénation
de sa libertéet le soumetà un interrogatoire, auquel fortheureusement assiste
leurmèrequi sauve peut-être le princed'une exécutionsommaire.
e) GengisKhan pourtantretireà Qasar une partiedes forcesqu'il com-
mandait.
L'opération de Kököcü a partiellement réussie.Il a semé la défiance
dans la famillesouveraine,affaibliQasar. Remarquonsque la prédictionfaite
parle chamanest acceptéeparGengisKhan - faitimportantpourcomprendre
sa mentalité- , mais que le Ciel-Dieuprévoitque sa volontépeut changer,
si l'empereurse débarrassede celui qu'il a désigné.Vladimirtsov considère
que Teb a subi un échec145.Je ne le crois pas. Il reconnaîtd'ailleursque
son influencese trouverenforcée à la suitede cet événementet qu'il continue
à se présenterquotidiennement devant le Kaghan pour lui donnerdes avis
et lui adresserdiversesrecommandations.

6) Deuxième épisode146
a) Kököcü va maintenants'en prendreau plus jeune frèrede Gengis
Khan, Yötöigin, le princedu feu,le gardiendu foyer,Temuge.
ß) GengisKhan ne réagitpas et l'on s'attendà une nouvelleattaque de
la familledu grand-chaman.
y) Alors, l'impératrice, Börtä Ujin intervientpar une belle et longue
apostrophepour dévoiler à son mari les plans du chaman et lui montrerle
:
danger quand tu seras mort, dit-elleen substance,crois-tuque ces gens-là
laisserontrégnertes héritiers ?
S) GengisKhan passe alorsà la contre-attaque.Il renonceà ses craintes
et dit à son frère: quand Teb Tenggeriviendraici,faisde lui ce que tu voudras.
Trois athlètespostés à l'avance, entraînentle büktau dehorset lui brisent
la colonnevertébrale.
e) Ses six frèressont sur le point de s'en prendreà l'Empereurpour
vengerle défunt.Munglikpleureet les six Qongqotat c barrantla portese
placentautourdu foyer,retroussent leursmanches.GengisKhan prendpeur,
sortde sa tenteet appelleses gardiens».
0 GengisKhan voyantqu'aprèsqu'on lui eut briséla colonnevertébrale
on avait jeté Teb Tenggerià l'extrémité de la rangéede charettes,faitapporter
une tentegriseet la faitplacerau-dessusde lui.
y))Troisjoursaprès,à la nuittombante,les gensqui, à l'extérieur, gardent
la tente voient tout à coup Teb Tenggerisortirpar l'ouverturedu toit et
disparaîtredans les airs.
0) L'Empereurfaitalorsgrâce aux autresmembresde la famille.
145Vladimirtsov, Gengis-khan,p. 69.
146Histoire Secrète, § 245, Haenisch, texte, pp. 81-83, trad., pp. 121-123.

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Le chaman gengiskhanide 427

c) Choix (TUsun
Dès lorsles rôlessontrenversés; c'est le souverainlui-mêmequi choisit
le grandchamansuccesseurde Kököcü, un certainUsun (Usün)dela tribu
des Ba'arin, hommeâgé et dont l'activité ne sera pas redoutable: « Usun,
dit-il,doit êtrebaki. . . On doit le parerd'un vêtementblanc,lui donnerun
cheval blanc pour monture,lui assignerla meilleureplace et lui rendreles
honneurs147.»
On voit que la victoirede l'empireasservitle « sacerdoce», mais conti-
nue à lui laisserune grande importance.Rashid ed din dit du nouveau
pontife: « II est libre et darkhan. . . Dans Tordu,il est assis plus haut que
les autres,placé à main droitede même que les princesdu sang; son cheval
est à côté de celui de GengisKhan 148.»
Le personneldes chamans ne semble pas éprouvé par le drame qui
vientd'avoirlieu. La Chroniquede Novgorodnous dira par exempleque des
« magiciennes » sontenvoyéescommeambassadricesprèsdu princede Rezan 149.
Rubruck, plus tard,remarqueraque leur positionn'a pas tellement changée
: «
puisque quoiqu'ils disent que les Mongolsdoivent faire est exécuté par
eux sans délai» 15°.La descriptionqu'il faità ce proposest significative:
Ils (les chamans) 151sont très nombreux et ont toujours un capitaine, comme un
pontife qui toujours place son habitation devant la maison principale de Mangu
(= Mongka) à environ un jet de pierre d'elle 152.. . Ils prédisentles jours heureux et
malheureuxpour l'entreprisede toutes leurs affaires,et ainsi jamais ils ne commencent
une guerreni n'assemblent une armée sans leur assentiment163

et aussi :
Ces devins sont toujours devant Tordu de Mangu et des autres gens riches. . . et
quand ils sont en marche,ceux-ci les précèdent. . . et ils décident où dresserle camp et
154
quand ils ont installé leur habitation tout Tordu les suit. . .

Cependant,avant que Rubruck ne vienneen Haute Asie,la lutteentre


le sacerdoceet l'empire avait repris. Sous la régence d'Oghoul Qaïmich
(1248-1251),l'influencedes sorciersredevientprédominante, et de nouveau,
les monarchistes réagissenten mettantà mortla douairière,tropfaible,sous
une accusationde sortilège155.En particulier,elle auraitvouluattenterà la
vie de Mongka.OghoulQaïmichétait une Merkit,peut-êtrenestorienne, mais
en tous les cas soumiseà des
l'influence chamans.
On pourraitencore citer d'autres exemples de la tentativetoujours

147HistoireSecrète, § 216, Pelliot, texte, p. 85. Haenisch, texte, p. 71, trad,


p. 105. Quoique l'Histoire Secrète place cet épisode avant la mort de Kököcü, il lui est
évidemmentpostérieurainsi que chacun l'admet.
148Rashid ed din, I, 189. Cf. Vladimirtsov, Régime social, pp. 60, 62.
149Cf. Karamzin, Histoire de Russie, III, p. 396, note 42.
150Rubruck, édition Rockhill, p. 239.
151En réalité Rubruck ne dit pas chaman mais devin.
152Est-il la peine de faire remarquer qu'il s'agit d'un bäki ?
163Rubruck, édition Rockhill, pp. 239-240.
154Idem, p. 149.
165Pelliot, Les Mongols et la Papauté, Revue de l'Orient Chrétien,1931, p. 65.

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428 Jean-Paul Roux 54.i<j5u
Anthropus

renouveléepar les bäki pour augmenter leur influenceet diriger,sous le nom


du prince,l'empire: AinsiKhondémirnoussignalela luttequi mitaux prises
un magicien(le savant vertueuxAbou Iakoup es Sekaki) et le prince
Djaghataï. Finalement,le magicienfutenfermédans une prisonoù il tré-
passa troisans après156.Quant à Djaghataï, certainestraditionsmongoles
fontde lui un chaman marié à une chamane.Une prièrechamaniste,éditée
et traduitepar Rintchen, le nommeêayatainoyanbögeet donneà son épouse
le titrede cangqulangqatunHuyan 157.
Il est vraisemblablequ'une étudepoursuiviedans ce sensnousapportera
de nouveauxdocuments.Je ne croisdoncpas qu'il faillesuivreVladimirtsov
et penserque l'institutiondes bäki commençaità tomberen désuétudeau
XIIIe siècle158.Tout au plus peut-ondireque l'autoritéde la dynastiegengis-
khanide mit obstacle à une dictaturechamaniquequi avait pu s'effectuer
les décenniesprécédantla venue au pouvoirde GengisKhan.

IV. Le prêtre

Si nous n'avons que peu de tracesd'une prêtrisechamaniqueau haut


MoyenAge, l'époque gengiskhanide nous apporteun nombrede témoignages
plus élevé.
Dans l'Empire Mongol,les discussionsthéologiquesentreles représen-
tants des différentscultes étaientfréquentes.C'était sans doute une vieille
là et Bouddhistes,Chrétiens,Confu-
traditiondes steppes qui se manifestait
céens, s'affrontaient
idéologiquement. Bar Hebraeus nous montreque les
chamans participaientà ces querellesdogmatiquesexactementcomme les
prêtresdes autresconfessions :
Quand Gengis Khan apprit que les Sînâyê, c'est-à-direles Khatayens, avaient des
idoles et des prêtres.. . il envoya des ambassadeurs et demanda ces prêtreset il promit
de les tenir en honneur. Et quand ces prêtresvinrentGengis Khan ordonna qu'il y eut
un débat entre eux et les Kâmâyê 169.

Peut-êtreles besoins de ces confrontations religieusesrenforcent-ils le


pouvoircléricaldes chamans? Les Mongolsn'avaientvraisemblablement pas
d'autresautoritésà opposeraux moinesouigourset chinoiset forceleurétait,
pourdéfendre leursdoctrines,de recourirà ceux qu'ils possédaient.Néanmoins,
il ne semblepas que l'optiquede ces hommesétaitla même: les uns devaient
parlerde l'au-delà,les autres de la vie quotidienne.Peut-être,dans ces pré-
apparaîtreles prièreset les sacrifices.
occupationsplus utilitaires,faisaient-ils
Cela n'indique pas nécessairementqu'ils en étaient les spécialisteset nous
156C. Defrémery, Histoire des Khans mongols du Turkestan et de la Trans-
oxiane, extraite du Habib-essiier de Khondémir. Paris 1853, Journ. Asiat. 1852, 19,
pp. 60-63.
157B. Rintchen, A
propos du chamanisme mongol. Studia orientalia 18, 1955,
4, p. 11.
158Vladimirtsov, Régime social, p. 62.
159Bar Hebraeus, Chronography,pp. 355-356.

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Le chaman gengiskhanide 429

sommesforcés,pour le savoir,de nous adresserà d'autres témoignagescon-


temporains.
Marco Polo nous raconteque les bacsi,
quand vient la fêtede leurs idoles, s'en vont trouverle Grand Can et lui disent:
Beau Sire, vous savez comme cette idole sait faire le mauvais temps et la peste venir et
la perte de vos biens et des animaux et du grain si point n'est honorée d 'offrandeset
d'holocaustes. Et pour ce vous prions,Beau Sire, de nous fairedonner tant de moutons
à tête noire. . . et tant d'encens. . . pour que nous puissions faire grand honneur et
sacrificeà notre idole et qu'elle nous protège. . . et lorsque le jour est venu, le Seigneur
ordonne qu'ils aient tout ce qu'ils demandent pour honorerla fête des idoles 18°.

Il est malaisé de se guiderdans ce récit,mais deux autres anecdotes


de Marco Polo offrent plus de garanties.
Au chapitieLXXV, le Vénitienaffirme que les
astrologues des idolâtres [sic] ont dit au Grand Can qu'il doit répandre en l'air
et sur la terre un peu du lait de ses juments blanches, le 28e jour de la lune d'août de
chaque année, pour que tous les esprits qui vont par l'air et par terre en aient à boire
s'il leur plaît, afin que par cette charité, les esprits et idoles protègentses hommes,ses
femmes,ses bêtes, ses oiseaux, ses récoltes et toutes autres choses qui poussent de la
terre"*.

Le chaman agit-ilen prêtreou en conseiller-devin ? La limiteentre


à faire.Marco Polo dit un peu plus loin que le Khan
les deux est ici difficile
fait « de sa main le sacrificedu lait à ses dieux» 162,le chaman ne sortirait
donc pas de ses strictesattributionsde conseilleret n'officierait
pas lui-même.
Dans le chapitreLXXXIX, Marco Polo examine la célébrationde la
grandefêteblanche163.
Quand ils sont tous assis, chacun bien à sa place, adone se lève un grand vieux
sage comme qui dirait un grand prélat et dit à haute voix : « inclinez-vouset adorez ».
Et tantôt que celui-cia ainsi parlé,tous se lèventincontinentet se courbent,s'agenouillent
et prientle frontà terre,et fontleur oraison au Seigneuret l'adorent comme s'il fûtDieu.
Et puis dit le prélat : « Dieu sauve et garde notre Seigneur longtemps en joie et
bonheur. » Et tous répondent: « Ainsi fasse Dieu. » Et le prélat dit une seconde fois:
« Dieu accroisse et multipliede mieux en mieux son empire.»

Dans le reste de la cérémonie,le grand pontifen'est plus cité et ne paraît


donc plus agir. L'auteurse contentede dire: « ils fontceci, ils fontcela » 164.
Commepourles textescitésplus haut,la date assez tardivede ce docu-
ment pourraitfairedouterqu'il s'agisse d'un rite chamanique.Le culte de
l'Empereur,dont on connaît l'importancechez les Mongols post-gengis-
khanides,et dont on voit peut-êtrela genèsedans ce passage a, il se peut,

160Marco Polo, édition Hambis, p. 97.


181Marco Polo, édition Hambis, p. 96.
162Ibid. et aussi : « Le jour de la cérémonie,du lait de jument est préparéen grande
quantité dans des coupes de fête,et le roi, en personne,en verse ici et là en abondance
en honneur de ses dieux » (ibid.).
163Nous en parlons brièvementplus bas.
164Marco Polo, édition Hambis, pp. 126-127.

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430 Jean-Paul Roux 54.ii»r»í»
Anthropos

une originechinoise165.Le « grand vieux sage comme qui dirait un grand


prélat», paraît bien êtrele grand chaman,le bäki.
Quant à la Fête Blanche, elle n'a pas encoreété examinée,à ma
connaissance, avec assez de détails,mais nousen suivonsles grandeslignes166.
D'après Mar Jabalaha, elle coïncideexactementavec le nouvelan chinois.
Bar Hebraeus dit simplement: « Fête Mongoledu Blanc » et il la situe,
sans plus de précision,en hiver167.C'est peut-êtrela fête que l'archevêque
de Sultaniehsignaleaprès 1328 : « le premierjour de la lune de marsqui est
le premierjour de leur an, le Kaan se montreà son peuple.. . », etc. 168Chez
les Altaïensle moisblanc caqan ay est en novembre/décembre ou en décem-
bre/janvier. Chez les Kalmouks, il est célébrépar des fêtessolennelles169.
Pallas dit qu'il tombe à la première lune d'avril17' Bergmann le situe au
»
premiermois du printemps« cette année le onze février 171.Seul un examen
plus completpermettrait de dire si elle est purementchamanique,ainsi que
nous l'admettronsjusqu'à plus ample informé.
Pour Rubruck, le chaman - ou plus exactementle grandchaman -
a sous sa gardeles chariotssur lesquelsles idolessontpromenées 172et
quand le jour de fête arrive, ou le premierdu mois, ils prennentleurs images et
les arrangenten cercle dans leurs maisons et s'inclinentdevant les images et font leur
révérence173.

Aujourd'hui,chez les Yurak Samoyèdes,les chamans seuls savent


commentles imagesdes dieux peuventêtrefaites174.Mais au dire de Plan
Carpin, il n'en est pas alors de même puisque les ouvrièressont les nobles
dames Tartares175.
La purification du chaman- et sans
semblebien une des attributions
douteune des plus importantes.
Plan Carpin relatequ'un certainnombred'actes sont interditset que,
le délinquantest punide mort.
s'ils sont faitsvolontairement,
165Mais dès les Hiong-nu,l'adoration des ancêtresimpériauxchinois (Han) s'était
développée surtout dans les tribus méridionales,à la grande satisfactiondes Chinois.
Cf. Shikatori, On the Territoryof the Hsiung-nu Prince Hsiu-t'u wang and his Metal
Statues for Heaven-worship. Mem. Tokyo Bunko, 1930, p. 26.
166Kile est signalée entre autre par Mar Jabalaha en 1303 chez les Mongols,
à Bagdad ; cf. J.-B. Chabot, Histoire de Mar Jabalaha III et du moine Rabban Cauma,
traduitdu syriaque. Paris 1895, p. 140. On le trouve aussi dans Revue de l'Orient latin,
1893-1894.
167Bar Hebraeus, Chronography,p. 480.
168L. de Backer, L'Extrême-Orient au Moyen Age
d'après les manuscritsd'un
Flamand de Belgique et d'un prince d'Arménie. Paris 1877, p. 336.
169J. de Guignes, IV, p. 108.
170P. S. Pallas, Voyages en différentes
provincesde l'Empire de Russie et dans
l'Asie septentrionale.Paris 1878-1793,5, vol. I, p. 595.
171B. Bergmann, Voyage de M.
Bergmann chez les Kalmouks, trad. M. Moris,
Châtillon-sur-Seine1825, p. 227. P. 233, Bergmann dit: «Cette fête dure du premier
au huitièmejour du premiermois de printemps.»
172Rubruck, édition Rockhill, p. 239.
173Idem, p. 149.
174M. A. Czaplicka (M11«*), My Siberian Year. London (s. d.) pp. 205-206.
175Plan Carpin, III, § I, I. D'Avezac,
pp. 222-223.

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Le chamangengiskhanide 431

Mais si c'est fait d'une autremanière,il peut payerau devin une fortesomme
d'argentpourse purifier et fairepasserentredeuxfeuxla tenteet toutce qui estcontenu
à l'intérieur
178.

Nous avons vu que.SiEROSZEWSKiavait retrouvéchez les Yakoutes le rachat


des fautespar le versementd'une aumôneau devin177.
A un autreproposPlan Carpin préciseque, lorsdu passage entredeux
feux,« si quelque chose tombesur le sol, les incantateursle prennentpour
eux » 178.C'est sans doute ce qui était arrivéavec excès dans l'anecdoteque
Rubruck nous a racontéeet dont nous avons parlé plus avant : un grand
nombrede fourrures avaient été conservéespar les chamans.Nous avions dit
à ce proposque ce rite était bien attesté.Ménandre nous avait apprisque,
chez les Turcs,une méthodepurificatrice consistaità fairepasser entredeux
feuxles voyageursarrivantà Tordu: les sorciersturcspurifièrent ainsil'envoyé
romain179.Citons encore, parmi d'autres récits se rapportantà ce fait,
l'aventurearrivéeà MichelTchernikof, mandéà la cour du Khan :
II allait entrerdans la tentede Batu, lorsqueles magesou prêtresdes païens,
conservateurs de leurssuperstitieuses
cérémonies,exigèrentqu'il passât au milieudu
feusacréallumédevantla tenteet qu'il adorâtleursidoles180.

On retrouvelà une possibilitéde cérémoniessacerdotales(prière)du


même genreque celle attestéepar Marco Polo sans qu'il soit davantage
possiblede dire si les chamansdemandantl'adorationdes idoles agissenten
tant que prêtresou en tant que spécialistesen spiritualité.
Le Yuan Chedit que chaqueannée,aprèsle premierjour de la douzième
lune,on donnaitordreà un officier mongolde prendreavec lui des chamans
mongols à l'effetde creuser un trou en terreafin d'y brûlerde la viande,
qu'on la brûlaitensemble avec des liqueursspiritueuseset du lait de jument,
et que les chamansinvoquaient mongolles noms des empereursdécédés
en
et offraientdes sacrificesm. Ce serait,pourMostaert, cettemêmecérémonie
sacrificielleprésidéepar le chaman que l'on retrouveraitdans le § 70 de
l'HistoireSecrète avec l'expressiondifficile ajaru inerii; «ce printempslà,
les katun d'Ambaqai-qahan, Orbai et Soqatai, toutes deux, sortirentpour
offriraux grands« les prémicesde la terre» 182.
On voit que le sacrificene requiertpas la présencedu chaman et que
les impératrices (katun)y procèdentelles-mêmes.
Les Erkütde l'Ordos,aujourd'hui,pratiquentpour leurs mortsun rite

176Plan Carpin, III, § II ; D'Avezac, pp. 228-229.


177Sieroszewski, Chamanisme, cf. supra.
178Plan Carpin, III, § IV, D'Avezac, p. 236.
179Ménandre, Hist, grae., IV, pp. 225 ss.
180Karamzin, Histoire de Russie, vol. IV, p. 42.
181Yuan Che, 77, 6, fol. 16 r. v. Cf. Mostaert, Sur quelques passages, p. 302.
182Histoire Secrète, § 70, Pelliot, texte, p. 15, trad., p. 133. Haenisch, texte,
p. 10, trad., pp. 12-13. Mostaert, Sur quelques passages..., 1950, pp. 300, 305-307.
La versionchinoisedonne : « cette année-là,durant le printempsau moment où les deux
épouses de l'empereurAmagai, Orbei et Soqotai, offrirent les sacrificesaux ancêtres»...
Mostaert, ibid., p. 305, note 15.

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432 Jean-Paul Roux 54.u»:.-..
vnthropo«

analogue18S.Selon Wang Kou Wei, la cérémonie,au coursde laquelle on


brûlaitde la nourriture aux défunts,était une anciennecoutumekitan v'
joutchen. Cet auteur signale son existenceen d'autreslieux,mais ne nous
dit pas si le chamany présidait184.
En conclusion,je croisdonc qu'il est possiblede s'en tenirà l'approxima-
tionsuivante: le chamann'est pas originellement un prêtre.Sa présencen'est
obligatoirepour aucune des cérémonies proprement religieuses: prière,sacri-
fice,etc.185.Mais son rôle de conseillerse manifesteen ce domainecomme
dans les autres.Il a pu le porter,dans un certainnombrede cas, à opérer
par lui-mêmeet à remplirles fonctionssacerdotales.De plus en plus, il s'y
attacherapeut-êtrepar imitationdes véritablesprêtreschrétiensou boud-
dhisteset des fonctionnaires religieuxmusulmans,peut-êtreaussi par suite
du déclinde la puissanceimpériale.lso
183Mostaert, Ordosica ; les Erkiit, Bulletin N<>8 of the Catholic Universityof
Peking,1934, p. 9.
184Cf. A. Mostaert, Sur quelques passages . . . Harv. Journ.1950, p. 303, note.
i85 pour mieux élucider cette question, on peut consulter,par exemple : A. Gahs,
Blutige und unblutige Opfer bei den altaischen Hirtenvölkern.Semaine d'Ethno-
logie Religieuse, IV* Session, Milan, 17-25 septembre 1925. Paris 1926, pp. 217-232;
'V. Schmidt, Der Ursprungder Gottesidee, XII, Münster i. W. 1955, pp. 389 ss.;
M. Muad iì, Le chamanismoet les techniquesarchaïques de l'extase. Paris 1951,pp. 168 ss.
Mais je continueà croire qu'il est dangereux de vouloir opposer trop souvent les caté-
gorieschaman et prêtre,parce qu'il n'est pas toujours facilede séparernettementmagie
et religion.
186A la suite des deux articles
que j'ai consacrées au chaman dans Anthropos,
le P. Jiîan diî Micnasck a bien voulu attirer mon attention sur une fortintéressante
(brève mais précise)descriptiond'une séance chamaniste due à Ibn Sînâ (IMrât, éd. For-
<;iît, p. 217. Cf. traductionfrançaise de M. A. Goichon. Le livre des Directives et des
Remarques, Paris 1951, p. 517 et remarques de G. Vajda, Journ. Asiat. 240, 1952,
p. 227). Je lui laisse, bien entendu,en la rapportantici, le méritede la découverte: « L'on
raconte d'une tributurcomane,dit Ibn Sînâ, que lorsqu'ils vont consulterle devin pour
en obtenirune prophétie,le devin se met à courir en tous sens trèsrapidement,haletant
jusqu'au momentoù il s'évanouit. Dans cet état, il profèrece que lui représenteson
imagination,et les assistants recueillentses paroles afin de prendreleursdispositionsen
conséquence.>•

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