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Langue, capitalité, décolonialité

La pensée décoloniale s’articule autour de concepts-clés parmi lesquels celui de « colonialité ».


Pour Aníbal Quijano, par « colonialité », il faut entendre la dimension impériale de la
connaissance occidentale construite, transformée et diffusée au cours des cinq cents dernières
années1 ».
Or, la connaissance se diffuse, en premier lieu, à travers des langues « grammatisées », la
culture écrite ayant été un des supports majeurs de l’expansion coloniale du XVIe siècle,
laquelle a constitué, comme on le sait, la première grande phase de la mondialisation que nous
subissons massivement aujourd’hui. C’est pourquoi des théoriciens de la décolonialité se sont
intéressés à la question de la langue dans son rapport au fait colonial, en partant du postulat de
la théorie de Sapir-Whorf sur le langage, selon lequel la langue que nous parlons structure et
détermine notre vision du monde. Ainsi le groupe Modernité/Colonialité considère-t-il que le
primat de certaines langues sur d’autres a empêché le dévoilement des cosmogonies et
expériences des populations « subalternisées » par le fait colonial et qu’il est temps désormais
de libérer l’expression de ces populations subalternisées en construisant une nouvelle
épistémologie depuis l’héritage colonial de l’Amérique. Mais est-ce si simple ?
Les théories décoloniales pointent donc, entre autres, la colonialité du savoir. Mignolo (2009)
explique que le savoir universitaire « mondialisé » s’exprime en six langues dominantes qui
correspondent aux espaces géopolitiques hégémoniques. On peut donc en déduire que la
« capitalité » de certaines langues a été décrétée (les langues européennes de la raison et de la
métaphysique), tout autant que la « capitalité » de certains savoirs, de certaines configurations
politiques, de certains modèles économiques, etc.
En ce sens, le régime de « colonialité », tel que le décrivent les théories décoloniales, peut aussi
s’interpréter comme régime de « capitalité » : hiérarchisation, classement, évaluation,
dénigrement, négation, domination, « exotisation », catégorisation, autant de manifestations de
ces régimes de colonialité et de capitalité qui s’ignorent au point de se présenter comme dotés
de la plus grande neutralité axiologique, de la plus grande objectivité scientifique. Aussi,
Santiago Castro-Gómez (2005) met-il en évidence que les Européens ont cru pouvoir décrire le
monde depuis un espace épistémologique neutre, qu’il appelle « l’hybris du point zéro », alors
que, selon lui, tout savoir est « situé », c’est-à-dire en lien avec une histoire et une cosmogonie
locales. La mise à nu de ce qu’il dénomme une « géopolitique de la connaissance » permet ainsi
d’approcher la diffusion du savoir et de certaines langues à partir du fait colonial, point aveugle
de nombreuses théories « occidentales » tel le marxisme par exemple.
Dire, en effet, qu’il existe des langues majeures et des langues minorées, des langues
véhiculaires ou de grande civilisation et des langues vernaculaires ou menacées, des langues
qui ont effectué leur passage à l’écriture et qui disposent de traditions littéraires anciennes et
des langues orales, c’est reconnaître cette colonialité du pouvoir qui s’adosse à la colonialité du
savoir et qui engendre la colonialité de l’être. Permettons-nous quelques observations.
L’une des formes de ce régime de colonialité que nous venons d’évoquer consiste à tenir pour
obligés certaines phases dans le « développement » d’une langue : ainsi tient-on que les langues
orales doivent être écrites, et doivent donc subir un processus de grammatisation. Il en a été
ainsi lors de l’entreprise de la Conquête, il en est encore ainsi aujourd’hui. Dès le XVIe siècle,
les langues dites amérindiennes ont été décrites, sur le modèle latin. Il y a peu un linguiste
sénégalais de l’Université de Cheik Anta Diop s’interrogeait sur la pertinence des catégories
1
Aníbal QUIJANO, « Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina», La colonialidad del poder.
Eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas latinoamericanas, Compilation, Edgardo Lander (Buenos
Aires, Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales- clacso -, 2000.
qui étaient appliquées à la grammatisation de nombre de langues africaines : « Nous ne rejetons
pas les tentatives de représentation des langues africaines en caractères latins, mais nous
récusons son application systématique et injustifiée. Rappelons à ce propos le problème posé
pour la notation des tons pour les langues qui en possèdent2 ». Ce faisant, les langues non-indo-
européennes sont interprétées à partir des catégories grammaticales des langues européennes et
de leurs langues mères (latin, grec), perpétuant le régime de la colonialité, puisque ces langues
et leurs imaginaires se retrouvent soumis à un modèle de description « dominant ».
Les langues n’ont donc guère échappé à cette appétence occidentale pour la hiérarchie, le
classement, en fonction de ce qui était perçu comme leur capacité d’accès à la rationalité ou à
l’expression de l’Être. Ainsi, les langues qui ne permettaient pas d’accéder à une pensée
métaphysique, au sens où l’entendait l’Occident, parce qu’elles ne disposaient ni de verbes
exprimant l’être ou ne disposaient pas ni de verbes tout court, ont subi un réel « déclassement »
ou rejet.
À ces régimes de « capitalité » globalisés ou globalisants, s’agrègent des régimes de
« capitalité » plus diffus, mais dont les logiques de fonctionnement sont peu ou prou
comparables. Si on s’arrête ainsi au régime de « capitalité » des villes, on constate aisément
qu’il s’accompagne de diverses déclinaisons, parmi lesquelles le régime de « capitalité »
attribué à la langue dite « langue de la capitale ».
Pour rappel, la langue de la capitale sert souvent de modèle normatif à la langue d’une nation.
Nous n’insisterons pas sur le fait que les langues ont souvent servi de socle à l’identité nationale
et que, pour consolider l’identification des « citoyens » à leur « nation », s’est créé un mythe
de la langue pure ou de la « vraie » langue parlée dans la capitale de cette nation. Il nous importe
davantage de souligner que parler de « langue de la capitale » relève d’une fiction heuristique
qui vise à postuler un Être de la langue – idéalisé- s’opposant aux « étants » de la langue que
sont les différents parlers. On retrouve là ce qui s’apparente à une approche métaphysique de
la langue qui est rarement mise en évidence, en dépit du rôle primordial qu’elle joue dans les
imaginaires et représentations linguistiques. En effet, cet idéal d’une langue pure qui hante
l’inconscient linguistique des sujets, génère une insécurité linguistique qui est source de
pathologies sociales diverses : malaise identitaire, autodénigrement, autocensure,
hypercorrection, etc. Il recrée encore un régime de « colonialité » à l’intérieur du régime de la
« capitalité » car il entend imposer une vision impérialiste de la langue en « naturalisant » ce
qui a été construit de toutes pièces : faire passer un modèle normatif qui n’est qu’un « artefact »
politique pour La langue naturelle, la langue « en soi ». Nous sommes donc sur le mode du
« faire-croire ».
Faire croire qu’il y aurait une « langue de la capitale », c’est chercher à inscrire dans les
représentations, et donc, dans la réalité des sujets parlants, l’idée qu’il y aurait une langue
idéale, non marquée qui serait proche de l’Être de la langue. On peut, à cet égard, établir une
heureuse jonction avec les écrits des théoriciens décoloniaux, mais aussi avec les travaux de
Pierre Bourdieu, par exemple, son ouvrage La distinction, de Roland Barthes sur le caractère
fasciste de la langue.
Il nous revient donc d’interroger cette notion de « non marqué » sur laquelle la fréquentation
des théories décoloniales ne peut manquer de faire peser un soupçon. Qu’est-ce donc, au niveau
de la langue, que ce non-marqué qui ne dit pas son nom et dont on ne sait exactement qui l’a
décrété ? (les élites, les grammairiens, qui codifient la norme et censurent l’écart ?)

2
Mamadou CISSE, « Métalangage et analyse morphosyntaxique », Revue électronique internationale de sciences
du langage sud-langues N° 15 - Juin 2011 http://www.sudlangues.sn/
On en revient à cette notion d’« hybris du point zéro » que nous évoquions et à la
« naturalisation » de faits sociaux. Bourdieu a bien montré dans La domination comment le
pouvoir en place masquait la domination qui était à l’œuvre en la présentant comme
« naturelle » et « s’imposant à tous ». Il nous paraît pertinent de définir cette langue non-
marquée -« langue capitale », plutôt que « langue de la capitale »- comme une langue qui
relèverait de l’omniscience, dans la mesure où elle supposerait toujours un « avant-le-
classement », un « en-dehors » du-classement », un « point zéro » qui ne peut pas être, parce
que s’il était, cela signifierait une transcendance, là où il n’y indubitablement qu’immanence.
Que remarque-t-on, effet, si ce n’est que cette langue non marquée est toujours en quelque part
la langue des dominants, et pour aller plus loin, la langue de l’ethnie non marquée, et pourquoi
pas du genre non marqué, de la religion non marquée, du sexe non marqué, etc. ?
Le caractère insidieux du « non-marqué » est tel qu’il est ainsi de plus en plus fréquent
d’entendre des sujets parlants s’identifier eux-mêmes comme « sujets racialisés », postulant
par-là –et à leur insu- qu’il y aurait des sujets « non racialisés », c’est-à-dire des sujets qui
échapperaient au marquage de la « race », parce qu’ils se situeraient « au-dessus » ou « en-
dehors » de cette catégorisation.
Interrogeons la désignation linguistique de ces sujets humains « non marqués », c’est-à-dire la
manière dont ils sont dits dans la langue, dans les langues. Une première évidence s’impose :
ils reçoivent difficilement une adjectivation parce qu’ils sont l’« en-soi ». La langue non-
marquée de la capitale est LA langue. De même la littérature non-marquée, ou encore les
écrivains non-marqués, sont exemptés d’adjectivation. Lorsqu’une littérature a pour
protagonistes principaux les êtres humains qui sont dit « Blancs », elle tend à n’être pas typifiée.
En revanche, pour peu que ces protagonistes soient des Noirs ou des Indiens, par exemple, la
littérature est tout de suite adjectivée, et donc connotée, comme « littérature indigéniste »,
comme « littérature négriste ». Ainsi Aimé Césaire est un grand poète et écrivain noir, dont on
ne se prive pas de faire remarquer le raffinement du maniement du français comme une
anomalie, (voir André Breton) tandis que Stéphane Mallarmé ou Victor Hugo sont de grands
écrivains. À propos du négrisme, à Cuba, même si Cubain Nicolás Guillén est salué pour
l’excellence de sa poésie (il est nommé Poeta Nacional après la Révolution), Cintio Vitier, dans
son essai « Lo cubano en la poesía » juge avec plus ou moins de bienveillance l’introduction
excessive dans certains de ses vers par le poète d’éléments linguistiques d’origine africaine au
plan des vocables, des sonorités, du rythme etc.)
La capitalité qui, dans cette perspective, se confond avec « l’hybris du point zéro », révèle un
régime où l’entité qui s’y trouve associée, regarde mais n’est point regardée, classe mais
échappe au classement, parce qu’elle se situe, comme on l’a dit, dans un « en-dehors » ou un
« au-delà ». En s’installant dans l’en-soi, c’est-à-dire dans le noumène, le régime de capitalité
semble aller de pair avec une forme d’invariance, en ce qu’il masque le phénomène dont le
propre est d’être inscrit dans la diversité et la variation. S’il est vrai que c’est dans la capitale
que se rencontrent les faiseurs de « belle langue » que sont les écrivains ; si l’on ne peut nier
que c’est là que sont implantées les meilleures universités où s’exerce le magistère des idées et
des penseurs, qui jouent aussi le rôle de gardiens du temple, voire de vigies, , il n’est pas moins
exact de considérer que les villes-capitales sont cosmopolites et inventives, en ce qu’elles sont
affectées par la diversité, le changement, et comme dirait Glissant, par la créolisation qui est un
avant-goût du Tout-Monde. La langue n’y échappe pas. Les Nouvelles exemplaires de
Cervantés ne mettent-elles pas en scène des ruffians et picaros qui forgent toutes sortes de
jergas ou jerigonzas ? Les grammairiens et autres « penseurs » de la langue aux XVIe et XVIIe
siècles ne recommandaient-ils pas, pour accéder à la « langue castillane pure », de se tourner
vers le peuple des campagnes, tant le parler des villes pouvait être affecté par la corruption ?
Comment donc rendre compatible l’image d’une langue de la capitale installée dans son en-
soi » avec celle d’une ville-capitale inscrite dans la variation et les flux de toutes sortes ?
Les théories décoloniales tout autant que les textes glissantiens, nous fournissent un certain
nombre de réponses à ces interrogations légitimes. Elles nous rappellent, en effet, à travers la
critique minutieuse qu’elles mènent de « l’universalisme » occidental que le régime de la
colonialité (auquel, dans notre perspective, se trouve associé celui de la capitalité) privilégie
l’Un par rapport au multiple et invisibilise la variation, la diversité qui traverse le « monde »
comme mundus, préférant imaginer celui-ci comme globus. Or, comme nous le dit Étienne
Tassin :

Lʼunicité incluse dans la sphéricité du globe ne peut suffire à définir un monde commun.
Sʼil est difficile de contester que la globalisation économique a déjà en partie réuni la
totalité de la planète, de ses populations, de ses cultures, de ses sociétés, en un monde
unique, il nʼest pas acquis, loin de là, quʼun monde unifié, sphérique, global, soit
véritablement un monde. A lʼunicité définitionnelle du globe sʼoppose en effet la pluralité
constitutive du monde et, singulièrement dʼun monde commun. Car comment un monde
pourrait-il être dit commun sʼil nʼétait pas dʼabord pluriel, cʼest-à-dire divisé et travaillé
par dʼinnombrables conflits ? […] Sans doute est-ce ce que suggère Arendt (1974, 96)
lorsquʼelle renvoie la citoyenneté du monde au « désir commun dʼun monde un peu moins
unifié3 ».

Ainsi que s’est évertuée à le rappeler Anna Arendt, le monde n’est vivable que si sa diversité
est préservée car l’homme n’est pas fait pour être « homogène » mais pour fonder du commun
dans l’hétérogénéité qui est constitutive de sa condition. Or, et les théories décoloniales aident
à le penser, le régime de la colonialité qui est aussi, en partie au moins, celui de la capitalité,
postule l’Un, l’invariance, l’uniforme et l’homogène pour masquer et invisibiliser ce qui n’est
pas conforme à ce qu’il a posé comme étant « le non-marqué ». L’invention du sauvage, de
l’étranger, du barbare au sens grec, du migrant, etc. n’est rien d’autre que la postulation de
l’homme « marqué » qui devient l’Autre, qui est posé comme Autre.
Ainsi, il n’est pas étonnant qu’à l’extérieur de la ville-capitale, derrière ses portes, soient
refoulés tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, sont considérés comme étant « marqués » :
par la langue qu’ils parlent et qui n’est qu’un jargon et pas « notre langue », par le pays d’où ils
viennent et qui relève du Chaos, c’est-à-dire pour paraphraser Mircea Éliade, d’un « monde »
du dehors qui n’est pas « notre monde », par leur misère sociale qui menace notre sécurité, etc.
Et l’on voit bien que le franchissement des frontières, le passage de l’extérieur vers l’intérieur,
relève souvent d’une épreuve rituelle : il faut soit « montrer patte blanche », soit dire le mot
magique (le « Sésame ouvre-toi » ou le « schibboleth » comme signe verbal de reconnaissance),
soit feindre d’être qui on n’est pas.
Le rejet de tous ces « autres », hors du monde connu dit « civilisé », n’est que la forme concrète
que prend leur invisibilisation sociale, ce qui, dans les villes-capitales, se traduit par leur
marginalisation dans l’en-dehors qu’est le bidonville ou la banlieue. Au plan de la langue, cet
« en-dehors » n’est autre que cet argot malsonante, ou ces variations lexicales ou syntaxiques
menaçantes pour la pureté de la langue, ou encore tous ces formes patoisantes qui sont perçues
comme illustrant l’infrahumanité de ceux qui les manient. On feint qu’ils n’existent pas.
Les linguistes ont souvent joué le jeu de cette invisibilisation de la variation de la langue : par
commodité scientifique sans doute, en créant un objet-langue décontextualisé et donc affecté
d’un fort coefficient d’invariance. Mais, vraisemblablement aussi, en raison d’une certaine
connivence idéologique avec le « non-marqué », et donc, avec les régimes de capitalité et de

3
Étienne TASSIN, « La condition humaine au temps de la mondialisation »,
https://www.toyo.ac.jp/uploaded/attachment/12815.pdf
colonialité, ils ont contribué à la légitimité cette fabrique de la langue dominante comme LA
langue, en niant la variation qui incessamment traverse et affecte toute langue.
L’art, dans sa dimension subversive, qu’il s’agisse de littérature, de cinéma, de peinture, etc. a
fortement contribué à déconstruire ces régimes de capitalité et de colonialité, en donnant la
parole à tous ces « invisibilisés » perçus comme « marqués » ou en portant leurs visages et leurs
vies à l’écran ou sur les toiles. Ce faisant, l’art contribue à rompre avec l’en-soi qui est aussi un
entre-soi et participe ainsi du dévoilement de ce qui est tu, masqué ou caché, sous le couvert de
l’Un. C’est en ce sens que le film du cinéaste Tomás Gutiérrez Alea que Clémentine va vous
présenter maintenant interroge les fondements de cette capitalité, en montrant qu’il n’y a pas
de capitalité ou de colonialité qui ne porte en elle ses propres brèches et fissures.

(Clémentine)
À la question que l’on pourrait formuler de la sorte : « Pourquoi s’intéresser à La última cena,
un film de 1977 sur lequel les spécialistes du cinéma de Tomás Gutiérrez Alea (Titón) se sont
déjà penchés (cf. Nancy Berthier, Sandra Hernández), beaucoup moins sans doute que sur
d’autres de ses films tels que Memorias del subdesarrollo, Fresa y chocolate et
Guantanamera ? », il pourrait être répondu ainsi.
L’intérêt renouvelé pour ce film s’explique, sur le plan heuristique, par la possibilité que nous
offre notre époque d’y jeter un regard renouvelé en croisant les trois concepts ou notions qui
nous préoccupent ici : « langue, capitalité et décolonialité ». Le sort qui y est fait à la langue,
en tant que système paradigmatique d’une capitalité, et la mise en présence de discours de deux
groupes sociaux nous plongent, en effet, au cœur du sujet.
Le film est dédié à Sara Gómez qui fut, comme le rappellent Monique Roumette et Nancy
Berthier, la première femme cinéaste de long métrage à Cuba, jeune metteuse en scène noire
décédée brutalement, dont l’œuvre cinématographique a été interrompue, et que Tomás
Gutiérrez Alea a côtoyée et estimée –elle avait été l’assistante de Titón, qui a terminé son film
« De cierta manera » après sa mort, avec Julio García-Espinosa)-. S’y donne à voir la mise en
scène d’un maître esclavagiste, le Comte de Casa Bayona, et de douze esclaves, autour desquels
gravitent le curé et le contremaître et « el maestro de azúcar », Monsieur Ducré, l’un des
rescapés de la révolution des esclaves de la colonie française voisine de Saint-Domingue contre
leur maître, venu cherche refuge à Cuba, ce qui n’est pas anodin. Elle constitue le noeud de la
dramaturgie que nous présente La última cena dont ces personnages emblématiques,
indispensables piliers du système esclavagiste, apparaîtront tous comme des clés de la tragédie
qui se joue dans une plantation à la fin du XVIIIe siècle à La Havane, haut lieu de la mise en
œuvre accélérée de l’économie de plantation et, conséquemment, de celle de la traite négrière.
La question de la langue et du discours revêt d’autant plus d’importance que le climax du film
se situe dans une longue séquence très théâtrale qui en occupe les deux tiers de la durée (50
mn), et où prennent successivement la parole le maître puis quelques-uns des esclaves que ce
dernier a décidé d’inviter à sa table pour une reprise de la dernière Cène christique, du jeudi
saint et, prétendument, se mettre en accord avec les préceptes de l’Évangile et de l’Église
catholique et se libérer de ses angoisses d’esclavagiste.
Par ce dispositif de mise en scène, les frictions et les négociations entre maître et groupe
servile, qui découlent de la situation dans laquelle ils se trouvent placés, s’expriment, voire
s’exacerbent à chaque énoncé, par la circulation d’une parole qui oblige le spectateur à écouter,
dans un cadre inédit voire scandaleux, pour les actants du film, des locuteurs appartenant à des
classes antagonistes à des degrés divers (nous nous autorisons à recourir à cette catégorie
d’origine marxiste dont se réclament le metteur en scène Tomás Gutiérrez Alea et l’auteur de
l’essai sur la structure économique, sociale et culturelle de la Cuba esclavagiste, El ingenio,
l’historien Manuel Moreno Fraginals, dont une récit a servi de base au film).
Ce qui nous importe, ce n’est pas tant le respect ou non d’une exacte vraisemblance du film
quant aux langues parlées par les esclaves même si, comme le précise Nancy Berthier, le
réalisateur a cherché à restituer l’authenticité, par la diction des acteurs, de la langue de la fin
du XVIIIe siècle. Ce ne sont pas non plus les transgressions de la norme de la langue capitale
qui se caractérisent tout à la fois par la non-conformité au genre des déterminants et substantifs,
par le système des pronoms personnels propre aux locuteurs esclaves, par le maillage du tissu
castillan par des vocables africains, tels que « ndoko », employé lorsqu’un esclave explique au
maître son dégoût des baraquements infâmes et oppressants et son attachement envers le chant,
la danse et le sexe « ndoko », l’emploi de ce mot africain déclenchant par ailleurs l’hilarité du
maître et de ses « disciples ».
En regard de ce qui a été dit précédemment, ce qui retient éminemment notre attention, c’est le
fait d’exhiber la variation au cœur même d’une langue castillane qui pourrait prétendre à
l’homogénéité, et de mettre à nu par-là-même l’hétérogénéité constitutive de toute langue. Et
ce, juste en donnant la parole aux esclaves qui sont, par excellence, des figures du « marqué ».
L’attention portée par Gutiérrez Alea au degré d’hybridité de la langue maniée par les esclaves,
suivant qu’ils sont créoles, donc nés à Cuba, ou bossales, arrivés d’Afrique, tel le roi Bangoché,
lui permet de manifester à quel point la langue parlée est dépendante de facteurs exogènes et
endogènes : variété des nations d’origine des esclaves (lukumi, carabali), de leur âge, mais aussi
de leur statut d’esclave de maison ou de plantation. Ce sont tous ces facteurs pris ensemble qui
conditionnent leur capacité à plus ou moins épouser la norme de la langue imposée par le régime
de capitalité et de colonialité.
La capitalité est donc bien mise en scène dans ce film et elle se présente alors comme une
émanation symbolique de la puissance du pouvoir colonial dans la société de plantation
esclavagiste. L’entrecroisement de registres de langues et de parlers hétérogènes et dissonants
inscrit, dans ce système clos et figé de la plantation, une dynamique porteuse de mutations
imparables, et, que le veuille ou non le maître, trop pénétré de la supériorité de son discours,
ancré dans un Évangile, exemple de religion « non-marquée », qu’il s’applique à diffuser à son
seul bénéfice (cf. le philosophe portoricain Nelson Maldonado-Torres.), une inflexion du
régime de colonialité et de capitalité de la langue idéale castillane.
Ce qui est en jeu dans cette lecture du film que nous privilégions ici, c’est la manière dont la
confrontation entre le régime de capitalité-colonialité et le régime de servilité se donne à voir à
travers la mise en scène d’une langue qui se dédouble en quelque sorte, révélant ainsi le Divers
qui la traverse. Selon les paradigmes d’Edouard Glissant, la langue castillane se dévoile ainsi
comme langue atavique ou de l’« en soi » (langue du maître, du système colonial et relayé par
l’Eglise), et comme langue composite que se sont appropriés les esclaves noirs. Aussi la
capitalité d’un castillan homogène dans le système vertical de la colonialité est-elle battue en
brèche par le piège même qui se referme sur les colonisateurs, à savoir le spectre de ce que
Glissant dénomme la Relation et que Fernando Ortíz a désigné par le terme « transculturation »
pour évoquer la culture complexe qui résulte de cette mise en contact de peuples africains de
diverses origines avec les Européens. La langue composite que le film fait entendre, même si
elle ne fera pas émerger de créoles comme ce fut le cas dans d’autres sociétés coloniales, rompt
l’illusion homogénéisante de l’UN, en manifestant la germination d’un multivers linguistique,
qui habite la langue capitale castillane, et instaure déjà en son sein, un ordre de décolonialité.
Il n’est pas étonnant que l’ordre colonial résiste à cette fissure menaçante en tous points. Le
film exhibe ainsi la capitalité de la langue castillane et des discours qui lui confèrent son assise,
par son focus sur le discours évangélique proféré par le comte esclavagiste. Ce discours que
l’on peut lire comme l’incarnation même du récit européen à visée universaliste, dans sa
verticalité réfractaire à l’Autre (cf. Mignolo), ne devient opératoire que par la coercition. À
preuve, les efforts du curé pour faire entendre, par son discours eurocentré et typique de
« l’hybris du point zéro » inintelligible pour les esclaves, ce qu’est le ciel charitable de
l’Evangile, sans maîtres ni contremaîtres, ni coups de fouets, étranger à leur vie dans la
plantation ; il en va de même pour la mise en scène de l’orgueil du maître se prenant pour le
Christ lui-même dans la séquence du lavapiés (mandatum) du jeudi saint, à la fois
incompréhensible non seulement pour les esclaves à qui un aristocrate blanc esclavagiste lave
et baise les pieds, sans omettre toute fois de s’essuyer les lèvres, pris de dégoût, avec son
mouchoir en dentelles, mais également pour ceux de sa caste et de son groupe social. Le maître
reconnaîtrait-il l’humanité de ses esclaves et chercherait-il à dépasser l’altérisation aliénante
qu’il leur fait subir ? Comment le dire quand tout est ambiguïté, ce qui est le propre de l’œuvre
cinématographique de Gutiérrez Alea (cf Nancy Berthier), et que, prétendant traiter ses esclaves
en apôtres du Christ, il recourt à la langue de la capitalité, pour tenir un discours qui, sous
couvert de son identité avec le discours christique, entend faire du Christ lui-même le garant de
l’ignominie esclavagiste et du régime de la colonialité ? Le sort funeste réservé à ces douze
« apôtres du Christ » par le maître, pour s’être révoltés contre l’intransigeance du contremaître
déterminé à les faire travailler dans les champs le vendredi saint dans le but de respecter à tout
prix la cadence de production du sucre, alors que le comte leur avait lui-même accordé le repos,
vient bien contredire les engagements pris par celui-ci lors du repas partagé au nom du Christ.

Mais dans le même temps, le film met en scène les sujets regardés que sont les esclaves, et ce,
sur le mode de la transgression : ils reçoivent certes le discours du maître mais tout en révélant
leur perplexité, tentent de le commenter et ne parviennent qu’à en montrer le substrat de
préjugés et de stéréotypes, par exemple, la signification des chants d’esclaves qui, loin de
d’exprimer la joie de vivre dans la plantation, traitent du malheur et de la mort. C’est cette
contestation, qui engendre une réponse qui vient légitimer cette autre modalité du castillan,
généralement masquée, qui se voit traversée par cette imparable hybridité que recèle la parole
des esclaves, configurée ontologiquement par le double sens et non par l’unicité.
D’où l’intérêt qu’il y a, selon nous, à soumettre ce film à l’épreuve de la théorie de la
décolonialité.

Dans l’ordre de la décolonialité : statut de deux discours

Alors que le maître a sombré dans le lourd sommeil de l’homme aviné, qui a trop abusé de ce
vin de l’eucharistie qui était censé faire de lui un avatar du Christ entouré de ses disciples
pendant ce dernier repas de la Cène biblique, Sebastián, l’esclave marron, un multiple
récidiviste de la fuite, comme résistance à la condition servile, développe un récit qui se trouve
ainsi porté par une voix subalternisée pour reprendre les termes de l’analyse du groupe
Modernité/Colonialité. Dans une séquence filmique stratégique, l’esclave dont on a coupé
l’oreille pour rébellion, et qui devrait en être affaibli, après s’être dressé à côté du maître, et lui
avoir craché au visage, à l’instant où celui-ci lui demandait qui il est, se masquant
symboliquement le visage avec une tête de porc, mis en relief par un très gros plan, tient, dans
une forme de langue subalternisée, un discours de Vérité qui s’oppose au discours mensonger
du maître, inscrit dans la langue de la capitalité-colonialité. Cette inversion des positions
souligne la manipulation qui est à l’œuvre, notamment dans le détournement opéré par le maître
du récit de Saint-François d’Assise, mais aussi dans la mise à nu de cette manipulation par
l’esclave. Le film semble prendre ainsi positivement en charge l’idéologie du marronnage, au
plan linguistique, qui saborde de ce fait l’ordre de la colonialité de l’être et de l’affirmation de
l’identité, en gratifiant le discours de Sebastián de la légitimité d’un autre ordre symbolique, ce
qui ne peut manquer d’interpeler le spectateur ( interrelation qui renvoie à la théorie développée
par Tomás Gutiérrez Alea dans son essai Dialéctica del espectador : il faut mettre le spectateur
dans un état de distance critique par rapport au film et non lui asséner un message de l’ordre
de la propagande sommaire.)
Il semble qu’une nouvelle lecture de La última cena de Tomás Gutiérrez Alea, comme
intellectuel du XXe siècle (au sens où l’entend Jacques Julliard, de celui qui met sa capacité
performative d’écrivain, d’artiste au service d’une cause), dans une perspective décoloniale,
puisse permettre de lire le film comme une tentative de décoloniser les esprits et les sensibilités
dans un pays comme Cuba, profondément imprégné des schémas racistes du colonialisme. En
ce sens, le prisme de la décolonialité peut éclairer d’un jour nouveau la cohabitation, dans
l’œuvre, de deux récits antagonistes portés par deux modalités de langues que tout oppose,
laquelle apparaît alors comme une forme de dénonciation oblique des horreurs du système de
l’économie de plantation et de la difficulté de dépasser les systèmes d’oppression.

2/Les imaginaires (cf Glissant, L’imaginaire des langues, Chamoiseau, Écrire en pays
dominé), ici montrer des représentations dans des sociétés soumises à la colonialité de la culture
(Mignolo) par le biais des discours et langue. Ces régimes de colonialité et de décolonialité
affectent aussi les imaginaires dont sont porteuses les langues.
L’Évangile du Christ tel que l’instrumentalise le Comte de Casa Bayona et tel que le conteste
Sebatián, le marron, dans sa langue composite -celle d’un castillan patiné d’africanité- permet
de déployer un récit cosmogonique parallèle de fondation du monde, centré sur la création par
Olofi, orischa qui est un produit du syncrétisme religieux afro-cubain de la Santeria, entre
catholicisme et croyances yorubas apportées aux Amériques depuis le Nigéria par les esclaves.
Selon Sebastián, qui n’a prêté qu’une oreille incrédule au discours du maître sur le souverain
bien que constitue l’obéissance et l’humilité d’après l’exemple de Saint-François, Olofi crée un
monde du double, de la complétude, de la Vérité et du mensonge, de la beauté et de la laideur,
de la bonté et de la méchanceté, de la maigreur et du bien portant. La parabole de Sebastián est-
elle plus accessible aux esclaves que le récit sur Saint-François que le maître instrumentalise
pour les conduire à une obéissance aveugle au contremaître et à lui-même? En tout état cause,
ce film ne montre-t-il pas une de ces créations du multivers que cherchent à promouvoir les
théories de la décolonialité ? Ne peut-on y voir un modèle de « monde » enraciné dans la
Relation au sens glissantien et qui reconnaîtrait enfin que la Genèse de la racine unique n’est
qu’une illusion qui ne résiste pas aux digenèses, qui, elles, écoutent les variations, de même que
l’Un postulé de la langue ne résiste pas aux fissures de la variation inscrite dans toute langue ?

Convient-il de dire, à l’issue de cette analyse, en nous référant au philosophe portoricain Nelson
Maldonado-Torres, auteur d’un article « A propos de la colonialité de l’être, 2007 », et de
l’ouvrage « Against war : views from the underside of Modernity », 2008, et qui croise la
philosophie de la libération latino-américaine avec celle de l’Afrique et de la diaspora africaine,
et la philosophie juive, en axant sa réflexion sur l’histoire de la violence sociale et politique
engendrée par la différenciation raciale, que Gutiérrez Alea que nous abordons dès lors comme
un cinéaste transmoderne, qui, « en faisant dialoguer diverses perspectives » et des imaginaires
non homogènes », entendait postuler un nouveau monde, semblable à celui que les théories
décoloniales s’efforcent de promouvoir, à savoir, un monde qui reconnaît le multivers qui est
en son sein ? Rapportée à l’ère de la Révolution cubaine, que le metteur en scène n’a cessé de
considérer que comme un processus où l’on tentait de décoloniser les esprits, en dépit des
embûches profondes creusées par les schémas du colonialisme, cette lecture « décoloniale » ne
pourrait-elle pas être opératoire ?

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