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Asynchronisme temporel

des dispositifs sociotechniques


de formation à distance : origines
du clivage entre l’institution et
les communautés d’apprentissage

Xavier Inghilterra
Docteur qualifié
I3m (EA 3820), Université de Toulon
Mail : xavier-inghilterra@etud.univ-tln.fr

Éric Boutin
Professeur des Universités
I3m (EA 3820), Université de Toulon
Mail : boutin@univ-tln.fr

Résumé  : Dans cette contribution, nous analysons le clivage temporel récurrent


entre l’environnement académique et la sphère estudiantine en contexte situé de
formation à distance. À la lumière de la critique sociale du temps de Rosa (2010),
notre observation révèle que les technologies numériques provoquent une
accélération temporelle. Or, ces communautés d’apprentissage, qui constituent des
structures résolument horizontales, ne semblent pas conscientes des conséquences
à terme de cet emballement.

Mots-clés : dispositif sociotechnique, asynchronisme, communauté d’apprentissage,


théorie de l’accélération.

Temporal asynchrony of sociotechnical devices in distance learning  : origins of


cleavage between the institution and learning communities

Abstract : In this contribution, we analyze the recurring temporal split between the
academic environment and the student sphere in context of distance learning. In
the light of the social criticism of time by Rosa (2010), our observation reveals that
digital technologies cause a temporal acceleration. Yet, these learning communities,
which establish resolutely horizontal structures, do not seem aware of forward
consequences of this runaway.

Keywords  : sociotechnical device, asynchrony, learning comunities, theory of


acceleration.

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Xavier Inghilterra & Éric Boutin

Cette communication s’inscrit dans le cadre d’une thèse en Sciences


de l’Information de la Communication et son champ de recherche est
le secteur de la formation à distance. Nous nous intéressons aux pra-
tiques collaboratives de communautés d’apprentissage qui mettent
à profit l’apprenance collective via des dispositifs sociotechniques
d’information et de communication, en marge de l’institution. Notre
analyse souligne un phénomène prégnant dans la formation où les
apprenants préfèrent s’en remettre à leurs pairs plutôt que sollici-
ter les tuteurs en ligne. S’ils privilégient la disponibilité indéfectible
d’autres étudiants, ils accordent une importance majeure à leur réac-
tivité. Nous pensons que le clivage qui oppose l’environnement acadé-
mique à la sphère estudiantine est pour partie le fait de temporalités
très distinctes. L’une verticale, celle de l’ENT1 institutionnelle, l’autre
plus horizontale, caractérisée par les échanges entre pairs au sein de
l’EPA2 qui a présidé au choix des étudiants (Peraya & Bonfils, 2012).
L’asynchronisme qui résulte de ces deux dispositifs engendre des ef-
fets de détournement d’usage – ou de braconnage selon l’acception
ricœurienne (Ricœur, 2006) – par lesquels les étudiants exportent les
ressources institutionnelles vers leur EPA. Mais l’analyse des praxis
communautaires révèle d’autres artefacts induits par les technologies
numériques : l’accélération temporelle en fait partie. Ses effets perni-
cieux, décrits dans la littérature (Josèphe, 2008 ; Rosa, 2010 ; Virilio,
2010), désignent les terminaux mobiles comme étant responsables
de cet emballement. Les interactions de l’immédiat ont tendance à
prendre le pas sur le temps long et les échanges privilégiant la richesse
interactive. Or ces communautés d’apprentissage, qui constituent des
structures résolument horizontales, ne semblent pas conscientes de
la portée de cette accélération temporelle à terme.

1.  Environnement Numérique de Travail.


2.  Environnement Personnel d’Apprentissage.

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Asynchronisme temporel des dispositifs sociotechniques…

Cadre méthodologique de la recherche


Nous nous intéressons aux effets induits par les dispositifs de par-
tage social sur les pratiques de collaboration, de communication et de
médiation d’étudiants. L’objectif poursuivi est de mettre en exergue
les processus de collaboration, à l’origine de l’apprenance collective,
qui s’illustrent dans ces communautés d’apprentissage. Nous faisons
l’hypothèse que les dispositifs sociotechniques d’information et de
communication participent de l’horizontalisation des usages au sein
des collectifs.
Dans notre recherche-action, nous procédons à une observation
netnographique suivant une approche empirique par systématique
hypothético-déductive. Notre terrain empirique est composé de 314
individus issus de Bachelor et Mastère, inscrits dans un centre privé
de formation à distance. Notre corpus est composé de 1 405 messages
recueillis sur les différents dispositifs  choisis dans le cadre de cette
étude  : d’une part, les forums de la plateforme institutionnelle et,
d’autre part, les groupes communautaires constitués sur Facebook ou
Google+. Nous recourons à la catégorisation de l’activité d’apprentis-
sage selon Henri (1990, 1992) qui distingue quatre dimensions intrin-
sèques à l’intervention des usagers sur les forums. Celle-ci comprend
l’aspect cognitif, métacognitif, organisationnel et social. L’ensemble
de notre corpus est ainsi analysé suivant les mêmes critères caté-
goriels. Notre mesure s’effectue de novembre 2013 à mai 2014 soit
six mois d’observation non participante qui comprend l’analyse de
contenus des forums de la plateforme institutionnelle (Henri, Peraya,
& Charlier, 2007) et les communautés d’apprentissage hébergées sur
Facebook et Google+ par les étudiants eux-mêmes.
Pour appréhender les processus de collaboration de manière exhaus-
tive, nous recourons à une méthodologie résolument pluridiscipli-
naire. D’une part les méthodes qualitatives par analyse catégorielle
de contenus et des ritualités numériques ; d’autre part, les méthodes
quantitatives, telles que l’analyse de réseaux sociaux, empruntant aux
techniques sociométriques des notions de centralité, d’intermédia-
rité, de proximité ou de cohésion. Les phénomènes observés dans
cette recherche sont analysés suivant trois variables dépendantes  :
la temporalité, la reconnaissance sociale et le pouvoir hiérarchique.
Notre ancrage théorique est la critique sociale du temps de l’école
de Francfort qui intègre trois facteurs relatifs à l’accélération tempo-
relle : l’innovation technique, le changement social et le rythme de vie.

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Xavier Inghilterra & Éric Boutin

Aussi proposons-nous de mettre en perspective les résultats de notre


recherche à la lumière de la théorie de l’accélération de Rosa (2010).

Temporalité horizontale vs temporalité verticale


Depuis que l’informatique ubiquitaire a conquis les sphères do-
mestiques et professionnelles, les usagers ont pris l’habitude d’être
connectés en permanence. Dans la formation en ligne, la communi-
cation pervasive qui s’est instaurée au sein des communautés d’ap-
prentissage s’avère capitale en s’affranchissant des distances géogra-
phiques mais conservant une proximité relationnelle salutaire. Or, le
temps dans l’interaction est une notion protéiforme qui revêt diffé-
rentes représentations en fonction de la génération concernée. C’est
le premier constat réalisé auprès des étudiants observés dans le cadre
de leur formation à distance. Nous distinguons une première tem-
poralité dite « verticale » dont le délai de réponse varie de plusieurs
heures à plusieurs jours ; c’est le temps institutionnel, celui les tuteurs
et conseillers pédagogiques, soit la génération X. La seconde tempo-
ralité est « horizontale » et correspond à la latence des interactions
entre étudiants ; celle-ci est particulièrement rapide _ voire instanta-
née _ en raison de l’usage de terminaux mobiles. Pour la population
estudiantine, un délai de réponse trop long pourra s’avérer rédhibi-
toire dans l’échange. Étudiants et tuteurs évoluent par conséquent
dans des temporalités «  orthogonales  » produisant un asynchro-
nisme temporel qui pourrait justifier le détournement d’usage auquel
se livrent les étudiants au détriment de l’ENT institutionnelle. Sans
apporter davantage de crédit à la thèse des digital natives (Prensky,
2010), nous pensons néanmoins que le rapport au temps est relatif au
critère générationnel.
[…] vous savez les tuteurs y sont toujours là pour nous, y a rien
à dire, ils répondent le plus tôt qu’ils peuvent, mais des fois c’est
un peu plus long /// après moi j’dirai pas que +++ enfin les tuteurs
ils disent qu’ils se connectent une fois par jour, parce que par-
fois 24h c’est un peu long. On a envie d’avoir une réponse un peu
plus tôt +++ voilà le tuteur il est pas forcément disponible tout
le temps, à chaque minute +++ si y a une réponse d’un étudiant
efficace, pourquoi pas3 […]
Outre la valeur de latence, un second constat est relatif aux plages
horaires de réponse. Du côté de l’institution, celle-ci correspond aux
heures dites « ouvrables », généralement de neuf heures le matin à
3.  Extrait des retranscriptions a verbatim des entretiens semi-directifs menés auprès de
10 étudiants.

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Asynchronisme temporel des dispositifs sociotechniques…

dix-huit heures le soir. Du côté des apprenants, en revanche, aucune


plage horaire n’est définie ou proscrite. Depuis que les smartphones
font partie intégrante de leur quotidien, les usages communication-
nels des étudiants sont devenus pervasifs. Par ailleurs, nos observa-
tions montrent que ceux-ci n’observent pas de marque de salutation
au début et à la fin des séquences interactionnelles (Amato & Boutin,
2013). La perception du temps serait-elle à ce point variable en fonc-
tion du dispositif sociotechnique et de l’usage que l’on en fait ? Il faut
dire que ces natifs du « tout numérique » et de l’« internet illimité »
n’ont pas connu les plages de connexion alternée caractéristiques
jusqu’au milieu des années 2000. L’arrivée de l’ADSL4 et de l’internet
grand public abolira par la suite la tarification à la minute qui contrai-
gnait les usagers à stopper la connexion après chaque usage via le mo-
dem5 analogique dont la sonorité stridente constituait une véritable
sommation. Dans la pratique, les internautes de la première heure,
conditionnés par ces plages on line et off line n’ont effectivement
pas la même relation au temps. La communication phatique entre
étudiants est permanente en tant qu’elle commence et ne s’arrête
jamais  (Jakobson & Vine, 1985). Les sujets plus âgés ont l’habitude
quant à eux de signifier clairement la fin des séquences communica-
tionnelles par des « à plus ! », « à bientôt ! » ou « à la prochaine ! ». Pour
la jeune génération, nul besoin de clore des échanges qui peuvent po-
tentiellement reprendre à tout moment. Le canal de communication
est toujours sous-jacent et il suffit de le réactiver pour qu’il reprenne
instantanément avec une intensité et un rythme soutenus. Dans le
temps « vertical », les étudiants ne maîtrisent pas le délai de latence
des réponses fournies par les tuteurs pédagogiques pour une question
initialement posée sur l’ENT institutionnel. A contrario, la moindre
« bouteille à la mer » jetée dans l’EPA des étudiants fera toujours écho
et au moins un des membres de la communauté connectée réagira. Ce
constat nous amène à penser que notre population d’étude tend à pri-
vilégier la réactivité du feedback6 attendu au détriment de sa fiabilité.
[…]+++ si j’réagis vite c’est que j’l’ai ! si je sais pas, c’est vrai que je
vais quand même aller contrôler et vérifier… /// mais c’est un peu
ce que l’on disait tout à leur sur la réactivité, parce que si on calle
sur un sujet, dans la demi-heure où je calle sur un exercice, si j’ai
4. L’asymetric digital subscriber line est une technique de communication numérique dite
« haut-débit ».
5.  Pour « modulateur-démodulateur », sert à communiquer avec des internautes distants
via un réseau analogique.
6. Action en retour (feedback) d’un effet sur l’origine de celui-ci, selon l’acception de
Norbert Wiener.

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Xavier Inghilterra & Éric Boutin

pas ma réponse rapidement, je vais le mettre de côté et après je


vais l’oublié ou alors je vais apprendre un truc qui est faux +++
[…] non euh j’apprécie la spontanéité mais je vais quand même
vérifier la réponse (rires) /// du moins je vais revoir si ça corres-
pond bien […] recalculer la réponse… /// après si c’est une défini-
tion oui je fais confiance […] voilà
[…] Alors après moi j’me débrouille avec les outils informatiques
pour aller chercher l’information et la vérifier mais technique-
ment parlant +++ j’crois que c’est la réactivité qui est importante.
Les dispositifs du web, les réseaux sociaux et les smartphones four-
nissent à présent aux protagonistes de l’interaction un feed-back éla-
boré leur permettant de savoir si le destinataire a reçu le message émis,
s’il l’a lu et à quelle heure, s’il est en train de répondre ou s’il l’a rectifié
avant de l’envoyer… Autant d’indicateurs précieux qui permettent au
locuteur de qualifier son partenaire dans l’interaction. Car la réacti-
vité témoignée peut conditionner la confiance qui lui sera accordée.
Plus un dispositif est médiatisé, plus l’usager est à même d’apprécier
la réactivité d’autrui et plus l’interaction le mettra en confiance. La
réactivité interactionnelle constitue ainsi une ritualité numérique ré-
currente dans les communautés d’apprentissage que nous avons ob-
servées (Amato & Boutin, op. cit.).
…bon moi je sais que l’année dernière, ben en février 2014 ++
j’avais des demandes d’ajout du groupe donc je voulais pouvoir
répondre au plus vite en fait donc euh + tout de suite j’ai paramé-
tré le téléphone comme ça après + c’était un peu différent avec la
plateforme c’est-à-dire que les mails de la plateforme on les a à
17 h tous les jours que les post dans la seconde qui suit ! /// ça me
permet de répondre tout de suite aux gens […]
Pour d’autres penseurs postmodernes, il existe une autre incidence
artefactuelle : ce sont les temps médiatiques. Pour Vitalis, les activités
multimédias telles que les jeux en ligne et l’Internet d’une manière gé-
nérale tendent à devenir des facteurs de socialisation qui supplantent
progressivement la médiation humaine assurée par la famille et
l’école notamment  (Proulx & Vitalis, 1999). Les canaux plébiscités
par les étudiants fonctionnent sur le court terme, privilégient l’éphé-
mérité et leur procurent une gratification immédiate. Leur modèle
économique repose en effet sur d’immenses potentialités communi-
cationnelles sensées procurer le bonheur instantané à des individus
impatients. En outre, l’artefact induit par la médiation technologique
de l’Internet et des smartphones, en l’occurrence, accroît la sensation
d’immédiateté (Boutinet, 2004).

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Asynchronisme temporel des dispositifs sociotechniques…

Une accélération à l’œuvre


Dans sa critique sociale du temps, Rosa met en exergue ce qu’il qua-
lifie de « pathologies de l’accélération » (Rosa, 2010 : 369) et la trans-
formation du lien social induite. Or, au cours de nos observations de
terrain,  nous avons relevé certains stigmates qui se traduisent par
des phénomènes de désynchronisation, de différenciation fonction-
nelle des sphères privée et professionnelle ou encore l’injonction à
rester connecté en permanence7. Pour ces étudiants, l’acception du
temps continu conjuguée à une forte réactivité constitue la première
cause du clivage entre l’institution et le public dans la formation. Si
le rythme effréné des échanges invite à interroger la pertinence des
réponses formulées dans un laps de temps aussi brefs, on peut légi-
timement se demander ce que la généralisation de la fibre optique et
ses effets « temps réel » va engendrer sur le plan interactionnel. Par
ailleurs, de nouveaux dispositifs sociotechniques émergent à l’instar
de Snapchat8 ou Messenger9 qui privilégient l’éphémérité avec la dif-
fusion de vidéos dont le temps de lecture est tout au plus limité à
dix secondes et ne peut-être re visionné a posteriori. Ces applications
d’un nouveau genre remportent un franc succès auprès de la jeune
génération. Mais cet environnement surmédiatisé n’est pas sans in-
fluence sur le rythme de vie des usagers qui participe de l’accélération
en marche. Selon les prévisions les plus fatalistes, ce phénomène est à
son paroxysme en produisant une désynchronisation qui pourraient
aller jusqu’à compromettre le progrès social  (Rosa, 2010  : 102). Les
étudiants issus des communautés d’apprentissage observées se sont
fréquemment livrés à une véritable « course à la réactivité10 » motivée
par une visibilité accrue et la quête du leadership. C’est le paradoxe
de ces collectifs qui adoptent des structures résolument décentrali-
sées. Sont-ils conscients de la logique de domination sociale qui est à
l’œuvre avec de tels effets d’accélération temporelle ? La coopération
horizontale semblerait pourtant constituer une heuristique féconde
pour diminuer la cadence dans la société du vivre ensemble (Viveret
& Le Doze, 2014).

7. Cet impératif de connectivité induit selon Rosa un modèle identitaire qu’il qualifie
d’« identité situative ».
8. Application de partage de vidéos disponibles sur terminaux alternatifs dont la
particularité est de limiter sa diffusion vers un destinataire de 1 à 10 secondes.
9. Après le succès de Snapchat, Messenger sur Facebook propose à présent les mêmes
fonctionnalités de communication éphémère.
10.  Dans les interactions soutenues, nous avons mesuré jusqu’à 7 réponses consécutives au
cours d’une minute ; un tel usage requiert nécessairement des terminaux mobiles.

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Xavier Inghilterra & Éric Boutin

La hiérarchie horizontale
Nous avons interrogé les motivations qui peuvent justifier une telle
posture de la part de ces étudiants initialement attirés par le partage
et la collaboration « symétrique ». Pour les sujets égocentrés, il s’agit
généralement d’une mise en visibilité par une présentation numé-
rique de soi (Domenget, Larroche, Peyrelong, & Merzeau, 2015 : 19)
motivés par une quête de la reconnaissance (Honneth, 2013). Pour les
plus altruistes d’entre eux, ce sont des pratiques discrètes, poursui-
vant le seul intérêt communautaire. Dans tous les cas, cette intermé-
diation traduit un nouvel ordre. Le modèle qui se dessine aujourd’hui
conjugue un réseau décentralisé et une structure hiérarchique. Il s’agit
d’une forme socio-économique inédite : l’une horizontale, encline à
un individualisme connecté, l’autre verticale suivant une structure
pyramidale. Dès lors, on comprend mieux que cet environnement hy-
bride puisse mettre en tension deux temporalités distinctes.

Conclusion
Les communautés horizontales, observées au sein d’un dispositif de
formation à distance, ont la particularité d’être des structures éphé-
mères, constituées pour la durée de la formation11. Pour autant, celles-
ci produisent des liens socio-affectifs « forts » dans la mesure où les
sujets entretiennent une communication pervasive. Notre observa-
tion a ainsi révélé deux régimes temporels orthogonaux  : le temps
estudiantin (H) et le temps institutionnel (V). Le clivage se caractérise
par une réactivité jugée comme étant rédhibitoire dans l’interaction
par les étudiants. Le temps «  court  » et l’instantanéité constituent
l’un des motifs de détournement d’usage de l’ENT institutionnel vers
l’EPA communautaire. Le rythme médiatique de celui-ci est influencé
par les technologies numériques qui produisent des effets d’accélé-
ration (Rosa, 2014). La « course à la réactivité » à laquelle se livrent
généralement les étudiants est motivée par la mise en visibilité de soi,
qui se manifeste par une intermédiation entre pairs. Cette accéléra-
tion est préoccupante dans la mesure où elle est amenée à s’accroitre
encore avec d’autres technologies numériques. Dans ces interactions
où l’instantanéité prévaut sur la richesse interactionnelle, qu’ad-
viendra-t-il des échanges en «  temps réel  »  ? Or, ces étudiants, qui
constituent des structures décentralisées par idéologie de la coopéra-
tion horizontale, ne sont pas conscients de la logique de domination

11. La durée des formations les plus courantes est de 12  à 24  mois. L’activité des
communautés observées a duré 12 mois.

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Asynchronisme temporel des dispositifs sociotechniques…

sociale qui s’instaure dans ce contexte. Qu’il s’agisse d’accélération


temporelle ou de désintermédiation, force est de constater que des
usagers attirés par le modèle participatif se retrouvent, à leur insu,
dans un rapport hiérarchique régie par les algorithmes.
Pour conclure, il nous semble évident que l’accélération temporelle
à l’œuvre est avant tout induite par l’innovation technologique qui
instrumente la jeune génération en lui fournissant toujours plus de
vélocité interactive (Vitalis, 1994). Mais la réactivité estudiantine qui
s’illustre parfois dans l’interaction prévaut sur la pertinence infor-
mationnelle. Les rythmes de vie s’accélèrent pour les plus jeunes en
creusant toujours plus le fossé avec la génération précédente, celle
des tuteurs. Quant au changement social, si nous constatons sur le
terrain un engouement pour les structures a hiérarchiques et le mo-
dèle communautaire, on déplore en revanche le processus pernicieux
de domination sociale par lequel les étudiants se retrouvent en situa-
tion de compétition se traduisant par une réactivité exacerbée pour
la mise en visibilité de soi et le leadership. Ils s’inscrivent donc, à leur
insu, dans une posture traditionnellement « verticale » qui est aussi
celle du scoring sur l’Internet (Tufféry, 2002).
Si l’on connaît mieux aujourd’hui l’origine du clivage entre les sphères
académiques et personnelles, il reste néanmoins à trouver les moyens
d’harmoniser la cadence entre les protagonistes de l’« apprendre en-
semble » au sein d’un même dispositif sociotechnique, ce qui relève
manifestement de la gageure.

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