Vous êtes sur la page 1sur 6

ANTOINE CALVET

Les textes alchimiques attribués à Arnau de Vilanova


dans le Codex Speciale (ms. Palermo, 4° Qq A10)

Le 17 décembre 1871, le père Isidoro Carini (1843-1895), archiviste paléo-


graphe, que Léon XIII nommera préfet de la Vaticane, présente à l’Académie des
Sciences et des Lettres de Palerme un petit volume, de format missel, par la suite
enregistré à la Biblioteca Comunale di Palermo sous la cote 4° Qq A 10.1
Dans sa longue communication, le père Carini commence par l’histoire du
manuscrit. Il rappelle qu’il resta dans la bibliothèque de la noble famille Speciale du
XVe siècle jusqu’au sac de leur maison en 1860 et une fois retrouvé, qu’il fut acheté
par la Biblioteca Comunale de Palerme. Puis il décrit l’objet qu’il dénomme Codex
Speciale, en hommage à ses possesseurs initiaux. Il s’agit d’un manuel comprenant
des textes exclusivement alchimiques, écrits sur un parchemin très fin (« in finissi-
ma pargamina »), recouvert d’une reliure en cuir usé avec inscrite au dos la men-
tion : « maximi momenti liber » (livre d’une importance capitale). Chaque chapitre a
sa rubrique, mais, pour des raisons d’économie bien compréhensibles au vu du prix
exhorbitant du parchemin à cette époque, elles sont incluses dans le corps du texte,
sans séparation marquée. Des gloses marginales – l’œuvre de mains plus récentes –
entourent les textes. Les rubriques et les notes sont calligraphiées en rouge, le haut
des lettres en or et dans une autre couleur. Carini relève aussi quelques dessins grif-
fonnés de cornues, de fourneaux et d’alambics. Il insiste plus particulièrement sur la
présence d’alphabets hébreu, grec et d’un autre, dit hermétique, concernant le chiffre
chimique de chaque substance. L’alphabet grec est plusieurs fois répété avec l’indi-
cation de la prononciation, suivant le parler du grec byzantin (et non celui du grec
ancien reconstitué à la Renaissance). Deux glossaires, dont l’un long de 38 pages,
retiennent son attention.2 Ces glossaires donnent la traduction en langue vulgaire des
mots arabes translittérés dans les textes alchimiques.3 C’est, dit-il, un document phi-
lologique de première importance. N’oublions pas que l’alchimie est essentiellement
une science importée des Arabes, transmise aux Latins par les traducteurs de Tolède
au XIIe siècle. Carini suppose enfin que le Codex Speciale est dû soit à un chrétien

1
I. CARINI, Sulle scienze occulte nel Medio Evo sopra un codice della famiglia Speciale. Discor-
so letto all’Academia di Scienze e Lettere in Palermo dal Sac. Isidoro Carini, socio collaboratore della
medesima, Stamperia Perino, Palermo 1872.
2
Ibid., pp. 13-14.
3
Par exemple, « Alatone id est auricalcum, Altalac id est sal, Azegi id est vitrioleum, etc. ».
2 Antoine Calvet Les textes alchimiques attribués à Arnau de Vilanova dans le Codex Speciale... 3

judaïsant, soit à l’élève de l’un de ces médecins juifs qui enseignaient peut-être l’al- manière plus exacte et plus claire que Carini, chacun des textes en s’appuyant sur
chimie, la médecine et l’astrologie en Sicile. Il en livre une datation approximative, le Catalogue of Incipits of Mediaeval Scientific Writings in Latin de Thorndike et
la première moitié du XIVe siècle ; il estime que «la plus grande partie du codex est Kibre.9 Sa notice constitue une base de travail indispensable pour quiconque étudie
d’une seule main» ; et, dans les dernières lignes de son exposé,4 il spécifie qu’il pour- ce manuscrit.
rait s’agir du frère Dominique, un moine bénédictin du monastère de san Procolo à Depuis, une spécialiste de l’alchimie gréco-byzantine, madame Andrée Coli-
Bologne ; frère Dominique dont la liste des livres alchimiques est consignée à l’inté- net a fourni une note de travail sur le Codex Speciale ; note demeurée confidentielle
rieur du Codex. Cette ultime opinion infirme la thèse d’un disciple de médecins juifs faute de publication, qu’elle eut l’extrême obligeance de m’envoyer accompagnée
actifs en Sicile. Nous verrons ce qu’il faut penser de cette intuition du père Carini. d’une lettre explicative. Bien qu’elle reconnaisse n’avoir vu le manuscrit que d’après
Convaincu que la science est tradition et que c’est folie d’isoler l’intelligence une reproduction photographique, elle essaie d’en reconstituer la composition.
humaine et de rompre la chaîne de la tradition comme le fit Kant, il parachève son D’après son analyse, le Codex Speciale est le fruit du travail de deux mains prin-
étude du Codex Speciale par un vaste panorama de la pensée européenne, depuis les cipales, abstraction faite des notes marginales qui comblent les blancs. Un premier
Grecs et la Bible, déroulant toute l’école médiévale, jusqu’aux progrès des mathé- copiste travaille du folio 1 au folio 326 d’une belle écriture droite et serrée, difficile
matiques (Leibniz, Euler), tout en notant que pour autant les sciences occultes n’ont à déchiffrer à cause de son effacement à certains endroits ; puis l’écriture s’amenuise
pas cédé totalement la place. En conclusion, il rappelle que les alchimistes étaient et les rubriques se présentent autrement ; après la canonisation de Thomas d’Aquin
les seuls expérimentateurs du Moyen Âge, et que, s’ils échouèrent dans leur quête (1323), appelé sanctus et non plus beatus, une deuxième main prend le relais, une
de la pierre philosophale, ils ont néanmoins mis au jour une foule de faits curieux écriture plus large, plus ronde et moins abrégée. De plus, A. Colinet remarque que
et importants. À ce titre, l’alchimie appartient pleinement à l’histoire de la pensée le manuscrit est numéroté de deux façons, une fois au centre de la marge supérieure,
humaine.5 une fois au bord supérieur droit avec des lacunes causées par la rognure postérieure
À la suite de cette longue allocution, servie par la prodigieuse érudition d’Isi- de la marge ; elle s’est calée, elle, sur le chiffre central. Le Codex Speciale comporte
doro Carini, il donne la liste détaillée des 71 traités du Codex Speciale. Cet exposé deux tables des matières, une première concernant les traités des folios 1 à 326 ; une
sera la référence de plusieurs savants, intéressés par l’alchimie médiévale : James deuxième pour les traités des folios 332 à 426. Rappelons que le Codex compte 440
Wood Brown, Moritz Steinschneider, Julius Ruska. folios pour Ciccarelli, 460 selon Colinet et 442 selon William Newman qui en donne
La présentation de Carini est fondamentale, bien que des érudits comme C. H. une courte description dans son édition de la Summa perfectionis du ps.-Geber (Brill,
Haskins en 19286 et Thomson en 1938 l’aient quelque peu amendée, ce dernier datant 1991).10 Les derniers textes ne sont pas répertoriés dans la table des matières. Pour
le Codex Speciale autour de 1325 (terminus a quo), parce que Thomas d’Aquin y est A. Colinet, la première main aurait copié les classiques arabo-latins de l’alchimie
considéré tantôt comme bienheureux, tantôt comme saint.7 L’attention de Haskins et (Hermès, la Turba philosophorum, Geber, Rhazès, ps.-Avicenne, Morienus, etc.) ; la
Thomson pour le manuscrit de Palerme procède de leur intérêt commun pour l’Ars deuxième, les ouvrages d’alchimie latine : le ps.-Arnau de Vilanova, le ps.-Thomas
alchimiæ attribué à Michel Scot et transcrit dans le Codex. d’Aquin, le ps.-Roger Bacon, etc. Puis, elle reprend les textes un par un, du Septem
En 1993, Diego Ciccarelli offre une description mise à jour du Palerme, coté tractatus d’Hermès au De essentiis essentiarum du ps.-Thomas en précisant l’in-
4° Qq A 10.8 Il note que plusieurs mains ont participé à l’ouvrage et identifie, de cipit, l’explicit, l’édition s’il y a lieu, ajoutant parfois un petit commentaire sur la
version du texte conservée dans le Codex. Ce dernier contient donc la plupart des
textes alchimiques attribués aux princes de la science arabe, à l’exclusion, notable,
du De anima in arte alchimiæ du ps.-Avicenne ; et, parmi les textes latins, la Semita
4
Ibid., p. 97. recta du ps.-Albert le Grand, l’Ars alchimiæ de Michel Scot, la Summa perfectio-
5
Ibid., p. 95. nis du ps.-Geber, le De essentiis du ps.-Thomas, un Liber experimentorum attribué
6
C. H. HASKINS, The “Alchemy” Ascribed to Michael Scot, in «Isis» 10 (1928), pp. 350-359,
à Roger Bacon. On y relève également des noms d’alchimistes inconnus, souvent
réimprimé dans son Medieval Culture, Oxford 1929, pp. 148-160. Haskins, p. 150, précise le format :
133 x 94 mm.
7
S. H. THOMSON, The Texts of Michael Scot’s Ars Alchemie, in «Osiris» 5 (1938), pp. 523-559, p.
529. Thomson mentionne également la coloration en rouge et en bleu des initiales de chapitres. 9
L. THORNDIKE-P. KIBRE, A Catalogue of Incipits of Mediaeval Scientific Writings in Latin, 2e
8
D. CICCARELLI, s.v. Palermo, in Catalogo di Manoscritti Filosofici nelle Biblioteche Italiane, éd., The Mediaeval Academy of America, Cambridge (Mass.) 1963.
10
vol. 7: Novara, Palermo, Pavia, Leo S. Olschki, Firenze 1993, pp. 97-105 (Corpus Philosophorum W. R. NEWMAN, The Summa perfectionis of Pseudo-Geber, E. J. Brill, Leiden-Köln-New York
Medii Aevi – Subsidia, 8). 1991, p. 244 (Collection des travaux de l’Académie Internationale d’Histoire des Sciences, 35).
Les textes alchimiques attribués à Arnau de Vilanova dans le Codex Speciale... 5

italiens (Graziano di Venezia, Maestro Iacopino di Rialto, Albertino Monaco, Da- En effet, on a des traces évidentes de la Sicile dans des textes alchimiques du
niele di Cremona dell’ordine dei Predicatori, Marco Secca Napolitano, Guglielmo XIVe siècle comme l’Ars alchimiæ de Michel Scot, la Theorica et practica de Paul
di Portona, etc.), des recettes, des synonymies ou glossaires. Il s’agit d’un document de Tarente,15 ou encore dans le Liber de triginta verbis contenu dans le ms. Lauren-
exceptionnel qui faisait honneur à la famille qui le possédait et le transmettait de tianus Plut. XXX 29 de la Biblioteca Medicea Laurenziana de Firenze, composé
génération en génération. entre 1270 et 1280 à Paris.16 Bonaventura da Yseo (†1274) dit que partout où l’on
Cependant, revenons à Carini et à son idée de n’imputer la composition et trouve du soufre, « il y a de l’or pur en abondance, comme en Sicile ».17 Ce n’est pas
la transcription du Codex Speciale qu’à un unique copiste, en l’occurrence le frère un sujet d’étonnement, puisque, comme le faisait remarquer Thomson, l’éditeur de
Dominique dont le détail de la bibliothèque est décrit aux folios 370v-371v (foliota- l’Ars alchimiæ, la cohabitation de plusieurs communautés méditerranéennes latine,
tion Colinet) : 72 titres et incipits dont plusieurs se retrouvent notés dans le Codex.11 byzantine, juive et arabe était un facteur de diffusion de cette science.
L’hypothèse de Carini n’était étayée par aucun argument. Certes, âgé de 28 ans le Nous avons vu que parmi les textes du Codex Speciale, ceux attribués à Ar-
jour où il prononça sa communication, il n’avait pas l’œil expert du grand paléo- nau de Vilanova, ainsi, par ailleurs, que ceux du ps.-Roger Bacon, étaient les plus
graphe qu’il devint par la suite. Mais il m’a semblé que, sans être vraiment compé- nombreux. Or, maître Arnau de Vilanova a fait de longues escales en Sicile auprès de
tent en la matière, nombre d’italianismes émaillaient les textes du Codex12 ; et, que, son fidèle ami, le roi Frédéric III. C’est durant un premier séjour qu’il rédigea l’Allo-
par conséquent, le scribe (ou les scribes) devait être originaire de l’Italie centrale cutio christiani de hiis que conveniunt homini secundum suam propriam dignitatem
plutôt que de la Sicile. En outre, si l’on admet avec Carini qu’il n’y a qu’une seule creature rationalis ; un traité politico-religieux dans lequel, empruntant à la méde-
main, on peut comme Newman parier pour l’utilisation de plusieurs plumes de taille cine ses concepts et son vocabulaire, il plaidait pour une réforme de la chrétienté,
différente. L’avantage de l’examen du Codex Speciale par Carini, c’est qu’avec Cic- expliquant qu’un prophète était dans la même situation qu’un médecin en situation
carelli, il est l’un des rares, peut-être même le seul, à avoir travaillé directement sur de diagnostiquer une maladie.18 Le roi Frédéric, à qui s’adressait ce discours, eut à
l’ensemble du manuscrit et non sur une partie correspondant à un texte particulier, cœur de mettre en œuvre le programme d’Arnau de Vilanova. Ainsi, selon Backman,
ou sur une reproduction photographique ou sur microfilm. il aurait favorisé un réseau d’« écoles évangéliques » nourries de la pensée d’Arnau,
Si le manuscrit de Palerme est bien l’œuvre d’un moine bénédictin de san dont le personnel se composait de frères, appartenant à la mouvance spirituelle des
Procolo, il n’en demeure pas moins qu’on retrouve le manuscrit de Palerme dans Franciscains. Pendant un deuxième passage sur l’île, le Catalan écrivit l’Informació
la bibliothèque des Speciale ; et sans doute, il s’y trouva assez tôt. Prenons, par esperitual (1309)19 brassant les mêmes thèmes mais insistant plus spécialement sur
exemple, Niccolò Speciale, l’auteur d’une chronique sur la Sicile, florissant au XIVe
siècle : sa célèbre relation de l’éruption de l’Etna en 1329 témoigne d’une curiosité,
digne de Pline l’Ancien, pour les phénomènes physiques qu’il contemple entre effroi 15
W. R. NEWMAN (ed.), The Summa Perfectionis and Late Medieval Alchemy, Harvard Univer-
et admiration.13 Je n’ai lu de son Historia sicula14 qu’un extrait mais je préjuge que sity, Cambridge (Mass.) 1986, p. 43, 66. Paul de Tarente cite la Sicile comme un des endroits où l’on
l’intérêt de Niccolò Speciale pour la physique et les sciences subordonnées à cette peut constater que le feu souterrain est une flamme perpétuelle, faisant allusion aux volcans. Cet aspect
dernière (dont l’alchimie) se confirmerait en d’autres endroits de son livre, ouvrant de la Grande Île a sans doute joué dans l’idée qu’on s’en faisait d’une terre éminemment portée aux
la voie à une nouvelle hypothèse : l’hypothèse d’une deuxième main, comme l’en- expériences alchimiques.
16
Au folio 76v, le texte commence ainsi : « Quoniam de opere alkimie quo philosophorum
visage Colinet, une main sicilienne, écrivant après que le manuscrit est devenu la doctissimi in insula Cicilie ».
propriété des Speciale. 17
Sur Bonaventura da Iseo, P. CAPITANUCCI, « Agli albori della cultura alchemica e farmaceu-
tica francescana : il Liber Compostelle di Bonaventura da Iseo », in I Francescani e le scienze. Atti
del XXXIX convegno internazionale. Assisi, 6-8 ottobre 2011, Fondazione Centro Italiano di Studi
sull’Alto Medioevo, Spoleto 2012, pp. 203-237. Le Liber Compostelle a fait l’objet d’une thèse soute-
11
On peut prendre connaissance de cette liste d’ouvrages dans S. H. THOMSON, The Texts of nue par M. CARLI, Il ‘Liber Compostille’ di Bonaventura da Iseo. Presentazione e prima edizione dal
Michael Scot’s Ars Alchemie, cit., pp. 525-528. manoscritto Firenze, Biblioteca Riccardiana L.III.13 (119), Tesi di laurea dattiloscritta, Università di
12
Cf. I. CARINI, Sulle scienze occulte, cit., n° 43, p. XXIII, correspondant aux ff. 353-354 : Siena-Facoltà di Lettere e Filosofia, a.a. 1998-1999.
18
recettes en italien. J. A. PANIAGUA, Studia Arnaldiana : trabajos en torno a la obra médica de Arnau de Vilanova,
13
C. BACKMAN, The decline and fall of Medieval Sicily: politics, religion and economy in the c. 1240-1311, Fundación Uriach 1838, Barcelona 1994, X, p. 327-328 ; C. BACKMAN, The decline and
reign of Frederick III, 1296-1337, Cambridge University Press, Cambridge 1995, pp. 75-76. fall of Medieval Sicily, cit., p. 204 et suiv.
14 19
NICOLAUS SPECIALIS, Historia sicula in VII libros distributa ab anno MCCLXXXII usque ad ARNAU DE VILANOVA, Informació espiritual, ed. M. Batllori, in Obres Catalanes, vol. I, Edito-
annum MCCCXXXVII, S. Baluzio (ed.), Paris 1688. rial Barcino, Barcelona 1947, pp. 223-243.
6 Antoine Calvet Les textes alchimiques attribués à Arnau de Vilanova dans le Codex Speciale... 7

les pauvres. Il délivrait dans l’Informació plusieurs instructions qui visaient directe- récit allégorique, un voyage entre les profondeurs de la terre et les hauteurs du ciel,
ment la vie sociale des Siciliens ; entre autres cibles, il s’en prenait aux sorciers, aux jusqu’à « la couche du Créateur ». Une vision s’offre alors au voyageur. Un homme,
enchanteurs et augures sans jamais mentionner les alchimistes ou les astrologues.20 de noir vêtu, assis sur une chaire noire, se débarrasse soudain de ce vêtement noir
L’activité intellectuelle d’Arnau, son influence sur le couple royal ont marqué la et se couvre d’une cotte de maille faite d’une pierre précieuse, disposée comme les
Sicile qu’il quitta en faisant jurer au roi de ne pas abandonner les observants de « la écailles des poissons. L’homme multiplie ses trésors en respirant, et par la vertu et la
pauvreté évangélique ». D’imaginer que de ces écoles fondées par le maître seraient puissance de son esprit il détruit tout corps et tout être vivant. Il a aussi le pouvoir de
sortis des écrits alchimiques est bien évidemment tentant. Pour autant, je n’ai pas les extraire des tombeaux, de les revêtir d’une robe de gloire, leur donnant la vie éter-
réussi à établir une relation directe entre les textes alchimiques donnés d’Arnau et nelle et loisir d’habiter dans un paradis de délices. Dans le troisième chapitre, l’auteur
ses aspirations politico-religieuses. De plus, si, comme je le crois, le Codex Speciale revient au sujet du mercure, matière première des métaux, dont la dissolution va de A
a été confectionné ailleurs qu’en Sicile, il n’y a pas lieu d’envisager un rapport quel- à G. L’usage de lettres renvoie à l’alchimie pseudo-lullienne. Cependant, dans le cas
conque entre, par exemple, l’Informació esperitual et, d’autre part, ces traités. d’un ouvrage appartenant au corpus alchimique attribué au médecin (et prophète)
Voyons maintenant quels sont les écrits soi-disant d’Arnau de Vilanova copiés Arnau de Vilanova, on retiendra que des spéculations sur l’abécédaire latin sont le
ou cités dans le manuscrit de Palerme. De fait, si le Codex Speciale comporte bien sujet d’un texte apocryphe de Joachim de Flore, commenté par Arnau : l’Introduc-
plusieurs traités de son corpus alchimique, un seul lui est attribué dans l’incipit et tio au De semine scripturarum (1204-1205).23 Dans le De semine scripturarum, la
l’explicit de la main du scribe : la Defloratio philosophorum, de même dans la liste lettre G clôt le premier cycle d’exégèse, puisque les lettres hébraïques correspon-
du frère Dominique.21 Tous les autres généralement imputés au médecin (Speculum dant aux lettre latines de A à G, que déchiffre le pseudo-Joachim de Flore, couvrent
alchimiæ, Novum Lumen, Lucidarium, Flos florum) sont ici soit anonymes, soit pla- les siècles de l’Ancien Testament, la lettre H ouvrant la période évangélique. Ces
cés sous d’autres noms. sept premières lettres de l’alphabet (de A à G) sont alors appelées « prophétesses »
La Defloratio se compose de parties différentes, d’où son titre, entendons un (prophetissas) symbolisant tous les prophètes annonçant la venue du Messie.24 Je
florilège réunissant des morceaux choisis dont les uns relèvent de la métaphore et doute fortement que l’auteur de la Defloratio ait eu connaissance de ces pronostics
d’autres de la pratique alchimique.22 Mais, à y regarder de près, la Defloratio ne pseudo-joachimites et de leur interprétation arnaldienne. Une deuxième hypothèse
semble pas réunir sous un même chapeau des éléments disparates. Il s’agit d’un texte est à considérer plus sérieusement. Dans le De mineralibus, Albert le Grand recourt
homogène composé d’une visio illustrant les conversions du mercure et de recettes, également à l’alphabet pour figurer le processus de l’œuvre qui commence dans la
conformément aux distinctions établies par le ps.-Avicenne dans le De anima in arte partie inférieure désignée par les lettres ABCD, puis se poursuit dans la partie supé-
alchimiæ. C’est, explique ce dernier, par la raison de la philosophie ou de la dialec- rieure (EFG) et s’achève avec la lettre H qui représente le couvercle.25 Il est probable
tique que l’on apprend comment l’or se fabrique sous terre par l’union du mercure que ces lettres soient en fait des éléments utilisés pendant le magistère alchimique
et du soufre ; par la raison sophistique que l’on prend connaissance de technique sans signification autre que pratique.
comme la coupelle ; et par celle de la vision, la plus efficace des rationes, que l’on Dans la Defloratio, le mercure est dit enrichir le pauvre : il peut tout. En par-
saisit tout le corps du magistère. Dans le premier chapitre, le ps.-Arnau se place sous ticulier, le mercure peut aussi bien tuer que vivifier et il est même précisé que « ce
les auspices d’Hermès « trois fois maître en philosophie ». Puis, il commence par dernier par son venin tue tout être animé ». Une description qui s’apparente à celle
traiter du mercure, appelé « esclave fugitif » ou « enfant rebelle », à travers lequel formulée dans le De aluminibus et salibus du pseudo-Rhazès, un traité arabo-latin
s’opère la recherche de l’élixir. Ce premier chapitre se termine par une formule as- fort lu au Moyen Âge.
trologique rappelant que les astres ont sur les corps inférieurs « une influence et une Après ces développements littéraires, viennent des recettes alchimiques trans-
impression permanentes ». Dans le deuxième chapitre, la Defloratio livre un court

23
ARNALDI DE VILLANOVA, Introductio in librum de semine scripturarum, ed. J. Perarnau, Institut
20
Ibid., p. 232. Cf. J. A. PANIAGUA, Studia Arnaldiana, cit., III, p. 354 ; C. BACKMAN, The decline d’Estudis Catalans, Facultat de Teologia de Catanunya, Scuola Superiore di Studi Medievali e France-
and fall of Medieval Sicily, cit., p. 208. scani, Barcelona 2004 (Arnaldi de Villanova Opera Theologica omnia, 3).
21 24
S. H. THOMSON, The Texts of Michael Scot’s Ars Alchemie, cit., p. 525, item 5. J. PERARNAU, L’autor d’un tractat alquímic podia trobar en l’obra autèntica d’Arnau de
22
A. CALVET, Les œuvres alchimiques attribuées à Arnaud de Villeneuve, Grand Œuvre, méde- Vilanova alguna raó per atribuir-lo a ell ? in «Arxiu de Textos Catalans Antics» 23-24 (2004-2005),
cine et prophétie au Moyen-Âge, SÉHA-Archè, Paris-Milan 2011, commentaire pp. 35-40 ; ed., trad. pp. 157-158.
25
et notes pp. 558-569. ALBERT LE GRAND, De mineralibus, ed. A. Borgnet, t. V, Paris 1888-1899, III, 1, X, p. 74.
8 Antoine Calvet Les textes alchimiques attribués à Arnau de Vilanova dans le Codex Speciale... 9

crites dans un style clair où sont indiquées des techniques assez précises. Ces re- cette interrogation que je terminerai mon intervention –, cette hypothèse relance
cettes souvent n’ont pas de finalité transmutatoire : une mention de la chrysopée celle d’un écrit, la Defloratio, attribué à Arnau de Vilanova, parce que proche du
(aurifaction), à la fin une recette pour « faire lune » (argyropée), aucune allusion à un tiers-ordre franciscain ; et, où qu’il aille, à Paris, à Avignon ou en Sicile, soutien
quelconque emploi thérapeutique (ou magique) de ces composés. Il s’agit d’un pas- indéfectible de la cause évangélique.
sage de pure alchimie où les métaux sont souvent désignés par leurs correspondants
astraux, le Soleil pour l’or, la Lune pour l’argent, Vénus pour le cuivre, Mercure pour
le vif-argent. À la fin du traité, apparaît une recherche sur le terme d’élixir mis en
parallèle avec des « degrés d’alchimie » (gradus alkimie) : à chaque mot désignant
l’élixir (exir, yxir, etc.) est attribué un nombre qui symbolise la puissance de la subs-
tance produite, cela jusqu’à l’infini correspondant à l’appellation : « alchimie ».
La Defloratio philosophorum est le titre le plus anciennement attribué à Ar-
nau de Vilanova. Il est également, le premier, significatif du recours au mythe dont
l’œuvre alchimique du ps.-Arnau de Vilanova recèle d’autres exemples : le Tractatus
parabolicus, le De secretis naturae et la Cathena aurea.26 Son intérêt, c’est qu’avant
la floraison de textes alchimiques glosant la Summa perfectionis du ps.-Geber et les
métaphores associées aux thèmes du « mercure seul » ou de la « longue vie », elle
contient déjà une allégorie (une vision) préfaçant des recettes écrites en clair. Ce texte
est certes lié au De anima in arte alchemiæ du ps.-Avicenne et au De aluminibus et
salibus du ps.-Rhazès, il n’en demeure pas moins qu’il annonce des traités comme
le Tractatus parabolicus ou l’Aurora consurgens attribuée à Thomas d’Aquin, des
textes d’inspiration plus ouvertement biblique et sans recettes alchimiques.
Il y a plus. Car, s’il est un texte alchimique auquel la Defloratio peut être
comparée, c’est bien le Liber Compostelle de Bonaventura da Yseo27 ; en témoigne
la formule exir, yxir, etc. également citée dans le Liber Compostelle (eccir, sir, lecir,
exir, elixir). L’un et l’autre traités partagent des options, des thèmes, une structure de
texte communs, mélangeant recettes, aperçus philosophiques et une quête de l’élixir
basée sur le De anima in arte alchimiæ du ps.-Avicenne. L’auteur du Liber Com-
postelle est donc Bonaventura da Yseo, un frère mineur de la deuxième génération,
la génération d’Élie de Cortone et de Jean de Parme, un prédicateur renommé et un
diplomate qui aurait composé son livre sur la base de notes recueillies pendant ses
voyages en Orient. L’originalité de son Liber Compostelle, c’est qu’il y insère des
citations bibliques amorçant une lecture chrétienne de l’œuvre alchimique, jusque-là
absente des ouvrages sur la pierre philosophale. Mon hypothèse serait de voir dans
le Liber Compostelle une des sources de la Defloratio ; et, par ricochet, celle de la
vision de l›homme noir ressuscité, un être de lumière à l’image du Christ transfiguré.
Dans tous les cas de figure, cela donne matière à réflexion. Car – et c’est sur

26
Sur ces ouvrages, voir A. CALVET, Les œuvres alchimiques attribuées à Arnaud de Villeneuve,
cit., commentaires pp. 203-258 ; ed., trad. et notes du De secretis naturæ, Tractatus parabolicus et de
la Catena aurea, pp. 485-555.
27
Cf. supra, n. 16.

Vous aimerez peut-être aussi