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GUY LE GAUFEY

LE PLUS ATOPIQUE DES DEUX…

Le mot « atopie » ne se rencontre pas dans nos dictionnaires de langue : ni Littré, ni


Robert, ni aucun Trésor de la langue française ne le mentionnent. Il échappe au recensement
lexicographique, ce qui est assez normal eu égard à sa signification, mais révoltant
relativement au fait qu’il est porteur de sens tout comme un autre. Quelle indignité l’empêche
de s’asseoir entre « atonique » et « atoxique » ? Je n’en sais rien mais, en dépit de mon souci
de parler la langue française, j’en ferai cependant un usage régulier appuyé sur le constat
suivant : je ne connais pas de rencontre sérieuse entre philosophe et analyste qui ne tourne à
la rivalité la plus implacable dès qu’on en vient à parler d’atopie. Alain Badiou a su ne pas éviter
cette pierre d’achoppement. A peine a-t-il judicieusement remarqué que Lacan « s’identifie à la
diagonale des lieux », à savoir l’atopie socratique dans le Banquet que, Platon à l’appui, il la
revendique haut et fort pour le philosophe qui se doit de présenter les traits suivants : « L’exil, la
naissance dans une petite cité inconnue, venir d’un métier ordinaire et passer à la philosophie
par un mouvement propre extraordinaire, être malade ou d’une santé précaire, ou disposer d’un
signe démonique intérieur. Rien en somme de moins 'normal' que le philosophe », conclut-il
logiquement. Et je n’aurais pas songé à lui disputer le point, si je ne m’étais soudain avisé que
son « rien de moins normal » est bel et bien un superlatif qui vient nous rappeler que, pour ce
qui est de l’atopie, c’est presque pire qu’au sommet du Sinaï : il n’y a pas de place pour deux.
Et l’idée de réunir deux atopiques est aussi stupide que celle de vouloir fonder une association
d’athées : que pourraient-ils bien trouver à se dire qui ne vire pas au lien ? On ne peut
l’imaginer sans rire. Il y a donc avec Socrate un jeu fatal : les candidats à l’atopie, attirés en
foules — contrairement à tout ce que l’on pourrait croire — par les fortes odeurs de ciguë, se
pressent sur le seuil d’un concours qui n’admettra pas d’ex aequo. Lacan, sur ce chapitre, n’y
est pas allé de main-morte, et en usant d’une figure de style qu’il a employée aussi bien vis-à-
vis du cogito cartésien que du signifiant saussurien, il a mené dans un premier temps une
opération de pure et simple annexion : Socrate ? — Analyste.
Le plus atopique des deux..., p. 2

L’affaire se joue, par bonheur pour nous, sur un point extrêmement local du texte du
banquet, longuement commenté par Lacan dans son séminaire sur Le Transfert. Alcibiade a
depuis longtemps déclaré sa flamme à Socrate, et veut maintenant obtenir de lui le signe qu’il
en est aimé, ce dont nul ne doute au demeurant, puisque tout ce petit monde est au courant de
leurs relations. Là-dessus, comme pour légitimer sa passion et forcer la décision de Socrate,
Alcibiade le décrit comme quelqu’un qui, sous les apparences les plus disgracieuses, est seul à
contenir les précieux agalmata. Chez Socrate, se trouverait ce que notre époque appelle
volontiers « l’obscur objet du désir ». Or, au nom de l’unique savoir qu’il dit détenir, savoir sur
les choses de l’amour, Socrate intervient après ces fortes paroles d’Alcibiade pour lui dire  :
« Examine les choses avec plus de soins de façon à ne pas te tromper, ce [je] n’étant rien »
(autre traduction, celle de Mario Meunier : « […] pour que tu ne puisses point te méprendre sur
le rien que je vaux. »)

Est-il permis de ranger ainsi Socrate côté analyste sur ce seul verdict auto-référentiel qui
énoncerait qu’en lui-même, à la place désigné par l’amant comme celle de l’objet cause de son
désir, il (n') y a rien ? Avec comme conséquence remarquable pour Socrate le renvoi sur
Agathon, la possibilité de désigner à Alcibiade l’objet vers lequel tout son discours enflammé
sur Socrate le conduirait : Agathon, celui dont le nom signifie le Bien, ce Bien encore une fois
présenté dans le séminaire du 8 février 1961 comme une forme du plein, en tout point opposé
au vide, à l’ouden dont Lacan va alors jusqu’à dire qu’il constitue l’essence de Socrate-
l’analyste.

Si, à cause de ce vide, Socrate est révélateur de l’essence de l’analyste en tant que pris
dans un transfert, alors il est légitime pour l’analyste de revendiquer comme sienne l’atopie qui
découle de ce savoir socratique sur les choses de l’amour. Et Platon, dans cette perspective,
n’est plus qu’un successeur, génial mais laborieux : un atopique en second, loin de la pureté
socratique en la matière. Le découpage opéré par Lacan entre Socrate et Platon sert à
conduire cette opération d’isoler l’atopie en la personne de Socrate pour mieux la revendiquer
comme étant celle de l’analyste, ce que Badiou ne peut que récuser.

On pourrait croire que Lacan est resté fidèle à cette ligne de conduite lorsque, six ans
après ce commentaire du Banquet, dans sa célèbre Proposition d’octobre 1967 sur la passe, il
écrit encore : « Mais qui sait mieux que Socrate qu’il ne détient que la signification qu’il
engendre à retenir ce rien, ce qui lui permet de renvoyer Alcibiade au destinataire présent de
son discours, Agathon (comme par hasard). » Puis il poursuit :
Le plus atopique des deux..., p. 3

Mais est-ce là tout ? quand ici le psychanalysant est identique à l’agalma,


la merveille à nous éblouir, nous tiers, en Alcibiade.

Brutal changement de registre où l’analyste n’est plus à la place de Socrate, mais bien à
celle d’Alcibiade, tandis que l’énigmatique agalma vient se loger à l’enseigne du
psychanalysant. Et Lacan conclut ce virage lof pour lof par ces mots :

Comme tous les cas particuliers qui font le miracle grec, celui-ci ne nous
présente que fermée la boite de Pandore. Ouverte, c’est la psychanalyse,
dont Alcibiade n’avait pas besoin.

Si l’on se souvient que la boite de Pandore n’est pas supposée contenir de délicieux
agalmata, mais bien tous les maux de la Terre répandus sur le monde par l’insatiable curiosité
de Pandore, il faut convenir que nous ne sommes plus dans les mêmes coordonnées. Que
s’est-il donc passé entre 1961 et 1967 ?

Il s’est passé l’objet (a). Lors de son commentaire du banquet, l’objet (a) est encore pour
Lacan sur ses fonts baptismaux. Il se dégage lentement de son emprise imaginaire puisque,
jusqu’en 1959 au moins, (a) désignait sans ambages le petit autre, l’autre imaginaire. A partir
de ce séminaire sur Le Transfert, mais plus encore dans les deux suivants sur L’identification et
sur L’Angoisse, un patient travail va conduire l’objet (a) vers les déterminations que nous lui
connaissons : partiel, pulsionnel, non-spéculaire, etc.

Dans ce travail, le « rien » n’est plus qu’un des traits constitutifs de ce très curieux objet
(a), au point que Lacan va même chercher, dans la cohorte des « riens » que pouvait lui livrer
la tradition philosophique, un rien bien spécial, le nihil negativum de la fin du livre II de la
première division de la critique de la raison pure, un rien qui serait, nous dit Kant, « l’objet d’un
concept qui se contredirait lui-même » (l’exemple donné est alors celui d’une figure limitée par
deux droites).

Il y a donc du rien dans l’objet (a) tel que Lacan en cerne alors progressivement la valeur,
au sens du moins où il faut le déclarer absent du monde spéculaire de la représentation, absent
de ce monde où se trouvent les objets en face de qui il est permis de se tenir, les
gegenstanden, mais il n’y a pas que du rien ; aussi absent soit-il de notre monde usuel, il
commence à répondre aussi à des qualités positives, et de plus en plus précises au fil des
séminaires de ces années-là :
— « partiel » est à prendre dans toute sa rigueur et signifie son incapacité à recevoir une
quelconque imposition d’unité, ce qui est à soi seul lourd de conséquences quant à son être, ne
serait-ce que d’un point de vue leibnizien où un être est d’abord un être ;
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— « pulsionnel » localise cet objet dans sa ligature au corps, dans la singularité d’une
découpe où le sein, l’excrément, le regard et la voix se distinguent en évidant le corps chacun à
sa façon, lui offrant par là son type de consistance ;
— « non-spéculaire » enfin engage une topologie évidemment cruciale pour ce qui est de
l’atopie. Ici, Lacan recueille le bénéfice de l’option initiale qui lui avait fait équivaloir, dès 1936,
narcissisme et spécularité. Au moment où il veut plus que jamais mettre en scène ce qui
échappe au narcissisme, s’offre à lui la possibilité de prendre appui sur le non-spéculaire. Si
l’on prend garde au fait que sera dit « spéculaire » tout objet qui se différencie de son image
dans le miroir (comme c’est le cas paradigmatique d’un gant), on dira non-spéculaires les
objets qui ne possèdent pas cette propriété, autrement dit des objets qu’on ne peut pas
différencier de leur image dans le miroir ; c’est le cas des surfaces dites aussi pour cette raison
« non-orientables », dont les noms et les propriétés sont devenues un peu plus célèbres du fait
de Lacan : bande de Mœbius, bouteille de Klein et cross-cap. Avec ces objets d’apparence très
exotique au premier abord pour le discours analytique, se dégage la possibilité d’articuler
spéculaire et non-spéculaire, narcissique et non-narcissique d’une manière nouvelle, au moins
sur le plan de l’imaginaire. Ce qui échappe à l’emprise imaginaire et narcissique — et de ce fait
là n’atteint pas à l’un qui l’installerait dans l’être, qu’en dire dans l’ordre de la langue, sinon à se
précipiter vers le rien, l’indicible, la présence invisible, l’horizon insaisissable ? Alors qu’avec le
« non-spéculaire », nous tenons, pour traiter de ce hors-narcissisme, une propriété
éminemment distinguable, qui détermine des objets de savoir grâce auxquels il n’est plus
nécessaire de se ruer aussi vite dans de très vieux réseaux métaphoriques, aussi spécieux que
contraignants.

Ainsi donc le rien dont s’armait Socrate pour faire ricocher le désir d’Alcibiade sur
Agathon, aussi près soit-il d’une certaine vérité de l’acte analytique, ne suffit pas à distinguer ce
qui fait l’efficace du transfert, et encore moins ne nous instruit sur l’éventualité de sa fin. En
sachant qu’il vaut « rien » en tant que détenteur d’agalma, Socrate, pour une fois, en sait trop.
D’où donc peut-il tirer ce savoir exorbitant selon lequel, là où il ne peut pas se reconnaître, il y a
« rien » ? Risquons ici une réponse : de ce lieu commun qu’est l’hystérie, soit là où il se sait
que l’objet cause du désir est hors narcissisme, hors toute saisie imaginaire et spéculaire (ce
qui n’est pas faux, en effet), mais où, par le plus banal des drames narcissiques, ce hors-là est
aussitôt logé à l’enseigne d’un voisin, d’une voisine. Ouf ! que c’était lui (elle) la cause ! C’est
ce soulagement qui précipite l’hystérique dans le transfert, et même qui donne à tout transfert
son petit côté hystérique. Du désir, l’hystérique ne veut connaître que l’effet inaccompli, une
sorte d’écume phallique, mais la cause en sera volontiers laissée au premier Agathon qui
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passe. Ce qui n’engage pas mal les choses du point de vue de la névrose, mais laisse en rade
tout espoir de résolution du transfert. La cause finale du désir (Agathon, pourquoi pas ?) n’est
pas sa cause matérielle, vis-à-vis de laquelle le « rien » de Socrate reste un peu court.

Prudemment donc, avant de lâcher une dernière fois le mot d’agalma dans cette
Proposition d’octobre, Lacan en fait une « constante » dans « l’équation » du passage du
psychanalysant au psychanalyste. Le rien socratique, aussi juste qu’il ait été en son temps, se
révèle comme une seule des faces de l’objet (a), lequel impose une stratégie du transfert un
peu plus complexe que la passe à l’autre qui conclut joliment toute l’affaire du banquet.

Lacan ne s’est donc pas maintenu dans ce mouvement d’annexion vis-à-vis de Socrate  ;
c’est aussi que sa tentative de donner lieu à ce qui ne peut pas s’inscrire dans le topos narcis -
sique l’a conduit un peu ailleurs. « Il n’y a pas de place pour deux », disais-je au départ, d’une
façon qui pouvait paraître un peu menaçante. Mais je ne peux maintenant qu’insister en
demandant : « Y a-t-il seulement de la place pour un ? » je veux dire : un un qui soit un, un un
d’être. Vous le pressentez déjà : quel étrange souci du semblant faudrait-il à ce un-là pour venir
s’établir en ce lieu reconnu maintenant rebelle à toute imposition d’unité unifiante ? Ici, l’un de
savoir est radicalement impropre à accueillir l’un d’être — et c’est le plus que je puisse dire sur
le rapport du mathème à l’Idée, question trop ramifiée par ailleurs pour que je trouve à y
répondre mieux ici.

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