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Transfert et interprétation dans les névroses et les psychoses

OUVERTURE........................................................................................................................................................ 3
Robert Lefort .................................................................................................................................................... 3
PRÉSENTATION .................................................................................................................................................. 4
Roger Wartel..................................................................................................................................................... 4
BUTÉE, LIMITE ET STABILISATION DE L’INTERPRÉTATION.................................................................. 6
Interprétation, reconstruction et fantasme : à propos d’un cas clinique Augustin Ménard.............................. 6
Interprétation analytique et interprétation délirante Michael Turnheim .......................................................... 8
ISSUES DU TRANSFERT .................................................................................................................................. 12
Transfert et interprétation dans un cas de perversion Serge André ................................................................ 12
Travail et acte Éric Laurent............................................................................................................................ 16
a
......................................................................................................................................................................... 20
S2
Transfert et interprétation Jacques-Alain Miller ............................................................................................ 20
Praxis de l’aphasie : au moment de répondre Serge Zlatine ........................................................................... 24
INTERPRÉTATION OU INTERPRÉTATIONS ................................................................................................ 26
Remarques sur l’analyse du transfert Franz Kaltenbeck................................................................................ 26
Dialectique du transfert et de l’interprétation Guy Trobas ............................................................................. 28
PLACE DE L’AUTRE DANS LA PSYCHOSE ................................................................................................. 34
Sur l’érotomanie de transfert Roland Broca ................................................................................................... 34
Nihil, le transfert chez l’autiste Esthéla Solano-Suarez ................................................................................. 39
Transfert et interprétation dans les psychoses : une question de technique Michel Silvestre ......................... 41
CLÔTURE............................................................................................................................................................ 46
Robert Lefort .................................................................................................................................................. 46

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OUVERTURE
relais en fonction même de la place de l’analyste.
Robert Lefort L’interprétation y trouve son fil à plomb. L’amour
de transfert, qui fait métaphore, est la recherche d’un
C’est la sixième fois, à une réserve près, que nous bien dont l’analyste serait l’enveloppe en tant que
nous retrouvons pour les Journées de l’École de la sujet et dans ce sens c’est un refus de ce sujet de
Cause freudienne. Chaque fois, j’ai eu le sentiment disparaître. Comme désir visant à être satisfait
d’une clinique informée par un discours comme demande d’amour, c’est là la fermeture dont
psychanalytique qui se soutient de Freud et de Lacan je parlais tout à l’heure. Mais l’analyste en tant
et qui tempère l’insupportable du réel de cette qu’Autre lieu de la parole et de la loi qui fait limite à
clinique. la jouissance choit fondamentalement de cette place,
Le titre de ces journées nous invite à poursuivre dans pour n’être plus que l’objet destitué en tant que
ce qui spécifie l’acte analytique, dans cette rencontre sujet : objet (a) cause du désir. C’est de ceci qu’il
entre l’analyste et l’analysant : l’un et l’autre sont s’agit en analyse, c’est-à-dire du fantasme.
immergés dans l’inconscient, en tant, dit Lacan, que Le psychotique, lui, ne peut pas faire métaphore de
du côté de l’analyste «sa présence est elle-même une l’amour en cause dans le transfert. Si la demande
manifestation de l’inconscient» et du côté de s’ébauche, il brûle les étapes et se propose comme
l’analysant «le transfert est la mise en acte de la (a) à la jouissance de l’Autre. Mais la solution est
réalité de l’inconscient». bien la même que pour le névrosé : que l’Autre
vienne à cette même place de l’objet (a), chance de
Au commencement était l’amour. Telle est l’énigme, son désir. C’est ce qu’a fait l’enfant au loup en
celle que le transfert réalise et qui doit être rencontrant son image dans un petit miroir (Lacan,
déchiffrée entre la demande et le désir dans une séminaire XI), – un petit miroir qui est venu obturer
topologie où les tropes du signifiant correspondent à ce qui est de l’autre côté (il en grattait d’ailleurs le
des temps définis quoique intriqués et alternés de dos avec son doigt), et où il a vu se profiler le jeu
l’Eros-amour de la métaphore et de l’Eros-désir de avec l’Autre. Grâce à quoi il a pu, selon l’illusion de
la métonymie. ce qu’on en obtient dans l’expérience du bouquet
Plus que répétition, le transfert est fermeture de renversé, c’est-à-dire une image réelle, accommoder
l’inconscient, dans cette «pulsation temporelle» sa propre image autour de ce qui apparaissait là, le
(Lacan) où l’ouverture du rêve, du lapsus, du (a).
symptôme, voire du mot d’esprit, fait déjà fonction Là, nous saisissons le surgissement du petit (a) dans
d’interprétation. Mais c’est l’analyste qui en est le et par le transfert. Ce qui faisait totalité dans la
lieu, en tant que sujet supposé savoir. Ce qui se rencontre de Schreber avec son image dans le miroir,
sustante de la loi du signifiant est un savoir, mais un fait trou pour l’enfant au loup par le transfert.
savoir qui n’est pas à disposition du sujet, un savoir
se constituant comme inconscient, en même temps
qu’il y a éclipse du sujet.
Cette élision, cette vacillation du sujet, c’est d’abord
dans le désir de l’Autre qu’il la rencontre, dans le
silence de l’analyste. Cette fonction du désir n’est
pas seulement en cause chez l’analysant mais
essentiellement chez l’analyste. C’est la dimension
éthique de l’analyse que Lacan a promue, – ce qui
est autre chose que le contre-transfert, cette espèce
de fourre-tout. L’apparition du désir dans le champ
fait qu’il ne s’agit plus d’un autre, cet autre de
l’amour, non d’un sujet donc, mais d’un objet,
devant quoi le sujet disparaît.
Est-ce à dire que le transfert, perméable à l’action de
la parole, peut s’interpréter exhaustivement ? Il y
aurait une espèce de limite irréductible si la
dialectique de l’objet ne prenait, en fin de compte, le

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PRÉSENTATION
avec l’entrée, le passer-la-porte, la passe, ou encore
Roger Wartel la rupture, moments privilégiés, presque isolés.

A ces quelques repères qui devraient faciliter le Aujourd’hui nous sommes au vif de la cure dans son
cours de ces journées, j’ajoute que nous en mouvement, dans ses scansions. On y verra
attendons, déjà, les Actes. Les Actes de l’École, déjà, comment un sujet, l’analysant, travaille dès lors que
font série et ceux qui d’ici viendront s’y ajouter ne l’analyste s’offre à lui comme non sujet. Et lui,
constitueront pas un dépôt de publications, puisque l’analyste, se supporte-t-il de n’être rien comme
de ces expériences exposées nous sommes en droit sujet ? Cette proposition un peu ramassée n’apparaît
d’en attendre des effets, on sait qu’ils auront des pas d’emblée dans l’analyse. Si l’usage de
conséquences. Mais ce n’est pas pour annoncer à l’expression
l’ouverture, ce que seront ces effets. La construction «enseignement de Lacan» prévaut sur «les œuvres
d’un programme, son établissement tente d’échapper de Lacan» c’est bien là, entre autres, puisque
à une distribution aléatoire, tient compte des points l’élaboration de la théorie du transfert et son
mis en valeur dans les arguments, mais ne peut articulation à l’interprétation témoigne de son procès
aucunement préjuger des effets : la touche vient à la même, qui est enseignement.
fin, parce que c’est à la fin que l’on place l’envoi, C’est silhouetter maintenant la manière dont ici, à
pour s’en étonner avec Pécuchet. Angers, nous avons tenté de nous placer dans le fil
L’École est venue, faut-il le rappeler, d’un acte de de cet enseignement à partir de ce thème «Transfert
dissolution, voici quatre ans, acte aux effets et interprétation», nous appuyant de trois dates :
incalculables ; la dissolution, voilà qui a fait des 1951, 1964, 1967. Avec ce mot, «transfert»,
vagues, avec cette force que l’on repère aussi de imaginerait-on que c’est du patient que l’on va
l’interprétation. L’École est plus encore une parler ! On tombe aussitôt sur l’analyste. Il se
conséquence de l’enseignement de Jacques Lacan, propose là, cet analyste avec en filigrane sa
une conséquence faite cause de notre rapport au consigne, «vous allez répéter sur moi, cela me
discours psychanalytique. L’École de Lacan a cette permettra de vous élucider ça ; à condition bien sûr
position étrange de ne fonctionner jamais comme que vous me mettiez à la bonne place, celle où je me
enveloppe d’un trésor de signifiants où puiser au mets – supposé savoir».
hasard. Elle présentifie cet objet qui n’en est pas un, Alors le transfert s’établit comme un cas particulier,
qui se fait cause, dont l’évidement même fait cause. un cas aménagé de la répétition où l’analyste
On a vu, au fil des cinq journées qui ont précédé assumera autant l’amour que la haine. Certes, le
celles-ci, l’insistance mise à un retour à la clinique, transfert emprunte à la répétition. Il est ici à la colle
et cette insistance se maintient au mois de juin 1984. de la répétition. Tandis que des patients on s’en
Nécessité que ce retour à la clinique ; aussi la forme débrouille, c’est de l’analyste qu’on s’embrouille ;
prise dans ces vingt minutes d’exposé permet à tous serait-il impertinent de proposer de s’en sortir ?
ceux qui se manifestent de faire un pas au lieu de s’y Faites de l’auto-analyse peut-être, ou bien vous
dérober. De ces temps forts à la tribune, temps vaudrait-il mieux un analyste qui y mette du sien, au
d’épreuve, il y a devoir de constater que le thème qui maximum, ou bien prenez un analyste objet, objet
les invigore fait vecteur du travail de cartels, autant fauteuil ou cornet acoustique. Et puis, vous resterait
par anticipation sur des journées à venir, autant par la possibilité de piocher sur la liste d’une école qui
incitation et éveil. Ainsi, depuis les Journées de fasse des analystes patentés : pourrait-on jamais y
Montpellier où les psychoses étaient l’enjeu, a-t-on fabriquer de l’analyste suffisamment distillé qu’il ne
pu voir, et verrons-nous dès aujourd’hui, une contienne plus trace aucune d’impureté contre-
pratique qui ose et des essais où le psychanalyste se transférentielle, de l’essence d’analyste. Cette
risque à «la critique assidue», autant à la sienne «où difficulté du contre-transfert, Lacan en fait une
tout est pesé» qu’à celle qui lui en revient dans la pierre angulaire, lieu même de sa rigueur et de ses
dispute. exigences, point de rupture.
Il regarde cet analyste habile à se taire pour tenir sa
Aux Journées d’automne 1983, thèmes et débats ont position de supposé savoir, dispos au signifiant qui
mis l’accent sur «les moments cruciaux» de la cure, se déroule selon la règle même de l’analyse, apte à
se laisser capter dans le transfert du fait de son peu

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d’importance – c’est à peu près l’expression de


Freud dans la Traumdeutung – analyste anodin capté
ainsi dans ce qui pourrait ressembler à une formation
de l’inconscient. Mais l’interprétation vient comme
un grelot, agite des significations, dont l’analysant
n’a que faire. Le lancement de l’interprétation
aurait-elle commune mesure avec le fil d’Ariane qui
se dessine sur l’écran du calculateur ? Tout se
complique dès l’instant que l’analyste produit cette
interprétation qui vise le dénouement de la répétition
– comprendre, montrer qu’il a compris – faire
comprendre sauvagement. «Transfert et
interprétation» font duel dans ce cas de figure avec
un score à égalité, un match nul, quand bien même
le symptôme aurait-il fait quelques glissements, se
serait, pourquoi pas, effacé. Au couple équilibré de
«Transfert et interprétation» (interprétation dans un
contre-transfert), il manque un x qui donne l’effet.

L’analyste, c’est un truisme de le dire en ce lieu,


l’analyste n’a pas de réponse. Pour autant ne
renvoie-t-il pas l’analysant à un savoir qu’il lui
imposerait, et que celui-ci cèlerait : une politesse
rendue de supposé savoir à supposé savoir.
L’analyste se fait «l’homme de paille du sujet
supposé savoir», dit Lacan, et ce n’est pas la même
chose. D’où la vertu de l’interprétation avec sa part
d’énigme. Réponse qu’elle n’est pas, ni tarissement,
ni clôture, elle fait rebond de questions, questions à
l’Autre qui manque de réponse. Le transfert se
précipite dans cette faille ouverte du manque de la
réponse. Cette faille qui est là au point de
l’interrogation «que veux-tu ?» – «mais que veut-
il ?» – question où le sujet s’efface. Là est la
difficulté : là où le sujet s’efface il apparaît, comme
une sorte de reste, une sorte de sédiment qui n’entre
pas dans la chaîne signifiante et qui a une grande
valeur, le sujet lui-même, qui place en l’Autre la
cause de son désir, là où il y avait la place, justement
celle du désir de l’Autre.
À suivre cette voie retrouverait-on que le transfert
fait objection à l’intersubjectivité, tout aussi bien au
contre-transfert, le psychanalysant y trouve-t-il son
gré ? Le psychanalyste y trouve-t-il la sérénité ?
Peut-être l’un comme l’autre préféreraient-ils la
pérennité de la situation inaugurale, fondatrice du
supposé savoir, mais c’est une fiction.

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BUTÉE, LIMITE ET STABILISATION DE


L’INTERPRÉTATION
Interprétation, reconstruction et fantasme : à propos Voici ce fantasme : «Je prends, un morceau de pain,
d’un cas clinique ou de gâteau, voire de croissant, je le mâche, je le
Augustin Ménard remâche et le remâche encore puis je le crache».
Cela se résume donc à cette simple articulation :
Ce travail est basé sur les questions soulevées par manger/cracher, qui occupe ses pensées jusqu’à les
une cure qui s’est interrompue à la suite d’une levée envahir, mais qu’elle met aussi en acte, faisant de
partielle des symptômes et de la consolidation d’un longues courses pour se procurer le morceau
fantasme. Cet échec m’a conduit à m’interroger sur convoité et renouveler avec, son fort-da alimentaire.
les limites de l’interprétation, sur la direction de la La sourdine mise sur les symptômes, c’est le
cure et à étudier comment Freud, à ce même point de fantasme qui l’emporte. Il est manifeste qu’elle s’y
butée, situe l’interprétation des formations de complaît. Ecoutons-la : «Mon esprit ne tourne
l’inconscient au regard de la reconstruction du qu’autour de mettre à la bouche et recracher… avec
fantasme. L’analyse d’Un enfant est battu ou du rêve la nourriture je joue au jeu du chat et de la souris, je
d’angoisse de l’homme aux loups sont tourne autour, j’en mange un peu, mais il faut que
particulièrement exemplaires à ce sujet. Lacan, lui, ma faim ne soit pas tout à fait satisfaite, alors je
ne parle pas d’interprétation ou de reconstruction crache et je recommence. Il y a quelque chose par
mais de traversée du fantasme. où ça me fait plaisir, quelque part ça me fait plaisir».
Elle interrompt donc son analyse, estimant suffisant
Marie, célibataire, a quarante ans quand elle engage le résultat obtenu et revendiquant le droit de se
une analyse après une longue histoire d’anorexie maintenir dans cette sorte de stabilité retrouvée. Elle
mentale marquée de consultations médicales, jouit paisiblement de son fantasme.
d’hospitalisations multiples, de traitements appétitifs Mon interrogation porte précisément sur cette
divers. Le scénario est fort banal, d’améliorations articulation, cette limite, où le fantasme vient faire
pondérales suivies de longues périodes de restriction butée à l’interprétation, vient dans sa fixité
alimentaire aboutissant à une cachexie. Arrivée à ce s’opposer à la mobilité du symptôme et par la
point, elle s’effondre littéralement, et sa famille n’a jouissance qu’il comporte faire obstacle à la
d’autres recours que l’hospitalisation d’urgence dans dialectique du désir. Cette limite, je la situe très
un service de réanimation. exactement entre ces deux formulations : «il faut que
Après quatre ans d’analyse, les symptômes qui ont ma faim ne soit pas tout à fait satisfaite» où se
motivé la cure sont atténués sinon effacés. Elle désigne le désir et «quelque part ça me fait plaisir»
demeure maigre, aménorrhéïque, restreint sa où se marque la jouissance. Et la question centrale
nourriture, choisit ses aliments, mais son état demeure dans le ratage de cette cure, du maniement
physique est compatible avec une vie quasi normale de l’interprétation ayant favorisé la consolidation du
dans une activité professionnelle de bureau où elle fantasme, ou tout au moins n’ayant pas permis d’en
donne satisfaction. Le poids est stable bien détourner la résistance.
qu’insuffisant, mais elle-même s’en contente (ainsi En quoi le fantasme est butée à l’interprétation, en
que ses parents avec lesquels elle vit), d’autant plus quoi l’interprétation nourrit le fantasme ?
que les conflits qui marquaient les repas communs
se sont estompés et que les épisodes dramatiques Lorsque Freud épuise ses possibilités
nécessitant l’intervention médicale ne se répètent d’interprétation, butant sur le fantasme, il le
plus. A partir de cet équilibre et de cette paix reconstruit. Là où l’apport du sujet, dans son travail
retrouvée elle décide d’arrêter la cure. d’association s’arrête, Freud substitue un apport au
Or, au cours de ce travail, s’est avoué un fantasme sujet, venant combler l’oubli par le patient d’une
très ancien, tôt signalé, mais qui prend à certains pièce de son histoire. Freud interprète avec les
moments un caractère prévalent et répétitif au point, signifiants du patient, mais il reconstruit avec
si je puis dire, «d’alimenter» le plus clair de ses quelque chose qui est de lui, et ce quelque chose est
ruminations diurnes. de l’ordre d’une fiction au sens ou Lacan le reprend
de Bentham. Il en attend des effets de relance sur le
procès de la vérité. Voilà comment Freud répond au

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fait que le fantasme ne s’interprète pas, est butée de temps je ne voudrais pas lui donner le plaisir de me
l’interprétation. faire manger… si je me comblais, ce serait la fin».
Mais ce qui guide Freud, c’est son désir. Comme le Elle nourrit elle-même sa famille, l’analysant ainsi :
souligne Lacan dans le séminaire XI, p. 54 «Il «Ce que je fais manger aux autres, c’est ce que je
s’attache, et sur un mode presque angoissé, à désire manger. Je le fais réaliser par les autres, par
interroger quelle est la rencontre première, le réel, procuration.»
que nous pouvons affirmer derrière le fantasme». La place du père est analysée à partir de sa
Lacan souligne là, que c’est sur cette rencontre du description comme n’ayant pas la parole à la maison.
réel que Freud base sa certitude, d’où l’angoisse D’ailleurs, «il ne parle jamais». Il n’intervient jamais
dont on sait qu’elle occupe la même place que le dans les conflits alimentaires qui l’opposent à sa
fantasme. Mais ce dont il est question derrière mère. «Il n’a jamais su dire non». Il n’a jamais rien
l’angoisse, c’est de quelque chose qui a trait à la interdit. Un souvenir d’enfance lui revient : en classe
jouissance. on explique un poème, il est question d’éclipse de
Ainsi pour l’homme aux loups, si du côté des lune, le professeur demande à chacun de dire une
formations de l’inconscient le sujet est représenté phrase où se trouve le mot éclipse ; quand vient son
dans sa perte, sous le signifiant des loups, dans le tour, elle dit : «Papa s’éclipse sous la table», la
fantasme, il y est aussi comme présence dans l’objet classe s’esclaffe, «j’étais honteuse». Dans ses
(a) qu’est ce regard. «Leur regard fasciné, c’est le associations, elle évoque la prévalence de la table
sujet lui-même» (séminaire XI, p. 227), et la réponse pour elle, mais aussi les tables de la loi. Le Nom-du-
du sujet, ici, n’est pas d’ordre signifiant, c’est la Père auquel il est fait appel dans le souhait exprimé
réponse du sujet à la scène traumatique par une d’une interdiction («J’aurais aimé qu’au moins une
défécation. Derrière l’angoisse, c’est de l’objet (a) fois il dise non».) se repère donc ici, nous dirons par
réel qu’il s’agit et dans cette monstration dernière défaut, mais malgré cela, désigné suffisamment pour
que Freud reconstruit comme le chaînon manquant, ne pas évoquer là, une forclusion. A ce père qui
c’est de jouissance qu’il s’agit. Cette limite de s’éclipse, elle avait substitué un père imaginaire qui
l’interprétation est donc à repérer dans la mesure où occupait dans ses rêveries d’enfant une place
elle permet d’éviter de renforcer la résistance par la imaginaire prévalente. Sa profession l’obligeant
confortation du fantasme. effectivement à s’absenter pour travailler dans une
ville voisine, elle avait imaginé qu’il y accomplissait
Revenons à Marie et aux deux versants du désir et des fonctions aussi importantes et honorifiques que
de la jouissance. mystérieuses, ce qui l’obligeait à les tenir cachées.
Sur le versant du désir, elle reste sur sa faim. Peut- Elle eut une grande déception lorsqu’elle apprit qu’il
on mieux désigner le désir qu’en disant : «Il faut que s’agissait en fait d’une fonction commerciale des
ma faim ne soit pas tout à fait satisfaite», et son jeu plus modestes.
du fort-da peut s’entendre sur ce versant, signifiant à Sur le versant de la jouissance : mais ce jeu du fort-
une mère gavante que son désir ne peut se dire la da auquel elle se livre a un autre versant qui est de
bouche pleine. L’interruption de la cure peut jouissance articulée au surmoi. Car ce rien avec
s’entendre elle-même dans cette voie comme une lequel elle se contente d’un plaisir de la bouche et
ultime pirouette laissant ainsi l’analyste sur sa faim qu’elle recrache, elle en retire une jouissance
et désignant par là-même son désir. certaine. Elle arrive ainsi, selon l’expression de J.-A.
Toujours sur ce versant, avant d’arriver à celui de la Miller à «soutirer du plaisir à la jouissance». C’est là
jouissance, reprenons cette cure et ce que ce qu’elle préserve en interrompant l’analyse et là
l’interprétation, venant scander d’un «tu l’as dit», que se pose la question de ce qu’aurait pu être la
l’apport du patient, vient dénouer des formations de direction de la cure et le maniement de
l’inconscient avant d’arriver à cette butée sur le l’interprétation.
fantasme. Tout un pan de son analyse tourne autour Certes, on peut dire que ce dont il s’agit ici c’est
d’associations concernant son nom propre qui n’est d’un acting-out. Ce serait l’acting-out qui répondrait
pas sans rapport avec l’agressivité, la destruction, la le mieux à cette monstration dont nous parle Lacan
dévoration, la négation. Elle se meut avec aisance dans le séminaire sur l’angoisse. Il viendrait ici faute
dans le jeu des signifiants. Elle reproche à sa mère d’une interprétation opportune. Remarquons
de ne l’avoir pas nourrie au sein, et a établi avec elle toutefois (ce qui ne l’exclut pas) que bien avant le
des relations conflictuelles centrées sur le contenu de début de la cure ce fantasme avait pris corps et s’il
l’assiette. «J’aurais aimé que ma mère me fasse s’est avoué dans la cure, parfois même agi, tout au
violence pour manger, qu’elle me gave et en même plus peut-on se demander si le maniement du

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transfert ne l’y a pas fixé. Quant au passage à l’acte, séminaire sur l’angoisse, que le temps de
je le verrais plutôt dans ces épisodes où, faisant suite reconstruction du fantasme «un enfant est battu»
à une longue restriction alimentaire, elle s’effondre correspond au temps de l’angoisse entre jouissance
sans connaissance, se réduisant à ce déchet que les et désir et, que franchie l’angoisse, le désir se
services d’urgence amènent en réanimation. constitue, ne peut-on avancer que c’est là que Marie
Dans ce fantasme : manger/cracher, fort commun recule ? Elle se réfugie dans le fantasme de sa propré
aux anorexiques, où est le cracheur, où est le mort : «Jusqu’où me laisseront-ils aller ?» face à
craché ? qui dévore et qui est dévoré ? l’énigme du désir de l’Autre et à sa difficulté à
Marie fait des rêves de dévoration : «Un enfant est s’inscrire dans l’Autre.
tombé dans un ravin et est dévoré par un homme». Il faudrait aussi mettre l’accent sur le côté pacifiant
Et dans ses associations où se révèlent ses désirs de du fantasme, lié au fait qu’il voile la division du
mort concernant son frère et sa mère, elle ajoute : sujet. L’image narcissique est là, mal constituée
«Quand je mange, j’ai l’impression de manger un faute de repères symboliques. Marie «manque de
morceau de ma mère. Il faut que je la vois entière soi» selon l’expression de Lacan, et cette image, elle
pour être sûre que ce n’est pas quelque chose d’elle commence à accommoder dessus, à la mettre au
que je mange». Mais aussi : «C’est comme si je point dans la constitution du fantasme : «Dans un
m’étais repliée sur moi-même et que je me bouffe de éclair, je me vois comme les autres me voient, avec
l’intérieur, je me bouffe et je me vomis. Pendant leurs yeux, de leur place, alors que dans ma glace je
longtemps, je craignais d’être bouffée». Nous voilà ne me vois pas maigre.»
au niveau de l’identification primordiale dite par En tout cas, j’opposerai cette formulation à une autre
Freud cannibalique (dévorer celui ou celle qu’on de Marie : «Je ne suis rien. Si je ne pensais pas à la
aime). nourriture, qu’est-ce qu’il me resterait ?», discours
Nous avons déjà repéré la prévalence du père dans lequel le sujet s’évoque dans le manque à être
imaginaire et le défaut de médiation paternelle qui de S et non dans le peu d’être de (a). La question se
ne vient pas rompre le : «mange et tais-toi» proféré pose donc du rôle de la cure dans l’accentuation du
par la mère. Rappelons que le père… «ne disait (a) par rapport au S.
jamais non». Le surmoi est à repérer ici dans cette Lacan, à propos de l’épisode psychotique de
évocation : «C’est comme une voix qui me dirait : tu l’homme aux loups évoque le rôle qu’a pu jouer la
n’as pas de droit de manger. J’employais (dit-elle) reconstruction freudienne dans laquelle s’est
le tu pour le je, c’était comme un je dit par manifestée, et avec quelle insistance, le désir de
quelqu’un». Freud. Quelle est ici la fonction du désir de
l’analyste à ce point où la réduction des symptômes
Mais ne peut-on rapprocher ce : «un enfant est coïncide avec l’accentuation du fantasme ? Enfin, la
dévoré par un homme» de «un enfant est battu», à la réaction thérapeutique négative avec toutes les
connotation orale près ? Reprenant une nouvelle fois ambiguïtés qui lui sont liées ne correspond-t-elle pas
son fantasme, elle dit : «Au fond cette boule de à ce point de l’analyse où le patient entend préserver
nourriture mâchée et remâchée, c’est moi toute sa jouissance, résistance réelle où se conforte le
crachée». La reconstruction que Freud opère dans la fantasme ?
deuxième phase du fantasme «un enfant est battu»
nous est ici présentifiée dans le moment où, comme Si cette cure pose plus de questions qu’elle
sujet, elle se réduit à cet objet (a) oral. Mais à n’apporte de réponses, je voudrais souligner pour
formuler ainsi ce qui n’est dans la règle jamais conclure qu’entre la monstration d’un désir qui ne
remémoré, ne peut-on se poser la question d’une peut se dire et la jouissance liée à l’appétit de la
autre structure, rendant compte de l’inertie mort, cette patiente n’est pas seulement ce sujet
dialectique qui s’ensuit et qui serait liée à ce que ce désignant dans un registre oral le manque qui
(a) ne contiendrait pas (-ϕ) ? De ce fait, la constitue le cœur de son être, elle en arrive a
signification absolue qu’est le fantasme ne peut pas incarner dans son être même la jouissance liée à cet
rétroagir de son effet de vérité sur ce qui a déjà été objet oral.
analysé sur un certain mode. La question de la
forclusion trouverait là quelque pertinence. Dans le Interprétation analytique et interprétation délirante
langage des pulsions orales, Freud n’identifie-t-il pas Michael Turnheim
l’Ausstossung au cracher ?
L’angoisse reste, de fait, absente de ce temps-là de la
Lacan avait remarqué que Freud était comme un
cure. Alors, si l’on admet avec Lacan dans son
poisson dans l’eau avec le texte du Président

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Schreber. Cette facilité avec laquelle la psychanalyse d’interpréter par des équivoques dans la cure d’un
rend compte de l’existence de la psychose contraste psychotique. Mais qu’un psychotique supporte des
avec la difficulté qu’on rencontre dans la pratique interprétations équivoques ne veut pas
avec ce même phénomène. Cela explique peut-être nécessairement dire que ces interprétations soient
une certaine ambiguïté qu’on trouve dans les travaux efficaces. Cela peut également signifier qu’elles le
cliniques sur la psychose, où les auteurs oscillent laissent indifférents. Cette indifférence pourrait
parfois entre la rigueur et le bon sens. s’expliquer par le fait que l’analyste, avec un patient
qui présente un délire chronique, opère dans l’ombre
D’une façon un peu caricaturale on pourrait de cet Autre du délire auquel le sujet suppose le
distinguer plusieurs positions différentes. D’une savoir. Le transfert dans l’analyse resterait dans ce
part, une sorte de dénégation, de difficulté que pose cas un transfert latéral par rapport au transfert
la psychose (on nous parle de la guérison délirant. Mais une interprétation analytique suppose
miraculeuse de malades qui n’ont jamais été toujours le transfert, justement afin que l’énonciation
psychotiques). interprétative puisse porter atteinte au savoir de
D’autre part, il y a des analystes qui abordent la l’Autre. Il faudrait donc que l’analyste occupe la
psychose avec plus de prudence ; ils ne prétendent place de l’Autre du délire. Cela arrive, mais dans ce
pas la guérir mais pensent toutefois que les cas les analystes essaient plutôt de dédramatiser la
psychotiques peuvent bénéficier du savoir-faire d’un situation car ils connaissent les risques du passage à
analyste. S’il s’agit d’analystes qui suivent l’acte que comporte une telle relation.
l’enseignement de Lacan, leur position découle d’un Parler du savoir de l’Autre dans la psychose pose
simple raisonnement qui peut être déduit de ce que cependant un problème. Il suffit de lire les Mémoires
Lacan a dit sur la jouissance : «La jouissance du Président Schreber pour constater le statut bien
phallique est une jouissance localisée». Les particulier du savoir de son Dieu. Il est incapable de
psychotiques, par principe, n’ont pas accès à la comprendre l’homme vivant, il ne le saisit que par
signification phallique. Mais parmi les différentes l’extérieur. Des affaires humaines, il a une
manifestations de la psychose on peut distinguer une impression toute extérieure, nous explique Schreber.
jouissance non localisée, envahissante, qui Cette connaissance extérieure suffit cependant pour
caractérise la schizophrénie et une autre, celle trouver cet objet perdu féminin qu’incarne Schreber.
identifiée dans l’Autre. Mieux vaut donc une Contrairement aux hommes, Dieu ne s’est jamais
jouissance localisée même si elle n’est pas phallique. trompé sur la transformation de Schreber en femme,
Autrement dit, on considère la paranoïa comme le car cette transformation, Dieu la veut. Il y a donc
moindre mal. Puisque le but de la cure ne sera plus dans la psychose une confusion entre savoir et
le même que pour le névrosé, on peut donc supposer jouissance. Qu’il soit par la suite question de la
que le type d’interprétation qu’on va chercher ne fonction du savoir de l’Autre dans la psychose, ne se
sera non plus le même. fera donc pas sans réserve. Il me semble cependant
Il existe cependant une troisième position : il y a des justifier de maintenir ces termes au moins pour le
analystes qui prétendent que, tout en intervenant cas dont je vais parler.
face à un psychotique de la même façon que dans la
cure d’un sujet névrotique, on obtient la solution Il s’agit d’un patient dont le délire religieux a ceci de
paranoïaque. On n’hésite donc pas à faire, par particulier que, jusqu’à un moment précis,
exemple, des interprétations équivoques ou à l’omniscience de Dieu (la Providence) n’a jamais été
allonger les patients tout en admettant que la seule mise en question. C’est un homme qui a maintenant
issue de la cure consiste en une stabilisation du trente sept ans et chez lequel une psychose s’était
délire. déclenchée il y a dix ans. Cette psychose s’articule,
On comprend pourquoi cette troisième voix peut dès son déclenchement, d’une part autour de
séduire. Tout en restant réaliste quant à son but, plusieurs signifiants empruntés à la religion
l’analyste ne met pas en question ses principes chrétienne et d’autre part, autour de l’opposition
éthiques. Si la construction du délire stabilise l’état entre les origines allemandes de sa mère et les
du patient au cours de la cure, cela serait dans la origines juives de son père. On distingue deux
nature des choses, c’est-à-dire de la structure que périodes différentes qui durent chacune plusieurs
présente le patient. Seulement ici, on est tenté de années. Entre les deux, il y a une sorte de chiasme,
penser à ce proverbe anglais que Lacan cite dans La une troisième période intermédiaire, qui dure
chose freudienne : «On ne peut pas à la fois manger quelques semaines pendant lesquelles les différents
son gâteau et le garder». Sans doute est-il possible termes du délire changent leur place. La première

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période se caractérise par l’idée du patient d’avoir apporte, non pas une simple lettre, mais l’avis d’une
pêché contre le Saint-Esprit et d’être par conséquent lettre recommandée. Il se rend au bureau de poste où
condamné à incarner la bête de l’Apocalypse : le mal on lui explique qu’il ne peut avoir cette lettre que
absolu. Le patient est dans la certitude d’avoir quelques heures plus tard. Angoissé, il se rend chez
recrucifié le Christ en n’obéissant pas au Saint- sa mère, il s’allonge sur le sol à côté d’elle, puis il
Esprit qui lui avait ordonné de vivre en Allemagne. sort dans la rue et crie à haute voix à Jésus : «Tu ne
Le phénomène le plus impressionnant de cette m’auras pas, je ne veux plus t’obéir, Jésus est un
période est que ses organes lui font littéralement salaud». Il est convaincu que Jésus lui joue un
problème comme Lacan le dit dans L’étourdit : ses mauvais tour. Quelques heures plus tard, il prend la
yeux sortent de ses orbites, et le regardent, son lettre au bureau de poste ; elle vient d’une assurance.
estomac fait des révolutions autour de lui-même, Son angoisse diminue, mais pendant plusieurs jours
quelque chose bouge dans sa tête. Une jouissance il reste, comme il dit, «fâché avec Jésus». Pendant ce
sans barrière, donc, par laquelle le sujet qui se même temps, il se masturbe à plusieurs reprises,
considère comme le rebut du monde chrétien, dans des lieux publics, une fois derrière une église et
l’envahit. Ensuite une brève période intermédiaire explique ceci par son sentiment de ne plus être en
pendant laquelle le patient accomplit divers rituels sécurité chez lui. Deux semaines plus tard, il me dit
qui doivent aboutir à la destruction du mal. Il qu’il se réconcilie avec Jésus et son état devient le
s’enferme dans les cabinets de l’appartement de ses même qu’auparavant. «Je ne savais pas ce que
parents et allume une bougie dans la cuvette des c’était», m’a t-il dit le lendemain de la réception de
WC. Il se met ses excréments sur chacune de ses la lettre recommandée.
dents, se met à genoux devant une synagogue pour Il n’est cependant pas impossible de dire que cet avis
sauver les juifs qui ont crucifié le Christ. Finalement d’une lettre recommandée qu’il tient dans ses mains
il devient lui-même le Christ. Il perçoit une voix qui et qui lui annonce une autre lettre dont il ignore le
lui dit : «Tu est mon fils bien-aimé». Dieu lui dit de message, n’est rien d’autre qu’un signifiant sans
se rendre en Allemagne et d’épouser une fille qu’il signifié. Et même si le patient sait qu’il connaîtra la
avait connue pendant son adolescence. Puisqu’il est signification peu après, cela ne diminue pourtant pas
Jésus, le roi des rois, il lui faut une femme pour son effet inquiétant. Pour l’instant, le sujet ne sait
régner sur le monde. La police allemande le renvoie plus ce que l’Autre lui veut. Le savoir de l’Autre
en France et c’est depuis ce temps, depuis plus de s’éclipse et devrait faire place à son désir, mais
trois ans, qu’il vient régulièrement me voir. puisqu’il est impensable qu’il puisse exister un désir
Son délire s’est modifié à nouveau. Il n’est plus le de l’Autre, c’est donc que l’Autre le laisse tomber
Christ mais passe son temps à s’imaginer être sous le ou qu’il le persécute. Le patient contre-attaque avec
regard du Christ. Il est convaincu d’avoir, par ce un «tu ne m’auras pas».
rituel, aboli le mal définitivement. Notons encore un
autre élément qui apparaît périodiquement, isolé de L’intérêt de cet épisode vient du fait qu’il est
tout contexte en son discours : «Mon pénis, dit-il, est déclenché par quelque chose qui ressemble
plus petit que chez les autres, et chez mon père beaucoup à une interprétation, mais une
c’était pareil». Il témoigne ainsi, sinon d’une interprétation qui intervient en dehors de l’analyse.
féminisation, du moins d’un défaut à la place de la Que cela se situe en dehors de l’analyse n’empêche
signification phallique et, comme le meurtre d’âme pas qu’il y ait du transfert, même si ce n’est pas
dont parle Schreber, ce défaut est mis en rapport l’analyste, mais le Christ, qui est l’Autre du savoir.
avec la lignée paternelle. L’apparition d’un signifiant énigmatique auquel ne
Le patient a donc trouvé la solution paranoïaque, la correspond pas un signifié univoque est
jouissance, envahissante d’abord, est finalement immédiatement attribué à l’Autre du délire. Cela
identifiée dans l’Autre : Jésus le regarde, il le sait, et ressemblé à une interprétation dans la mesure où ce
c’est, dit-il, la seule raison pour laquelle il ne se signifiant est considéré par le sujet comme une
suicide pas. énonciation venant de l’Autre et que cette
Un événement assez banal va pour un instant mettre énonciation porte en même temps atteinte au savoir
en question sa construction. Déjà depuis plusieurs de l’Autre. La mère du patient a d’ailleurs très bien
mois il me parle du souci que lui cause son courrier. compris d’où venait l’angoisse de son fils, car quand
L’arrivée d’une lettre est pour lui toujours une le facteur apporte quelques semaines plus tard à
mauvaise nouvelle. Mais jusqu’ici c’était resté une nouveau l’avis d’une lettre recommandée, elle
plainte parmi d’innombrables autres. La situation parvient à trouver le nom de l’expéditeur, elle lui
change radicalement le jour où le courrier lui

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téléphone et peut ainsi fournir le plus tôt possible le certes pas celui de Jésus, mais avec qui j’ai au moins
signifié du signifiant énigmatique. ce trait en commun de comprendre l’allemand. Bien
L’effet de ce signifiant énigmatique indique que le qu’il me parle normalement en français, quand il me
sujet psychotique n’est nullement insensible à une cite l’Évangile ou ses prières, c’est toujours en
atteinte portée au savoir de l’Autre. Il suffit que version allemande, telle que sa grand-tante la lui a
l’interprétation vienne du lieu du savoir. Il n’est pas serinée.
impossible pour l’analyste d’occuper cette place et
dans son texte sur la psychose de 1966, Lacan nous En quelque sorte cette analyse se présente donc
indique comment même le professeur Flechsig, à comme une poursuite de ce rituel destiné à faire
cette place, s’y est de fait trouvé. Une image géante disparaître le mal qui est devenu entre-temps
d’un cerveau accroché dans son bureau n’y était, l’impossible de son système. Nettoyer les déchets de
semble-t-il, pas pour rien. son travail délirant, c’est ce qui reste cependant un
Une énonciation venant de cette place du savoir et but inaccessible, si l’on considère ce déchet comme
qui mettrait, comme toute interprétation justement, l’élément irréductible de la paranoïa, qui ne sera
ce savoir en question peut-elle produire autre chose jamais convertible dans la jouissance de l’Autre.
que cet effet de «laissé en plan» de ce sujet Voilà le paradoxe de cette cure qui mène à la
psychotique ? Chez le patient dont je parle, stabilisation du délire tandis qu’un phénomène de
l’interprétation fait apparaître un peu tardivement et transfert et d’interprétation qui se situe à l’extérieur
pour un instant seulement la perfidie divine, cette vient pour un instant faire vaciller ce délire.
perfidie qui est un élément important du délire Paradoxe cependant qui reflète la difficulté même
schrébérien. que l’analyste rencontre avec la structure
Ceci m’amène donc à me demander quelle place psychotique.
l’analyste occupe dans cette cure, car ce patient vient
depuis plusieurs années avec une régularité sans
faute et ceci malgré l’angoisse qu’il éprouve avant
chaque séance. Il me semble que cette assiduité doit
être mise en rapport avec la bipolarité de la paranoïa
que Lacan souligne dès la Question préliminaire. La
solution élégante que constitue le délire de Schreber
comporte l’opposition entre le point idéal d’une
union entre le monde et le rang de l’Autre divin
d’une part et l’expérience du «laissé en plan» d’autre
part. Lacan reprend cette opposition sous une autre
forme quand il distingue en 1966 la jouissance
identifiée dans l’Autre, et le miracle des hurlements
qui surgît chez Schreber au moment de «penser à
rien». Jacques-Alain Miller a poursuivi la distinction
entre ces deux aspects à partir des fonctions de
l’objet (a) comme plus-de-jouir et comme déchet. En
effet, Dieu ne cesse pas d’abandonner Schreber et de
revenir s’adjoindre à lui. Chez le patient dont je
parle, on trouve également cette bipolarité. Il ne
s’agissait cependant pas d’oscillations comme chez
Schreber : les deux aspects de l’objet (a) existent
simultanément. Tout en affirmant que le regard de
Jésus l’accompagne perpétuellement, il se croit en
même temps le plus misérable des hommes, même
s’il se considère comme un des rares qui croit
vraiment en Jésus. Son existence ne lui paraît pas
moins comme une faute par rapport aux exigences
de Jésus. Puisqu’il ne croit plus à l’existence du mal,
ses fautes le laissent d’autant plus perplexe. Il faut
donc qu’il me parle de tout, dit-il, pour libérer son
esprit. Il offre ses péchés à mon regard, qui ne vaut

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ISSUES DU TRANSFERT
Transfert et interprétation dans un cas de perversion Je restai d’abord prudent dans l’appréciation de ce
Serge André symptôme, et ne me pressai pas trop de prendre ces
douleurs pour des manifestations d’ordre hystérique
Je voudrais avancer aujourd’hui quelques réflexions ou psychosomatique. Les névralgies faciales
à propos d’une analyse que j’ai menée il y a constituent en effet un point obscur du champ
quelques années et dans laquelle tout s’est joué médical : les atteintes de ce nerf peuvent provenir
autour d’une interprétation précise. «De l’angoisse à d’origines diverses et ne sont pas facilement
la perversion», ainsi pourrait s’intituler ce trajet localisable ni traitables. Je laissai donc simplement
analytique où l’interprétation, en levant de manière entendre à ce jeune homme qu’il était possible que la
spectaculaire le symptôme du sujet, a fait précipiter, psychanalyse l’amène à élucider un tel symptôme si
en quelque sorte, sa structure perverse. Ce virage celui-ci se révélait comme une manifestation de
s’est traduit, comme je vais le montrer, par un l’inconscient. Et comme il présentait par ailleurs
changement radical du style et de la logique du certaines singularités (par exemple, il vivait la nuit et
transfert, à tel point que la poursuite de l’analyse dormait le jour), et qu’il faisait état d’une angoisse
s’est révélée de plus en plus difficile, jusqu’à envahissante, je me décidai à le prendre en analyse.
l’interruption finale – prématurée à mon avis, bien Ce n’est qu’après une bonne année d’analyse que la
que l’analysant m’ai quitté heureux et guéri. Ce nature de son symptôme me devint claire, ainsi que
déclenchement de la perversion dans l’analyse, et la sa structure subjective de pervers fétichiste. Entre-
fin tronquée de celle-ci m’amènent à m’interroger temps, l’analyse fut marquée – et ce, dès la première
sur la justesse et l’opportunité de l’interprétation par séance proprement dite – par un transfert massif se
laquelle j’ai opéré dans ce cas. Et, •au-delà de cette manifestant par de véritables accès de panique au
interrogation ponctuelle, cette analyse me renvoie cours de la séance. Ma présence dans le fauteuil et
aux questions fondamentales sur l’effet mon silence inspiraient à cet analysant une véritable
thérapeutique de l’analyse, sur le bien ou le malvenu terreur, contre laquelle il ne cessait de lutter,
de ce qui peut s’y révéler au sujet. recroquevillé sur le divan dans un mutisme
douloureux d’où émergeaient périodiquement un
Le jeune homme dont il est question était «vous me faites peur !» ou un «je veux m’en aller
véritablement «à bout» lorsqu’il est venu me tout de suite !» Après quelques séances, il entreprit
trouver. A bout, dans le sens où pour mettre fin à de tenir une sorte de journal dont il m’apportait des
une souffrance peu commune, il n’entrevoyait plus pages, au fur et à mesure ; celles-ci étaient le plus
que deux solutions : ou mettre fin à ses jours, ou se souvent rédigées sous forme de lettres qui m’étaient
confier à la psychanalyse, à laquelle il ne croyait adressées et qui lui étaient dictées par l’horreur que
guère par avance. A bout également dans le sens où je lui inspirais. Ces pages, non dénuées d’un talent
il était parvenu au terme d’une course qui, depuis littéraire que je situerais dans le style de Maldoror,
plusieurs années, l’avait mené à consulter, en vain, j’eus l’impression qu’il me les apportait, au seuil de
les meilleurs spécialistes européens de neurologie. Il chaque séance, comme l’offrande destinée à conjurer
était en effet affecté depuis plus de cinq ans – la puissance d’un dieu féroce. Leur contenu détaillait
exactement : depuis son mariage – d’une névralgie le moindre de mes gestes, chaque pose de mon
faciale extrêmement douloureuse, localisée au côté corps, chaque pli de mes vêtements, et relatait ce
gauche de la face. Les examens, n’ayant pu qu’il appelait «l’expérience atroce», c’est-à-dire sa
objectiver ni situer précisément une atteinte du nerf, relation avec moi ! Il la décrivait, je cite, comme «un
la médecine n’avait pu que lui proposer de remédier coup d’aspirateur dans une pièce dont on est la
aux effets de son mal : on lui avait donc prescrit des poussière», et me désignait sous divers surnoms tels
analgésiques, de plus en plus puissants au fils des que : «l’araignée Nilfisk» («Nilfisk» est une marque
années. Il en était ainsi arrivé, petit à petit, aux doses d’aspirateur), «l’aspiro-batteur», «le poulpe multi-
quotidiennes de Palfium et commençait à s’inquiéter tentaculé», «le papillon d’or à la trompe suceuse»,
de savoir s’il n’était pas devenu toxicomane et si les ou «le trou sans fond» ; en contrepartie lui-même se
douleurs qu’il ressentait dès qu’il oubliait ou sautait présentait comme «une personnification du
volontairement une prise de ce stupéfiant, n’étaient ridicule», «un tas de chair à saucisse éclatée», «une
pas le signe d’un phénomène de manque. variété particulière d’enculé», «un pur produit de la
pollution», «une épluchure», etc… A plusieurs

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reprises, il termine ces missives par un dessin, tracé «névralgie faciale» pour un phénomène de
avec les caractères de la machine à écrire : le dessin conversion – il n’y a, en effet, aucun trajet nerveux
d’une cuvette de WC, dans laquelle il inscrit un jour qui correspond à la ligne que décrivait sa douleur.
la légende suivante : «Mais tout au fond, là-bas, J’entrepris alors de l’interroger systématiquement
enfin trouvera-t-on les restes bien cachés des traces sur ces douleurs et sur le contexte dans lequel elles
de nos pères.» survenaient. Il convint assez rapidement qu’elles
Nos séances n’étaient donc pas faciles à mener, lui, devaient être liées à des fantasmes masturbatoires
attendant dans l’angoisse que je réagisse à ses puisque, dès que la névralgie se manifestait, sa
offrandes, et moi, l’invitant à me parler sans la première réaction était de se masturber. Ensuite, il
distance de l’écrit, c’est-à-dire à s’adresser à ma réalisa que ces fantasmes étaient préalablés à la
présence et non à mon absence. Les fins de séance douleur névralgique, et qu’il y avait sûrement un lien
étaient particulièrement délicates, mon analysant se de cause à effet entre eux.
trouvant partagé entre la terreur panique que je Il me fit alors avec les plus grandes difficultés un
m’approche de lui, et l’exigence tout aussi exacerbée aveu qui éclairait la formation de son symptôme et
que je me montre gentil à son égard. Plus d’une fois, ouvrait une porte sur la structure de son désir. Cet
alors qu’il s’enfuyait littéralement de mon cabinet, il aveu comportait tout d’abord un souvenir infantile,
s’arrêta dans l’escalier, à bonne distance de moi, le plus ancien de ses souvenirs, disait-il. Lorsqu’il
pour me crier : «Mais est-ce que vous m’aimez ?». avait l’âge de sept ans environ, il avait eu l’occasion
Malgré tout, il me parlait quand même un peu, et d’observer une jeune fillette africaine en train
j’appris ainsi que son enfance avait été marquée par d’uriner ; la fillette avait une dizaine d’années et
l’absence du père et par le grand écart d’âge le n’était pas encore pubère. En regardant par en
séparant de ses frères et sœurs. dessous de la porte du cabinet de toilette, il avait pu
Il était, en effet, né sur le tard, enfant inattendu d’un ainsi voir distinctement le sexe de la fillette qui
couple ayant dépassé la quarantaine et qui avait déjà n’était pas encore occulté par la toison pubienne, et
plusieurs grands adolescents. Il n’avait d’ailleurs il avait été frappé tant par la ligne que dessinaient les
rigoureusement aucun souvenir de son père, sinon la deux lèvres jointes du sexe, que par le jet brillant qui
vision d’une chevelure noire gominée ; il s’en en sortait. De ce jour-là, me confia-t-il, il était resté
expliquait par le fait que son père était mort alors obsédé par cette vision, par cette ligne du sexe
qu’il venait à peine d’avoir cinq ans. À ce propos, le féminin glabre, ligne qu’il retrouvait partout : il
travail de l’analyse lui imposa de faire une suffisait, par exemple, qu’il aperçoive un grain de
découverte qui éclaira la nuit faite sur ce père ; il en café, ou encore qu’il croise une femme le regardant
arriva, en effet, à lever le voile sur ce qu’on lui avait d’un air pincé (les lèvres pincées), pour qu’il entre
jusque-là soigneusement caché, à savoir que la mort en érection et se sente contraint d’aller se masturber.
de son père était, en réalité, un suicide. Il ne put Plus remarquable encore, ce jeune homme qui aimait
cependant en élucider les raisons, sa famille refusant écrire et dessiner, ne pouvait plus le faire qu’en
de répondre à ses questions. Il avait donc vécu, passant par l’intermédiaire de machines, car la
depuis toujours ou presque, avec sa mère une vraie simple vue de certains traits coulant de son porte-
vie de couple, puisque très rapidement après la mort plume induisait chez lui des fantasmes
du père, les frères et sœurs plus âgés avaient quitté la masturbatoires. Il me confia également qu’il faisait
maison. Ce couple s’était trouvé d’autant plus régulièrement de courts voyages dans des pays
consolidé par la disparition paternelle que celle-ci limitrophes à seule fin de se procurer des revues
était survenue en plein revers de fortune : le train de pornographiques où il pouvait trouver des clichés du
vie de la maison, auparavant fort aisé, avait dû, du sexe féminin glabre et non excité, c’est-à-dire non
jour au lendemain, être réduit à une quasi-survie entrouvert. De même, il ne pouvait s’empêcher de
alimentaire. faire, au moins une fois par mois, la tournée des
Mais, sur tout cela, il était peu bavard, obnubilé qu’il prostituées jusqu’à en découvrir une dont la forme
était par le transfert, et par ses névralgies du sexe lui convienne – il ne se livrait d’ailleurs
quotidiennes. Or, l’analyse était engagée depuis un avec elle à aucun autre acte sexuel que celui de
an environ, lorsqu’il se mit à se plaindre de ce que regarder son sexe et de se coucher dans ses bras.
ses douleurs – jusque-là localisées au côté gauche de Sa relation avec sa femme avait bien sûr été
la face, du front à l’os maxillaire – commençaient à perturbée par l’exigence précise de son fétichisme.
s’étendre et à descendre le long du cou, puis, en Sa femme avait assez vite accepté de se raser le
passant par l’épaule, à envahir le côté du bras et de pubis et de lui offrir à contempler la ligne de se
l’avant-bras. Cette nouvelle me décida à tenir cette lèvres jointes ; mais, dès qu’elle entrait en

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excitation, il fallait vite éteindre la lumière pour d’euphorie. Mais cette amélioration devait se payer
qu’il ne voie pas la fente s’entrouvrir. Et par ailleurs, sur l’autre versant de sa structure de désaveu.
depuis qu’elle avait eu un enfant, son sexe ne se Je m’aperçus rapidement que la disparition de la
refermait plus comme avant : il subsistait une légère douleur signifiait pour lui un nouveau triomphe du
irrégularité. Dans la ligne, une minime ouverture des fétiche, en ce sens qu’il pouvait désormais se livrer à
lèvres, qui inspirait à mon analysant un dégoût ses fantasmes masturbatoires sans plus avoir à les
affreux. payer en symptômes. La mère phallique, en somme,
lui était désormais mieux accessible grâce à la
Ces éléments me permettaient de situer ce jeune psychanalyse. Mais cette consolidation du déni de la
homme comme un pervers fétichiste, ou en tout cas castration ne pouvait qu’entraîner une insistance du
de qualifier ainsi son fantasme. Son fétiche lui avait côté de sa reconnaissance, comme en un mécanisme
été donné dans l’instant de voir initial où, plutôt que de vases communicants. Ainsi, sur l’autre versant du
d’apercevoir la castration féminine chez la fillette désaveu, du côté où la mère est reconnue comme
africaine, il avait vu quelque chose à la surface du châtrée, donc du côté où la castration menace, de
trou, à savoir la raie formée par les lèvres. Ensuite, nouvelles mesures de protection devenaient
par métonymie, le caractère de fétiche s’était étendu nécessaires. Il me le fit comprendre dans les
à toute une série de lignes et de traits. semaines qui suivirent en me faisant part d’une série
Dès le moment où il m’eut fait ces confidences, le de fantasmes qu’il n’avait jamais évoqués jusque-là :
style de son discours changea. D’abord, il devint des fantasmes de tatouage. Et je ne pus le retenir de
bavard. Ensuite, l’insolence et le défi prirent la place passer à la réalisation de ces nouveaux fantasmes : il
de la panique et de la soumission qui avait jusque-là entreprit effectivement de se faire tatouer, et
marqué le transfert, et la tenue de son journal considéra que c’était là la fin heureuse de notre
s’interrompit. Il commença, par exemple, à ironiser travail. Ce n’était pas mon avis ; je le lui fis savoir,
sur mon savoir de psychanalyste – sur lequel il avait et il s’en alla très fâché de ne pas recevoir mon aval.
d’ailleurs lui-même acquis quelques lumières – en Que voulait-il se faire inscrire sur la peau ? Il ne
me faisant remarquer que ce n’était sûrement pas par poussa pas la dérision jusqu’à me faire voir sur son
hasard mais bien à cause de son graphisme, que corps même le signe tout puissant qui devait
Lacan avait choisi la lettre «(I)» pour désigner le conjurer l’horreur de la castration, mais il m’en parla
symbole de la jouissance sexuelle… Autrement dit, en détail, et me remit le carton du tatoueur où était
il commençait à me démontrer que mon savoir dessinée la figure qu’il se faisait tracer sur le dos. Il
n’était pas organisé autrement que son fantasme, et s’agissait d’une femme-dragon, les jambes écartées,
que nous tenions, chacun à notre manière, à notre qu’il allait porter sur le dos de telle sorte que la fente
grain de café… – Mais sur cette fonction du défi du sexe de cette femme, non dessinée comme telle,
pervers, je reviendrai dans un instant. se confonde avec la ligne séparant ses propres
Restait à élucider son symptôme de névralgie fesses. Ainsi réalisait-il sur son corps même le
faciale. La solution apparut lorsque je lui demandai désaveu pervers : garçon côté face, et fille côté pile –
de me raconter encore une fois la scène au cours de et allez donc savoir si le côté pile n’est pas simple
laquelle il avait observé la fillette en train d’uriner. Il prolongement du côté face ou vice versa. Par
me décrivit précisément la porte du lieu d’aisance, ailleurs, en se faisant lui-même porteur du fétiche, il
ajourée dans le haut et le bas, le sexe de la fillette et s’offrait une protection de plus contre le père
le jet d’urine. «Ne vous étiez-vous pas couché sur le imaginaire, le père terrible et castrateur qui, de lui
côté gauche, le côté du visage appuyé sur le sol ?», avoir manqué réellement, n’en était que plus
lui demandai-je.-«Oui !», me répondit-il, tout saisi puissant fantasmatiquement : il suffisait, en effet,
par mon intervention. Et il ajouta qu’en se relevant, une fois tatoué, qu’il lui tourne le dos pour lui
il avait senti sur son visage le picotement causé par montrer qu’il était femme, donc déjà châtré – tout en
les graviers sur lesquels il avait appuyé la joue. Ses savourant en secret la duperie de cette castration en
névralgies cessèrent du jour au lendemain, et une trompe-l'œil.
petite cure de désintoxication lui permit de se libérer A moi aussi, son psychanalyste, il tourna le dos,
du Palfium en une quinzaine de jours. d’une certaine façon… C’est pourquoi je crus bon de
Happy end direz-vous. Pensez donc !… avec un l’avertir que ce tatouage n’était qu’une mascarade. Il
pervers, il ne faut jamais croire que l’on a eu le me répondit que je n’en savais rien et qu’en
dernier mot. Soulagé de son symptôme, mon patient négligeant l’issue que lui offrait ce tatouage, je
se sentit beaucoup mieux et entra dans une phase comptais pour rien la douleur qu’il allait devoir
endurer durant des mois, voire des années, sous

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l’aiguille du tatoueur. Sur ce point, il n’avait pas tout la place nouvelle que le fantasme occupe dans cette
à fait tort sans doute, car il me renvoyait ainsi à la seconde partie de l’analyse que je vous rapporte
nécessité du symptôme – le tatouage prenant la suite aujourd’hui. Le fantasme occupe maintenant toute la
de la névralgie dont je l’avais débarrassé. scène, tout le discours du sujet. C’est là un trait
commun qui n’a pas manqué de frapper tous les
La leçon de ce parcours, pittoresque sans nul doute analystes qui ont eu affaire à des sujets pervers sans
et plein d’enseignements, risquerait bien d’être celle- qu’ils en aient aperçu toutefois la raison de structure.
ci : en soulageant ce sujet de son symptôme, la On ne peut pas ne pas éprouver, à entendre parler le
psychanalyse l’a peut-être mené au pire, l’analyste pervers, une impression d’indécence ; on se sent
n’ayant finalement été ici qu’un relais vers le toujours un peu violé par son discours. À quoi cela
tatoueur. Sans doute – mais ceci n’est pas une tient-il ? Si nous devons tenir avec Freud (voir Un
explication, seulement une interrogation de plus : le enfant est battu) qu’il n’y a pas de fantasme propre
dénouement de ce cas est-il tributaire de la modalité au pervers – en ce sens que les fantasmes des
de transfert propre au pervers ? Modalité que je vais névrosés sont des scénarios pervers –, je ne pense
essayer, pour conclure, de ramener à quelques traits pas non plus que l’on puisse se contenter de dire que
de structure. ce qui définirait le pervers ce serait de passer à
Sur le transfert pervers, je dirai que le cas dont je l’acte, de réaliser son fantasme sur la scène du
viens de vous rapporter brièvement l’essentiel est monde. Tous les pervers ne passent pas à l’acte. Par
tout à fait exemplaire. Le revirement qui affecte le contre, je pense qu’il faut apercevoir qu’il y a une
transfert de cet analysant au moment où son façon perverse d’énoncer le fantasme. La
symptôme se dénoue, nous donne quasiment une perversion, en somme, est une affaire de style – je
matérialisation de la Spaltung propre au pervers : veux dire que c’est dans sa parole même que le
D’un côté l’angoisse – ça c’est le côté où la pervers commence à passer à l’acte.
castration est présentifiée –, et de l’autre côté, le
triomphe – lorsque le fétiche retrouve sa puissance. On sait que le névrosé se tait sur son fantasme, ou
A ces deux versants du transfert et du désaveu qu’il ne le livre qu’avec la plus grande peine,
correspondent deux modes de discours et deux comme un aveu arraché à la honte, en s’entourant de
adresses distinctes. toutes sortes de précautions. C’est que pour lui, faire
Sur le premier versant, l’analysant ne se comporte passer le fantasme de la scène privée à la scène
pas autrement qu’un névrosé ; il oscille entre deux publique, le présenter à un auditeur, c’est
positions : celle où il s’identifie à l’objet dont automatiquement se désigner comme coupable et
l’Autre est censé se repaître (la poussière pour s’exposer aux foudres de l’Autre. Ce n’est pas le cas
l’aspirateur), et celle où il ne peut s’affirmer comme chez le pervers qui manifeste au contraire, une
sujet qu’a la condition de se castrer de son être tendance à étaler ses fantasmes, souvent sur le mode
imaginaire. La dialectique de ces positions est de la provocation. En fait, c’est l’Autre, l’auditeur,
connue : c’est celle où le sujet cherche que le pervers cherche à culpabiliser, voire à
désespérément, tout en redoutant d’y parvenir, à soumettre à la faute. La raison de cette différence
leurrer l’Autre, et où il se figure que ce que l’Autre tient à un trait de structure du fantasme. Le
lui demande, c’est sa propre castration. Dans cette fantasme, en effet, comporte par essence une
première phase, le symptôme est mis en avant réduction de l’Autre à l’objet cause du désir. Le
jusqu’à occuper, à la limite, tout le discours du fantasme annule la subjectivité de l’Autre, à
sujet ; le fantasme, au contraire, est tenu secret, son commencer par sa parole, pour en faire une
approche se marquant par un évanouissèment marionnette inanimée qui ne prend vie qu’au gré de
subjectif que traduit la honte – l’amour est alors la toute puissance du désir du sujet. Autrement dit,
exigé de l’analyste, comme une condition préalable l’énoncé du fantasme se soutient toujours de la
à ce que le fantasme soit abordé, parce que seul le pulsion de mort qui se tourne vers l’Autre. Cette
fait d’être aimé peut restaurer la dimension visée mortifère, qui n’est rien d’autre que la réalité
subjective qui s’effondre dans la honte. scandaleuse du désir, le névrosé la porte comme une
Mais c’est sur le second versant – celui du triomphe faute : en avouant son fantasme, il nous dit d’une
du fétiche – que la perversion est repérable comme manière ou d’une autre, «je vous tue». Le pervers,
telle dans le transfert où elle se manifeste par un lui, n’est pas ignorant de cette pointe mortelle, mais
bouleversement de la relation à l’Autre et par une il s’arrange pour que la faute en retombe sur son
subversion de la position du sujet supposé savoir. On auditeur. Par l’énoncé du fantasme, le pervers ne
peut saisir ce bouleversement et cette subversion par nous dit pas «je vous tue», mais bien «vous me

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tuez». Et à ce titre, sa façon d’énoncer le fantasme a «volonté de jouissance». La jouissance étant


toujours à l’égard de l’auditeur – spécialement de obligatoire, «réclamée par la Nature» comme dit
son analyste – une fonction d’initiation, de Sade, il n’y a évidemment plus de place pour la
corruption il nous invite au crime. faute, sauf celle de s’y dérober ou de ne pas être à la
En ce sens, la parole perverse me paraît relever d’un hauteur de ses commandements. Solution pratique
retournement de la relation à l’Autre telle que Lacan de la culpabilité, sans doute. D’où une certaine
la définit avec son schéma L. Si ce schéma nous euphorie –, mais qui n’évite pas cependant au
montre que, dans la parole, le sujet reçoit de l’Autre pervers de ressentir péniblement l’injonction
son message sous forme inversée, le pervers, lui, surmoïque de sa loi.
retourne cette structure dans la mesure où il se Qu’il faille jouir n’est pas une sinécure ; c’est même
présente comme chargé de nous dévoiler notre vérité plutôt le bagne, avec, à l’horizon, un dieu qui, pour
à nous : autrement dit, sa parole, il nous l’offre n’être plus trompeur – on sait ce qu’il veut – n’en est
comme l’inversion de notre propre message. Quand que plus exigeant au point que le sujet finit par
il nous livre son fantasme, c’est moins pour saisir s’offrir à lui en holocauste pour ne pas être dévoré.
par où il lui est assujetti que pour nous démontrer C’est ici que, dans le cas évoqué, le tatoueur vient
comment nous, qui l’écoutons, nous y sommes nous- prendre une place, place que l’analyste ne peut que
mêmes assujettis, que nous le voulions ou non – et laisser à d’autres : celle de l’instrument de ce dieu
même, de préférence, contre notre volonté. Ce obscur.
faisant, ce n’est plus au sujet supposé savoir que le
pervers s’adresse dans le transfert. Et ce, pour une Travail et acte
bonne raison : c’est qu’il occupe désormais lui- Éric Laurent
même cette position de sujet supposé savoir. C’est
bien ce qui se produit dans la deuxième phase de
l’analyse que je vous ai rapportée, lorsque ici, après Cette histoire de tapis de chair que vient de nous
la levée du symptôme, mon analysant devient présenter Serge André doit tenir à quelque chose du
arrogant et entreprend de me montrer que mon désir génie du lieu puisque Angers est l’occasion de nous
ne peut pas être structuré autrement qu’un désir rappeler qu’il fut une époque de l’histoire où le
fétichiste – voire, que le savoir analytique ne peut tapis, et non le tableau, était le lieu où s’inscrivait
lui-même que célébrer le fétichisme du phallus. Il se l’historial – ce qui m’avait amené, moi aussi, à
présente alors comme détenteur, lui, d’un savoir présenter pour ces Journées une histoire dé tapis.
dont il veut me convaincre que je ne suis que le
serviteur et, à sa différence, sans le savoir. Il se sent Un sujet vint me voir il y a quelques années, embêté,
chargé, dès lors, de m’initier à la réalité de mon disait-il, par la fâcheuse manie qu’il avait de choisir
désir de psychanalyste, et ne cesse de me rappeler comme objet d’amour des femmes «déjà prises», ce
que c’est l’étude de la perversion qui a appris à qui lui compliquait l’existence, l’épuisant en des
Freud ce qu’est le désir. Il ne me demande plus, rivalités, jeux du cirque laissant quelquefois
alors, de l’aimer – ce qu’il me demande, c’est de apparaître des impulsions à agresser l’autre avec des
reconnaître que je jouis, et plus spécifiquement, que armes blanches, dont il avait la passion.
je jouis de sa présence d’analysant, ce qui me met en Cette rivalité l’avait même porté, au moment où il
position de sujet supposé jouir. allait passer l’examen final qui allait le conduire à
Car pour lui, bien entendu – et c’est aussi un trait de exercer le même métier que son père, à éprouver des
structure de la perversion – il n’y a pas de désir qui vomissements inamendables, dirimants pour
ne mène à la jouissance. Pas de place ici pour un l’emploi qu’il devait occuper. Dans cette rivalité, il
désir insatisfait – ce qui constitue pourtant, comme voulait bien sûr que je reconnaisse cette
nous l’enseigne l’hystérique, la définition radicale homosexualité latente qui est une des révélations que
du désir. C’est bien là que se situe la la psychanalyse est venue porter dans le monde.
méconnaissance propre à la logique perverse : non Il s’avère vite que ce qui le tracasse est précisément
seulement le pervers ramène le désir à la conscience que cette homosexualité inconsciente est chez lui
qu’il en a, ou croit en avoir, mais il érige en très consciente dans la mesure où il a été séduit, à
nécessité absolue le fait d’y satisfaire – le jouissance l’âge de neuf ans, par un éducateur ami des parents,
devient un devoir découlant de la loi absolue du dans une scène au décor champêtre, où une hache
désir – un devoir dont il importe que le partenaire, était présente quelque part pour couper du bois,
l’Autre, soit persuadé à son tour. C’est ce que Lacan semble-t-il. Cette séduction – elle avait consisté en
formule lorsqu’il définit le désir pervers comme des masturbations réciproques –, cette rencontre
d’un désir avait provoqué chez le sujet une réponse

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qui se manifestait par une compulsion à revêtir, ce C’est un rêve qui vient lui donner la solution : il est
qui jusque-là lui était insupportable, un imperméable chez sa tante, et voit les lieux avec la précision
en plastique – que sa mère voulait lui coller dès qu’il hallucinante que peut comporter l’effet de réel dans
y avait la moindre menace de pluie –, et à se le rêve. Mais, là comme ailleurs, ce n’est pas de
masturber sous cet écran. Cette pratique dure depuis réalité dont il s’agit – pas plus que dans la lumière
lors, et reste sa consolation, universel remède aux du rêve «Père, ne vois-tu pas que je brûle ?» Dans ce
tracas que lui inflige l’existence. rêve, chez sa tante, de l’autre côté du mur, dans une
Il ne s’en plaint pas. Voilà un fantasme en somme autre pièce, il sait que sont présentes trois femmes,
bien construit, et l’on pourrait se demander alors sa mère, sa tante, sa sœur. Il fouille – ce qui est
comment le construire avec lui. interdit – dans une malle pleine de vêtements
féminins, et il en retire sa main pleine de sang.
Voici ce que l’analyse vint mettre au jour et qui Ce rêve, il l’analysera soigneusement, triant ce qu’il
commence par un rêve où, à l’intrusion d’un regard, en est du souvenir, de la rencontre avec la castration.
il répond par une crotte. L’analyse de son rapport à Et il découvre enfin pourquoi il ne pouvait plus
la propreté et à la saleté lui révèle alors un souvenir- évoquer ce souvenir-écran sans que la présence du
écran : vers quatre, cinq ans, il surprend sa mère, ou couteau s’impose : c’était en fait le report de la
sa sœur – il penche vers la sœur – entrouvrant le hache de la scène de séduction sur la véritable scène
rideau de douche pour apparaître nue. Il aperçoit là traumatique, la découverte de l’absence de pénis de
la castration féminine. Dans un coin de la pièce gît la sœur. Il fallait que soit saisi ce moment de
un bonnet de bain en plastique de même matière que rencontre dans l’acte interdit de fouiller sous les
l’imperméable. jupes de la mère pour que se sépare et s’élabore sa
À partir de là, une phase transférentielle s’enclenche, position.
recouverte d’une agressivité manifeste. Une dette à
mon égard est l’occasion pour lui de se demander en Trois étapes, donc, dans sa relation avec l’Autre. Il
séance pourquoi il fait sonner ainsi les sous qu’il a arrive d’abord mettant en avant sa rivalité avec
dans sa poche. Une chanson lui vient à l’esprit, où l’homme, et avec l’idée du couteau toujours
un matelot fait de même, cette chanson finissant sur évocable dans la poche. Deuxièmement, dans le
le règlement de la dette qu’avait le matelot par un transfert, se sépare ce qu’il a dans la poche, d’un
coup de couteau. Cette pensée tendre à mon égard côté, le couteau, la hache, qui sont ces signifiants
s’interpréta d’abord pour lui en ce qu’il venait avec lesquels s’évoque le (-ϕ) qui hante la structure,
essentiellement me faire chier, autrement dit remplir la coupure toujours possible, la valeur phallique, de
là comme ailleurs les différents bas de soi que sont l’autre côté, la nécessité pour lui d’avoir dans sa
les bonnets et imperméables qui peuplent sa vie. poche toujours les fécès nécessaires pour venir
Cette découverte de ce qu’il venait remplir l’Autre maculer l’écran imperméable que viendrait lui
de son être sous cette forme provoque chez lui un présenter l’Autre. Et c’est alors, après cette
trouble, y compris corporel, qui l’amène à consulter bivalence transférentielle, qu’apparaît la véritable
un médecin. En effet, pendant les quinze jours qui signification de sa rivalité avec les hommes, qui est
suivent ce petit épisode, il est préoccupé par des en fait le ravalement de sa vie amoureuse,
«déjections louches». Il a l’impression que ses selles ravalement qui consiste à constituer un Autre
contiennent une matière blanche, comme du sperme. féminin en essayant toujours de forcer son
Le sujet rassuré par la Faculté, ce symptôme acquiescement, de forcer sa pudeur en un point, et de
disparaît rapidement. pouvoir loger là, à ce moment, la mise par laquelle il
On voit là comment le moment transférentiel – stase constitue cet Autre féminin, son déchet. Il venait
après la première phase d’aliénation subjective où il alors déposer l’étron de son fantasme sur cette page
retrouve le souvenir-écran –, ce transfert-stase est en blanche qu’est pour lui toute nouvelle femme qui se
même temps le moment où apparaît sa mise, se présente.
mise-objet sous la forme anale. C’est là le point où le travail de transfert – puisque
c’est ainsi que Lacan a traduit une fois la
Ensuite, pendant un moment, il ne comprend pas Durcharbeitung freudienne – vient à distinguer le
pourquoi, chaque fois qu’il évoque le souvenir-écran statut de l’Autre et de l’autre, distinguer d’une part
de la salle de bain, il voit passer, dit-il, au milieu de les jeux du cirque qu’il pouvait organiser, réservant
la scène, un couteau, celui-là même qu’il évoquait une loge à l’ennui du maître, et d’autre part la
comme devoir toujours être présent dans sa poche, construction souterraine de ce fantasme.
en cas de bagarre.

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Car il y a construction du fantasme dans cette Ce que note Lacan dans ce texte, c’est que toute
analyse. Comment l’envisager, disais-je, alors qu’il psychanalyse révèle que la jouissance phallique
arrive avec un fantasme tout à fait constitué et qu’il «s’offre d’un acte interdit». Pour ce patient, celui de
le livre assez rapidement dans l’analyse, qu’il n’y a fouiller sous les jupes de sa mère. Pour aborder ce
pas à l’extraire pierre par pierre ? En quoi point de la jouissance phallique comme acte interdit,
néanmoins pouvons-nous l’affirmer ? il fallait que tombe le voile imperméable de l’écran
Cette construction ne se fait pas la mise en jeu du plastique où il maintenait son identification
transfert, mis en jeu dès le départ par l’algorithme de phallique. Il fallait que tombe pour lui ce point d’où
possibilité, mais que nous voyons, comme il était devenu passion du signifiant. Face au vide,
phénomène, tourner autour de cette agressivité tout son être était de se réduire à être le phallus,
imaginaire. Il ne s’agit pas pour l’analyste de «moyen terme» qui seul vérifierait, s’il existait, le
«s’introduire dans les fantasmes du patient» comme rapport sexuel. Vérification au sens qu’a récemment
le dit gentiment le préfacier italien à la traduction dégagé dans son cours Jacques-Alain Miller, qui
des œuvres de Mélanie Klein dans cette langue, mais relance la portée même qu’il avait su donner au
bien plutôt de jouer sur ce que Lacan appelle la terme de réponse dans l’enseignement Lacan.
«marge d’extériorisation de l’objet (a)». Cette marge Ce sujet réduisait son être à vérifier l’existence du
d’extériorisation est en somme la mise qu’il peut rapport sexuel. Obtenir qu’il fasse tomber le voile de
faire en constituant son partenaire analyste. Il fait ce à quoi il réduisait son être – être le phallus –, «le
sonner les espèces trébuchantes dans sa poche, bénéfice en est clair pour le névrosé, car cela le
réalisant l’équivalence talleyrandienne entre l’argent délivre de cette passion». Seulement, continue
et le déchet, mais ce n’est là qu’imaginaire. La Lacan, «il se livre pour le même sujet qui découvre
structure qui y est sous-jacente est de constituer cet que la jouissance phallique se produit d’un acte
analyste, ce partenaire par cette mise même. Loin interdit, que la jouissance tenue perverse, est bel et
d’être à l’origine dans le récit du fantasme, elle ne bien permise par là puisque le psychanalyste s’en
vient qu’après que se soient séparés d’un côté ce qui fait la clef».
relève de la castration et de l’autre ce qui relève de Qu’est-ce que cela veut dire ? Ce que livre l’acte
l’objet, alors que, au départ, le fantasme évoqué d’un analytique, c’est que cette jouissance-là ne s’obtient
Autre qui surgisse au moment où il se masturbe sous pas, ne se vérifie pas par le phallus, qui est un faux
l’écran protecteur du plastique vient à tenir ensemble moyen terme, mais par le seul terme qu’est l’objet,
et à confondre dans le même moment, et la valeur de l’objet qu’il mise – dans son cas, cet objet anal –, par
la castration – qui vaut au regard de l’Autre –, et lequel il constitue l’Autre analyste, et en même
l’objet – la maculation qu’il vient produire sur temps l’Autre sexuel – la femme de ses vœux.
l’écran. Il maintient au départ la valeur qui l’a Le point où nous en sommes dans l’analyse est
représenté – ce qu’il a découvert avec la séduction d’arriver à ce que l’analyste retire le tapis qui tient à
de l’éducateur –, la valeur phallique qu’il avait pour ses pieds, qui est la garantie de cet Autre.
sa mère. D’où le fait, que le même imperméable, qui Car s’il y a acte analytique, ce n’est qu’en tant qu’il
se présentait comme objet de dégoût et de rébellion révèle non pas un Autre d’une garantie – Autre
avant, il l’enfile au contraire à l’envers avec d’une garantie universelle rêvé par Descartes à son
ravissement par la suite, témoignant bien par là qu’il moment de vacillation, par ce patient rêvé comme
était le phallus de sa mère. lieu où il pourrait inscrire sa mise en toute
tranquillité –, mais un Autre qui n’a de consistance
L’opération sur le fantasme, chez ce patient, va de que logique, et qui serait la seule façon dont le sujet
pair avec les gains obtenus sur le symptôme. Il et sa structure comme discontinuité dans le réel
s’aperçoit que son symptôme consistait en ceci trouveraient à advenir.
qu’au moment où il devait devenir comme son père, C’est ainsi que Lacan pouvait présenter le transfert
il s’est mis à éprouver le mal de mère. Cette comme temps de l’expérience dans le séminaire I,
opération, je voudrais la mettre en relation avec ce comme concept même de l’analyse, reprenant la
que Colette Soler rappelait de la certitude obtenue de formule hégélienne, «le concept c’est le temps»,
l’acte analytique. Je ferai appel à ce texte formidable pour en faire l’algorithme même de l’expérience
de Jacques Lacan paru en 1969, «Compte-rendu» de analytique. C’est en ce sens qu’il a donné une
l’Acte psychanalytique, mis au jour dans le numéro nouvelle valeur à ce transfert, temps de
29 d’Ornicar ? et éclairé cette année par le cours de l’expérience : toute l’expérience elle-même est prise
Jacques-Alain Miller. dans cet algorithme. Mais si elle a une fin, c’est
aussi, comme il le note, que ce transfert devient le

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moment d’attente – attente de l’avènement de cet


être, à l’endroit mesuré de la faille de l’Autre où
apparaît le désir de l’analyste.

C’est là une faille qu’il faut mesurer, car faille du


sujet-supposé-savoir, qu’est-ce à dire ? Ce n’est pas
une faille du savoir lui-même, bien qu’elle puisse
s’imaginariser de ce qu’une fin d’analyse mènerait
au point où le sujet serait simplement dégoûté de
tout savoir, préférant à tout la vérité, ou le savoir
simplement allusif, évoqué.
La faille du sujet-supposé-savoir, qui là s’aperçoit,
c’est qu’il y a du savoir sans sujet. Et c’est ce
qu’aperçoit le sujet pris dans l’expérience
analytique, si ce dernier s’accomplit, c’est-à-dire si
l’artefact installé du sujet supposé effectivement se
destitue – qu’il n’a plus de relation que de transfert
de travail avec ce savoir. Et c’est là où le travail de
transfert peut ou non amener à ce que quelqu’un
termine son analyse en continuant son travail dans la
psychanalyse plutôt que d’être simplement dégoûté
de tout.
C’est là où en effet il doit trouver sa certitude, et
cette hâte qui s’est installée, la mettre à sa place
fondatrice.
Lacan, dans «Fonction et champ de la parole et du
langage», notait que «l’homme fait un objet de son
action pour rendre à celle-ci sa place fondatrice». Il
s’agit de saisir comment cette action, à quoi il
donnera son plein statut dans la psychanalyse par
l’instauration de l’acte analytique, peut venir, pour
un sujet, trouver certitude dans l’acte même qu’il
aperçoit, l’ayant traversé.
C’est ce qui fait qu’avant Lacan, une psychanalyse
était dite didactique lorsque le sujet atteignait une
certitude sur l’existence de son inconscient. Lacan a
déplacé cette assertion : l’inconscient est sûr, mais il
ne donne pas la certitude.
La certitude ne s’atteint que du point où se traverse
un acte – un acte posé sans Dieu.

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a
S2

Transfert et interprétation qu’ils ne veulent pas parler avec nous – le


Jacques-Alain Miller mouvement sectaire vient de leur côté, pas du nôtre.

«Transfert et interprétation», c’est une question de Ensuite, les lignes se brouillent, et spécialement
cours. J’ai pourtant consacré la soirée de la veille à quand intervient la question : «Comment opère
voir ce que pouvait m’apprendre cette question de l’interprétation sous transfert ?», question que pose
cours, et je vais tenter de vous communiquer les quelqu’un que l’on pourrait appeler un
résultats de ma réflexion. psychanalyste consistant, cohérent, récemment
En couplant éthique et clinique lors de ses dernières décédé, Heinz Kohut, dans son livre posthume dont
Journées d’automne, notre École ne pouvait le titre mérite d’être repris, How does analyses
s’autoriser que de l’enseignement de Lacan – il est cure ? – Comment l’analyse guérit-t-elle, ou opère-t-
impensable que d’un autre point on ait songé à elle ? Et en effet, le problème est d’abord celui du
rapprocher la clinique et l’éthique. Il n’en va pas de point d’application de l’interprétation. On peut
même de «Transfert et interprétation» : ce thème est mettre entre parenthèses la question : «Qui
de tradition dans la psychanalyse. C’est donc pour interprète ?» pour poser celle-ci : «Qui est
nous une occasion de nous situer, pas simplement interprété ?» Les psychanalystes ne répondent pas
entre nous, mais dans le champ en extension de la là-dessus la même chose. Ils répondent bien sûr – le
psychanalyse, pour autant que cette École est le patient. Mais ce n’est pas là tout, car encore faut-il
pivot de ce qu’il faut bien appeler une voie savoir comment, du côté de l’analyste, s’interprète
alternative dans la pratique de la psychanalyse. l’effet de signification qui lui vient de cette réponse.
«Interpréter l’ego demande que celui-ci ait d’abord
«Transfert et interprétation», pour tout relâché le contrôle qu’il exerce sur ce qui lui vient
psychanalyste dirait-on, si l’on pouvait employer ce des deux instances qui l’encadrent, soit le ça et le
syntagme, sont les deux termes nécessaires à le surmoi, de telle sorte que vienne à la conscience ce
situer dans sa direction de la cure. Ils sont d’abord qui émane de ce ça et de ce surmoi sous forme de
conjoints de ce que le psychanalyste – tout le. motion, de vœu ou de pulsion». C’est la doctrine
monde en est d’accord – n’interprète qu’à partir du résumée de l’ego psychology, qui se réfère à la
statut particulier, et éventuellement variable, qu’il seconde topique de Freud. «C’est alors – lorsque cet
reçoit du transfert. ego, qui est un ego de contrôle, a relâché sa maîtrise
C’est pourquoi il me semble que les psychanalystes, et qu’arrivent à se glisser les émanations du ça et du
de toujours, ont tenu le transfert pour la condition de surmoi – à l’analyste de faire mesurer au patient
l’interprétation. Au point où, à l’époque où on avait l’écart de ce qui lui vient du ça ou du surmoi d’avec
l’idée de cure type, c’est-à-dire d’une séquence la réalité objective». Interpréter l’ego consiste donc
réglée et fixe du déroulement de la cure analytique, pour l’analyste à assumer le test de la réalité, c’est-à-
l’installation du transfert était située comme un dire à l’interpréter au nom de ce qu’il comprend
temps préalable à l’exercice de l’interprétation. comme le principe de réalité. Il interprète au nom du
Que le transfert soit la condition de l’interprétation, prétendu principe de réalité ce qui se formule
rendrait vaine la composition éventuelle d’un recueil conformément au principe du plaisir.
d’interprétations analytiques puisque dans la Interpréter le self est autre chose – et pour ne pas
psychanalyse, aucune interprétation n’a une valeur m’appesantir, je dirai brièvement qu’il s’agit là d’un
universelle, soit qui pourrait être dégagée du terme promu par Winnicott et qui a rassemblé toute
contexte particulier de la cure dont l’index est donné une postérité kleinienne –, interpréter le self c’est
par le moment du transfert. C’est au moins en quoi, foncièrement dire oui au patient, c’est-à-dire lui
même si l’interprétation fait semblant d’oracle, la apporter le complément d’une empathie dont l’effet
psychanalyse n’est pas une divination. serait de dissolution de ses défenses. On attend
L’interprétation de l’analyste ne porte que par le d’obtenir du patient un assentiment à ce qui est,
transfert de l’analysant. c’est-à-dire qu’il reprenne en chœur, lui aussi, un oui
J’arrête là ce qui me semble faire accord dans la foncier. Ce qui introduit évidemment à une analyse
psychanalyse en extension, c’est-à-dire aussi bien dont la tonalité est différente de celle que Lacan fait
pour les gens avec qui nous ne parlons pas, parce miroiter quand il évoque les mots d’Œdipe : «Mieux

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vaudrait peut-être n’être pas né.» Ici, au contraire, le supposé savoir le support et le pivot du transfert.
but est que le patient se félicite d’être au monde. Mesurer la novation introduite par Lacan lorsqu’il
Et il faut dire que la postérité kleinienne se distingue invente ce sujet supposé savoir comme support du
essentiellement par différentes caractérisations de transfert, ce qui le définit à partir d’un rapport du
l’Autre qui dit oui – pour les uns, la «mère sujet au savoir – cela n’avait jamais été fait – et donc
suffisamment bonne», pour Kohut, le self object d’aucun affect. S’il n’y a pas de rapport sexuel,
aimable, autant de variations sur l’Autre qui dit oui. d’algorithme sexuel, il y a – c’est en tout cas ce que
démontre la psychanalyse – un rapport épistémique.
Maintenant, interpréter le sujet. Cela fait une base Le rapport épistémique c’est ce que Lacan a abrégé
d’accord pour ceux qui se réfèrent à l’enseignement comme le sujet supposé savoir.
de Lacan. Ego, self et sujet sont d’ailleurs trois Rapport au savoir, je le souligne encore, veut dire
interprétations du phénomène analytique. Pour moi, rapport au signifiant, rapport à l’ensemble supposé
le sujet est la plus simple, puisqu’en fait, comme des signifiants, et consiste à prendre cet ensemble
hypothèse, il se déduit du fait de l’interprétation supposé dans la parenthèse d’une signification de
même. Je veux dire que le sujet n’est que le supposé sujet.
de l’interprétation telle qu’elle se pratique dans la Je me contente de dire que le sujet supposé savoir
psychanalyse – c’est le supposé le plus mince qu’on veut dire que le sujet devient interpretandum – on
puisse poser à cet égard. peut l’entendre aussi en français, «interprétant
Si l’interprétation analytique est efficace, et quand d’homme» – c’est l’équivoque homophonique –,
elle l’est, elle ne saurait l’être que sur un x défini de c’est-à-dire, traduit du latin, à interpréter. Fonder le
sa dépendance, de son assujettissement au signifiant. transfert sur le sujet supposé savoir – ce que ne font
Si les analystes sont là-dessus également d’accord, pas les autres analystes –, consiste à donner pour
c’est que leur interprétation, ils la disent. A cet fondement au transfert l’interprétation. Le transfert
égard, interpréter le sujet n’est pas faire mesurer de Lacan en ce sens se distingue d’être avant tout
l’écart du plaisir à la réalité, ce n’est pas transfert d’interprétation.
comprendre, ni faire comprendre, mais au minimum Il y a, dans l’expérience analytique, une présomption
faire, dans le cadre de l’expérience, intrusion de d’interprétation – même si l’on n’interprète pas, ou
signifiant. Et, au plus simple aussi, le signifiant de peu. Pour employer le vocabulaire des sectateurs du
l’interprétation est le signifiant intrus. Il vaut mieux self, je dirai qu’il y a là une «atmosphère»
le penser comme intrus que comme empathique. J’ai d’interprétation, c’est-à-dire la présomption que ce
pu, dans une autre assistance, suivre les déboires de qui est dit veut dire autre chose.
Kohut à croire que le signifiant qu’il apportait au A cet égard – soyons cynique –, l’inconscient, c’est
sujet était un signifiant empathique. Le signifiant son interprétation – au point que pour Lacan, plus
empathique, c’est quand l’interprète croit par l’analyste interprète et plus il fait exister
sympathie pouvoir s’identifier à son patient. Nous l’inconscient. Il l’entretient par l’interprétation.
connaissons la critique qu’en fait Lacan, résumée
dans la corrélation en miroir des deux termes de a et Je partirai de ce postulat – l’interprétation veut dire
de a'. autre chose. D’ailleurs, dès que les psychanalystes
Interprète, l’analyste ne l’est que s’il entend dans ont tenté d’en mettre en forme la doctrine, ils ont
«interprète» que «un tiers prête», prête le signifiant pris pour point de départ l’interprétation inexacte.
qui fait plus-un par rapport à la chaîne signifiante C’est ainsi que dans un article resté célèbre, Edward
qui se déroule du côté du patient. Le signifiant de Glover s’inquiétait de l’incomplétude, de
l’interprétation est un plus-un, dont on a assez dit l’inexactitude éventuelle des interprétations. Mais
qu’il porte effet de déchiffrage et de mutation du d’emblée revient sur le psychanalyste lui-même le
sujet. D’ailleurs, ce terme de mutation que vous soupçon de «tu ne sais pas ce que tu dis»,
trouvez dans Lacan, il ne l’a pas inventé, mais repris l’interprétation le comporte aussi bien. C’est ce
de James Strachey qui, en 1934, a fait un article qu’on peut dire au plus simple être la division du
princeps sur l’interprétation analytique en tant que sujet. Alors, l’Autre chose ? Comment l’analyste
mutative. Le signifiant du transfert, disons que ce fait-il avec l’Autre chose ?
n’est rien d’autre que ce signifiant intrus saisi Une solution simple – je le dis en guise de remarque
comme premier. – consiste en l’identification de l’analyste avec
l’Autre chose – ce qui donne ce qu’on a appelé
Mais il nous faut encore avancer d’un pas pour voir l’interprétation de transfert. Du côté de l’analysant,
ce que comporte de notre côté de faire du sujet nous pouvons dire tout de suite ce qu’il fait de

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l’Autre chose – une question : «Cette Autre chose, et l’émergence de l’objet (a). D’emblée, la question
que veut-elle ? Que veut-elle dire ? Que veut-elle de posée au psychanalyste est celle que Lacan formule
moi ?» Ce qui implique que l’issue logique de dès son rapport de Rome et dont il n’a pas cessé de
l’Autre chose serait l’angoisse de transfert. nous proposer des solutions distinctes, à savoir
Et tel que je prends ici le problème, je suis amené à comment désintriquer la technique de déchiffrage de
dire que l’angoisse de transfert est précisément ce l’inconscient et la théorie des pulsions.
qui est couvert par l’amour de transfert. Il a commencé par poser que dans la pulsion, le sujet
Mais je ne vais pas suivre cette piste. Je reviens à y est, c’est-à-dire que les stades instinctuels sont
l’interprétation analytique comme la tentative pour organisés subjectivement. Il a donc essayé de
énoncer l’Autre chose. C’est ce qui trouble Glover resituer le sujet dans la pulsion, allant jusqu’à poser
d’ailleurs puisqu’il était d’une époque où les que le Trieb freudien ne désignerait qu’un
«systèmes interprétatifs», comme on disait, les codes avènement de signifiant. C’est toute la question – le
de l’interprétation se succédaient. Il s’inquiétait Trieb, la pulsion freudienne n’est-elle qu’avènement
qu’on ait pu, par exemple, interpréter en ne de signifiant ?
connaissant pas encore l’interprétation de Si c’était le cas, il ne serait pas question de traversée
l’agressivité, ou qu’on ait interprété l’agressivité du fantasme, mais purement et simplement de
mais en méconnaissant la découverte récente du résorption du particulier dans l’universel.
sadico-anal. Mais nous sommes déjà bien au-delà de C’est dans le même fil de tentative de solution que
ces questions : la succession de ces systèmes Lacan écrit la pulsion comme une demande où le
interprétatifs s’est tellement sédimentée que nous ne sujet s’évanouit, où la demande disparaît également.
pouvons même plus nous y reconnaître – sauf à Reste la coupure où il fonde, après un certain temps,
reconnaître que, dans la psychanalyse, on a le statut du sujet.
foncièrement interprété l’Autre chose… par quoi ? Et c’est enfin la théorie de l’objet (a), qui
Par la pulsion, et rien d’autre. Par exemple, évidemment, à propos de fantasme et de pulsion,
l’interprétation de style kleinien est célèbre déjoue ce qui jusqu’alors était en place.
justement de ce qu’elle est systématique de
l’interprétation par la pulsion orale. A l’occasion, La pulsion, cette pulsion silencieuse, nous avons
interpréter par la pulsion en fait – disons-le – un quand même chez Freud l’indication qu’elle est mise
métalangage, de telle sorte que les dits du patient en scène. Et c’est précisément la valeur du concept
sont ravalés au statut de matériel, de langage-objet. de la scène primitive – je me rencontre là encore
Et quand Lacan dit : «L’interprétation porte sur la avec Guy Clastres – qui est la matrice de la situation
cause du désir», sur l’objet (a) plus-de-jouir comme de fixation de la satisfaction silencieuse. Sans doute
cause du désir, il ne fait pas autre chose que est-ce un concept primitif et sauvage, si je puis dire,
d’interpréter par la pulsion, il reste dans le fil de la mais qui désigne le sujet capturé par une scène de
tradition analytique sur le sujet. Sans doute aurait-on jouissance qui le laisse interdit – et nous en avons eu
plus surpris à donner pour titre à ces Journées : un bel exemple dans le récit de cas de Serge André –
«Interprétation et pulsion», car ce couple est tout à , et qui décide de sa vocation dans le désir, c’est-à-
fait avéré dans l’histoire de l’analyse. dire de la manière dont il sera désormais appelé par
une jouissance. Une jouissance, le mot est juste, si
Pulsion. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est que dans l’on entend aussi bien que c’est là qu’il jouit du sens,
la psychanalyse, depuis toujours, on interprète le du sens de la vue par exemple, aussi bien que de
blablabla par la satisfaction silencieuse, et à celui de l’audition. J’ai ainsi entendu naguère, dans
l’occasion par la fixation à une satisfaction un cartel, un cas narré par Gérard Pommier, où ce
silencieuse ou par une succession de fixations à des qui était au-delà de l’audible était saisi par
satisfactions silencieuses. effraction, car ici, pour ce qui est de la vue, c’est
L’enseignement de Lacan est tout traversé par cette l’invisible qui est en question, un au-delà du visible
question d’articuler l’interprétation comme entrevu, comme c’est, pour l’audition, l’inaudible de
symbolique ou signifiante, comme déchiffrage du l’autre côté du mur qui fixe ce sujet.
silence de la pulsion – ce que Guy Clastres rappelait J’ai dit le sujet interdit. Nous avons là la matrice de
dans son exposé. Cette articulation est hautement ce que cette jouissance est interdite. Et puisque nous
problématique, et elle se répercute jusqu’à nous sous parlons de l’interprétation, alors sachons entendre
des formes diverses, le versant du signifiant et le qu’elle répond précisément à cette interdiction par
versant de l’objet, celui du désir et celui de la l’interdiction, par la diction entre-entredit, entrevu,
jouissance, ou encore le sujet supposé savoir chutant entre-entendu. L’interprétation analytique, qui est du

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signifiant, néanmoins porte – soyons clair – sur l’interprétation des hystériques –, mais aussi bien
l’intervalle signifiant, c’est-à-dire là où gît l’Autre cache le réel.
chose et autre chose aussi bien que les effets de sens, L’inconscient, l’inconscient interprétable, a des
de métaphore. limites. Ce sont – et là je suis la séquence de Lacan :
indétermination-certitude-ininterprétable – les
On pourrait alors se demander si l’interprétation est limites de ce qui, de la jouissance comme
métaphore ou métonymie. Et le séminaire XI là- silencieuse, peut passer à l’inconscient comme
dessus, équivoque. Mais j’apprends par ce biais que interprété.
l’interprétation foncièrement, comme équivalente du Eh bien, tout de la jouissance ne peut pas passer à
désir, est métonymique. Elle vise ce qui ne peut se l’inconscient. Ce qui en reste, Lacan l’a appelé
dire. C’est ce qui la justifie dans sa fonction. Elle l’objet (a) – ce qui de la jouissance résiste à passer à
vise l’impossible à dire en tant que le réel dans la l’inconscient. L’analyste s’y dévoue. A faire le reste
pratique. C’est pourquoi l’interprétation – donnons sur le carreau.
raison à Glover – est toujours foncièrement inexacte. Aussi bien l’analyse, en tant qu’elle fait passer la
L’interprétation, de structure, dit à côté. Et c’est à jouissance à l’inconscient comme interprétable,
condition de dire à côté de la bonne façon qu’elle constitue un procès de vérité. Ne nous hypnotisons
peut dire juste. C’est en quoi Lacan la dit fausse, à pas sur «savoir», le sujet supposé savoir ouvre la
condition de l’entendre en latin, falsa, c’est-à-dire dimension de la vérité, celle selon laquelle ce qu’il y
chue et par là bien tombée. a reste en suspens et conduit à se faire à être.
C’est pourquoi il ne s’agit pas dans l’analyse de Ce qu’on appelle à l’occasion la construction du
souligner seulement les signifiants maîtres – ce qui a fantasme fondamental.
sa valeur de formalisation du destin subjectif, mais Mais n’oublions surtout pas ceci : cet être est fictif,
aussi ce qui n’est pas représenté par un signifiant. Il et c’est pourquoi Lacan a fini par appeler ce procès
s’agit de faire porter l’interprétation sur l’impossible de vérité un procès de vérification, c’est-à-dire qui
à dire, la cause du désir en tant qu’elle ne cause pas, consiste à faire vrai – ce qui serait plutôt la
elle. Par là, vous obtenez toujours ce que Lacan a définition du semblant bien sûr –, à faire vrai, c’est-
appelé des «effets de résonance». Qui résonnent où ? à-dire à passer par le signifiant.
Sur la jouissance silencieuse.
C’est en quoi Lacan peut écrire de façon jusqu’à lui Alors, qu’avons-nous appris de Lacan sur cette
impensée que la métonymie joue de la jouissance – question ? Et, il faut le dire, aucun de nous n’est allé
elle en joue en tant que celle-ci ne peut se dire. au-delà. Qu’avons-nous appris sur ce qui de la
jouissance peut être vérifié, vérifié dans le dire ?
L’interprétation, si elle vise le sujet – je suis parti de D’abord ce que Lacan a écrit (a), son statut de réel
là, je me corrige –, elle le vise dans son être. Il y a là comme non vérifiable. C’est aussi bien de quoi l’on
une antinomie. Antinomie, parce que le sujet, de son ne peut pas guérir, puisque ce réel, on ne peut pas le
statut dans l’expérience, est manque à être. Et il ne vérifier. Le résultat de la cure, comme le dit Kohut,
se fait pas facilement à son être de jouissance. C’est ne peut être là que l’incurable.
bien pourquoi il faut du temps pour qu’il se réalise. Autre chose encore est invérifiable : ce que Freud a
Et le transfert retrouve là sa fonction temporelle. intuitionné sous le nom de complexe de castration.
Lacan l’écrit dans son style : «Faut le temps de se Complexe de castration veut dire qu’on ne peut pas
faire à être.» Faut le temps, à l’occasion, pour s’y vérifier ce qui devrait supporter le désir, que ça
résigner. C’est ce que manque là où il faudrait le vérifier. Quand Lacan
Lacan appelle la destitution subjective – se résigner dit : «Il n’y a pas de rapport sexuel», il entend que le
à perdre ce qui fait le plus précieux du sujet, à savoir rapport sexuel n’est pas vérifiable.
son indétermination, qui le maintient dans le manque Il y a là deux invérifiables : le réel et le il n’y a pas.
à être. Et je retrouve ici le point où Eric Laurent a anticipé
L’interprétation, à ce propos, ne peut pas le faire mon commentaire de la fin du texte de Lacan sur
être, elle peut tout au plus le faire semblant d’être – l’acte analytique.
ce que Lacan appelle parêtre. L’obsessionnel, sans Je passerai sur ce qui est la technique de
doute, jouit de l’indétermination sous la figure du l’interprétation à côté pour faire parêtre, technique
doute, du doute sur l’être. L’hystérique maintient dont Lacan donne les trois repères, l’orthographe sur
l’ouverture du désir, interprète à tout va – et quoi joue l’homophonie, la grammaire et la logique.
d’ailleurs les psychanalystes ont appris Il s’intéresse d’ailleurs aux trois pour la raison que

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l’équivoque précisément désigne ce qui n’est pas la peste s’abattait sur Thèbes, plus besoin d’un
vérifiable. coupable, nul ne réclamerait la vérité, la peste on la
Le désir de l’analyste en tant qu’impliqué dans son soignerait.
interprétation va contre l’identification. Cela veut En ce qui me concerne, je me contente d’un mi-dire.
dire qu’il va vers l’être. Et qu’on ne saurait Je ne suis pas un scientifique, même pas un
reconnaître pour lacanien l’analyste qui fonctionne théoricien. Je pose mon discours à votre écoute et
au signifiant maître, qui ne fait d’interprétations que c’est tout.
de métaphores, c’est-à-dire qui livre clé en main ce
signifiant-maître à son analysant. Bien que l’obligation de revenir en arrière pour mon
Il ne faut compter que sur le désir pour dissoudre les discours de ce matin m’impressionne fâcheusement,
identifications, parce qu’elles procèdent du désir. je suis obligé de reconstruire des événements où je
Jouer sur l’équivoque est le contraire de jouer sur le m’étais cru intelligent pour m’y voir si bête. Devant
signifiant-maître. L’équivoque laisse le choix au ce vertige, l’imbécile dans une certaine sagesse ou
sujet de ce qu’il a entendu, là où l’identification prudence, décide qu’il n’est pas un imbécile. Seuls
précisément ne lui laisse aucun choix. Admettons quelques tristes idiots, dont je fais sûrement partie,
seulement que ce «laisser le choix» est l’envers du persistent contre le bon sens. Je persiste contre le
choix forcé, un nouveau choix forcé qu’introduit bon sens…, me reviennent les phrases de Lacan :
l’interprétation et qui dirige le sujet non pas vers le «Gardez-vous de comprendre…»
sens, mais bien vers l’être. Tout comme l’illustre Œdipe, j’errai, dans les
Par là, nous pouvons prendre une idée de la couloirs de l’hôpital. Œdipe n’a plus la parole. Il est
transmission de la psychanalyse, à quoi nous lui-même parole pour les autres. Ce n’est pas rigolo.
mesurons chaque fois que nous sommes inégaux – le Œdipe, je l’ai lu quelque part, est la parole incarnée.
comble de la transmission de la psychanalyse serait La parole pour lui est représentée par la viande. Ce
de présenter le mathème en silence. qu’il promène c’est le poids de la parole. C’est un
C’est ainsi qu’aujourd’hui je me rends raison de ce temps d’errance. C’est lourd. Il reste à mourir ou
qu’a été la pratique de Lacan dans la dernière année parler. L’autre passant là dans le couloir représentait
de son séminaire, avant qu’il ne se remette à parler à la fois mon désir aliéné et une image mortelle.
pour nous. Dans cette situation d’errance que ressent-on ? On
Lacan présentait, oui, son mathème en silence. Et est traversé par le discours des autres. Autrement dit,
c’est qu’il s’était fait à être. j’entendais des voix qui parlaient de ma personne à
la troisième personne. Ils parlaient de ma parole
(Texte établi par Elisabeth Doisneau) disparue, échafaudaient des théories sur des zones
etc… Va-t-il parler ou non ?
L’écoute d’une parole qui ne vient pas. Comme
Praxis de l’aphasie : au moment de répondre l’analyste le fait bien malgré lui. Et puis… des sons
Serge Zlatine viennent au bout d’un certain temps : il y avait un
espace entre ceux qui parlaient de ma parole et ma
J’ai partagé l’infortune d’être un aphasique parmi les parole que j’avais du mal à proférer. On a dit plus
autres. En un instant, de façon stupéfiante, la tard que j’avais de la volonté. Bande de cons !
maladie transmue le sujet. En effet, comme sujet, Quand on est là-dedans il faut prendre le temps,
j’étais sur les lieux – d’une part, près des miens qui s’animer ou bien disparaître, dans ce temps, qui est
m’accompagnaient, et d’autre part éloigné d’eux, par fait de tiraillements, de sidérations. J’avais à
cet ensemble qui n’était plus que l’absurde de mon choisir : me glisser dans l’état de larve ? J’y pensai
corps – donc divisé, à la dérive. Dérive qui fait que souvent, mais une souffrance me retenait.
l’être parlant s’attache au premier être parlant : celui Parler, c’est souffrir, un masochisme primaire ou
qui là dans mon souvenir, s’assied sur le bord du lit primordial ? Devinez. D’ailleurs ai-je choisi ? Les
d’hôpital, imprègne de son poids, de sa masse, de sa objets, je les voyais. Il fallait avant tout que
présence le matelas : il suffit d’une parole, d’une quelqu’un me les nomme. Tout y est passé, pour dire
nomination : «Serge m’entends-tu ?» Pour que le bureau je le désignais du doigt, il fallait que
sujet s’attache à cette masse, qui, quand elle a quitté quelqu’un rappelle, nomme.
le lit, laisse sa trace, un creux, comme lieu. Les sons ne sortaient pas ou peu. L’air était ma
J’avais répondu par un signe à mon grand ami le barre. Je ressentais le moindre courant d’air comme
professeur : immédiatement les médecins se mettent un obstacle à ma voix. Le vent, quoi de plus
à parler et – je suis expliqué en termes médicaux. Si mauvais, de plus insupportable, de plus têtu. J’avais

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l’impression que lorsque j’ouvrais la bouche pour soldats identifiés au capitaine. Comment calculer la
proférer une parole, un son plutôt, le vent me barrait. jouissance : on ne peut pas mesurer la capacité de
Ce sacré vent dans la pièce d’hôpital prenait l’allure jouir des soldats avant la bataille ?
du mistral, me séparait de l’autre, m’aurait obligé à Mais il manque encore quelque chose que j’ai laissé
crier : si j’avais pu pousser ce cri, j’aurais fait peur à en rade : ah ! oui mes rêves. Où était-ils donc
l’autre. Que de fureur pour un parlêtre ! passés ? Ma capacité de rêver ou de me souvenir,
Dans le silence qui persistait je retournai à ma m’est revenue en perdant un être cher, dans le réel.
paralysie, seule irrécusable. Le silence était ma voix, Mais faut-il une explication à la peste ?
mon ombre… Quand rien ne vient, il vient toujours
du temps. Je m’ausculte non pas comme un Maintenant que je suis là, de ce côté, comme écolier,
médecin, mais je m’ausculte avec le temps. à vous parler, cela fait qu’il existe un autre bord dont
Je n’étais que tension du corps vers la parole. je suis parti. Entre les deux bords que s’est-il passé ?
L’apprentissage de la parole, quelle aventure Qu’ai-je perdu ou si l’on peut dire retrouvé d’un
chèrement payée. Il me fallait le soutien d’une voix. bord à l’autre ?
De nombreux confrères qui font partie des Je vous dirai maintenant, pour imaginer, parce que je
«honorables sociétés» ont dit que j’étais comme les dois parler, qu’entre les deux bords, il y a eu un
enfants qui apprennent à parler… Ça me fait bien tourbillon : pensez à un tourbillon ou à un patineur
rigoler. Suis-je un enfant qui apprend à parler ? en solo, qui fait des pirouettes à toute vitesse, dont
L’enfant a ceci de particulier, qu’il est riche de ne vous n’apercevez que la silhouette, tellement c’est
pas savoir, riche d’étendue, elle-même riche rapide. Pensez au patineur tournant à toute vitesse ;
d’envergure. Ce qui me différencie d’un enfant, c’est ce tourbillon fait de vitesse peut être pris entre autres
que je suis pauvre. choses de la façon suivante : jaillir verticalement
Les réveils en pleine nuit ou le matin, pour entre les deux bords qui sont éloignés. D’autre part,
l’aphasique, qui apparaissent, je le dis maintenant, le tourbillon peut être pris horizontalement comme
sans rêve, c’est ce que je dis maintenant. Ça un pont fait de nuages.
m’interroge maintenant : réveil – réel. Dans mes De bord en bord, il y a la traversée, un passage, un
souvenirs, cela m’apparaît dans une certaine logique passage subjectif, cela peut être pris comme la
ou un désordre : sommeil – réveil, réel du corps traversée du fantasme. Pourquoi pas ?
gisant dans mon lit, manque, angoisse. C’est Dans une perte de connaissance, quelque chose s’est
fabuleux la parole, je peux reconstruire mais dans passé entre mon dire d’avant et celui de maintenant.
une fiction. Le manque : je ne peux proférer un son, Quelque chose d’essentiel, de confus, où je me suis
ma voix a disparu, l’angoisse augmente, c’est senti précipité dans ce tourbillon dont je vous ai
naturel. Je me mets au travail tout de suite, de parlé : comme une sorte d’annulation, d’abolition,
proférer un mot, de combler un vide, dont je dis que peut-être un pas-être.
c’était le souci des autres. Qu’allai-je devenir devant De cette phase essentielle, comme sujet, je ne peux
la déconvenue de l’autre, sa peine qui était la expliquer, sinon par cette image que je qualifie de
mienne. Angoisse. Geste d’appuyer sur le bouton, tourbillon parce qu’il faut que je vous dise quelque
l’infirmière vient, un autre, n’importe quel autre au chose. Ce tourbillon je le fais qualificatif. Au-delà
rythme des trois huit. L’autre vient avec sa question. de cette bataille, sans doute dérisoire, maintenant
Mon corps répond avec des gestes. Mon geste, mon que je peux parler, j’enfourche un oiseau et au-
signe, chaque fois déclenchait quelque chose. Soit dessus de cette bataille sur la Méditerranée
l’autre allait chercher un autre, l’infirmière allait n’apparaissent que de petits points. Un coup d’aile,
chercher l’interne. L’interne ne pouvant déranger le je ferme les yeux, – tiens, les petits points n’y sont
professeur en pleine nuit, venait me voir pour plus.
m’interroger. Qu’est-ce qu’il veut ?
Soit j’étais le maître, soit j’étais le sujet en question.
Où m’adresser pour obtenir la parole ? Soit j’avais
affaire à un vétérinaire qui interroge le maître sur les
symptômes du chien : il a la diarrhée ou non ? Soit
je suis en face de la parole en face de quoi ? Qui est
le maître ? Où est la jouissance ?
Cela me fait penser à ce que Lacan dit dans un de
ses séminaires à propos de la guerre : on gagne ou
perd les batailles selon la capacité de jouir des

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INTERPRÉTATION OU INTERPRÉTATIONS
Remarques sur l’analyse du transfert Que deviennent donc l’analyse et l’interprétation du
Franz Kaltenbeck transfert à partir de cette place ? Ces deux
syntagmes, je ne les ai pas trouvés dans Freud. Ils
Le transfert selon l’enseignement de Lacan se situe préoccupent pourtant fortement les postfreudiens et
entre deux significations : l’une est une illusion, les kleiniens. Porte-parole de l’école kleinienne,
l’autre une valeur. De la première, le sujet supposé Hanna Segal écrit «Dans la technique kleinienne,
savoir, Lacan nous dit qu’elle est «le pivot d’où l’interprétation du transfert est souvent plus centrale
s’articule tout ce qu’il en est du transfert» 1 . Étant que dans la technique classique» 7 . Pour Charles
par rapport au transfert dans une position Brenner, éminent postfreudien, l’analyste n’a qu’une
d’antécédent le sujet supposé savoir se place en seule réponse au transfert : il faut l’analyser.
position tierce par rapport à l’analysant et à N’oublions pas non plus que la réflexion sur ce
l’analyste. La deuxième signification a la même problème de l’analyse du transfert n’est pas absente
structure que l’objet. Elle est ce manque qui se dans l’enseignement de Lacan. Certes, il n’y a pas
révèle à l’analysant à la fin de l’analyse comme la pour l’analyste de prescription technique, mais la
valeur de son être (-φ) 2 . modification ou même l’élimination d’un terme par
Freud, en 1937, a dérivé la résistance de transfert du une théorie peut aider à éclairer cette théorie.
complexe de castration. L’angoisse de castration Qu’est-ce qu’on entend par «analyse du transfert»
était pour lui «un fait biologique, un fragment de chez les postfreudiens ? Merton M. Gill, spécialiste
cette grande énigme de la sexualité» 3 . Cette de la question, s’appuie pour fonder ce terme, sur
déduction nous montre que pour Freud à l’époque, la Freud qui écrit en 1914 : «On peut dire que la
castration était à la fois une limite du transfert ainsi théorie psychanalytique est une tentative de rendre
que sa perpétuation. Il oppose à Ferenczi que compréhensible deux expériences qui se produisent
«l’analysé ne peut pas loger tous ses conflits dans le de manière frappante et inattendue lorsqu’on essaie
transfert» 4 . D’autre part, le roc de la castration de ramener les symptômes… d’un névrosé à leurs
engendre toujours de nouvelles résistances. Les sources dans l’histoire de sa vie : le fait du transfert
psychanalystes après Freud, n’ont pas vraiment et celui de la résistance. Toute direction de recherche
cherché une issue à cette aporie soulevée dans qui reconnaît ces deux faits et qui les prend comme
Analyse finie et analyse infinie. point de départ de son travail peut s’appeler
Le présupposé de la solution apportée par Lacan psychanalyse…» 8
était son introduction du terme de sujet dont J.-A. L’éclaircissement du transfert est donc nécessaire
Miller a montré pourquoi il est une «réponse du pour remonter aux origines du symptôme. Or, de
réel» 5 . Le sujet que nous désignons en tant cette nécessité, Merton M. Gill infère l’idée d’une
qu’opérateur ne contredit pas dans la névrose au lien analyse systématique du transfert. Il propose
causal qui existe entre la castration et le transfert. plusieurs principes pour cette systématisation, entre
Or, l’analyse lacanienne transforme la fonction de la autre l’expansion volontaire du transfert dans la
castration imaginaire que le névrosé «a subie au situation analytique. Merton M. Gill admet que
départ» en un «pur manque» 6 . Donner à l’analyse la Freud, dans ses écrits techniques, laisse ouverte la
visée de l’objet (a) ne pouvait pas se faire sans que question de savoir si l’analyse du transfert a
Lacan ait innové la théorie du transfert. Au cours de seulement une fonction auxiliaire ou si sa fonction
cette innovation l’analyste change de place. Il n’est est équivalente à celle de l’analyse tout court. Pour
plus maître de la vérité mais semblant de l’objet. soutenir sa préférence pour un totalitarisme du
transfert Merton M. Gill cite un passage de la Vingt-
huitième conférence où Freud parle en effet d’une
phase du traitement dans laquelle toute la libido
serait soustraite aux symptômes pour être repoussée
1
J. Lacan, «Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École», dans le transfert. Il est typique que l’auteur ne
in Scilicet, 1, p. 19.
2
Ibid., p. 23.
3
S. Freud, Die endliche und die unendliche Analyse, G.W. XVI, p. 99. 7
4 Hanna Segal (1967), Melanie Klein's technique, in Psychoanalytic
Ibid., pp. 77-78.
5 Techniques, ed. B. Wolman, New York, Basic Books, pp. 168-190.
J. Lacan, Écrits, p. 826. 8
6 S. Freud, Zur Geschichte der psychoanalytischen Bewegung, G.W. X, p.
J. Lacan, Proposition…, première version, Analytica, 8, p. 16. 54.

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cherche pas la couverture freudienne dans les textes Qu’est-ce que l’analyse du transfert pour Lacan ?
de la dernière période. Nous avons au moins deux réponses à cette question.
La résistance de transfert ne semble pas suffire à La première réponse date de l’époque de
Merton M. Gill ; pour lui, il en existe deux autres : «l’inconscient structuré comme un langage».
une résistance à l’attention portée à la première, et Lacan ouvre le dix-neuvième chapitre du séminaire I
une autre, celle de dissoudre le transfert. L’analyste avec un théorème qui dit : «la signification ne
combat ces résistances par deux types renvoie jamais… qu’à une autre signification.» 11 Ce
d’interventions : les interprétations génétiques et les théorème n’étonne aujourd’hui plus personne sauf
interprétations dites hic et nunc. Le transfert est pour un logicien comme Saul Kripke qui l’a soulevé chez
Merton M. Gin un analogon du rêve. C’est pourquoi Wittgenstein en 1982 12 . Vous trouvez ensuite dans
l’analyste doit expliciter les allusions ce chapitre un exemple d’analyse d’une situation
transférentielles du patient. Le principe de transférentielle «contrôlée» par Lacan. Il s’agit d’un
l’interprétation est alors celui-ci : toutes les cas de H. Nunberg. Son patient obéissait
manifestations transférentielles sont à connecter merveilleusement à la règle fondamentale, pourtant
avec quelque chose dans la situation analytique rien ne bougeait jusqu’au moment où Nunberg s’est
actuelle. Merton M. Gill illustre sa méthode aperçu que son patient reproduisait dans la situation
expansive par la deuxième séance d’une analyse. analytique une situation de son enfance. Le patient
L’analyste était obligé d’appeler son patient pour se livrait à des confidences aussi entières que
changer l’horaire. Occasion bien venue pour aller in possibles fondées sur la confiance totale en sa mère.
médias res. Il essaie donc d’attirer dans la séance Lacan montre pourquoi ces deux situations ne sont
l’attention du patient sur le délai causé par le pas du tout pareilles, qu’on ne peut donc pas parler
déplacement du rendez-vous que, lui, l’analyste d’un automatisme de répétition.
avait demandé. La réponse du patient ne manque pas La révélation du rapport entre les deux situations
d’ironie. Il dit avoir été obligé de quitter en toute que Nunberg adresse au sujet a un effet : L’analyse
hâte une cérémonie religieuse pour arriver à son de la situation transférentielle transforme l’analyse
rendez-vous 9 . tout entière. Pourquoi ? «Parce que la parole
L’interprétation kleinienne du transfert mériterait actuelle, comme la parole ancienne, est mise dans
une plus longue appréciation que celle dont je peux une parenthèse de temps…», nous explique Lacan.
faire état ici. Eric Laurent, dans un exposé publié en Cet enchaînement restitue la parole dans sa
1981, rend justice à Melanie Klein en disant qu’elle «fonction créatrice». Ainsi Lacan, promouvant à
n’opère pas dans l’analyse «avec l’imaginaire mais l’époque la dimension symbolique, arrive à une
avec du symbolisme, comme tout le monde, en première réponse à notre question : «Ce dont il s’agit
l’imaginarisant» 10 . En effet, les quatre termes du dans l’analyse du transfert, c’est de savoir à quel
bon objet, du mauvais objet, de la projection et de point de sa présence la parole est pleine» 13 . La
l’introjection peuvent être employées comme un parole pleine est dans l’exemple de Nunberg un effet
langage. de l’interprétation. Lacan définit l’interprétation plus
Ce qui frappe dans l’interprétation du transfert chez tard comme étant de l’ordre apophantique 14 . Il est
ceux des kleiniens dont j’ai lu les textes, c’est le fait intéressant que Heidegger, en expliquant le terme
que pour eux le transfert semble masquer la aristotélicien «apophansis» parle d’une parole
castration. Prenez par exemple le rêve que Heinrich authentique 15 . L’interprétation a donc la même
Racker interprète dans le quatrième chapitre de son source que son effet. Source, que Lacan à l’époque
livre Transference and Countertransference. Le appelle «l’objet du désir».
patient rêve de sa secrétaire qui est vêtue seulement Que le transfert soit une recherche de la vérité, ceci,
d’une chemise transparente. Le patient pense avec Lacan n’a jamais cessé de le soutenir. Dix ans après
un sentiment de triomphe, qu’elle le désire. Pas du Fonction et champ de la parole et du langage cette
tout répond Racker. Pour lui ce rêve exprime des recherche a acquis une nouvelle dimension. Lacan a
désirs sadiques que le patient lui attribue. L’analyste mis en place le sujet supposé savoir et l’objet (a). Il
reste pour lui ce que Freud appelait un «substitut du introduit ce dernier par l’objet interne qu’il reprend
père».
11
J. Lacan, Livre I, p.262.
12
Saul A. Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language, Oxford,
1982.
13
9 J. Lacan, op. cit., pp. 267-268.
Merton M. Gill, The Analysis of the Transference, in Classics in 14
Psychoanalvtic Technique. Robert 1. angs. Editor, New York 1981. J. Lacan, L’étourdit, Scilicet, n°4, p. 30.
10 15
Eric Laurent, «Ce que savait Melanie», in Ornicar ? n°24. M. Heidegger, Sein un Zeit, Tübingen, 1960, p. 32.

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justement au moment où il repose la question : en Sa demande d’analyse était marquée par le fait
quoi consiste l’analyse du transfert ? Or, cette fois-ci qu’elle ne pouvait pas payer le tarif normal. Elle
la réponse ne saurait être une simple proposition. attendait de l’analyse que celle-ci la soutienne dans
L’analyse du transfert se trouve désormais subvertie la démarche qu’elle voulait entreprendre pour
par la mise à jour de la structure du transfert. Le trouver un travail. C’était donc une raison d’accepter
transfert ne se confond plus avec la répétition, mais sa demande.
il est «présentification de la fermeture de Cet acte trivial ne fut pas sans effet. Un jour,
l’inconscient». Graziella, me dit : «Puis-je vous poser une question
Ainsi peut-on parler d’une refonte du terme «analyse théorique ?» (Il faut dire que Graziella n’aborde pas
du transfert». En 1936, Lacan écrit que l’analyste la psychanalyse par ce qu’on entend généralement
«opère sur les deux registres de l’élucidation sous le terme de «théorique».) «Allez-y», répondis-
intellectuelle par l’interprétation, de la manœuvre je. «Pourquoi est-ce que je ne peux pas parler de
affective par le transfert» 16 . certaines choses ?», dit-elle. «De quelles choses ?»
La «manœuvre affective» s’est cristallisée sous la «Je m’attendais à ce que vous posiez cette question»,
forme du réglage du miroir plan, suivant la dit-elle, en ajoutant : «J’ai peur de faire des
temporalité de la cure. Ce réglage décrit dans demandes car la demande me rend dépendante. C’est
Remarque sur le rapport de Daniel Lagache montre pourquoi j’ai peur aussi de tomber amoureuse. Mais,
que la technique qu’il comporte est déterminée par enfin, peut être y a-t-il un amour au-delà de la
la théorie. Dans le premier temps du transfert, la dépendance.»
relation de l’analysant à l’analyste est centrée au Pour Graziella, comme pour tout névrosé, la
niveau de l’idéal du moi. Mais il y a une autre demande est un objet. Mais ce qui importe est
identification, celle à l’objet (a) introduite par la qu’elle énonce la réduction de son fantasme à la
séparation. pulsion (S ◊ D).
Y a-t-il encore interprétation du transfert au moment Deux séances après cette énonciation, Graziella était
où l’analyste fait partie de l’inconscient ? Le sujet de retour d’un voyage professionnel. Lors de ce
prononce souvent des questions par rapport au voyage, ses collègues n’avaient parlé que de ce qu’il
transfert : «Qu’est-ce que ça veut dire ?» «Que me y a à manger dans les régions qu’ils parcouraient.
veux-tu ?» ou «Pourquoi est-ce que je ne peux pas Graziella en était dégoûtée. «Mais enfin, dit-elle,
parler de certaines choses ?» L’analyste ne répond c’est un sujet pertinent dans toute conversation.» Ma
pas à ces questions au niveau du transfert. Il répond scansion porta naturellement sur cette remarque.
par un acte qui permet le transfert du savoir à la Je crois en effet que Graziella était, pour la première
place de la vérité. fois dans son analyse, arrivée au signifiant S(A), «le
signifiant pour quoi tous les autres signifiants
Je propose d’illustrer ce processus par un exemple représentent le sujet» 17 .
simple. L’analysante, que j’appellerai Graziella,
demande une analyse parce que ses relations avec L’acte, dans sa dimension la plus ordinaire, n’a
les hommes sont plutôt difficiles. Au cours de nos d’abord d’autre fonction que de supporter le sujet
premiers entretiens, Graziella me communique entre dans son effort de vérification dont J.-A. Miller nous
autres, ce que je résumerai par son «problème a parlé ce matin.
énergétique» : après avoir rassemblé ses forces
libidinales sous une impulsion amoureuse elle Dialectique du transfert et de l’interprétation
retombe toujours dans un état de fatigue profonde. Guy Trobas
Graziella soutient son désir insatisfait par une petite
mise en scène pour se dérober à un maître ou pour
rendre inefficaces les insignes du pouvoir de ce En critiquant dès le début de son enseignement les
dernier. Ainsi se trouve-t-elle parfois devant une pratiques de l’interprétation du transfert c’est, vous
porte derrière laquelle elle sait présente la personne le savez, à l’ensemble des freudiens que Lacan se
qui pourrait répondre à une demande qu’elle aurait à heurtait ; n’était-ce point là, parmi les domaines
lui soumettre. Elle s’arrange alors pour ne pas considérés comme fondamentaux, le seul sur lequel
pouvoir entrer. Ouvrir la porte signifie pour elle être il y avait depuis les années trente un accord de
vue par cette personne. principe 1 ? Mais aujourd’hui la si nécessaire

17
Ibid., p. 819.
1
16 Edward Glover, Technique de la psychanalyse, P.U.F. et International
J. Lacan, Écrits, le Seuil, 1966, p. 85. Journal of Psychoanalysis (1954), 34, 2.

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virulence de Lacan serait-elle encore de mise ? Une aussitôt que c’est de la personne même sur laquelle
«épreuve de réalité» s’impose donc : ouvrons la il y a erreur que l’interprétation fait retour. C’est un
dernière livraison des articlés sélectionnés par vice de fabrication en forme de suggestion,
l’International Journal of Psychoanalysis. Voici un cliniquement repérable d’ailleurs dans l’après-coup.
texte du dénommé Paul Tolpin 2 , adepte du self et de Tenter une correction ouvre sur un procès indéfini
l’hic et nunc ; concernant l’interprétation du dont en toute logique le terme ne peut être qu’une
transfert j’en extraie l’échantillon suivant : identification. La quête désespérée d’une réalité est
Une analysante raconte un rêve : «Un homme en fait la quête d’un principe d’extraterritorialité, de
voulait que j’essaye quelque chose. J’essayais cela et ternarisation ; elle peut aller jusqu’à la trouvaille de
c’était bon. Mais je ne sais pas ce que c’était». Du l’interprétation «extra-transférentielle» (ET.) dont le
tac au tac l’analyste interprète : «Je pense que vous dénommé Harold Blum 7 s’est fait récemment le
essayez cela encore avec moi et vous aimez cela… défenseur.
vous essayez de me répondre encore au mieux» 3 .
Il y en a comme cela de pleines pages : le transfert, Remettre sur pieds l’articulation du transfert et de
réduit à un simple procédé de transposition, y est l’interprétation, c’est ce à quoi Lacan s’est employé
assailli à répétition ; comme le démontre le rêve et la entre autres dans le cours de son œuvre. Deux
réponse apportée, l’identification imaginaire a constantes dans ce mouvement dont j’ai essayé de
ramené la cure au niveau d’un dialogue où, comme faire la lecture : La première est qu’il n’y a
le dit Lacan «la résistance tourne à (le) maintenir au d’analyse que sous transfert et qu’à cette nécessité
niveau d’une conversation où le sujet dès lors est appendue ce qui de l’interprétation est
perpétue sa séduction avec sa dérobade» 4 . Ce dont contingence 8 . La deuxième est que toute pratique de
au fond l’analyste se rend compte, en fait le reproche l’interprétation implique de fait 9 une conception du
à l’analysante alors même que s’y dévoile son transfert en ce que ce dernier impute une place à
induction, soit ici une communication où rien ne l’analyste d’où celui-ci prend position dans
distingue l’interprétation d’une verbalisation de l’interprétation.
l’intersubjectivité projective. C’est là une Ces deux points ne nous autorisent-ils pas à parler de
problématique antérieure à celle de la vérité, celle de dialectique ?
la conviction dans son registre dual où, comme Prenons maintenant notre départ dans cette période
Lacan l’a épinglé très tôt, les «sentiments sont qui va de l’«Au-delà du principe de réalité» à
toujours réciproques» 5 . Comment dès lors s’étonner l’«Intervention sur le transfert». Dans le texte de
que dans la même aire culturelle la «communication 1936 le transfert est abordé dans les termes d’une
des inconscients» délimitée chez Freud et Ferenczi phénoménologie admirable ; la place de l’analyste,
soit devenue «transfert de pensée» et enfin en tant qu’effet, y est le support d’images. Que sont
dernièrement, sous la plume de Denis Farrel, tout ces images ? Des complexes identificatoires avec au
simplement «télépathie» 6 . premier plan l’identité aliénée de l’image spéculaire
Voilà l’aboutissement d’une désorientation toujours et au deuxième plan ce qui s’y est trouvé capturé,
plus accentuée de l’interprétation conçue comme unifié, à savoir les «imagos du corps morcelé»
confrontation des effets du transfert à une norme de (expression introduite par
réalité ; suivant les déviations cette dernière sera Lacan). Une double polarité donc : idéalisation
saisie tantôt du côté de la partie saine du moi ou de aliénante d’un côté et négativité agressive ou
la sphère sans conflits, tantôt du côté de la génétique suicidaire de l’autre dans laquelle un temps Lacan
du développement ou de la maturation objectale. reconnut l’instinct de mort 10 . L’imago introjectée
Bref ce sont là les sorties de secours d’un paradoxe du père vient ici permettre le dépassement du nœud
inhérent à l’interprétation du transfert ; en effet, à le imaginaire du narcissisme ; c’est le ternaire pacifiant
poser comme phénomène projectif, définition et normatif.
minimale des déviations précédentes, on remarquera De ce transfert d’images, ou imaginaire comme le
dit Lacan dans «l’agressivité en psychanalyse» 11 ,
2
International Journal of Psychoanalysis (1983), 64, 4.
3
… feeling corrected again, peut se traduire plus littéralement par «avec 7
Journal of the American Psychoanalytic Association (1983), 31, 3.
encore l’impression d’être correcte», ce dernier terme ayant aussi en 8
anglais la double connotation d’exactitude et de bienséance. Cf. notamment «Au-delà du principe de réalité» p. 82 et suivantes et
4 «Intervention sur le transfert», p. 218 et suivantes, in Écrits.
J. Lacan «Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse», 9
Écrits, Seuil, p. 291. Cf. les sections II et III de «La direction de la cure», p. 592 à 612 des
5 Écrits.
J. Lacan «Les écrits techniques de Freud», le Séminaire, Livre I, Seuil, p. 10
43. «Propos sur la causalité psychique», Écrits, p. 186.
6 11
I.J.P. Vol. 64, 1, 1983. Écrits, p. 117.

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l’analyste en est-il la surface de projection passive parole qui a renoncé à se faire reconnaître» 15 . Mais
voire l’interprète au sens de l’erreur sur la comment dans cet aveu de la parole transférentielle
personne ? Non, car ces images, l’analyste doit en s’actualise la vérité du désir ? C’est là le point
favoriser l’assimilation à lui-même 12 jusqu’à, par d’articulation de la dialectique de la reconnaissance
exemple, mettre en jeu l’agressivité du sujet formant à la répétition. Partant du fort-da freudien, Lacan en
le transfert négatif. C’est une position de leurre actif isole la structure signifiante de chaîne, laquelle, pour
qui assure ce que Lacan appelle dans son être essentiellement insistance d’une mémoire, est
«Intervention sur le transfert» la relance du procès accessible à la remémoration ; c’est la voie qu’ouvre
dialectique. Autrement dit, le transfert se manœuvre, la reconnaissance symbolique à condition qu’au-delà
se manie ; il ne s’interprète pas comme tel. C’est son des phénomènes inertiels de transfert, soit préservée
déploiement subjectif qui fournit son opportunité à cette adresse, impliquée dans le discours du sujet :
l’interprétation posée alors comme «élucidation soit A. Lisons cette dynamique avec le robuste
intellectuelle». Ceci veut dire pour Lacan que schéma L : le transfert comme tromperie se situe
l’interprétation ne se fonde pas sur l’intuition entre le petit autre et m. Que l’analyste fourvoie ses
phénoménale – on sait que là un préjugé de Freud fit idéaux en ce a et il substitue par suggestion son
obstacle avec Dora – mais sur ce qui supporte interprétation imaginaire à une autre interprétation
l’intention qui détermine les images : à savoir le imaginaire, celle du sujet par son moi. L’instance
langage. C’est là en 1936 la première pierre du signifiante cherche, elle, sa voie dans la traversée de
symbolique dont Lacan s’étonna en 1964 qu’on ait cette première diagonale, entre S et A. Et c’est entre
pu supposer qu’il en ait eu la conception après celle m et A que le transfert est rendu analytique, dans la
de l’imaginaire. Déjà donc, c’est la structure du mesure où le psychanalyste neutralise son moi en a
langage, qui va donner son accès dans le discours du et garantit la place de A, laquelle place est la seule
patient, à l’interprétation de l’intention : via le garantie, dira plus tard Lacan, de l’Autre. C’est de
symbolisme quand elle est, je cite, «inconsciente en là, dit-il dans le séminaire IV, «que nous sommes en
tant qu’exprimée» ; via la dénégation quand elle est mesure, en demeure à l’occasion de résoudre le sens
«consciente en tant que réprimée» 13 . du désir» 16 , sachant cependant qu’aucun élément
Il y a là au fond une ambiguïté de l’expression comme tel de la chaîne ne lui donne sa consistance
subjective dont le langage répond. C’est en 1946 que de signification.
Lacan va lui donner toute sa portée avec la S’il n’y a pas d’interprétation du transfert il y a une
distinction du moi et du sujet. Ce dernier dans le interprétation de la matérialité répétitive qui le sous-
langage, est le ressort de la fonction de médiation tend. Du coup le paradoxe évoqué plus haut est
comme issue à l’altérité tensionnelle du premier. subverti : l’interprétation du transfert est ramenée à
C’est l’émergence de la dialectique de la l’interprétation du matériel. Je signalerai à ce propos
reconnaissance dont les années cinquante vont la direction que donne Freud de l’interprétation du
cerner les linéaments, le transfert y trouvant une transfert dans le cas Dora : ce qui importe n’est pas
diffraction nettement marquée entre l’imaginaire et la projection globale mais le «détail» 17 , le
le symbolique. représentant donc qui la supporte. Cette prévalence
Ainsi, dans la cure, les passions de l’être, dont du signifiant c’est encore ce qui résout, sur un
l’amour, ne sont que les superstructures imaginaires premier mode, l’autre paradoxe du transfert et de
de la reconnaissance ; l’interprétation dite du l’interprétation dont Lacan donne la formulation
transfert les entérine et accentue l’aliénation du dans son séminaire XI 18 : celui qui fait du moment
sujet ; là est la frustration authentique, celle du sujet de fermeture de l’inconscient, moment décrit par
dont la parole, au sens nouveau que lui donne Lacan, Freud dans «La dynamique du transfert», un
est l’effort d’approximation à sa vérité. L’ombre moment électif de l’interprétation. Dans son
imaginaire du transfert est l’inessentiel du transfert. «Introduction au commentaire de Jean
L’essentiel en ce début des années cinquante, c’est le Hyppolyte» 19 Lacan souligne que ce moment
«désir de reconnaissance, dit Lacan, qui domine d’acmé du transfert se marque, et du trait s’adressant
dans ses déterminations le désir qui est à reconnaître dans le silence à l’analyste, et du point où est venue
en le conservant comme tel jusqu’à ce qu’il soit
reconnu» 14 . L’obstacle au transfert c’est «une 15
«Fonction et champ de la parole et du langage», Écrits, p. 279.
16
Séminaire «Les formations de l’inconscient», non paru, séance du 26. 6.
1957.
12 17
«Au-delà du principe de réalité», Écrits, p. 86. Cinq psychanalyses, P.U.F., 3' édit., p. 89.
13 18
Ibid., p. 83. «Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse», Seuil, p. 119.
14 19
«La chose freudienne», Écrits, p. 431. Écrits, p. 272 à 375.

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buter sa parole. Il y a là une possibilité s’engager dans quelque chose, dit-il, c’est qu’il avait
d’interprétation comme homologation de la l’impression d’être «doué pour tout». C’est dit non
signifiance de ce point (voire du trait s’il advient à la sans fausse pudeur. Il comment un peu ce propos
parole). puis sa décision, suivi d’ailleurs d’effets, de faire des
Mais la structure signifiante de la répétition a aussi études supérieures. C’est dur d’être avec tous ces
son incidence formelle en matière d’interprétation : autres étudiants, souvent plus jeunes. Il aimerait
c’est d’abord la brièveté ; de surcroît, en tant qu’elle «être le meilleur», pourra-t-il en payer le prix ? Et là
implique déjà l’Autre, donc sa réponse, c’est côté il rapporte le fait suivant «amusant». Un enseignant
analysant que se présente l’interprétation et c’est a demandé une photo d’identité pour établir un
côté analyste qu’elle se sanctionne. Ces deux trombinoscope. En voulant la faire, il se trompe de
caractéristiques sont justement connotées par les boutons : sur la machine «photomaton», il appuie sur
termes de scansion et de ponctuation ; que Lacan les le bouton «grand portrait» au lieu de celui «quatre
ait extrait de leurs contextes poétique et grammatical photos d’identité». Tant pis, il n’a plus de monnaie.
ajoute à ce resserrage du lien de l’interprétation au Je ne suis pas intervenu sur cette formation de
langage dans sa structure. l’inconscient, rapportée, notons-le. Lorsqu’il va pour
Il y a là une éthique de l’interprétation comme prise donner sa photo a l’enseignant, il y a plusieurs
du désir à la lettre. Prendre par contre la lettre pour étudiants autour de lui ; il pose sa photo sur une
le désir ou la traquer, comme d’autres le transfert, table où il y en a d’autres et réalise «qu’il a la plus
sont des perversions dont on mesure les effets en grande» non sans une gêne mêlée de satisfaction. Il
termes de fermeture de l’inconscient ; elles ont y a un bref silence et j’interviens ici par un bruit mi-
cependant l’avantage caricatural d’alerter sur le interrogatif, mi-maussade ponctuant ce «la plus
caractère ambigu de la scansion ou de la grande», qui comme «meilleur» et «doué» n’est pas
ponctuation : en effet, à s’étayer sur la binarité du sans rapport avec l’assonance de son patronyme.
signifiant elles ont intrinsèquement une puissance Nouveau court silence suivi d’un rire mi-retenu, mi-
d’équivoque qui n’est pas pour autant ouverture jubilatoire : la pente de ses propos lui est apparue
interprétative ; et cette ouverture, à se produire certes, mais c’est dans un effet de miroir tel que
comme effet de sens comporte du même coup son l’angoisse s’y résorbe en comique, en jouissance.
principe de fermeture, de continuité métonymique, J’interromps alors ce rire par la levée de séance. Il
voire de jouis-sens dont la production de formations ne vient pas la fois suivante. A la séance d’après il
de l’inconscient peut être un effet symptomatique. s’en explique : pour une fois qu’il parlait plus
C’est au regard de cette forme d’impasse que, librement, plus détendu ! en partant il aurait aimé
simultanément à son élaboration de l’objet (a), m’envoyer la porte dans la figure. Le soir même, il
Lacan a produit celle de la coupure ; non pour en s’est senti angoissé, avec des idées de suicide, au
déduire ou justifier un nouveau type d’interprétation, point de prendre un somnifère, presque jamais
pour fin d’analyse par exemple ou après usure de la utilisé, pour s’endormir. Puis, après un temps de
ponctuation ; plutôt, à mon sens, pour cerner ce qui silence, il aborde le thème du pourquoi «il se tait
rend une interprétation opérante, ce qui se juge on le pendant tant de séances».
sait à ses effets. En ce sens, il n’y a là nulle La deuxième intervention a donc porté sur l’effet du
indication formelle pour recouvrir le dire de ratage de la première ; celle-ci, shuntée sur le circuit
l’interprétation par un dit spécifique. Nous sommes imaginaire où le sujet anticipe par le moi, débouche
plutôt ici devant la question de l’invention et de la en effet sur la complaisance spéculaire ; la
réouverture de l’inconscient. correction – après-coup – de cette reconnaissance
imaginaire fait surgir avec force l’agressivité qui,
Avant de pousser plus avant cette question de la comme tension corrélative de la passion narcissique
coupure, je vous propose justement une séquence est aussi la parade au morcellement impliqué par la
susceptible d’illustrer le hiatus entre une scansion non-reconnaissance de l’Autre. C’est précisément
sans effet de coupure et une intervention qui au celle-ci qui, après reflux de l’agressivité, laisse le
contraire la produit. sujet devant une image altérée et vacillante ; elle
Il s’agit d’un sujet dont certains membres de sa n’est plus en effet celle d’un objet qu’il accommode
famille ont fait ou tenté une analyse. Il marque par du champ de l’Autre idéal. Cette vacillation de i(a) a
une pulsation particulière le déroulement de ses son signal : l’angoisse, et sa cause du côté du désir
séances : pendant quelques-unes il l’ouvre, puis les de l’analyste en tant que coupure justement.
suivantes il la ferme. Il s’agit d’une séance qui suit Ce ratage donc d’une scansion est celui donc d’une
une série silencieuse. S’il ne pouvait vraiment métaphore avortée ; mais même réussie un autre

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risque se présente : il est lié à la position en A S


support de la lettre dans sa double inscriptibilité et
comme garante, dans cette dialectique de la s
reconnaissance, d’une authentification des comme résultats de coupures. C’est dans ce
signifiants de la demande où le sujet se subordonne : mouvement, non détaillé ici, que Lacan démontre
identifier le sujet aux signifiants de sa demande comment le signifiant comme coupure lui-même, en
risque comme le dit Lacan, rectifiant dès 1958 sa opérant sur les bords que lui offre le réel, permet de
dialectique de la reconnaissance, d’exclure «le désir déduire le renversement de la causalité 24 dans la
du sujet en tant qu’il veut le faire reconnaître comme détermination du sujet et de l’objet. Ce dernier,
un désir de reconnaissance» 20 . Si en A l’analyste perdu aux différents niveaux de l’expérience où se
doit certes maintenir ce qui s’y mobilise de la produit sa coupure par la machine signifiante,
jouissance et de la demande, il a cependant à y faire advient en position de cause radicale. Il détermine le
jouer une discordance : celle qui est au principe de sujet refendu, séparé. Par machine signifiante,
ce que Lacan nomme le «message du désir», soit j’entends la fonction génératrice du signifiant en tant
S(A) ; ce message est au-delà des signifiants de la que liée aux manques du discours de l’Autre
frustration qui réapparaissent dans la régression référables à son propre objet (a). La répétition est
topique. Il est, si l’on veut, vulnérable au sens car ce maintenant nouage : entre la demande qui d’être
dernier le ramène sur la voie du symptôme via la déçue répète son cycle autour d’un vide et le désir
métaphore ; à la clé il peut y avoir une nouvelle comme métonymie de ce qu’elle engendre en se
consistance du symptôme. Le message du désir bouclant autour d’un trou, d’un rien. L’objet du
suppose le manque à signifier, soit que l’Autre est besoin s’y est transmuté en cause perdue par le
impliqué comme désirant et qu’en ce point – que le facteur Φ.
phallus signifie – disparaît sa garantie avec le
signifiant. La voie d’exhaustion métaphorique va au Le rappel de la topologie du vase, antécédente à
contraire de pair avec l’idée d’un épuisement du celle du tore qui la prolonge, fera voir ici que ce (a)
savoir pris dans l’insistance signifiante. Cette non spécularisable trouve pourtant sa matérialisation
conception Lacan va précisément y parer avec son dans une expérience spéculaire authentifiée par A :
élaboration entre le séminaire sur L’éthique de la c’est l’image i(a) du corps englobant et pourvu de
psychanalyse et celui sur Les quatre concepts bords. Autrement dit, de l’idéal du moi le sujet
fondamentaux de la psychanalyse. En revenant en accommode sous la forme du moi idéal l’objet du d.
premier lieu sur la question de l’objet à retrouver C’est aussi bien la confusion entre I et a dont parle
qui, s’il n’est en aucun point de la chaîne, y assure Lacan et qui nous permet de parler d’une véritable
pourtant sa dynamique. C’est le champ de das Ding hypnose intrapsychique ou tout simplement d’amour
où se situe le point d’ignorance structurale du sujet. comme Freud en 1921. Dès lors Lacan peut soutenir
Ici encore la conception du symbolique comme que le transfert, comme amour authentique, emporte
discontinuité diachronique convient parfaitement (la un objet réel dont le sujet situe l’enceinte en A pour
scansion y étant, notons-le, le temps de la hâte). peu que le psychanalyste ne s’y positionne pas
C’est d’ailleurs là une première approche de la comme désirable ; ce qui est désiré c’est le désirant
coupure qui peut rendre compte de l’action du qui, à faire le sujet désirable, l’assurerait «de
signifiant faisant surgir du réel ce que Lacan appelle pouvoir continuer à méconnaître ce qui (lui)
«le sujet de l’être qui n’a pas encore la parole» 21 . manque» 25 . L’important de cette méconnaissance
Mais l’introduction au principe de la répétition du est qu’elle fomente sa certitude dans le fantasme ;
trait unaire qui ne peut se répéter qu’à être un celui-ci soutient l’illusion – dit Lacan – «d’un être à
autre 22 nécessite une conception différente de la qui sa cause ne serait pas étrangère» 26 . Cette
coupure que Lacan établit en tant que possibilité occultation fantasmatique du point d’ignorance
synchronique de la différence signifiante ; la même fondamentale à la coupure de l’objet couvre
lettre, ou trait, d’être répétée au moins une fois l’irréductible à la symbolisation au lieu de l’Autre :
s’inscrit comme distincte 23 . Cette propriété exige ici est fondée l’aliénation de la connaissance à la
l’idée de surfaces spécifiques à la fois comme reconnaissance. Question ancienne chez Lacan qui
retrouve ici une nouvelle jeunesse.
20
Séminaire «Les formations de l’inconscient», non paru ; séance du 16. 4.
1958.
21 24
«Position de l’inconscient», Écrits, p. 840. Ibid., séance du 23 mai 1962.
22 25
Séminaire «L’identification n, non paru, séance du 9 mai 1962. «Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse», Seuil, p. 245.
23 26
Ibid., séance du 16 mai 1962. Séminaire «L’angoisse», non paru, séance du 3 juillet 1963.

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Le moment de fermeture du transfert, pour y revenir,


c’est la révélation subjective de l’Autre, mais sur le
mode d’une incertitude quant à son désir ; et s’il ne
me reconnaissait pas… Dans l’attente pure, le (a) du
sujet est là, si on peut dire, mis en cause par le désir
de l’Autre 27 au-delà de la dialectique de l’aliénation
ou de la reconnaissance, soit au-delà d’un épinglage
par le sens. Moment crucial où le flottement de la
«perspective choisie par le sujet dans le champ de
l’Autre» 28 pour s’aimer en i(a) se traduit par
l’affect d’angoisse déjà noté par Freud. Affect de
l’objet (a) à la coupure pourrait-on dire dans la
mesure où il s’y profile. Cette séquence freudienne
montre aussi qu’au principe de la coupure il y a le
pur désir de l’Autre, barre de A. Là se situe la
position de l’analyste s’il veut introduire dans la
cure la structure type de ce moment ; c’est le
maniement du transfert comme «expérience des
limites» du monde de la reconnaissance et de la
certitude où le fantasme voile au sujet que son désir
somme toute n’est que désir de l’Autre. C’est du
maniement du transfert comme coupure introduite
dans le déchiffrage de l’inconscient qu’on peut
attendre ce que Lacan appelle «un franchissement de
l’interprétation significative vers le non-sens
signifiant» 29 , soit ce point qui corrélant l’objet
cause à quelque signifiant irréductible assure son
insertion dans l’historicité du sujet. Le paradigme de
ce franchissement nous le donne : dans le rêve
inaugural de la psychanalyse qui se termine par la
formule de la triméthylamine.

27
Ibid., séance du 27 février 1963.
28
«Les quatre concept fondamentaux de la psychanalyse», p. 241.
29
Ibid., p. 226.

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PLACE DE L’AUTRE DANS LA PSYCHOSE


Sur l’érotomanie de transfert fondamentaux et en décrit la forme pure avec ses
Roland Broca trois stades devenus classiques : d’espoir, de dépit et
enfin de rancune ; à partir d’un postulat
«Là où la parole est absente, là se situe fondamental : «C’est l’Autre qui m’aime».
l’Éros du psychose, c’est là qu’il trouve son
suprême amour».
Fretet enfin apporte en 1937 la dernière touche au
«… Cet assassinat d’âme, sacrificiel et mystérieux, symbolique, est formé à tableau en montrant dans sa thèse sur l’érotomanie
l’entrée de la psychose selon le langage précieux.»
Jacques Lacan. Séminaire III
masculine que, pas plus que l’hystérie, l’érotomanie
n’est l’apanage exclusif des femmes, même si elle
Pourquoi, peut-on se demander, donner une s’apparente à la position féminine dans l’amour. Ce
acception nouvelle dans la clinique psychanalytique qui amène tout de même, notons-le au passage, à se
des psychoses, à un terme hérité de la clinique poser la question de savoir, si ce n’est pas dans une
psychiatrique classique et progressivement isolé par position féminine que l’homme s’éprouve dans
celle-ci en tant qu’entité nosographique, dans le l’érotomanie. C’est en tout cas ce dont témoigne
champ des paranoïas ? Schreber éloquemment, L’érotomanie indiquerait
On ne peut dire en effet que ce soit un concept qui donc le moment du pousse-à-la-femme dans la
ait particulièrement retenu l’attention de Freud, psychose.
puisqu’on n’en trouve en tout et pour tout que deux Avant d’en arriver à Lacan, citons pour mémoire
occurrences dans l’ensemble de son œuvre. L’une deux études psychanalytiques qui datent d’une
fait maintenant partie intégrante de la doxa vingtaine d’années ; l’une contemporaine du
freudienne des psychoses. Il s’agit de celle séminaire sur les psychoses, l’autre du séminaire sur
comportant la définition grammaticale qu’il en la logique du fantasme. D’abord un analyste de
donne dans le cadre de son étude du cas Schreber en l’I.P.A., Jean Kestemberg. En 1961, il étudie
1911. Il en fait, rappelons-le, une des quatre l’érotomanie dans une perspective transférentielle
modalités de la rhétorique de la paranoïa. qu’indique bien déjà le titre de son travail «La
«Ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle que j’aime, relation érotomaniaque». Pour cet auteur, l’objet est
parce quelle m’aime», telle est la formule de toujours un substitut de la mère. L’érotomanie
l’érotomanie masculine. apporte au sujet le même objet secourable et
L’autre occurrence, on la trouve dans l’étude : maternel qu’une rêverie familière apportait jadis à
Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen. Freud y l’enfant. Quant à François Perrier, s’il évoque dans
parle à propos de Norbert Hanold, le héros de cette son article de 1966 des cas d’érotomanie sous
œuvre, d’un cas de délire que les psychiatres transfert, c’est par erreur peut-on dire que les
n’hésiteraient pas, dit-il, à qualifier d’érotomanie patientes dont il parle se trouvent sur son divan. Par
fétichiste. C’est un diagnostic qu’il ne reprend erreur de diagnostic, puisque confondues avec des
d’ailleurs pas à son compte puisqu’il préfère celui de hystériques et allongées comme telles.
délire hystérique. Malheureusement il ne nous dit pas quelles
Ce terme d’érotomanie, Freud le prend dans la conséquences il tirera pour la poursuite ou non de la
nosographie psychiatrique de son temps comme la cure, une fois revenu de sa méprise de sujet supposé
plupart des entités qui deviendront celles de la savoir… qu’il vaut mieux ne pas confondre
clinique psychanalytique. Créé en 1810 par un l’hystérie et l’érotomanie. Comme si l’érotomanie
criminaliste viennois, Zieller, il sera repris par certains côtés ne pouvait être perçue que par
régulièrement par les aliénistes du XIXe siècle puis excès, comparée à l’hystérie. Il pousse d’ailleurs sa
par les psychiatres du XXe. D’abord décrit par Bail thèse jusqu’à énoncer, contredisant Fretet et Freud
dans son étude sur la Folie érotique, il sera repris lui-même, que l’érotomanie pure est exclusivement
ensuite pour être précisé et délimité par tous les bons un état passionnel de la femme.
auteurs, jusqu’à Sérieux et Capgras qui la classent Enfin, last but not least, il faut citer pour être
comme psychose passionnelle dans le groupe des complet le très joli travail que nous présentait
paranoïas. Huguette Ménard l’année dernière aux journées sur
Mais c’est celui que Lacan considérait comme son les psychoses, à Montpellier. Elle y démontrait la
maître en psychiatrie, Gaétan de Clérambault, prévalence de l’objet regard à partir de cas de sa
l’inventeur du dogme de l’automatisme mental qui, pratique clinique des psychoses.
entre 1920 et 1923 en fixe les éléments

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Pour ce qui concerne Lacan, jeune psychiatre, il analysante dont j’ai parlé tout récemment au
s’intéresse d’emblée à la question de l’érotomanie. Colloque de Prémontré. La question est la suivante :
Et c’est dans sa thèse sur La psychose paranoïaque comment s’applique cette jouissance de l’Autre au
dans ses rapports avec la personnalité, en 1932, psychosé ? J’essaierai de montrer dans un deuxième
qu’il va prendre à titre d’exemple pour sa temps les conséquences qu’il me semble possible
démonstration d’un cas de paranoïa d’autopunition, d’en tirer concernant la conduite de la cure du
une délirante qui se présente en fait avec toutes les délirant dans le cadre psychanalytique standard.
apparences de l’érotomanie, illustrant parfaitement
les trois phases classiques du syndrome. Il ne Cette patiente présente la particularité d’être une
manque pas d’ailleurs de donner un pseudonyme version féminine du Président Schreber. Elle est
révélateur à cette malade puisqu’il la prénomme mon analysante depuis maintenant six ans. Au cours
Aimée, appellation parfaitement paradigmatique de des trois premières années je la voyais à raison d’une
la position érotomaniaque. séance, puis deux séances hebdomadaires au cours
Ayant abandonné par la suite ce concept de paranoïa d’entretiens psychanalytiques en face à face. C’est
d’autopunition, destiné à mettre en valeur le surmoi au bout de trois ans qu’elle me demande à faire une
dans ses implications dans le champ des psychoses, psychanalyse dans les formes du protocole standard,
il reconnaîtra le bien-fondé du diagnostic à savoir allongée sur le divan à raison de trois
d’érotomanie comme étant en fin décompte le seul séances par semaine. Ce à quoi je consens. Cette
applicable à ce cas. Il reprendra ensuite ce terme analyse se poursuit encore actuellement dans les
dans son étude du cas Schreber en 1956, pour mêmes conditions et ceci depuis trois ans. Avant de
qualifier d’érotomanie divine la relation de celui-ci à me rencontrer elle avait été suivie successivement
la jouissance de son Dieu. par trois psychiatres psychanalystes de formation
Mais c’est en 1966, dans son introduction à la kleinienne. Avec chacun d’eux le transfert s’est
traduction française des Mémoires du Président traduit par un épisode érotomaniaque typique. Lors
Schreber 1 qu’il donnera a l’érotomane une de la première phase du traitement avec moi,
acception plus précise concernant sa connexion à la l’érotomanie se re-déclenchera également. Mais ce
modalité du transfert dans la psychose. Je cite : n’est pas sur cet aspect des choses que je voudrais
«C’est que ledit clinicien doit s’accommoder à une insister, pour me centrer davantage dans les
conception du sujet, d’où il ressorte que comme le vignettes cliniques que je vais apporter, sur des
sujet il n’est pas étranger au lieu qui le met, sous le phénomènes qui mettent en valeur les modalités
nom de Flechsig, en position d’une érotomanie d’application de la jouissance de l’Autre au sujet.
mortifiante…» Il ne s’agit là de nul accès mystique, Je voudrais insister plus particulièrement sur un
non plus que d’aucune ouverture effusive au vécu du point de bascule récent qui s’est produit au moment
malade, mais d’une position à quoi seule introduit la précis où son mari a entrepris des démarches légales
logique de la cure. Parce qu’il faut bien en venir là en vue du divorce. Elle a pris conscience à ce
finalement, malgré les deux décennies qui séparent moment, du caractère irrévocable de cette décision
toujours, comme il le signale, la reprise en compte et des conséquences prévisibles sur son avenir. Il
par ses élèves de ses avancées théoriques. En effet, fallait qu’elle puisse faire le deuil de ce couple idéal
plus de vingt ans après, il semble raisonnable de qui consistait à faire exister le rapport sexuel qu’il
commencer à donner un début d’application pratique n’y a pas. Elle insiste tout particulièrement sur la
dans le champ de la psychose aux thèses question des corps. «Ne plus faire un seul corps avec
lacaniennes. Mais c’est finalement son concept de mon mari», dit-elle. «Mon mari était ma chair. Dans
jouissance qui va permettre de faire passer le rasoir ma tête nous continuons à former une seule chair.
d’Occam dans le foisonnement de la clinique des Aujourd’hui, mon corps est comme une montagne
psychoses. Et plus précisément la jouissance de qui se coupe en deux. Je ressens une dislocation de
l’Autre ; du psychosé, objet de la jouissance de mon corps. C’est l’équivalent de la torture fœtale».
l’Autre, voilà la traduction la plus appropriée dans sa Ce qui indique assez que le corps c’est ce qui vient
formule généralisée du terme d’érotomanie divine représenter l’Autre. On peut rappeler là que la toute
que j’évoquais à l’instant à propos de Schreber. première phase délirante dix ans auparavant s’était
Cette jouissance de l’Autre dont pâlit le psychosé, je déclenchée au moment du départ de sa mère. Ce qui
vais d’abord l’illustrer à partir d’un cas tiré de ma montre bien que le mari vient là en lieu et place de
pratique psychanalytique des psychoses. C’est une l’Autre maternel. Cela éclaire aussi
rétrospectivement ce qui s’est passé lors de sa nuit
de noces. Elle propose à son mari de ne pas
1
Cahiers pour l’analyse, n°2, 1966, ENS.

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consommer l’acte sexuel mais en lieu et place de hommes. Si être battu, pour le névrosé, ça renvoie à
consacrer leur union au Christ. Pour symboliser cette la frappe signifiante du Nom-du-Père, là ça renvoie
union mystique, elle propose de former une croix de plutôt chez elle à la question du masochisme
leurs deux corps unis et de rester ainsi toute la nuit. féminin. Mais dans son cas, il s’agit de se faire le
Cette situation durera un certain temps sans que le jouet du caprice de l’Autre. Elle témoigne ainsi
mari, d’éducation très religieuse, ne s’en étonne d’avoir été soumise plus en fait au caprice d’un
outre mesure. Cette idée lui est venue en constatant à Autre maternel qu’à la loi des hommes. Notons que
l’ouverture du lit que les draps étaient de vieux draps cette figure du père jouisseur dans Histoire d’O
rapiécés. Elle en déduit que sa mère a prévenu vient prendre aussi bien les traits de la mère
l’hôtelier qu’il s’agissait d’une nuit de noces en lui capricieuse, c’est une figure de Janus. En effet,
demandant de ne pas les mettre dans de beaux draps. derrière tous ces hommes aidés de femmes
Dès les tous premiers émois amoureux, adolescente, auxiliaires, se profile la figure de l’Autre maternel.
elle se croyait aimée d’un jeune aristocrate issu C’est un univers sur lequel ce sont en tait des
d’une prestigieuse famille, frère d’une condisciple femmes qui règnent, sur le modèle bien connu des
de collège. Là, c’est l’étoile qui est amoureuse du sous-maîtresses de bordel ordonnatrices du plaisir
ver de terre. C’est ainsi qu’elle se ressent dans ce des hommes. Cette jouissance à répétition, qui
moment, déjà objet de déchet. l’envahit, qui la traverse, qui l’embarrasse est d’une
Sa grande thèse délirante, c’est que la causalité de la certaine façon référée aux paroles imposées ; le texte
folie réside dans la torture. Le prototype en étant la vient là comme paroles imposées. Il n’y a pas pour
torture fœtale exercée par l’Autre maternel in utero, elle fantasme construit, elle est complètement livrée
par le médium de surpressions du liquide amniotique aux fantaisies imaginatives de l’auteur du texte.
ou par celui du cordon ombilical. Cette torture
fœtale est enregistrée par le cerveau ; elle s’y inscrit Maintenant, la question est de savoir à partir du
de façon indélébile et se trouve périodiquement moment où cette patiente est dans le dispositif
réactualisée à la faveur de stimuli provenant analytique, qu’est-ce qu’elle analyse ?
d’événements significatifs de l’existence entrant en Elle continue d’une façon ou d’une autre à délirer
résonance avec ce signifiant. On peut noter au même si c’est d’une façon paisible et pacifiée. Elle
passage que ce signifiant «torture fœtale», c’est le ne construit pas un fantasme comme le ferait un
signifiant néologique qu’elle construit pour nommer névrosé. Si elle construit quelque chose, c’est un
la jouissance de l’Autre. C’est ce signifiant délire. Elle se construit une conception du monde,
néoformé qui vient tenter de suppléer au défaut du voire un œdipe de suppléance qui fasse consister le
Nom-du-Père. Mais c’est un signifiant qui ne produit rapport sexuel qu’il n’y a pas, et qui n’est peut-être
pas de signification phallique. C’est le signifiant qui pas après tout plus «délirante» que la nôtre. La
marque son entière soumission au désir de l’Autre. différence essentielle, bien entendu, c’est que la
C’est la frappe du désir maternel, non barré par le notre fait lien social ; la sienne pas. Un délire aussi
Nom-du-Père. H représente une scène originaire élaboré soit-il n’a jamais réussi, sauf cas
dont l’empreinte vient rappeler la permanence de exceptionnel 2 , à faire lien social au même titre par
l’inclusion dans l’Autre. C’est une représentation de exemple qu’une religion. D’ailleurs, le délire étant
la scène traumatique originaire. C’est sa hors discours ne peut faire lien social. Seul les
contribution, pourrait-on dire, à la théorie du trauma discours, comme nous l’enseigne Lacan le peuvent.
réel. Cette scène se transformera au cours du Elle ne construit pas son fantasme comme un
développement de la métaphore délirante en scène névrosé construit son fantasme. Le névrosé, en effet
primitive par une reconstruction typiquement construit symboliquement les élaborations
schrebérienne, à savoir celle de l’Ève future en imaginaires qu’il a élaborées autour de son rapport
puissance d’engendrer une nouvelle humanité. œdipien, ce à quoi il a pu suppléer par le biais du
Ce thème de la torture fœtale peut être corrélé symptôme à telle défaillance de tel ou tel membre de
également à un épisode remontant à quelques années sa parenté. Une analyse pour le névrosé, c’est à ça
et qu’elle relate dans ses écrits. Elle découvre dans que ça travaille. Là, ce n’est pas ça du tout. Elle
les rayons d’une librairie un exemplaire de l’Histoire respecte le transfert, elle respecte le temps des
d’O de Pauline Reage. Elle est fascinée par ce texte séances, le protocole analytique, bien qu’à certains
et reste une après-midi entière à le lire d’une seule moments critiques, ça puisse déborder ce cadre. Elle
traite, tétanisée, littéralement secouée d’orgasmes à construit, en fait, un délire auquel je consens, parce
répétition. Elle s’identifie complètement à cette
femme qui est le jouet du caprice de tous les 2
Le révérend James Jones de la Secte du Temple du Peuple. Le cas de
Hitler et l’Allemagne nazie.

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que je suis psychanalyste. Elle délire sur les un protocole technique standardisé, même si on peut
ordinateurs, l’esprit, le corps, le langage comme des s’interroger sur le diagnostic de certains des cas
scientifiques le font ; le délire finalement étant rapportés.
potentiellement partout. Alors que jusque-là, elle Dans nos milieux lacaniens, par contre, et ceci
n’avait rencontré dans l’attitude des psychiatres jusqu’à présent, la cure analytique du psychose
psychanalystes qu’une certaine «horreur» de son semblait franchement déconseillée. On n’en voulait
délire, constamment marqué d’un indice péjoratif, pour preuve que cette remarque de Lacan disant que
justiciable d’interventions psychiatriques répétées, quand on allonge un prépsychotique, on sait ce que
ici elle trouve une adresse à son délire. Avec cela donne, à savoir un psychotique. Ce jugement
cependant une limite inhérente à la structure, c’est-à- serait cependant à nuancer de ce qui en faisait à
dire qu’elle ne construit pas de fantasme, qu’elle l’époque, en 1956, le contexte implicite c’est-à-dire
n’aura jamais de relations avec le monde de l’Autre, la critique d’un certain maniement de la relation
son symptôme, c’est l’équivalent de son délire. Au d’objet. Cette critique visant nommément un
fond, elle ne se déplace pas dans la structure. D’une psychanalyste de l’I.P.A., Bouvet, par le biais de la
certaine façon, elle en est toujours au même point. théorisation qu’il faisait de ladite relation d’objet,
Ce qui est essentiel, à mon sens, c’est que le précisément en s’appuyant sur le récit du
psychotique puisse trouver en la personne de déclenchement d’une psychose de transfert :
l’analyste quelqu’un qui consente à incarner ce lieu psychose non repérée lors des entretiens
d’adresse. Il ne suffit pas d’être analyste pour préliminaires (cf. La psychanalyse d’aujourd’hui,
l’incarner de la bonne façon. Je n’en veux pour P.U.F.).
preuve que ce qui s’est en fin de compte passé avec Ce jugement négatif pris à la lettre contredirait ce
les trois psychiatres psychanalystes qu’elle a qui fait l’essentiel de l’enseignement de Lacan par
successivement rencontrés. Elle dira de cet échec : rapport aux psychoses. Et tout d’abord, si on fait de
«Ils m’ont bousillé mes transferts». la psychose une question de structure, si c’est même
Donc ce qui est important, c’est le maintien, de cette la structure par excellence dans la mesure où elle
relation particulière, de ce mode particulier de lien rend compte de la structuré du signifiant, il ne peut y
social. Ça reste une relation strictement imaginaire. avoir de prépsychose mais une psychose latente, non
C’est le réel du transfert, l’imaginaire de la relation, déclarée, non déclenchée. Cela contredirait
l’élaboration délirante, qui tiennent lieu de également cette assertion de Lacan, certes plus
symbolisation du rapport à l’Autre… Il n’y a pas de récente, que le psychanalyste ne doit pas reculer
cernage de la demande de l’Autre, il n’y a pas non devant le paranoïaque. Ce qui pose néanmoins d’une
plus de repérage précis par rapport à la parenté. façon générale la question de savoir si l’accueil par
un analyste, d’une demande d’analyse, chez un
Il reste à dire comment on peut avec les mathèmes psychotique non avéré, peut être une occasion de
lacaniens formaliser la nature de ce lien déclenchement de la psychose. De fait, d’une
transférentiel. Pour ce faire, venons-en maintenant à certaine façon, ce déclenchement n’est pas évitable
la question de la cure du psychotique sur un plan si l’analyse a bien lieu. Il se confond même avec ce
plus général. Il convient de partir tout d’abord d’un qu’on pourrait appeler le déclenchement du transfert.
fait massif qui est que jusqu’à une période récente, Mais il va s’agir de substituer à un déclenchement
en tout cas en France, il était déconseillé de prendre sauvage, critique, voire cataclysmique, un
des psychotiques en analyse ; pour être plus précis, déclenchement contrôlé par le dispositif analytique :
dans le dispositif analytique standard. Ce qui est à soit ce que j’appelle une psychose sous transfert.
distinguer des tentatives de cure par des techniques D’où l’importance des entretiens préliminaires et du
de psychothérapie d’inspiration analytique. On peut repérage autant que possible préalable au cours de
citer dans cet ordre d’idées en s’en tenant à ces entretiens de la structure psychotique. C’est
l’hexagone : Racamier, Katan et Gisela Pankow au indiquer au passage toute l’importance d’une façon
titre d’exemples représentatifs. Ces pratiques, générale des entretiens préliminaires. C’est une
recouvrent un dispositif de cure, qui varie question sur laquelle Lacan insiste à juste titre tout
considérablement d’un praticien à un autre. Il en est particulièrement. Il ne s’agit pas en effet de poser
de même des théorisations, qui sont tout aussi seulement l’indication d’analyse : indication fondée
diverses. Il faut bien convenir que seule l’École généralement dans la pratique standard sur des
anglaise dans le prolongement des thèses de Mélanie critères restrictifs notamment à l’égard de la
Klein a su donner un cadre théorique à peu près psychose, mais bien plutôt de préparer
homogène à la théorie de la cure du psychotique et soigneusement la mise en œuvre et la modalité du

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transfert. Et ceci en se posant un certain nombre de a


sujet barré. Le psychotique étant lui en ; c’est-à-
questions, préalables à l’instauration de la cure. Pour S2
ce qui est du diagnostic de psychose, il peut dire un objet vocal qui énonce un savoir.
d’ailleurs se faire en l’absence de signes évidents, en Notons au passage que c’est la formule même de
négatif, c’est-à-dire en constatant l’absence de l’automatisme mental. De cette place, il s’adresse à
structure névrotique ou perverse caractérisée. C’est S
en fait ce qu’énonce l’adage lacanien bien connu : l’analyste placé en . Je me propose d’appeler ce
S1
«Le sujet tout à fait normal, c’est le psychotique par
temps : phase de paranoïsation du transfert. Cette
excellence».
phase n’est pas sans danger pour l’analyste. En effet
Une juste instauration du transfert avec le
en S il s’éprouve, par identification au psychotique,
psychotique suppose également que la rencontre
dans cette position de division subjective, menacé
avec l’analyste ne se situe en aucun cas dans une
lui-même de morcellement. C’est par exemple ce
relation duelle, ce qui implique par voie de
que décrit Harold Searles de sa position dans le
conséquence d’en passer par le lieu de l’Autre. Ce
transfert 3 . L’effet de S1 illustre par contre ce qui
qu’illustre déjà d’une façon extrêmement simplifiée
conduit certains analystes à se poser en
le schéma L.
thaumaturges sur le mode du «comment guérir le
psychotique en dix séances». Dans un deuxième
temps, cette place vire en position d’objet (a) ce qui
déclenche l’énamoration de transfert, soit
l’érotomanie de transfert. Ce qui dans ladite
Ceci dit les conseils de prudence que l’on peut faire psychose constitue de fait un certain mode de lien
concernant l’abord du psychotique sont tout aussi social. Ou plutôt qui vient suppléer à la difficulté
valables, bien entendu, dans l’abord du névrosé. A qu’éprouve le psychotique à faire lien social du fait
ceci près que dans le cas du névrosé, l’erreur de qu’il se situe hors-discours. Le psychanalyste vient
manœuvre est moins lourde de conséquences. ainsi occuper pour le psychotique, comme ce fut le
Faut-il alors opérer à partir du Nom-du-Père ? Rien cas pour Schreber, sous le nom de Flechsig, la place
n’est moins sûr puisque c’est précisément de la de l’objet (a), objet de l’érotomanie. Il faut faire
rencontre d’Un père que le déclenchement de la évidemment en sorte que ça ne devienne pas une
psychose classiquement intervient. Rappelons pour psychose passionnelle clinique qui n’aurait comme
mémoire que le Nom-du-Père est le signifiant qui issue que le passage à l’acte.
nomme l’Autre comme lieu de la Loi. A distinguer Donc dans un premier temps le psychanalyste
de l’Autre comme lieu du signifiant, qui existe bel et consent à être ce lieu d’adresse en S, en sachant que
bien pour le psychotique du fait même qu’il parle ; dans un deuxième temps un moment de bascule va
ce qui implique, il n’est pas inutile de le rappeler, S
se produire où le psychotique vient en s’adresser
l’existence d’un sujet dans la psychose. S1
L’autre du psychotique est donc un lieu sans Loi. Ce a
que montre la déliaison signifiante de la métaphore à l’analyste passé en position de . C’est dans cette
S2
délirante jusques et y compris dans cette position d’objet (a) qu’il va remplir une fonction de
conséquence extrême qui résulte de l’émancipation condensateur de jouissance. Mais qu’est-ce qui va
hallucinatoire. Quant au transfert si souvent faire que ce mouvement de bascule puisse se
contesté, tout atteste au contraire qu’il existe bien produire ? Qu’est-ce qui fait que le psychotique
dans la psychose. Mais à la différence près, qu’en veuille bien changer de place ? Il est clair que c’est
lieu et place de la névrose de transfert se développe le développement de la métaphore délirante qui
une psychose passionnelle. C’est ce que je nomme permet ce mouvement de bascule, en le faisant
érotomanie de transfert. L’érotomanie étant à passer par le glissement métonymique de la chaîne
proprement parler la modalité de l’amour de signifiante en S.
transfert dans la psychose, à ceci près que cet amour L’important consiste en ce qu’il consente à se laisser
est hainamoration. En effet, cet amour bien mettre dans cette position et ceci bien entendu, dans
particulier met en fait à nu de façon caricaturale la le semblant. Ce qui est possible en appelant
structure foncière de l’amour. l’analysant à la verbalisation ; tout particulièrement
Dans ce type bien particulier de transfert, le dans les moments où une certaine proximité du
psychanalyste entre dans un premier temps en
s’incluant dans le symptôme sous la forme S du 3
H. Searles, Le contre-transfert, Gallimard, 1979. Voir également du même
auteur L’effort pour rendre l’autre fou.

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passage à l’acte se manifeste. En effet, comme


Lacan nous l’enseigne, la jouissance est interdite à
qui parle comme tel. C’est ainsi que peut se
constituer peu à peu une interdiction qui viendra
faire barrière à la jouissance et donc viendra tenir
lieu de la barrière du poinçon qu’il n’y a pas entre S
et a du fait de la forclusion. On obtient de ce fait
même un tempérament de la jouissance.
Dès l’instant où le psychotique s’engage dans
l’aliénation de la métonymie signifiante, et suivant
Bibliographie abrégée
en cela la définition que Lacan donne de la
Bail C., La folie érotique, Paris, 1883.
métonymie dans Radiophonie en 1967 ; il s’effectue Clérambault G., «Les délires passionnels : érotomanie pure». Soc. Cl. Méd.
un virement à l’inconscient par lequel le sujet Ment. 1921.
Dide M., Les idéalistes passionnés, Alcan, Paris, 1913.
psychotique tire sur son encaisse-jouissance. En Ferdière G., L’érotomanie. G. Doinet et Cie, Paris, 1937.
d’autres termes, la part de jouissance qui s’y prête se Fretet G., Les causes affectives de l’érotomanie, Alcan, Paris, 1937.
Kestemberg J., «A propos de la relation érotomaniaque», R.F.P, (1962).
symbolise. Il y a là un déplacement du réel de la Lagache D., «Érotomanie et jalousie», J. Psych. nom. et path., 1938.
jouissance dans le symbolique. Sérieux P. et Capgras J., Les folies raisonnantes, Alcan, Paris, 1909.
En effet, là est toute la question, à savoir comme
agir avec le symbolique de la parole sur le réel de la Nihil, le transfert chez l’autiste
jouissance. Par ce processus du signifiant mordant Esthéla Solano-Suarez
sur l’organisme s’opère un vidage de la jouissance
dans cet organisme ; ce qui précisément aura pour
«Au commencement de la psychanalyse est le
effet d’en faire un corps en tant que surface
transfert. Il l’est par la grâce de celui que nous
d’inscription, lieu de l’Autre. «Le premier corps (du
appellerons à l’orée de ce propos : le
symbolique) fait le second de s’y incorporer», dit
psychanalysant», pouvons-nous lire dans la
encore Lacan dans Radiophonie.
Proposition d’octobre 1967, formulée par J. Lacan.
Qu’il y en ait Un dont l’existence contredit cette
Qu’en est-il enfin de la question de l’interprétation ?
formule, ne ferait que l’instituer dans sa valeur
L’interprétation psychanalytique classique vise le
universelle qui s’énonce : pour tout analysant au
sujet du signifiant, la fonction phallique normalisant
commencement de l’analyse il y a le transfert.
l’effet de signification du signifiant ; c’est la
Nous allons donc interroger cette exception, qui se
métaphore paternelle. L’interprétation est là effet de
présente à nous sous la modalité analysante de
signification. Dans la psychose on voit bien qu’il ne
l’enfant autiste, et nous espérons pouvoir cerner à
s’agit nullement d’interprétation signifiante qui ne
partir de la structure une particularité
peut aller que dans le sens du délire d’interprétation
transférentielle : ici, la mise en place de l’algorithme
voire du délire à deux. Il s’agira plutôt d’une
du transfert serait corrélative de l’inscription du sujet
manœuvre du transfert visant au tempérament de la
en tant que variable d’une fonction, celle qui s’écrit
jouissance.
L’obtention d’une épure de la métaphore délirante, Φ x. Ceci s’institue d’un dire, lequel se vérifie dans
réduite à l’état de simple conviction délirante semble l’acte qui en répond, tel que J.-A. Miller le
en elle-même un facteur de stabilisation. Cette développait le 6 juin dans son cours. C’est par l’acte
stabilisation, certains psychotiques l’ont obtenue, au qui a lieu d’un dire qu’un sujet se subvertit dans un
moins pour un temps, hors analyse, par exemple «j’y arrive».
Schreber ou le mathématicien Cantor. Nous avons à
dire, nous analystes, en quoi l’analyse permet au Nous évoquerons ici cette enfant autiste de neuf ans,
psychotique un mieux par rapport à cette indifférente à tout, que l’approche de n’importe quel
stabilisation spontanée. Il est bien entendu que, pour objet terrifiait, et le jour où, après quelques mois
moi, c’est une question qui reste ouverte. Ouverte à d’analyse, elle s’est mise à marcher, faisant résonner
d’autres contributions à la clinique de la psychose ses pas de long en large de la pièce, éprise de joie, le
sous transfert. regard accroché à celui de l’analyste. Ayant entendu
un «ça marche» dit par sa partenaire, elle se jette
dans les bras de sa mère, prononçant ses premiers
mots : «Maman ! ma maman !» où se conjoint
l’appel à l’Autre et la première attribution, pour aller
ensuite, devant le miroir où elle jubile, faire la

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rencontre de son image, passant sa main plusieurs signifie rien d’autre que l’ab-sens. Ce qui ne
fois devant la place vide que sa jupe voile, se comporte aucun sujet qui soit animé, mais le pur
retournant vers l’Autre qui, de son regard, la signifiant qui conditionne l’entrée du sujet sur le
soutient. mode du mort dans le jeu du signifiant.
Son «j’y arrive» aura été par là vérifié pour A cette condition de départ Lacan ajoute ceci : que
s’accomplir dans un «j’y arrive là où c’était». Ce ce sujet devient «le sujet véritable à mesure que ce
moment inaugural nous permet d’interroger le statut jeu de signifiant va le faire signifier». C’est-à-dire
du sujet autiste à partir de ce qui, dans le champ de que c’est du côté de la signification que s’articule
notre expérience, en répond. pour le sujet la possibilité de «s’identifier avec son
Cette expérience se centre, trouve sa corde là où elle être de vivant». Et cette articulation d’un sujet
est, c’est-à-dire en tant que constituée par la comme effet de signification est ce qui résulte de
structure du sujet. l’inscription du sujet dans la signification phallique,
c’est-à-dire de son épinglage sous le signifiant du
Nous suivrons au plus près les indications qui nous phallus. C’est par l’entrée en jeu du phallus qu’il y
sont données par l’enseignement de Lacan à ce aura pour le sujet chance de trouver son orientation
propos. Ce pourquoi nous partons de l’affirmation dans le champ de la réalité et de se faire une raison,
de ce qu’il y a un sujet dans la psychose. Ainsi pour que sa route ne soit pas d’errance.
pouvons-nous parler à propos de l’autiste, d’un sujet C’est dans ce point précis que la position de l’enfant
qui est là, avant les jeux sériels, de la parole. autiste témoigne d’un statut du sujet qui n’ouvre pas
Une question s’impose : pourquoi l’autiste ne parle- d’une part vers l’infini du sujet et d’autre part vers le
t-il pas ? A quoi nous pouvons répondre : parce que, finitude du désir, restant toujours figé à la même
aussi bien que les étoiles, il n’a pas de bouche. Et place.
ceci, je le tiens d’un enfant autiste qui, ayant collé Nous pouvons avancer ici qu’il tient sa position de
une voiture sur sa bouche close, m’aura fait entendre ce qu’il soit l’Un qui existe à répondre par un non à
que cet orifice se constitue en bouche lorsque la la fonction phallique. Nous avons par ailleurs déjà
chute de l’objet qui s’en extrait, fait de la dite énoncé ceci à propos d’un cas de mélancolie où, par
bouche le trou cerné d’un bord, autour duquel le mode de réponse à l’égard de la fonction
s’articule la pulsion. Elle n’avait pas de bouche phallique, le sujet se trouve faire exception et du
parce que la voix n’était pas détachée, et cela lui coup est excepté. C’est «le sujet supposé de ce que
barrait la voie d’accès à la parole. la fonction phallique y fasse forfait», nous dit Lacan.
Nous rencontrons donc ce sujet autiste, qui est aussi C’est dans le discours de l’Autre que ce sujet
réel qu’une planète et dont le silence éternel effraie trouvera à se loger au point de suspens de la
le moi, car l’inconscient est le seul à ne pas fonction, à ses dépens, pour venir se fixer dans cette
s’effrayer de ce silence. Nous pouvons faire le limite où il n’est plus que dé-sens.
constat suivant : s’il ne parle pas c’est parce qu’on Et par ce biais, cet Un qui existe à dire non à la
l’a fait taire, le réduisant par là à cette condition que fonction phallique, restitue chez la pas-toute, du dire
Lacan décrit à propos du cas Dick de Melanie de laquelle il tient cette place, l’universel de
Klein ; du fait de ne pas avoir la parole, il est en l’homme en tant que ce qu’elle désire. Cet universel
position d’être maître du langage. C’est là que réside n’est pas ailleurs que dans la cause du désir, nous
la difficulté majeure, car nous avons à faire chez enseigne Lacan.
l’autiste au pur sujet du signifiant, celui qui se suffit A soutenir le tout du fantasme de la pas-toute, le un
de l’Autre préalable, en tant que sa réalité a été qui existe de s’inscrire en faux dans la fonction
réduite à ce qui, du langage, fait fonction d’une phallique réalise dans son être sphérique le pur
lettre. C’est-à-dire un sujet achevé dans son identité commandement dont l’écho retentit d’un «je suis de
à lui-même où la conjonction du symbolique au réel jouissance». L’analyste, à opérer par son acte,
détaché de l’imaginaire le damne dans la morne produit la coupure de cette topologie sphérique pour
apathie. Ce pourquoi il est justiciable dans la plupart en faire l’asphère, par où se disjoint le sujet et la
des cas d’une prédication qui dit que d’eux il n’y a jouissance, et de ce qu’elle «soit ravie d’un corps, le
plus rien à attendre. dit corps devient le lieu de l’Autre». Et ceci,
C’est ici que s’impose à l’analyste d’être ce au l’analyste l’opère d’être un quelconque, à prendre
moins un à être averti. Il l’est, de ce qu’il n’y a pas place dans le quelque deux, d’où il prend acte du
de fumée sans feu, par où ce qui se présente en tant signe, se constituant par là en lieu d’adresse. Dès
que discontinuité dans le réel signe la présence du cette place il est averti de ce que le signe lui signale,
signifiant. Ce signifiant à qui, faire trou du réel, ne soit de la division du sujet. Division qui tient à ce

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que l’analyste soit impliqué en tant que l’Autre Transfert et interprétation dans les psychoses : une
signifiant, par où le sujet se trouve représenté pour question de technique
l’un auprès d’un autre. C’est là que se trouve la faille Michel Silvestre
qui rend possible que le sujet soit supposé au savoir
dont il consiste. Faille qui de s’agrandir par ce qui C’est un fait que nous devons admettre : il y a des
fait intrusion du signifiant, fait extrusion de la psychotiques en analyse. C’est un fait dont vous en
jouissance, à la séparer du corps par le moyen de ce avez eu témoignage ici même avec les exposés de
qui choit. Michaël Turnheim, Roland Broca, Esthela Solano.
Ainsi se trouverait prouvé que la mise en place de Ce fait montre que les analystes ont su se fier à
l’algorithme du transfert dans une cure d’enfant l’enseignement de Lacan qui leur indique qu’un
autiste est équivalente de l’inclusion de la castration analyste n’a pas à reculer devant la psychose.
dans la structure du sujet. Cependant, il n’y a peut-être pas lieu d’être
tellement surpris de ce principe. Ne pas reculer
Ceci dit, nous pouvons énoncer qu’une question devant la psychose revient à dire que toute demande
préliminaire à tout traitement possible de l’enfant d’analyse est digne d’être prise au sérieux. Toute
autiste est celle de l’institution du sujet qui, à demande, quelque soit celui qui l’énonce. Toute
prendre corps du langage pourra désormais se situer demande exige de l’analyste à qui elle est adressée,
dans un ordinaire mathématiquement ordonné. C’est qu’il ne recule pas devant l’offre qu’il a à faire –
le préalable pour qu’il y ait ensuite ce mouvement de c’est-à-dire d’offrir une analyse et de s’offrir à en
bascule dans le transfert, qui mettra l’analyste en être l’agent.
place de semblant de ce qui n’est rien d’autre que
rebut du langage. La demande d’analyse est une manifestation du sujet
Dans ce sens, aucun développement ni progrès – c’est à partir de ce point de vue que l’analyste peut
quelconque ne serait à attendre dans une analyse y répondre. Il y répond en l’interprétant –
d’enfant autiste. Ceci parce que la psychanalyse, de notamment en l’acceptant. La première
ne pas être évolutionniste, fait surgir du nihil ce qui interprétation que fait l’analyste, c’est lorsqu’il
se nomme de l’imaginaire, du réel et du symbolique accepte la demande d’analyse par quoi il aménage la
différenciés, faisant nœud et prêtant soutien au sujet, mise en fonction du sujet supposé savoir.
lequel n’est jamais qu’une supposition. En quoi il Ce sont là simples rappels, qui pourtant imposeront
s’agirait de création. cette remarque : que la demande d’analyse, pour être
Nous ajouterons que si par la nomination vient au interprétée, n’a pas à être rapportée, a priori, à une
jour le sujet supposé savoir en tant que formation de structure clinique, à partir du moment où il suffit de
veine dans l’expérience, ce n’est pas pour autant que la référer au seul sujet.
l’analyste se voue à présentifier la place de La D’ailleurs, on ne voit pas pourquoi on mettrait plus
femme en tant qu’un des Noms-du-Père. Mais à en doute une demande d’analyse sous le prétexte que
nous faire la dupe du père, nous ouvrons vers un celui qui l’énonce serait dit psychotique. Si
possible, de ce qu’il faut le temps, le temps qu’il l’analyste est invité néanmoins à se faire une idée de
faudra, pour que cette illusion défaille, où viendra la structure clinique où s’abrite le sujet, c’est
s’avérer qu’il y a du savoir «sans qu’aucun sujet le seulement pour moduler sa réponse et ajuster son
sache». après-coup. Il n’y a d’autres indications de la cure
J. Lacan, «Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École»,
que la détermination du sujet à s’y engager. On sait
Scilicet, n°1, Le Seuil, 1968, p. 18-19. que cela est tout à fait problématique avec un
J. Lacan, Comptes rendus, Ornicar ? n°29, Navarin, 1984, p. 18.
J. Lacan, «D’une question préliminaire…», Écrits, Le Seuil, 1966, p. 551-552.
névrosé aussi bien.
J. Lacan, «Subversion du sujet et dialectique du désir», in op. cité, p. 798, 807. Au fond, la question que je serais plutôt amené à me
J. Lacan, «Position de l’inconscient», in op. cité, p. 835.
J. Lacan, Le Séminaire, Livre I, Le Seuil, 1975, p. 99-100.
poser, c’est comment se fait-il que les psychotiques
J. Lacan, Le Séminaire, Livre II, Le Seuil, 1978, p. 227, 280-281, 284. J. ne reculent pas, non plus, devant l’analyse.
Lacan, Le Séminaire, Livre III, Le Seuil, 1981, p. 210-213. J. Lacan, Le
Séminaire, Livre XI, Le Seuil, 1973, p. 227-228.
Comment expliquer qu’ils énoncent cette demande,
J. Lacan, «Radiophonie», Scilicet, n°2/3, Le Seuil, 1970, p. 60-61, 65-66, 78- qu’ils commencent une cure et qu’ils s’y
79.
J. Lacan, «L’étourdit», Scilicet, n°4, Le Seuil, 1973, p. 14-16, 30, 39. J. Lacan,
maintiennent.
Télévision, Le Seuil, 1973, p. 63. Certes, on peut mettre cette venue au compte des
J. Lacan, «La méprise du sujet supposé savoir», Scilicet, n°1, Le Seuil, 1968, p.
38.
effets de l’extension de la psychanalyse. Néanmoins,
J. — A. Miller, Cours du 6 Juin 1984 (inédit). qu’un psychotique puisse être analysant, qu’il se
E. Solano Suarez, «L’échec du semblant», Actes de l’École de la Cause
Freudienne Paris, 1983, p. 73.
soumette à la tâche que lui impose le dispositif
analytique, voilé ce dont il faudrait rendre compte.

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Car enfin, les arguments dont nous disposons ne pour des déclenchements de psychose – parce qu’il
vont-ils pas contre ce fait ; ne sommes-nous pas leur semblait qu’un délire y prenait son essor.
amenés à fonder une antipathie du psychotique à Vous savez aussi qu’on a pu expliquer ces
l’égard de la psychanalyse ? démarrages en rapprochant la rencontre avec
C’est, en tout cas, une des conséquences que les l’analyste au mécanisme décrit par Lacan du
analystes ont pensé pouvoir tirer de la forclusion du déclenchement de la psychose, – c’est-à-dire de cette
signifiant du Nom-du-Père, et de son irréversibilité, rencontre du Un père. Cet Un père, réel, parce
soutenue par Lacan jusque dans ses derniers qu’aucun signifiant n’en soutient la place dans le
séminaires. De fait, la demande d’analyse du symbolique ; ce pourquoi c’est Un père et non Le
psychotique découle directement de cette forclusion. père. Ce n’est pas parce que les analystes, à l’instar
Le point de départ de sa demande d’analyse c’est ce de Freud, se prennent pour des pères, qu’ils
que j’appellerais une signification en suspens – on fonctionnent comme tels.
pourrait même dire une signification qui menace et Si un psychotique peut demander une analyse et s’y
qui, de ce fait, devient menaçante. Et si le engager, c’est parce que cette rencontre s’est déjà
psychotique vient voir un analyste, c’est parce qu’il produite pour déclencher cet accident de la fonction
attend de lui qu’il fasse arriver à son terme cette de la parole, auquel le sujet demande réparation
signification, qui, faute d’un signifiant privilégié, – auprès de l’analyste. Et, en effet, si un délire peut
le Nom-du-Père – ne peut devenir. Là évidemment, prendre son essor, à partir de l’introduction du sujet
il se trompe. L’analyste n’a certainement pas le supposé savoir, c’est parce que la parole va, dès lors,
pouvoir de lui greffer ce signifiant – mais, être utilisée par le sujet pour produire cette
néanmoins, l’ouverture est faite d’un savoir supposé signification qui lui manque – c’est-à-dire pour
– ce qui est l’essentiel. construire une métaphore substitutive de la
Le psychotique n’est pas celui qui sait. Ce que les métaphore paternelle – une métaphore qui fasse effet
psychiatres appellent une conviction délirante est de signification.
déjà, de leur part, une interprétation. La Certes, on parle habituellement en ce cas de
confrontation du psychotique au phénomène métaphore délirante, mais pourquoi ? Certainement
élémentaire, c’est au contraire l’affrontement à un pas parce que le sujet n’y reproduirait pas l’histoire
réel, précisément, sans médiation et en particulier du petit Œdipe. D’abord cela se voit. Tel patient, dit
sans la médiation d’un savoir. schizophrène par l’autorité psychiatrique bien avant
Et c’est justement parce que le psychotique s’efforce qu’il vienne me voir, porte son effort associatif à
de s’y retrouver dans ces phénomènes – de les décrire minutieusement sa généalogie sur les trois
apprivoiser – soit lorsqu’il s’efforce de leur donner générations qui précèdent la sienne, y compris les
une signification, qu’il cherche un savoir pour branches collatérales. C’est le registre qui lui semble
opérer cette médiation. C’est là, dans ce moment approprié pour élaborer une métaphore qui risque
d’hésitation du sujet, qu’un analyste peut offrir le fort de demeurer atypique.
relais du sujet supposé savoir. Évidemment, ça ne se Ce qui est exclu, néanmoins, c’est qu’il loge – lui
produit pas pour tout psychotique. Mais justement, comme tout autre psychotique en analyse – c’est
je n’interroge que ceux qui demandent une analyse – qu’il répète, à l’occasion du transfert, ce que Freud
pas les autres. appelait une névrose infantile. De fait, l’analyste,
quelque soit le matériel associatif, est démuni du
Au fond, pourquoi ne pas admettre dans cette soutien de la répétition pour produire une
signification en suspens, ce qui, pour le psychotique, signification. S’il force un peu trop dans ce sens, son
ferait symptôme ? C’est même par ce défaut de patient le rappellerait vite à l’ordre – en prenant la
signification, ce circuit interrompu que le fuite – ou en révélant la signification persécutrice de
psychotique peut se plaindre d’être séparé, coupé de tout savoir préfabriqué, qui ferait l’impasse des
la parole, au point de se sentir menacé de mutisme. particularités du sujet.
C’est que la fonction de la parole lui échappe et le
livre tout entier à un champ de langage sans repère, Il faut d’autres arguments pour parler de délire.
sans borne – où il peut se perdre. Et sa demande de L’imaginaire œdipien n’est qu’une conséquence
départ peut prendre la forme de ne pas être séparé de secondaire de la métaphore paternelle et de la
la parole. En ce sens, ce dont est supposé l’analyste, fonction du Nom-du-Père. La conséquence première
c’est de savoir y faire avec la fonction de la parole. du Nom-du-Père, c’est de soumettre la signification
On voit pourquoi certains analystes ont pu témoigner – c’est-à-dire la représentation du sujet par le
de début d’analyse de psychotique qu’ils prenaient signifiant – de le soumettre à la castration – c’est-à-

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dire, encore, d’avoir un effet sur la jouissance. Le définitions que donne Lacan du discours : ce qui fait
Nom-du-Père, c’est le signifiant d’un pacte, d’un lien social. Ainsi, il est notoire qu’il a suffi que se
contrat que le sujet passe avec l’Autre pour répartir, mette en place l’état moderne pour que, grâce au
partager la jouissance – et de ce contrat, le sujet, soutient de la science médicale, le fou soit
comme l’Autre, sont tributaires. C’est un artifice par collectivisé, dans l’asile précisément. Et collectivisé
lequel le sujet tente d’accommoder, de concilier le tout spécialement à partir de l’identification à un
réel et le symbolique. Si on peut parler du délire à signifiant maître spécifique de cet état – à savoir le
propos de la métaphore élaborée par le psychotique prolétaire – comme en témoigne l’efficacité de
– c’est parce que cette métaphore échoue à l’ergothérapie. A cet égard, l’éclatement de l’asile
reproduire ce contrat. Elle échoue à entraîner une est un effet plutôt inquiétant de l’état actuel du
répartition, une limitation de la jouissance. discours du maître.
C’est pourquoi nous ne sommes pas encore au cœur D’autre part, la clinique psychiatrique nous montre,
de l’analyse du psychotique. On sait, en effet, que, ne serait-ce que par les cas de délire à deux que
pour ce qui est de la métaphore délirante, le l’hystérique peut, elle aussi, ne pas reculer devant ce
psychotique peut se débrouiller tout seul. Schreber qu’elle croit percevoir du désir chez un psychotique
est là pour nous le rappeler. Il peut même parvenir à – et faire lien social avec son ou sa voisine de palier.
stabiliser son mode imaginaire – à organiser la Enfin, on sait que l’université n’hésite pas à trouver
«cascade des remaniements signifiants» – pour un auteur derrière les écrits de psychotique. Joyce
reprendre la formule de Lacan. est là pour nous le rappeler. Ces remarques
Si la métaphore délirante peut permettre ce que pourraient être développées, je ne m’y arrête pas.
Lacan désigne du terme de stabilisation c’est, me C’est le discours analytique qui compte ici, avec
semble-t-il, au sens où elle redonne une fonction de cette précision : comment l’analyste pourra-t-il y
la parole suffisante pour organiser le champ du opérer pour entamer la jouissance à laquelle se
langage. Par contre, cet équilibre est précaire car elle trouve livrée le psychotique ? C’est même par cette
le laisse désarmé face à l’intrusion, dans ce champ, question que se manifeste, comme phénomène, au
de la jouissance. Dans ce champ, la jouissance est, si niveau du phénomène, le transfert du psychotique. Si
on peut dire, déchaînée – comme en témoignent, par la demande initiale du psychotique est une demande
exemple, les voix, les hallucinations. de signification, ce que l’installation du transfert va
En effet, ce qui connecte le sujet névrosé à la faire émerger, c’est ce que j’évoquais plus haut du
jouissance, c’est le fantasme. Mais si le fantasme sujet de la jouissance. Si, dans sa demande initiale,
donne un cadre à la jouissance, c’est pour autant que le psychotique attend de l’analyste des signifiants
la fonction de la castration y circule – comme le dit propres à organiser les bouleversements de son
Lacan – entre le sujet et l’objet – c’est cette monde, dans sa demande seconde, celle à partir de
circulation du (-ϕ) qui fait du fantasme une chaîne. quoi le transfert va s’orienter, le psychotique
L’exclusion de la castration, pour le psychotique, a propose sa jouissance à l’analyste pour qu’il en
pour effet de déchaîner la jouissance et d’y livrer le établisse les règles. C’est même par ce biais qu’il
sujet. peut sembler s’y installer comme objet (a) et se
Si on a pu s’interroger sur le statut du sujet de la donner, se livrer, comme tel, à la jouissance de
psychose, c’est pour autant que le clivage du sujet l’analyste.
s’y révèle au grand jour et que la part du sujet – sujet Qu’est ce, après tout, le transfert érotomaniaque,
de la jouissance – s’y trouve, en quelque sorte, sinon le stratagème par lequel le sujet s’offre à la
perdue – perdue au sens de l’errance – dans le réel, jouissance de l’Autre par le biais de l’amour. C’est
déconnectée du sujet du signifiant. Pour rétablir la version exaltée du transfert du psychotique et
cette connexion, la métaphore délirante ne suffit pas probablement sa version la plus maniable puisque le
– il y faut autre chose, que l’analyste s’offre à lien de parole, la présence du signifiant s’y trouve
incarner. C’est pourquoi il nous faut supposer, pour nécessitée par l’amour lui-même qui soutient
expliquer que le psychotique se maintienne dans l’articulation de la demande.
l’analyse, il nous faut supposer que la cure du Mais, à l’inverse de ce phénomène, érotomaniaque,
psychotique est abordable à partir du discours le psychotique peut refuser cette médiation de
analytique. l’amour et s’offrir à l’analyste comme le laissé pour
compte du signifiant : – pur déchet qui attendra dans
Là encore, il s’agit de considérer avec soin l’idée un le silence qu’on veuille bien le ramasser. C’est là
peu hâtive selon laquelle le psychotique serait rétif qu’il peut susciter, chez certains analystes, des
au lien social – puisque le lien social est une des vocations contrariées de nursing et de maternage.

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Tentation pourtant anodine face au risque que pour endurer le manque à être, produit par le
comporte pour le sujet, celle d’accomplir jusqu’au signifiant. Leur attention ne flotte plus ; livrés à la
bout ce que lui dicte l’envahissement de la pensée, ils penchent vers l’association libre que
jouissance, jusqu’à l’anéantissement – c’est-à-dire le causent leurs patients inertes et sans parole – sinon
suicide. sans voix.
Que le transfert conduise le psychotique à s’offrir Est-ce à dire que la place de l’objet (a) est déjà
comme jouissance de l’Autre, explique peut être prise ? Toute la question, en effet, est d’en déloger le
qu’il soit le lieu d’un questionnement erratique du patient. C’est là, me semble-t-il, que peut être
sexuel. Telle patiente se verra contrainte de se faire abordée la question de l’interprétation en ce qui
poupée gonflable de tout homme qu’elle rencontre, concerne la cure du psychotique.
aussitôt prise, aussitôt passive. Ces phénomènes Au fond, ce dont il s’agit, c’est de réintroduire la
n’ont certes pas besoin de l’analyse pour apparaître. jouissance à une fonction de semblant – c’est-à-dire,
Ils manifestent ce que Lacan repère du pousse-à-la- encore, de la réintroduire dans le discours, ici, le
femme de la psychose. discours analytique. Car si le psychotique prend la
Pourtant, de se produire dans la cure, donc de place de l’objet, c’est aussi bien dans la mesure où il
pouvoir se repérer comme acting out, ils permettent, l’est – comme tel – comme réel. Qu’il soit déchet de
me semble-t-il, de supposer que le sujet demande à l’amour par l’excès érotomaniaque, ou laissé en plan
l’Autre de produire un signifiant de la jouissance. de la parole, c’est toujours réellement qu’il se fait,
D’ailleurs, n’est-ce pas ce à quoi s’efforce Schreber qu’il est l’objet de jouissance.
en se proposant comme idéal de devenir la femme de
Dieu ? Après tout, cette mise au premier plan de la En m’efforçant d’argumenter cette thèse selon
jouissance, cette montée brutale de la jouissance sur laquelle le psychotique convient au discours
la scène du transfert, résulte de ce que cette analytique (et aux autres), évidemment, j’avais en
jouissance n’est pas négativée par la castration soit, tête ce que Lacan désigne du terme de hors discours.
que le phallus n’y opère pas sous forme négativée Mais, au fond, en y regardant de plus près, il m’a
(-φ), ou encore que nulle impuissance ne vient semblé que cela pouvait ne désigner qu’en partie
coordonner le sujet à l’objet dont il jouit. C’est seulement le rapport du sujet à l’Autre, précisément
d’ailleurs du fait de cette négativation que la l’interprétation paranoïaque et la relation du
dialectique du désir ne vient pas masquer l’instance schizophrène à son propre corps.
de la jouissance comme elle le fait chez le névrosé. D’une certaine façon, je me demande si ce hors
Pourtant, il me semblerait un peu trop hâtif de discours ne désigne pas, justement, ce qu’on pourrait
déduire, à partir de la prévalence de la jouissance, considérer comme l’objet, disons, en attente d’être
que le sujet psychotique est étranger au désir – pas tenu pour du semblant. On aurait donc là une
plus qu’il ' ne l’est, on l’a vu, à la demande. indication pour que l’analyste parvienne à se glisser
C’est même en suspendant quelque peu une telle dans le processus que, jusqu’à présent, le sujet
conclusion que l’analyste a une chance d’être pour psychotique effectue seul, et seulement avec un
quelque chose dans la cure du psychotique, c’est-à- Autre à sa mesure.
dire d’avoir une idée de sa direction. Paradoxalement, c’est d’abord par son silence que
l’analyste va marquer sa présence. Précisément
Au fond, jusqu’à présent, tel que je me suis efforcé parce que cette présence silencieuse et inerte
de vous présenter les choses, l’analyste est difficile à provoque le sujet à lui adresser de plus en plus
distinguer de l’Autre. Aussi bien lorsque le sujet lui explicitement ses associations. C’est un silence qui
demande de supporter sa recherche d’une métaphore entrave, fait objection aux manœuvres auxquelles le
de substitution, que lorsqu’il s’offre à sa jouissance ; patient le soumet. Ces manœuvres ont cependant
dans ces deux versants du transfert, l’analyste est le chez le psychotique une finalité unique : faire
témoin fasciné de cette conjonction du réel et du réintégrer à l’analyste la place de l’Autre de la
symbolique où le psychotique risque à chaque jouissance. Or, il me semble qu’il ne peut y avoir
instant de se perdre. qu’une seule riposte possible à cette manoeuvre,
Le paradoxe d’une telle position vient de ceci, que c’est de s’y opposer. Produire par la signification de
l’analyste est tenté de prendre sur lui la division du ce refus un lieu vidé, évacué de toute jouissance. Un
sujet, de se faire le sujet divisé entre la fonction du lieu où la jouissance est interdite pour que le sujet du
signifiant et celle de la jouissance. Ce que révèle un signifiant s’y loge.
certain nombre de témoignages d’analystes qui Après tout, le signifiant de cette signification existe,
cèdent à leur patient psychotique la place de l’objet c’est le non non, le non du refus, de la pure négation.

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Peut-être l’analyste n’a-t-il que ce mot à, dire. Tout


au moins, peut-être est-ce là le seul qui puisse
produire un début d’effet.
Bien entendu, cette personne n’est monotone – voire
monolithique qu’au niveau de l’équivoque, toujours
à mi-chemin du jugement qui rejette et de l’insulte
qui identifie – pour reprendre ici une indication que
donne Lacan dans L’étourdit.
Encore une fois, il s’agit de résoudre ce paradoxe
que, d’une part, tout de la théorie semblerait nous
indiquer que le dispositif analytique ne convient pas
au psychotique – et d’autre part que des
psychotiques se maintiennent dans une cure sans
que, apparemment, les analystes y soient
différemment à l’acte.
Ainsi, l’analyste, là aussi, est tenu de faire de la
jouissance un semblant, c’est-à-dire de délimiter, par
là même, un lieu vide, évacué de jouissance. Cette
manœuvre et son effet impliquerait que la fonction
d’interdiction qui pèse sur la jouissance n’est pas
comme telle, équivalente à la castration – laquelle, je
le rappelle, reste une condition de possibilité de la
jouissance sexuelle – en quoi elle est, à la fois
compromis et artifice. Comment donc se parer de la
castration pour faire advenir la vérité du sujet reste
la question centrale de l’analyse du psychotique.
Il ne s’agit évidemment pas de nier la différence de
leurs structures cliniques – mais vous savez que
Lacan s’interroge sur le rapport entre, ce qu’on
appelle un peu vite, peut être, les structures
cliniques. A cet égard, la psychose dévoile la
structure de l’être parlant déchiré entre le réel et le
symbolique. Elle la révèle précisément sans cet
artifice du Nom-du-Père. C’est pourquoi il m’a
semblé que le discours analytique pouvait accueillir
le psychotique.
A cette restriction près que j’évoque dans mon titre,
celle de la technique. Car au fond, si on y pense, la
technique c’est bien la seule chose qu’aucun
analyste ne peut transmettre à aucun autre, puisque
lui-même ne peut la transposer d’un de ses patients à
aucun autre, Il n’y a pas de technique de la
psychanalyse, pour autant qu’il y en a une pour
chaque cure. C’est la chance du psychotique de
trouver dans la psychanalyse une pratique du sujet
qui ne détermine aucune technique réglée.

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CLÔTURE
quelles conditions ce signifiant qui lui vient de
Robert Lefort l’Autre pourrait faire coupure. Il est évident que ceci
est en rapport avec la structure de corps en tant que
Je ne vous dirai que quelques mots pour conclure ces surface, en tant que possibilité d’accolement, de
journées, après ce qui vient d’être débattu et qui m’a feuillet, comme la topologie nous l’apporte. Si
semblé justement dominé par une recherche tout à quelque chose peut se faire, c’est par cette coupure
fait orientée dans le même sens que les journées du signifiant de l’Autre, et pas simplement par une
précédentes, plus accentuée encore, le sujet – scansion dans le transfert.
transfert et interprétation – s’y prêtant Pourtant, quand on se trouve en face d’un
particulièrement. L’année dernière à Montpellier, psychotique – cela vient d’être souligné –, sa soif de
nous avions aussi terminé sur le problème des l’Autre est évidente et éclate, soif de l’Autre qui
psychoses, qui nous interrogent tellement sur le pourrait étancher sa soif d’autre chose ; c’est là que
fonctionnement des concepts et des mathèmes l’interrogation se poursuit dans un transfert qui vise
lacaniens. radicalement un objet, mais ceci, peut-être dans une
Très tôt dans notre abord des choses s’est dégagée la précession, dans un ordre inversé, avant que
tentative de débarrasser nos concepts et notre l’interprétation de ce qui est visé puisse être
fonctionnement d’une certaine dimension possible. Ce qu’on vient de dire sur l’érotomanie,
imaginaire. Dans le montage optique du schéma du illustre aussi une inversion complète de la situation
miroir, on s’aperçoit que le i'(a) nous renvoie à où le névrosé, dans son amour de transfert, vise
quelque chose de beaucoup plus foncier qui nous l’Autre. L’érotomane au contraire pose que c’est
interroge là, c’est-à-dire le i(a), l’image réelle, et l’Autre qui l’aime. Inversion à tout point de vue,
surtout la présence du (a). Ce qui reste caché, puisqu’elle concerne la position de femme que peut
comme le disait Augustin Ménard à propos de sa prendre un homme, comme le disait Roland Broca.
patiente, caché comme le père sous la table. Cette connexion du transfert à l’érotomanie
L’Autre de la loi a été interrogé tout au long de ces s’accompagne de cette oscillation du sujet à la place
journées, dans le maniement du fantasme en de l’Autre comme ex-sistant, pas seulement
particulier. Il m’a semblé que cette existence de logiquement, mais réellement. Oscillation encore
l’Autre de la loi, comme existence logique et comme entre cette place-là et l’objet de la jouissance de
abord du fantasme, était une ouverture vers cette l’Autre comme déchet, détritus. Érotomanie
topologie qui peut d’ailleurs en rendre compte, avec mortifiante ou agression topique au miroir mortifère
cette nécessité de trouver par l’analyse cette avec l’Autre primordial, la mère.
structure de surface, dans les psychoses par L’Autre du psychotique est donc un lieu sans loi,
exemple ; avant que quoique ce soit de la dialectique donc sans limite, et Michel Silvestre rappelait à
du fantasme puisse être abordé. C’est quelque chose l’instant comment il se surprenait à être toujours
qui a été évoqué plus d’une fois dans la discussion : dans la position de dire non. Non à ce déchaînement
que se produise le glissement d’un fantasme de la jouissance, à cette impossibilité que la
possible, avant que les conditions, par le transfert, jouissance puisse être ramenée à ce qui permet au
puissent en être réalisées, risque de faire passer la fantasme de faire chaîne, et possibilité dès lors, de
question pour résolue, en en donnant les poser cet objet (a) comme première étape, en
conséquences, comme si justement le fantasme avait quelque sorte, de l’avènement de la signification
été établi. Car ce fantasme a affaire, aussi bien pour phallique sous la forme du (-φ).
le psychotique d’ailleurs, avec le transfert pour que Or, si l’objet (a) n’est pas dans le transfert établi
surgisse, par une coupure signifiante, cet objet (a) où comme tel, il est bien évident que la signification
la bande de Möbius, dans la formule du fantasme, phallique ne pourra pas advenir. Je le pose comme
est à la place du poinçon, comme le repérait ce matin une espèce d’évolution linéaire, ou du moins de
René Lew. dépendance de l’existence du second par rapport au
Or, le signifiant dans lequel baigne le psychotique premier.
n’a évidemment pour lui, en tant que sujet, pas le Je termine sur un point qui m’a plus particulièrement
même statut que celui qu’il a pour névrosé. C’est interpellé. Si dans la psychose, il y a un sujet, ce
bien le problème du fantasme qui nous arrête là, n’est pas un sujet évanoui. Cette question, déjà
pour l’interroger, pour savoir a quel moment, a soulevée aux journées du CEREDA, relance celle,

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plus généralement, du statut du sujet dans la


psychose, sujet toujours près de rencontrer ce qui, de
la mort, n’a pas pu être inscrit par le symbolique.
Rencontre de la mort dans le réel, où les deux morts
se conjoignent, soit dans ce réel, soit dans l’Autre de
la Jouissance.

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