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de Rome
Résumé
L'étude des relations entre Grecs et Égyptiens dans le cadre de l'Égypte lagide soulève le double problème des réactions
indigènes à la domination grecque et des transformations qui s'opèrent au sein des groupes en présence. Dès le IIIe s. av.
J.-C. des formes de résistance économique, politique, idéologique émergent à divers niveaux de la société égyptienne
face au pouvoir lagide et à ses représentants. Toute une série de modifications se produit dans l'organisation économique
et les rapports sociaux sans autant les transformer en profondeur. Dans les systèmes de croyances et de représentations
se révèlent à la fois la coexistence de deux mondes hétérogènes et la possibilité de communications entre eux. On peut
en conclure à une acculturation relative des milieux égyptiens, mais ce processus n'entraîne ni perte de l'identité de
groupe, ni destruction de la culture traditionnelle.
Dunand Françoise. Grecs et Égyptiens en Égypte lagide. Le problème de l'acculturation. In: Modes de contacts et
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LE PROBLÈME DE L'ACCULTURATION
* * *
Bien entendu, tout ceci serait à nuancer. Le fait même que tous les
pouvoirs sont concentrés entre les mains du roi l'oblige à déléguer une
partie de ces pouvoirs, d'où le rôle prédominant de certains hauts
fonctionnaires et ministres: le dioecète Apollonios, sous le règne de Ptolé-
mée II Philadelphe, en est un brillant exemple. D'autre part,
l'entourage royal, la hiérarchie concentrique des «parents» du roi, «parents et
amis», «premiers amis», peut également, à certaines époques et dans
certains cas, jouer un rôle important; cette hiérarchie n'est connue,
avec ses désignations officielles, qu'à partir de Ptolémée V, mais le
groupe des amis et favoris du roi existait certainement sous les
premiers Lagides, même s'il n'était pas organisé officiellement, et il est
probable que dans bien des domaines il était en mesure d'influencer les
décisions royales.
Le caractère absolutiste de la monarchie lagide a-t-il eu tendance,
avec le temps, à s'atténuer? On constate, certes, un affaiblissement
progressif du pouvoir royal, surtout à partir du IIe siècle. Signe
incontestable de cet affaiblissement: l'intervention grandissante de Rome dans les
affaires de l'Egypte, dès 168 a.C, puis pendant tout le Ier siècle. Autre
signe, sur le plan interne celui-là: le fait que, à certains moments,
l'autorité royale ne parvient plus à s'exercer, non seulement sur les sujets,
mais sur les représentants de l'État; en témoigne la tendance constante
chez les fonctionnaires, au IIe et au Ier siècle, à utiliser pour leur
compte la parcelle de pouvoir dont ils disposent, à pressurer indûment les
sujets du roi; des ordonnances royales s'efforcent d'interdire ces
pratiques, mais c'est en vain, puisqu'il faut toujours en promulguer de
nouvelles.
Concrètement, on assiste bien à une diminution progressive du
pouvoir des rois Lagides, depuis les dernières années du IIIe siècle
jusqu'à la reprise en mains, provisoire, qu'opère Cléopâtre VII à la veille
de la conquête romaine. Mais, en théorie du moins, les caractères de ce
pouvoir ne changent pas: face au roi, unique détenteur d'une fonction
sacralisante, il n'y a que des sujets, dépourvus de droits. Cela est vrai
surtout pour les habitants de la chora et il faut mettre à part le cas des
citoyens des trois cités grecques, Alexandrie, Ptolémaïs et Naucratis;
mais leur situation est complexe: s'ils ont des magistrats, ils ne
possèdent ni boule, ni organismes représentatifs.
Sur le plan politique, on a donc affaire à un pouvoir non limité,
non contrôlé, s'exerçant, par l'intermédiaire de catégories privilégiées,
quoique ne disposant pas de réels droits politiques, sur une masse de
sujets dépourvus, pour la plupart, de tous droits.
GRECS ET ÉGYPTIENS EN EGYPTE LAGIDE 49
qui pèsent sur eux, de l'oppression fiscale dont ils sont victimes. Et,
visiblement, ce n'est pas parce qu'ils sont les représentants d'un
pouvoir «étranger» qu'ils sont craints et détestés; c'est leur fonction même
— et aussi, bien souvent, la manière dont ils s'en acquittent — qui
engendre cette haine.
3) La propagande royale.
tion de domination qui est celle des Grecs dans la chora, au IIIe siècle,
ainsi que de l'opposition, pas seulement passive, des milieux indigènes.
Mais ce sont des cas individuels; même s'ils sont relativement
nombreux, on ne peut pas retracer à travers eux le tableau d'une hostilité
générale et déclarée de la population égyptienne à l'égard des
occupants, et encore moins du pouvoir grec.
Sur le comportement des membres de l'ancienne «classe
dirigeante» égyptienne, nous sommes un peu mieux renseignés; il est clair en
effet que, sous le règne de Ptolémée Ier, un certain nombre de
personnages appartenant à l'aristocratie égyptienne, voire à l'ancienne famille
régnante, celle de Nectanébo II, se sont ralliés au nouveau régime et,
pour prix de leur ralliement, ont obtenu de hautes charges civiles et
même militaires; ces Égyptiens de haut rang conserveront une position
privilégiée; on en connaît d'assez nombreux exemples dans
l'administration et dans l'armée, et jusque dans l'entourage royal, au IIe et au Ier
siècle. Les plus connus, parmi eux, sont peut-être ceux qui exercent des
charges religieuses: Pétosiris d'Hermoupolis, dont le tombeau est
décoré de représentations si fortement hellénisées, Manéthon de Sébenny-
tos, suffisamment hellénisé, lui aussi, pour écrire en grec ses Aegyptiaca
et pour jouer un rôle de conseiller auprès de Philadelphe. Les
représentants du clergé égyptien, réunis en synode à Canope, en 238, doivent,
eux aussi, faire partie de ces «notables» qui ont choisi de «collaborer»
avec le pouvoir lagide.
Mais s'agit-il, à proprement parler, d'un choix? Depuis l'époque de
Ptolémée Ier jusqu'à celle de Ptolémée IV, les Grecs sont partout en
situation dominante; ce sont eux qui détiennent les leviers de
commande, dans tous les secteurs d'activité. De plus, l'armée est présente, et
c'est une armée forte, entraînée, manifestement prête à intervenir.
Dans un tel contexte, les manifestations d'opposition, de la part des
Égyptiens, n'avaient guère de possibilités de s'exprimer. D'autre part,
les rois Lagides, apparemment, ne refusaient pas de «tendre la main
aux Égyptiens», selon l'expression de W. Peremans — du moins à
certains d'entre eux, ceux en particulier qui appartenaient à de puissantes
familles sacerdotales, riches en terres et en prestige, et qui pouvaient
leur servir de caution en exerçant leur influence sur les masses
égyptiennes au bénéfice des nouveaux maîtres. Ainsi, pendant la première
phase de la domination lagide, celle-ci ayant alors atteint son maximum
d'efficacité, une fraction de la société égyptienne joue le jeu des Grecs,
seul moyen pour elle de conserver une part de pouvoir. Quant aux
masses, elles supportent sans doute assez mal la cohabitation avec les
GRECS ET ÉGYPTIENS EN EGYPTE LAGIDE 55
a) Au niveau économique.
b) Au niveau politique.
L'anachôrèsis peut être liée à des formes plus déclarées
d'opposition au pouvoir central. Lorsqu'ils ne trouvaient pas de lieu de refuge,
les paysans déserteurs, n'osant pas retourner dans leur village de peur
de tomber entre les mains des agents du fisc, n'avaient sans doute pas
d'autre ressource que de rejoindre les bandes d'aventuriers, d'insoumis,
de «marginaux» de toutes sortes qui profitaient des périodes de
troubles et d'anarchie administrative pour pratiquer une forme de
brigandage. Cette forme d'action, violente, illégale, ne doit pas être considérée
seulement comme le fait d'asociaux ou de marginaux, poussés par le
besoin; elle revêt parfois un aspect organisé et s'intègre à des
mouvements insurrectionnels qu'on peut qualifier de politiques.
Les historiens ont longuement discuté des motivations et de la
nature des «révolutions égyptiennes», selon l'expression consacrée, qui
se succèdent avec plus ou moins d'intensité tout au long du IIe et du Ier
GRECS ET ÉGYPTIENS EN EGYPTE LAGIDE 57
siècle a.C. Alors que Cl. Préaux leur déniait tout caractère ouvertement
nationaliste et pensait discerner à leur origine une triple composante, à
savoir la politique personnelle menée par certains chefs grecs, la
frustration des masses paysannes supportant mal l'exploitation
économique, et enfin les menées séparatistes du clergé thébain d'Amon,
d'autres historiens de l'Egypte gréco-romaine, comme Fr. Uebel et
P. W. Pestman, ont plus récemment mis l'accent sur le caractère
nationaliste de certaines de ces révoltes; la dernière en date des études
consacrées à ce problème, celle de W. Peremans, s'efforce de prendre en
compte la diversité des comportements et des réactions caractéristiques
de ces révoltes, en les situant dans un cadre qui est celui de l'évolution
des relations entre Grecs et Égyptiens, relations différenciées selon les
niveaux de société et les particularismes locaux.
Quelques données sûres peuvent être mises en évidence: il s'est
produit à diverses reprises en Egypte, entre la fin du IIIe et le milieu du
Ier siècle a.C, des mouvements insurrectionnels qui ont mis en péril le
pouvoir lagide; celui-ci a dû intervenir militairement; dans un cas au
moins, celui de la révolte qui éclate à la fois en Haute et en Basse
Egypte en 205, ce n'est qu'après une période de vingt ans, au cours desquels
la Haute Egypte a complètement échappé à l'emprise lagide, que la
reprise en main a pu s'effectuer. Sans doute les motivations de ceux qui
participaient à ces insurrections étaient-elles diverses, et pas très
claires; on peut penser qu'il y avait parmi eux bon nombre de gens sans
terres et sans travail, qui n'avaient rien à perdre, et pour qui la révolte
représentait peut-être surtout l'occasion de faire un peu de butin. Les
documents relatifs aux insurrections mentionnent presque toujours les
actes de destruction et de pillage dont elles s'accompagnent; selon les
termes très officiels du décret de Philae, qui marque la reconquête de
la Haute Egypte par Épiphane en 186, les temples auraient
particulièrement souffert des rapines et des déprédations commises par les
insurgés. Il est vrai qu'il n'y avait guère, dans la chora, que les temples
pour disposer d'une certaine accumulation de produits alimentaires et
d'objets précieux, tentants pour les «rebelles».
Il est probable que c'est la frustration et la misère, plutôt qu'une
hostilité déclarée au pouvoir grec, qui ont poussé de très nombreux
Égyptiens à entrer dans la dissidence. Mais il n'en demeure pas moins
que ces révoltes ont, dans plusieurs cas, un caractère nettement
politique et nationaliste: leur objectif est de renverser le roi lagide, ou tout
au moins de soustraire à son contrôle une partie du territoire et d'y
établir un pouvoir rival. C'est ainsi que la Thébaïde a pu être constituée
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1) Le secteur politique.
Ce n'est sans doute pas, contrairement à ce qu'on pourrait croire,
celui où les transformations sont les plus profondes. À partir de 305,
les Égyptiens ont un roi d'origine étrangère, et il est clair que certains
d'entre eux ne l'oublient pas, d'autant plus que les efforts d'«égyptiani-
sation» des rois Lagides, l'adoption des rites égyptiens du
couronnement et d'une titulature égyptienne mise à part, ne vont peut-être pas
très loin. Mais, de tout temps, les Égyptiens ont été gouvernés, parfois
pendant de longues périodes, par des rois d'origine étrangère, Lybiens
et Nubiens en particulier, sans que le système politique en soit
profondément modifié. L'essentiel, semble-t-il, est que le roi continue de faire
fonction d'autorité suprême, dont le pouvoir ne connaît pas de limites;
l'essentiel est qu'il reste le garant de l'ordre du monde, et surtout de
l'ordre sur lequel repose la société égyptienne. Or, dans ce domaine,
l'arrivée au pouvoir des Lagides n'introduit pas de changement en
profondeur par rapport à l'époque pharaonique. La monarchie lagide est
aussi absolutiste et centralisatrice que la monarchie pharaonique; le
système de gouvernement des Lagides, qui repose sur une délégation
des pouvoirs du roi à ses «amis et parents», les hauts fonctionnaires
civils et militaires (souvent détenteurs en même temps de hautes
charges sacerdotales), est assez proche de celui des rois du Nouvel Empire,
ou de l'époque saïte; la position et les fonctions du dioecète sont
comparables à celles du vizir.
D'autre part, l'idéologie royale des Lagides ne diffère pas
fondamentalement de l'idéologie pharaonique; comme ses prédécesseurs
égyptiens, le roi lagide a une fonction protectrice: il écarte les ennemis
du sol d'Egypte; il est le dispensateur de la prospérité, qui, par sa
prévoyance et son action miraculeuse sur la crue du Nil, épargne à ses
sujets tout risque de famine; dieu lui-même, il intercède pour son
peuple auprès des dieux; c'est sa piété, manifestée à travers
d'innombrables constructions, dédicaces, célébrations de fêtes, qui fait que les
dieux habitent la terre d'Egypte et accordent leur protection à ses
habitants. Tous ces thèmes qui transparaissent dans les textes officiels aussi
bien que dans la «littérature de cour» apparaissent déjà — en tenant
64 FRANÇOISE DUNAND
2) Le secteur économique.
bolique; mais leur niveau de vie n'est souvent guère supérieur à celui
de la masse des travailleurs.
Cette société inégalitaire, hiérarchisée, les Grecs ne vont pas en
modifier les structures; ils y introduisent une autre forme d'inégalité.
En ce qui concerne la classe productrice, son statut et son mode de vie
ne changent guère: paysans et artisans continuent à travailler pour les
temples ou pour le roi; sans doute souffrent-ils davantage du nouveau
système, dans la mesure où le contrôle est plus systématique, les
exigences fiscales plus lourdes. Cela apparaît clairement dans le cas des
artisans du textile, dont le travail est désormais intégré, au moins
partiellement, dans un cadre monopoliste, et qui sont tenus de fournir à
l'État des quantités déterminées de produits: leur statut est
certainement dégradé par rapport à l'époque antérieure, où ils travaillaient à
leur compte. D'autre part, ce qui semble être une source de conflits et
de difficultés supplémentaires, tant au niveau de la pratique
quotidienne qu'à celui des schémas mentaux, c'est le fait que des Grecs
apparaissent dans divers secteurs de production, agricole et artisanale, comme
intendants ou contremaîtres, c'est-à-dire en situation de pouvoir par
rapport aux Égyptiens. Dans le domaine des activités agricoles en
particulier, les Égyptiens semblent mal supporter la position dominante des
Grecs dont ils contestent la compétence technique. C'est toujours le
travail manuel, sans responsabilités, qui est laissé aux Égyptiens; dans la
dorea d'Apollonios, les postes à responsabilité sont détenus par des
Grecs; ceux qui cultivent la terre sont égyptiens.
L'ancienne classe dominante, quant à elle, a dû composer avec le
nouveau pouvoir; des personnages appartenant à de grandes familles,
dès la fin du IVe siècle, sont intégrés au système lagide. C'est en
particulier le cas du haut clergé, qui mène une politique de ralliement et, de
ce fait, acquiert une position privilégiée — bien que, dans un premier
temps, il ait perdu certains des avantages dont il disposait avant la
conquête, et en particulier son autonomie financière ; mais elle lui sera
restituée progressivement. Il n'en est pas moins évident que l'arrivée au
pouvoir d'hommes nouveaux, bien décidés à s'assurer d'une position de
force, a pour conséquence la disparition de l'ancienne aristocratie
égyptienne en tant que groupe dominant. Certains de ses membres
réussissent à préserver leur position; mais bon nombre d'autres ont dû
sombrer au moment de la mise en place du pouvoir lagide.
Dans un premier temps, l'installation des Grecs en Egypte semble
donc avoir pour effet, sur le plan de l'organisation sociale, un
renforcement des anciennes structures inégalitaires, tendant à imposer la supé-
70 FRANÇOISE DUNAND
4) Le système symbolique.
bien davantage que les Égyptiens, qui sont touchés par le mouvement
et par la propagande syncrétistes. Dès avant la conquête, les Grecs
établis en Egypte avaient commencé à pratiquer les cultes locaux; des
processus d'assimilation ou d'équivalence entre dieux grecs et dieux
égyptiens étaient déjà depuis longtemps à l'œuvre: Hérodote en porte
témoignage. Ce mouvement d'identification continue et s'amplifie à partir du
IIIe siècle, et il semble bien que certains éléments du clergé égyptien
contribuent à son développement, dans la mesure où ils s'efforcent
d'intéresser à leurs cultes les Grecs vivant en Egypte et de leur
présenter des dieux du pays une image qui leur soit acceptable, c'est-à-dire
pas trop étrangère (on verra un exemple typique de ce procédé dans les
hymnes, en grec, de Madinet Madi, qui s'adressent à une Isis bien
égyptienne — Isis-Thermouthis — et en même temps universelle — «tu es, à
toi seule, toutes les déesses». . .). Il ne me paraît pas douteux cependant
que cet effort répondait à une demande des Grecs, et qu'existaient chez
ces derniers, surtout sans doute lorsqu'ils vivaient plus ou moins isolés
dans la chora, coupés de leurs anciennes structures sociales, religieuses
et civiques, un besoin et un désir très forts de s'intégrer à un univers
religieux stable et rassurant. Et cet univers pouvait paraître attirant; la
popularité chez les Grecs d'Egypte d'un culte comme celui d'Isis, déjà
diffusé dans toute l'Egypte à basse époque et particulièrement
dynamique, en est un des signes les plus frappants. Mais ce ne sont pas
seulement des divinités «hellénisées» ou susceptibles de l'être, comme Isis,
qui intéressent et attirent les Grecs; des divinités locales, sans
équivalent grec, parfois à caractère «monstrueux», comme les dieux
crocodiles du Fayoum ou la déesse hippopotame Touéris, se voient offrir des
dédicaces, voire des sanctuaires, par des Grecs dès le IIIe siècle a.C.
Dans le domaine des croyances et des rites funéraires, le
syncrétisme joue également; ici encore, il semble bien que les Grecs soient
fortement attirés par les représentations et les pratiques égyptiennes. Les
épigrammes funéraires font certes une large place aux mythes grecs et,
de façon bien caractéristique, présentent du séjour des morts une
vision pessimiste et ténébreuse. Mais les Grecs d'Egypte, dès l'époque
hellénistique, font momifier leurs morts, construisent pour eux des
chapelles funéraires, leur font un service d'offrandes — ce qui montre
l'importance attachée dès lors à la survie du corps. Un stèle funéraire
récemment publiée par G. Wagner présente, entourant une inscription
bilingue, hiéroglyphique et grecque, deux scènes funéraires
typiquement égyptiennes: la momie sur son lit, entourée de pleureuses et de
génies de l'au-delà, d'une part, et d'autre part une scène d'offrande
80 FRANÇOISE DUNAND
nouvelle du modelé va, dans le pire des cas, jusqu'à la boursouflure ; les
corps sont à la fois mous et enflés, les moindres détails des vêtements
et des parures soulignés de manière hyperréaliste. Les bas-reliefs du
tombeau de Pétosiris, qui remontent pourtant à la fin du IV siècle ou
au début du IIIe, sont assez représentatifs de cette évolution stylistique ;
et, ce qui est plus étonnant, ils font coexister avec les éléments
caractéristiques de la décoration tombale égyptienne (scènes d'offrande, défilé
de porteurs, présentation du défunt en prière devant les dieux de l'au-
delà) une scène de déploration du mort qui fait partie du répertoire
traditionnel des stèles funéraires grecques, ainsi qu'une scène de
sacrifice, elle aussi tout à fait grecque d'allure. La liberté du choix des
motifs est probablement plus grande, en ce qui concerne un tombeau,
que lorsqu'il s'agit d'un temple; les thèmes décoratifs des temples pto-
lémaïques (et romains) d'Egypte restent en effet d'inspiration purement
égyptienne.
Mais à un niveau non officiel, non sacerdotal, les changements qui
s'introduisent dans la représentation des dieux vont beaucoup plus loin.
J'en vois un témoignage dans les figurines en terre cuite à
représentations religieuses que produisent les ateliers de la chora. En effet, alors
que les petits bronzes restent en général très proches des modèles
pharaoniques, les terres cuites moulées, selon une technique grecque,
présentent des dieux égyptiens (Isis, Harpocrate, Osiris, Neith . . .) une
image fortement hellénisée; ce sont bien les dieux égyptiens, reconnaissa-
bles à leurs emblèmes ; mais dans leur présentation (costume, attitudes,
et aussi modelé, style) ils sont très différents de l'image traditionnelle,
celle qui, parallèlement, continue d'être reproduite à l'intérieur des
temples.
Ainsi, dans certains milieux qu'on peut bien désigner comme
«populaires», car les terres cuites sont une production de masse, largement
diffusée chez les habitants des villages de la chora, l'image des dieux
égyptiens s'est progressivement modifiée, échappant aux schémas
imposés par l'art officiel des temples; et cette évolution s'opère en
fonction de modèles culturels qui sont ceux de l'art alexandrin. C'est là, me
semble-t-il, un cas typique d'acculturation, encore que celle-ci demeure
limitée: les croyances traditionnelles restent vivantes, mais elles
empruntent, pour s'exprimer, des formes étrangères, celles que les Grecs
ont apportées à l'époque de la conquête, lorsqu'ils ont introduit en
Egypte leurs cultes et leurs modes de représentation des dieux. Mais le
processus d'assimilation culturelle que ces images révèlent semble
avoir été très lent; si les premières représentations «hellénisées» des
82 FRANÇOISE DUNAND
*
*
tienne se marque bien au niveau du langage: qui n'a pas appris le grec
est rejeté dans une situation d'infériorité radicale et condamné à subir
le maximum d'exploitation. Dans la mesure où, pour échapper à une
situation d'exploitation économique et d'infériorisation culturelle et
psychique, il faut apprendre à «faire le Grec», les Égyptiens sont, me
semble-t-il, condamnés à rechercher l'acculturation.
Cette acculturation s'effectue donc, au sens où il y a adoption par
les Égyptiens de la langue et de l'onomastique grecques, adoption,
quand cela leur est possible, de certains éléments du mode de vie grec,
apprentissage de techniques administratives, financières, et également
de techniques de production introduites par les Grecs (je pense à
l'emploi de certaines formes de contrats, à l'utilisation de la banque et des
techniques bancaires, au développement de techniques artisanales
comme le travail de la laine. . .). Acculturation qui se manifeste également,
de manière plus subtile, par l'évolution que subissent certaines formes
de la culture traditionnelle égyptienne: modifications de la
représentation figurée, qui traduisent l'influence exercée par les modèles
artistiques de la «classe dominante»; introduction dans la littérature
égyptienne de caractère «populaire», voire dans certains textes religieux,
d'éléments empruntés à la culture classique ou de références à la
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